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RODOLPHE MATHIEU L’émergence du statut professionnel de compositeur au Québec 1890-1962 Marie-Thérèse Lefebvre SEPTENTRION Cahiers des Amériques Extrait de la publication

Marie-Thérèse Lefebvre RODOLPHE MATHIEU… · Sous la présidence de Robert Lahaise et sous la direction de ... Claude Champagne, ... Serge Garant, Jean Vallerand,

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RODOLPHE MATHIEU L’émergence du statut professionnel de compositeur au Québec

1890-1962

Marie-Thérèse Lefebvre

S E P T E N T R I O NCahiers des Amériques

Extrait de la publication

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rodolphe mathieu1890-1962

c o l l e c t i o n m u s i q u eSous la direction de Marie-Thérèse Lefebvre

Cahiers des Amériques 10

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Cahiers des Amériques

Sous la présidence de Robert Lahaise et sous la direction deGilles Herman et Denis Vaugeois, éditeurs à l’enseigne du Septentrion,

avec la précieuse collaboration des directrices et directeurs de collectionLaurier Lacroix (Beaux-Arts), Michel Allard (Éducation),

Jean-Pierre Pichette (Ethnologie), Hugues Morrissette (Géographie),Lucia Ferretti (Histoire), André Gaulin (Littérature),

Marie-Thérèse Lefebvre (Musique), Claude Corbo (Science politique)et Jacques Beauchemin (Sociologie)

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Marie-Thérèse Lefebvre

rodolphe mathieu1890-1962

L’émergence du statut professionnelde compositeur au Québec

s e p t e n t r i o nCahiers des Amériques

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Photo de la couverture : Geneviève Hirbour

Révision : Solange Deschênes

Mise en pages et maquette de la couverture : Folio infographie

Si vous désirez être tenu au courant des publicationsdes ÉDITIONS DU SEPTENTRION

vous pouvez nous écrire au1300, av. Maguire, Sillery (Québec) G1T 1Z3

ou par télécopieur (418) 527-4978ou consulter notre catalogue sur Internet :

www.septentrion.qc.ca

© Les éditions du Septentrion Diffusion au Canada :1300, av. Maguire Diffusion DimediaSillery (Québec) 539, boul. LebeauG1T 1Z3 Saint-Laurent (Québec)

H4N 1S2

Dépôt légal – 2e trimestre 2004 Ventes en Europe :Bibliothèque nationale du Québec Distribution du Nouveau MondeISBN 2-89448-408-9 30, rue Gay-Lussac

75005 Paris

Les éditions du Septentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et la Société de développementdes entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour le soutien accordé à leur programme d’édition,ainsi que le gouvernement du Québec pour son Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres.Nous reconnaissons également l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Pro-gramme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences humaines,de concert avec le Programme d’aide à l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil derecherches en sciences humaines du Canada.

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Remerciements

Nous exprimons d’abord notre gratitude à Éric LeReste, petit-filsde Rodolphe Mathieu, qui nous a autorisé à reproduire certains docu-

ments d’archives provenant du fonds Rodolphe-Mathieu, déposé à la Biblio-thèque nationale du Canada (section musique).

Ces recherches ont bénéficié de l’aide financière du Conseil de recher-ches en sciences humaines du Canada. Nous sommes redevable auxnombreux étudiants de nos cours et séminaires et aux assistants et assistantesde recherche Claudine Caron, Ariane Couture, Sonia Pâquet et DominicSpence qui ont collaboré à diverses parties de nos travaux. Nous remercionspour leur accueil chaleureux les nombreux bibliothécaires, archivistes etdocumentalistes dont ceux et celles de la Bibliothèque nationale de France(département de la musique), de la Bibliothèque nationale du Canada(section musique), de la Bibliothèque nationale du Québec (département desarchives et des périodiques) et du Centre de recherche Lionel-Groulx. Que degentillesse et d’efficacité. Un grand merci également à tous ceux et celles quiont accepté de raconter leurs souvenirs et dont on trouvera les noms dans labibliographie. Nous remercions notre doyen, Réjean Poirier, qui a crûfermement à la réalisation de ce projet et nous a dégagée de certaines tâchesafin que nous puissions nous y consacrer entièrement. Grâce à l’invitation deMicheline Cambron et de Denis Saint-Jacques, codirecteurs du Centre derecherche inter-universitaire sur la littérature et la culture québécoise(CRILCQ), nous avons pu partager nos recherches avec la communautéd’éminents chercheurs dans le domaine culturel. L’appui généreux ducompositeur Denis Gougeon et de son étudiant Salvador Rodriguez nous apermis de réaliser l’édition de la Symphonie pour voix humaines de RodolpheMathieu. Nous ne saurions passer sous silence l’appui fraternel des membresde la Société des Dix qui nous ont chaleureusement accueillie. Le soutieninconditionnel de Louise Hirbour, musicologue, et du pianiste Réjean Coallier

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nous a permis de maintenir le cap sur l’horizon de ce travail malgré les intem-péries. Nous tenons aussi à exprimer toute notre reconnaissance à FrançoisTousignant qui a patiemment lu et relu le manuscrit en y inscrivant descommentaires pertinents. Nous manifestons notre gratitude envers le musi-cologue Pierre Vachon pour l’amitié et l’appui qu’il ne cesse de nous témoi-gner. Que de discussions avons-nous eues durant toutes ces heures decovoiturage nous menant à la Faculté de musique…

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Introduction

Quel peut être l’intérêt d’écrire une biographie, celle de RodolpheMathieu en particulier, alors que celui-ci cesse de composer au mitan

de sa vie et qu’il tombe dans l’oubli par la suite ? Pour en connaître les causesd’abord, mais aussi pour tenter de décoder les raisons pour lesquelles lasociété québécoise a mis autant de temps à intégrer la création musicale à sonpatrimoine artistique, un retard dont la musicologie, bien qu’elle soit fortjeune au Québec, est en partie responsable. Il est vrai que les dépôts d’archivesmusicales sont récents et plusieurs demeurent encore dans les familles,lorsque celles-ci ne les ont pas détruites1. En comparaison de ce qui se publieen arts visuels et en littérature, la rareté des recherches et des ouvrages àpartir des sources premières explique que l’on parle peu de musique dans lessynthèses récentes sur l’histoire culturelle du Québec. Ces disciplines se sontintéressées depuis longtemps non seulement à la production artistique maisaussi aux discours des créateurs et des personnages entourant leur création :la publication de journaux intimes, correspondances, articles et manifestes,de la Nouvelle-France à nos jours, permet aujourd’hui de mieux saisirl’activité créatrice et le réseau dans lequel fonctionne l’art.

Pour notre part, nous nous intéressons depuis plus de vingt ans auxécrits des compositeurs et des critiques car nous croyons que ces discourssont la première porte d’entrée pour intégrer les œuvres musicales au milieudans lequel ont évolué ces musiciens. Que pensent-ils de la musique, de leurenvironnement social, de la vie ? Que lisent-ils ? Quels sont leurs choixmusicaux ? Quels sont leurs réseaux ?

Parmi les compositeurs dont les archives sont disponibles, certains sontdemeurés silencieux devant toutes ces questions (Alexis Contant) ; d’autres

1. À titre d’exemple, celles du Dr Adrien Plouffe, ami des membres du Nigog, ont étédétruites par ses descendants il y a quelques années.

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ont emboîté le pas du discours clérical (Eugène Lapierre) ou se sont tenus àl’écart du mouvement moderne (Alfred Laliberté, Claude Champagne,Auguste Descarries) ; d’autres encore ont flirté avec le folklore et la musiquepopulaire (Maurice Blackburn, André Mathieu). Par ailleurs, certains,libéraux, parfois anticléricaux, souvent marginaux, sont sortis des rangs etse sont inscrits à contre-courant pour défendre la liberté d’expression, n’hé-sitant pas à créer la polémique autour d’eux. Serge Garant, Jean Vallerand,Rodolphe Mathieu et Guillaume Couture font partie de ce groupe. Aprèsavoir publié les écrits des trois premiers et expliqué le contexte des polé-miques suscitées par le dernier, nous cherchons maintenant à saisir, à traversl’analyse de la carrière de Rodolphe Mathieu, comment et dans quellesconditions a émergé le statut professionnel du compositeur au Québec.

Esprit original, autodidacte et libre-penseur, le compositeur RodolpheMathieu est un personnage énigmatique. Il a tenté de comprendre par lui-même et à travers diverses lectures, notamment de nature scientifique, nonseulement le processus de la création musicale, mais aussi l’univers danslequel nous vivons, depuis les origines de la vie, l’astronomie, la matière et lescomportements humains. Refusant d’adhérer aux diktats du catholicisme del’époque et ouvertement athée, il a voulu développer sa propre pensée et trou-ver des réponses personnelles aux questions fondamentales de la vie. Il a aussiobservé les composantes politico-religieuses durant les années 1940 et a poséun regard parfois cynique sur sa société.

Curieusement, il est l’un des rares artistes du Québec dont l’aspect uni-quement anecdotique des biographies sur son fils, le pianiste-compositeurAndré Mathieu, a complètement masqué notre connaissance de sa person-nalité artistique. Publié il y a plus de vingt-cinq ans, et dans le contexte publi-citaire des Jeux olympiques de Montréal, le récit de Rudel-Tessier sur AndréMathieu2 basé en grande partie sur les souvenirs parfois confus de l’épouse ducompositeur, Mme Wilhemine Gagnon-Mathieu (décédée en 1976), a, eneffet, jeté un voile sur la carrière musicale du père, et ce, malgré l’excel-lente étude universitaire de Juliette Bourassa-Trépanier présentée à la même

2. Joseph Rudel-Tessier, André Mathieu, un génie, Montréal, Éditions Héritage, 1976. Ilest étonnant d’ailleurs que la parution de ce livre n’ait fait l’objet d’aucune critique sérieuse.On sent à chaque page le témoignage d’une femme qui affiche entre les lignes son immensedéception devant l’abandon artistique de son époux, incapable de lui donner le statut socialet financier auquel elle aspirait, et le problème d’une mère possessive jusqu’à l’obsession quitransfère sur son fils un ardent désir de le voir devenir le plus grand des compositeurs alorsqu’il aurait pu, dans d’autres conditions, devenir un excellent pianiste et ainsi lui apporter laconsécration sociale tant recherchée.

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introduction 11

époque3. Que s’est-il passé, surtout si on se souvient qu’au cours des années1910 et 1920 plusieurs musiciens et intellectuels canadiens reconnaissaient letalent unique de Rodolphe Mathieu.

Henri Gagnon n’hésite pas à écrire en 1920 :

Mathieu est le compositeur le plus cultivé, le plus original que nous possédions.Ses œuvres ont échappé jusqu’ici à cette tenue conventionnelle qui s’affichedans la plupart des productions musicales écrites par des Canadiens. Elles révè-lent un mode d’expression qui a le rare mérite d’être personnel où circule, librede toute contrainte scolastique, l’inspiration la plus généreuse4.

À son retour de Paris en 1925, on dit qu’il est « le jeune premier denotre monde musical. Il possède un physique avantageux, des yeux assas-sins, un front inspiré, une chevelure romantique5 ».

Dans une lettre de recommandation adressée à la Société royale duCanada en 1956, Arthur Laurendeau mentionne :

Je connais Mathieu depuis 40 ans. Sous cette apparence de bohème, aux dehorsnégligés, sous cette humeur légère et facétieuse, il cache une nature frémissante,aux antennes tendues vers le mystère du monde. Les sciences occultes l’onttoujours sollicité et particulièrement celles qui scrutent les secrets du subcons-cient humain6.

Deux ans après le décès du compositeur, Jean Vallerand écrit que « lesilencieux Rodolphe Mathieu a été l’un des plus authentiques compositeursau Canada7 », et Gilles Potvin ajoute quelques années plus tard « qu’uneréhabilitation s’impose8 ».

Deux raisons peuvent expliquer l’ostracisme qui a frappé l’œuvre deMathieu. La première relève des courants de pensée dominants de l’époque,défendus particulièrement par les intellectuels Édouard Montpetit etMgr Olivier Maurault, et par les critiques musicaux Gustave Comte, auPasse-Temps entre 1910 et 1930, et Frédéric Pelletier, au journal Le Devoir

3. Juliette Bourassa-Trépanier, Rodolphe Mathieu, musicien canadien 1890-1962, thèsede doctorat, Université Laval, 1972.

4. Lettre de Henri Gagnon publiée dans Le Canada musical, 3 avril 1920.5. Vir, [Henri Letondal] « Rodolphe Mathieu », La Quinzaine musicale, 10 octobre 1931.

Ce pseudonyme a aussi été utilisé par le peintre Émile Vézina. Nous remercions Richard Foisy,fondateur et directeur du Centre de recherche sur l’atelier de L’Arche et son époque (1900-1925), de cette précision. Ce Centre publie depuis juin 2000 un bulletin, Le Piscatoritule.

6. Copie de cette recommandation, Fonds Famille Mathieu, BNC.7. Jean Vallerand, « Les immortels et ceux qui le deviendront », La Presse, 11 avril 1964.8. Gilles Potvin, « Rodolphe Mathieu, une réhabilitation s’impose », Le Devoir, 22 février

1975.

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durant près de trente ans (1916-1944). Jusqu’à la création de la Ligue decompositeurs canadiens en 1951, composer de la musique n’est pas unmétier reconnu en soi, mais une fonction en appendice à une carrière d’in-terprète et de professeur (surtout d’orgue et de piano)9. Il n’existe aucunestructure de diffusion qui permette à un compositeur d’acquérir unecertaine visibilité. Si l’interprète peut compter sur les récitals de ses élèvespour établir sa réputation, il est presque impossible à un compositeurd’offrir des concerts consacrés aux travaux d’écriture des siens pour per-mettre d’apprécier la qualité de son enseignement. De plus, la plupart despièces musicales des « composants10 » répondent aux exigences commer-ciales des revues qui les publient et sont conformes aux attentes esthétiquesimposées par le milieu bourgeois et clérical de l’époque qui font référenceaux canons de la « beauté classique », la musique de Saint-Saëns s’avérantune ombre géante qui couvre le Québec durant de nombreuses d’années.Pour plusieurs, écrire de la musique, c’est d’abord de se soumettre aux théo-ries de l’harmonie et du contrepoint, et, dans le débat nationaliste de cettepériode, c’est faire en sorte que cette musique reflète « l’âme canadienne »par son inspiration folklorique.

À l’encontre de ses prédécesseurs et de ses contemporains, Mathieu estle premier musicien au Canada à considérer la composition commel’expression personnelle d’une pensée artistique et à associer la réflexion augeste musical. Il est également le premier à utiliser tout le potentiel desoutils d’écriture sans égard à l’application de règles établies. Dès lors, com-poser n’est plus une fonction secondaire mais bien un art authentiquedestiné à produire une œuvre originale qui corresponde à la personnalitéprofonde de son auteur. Il sera le seul à réagir contre les tendances natio-nalistes visant à faire du folklore l’unique condition d’une musique

9. La Ligue établit pour la première fois une grille de tarifs pour la composition depièces musicales. Jusque-là, en l’absence d’une véritable structure d’édition, aussi bien direque le compositeur ne recevait aucune rétribution pour son travail.

10. Josée Vincent, « Un premier regroupement “professionnel” d’écrivains au Québec : lasection française de la Canadian Authors Association (1921-1936) », dans : Pierre Rajotte,dir., Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au Québec, Québec, Éditions Nota Bene, 2001,p. 282-283. Dans cette étude, l’auteure précise qu’avant 1920 « la plupart des personnes quel’on désigne alors comme des hommes de lettres sont des journalistes, des fonctionnaires, desenseignants, des membres du clergé ou de professions libérales qui pratiquent l’écriturelittéraire par dilettantisme à défaut de pouvoir en faire une carrière […]. La professionnalisa-tion du métier établit une distinction profonde entre la production des écrivains et celle deces « écrivants » à la solde d’un journal. » De la même façon, pourrait-on différencier l’activitédilettante des « composants » de celle du compositeur.

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introduction 13

« savante » typiquement canadienne. Dans ses écrits sur l’activité de créa-tion, Mathieu cherche à rendre compte du processus intellectuel, psycho-logique et émotif qui le conduit à s’affirmer en tant que créateur11. Seul unpetit cercle d’amis, intellectuels et artistes, sensibles à l’esprit nouveau quieffleure le Québec au cours des années 1910, appuient sa démarche. On lesretrouve à Paris durant la décennie suivante.

La seconde raison s’avère plus complexe. Contrairement à la rumeurpersistante qui veut que Rodolphe Mathieu ait mis un terme à sa carrière decompositeur pour s’occuper de celle de son fils, ne devrions-nous pas voirdans cette décision la résultante d’un sentiment d’impuissance collectivevécue par plusieurs artistes et intellectuels entre 1934 et 1939 (nous pensonsplus particulièrement à Saint-Denys Garneau, François Hertel et Jean-Charles Harvey). Rappelons que la plupart des œuvres de Mathieu écritesentre 1913 et 1934 sont demeurées inédites. La seule qui eut un certainsuccès à l’époque fut l’une des dernières. Il s’agit d’une pièce de circons-tance, écrite en 1934, en fait un chant patriotique intitulé Lève-toi, Cana-dien, dont un critique anonyme loua le caractère traditionnel.

Déçu du milieu musical et intellectuel après plus de vingt ans de luttepour faire reconnaître la valeur du compositeur dans la société et pourdégager la création musicale d’ici d’une certaine emprise de l’école depensée européenne, l’occasion s’offrit alors de retourner à Paris, prétextantla formation de son fils. C’est sans regret qu’il quitte le Québec et renonce àla création.

C’est l’histoire de ces revendications que nous proposons au lecteur, àtravers une biographie que nous situerons dans le milieu culturel del’époque en prenant appui sur des travaux récents en histoire culturelle quinous ont accompagnée tout au long de ce travail. Nous pensons, entreautres, aux propositions théoriques sur la notion de réseau de MichelLacroix (2003), aux réflexions d’Yvan Lamonde sur les combats libéraux(1995), de Manon Brunet et François Lanthier autour de l’inscription desintellectuels (2000), de Gérard Bouchard sur la genèse du Nouveau Monde(2000), de Pierre Nepveu dans son essai intitulé Intérieurs du NouveauMonde (1998), de Laurier Lacroix (1996) et d’Esther Trépanier (1996) dansle domaine de l’art visuel ainsi que celles de Lucie Robert sur l’institutiondu littéraire au Québec (1989), de Maurice Lemire et Denis Saint-Jacquessur la vie littéraire du Québec (1999)12.

11. Marie-Thérèse Lefebvre, Rodolphe Mathieu : choix de textes inédits, Montréal, Guérin,2000, p. 5-57.

12. On trouvera les références complètes de ces études dans la bibliographie.

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Contrairement à la musicologie, beaucoup plus récente en ce qui a traitaux études sur la vie musicale au Québec, ces disciplines ont déjà une longuepratique de recherche et un grand nombre d’études ont permis au lecteurde se familiariser avec les personnages et les institutions qui ont marquél’histoire de chacune d’elles. L’histoire musicale du Québec, particulière-ment pour la période qui nous intéresse (1900-1950), ne dispose, quant àelle, que de quelques thèses et de brèves biographies, écrites les unes à côtédes autres, comme si chacun de ces musiciens avait vécu en vase clos.Pourtant, dès la fin du xixe siècle, des musiciens et musiciennes ont construitdes réseaux de sociabilité interdisciplinaires et c’est à travers la trame de cesrelations que nous pouvons comprendre l’émergence du statut profession-nel du compositeur, au même titre que celui de l’écrivain ou du peintre.Comment et à travers quel réseau la fonction du compositeur, d’abord tolé-rée socialement comme seul appendice au métier d’interprète, a-t-elleacquis son autonomie professionnelle ? Pour répondre à cette question, ilnous faut d’abord connaître les personnages qui font partie de ce réseau etleur interaction. C’est dans cet esprit qu’est rédigée la présente biographiede Rodolphe Mathieu, qui servira ultérieurement, en quelque sorte, detremplin à une synthèse de l’institution du fait musical au Québec. Au delàdes informations factuelles, nous nous devions d’expliquer les « comment »et les « pourquoi » de tel ou tel geste, propos ou critique de ce personnagedans le contexte d’un réseau. Ce contexte étant peu connu, nous avons crunécessaire, malgré certaines coupures du fil conducteur qu’impose cetteapproche, de le raconter en énumérant de nombreux noms, faits et dates,sachant que ces chapitres donneraient un éclairage différent au récit biogra-phique. Le lecteur constatera cependant que certains thèmes, tels celui del’édition musicale, celui de l’enseignement de Claude Champagne ou le rôlede Marius Barbeau dans la diffusion de la musique canadienne, parexemple, sont moins documentés. Il reste encore beaucoup de recherches àpoursuivre, mais il nous a semblé important d’ouvrir quelques portes afinde repérer les vides que de prochaines études combleront.

À défaut d’une tradition, nous avons un héritage musical que nousconnaissons très peu. Il est temps de briser la coupure artificielle de 1948(l’avant et l’après Refus global) qui a scindé l’histoire musicale du Québecen deux volets (la vieille musique sans intérêt et la musique contemporaine,la nôtre, mais qui vient d’ailleurs !) et de donner un sens aux actions despionniers de la modernité (au sens large) et un son à la Symphonie pour voixhumaines, que composait Rodolphe Mathieu en 1933 et qui n’a jamaisété entendue. Les préjugés ont la vie tenace, et ce, dans le milieu tant

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introduction 15

musical13 que culturel. Si j’énonce qu’être moderne c’est penser la poésie oula peinture différemment, le lecteur comprend aisément. L’inconfort s’ins-talle dès que j’affirme à ce même lecteur qu’être moderne c’est aussi penserla musique autrement. C’est exactement ce que voulait expliquer Mathieu àses contemporains qui se targuaient d’appartenir au milieu intellectuel.

13. Il y a quelques années, un jury d’une faculté de musique québécoise refusait à unecandidate au doctorat en composition le droit de présenter à son examen de synthèse, parmiplusieurs œuvres suggérées, une analyse de la Sonate pour piano de Rodolphe Mathieu,estimant cette pièce de peu d’intérêt et « pas de niveau »…

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chapitre i

Les années de formation

Une enfance au pays de Grondines

C’est dans un Québec profondément rural et ancré dans ses traditions quenaît à Grondines en 1890 Rodolphe Mathieu. Ce village du comté dePortneuf est situé sur le chemin du Roy, tracé entre 1731 et 1737, dans letriangle évocateur de Deschambault, Saint-Casimir et Sainte-Anne-de-la-Pérade. Sa fondation date du Régime français ; une partie de la seigneuriede Grondines est concédée à l’Hôtel-Dieu de Québec en 1647 alors qu’uneautre est cédée à Louis Hamelin en 1698. On construit une première égliseen 1713 au bord du fleuve mais, à la suite de nombreuses inondations, uneseconde est érigée dans la partie supérieure du village. Terminée en 1858,cette église où est baptisé Rodolphe subit certaines modifications extérieuresjusqu’en 1895 tout en conservant le décor original de l’architecte ThomasBaillairgé. Un orgue Casavant y sera installé en 1904. C’est d’abord cettearchitecture historique qui séduit le regard du voyageur qui découvre lepays des ancêtres. Dans cette société d’environ 1500 habitants vivent, auxixe siècle, les familles Hamelin, Lagagnière, Sauvageau, Arcand, Gouin1 etMathieu ; la plupart d’entre elles sont composées d’agriculteurs ou denavigateurs, car le transport entre les villages longeant le fleuve jusqu’àQuébec et Cap-de-la-Madeleine se fait par bateau ; l’Étoile fut, dès 1879, leplus important transporteur fluvial de cette région jusqu’au milieu duxxe siècle.

Le 19 janvier 1875 à l’église Saint-Charles des Grondines, OlivinaArcand (1855-1939) prend pour époux Octave Mathieu (1849-1925).Illettré, vaillant et habile de ses mains, il est inscrit dans les registres muni-

1. Village natal de Lomer Gouin, Premier Ministre du Québec de 1905 à 1920.

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cipaux comme navigateur et agriculteur. Treize enfants naissent de cetteunion : Lactance (1875) ; Clorinthe (1876) ; Florida (1878-1921) ; Georges(1880-1897) ; Marie-Claire (1881) ; Alfred (1882) ; Rosa-Emma (1886-1933) ; Marie-Emma (1887-1936) ; Arthur (1888-1941) ; Rodolphe (10juillet 1890-29 juin 1962) ; Rose-Alma (1891) ; Wilfrid (1894 Lowell, Mass.) ;Blanche-Dorina (1897-1933)2.

La vie n’est certes pas facile dans cette petite maison du Grand Deuxièmerang ouest où habitent 32 familles ; durant les grandes sécheresses des années1880 (particulièrement celles de 1888-1889-1890), beaucoup de paysans,

Église Saint-Charles-Borromée, GrondinesTout comme son magnifiquepresbytère construit en 1843,l’église de Grondines, parl’importance de la décoration etdes objets d’art qu’elle contient, aété classée bien culturel en 1966.On peut y admirer les tableaux deJean-Baptiste Roy-Audy et deThéophile Hamel, les sculpturesd’Augustin Leblanc et des frèresLevasseur, l’orfèvrerie de PaulLambert. Les parents de RodolpheMathieu reposent dans le petitcimetière, situé juste à l’arrière decette église.Source. Brochure publicitaire publiéepar le ministère de la Cultureet des Communications, 1994.Photographe : Pierre Lahoud.

2. Trois de ses sœurs deviennent religieuses chez les Sœurs de la Congrégation Notre-Dame : Florida décédée en 1921 (Sr Saint-Louis de la Croix), Rosa-Emma décédée en août1933 (Sr Sainte-Gertrude-Marie), Blanche-Dorina décédée en septembre 1933 (Sr Saint-Louisde la Croix ; elle reprend le nom de sa jeune sœur décédée en 1921) et une autre, Marie-Emma, entre chez les Sœurs Grises.

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les années de formation 19

comme l’observe Yves Roby, « choisissent d’aller travailler temporairementaux États-Unis afin d’accumuler rapidement l’argent nécessaire pour payerleurs dettes et recommencer à neuf3 ». C’est probablement ces raisons quiincitent Octave Mathieu et une partie de sa famille à prendre le train quis’arrête à la gare de Grondines pour tenter leur chance du côté américain, àLowell, ville traversée par la grande rivière Merrimack qu’a chantée lephilosophe Henry David Thoreau, là où se trouvent les grandes industries detextile qui attirent plus de 15 000 Canadiens. Les Mathieu4 y vivent entre 1892

Le Moneka Block, dans « Le Petit Canada », Lowell, Mass., 1891.La ville de Lowell fut longtemps une base économique importante de l’industrie dutextile. Ces habitations lugubres, construites par les propriétaires des « facteries », logeaientles employés et leur famille. Chaque quartier regroupait des groupes d’origines diverses.Le Moneka Block, situé dans le quartier du « Petit Canada », était habité par une forteproportion d’immigrés canadiens-français.

Source. Félix Albert, Immigrant Odyssey : a French Canadian Habitant in New England.A Bilingual Edition of « Histoire d’un enfant pauvre », University of Maine Press, 1991, p. 14.Photographe non identifié.

3. Yves Roby, Les Franco-Américains de la Nouvelle Angleterre : rêves et réalités, Québec,Éditions du Septentrion, 2000, p. 23.

4. Il est fort probable que tous les enfants n’ont pas suivi les parents car les livres decaisse de la municipalité de Grondines indiquent que les taxes scolaires continuent d’être

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et 1894 et habitent le Moneka Block, rue Aiken ; ils fréquentent probablementdes membres de la famille Arcand, déjà sur place, découvrent les vêtements« usinés » et les marchands de pianos, et entendent peut-être parler de CélestinLavigueur, musicien de Québec, décédé là chez son fils quelques annéesauparavant, ou encore, de Calixa Lavallée dont L’Étoile, le journal franco-phone de Lowell, avait ainsi rapporté le décès le 28 janvier 1891 : « Les diversesécoles de musique qui voyaient en lui une lumière déplorent amèrement laperte du juge le plus compétent en musique qui ait existé sur le continentaméricain. » Inscrit comme menuisier et journalier, Octave essaie d’amassersuffisamment d’argent pour le retour, mais ces années sont hélas marquéespar une récession économique qui frappe les États-Unis et provoque plusieursmises à pied. Après la naissance du douzième enfant, la famille Mathieurevient donc à Grondines, les valises remplies de jolies robes et rapporte unpiano-table d’environ 12 pieds.

Rodolphe a quatre ans et retrouve avec joie ses jouets et ses amis à qui ilpeut faire entendre quelques notes apprises avec sa sœur Florida sur ce pré-cieux instrument, pendant que son père l’accompagne au son de son violon.Avec lui, il apprend aussi à travailler le bois et l’assiste dans la fabrication demodestes meubles en pin qui garnissent la maison. Durant ces années dejeunesse, il s’imprègne de cette nature sauvage et de l’air du grand fleuve quiinspireront sa musique tout au long de sa carrière. À l’âge de neuf ans, ilfréquente l’école de rang, une école passablement délabrée, reconstruite en1899, année où Rodolphe est inscrit en première année avec la nouvelle« maîtresse d’école », Marie-Ange Hamelin, qui vient de signer son premiercontrat par lequel elle s’engage à remplir tous les devoirs « d’une bonneinstitutrice » pour un salaire annuel de 84 $. Marie Arcand prend la relèveen 1902 au salaire de 100 $5. Selon les registres scolaires, il semble que leniveau s’arrête à la 4e année, peut-être à la 5e, ce qui nous indique que lejeune Rodolphe a obligatoirement terminé ses études au plus tard en 1903,à l’âge de 13 ans6.

Arthur, de deux ans l’aîné de Rodolphe, quitte le village à cette périodepour s’installer à Montréal. Florida le suit en 1905 pour entrer au noviciatchez les Sœurs de la Congrégation Notre-Dame. Deux autres de ses sœurs

payées, sauf pour l’année 1894-1895, ce qui laisse supposer qu’aucun enfant n’a fréquentél’institution l’année précédente.

5. Archives de la commission scolaire de Portneuf, Donnacona.6. Il est impossible alors que Mathieu ait terminé une 12e année en 1908 à l’école Proulx,

comme le laisse entendre J. Rudel-Tessier. De plus, aucune école de ce nom ne figure dans leLovell Montreal Directory entre 1900 et 1910.

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composé en minion corps 10,8selon une maquette réalisée par josée lalancette

et achevé d’imprimer en mai 2005sur les presses de agmv-marquis

à cap-saint-ignace, québecpour le compte de denis vaugeois

éditeur à l’enseigne du septentrion

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