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Georges Bertin, Le Passais.
Les Marches de Gaule et de Petite
Bretagne,
mythologies et histoire.
Georges Bertin.
« Il y avait autrefois dans la marche de Gaule et de la Petite Bretagne
deux rois qui étaient frères et avaient deux sœurs pour
femmes». Lancelot en Prose, 13ème siècle.
Notre parcours personnel nous a amené à croiser à
de nombreuses reprises, sur le terrain des bocages
normands ou mayennais, à l'ombre de ses haies vives
formant clôture, au creux des chemins creux de mon
enfance, hélas pour la plupart aujourd'hui disparus
sous le triple assaut de la règle des technocrates, des
nécessités de l'agriculture de rendement maximum et
de la négligence, des personnages énigmatiques.
L'énigme, il est vrai, est, ici, tant soit peu associée à
un pays dont les habitants aiment à entretenir
l'ambiguïté, surtout vis à vis des horsains, plus
soucieux de garantir leur intégrité que d'accueillir le
changement. Au moment où l’on s’interroge sur les
limites d’une productivité et d’une consommation
forcenée, le passé du Passais, terre d’équilibre et
d’accueil, constitue peut-être un atout majeur pour
Georges Bertin, Le Passais.
son avenir, si l’on vent bien y réfléchir et traduire ces
réflexions en projets.
Cette région des marches de l’Ouest, de Bellême à
Fougères et à Vannes via Le Mont Saint Michel et
Combourg est une entité profondément marquée par
ses caractères historique et géographique. Elle inscrit
dans la mémoire des hommes les atouts d'une région
de collines et de landes sauvages, de solitudes boisées
où fleurirent depuis la plus haute antiquité les
mythologies et les hagiographies. Elle a fourni à la
littérature médiévale quelques uns de ses plus beaux
thèmes d'inspiration1.
Avec sa ligne de crêtes culminant à près de 300
mètres et formant une défense naturelle à une
pénétration Nord-Sud comme les vallées encaissées de
la Mayenne ou de la Sélune et de leurs affluents
gouvernent aisément le passage d'Est en Ouest. Ainsi,
en position centrale le Passais (du latin passus, le
passage) occupe une position privilégiée sur le plan
stratégique qui fit de son histoire une des plus
mouvementées des provinces de l'Ouest de la France.
En témoignent les nombreuses batailles sièges et
conquêtes émaillant, (de la création du comté de
Bellême et Domfront, véritable " Etat-tampon" par
Louis IV en 942, à la prise du château de Domfront en
1418 par les Anglais,) l'histoire de cette petite
1 La Légende Arthurienne et la Normandie, Ouvrage collectif sous la direction de J.C. Payen, Condé sur Noireau, Corlet, 1983.
Georges Bertin, Le Passais.
province2, qui a su conserver jusqu'à nos jours des
particularismes très vivants.
Lorsque au 6éme siècle, St Innocent, évêque du
Mans, envoie vers cette nouvelle Thébaïde des moines
qui ont noms Fraimbault, Ernier, Bômer... pour y
créer, avec leurs ermitages, les premiers ilôts de la
civilisation, il est loin d'imaginer l'extraordinaire florès
de hauts faits, de récits légendaires et de cérémonies
pieuses, de fêtes, enfin, que ce petit terroir coincé
entre Maine, Anjou, Bretagne et Normandie va pouvoir
sécréter.
Pour revenir et illustrer un sujet déjà bien étudié et
sur lequel nous travaillons depuis 19672, celui de
l'enracinement folklorique de la légende Arthurienne,
et participer à cette idée, patiemment défendue par
l'érudit ornais René Bansard, que ces terroirs, s'ils ont
quelque chose à voir avec le pays des Grandes
Merveilles dont parlent les anciens romans, ont, de ce
fait, servi de cadre et par là même condensé un grand
nombre d'événements festifs qui en font, au plan
symbolique, un lieu de passage entre deux
civilisations, la latine et la celtique, entre Normandie,
Anjou, Maine et Bretagne, entre tradition et
modernité. En témoignent les lieux nommés
Bansardiéres dont la position correspond à celles de
juridictions de marches chez les Francs, les bannats.
2 Bertin Georges, L’Imaginaire dasn les pratiques d’anuimation, de la fête locale, thèse de doctorat, Université de Paris 8, 1989.La quête du saint Graal et l‘Imaginaire, Corlet, 1997.
Georges Bertin, Le Passais.
L'une d'entre elles, sur la commune du Châtellier,
jouxte la paroisse de Banvou, exactement située en
marche de trois diocèses anciens, et avant les
circonscriptions ecclésiastiques, de trois pays celtes: le
pays breton (Redones) le pays normand (Sagii) le pays
manceau (Cénomans).
Encore, les toponymes Gannes ou Gaunes, liés à des
légendes de trahison et à des sites fortifiés, marquent
également cette région des Marches de Bretagne dont
le preux Roland, qui fut trahi par Ganelon, était le
gardien pour le compte de l’empereur Charlemagne.
Des collines d’Ecouves jusqu’en Lande Pourrie à
toucher Mortain, et aux landes de Riniac, près de
Combourg, c'est bien la même réalité que le terrain
nous renvoie, celle d'un pays de transition matérialisée
sur le plan géographique par ce que l'activité humaine
nous a légué de l'antique forêt de Brocéliande s'étirant
alors sur prés de trois cent kilomètres d'Est en Ouest
et sur cent vingt kilomètres du Nord au Sud. Des
forêts du Perche à celles de Lande Pourrie ou de
Paimpont, nous retrouvons les mêmes récits
légendaires véhiculés par la tradition orale.
Les travaux3 de Guillaume Kerfontaine sur le
château de Coëtquen, aux marches de Bretagne, en
lisière de la forêt de Broualan-Brocéliande, et sur sa
forteresse actuelle qui fait suite à une motte féodale
(remplaçant elle-même un enclos fortifié de l’époque 3 http://www.paysdebroceliande.com/broualan/lancelot.html
Georges Bertin, Le Passais.
carolingienne) incendiée à plusieurs reprises lors des
invasions barbares ont également montré que nous
sommes là dans un contexte légendaire identique à
celui décrit par le « Lancelot en prose ». Ils viennent
heureusement renforcer cet état des lieux sur les
Marches de Bretagne.
Connu longtemps pour ses étendues boisées
escaladant une succession de collines formées par le
vieux relief armoricain, cette région devint très tôt un
haut lieu du druidisme dont les traditions rappellent
l'emprise : Table au Diable, Menhir du Perron en
Passais la Conception, fontaines guérisseuses,
oratoires, légendes de fées présentes à Carrouges et
Rânes, de lutins (la Gione, la Table au Diable) de
chasses fantastiques (la chasse Artus), de tombeaux
qui parlent (saint Bômer les Forges) des corbeaux de
la cascade (Mortain), et de la Fosse Arthour à saint
Georges de Rouelley, fontaine merveilleuse de
Barenton en Cotentin. Cultes soli-lunaires et récits
arthuriens s’y mêlent volontiers
Une autre des caractéristiques de ces pays, c'est
l'existence de traditions vivantes dont nous devons
l'origine aux moines défricheurs du VIème siècle.
Leurs établissements monastiques ayant disparu dans
la grande tourmente des invasions normandes aux
IXème-Xème siècles, ils sont le théâtre vers l'an Mil,
des convoitises des Bretons à l'Ouest, des Normands
Georges Bertin, Le Passais.
au Nord, des comtes du Maine et d'Anjou au Sud et
des rois de France à l'Est.
Lorsque au VIème siècle, (époque d'influence de la
culture celto-chrétienne) saint Innocent, évêque du
Mans, envoie vers cette nouvelle Thébaïde des moines
qui ont noms Fraimbault, Ernier, Bômer, Auvieu,
Constantien, pour y créer, avec leurs ermitages, les
premiers îlots de la civilisation chrétienne, il est loin
d'imaginer l'extraordinaire florès de hauts faits, de
récits légendaires et de cérémonies pieuses, de fêtes,
enfin, que ces terroirs entre Maine, Anjou, Bretagne et
Normandie vont pouvoir sécréter.. Les légendes
hagiographiques, décrivant l'arrivée des moines
civilisateurs, les représentent occupés à détruire les
bois consacrés aux "faux dieux", tel celui de prêtresses
d'Eros qui auraient élu domicile sur le territoire de
l'actuelle paroisse de Saint Bômer les Forges, du nom
du saint qui brisa les autels de leur culte. Les saints
ermites fondateurs de la civilisation dans ces contrées
retirées se trouvèrent tôt nantis, dans l'âme populaire,
par une sorte de retour des choses, des vertus que l'on
attribuait précédemment aux divinités des sources et
des bois, le culte nouveau se superposant à l'ancien
sans trop de difficultés au niveau de la pratique
quotidienne. Le clerc remplace le druide comme le
saint remplace le dieu ou le héros. "Magicien du
nouvel age, il renverse le pouvoire des druides, il
prévoit l'avenir, il commande à la nature" (Loyer).
Georges Bertin, Le Passais.
Par exemple, à Banvou, le pays du roi Ban des romans
arthuriens, vient s'établir au VIème siècle de notre ère,
un ermite, saint Ernier, qui fonde un ermitage au
coeur des solitudes boisées du Passais et dont les
miracles défraient la chronique (parmi ceux-ci, il
correspond avec l'Autre-Monde). En son honneur se
tient chaque année, à l'époque de la Lugnasad celte,
une procession, aux étranges rites tandis que les
populations locales racontent d'anciens récits autour
de saint Ernier, dont la figure paraît avoir fourni
quelques traits à la confection d'un personnage de la
Table Ronde, Léonce de Payerne (du pagus Erneaie),
régent du Banoïc dans les récits légendaires: celui
d'une fontaine qui déclenche des orages lorsque l'on y
plonge un reliquaire contenant une phalange de son
doigt, d'une aubépine qui fleurit l'hiver. A Passais la
Conception, c’est Auvieu ou Alvée qui occupe le
terrain et crée la civilisation.
Tout se passe ici comme si la transmission de la
matière de Bretagne avait emprunté, de façon
occultée, les voies de l'hagiographie du Bas-Maine et
des provinces limitrophes, les itinéraires des
chevaliers de la Table Ronde partis, par exemple, à
l'aventure qui pour secourir la reine Gueniévre enlevée
au royaume de Gorre (Gorron) via les Ponts sous l'eau
et de l'Epée par Méléagant le fils de Baudemagu, qui
dans leur Quête du Saint Graal vers le Mons securus
(Montsurs?), nous offrant à lire, sur le terrain, les
Georges Bertin, Le Passais.
avatars de cette incorporation des données pré-
chrétiennes dans le consensus culturel et spirituel des
XIIème-XIIIème siècles, les passages de l'eau y
tiennent une grande place : gués, ponts évages,
rivières, ruisseaux et rus sont aussi des atouts
considérables pour cette région comme son
environnement forestier.
Réalité entretenue par les souverains régnants qui, de
911 à 1204, n'eurent de cesse de se rendre
mutuellement hommage en marches. Ainsi, Alain III,
duc de Bretagne, prêtera hommage à Robert de
Normandie en 1030, au Mont Saint Michel, "en
marches".
A l'époque médiévale,(4) l'histoire du Passais, alors
inféodé aux seigneurs de Bellême, est constamment
marquée par sa résistance aux luttes des grands
féodaux. C'est Guillaume le Conquérant qui s'en rendit
maître le premier en le faisant entrer dans sa
mouvance vers 1050. Il lui fallut encore bien des
efforts pour s'en concilier les habitants dotés d'un fier
esprit d'indépendance.
Après la conquête de l'Angleterre par les Normands
et la mort du Conquérant, les luttes reprirent et c'est
Henri 1er Beauclerc qui fut choisi comme prince par
les habitants de Domfront. Ceux-ci avaient secoué le
joug de leur seigneur, Robert de Bellème, pour
accueillir ce fils de Guillaume qui n'avait reçu aucune (5) Le Faverais H. Les origines du Passais, Alençon, S.H.A.O.1888, p. 53.
Georges Bertin, Le Passais.
terre en héritage mais qui passait pour instruit et
compétent. Etonnante démonstration de ce
particularisme des habitants du Bocage élisant, en
pleine féodalité, leur chef et souverain ! Les
monarques anglo-normands ne l'oublieront pas et l'on
sait qu'au XIIème siècle, Henri II Plantagenêt et
Aliénor d'Aquitaine y firent de fréquents séjours,
tenant cour renforcée à Domfront en Passais,
leur"capitale de coeur", y accueillant poètes et
troubadours, clercs lettrés, dotant tout le pays
richement en foyers de culture au travers de l'abbaye
de Lonlay et de ses prieurés fort nombreux en Passais.
Ces pays de marche ont également marqué la réalité
littéraire, puisque Aliénor d'Aquitaine, la petite fille de
Guillaume IX d'Aquitaine, le prince des troubadours, et
son époux Henri II, firent aux Marches du Maine de
fréquents séjours à Domfront, Falaise, Argentan. A
leur cour, lettrés, troubadours et théologiens
développaient une littérature s'inspirant certes des
traditions latines et celtes, des thèmes occitans mais
aussi des situations de l'époque et des folklores et
hagiographies locales transmises par les abbayes
normandes. Saint Evroult Notre Dame du Bois, Lonlay
l'Abbaye, l'Abbaye Blanche de Mortain, Savigny le
Vieux, l’Abbaye de Broualan, et leurs filiales, dans
l'Ouest et en Grande Bretagne, ont joué un rôle
considérable dans la diffusion des corpus et des idées,
Georges Bertin, Le Passais.
d'un bord à l'autre de la Manche et dans les deux sens,
la mer formant ici plus vraisemblablement lien que
frontière.
On peut ainsi citer l'Abbaye du Mont Saint Michel,
aux rives de la mer de Cornouailles, dont les récits
mythiques nous disent à la fois l'importance comme
lieu de passage et comme lieu de sédimentation des
traditions celtiques, abbaye qui fait figure de porte de
l'au-delà avec la réputation de sa baie des trépassés,
avec ses villages et sa forêt engloutie, les coutumes et
les légendes celtes qui courent dans sa région dont
participe sa réplique en Cornouailles britannique.
Les paysages des Marches de l’Ouest, aussi secrets et
mystérieux que leurs habitants, laissent deviner, plus
qu'ils ne livrent, une sagesse populaire qui a su tracer
là l'empreinte collective d'une humanité vivant en
harmonie avec son environnement dont bien peu
d'oeuvres d'art rendent compte de nos jours. Nourris d'un
irrésistible refus d'ingérence, d'une défense forcenée, de douze siècles
d'isolement, mais aussi de travaux et d'entretien d'une nature souvent
hostile, domestiquée au prix d'innombrables efforts individuels et dont les
résultats peuvent se lire dans l'admirable tracé paysager des bocages, de
l'identité culturelle de ces pays qui restent un lieu de transition entre
Maine, Bretagne et Normandie certes, mais aussi et bien plus entre
Tradition et Modernité, entre refus (d'autant plus forcené qu'il est souvent
inconscient de l'acculturation) et conformité sociale. Ils comptent
aujourd’hui parmi les joyaux du patrimoine de l’humanité.
Georges Bertin, Le Passais.
Bibliographie.
Bertin Georges. Guide des Chevaliers de la Table
Ronde en Normandie. Condé sur Noireau, Corlet, 1991
Bertin Georges. La Quête du Saint Graal et
l'Imaginaire, Condé sur Noireau, Corlet, 1997.
Bertin Georges (dir), Développement local et
intervention sociale, L’Harmattan, 2003.
Déceneux Marc, Mont-Saint Michel, histoire d'un
mythe, Rennes, éd. Ouest-France, 1997.
La Légende Arthurienne et la Normandie, ouvrage
collectif sous la direction de Jean-Charles. Payen,
Condé sur Noireau, Corlet, 1983
Lancelot du Lac, actes du Colloque international de
Rânes, direction Michel Pastoureau, Alençon, L'Orne
en Français-CENA, 1985.
Les Romans de la Table Ronde, la Normandie et...au
delà, collectif dirigé par Michel Pastoureau, Condé sur
Noireau, Corlet, 1987.
Loyer Olivier, Les Chrétientés celtiques, Rennes,
Terre de Brume éditions, 1993.
bocaine, Thèse de doctorat, Université de Caen, 1980.
Georges Bertin, Le Passais.
Voir aussi notre article sur la Fête du Poiré parue à
Montréal en 1998. in Religiologiques : Poiré, sacré
poiré.
http://imaginouest.metawiki.com/sacré_poiré
Au 21ème siècle, le Passais trouvera t–il sa Guenièvre ?