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De quels charlatans parlons-nous? Jan Marejko L'AGEFI (Suisse). Mardi 14 juillet 1998 Le livre d’Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, n’est pas bon. On y trouve à la fois un exposé sur la nature de la connaissance scientifique et une critique des intellectuels parisiens. Cela donne un mélange guère appétissant. En outre, cette critique s’appuie sur des extraits si longs qu’elle en devient laborieuse. Quant à l’exposé des problèmes posés par la connaissance scientifique (épistémologie), il est très banal et plutôt maladroit. D’autres ouvrages parus récemment sur le sujet sont nettement supérieurs, notamment celui d’Alan Chalmers, Qu’est-ce que la science, réédité récemment en livre de poche. Même s’il pose de vraies questions, Impostures intellectuelles n’est pas aussi original qu’on le dit. Déjà Aristote se plaignait de ceux qui n’estiment un discours sérieux qu’à condition qu’il soit truffé de formules mathématiques. On entend la même plainte chez Blaise Pascal lorsqu’il encourage ses contemporains à distinguer entre esprit de géométrie et esprit de finesse. Plus près de nous, l’économiste George Meynard Keynes parlait, dans son Treatise on Probability, de « mathematical charlatanry ». Bref, comme rien n’impressionne plus la galerie que l’énoncé de formules compliquées, rares sont ceux qui résistent à la tentation, surtout lorsque le public est mal formé en sciences. Or, aujourd’hui, c’est précisément le cas : malgré l’instruction publique, le niveau moyen des bacheliers est si faible que la plupart d’entre eux ne comprennent pas la différence entre une constante et une variable, ou une fonction du premier et du deuxième degré. Ils ont réussi leurs examens avec des recettes mais ils n’ont pas compris ce qu’ils faisaient. Dès lors, on ne court guère de risques en évoquant des thèmes pointus en mathématiques et en physique. C’est du meilleur effet. Mais, encore une fois, cela se produisait déjà au IVe siècle avant J.C. Il ne s’agit pas non plus de défendre les intellectuels parisiens attaqués par Sokal et Bricmont. Ces attaques sont fondées le plus souvent. Elles sont aussi nécessaires. Un des scandales de la vie intellectuelle européenne dans la deuxième moitié du vingtième siècle, aura été de donner un formidable crédit à des charlatans. Les dénoncer est donc toujours bienvenu, car il y a tant d’ignorance et de mensonges qui se dissimulent sous le manteau de «la plus stricte scientificité» qu’on se réjouit toujours à la publication d’ouvrages comme Impostures intellectuelles. On ne répétera jamais assez qu’en sciences humaines, en littérature, en philosophie, l’esprit ne peut pas procéder comme il procède dans les sciences exactes. Les vrais hommes de science ne se réclament jamais de la «plus stricte scientificité», tout simplement parce qu’ils la pratiquent. Il convient donc de se méfier de tous ceux qui prétendent que leur discours est scientifique. «Le racisme! Mais Monsieur, c’est une doctrine scientifique!» Voilà ce qu’on entendait dans les années trente. On aurait dû comprendre, mais on n’a pas compris. En effet, jusqu’en 1989, on a eu affaire au même type de prétention

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De quels charlatans parlons-nous?

Jan Marejko

L'AGEFI (Suisse). Mardi 14 juillet 1998Le livre dAlan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, nest pas bon. On y trouve la fois un expos sur la nature de la connaissance scientifique et une critique des intellectuels parisiens. Cela donne un mlange gure apptissant. En outre, cette critique sappuie sur des extraits si longs quelle en devient laborieuse. Quant lexpos des problmes poss par la connaissance scientifique (pistmologie), il est trs banal et plutt maladroit. Dautres ouvrages parus rcemment sur le sujet sont nettement suprieurs, notamment celui dAlan Chalmers, Quest-ce que la science, rdit rcemment en livre de poche.Mme sil pose de vraies questions, Impostures intellectuelles nest pas aussi original quon le dit. Dj Aristote se plaignait de ceux qui nestiment un discours srieux qu condition quil soit truff de formules mathmatiques. On entend la mme plainte chez Blaise Pascal lorsquil encourage ses contemporains distinguer entre esprit de gomtrie et esprit de finesse. Plus prs de nous, lconomiste George Meynard Keynes parlait, dans son Treatise on Probability, de mathematical charlatanry . Bref, comme rien nimpressionne plus la galerie que lnonc de formules compliques, rares sont ceux qui rsistent la tentation, surtout lorsque le public est mal form en sciences. Or, aujourdhui, cest prcisment le cas : malgr linstruction publique, le niveau moyen des bacheliers est si faible que la plupart dentre eux ne comprennent pas la diffrence entre une constante et une variable, ou une fonction du premier et du deuxime degr.Ils ont russi leurs examens avec des recettes mais ils nont pas compris ce quils faisaient. Ds lors, on ne court gure de risques en voquant des thmes pointus en mathmatiques et en physique. Cest du meilleur effet. Mais, encore une fois, cela se produisait dj au IVe sicle avant J.C. Il ne sagit pas non plus de dfendre les intellectuels parisiens attaqus par Sokal et Bricmont. Ces attaques sont fondes le plus souvent. Elles sont aussi ncessaires. Un des scandales de la vie intellectuelle europenne dans la deuxime moiti du vingtime sicle, aura t de donner un formidable crdit des charlatans. Les dnoncer est donc toujours bienvenu, car il y a tant dignorance et de mensonges qui se dissimulent sous le manteau de la plus stricte scientificit quon se rjouit toujours la publication douvrages comme Impostures intellectuelles. On ne rptera jamais assez quen sciences humaines, en littrature, en philosophie, lesprit ne peut pas procder comme il procde dans les sciences exactes.Les vrais hommes de science ne se rclament jamais de la plus stricte scientificit, tout simplement parce quils la pratiquent. Il convient donc de se mfier de tous ceux qui prtendent que leur discours est scientifique. Le racisme! Mais Monsieur, cest une doctrine scientifique! Voil ce quon entendait dans les annes trente. On aurait d comprendre, mais on na pas compris. En effet, jusquen 1989, on a eu affaire au mme type de prtention avec la sovitologie, dressant patiemment, au fil des ans, une image de lUnion sovitique qui navait strictement rien voir avec la ralit et qui scroula avec la chute du Mur de Berlin.Notre pays nest pas labri de ce genre de dlire. Un coup dil sur les revues acadmiques suisses suffit pour sen convaincre. Dans la plupart des articles en sciences humaines, en littrature, en philosophie, rgne un jargon scientifique qui les rend inintelligibles. Personne ny comprenant rien (diteurs et auteur inclus), la critique est pratiquement impossible. Avec une telle prose pas de risques ! Elle est au-dessus de tout soupon et, ce titre, continue profiter de la manne des deniers publics sous le prtexte quelle nourrit le progrs des sciences.Le marxisme avait bien des dfauts, mais il avait au moins lavantage dattirer notre attention sur les raisons conomiques de tel ou tel type de discours. Si le discours pseudo-scientifique prolifre tant aujourdhui, au dtriment la fois de la vraie science et de lesprit de finesse, cest quil assure ses auteurs de larges subsides. Dans ce domaine comme dans dautres, la privatisation est la seule solution.

L'AGEFI (Suisse), 1998