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Marteinson, Sémiotique du comique: TABLE DES MATIERES AVANT-PROPOS ............................................... 2 INTRODUCTION ............................................... 34 I. D’UN EXAMEN SPECULATIF VERS UNE METHODE EXPLICATIVE ...... 40 Le Barbier et Jean Bête : structures globales 40 L’acte premier 55 L’acte deux 105 L’acte trois 132 L’acte quatre 155 Jean Bête à la foire : examen paradigmatique 164 Les structures comiques des Fausses confidences 188 L’acte premier 188 L’acte deux 212 L’acte trois 225 Observations 238 II. ELABORATION DE LA METHODE EXPLICATIVE ................... 242 Remarques préliminaires 242 Le phénomène de la désintension 249 La table périodique des paradigmes comiques 261 Les formes pragmatiques de la désintension comique 266 La réception de la disjonction intensionnelle 279 III. LA METHODE INTERPRETATIVE ............................... 289 Ontologie d’une sémiotique extensionnelle et intensionnelle 289 Vérité phénoménologique et vérité mythique 289 Une théorie de la signification du rire 296 L’esthétique de la comédie 301 Conclusion 314 BIBLIOGRAPHIE ............................................... 321 Sémiotique et théorie littéraire 321 Anthropologie et psychologie 322 Sémiotique, logique et philosophie 322 Critique théâtrale 324 Le problème du comique 326 Oeuvres littéraires 330 INDEX ...................................................... 331 i

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Marteinson, Sémiotique du comique: TABLE DES MATIERES

AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2

INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 34

I. D’UN EXAMEN SPECULATIF VERS UNE METHODE EXPLICATIVE . . . . . . 40Le Barbier et Jean Bête : structures globales 40

L’acte premier 55L’acte deux 105L’acte trois 132L’acte quatre 155

Jean Bête à la foire : examen paradigmatique 164Les structures comiques des Fausses confidences 188

L’acte premier 188L’acte deux 212L’acte trois 225

Observations 238

II . ELABORATION DE LA METHODE EXPLICATIVE . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 242Remarques préliminaires 242Le phénomène de la désintension 249La table périodique des paradigmes comiques 261

Les formes pragmatiques de la désintension comique 266La réception de la disjonction intensionnelle 279

III . LA METHODE INTERPRETATIVE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 289Ontologie d’une sémiotique extensionnelle et intensionnelle 289

Vérité phénoménologique et vérité mythique 289Une théorie de la signification du rire 296L’esthétique de la comédie 301Conclusion 314

BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 321Sémiotique et théorie littéraire 321Anthropologie et psychologie 322Sémiotique, logique et philosophie 322Critique théâtrale 324Le problème du comique 326Oeuvres littéraires 330

INDEX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 331

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AVANT-PROPOS

La sémiotique actuelle n’explique pas la littérature comique ; la question est

de savoir si c’est parce que le genre n’est pas « pertinent » pour la discipline, ou si

la sémiotique serait insuffisante devant les problèmes posés par le comique. Or, pour

nous la réponse est particulièrement claire : le comique entre bel et bien dans le

domaine de ce que la sémiotique examine, ou devrait examiner. Aussi le rire

constitue-t-il un indice de l’inachèvement de la « science » exactement comme

l’expérience Michelson-Morley démontra que la physique classique n’était pas à

même d’expliquer le mouvement dans le cas de vitesses élevées comme celle de la

lumière?1

La sémiotique, pour nos fins, à savoir celles d’expliquer le fonctionnement

du comique et de comprendre la structure de la comédie, serait donc inadéquate. Il

s’agit alors de s’interroger sur les origines de l’échec, afin de le surmonter. En

d’autres termes il est impératif de réexaminer les fondements philosophiques de la

discipline — car il nous semble que les ressources nécessaires ne lui manquent pas

— c’est que la sémiotique est fondée de façon àne pouvoir appréhenderle ridicule

dans le texte comique. Une fois cette tâche complétée, la discipline pourvoirait

d’après nous la méthodologie que notre sujet requiert.

1 Michelson et Morley (1887). Leur célèbre expérience est comptée parmi les plus importantesdes deux derniers siècles — c’est elle qui révéla que la vitesse de la lumière est invariable quel quesoit le cadre de référencegaliléen, ce qui emmènerait Einstein (1909) à élaborer une nouvelleapproche mathématique impliquant une nouvelle physique : la relativité.

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La sémiotique, pour Greimas (1970 : 11), constituait un « projet scientifique »

qu’il qualifierait plus tard (juin 1990) de « science » qui « a fonctionné de manière

très satisfaisante [...] depuis vingt années ». Mais comme c’était le cas pour ce qui

est de l’alchimie à l’époque de Newton,— que l’on confondait avec les sciences

naturelles qui seraient légitimées par l’histoire, et qui deviendraitla chimiebeaucoup

plus tard,— la sémiotique a malheureusement de la difficulté àexpliquer la réalité

communicative observable (pour ce qui est de notre propos), et ne contribue encore

guère à unecompréhensiondu dynamisme profond de celle-ci.2

En effet, il nous semble que la sémiotique se trouve à un stade comparable à

cette science médiévale — dans la mesure où elle fournit au chercheur un ensemble

d’outils analytiques, mais ne lui offre pas encore la cohérence d’une discipline

rigoureusement établie. Le sémioticien modeste par exemple ne peut répéter et

vérifier les expériences de ses collègues plus brillants, car la démarche de ceux-ci fait

très souvent appel à une « intuition extra-sémiotique » qui guide l’application de tel

ou tel modèle selon la syntaxe du texte. De plus, le refus d’examiner spéculativement

la philosophie fondamentale impliquée par le domaine aboutit à un manque de

critères non seulement d’objectivité mais aussi de neutralité.3 Autrement dit, aucune

2 Nous reprenons ici la définition catégorielle qu’élabora le philosophe allemand Droysen dansson Grundriß der Historik (1851), selon laquelle on peut distinguer trois classes de méthodescientifique : la méthode spéculative, qui pose tout simplement la question de savoirqu’est-ce quiest?; la méthode explicative, dont le but est d’identifier les lois gouvernant les causes et les effets ;et la méthode interprétative, qui vise une compréhension de l’unité interne, la grammaire, qui seréalise dans la diversité des manifestations d’un système structural.

3 Nous visons ici les critères de scientificité que développa le philosophe et historien allemandMax Weber (1992 [1913]), notamment sa conception de la « neutralité » du chercheur, élaborée faceaux difficultés, vue la nature subjective des méthodes en sciences sociales, pour définir l’objectivité.Weber partageait avec Dilthey et nombre de leurs contemporains l’opinion selon laquelle les« sciences de l’esprit » différent ontologiquement des sciences naturelles.

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ontologie fondée n’oriente encore le chercheur — il faut tout simplement « savoir

quand » on doit changer de posture méthodologique — lorsqu’il y a « changement

de syntaxe » dans le texte examiné.

Donc un premier problème fondamental, qui se manifeste en tant que talon

d’Achille de la sémiotique et la rend insuffisante devant la comédie, est le fait

qu’elle n’a pas exploré ses fondements philosophiques. Kalinowski (1985 : 262), qui

passe ces derniers au peigne fin en décrivant une « sémiotique adéquate », met à jour

quantité de questions que négligent nombre des chercheurs actuels. Il va jusqu’à dire

que la sémiotique (avant la lettre) était plus avancée au Moyen Age :

C’est pourquoi, afin de contribuer à rendre aux recherches sémiotiques les qualitéspossédées jadis, nous nous sommes livré à une réflexion philosophique prenant pourobjet, au point de départ, le langage, et progressant, d’un côté, vers une ontologieréaliste et existentielle et, de l’autre, vers une anthropologie exacte qui n’en est quela prolongation harmonieuse et qui reconnaît dans l’homme un être mixte, à la foismatériel et spirituel, parce que capable d’une pensée et d’un langage conceptuels.

Le philosophe a raison : pour parvenir à développer une approche structuraliste de

la communication, la sémiotique ne doit méconnaître ni les investigations de type

positiviste, entre autres celles de Carnap (1934), qui examine rigoureusement la

sémiotique de l’extension, ni les approches idéalistes, comme celles de Husserl. En

reconnaissant que ces deux extrêmes constituent des refus inacceptables, Kalinowski

(1985 : 130-31) démontre de façon convaincante qu’il fauts’écarter des deux biais

parce que chacun mène à une insuffisance fondamentale :

[...] une sémiotique adéquate se fonde sur la philosophie tenant pour rationnellementjustifiées les deux thèses opposées respectivement à celle de Husserl et à celle deCarnap. L’une reconnaît l’existence du monde extérieur comptant un nombreincalculable d’êtres qui se répartissent en diverses catégories, à la suite de quoi lanotion d’être est une notion analogique et non univoque [...] le terme la signifiantne peut être prédiqué ni univoquement ni équivoquement mais de manière

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précisément intermédiaire : il peut être prédiqué detout être, quelle que soit sacatégorie ontologique, maisdifféremmentdes êtres de chaque catégorie, en fonctionde la structure ontique qui leur est propre et qui diffère justement de catégorie encatégorie. [...] L’autre thèse reconnaît l’existence dans l’homme de l’immatériel [...]notamment des concepts et des jugements logiques, enrobés, selon le mot deHusserl, de concepts ou jugements psychologiques.

Ici Kalinowski parvient à affirmer de manière convaincante que la sémiotique

devrait intégrer une méthode spéculative et, partant, ajouter à ses procédés d’analyse

rigoureux mais philosophiquement généralisants une méthode d’analyse

intensionnelle munie d’une sensibilité ontologique. Bref, la discipline doit tenir

compte desdeux côtésdu débat métaphysique platonicien duCratyle, à savoir la

dialectique des logiques naturelle et culturelle — dont celle-ci semble se dérober,

déviant de la première au profit d’une loi à part personnifiée dans l’image

platonicienne dulégislateur ivre. Pour la même raison, la sémiotique ne peut plus

ignorer l’analyse ontologique effectuée par Dilthey (1910/1988), qui reprend les

méthodes explicatives et interprétatives de Droysen (1857), et développe une

ontologie qui distingue entre les sciences naturelles et humaines — et dont le résultat

séminal est de démontrer que ces dernières peuvent et doivent employer la méthode

interprétative, visant lacompréhension, parce que chargées d’examiner les aspects

spirituels de l’homme. L’approche ontologique de Dilthey reconnaît que si l’organe

qu’est le cerveau est soumis aux lois de l’univers concret, l’esprit, une fonction ou

faculté de cet organe, ne l’est pas, surtout lorsqu’on le considère dans le contexte de

l’imaginaire social.

La sémiotique actuelle, jalouse de ses soeurs aînées, les sciences quantitatives,

tend à les imiter, se bornant à l’emploi d’une logique « sérieuse » (matérielle) pour

n’examiner le sens qu’en termes d’une logique mécanique — l’espace, le temps, le

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cerveau, le corps et les syntagmes — comme s’il allait de soi que la logique était la

clé universelle de la vérité, qu’elle serait en quelque sorteplus qu’une méthode

limitée par une contrainte inhérente à certains domaines de pertinence.4 Petitot

(1986 : 994), en parlant de la structure sémiotique en général, aussi sans cerner

explicitement notre propos, explique cependant la nature précise de cet « obstacle

métaphysique », en termes kantiens (les caractères gras sont de nous) :

The epistemological obstacle brilliantly circumscribed in theCritique of TeleologicalJudgement(that is to say the impossibility ofphysically explainingmorphogenesis,(self) organization and regulation) is still far from being resolved. [...] The difficultyis not so much experimental astheoretical. The facts are not lacking but theconcepts are. It is only recently that inelementary(non-biological) cases, it hasbecome possible to begin to explain how a physico-chemical substratum canspontaneously self-organize, either temporally (oscillating chemical reactions), orspatiotemporally).

Or les origines du phénomène du comique, comme nous tenterons de le

démontrer, se trouvent en position « méta » par rapport à la logique même : si

l’événement relève d’une incongruité, comme d’innombrables philosophes l’ont déjà

constaté, c’est qu’il s’agit non d’une « erreur » d’ordre logique, mais d’une

disjonctionentre la raison logique etune culture qui ne l’est pas. La sémiotique

serait donc trop « sérieuse », pour ainsi dire, pour la littérature comique. Kalinowski

(1985 : 156-57) explique exhaustivement cette insuffisance ontologique :

L’homme pense. [...] ces puissances cognitives sont en outre capables de créer desimages, des concepts et ainsi de suite. [...] Il en est ainsi parce que la penséehumaine intellectuelle est immatérielle, [...] et l’immatériel en tant que tel estcapable de reproduire identiquement une même structure. [... ici] nous ne sommesen présence que d’objets intensionnels [...] vers lesquels tend ou du moins peuttendre l’attention de l’intellect de tout homme. Certains de ces objets [...] sontpurement intensionnels, les contenus de pensée qu’ils sont n’étant pas abstraits de

4 Cf. le théorème de Gödel (1989), qui démontre l’incomplétude de tels systèmes axiomatiques.

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quelque être réel, mais construits [...] tels qu’il est impossible de produire lesartefacts dont les essences leur correspondent. [...] Or pour élaborer une sémiotiqueadéquate, le sémioticien doit, d’une part, admettre que le monde extérieur existe et,de l’autre, ne pas confondre l’être réel [...] et l’objet intensionnel [...] Nombreuxsont, hélas! parmi les sémioticiens, ceux qui ne font pas cette distinction [...] demanière suffisamment explicite et conséquente. Même les plus grands d’entre eux[...] prêtent à des critiques plus ou moins graves à cet égard.

En effet, perdre d’un côté le sens du réel, c’est nécessairement perdre le sens de

l’immatériel.5 La sémiotique, en regroupant dans un seul ensemble méthodologique

les fonctions extensionnelles et intensionnelles du langage, néglige la distinction entre

les opérations observables dans les systèmes concrets et celles que l’on observe dans

les systèmes idéels structurés, selon Dilthey (1910/1988), par la seule volonté libre.

Prise dans cette perspective réductrice, l’imagination discursive est supposée

respecter la logique objective qui gère l’être matériel. Or, pour nos fins, la

sémiotique doit pouvoir poser la question « d’une sémantique de la structuralité, [...]

dont il faut d’abord apercevoir les rapports qu’elle entretient avec l’inconscient

anthropologique » (Benoist, 1975 : 127).

Effectivement, vu l’analyse de Kalinowski, les conséquences de cette « perte

de vue » du réel et de l’immatériel expliquent clairement comment la sémiotique

méconnaît la distinction fondamentale entre lasignification et la désignation, la

première étant la fonction d’être le signe d’une pensée, et la seconde celle d’être le

signe d’un objet6 : d’où la pratique regrettable selon laquelle le carré sémiotique est

considéré comme représentant la structure élémentaire de lasignification, tandis qu’il

5 Antithèse empruntée directement à Kalinowski (1985).

6 Définition expliquée par Kalinowski (1985 : 25), mais qui est indirectement attribuable selonlui (pp. 73, 213) à Thomas d’Aquin (v. sesSumma theologiae).

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constitue plus précisémentune syntaxe élémentaire de ladésignation, parce que

représentant la discrétisation entre lessignes d’objets réelspossédant ou une

existence matérielle, ou une existence accidentelle, celle-ci englobant la classe des

propriétés que l’on peut abstraire de l’objet7. En fait le carré sémiotique n’a souvent

pas de pertinence dans la signification proprement dite, car ladiscrétisationrelève

d’un problème d’ordre concret ; on n’a qu’à considérer, comme l’a fait Greimas8,

le phonème, dont la logique provient de la nature physique du langage, et dont la

perceptibilité dépend de l’anatomie des organes buccaux et auditifs, ainsi que des

caractéristiques physiques du son — tandis qu’au niveau immatériel du concept, en

revanche, la discrétisation devient une question subjective, à la limite dépourvue de

sens, de sorte que les distinctions qu’on observeentre conceptssont précisément

celles qui se présentent commepertinenteset nonnécessaires.

Alléguons un exemple — car cette fluidité se manifeste clairement dans deux

types de phénomènes : la représentation d’un état de choses unique par de multiples

concepts, et celle d’une multiplicité d’états de choses par un seul concept. Existe-t-il

une distinction concrète entre un coup d’état illégal et une révolution? Le même

phénomène est perçu selon l’un ou l’autre de ces concepts selon lejugementque l’on

trouve pertinent d’y associer, soit « trahison » soit « libération ».

Le concept de la jalousie, d’autre part, représente deux types de phénomènes

tout-à-fait distincts : la jalousie qu’examinent Greimas et Fontanille (1991) dans la

7 On verra que la nature idéelle de l’abstraction d’une propriété matérielle ne lui donne pasforcément le statut ontologique d’un signifié lorsque l’abstraction est déterminée par le donné.

8 Sémantique structurale, début. Greimas fait un saut dans l’inconnu depuis l’interdéfinition desphonèmes à une théorie de l’interdéfinition de tout ce que peut « connaître » le cerveau.

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Sémiotique des passionsse définit par uneconcurrence dysphoriqueà propos d’un

objet désiré par deux sujets ; or, d’un autre côté, nous observons une jalousie dont

les origines sont presque « euphoriques » appartenant à la classe des plaisirs

vicaires : appartient également au concept de « jalousie » toute situation dans

laquelle un sujet éprouve, par l’intermédiaire d’un autre, un plaisir suffisamment

remarquable pour que sa vicarité même devienne indésirable, le rendant « aigre-

doux » ; on remarquera que dans ce cas, il ne s’agit pas nécessairement d’une

concurrence intersubjective, et le phénomène peut se fonder sur une empathie

considérable envers le prétendu « concurrent ». La représentation conceptuelle et

linguistique de ces deux phénomènes est pourtant la même, pour des raisons

paradigmatiques — parce que le premier cas ne peut arriver que si un « concurrent »

imaginele dernier malgré l’esprit de rivalité. L’inverse n’est pourtant pas vrai. Bref,

parler de la discrétisation des concepts, c’est confondre, comme le dirait Kalinowski,

le sens du matériel et de l’immatériel, car la pensée est entièrement libre et fluide.

Si le carré sémiotique s’applique plutôt à la désignation, que dirait-on des

structures élémentaires de la signification? Il convient ici de distinguer deux sens du

terme : la signification en tant que sens conceptuel d’un signe n’est pas l’acte

moyennant lequel celui-ci est communiqué. Pour ce qui est de la première acception,

nous dirions qu’il n’existe pas de structure élémentaire — ou plus précisément, que

toutes les significations sont élémentaires parce que chacune représente un paradigme

unique et intégral. Cette position nous semble raisonnable, puisque la signification

d’une proposition est perçue en tant que Gestalt, de sorte que, là où l’intellect voit

la possibilité de réduire une abstraction paradigmatique en composantes analytiques,

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il conçoit ce processus comme l’identification d’un état paradigmatique composé, et,

partant, susceptible d’être représenté par de multiples significations qui sont, elles,

a priori irréductibles.

Pour ce qui est de la deuxième acception du terme, le processus par lequel

la signification proprement dite se communique, on ne peut la considérer, à notre

avis, sans tenir compte d’une opération intersubjective : dès lors que la signification

est « désigner » un concept (ou plus généralement une représentation selon le bon

usage philosophique), on ne peut négliger de la considérer du point de vue de deux

intelligences — n’empêche que l’une ou l’autre peut apparaître en tant que

participant virtuel, c’est-à-dire non présent ou non figurativisé.

Perron et Danesi (1996 : 14) élaborent un modèle expliquant, d’après la

pensée greimassienne, une partie de ce processus. Notons que ces chercheurs essaient

seulement d’offrir un compte-rendu sémiotique du parcours génératif de la cognition

selon la théorie greimassienne :

[...] un modèle de la cognition ayant trois niveaux fondamentaux : (1) une structureprofonde où les modèles figuratifs de l’expérience sont forgés en sèmes nucléaires(l’hypothèse de la figurativité) ; à ceniveau les événements perçus se groupent enactants ; (2) le niveau suivant du parcours génératif transforme les sèmes nucléairesen unités narratives et les situe dans une grammaire narrative qui répond à desstimuli contextuels (l’hypothèse de la contextualité) ; les rôles actantiels sont formésici à des moments spécifiques du parcours et le mode en vigueur de la cognition estnarratif ; (3) une structure de surface où les rôles actantiels sont convertis en unitéset structures discursives et où les unités de surface sont narrées ou actualisées. Onremarquera que ce modèle qui a été construit à partir des écrits de Greimas n’existepas en tant que tel chez lui, mais tente de saisir la dynamique de la relation entreexpérience et cognition.

Ce modèle contribue de manière importante à notre analyse, même si, parce qu’étant

une étude de l’oeuvre de Greimas, certains problèmes relevant de sa perspective non

ontologique et partiellement anti-philosophique restent intacts : l’absence

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d’interrogation sur la nature et le sens des structures socio-culturelles génératrices des

sèmes nucléaires, le manque de distinction entre la pensée construite et abstraite, et

la non investigation des conséquences de l’immatérialité de la pensée, d’un côté, et

de la nature matérielle des structures de surface de l’autre.

Ce modèle identifie cependant une hiérarchie pertinente, et fournit l’essentiel

d’un paradigme qui, à l’aide de la pensée de Kalinowski, semble expliquer la

signification en tant qu’acte. Seront nécessaires à ce développement, en premier lieu,

la séparation des procédés de production et de réception, d’où deux esprits distincts,

et en second lieu la reconnaissance de la précondition nécessaire qu’est le partage

d’une culture commune minimale par les deux intelligences, la culture étant ce qui,

comme nous l’avons suggéré à l’instar de Jean-Marie Benoist et de Claude Lévi-

Strauss, constitue le fondement d’une part de la sémantique structurale, et d’autre

part de la syntaxe profonde et, conséquemment, de la contextualité anthropomorphe.

Nous postulons donc hypothétiquement le protocole d’analyse suivant de la

signification : (A) Le parcours génératif : (1) la perception ou l’imagination d’un état

de choses ou d’un événement objectif ; (2) la projection, sur le donné, d’archétypes

figuratifs et intensionnels (cette étape investit « l’inconscient » anthropomorphe dans

l’état de choses consciemment visé en construisant une structure narrative sémantique

et syntaxique à partir d’un mode de narrativité acculturé dont les éléments

constitutifs sont indirectement le sujet de cette étude) ; (3) le fusionnementen

Gestaltde cet état de choses (sémiotisé et partant mixte) moyennant une opération

de synthèse englobant le conscient et l’inconscient ; (4) la génération d’une

représentation discursive moyennant une stratégie désignative mais incluant des

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objectivations lexicales d’intensions ; ceci se passe au cours d’unedésynchronisation

des unités sémantiques en structures de surface syntaxiquement enchaînées et

temporalisées, suivie par (5) la concrétisation (l’énonciation orale ou écrite) de cette

proposition temporalisée, en unités phonétiques orales ou enregistrées par écrit.

(B) Le parcours réceptif : (1) la saisie et le décodage des unités

syntagmatiques concrètes moyennant un code linguistique, à la fois syntaxique et

sémantique, fondé sur la désignation ; (2) lasynchronisationde l’énoncé moyennant

la perception ou l’imagination de l’état de chosesdésigné; (3) la donation de sens

moyennant les mêmes archétypes intensionnels anthropomorphes spécifiés par la

culture du récepteur et projetés sur la pensée intuitive de l’état de choses désigné

pour en construire, en grande partie intéroceptivement, unparadigme extensionnel-

intensionnel(à nouveau une structure immatérielle dont la fonction est cependant de

modeler un événementmixte composé par les figures désignées et les intensions

projetées sur elles) ; (4) le fusionnement en Gestalt de l’état de chosesmixteen une

image unique, une signification, saisissable par la conscience. (B bis : le

« supplément réceptif »)9 (5) l’abstractiond’une vision purement paradigmatique de

cette intension moyennant un inconscient structural sensible à satopologie

contextuelle; (6) laconstructionconsciente ou inconsciente, à partir de ce paradigme

abstrait, detoute une gammede représentations d’états de choseshypothétiques et

comparablesà l’original selon diverses modalités contextuelles analogues ; (7) la

hiérarchisation, consciente ou non, et selon le critère de lapertinence possible, de

9 Cette procédure normalement présente dans le seul parcours réceptif peut être présente dans leparcours génératif littéraire ou littérarisant : quand on désigne un état de choses dont la sémiotisationn’est que le reflet de ce à quoi on pense, on engendre un langage délibérément métaphorique — cequ’il ne faut pas confondre avec la réception, elle, toujours multiple ou multipliable.

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tout ce « kaléidoscope » de significations, en tenant compte de plusieurs sèmes

logiques et métalogiques qui relèvent non seulement du contexte de ce qui est dit

mais aussi du contexte de l’énonciation, y compris l’identité du locuteur, son

caractère, ses intentions apparentes, la sémantique anthropomorphe, etc. ; (8)

l’élimination d’un certain nombre de ces constructions abstraites à l’aide d’une

faculté de jugement subjectif à la fois inconsciente et conceptuelle ; (9) la sélection

d’une ou de plusieurs significations « correctes » que le récepteurcroit être celles

auxquelles l’interlocuteur, lui, pensait et qu’il voulait évoquer.

Il nous semble que ce protocole d’analyse tient compte de la réalité

herméneutique polysémémique, de la métaphore, du mensonge « analytiquement

vrai », et des dimensions anthropomorphes de l’acte de communication, et

correspond pour cette raison à l’interprétation la plus anthropologique de la

description que Perron et Danesi (1996 : 13) offrent à propos de leur modèle :

Pour la sémiotique greimassienne [...] la narrativité généralisée est considéréecomme le principe organisateur de tout discours et les structures narratives commeconstitutives du niveau profond du procès sémiotique. D’ailleurs, Petitot (1985) asoutenu de façon convaincante que les structures narratives sont vécues existentiel-lement par l’entremise de passions, d’idéologies [...] et de rêves et que de tellesstructures sémio-narratives, pour emprunter une phrase de Gilbert Durand (1963),peuvent être considérées comme « les structures anthropologiques de l’imaginaire. »

Cette évocation d’une narrativité anthropologique chez plusieurs chercheurs signale

que l’étude néo-greimassienne de la cognition partage la reconnaissance des

insuffisances ontologiques signalées par Kalinowski, dans la mesure où l’on reconnaît

que l’amélioration et la complétion de la sémiotique exigent une dimension

véritablement anthropologique.

Perron et Debbèche (1996) dirigent notre attention de manière très pertinente

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sur une vision philosophique possible du protocole analytique que nous avons élaboré

— il s’agit de laNauséede Sartre (1958). Nous insistons sur le fait qu’il est possible

de ne pas prendre ce passage au pied de la lettre ; car nous y voyons une description

métaphorique de notre interprétation de la signification : « Selon Roquentin, le sujet

existentiel “[...]est toujours un conteur d’histoires, il vit entouré de ses histoires et

des histoires d’autrui, il voit tout ce qui lui arrive à travers elles ; et il cherche à

vivre sa vie comme s’il la racontait” ». Ici nous entendons non seulement une

description de parcours discursivisants spatio-temporels, mais notamment un portrait

métonymique de notre opération de donation de sens (les étapes A2 et B3) qui

« conte des histoires » et de ce fait ajoute, par projection, un sens et un struc-

turalisme narratif archétypique et intensionnel à la perception extéroceptive afin d’en

créer une intension conceptuelle, valorisée, sémiotisée et presque impressionniste —

le tout incorporé dans des Gestalten idéelles.

Le protocole du processus de la signification que nous venons de décrire,

dans lequel le parcours génératif plutôt univoque se distingue du réceptif forcément

pluriel — même si maintes structures « narratives » s’emploient de part et d’autre

— rappelle l’interprétation de George Steiner du processus significatif. Notamment

Steiner (1975 : 172-3) évoque un phénomène que nous avons postulé comme l’unité,

au sein d’une même sémantique profonde, des structures intensionnelles significatives

et des structures socio-culturelles qui, comme le suggère l’anthropologie structurale,

génèrent le sens des relations de parenté ainsi que l’ensemble de l’identité :

We normally use a shorthand [during the communicative process] beneath whichthere lies a wealth of subconscious, deliberately concealed or declared associationsso extensive and intricate that they probably equal the sum and uniqueness of ourstatus as an individual person.

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En d’autres termes cette « richesse d’associations » doit, parce qu’elle permet la

construction du senset relève de l’identité individuelle, constituer à la fois les

structures narratives et les structures anthropomorphes de l’imaginaire définissant

l’identité socio-culturelle qui, elle, n’est autre que l’ensemble des archétypes

intensionnels évoqués de manière simplifiée par Jung et dans un contexte différent

par Kalinowski (1985) et Martin (1963). Nous y reviendrons.

Selon Jung (1917 : § 276) les archétypes sous-jacents participent, comme

nous l’avons décrit, à l’interprétation de la signification, et correspondent à ce que

la sémiotique néo-greimassienne identifie comme la fonction anthropomorphe des

structures narratives : «Archetypes [...] are the necessary a priori determinants for

all psychic processes. [...] Just as conscious apprehension gives our actions form and

direction, so unconscious apprehension through the archetype determines the form

and direction of instinct.» Ce qui nous paraît très pertinent ici, c’est que les

archétypes identifiés par Jung, quoique sous-jacents, sont un collage de ce que

Kalinowski appelle des concepts « construits » et « abstraits » et partant constituent,

parce que « projetables », desobjets intensionnels. De manière remarquable, Jung

avance que l’homme répond instinctivement à des images symboliques.

Comme Speze-Voigt (1987) le constate, cette vision de la sémiotique

confirmerait la parentéculture-identité: « Les signes sont en eux-mêmes des

connaissances sociales généralisées au plus haut degré. Les armes et les insignes par

exemple se rapportent emblématiquement à la structure intégrale de la société. »

Aussi les signes, tandis qu’ils désignent de façon banale des objets ou des

personnages concrets,signifienten même temps des structures immatérielles qui sont,

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de par leur nature même, indissociables (d’une part) d’un structuralisme socio-

culturel qui en spécifie les noyaux sémantiques et (d’autre part) d’une métalogique

desvalencesqui constituent la syntaxe profonde de ces sèmes nucléaires. Ceci nous

menera à examiner l’étude des métalogiques intensionnelles élaborée par Martin.

Ici pourtant ce changement a pour première conséquence méthodologique de

affirmation

ellipse mensonge

dénégation

Figure 0.1 : carré sémiotique de véridiction, cas d’une proposition Panalysée en fonction du désigné p et du signifiéπ.

nous faire reconnaître les dimensions ontologiques, voire le dualisme inhérent, du

célèbre carré sémiotique de la « véridiction », qui oppose, en relations que nous

qualifierions de partiellement logiques, partiellement topologiques, les modalités de

l’être et du « paraître ». La signifiance métaphysique de cet outil, à notre avis,

provient du caractère intéroceptif duparaître, qui, loin de constituer des propriétés

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de l’être,n’est qu’une classe de projections d’objets intensionnels sur ce dernier.

Une nouvelle fois, cette différence d’interprétation est, selon nous, attribuable

au passage d’une sémiotique de la désignation à une sémiotique mixte « désignation

- signification ». Résultat de cette réflexion : la forme la plus généralisée de notre

carré opposerait non plus l’être et le paraître maisl’être matériel et l’être

intensionnel. Il s’agit à nouveau d’un état de choses concret d’une part et de sa

relation, de l’autre, avec un état de choses « immatériel » non seulement représenté

(pensé) mais sémiotisé (conceptualisé et jugé). Le carré de véridiction serait donc un

cas particulier dont l’utilité est de représenter uneproposition(au sens logique anglo-

saxon) selon la relation entre undésignéet unsignifié.

Comme l’illustre la figure 0.1, cette perspective de la véridiction s’avère

moins ambiguë que celle de Greimas, pour lequel le « mensonge » se définit selon

la jonction des déixis « ne pas être » et « paraître » ; le problème de ce dernier

modèle consiste en la confusion du signe et de son référent — un état de chosesper

se peut-il être « faux », « mensonger » ou « secret » ? Notre carré sémiotique

ontologiquement bi-dimensionnel semble représenter les concepts pertinents d’une

manière plus claire et semble permettre une analyse plus rigoureuse. La pyrite, par

exemple, bien qu’elle ressemble à l’or, ne constitue pas en soi un « mensonge ».

Constater qu’elle est de l’or, par contre, est vraiment mentir : la propositionP qui

désigne une masse de pyrite (∼p) par le nom de l’or (p), signifiant qu’ellepossède

l’énorme valeur subjective d’un objet en or(π) est fausse :

(1.1) P ∋ (∼p ∩ π) ⊇ M

où M = « mensonge ». Bref, si le carré greimassien de véridiction prend comme

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sujet un objet perceptible (et existant), notre version de cet outil vise uneénonciation

linguistiqueet tient compte de son rapport pertinent avec les possibilités véridictoires

qui relèvent, selon une ontologie « réaliste et existentielle », de la simultanéité

complémentaire des fonctions de désignation et de signification.10 Le langage serait

donc le seul objet existant dont l’analyse par un carré sémiotique chevauche le

matériel et l’immatériel et de ce fait la relation entre la désignation et la signification

— tel est le statut spécial du langage, et l’origine de l’observation de Kalinowski

(1985 : 76) selon laquelle un point de vue « équilibré » (et partant comportant le

désigné et le signifié) est crucial pour appréhender toutes les fonctions langagières.

Cette interprétation du carré sémiotique implique que les structures de surface

sont matérielles, tandis que les structures profondes sont intensionnelles et

conceptuelles. On notera que cette optique diffère de celle de la sémiotique grei-

massienne, qui situe les structures profondes (« l’immanent ») selon une logique,

toujours spatio-temporelle, de l’antériorité (propter hoc, ergo post hoc).

Ce changement de perspective sémiotique s’accompagne nécessairement d’une

interprétation modifiée de l’actantiel. Certes, on pourrait dire que la méthodologie

greimassienne est un parcours génératif qui s’écarte de la sémantique, de sorte que

ses modèles ne tachent que de rendre compte de la syntaxe selon la logique

objective : « La conception d’un actant débarrassé de sa gangue psychologique et

défini par son seul faire est la conditionsine qua nondu développement de la

10 Ici toute « proposition » prétend être une affirmation (vraie) d’un état de choses désigné et desa valeur socio-culturelle signifiée ; la dénégation serait le cas où les deux sont faux par rapport à laprétendue affirmation.

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sémiotique de l’action »11. Toutefois la séparation analytique de la sémantique et

de la syntaxe n’est pertinente qu’au niveau concret. Or les structures profondes, parce

que culturelles, ne peuvent être appréhendées que si l’on considère les sèmes

nucléaires en posant « la question d’une sémantique de la structuralité » selon la

phrase de Benoist. Il s’agit en effet d’une idée de Dilthey (1988 : 112), qui expliqua

le premier les conséquences scientifiques de la distinction ontologique platonicienne

φυσις-τεχνη :

Dans les sciences de la nature, [c’est...] la loi des transformations qui règne et, dansle monde de l’esprit, ce qui domine, c’est l’appréhension de l’individualité, s’élevantde la personne singulière à l’individu « humanité », et la méthode comparative, quientreprend d’ordonner conceptuellement cette diversité individuelle.

Cette réflexion, qui annonce l’approche structuraliste de Lévi-Strauss, nous suggère

que les dimensions anthropologiques de notre sujet exigent une analyse qui ne

s’écarte pas de l’esprit ; pour nous il faudra en tenir compte pour appréhender des

situations socio-culturelles comiques, bref, des projections d’objets intensionnels. En

conséquence, nous développerons des modèles « actantiels » assez différents de ceux

que l’on trouve chez Greimas. Pour nous, l’axiomatisation, quoique nécessaire à la

généralisation des observations selon un empirisme scientifique, ne devrait pas

consister en un refus de considérer l’esprit (au sens deGeistet mind) de l’homme.

Comme l’explique Thérien (1995 : 161), un point de vue si restreint nous

limiterait à une seule dimension du langage, et ne nous permettrait pas d’appréhender

les structures de lasignification, parce qu’il cherche le reflet de cette dernière dans

des structures de surface supposées comme homologues :

11 Sémiotique des passions, p. 8.

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Quand la raison est tournée vers la compréhension des mécanismes, la volontétendue vers l’action qu’elle retient ou qu’elle exprime, l’imagination remplit le restede l’existence soit en fournissant un imaginaire « réduit », aliénant, soit en créantla liberté nécessaire à l’expression du sujet et de sa subjectivité. L’inconscient n’estpas structuré comme un langage [...]. C’est la rencontre féconde de la mémoire etde l’imagination qui produisent les images dont certains font langage.

Nous n’hésitons donc pas à délaisser les approches purement logico-

mécaniques de la cognition, et intégrons dans les schémas actantiels, dont la fonction

est à notre avis d’expliquer l’état de chosesmixte déterminant la topologie

intersubjective et partant la métalogique de l’intrigue, chacun des objets intensionnels

(immatériels et culturels) que nous croyons observer dans les identités (êtres

intensionnels) des actants.

Pour justifier la reconnaissance de cette « âme », ce «ghost in the machine»,

il suffit d’examiner l’analyse rigoureuse que fait Dilthey à propos des opérations

cognitives — et dans laquelle il traite des opérations « logiques » tant que de celles

qui seraient, grâce à la mémoire et à l’imagination, « subjectives » et culturelles.

Examinons les opérations rationnelles, tout en notant (1910/1988 : 77) qu’il les

conçoit commene constituantpas, à elles seules, la pensée discursive, parce que

dépendant des propriétés de l’être purement matériel, le « donné » :

Je commence par l’opération de lacomparaison.J’identifie, je différencie, j’établisdes degrés dans la différence. Devant moi, il y a deux petites feuilles de papier d’ungris différent. On remarque une différence et un degré dans cette différence auniveau de la couleur, non pas à travers une réflexion sur le donné, mais comme unfait. [...] Cette opération [...] qui ne relève [...] que de la seule logique, est simple.

Dilthey reconnaît ensuite (1910 : 78) une participation idéelle dans ladifférenciation,

même si elle est toujours contingente aux propriétés physiques :

Identité et différence ne sont pas des propriétés des choses, comme l’extension ou

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la couleur. Elles surgissent quand l’unité psychique porte à sa conscience desrelations qui sont contenues dans le donné. Dans la mesure où l’acte de compareret celui de différencier trouvent à s’appliquer seulement à ce qui est donné, commele sont par exemple l’extension et la couleur, ils sont unanalogonde l’activitéperceptive elle-même ; simplement, comme ils créent des concepts logiques derelations, tels qu’identité, différence, degré, qui sont certes contenus dans laperception, mais ne sont pas donnés en elles, ils appartiennent à la pensée.

Et la séparation(1910 : 78), encore idéelle mais déterminée par les choses :

Sur la base de cette opération intellectuelle de la comparaison, en intervient unedeuxième. Car quand jeséparedeux états de choses, il se produit en cela, d’unpoint de vue logique (il ne s’agit pas du tout ici de processus psychologiques), d’uneopération intellectuelle distincte de l’acte de différencier. Dans le donné, deux étatsde choses sont extérieurs l’un à l’autre ; on saisit leur extériorité. [...] Dans un autretype de séparation, c’est une deuxième relation qui est appréhendée. Sur une feuilleverte, je peux distinguer l’une de l’autre couleur et figure, et dès lors ce quiappartient conjointement à l’unité de l’objet et ne peut être réellement séparé serévèle pourtant idéellement séparable. [Or] même quand les conditions préalablesde cette opération de séparation sont très complexes, l’opération elle-même estsimple. Et, comme la comparaison, elle est déterminée par le contenu de la chosequ’elle permet d’appréhender.

La quatrième opération,l’abstraction, est également une fonction idéelle de « l’esprit

logique » et demeure de ce fait soumise à la nature du donné, même si elle peut être

mobilisée ou déterminée par « l’esprit culturel », l’imagination (1910 : 78) :

[...] c’est ici qu’on conçoit le processus de l’abstraction, avec son importance pourl’édification de la logique. La séparation des membres d’un corps touche à la réalitéconcrète du corps ; cette réalité concrète demeure présente dans chacune de sesparties ; mais si extension et couleur sont séparées l’une de l’autre et si la penséese tourne vers la couleur, alors surgit, à partir d’une telle séparation, l’opérationintellectuelle de l’abstraction : à travers ce qui est ainsi décomposé, un aspect estmis en relief pour lui-même.

Ensuite s’introduit la dernière des opérations intellectuelles qui porte sur ce qui est

contenu dans l’expérience vécue ; nous pourrions remarquer cependant que la

synthèsepeut être effectuée également sur des objets créés par l’imagination, même

si elle trouve ses origines dans la raison objective (1910 : 78) :

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La synthèse de la pluralité ainsi séparée ne peut s’accomplir que sur la base d’unerelation entre cette pluralité d’éléments isolés. Nous saisissons la situation spatialede réalités séparées, ou les intervalles selon lesquels des processus se succèdent dansle temps. Même cette mise en relation et cette synthèse n’apportent à la conscienceque des rapports qui ont effectivement lieu. Mais cela s’effectue par le moyend’opérations intellectuelles qui ont pour fondement des relations comme celles quiinterviennent dans l’espace et le temps, l’agir et le pâtir. [...] L’acte de réunir leséléments produit la relation logique d’un tout à ses parties. Sur la base des rapportsentre ce qui est séparé, et de la gradation des différences entre les rapports contenusdans le système tonal, apparaît, à travers la synthèse des sons, quelque chose qui estdonc conditionné, mais qui pourtant n’est lui-même produit que dans la synthèse —l’accord ou la mélodie. On voit ici [...] comment se produit la synthèse qui porte surce qui est contenu dans l’expérience vécue de la perception et du souvenir, etcomment pourtant y surgit quelque chose qui n’existerait pas sans elle. Nousatteignons déjà ici la limite à partir de laquelle commence, au-delà de l’étab-lissement du contenu des relations, le domaine de la libre imagination.

On voit là une excellente analyse des éléments de la pensée rationnelle,

aboutissant en une explication du surgissement duconcept abstrait. Nous remarquons

de plus combien cet aperçu, qui ne tient compte que de la première des deux classes

d’opérations identifiées par Dilthey, dépasse déjà le carré sémiotique greimassien

(une comparaison d’abstractions) comme modèle de la « connaissabilité » (Greimas,

1990) de signes et de leurs désignés ; le système de Dilthey n’est pas limité à une

structure unique et permet de rendre compte d’une infinité de combinaisons

d’opérations participant à la connaissance.

Toutefois, pour des raisons argumentaires, examinons brièvement la manière

dont ces opérations, qui ne dépendent que de la nature du donné matériel, suffisent,

parce qu’elles atteignent la frontière de la raison et de l’imagination, pour expliquer

les débuts d’une fonctionnalitémétalogiquede l’esprit. Premièrement, dès lors que

la mémoire se montre capable d’opérer des synthèses hiérarchisées à la fois selon

l’impact phorique et selon des critères de pertinence extérieurs aux opérations

intellectuelles par lesquelles l’état de choses « mémorisé » a été appréhendé, il peut

advenir des souvenirs « subjectivés » dont l’utilisation se serait par conséquent

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éloignée de la raison objective ; deuxièmement, parce que le cerveau est capable de

faire la synthèsed’un choixde propriétés susceptible d’exclure certains traits pour

des raisons extérieures à la nature du donné appréhendé, on arrive à constater la

possibilité de l’avènement d’unesynthèse d’une sélection subjective d’attributs

donnés. Il n’est donc pas difficile d’imaginer comment des institutions culturelles,

comme objets de la pure imagination, se seraient libérées des contraintes d’un

fonctionnement purement rationnel, et se seraient façonnées, conséquemment, selon

des synthèses de structures à la fois positionnelles (logiques) et relationnelles

(topologiques), ce qui justifie déjà une approche à la fois structuraliste, post-

structuraliste et phénoménologique, en un mot, un empirisme transcendantal.12

Cependant Dilthey (1910 : 79), comme la complexité de notre sujet le

suggère, considère que ces « opérations intellectuelles élémentaires » ne constituent

qu’une partie de la cognition discursivisante, qui, elle, les dépassent :

Ces exemples — nul besoin ici d’en produire davantage — le démontrent : lesopérations intellectuelles élémentaireséclairent13 le donné. Préludant à la penséediscursive, elles contiennent les rudiments de celle-ci [...]. Ainsi un lien interne defondation conduit-il des opérations intellectuelles élémentaires jusqu’à la penséediscursive, de l’appréhension de ce qui est présent dans les objets aux jugementsqu’on porte sur eux.

Pour nous il est significatif que Dilthey attribue à la pensée discursive, dans

laquelle la « libre mobilité des représentations » ne serait limitée que par

12 Confer Apel (1984) et sontranzendental-pragmaticher Sicht, qui, comme nous le signaleWismann (1996) serait également inspiré par les investigations ontologiques de Dilthey.

13 Il convient de noter que ce moterklären(expliquer) — traduit ici par « éclairer » — est uneréférence explicite à la distinction faite par Droysen entre laméthode explicative, identifiée par Diltheycomme étant l’essentiel des sciences naturelles, et la méthode interprétative (Verstehensbegriffe) quipermet decomprendrela structure de l’imaginaire.

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« l’intention d’adéquation à la réalité », un fondement imaginaire. Déjà dans la

pensée discursive, « temps et souvenir libèrent l’appréhension de la dépendance à

l’égard du donné et accomplissent une sélection de ce qui est important pour

l’appréhension »14 ; plus loin, dans sageistige Welt, son concept d’ensemble

interactif, le philosophe a saisi de manière nouvelle la structuration d’institutions

sociales qui constituent ensemble la culture, moyennant un dialogue spirituel — car

il ne s’agit plus seulement d’une adéquation entre la représentation et le donné, mais

plutôt d’une adéquation entre les représentations imaginaires d’un homme et celles

d’un autre, et par extension, entre celles d’un particulier et celles de sa société —

bref, de l’établissement de critères pour uneautre réalitéqui s’ajoute à l’univers

physique en l’ordonnant de façon anthropomorphe. Dilthey (1988 : 106-9) finit par

expliquer les origines, lui le premier, de l’objet intensionnel, et partant, uneculture

communautaire composée entièrement de ces intensions et de leurs objectivations ;

de manière fascinante il ne manque pas, en illustrant la nature particulière de la

signification, d’évoquer celles-ci dans la comédie :

Cet ensemble interactif se distingue de l’ensemble causal de la nature par ceci que,conformément à la structure de la vie psychique, il produit desvaleurset réalise desfins. Et ce n’est pas là une détermination accidentelle [...] mais c’est précisément lastructure de l’esprit dans son ensemble interactif de produire [...] Ce qui s’y produitest déterminé par [...] des états psychiques qui s’expriment[...] Dans l’ensemblestructurel est fondée en outre la manière dont chaque unité spirituelle estcentrée surelle-même. Ici, appréhension de la réalité, valorisation, production de valeursforment un tout. [...] Si nous lisons une comédie de Shakespeare, les élémentsconstitutifs d’un événement [...] sont élevés [...] à une unité qui [...] les fait ressortirdu cours de l’action et en relie les parties en un tout.

Même si sa terminologie est parfois archaïque, Dilthey reconnaît de manière très

14 Cf. la référence par Thérien, citée ci-dessus, à « lamémoire et l’imagination ».

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juste que la culture est constituée d’unensemble d’objets intensionnels « généraux ».

Un logicien moderne vient nous corroborer ici : dans sonIntension and

Decision, Martin (1963 : 3) souligne le besoin d’une logique intensionnelle et

existentielle dans des termes qui prévoient la façon dont Kalinowski signalerait

l’insuffisance de la sémiotique non philosophique :

Mathematicians who have concerned themselves with semantical matters have not,on the whole, it would seem, been interested in matters of ontology. Fundamentalquestions concerning what objects there actually are or are not somehow fail toattract them. The [...] mathematician focusses primarily upon mathematical structure,and [...he] is satisfied so long as he has some “entities” or “objects” [...] to workwith, and he does not inquire into their inner character or ontological status.

The philosophical logician, on the other hand, is more sensitive to matters ofontology and will be especially interested in the kind or kinds of entities there areactually. Likewise he will be concerned with the kind or kinds of entities needed forsome given, scientific, methodological, or philosophical purpose. He will not besatisfied with being told merely that such and such entities exhibit such and such amathematical structure. He will wish to inquire more deeply into [...] how they areknown [...] in experience, what role they play with knowledge generally, and so on.

Nous voyons dans ce passage particulièrement bien pensé un aperçu des limites de

la sémiotique courante, qui, comme nous l’avons déjà suggéré, se penche presque

entièrement vers la syntaxe de la désignation.15 Comme Kalinowski nous le signale,

le langage se rapporte toujours à des désignés et à des signifiés, eux, intensionnels.

Il s’agit donc non seulement d’examiner la différence épistémologique entre ces deux

classes de référents — mais surtout d’étudier le statut ontologique des différentes

sortes d’intension. Martin (1963 : vii) en souligne l’importance :

We now know a good deal about denotational semantics, thanks to the works ofCarnap, Kotarbínski, Tarski, and others. In a sense, denotational semantics may nowbe regarded as a completed body of theory. The study of intensions, however, is in

15 Portelance (1996), entre autres, décrit la tâche de la discipline comme une adéquation entre « lemonde et sa représentation linguistique » comme si les intensions n’étaient que des idées intuitivescorrespondant étroitement au « monde ».

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its infancy, and although valuable progress has been made, no fully satisfactorysemantical theory of intensions seems yet to have been formulated.

In traditional logic and in most modern theories, a term is regarded as having oneand only one intension just as it is regarded as having one and only one extensionor designatum. This traditional point of view obscures the fact that there are manydifferent kinds of intensions to be discriminated carefully from one another.Traditional theories have failed to make such discrimination in part because theyprovide no clear condition under which two intensions differ or are the same.

Le but de cet ouvrage mathématico-philosophique est effectivement de développer

une méthodologie pour faire des distinctions ontologiques entre diverses sortes

d’intension, dont chaque classe est soumise à sa propre logique parce qu’étant onto-

logiquement distincte des autres. En d’autre termes, l’auteur (1963 : 6) développe un

langage sémiotique à multiples sortes d’intension :

Many-sorted languages are especially convenient if one wishes to be as clear andeconomical as possible concerning the underlying ontology. The many sorts ofobjects dealt with are explicitly enumerated as the ranges of different variables. Oneis not then tempted to include in the enumeration more sorts than are actuallyneeded. On the other hand, if one collects all of one’s entities togetherindiscriminately, one is less tempted to keep the different sorts separate, is moreliable to gloss over important differences, and perhaps to admit more of them thanare needed or actually exist. The logical analyst, with a robust sense of whatactually is, will welcome the restraints which the use of many-sorted languagesnaturally imposes upon him.

Il est particulièrement clair qu’une science sémiotique doit éviter les pièges

d’un biais néo-positiviste autant que ceux d’une approche ontologiquement idéaliste.

Nul besoin d’examiner ici en détail les exemples que nous signale Dilthey en

illustrant les interactions entre les différents types de cognition dans l’évolution de

la culture pour en tirer profit : tandis que ces exemples proviennent d’une réflexion

sur la science de l’histoire, il suffit pour nous de l’imiter dans une approche

philosophique qui n’exclut, pour emprunter encore une fois à Kalinowski, ni « le

matériel » ni « l’immatériel », et qui vise un traitement « équilibré » des deux

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classes de référents convoquées par les textes que nous étudierons : les désignés et

les signifiés — qui, selon une optique d’anthropologue, constituent les deux pôles

de la gamme des objets culturels et de leurs objectivations, d’un côté, et du donné

et de son appréhension de l’autre, bref une conscience de la nature et la culture.

C’est dans cette perspective épistémologique « pragmatique-transcendantale »

que nous considérerons l’appréhension de « l’actantiel » non selon l’axiomatisation

à l’instar de la sémiotique greimassienne, mais dans une optique qui reconnaît dans

le topos humain l’objectivation d’un concept culturel, ou un objet intensionnel

figurativisé, et dontla fonctionnalité ne sera pas réduit à ce en quoi elle ressemble

à de l’être matérielmais sera considérée dans sa pleine métalogique, qui, elle,

provient d’une évolution à laquelle ont participé, comme Dilthey l’a démontré,

diverses opérations intellectuelles — abstractions, jugements, constructions, synthèses

— et qui résulte en une gamme d’objets à fonctionnalité ontologiquement distincte

— allant du naturel à l’entièrement culturel.

Il convient de considérer brièvement, à titre d’exemple, l’actant Dorante de

la comédie desFausses confidencesde Marivaux. L’analyse selon laquelle le jeune

héros est tout simplement unsujet— dès lors du fait que sonfaire sémiotique est

mobilisé par son attraction envers Araminte — est pour nous trop épistémologique,

car il y a eu dans sa formation trop peu d’adéquation entre une ontologie

« positiviste sans le savoir » et l’être mixte que constitue l’homme.

Nous interprétons le statut actantiel du personnage (en nous rappelant le sens

kantien dusujet transcendantalqui génère le modèle) comme l’appréhension d’une

intentionnalité consciente(étant transcendantale parce qu’au-delà des structures

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qu’elle fait « vivre ») sur laquelle est projeté tout un réseau d’objets intensionnels,

dans lequel le statut épistémologique de chacun dépend de sa position dans l’axe

nature-culture. Ces objets intensionnels, une fois attribués à une intentionnalité-

conscience moyennant l’opération d’une synthèse, constituentl’identité de l’actant.

La figure 0.2 illustre quatre niveaux interdépendants mais ontologiquement

distincts dans l’identité de Dorante : reprenant au centre l’homme idéal de Léonard

de Vinci pour illustrer, avec le cercle qui l’entoure dans le dessein original, l’idée

du donné matériel (ou physique, naturel) de l’homme, nous voyons les identités

culturelles dont cethomo sapiensest « voilé » ; des synthèses idéelles — ces

identités sont des intensions — elles ont néanmoinsle statut épistémologique des

entités ontologiquement distinctes qui les ont générées(cf. Martin ci-dessus).

Orphelin : synthèse d’abstractions d’un état de choses naturel (les parents biologiques

de Dorante sont physiquementmorts ; il ne lui reste donc aucun soutien paternel, et

très peu d’argent) qui a pourtant quelques conséquences culturelles (il a besoin qu’un

membre plus âgé de lafamille « prenne en charge » ses intérêts).16 Célibataire :

synthèse de statuts culturels (juridiquement reconnu comme n’ayant pas d’épouse)

et naturels (aucun partenaire sexuel/émotionnel/conjugal n’est présent chez lui).

Bourgeois: membre d’une classe sociale (synthèse de constructions socio-culturelles

entièrement imaginaires mais qui sont objectivées — langage, habit, possessions etc).

On voit facilement que ces identités sontprésentesdans le texte dans la

mesure où elles constituent lessignifiésd’énoncés qui, entre autres, ont pour fonction

16 Confer larelation avunculairede Lévi-Strauss, dont la définition serait, selon l’anthropologue,purement topologique ; nous sommes d’accord, sauf que l’origine de cette relation, une synthèse, aprobablement des dimensions naturelles et donc positionnelles que L.-S. trouve non pertinentes.

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plus évidente de désigner le personnage lui-même. L’essentiel, c’est de saisir

Etre

physi

queappréhensible : homo sapiens

Synthèsed'attributsdonnés: orphelin

Synthèse

d'abstractionset deconstructions: célibataire

Synthèsedeconstructions : bourgeois

Figure 0.2 : Illustration analytique de synthèses idéelles de l’être matérielet de l’être intensionnel du personnage de Dorante.

l’importance de leurs divers statuts ontologiques, qui déterminent la nature de la

métalogique gouvernant le rapport de l’actant à des événements et à d’autres

personnages, selon l’élément d’identité pertinente à la relation ou la situation.

Effectivement, ce serait une erreur d’ordre épistémologique que d’interagir avec l’un

de ces aspects d’identité moyennant un code, ou une structure, qui s’adresserait

plutôt à un autre aspect. Selon notre hypothèse, il s’agirait là du genre d’erreur qui

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stimule le rire — pourvu que d’autres conditions socio-culturelles prévalent, comme

nous l’étudierons tout au long de cette thèse. Un exemple tombe sous le sens :

l’oncle de Dorante, M. Remy, avocat, a le défaut de tout voir en les termes de la

cour juridique, et de voir toute interaction sociale selon les institutions deson métier.

Il s’agit du paradigme que signale Socrate en postulant une définition du ridicule :

« το γελοιον ηντινα [...] µην εκεινω δηλον οτι µηδαµη γιγνωσκειν αυτον αν

ειη ».17 Notre modèle ontologiquement sensible explique la nature et la syntaxe de

cette erreur, et montre comment cette règle socratique très générale se préciserait si

l’on en multipliait l’extension : car si M. Remy ne réussit pas à attribuer à chacun

de ses propres rôles sociaux la fonctionnalité et les valences appropriées vus leurs

statuts ontologiques, c’est qu’il confond ses « membres métaphysiques » les uns avec

les autres, ce qui fait que cette erreurse transmetà travers le réseau de structures

culturelles dont il fait partie : lorsqu’il raisonne avec son neveu, un orphelin

célibataire, il réduit ces aspects du jeune homme à une pure logique objective, ce qui

oblige ce dernier, par politesse, de « reconnaître » (qui ne dit mot consent) une

vision épistémologiquement pauvre de son propre être socio-culturel ; l’erreur

socratique est devenue aussi une méconnaissance del’autre :

MONSIEUR REMY. — Bonjour, mon neveu ; je suis bien aise de vous voir exact.Mademoiselle Marton va venir ; on est allé l’avertir. La connaissez-vous?

DORANTE. — Non, Monsieur ; pourquoi me le demandez-vous?

MONSIEUR REMY. — C’est qu’en venant ici, j’ai rêvé à une chose... Elle estjolie, au moins?

DORANTE. — Je le crois.

17 « La cause du rire [...] est l’erreur de ne pas se connaître soi-même » (Platon,Philèbe, 48c).

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MONSIEUR REMY. — Et de fort bonne famille ; c’est moi qui ai succédé à sonpère ; il était fort ami du vôtre ; homme un peu dérangé ; sa fille est restée sansbiens. La dame d’ici a voulu l’avoir ; elle l’aime, la traite bien moins en suivantequ’en amie, lui a fait beaucoup de bien, lui en fera encore, et a offert même de lamarier. Marton a d’ailleurs une vieille parente asthmatique dont elle hérite, et quiest à son aise. Vous allez être tous deux dans la même maison ; je suis d’avis quevous l’épousiez ; qu’en dites-vous?

DORANTE sourit à part.— Eh!... mais je ne pensais pas à elle. [I,v : 38]

Peu après, Marton est entrée.

MONSIEUR REMY. — [...] Approchez, mon neveu. Mademoiselle, votre père etle sien s’aimaient beaucoup ; pourquoi les enfants ne s’aimeraient-ils pas? En voilàun qui ne demande pas mieux ; c’est un coeur qui se présente bien.

DORANTE, embarrassé. — Il n’y a rien là de difficile à croire.

MONSIEUR REMY. — Voyez comme il vous regarde! Vous ne feriez pas là unesi mauvaise emplette. [...] Bon! bon! il faudra! Je ne m’en irai point que cela ne soitvu.

MARTON, riant. — Je craindrais d’aller trop vite.

DORANTE. — Vous importunez Mademoiselle, Monsieur.

MARTON, riant. — Je n’ai pourtant pas l’air si indocile.

MONSIEUR REMY, joyeux.— Ah! je suis content, vous voilà d’accord. Oh! ça,mes enfants (il leur prend les mains à tous deux), je vous fiance en attendant mieux.Je ne saurais rester ; je reviendrai tantôt. Je vous laisse le soin de présenter votrefutur à Madame. Adieu, ma nièce.(Il sort.)

MARTON, riant. — Adieu donc, mon oncle. [I,v : 38]

Voilà l’humour d’une situation gênée par « l’indiscrétion métaphysique » de M.

Rémy. Il voit la totalité de l’identité socio-culturelle des autres selon la même

logique objective : comme uncasqui mérite qu’on fasse attention à ses modalités

pragmatiques. Ce paradigme se multiplie tout au long de la pièce.

Ainsi l’approche de notre étude, qui vise une explication de la comédie,

notamment au dix-huitième siècle, moyennant une théorie du comique située dans

une sémiotique adaptée selon les critères élaborés par Kalinowski, consiste à ajouter

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aux structures linguistiques, considérées comme la base de la sémiotique, la

perspective du structuralisme anthropologique. En d’autres termes, nous

reconnaissons le statut paradoxal du langage, qui est celui d’être un système

sémiotique intégral situé au sein, et en-deçà, d’un système structural plus large. Pour

citer une phrase déjà empruntée à Benoist, il s’agit de reconnaître la culture comme

« un espace de communication », et en plus, commel’ espace de la communication.

Par conséquent, nous irons au-delà de la perspective greimassienne non

ontologique (qui ne vise même pas la question de l’existence du référent) en

reconnaissant, selon une ontologie « réaliste et existentielle », l’existence non

seulement du référent, mais de l’objet général, et, en distinguant entre la désignation

et la signification, le phénomène de l’objet intensionnel, ainsi que,malgré toute

contradiction logique, le phénomène del’objet intensionnel généralréalisable grâce

à « l’existence » de la culture. Comme la sémiotique « classique » vise, quoiqu’en

implique sa lexique, la désignation, nous abordons notre sujet en analysant aussi la

signification, et en reconnaissant, comme l’étude lévi-straussienne de la parenté le

suggère déjà, que les éléments constitutifs de la grammaire universelle et de la

sémantique profonde sont saisissables moyennant un atome structural que nous

appelons, en formalisant et en adaptant le terme selon l’observation scientifique et

« empirique » à la manière de Lévi-Strauss, Kalinowski et Martin,l’identité. Car

celle-ci, qui regroupe l’unique tant que l’universel, le ponctuel tant que le continuel,

est l’ensemble desmodalités de l’être intensionnel.Et comme nous le verrons, cette

classe d’entités nouménales (que l’on projette pourtant sur l’événementphéno-

mènologique), parce qu’immatérielle, dépasse la logique concrète en générant une

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logique transcendantale fondée sur la logique matérielleainsi quesur un ensemble

de métalogiques socio-culturelles. Nous croyons, en un sens à l’encontre de la

sémiotique courante, que cette logique transcendantale est celle qui explique la

communication, et, en suivant une intuition de Chomsky (1987), pour lequel les

erreursdévoilent la clé de la grammaire, et en nous rappelant en même temps le mot

de Socrate (Platon, 1929) selon lequel « nous ne pouvons comprendre les choses

sérieuses qu’en connaissant les choses ridicules »18, nous espérons trouver dans

l’étude du comique, qui relève du «dysfonctionnement» de cette grammaire socio-

culturelle, quelques nouveaux renseignements sur sonfonctionnement, ce qui, à notre

avis, sera nécessaire pour une sémiotique « adéquate » selon les critères de

Kalinowski.

18 Platon (Le Banquet, 223d) rapporte plus exactement : [...]προσαναγκαζειν τον Σωκρατηοµολογειν αυτους τoν αυ ανδρος ειναι κωµωδιαν και τραγωδιαν επιστασθαι ποιειν, και τοντεκνη τραγωδοποιον οντα και κωµωποιον ειναι. Nous interprétons ici la traduction libre de Sorell(1922 : 3).

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INTRODUCTION

Le présent travail a pour but d’expliquer le comique dans un corpus de

comédies françaises, tout en cherchant à comprendre les structures du genre en

termes de l’analyse. Cette investigation n’est empirique qu’en ce sens : les textes que

nous avons choisis fourniront, à notre avis, une gamme suffisante d’observations qui

permettra une recherche d’ordre spéculative (la question de savoir quelleestla nature

du comique) et en conséquence, l’élaboration d’une méthode explicative des

paradigmes comiques aboutissant à l’identification et l’interprétation de leurs origines

anthropomorphes.

Certes, c’est non seulement s’interroger sur les comédies en question, mais

aussi tenter de développer une théorie de la comédie, ainsi que du comique, tout en

« adaptant » la sémiotique pour ces fins. Cette trinité d’objets principaux pourtant

indissociables a nécessité que cette étude prenne la forme qu’elle a actuellement :

une première partie aborde le texte des comédies que nous avons choisies1 et en

identifie le dynamisme comique selon notre intuition d’un « comique paradigmatique

socio-culturel » ; la deuxième partie complète ces observations et les élabore en une

théorie dynamique du comique au théâtre et en général, en se servant d’une notation

1 Un corpus dont certaines pièces du « canon » du XVIIIe siècle français a été choisi pour uneraison particulière, quoique nous ne nous en sommes rendu compte que plus tard : ce corpusreprésente en plusieurs sens l’apogée de la comédie classique, une époque où le dramaturge afinalement une maîtrise de ses structures — ce qui facilite notre analyse interprétative tout enexpliquant comment le genre, dans sa forme classique, est mort par succès — car c’est à partir decette époque que le genre a dû dépasser et rompre avec ses structures traditionnelles au moyen de lathéâtralité et d’autres manières de subvertir la grammaire de la culture théâtrale.

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de logique intensionnelle empruntée à la philosophie et notamment à Martin. La

troisième partie tirera des conclusions globales sur la théorie du comique et du rire,

et sur la poétique du genre, ainsi que les implications de ces conclusions pour

l’anthropologie et les sciences sociales en général.

Dans la première partie, nous tentons d’explorer les origines paradigmatiques

du comique, les décrivant en termes non-techniques tel « quichottisme » et « témoin

aveugle » afin de faciliter la compréhension non seulement intellectuelle mais aussi

intuitive de notre sujet. Toutefois, au fur et à mesure qu’avance cette analyse

textuelle, nous introduisons une terminologie technique et scientifique qui vise non

pas à remplacer la nomenclature « poétique » mais à la compléter avec rigueur, de

sorte que les fondements théoriques de la deuxième partie seront en effet déjà bâtis

lorsque le lecteur aborde la section théorisante. Si cette pratique nuit à la logique des

formes, nous avons trouvé qu’elle facilite la disposition rhétorique à un tel point que

les modèles les plus difficiles sont, grâce à la nature graduelle de leur

développement, compréhensibles même pour le lecteur qui ne s’est pas intéressé à

l’analyse comique auparavant. Nous espérons également que cette procédure

d’élaboration « organique », quoique illogique, fera en sorte que même les

chercheurs les plus sceptiques, et selon lesquels une sémiotique du comique n’est pas

possible, seront conduits doucement vers la frontière de la compréhension et la

tolérance, sinon transportés vers l’El Dorado de l’acceptation.

La première partie de ce travail est donc consacrée à l’étude de notre corpus.

Nous commençons en comparant et en analysant les structures globales duBarbier

de Sévilleet de Jean Bête à la foire. Ensuite nous nous interrogeons de façon

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détaillée et exhaustive sur le comique duBarbier qui, bien qu’écrit vers le début des

années 1770, et malgré ses qualités innovatrices, représente en un sens l’archétype

de la pièce comique, tant classique qu’antique. Non seulement s’agit-il d’une parfaite

« simplicité » structurale, comme l’évoque Jacques Scherer (1982) ; mais, comme

nous essayerons de le montrer, il n’y a aucune scène, aucune réplique, dont le

comique ne trouve son reflet, ou même ses origines, dans la structure actantielle.

Cette dernière, bâtie de manière élégante, presque minimaliste, possède néanmoins

une forme qui se prête presque parfaitement à unimbroglio tout-à-fait baroque de

jeux, de lazzis et de « situations fortes » et singulières dont l’apparente complexité

rappelle un Beaumarchais dont la patience d’horloger permet un travail minutieux.

Car pour ce dramaturge, comme pour son Figaro, « la difficulté de réussir ne fait

qu’ajouter à la nécessité d’entreprendre ».2

Ensuite nous examinons en détailJean Bête à la foire, que Beaumarchais

écrit, selon Scherer (1982), durant les années 1760. Cette parade, qui constitue d’une

certaine manière un précurseur duBarbier, puisqu’elle reproduit presque exactement

les grandes lignes des structures actantielles de la comédie, représente toutefois une

variation sur le thème principal de la comédie « archétypique » : ne respectant qu’à

moitié ses propres règles structurales, elle s’avère à l’analyse sémiotique parodier les

mêmes structures comiques dont elle est née, se moquant d’elle-même. Nous en

reparlerons. Pourtant l’intérêt principal de la pièce foraine, c’est qu’elle se libère en

partie des « bienséances » qui censurent le théâtre « légitimé » de la Comédie-

2 Figaro, acte I, scène iv, pour encourager le Comte, en tant qu’« icône » de l’auteur. Noussommes reconnaissant envers feu M. Pierre Bouillaguet, de l’Université de Toronto, pour cetteobservation.

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Française — liberté qui laisse apparaître le caractère sexuel du comique théâtral de

l’époque. Comme nous tenterons de l’expliquer, les origines du rire sont, en partie,

liées à celles dutabou culturel.

Puis nous passons au théâtre de Marivaux. La troisième comédie que nous

examinons est lesFausses confidences. Nous voyons cette pièce comme l’une des

premières « légitimes » à s’écarter des modèles traditionnelles de l’intrigue tout en

préservant l’essentiel des structures comiques de ces dernières. Car si nous

contredisons Derrida (1967 : 149-202) en constatant quel’interdiction de l’inceste

ne constitue pas une suturation du partage entre la nature et la culture, nous croyons

en identifier une dansl’amour, phénomène d’ambiguïté nature-culture donttous les

bons dramaturges comiques semblent, après tout, s’être rendus compte au moins de

façon sous-jacente. Combien de comédies voit-on dans lesquelles l’amour n’est pas

la conditionmatériellement gratuite mais culturellement essentielleà la genèse de

l’intrigue et de son comique? Car la comédie moderne, dont celle de Marivaux

constitue peut-être l’un des premiers modèles, rejette la structure actantielle banale

qui se cristallise autour d’un barbon presque omnipotent et dont l’inflexibilité

nécessite le recours à la ruse, et se fonde plutôt sur d’autres « raisons suffisantes »

pour prétexter ledéguisementsi nécessaire à l’esprit comique du genre théâtral. Nous

terminons la première partie en énumérant une série d’observations « empiriques »

au sens de Kalinowski sur la manière dont les intensions participent au comique dans

notre corpus littéraire.

Dans la deuxième partie nous recourons à lapragmatique quantitativede

Richard Martin (1963) dont le propos de l’ouvrage séminalIntension and Decision

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consiste à élaborer les fondements théoriques d’unelogique intensionnelle. Car

Martin observet que même les logiciens modernes tels Carnap, Tarski et Kotarbínski

se sont employés seulement à compléter la logique désignative ou extensionnelle,

tandis que le langage symbolique qu’il élabore établit un langage servant à exprimer

la logique intensionnelle et répond donc, de façon très fortuite, aux besoins de notre

propos.

Nous commençons par examiner les postulats fondamentaux de la métho-

dologie démonstrative proposés par Aristote, ainsi que les critères de suffisance à

satisfaire, selon Martin (1963 : 139) dans le cas particulier d’une logique

intensionnelle, afin de pouvoir appliquer la méthode de ce dernier philosophe aux

résultats de notre méthode spéculative. C’est ainsi que nous établissons une manière

d’exprimer, en termes précis qui intègrent les concepts martiniens d’acceptationet

d’assimilation, les disjonctions intensionnelles que nous observons dans la première

partie. Cette procédure nous permet d’axiomatiser la disjonction comique en termes

d’une expression générale, et d’élaborer une méthode explicative du comique qui

tient compte des modalités pragmatiques, syntaxiques et sémantiques de ce

phénomène socio-culturel. Nous développons de cette façon une explication du

fonctionnement de la désintension, le résultat épistémologique de la perception du

comique qui consiste à la disparition de l’acceptation légitimant une intension, et

construisons une « table des disjonctions comiques » tenant compte de toutes les

formes pragmatiques des paradigmes comiques qui se présentent dans les comédies

que nous avons étudiées. Nous achevons la deuxième partie en étudiant les modalités

sémantiques spécifiant la réception de la disjonction comique.

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La troisième partie consiste à développer, à partir de la « mécanique du

comique » que nous élaborons dans la deuxième partie, une ontologie sémiotique

incluant les entités extensionnelles et intensionnelles. Celle-ci nous permet d’étendre

la méthode explicative afin de développer à une méthode interprétative servant à

exprimer, en termes logiques, une théorie du rire répondant aux critères de

complétude anthropologique signalés par Kalinowski. Cette théorie décrit le

phénomène du rire en termes d’un problème d’ordre épistémologique consistant en

une méprise du statut de vérité ontologique des intensions participant aux structures

socio-culturelles des transactions intersubjectives observées dans les textes théâtraux.

Grâce à cette ontologie nous élaborons une esthétique de la comédie qui, en

exploitant la spécificité de la logique intensionnelle et sa relation à la logique

extensionnelle, nous permet d’interpréter la structure de la comédie ainsi que des

mécanismes comiques que le genre littéraire exploite. De cette manière nous arrivons

à tirer des conclusions sur la spécificité de la comédie du XVIIIe siècle. Nous

concluons cette étude en raccordant notre esthétique du comique et de la comédie à

un certain nombre d’autres écrits.

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I. D’UN EXAMEN SPECULATIF VERS UNE METHODE EXPLICATIVE

LE BARBIER ET JEAN BÊTE : STRUCTURES GLOBALES

Dans son excellente préface à une édition récente duBarbier de Séville, réuni

en un tome avec la parade deJean Bête à la foire, Scherer (1982 : 10-17) observe

de nombreuses similitudes dans la construction de ces deux pièces comiques,

constatant non seulement que « la longue et complexe genèse duBarbier passe par

le genre de la parade » mais aussi que, « dans des contextes différents, les problèmes

de Jean Bête sont ceux d’Almaviva ». Mais jusqu’à quel point une comédie en quatre

actes, qui connut un succès considérable à la Comédie-Française, peut-elle ressembler

à uneparadequi « devait, par nature, rester confidentielle » et qui ne recule « ni

devant le scatologique ni devant les allusions obscènes ni devant les grossièretés de

toutes sortes » ?

Pour répondre à cette question nous essayerons ici d’appliquer une première

manifestation de la sémiotique transcendantale, inspirée par Kalinowski et Dilthey,

que nous avons déjà évoquée. Il s’agit naturellement d’une méthodologie qui

examine le sens de l’action (l’être et le faire concret) tout en analysant les

dimensions intensionnelles qui voilent les personnages — et qui occultent, à notre

avis, la clé du comique. Car toutes les comédies constituent, en un sens, les diverses

parties d’un énorme texte ouvert dont la fonction est de jouer sur les institutions

socio-culturelles du monde contemporain, art dont Beaumarchais fut maître.

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Sans aucun doute, ce dramaturge possédait une connaissance très fine,

quoique sous-jacente, du fonctionnement et de la structure du genre comique :

l’analyse de ses comédies montrera qu’il savait exploiter des mécanismes qui, pour

nous, mettent en évidencela nature intensionnelledes « institutions sociales » (au

sens anthropologique) de l’identité, tant celles du personnage individuel que ces

aspects de l’identitécollective qui regroupent les actants en ensembles et, par

extension, constituent les institutions générales, telles la bourgeoisie et la médecine.

On sait d’ailleurs que dans cette dernière science, l’étude de l’anatomie a

nécessairement précédé celle de la physiologie ; de même, il convient en

commençant notre analyse du fonctionnement du genre comique d’examiner un

aspect significatif de la forme de ce genre. Car si Northrop Frye n’a pas le but

d’offrir une contributionà la théoriede ce sujet, ses observations « anatomiques »

constituent en un sens ce que le travail de Tycho Brahe était pour l’astronomie

moderne. Il s’agit d’une méthode spéculative, ou du moins de ses débuts descriptifs.

Ainsi ce critique canadien constate de façon assez juste dans sonAnatomy of

Criticism (1957) que la trame essentielle de la comédie serait une « lutte entre la

volonté d’un fils et celle de son père » ; d’où la classification, que l’on attribue à

Frye, selon laquelle lesdramatis personaede la comédie consistent en deux sociétés,

celle de « la jeunesse » et celle de « la vieillesse ». Mais pour quelle raison

l’opposition banale du jeune héros et d’un vieillard se prête-t-elle si bien à la genèse

de l’intrigue comique? La tragédie d’Antigone d’Anouilh, qui n’est nullement

amusante, montre exactement le mêmeagongénérateur de l’action : un conflit entre

une jeune héroïne idéaliste et son oncle Créon, défenseur des normes culturelles.

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C’est d’ailleurs Jacques Scherer (Le Barbier, 1982 : 11) qui décrit l’essentiel

de la structure actantielle de ces pièces de Beaumarchais :

Jean Bête se résume ainsi : par divers stratagèmes, le héros, amoureux d’Isabelle,parvient à l’épouser, malgré l’opposition du père de celle-ci, Cassandre. Le schémadu Barbier est identique : Almaviva arrache Rosine du tuteur, Bartholo.

Nous pourrions cependant ajouter qu’à l’origine des « stratagèmes » auxquels les

deux héros vont recourir trois circonstances méritent d’être soulignées : pre-

mièrement, la supériorité hiérarchique du personnage-obstacle fait que la luttehéros-

barbon est à priori un conflit très inégal, ce qui se traduit par l’impossibilité, du

point de vue du héros, de mener une bataille directe et ouverte contre son opposant ;

en second lieu, ce dernier personnage-obstacle possède non seulement l’avantage

d’un pouvoir supérieur, mais prend égalementl’actant-sujetau dépourvu d’une autre

manière — car l’objet actantiel, Rosine ou Isabelle, débute l’actiondans l’espace du

barbon, où elle se voit plus ou moins enfermée, ce qui constitue une seconde source

d’inégalité par rapport à l’agon génératrice de l’action ; troisième point, sur lequel

nous reviendrons, c’est que lasociété de la jeunessen’a pas d’autre choix que de

recourir à la ruse ; en effet, elle profite de deux sources d’idées astucieuses : de

manière secondaire, les jeunes amants inventent quelques feintes (par exemple Rosine

fait semblant d’avoir laissé tomber sa chanson à travers la fenêtre — la jalousie —

pour parvenir à faire sortir son tuteur de sa chambre) ; et, de façon plus importante,

l’adjuvant du héros devient meneur de jeu1 (ce qui ne manque pas d’amuser) en

1 Une observation générale sur la grammaire du genre : on voit que la hiérarchie socio-culturellese voit subvertie par celle descompétences intellectuellesqui la renverse. La critique féministeobservera néanmoins que ce paradigme n’inclut presque jamais, avant Marivaux, les personnagesféminins — sauf quand la comédie parodie la « guerre des sexes » (cf. Lysistratad’Aristophane).

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créant toutes sortes de plans, principalement des déguisements, pour désarmer le

pouvoir supérieur del’opposant.

Toutefois il convient de faire ici une parenthèse au sujet du personnage

d’Almaviva. Il s’agit d’un comte, qui possède donc tout naturellement une supériorité

nette, grâce à son nom et à son argent, vis-à-vis du petit bourgeois qu’est le médecin

Bartholo. Mais... pourquoi Beaumarchais doit-il trouver un prétexte, dès la toute

première scène, pour émasculer le pouvoir d’Almaviva, si ce n’est pour rendre

possible, voire nécessaire, le recours aux « stratagèmes » ? Voyons le soliloque du

gentilhomme qui ouvre la pièce :

LE COMTE, seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu.—

[...] Mais quoi! suivre une femme à Séville, quand Madrid et la Cour offrent de toutesparts des plaisirs si faciles? — Et c’est cela même que je fuis. Je suis las des conquêtesque l’intérêt, la convenance ou la vanité nous présentent sans cesse. Il est si doux d’êtreaimé pour soi-même ; et si je pouvais m’assurer sous ce déguisement... [I,i : 49]

Ce qui explique la raison pour laquelle Almaviva adopte l’identité de Lindor, jeune

homme modeste — et pourquoi il doit, pour préserver le travestissement, se

comporter selon son rôle, même auprès de Bartholo, d’où la supériorité effective du

barbon. Dans le cas de Jean Bête, pourtant, cette modalisation du héros n’est point

nécessaire — Jean Bête a déjà tous les désavantages qu’il lui faut, et voilà que les

héros se trouvent dans la même situation, précisément comme l’a signalé Scherer.

Cette similarité actantielle et structurale se voit davantage lorsqu’on examine

les « scènes génératrices » des comédies. Notons que c’est plutôt le valet, ou

l’adjuvant, qui invente et propose à son maître, le sujet actant, des stratagèmes rusés.

Examinons d’abord le cas duBarbier de Séville, au moment où Figaro commence

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à mener le jeu. Celui-là vient d’expliquer à Almaviva qu’il est non seulement le

locataire, mais aussi l’apothicaire, du « Docteur » :

LE COMTEHeureux Figaro! tu vas voir ma Rosine! tu vas la voir! Conçois-tu ton bonheur?

FIGAROC’est bien là un propos d’Amant! Est-ce que je l’adore, moi? Puissiez-vous prendre maplace!

LE COMTEAh!, si l’on pouvait écarter tous les surveillants!...

FIGAROC’est à quoi je rêvais. [...] En occupant les gens de leur propre intérêt, on les empêchede nuire à l’intérêt d’autrui.

LE COMTESans doute. Eh bien?

FIGAROJe cherche dans ma tête si la Pharmacie ne fournirait pas quelques petits moyensinnocents... [...] Ils ont tous besoin de mon ministère. Il ne s’agit que de les traiterensemble.

LE COMTEMais le médecin peut prendre un soupçon.

FIGAROIl faut marcher si vite, que le soupçon n’ait pas le temps de naître. Il me vient une idée.Le Régiment de Royal-Infant arrive en cette Ville.

LE COMTELe colonel est de mes amis.

FIGAROBon. Présentez-vous chez le Docteur en habit de Cavalier, avec un billet de logement ;il faudra bien qu’il vous héberge ; et moi, je me charge du reste.

LE COMTEExcellent!

FIGAROIl ne serait même pas mal que vous eussiez l’air entre deux vins. [...] Et le mener unpeu lestement sous cette apparence déraisonnable.

LE COMTEA quoi bon?

FIGAROPour qu’il ne prenne aucun ombrage, et vous croie plus pressé de dormir que d’intriguerchez lui. [I,iv : 65-6]

Ainsi on voit que c’est encore Figaro qui a saisi ce qu’il faut faire ; il comprend que

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la situation précaire qu’engendrent tous les avantages de Bartholo nécessite un projet

rusé mijoté par l’esprit le plus roublard. On voit la même genèse de « stratagèmes »

dans la parade deJean Bête:

JEAN BÊTE,furieux.Non, z’il vaut mieux que je vienne massacrer le père, la fille, Gilles, tous mes ridevaux,z’et que je m’empoisonne ensuite d’un grand coupe de plat d’épée z’au travers del’âme.

ARLEQUINAh! Monsieur, c’te vengeance-là z’est vile et même puérile. La mort ne viendra peut-être que trop tôt nous serrer le chifflet à six pieds de terre ; ne cherchons point noise,croyez-moi ; déguisez-vous plutôt en Anglais, qui vend de l’orviétan. J’ai là un habitde Turc qui sera z’à merveille pour ça, nous v’là dans le temps de la Foire, nouspourrons trouver le moyen de vous revenger de c’t’escogriffe de Gilles, et c’est d’autantplus aisé que Mademoiselle Zirzabelle z’est ici, z’avec Monsieur son père. [i : 181]

On note qu’il s’agit non seulement d’un valet source d’idées, mais que c’est plutôt

lui, en plus, qui possède, comme dans le cas duBarbier, l’essentiel des équipements

qui seront nécessaires pourtromper le personnage-obstacle.

Alors que nous avons identifié l’essentiel de l’enjeu actantiel duBarbier de

Sévilleet deJean Bête à la foire, il serait pertinent d’essayer de le raccorder au

célèbre schéma actantielde Greimas.

Destinateur Destinataire

Sujet

↓Objet

Adjuvant Opposant

Figure 1.1 : le schéma actantiel greimassien

Mais il convient peut-être de se rappeler,

en examinant la figure 1.1, qui

représente une version courante de cet

outil sémiotique, que Greimas (1986 :

180) le traite de « modèle actantiel

mythique » (au sens degénéral). Ce qui

veut dire qu’il n’avait probablement pas

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l’intention d’appliquer ce modèle spécifique aux comédies. On le voit très souvent,

quoique dans diverses formes (Greimas l’avait d’abord dessiné en illustrant les

positions sujet-objet comme inversées par rapport au présent tableau, et les flèches

vont parfois dans d’autres sens — que signifient les flèches d’ailleurs?)

La question est de savoir si l’application banale de ce schéma aux comédies

offre quelque chose d’utile à l’analyse littéraire. Il n’est pas difficile de trouver les

rôles proppiens appropriés pour certains des actants dont nous traitons : dansLe

Barbier, Almaviva-Lindor est certainement le sujet actant, Rosine est sans aucun

doute l’objet de cet amour et Bartholo ne peut qu’être l’opposant. Figaro serait donc

l’adjuvant (voir la figure 1.2). Mais qui est le destinateur? et où est le destinataire?

Est-ce Éros, qui non seulement n’appa-

[Destinateur] [Destinataire]

Almaviva

Rosine

Figaro Bartholo

Figure 1.2 : le schéma « mythique » duBarbier

raît pas dans la comédie, mais aussi qui

n’est jamais mentionné, qui destine Al-

maviva à suivre Rosine à Séville? Est-ce

que c’est le public théâtral, qui

bénéficierait du spectacle, qui devient

destinataire?

Si la coutume dicte une réponse

affirmative à ces questions, il faut se

rappeler, quand même, qu’un tel usage mélange les plans mythiques, comiques et

non-fictifs dans un schéma dont la généralité enlève à l’analyse tout ce qu’elle

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devrait offrir en clarté et en logique.2 De plus, la rigidité de cette application du

« schéma mythique » ne laisse aucune place pour « l’adjuvant de l’opposant », tel

Gilles dans l’une des comédies, et Bazile, L’Éveillé et La Jeunesse dans l’autre.

Finalement, ce schéma ne montre pas la sémantique spatiale qui pourvoit au barbon

un avantage pragmatique qui toutefois bouleverse la structure profonde grâce à ses

origines intensionnelles : il n’illustre point l’enfermement de Rosine, ni celui

d’Isabelle, dans un espace qui, selon une logique socio-culturelle, est soumis à la

seule autorité de celui qui est, juridiquement, propriétaire et tuteur de sa charge. On

pourrait même critiquer l’absence de signification des flèches qui, éventuellement,

devraient représenter en vecteurs le sens foncteur - objet d’un faire, ou d’un vouloir,

sémiotique. Toutes ces critiques, d’ailleurs, s’appliqueraient également dans le cas

deJean Bête à la foire, à une exception près : si dansLe Barbier l’espace scénique

figurativise nettement les sphères d’influence socio-culturelles des rivaux, l’extérieur

appartenant à Almaviva et la maison étant le royaume du barbon, la figurativisation

spatiale de l’autorité n’est pas la même dans la parade : là, c’est plutôt l’absence et

la présence du bonhomme Cassandre qui représentent, lors de toute réunion de Jean

Bête avec Isabelle, « l’avantage dehors » et « l’avantage dedans », pour emprunter

des termes à un autre type de jeu. Il faut conclure que si le « schéma mythique » de

Greimas offre une sorte de « table des éléments » actantielle, le fondateur de l’École

de Paris n’avait pas, il faut l’espérer, l’intention d’en faire l’application universelle

et identique à tous les genres littéraires.

2 Il s’agit de l’insuffisance ontologique que nous avons déjà évoquée — ce que Kalinowskiappelle la perte « du sens du réel » et conséquemment « du sens de l’immatériel » et que Martin,indirectement, décrit comme un échec qui «obscures the fact that there are many different kinds ofintensions to be discriminated carefully from one another» (cit. supra).

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Si « les problèmes de Jean Bête

Jean-Bête

ArlequinEspace extérieur

---------------------------- ↓--------------------------------

Espace intérieur

GillesIsabelle

↑Cassandre

Figure 1.3 : la structure actantiellesimplifiée deJean-Bête

sont ceux d’Almaviva », c’est que Jean

Bête, comme le comte, doit donner le

change à un « bonhomme Cassandre »

pour entrer, malgré certains tabous,

dans un espace qui ne lui appartient pas

— un espace investi de nombre de sens

intensionnels — pour pouvoir explorer

le corps de son amante, ou, dans le cas

du comte, afin d’en découvrir les sentiments. La figure 1.3 illustre donc une variante

du schéma actantiel greimassien qui se prête plus facilement à l’analyse structurale

de la parade deJean Bête à la foire.Les avantages d’une telle adaptation sont

nombreux : les oppositions fonctionnelles y sont illustrés (rôle parallèle d’Arlequin

et de Gilles, rivalité directe Jean Bête - Cassandre) et la position de l’objet actantiel,

solidement localisé dans « l’espace culturel » du barbon s’y voit clairement. Ici les

flèches représentent directement l’objet principal du faire. Le même schéma peut

s’appliquer auBarbier de Séville(voir la figure 1.4). Dans le cas de cette dernière

comédie, cependant, on voit qu’il y a trois personnages, soit L’Éveillé, La Jeunesse

et Bazile, qui occupent la fonctiond’adjuvant à l’opposant; nous y reviendrons en

parlant de l’ambiguïté des personnages de Bazile et de Figaro.

Si le héros de chacune des pièces à analyser se fixe le projet immédiat de

gagner l’accès à un espace intérieur où son amante se trouve enfermée, ce désir se

traduit sur le plan global comme une recherche, ostensible au moins, du mariage.

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Mais avant d’entrer dans l’analyse des

Almaviva(Lindor)

FigaroEspace extérieur

-------------------------- ↓--------------------------------

Espace intérieur

Bazileet al. Rosine

↑Bartholo

Figure 1.4 : la structure simplifiéedu Barbier de Séville

fonctions de « la noce », il faudrait

examiner les raisons d’être de ce but

nuptial, dont l’une des plus importantes

est liée au concept dela gratuité de

l’opposition qui caractérise la lutte de

Bartholo et celle de Cassandre. CarLe

Barbier de Sévilleest aussi nomméLa

Précaution inutile, et Arlequin décrit

Cassandre comme étant « z’un enfonceux de portes ouvertes » (i : 181).

Le mariage, qui constitue une institution anthropomorphe (car un objet

culturel, quoique non-figurativisé, n’en demeure pas moins un être intensionnel et

partant uneidentité selon notre définition) susceptible de diverses relativisations

comiques, sert aussi à voiler l’enjeu de la sexualité — car c’est cette dernière

« réalité naturelle »qui tend à relativiser et donc à ridiculiser la« vérité culturelle »

qu’est l’hymen. En gros, cette conjonction de vérités naturelles et culturelles

mutuellement exclusives (mais paradoxalement coexistantes) est le mécanisme de

base de l’humour théâtral, qui est fondé sur ce que nous pouvons appeler des

disjonctions de l’être intensionnel, et partant, du contexte social.

Si Frye (1957 : 163), en décri-vant la structure de la comédie, a pu voir que

le personnage-obstacle constitue le noyau d’une société de la vieillesse, et que le

héros cristallise autour de lui une société de la jeunesse, c’est parce que cette

distribution de personnages se prête si bien au mécanisme du comique théâtral : les

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personnages âgés sont dotés de tous les bénéfices que leur culture peut leur offrir (le

pouvoir, l’argent, une position d’importance hiérarchique dans des institutions

familiales, sociales, politiques et professionnelles etc.) et de manière inverse, les

jeunes personnes n’ont probablement aucun accès à ces avantages — phénomène

social qui se reflète souvent dans la littérature française et antique, car quel groupe

se constituerait au centre de l’idéalisme, de la révolte — bref, de tout

mécontentement envers la société — si ce n’est la Jeunesse?

Il faut admettre que, tandis que la longue succession des scènes comiques de

ces pièces est ponctuée par une suite de compromissions de vérités culturelles par

des vérités naturelles, cette structure rythmique se réalise également sur le plan

global de l’intrigue : effectivement, celle-ci n’est autre que l’histoire de la

compromission d’une sociétéque les normes culturelles auraient voulu soutenirpar

une société usurpantequi ne respecte qu’un nombre minimal d’institutions

culturellement constituées— celles qui s’harmonisent avec sa préoccupation

centrale : en un mot, l’amour. Au lieu de traiter les deux sociétés comiques de

« jeune » et de « vieille », il serait plus pertinent de les nommer les sociétésde la

vérité naturelleet de la vérité culturelle: c’est là où la comédie peut faire rire en

critiquant le monde contemporain.3

Par conséquent, une intrigue comique qui conduit les personnages

3 Nous employons ces termes antithétiques non parce que la société dite naturelle est aculturelle— elle « habite » sans aucun doute la même société globale que son « adversaire » — mais plutôtpour montrer la différence idéologique, et conséquemment, « théologique » des jeunes : ils se fixentle but permanent de lutter contre les institutions culturelles qui les défendent de vivre selon leurvolonté — la ruse et le rire sont en effet leurs seules armes. La société de la vérité culturelle estédifiée et protégée par ces mêmes institutions — d’où sa tendance à les défendre incessamment,contrairement au projet anti-orthodoxe des « révolutionnaires du rire » que sont les jeunes.

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irrémédiablement, pour toujours, à la victoire de la nature et de l’amour,doit se

moquerde l’inutilité, prévisible par tous, des efforts de ceux qui s’opposent aux

gagnants universels. C’est grâce à une compréhension (peut-être inconsciente) de

cette caractéristique essentielle de la comédie que Beaumarchais a pu apprécier

l’humour du sous-titre qu’il donne auBarbier : La Précaution inutile. Il convient

d’examiner maintenant quelques exemples de cette relativisation de l’univers socio-

culturel.

Considérons un exemple des plusfaibles : une scène dans laquelle aucun

membre de cette « société de la vérité culturelle » n’est présent. Figaro, après avoir

drogué chacun des domestiques du médecin, qui est pour le moment en ville, rejoint

Rosine dans sa chambre, pour parler du jeune « Lindor », et pour parler d’amour :

ROSINE. — Avec qui parliez-vous donc là-bas si vivement? Je n’entendais pas,mais...

FIGARO. — Avec un jeune bachelier de mes parents, de la plus grande espérance;plein d’esprit, de sentiments, de talents, et d’une figure fort revenante.

ROSINE. — Oh! tout à fait bien, je vous assure! Il se nomme?...

FIGARO. — Lindor. Il n’a rien : mais s’il n’eût pas quitté brusquement Madrid, ilpouvait y trouver quelque bonne place.

ROSINE, étourdiment. — Il en trouvera, M. Figaro; il en trouvera. Un jeune hommetel que vous le dépeignez n’est pas fait pour rester inconnu.

FIGARO, à part. — Fort bien.(Haut.) Mais il a un grand défaut qui nuira toujoursà son avancement.

ROSINE. — Un défaut, M. Figaro! Un défaut! en êtes-vous bien sûr?

FIGARO. — Il est amoureux. [II,ii : 76-7]

Même si cette scène ne médiatise aucune polémique contre Bartholo, la source

centrale de son humour, à part le déguisement de « Lindor », n’est-elle pas la

manière dont Figaro se joue de Rosine en dépeignant l’amour du comte comme étant

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« un défaut », et en plus, « un grand défaut qui nuira toujours à son avancement » ?

Mais il s’agit de la même problématique que la comédie met sans cesse en scène :

l’exclusion mutuelle des aspects naturels et culturels de l’être mixte qu’est l’homme.

« Lindor », en d’autres termes, ne peut avancer dans lasociété culturelletelle qu’elle

se constitue, car il est amoureux, et se comporte selon « la loi » de cette

« affliction » naturelle, aux dépens de son assimilation aux normes conservatrices de

sa culture.

Nous postulons donc que les « situations fortes » qui, selon Beaumarchais,

font rire dans son théâtre — en d’autres termes, les scènes et situations comiques que

nous analyserons sous peu — ne constituent rien d’autre qu’autant de manifestations,

de mises en abyme paradigmatiques, de l’intrigue comique de la pièce, et de sa trame

essentielle qui serait la lutte inégale entre une sociétéà la vérité naturelleet une

sociétéà la vérité culturelle. Ou le contraire : l’intrigue de la comédie est conçue

précisément pour générer, et paradoxalement,refléter l’ensemble des paradigmes

comiques que la distribution des personnages, selon leurs aspects culturels,

permettrait de concevoir.

Tout en gardant cette observation en esprit, nous commençons ici l’analyse

« dynamique » et logiquement transcendantale du comique duBarbier de Séville.

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LE BARBIER : ÉTUDE APPROFONDIE

Si Scherer (Beaumarchais, 1982 : 12) a observé que cette comédie en quatre

actes cache, « derrière la pureté des lignes qui est la principale vertu dramaturgique

de la pièce, des glissements et des habiletés peu visibles » qui lui permettent de

générer malgré cette simplicité nombre de situations retorses et embrouillées, c’est

que la comédie, genre paradoxal par excellence, n’est rien d’autre qu’unmoteur

construit pour dysfonctionner: c’est un engin qui met en mouvement la construction

d’une micro-société dont les structures sont, comme un château de cartes, si aléa-

toirement équilibrées que le spectateur, enchanté de voir chanceler chaque nouvel

étage mal construit, se voit joyeusement apaisé lorsque l’édifice dégringole, en

entraînant avec lui chaque résident du royaume qu’il constituait. Voix précise et

ambiguë, énoncé éloquemment confus, la comédie est faite délibérément pour articu-

ler l’étrange ambivalence de l’animal cultivé qu’est l’homme, être physique et éthéré,

raisonnable et superstitieux, transparent et mystérieux — et dont le théâtre comique

nous permet de surprendre, en flagrant délit, chacune des contradictions inhérentes.

Le Barbier réalise cet « heureux dysfonctionnement » à chaque opportunité

et à tous les égards — non seulement en tant que construction littéraire, mais aussi

par rapport à l’univers des personnages, et de leuragon— depuis la structure de son

intrigue jusque dans la forme de chaque situation comique. Nul ne peut douter que

« la Précaution inutile »n’aurait jamais pu « avoir lieu » sinon grâce à une péripétie

invraisemblable mais agréable, une coïncidence tant gratuite (pour le spectateur) que

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nécessaire (à l’auteur) : la rencontre, dans une rue de Séville, d’un comte déguisé et

de son ancien valet, tous deux de Madrid. Et si le comique théâtral, comme nous

l’avons suggéré, résulte d’un genre très particulier de disjonction paradigmatique —

ce que nous décrivons hypothétiquement commeune logique objective se heurtant

à des constructions culturelles fragiles gérées, elles, par des métalogiques subjectives

— on ne doit pas s’étonner que le dramaturge s’emploie à multiplier les manifes-

tations de cet univers socio-culturel de diverses façons — réduites, exagérées et

enchâssées — tantôt en se limitant à l’envergure des personnages, tantôt en se

rapportant aux identités générales que ces derniers peuvent représenter, et même aux

personnes réelles dont ils se font l’écho, ou enfin qu’ils évoquent. Bref, si l’on a déjà

constaté (Frye, 1954) que larésolution ou « découverte » de la comédie arrive

normalement endeus ex machina, c’est qu’un dramaturge doit faire en sorte que ses

personnages reviennent d’un monde de rêves à travers la même glace carrollienne

qui les y avait conduits. L’élan qui lance une intrigue comique semble être défini par

le passage par une péripétieimprobable, voirepresque impossible, qui génère l’esprit

comique du spectacle en invitant le spectateur à abandonner son sens de la gravité

en le rendant, pour le moment, entièrement impraticable.

Dans les premières scènes de la pièce déjà, l’auteur, tout en avançant le projet

de générer l’intrigue, réussit à railler, parodier et même saluer, à clin d’oeil, plusieurs

éléments de la société contemporaine : écrivains, critiques littéraires, censeurs,

aristocrates, les femmes, l’esprit épicurien et ainsi de suite. Et le tout s’introduit sur

un ton déjà très allègre, en raison de la structure intensionnelle de ce début de

comédie — ce que nous ne tarderons pas à examiner.

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L’acte premier

Le rideau s’ouvre, comme nous l’avons vu, sur le soliloque du comte

Almaviva, qui babille à propos de la situation dans laquelle il s’est mise : amoureux,

il guette la « demoiselle » en question, qu’il a suivie depuis Madrid jusqu’à sa porte

sevillana. A première vue, aucune structure comique, à part l’image d’un homme

amoureux au point de la distraction, ne semble tomber sous le sens. Pourtant on ne

saurait imaginer la première scène sans être doucement transporté par l’esprit

subtilement léger que l’auteur insinue dans le texte. Il semble que le soliloque, acte

qui subvertit la grammaire de l’articulation de la parole, soit profondément orienté

vers une disjonction comique.4 En plus, si le public théâtral, naturellement non

insensible à l’aspect légèrement étrange d’un homme seul qui se parle à l’aube,

commence déjà à s’amuser, à un degré presque impalpable, de l’acte même d’un

énoncé sans interlocuteur ostensible, la venue soudaine d’un second personnage, un

auditeur potentiel, ne réalise-t-elle pas uneexplicitationde cet effet comique subtil,

le rendant moins ambigu parce que plus visible?

Examinons ce qu’il y a dans la structure intensionnelle de ce début. La

première scène commence donc par un soliloque et se termine lorsque le comte,

comme éveillé de la distraction consistant à s’adresser une absence — communiquer

dans la solitude totale — soudain n’est que trop conscient de la présence d’un autre :

il se cache, non pour ne pas être vu par les résidents de la maison de Bartholo — il

4 Une tragédie d’ailleurs ne débuterait pas ainsi : si un auteur tragique osait commencer par unsoliloque, ce serait sur un ton sérieux, et le sujet grave du monologue viendrait vite étouffer toutepossibilité de prendre la scène au léger.

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est déjà déguisé — mais pour éviter qu’on le surprenne engagé dans un acte

contradictoire et suspect : « Au diable l’importun! » et il se sauve.

Si le comte fait sourire en « dialoguant » tout seul, c’est parce que parler est

un acte non seulement social, mais qui implique une métalogique culturelle : la

manière dont on parle, par exemple, pour exprimer une pensée donnée, dépend de

l’identité de l’interlocuteur et de la situation d’énonciation. Ici pourtant le récepteur

est un néant culturel et physique, puisque Almaviva ne parle à personne. En d’autres

termes, il projette sur un état de choses concret (celui d’être tout seul au milieu d’un

Figure 1.5 : la désintension pseudo-exogène utopophile

certain nombre de maisons) une intension culturelle — celle de reconnaître une

intelligence avec qui communiquer — ce qui s’avère « faux ».

On pourrait d’ailleurs imaginer un Almaviva parlant à une statue, ou à un

chien, ou au corps d’un mort, ou à une personne endormie — mais la projection

d’une identité d’interlocuteur n’en serait pas moins suspecte — au contraire elle le

serait davantage sans aucun doute. Ceci nous suggère que ce sur quoi on projette une

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identité d’interlocuteur anthropomorphe est immatériel — car la projection n’est pas

moins défaillante si elle vise un objet concret.

Si Kalinowski (1985 : 72) définit l’objet intensionnel comme une entité

idéelle vers laquelle « notre intellect peut tendre [...] à l’instar d’un être réel », ce

paradigme comique, peut-être le plus fondamental, est généré par une tentative de

la part de l’intellect detendre vers un objet intensionnel qui, même selon la

grammaire quasi-logique de l’immatériel, doit être considéré comme n’ayant aucune

existence ou pour le moins aucune présence.5 La figure 1.5 montre la syntaxe du

paradigme, selon un modèle que nous présentons ici comme une « hypothèse empi-

rique ». De façon provisoire nous appellerons ce genre de paradigme lecomique

utopophile, parce que trouvant ses origines dans une « attraction » (gr.φιλος, philos)

vers une « nulle part » (gr.υτοπος,6 utopos) qu’on imagine comme « étant » à un

certain « endroit ».7 Dans l’illustration le cercle en pointillée représente cette non

entité, la flèche solide étant, elle, l’élan intellectuel fautif qui consiste à essayer de

projeter un être intensionnel non-présent ; la flèche ondulante représente laconsé-

quence déstabilisantede cette erreur, notamment ladésintensionou « destruction

idéelle » des structures intensionnelles présentes, créant l’impression d’une chute-

libre socio-culturelle qui stimule le rire (nous en reparlerons). Le symboles*

représente le Sujet transcendantal, l’étoile à six pointes signifiant les trois « dime-

5 Un autre exemple courant de ce paradigme est celui des « moulins diaboliques » dansDonQuichottede Cervantes (1982). Nous en reparlerons : le comique « quichottiste » est plus complexe.

6 Un mot qui n’existe pas en grec ancien, More l’inventa durant la renaissance.

7 Cf. le concept philosophique de l’eidétique objective, leDasein(« être-là ») chez Heidegger(1978) et, d’un point de vue différent, dans l’oeuvre de Jaspers.

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nsions » dans lesquelles s’articule ce dernier, qui a (1)conscience et volitionvis-à-

vis de l’univers (2)matériel et immatérielqui se manifeste (3)chez soi-même et chez

l’autre. Le cercle intérieur représente l’idée de l’être physique de l’actant, et les

cercles concentriques signifient les classes ontologiques de son être intensionnel.

L’erreur épistémologique qui fait rire ici nous révèle une opération socio-

culturelle dont le fonctionnement est disjoint, et que l’on peut aussi restituer en tant

queconjonction: parler est non seulement reconnaître l’altérité d’unêtre, mais c’est

projeter sur ce dernier une intension, notamment une synthèse idéelle des abstractions

représentant uneintentionnalité conscientepertinemment attentive — ainsi appelée

parce qu’ayant la volonté et la compétence spirituelle pour interpréter la

communication. Si reconnaître un autre — non seulement du point de vue de

l’altérité de son être physique mais aussi selon son identité immatérielle — fait partie

des transactions sociales les plus simples, nous pourrions conclure que ce paradigme

comique est parmi les situations ridicules fondamentales, grâce à sa simplicité :

conférer une identité (en projetant un objet intensionnel général) à une entité qui ne

peut soutenir une telle projection, parce que la grammaire intensionnelle ne lui

permet pas d’exemplifier l’identité générale en question.Ici l’objet intensionnel

général peut évidemment être n’importe quelle foncteur socio-culturel construit. Si

l’on renverse la formule métaphorique de Bergson (1912 : 10), il semble être proche

de notre modèle : il s’agit presque de « plaquer duvivant sur dumécanique».

Ce modèle explique l’esprit comique, admettons-le très subtil, du soliloque

d’Almaviva, et en partie, de celui de Figaro. En partie? Effectivement — car une

lecture attentive de l’entrée de Figaro nous dévoile, comme dans la tradition

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shakespearienne la plus pure, l’augmentation, encrescendo, de ce même paradigme

de la désintensionutopophile: tantôt implicite (scène i), ensuite explicité par

l’optique d’un témoin potentiel (l’entrée de Figaro), maintenant multiplié (Figaro

répète cet acte), le comique essentiel de la situation est de plus en plus évident.

Examinons : le barbier, exactement comme c’était le cas chez le comte,

s’introduit par le biais d’un soliloque ; en plus il s’agit maintenant d’un locuteur qui

« ignore » non seulement la contradiction inhérente à sa situationper se, mais qui

se montre inconscient d’une présence humaine qui l’explicite. On observe davantage

que Figaro — contrairement à un comte qui ne faisait ques’adresser à un néant —

continue d’augmenter le degré d’explicitation de ce même paradigme comique, en

se parlant à la fois en situation logiquement inconséquente, et — parce que respec-

tant une forme intensionnellement étoffée — de manière culturellement valorisée,

grâce au chant. Car chanter est non seulement représenter, et jouer, c’est aussi

s’imaginer un jeu dont les « règles » supplémentent celles normalement impliquées

par l’acte social de parler.8 Ceci implique alors l’acte de respecter les formes et les

usages purement culturels d’un genre de communication investi de dimensions

esthétiques, idéologiques et emphatiques — à savoir leversde lachanson:

SCENE II : FIGARO, LE COMTE, cachéFIGARO, une guitare sur le dos attachée en bandoulière avec un large ruban : ilchantonne gaiement, un papier et un crayon à la main. —

Bannissons le chagrin,Il nous consume :

Sans le feu du bon vin,Qui nous rallume,

Réduit à languir,L’homme, sans plaisir,Vivrait comme un sot,Et mourrait bientôt. [I,ii : 50]

8 ConferHomo Ludens, dans lequel Huizinga (1950) étudie le concept du jeu à l’aide de nombred’exemples amusants. Nous en reparlerons.

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Bref, on voit non seulement que le vide que crée l’absence d’interlocuteur connu se

voit évacué davantage — par sa mise en relief contre un interlocuteur réel — mais

en même temps, nous appréhendons la croissance et la cristallisation renforcée du

geste socio-culturel qui se destine à ce néant. Effectivement, comme Rabelais le

remarqua, les vers constituent une sorte d’articulation plus « cultivée » que la prose,

grâce aux formes culturelles qu’ils respectent.

Le paradigme de la « désintension utopophile » est donc augmenté par sa

récapitulation par Figaro. Mais cela n’est pas le seul élément de cecrescendo— car

tout au long de l’amplification de cette mélodie de la désintension utopophile nous

Figure 1.6 : la désintension exogène elliptique

devenons de plus en plus conscients d’un contrepoint : il s’agit de l’introduction

d’une autre structurepresque inverse — car si projeter un statut intensionnel

(implicitement humain) là où il n’a pas lieu d’être constitue une contradiction dans

la métalogique mixte des états de choses culturels (et donc sémiotisés), le contraire

amuse grâce au contraire de la dysfonction (voir la figure 1.6) : ici pourtant il s’agit

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du fait qu’on néglige de reconnaître et de projeterune intension sur le sujet

transcendantal d’un personnage qui en constitue « en fait » une figurativisation

pertinente. C’est ce qui a lieu lorsque la présence d’un Almaviva caché explicite la

désintension comique opérée par la disjonction que réalise Figaro dans son « pseudo-

soliloque ».9 Dans la dernière illustration, nous empruntons au langage symbolique

électronique, dans lequel l’absence de contact d’un circuit avec un autre est

représenté par une intersection dont l’une des lignes « saute au-dessus » de l’autre

— ce qui signifie ici que la conception socio-culturelle projetée par le sujet

transcendantalsi* sur son milieu réalise une ellipse par rapport à une intension que

nous voyons comme pertinemment manifestée chezsj*. En plus, puisqu’il s’agit d’une

erreur par rapport à la perception del’autre, nous la qualifions d’exogène(gr.

γενεσις, « origine »,εξ « extérieur »), relativement au sujet qui se trouvefautif.10

Ainsi nous avons vu dans la seule syntaxe intensionnelle des deux premières

scènes duBarbier la manière dont se réalisent les deux paradigmes comiques peut-

être les plus simples, et comment le ridicule se manifestant implicitement peut être

explicité, non seulement du côté du geste comique (dont ledegré de définition

augmente) mais aussi dans le contexte de la situation ambiante (dont l’accueil

inhospitalier, l’incongruité, vis-à-vis du geste se multiplie).

9 Nous verrons que ces deux paradigmes constituent ensemble l’essentiel de l’esthétique dudéguisement comique : celui-ci fait rire en invoquant dans l’esprit du public l’un ou l’autre de cesparadigmes, ou les deux — lorsqu’un déguisement réussit à tromper, c’est qu’un récepteur quelconquereconnaît dans le déguisé une modalité intensionnelle, une identité, qui ne lui appartient pas, ou, aucontraire, manque d’en reconnaître une qui lui appartient pertinemment mais qui est caché.

10 Dans cette illustration nous avons réduit le paradigme à sa forme la plus simple ; en réalité ils’agit dans ce cas d’une double-ellipse, car la non reconnaissance del’être physiquede l’autreaccompagne et explicite celle de son identité culturelle, elle aussi ignorée de façon erronée. Nousaurions donc pu illustrer la flèche de l’élan interprétatif comme élidant aussi le cercle intérieur de sj

*.

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Si Bergson a su, grosso modo, repérer une sorte de formule générale — qui

semble se référer à deux paradigmes rigoureusement distincts selon notre modèle —

nous sommes obligés, en examinant la sémantique de la chanson, de nous rappeler

une observation plus vénérable (et qui englobe la formule de Bergson) sur la nature

du comique, notamment celle de Socrate que nous avons déjà évoquée. Car Figaro,

en chantant, s’exprime non seulement de façon délibérée (il commente consciemment

son rôle d’auteur en le pratiquant) mais aussi inconsciemment (il révèle à travers la

chanson son autoportrait et, de façon « inattentive », réalise une sorte decaricature

implicite de sa propre personne, notamment de son hédonisme « extrêmement

ibérique ») — ce qui ne manque pas de rappeler l’hypothèse socratique du ridicule,

quoique sa manifestation soit ici très atténuée :

Jusque-là ceci ne va pas mal, hein, hein!

...Et mourrait bientôt,Le vin et la paresseSe disputent mon coeur...

Eh non! ils ne se le disputent pas, ils y règnent paisiblement ensemble...

Se partagent... mon coeur. [I,ii : 50]

Pour ce qui est de la nature et du fonctionnement du comique de la caricature ce que

nous avons déjà observé doit suffire pour le moment — nous y reviendrons une fois

que les nuances de notre modèle seront élaborées de façon à nous permettre d’en dire

davantage. Ce qui nous concerne ici est plutôt la manière dont advient soudainement

la possibilité que le public, dès la première « intervention » en prose qu’il

appréhende, est surpris d’apprendre qu’il ne s’agit pas tout simplement d’un chanteur

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« articulant la parole d’autrui en son nom propre »11 mais au contraire d’une

instance créatrice créant in flagrante delicto, et en ce sens qui parle aussi au nom

d’une «autre première personne». Cette observation est importante : elle signifie

que les huit premiers vers de la chanson sont interprétés d’abord selonunemodalité

d’énonciation (une représentation spontanée surprise par un autre, caché) — et

ensuite selon une autre — le public ré-interprète les sens de la situation, comme

Almaviva a dû le faire en se rendant compte qu’il n’était plus seul, d’après une

nouvelle information. En d’autres termes, la conscience socio-culturelle du public est

directement impliquée dans le jeu, comme l’est celle de Figaro et du comte, et la

mise en scène des « consciences socratiques » se voit subvertie encore plus au

moyen de ce que l’on appelle en philosophie analytique une « réécriture

orwellienne »12 de la perception à la base des Gestalten socio-culturelles de

l’articulation. Le spectateur se voit « taquiné » par uneconstruction inventée par

l’imagination d’un auteur— grâce à la multidimensionnalité paradigmatique des

structures présentes ; un réseau de structures intensionnelles en conjonction

« correcte » est devenu « faux » et une projection appropriée se voit transformée,

sans qu’elle change en soi, en disjonction utopophileexogène par rapport au public.

De plus, cette nouvelle dimension du « dialogue monologué » n’est plus

désormais simplement implicite (la moitié de la « conversation » s’articulant) mais

11 Cf. Übersfeld,Lire le théâtre, p.7.

12 Pour apprécier la théorie que représente cette métaphore — selon laquelle une perception estentièrement réalisée et ensuite abandonnée en faveur d’une autre qui la remplace (cf. la théorieconcurrente de la « suppression stalinienne » de la première image avant qu’elle ne soit réaliséeentièrement) — il convient de consulter l’oeuvre du philosophe D.C. Dennett, notammentContent andConsciousness(1969),Brainstorms(1978) etConsciousness Explained(1992).

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explicite — deux « voix différentes » se débattent autour d’une question d’ordre

philosophique et esthétique : le locuteur « des vers » s’exprime dans un contexte

esthétique spontané, tandis que « l’autre », « le critique prosaïque », semble parler

pour commenter ce qu’il « observe » chez le premier. De cette façon la « voix

interruptrice » réalise en même temps unerelativisation de l’actecérémonialqui

consiste à chanter. En effet, si cette interruption de l’énoncé poétique chanté nous

paraît comme une discontinuité brusque, c’est que nous sommes sensibles à

l’existence d’uneintension éphémèremanifesté chez le chanteur et que l’on pourrait

qualifier de « statut spécial » qui, selon la métalogique culturelle de l’interprétation

publique, interdirait toute interruption non par prohibition explicite mais moyennant

une sorte d’enchantement subjectif, un tabou. Alors l’intervention de « l’autre » voix

qui parle en prose nous apparaît comme une rupture presque brutale, et nous sommes

amusés encore par une manifestation du paradigme de la désintension elliptique, car

« l’autre » Figaro qui intervient subvertit les rôles complémentaireschanteur-

audience, tout en continuant paradoxalement de manifester la « négligence » qui

consiste à adresser une parole à soi-même, acte comique qui est, toujours de façon

amusante, surpris par un comte caché.

Il est donc clair que si un événement donné met en question laconscience-de-

soi d’un personnage (soit vis-à-vis del’autre), moyennant l’ignorance des modalités

intensionnelles qui relèvent de la situation, il s’agit en fait d’une classe entière de

paradigmes comiques susceptibles d’être explicités, enchâssés et répétés à plusieurs

reprises. Voilà ce qui se produit dans ces premières scènes, malgré le degré assez

faible de la première manifestation des paradigmes. La qualité atténuée du comique

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réalisé par ces deux scènes ne compromet donc aucunement la manière dont ce

début, déjà doté généreusement de quiproquos subtils, établit la « franche gaieté »

de la pièce qui dispose le spectateur à « prendre conscience de la conscience-de-soi »

des personnages et ainsi à appréhender les subtiles disjonctions des structures

sociales qui se mettent en scène.

Revenons à la sémantique de la chanson de Figaro. Certes, il est pertinent

d’examiner celle-là en fonction du rôled’icône de Beaumarchaisqui s’investit dans

ce personnage ; selon cette optique, l’esprit bachique rappellerait la « liberté » de

l’esprit théâtral si cher au dramaturge, et l’image d’une vie sans vin correspondrait

peut-être au manque de joie de vivre chez les critiques et les censeurs, qui vivraient

certainement — aux yeux de Beaumarchais — une vie sans plaisir.

Ce genre d’interprétation s’avérerait cependant douteux — s’il ne s’intégrait

de façon harmonieuse avec la suite de la scène. Ici Figaro, dont la philosophie est

le reflet théâtral de celle de Beaumarchais, évoque explicitementune introspection

d’auteur face aux problèmes dupotentiel d’une réception défavorable:

Dit-on se partagent?... Eh! mon Dieu, nos faiseurs d’opéras-comiques n’yregardent pas de si près. Aujourd’hui, ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on lechante.(Il chante.)

Le vin et la paresseSe partagent mon coeur. [I,ii, p.50]

De façon paradoxale, ce faux duetto « Figaro-auteur / Figaro-critique » fait penser

à l’idée de l’ignorance de soi —γιγνωσκειν εαυτον— chez ses « collègues » de

l’opéra-comique ; si l’image de leur métier est pertinemment mise en doute par la

question de leur compétence linguistique, celle-là se voit directement relativisée, à

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l’insu des écrivains en question, et sans que leur présence soit réalisée sinon dans

l’imaginaire intensionnel, par l’insuffisance de celle-ci. De plus cette remarque

mesquine ne manque pas d’évoquer la rivalité traditionnelle qui existait entre la

Comédie-Française et l’Opéra-comique — de sorte que le spectateur soit conduit à

imaginer lesidentitésdes deux camps, sans avoir besoin de les voir figurativisées,

et conçoit l’une comme réussissant à ridiculiser l’autre. Il paraît donc que cette

impossibilité de répondre durant le spectacle augmente la vulnérabilité de la victime,

qu’elle soit présente au théâtre ou non : lorsqu’unerègle socio-culturelleempêche

celle-là d’agirconcrètementen réponse, on observe effectivement l’avènement d’un

nouveau paradigme comiquecomposé— et que nous nommons pour l’instant le

« témoin muet » (nous y reviendrons).

Notre but ici n’est toutefois pas d’évaluer l’importancerelative des sens

diégétiques et extradiégétiques de ce passage dans le contexte social de l’époque ;

il nous suffit de montrer que le lecteur, en interprétant le texte selon notre protocole

de la signification décrit antérieurement, a la possibilité de construire tout un

kaléidoscope de sens possibles — non seulement selon divers contextes, maisd’après

plusieurs perspectives ontologiques à la fois. On évalue ici un seul énoncé — en

même temps — selon le caractère de Figaro, selon la relation de celui-ci avec son

milieu, selon la perspective de Beaumarchais, et de la pratique et de l’esthétique

rapporté par Figaro mais appartenant aux faiseurs d’opéras-comiques réels, et ainsi

de suite. Il semble effectivement que le spectateur soit chargé par la nature plurielle

des intensions du texte de tenir compte d’une multiplicité de structures

ontologiquement distinctes mais transcendantalement « emballées » par la structure

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de surface — ce qui semble soutenir, encore, notre modèle du sujet transcendantal

et de ses intensions. Cette fécondité intensionnelle, loin d’obscurcir et de confondre

les structures de l’ouvrage, sert en effet à multiplier les possibilités comiques du

spectacle.

La scène continue à se développer en multipliant ces mêmes mécanismes. De

nouveau, l’analyse sémantique de la chanson de Figaro doit tenir compte de la

manière dont la ballade participe à la caractérisation du personnage ; si nous avons

trouvé plaisante la manière dont celle-ci brosse le portrait d’un homme

« démesurément dionysien », l’allegria de cette image ne peut qu’être augmentée par

le fait que Figaro ignore la présence d’un autre (une modalité temporaire mais

pertinente quand même). Le barbier semble ignorer également la manière dont sa

gaieté semble réaliser une caricature de son caractère, de sonWeltanschauung. Cette

observation semble peut-être subjective, mais rappelons-nous combien, pour pouvoir

rire d’un personnage qui semble s’ignorer («γιγνωσκειν εαυτον » selon le terme

socratique), on a besoin deconnaîtrecelui qui nous paraît dans l’erreur — car c’est

par rapport à notre connaissance de l’identité en question que nous avons la

possibilité de réaliser un jugement très subtil sur sa propre connaissance-de-soi. Ici

l’auteur brosse un portrait plus étoffé de Figaro en se moquant de façon théâtrale, à

travers ce personnage (un barbier qui veut imiter les vrais auteurs), de son propre

métier d’écrivain. Nous remarquons ici la spontanéité insouciante de Figaro d’une

part et l’esprit délibéré du projet extradiégétique de Beaumarchais de l’autre :

Je voudrais finir par quelque chose de beau, de brillant, de scintillant, qui eût l’aird’une pensée. (Il met un genou en terre et écrit en chantant.)

Se partagent mon coeur.

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Si l’une a ma tendresse...L’autre fait mon bonheur.

Fi donc! c’est plat. [...] Il me faut une opposition, une antithèse [...] Eh! parbleu, j’ysuis! [...] Fort bien, Figaro!... (Il écrit en chantant.)

Le vin et la paresseSe partagent mon coeur;Si l’une est ma maîtresse,L’autre est mon serviteur,L’autre est mon serviteur,L’autre est mon serviteur.

Hein, hein, quand il y aura des accompagnements là-dessous, nous verrons encore,Messieurs de la cabale, si je ne sais ce que je dis. (Il aperçoit le Comte.) J’ai vu cetabbé-là quelque part. (Il se relève.) [I,ii : 51]

Cette référence aux censeurs (dont certains aristocrates) actifs contre l’auteur en fin

de XVIII e siècle — notamment « le Journaliste de Bouillon », « les Gens de lettres »,

le Censeur Marin et la « Critique » évoqués dans laLettre modéréequi préface

l’édition en quatre actes de 1774 — ne manque pas de déclencher ce nouvel effet

comique que nous avons appelé le « témoin muet » : si le spectateur voit que le

spectacle de la pièce est évidemment une affaire entièrement publique, il ne peut

qu’imaginer que ces mêmes « Messieurs », qui n’ont aucun droit de répondre ni dans

le contexte du spectacle en train de se dérouler ni dans celui du monde imaginaire

de la Séville qu’il dépeint, sont forcés de se considérer « absents » par rapport au

Beaumarchais qui se moque d’eux à travers Figaro ; absence qui ne fait qu’expliciter

leur « ignorance » apparente, leur « inconscience », d’un coup dont la pertinence

exige pourtant une réponse. Donc si ce petit « attentat » réussit à l’amuser, le

spectateur se représente dans l’esprit une conscience des deux paradigmes que nous

avons vus, ici emballés ensemble en forme composée — car tout censeur présent au

théâtre, s’il se voit clairement impliqué, doit cependant s’effacer devant

l’apostrophe ; en effet,reconnaîtrel’insulte offerte par un personnage signifierait,

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dans la perspective extradiégétique d’une part, se mettre en colère contre une création

imaginaire, réalisant ainsi un acte ridicule — une désintension utopophile ; d’autre

part,ne pas « reconnaître »l’insulte serait, dans l’ontologie de l’univers imaginaire

de Figaro, ne pas réussir à appréhender une réalité intensionnelle pourtant vérifiée

par le rire du public : on s’est laissé ridiculiser. Nous avons donc la possibilité

d’abstraire de ce procédé théâtral du « témoin muet » la manière dont le dramaturge

met sa proie, les Messieurs en l’occurrence, en « échec ontologique », comme

lorsqu’un Chevalier est déplacé pour menacer à la fois la Reine et le Roi de

l’adversaire au jeu d’échecs : aucun recours n’existe, et la même possibilité d’en

chercher une est éliminée. L’aspectthéâtral de ce coup de génie de Beaumarchais

consiste donc en l’application en multiplicité ontologique d’un mécanisme comique

qui, comme on le verra, s’emploie le plus souvent entre les personnages (celui qui

ment est soumis par exemple au chantage incontournable par celui qui surprend le

mensonge). En somme, il est déjà clair que dans la comédie, les intensions de la

parole sont au moins aussi pertinentes que les extensions que la sémiotique a

l’habitude d’examiner.

La fin de ce « dialogue en soliloque » n’est ni l’entrée ni la sortie d’un

personnage — c’est la prise de conscience mutuelle par Figaro et Almaviva de la

présence de l’un et de l’autre. Le barbier, qui ne craint pas la possibilité que l’on

surprenne sa « conversation » (il n’a rien à cacher, pour l’instant) saute directement

depuis la reconnaissance d’un autre à la question de savoirqui estcet autre. Nous

notons qu’il y projette une intension, une identité, que nous « savons être fausse » :

« J’ai vu cet abbé-là quelque part ». C’est la première réalisation des fins

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extradiégétiques de la comédie : donner lieu à des quiproquos qui amusent en

fonction de la désintension exogène à la fois elliptique (Figaro ignore l’identité

« réelle ») et utopophile (il reconnaît chez l’autre une intension « inexistante »). Le

comte est donc déguisé, comme on le savait. Le héros, lui, semble reconnaître plutôt

le caractère, et non la figure, de l’autre : « Cet homme ne m’est pas inconnu! »

« Bravo » donc encore pour l’efficacité du dramaturge : un esprit comique

établi dès le premier moment déjà cède enfin la place à une première conséquence

concrète du déguisement d’Almaviva, un effet comique dû à un quiproquo et qui, de

façon significative, fait avancer l’intrigue, en réalisant la rencontre qui la lancera :

LE COMTE. — Cette tournure grotesque...

FIGARO. — Je ne me trompe point ; c’est le Comte Almaviva.

LE COMTE. — Je crois que c’est ce coquin de Figaro.

FIGARO. — C’est lui-même, Monseigneur.

LE COMTE. — Maraud! si tu dis un mot...

FIGARO. — Oui, je vous reconnais ; voilà les bontés familières dont vous m’aveztoujours honoré. [I,ii : 52]

En examinant l’ensemble de cette rencontre, nous observons combien il est amusant

de voir s’établir et s’étoffer les vraies identités, processus qui ne met en relief les

« erreurs » comiques qui consistait à les méprendre. Aussi nous notons que ces deux

personnages, avant d’entrer en « contrat concret » pour réaliser un « stratagème »

destiné à aider le comte, « négocient » en situation de « contrat potentiel » qui révèle

de manière profonde, et amusante, chacune des différences spirituelles non seulement

entre les identités des deux hommes (des projections particulières d’objets

intensionnels) mais entre leurs classes sociales (des objets intensionnels généraux

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susceptibles d’être projetés). Cette adéquation, comme nous l’avons déjà signalé,

réalise la possibilité de commenter et de ridiculiser la société contemporaine,

processus que Beaumarchais lui-même avait appelé « divertir en corrigeant », se

rappelant le mot de Molière, auteur duTartuffe, selon lequel « la comédie est un

poème ingénieux qui, par des leçons agréables, tend à reprendre les défauts des

hommes ».

Le spectateur sent tout de suite comment le dramaturge insinue, dans le

« duel d’esprit » qui suivra, la reconnaissance d’une hiérarchie d’une part, et

paradoxalement, un échange de défis d’autant plus légers qu’ils sont, au fond,

affectueux. Ici l’auteur nous révèle, au moyen d’un jeu consenti et mutuel, que la

relation est caractérisée par une certaine intimité — et que chacun, dès les premiers

moments de l’entretien, s’avère être en quelque sortel’exemple et le porte-parolede

son milieu social et de son identité, non seulement de façon absolue — chaque classe

a des traits qui semblentse décrireeux-mêmes — mais aussi de manièrerelative—

car la classe de l’un se définit en grande partie par rapport à l’autre. Ici, si Almaviva

taquine un Figaro bon-vivant, celui-ci continue à jouer le rôle mythique du « pauvre

homme commun » — comme pour se protéger contre le pouvoir des « grands », tout

en espérant provoquer de la pitié, voire de la générosité. On note l’ambiguïté de ces

identités, qui semblent être vraies tout en subissant une mise en question, voire une

accusation implicite d’hypocrisie, l’une par l’autre :

LE COMTE. — Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras...

FIGARO. — Que voulez-vous, Monseigneur, c’est la misère.

LE COMTE. — Pauvre petit! Mais que fais-tu à Séville? Je t’avais autrefoisrecommandé dans les Bureaux pour un emploi.

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FIGARO. — Je l’ai obtenu, Monseigneur, et ma reconnaissance...

LE COMTE. — Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que jeveux être inconnu?

FIGARO. — Je me retire.

LE COMTE. — Au contraire. J’attends ici quelque chose ; et deux hommes quijasent sont moins suspects qu’un seul qui se promène. Ayons l’air de jaser. Eh bien,cet emploi? [I,ii : 52-53]

De manière évidente les formules d’adresse employées par ces hommes pourse dé-

signer l’un et l’autre de façon identique — au singulier de la deuxième personne —

se distinguent cependant pour ce qui est de leur fonction designifier leurs identités

— car si d’une part le tutoiement s’adresse directement à l’être humain qu’est Figaro,

le voussoiement de l’autre par celui-ci nedésigneAlmaviva qu’en signifiant son

identité socio-culturelle : ainsi le « vous », le « Monseigneur » et le « Votre Ex-

cellence » se référeraient plutôt austatutdu comte qu’à sa personne.

Voilà les premiers détails de l’être culturel qui caractérise et détermine

l’interaction entre ces deux personnages — notamment en concrétisant lesrelations

par rapport auxquelles le comique du débat spirituel se réalise; si leurs rôles

sociaux se voient « compromis » et subvertis par l’esprit badin de la conversation,

c’est que le caractère particulier de l’un semble mettre en question, de plusieurs

façons, l’identité culturelle de l’autre. Spécifiquement, le comte abandonne une partie

de ce que sa noblesse semblerait exiger en politesse, se permettant d’évoquer,en

guise d’observation objective par rapport à la possibilité de reconnaître l’autre, un

aspect corporel de Figaro, à savoir son embonpoint : « Te voilà si gros et si gras ».

Cette observation est importante, parce qu’elle montre commentl’emploi d’une

logique objective(reconnaître un être physique d’après ses propriétés) sert àdéguiser

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l’intention railleusequi consiste à évoquer, de façon culturellement valorisée comme

non complimenteuse,le corpsde son interlocuteur. Le comte réalise ainsi une paire

d’antithèses parallèles qui, implicitement, subvertissent la métalogique culturelle

d’une rencontre polie entre deux personnes qui se connaissent : si la supposée

« logique objective » semble compromettre les formules rituelles de politesse que les

usages sociaux exigeraient, lecorpsd’une personne n’est pas le premier aspect de

l’autre « qu’il convient » de reconnaître selon la culture des interlocuteurs — que

celle-ci soit vue comme étant espagnole, française ou simplement « occidentale ».

Cette réplique d’Almaviva nous permet, à elle seule, d’identifier une nouvelle

observation d’ordre théorique : ce qu’il y a de naturel chez l’être humain — son

corps en l’occurrence — peut être articulé de façon à ce qu’il compromette un aspect

culturel d’un événement — une identité sociale qu’il conviendrait de reconnaître, ou

une forme de politesse qu’il faudrait respecter — de sorte que l’on se rende compte

d’une classe entière de paradigmes comiques, notamment la désintension (la

compromission intensionnelle) du culturel par le naturel — ce que nous appellerons

désormais ladéculturation,13 et que nous distinguons de larelativisation, elle, un

type de désintension attribuable à la compromissiond’unestructure culturelle parune

autre elle aussi culturellement construite mais contextuellement incompatible avec

la première. Nous en reparlerons.

13 La déculturationregroupe entre autres le comique grossier, sexuel et morbide, tandis que larelativisation, dont l’exemple paroxystique se manifeste dans lacomédie des manières, comprend lemot d’esprit, le cynisme, et tout effet comique dû, comme on le voit dans lesLettres persanesdeMontesquieu, à une disjonction interculturelle ou intraculturelle. Selon notre terminologie, ladésintension est donc un terme plus général comprenant les deux concepts décrits ici, car ce termegénéral inclut ce qu’il y a de commun dans les deux phénomènes : la dégringolade d’un ou deplusieurs objets intensionnels face à un problème d’ordre paradigmatique.

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Revenons à la manière dont l’apparentelogique objectiveà laquelle recourt

le comte — qui abstrait une propriété corporelle de Figaro, et en la mettant en relief,

le désigne pour s’en moquer — crée un « faux prétexte » qui prétend justifier et

déculpabiliser le faux pas qui consiste à évoquer gratuitement le poids d’une

personne obèse. Ici il s’agit, encore, d’une forme de déguisement : car si nous avons

postulé que la conscience socio-culturelle d’un sujet transcendantal s’accompagne

nécessairement d’unevolontéqui serait en quelque sorte lesoufflequi la fait vivre,

le concept même de l’identité doit ici être élargi pour pouvoir comprendre toute

manifestation culturellement pertinente de cette intentionnalité-conscience, qu’il

s’agisse ou non d’emprunter à la culture ambiante une identité archétypique qu’on

peut projeter. En d’autres termes le comte déguise sonintention moqueuse, sans

adopter en aucun sens une identité permanente et reconnaissable telle celle du clown,

du fou etc. Il s’agit d’uneposture momentanée— aussi celle-ci, parce qu’elle

participe aux intensions générant le comique de la situation, se compte néces-

sairement parmi les modalités de l’être intensionnel que nous avons postulées comme

véhiculant le comique. Ce qui veut dire que nous allons devoir, en analysant le

comique de façon rigoureuse, tenir compte de la distinction conceptuelle qu’identifie

Ricoeur (1990 : 12-13) entre l’identité-idemet l’identité-ipse— celle-ci étant,

comme la posture du comte, éphémère, celle-là, comme le titre et le nom d’Alvaviva,

permanente. Cette nuance a son importance : si ces deux formes d’identité participent

du comique, on ne peut plus guère mettre en question la manière dont l’intensionnel,

l’identité, apparaît comme étant l’institution anthropologique dont le

dysfonctionnement est la source du comique.

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De manière significative, nous noterons que l’aspect humoristique de la

remarque du comten’est pas vraimentvoilé par le prétexte qui l’a générée : ce

« déguisement » n’est pas, en un sens, fait pour « réussir » — au contraire il se

compromet lui-même. En effet, ni Almaviva ni Figaro ne sont inconscients du fait

que la posture adoptée s’avère « insincère » — car le comte veut que Figaro

comprenne qu’il entendautre chosequ’une explication de la raison pour laquelle le

comte n’avait pas tout de suite identifié son ancien valet — Almaviva veut

certainement que celui-ci remarque la moquerie, et qu’il comprenne qu’il s’agit en

fait d’une accusation — selon laquelle les « plaintes » que Figaro est supposé avoir

toujours avancées, vu sa position sociale peu enviable, sont mal fondées. La réponse

de Figaro est très intéressante : il continue le jeu des « déguisements échoués »,

comme pour reconnaître que le comte a raison, comme pour se moquer de lui-

même : « Que voulez-vous, Monseigneur, c’est la misère ». Ici Figaro fait semblant

de se référer à son poids excessif comme étant quelque chose d’indésirable, un

malheur — ce qui constitue une « posture » qui déguiserait, de façondélibérément

défaillante, l’excellente situation financière dans laquelle Figaro se trouve

actuellement — et voilà le point que le comte semble vouloir remarquer, comme

pour désarmer toute tentative de la part de Figaro pour demander quoi que ce soit

de son ancien maître. Ceci contribue également à la « caractérisation » du barbier,

car le spectateur se voit capable d’identifier ce que les deux personnages savent être

vrai, le distinguant facilement de ce qu’ils considèrent tous deux comme étant

mensonge : Figaro apparaît donc comme un valet ayant été, antérieurement, rusé et

capable d’arlequinades picaresques destiné à lui procurer un peu d’argent.Ici, la

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seule idée de ces stratagèmes mensongers se montre amusante, grâce à une

« réalisation imaginaire » des deux paradigmes de déguisement.

Le comte veut mettre fin à ceslazzi, mais non pas sans avoir le dernier mot :

« Pauvre petit! Mais que fais-tu à Séville? ». Figaro cependant reprend assez vite son

jeu, qui a l’air presque amical, même s’il véhicule une possible moquerie subtile de

son ancien maître, grâce à la manière dont il semble minimiser l’effet de l’influence

que possède ce dernier ; le barbier reprend sa « farce larmoyante », et cherche à

amuser le comte enfeignant de se plaindre. Nous nous rappelons qu’il ne continue

à parler que parce que le comte veut paraître « moins suspect » :

FIGARO. — Le Ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence,me fit nommer sur-le-champ Garçon Apothicaire.

LE COMTE. — Dans les hôpitaux de l’Armée?

FIGARO. — Non ; dans les haras d’Andalousie.

LE COMTE, riant. — Beau début! [I,ii : 53]

Outre le fait que Figaro peut vouloir se moquer un peu — vus les résultats de la

recommandation — nous remarquons que le comique de ce passage réside en la

projection sur l’identité de Figaro de celle de « Garçon Apothicaire ». Nous

comprenons qu’il s’agit là d’un poste assez respectable, à première vue, pour un

homme du peuple sans grande formation. Nous avons cependant l’impression de

cerner la structure d’une « blague » de style oral — car la juxtaposition de ce Figaro

paresseux et bon-vivant avec une institution socio-culturelle, si modeste soit-elle

enfin, semble appeler une certaine chute, vu l’instabilité évidente de la projection ou,

en d’autres termes son incompatibilité avec le Figaro que, déjà, nous connaissons.

Le comte, comme ravi d’apprendre que Figaro a eu le poste, semble vouloir étendre

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ses espérances — « Dans les hôpitaux de l’Armée? » — mais la réponse de Figaro,

encore au moyen d’une déculturation opérée par une image corporelle, détruit la

projection qu’était l’image de lui-même dans ce poste : « Non ; dans les haras

d’Andalousie. » De manière fascinante, le fait que cette région est depuis longtemps

connue pour la qualité de ses chevaux d’Arabie semble ajouter à la clarté de la

synthèse intellectuelle que le spectateur se voit presque involontairement mené à

opérer : l’image d’un Figaro dont l’emploi est, à la limite, de faciliter la copulation

d’étalons avec des juments dans une étable andalouse. C’est cette image qui

compromet la possibilité même de projeter sur Figaro une identité « honorable »,

telle celle que lui aurait attribué un bon nouveau poste. Sur le plan extradiégétique,

il n’est pas sans pertinence que ces références à une Espagne réelle serait

probablement en mesure d’augmenter l’amusement senti par le spectateur français

de la comédie : si des acteurs français représentent, à Paris, des supposés Espagnols,

chaque mise en relief de ce « déguisement » doit contribuer à l’espritthéâtralde la

pièce, en mettant en évidence, encore, desidentitésévidemment irréelles.

Ce jeu des identités nationales est repris aussitôt, même si la suite semble

plutôt mettre en question la compétence de Figaro par rapport à son emploi :

FIGARO. — Le poste n’était pas mauvais ; parce qu’ayant le district despansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecinesde cheval...

LE COMTE. — Qui tuaient les sujets du Roi!

FIGARO. — Ah! Ah! il n’y a point de remède universel ; mais qui n’ont pas laisséde guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats. [I,ii : 53-4]

L’amitié que partagent les personnages se montre ici réelle, malgré leurs états

sociaux distincts : Figaro avoue ses mensonges, ses ruses et même des « crimes »

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qui risquerait de le mettre en difficulté si découverts par d’autres autorités. Or

l’explication qu’il offre au comte — « il n’y a point de remède universel » — entre

dans le cadre des « mensonges transparents » qui constitue le jeu humoristique que

se jouent les deux hommes. L’humour de l’histoire que raconte Figaro est encore

attribuable à la manière dont ses actes, même saisis en tant que mémoires,

compromettent la valeur intensionnelle, l’identité, qu’il était censé adopter en tant

que Garçon Apothicaire. En plus, si les Galiciens, les Catalans et les Auvergnats sont

souvent, au dix-huitième siècle, l’objet de ridicule (cf. les histoires Belges dans la

France contemporaine) — la prétention selon laquelle ces hommes ont été guéris par

des médicamentsde cheval n’est pas sans signification quant à l’intelligence

supposée des hommes de ces nations. A nouveau, l’implication qu’ils sont

physiologiquement homologues aux chevaux opère ce que nous avons appelé une

déculturationdes identités sociales de ces personnages. Ensuite il n’est pas étonnant

que ce Ministre ait fini par congédier ce « maraud » :

LE COMTE. — Pourquoi donc l’as-tu quitté?

FIGARO. — Quitté? C’est bien lui-même ; on m’a desservi auprès des Puissances.L’envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide...

LE COMTE. — Oh grâce! grâce, ami! Est-ce que tu fais aussi des vers? Je t’ai vulà griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.

FIGARO. — Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on arapporté au Ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets àChloris, que j’envoyais des énigmes aux Journaux, qu’il courait des Madrigaux dema façon ; en un mot, quand il a su que j’étais imprimé tout vif, il a pris la choseau tragique, et m’a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l’amour des lettres estincompatible avec l’esprit des affaires.

LE COMTE. — Puissamment raisonné! et tu ne lui fis pas représenter...

FIGARO. — Je me crus trop heureux d’en être oublié ; persuadé qu’un Grand nousfait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal. [I,ii : 54-55]

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Et voilà la reprise de la « lutte des classes » que représente, de façon légère, le

personnage du barbier.

Un autre aspect significatif de cette scène est celui du cadre de référence

extradiégétique, celui du contexte social du monde de Beaumarchais : ici encore

Figaro semble constituer l’icône d’un Beaumarchais que les censeurs pour la plupart

aristocrates avaient critiqué dans les mêmes termes (Pavis, 1975, 1985). Il s’agit

encore d’un paradigme ontologiquement multiple (ou à plusieurs sortes d’intension,

comme le dirait Martin) qui fait en sorte que tout critique ayant visé Beaumarchais

et s’étant présenté au théâtre se verrait ridiculisé par le personnage de Figaro, et en

plus, parce qu’étant dans l’impossibilité de contre-attaquer, serait contraint de « ne

pas se reconnaître » en butte au ridicule. C’est d’ailleurs pour cette raison que

Beaumarchais peut, en se cachant derrière la fiction théâtrale, se permettre de

représenter un personnage qui « fait l’apologie » humoristique de la classe populaire,

aux dépens des nobles, ce qui était à cette époque assez osé :

LE COMTE. — Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu’à mon service tu étais unassez mauvais sujet.

FIGARO. — Eh! mon Dieu, Monseigneur, c’est qu’on veut que le pauvre soit sansdéfaut.

LE COMTE. — Paresseux, dérangé...

FIGARO. — Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets? [I,ii : 55]

Cette « lutte des classes » allègre continue à ponctuer la scène, et de temps en temps,

le reste de la pièce — et constitue ainsi un autre exemple, exceptionnel chez les

membres de la société « des héros », de la tendance selon laquelle la pièce ridiculise

les structures sociales, et en plus,la structure sociale.

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Ensuite le dramaturge, toujours actif dans son projet d’augmenter et de

multiplier les modalités comiques de la comédie, comme un Bach dont le goût des

modulations et contrepoints se manifeste sans cesse dans une fugue élégante,

introduit une nouvelle dimension intensionnelle, elle aussi habilement préparée par

la première scène du spectacle : le réveil de la maison de Bartholo, où Rosine se

trouve emprisonnée. De façon amusante, le comte remarque ce commencement

d’activité matinale avant que le spectateur n’entende quoi que ce soit dans la maison.

Regardons la manière dont l’auteur intègre ici dans des structures comiques banales

un esprit « moderne » psychologiquement nuancé : pendant que Figaro parle, ainsi

que le comte lui a demandé de le faire, Almaviva n’arrive pas à y consacrer toute

son attention, distrait parce qu’il pense à Rosine. L’auteur ne manque pas cette

occasion d’embrouiller, comme symptôme d’un esprit égaré par l’amour, la

grammaire de la scène :

LE COMTE, l’arrêtant. — Un moment... J’ai cru que c’était elle... Dis toujours, jet’entends de reste.

FIGARO. — De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talentslittéraires; et le théâtre me parut un champ d’honneur...

LE COMTE. — Ah! miséricorde! [I,ii : 55]

Ensuite, pendant la prochaine réplique de Figaro, la didascalie nous signale que «le

Comte regarde avec attention du côté de la jalousie». De façon impressionnante,

l’auteur réalise ici, avec un naturel admirable, un effet comique dû à l’inattention —

et cela, sans déterminer si Figaro se rend compte de la véritable raison de

l’interjection du comte, ni si celui-ci suit de près le discours de son interlocuteur.

C’est plutôt le soupçon, lapossibilité du malentendu qui évoque, chez les deux

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personnages, les mécanismes comiques elliptique et utopophile, sans que ce soit pour

autant médiatisé de manière explicite : il est possible que l’on perçoive l’exclamation

d’Almaviva, qui ne cesse ensuite de regarder la fenêtre de son amante, comme

réaction à la parole de Figaro — « le théâtre me parut un champ d’honneur... » —

réalisant d’une part l’image d’une perception utopophile « projetant » sur le comte

l’expression d’une position qu’il n’a pas en fait, et qui semblerait déculturer

l’évocation philosophique du théâtre que nous offre Figaro ; d’autre part, il est

également possible que le comte, son attention étant ailleurs, ne fasse plus attention

à un Figaro qui, temporairement, semble parler encore une fois à lui-même, en

projetant sur son « récepteur inactif » l’identité-ipse d’une intentionnalité-conscience

pertinemment attentive, ce qui ne serait plus le cas, générant ainsi le stimulus

paradigmatique du comique utopophile, chez l’un, et elliptique, chez l’autre. Comme

c’était le cas dans la scène deux, ici la présence évidente du comte, ainsi que la

manière dont celui-ci avait directement invité l’autre à « jaser »,explicitela synthèse

dans l’esprit du public des deux paradigmes comiques que nous avons vus, les

rendant plus facilement appréhensibles, plus « brillants », et aussi plus amusants. En

d’autres termes, la conscience socio-culturelle du comte est nettement mise en

question, et en conséquence, celle de Figaro l’est aussi. On voit donc qu’une

disjonction de la réalité intensionnelles’avère capable d’être contagieuse, démarrant

une réaction en chaîne qui opère la désintension d’autres identités. En plus, on

observe que le malentendu reprendles mêmes structures paradigmatiques que le

déguisement. Nous y reviendrons.

La suite de la scène reprend le motif de l’icône de l’auteur que représente

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Figaro : celui-ci raconte à Almaviva comment on a vivement attaqué ses ambitions

littéraires, exactement comme si l’auteur voulait faire penser à sa propre vie ; ce jeu

théâtral remet donc en évidence la question ambiguë des perspectives ontologiques

— qui est-ce qui parle? au nom de qui? qu’est-ce qui est vrai ou faux? Ici une

Espagne fictive devient simulacre paradigmatique de la France de Beaumarchais :

FIGARO. (Pendant sa réplique, le Comte regarde avec attention du côté de lajalousie.)— En vérité, je ne sais comment je n’eus pas le plus grand succès, carj’avais rempli le parterre des plus excellents Travailleurs ; [...] Mais les efforts dela cabale...

LE COMTE. — Ah! la cabale! Monsieur l’Auteur tombé! [I,ii : 56]

Cependant Figaro, dont l’allégresse semble indestructible, montre comment sa

philosophie l’avait sauvé du désespoir. De plus, ce n’est pas sans amusement que le

public contemple l’apostrophe d’un Beaumarchais déguisé dans le personnage très

développé du barbier, qui ne voit naturellement pas combien il paraît « original » :

une caricature et un nouvel archétype à la fois. Le passage suivant nous le montre ;

Figaro vient de constater qu’il désirerait ultérieurement se venger contre ses critiques,

malgré la suffisance et la gaieté qui le caractérise :

LE COMTE. — Tu jures! Sais-tu qu’on n’a que vingt-quatre heures au Palais pourmaudire ses Juges?

FIGARO. — On a vingt-quatre ans au théâtre ; la vie est trop courte pour user unpareil ressentiment.

LE COMTE. — Ta joyeuse colère me réjouit. Mais tu ne me dis pas ce qui t’a faitquitter Madrid.

FIGARO. — C’est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pourretrouver mon ancien Maître. Voyant [...] que la république des Lettres était celledes loups, [...] j’ai quitté Madrid, et, mon bagage en sautoir, parcourantphilosophiquement les deux Castilles, la Manche, l’Estremadure, la Sierra-Morena,l’Andalousie ; accueilli dans une ville, emprisonné dans l’autre, et partout supérieuraux événements ; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là ; aidant au bon temps,supportant le mauvais ; me moquant des sots, bravant les méchants ; riant de ma

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misère et faisant la barbe à tout le monde ; vous me voyez enfin à Séville et prêtà servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu’il lui plaira de m’ordonner.

LE COMTE. — Qui t’a donné une philosophie aussi gaie?

FIGARO. — L’habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d’êtreobligé d’en pleurer. Que regardez-vous donc toujours de ce côté?

LE COMTE. — Sauvons-nous.

FIGARO. — Pourquoi?

LE COMTE. — Viens donc, malheureux! tu me perds.(Ils se cachent.)[I,ii : 56-58]

La qualité « déguisée » de l’auteur, qui semble articuler pour ses propres fins la

parole du personnage Figaro, n’est qu’explicitée par la mention du mot « blâmé »

— car Beaumarchais lui-même l’a été en France, au sens juridique de l’époque :

privé de ses droits de citoyen suite à des plaintes avancées par ces membres de la

« cabale » qu’il s’agit de ridiculiser tout au long de la scène. De façon significative,

l’auteur ne permet pas du tout que sa mise en abyme par Figaro passe inaperçue ;

s’il joue la carte du déguisement pour sa valeur comique, il sait en même temps que

le public voit très pertinemment les multiples dimensions significatives du jeu.

La fin de cette scène constitue une sorte desermo mythicuslévi-straussien :

elle rappelle l’agon qui génère l’intrigue, et enchâsse la structure manifeste de la

pièce, tout comme chaque situation comique reprend sa structure immanente. Certes,

le comte, déguisé en « Lindor » pour être sûr que l’amour de Rosine soit « pour lui-

même », s’est mis dans une position difficile : il ne peut faire prévaloir son état

social sans se dévoiler — ce qui, comme on le verra, n’est possible ni dans le cas

de Rosine ni dans celui de Bartholo tuteur de cette dernière. Notre héros, qui guette

tout signe d’activité matinale chez son amante, ne veut donc pas être vu pour

l’instant, ce qui n’est pas sans conséquences comiques — car la difficulté et

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l’oppression auxquelles les héros font face ne peuvent qu’aboutir en ruses.

Rosine, pour sa part, et comme le début de la troisième scène le montre —

par le biais de la valeur intensionnelle de la Jalousie qui l’emprisonne — est plus

que dans la difficulté sur le chapitre de Bartholo. D’où la manière dont elle recourt,

en parfaite harmonie avec la structure du genre, à la ruse qui disjoint la modalité

actantielle du savoir, et partant, la réalité intensionnelle de l’univers scénique. La

scène suivante, si elle n’est pas comique en soi, le montre : elle n’existe que pour

générer des conséquences amusantes, et finit par être, exactement comme le

déguisement du comte qui dépend d’un prétexte, un artifice dramaturgique : si

Bartholo enferme Rosine, sur laquelle il a un pouvoir absolu, celle-ci ne peut agir

qu’au moyen de stratagèmes secrets.

Il semble effectivement que Beaumarchais, avant de faire valoir le potentiel

comique de la tension Rosine-Bartholo, voie la nécessité de justifier davantage ce

recours à des procédés « malhonnêtes » tout en complétant le schéma actantiel du

début de la comédie. Il réalise ce but en démontrant le degré auquel le médecin

semble « mériter » d’être trompé — en mettant en évidence la nature indésirable de

la relation presque guerrière qui existe entre ces personnages. Ici, tout en poussant

plus loin sa parodie de la société contemporaine au moyen de topoi communs et

ridiculisables, notre dramaturge reprend des archétypes qui relèvent de la tradition

du théâtre comique, et, de manière habile, renouvelle celle-ci tout en la respectant ;

si Bartholo est clairement le personnage le plus souvent raillé dans la pièce, c’est

précisément parce qu’il incarne, de manière caricaturale, ce qu’il y a de

culturellement établidans l’establishmentde la société contemporaine. En ce sens

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la comédie s’avère un instrument, comme le dit Nietzsche, pourrenverser les icônes

de l’homme — car si Bartholo symbolise les structures sociales conservatrices (il ne

cesse d’évoquer « l’autorité ») il en constitue un portrait peu flatteur, et devient

l’icône de tout ce que vise l’auteur dans son entreprise de distraire en corrigeant. On

note d’ailleurs, dès la première réplique, le cri du coeur d’une pupille emprisonnée :

SCENE III. BARTHOLO, ROSINE. La jalousie du premier étage s’ouvre,et Bartholo et Rosine se mettent à la fenêtre.

ROSINE. — Comme le grand air fait plaisir à respirer! Cette jalousie s’ouvre sirarement...

BARTHOLO. — Quel papier tenez-vous là?

ROSINE. — Ce sont des couplets dela Précaution inutile, que mon Maître àchanter m’a donnés hier.

BARTHOLO. — Qu’est-ce quela Précaution inutile?

ROSINE. — C’est une Comédie nouvelle.

BARTHOLO. — Quelque Drame encore! quelque sottise d’un nouveau genre!

ROSINE. — Je n’en sais rien.

BARTHOLO. — Euh! euh! les Journaux et l’Autorité nous en feront raison. Sièclebarbare!...

ROSINE. — Vous injuriez toujours notre pauvre siècle.

BARTHOLO. — Pardon de la liberté : qu’a-t-il produit pour qu’on le loue? Sottisesde toute espèce : la liberté de penser, l’attraction, l’électricité, le tolérantisme,l’inoculation, le quinquina, l’Encyclopédie et les drames... [I,iii : 58-59]

L’auteur ne cesse d’expliciter la multiplicité ontologique des intensions de sa

comédie —la Précaution inutile, comme le spectateur doit le savoir, est le titre

original de la pièce que nous examinons. Ainsi l’esprit du public, comme notre

protocole d’analyse de la signification le constate, se voit activement mis à la

recherche de ce genre de signification métaphorique véhiculée par une théâtralité

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amusante. En effet Beaumarchais, maître dramaturge, comprend quesubvertir ses

propres structures dramatiquesest une manière excellented’en augmenter l’efficacité

comique. La conscience du spectateur étant ainsi attirée vers le contexte

contemporain, celui-là se voit, en opérant ce que nous avons décrit comme la

hiérarchisation des significations possibles, guidé vers les sens suivants : Bartholo,

qui évoque les Journaux et l’Autorité de façon complimenteuse, se transforme en

caricature de ceux-ci, et devient, grâce à des manipulations intensionnelles de la part

du dramaturge, l’instrument d’une moquerie permanente des « ennemis » réels que

la comédie vise à ridiculiser ; d’autre part, il se présente paradigmatiquement comme

figure de tout ce qu’il y a d’indésirable dans « l’establishment » contemporain :

l’autorité usurpée, privilèges imméritées, hypocrisie, etc. Lasociété de la vérité

culturelle qu’il représente est investie de valeurs qui font d’elle la cible parfaite du

ridicule — occasion que lasociété de la vérité naturelle, étant exclue des structures

du pouvoir, saisit avec enthousiasme tout au long des quatre actes du spectacle.

C’est en ce sens que l’auteur met en scène ensuite la première ruse inventée

par l’héroïne, manipulant la structure immanente de l’agon de façon à ce que tout

son potentiel comique soit réalisé : Rosine, qui n’a presque pas le droit de considérer

un membre de cette société qui l’opprime, réalise un effort pour donner le change

à Bartholo — ce qui nous dit qu’elle est consciente de la présence de « Lindor » ;

habilement, elle exploite des valeurs qu’elle ne partage pas — car la chanson, la

propriété du Maître de musique qu’emploie Bartholo, s’avère un objet que celui-ci

ne veut pas perdre, d’autant plus qu’il est très soupçonneux quant à la possibilité

même qu’il y ait contact entre « sa » Rosine et le monde extérieur :

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ROSINE. (Le papier lui échappe et tombe dans la rue.)— Ah! ma chanson! machanson est tombée en vous écoutant ; courez, courez donc, Monsieur ; ma chanson!elle sera perdue.

BARTHOLO. — Que diable aussi, l’on tient ce qu’on tient.(Il quitte le balcon.)

ROSINE,regarde en dedans et fait signe dans la rue.— S’t, s’t (le Comte paraît)ramassez vite et sauvez-vous.(Le Comte ne fait qu’un saut, ramasse la papier etrentre.)

BARTHOLO, sort de la maison et cherche. — Où donc est-il? Je ne vois rien.

ROSINE. — Sous le balcon, au pied du mur.

BARTHOLO. — Vous me donnez là une jolie commission! Il est donc passéquelqu’un?

ROSINE. — Je n’ai vu personne.

BARTHOLO, à lui-même. — Et moi qui ai la bonté de chercher... Bartholo, vousn’êtes qu’un sot, mon ami : ceci doit vous apprendre à ne jamais ouvrir de jalousiessur la rue.(Il rentre.) [I,iii : 59-60]

Une fois que le public identifie chez le barbon ses attributs méprisables, il lui est

plus facile de rire d’un Bartholo dont l’ignorance des ruses médiatise le paradigme

d’une ellipse comique tout en mettant en question, de façon pertinente, son rôle

actantiel. S’il évoque un certain soupçon, on voit pourtant que le médecin n’est pas

tout-à-fait sûr de lui, car il ne dresse aucune accusation explicite. Donc sa dernière

réplique ne compromet pas le comique de la scène ; or elle offre une certaine

contribution au développement de l’identité du barbon, ce qui facilitera par la suite

l’appréhension d’autres événements comiques.

D’un point de vue théorique, on remarquera que l’auteur évite de noircir les

personnages jeunes qui constituent en ce sens les « héros » de la comédie. Aussi

Rosine s’explique sur-le-champ, regrettant d’avoir menti, en montrant sa sensibilité

même envers celui qu’elle doit haïr — tout en évoquant ce que nous avons identifié

comme la conditionsine qua nonde l’intrigue comique traditionnelle — l’inégalité

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qui mène nécessairement au déguisement des recours aux stratagèmes habiles. On

note ici que la qualité assez attendrissante de sa réflexion nous défend de prendre son

soliloque au comique ; de plus Rosine semble penser à un projet téléologique qui

dépasse le seul fait d’avoir écarté brièvement son maître :

ROSINE, toujours au balcon. — Mon excuse est dans mon malheur : seule,enfermée, en butte à la persécution d’un homme odieux, est-ce qu’un crime de tenterde sortir d’esclavage?

BARTHOLO, paraissant au balcon.— Rentrez, Signora ; c’est ma faute si vousavez perdu votre chanson, mais ce malheur ne vous arrivera plus, je vous jure.(Ilferme la jalousie à la clef.)[I,iii : 60]

Ici le rôle actantiel de Rosine se manifeste pleinement : outre sa fonction d’objet,

elle fait partie d’un ensemble de personnages, une « équipe » purement immanente

de complices qui, malgré l’évidente distribution des acteurs dans un camp ou l’autre,

n’a pas encore été constituée ou même établie. Bartholo, pour sa part, apparaît déjà

comme obstacle à la volonté libre de sa charge ; « l’alliance » qui réunira cette

dernière au sort du comte, si elle non plus n’existe pas encore pleinement, est

précisément ce qui fait naître, presque avant sa conception, une rivalité directe entre

Bartholo et Almaviva. Nous y reviendrons — ce passage depuis des « contrats

potentiels » à des « contrats engagés » est révélateur : la même existence des

identités collectivesexige nécessairement un état intermédiaire dans lequel des

identités individuellesprennent provisoirement une partie de la fonctionnalité

d’identités pluriellesqu’on envisage d’établir— ce qui confirme, pour nous, la

nature intensionnelle du phénomène de l’identité. C’est en un sens ce qui a déjà

commencé d’avoir lieu chez le partenariat Almaviva-Figaro ; ce dernier n’a-t-il pas

avoué au comte être « prêt à servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu’il lui

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plaira de m’ordonner » [I,ii : 57] ?

Effectivement, la scène suivante, que l’on verrait selon un mode d’analyse

traditionnel comme étant la « scène génératrice de l’action », est celle qui manifeste

l’immanent dans tout ce que constituent les rôles actantiels des personnages

principaux de la comédie ; c’est la scène qui marque la fin dudevenir contractuel

et l’établissement d’un partenariat explicitement reconnu, et en plus, d’une stratégie

qui — comme nous l’avons expliqué — exploitera notamment des illusions

intensionnelles pour donner le change au barbon qui, sur le plan pragmatique, se

trouve en situation avantageuse par rapport aux jeunes ; exclusion, pour ces derniers,

que l’auteur souligne à plusieurs reprises, tant dans la didascalie, qui évoque les

risques que l’on court, que dans les répliques qui nous montrent que c’est

précisémentle recours à la ruse devant l’autoritéqui s’avère amusant, non

seulement grâce à la propre réalisation des deux paradigmes comiques du dégui-

sement socio-culturel, mais également en tant qu’événement joué de façon parodique

par Figaro :

SCENE IV. LE COMTE, FIGARO. Ils entrent avec précaution.

LE COMTE. — A présent qu’ils se sont retirés, examinons cette chanson danslaquelle un mystère est sûrement renfermé. C’est un billet!

FIGARO. — Il demandait ce que c’est quela Précaution inutile!

LE COMTE lit vivement. — « Votre empressement excite ma curiosité : sitôt quemon tuteur sera sorti, chantez indifféremment, sur l’air connu de ces couplets,quelque chose qui m’apprenne enfin le nom, l’état et les intentions de celui quiparaît s’attacher si obstinément à l’infortunée Rosine ».

FIGARO contrefaisant la voix de Rosine. — Ma chanson, ma chanson est tombée ;courez, courez donc ;(il rit) , ah, ah, ah, ah! Oh ces femmes! voulez-vous donnerde l’adresse à la plus ingénue? enfermez-la. [I,iv : 61]

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Nous observons non seulement que les paradigmesutopophile et elliptique se

SjSi* *

{}

Figure 1.7 : un paradigme composé réalisé par Figaro pour amuser le Comte

montrent capables de s’intégrer, de façon subtile, au sein d’une seule situation —

Rosine adopte la posture d’unélève de musique dont l’identité même est

partiellement mise en question(elle ne doit pas perdre une chanson donné par son

maître) et en même temps dissimule de manière évidentel’élève en situation normale

qu’elle est « en réalité », n’ayant pas du tout porté préjudice au bon fonctionnement

de la relation binaire étudiante-maître de musique — mais de plus, ces deux

paradigmes, avec l’intégrité de la situation socio-culturelle qu’ils impliquent, peuvent

être et sontprojetés par Figaro sur lui-mêmepour amuser le comte. Bref, des

situations comiques composées sont effectivement constituées par demultiples

réalisations de paradigmes individuels grâce à la « multiplicabilité » ontologique de

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la projection d’objets intensionnels sur le Sujet transcendantal.

Il convient d’examiner cet exemple en détail (voir la figure 1.7). Cette

illustration représente une série de disjonctions comiques dont chacune compromet

de façon unique une métalogique culturelle, et qui relèvent toutes directement de la

signification du texte : (1) Figaro fait semblant d’abandonner momentanément la

réalité de sa situation, à savoir son entretien directe avec Almaviva — il adopte la

posture d’un personnage qui n’est même pas présent, et ne reconnaît que la situation

que ce dernier « appréhende » (cet élément est représenté par l’ellipse faite par l’élan

transcendantal de Figaro par rapport à sa propre identité-idem, qui en l’occurrence

inclut l’identité-ipse, binaire, qui le relie avec le comte en entretien spécifique) ; (2)

en contrefaisant la voix de Rosine, et en répétant une réplique de celle-ci, Figaro

projette sur lui-même, de façon purement moqueuse mais avec clarté intensionnelle,

l’identité de celle-ci (événement intensionnel illustré par l’intension « pseudo-

utopophile14 » qui entoure son propre sujet,si*) ; (3) Figaro projette sur cette

intension pseudo-utopophile toute la situation dans laquelle se trouvait Rosine dans

la scène précédente, notamment l’identité-ipse d’être en relation avec un autre sujet,

ici non-présent et donc projeté de façon proprement utopophile (il s’agit de la

« nullité » ( {} ) et des « fausses » intensions correspondant respectivement à l’être

physique de Bartholo, son identité d’homme célibataire, et une troisième identité,

celle de tuteur, qui constitue avec celle de la « pupille Rosine » une relation binaire

à l’instar de celle qui existe entre les deux personnages réels) ; (4) au sein de cette

14 Nous l’appelons ainsi parce que Figaro n’est pas lui-même, en tant qu’objet sur lequell’intension est projeté, une nullité socio-culturelle, même si la projection, qui néglige délibérément lamétalogique réelle de la scène, est de la classe utopophile.

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situation purement imaginaire (mais reprise de la mémoire de Figaro) la qualité

fausse de la posture que jouait Rosine relativise la conscience intensionnelle du

« Bartholo » qu’elle trompe en y faisant croire de façon amusante (cette conséquence

intensionnellement déstabilisante, qui vise le Sujet de « Bartholo », est ici illustrée

par la courte flèche grise ondulante) ; (5) la caricature de Rosine que réalise Figaro,

d’autre part, met en évidence la fausseté de toute la situation intensionnelle qu’elle

générait, de façon à ce que l’ensemble des intensions utopophiles que projette Figaro

en la mimant relativise l’identité prétendue de Rosine elle-même, qui apparaît comme

étant infondée et donc soumise à la désintension comique (la longue flèche ondulante

qui semble émaner des intensions utopophiles en visant l’intension pseudo-utopophile

de « Rosine »15).

On remarque dans cette illustration que ni Figaro ni Almaviva ne voient leurs

identités menacées par les désintensions qui s’opèrent ; c’est d’une part que le comte

n’est pas ridiculisé par la petite « scène » et d’autre part que Figaro, même s’il

s’implique dans celle-ci en négligeant sa réalité actuelle, réalise une opération

entièrement consciente et délibérée — aussi bien que le spectateur ne puisse voir son

identité comme partageant la fragilité ni la désintension qu’il voit ensuite chez la

Rosine imaginaire dont le barbier se moque en « effigie mnémonique ». Donc, on

voit ici qu’une parodie opérée volontairement par un personnage ne semble pas

réaliser la désintension dérisoire de ses propres identités— sauf s’il apparaît comme

ignorant une réalité intensionnelle pertinente. Nous en reparlerons.

15 On notera également que dans la Figure 1.7 nous avons illustré le déguisement de Rosineuniquement du côté pseudo-utopophile ; le fait qu’en même temps elle cache une certaine réalitéderrière cette illusion n’est pas crucial pour l’illustration, et à notre avis l’aurait compliquée.

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A la suite de ce petit scénario amusant, Beaumarchais, une nouvelle fois en

montrant son penchant pour les situations subtiles et complexes, fait basculer la

scène, de façon assez osée, entre une comédie traditionnelle et un drame

psychologique ; car si ses personnages sont capables d’émotions vraisemblables,

celles-ci tendent àamoindrir le comique lorsqu’elles se manifestent. Ici, si le comte

est ému, cet effet subtilement attendrissant n’est pas sans affecter Figaro, même s’il

essaie de le consoler de manière humoristique :

LE COMTE. — Ma chère Rosine!

FIGARO. — Monseigneur, je ne suis plus en peine des motifs de votre mascarade ;vous faites ici l’amour en perspective. [I,iv : 61]

En évoquant à la fois la topologie proprement dite de la situation concrète et la

topologie socio-culturelle de la réalité actantielle, Figaro semble espérer adoucir un

moment difficile. L’auteur réussit donc à intégrer de l’humour avec des sentiments,

contrairement à l’observation de Bergson (1912 : 4) pour qui l’émotion est le « plus

grand ennemi » du rire ; nous ré-interprétons, dès lors, cette hypothèse : il ne s’agit

pas d’une exclusion mutuelle, mais plutôt d’unepossibilité d’interférence.

Ce n’est d’ailleurs nullementl’ambiguïté en soide ce calembour sur les sens

du terme « perspective » qui nous amuse ici ; c’est que les deux sens sont, d’après

notre protocole d’analyse de la signification, favorisés par des indices contextuels

présents : si l’une des significations est pertinemment convoquée par des

considérations concrètes gérées, elles, par la logique objective, l’autre est saisie en

une « sur-Gestalt » intensionnelle déterminée, elle, par une métalogique socio-

culturelle impliquant l’intégrité des identités de chacun des acteurs, et la situation

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actantielle qui en est le reflet. Nous observons donc une fois de plus que la

prépondérance d’une logique concrète semble effectivement déculturer une

métalogique nettement plus « fragile » à côté de la première en raison de son

manque de fondement palpable — en effet ici c’est cette désintension du « réel

culturel » qui, ainsi que notre théorie du comique l’explique, amuse.

La grande partie de la suite de la scène ne réalise que très peu de

désintensions, ce qui nous suggère chez cet auteur efficace une autre fonction

dramaturgique. Celle-ci n’est autre, en fait, que la dernière étape de l’engagement

contractuel de Figaro et du comte sur un projet d’autant plus risqué qu’il constitue

un défi aux normes, aux usages et aux lois de la société ambiante, comme notre

terme (la « société de la vérité naturelle ») le confirmerait ; ces complices, tandis

qu’ils reconnaissentl’existencedes institutions culturelles en les exploitant là où c’est

possible, nerespectentqu’un « droit naturel » selon lequel le mariage serait

indésirable sansamour vrai. Dans le passage suivant, on observe la manière dont

Almaviva évalue son adversaire, non sans que Figaro évoque, comme porte-parole

de Beaumarchais, l’un des sens de la comédie. Le comte vient d’apprendre que

Rosine n’est pas, contrairement aux rumeurs qui circulent, l’épouse du médecin :

LE COMTE, vivement.— [...] Ah, quelle nouvelle! [...] Il n’y a pas un moment àperdre, il faut m’en faire aimer, et l’arracher à l’indigne engagement qu’on luidestine. Tu connais donc ce Tuteur?

FIGARO. — Comme ma mère.

LE COMTE. — Quel homme est-ce?

FIGARO. — [...] Brutal, avare, amoureux et jaloux à l’excès de sa pupille, qui lehait à la mort.

LE COMTE. — Ainsi, ses moyens de plaire sont...

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FIGARO. — Nuls.

LE COMTE. — Tant mieux. Sa probité?

FIGARO. — Tout juste autant qu’il en faut pour n’être point pendu.

LE COMTE. — Tant mieux. Punir un fripon en se rendant heureux...

FIGARO. — C’est faire à la fois le bien public et particulier : chef d’oeuvre demorale, en vérité, Monseigneur! [I,iv : 62-63]

Comme nous l’avons suggéré, l’esthétique et l’idéologie de ces deux jeunes hommes,

même si l’un d’entre eux est comte, sont celles duMythos of Springévoqué par Frye

(1957). Voici enfin ce qui constitue ce que l’on appelle la « scène génératrice » de

l’action ; ici le premier stratagème se voit engendré par un dialogue que nous avons

déjà examiné en partie, et qui évoque directement l’enjeu actantiel de la comédie :

LE COMTE. — Tu dis que la crainte des galants lui fait fermer sa porte?

FIGARO. — A tout le monde : s’il pouvait la calfeutrer...

LE COMTE. — Ah! diable, tant pis. Aurais-tu de l’accès chez lui?

FIGARO. — Si j’en ai! Primo, la maison que j’occupe appartient au docteur, quim’y loge gratis. [...]

LE COMTE. — Tu es son locataire?

FIGARO. — De plus, son barbier, son chirurgien, son apothicaire; il ne se donnepas dans sa maison un coup de rasoir, de lancette ou de piston, qui ne soit de lamain de votre serviteur. [...]

LE COMTE. — Heureux Figaro! tu vas voir ma Rosine! tu vas la voir! Conçois-tuton bonheur?

FIGARO. — C’est bien là un propos d’amant! Est-ce que je l’adore, moi? Puissiez-vous prendre ma place! [...]

LE COMTE. — Mais ce médecin peut prendre un soupçon.

FIGARO. — Il faut marcher si vite, que le soupçon n’ait pas le temps de naître.Il me vient une idée : le régiment de Royal-Infant arrive en cette ville.

LE COMTE. — Le colonel est de mes amis.

FIGARO. — Bon. Présentez-vous chez le docteur en habit de cavalier, avec unbillet de logement; il faudra bien qu’il vous héberge; et moi, je me charge du reste.

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LE COMTE. — Excellent!

FIGARO. — Il ne serait même pas mal que vous eussiez l’air entre deux vins...

LE COMTE. — A quoi bon?

FIGARO. — Et le mener un peu lestement sous cette apparence déraisonnable.

LE COMTE. — A quoi bon?

FIGARO. — Pour qu’il ne prenne aucun ombrage, et vous croie plus pressé dedormir que d’intriguer chez lui. [I,iv : 63-66]

Le lecteur qui ne sent aucun amusement à la mention de ces déguisements n’a pas

mobilisé son imagination socio-culturelle qui doit les concevoirà l’instar d’une

perception. De nouveau, le comique semble être d’originepurement paradigmatique,

de sorte qu’une situation imaginée fait rire pour les mêmes raisons que sa réalisation

le ferait. D’ailleurs dans quel mesure est-ce réel quand cette réalité est du théâtre?

C’est en effet ce dernier « écart ontologique » qui amuse lors de toute théâtralité.

Montrant toujours sa maîtrise descrescendoscomiques, l’auteur réalise, juste

après l’avoir évoqué, une « répétition proleptique » du premier travestissement.

Doutant de la compétence du comte en tant que comédien, Figaro, en bon meneur

de jeu, fait répéter à l’autre un état d’ivresse qui, malgré deux « degrés de

séparation » (une fiction au sein d’une fiction) entre le jeu et la réalité du public,

arrive à nouveau à amuser le spectateur grâce à sa sensibilité intensionnelle :

FIGARO. — C’est que vous ne pourrez peut-être pas soutenir ce personnagedifficile. Cavalier... pris de vin...

LE COMTE. — Tu te moques de moi.(Prenant un ton ivre.)N’est-ce point ici lamaison du docteur Bartholo, mon ami?

FIGARO. — Pas mal, en vérité; vos jambes seulement un peu plus avinées.(D’unton plus ivre)N’est-ce pas ici la maison...?

LE COMTE. — Fi donc! tu as l’ivresse du peuple.

FIGARO. — C’est la bonne; c’est celle du plaisir. [I,iv : 67]

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On note encore l’image d’un Figaro « champion du peuple » qui de plusieurs façons

l’emporte sur les nobles, eux, moins « savants » en joie-de-vivre.

Avant de réaliser la première conséquence concrète de cette lutte actantielle

— un premier déguisement total qui facilitera l’entrée du comte dans la maison de

Bartholo — l’auteur, conscient du fait quel’aggravationde cette inégalité entraînera

une plus grande « nécessité » chez les jeunes, fait introduire un nouvel enjeu :

Bartholo entend épouser Rosine, malgré l’opposition de cette dernière, le lendemain.

De plus Beaumarchais, dont l’efficacité dramaturgique ne cesse de nous

impressionner, fait révéler ce projet tout en introduisant, malgré son absence, le

personnage de Don Bazile, l’adjuvant principal du personnage-obstacle qui n’est

d’ailleurs autre que le maître de musique de Rosine. Figaro et Almaviva, en

apercevant que quelqu’un sort de la maison, se sauvent :

SCENE V. LE COMTE ET FIGARO, cachés.BARTHOLO sort en parlant de la maison.

BARTHOLO. — Je reviens à l’instant ; qu’on ne laisse entrer personne. Quellesottise à moi d’être descendu! Dès qu’elle m’en priait, je devais bien me douter...Et Bazile qui ne vient pas! Il devait tout arranger pour que mon mariage se fîtsecrètement demain ; et point de nouvelles! Allons voir ce qui peut l’arrêter.[I,v : 68]

Figaro, en meneur de jeu, répond à cette nouvelle, de façon subtilement théâtrale, en

expliquant sa signification par rapport à l’intrigue ; on dirait presque que celui-ci est

conscient de la manière dont l’inégalité de la lutte augmente la qualité du jeu des

ruses. Car si le comte est accablé par la nouvelle, Figaro n’est pas découragé — au

contraire, il n’est que plus motivé, presque enthousiasmé : « Monseigneur, la

difficulté de réussir ne fait qu’ajouter à la nécessité d’entreprendre ».

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Almaviva ressent donc plus qu’avant le besoin de répondre en secret au

« billet » de Rosine. Le comte s’avère, parce que bloqué par la « difficulté » de la

situation, contraint à le faire selon uncode privé véhiculé par unmédium

dissimulant. On voit bien ici comment le comique de la situation est constitué du

déguisement du mêmeévénement communicatifen une occurrence sans signification,

« indifférente », de musiquesevillana ; les buts d’Almaviva, sa reconnaissance de

son interlocuteur et l’importance qu’il attache à son message sont toutes

« négligées » ou non manifestées (étant ainsi comiquement elliptiques pour ceux qui

reconnaissent leur « présence dissimulée ») par un acteur qui semble, une fois de

plus, s’adresser à un néant de façon gratuite — ce qui fait reconnaître le paradigme

du comique utopophile qui caractérise le déguisement :

FIGARO. — Ne vous écrit-elle pas :Chantez indifféremment?c’est-à-dire, chantezcomme si vous chantiez... seulement pour chanter.

LE COMTE. — Puisque j’ai commencé à l’intéresser sans être connu d’elle, nequittons point le nom de Lindor qui j’ai pris, mon triomphe en aura plus decharmes.(Il déploie le papier que Rosine a jeté.)Mais comment chanter sur cettemusique? Je ne sais pas faire de vers, moi!

FIGARO. — Tout ce qui vous viendra, Monseigneur, est excellent; en amour, lecoeur n’est pas difficile sur les productions de l’esprit... et prenez ma guitare.

LE COMTE. — Que veux-tu que j’en fasse? j’en joue si mal!

FIGARO. — Est-ce qu’un homme comme vous ignore quelque chose? Avec le dosde la main : from, from, from... Chanter sans guitare à Séville! vous seriez bientôtreconnu, ma foi, bientôt dépisté!(Figaro se colle au mur sous le balcon.)

LE COMTE chante en se promenant et s’accompagnant sur sa guitare. —

PREMIER COUPLET

Vous l’ordonnez, je me ferai connaître.Plus inconnu, j’osais vous adorer :En me nommant, que pourrais-je espérer?N’importe, il faut obéir à son Maître.

FIGARO, bas.— Fort bien, parbleu! Courage, Monseigneur!

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LE COMTE. —DEUXIEME COUPLET

Je suis Lindor, ma naissance est commune,Mes voeux sont ceux d’un simple Bachelier ;Que n’ai-je, hélas! d’un brillant ChevalierA vous offrir le rang et la fortune.

FIGARO. — Eh comment diable! Je ne ferais pas mieux, moi qui m’en pique.

LE COMTE. —TROISIEME COUPLET

Tous les matins, ici, d’une voix tendre,Je chanterai mon amour sans espoir ;Je bornerai mes plaisirs à vous voir ;Et puissiez-vous en trouver à m’entendre!

FIGARO. — Oh! ma foi, pour celui-ci!...(Il s’approche, et baise le bas de l’habitde son Maître.)

LE COMTE. — Figaro?

FIGARO. — Excellence?

LE COMTE. — Crois-tu que l’on m’ait entendu?

ROSINE,en dedans, chante. —

AIR DU Maître en Droit

Tout me dit que Lindor est charmant,Que je dois l’aimer constamment...

(On entend une croisée qui se ferme avec bruit.)

FIGARO. — Croyez-vous qu’on vous ait entendu cette fois? [I,vi : 69-71]

Cette scène est riche en structures intensionnelles, tournées en comique, qui méritent

d’être examinées. Voyons d’abord la manière dont elle « prouve » le bien-fondé

idéologique, en termes de la « société de la vérité naturelle », des projets ainsi que

des moyens de l’équipe Figaro-Almaviva ; tout en méprisant les alliances qui ne

répondent, de façon expédiente, qu’à des considérations socio-culturelles telles la

politique familiale, la classe et l’argent, le comte veut être aimé pour lui-même, sans

aucune considération pour son nom et sa fortune. Ici donc, quoique membre par

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naissance d’une élite sociale, il s’avère bien membre de la société « naturelle » qui

rejette, d’une façon qui rappelle lenirvana du bouddhisme, les soucis terrestres de

la société ambiante, dont les normes conservatrices, contraignantes et hiérarchisées

lui semblent artificielles et gratuites, et donc indésirables.

C’est l’amour véritable qui compte pour Almaviva — dont le naturel semble,

malgré son titre, séduire le « gauchiste avant la lettre » qu’est Figaro (qui d’ailleurs

veut le servir sans aucune promesse de rémunération). La « preuve » qu’ils « ont

raison » — que leur philosophie est « juste » — n’est-elle pas la manière dont, « en

amour, le coeur n’est pas difficile sur les productions de l’esprit », la conséquence

de cette « vérité naturelle » étant, comme on l’a vu, que la tendresse d’Almaviva fait

ressortir une beauté naturelle dans sa chanson? N’est-elle pas en plus vérifiée

davantage par la réussite de la séduction du coeur de Rosine? On ne peut trop

insister sur le fait que le « pouvoir » socio-culturel du comte, qu’il sacrifie d’ailleurs,

n’empêche en rien son attitude selon laquelle le pouvoir ambiant, les normes

sociétaires, n’a aucun droit de primauté sur la « loi naturelle » de l’amour. Prendre

cette position, comme chacun des spectateurs semble être conduit à le faire, c’est se

mettre « du côté » de la société « du printemps » qui se moque de la culture — ce

qui souligne encore l’harmonie entre lafabula de la comédie et ses fonctions

extradiégétiques en tant qu’instrument du ridicule du monde contemporain.

Cette prise de position « idéologique » s’accompagne d’une série de

conséquences ontologiquement diverses sur le plan intensionnel ; cet événement

communicatif, qui a l’air d’ailleurs sincère et vrai pour les deux amants, est

médiatisé par un ensemble de mensonges amusants : l’interprétation de l’énonciation

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de la parole se divise ici en quatre possibilités véridictoires — dont le point de vue

Almaviva-Figaro, celui de la « maison » dupée par « l’indifférence » de la chanson,

et celui de Rosine, qui, malgré la sincérité de l’expression de l’amour d’Almaviva,

est victime d’un « mensonge inoffensif » opéré par le déguisement d’uncomteen

bachelier commun qui n’a rien. Tout ceci s’ajoute, quatrièmement, au cadre de

référence théâtral, selon lequel le tout n’est qu’une fiction représentée par des acteurs

jouant une pièce de Beaumarchais.

Est-ce une pure coïncidence si ces quatre possibilités véridictoires

correspondent à ce que notre carré de véridiction modifié présente en modalités de

relation entre la désignation et la signification? Si le message du comte est

entièrement « faux » pour le parisien réel, et « vrai » pour Almaviva et Figaro, ne

constitue-t-il pas une « ellipse » pour Rosine, qui ignore que cet homme vraiment

amoureux est encore plus « bon parti » qu’il ne l’admet? De plus ce message chanté

n’est-il pas strictement « mensonge » vis-à-vis de la maison de Bartholo, qui le voit

ainsi qu’il se présente, de façon fausse, comme le bruit de quelque jeune homme qui

« chante pour chanter »?

Il semble plutôt que notre dramaturge, extrêmement sensible au potentiel

comique de la parole, ait pu ici atteindre instinctivement le comble de l’étoffement

véridictoire de la grammaire intensionnelle du déguisement. Toutefois, comme on l’a

vu en examinant la première scène de la comédie, la réalisation d’un paradigme de

disjonction socio-culturelle, dont l’effet est naturellement une désintension du

contexte social de la situation, ne garantit pas que le degré de l’amusement soit

élevé : celui-ci semble plutôt dépendre de la valeur de l’enjeu del’erreur

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intensionnel etnon simplement de la nature du paradigme: si le déguisement de

cette transaction communicative s’avère amusant, n’est-ce pas parce que le contact

entre Rosine et un jeune bachelier est précisément ce que Bartholo, et tout son

ménage, essaie de prévenir? Nous sommes conduits une fois de plus vers une

appréciation amplifiée de l’observation socratique sur le ridicule : quel que soit le

degré d’explicitation du paradigme comique, celui-ci est cause nécessaire mais non

suffisante de la production du rire, et doit également mettre en question la

« conscience-intensionnelle-de-soi » du sujet qui commet l’erreur en question. Si

Bartholo donc manifestait de façon comique son ignorance de la loi, par exemple,

cela ne nous amuserait que très peu par rapport à la possibilité qu’il réalise le même

paradigme de façon à révéler son incompétence en matière de médecine — car il est

lui-même médecin. La force de la situation examinée ci-dessus, si elle est libérée par

les paradigmes comiques que l’on a vus, provient aussi de la mise en question de

l’identité actantielle du Barbon ; jaloux, épris de Rosine et déterminé à l’emporter

sur toute opposition, il se laisse cependant prendre, au moyen d’une ruse simple, par

la « société de la vérité naturelle » dont le but évident est de réaliser une séduction

et un mariage interdits. Il est donc particulièrement clair que si la cause du rire est

la disjonction socio-culturelle provoquant la chute d’une intension ou identité

culturelle, la valeur et la définition (le degré de manifestation et donc

« d’appréhensibilité ») de l’intension ainsi compromise sont précisément ce qui

détermine, dans le contexte de l’ensemble de l’état de choses intensionnel présent,

le degré de l’amusement. Nous y reviendrons dans la deuxième partie.

C’est pour cette raison que le genre de théâtralité réalisé par un Figaro porte-

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parole de l’auteur est particulièrement amusant dans cette pièce : si ces interventions

d’auteur commente presque toujours la façon dont l’oppression des jeunes par la

société (la raison de leur position contre elle) est précisément ce qui stimule chez eux

le recours à la tromperie, c’est que le bien-fondé des positions actantielles fournit aux

déguisements leur intensité comique. De plus, Beaumarchais semble comprendre que

ces interruptions théâtrales, loin de compromettre la valeur des intensions sociales

que médiatise la pièce, ajoute une dimension aux disjonctions comiques que réalise

celle-ci. En d’autres termes, l’auteur sait que des paradigmes entièrement fictifs font

rire à l’instar des intensions que l’on voit dans le vécu — et que la pièce peut donc

dépendre de ses structures anthropologiques pour la plupart de ses effets comiques,

tout en compromettant celles-ci pour en créer d’autres et pour multiplier ainsi le rire

du public. Ces paradigmes extérieurs et intérieurs à la diégèse sont de plus évoqués

en parfaite harmonie par la multiplicité significative des répliques de Figaro; la fin

de l’acte premier semble commenter à titre égal la difficulté de la situation des

jeunes et celle du dramaturge :

FIGARO. — Que de ruse! que d’amour!

LE COMTE. — Crois-tu qu’elle se donne à moi, Figaro?

FIGARO. — Elle passera plutôt à travers cette jalousie que d’y manquer.

LE COMTE. — C’en est fait, je suis à ma Rosine... pour la vie.

FIGARO. — Vous oubliez, Monseigneur, qu’elle ne vous entend plus.

LE COMTE. — Monsieur Figaro, je n’ai qu’un mot à vous dire : elle sera mafemme ; et si vous servez bien mon projet en lui cachant mon nom... tu m’entends,tu me connais...

FIGARO. — Je me rends. Allons, Figaro, vole à la fortune, mon fils.

LE COMTE. — Retirons-nous, crainte de nous rendre suspects.

FIGARO, vivement.— Moi, j’entre ici, où, par la force de mon art, je vais, d’un

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seul coup de baguette, endormir la vigilance, éveiller l’amour, égarer la jalousie,fourvoyer l’intrigue, et renverser tous les obstacles. Vous, Monseigneur, chez moil’habit de soldat, le billet de logement, et de l’or dans vos poches.

LE COMTE. — Pourquoi, de l’or?

FIGARO, vivement. — De l’or, mon Dieu, de l’or : c’est le nerf de l’intrigue.[I,vi: p.72-73]

Cette fin de premier acte, hormis la fonction théâtrale consistant à fusionner Figaro

et l’auteur, augmente donc, de façon paradoxale, l’esprit allègre et la tension du jeu

qui garantiront un rire profond chez le public. Comme on le verra, le crescendo

comique de la pièce continuera dès lors de monter — car Beaumarchais, en sachant

comment exploiter la valeur socio-culturelle des intensions qui constituent les

identités des personnages, s’emploie à médiatiser celles-cien situation déstabilisante

— d’où notre image d’un « château de cartes » dont la fragilité semble affecter

uniquement les « étages » supérieurs que constituent les structures anthropomorphes

de la société de la vérité culturelle. Les jeunes, étant sensiblement « exclus » des

institutions sociales pertinentes, n’ont qu’à rester fidèles à leur « idéologie » pour

faire le « bien public et particulier » en renversant, au moyen du comique,

l’establishment contemporain. La « culture théâtrale » ne s’était donc pas, à l’époque

du Barbier, rendu compte de la distinction entre la relativisation et la déculturation :

les « jeunes », dont l’image symbolique est celle de lanature qui bouleverse la

culture, réalisent les deux types de désintensions, quoique dans le contexte d’une

prétendue politique « naturelle ».

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L’acte deux

La première scène de ce deuxième acte permet à Rosine, enfin seule un

instant, d’écrire une lettre à « Lindor » à l’insu de Bartholo et ses domestiques (des

espions potentiels). De plus elle est non seulement seule, mais plus qu’avant

enfermée, et le besoin d’agir en secret lui paraît plus aigu que jamais :

SCENE PREMIERE. ROSINE, seule, un bougeoir à la main.Elle prend du papier sur la table et se met à écrire.

Marceline est malade, tous les gens sont occupés, et personne ne me voit écrire.Je ne sais si ces murs ont des yeux et des oreilles, ou si mon Argus a un géniemalfaisant qui l’instruit à point nommé, mais je ne puis dire un mot ni faire un pasdont il ne devine sur-le-champ l’intention... Ah! Lindor!...(Elle cachette la lettre.)Fermons toujours ma lettre, quoique j’ignore quand et comment je pourrai la luifaire tenir. Je l’ai vu, à travers ma jalousie, parler longtemps au Barbier Figaro.C’est un bon homme qui m’a montré quelquefois de la pitié ; si je pouvaisl’entretenir un moment! [II,i : 75]

La vue de cette victime d’oppression dont les sentiments se manifestent visiblement

suffit pour émasculer le potentiel comique de ce soliloque ; celui-ci n’étant en

l’occurrence pas explicité par quelque actant que ce soit, l’attention du spectateur

serait plutôt dirigée vers un mouvement empathique, et le paradigme implicitement

comique d’une personne qui se parle seule est relégué sur l’arrière-plan : si un

membre du public esquisse le moindre sourire, il l’attribuerait probablement au

plaisir du spectacle théâtral, dont les artifices sont acceptés par convention.

Si la scène apparaît en tête du deuxième acte, c’est plutôt pour faire avancer

la logique pragmatique de l’intrigue ; celle-ci, bien qu’elle réalise des structures

comiques dont elle dépendra ultérieurement, a également besoin de répondre à des

exigences concrètes, notamment l’échange de lettres entre les amants. La scène

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suivante réalise à nouveau la tension ambiguë qui peut surgir entre le comique et

d’autres émotions ; elle suggère notamment que celles-ci n’étouffent pas

nécessairement celui-là — car si Figaro s’amuse ici sans que Rosine s’en rende

compte, lui n’est pas moins sensible que le public à la qualité touchante des

transports de ce coeur sincère :

ROSINE,surprise. — Ah! Monsieur Figaro, que je suis aise de vous voir!

FIGARO. — Votre santé, Madame?

ROSINE. — Pas trop bonne, Monsieur Figaro. L’ennui me tue.

FIGARO. — Je le crois ; il n’engraisse que les sots.

ROSINE. — Avec qui parliez-vous donc là-bas si vivement? Je n’entendais pas,mais...

FIGARO. — Avec un jeune bachelier de mes parents, de la plus grande espérance;plein d’esprit, de sentiments, de talents, et d’une figure fort revenante.

ROSINE. — Oh! tout à fait bien, je vous assure! Il se nomme?...

FIGARO. — Lindor. Il n ’a rien : mais s’il n’eût pas quitté brusquement Madrid,il pouvait y trouver quelque bonne place.

ROSINE, étourdiment. — Il en trouvera, M. Figaro; il en trouvera. Un jeune hommetel que vous le dépeignez n’est pas fait pour rester inconnu.

FIGARO, à part. — Fort bien.(Haut.) Mais il a un grand défaut qui nuira toujoursà son avancement.

ROSINE. — Un défaut, M. Figaro! Un défaut! en êtes-vous bien sûr?

FIGARO. — Il est amoureux. [II,ii : 80]

Ce premier entretien entre Figaro et Rosine nous montre un peu leur relation :

cordiale et respectueuse mais assez sincère. Rosine avait déjà dit qu’elle le trouvait

gentil ; ici elle ne cache ni sa lettre ni son malheur. Cette observation est importante,

parce qu’elle nous montre que la jeune femme, lorsqu’elle se sent plutôt à l’aise,

n’est pas du tout d’un caractère malhonnête. Figaro, pour sa part, s’il n’est pas

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insincère, enrobe toujours sa parole d’énigmes, de calembours, de mots d’esprit, et

de jugements philosophiques. On pourrait croire cependant que sa tendance à

commenter les gens comme il le fait ici — « [l’ennui] n’engraisse que les sots »

constitue plus qu’un simple développement de son caractère : si le public s’habitue

à ces remarques, dont l’aspect philosophique rappelle sans cesse une vision

« extérieure et anthropologique » de la nature humaine, c’est que Beaumarchais

insinue dans la mémoire du spectateur un contexte destiné à guider le jugement de

ce dernier, selon notre protocole de la signification, de façon à ce que les sens socio-

critiques et même cyniques prennent leur place dans la Gestalt par laquelle on perçoit

l’action. L’auteur, en d’autres termes, prépare le public à l’appréhension de

significations ironiques, cachées et railleuses. Nous en reparlerons.

Nous voyons de plus dans ce passage la manière dont Figaro, qui semble ne

s’amuser que pour lui-même, est toujours en train de jouer un rôle double, bien que

les sens prétendus de sa parole ne soient pas insincères : le barbier inspire déjà notre

confiance, dans la mesure où nous croyons qu’il restera fidèle au projet du comte.

En ce sens, ses badineries, quoique réalisées au dépens d’une Rosine naïve qui les

ignore, apparaissent assez innocentes. C’est sans aucun doute pour cette raison que

peuvent coexister l’humour de son « déguisement » (il projette une image de lui-

même qui voile son esprit innocemment cynique) et l’émotion à la fois attendrissante

et amusante (Rosine semble méconnaître la manière dont son amour se laisse

entrevoir malgré la prétendue nature désintéressée de ses remarques au sujet de

« Lindor », timidité aimable que le spectateur saisit en termes d’un paradigme du

déguisement, tout en se rappelant que « Lindor » n’est pas ce qu’il paraît être).

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Se poursuivent donc ces trois déguisements subtils dans la suite de la

conversation : Figaro, Rosine, et Almaviva se présentent tous, pour des raisons

différentes, selon des structures intensionnelles qui diffèrent (de façon assez

innocente d’ailleurs) de ce que nous voyons comme étant « réel » ; ainsi ces jeux

mensongers, s’ils nous amusent, ne signifient aucune infidélité réelle. Nous nous

rendons compte que si Figaro se soucie de Rosine, il fait semblant de n’avoir aucun

mobile, quoiqu’il réalise le stratagème que l’on connaît ; en guise decritique du

comte, il confirme son amour, pour elle, tout en préservant l’illusion que le jeune

héros veut faire respecter « pour être aimé pour soi-même » :

ROSINE. — Il est amoureux! et vous appelez cela un défaut?

FIGARO. — A la vérité, ce n’en est une que relativement à sa mauvaise fortune.

ROSINE. — Ah! que le sort est injuste! Et nomme-t-il la personne qu’il aime? Jesuis d’une curiosité...

FIGARO. — Vous êtes la dernière, Madame, à qui je voudrais faire une confidencede cette nature.

ROSINE, vivement.— Pourquoi, M. Figaro? Je suis discrète. Ce jeune hommevous appartient, il m’intéresse infiniment... Dites donc.

FIGARO, la regardant finement.— Figurez-vous la plus jolie petite mignonne,douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l’appétit; pied furtif, taille adroite, élancée,bras dodus, bouche rosée, et des mains! des joues! des dents! des yeux!...

ROSINE. — Qui reste en cette ville?

FIGARO. — En ce quartier.

ROSINE. — Dans cette rue peut-être?

FIGARO. — A deux pas de moi.

ROSINE. — Ah! que c’est charmant... pour monsieur votre parent. Et cette personneest...?

FIGARO. — Je ne l’ai pas nommée?

ROSINEvivement. — C’est la seule chose que vous ayez oubliée, M. Figaro. Ditesdonc, dites donc vite; si l’on rentrait je ne pourrais plus savoir...

FIGARO. — Vous le voulez absolument, Madame? Eh bien! cette personne est...la pupille de votre tuteur. [II,ii : 81]

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Nous noterons que les « mensonges » qui déguisent les intentions de ces deux

personnages, ainsi que celles d’Almaviva, ne semblent exister que pour amoindrir les

risques que courent leur projet, qui d’ailleurs s’avère collectif. Il semble que l’entente

entre les deux amants, n’étant que potentielle à ce stade, n’enlève pas à ces

personnages leurs craintes. En ce sens ces déguisements sont, comme tous les autres,

attribuables à cette même inégalité qui caractérise la concurrence entre Lindor et

Rosine, d’une part, et Bartholo de l’autre. Encore une fois donc la structure

actantielle se dévoile à l’origine de notre rire, et constitue toujours, d’une autre

façon, l’unique jonction vraisemblable entre les diverses identités particulières et

générales que réalise la pièce.

Figaro doit s’évader de la chambre de Rosine aussitôt que rentre le barbon.

La scène suivante, comme si l’auteur comprenait la psychologie humaine au point

de mélanger les scènes comiques avec d’autres, plus sérieuses, met en scène un

entretien « désagréable » entre Bartholo, constamment noirci, et la jeune femme :

BARTHOLO, en colère. — Ah! malédiction! l’enragé, le scélérat corsaire deFigaro! Là, peut-on sortir un moment de chez soi sans être sur en rentrant...

ROSINE. — Qui vous met donc si fort en colère, Monsieur?

BARTHOLO. — Ce damné barbier qui vient d’écloper toute ma maison en un tourde main : il donne un narcotique à l’Éveillé, un sternutatoire à La Jeunesse; il saigneau pied Marceline; il n’y a pas jusqu’à ma mule... Sur les yeux d’une pauvre bêteaveugle, un cataplasme! Parce qu’il me doit cent écus, il se presse de faire desmémoires. Ah! qu’il les apporte... Et personne à l’antichambre! on arrive à cetappartement comme à la place d’armes.

ROSINE. — Et qui peut pénétrer que vous, Monsieur?

BARTHOLO. — J’aime mieux craindre sans sujet que de m’exposer sansprécaution. [...] Ah! fiez-vous à tout le monde, et vous aurez bientôt à la maison unebonne femme pour vous tromper, de bons amis pour vous la souffler et de bonsvalets pour les y aider. [...]

ROSINE. — Mais, Monsieur, s’il suffit d’être homme pour nous plaire, pourquoidonc me déplaisez-vous si fort? [II,iv : 83]

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On voit comment Figaro semble avoir saisi la façon de donner le change à un jaloux

paranoïde : pour « écarter les surveillants », il a, comme pour pouvoir obliger son

employeur, « drogué, saigné et pansé » toute la maison. Il sait que Bartholo, qui est

intelligent, aura besoin de « découvrir » un mobile — ce que lui offre Figaro de

façon habile, carfacturer ces traitements s’accorde au caractère « maraud », et à

l’image picaresque, d’un barbier avare.

On note également combien ces « soins professionnels », vu le rôle actantiel

de Figaro, semblent encore compromettre l’identité actantielle du barbon ; une fois

de plus, les précautions de ce dernier semblent être inutiles, comme le titre de la

comédie l’indiquerait. Cependant, comme nous l’avons signalé, il y a parmi les ruses

de Figaro un élément qui, loin de l’effet comique des autres médicaments, semble

constituer une erreur, même une bêtise, de la part de Figaro lui-même. Bartholo a

entre autres rapporté le détail suivant : « il n’y a pas jusqu’à ma mule... Sur les yeux

d’une pauvre bête aveugle, un cataplasme! ». On ne pourrait guère attribuer ce

procédé à un excès de zèle chez l’adjuvant de l’héros ; il est possible qu’il se moque

de Bartholo, en faisant semblant d’avoir fait un traitement absolument inutile ; ou

bien, comme s’il mariait le but de facturer le médecin avec celui d’écarter « les

surveillants », il s’est permis, par inattention, une erreur qui, de façon amusante,

semble rappeler son identité actantielle : se rassurer que son véritable maître, et non

celui qu’il fait semblant de servir, ait la possibilité d’agir sans être perçu. Le fait que

la mule est une vieille bêteaveugleconstitue donc, indépendamment du comique

d’un projet actantiel qui se déguise, un effet comique dû à la déculturation : la cécité

de l’animal est une réalité concrète qui, malgré son rôle favorable aux yeux du

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spectateur, compromet l’identité actantielle de Figaro — un fait naturel qui opère la

désintension du fait culturel qu’est le contrat secret des jeunes. De plus, comme c’est

le cas de tous les effets les plus comiques, l’intentionnalité-conscience de Figaro

semble devoir faire face à une mise en question par cette « erreur », et semble cette

fois se laisser subtilement compromettre. A moins, bien sûr, que Figaro ne l’ait fait

consciemment — ce qui, demeurant indéterminé, prête à cet effet comique une pure

potentialitéque semblerait néanmoins démentir la certitude du rire.

Bartholo, frustré par les mensonges que lui offre Rosine, met fin à la scène

précédente en appelant deux de ses gens. Il s’agit de La Jeunesse, vieillard malsain,

et L’Éveillé, endormi par le médicament. Le comique de ces noms propres, qui

mettent en question l’identité de ceux qui les portent, pourrait cependant paraître

assez cliché. Même au XVIIIe siècle, le public doit connaître déjà de nombreuses

comédies dans lesquelles des noms propres signifient le contraire de ce qu’ils

désignent. Cependant, ce comique de la nomination s’harmonise avec le déguisement

du stratagème qu’opère Figaro ; ici, des noms semblent relativiser des identités-ipse

que Figaro a modifiées, temporairement, encore plus qu’ils compromettent les

identités-idem en question. De plus, ces personnages sont, comme la didascalie le

précise au début de la pièce, des Galiciens dont l’habit régional est vu, en Espagne

contemporaine, comme étant le reflet d’une nation d’idiots :

SCENE VI. BARTHOLO, L’ÉVEILLÉ

L’ÉVEILLÉ arrive en bâillant, tout endormi. — Aah, aah, ah ah...

BARTHOLO. — Où étais tu, peste d’étourdi, quand ce Barbier est entré ici?

L’ÉVEILLÉ. — Monsieur, j’étais... ah, aah, ah... [II,vi : 85]

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Nous avons déjà la compétence analytique pour cerner la manière dont cette

incapacité, parce que physiologique et naturel, déculture l’identité humaine, et

culturelle, du personnage, qui apparaît comme un homme incapable d’entretenir une

conversation normale ; cette déculturation s’explicite, se mettant en plus grande

évidence, lors de la juxtaposition d’une apparente intentionnalité d’ordre

communicative (et formellement socio-culturelle) avec un problème naturel qui le

contraint à bâiller incessamment — « Monsieur, j’étais... ah, aah, ah... ».

La Jeunesse arrive en retard, ce qui n’est pas étonnant, vu que lui aussi est

dans l’incapacité du fait d’un produit chimique donné par l’Apothicaire Figaro — à

nouveau, dans un but d’ordre actantiel qui relativise le rôle et l’identité de Bartholo

tout en déculturant l’apparence du vieillard lui-même, qui arrive en éternuant :

L’ÉVEILLÉ, toujours bâillant.— La Jeunesse?

BARTHOLO. — Tu éternueras dimanche.

LA JEUNESSE. — Voilà plus de cinquante... cinquante fois... dans un moment.(Iléternue.)Je suis brisé.

BARTHOLO. — Comment! je vous demande à tous les deux s’il est entréquelqu’un chez Rosine, et vous ne me dites pas que ce barbier...

L’ÉVEILLÉ, continuant de bâiller.— Est-ce que c’est quelqu’un donc, M. Figaro?Ah! ah...

BARTHOLO. — Je parie que le rusé s’entend avec lui.

L’ÉVEILLÉ, pleurant comme un sot. — Moi... Je m’entends!...

LA JEUNESSE,éternuant. — Eh mais, Monsieur, y a-t-il... y a-t-il de la justice?...

BARTHOLO. — De la justice! C’est bon entre vous autres misérables, la justice!Je suis votre maître, moi, pour avoir toujours raison.

LA JEUNESSE,éternuant. —Mais, pardi, quand une chose est vraie...

BARTHOLO. — Quand une chose est vraie! Si je ne veux pas qu’elle soit vraie,je prétends qu’elle ne soit pas vraie. Il n’y aurait qu’à permettre à tous ces faquins-là d’avoir raison, vous verriez bientôt ce que deviendrait l’autorité. [II,vii : 86-7]

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Beaumarchais nous montre ici de nouveau combien il maîtrise la juxtaposition de

plusieurs désintensions au sein d’une scène comique. S’il ne suffit pas que Bartholo

et toute sa maison soient en butte au ridicule grâce aux mécanismes que nous avons

vus, le barbon manifeste ici, en plus, son identité socio-culturelle la plus

représentative de ses fonctions globales vis-à-vis de la comédie : une autorité qui,

malgré le fait que quelque cause doit être à l’origine de sa condition supérieure, se

montre cependant indigne d’un tel état social, et de plus, contraire à ce que celui-ci

est censé signifier en tant qu’identité générale. Ceci n’est pas sans rappeler notre

appellation, purement métaphorique, de l’ensemble des personnages qui se fixent le

but d’opérer ce renversement des autorités : la « société de la vérité naturelle » se

montre, malgré la réalité socio-culturelle qui la situe dans une hiérarchie donnée,

symboliquement extérieure à ce système structural, qu’elle trouve ridicule.

Si Bartholo est l’emblème de la « société de la culture » dont la tendance

téléologique de la comédie se moque sans cesse, son adjuvant principal, le Maître

de musique Bazile, figurativise la réception sociétaire du médecin ; en s’alliant au

barbon, « toute Séville » reconnaît ainsi en lui l’un de ses membres. Cet entretien

consiste en le développement du plan de Bartholo, à savoir épouser Rosine quels que

soient les sentiments de celle-ci. On y voit aussi, de manière assez explicite, une

mise en évidence desraisons pour lesquelles la société de la vérité naturelle méprise

l’establishment; celui-ci, fondé sur l’exploitation de ses structures pour des fins

« corrompues », se montre tel que le genre comique le médiatise toujours — comme

une perversion retorse et artificielle de l’homme. On remarque notamment la manière

dont les identités culturelles de cette société se déconstruisent elles-mêmes :

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SCENE VIII. BARTHOLO, DON BAZILE ; FIGARO, caché dans le cabinet,paraît de temps en temps, et les écoute.

BARTHOLO, continue. — Ah! Don Bazile, vous veniez donner à Rosine sa leçonde musique?

BAZILE. — C’est ce qui presse le moins. [...] J’étais sorti pour vos affaires.Apprenez une nouvelle assez fâcheuse. [...] Le Comte Almaviva est dans cette Ville.

BARTHOLO. — Parlez bas. Celui qui faisait chercher Rosine dans tout Madrid?

BAZILE. — Il loge à la grande place et sort tous les jours, déguisé.

BARTHOLO. — Il n’en faut point douter, cela me regarde. Et que faire? [...] Oui,en s’embusquant le soir, armé, cuirassé...

BAZILE. — Bone Deus!Se compromettre! Susciter une méchante affaire [...]D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage,pianissimomurmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille,et piano, pianovous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, ilrampe, il chemine, etrinforzando[sic.] de bouche en bouche il va le diable ; puistout d’un coup, ne sais comment, vous voyez Calomnie se dresser, siffler, grandirà vue d’oeil ; [...] et devient, grâce au Ciel, un cri général, uncrescendopublic, unchorusuniversel de haine et de proscription. [...]

BARTHOLO. — Mais quel radotage me faites-vous donc là, Bazile? Et quel rapportce piano-crescendopeut-il avoir à ma situation?

BAZILE. — Comment, quel rapport? Ce qu’on fait partout, pour écarter sonennemi, il faut le faire ici pour empêcher le vôtre d’approcher. [...] vous n’avez pasun instant à perdre.

BARTHOLO. — Et à qui tient-il, Bazile? Je vous ai chargé de tous les détails decette affaire.

BAZILE. — Oui. Mais vous avez lésiné sur les frais, et, dans l’harmonie du bonordre, un mariage inégal, un jugement inique, un passe-droit évident, sont desdissonances qu’on doit toujours préparer et sauver par l’accord parfait de l’or.

BARTHOLO, lui donnant de l’argent.— Il faut en passer par où vous voulez ;mais finissons.

BAZILE. — Cela s’appelle parler. Demain tout sera terminé ; c’est à vousd’empêcher que personne, aujourd’hui, ne puisse instruire la Pupille. [II,ix : 88-91]

Nous remarquons ici comment les aspects culturels principaux de l’identité de Bazile,

qui est Italien (semble-t-il) et musicien, colorent de façon caricaturale tout ce

qu’entreprend le personnage ; l’écart qui y surgit entre une expression « normale »

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de ces identités, d’une part, et unesurdétermination absurdede celles-ci, d’autre

part, semble se réduire à une question de ce que l’on appelle en psychologie

Gestaltiste « la moindre différence perceptible » : si le spectateur trouve amusantle

degréauquel se médiatise l’identitémusiciennede Bazile dans sa parole, c’est qu’il

n’est pas possible d’appréhender une logique qui justifierait un tel emploi de

métaphores musicales — de sorte que cette figurativisationhyper-étofféedu

personnage entraîne, de façon purement implicite, la relativisation de son identité. En

d’autres termes, cette absence de jugement logique justificateur mène le public à

concevoir le personnage de Bazile commeignorant sa propre image— réalisant

ainsi le paradigme endogène elliptique que constitue le ridicule socratique —

s’ignorer soi-même. Si d’ailleurs nous avons employé le terme « absurde » en

décrivant cette mise en évidence de l’identité musicienne du personnage, c’est que

le comique absurde, comme nous le verrons ultérieurement, semble être caractérisé

par une auto-relativisation implicite — bref, il s’agit d’une mise en scène

d’intensions qui, en l’absence totale deraison d’êtreappréciable, mettent en doute

la même possibilité de projeter, selon la métalogique de la culture ambiante, quelque

structure socio-culturelle que ce soit. C’est la subversion de la grammaire

intensionnelle elle-même moyennant son trop d’entremise. Nous y reviendrons.

Quel est le rôle de l’identitéd’Italien dans cette Gestalt comiquement auto-

destructeur? Il nous semble, d’après notre modèle intensionnelle, qu’il s’agit ici d’un

double-fonctionnement : si comme nous l’avons vu dans le cas de l’auto-

relativisation de l’identité de musicien, une caractéristique peut se mettre en relief

de façon à compromettre la possibilité d’une projection intensionnelle, la « couleur

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italienne » ici manifestée doit servir àcaricaturaliser Bazile ; en même temps, il

paraît — comme c’est le cas dans les « histoires Belges » et autres blagues visant

des nationalités particulières — que l’identité italienne du personnage en butte au

ridicule ajoute du « leste intensionnel » à la dégringolade qu’est la relativisation en

question : car augmenter la définition identitaire d’un actant ridiculisé doit multiplier

le degré du comique de l’événement.16

Troisième point au sujet de ce passage, il semble que la désintension qui

déstabilise l’identité de musicien chez Bazile fasse également partie d’un autre

paradigme comique, qui consiste en la cristallisation d’une image de charlatan autour

de notre perception de l’Italien. Obsédé par la monomanie de l’argent, celui-ci

apparaît comme objet de projection d’unarchétype d’imposteur: « maraud » qui

exagérerait les prétentions mensongères d’une identité fausse tout en justifiant une

demande d’argent. N’est-ce pas selon cette structure que nous appréhendons la quête

de Bazile? En effet, il ajoute en guise de conclusion à son argument : « un mariage

inégal, un jugement inique, un passe-droit évident, sont des dissonances qu’on doit

toujours préparer et sauver par l’accord parfait de l’or ». Ici il semble clair que la

métalogique culturelle de l’échange commercialrelativiseà son tour la même identité

de musicien qui apparaît comme « habit » ou même déguisement chez cet homme

— que le public doit voir ici comme un charlatanusurpateur du rôle socialdont il

semble bénéficier.

16 Nous postulerons ultérieurement, en élaborant une explication rigoureuse du comique dans ladeuxième partie, que ceci est effectivement la fonction de l’identité nationale dans les blagues oralesvisant des groupes ethniques particuliers : si les « erreurs » qui caractérisent toujours l’objet duridicule s’avèrent souvent assez banales en soi, le succès de telles plaisanteries proviendrait de ce« leste intensionnel ».

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Une fois de plus, par le simple fait de son association avec Bazile, Bartholo

s’avère faire partie, de manière paradoxale, d’une société culturellement valorisée qui

malgré toute légitimité contourne les mêmes structures socio-culturelles dont elle est

construite pour des fins que le spectateur voit comme étant corrompues. C’est

effectivement cettecultivation dégénéréeque le genre de la comédie s’emploie à

mettre en scène pour associer laculture contemporaineà un réseau d’artifices

malencontreux dont il s’agit derire et défaire l’unité (on n’oublie pas que la

présence d’un Figaro caché ajoute un comique elliptique à la scène précédente aux

dépens de Bazile et de Bartholo). Pour ce qui est de notre équation comique dumal

et del’artifice sociétaire la scène suivante la confirme ; Figaro, après la sortie des

autres, commente ce qu’il a surpris selon cette même vue socio-culturelle, tout en

reprenant la fonction actantielle des « jeunes » d’obédience « naturelle »17 :

FIGARO, seul, sortant du cabinet.

Oh! la bonne précaution! Ferme, ferme la porte de la rue, et moi je vais la rouvrirau Comte en sortant. C’est un grand maraud que ce Bazile! heureusement il estencore plus sot. Il faut un état, une famille, un nom, un rang, de la consistanceenfin, pour faire sensation dans le monde en calomniant. Mais un Bazile! il médiraitqu’on ne le croirait pas. [II,ix : 91]

Les scènes dix et onze reprennent les discussions Figaro-Rosine et Rosine-

Bartholo que nous avons déjà examinées. Il s’agit là encore d’expliquer la structure

actantielle, de guider le spectateur en justifiant la ruse des jeunes (scène x) et en

noircissant le barbon (scène xi) qui a la possession physique et juridique de Rosine.

17 On ne peut trop insister sur la signifiance de cette distribution naturelle-culturelle, malgré sonambiguïté : si lasociété de la vérité naturelleprend position contre la culture ambiante, c’est pours’harmoniser avec les mécanismes de la déculturation comique. Si ces jeunes veulent « détrôner » toutce qui règne dans lasociété de la vérité culturelle, ce n’est pas, par contre, sans vouloir rétablir unordre social autre qui leur paraît, comme le veut le symbolisme de la comédie, naturel et juste.

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Valet (ancien) du comteMeneur de jeu / icônede l'auteur

Homme« du peuple»Etrehumain

MaîtredeFigaro

Jeun

ehommecélibataire

Etrehumain

Maîtredemusique

Hommedenatureavare

Bourgeoisâgé

Etrehumain

Esprit jaloux épris deRosine

Bourgeoisd'âgemûr

Tuteur, faux époux

Médecin

Etrehumain

Noble

Etrehumain

A

F

R

B

Z

Clé

Etre matériel

Etre intensionnel

Etre intens. caché

Etre intens. feint

Sphère d'influence

Vecteur de faire

« Amant » deRosine

Barbier, apothicaire

«Amante» de« Lindor »

Fausse épouse

Espace extérieur

Espace du Barbon

*

*

*

Elève, charge*

*

Figure 1.8 : le schéma actantiel-intensionnel à ce stade de la pièce

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Avant d’examiner la scène douze, qui réalise l’entrée, chez Bartholo, d’unAlmaviva

déguisé en « Lindor » déguisé en Cavalier, il convient de reconnaître que tous les

rôles actantiels sont maintenant clairement visibles. La sphère d’influence du médecin

qui domine Rosine dans un espace qui lui appartient, l’alliance mercenaire qui le lie

avec Bazile, l’établissement d’une alliance concurrente chez Almaviva et Figaro,

anciennes connaissances — le tout s’avère non seulement être à l’origine du faire de

tous les actants — mais en plus, ce réseau de relations actantielles apparaît comme

conséquence naturelle des identités, sens plein, de chacun des personnages. La figure

1.8 illustre le « schéma actantiel-intensionnel » établi à ce stade de l’intrigue ; nous

l’appelons ainsi en raison de la coïncidence parfaite entre le sujet actantiel tel que

vu par la sémiotique actuelle et le Sujet transcendantal que nous postulons comme

étant à l’origine de l’existence « matérielle et immatérielle » des identités des

personnages anthropomorphes. Dans cette illustration on voit que les identités en

jonction normale se distinguent de celles, cachées ou inventées, qui participent au

comique d’origine actantielle. Ici donc nous concevons la conscience-intentionnalité

comme opérateur de l’être mixte matériel-intensionnel et, ainsi, comme origine

transcendantal du vouloir et du faire. Les rôles actantiels seraient donc, en termes de

ce modèle, des abstractions sémiotiques des identités des personnages.18 On notera

en plus que le faire des adjuvants n’a comme objet que celui des deux rivaux.

18 Dans l’illustration certaines paires d’identités (Figaro esthomme du peupleet valet d’Almavivapar exemple) constituent des structures reliées que l’on peut voir selon une analogie chimique commedes « états physiques » d’une même entité — ici l’une des identités serait une manifestation abstraite,ou concrète, de l’autre. Il s’agit peut-être d’un détail sans grande importance — mais pour nous cetterigueur nous permet d’éviter les problèmes que voit la théorie lévi-straussienne, notamment laconfusion des origines positionnelles d’une identité qui, entre autres, prend la forme d’une identitétopologique, ou le contraire. Par exemple l’idée du « père biologique » précède nécessairement leconcept plutôt relatif du « parrain ».

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Les scènes douze, treize et quatorze constituent le comble du « baroque

intensionnel » qui caractérise l’esthétique de l’auteur. Non seulement celui-ci a-t-il

haussé l’enjeu au point le plus aigu, dans les deux camps, mais les interactions de

cette rencontre médiatisent tous les traits distincts des divers personnages qui y

apparaissent. En d’autres termes, les identités de chaque actant y sont manifestées

pleinement, tant dans le vrai que dans l’illusoire, selon leurs modalités physiques et

intensionnelles à la fois socio-culturelles (d’un point de vue anthropologique) et

actantielles (en termes sémiotiques traditionnels) :

LE COMTE, en uniforme de cavalerie, ayant l’air d’être entre deux vins etchantant :Réveillons-la, etc.

BARTHOLO. — Mais que nous veut cet homme? Un soldat! Rentrez chez vous,Signora.

LE COMTE, chante: — Réveillons-la,et s’avance vers Rosine. —Qui de vousdeux, Mesdames, se nomme le docteur Balordo?(A Rosine, bas.)Je suis Lindor.

BARTHOLO. — Bartholo!

ROSINE,à part. — Il parle de Lindor.

LE COMTE. — Balordo, Barque à l’eau, je m’en moque comme de ça. Il s’agitseulement de savoir laquelle des deux...(A Rosine, lui montrant un papier.)Prenezcette lettre.

BARTHOLO. — Laquelle! Vous voyez bien que c’est moi. Laquelle! Rentrez donc,Rosine; cet homme paraît avoir du vin. [II,xii : 96-97]

Cet événement qui consiste à se présenter selon des identités « fausses » (pour ce qui

est de leur projection en l’occurrence) et pourtant « vraies » (dans leur « existence »

culturelle) représente une situation véridictoire tout-à-fait multiple ; Almaviva réalise,

de façon paradoxale, une illusion à plusieurs classes de vérité qui signifie, en les

désignant, plus d’une sorte « d’irréalité ». Tout en cachant, même à Rosine, sa

condition aristocrate — son nom — il « propose » à ses hôtes un soi-même qui est

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autre (voir la figure 1.9) : l’identité de cavalier qu’il adopte (4), parce que signifiant

un rôle social différent, d’une part, de ce que Rosine « sait » être celui de son amant,

et de ce que Bartholo sait caractériser le comte Almaviva, fait croire aux deux

résidents de la maison qu’il s’agit d’un homme complètement inconnu, unautre être

humain. Nous appellerons ce procédé ledéguisement absolu: le déguisement relatif,

SjSi* *

Sk*

54321 6 7 2bis

8 7bis 9

a

b

c

e

f

g

h

d

n

m

Figure 1.9 : l’événement comique de l’arrivée d’un comte déguisé chez Bartholo

lui, est ce que réalisait le comte en faisant croire à son amante, avant, qu’il n’était

qu’un membre de la classe populaire — ce qui ne représente qu’un déguisement sur

le plan intensionnel. Cette figure illustre donc les identités réelles, cachées et

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prétendues du comte (si*) — avec, en plus, une intension à la fois fausse et cachée

— l’identité du pauvre bachelier, « Lindor amant de Rosine » (2) — et une identite-

ipse contrefaite — il paraît « avoir du vin » (3). La conséquence de ce déguisement

est, sur le plan comique, la réalisation d’un ensemble de désintensions — les

jonctions « normales » qui caractérisent le contact entre les intentionnalités-

consciences de Bartholo (sk*) et de Rosine (sj

*) avec les intensions de cet étranger se

voient tournées, dans la perspective d’Almaviva et du spectateur, en disjonctions

dérisoires. Les projections intensionnelles fautives que font les deux « hôtes » — et

qui sont explicitées dans leurs répliques — médiatisent ainsi un paradigme comique

composé d’une clarté étonnante : l’ellipse qu’ils commettent en ignorant qu’il s’agit

du comte (5) Almaviva lui-même, de « Lindor », homme amoureux (2) — doit

amuser autant que le portrait intensionnel qu’ils attribuent de façon pseudo-

utopophile — en « voyant » (e,f,g,h) dans ce survenant un homme (1) inconnu, un

chevalier (4) soûl (3). Cette ivresse est appuyée, de plus — c’est-à-dire explicitée —

par desellipses délibéréesfaites par Almaviva, qui amusent à leur tour : celui-ci

prétend négliger (a,b,c) la totalité de l’identité du barbon, y compris le sexe

biologique (propriété de 8) — et partant legenderculturel —, son rôle de tuteur

(7bis) et d’opposant et même son métier de médecin (9) ; de manière plus subtile

encore, il se trompe de nom, en appelant Bartholo « Balordo » et « Barque-à-l’eau ».

Le comte réalise donc, de façon étonnante, la relativisation (d) de l’ensemble des

intensions associées à l’être mixte de la personne. Le médecin, pour sa part, est

trompé (m) par toutes les illusions, et reconnaît non un comte (e) mais un soldat (f)

ivre (g) — et surtout pas l’amant de Rosine (h). Nous n’avons cependant pas illustré

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l’élan intellectuel d’une Rosine en train « d’accepter » les mêmes illusions qui

trompent Bartholo. Sa flèche ressemblerait à celle du barbon, et passerait à travers

les intensions pseudo-utopophiles de celui-ci (y croyant) et ferait l’ellipse de

l’identité « fausse-cachée » de son amant « Lindor ». Si la plupart des conséquences

déstabilisantes de cet événement tendent à déstabiliser l’être culturel de Bartholo, on

voit que l’échec de l’effort du comte (n) pour se faire reconnaître par Rosine (elle

n’entend qu’à moitié — « il parle de Lindor ») tend à impliquer les fins de ces deux

amants, ainsi que leur rôle actantiel, et met en question, de manière subtilement

comique, leur intentionnalité-conscience.19

En un seul événement théâtral, on voit donc qu’undéguisement « généré »

par la structure actantielle de la piècesubvertit deux classes de métalogiques socio-

culturelles : il relativise d’une part les « grammaires » de l’hospitalité, de la

nomination, de la hiérarchie militaire et de la topologie des métiers — ces

métalogiques constituent des structures sociales générales ; d’autre part, ce

travestissement opère la subversion d’un ensemble de métalogiques particulières qui

ne relèvent que de la relation spécifique qui existe entre ces personnages — avec

leurs rôles actantiels — car il détruisent, de façon provisoire mais réelle,l’opposition

qui est la préoccupation centrale de Bartholo, tout en compromettant, parce que

Rosine ne saisit pas entièrement ce qui se passe, le lien d’alliance actantielle qui la

19 On aurait donc pu illustrer la flèche représentant l’élan intellectuel de Rosine comme faisantles mêmes « identifications » que Bartholo, mais dans ce cas-ci, les flèches ondulantes desdésintensionsiraient dans les deux sens — vers Rosine et vers le comte lui-même. Si d’ailleurs lepassage d’une flèche à travers une identité signifie la « reconnaissance » de celle-ci, nous l’avons cruconvenable d’expliciter cette « projection » avec des têtes de flèche purement facultatives. Autreremarque : l’ellipse délibérée ne « brise » pas le cercle de l’identité qu’elle ignore, tandis que l’ellipseignorante, elle, est illustrée comme interrompant le cercle en question. Cette pratique illustre ainsi laraison de la conséquence différente selon le cas : fait exprès, l’acte de négliger une identité ridiculisecelle-ci ; fait par ignorance, il compromet l’intentionnalité-conscience qui se voit dans l’erreur.

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lie avec le comte. Encore une fois nous voyons donc la confirmation de ce que nous

avons postulé comme étant l’harmonisation des fonctions actantielles et comiques des

structures anthropologiques de la comédie. L’identité, comme nous l’avons dit,

fonctionne selon les modalitésipse-idemet absolue-relative, et a dès lors des

implications temporelles et matérielles qui relèvent toutefois de ses structures

immatérielles. Non seulement l’intentionnalité-conscience crée-t-elle donc une réalité

autre que le donné matériel — mais l’esprit humain s’avère en plus capable de

concevoir et de croireà une réalité matérielle réinventée en fonction de ses besoins

culturels. Le fonctionnement du spectacle théâtral le démontre — tant de

« l’intérieur » que de « l’extérieur » qu’est le monde du spectateur qui se laisse

réagir à des stimuli qu’il sait être fictifs.

La « Gestalt instable » par laquelle l’esprit du spectateur appréhende cet

événement comique — qui a en lui la germe de sa propre désintension — se revoit

à plusieurs reprises dans ce même scénario : concrétisé, aussitôt relativisé par sa

propre disjonctivité,ses ruines ensuite effacées par le rire, l’événement subit les

naissances et dégringolades itératives d’un spectacle de feux d’artifice. Voyons la

suite de la visite. La « Signora » vient de « rentrer chez elle ». On notera la manière

dont notre attention est focalisée sur l’artifice du travestissement par le fait que ce

dernier est, maintes fois, presque surpris :

LE COMTE. — Oh! Je vous ai reconnu d’abord à votre signalement.

BARTHOLO, au Comte, qui serre la lettre.Qu’est-ce que c’est donc que vouscachez là dans votre poche?

LE COMTE. — Je lecache dans ma poche pour que vous ne sachiez pas ce que c’est.

BARTHOLO. — Mon signalement? Ces gens-là croient toujours parler à des soldats!

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LE COMTE. — Pensez-vous que ce soit une chose si difficile à faire que votresignalement?

Le chef branlant, la tête chauve,Les yeux vairons, le regard chauve,L’air farouche d’un algonquin...

BARTHOLO. — Qu’est-ce que cela veut dire? Êtes-vous ici pour m’insulter?Délogez à l’instant.

LE COMTE. — Déloger! Ah, fi! que c’est mal parler! Savez-vous lire, Docteur...Barbe à l’eau?

BARTHOLO. — Autre question saugrenue.

LE COMTE. — Oh! que cela ne vous fasse pas de peine, car, moi, qui suis pourle moins aussi Docteur que vous...

BARTHOLO. — Comment cela?

LE COMTE. — Est-ce que je ne suis pas le médecin des chevaux du régiment?Voilà pourquoi l’on m’a exprès logé chez un confrère. [II,xiii : 97-9]

Almaviva s’emploie, pour confondre son adversaire en faisant « l’homme

ivre », à se moquer detous les aspectsde l’identité du barbon, depuis son aspect

physique jusqu’à son identité la plus socio-culturelle de médecin. En évoquant des

propriétés physiques culturellement dévalorisées, créant une synthèse dont la valeur

semble aller à l’encontre de la politesse hospitalière, ce « cavalier ivre » déculture

cette dernière, et avec elle, la perspective intensionnelle qui attribuerait à Bartholo

son identité culturelle. Celle-ci est ensuite relativisée par une comparaison

disjonctante avec le métier de maréchal (au sens de médecin vétérinaire de la

cavalerie). Bref, tout comme la volonté téléologique de ce « chevalier » est de se

faire héberger chez le médecin, le procédé d’insulte qu’il réalise relativise cette fin,

avec toute l’institution socio-culturelle qu’elle implique ; en même temps, en entrant

dans la maison de son opposant, en réalisant (presque) le contact voulu avec Rosine,

le comte contourne jusqu’à l’identité actantielle, l’Opposition même, du barbon —

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d’où la force, doublement comique, des désintensions provoquées par la situation.

Donc tout en demandant en quelque sorte un service, Almaviva subvertit

l’événement social à tous les égards. Beaumarchais voit la possibilité de multiplier

et d’augmenter cette contradiction amusante ; on remarque dans le passage suivant

combienla valeur intensionnellede l’identité socio-culturelle « réelle » du médecin

se voit, à côté des fausses intensions d’un Almaviva déguisé, anéantie durant la

destruction, plus générale mais non permanente, du même univers spirituel qui

soutient leur existence « authentique » :

BARTHOLO. — Oser comparer un maréchal!

LE COMTE. —Non, Docteur, je ne prétends pasQue notre art obtienne le pasSur Hippocrate et sa brigade.

AIR : Vive le vin.

En chantant : Votre savoir, mon camarade,Est d’un succès plus général ;Car, s’il n’importe point le mal,Il emporte au moins le malade.

C’est-il poli, ce que je vous dis là?

BARTHOLO. — Il vous sied bien, manipuleur ignorant, de ravaler ainsi le premier,le plus grand et le plus utile des arts!

LE COMTE. — Utile tout à fait pour ceux qui l’exercent.

BARTHOLO. — Un art dont le soleil s’honore d’éclairer les succès.

LE COMTE. — Et dont la terre s’empresse de couvrir les bévues.

BARTHOLO. — On voit bien, malappris, que vous n’êtes habitué de parler qu’àdes chevaux.

LE COMTE. — Parler à des chevaux? Ah, Docteur, pour un Docteur d’esprit...N’est-il pas de notoriété que le Maréchal guérit toujours ses malades sans leurparler ; au lieu que le médecin parle toujours aux siens...

BARTHOLO. — Sans les guérir, n’est-ce pas?

LE COMTE. — C’est vous qui l’avez dit. [II,xiii : 99-100]

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Il faut voir dans ce passage combien les mécanismes de la déculturation

s’éclaircissent de façon à ce que notre perception de la disjonction — entre la

logique proprement dite et la métalogique culturelle des métiers en question — soit

cristallisée de manière explicite. Notamment nous saisissons de manière instinctive

le comique de l’usurpation, par desstructures purement linguistiques, des structures

paradigmatiques qui tomberaient autrement sous le sens en comparant ces métiers :

d’abord les oppositions « soleil / éclairer » contre « terre / couvrir » colorent des

imagesrespectueuseetcyniquenon seulement du Docteur Bartholo, mais du Docteur

tout court qu’il semble vouloir exemplifier — ce qui apparaît à la fois comme un

procédé de déguisement, car ostensiblement il louel’art et non sa propre personne,

et comme une mise en évidence de la structure narrative et cognitive qui consiste à

projeter une intension, avec sa valeur, sur une personne.La désintension fonctionne

donc en compromettant à la fois l’image projetée et l’opération idéelle qui la

projetterait. Nous appellerons ces deux procédésle comique ontique(la désintension

de la Gestalt) etle comique épistémique(la non intension, forcée, de la même

Gestalt). (Ces procédés s’accompagnent normalement — nous y reviendrons.) Puis

on voit une autre structure grammatico-linguistique, un jeu qui renversent les verbes

de façon à ce que la symétrie concrète de la manoeuvre rende plus visible l’antithèse

qui surgit en opposant l’image culturelle « vraie » du métier du médecin à une image

déformée et dévalorisée (au sens intensionnel) de la même identité : « guérir sans

parler » et « parler sans guérir ». On notera ici qu’il s’agit en effet d’une structure

double, une déculturation à l’intérieur d’une relativisation. Si lasémantiquede la

comparaison idéelle et paradigmatique qui oppose les deux métiersrelativise

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l’identité du médecin, cette dernière est aussidéculturéepar la syntaxe de la parole

qui réalise cette opposition en rappelant de façon évidente lalogiquegrammaticale

et syntagmatique qui disjoncte sensiblement la métalogique culturelle de cette même

comparaison. Une fois de plus, la compétence du dramaturge est telle qu’il réussit

à multiplier les structures comiques d’une « situation forte », ce qui est à notre avis

l’une des raisons de la difficulté de ce type d’analyse.

Toujours sensible au fonctionnement formelle de la comédie en tant que

genre, Beaumarchais aggrave l’imbroglio dans la prochaine scène, étant conscient de

la manière dont l’échec des jeunes multipliera la fréquence des recours à la ruse. Ici

il paraît que Rosine soupçonne qu’il s’agit peut-être d’un messager de « Lindor » :

ROSINE,accourant. — Monsieur le soldat, ne vous emportez point, de grâce!(ABartholo.) Parlez-lui doucement, Monsieur ; un homme qui déraisonne.

LE COMTE. — Vous avez raison ; il déraisonne, lui, mais nous sommesraisonnables, nous! Moi poli, et vous jolie... enfin suffit. La vérité, c’est que je neveux avoir affaire qu’à vous dans la maison. [...] Lisez le billet doux que notreMaréchal des Logis vous écrit.

BARTHOLO. — Voyons.(Le Comte cache la lettre et lui donne un autre papier.Bartholo lit.) « Le Docteur Bartholo recevra, nourrira, hébergera, couchera... »

LE COMTE, appuyant. — Couchera.

BARTHOLO. — « Pour une nuit seulement, le nommé Lindor, dit L’Écolier,Cavalier au Régiment... »

ROSINE. — C’est lui, c’est lui-même.

BARTHOLO, vivement, à Rosine. — Qu’est-ce qu’il y a?

LE COMTE. — Eh, bien, ai-je tort, à présent, Docteur Barbaro?

BARTHOLO. — On dirait que cet homme se fait un malin plaisir de m’estropierde toutes les manières possibles! [...] dites à votre impertinent Maréchal des Logisque, depuis mon voyage à Madrid, je suis exempt de loger des gens de guerre.

LE COMTE, à part. — O Ciel! fâcheux contretemps! [II,xiv : 101-2]

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Nous remarquons ici combien le « danger » que court Almaviva augmente l’enjeu

de la situation ; Beaumarchais semble vouloir exploiter, autant que possible, la valeur

comique de la mise en abyme de la structure actantielle de la pièce : si la force de

la scène dépend du fait de faire apprécier au spectateur combien les structures

intensionnelles prétendument « vraies » par un comte déguisé sont fragiles, la mise

en doute de la réussite du déguisement, qui ferait échouer le stratagème des jeunes,

doit contribuer en ce sens au leste intensionnel de l’événement. Ainsi « Lindor », qui

veut mobiliser une alliée en Rosine en lui apprenant qu’il n’est pas cavalier mais

plutôt son amant, risque réellement de se faire surprendre devant le barbon. Rosine,

de plus, ne peut s’empêcher de s’exclamer joyeusement « c’est lui, c’est lui-même »,

ce que le public doit percevoir comme une erreur grave. Donc, en évoquant la beauté

de Rosine, un « billet doux », le devoir de « coucher » le soldat, et jusqu’aunomde

Lindor, le comte semble espérer que le savoir de Rosine lui fera saisir une

significationautre, tandis que ces libertés, à force decontrarier les fins d’un galant,

feront croire à Bartholo qu’il s’agit en effet d’un cavalier soûl.

Effectivement l’auteur conduit délibérément le public à voir que le comte

doit, comme piégé par ses propres mensonges, aller d’une certaine manière à

l’encontre, temporairement, de ses propres buts actantiels ; il n’a pas d’autre choix

que de nier en partie son « moi » pour se sauver du danger qu’il court — et en ce

sens, le spectateur doit le voir commesatisfaisant aux formes du paradigme comique

de celui qui s’ignore. C’est là le but ultime du dramaturge — faire valoir le potentiel

comique du mensonge comme opérateur véridictoire sur l’événement, qui apparaît

dès lors comme un plaquage de réalités intensionnelles distinctes et aussi, dans leur

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fragilité, mutuellement relativisantes.

L’acte trois constitue, comme on le verra, une mise en évidence paroxystique

de ce procédé ; avant de l’examiner cependant il convient de considérer la « grande

reculade du cavalier » face à cet échec imprévisible qu’est l’exemption de Bartholo.

L’intérêt théorique de cette scène provient de la manière dont les structures d’identité

que l’on y voit, surtout celles du prétendu soldat, s’avèrent entièrement gratuites —

elles ne serviront plus à rien — mais en même temps, Almaviva doit, pour que le

barbon ne prenne pas de soupçon, continuer à jouer son rôle exagérément, tout en

préservant ses mensonges, et en reprenant ses provocations, jusqu’à se sauver. Mais

non sans essayer au moins de livrer sa lettre à Rosine. Bartholo pour sa part semble

réfléchir, et l’on craint d’être découvert :

BARTHOLO. — Doucement, doucement, Seigneur Soldat, je n’aime point qu’onregarde ma femme de si près.

LE COMTE. — Elle est votre femme?

BARTHOLO. — Eh! Quoi donc?

LE COMTE. — Je vous ai pris pour son bisaïeul paternel, maternel, sempiternel ;il y a au moins trois générations entre elle et vous.

BARTHOLO lit un parchemin. — « Sur les bonnes et fidèles témoignages qui nousont étés rendus... »

LE COMTE donne un coup de main sous les parchemins, qui les envoie auplancher. — Est-ce que j’ai besoin de tout ce verbiage?

BARTHOLO. — Savez-vous bien, soldat, que si j’appelle mes gens, je vous feraistraiter sur-le-champ comme vous le méritez?

LE COMTE. — Bataille? Ah! volontiers. Bataille! c’est mon métier à moi.(Montrant son pistolet de ceinture.)Et voici de quoi leur jeter de la poudre auxyeux. Vous n’avez peut-être jamais vu de Bataille, Madame? [...] Rien n’est pourtantaussi gai que Bataille. Figurez-vous(poussant le Docteur)d’abord que l’ennemi estd’un côté du ravin, et les amis de l’autre.(A Rosine, en lui montrant la lettre.)Sortez le mouchoir.(Il crache à terre.)Voilà le ravin, cela s’entend.(Rosine tireson mouchoir, le Comte laisse tomber sa lettre entre elle et lui.)

BARTHOLO, se baissant. — Ah! ah!

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LE COMTE la reprend et dit. — Tenez... moi qui allais vous apprendre ici lessecrets de mon métier... Une femme bien discrète en vérité! Ne voilà-t-il pas unbillet doux qu’elle laisse tomber de sa poche?

BARTHOLO. — Donnez, donnez.

LE COMTE. —Dulciter, Papa! chacun son affaire. Si une ordonnance de rhubarbeétait tombée de la vôtre?

ROSINE avance sa main.— Ah! je sais ce que c’est, Monsieur le Soldat.(Elleprend la lettre, qu’elle cache dans la petite poche de son tablier.)

BARTHOLO. — Sortez-vous enfin?

LE COMTE. — Eh bien, je sors ; adieu, Docteur ; sans rancune. Un petitcompliment, mon coeur : priez la mort de m’oublier encore quelques campagnes ;la vie ne m’a jamais été si chère.

BARTHOLO. — Allez toujours, si j’avais ce crédit-là sur la mort...

LE COMTE. — Sur la mort? Ah! Docteur! Vous faites tant de choses pour elle,qu’elle n’a rien à vous refuser.(Il sort.) [II,xiv : 103-6]

Le comte réussit ainsi à faire valoir, à travers son « ivresse », un « conte de

guerrier » dont l’aspect inauthentique fait avancer de façon paradoxale deux fins

contradictoires : d’une part, ce petit scénario en guise d’explication de la « Bataille »

semble se présenter à Bartholo comme preuve à la fois de « l’ivresse » de ce

« soldat » et de l’authenticité de ce déguisement en cavalier ; il explicite, d’autre

part, l’écart entre les identités « vraie » (aux yeux du public) etprétenduedu jeune

homme. Il ne réussit pas cependant à donner le change à son opposant lorsqu’il

donne sa lettre à Rosine. Celle-ci doit, dans la dernière scène de l’acte deux,

l’échanger avec une autre lettre pour confondre le barbon. Et voilà que le stratagème

n’a réussit qu’à nous amuser, et la société de la vérité naturelle se voit très peu

avancée dans ses buts. C’est pour cette raison que le comte va devoir adopter un

nouveau déguisement, celui d’un élève de Bazile, pour rentrer dans la maison ; et

comme on le verra, il devra devenir, pour un temps, l’adjuvant de son propre

opposant, dans l’espoir de se débarrasser du soupçon, déjà fort, de ce dernier.

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L’acte trois

Si dans les deux actes précédents la force des situations comiques générées

par des disjonctions de la structure intensionnelle provient en grande partie de la

manière dont ces scènes mettent en abyme les identités actantielles des personnages,

l’acte trois voit l’introduction d’une nouvelle source depertinence actantielledans

les erreurs intensionnelles qui nous amusent tout au long de la comédie. Nous en

avons vu une première manifestation vers la fin de l’acte deux ; il s’agit notamment

du déguisement absolu du protagonisteen position actantielle contraireà celle qui

le caractériserait « en vérité ». Bref, si le résultat comique des travestissements que

l’on a vus a été la projection, sur le déguisé, et par le barbon, d’identités absentes

— accompagnée de la non attribution d’identités vraiment très pertinentes — il faut

croire que le quiproquo qui, selon les termes de notre analyse, réalise des projections

elliptiques et utopophiles quirenversentla vraie signifiance socio-culturelle du

déguisé doit constituer en quelque sortel’écart maximal, et aussi le plus explicite,

entre l’identité prétendue et celle que nous connaissons chez le comte. Bref, il n’y

a aucune situation imaginable qui compromettrait plus laconscience-de-soidu barbon

que celle de recevoir chez lui, en tant que confident et complice, le même adversaire

inconnu qu’il espère renvoyer. Voilà pourtant ce qu’on voit dans l’acte trois.

La première scène de celui-ci est un court soliloque de Bartholo. Elle nous

apprend ce que le médecin vient de découvrir à son tour ; Rosine, « en colère »

parce que son tuteur ne lui a pas fait confiance quant à l’identité du scripteur de sa

lettre cachée (il avait cependant raison), ne veut plus voir son Maître de musique :

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ACTE III. SCENE PREMIERE.BARTHOLO, seul et désolé

Quelle humeur! quelle humeur! Elle paraissait apaisée... Là, qu’on me dise quidiable lui a fourré dans la tête de ne plus vouloir prendre leçon de Don Bazile! Ellesait qu’il se mêle de mon mariage...(On heurte à la porte.)Faites tout au mondepour plaire aux femmes ; si vous omettez un seul petit point... je dis un seul...(Onheurte une seconde fois.)Voyons qui c’est. [III,i : 115]

Le spectateur peut conclure que Rosine a apparemment appris en lisant la lettre de

« Lindor » que Bartholo mijote avec Bazile quelque plan qui la concerne. Au moins

le comte l’aurait prévenue de ne pas recevoir le maître de musique. Les exclamations

de Bartholo, qui n’inspire pas beaucoup la pitié du public, tendent plutôt à l’amuser

en reprenant en un sens un débat extradiégétique que tout public présent au théâtre

saisira, surtout en début d’acte, selon la possibilité d’y voir une signification social

d’ordre général : l’impossibilité de plaire « aux femmes », ou au contraire, le

manque d’amabilité « des hommes ». Ici il ne s’agit pas du tout d’unedésignation

des sexes au sens biologique, mais plutôt d’une manière designifier les rôles

acculturés associables à ceux-là. En ce sens, ces deux « classes épistémologiques »

de l’être humain se relativisent par « manque de culture commune », par une

incompatibilité qui semble mettre en question leur existence. Vu l’émotion de

Bartholo, qui rappelle la situation enfermée de sa pupille, il est cependant possible

que le comique de la « guerre des sexes » soit ici atténué ou même imperceptible.

Pour ce qui est de l’identité de celui qui frappe à la porte, il est peu étonnant

pour nous qu’il s’agisse du comte Almaviva. Cette fois cependant il n’est pas

cavalier — ni bien sûr lui-même — il se présente déguisé en étudiant, enBachelier

(et donc membre du clergé). Bartholo, pour sa part, semble vite oublier son état

d’âme fragile, et reprend ses soupçons jaloux après une seule remarque

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d’introspection :

LE COMTE. — Que la paix et la joie habite toujours céans!

BARTHOLO, brusquement. Jamais souhait ne vint plus à propos. Que voulez-vous?

LE COMTE. — Monsieur, je suis Alonzo, Bachelier, Licencié...

BARTHOLO. — Je n’ai pas besoin de Précepteur.

LE COMTE. — ... Élève de Don Bazile, Organiste du Grand Couvent, qui al’honneur de montrer la Musique à Madame votre...

BARTHOLO. — Bazile! Organiste! qui à l’honneur! Je le sais, au fait.

LE COMTE, à part.— Quel homme!(Haut.)Un mal subit qui le force à garder le lit...

BARTHOLO. — Garder le lit! Bazile! Il a bien fait d’envoyer ; je vais le voir à l’instant.

LE COMTE, à part. — Oh diable! (Haut.) Quand je dis le lit, Monsieur c’est... lachambre que j’entends.

BARTHOLO. — Ne fût-il qu’incommodé... Marchez devant, je vous suis.

LE COMTE,embarrassé. — Monsieur, j’étais chargé... Personne ne peut-il nous entendre?

BARTHOLO. — (A part.) C’est quelque fripon.(Haut.) Eh non, monsieur lemystérieux! parlez sans vous troubler, si vous pouvez.

LE COMTE. — (A part.) Maudit vieillard! (Haut.) Don Bazile m’avait chargé devous apprendre...

BARTHOLO. — Parlez haut, je suis sourd d’une oreille.

LE COMTE élevant la voix. — Ah! volontiers... que le comte Almaviva, qui restaità la grande place...

BARTHOLO, effrayé. — Parlez bas; parlez bas!

LE COMTE, plus haut. — ... en est délogé ce matin. Comme c’est par moi qu’ila su que le comte Almaviva...

BARTHOLO. — Bas; parlez bas, je vous prie.

LE COMTE, du même ton.— ...était en cette ville, et que j’ai découvert que lasignora Rosine lui a écrit...

BARTHOLO. — Lui a écrit? Mon cher ami, parlez plus bas, je vous en conjure!Tenez, asseyons-nous, et jasons d’amitié. [III,ii : 115-17]

Ici on voit l’apparition d’un procédé comique que l’on connaît déjà selon le terme

« chasseur chassé » : plus généralement, il s’agit de la compromission d’une identité

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qui, explicitée par une manifestation évidente, se trouve immédiatement abandonnée

par le « prétendant », de façon à ce que et l’identité et la « manifestation évidente »

deviennent leste intensionnel pour la relativisation qui, paradigmatiquement, les

compromet. Ici Bartholo, comme s’il en avait assez des intrigues, prétend comme un

Hamlet que sa conscience est pure — « Eh non, monsieur le mystérieux! parlez sans

{S } k*

Si* Sj

*

Figure 1.10 : l’événement comique de l’entrée chez Bartholo du « comte-bachelier »

vous troubler, si vous pouvez » — identité-ipse qui s’avère tout de suite fausse.

Almaviva se met à hurler au sujet du projet secret du mariage du médecin, et celui-ci

de perdre son sang-froid, en priant « Alonzo » de parler plus bas! Nous reviendrons

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au « chasseur », qui a de l’intérêt théorique malgré sa simplicité.20

Sur le plan intensionnel, le comte a réussi à cacher les modalités identitaires

correspondant à son nom, son rang, son amour et son stratagème. De plus, il s’est

fait prendre pour un élève de Bazile, un « bachelier », et, de façon significative, un

adjuvantsur le plan actantiel de Bartholo. L’intentionnalité-conscience de ce dernier

est ainsi compromise sensiblement ; l’inutilité de ses précautions semble encore

s’avérer absolue, pour l’instant, et compromet tout ce que l’identité du personnage

semblerait signifier : tuteur, propriétaire de la maison, « fiancé » jaloux de Rosine...

tout semble nous dire qu’il ne réussit pas à répondre aux besoins que lui dictequi

il est. La figure 1.10 illustre les modalités intensionnelles de cette scène. On voit là

clairement qu’Almaviva (si*) dissimule son identité d’adversaire de Bartholo (sj

*), qui

a engagé Bazile (sk*, absent) à arranger son mariage, projet dont le comte fait

semblant de faire partie en tant « qu’élève de Bazile ». Ce qui mène le barbon à

prendre le comte non pour son rival mais comme « un allié d’un allié », méprise de

la situation actantielle qui, en l’occurrence, met Bartholo en butte au ridicule — car

il néglige les modalités intensionnelles pertinentes à son propre but.

Une fois dans la confidence du médecin, Almaviva doit faire avancer, autant

que possible, son projet à lui, tout en participant, à contre-coeur, a celui de son

ennemi ; ce qui, même si cela ne réalise pas la désintension de l’identité actantielle

du comte, compromet pour le moins sa position momentanée de façon à ce que

l’amusement du public provienne parfois, en partie, de cet échec temporaire du

20 Entre autres, le chasseur chassé a la propriété defonctionner diachroniquement: si la plupartdes paradigmes comiques peuvent être considérés synchroniquement, celui-ci constitue précisémentun paradigme étalé dans le temps, ce que l’on appellera un événement comiquetemporel.

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comte. Il est donc, à certains moments, « témoin muet » piégé par son propre

stratagème, et ne peut, à ces moments-là, agir que de façon àse contrarier. Nous

remarquons donc qu’il y a une ambivalence comique entre un barbon trompé et un

comte embrouillé. Dans la scène suivante, Almaviva doit déjà faire quelques pas en

arrière, pour solidifier la confiance du médecin. Ici, de façon amusante, il parle de

lui-même comme rival, en évoquant la lettre que Rosine lui avait écrit :

LE COMTE. — [...] Bazile, inquiet pour vous de cette correspondance, m’avait priéde vous montrer sa lettre ; mais la manière dont vous prenez les choses...

BARTHOLO. — [...] Pardon, pardon, Seigneur Alonzo, si vous m’avez trouvéméfiant et dur ; mais je suis tellement entouré d’intrigants, de pièges... Et puis votretournure, votre âge, votre air... Pardon, pardon. Eh bien! Vous avez la lettre?

LE COMTE. — A la bonne heure sur ce ton, Monsieur ; mais je crains qu’on nesoit aux écoutes.

BARTHOLO. — Eh! qui voulez-vous? Tous mes Valets sur les dents! Rosineenfermée de fureur! Le diable est entré chez moi. Je vais encore m’assurer...(Il vaouvrir doucement la porte de Rosine.)

LE COMTE, à part. — Je me suis enferré de dépit... Garder la lettre à présent! Ilfaudra m’enfuir : autant vaudrait n’être pas venu... La lui montrer! Si je puisprévenir Rosine, la montrer est un coup de maître.

BARTHOLO revient sur la pointe des pieds. — Elle est assise auprès de sa fenêtre,occupée à relire une lettre de son cousin l’Officier, que j’avais décachetée... Voyonsla sienne.

LE COMTE lui remet la lettre de Rosine. — La voici. (A part.) C’est ma lettrequ’elle relit.

BARTHOLO lit . — « Depuis que vous m’avez appris votre nom et votre état. » Ah!la perfide, c’est bien là sa main.

LE COMTE, effrayé.— Parlez donc bas à votre tour. [III,ii : 118-9]

Le comte a donc réussi, à force de payer très cher la manoeuvre, à gagner la

confiance de Bartholo qui désormais le voit comme un autre adjuvant, membre de

sa société de la vérité culturelle et donc prêt à respecter l’autorité de l’establishment,

au lieu d’essayer de la contourner. Intérêt théorique de ce déguisement en adjuvant

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de l’opposant : il évoquesans la réaliserl’image, chez le spectateur, d’un Almaviva

qui ignore jusqu’à sa propre personne — ce qui amusevirtuellement, c’est-à-dire

sans recourir à une croyance selon laquelle le comte s’ignore ; d’autre part, le comte

vient de hausser l’enjeu de sa ruse, en risquant de contribuer à la réalisation du projet

du barbon, et en même temps en s’exposant à des mises à l’épreuve permanentes de

sa « fidélité » à Bazile et à Bartholo. Bref, le dramaturge a réalisé, de façon

suffisamment vraisemblable, unesituationqui doit, vu la multiplicité intensionnelle

d’un des actants, générer à chaque moment une jonction d’identités « fausses » et

« réelles » qui finit par mettre en question, existentiellement, la même authenticité

de l’identitéper seen tant qu’entité ontique.

De plus, Almaviva a brodé de manière impromptue une nouvelle version de

son stratagème — qu’ignorent, pour l’instant, ses « complices ». Beaumarchais

manquerait-il une telle occasion? Au contraire : la scène suivante est la conséquence

de l’écart entre les « Stratagèmes A et B », de sorte que Almaviva et Rosine sont

tous les deux piégés en « témoins muets » parce que devant préserver des illusions

antérieures. Or la ruse ayant changé, ces deux déguisements vont apparaître, de façon

subtile, en disjonction l’un avec l’autre — et finiront par se relativiser en posant des

problèmes de l’ordre de la véridiction. Cette relativisation mutuelle emmènera Rosine

à montrer un changement de position, réalisant ainsi du comique temporel qui

satisfait aux formes du « chasseur chassé » ; en même temps le public doit s’amuser

de ce que le berger ignore qu’il mène sa brebisdirecto au loup :

ROSINE,avec une colère simulée. — Tout ce que vous direz est inutile, Monsieur.J’ai pris mon parti, je ne veux plus entendre parler de Musique.

BARTHOLO. — Écoute donc, mon enfant ; c’est le Seigneur Alonzo, l’élève et

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l’ami de Don Bazile, choisi par lui pour être un de nos témoins. — La musique tecalmera, je t’assure.

ROSINE. — Oh! pour cela, vous pouvez vous en détacher. Où donc est-il ce maîtreque vous craignez de renvoyer? Je vais, en deux mots, lui donner son compte etcelui de Bazile.(Elle aperçoit son amant. Elle fait un cri.)Ah!

BARTHOLO. — Qu’avez-vous?

ROSINE, les deux mains sur son coeur, avec un grand trouble. — Ah mon Dieu,Monsieur... Ah! mon Dieu, Monsieur...

BARTHOLO. — Elle se trouve encore mal... Seigneur Alonzo?

ROSINE. — Non, je ne me trouve pas mal... mais c’est qu’en me tournant... Ah!

LE COMTE. — Le pied vous a tourné, Madame?

ROSINE. — Ah! oui, le pied m’a tourné. Je me suis fait un mal horrible.

LE COMTE. — Je m’en suis bien aperçu. [...]

BARTHOLO, apporte un fauteuil.— Tiens, mignonne, assieds-toi. —Il n’y a pasd’apparence, Bachelier, qu’elle prenne de leçon ce soir ; ce sera pour un autre jour. Adieu.

ROSINE,au Comte. — Non, attendez, ma douleur est un peu apaisée.(A Bartholo.)Jesens que j’ai eu tort avec vous, Monsieur. Je veux vous imiter en réparant sur-le-champ...

BARTHOLO. — Oh! le bon petit naturel de femme! Mais après une pareille émotion, monenfant, je ne souffrirai pas que tu fasses le moindre effort. Adieu, adieu, Bachelier.

ROSINE,au Comte. — Un moment, de grâce!(A Bartholo.)Je croirai, Monsieur,que vous n’aimez pas à m’obliger si vous m’empêchez de vous prouver mes regretsen prenant ma leçon.

LE COMTE, à part, à Bartholo.— Ne la contrariez pas, si vous m’en croyez.[III,iv : 122-3]

Cette mise et remise en évidence de « l’écart des vérités » intensionnelles est un lieu

commun au théâtre : si la ruse est presque toujours, à cette époque comme avant, le

seul recours des « faibles », elle entraîne aussi souvent, comme conséquence, une

explicitation comique qui consiste en lapresque surprise du mensongepar celui

auquel on donne le change. Celui-ci, parce qu’y croyant entièrement, met le

déguisement, par ignorance total, en danger. Ce qui apparaît paradigmatiquement

comme une « négligence » risquée de la fragilité de la réalité intensionnelle

prétendue, et dès lors, comme mise en question fondamentale de la même possibilité

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d’une vérité dans l’univers de l’imaginaire socio-culturel. Une fois de plus, il s’agit

là de la fonction manifeste de la comédie.

La suite de la scène médiatise, chez le barbon, l’acceptation entière de cette

illusion intensionnelle qu’est « la leçon du Bachelier ». Le danger semble pour le

moment s’éloigner, et le spectateur jouit du plaisir d’un événement qui est non

seulement un acte de communication déguisé, mais qui concrétise le contact dont il

est le but actantiel ultime du médecin d’éviter. Là encore, on voit l’origine

paradigmatique (une suite de désintensions) et emphatique (la valeur des intensions

compromises) du comique de la scène. Beaumarchais y ajoute, par pure gourmandise,

un panache de théâtralité. On notera aussi la présence du mensonge du barbon, qui

prétend que Rosine est déjà sa femme, auquel le comte fait semblant de croire :

LE COMTE, prenant un papier de musique sur le pupitre. — Est-ce là ce que vousvoulez chanter, Madame?

ROSINE. — Oui, c’est un morceau très agréable de laPrécaution inutile.

BARTHOLO. — Toujours laPrécaution inutile?

LE COMTE. — C’est ce qu’il y a de plus nouveau aujourd’hui. C’est une imagedu Printemps, d’un genre assez vif. Si Madame veut l’essayer...

ROSINE. — Avec grand plaisir : un tableau du Printemps me ravit ; c’est lajeunesse de la nature. Au sortir de l’Hiver, il semble que le coeur acquière un plushaut degré de sensibilité : comme un esclave enfermé depuis longtemps goûte avecplus de plaisir le charme de la liberté qui vient de lui être offerte.

BARTHOLO, bas, au Comte. — Toujours des idées romanesques en têtes.

LE COMTE, bas.— Et sentez-vous l’application? [III,iv : 125]

De manière fascinante, on voit ici, au sein d’un spectacle théâtral, un monde où il

y a « mise en scène d’une mise en abyme d’une mise en abyme » ; l’auteur semble

inviter le public à ne plus croire à rien — sauf à l’amour. Si des amants doivent

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recourir à la ruse d’une situation inventée moyennant des identités fausses, le milieu

qui les encadre doit apparaître retors, comme une multiplication de l’arbitraire

langagier à l’infini. Bref, les protagonistesévoquent comme oeuvre de fiction le nom

de leur propre monde; vu de l’extérieur, la sensibilité socio-culturelle du spectateur

est partagée entre un embrouillamini baroque d’êtres de classes ontologiques non

seulement distinctes, mais qui sont réels, ou faux, ou les deux, selon la perspective

— de sorte que si chaque disjonction intensionnelle médiatise un paradigme comique

ontique, l’ensemble de ces structures bloque la même faculté d’appréhender à la fois

la nature et la culture — ce qui réalise un comique épistémique qui emballe en lui

les univers de la « culture authentique » et de la « culture fictive ». Le spectateur,

s’il demeure capable de faire des distinctions ontiques entre les diverses vérités qu’il

appréhende, n’est plus, à cause d’une disjonction intensionnelle, à même de s’orienter

vers une réalité stable — sauf l’univers concret — phénomène qui n’est rien d’autre

que l’origine même du rire.

Suite à ce moment théâtral, Rosine et Almaviva entrent dans un dialogue

« interdit » et déguisé qui, devant le nez du tuteur, réalise encore la même

transaction sociale que le médecin s’emploie à éviter. On a déjà vu les structures

paradigmatiques qui font ici rire, ainsi que la manière dont l’approbation insouciante

de Bartholo explicite, et rend plus visible,la gratuité de son rôle actantiel

d’opposant, et avec ceci, celle del’identité per se:

ROSINEchante. —

Quand, dans la plaine,L’amour ramène

Le printempsSi chéri des amants,Tout reprend l’être,

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Son feu pénêtreDans les fleurs,

Et dans les jeunes coeurs.[...]

Loin de sa mère,Cette bergère

Va chantant,Où son amant l’attend ;Par cette ruseL’amour l’abuse ;

Mais chanter,Sauve-t-il du danger?

[...]Si quelque jalouxTrouble un bien si doux,

Nos amants, d’accord,Ont un soin extrêmeDe voiler leur transport ;Mais quand on s’aime,La gêne ajoute encor

Au plaisir même.

(En l’écoutant, Bartholo s’est assoupi. Le Comte, pendant la petite reprise, sehasarde à prendre une main qu’il couvre de baisers. L’émotion ralentit le chant deRosine, l’affaiblit, et finit même par lui couper la voix au milieu de la cadence, aumotextrême.L’orchestre suit le mouvement de la Chanteuse, affaiblit son jeu et setait avec elle. L’absence du bruit qui avait endormi Bartholo, le réveille. Le Comtese relève, Rosine et l’Orchestre reprennent subitement la suite de l’air. Si la petitereprise se répète, le même jeu recommence, etc.)

LE COMTE. — En vérité, c’est un morceau charmant, et Madame l’exécute avecintelligence...

ROSINE. — Vous me flattez, Seigneur ; la gloire est tout entière au Maître.

BARTHOLO, bâillant. — Moi, je crois que j’ai un peu dormi pendant le morceaucharmant. J’ai mes malades. Je vas, je viens, je toupille, et sitôt que je m’assieds,mes pauvres jambes...(Il se lève et pousse le fauteuil.)[III,iv : 125-8]

Ainsi les jeunes amants ont pu d’une certaine manière s’expliquer leur position, leurs

sentiments et leur stratagème, dont chacun remercie et félicite l’autre. S’il est

amusant que Bartholo ait permis ce contact, la mention explicite de « la ruse » et le

« jaloux » qui oblige les amants de « voiler leur transport » doit nous paraître encore

plus amusant. Une fois de plus, c’est le comique elliptique qui, parce que Bartholo

ignore et ce qui se passe et sa pertinence par rapport à son identité à lui, fait rire au

spectateur. L’émotion vraisemblable qui se laisse voir durant cette scène, si elle

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adoucit cet effet comique, s’harmonise avec la structure actantielle de la pièce de

façon à rappeler le contexte ambiant par rapport auquel le déguisement se réalise. On

note aussi le sens double des « compliments »musicauxet stratégiques.

Cet esprit doux et attendrissant constitue en un sens un « repos » pour que

le spectateur ne se fatigue pas à la vue d’une suite de situations comiques dont

l’énergie «ff » (fortissimo) serait moins remarquable sans de telles scènes «p »

(piano). Il n’est donc pas étonnant que Beaumarchais reprenne tout de suite, avec

l’entrée de Figaro, la « franche gaieté » maximale de la pièce. Ici le Barbier se

trouve dans la maison même de son employeur (celui qu’il fait semblant de servir),

et doit en conséquence se comporter selon ce « déguisement » de loyauté. Nous

remarquons dans le passage suivant la manière dont Figaro, jouant son jeu habituel

de cynique « naïf », relativise l’identité « maître » et l’autorité de Bartholo tout en

réalisant, volontairement, une manière de « jouer l’employé » de façon défaillante :

BARTHOLO. — Venez-vous purger encore, saigner, droguer, mettre sur le grabattoute ma maison?

FIGARO. — Monsieur, il n’est pas tous les jours fête ; mais, sans compter les soinsquotidiens, Monsieur a pu voir que, lorsqu’ils en ont besoin, mon zèle n’attend pasqu’on lui commande...

BARTHOLO. — Votre zèle n’attend pas! Que direz-vous, Monsieur le zélé, à cemalheureux qui bâille et dort tout éveillé? et à l’autre qui, depuis trois jours, éternueà se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle? que leur direz-vous?

FIGARO. — Ce que je leur dirai?

BARTHOLO. — Oui!

FIGARO. — Je leur dirai... Eh, parbleu! je dirai à celui qui éternue :Dieu vousbénisse!et : Va te coucherà celui qui bâille. Ce n’est pas cela, Monsieur, quigrossira le mémoire. [III,v : 129-30]

Ici Figaro, sensible à l’identité binaire qui relie un maître et un valet, sacrifie de son

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côté le rôle subordonné — auquel il ne doit guère croire — en le jouant de manière

délibérément fautif ; l’effet de ce contournement d’une grammaire culturelle, vu

l’intention du Barbier, est d’effectuer la relativisation de l’autorité de Bartholo.

La signifiance de cet événement peut s’expliquer selon une vision globale des

Figure 1.11 : le déguisement actantiel de Figaro trompe Bartholo

identités actantielles, ou bien, d’un point de vue légèrement différent, en termes d’un

événement isolé ; effectivement, il y a deux manières distinctes d’appréhender le

Figure 1.12 : Figaro « reconnaît » cette identité binaire pour la viser de son côté

même état de choses intensionnel : l’autorité de Bartholo et le faux « service » de

son Apothicaire peuvent être, et sont vus, à la fois comme des identités-en-soi et des

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performances qui les figurativisent dans le moment. La figure 1.11 illustre le

comique du déguisement pseudo-utopophile actantiel qui trompe le barbon ; de façon

corollaire, la figure 1.12 montre la manoeuvre consciente d’un Figaro qui vise ici

l’autorité de Bartholoen faisant semblant de ne pas le faire exprès. Alors, d’une

part, Figaro s’avère de façon globale un « faux adjuvant » du médecin (ainsi que

l’adjuvant secret du comte), et d’autre part prétend comprendre et respecter, à un

moment particulier, ce lien autoritaire, mais justement dans le but d’opérer une

attaque « kamikaze » dans laquelle il subvertit sa propre identité d’employé, en

« échouant » par incompétence, pour atteindre la désintension dérisoire de l’identité

binaire. On remarque la contradiction inhérente qui consiste à faire l’ellipse d’un

aspect de sondevoir tout en « reconnaissant » l’envers de la médaille qui est la

qualité hiérarchiquement « supérieure » d’un Bartholo qu’il appelle « Monsieur » en

évoquant son « zèle ».

Il est tout-à-fait clair pour nous que la différence entre ces deux

représentations paradigmatiques est attribuable d’une part à l’envergure et d’autre

part à la donation de sens réceptrice: la figure 1.11 explique cet événement en

termes d’une synthèse des diverses performances de Figaro vers laquelle la

conscience du récepteur est attirée à force d’être sensibleaux archétypes de la

comédie en général,tandis que la figure 1.12 illustre l’événement uniquement selon

une sensibilité intensionnelle et culturelle qui appréhende ce qui n’est présent qu’à

un moment donné, mais qui est à même de reconnaître la source paradigmatique de

la désintension comique. Nous prétendons que le spectateur est capable, et a

l’habitude, de voir un tel événement théâtral à la fois comme un acte en soi encadré

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par la pièceet comme faisant partie d’un texte ouvert, d’une culture théâtrale. A

nouveau, la complexité de la faculté intensionnelle du spectateur, ainsi que de sa

manipulation par le dramaturge, s’avèrent impressionnantes.

Il convient d’examiner encore la manière dont l’effet comique en soi, celui

qu’illustre la figure 1.12, réaliseune désintension qui en déclenche une autre. Si l’on

peut qualifier ce procédé figaresque de « comique endogène binaire polémique »,

c’est que la relativisation par Figaro de son propre rôle de « valet » apparaît, vu son

intention ironique, comme ayant un impact sensiblement inférieur à sa propre

conséquence, qui est celle d’opérer la relativisation du rôle de « maître » chez

Bartholo, et en plus,de toute son identité à lui, vu la pertinence actantielle des

différents aspects de celle-ci chez le barbon. On y reviendra en parlant de l’ironie,

dont ce paradigme est l’essence même.

Ici il va falloir examiner en détail ce phénomène de latransmission de la

désintension. Certes, la compromission par Figaro de sa propre identité précède et

engendre celle des identités du barbon. Il semble que laconscienceet l’intention

puissent arrêter en quelque sorte cet « effet domino » tandis que l’ignorance ou

l’inattention, qui impliquent toujours l’intentionnalité-conscience d’un sujet

transcendantal, permettent la dégringolade en avalanche d’identités que le sujet,

comme on peut le présumer, aurait voulu préserver. La question est de savoir si le

récepteur perçoit la suite d’une telle désintension en chaîne avant de voir son propre

rire se déclencher, rire qui, semble-t-il, opère « l’anesthésie » de sa faculté

intensionnelle de sorte que l’esprit ne peut plus investir et projeter les valeurs et la

sémantique des identités présentes, qui apparaissent à de tels moments comme

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n’ayant pas de fondement solide, et en plus, aucun statut épistémologique. On va

devoir reporter cette interrogation à une section ultérieure ; cependant le rire apparaît

encore ici comme étantune réaction instinctive à un stimulus d’ordre métaphysique.

Ce qui suit est peut-être le point culminant comique de la pièce : Bazile entre

chez Bartholo. Cependant ce n’est pas seulement le déguisement en élève de musique

du comte que la présence du maître menacera : Bartholo, guidé un peu dans ses

soupçons par « Alonzo », est arrivé à croire qu’il vaut mieux ne plus rien révéler à

Rosine quant à son mariage prévu pour le lendemain ; ainsitout le mondefinit par

vouloir renvoyer l’Italien. L’intérêt théorique de cette scène est la manière dont

Bazile s’avère le cas-type idéal de ce que nous appellerons lepersonnage-tabou21 ;

celui-ci a pour fonction de figurativiser les « normes » sociétaires, et avec elles, une

vision externe et « régulière » de la situation ambiante. Bazile tend donc à expliciter,

moyennant son étonnement, la bizarrerie comique de l’embrouillamini que voici :

SCENE XI. LES ACTEURS PRECEDENTS, DON BAZILE.

ROSINE,effrayée, à part.— Don Bazile!

FIGARO, à part. — C’est le diable!

BARTHOLO va au-devant de lui.— Ah! Bazile, mon ami, soyez le bien rétabli.Votre accident n’a donc pas eu de suites? En vérité, le Seigneur Alonzo m’avait forteffrayé sur votre état ; demandez-lui, je partais pour aller vous voir ; et s’il nem’avait point retenu...

BAZILE, étonné.— Le Seigneur Alonzo? [...]

LE COMTE. — Il faudrait vous taire, Bazile. Croyez-vous apprendre à Monsieur

21 Nous employons ce terme en nous rappelant le sens du mottabou en japonais antique : là,« imi » ( ) pouvait signifier (cf. saceren latin) et le concept de la proscription culturelle (tabou) etcelui de la prescription (le cérémonial, le rituel, l’usage). En ce sens lepersonnage-taboureprésentetout ce que la culture ambiante devrait voir comme normal,et anormal, dans une situation donnée.Il a donc la fonction de rappeler au spectateur une vision, une mémoire, dubon fonctionnementdesinstitutions culturelles qui dysfonctionnent de façon amusante, comme une pierre de touche comique.

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quelque chose qu’il ignore? Je lui ai raconté que vous m’aviez chargé de venirdonner une leçon de musique à votre place.

BAZILE, plus étonné. — La leçon de musique!... Alonzo!...

ROSINE,à part, à Bazile. — Eh! taisez-vous.

BAZILE. — Elle aussi! [...] (A part.) Qui diable est-ce qu’on trompe ici? Tout lemonde est dans le secret!

BARTHOLO, haut. — Eh bien, Bazile, votre homme de Loi?...

FIGARO. — Vous avez toute la soirée pour parler de l’homme de Loi. [...]

LE COMTE, à Bartholo, à part. — Voulez-vous donc qu’il s’explique ici devantelle? Renvoyez-le.

BARTHOLO, bas, au Comte.— Vous avez raison.(A Bazile)Mais quel mal vousa donc pris si subitement?

BAZILE, en colère. — Je ne vous entends pas.

LE COMTE lui met, à part, une bourse dans la main.— Oui, Monsieur vousdemande ce que vous venez faire ici, dans l’état d’indisposition où vous êtes?

FIGARO. — Il est pâle comme un mort!

BAZILE. — Ah! je comprends...

LE COMTE. — Allez vous coucher, mon cher Bazile : vous n’êtes pas bien, et vousnous faites mourir de frayeur. Allez vous coucher.

FIGARO. — Il a la physionomie toute renversée. Allez vous coucher.

BARTHOLO. — D’honneur, il sent la fièvre d’une lieue. Allez vous coucher.

BAZILE, au dernier étonnement.— Que j’aille me coucher!

TOUS LES ACTEURS ENSEMBLE. — Eh! sans doute. [...]

BAZILE, à part. — Diable emporte si j’y comprends rien ; et sans cette bourse...

TOUS. — Bonsoir, Bazile, Bonsoir.

BAZILE , en s’en allant.— Eh bien! bonsoir donc, bonsoir.(Ils l’accompagnenttous en riant.) [III,xi : 138-142]

L’intérêt de ce passage est la manière dont il révèle le fonctionnement dulazzi de

la mise en question répétée d’un déguisement. Ce phénomène se présente dans toutes

les comédies que l’on verra, et se caractérise par un élan intellectuel quiignore et

met en danger une identité fausse, de sorte que le mensonge se multiplie de manière

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de plus en plus invraisemblable. L’examen minutieux de ce procédé dramaturgique

révèle la suite d’événements que voici : les intensions fausses sont relativisées par

un personnage-tabou qui, n’étant pas « dans le secret », projette sur la situation des

intensions « normales », c’est-à-dire « réelles ». Il effectue ainsi un paradigme

comique ambigu : il réalise en même temps, relativement au déguisement, un

comique elliptique par rapport aux identités prétendues, un comique utopophile en

ignorant tout ce que cache le déguisement, et en plus, bien qu’il incarne en un sens

une vue « normale », il apparaît relativement à l’illusion que l’on a réussi à brosser,

comme étant « perdu » dans l’univers des structures intensionnelles, de sorte que le

spectateur éprouve par son intermédiaire une impression de subir un échec comique

épistémique, c’est-à-dire que l’on ne peut plus « sentir » quel est le sens des

« vraies » intensions. La figure 1.13 illustre la manière dont le dramaturge fait

SjSi* *

Figure 1.13 : le lazzi itératif de la disjonction d’un agent-tabou avec une intension fausse

répéter cet effet à plusieurs reprises. De façon pertinente, on voit donc que la

désintensionprovoqueun rire restaurateur, de sorte que les intensions compromises

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par la disjonction semblent immédiatement se rétablir par le biais du rire pour subir,

tout de suite, une nouvelle désintension, et ainsi de suite. Cette observation est

significative en ceci : le potentiel d’itérativité d’un effet comique est non unecause,

mais uneconséquencedu fonctionnement du rire — conséquence que le dramaturge

saisit pour prolonger le lazzi en renouvelant la destruction d’intensions ressuscitées

par le rire.

Ici donc Bazile (si*) « néglige », en comique elliptique, et sans aucune volonté

cynique, l’intension fausse prétendue par le comte (son « élève Alonzo ») ; ce

dernier, afin de préserver l’illusion, la « reconstate » à chaque reprise, en comique

utopophile, ce qui confond Bazile, qui ne la voit pas, etc. De façon remarquable,

nous observons que le comique d’un paradigmevirtuel ne fait pas moins rire qu’un

paradigmede fait : lorsque Bazile « ignore » que le comte est « son élève Alonzo »

nous avons l’impression que les deux personnages voient leur intentionnalité-

conscience comiquement compromise — car d’une part Almaviva doit savoir qu’il

ne peut guère prétendre être l’étudiant d’un maître qu’il voit pour la première fois

ici, et en même tempsla pure idée d’un Bazile qui semble ignorer un de ses élèves

provoque, chez le spectateur, l’image d’une Gestalt selon laquelle le maître

« s’ignore » à la Socrate en ignorant « un des siens » ; on n’a pas besoin que cette

image soit attribuée à l’événement comme une représentation exacte — il faut tout

simplement que l’événement fasse penser à l’image pour que celle-ci, et non celui-là,

nous fasse rire. Ceci nous suggère, comme notre carré de la véridiction le soutient,

que l’être intensionnel n’est parfois nilégitimé ni déniépar la simple adéquation

avec le monde externe : au contraire,l’authenticité (au sens lukacsien) d’une

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intension peut être établie alternativement par lesavoir, la croyanceou la simple

plausibilité, pourvu que l’un de ces facteurs lui prête de la clarté. De façon inverse,

l’effort réalisé par le comte pour « réclamer » une identité « d’élève de musique »

semble n’opérer que la désintension de l’identité de Bazile, parce qu’elle met en

question la seuleconscience-de-soide ce dernier. Bref, c’est la rencontre disjointe

d’un être intensionnel avecla conscience d’un sujetqui lui prête sa force comique ;

c’est comme si la mise en épreuve d’une telle conscience, suivie de l’échec de celle-

ci, était nécessaire à l’investissement, dans une intension, de son poids, et dès lors,

de sa valeur comique. Ceci explique la fonction dutémoin, dont l’agent-tabou est un

cas-type : expliciter une disjonction intensionnelle, en la figurativisant au moyen de

la réaction d’un tel personnage, semble souvent être nécessaire à sa mise en valeur,

parce que le spectateur n’est parfois pas sûr de son interprétation intensionnelle d’un

événement.22 Le dramaturge préfère donc, parfois, recourir à un personnage qui

figurativise la grammaire socio-culturelle même de la société en question (nous y

reviendrons). Voilà le fonctionnement dulazzi de l’identité-idem prétendue par

« Alonzo ». On notera que Bazile finit par « reconnaître », malgré ses réticences, son

élève — c’est là le résultat universel de tels scénarios dans la comédie ; toute autre

conséquence mettrait fin à l’intrigue en anéantissant le seul recours de la société de

la vérité naturelle, la ruse.

Si Bazile finit par acquiescer quant à Alonzo, un autre lazzi se réalise pour

le faire rentrer chez lui : exactement comme le premier, cet échange comique

22 On notera que nous employons ici le terme « agent-tabou » et non « actant-tabou » : nousfaisons la distinction entre une fonction de l’identité-ipse, temporaire et donc « agence », par rapportà la fonction de l’identité-idem, durative relativement à l’intrigue, et dès lorsactantielle. Là où unpersonnage ahabituellementcette fonctionnalité, il s’agirait d’unactant-tabou.

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consiste en faisant respecter au maître un mensonge antérieur, selon lequel il est

malade — c’est bien sûr pour cela qu’il a envoyé quelqu’un à sa place. La seule

différence cette fois est qu’il s’agit d’une identité-ipse, celle de ne pas être en bonne

santé, ce qui implique une convention sociale qui voudrait que le malade se repose

chez lui. Dans ce cas-ci, il s’agit d’un effet comique pseudo-utopophileexogène

réalisé par tous les autres personnages, à propos du musicien ; en raison du fait qu’ils

font ceci volontairement, pour des fins particulières, c’est le personnage de Bazile

lui-même qui, ignorant ce qui se passe, apparaît comme étant en butte au ridicule.

Il finit par douter de sa propre raison, et sort en « acceptant » qu’il était malade

« sans s’en souvenir », effet du comique pseudo-utopophileendogènequ’il réalise

par rapport à sa propre identité. Ceci est illustré dans la figure 1.14. Ici nous faisons

SjSi* *

Figure 1.14 : la disjonction itérative d’une identité-ipse fausse projetée sur Bazile

abstraction de l’acte intellectuel des personnages qui se trouvaient déjà à la maison :

le fonctionnement du paradigme ne dépendant pas directement d’une interactivité

entre ceux-ci, il convient de les réduire logiquement en une entité, car il s’agit ici

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d’un paradigme à deux « personnes grammaticales », du comique binaire, quel que

soit le nombre d’actants participant à l’un des rôles fonctionnels. On notera ici,

encore, que l’agent-tabou finit par « accepter » ce que les autres, en y insistant,

prétendent : qu’il ne va pas bien, et doit se coucher.

Ce qui est plus impressionnant encore, d’un point de vue dramaturgique, c’est

que Beaumarchais a pu fairerelativiser l’être intensionnel « vrai » par des intensions

créées moyennant des déguisements.En effet, il s’agit de deux prétendues réalités

culturelles, lesquelles se relativisentmutuellementaprès la sortie de Bazile. Ici il est

clair que chacun veut, pour protéger son mensonge à lui, se persuader que le maître

de musiqueétait effectivementmalade :

SCENE XII. LES ACTEURS PRECEDENTS, excepté BAZILE

BARTHOLO, d’un ton important. — Cet homme là n’est pas bien du tout.

ROSINE. — Il a les yeux égarés.

LE COMTE. — Le grand air l’aura saisi.

FIGARO. — Avez-vous vu comme il parlait tout seul? Ce que c’est que de nous!(A Bartholo.)Ah ça, vous décidez-vous, cette fois?(Il lui pousse un fauteuil trèsloin du Comte, et lui présente le linge). [III,xii : 144]

Une fois cette « vérité » établie, les jeunes se mettent à faire avancer le dernier stade

de leur stratagème, le Barbier s’apprêtant à raser le médecin pendant que les autres

mijotent ; or Beaumarchais permet au barbon de découvrir le déguisement :

LE COMTE. — Avant de finir, Madame, je dois vous dire un mot essentiel auprogrès de l’art que j’ai l’honneur de vous enseigner.(Il s’approche et lui parle basà l’oreille.)

BARTHOLO, à Figaro. — Eh mais! il semble que vous le fassiez exprès de vousapprocher, et de vous mettre devant moi, pour m’empêcher de voir...

LE COMTE, bas, à Rosine.— Nous avons la clef de la jalousie, et nous serons icià minuit.

FIGARO passe le linge au cou de Bartholo.— Quoi voir? Si c’était une leçon dedanse, on vous passerait d’y regarder ; mais du chant... Ahi, ahi! [...] Je ne sais ce

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qui m’est entré dans l’oeil.Il rapproche sa tête. [...] Bartholo prend la tête deFigaro, regarde par-dessus, le pousse violemment et va derrière les Amants écouterleur conversation.

LE COMTE, bas, à Rosine.— Et quant à votre lettre, je me suis trouvé tantôt dansun tel embarras pour rester ici...

FIGARO, de loin, pour avertir.— Hem!... hem!...

LE COMTE. — Désolé de voir encore mon déguisement inutile...

BARTHOLO, passant entre deux. — Votre déguisement inutile! [...] Comment! sousmes yeux mêmes, en ma présence, on m’ose outrager de la sorte!

LE COMTE. — Qu’avez-vous donc, Seigneur?

BARTHOLO. — Perfide Alonzo!

LE COMTE. — Seigneur Bartholo, si vous avez seulement des lubies comme celledont le hasard me rend témoin, je ne suis plus étonné de l’éloignement queMademoiselle a pour devenir votre femme.

ROSINE. — Sa femme! Moi! Passer mes jours auprès d’un vieux jaloux, qui, pourtout bonheur, offre à ma jeunesse un esclavage abominable!

BARTHOLO. — Ah! qu’est-ce que j’entends!

ROSINE. — Oui, je le dis tout haut : je donnerai mon coeur et ma main à celui quipourra m’arracher de cette horrible prison, où ma personne et mon bien sont retenuscontre toute justice.(Rosine sort.)[...]

LE COMTE. — En effet, Seigneur, il est difficile qu’une jeune femme...

FIGARO. — Oui, une jeune femme, et un grand âge ; voilà ce qui trouble la têted’un vieillard.

BARTHOLO. — Comment! lorsque je les prends sur le fait! Maudit Barbier! il meprend des envies....

FIGARO. — Je me retire, il est fou.

LE COMTE. — Et moi aussi ; d’honneur, il est fou.

FIGARO. — Il est fou, il est fou...(Ils sortent.) [III,xii-xiii : 144-7]

On pourrait croire que la surprise du déguisement par le barbon constitue une rupture

par rapport aux lois de la comédie ; si c’est bien le cas en un sens, il faut tout de

même reconnaître que la rupture n’est que formelle : Figaro et Almaviva retiennent

la clef de la jalousie à l’insu de Bartholo. Le déguisement du comte n’était pas du

tout inutile — il lui a valu le contact, et un certain contrat, avec Rosine.

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L’acte quatre

Il n’est pas sans signifiance que la didascalie entre pleinement dans le jeu des

intensions entre les actes trois et quatre (car n’importe quel acte théâtral, étant

d’ordre purement représentationnel, est intensionnel). Elle nous précise que «pendant

l’Entr’acte, le Théâtre s’obscurcit ; on entend un bruit d’orage, et l’Orchestre joue

celui qui est gravé dans le Recueil de la Musique duBarbier ». Nous préférons ici

faire recours au terme anglais «pathetic fallacy» pour souligner que la même

instance créatrice du spectacle, elle aussi, « prétend » constater des réalités

intensionnelles « fausses ». Aussi bien que, là où on peut parler dethéâtralité, il ne

s’agit de rien d’autre qu’une instance ducomique utopophileque le spectateur

« surprend » à l’instar d’une identité prétendue par un personnage qui veut se

déguiser. Sans aucun doute, il y a ambiguïté entre la convention théâtrale, «that

willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith» pour

emprunter la belle définition de Coleridge (1817 : 169), et tout geste qui réalise un

désir de la part du dramaturge pour attirer l’attention du public sur la nature fictive

de la représentation. Comme on le verra, il s’agit à nouveau d’une question de

l’ordre de ce que la théorie gestaltiste appelle la « moindre différence perceptible ».

Nous avançons que le spectateur, comme notre protocole d’analyse de la signification

l’expliquerait, peut saisir l’événement à la fois (paradoxalement) comme un acte

« authentique » et comme une « fausse intension » dont le statut irréel, vu

l’apparente volonté de la faire passer pour du réel, peut amuser. Le « bruit d’orage »

est donc susceptible selon nous de provoquer le rire général tout en réalisant dans

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l’esprit du public un effet phorique de l’ordre de la peur, ou une appréciation de la

gravité de la situation, dans les limites du contexte, et de la colère de Bartholo. En

effet, comme c’était le cas durant l’acte premier, lorsque le comte et Figaro

échangeaient des « mensonges transparents » pour s’amuser l’un et l’autre, la

théâtralité constitue, en tant que discours intersubjectif, le même genre « d’erreur

délibérée ». Nous y reviendrons.

L’acte quatre, comme on s’attendrait, commence par un entretien entre

Bartholo et Bazile. Si la scène fait avancer l’intrigue sur le plan pragmatique, on

notera qu’elle nous rappelle les images amusantes des événements « de la journée » ;

de plus on doit rire des hypothèses enfin vraies sur « l’identité » d’Alonzo :

ACTE IV. SCENE PREMIERE. BARTHOLO, DON BAZILE,une lanterne de papier à la main.

BARTHOLO. — Comment Bazile, vous ne le connaissez pas? ce que vous dîtes est-il possible?

BAZILE. — Vous m’interrogeriez cent fois, que je vous ferais toujours la mêmeréponse. S’il vous a remis la lettre de Rosine, c’est sans doute un des émissaires duComte. Mais, à la magnificence du présent qu’il m’a fait, il se pourrait que ce fûtle Comte lui-même.

BARTHOLO. — A propos de ce présent, eh! pourquoi l’avez-vous reçu?

BAZILE. — Vous aviez l’air d’accord ; je n’y entendais rien ; et dans les casdifficiles à juger, une bourse d’or me paraît toujours un argument sans réplique. Etpuis, comme dit le proverbe, ce qui est bon à prendre...

BARTHOLO. — J’entends, est bon...

BAZILE. — A garder. [...] Oui, j’ai arrangé comme cela plusieurs petits proverbesavec des variations. Mais, allons au fait : à quoi vous arrêtez-vous? [...]

BARTHOLO. — Votre valet, Bazile. Il vaut mieux qu’elle pleure de m’avoir, quemoi je meure de ne l’avoir pas. [IV,i : 149-50]

Bazile se montre de nouveau la caricature de sa propre identité : charlatan, il use du

lexique même de musicien pour camoufler ses véritables préoccupations pécuniaires.

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Pour le spectateur, l’un relativise l’autre de façon évidente. Il « arrange » des

proverbes, avec « variations », pour se justifier l’avarice. A nouveau donc, le

fonctionnement de la « société de la vérité culturelle », l’establishmentque la

comédie vise sans cesse, sert à associercultureetartifice. Face au pouvoir, la société

de la vérité naturelle semble ne pas avoir d’autre choix que de « rendre à César ».

Si c’est là la métalogique de la distribution durant tout le déroulement de l’intrigue

jusqu’ici, on notera déjà, dans la suite de la scène, un virement qui signale les débuts

de la « découverte » ou résolution de la comédie. Tandis que les jeunes doivent se

débrouillermalgré la société au pouvoir, ils recourent à une institution de celle-ci

comme pour l’emporter sur elle en se servant de ses propres moyens, en l’occurrence

l’hymen :

BAZILE. — Adieu : nous serons ici à quatre heures.

BARTHOLO. — Pourquoi pas plus tôt?

BAZILE. — Impossible : le Notaire est retenu.

BARTHOLO. — Pour un mariage.

BAZILE. — Oui, chez le Barbier Figaro ; c’est sa nièce qu’il marie.

BARTHOLO. — Sa nièce? il n’en a pas.

BAZILE. — Voilà ce qu’ils ont dit au Notaire.

BARTHOLO. — Ce drôle est du complot, que diable!

BAZILE. — Est-ce que vous penseriez?...

BARTHOLO. — Ma foi, ces gens-là sont si alertes! Tenez, mon ami, je ne suis pastranquille. Retournez chez le Notaire. Qu’il vienne ici sur-le-champ avec vous. [...]Tenez, Bazile, voilà mon passe-partout, je vous attends, je veille ; et vienne quivoudra, hors le Notaire et vous, personne n’entrera dans la nuit.

BAZILE. — Avec ces précautions, vous êtes sûr de votre fait. [IV,i : 152-3]

De façon évidente le dramaturge nous rappelle les structures globales de la comédie ;

la référence aux « précautions » du barbon, la sixième du texte dialogué de la pièce,

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qui rappelle son titre, manipulel’interpretant peircien dans l’esprit du public, ou en

termes de notre protocole d’analyse, met toute possibilité d’une signification relative

à la gratuité de l’oppositionà la première place hiérarchique dans le parcours de

réception — du moins pour un certain temps.

Le ressort est donc bandé, mais ne s’est pas encore déclenché. Nous

remarquons dans la scène suivante — dans laquelle Rosine « apprend » que Lindor

n’est qu’un agent du Comte Almaviva — que Beaumarchais manifeste encore une

fois son goût pour les embrouillamini difficiles :

BARTHOLO lui montrant sa lettre. — Connaissez-vous cette lettre?

ROSINE la reconnaît. — Ah! grands Dieux!

BARTHOLO. — Mon intention, Rosine, n’est point de vous faire de reproches : àvotre âge on peut s’égarer ; mais je suis votre ami, écoutez-moi.

ROSINE. — Je n’en puis plus.

BARTHOLO. — Cette lettre que vous avez écrite au Comte Almaviva...

ROSINE,étonnée. — Au Comte Almaviva!

BARTHOLO. — Voyez quel homme affreux est ce Comte : aussitôt qu’il l’a reçue,il en a fait trophée ; je la tiens d’une femme à qui il l’a sacrifiée. [...]

ROSINE,accablée. — Quelle horreur!... quoi Lindor!... quoi ce jeune homme!

BARTHOLO, à part. — Ah! c’est Lindor.

ROSINE. — C’est pour le Comte Almaviva... C’est pour un autre.... [...] Ah! quelleindignité!... Il en sera puni. — Monsieur, vous avez désiré de m’épouser?

BARTHOLO. — Tu connais la vivacité de mes sentiments.

ROSINE. — S’il peut vous en rester encore, je suis à vous.

BARTHOLO. — Eh bien! le Notaire viendra cette nuit même.

ROSINE. — Ce n’est pas tout ; ô Ciel! suis-je assez humiliée!... Apprenez que danspeu le perfide ose entrer par cette jalousie, dont ils ont eu l’art de vous dérober laclef. [IV,v : 154-6]

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Il nous semble que l’auteur permet cette tension dramatique pour augmenter le degré

de la catharsis de la « découverte » tant inévitable que prévisible : de nouveau, si le

lecteur se laisse sentir une certaine crainte à la vue de l’hésitation de Rosine face à

deux « mensonges », ce n’est pas sans savoir que la forme de la comédie domine la

pièce. L’entrée de Figaro et du comte ne présente rien de surprenant à cet égard. On

notera cependant la reprise de la « politique naturelle » qui préfère l’honnêteté et

l’amour sincère, et s’écarte du nom et de l’argent, malgré les déguisements :

SCENE V. LE COMTE, FIGARO, enveloppé d’un manteau, paraît à la fenêtre

FIGARO, parle en dehors. — Quelqu’un s’enfuit ; entrerai-je? [...]

LE COMTE. — C’est Rosine que ta figure atroce aura mise en fuite.

FIGARO, saute dans la chambre. — Ma foi, je le crois... Nous voici enfin arrivés,malgré la pluie, la foudre et les éclairs. [...]

LE COMTE regarde dans l’obscurité. — Comment lui annoncer brusquement quele notaire l’attend chez toi pour nous unir? Elle trouvera mon projet bien hardi; elleva me nommer audacieux.

FIGARO. — Si elle vous nomme audacieux, vous l’appellerez cruelle. Les femmesaiment beaucoup qu’on les appelle cruelles. Au surplus, si son amour est tel quevous le désirez, vous lui direz qui vous êtes; elle ne doutera plus de vos sentiments.[...]

SCENE VI. LE COMTE, ROSINE, FIGARO.Figaro allume toutes les bougies qui sont sur la table.

LE COMTE. — La voici. — Ma belle Rosine!...

ROSINE, d’un ton très composé. — Je commençais, Monsieur, à craindre que vousne vinssiez pas.

LE COMTE. — Charmante inquiétude!... Mademoiselle, il ne me convient pointd’abuser des circonstances pour vous proposer de partager le sort d’un infortuné ;mais, quelque asile que vous choisissiez, je jure mon honneur... [...] Vous Rosine!La compagne d’un malheureux! sans fortune, sans naissance!...

ROSINE. — La naissance, la fortune! Laissons là les jeux du hasard, et si vousm’assurez que vos intentions sont pures...

LE COMTE, à ses pieds.— Ah! Rosine, je vous adore!...

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ROSINE,indignée.— Arrêtez, malheureux!... vous osez profaner!... Tu m’adores!...Va! tu n’es plus dangereux pour moi ; j’attendais ce mot pour te détester. Maisavant de t’abandonner au remords qui t’attend,(en pleurant)apprends que jet’aimais ; apprends que je faisais mon bonheur de partager ton mauvais sort.Misérable Lindor! j’allais tout quitter pour te suivre. Mais le lâche abus que tu asfait de mes bontés, et l’indignité de cet affreux Comte Almaviva, à qui tu mevendais, ont fait rentrer dans mes mains ce témoignage de ma faiblesse. Connais-tucette lettre?

LE COMTE, vivement. — Que votre Tuteur vous a remise?

ROSINE, fièrement. — Oui, je lui en ai l’obligation.

LE COMTE. — Dieux, que je suis heureux! Il la tient de moi. Dans mon embarras,hier, je m’en avais servis pour arracher sa confiance, et je n’ai pu trouver l’instantde vous en avertir. Ah, Rosine! Il est donc vrai que vous m’aimiez véritablement!...

FIGARO. — Monseigneur, vous cherchiez une femme qui vous aimât pour vous-même...

ROSINE. — Monseigneur! que dit-il?

LE COMTE, jetant son large manteau, paraît en habit magnifique.— O la plusaimée des femmes! il n’est plus temps de vous abuser : l’heureux homme que vousvoyez à vos pieds n’est point Lindor ; je suis le Comte Almaviva, qui meurtd’amour et vous cherche en vain depuis six mois.

ROSINE tombe dans les bras du Comte. — Ah!...

LE COMTE, effrayé. — Figaro?

FIGARO. — Point d’inquiétude, Monseigneur ; la douce émotion de la joie n’a jamais desuites fâcheuses ; la voilà, la voilà qui reprend ses sens ; morbleu qu’elle est belle![IV,v-vi : 157-61]

On voit ainsi la première étape de « normalisation », de retour de « l’autre

côté du miroir » carrollien : la « découverte » qui met fin au déguisement central de

la comédie, celui que réalise et qu’explique Almaviva à la levée du rideau (I,i). Pure

artifice de l’auteur, la « gratuité » de ce travestissement, sans lequel aucune intrigue

n’aurait été possible d’ailleurs, réside dans lavolonté libredu comte. Marque de la

modernité du genre, on verra que cette condition contingente est également à

l’origine de l’opposition dans le théâtre de Marivaux, où leshéroïneshésitent et

ensuitechoisissentlibrement d’écarter un obstacle social.

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Si bien qu’on ne peut appeler cette fin de la tension dangereuse du déguise-

ment autrement quela catharsis de la comédie.Celle-ci, qui se réalise rapidement

à travers une série d’étapes distinctes, accompagne le renversement de la société au

pouvoir par unesociété d’obédience « naturelle » usurpatrice d’un statut culturel

nouveau. Par le biais du mariage, cette dernière met fin de façon manichéenne à la

distribution selon laquelle ses membres, exclus des institutions qui pourvoient

l’existence culturelle qu’ils cherchaient, figurativisent « l’écart cratyllique » entre la

nature et la culture. L’amour passe alors du statut de vérité naturelle à un statut

mixte naturel-culturel — en vainquant une forme « perturbée » de l’alliance

potentielle représentée par la société de la vérité culturelle, notamment en détournant

la source de son propre pouvoir. L’entrée du notaire, avec Bazile, scele les noces :

FIGARO. — Monseigneur, c’est notre Notaire. [...]

LE NOTAIRE. — Sont-ce là les futurs conjoints?

LE COMTE. — Oui, Monsieur. Vous deviez unir la Signora Rosine et moi cettenuit, chez le Barbier Figaro ; mais nous avons préféré cette maison, pour des raisonsque vous saurez. Avez-vous notre contrat?

LE NOTAIRE. — J’ai donc l’honneur de parler à Son Excellence Monseigneur leComte Almaviva? [...]

BAZILE, à part. — Si c’est pour cela qu’il m’a donné le passe-partout.

LE NOTAIRE. —C’est que j’ai deux contrats de mariage, Monseigneur ; ne confondonspoint : voici le vôtre ; et c’est ici celui du Seigneur Bartholo avec la Signora... Rosineaussi. Les Demoiselles apparemment sont deux soeurs qui portent le même nom.

LE COMTE. — Signons toujours. Don Bazile voudra bien nous servir de second témoin.

BAZILE. — Mais, Votre Excellence... je ne comprends pas... [...] Monseigneur...Mais si le Docteur...

LE COMTE, lui jetant une bourse. — Vous faites l’enfant! Signez donc vite. [...]

FIGARO. — Où donc est la difficulté de signer?

BAZILE, pesant la bourse. — Il n’y en a plus ; mais c’est que moi, quand j’ai donné maparole une fois, il faut des motifs d’un grand poids...(Il signe.) [IV,viii : 144]

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La trahison de Bartholo par Bazile, atténuée sur le plan moral par « l’incompré-

hension » de ce dernier, constitue la concrétisation de ce que nous avons identifié

comme le fonctionnement téléologique de la comédie : le héros, face à des structures

sociales dont il ne partage ni l’idéologie ni — volontairement en l’occurrence — les

avantages, réussit à tourner ces structures « perverties » contre elle-mêmes. La

manière dont une nouvelle « société culturelle » est ainsi construite, sur les ruines

de l’ancienne société de la vérité culturelle que la révolution du rire a balayée, n’est

rien d’autre que ce que Frye (1957) appelle « la cristallisation » d’une nouvelle

société autour du héros. La scène finale complète cette « découverte » paradigma-

tique avec celle, pragmatique, du barbon ; celui-ci, tel le héros tragique, mais sans

la dignité de ce dernier, vient comprendre sa chute — qui s’accompagne de celle des

« anciennes structures », notre « château de cartes » symbolisant le mal social :

SCENE VIII ET DERNIERE. BARTHOLO, UN ALCADE, DES ALGUAZILS,DES VALETS avec des flambeaux, et LES ACTEURS PRECEDENTS

[...] BARTHOLO. — Ah! Don Bazile. Eh! comment êtes-vous ici?

BAZILE. — Mais plutôt vous, comment n’y êtes-vous pas?

L’ALCADE, montrant Figaro.— Un moment ; je connais celui-ci. Que viens-tufaire en cette maison, à des heures indues?

FIGARO. — Heure indue? Monsieur voit bien qu’il est aussi près du matin que dusoir. D’ailleurs, je suis de la compagnie de Son Excellence le Comte Almaviva. [...]

L’ALCADE. — Ce ne sont donc pas des voleurs?

BARTHOLO. — Laissons cela. — Partout ailleurs, Monsieur le Comte, je suis leserviteur de Votre Excellence ; mais vous sentez que la supériorité du rang est icisans force. Ayez, s’il vous plaît, la bonté de vous retirer.

LE COMTE. — Oui, le rang doit être ici sans force ; mais ce qui en a beaucoup,est la préférence que Mademoiselle vient de m’accorder sur vous, en se donnant àmoi volontairement. [...]

BARTHOLO. — Comment, Bazile! vous avez signé?

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BAZILE. — Que voulez-vous? Ce diable d’homme a toujours ses poches pleinesd’arguments irrésistibles.

BARTHOLO. — Je me moque de ses arguments. J’userai de mon autorité.

LE COMTE. — Vous l’avez perdue, en en abusant. [...] Mademoiselle [...] n’estplus en votre pouvoir. Je la mets sous l’autorité des Lois ; et Monsieur, que vousavez amené vous-même, la protégera contre la violence que vous voulez lui faire.Les vrais magistrats sont les soutiens de tous ceux qu’on opprime.

L’ALCADE. — Certainement. Et cette inutile résistance au plus honorable mariageindique assez sa frayeur sur la mauvais administration des biens de sa Pupille, dontil faudra qu’il rende compte. [...]

BARTHOLO, se désolant. — Et moi qui leur ai enlevé l’échelle, pour que lemariage fût plus sûr! Ah! je me suis perdu fautes de soins.

FIGARO. — Faute de sens. Mais soyons vrais, Docteur ; quand la jeunesse etl’amour sont d’accord pour tromper un vieillard, tout ce qu’il fait pour l’empêcherpeut bien s’appeler à bon droitla Précaution inutile. [IV,viii : 165-9]

L’ambiguïté véridictoire de l’identité du comte n’était enfin que le plus important des

mécanismes comiques : servant à disjoindre la mise en scène du statut intensionnel

de ce personnage, elle ne nuit nullement à la simplicité structurale de la comédie, qui

se moque de la société contemporaine au moyen d’une figurativisation perturbée

d’elle-même. Beaumarchais a parfaitement compris ce mécanisme, qui marie la

structure paradigmatique du comique à une forme d’intrigue sociocritique : si la

comédie réussit à subvertir les institutions socio-culturelles que l’on connaît, il n’est

pas moins vrai quele rire restitue et protège celles-cicontre tout dommage

permanent ; la même normalisation opérée par le dénouement, en mettant fin aux

structures qui faisaient rire en vertu de la structure actantielle, rend à celles-ci leur

valeur « réelle » — d’autant plus que les personnages qui les figurativisent désormais

sous forme « respectable » sont ceux qui revendiquèrent une société plus juste. Si

le comique est destructeur, le rire est conservateur, voire réactionnaire. Nous y

reviendrons.

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JEAN BÊTE À LA FOIRE : EXAMEN PARADIGMATIQUE

Certes, cette parade constitue une « version antérieure » des mêmes structures

actantielles qui font vivre leBarbier. Deux différences significatives tombent

pourtant sous le sens : la pièce foraine deJean Bête, d’une part, n’est pas obligée

de respecter les bienséances qui règnent à la Comédie-Française à cette époque, et

permet une « liberté » foraine, notamment quant au comique sexuel ; d’autre part,

si elle reprend les usages de toutes les comédies, comme on le verra, la parade

constitue en même temps une sorte de perversion du genre plus légitimé :Jean Bête

médiatise indifféremment la désintension de toutes les identités de tous les person-

nages, de sorte qu’il n’y a que la structure globale de l’intrigue qui vise particu-

lièrement la société opposante — et voilà que cette pièce en un acte ne respecte

qu’en partie la grammaire de la comédie, selon laquelle le barbon et son establish-

ment doivent prendre leur place en butte au ridicule. De façon subtile, presque

paradoxale, la parade médiatise doncl’arbitraire des structures ontologiques de la

culture tout en déconstruisant, par le biais du comique, la culture de la comédie.

Notre distinction entre les fonctions désignatives et intensionnelles du langage

entre immédiatement en jeu dès l’ouverture de la pièce : effectivement, la première

chose que l’on remarque en lisant ce texte est la fréquence de cette perturbation

constituée par le style « poissard » qui caractérise le langage de tous les actants.

Comme le remarque Trott (1996), ce « style poissard » représente une tentative de

la part des vendeuses foraines d’autrefois de soigner leur français — effort qui

résulte en une hypercorrection : si la liaison prononcée est la marque d’un parler

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valorisé (« j’étais à Versailles ») quisignifie une certaine formation — et donc un

certain statut social — l’insertion pêle-mêle des consonnes /z/ et /t/ avant une voyelle

initiale quelconque doit constituer, sur le plan intensionnel, uneprojection utopophile

par le locuteur d’un statut social élevé sur lui-même. Nul ne peut donc douter que

la parole, dans la parade, est l’instrument d’une auto-compromission de la culture

langagière. La première scène de la pièce le démontre ; on voit ici, outre lelazzi

consistant à la recherche par un « maître » de son valet évidemment présent, la

manière dont l’emploi de cette hypercorrection « poissarde » réalise la déculturation

« slapstick» de l’identité socio-culturelle des personnages que voici :

SCENE PREMIERE. JEAN BETE, ARLEQUIN

JEAN BETE. Il va et vient en colère. — Ah! malheureux Jean Bête!

ARLEQUIN, le suivant.— Monsieur.

JEAN BETE. — Z’infortuné Jean Bête!

ARLEQUIN. — Monsieur.

JEAN BETE. — J’ai beau crier comme un chien brûlé.

ARLEQUIN. — Monsieur.

JEAN BETE. — Courir comme un rat z’empoisonné.

ARLEQUIN. — Monsieur, monsieur!

JEAN BETE. — Grimacer comme un z’échappé du Purgatoire.

ARLEQUIN donne un coup de batte. — Monsieur.

JEAN BETE. — Je ne vois point mon valet z’Arlequin.

ARLEQUIN, un coup. — Me v’là.

JEAN BETE. — Z’il m’aurait revengé.

ARLEQUIN. — Eh! me v’là, tête de cruche.

JEAN BETE. — Il aurait fiché des coups à cet enragé de Gilles.

ARLEQUIN, redoublant les coups. — Êtes-vous sourd?

Jean-Bête se retourne. Ils se choquent et tombent.

JEAN BETE. — Maraud! Punais! Cheval!...Je t’appelle depuis une heure. [i : 173-4]

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A part l’auto-déculturation opérée moyennant le faux style soigné du langage, on

remarque deux autres structures comiques dans cette première scène déjà. Tel le

Malade imaginaire, lieu commun de la culture théâtrale de l’Europe, Jean Bête se

dépeint comme étant dans une situation démesurément difficile en évoquant une suite

d’images de « souffrant » qu’il projette sur lui-même de façon amusante (le spec-

tateur croit déduire qu’il a un problème, une difficulté, mais le degré semble, dans

le contexte d’un spectacle forain, excessif). Ces auto-portraits, qui évoquent un

certain imaginaire culturel, nous semblent d’ailleursabsurdesdans la mesure où l’on

peut difficilement voir la logique des comparaisons (Jean Bête est-il comme « z’un

rat empoisonné », ou « un chien brûlé »?) ou celle de l’image elle-même («gri-

macer» comme un « z’échappé du purgatoire »?) De plus, nous remarquons la

même explicitation du soliloque qu’on a vu dans leBarbier, à savoir la non

reconnaissance de la présence pertinente d’un interlocuteur. Pourtant le paradigme

s’explicite ici davantage : Arlequin est non seulement présent, mais il est connu de

Jean Bête, qui se trouve, de plus, activement à la recherche de ce dernier. Nous

reviendrons à l’humour absurde. Il convient de noter ici simplement que Jean Bête,

comme son valet enfin, apparaît comme un personnage qui « s’ignore » en projetant

des intensions sans pertinence sur sa situation, et donc sur lui-même, et qui manque

d’en projeter celles que le public doit déjà voir comme « réelles ».

Sur le plan théorique, il est crucial de constater que si la structure para-

digmatique du comique de la « recherche d’Arlequin » est exactement celle que nous

avons vue dans la scène deux duBarbier (voir à nouveau la figure 1.6), le para-

digme du style poissard est précisément celui du malade imaginaire, dumiles glorio-

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suset du bourgeois gentilhomme : la projection

*S

Figure 1.15 : projeter sur soi un fauxstatut intensionnel (le comiquepseudo-utopophile endogène)

sur soi-même d’une non entité, d’une intension

absente, le comique endogène pseudo-utopophile

que nous avons déjà vu (voir la figure 1.15).

Dans le cas de cet artifice langagier cependant il

s’agit d’une fausse identité-idem (celle de la

classe aisée et donc formée) tandis que dans celui

des autoportraits pitoyables il s’agit, comme le

malade imaginaire, de fausses identités-ipse (la

distinction dépend, encore, de lu caractère perma-

nent ou éphémère de l’identité en question.

Le spectateur a déjà compris que quelque problème avec un « ennemi »,

Gilles, « embête » Jean Bête, et que celui-ci aurait voulu avoir le secours de son

valet Arlequin au moment de quelque transaction honteuse avec Gilles. On apprend

très vite qu’il s’agit de la structure actantielle de base que l’on connaît. Gilles aide

Cassandre à « protéger la vertu » de sa fille contre les galants en général, et contre

Jean Bête en particulier. D’où les débuts du « stratagème » de déguisement en Turc

que nous avons vu au début de la première partie de cette étude.

La scène suivante met en scène la société opposante, où il n’est cependant pas

du tout « contraire aux lois de la comédie » que le dysfonctionnement des identités

fait rire. Gilles dévoile ici des « vérités naturelles » qui déculturent tout l’être social

de Cassandre, ce qui est d’autant plus amusant que ce dernier ne le remarque pas ;

on y voit une fois de plus le ridicule d’un langage « populaire-soutenu » :

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GILLES. — Eh bien, Monsieur le bonhomme Cassandre? Vous l’ai-je rossé là d’unefière importance? Mais aussi, faut convenir qu’ous êtes un chien malheureux commeune pierre.

CASSANDRE. — Tuvois, mon ami Gilles, je travaille depuis trente ans comme unserpent, je me donne un casse-cul terrible, tout le long de l’année, et z’au bout de ça...

GILLES. — Pardienne, faut que vous ayez marché sur une planète bien maléfice,Monsieur Cassandre! Vous avez été autrefois au pilori. Z’un accident vous a flanquépour six mois à Bicêtre, feue madame Cassandre vous battait comme un plâtre, vousavez fait z’amende honorable il y a trois ans, vous avez la mine d’un singe, vousêtes fait comme un scorpion, lourd comme un boeuf, bête comme un cochon, salecomme un picpuce, puant comme un cul-de-sac. Votre fille Zirzabelle vous mènepar le nez comme un sot, et vous a dindonné de trois marmots dont que vot’familles’est z’accrue en deux ans, et sans mon jérôme qui vous a tricoté z’un beau Léandrece matin, il allait z’en fricasser z’un quatrième.

CASSANDRE,le battant.— Tiens, maraud, v’là pour t’apprendre à dire des motsà double-entente. [ii, pp.183-4]

Le style poissard n’est ici que la manifestation la plus visible d’une parole perturbée

par la relation disjointe entre ses fonctions désignative et de significative. De plus

on identifie les structures comiques suivantes : premièrement, la relation socio-

culturelle valet-maître, malgré son statut purement intensionnel, est « l’espace de la

communication » ; cette relation, dont la grammaire est pré-comprise par tout

spectateur occidental, et peut-être tout être humain vivant dans une société

hiérarchisée, est à la fois convoquée auprésentpar le langage (encore s’agit-il de la

dichotomie « vous/tu » que nous avons vue chez le comte et Figaro) depuis sonlieu

non-spatial, l’imaginaire social, et d’autre part, compromise par l’opération socio-

culturelle sur laquelle elle est projetée : Gilles semble croire respecter la structure

imaginaire en essayant de servir sonmaître, mais de façon inconséquente

relativement à cette hiérarchie, il déchire chacune des voiles identitaires qui

constituent l’autre. Examinons cela : le langage employé par Gilles s’avère l’objet

d’un faux embellissement qui déculture la situation en relativisant la téléologie et la

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conscience du locuteur — ses métaphores absurdes (c’est-à-dire sans logique cultu-

relle identifiable) l’illustrent : la réplique « un chien malheureux comme une pierre »

prétend exprimer de l’empathie, mais projette sur Cassandre l’identité d’un animal,

et sur cette dernière, celle d’un objet dont on ne peut imaginer ni la pertinence ni la

signifiance sociale. Il s’agit donc d’une projection pseudo-utopophile surl’autre, et

les deux font la désintension de l’identité du maître tout en compromettant la

conscience socio-culturelle de Gilles ; ce dernier apparaît comme étant incapable de

se débrouiller face à la structure sociale en question et incompétent comme usager

*Si*Sj

Figure 1.16 : la désintension binaire endogène-exogène

du langage métaphorique que sa vanité semblerait vanter. La figure 1.16 illustre cet

effet comique binaire en fonction de sa structure identitaire asymétrique : le servant

méprend côté jardin les fonctions socio-culturelles qui relèvent de son rôlevalet et

compromet côté cour l’identitésupérieurede son maître. En effet il s’agit presque

de la méprised’une seule identité commune mais asymétrique. Nous y reviendrons.

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Or il n’y a pas que l’identité hiérarchique du « bonhomme Cassandre » qui

se compromet ici face à l’indiscrétion socio-culturelle du servant. Leur identité

binaire se traduit, vis-à-vis des autres personnages, par les rôles actantiels d’opposant

et sonadjuvant. Après tout, de quoi parlent-ils? C’est en effet de la manière dont ils

ont réussi à mettre en échec le projet de Jean Bête qui consiste à gagner l’accès au

corps de la fille de Cassandre, Isabelle. Cependant, en évoquant cette opposition

actantielle, quoiqu’il le fasse en guise d’allié, Gilles met en question la même utilité

de celle-ci : Jean Bête est déjà plusieurs fois père par Isabelle. Cassandre, pour sa

part, méprend de manière amusante la raison de son mécontentement vis-à-vis de

cette preuve dela gratuité de son rôle d’opposant: « Tiens, maraud, v’là pour

t’apprendre à dire des mots à double-entente » ; il s’agit ici, à nouveau, du comique

elliptique, car Cassandre ne reconnaît point le sens socio-culturel de cet événement

qui le réduit à un personnage vide et gratuit.

Que doit-on dire de ces mots à double entente? La fonction désignative du

langage de Gilles est celle d’évoquer, par euphémisme, la sexualité qui spécifie le

but de Jean Bête et qui déculture d’ailleurs ses prétentions « sociales » (l’amour, le

mariage) ainsi que les mêmes euphémismes, qui sont des abstractions sémiotisées par

une valorisation et un fonctionnement culturels (« dindonné de trois marmots »,

« mon jérôme qui vous a tricoté », « il allait z’en fricasser z’un quatrième »).

La sémantique de la structuralité de ce comique grossier confirme l’exactitude

de la manière dont notre modèle distingue entre la relativisation et la déculturation ;

cette dernière est effectivement un cas spécial et distinct de la désintension. Sa

fonction de « désacraliser » la culture a été décrit par Cicéron (1962 : 345) déjà

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comme étant, pour le grand dramaturge romain, l’effet comique le plus amusant :

« haec enim ridentur vel sola vel maxime, quae notant et designant turpitudinem

aliquam non turpiter».1

L’intérêt théorique de cette description de la déculturation est le suivant : elle

suggère que les structures comiques deJean Bête à la foiresont caractérisées par

une liberté totale, car la présence de désignés corporels seraitmoins drôle sans que

ces derniers soient juxtaposés contre, et enrobés par, des signifiés culturels

« pudiques » — bref, l’abandon des euphémismes rendrait « clinique » la

représentation de la sexualité — stérilité vide que l’on pourrait comparer à la

pornographie. Lanaturen’est donc pas comique en soi : c’est qu’elle peut provoquer

la désintension d’objets culturels projetés sur elle — en fonction des tabous culturels

qui sont ainsi violés — ce qui confirme le caractère global de notre concept inclusif

de ladésintensionqui est le résultat universel de tout effet comique. D’où la manière

dont la sexualité, la morbidité et la scatologie peuvent, lors d’une rencontre disjointe

(« agrammaticale », tabou) avec uneidentitéanthropomorphe, déculturer celle-ci.

Cette libre expression de la sexualité déculturante se montre à nouveau lors

de la réalisation du « tartagème » arlequinesque de Jean Bête et de son valet — une

nouvelle fois il s’agit d’un déguisement — qui suit d’ailleurs, comme c’était le cas

dans le Barbier, un certain nombred’échecs partielsqui mettent en scène le

spectacle de la lutte inégale, et de la ruse, dans des lazzis qui exploitent de façon

comique l’évident caractèrefaux du stratagème. On note que la mise en question

1 « Ce qui est le plus amusant, c’est la désignation d’une turpitude en des termes qui ne sontpourtant pas du tout grossiers ». C’est la définition même de la déculturation. (De oratore).

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d’une identité prétendue ne réalise jamais, dans la comédie, une découverte suffisam-

ment totale pour mettre fin au projet des amants. La scène suivante, qui se situe

après les coups de bâton de Gilles — un événement extradiégétique raconté en

analepse comme on l’a vu — montre de nouveau le fonctionnement du déguisement

comme mécanisme de base de la comédie, et réalise des déculturations de tous

genres, sans manquer d’exploiter dans les mêmes paradigmes la relativisation, en

faisant rencontrer un mélangeforain par excellenced’identités diverses, de façon

inconséquente et amusante ; bref, Jean Bête et Arlequin se déguisent pour pouvoir

s’approcher d’Isabelle, qui travaille à la foire, malgré la présence de son père :

SCENE IV. JEAN BETE, [déguisé en Turc,] ARLEQUIN, déguisé en ours,

GILLES, CASSANDRE, ISABELLE

JEAN BETE. — Ici, Messieurs, c’est la victoire,Des grands spectacles de la foire.Un ours sorti des noirs climats,Où les femmes sont frigidas.Il danse comme Alcibiade

Il est galant comme Amilcar,Aussi généreux qu’un César,Aussi brave qu’un Miltiade.

Donnez la patte, mon mignon.Fort bien, vous aurez du bonbon.

[...]Ici l’on arrache les dents

Et les cheveux sans accidents.Marchandises de contrebande,Des cantharides de Hollande,Écoutez, seigneurs et galants.Votre serviteur Tchicabelle

Crève les yeux si proprementA tout surveillant d’une belle

Que le jaloux tient la chandelleSans s’en douter aucunement.

De cette pastille nouvelle,J’éveille les feux d’un amant.

J’en vends en France énormément.[...]

Opiat pour les maux de ventre,Aux belles grands soulagements :

Mon opiat, en peu de temps,Fais que le fruit d’amusement

Sort aussi doucement qu’il entre.

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ISABELLE. — Vous prétendez qu’ça vient tout doux?Z’en combien de temps, Monsieur, dit’vous?

JEAN BETE. — Moins de dix mois, Mademizelle.

ISABELLE. — Pardin’! la recette est nouvelle.Gilles, ach’tons donc de ses bijoux. [iv : 192-5]

Les structures comiques sont ici nombreuses et débordent les unes sur les autres. On

notera d’abord que dansJean Bête, lors de tout déguisement, le déguisé parle

toujours en vers — c’est duleste intensionnel— et que les interlocuteurs, comme

symbole de leur acceptation de l’identité falsifiée,de leur respect d’une structure

culturelle, adoptent la même forme de la parole.

Le déguisement est bien choisi : le spectateur saurait que la foire est lieu de

charlatans — rhétoriciens marauds aux prétentions incroyables — aussi bien que Jean

Bête en Turc (« Tchicabelle ») apparaît comme un personnage formellement crédible

vu la grammaire culturelle du milieu. Le contenu de son discours versifié est drôle

en soi. Reprenant les indices évidents du faux — des mensonges transparents, des

tournures qui se relativisent en mettant en question la crédibilité du locuteur — le

« conte du marchand ambulant» traite entre autres, et sans que cela ne nous

surprenne du tout, de produits « tabous » contre l’impuissance sexuelle, les douleurs

d’accouchement etc. On remarque encore combienles termes à la désignation

indirecteajoutent leur valeur culturel aux vers pour engendrer et déculturer à la fois

des objets intensionnels. Ce qui supplémente le potentiel pour une mise en scène

théâtrale qui, en exploitant la forme enchâssée de cette « fausse identité dans une

fausse identité », opère la désintension de la même forme théâtrale.

Examinons les structures paradigmatiques de cette scène : si Jean Bête se

déguise en Turc, son « ours » constitue alors un trait supplémentaire, une extension,

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de ce même travestissement. La nature « intensionnellement fausse » de celui-ci n’est

pas d’ailleurs simplement implicite : non seulement avons-nousmémoirede sa

planification — mais sa manifestation se montre aussi remplie de « fautes » qui

explicitent l’irréel de l’identitéau présent. Les nombreux baumes, philtres et opiats

sont, de manière ontologiquement paradoxale, desquasi-intensionsmoyennant

lesquelles l’identité demage turcse projette non seulement sur la personne de Jean

Bête mais aussisur les objets en sa possession. Si bien que l’évidence des

mensonges qui vantent leurs qualités, dans le présent et lors d’événements fictifs

racontés au présent, opère la relativisation de l’identité de Turc. C’est le cas même

lorsque l’objet d’une telle quasi-intension n’est qu’une compétence du « sorcier ».

Bref, on identifie les disjonctions intensionnelles suivantes : (1) le paradigme

comique du déguisement de Jean Bête en Turc est celui d’une désintension pseudo-

utopophile endogène, car il projette sur lui-même une intension fausse que son

identité de fait ne peut soutenir, et qu’elle relativise ; (2) l’acceptation de cette

identité — avec tous ses attributs merveilleux — par les autres personnages (qui

l’appellent « Monsieur l’Turc » par exemple en montrant leur croyance aux

mensonges) constitue le paradigme pseudo-utopophile exogène — signifiant les

mêmes structures intensionnelles vues du point de vue de l’Autre, et compromettant

donc la conscience intensionnelle de cet Autre plutôt que celui qui se déguise ; (3)

la force comique de ces deux paradigmes corollaires provient de l’importance sociale

de l’identité en général d’une part, et de la pertinence augmentée de cette dernière

que l’on peut attribuer à la structure actantielle de la parade, dans laquelle Jean Bête

essaie de réaliser un contact avec Isabelle malgré l’opposition de son père.

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Donc il convient ici de faire le barème de ces mécanismes comiques selon

une dichotomie « paradigme comique » / « leste intensionnel ». On notera que tous

les paradigmes secondaires dépendent, et sont à l’intérieur, de celui du déguisement

des jeunes en Turc et en ours. Le tableau de la figure 1.17 montre un certain nombre

des déculturations et relativisations réalisées par la fonction significative de la parole

Signifiant textuel Paradigme comique Leste intensionnel

Déguisement en Turc /ours 1. relativisation pseudo-utopophile endogène

A. rôle actantiel, ruse de Jean BêteB. lieu : identités foraines

Vers de la parole1-bis. déculturation de la

forme poétique par lecontenu mensonger

A. rôle actantiel de Jean BêteC. style littéraire du français

« où les f. sont frigidas »3. déculturation sexuelle et4.langagière du mensonge ;d’où encore 1.

D. le tabou sexuel sociétaireE. identités nationalesA. rôle actantiel de Jean Bête

« il danse commeAlcibiade »

5. déculturation de l’imagedu général par l’ours6. relativisation de l’imagedu guerrierdansant; 1

F. l’identité de GénéralB. celle du charlatan forainA. rôle actantiel de Jean Bête

« Ici l’on arrache les dentsEt les cheveux sansaccidents »

7. déculturation du dentisteopérée par l’idée absurded’arracher des cheveux ; 1

G. l’identité de dentisteB. celle du charlatan forainA. rôle actantiel de Jean Bête

« De cette pastillenouvelle/ J’éveille les feuxd’un amant/ J’en vends enFrance énormément »

3. déculturation sexuelle dede l’identité du Turc (1)8. déculturation de celle duFrançais

D. tabou sexuel sociétaireE. l’identité nationale de FrançaisA. l’identité de Jean Bête

« Mon opiat... fait que lefruit d’amusement sort aussidoucement qu’il entre »

3. déculturation sexuelledes mensonges du Turc (1)2. de la nature humaine

D. tabou sexuel sociétaireD-bis. biologie de la reproductionA. identité de Jean Bête

« ça vient tout doux? Z’encombien de temps,Monsieur, dit’vous? »

1-tris. pseudo-utopophileexogène (Isabelle accepte lemensonge) 2. décult. sexuel

A. l’identité de Jean BêteH. indiscrétion d’Isabelle (« fille-mère » vs la « vertu féminine »)D. tabou sexuel

« Moins de dix mois,Mademizelle » - «Pardin’!la recette est nouvelle »

1. auto-relativisation dudéguisement1-tris. Isabelle continue d’y

croire tout de même

A. identité de Jean BêteA-bis. aveuglement d’Isabelle vis-à-vis de celle-ciC. forme poétique du vers, le rime

Figure 1.17 : quelques mécanismes comiques de la scène quatre

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de Jean Bête ; celui-ci évoque toute une série d’identités générales, en réclamant une

identité particulière qui n’est pas la sienne, pour des raisons actantielles. Ces

paradigmes se répètent tout au long de la parade, soit en forme de relativisation, soit

comme des déculturations, ce qui dépend de la sémantique investie dans les

structures comiques que nous avons vues. Dans chaque cas le paradigme de base est

celui du déguisement de Jean Bête. La figure 1.18 montre trois manifestations

*Si*Sj

b

*Si {}

c

*Si*Sj

{}

d

Figure 1.18 : intension et quasi-intension faussées par Jean Bête et acceptées par les autres

paradigmatiques de ce dernier (dont la structure de base (a) est celle de la figure

1.15) ; premièrement, le déguisement se transmet ici, moyennant son acceptation, à

l’Autre pour être reconstruit (b) en paradigme exogène ; de plus, le déguisement se

manifeste comme une série dequasi-intensions faussesprojetées (c) sur les objets

que le « Turc » prétend vendre (ces objets participent donc de l’identité prétendue

et sont partant investies eux-mêmes « d’identités partielles ») ; le tout s’incorpore

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enfin dans une Gestalt globaled incluant les structures fondamentales.

La suite de cette scène n’est pas étonnante : en invitant le public à se

déplacer pour assister à un spectacle supplémentaire consistant en d’autres tours de

l’ours Arlequin, Jean Bête réussit à faire sortir Cassandre et Gilles, pour être seul

avec l’objet de son « amour » plutôt charnel. Les avertissements d’Isabelle, qui craint

le retour de son père, laissent ici entendre que la mise en scène montre, du moins en

cachette, l’acte sexuel, qui, lui, déculture chacune des images et structures culturelles

signifiées par les répliques, tout en reprenant le style poissard et la cultivation qu’il

implique ; de plus, on note comment Jean Bête galant se justifie en termes

mensongers s’appuyant tantôt sur le mariage, tantôt sur la religion :

SCENE V. JEAN BETE, ARLEQUIN, ISABELLE

ISABELLE. — Ah! Sainte Jérusalem! C’est mon cher z’amant!

JEAN BETE. — Pardon, charmante Zirzabelle, si j’ai fiché le tour à Monsieur votre pèreet à Gilles. C’est pour à celle fin de les renvoyer sains et saufs, et que nous puissionsparler un moment de notre flamme à la face des oiseaux du ciel et de la terre.

ISABELLE. — Personnage aimable, redressez-vous.

JEAN BETE. — Vous savez que le don de mon coeur est dû z’à plus d’un titre.Permettez-moi de vous le faire encore une fois à genoux, et de vous le renouvelermille fois.

ISABELLE. — Je le veux bien, mais si vous connaissez mes peines, elles sont biendifférentes de ma personne, car je vous en cache plus de la moitié.

JEAN BETE. — Non, ne me cachez rien, je veux tout voir, je veux tout voir, jeveux tout savoir.

ISABELLE — J’ai t’eu beau dire à mon ch’père que le destin me destine à filer madestinée z’avec vous, que je n’ai pu défendre mon coeur, que vous me l’avez pris,z’il prétend qu’avec le même entregent, beaucoup d’autres peuvent me prendreaussi ; ce qui me console, c’est que z’on ne me mariera pas sans que je dise oui.Mon ch’père fera tout comme il l’entendra, ça m’est indubitable, mais z’en fait demariage (En déclamant.)

Quand je devrais m’en repentir,Jamais autre que vous n’aura mon consentir.

JEAN BETE. — Ah! charmante Zirzabelle! [v : 201-2]

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Jean Bête cache dans ces images poétiques l’apologie de son désir charnel pour

Isabelle. De plus, on note dans ce passage combien la projection d’intensions fournit

à la scène le leste intensionnel qui aggrave les conséquences amusantes de ce

déguisement : les deux amants, qui se voussoient d’ailleurs, évoquent respec-

tueusement des institutions culturelles — Jérusalem,ville sainte, Monsieur votre père,

notre flamme, le ciel, le mariage et ainsi de suite — tout en faisant — on peut bien

le croire d’après la suite de l’entretien — l’acte sexuel.2 Certaines de ces

déculturations, à savoir celles qui dépendent de la mémoire culturelle du spectateur,

sont implicites ; sont explicites les conséquences immédiates, le comique des

intensions figurativisées sur la scène, tels Cassandre et Gilles, dont le retour risque

constamment d’interrompre ce moment privé, et de valoir encore une raclée pour

Jean Bête. Isabelle croit ici anticiper l’entrée de son père et de Gilles, tandis que

Jean Bête la rassure — « ses gens » sont à la veille :

ISABELLE. — Monsieur Jean Bête [...] quoique vous me fassiez grand plaisir,retirez-vous, retirez-vous, pour Dieu! retirez-vous, mon père est colérique et rusé,s’il revenait z’avec Gilles, quelque chemin que vous prissiez, z’ils vous couperaienttout net. [...] Qu’est-ce que je deviendrais? Vous m’alarmez, vous me déchirez lesentrailles, retirez-vous, retirez-vous, pour Dieu! retirez-vous.

JEAN BETE. — Ne craignez rien, charmante Zirzabelle, et permettez que mes gensfassent le coq-six-grues z’autour de nous pendant que je vous en conterai.

ISABELLE. — Mais combien sont-ils donc z’à faire le guet?

JEAN BETE. — Soyez tranquille : ils sont un.

ISABELLE. — Qu’ils veillent donc tous ensemble exactement! [v : 202-3]

Il est assez clair que le comique est ici lié à un problème d’ordreontologique: le

débat autour de la question de savoir si les nombres sont desa priori synthétiques

2 Nous sommes redevables envers Monsieur David Trott (1996) pour cette interprétation.

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ou analytiques se présente à l’intérieur d’une autre problématique ontologique, celle

de la vérité naturelle contre la vérité culturelle, que nous avons vue tout au long de

cette étude. Bref, trois réalités distinctes débordent l’une sur les autres dans une

disjonction comique complexe : (1) un état de choses naturel — Jean Bête et Isabelle

font l’acte sexuel, tandis qu’Arlequin, le seul valet de ce premier, « fait le guet » ;

(2) les amants ne veulent pas être surpris par le père d’Isabelle pour des raisons

anthropologiques — une fille est la propriété de son père dans la société donnée, de

sorte que l’acte sexuel constitue une sorte de vol ; (3) la scène constitue un conte

mythique — celui des « rites d’accouplement » de l’être social en question — un

rôle social et en même temps un sexe biologique, l’Homme mythique « est censé »

séduire, charmer, convaincre la Femme, qui, elle, « doit » résister, fuir, hésiter, avant

de « se livrer ». Seulement ces deux « vérités culturelles » s’avèrent incapables de

supporter la déculturation que provoque la « vérité naturelle » qui les disjoncte : si

l’acte sexuel « nie » le réel ontologique des rites de la séduction, le nombre unique

des « gens » (Arlequin seul) opère la même désintension des efforts de l’Homme de

« convaincre » la Femme qu’ils sont en sûreté ; la transparence de cette prétention

ridicule de la part de Jean Bête est donc d’autant plus amusant qu’Isabelle, qui ne

veut pas du tout « résister » enfin, l’accepte, en partageant et en répétant l’erreur

ontologique qui reconnaîtrait des structures imaginaires malgré la preuve qu’ils

n’existent pas à côté d’une réalité matérielle plus « solide ».

Outre donc la fonction actantielle de tromper de façon amusante l’opposant

que constitue le père Cassandre, cette scène réduit l’être social d’Isabelle et de Jean

Bête à leur aspect sexuel. Comme nous le verrons dans les deuxième et troisième

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parties, la vérité sociale est donc, d’un point de vue logique, unevérité théorémique

qui n’est déterminé ni par le donné, ni par la vérité factuelle, ni par ce qu’on appelle

normalement la vérité analytique — ce qui n’est vrai qu’en vertu de sa forme. Car

les structures imaginaires, des mythes sociétaires, peuvent se présenter selon une

forme bien ou malstructurée, en conjonction ou en disjonction par rapport à elles-

mêmes — en d’autres termes, elles ne sont pas uneforme d’autresentités plus

fondamentales, mais des entités immatérielles indépendantes construites par une

culture selon une métalogique d’a priori sociaux. C’est donc l’adéquation ou

l’inconséquence entre la réalité factuelle et la réalité culturelle (dont chacune a sa

propre classe de véritéspurement formelles) qui fait qu’un état de choses social est

ou dérisoire ouethnologiquement correcteet de ce fait à prendre au sérieux.

Nous observons de plus qu’il s’agit ici de la compromission totale de l’être

social des membres de la société de la vérité naturelle, alors que c’est cette société

jeune qui, selon la grammaire traditionnelle de la comédie, a l’unique fonction de

relativiser et de compromettre la culture de la société opposante. Les jeunes sont en

butte au ridicule à part entière. La scène que nous venons de voir n’est d’ailleurs pas

exceptionnelle — nous voyons la compromission des jeunes tout au long de la

parade — c’est que ce genre de désintension est normalement réservé à l’opposant.

Aussi la parade se moque de la comédie elle-même, car les structures formelles de

celle-ci sont à la fois reprises et nettement compromises par le fonctionnement de la

pièce foraine. Rien donc n’échappe ici à « la petite destruction » comique.

La scène suivante le montre à nouveau : après s’être « retiré », Jean Bête

appelle Arlequin pour faire « enlever » Isabelle. La réalité concrète, bien sûr, n’exige

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pas une telle manoeuvre — Isabelle n’est présentement pas enfermée, car son père

et Gilles sont absents pour le moment — mais une fausse « réalité » culturelle, une

projection utopophile, semblerait demander que Jean Bête « libère » son amante

comme d’une menace mythique. C’est le paradigme de Dom Quichotte (voir pour

sa structure la figure 1.18 c) : une fausse caractérisation d’une réalité externe (un

exemple du comique utopophile exogène) provoque chez le héros, grâce peut-être à

un besoin narcissique, une fausse caractérisation (héroïque) de lui-même. A nouveau,

cette prétention ne marche pas. Isabelle a pourtant la générosité de négliger ce fait :

JEAN BÊTE. — [...] J’aurai donc l’honneur de vous faire t’enlever par mon valetz’Arlequin, et pourvu que vous ne vous effrayiez pas du bruit...

ISABELLE. — M’effrayer du bruit, cher z’amant? Ma mère m’a toujours dit quej’étais fille légitime du régiment de Royal Canon z’et que M. le bonhommeCassandre n’était que mon père z’apocryphe, autrement dit mon bâtard : jugez.

ARLEQUIN. — Doucement, doucement, Monsieur mon maître, que chacun file sacorde, s’il vous plaît.

JEAN BÊTE. — Pourquoi donc prends-je un valet, maraud? Est-ce pour me servirmoi-même? J’ai t’une maîtresse à z’enlever, je veux que tu me l’enlèves.

ARLEQUIN. — Pour quinze francs de gages par an, il faut que tout le gros ouvragede la maison m’tombe sur le corps.

JEAN BÊTE. — Je te remettrai z’en ours.

ARLEQUIN. — Êtes-vous ben lourde, Mamzelle?

ISABELLE. — A peu près comme deux personnes, pas tout à fait encore.

ARLEQUIN, faisant le geste de la prendre par les reins pour la charger sur sonépaule.— Allons, venez ça, moi j’ai de l’humanité.

ISABELLE, criant. — Eh ben donc! ben donc! z’insolent! est-ce qu’on z’enlève une demoisellede condition, cul par dessus tête, les quatre pattes en l’air comme un chat retourné?

ARLEQUIN. — Ça ne vous convient pas, Mam’zelle? n’y a t’encore rien de fait.Bonjour, enlevez-vous vous-même. [v : 204-5]

Les structures comiques que l’on voit ici nous sont déjà connues : la désobéissance

d’Arlequin perturbe la relation maître-valet — car le caractère et les croyances du

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valet relativisent cette identité binaire ; l’inutilité de l’effort pour enlever Isabelle

déculture l’héroïsme quichottiste de Jean Bête ; de plus l’acceptation d’une illusion

transparente par Isabelle relativise son rôle d’amante courtoise — donc elle veut ce

que veut Jean Bête ; et c’est enfin un problème d’ordreformelqui provoque la colère

d’Isabelle, ce qui constitue une inconséquence à la fois logique et topologique — car

si l’enlèvement est nettement irréel, des points de vue physique et actantiel, Isabelle

ne peut réagir de manière phorique à la forme de la fiction qu’enacceptantles

fausses structures intensionnelles prétendues, comme si elles étaient réelles. Une fois

de plus c’est l’expression d’une confusion ontologique en forme du paradigme du

comique utopophile. La disjonction est alors comblée par la réponse d’Arlequin :

« enlevez-vous vous-même ». De nouveau la contradiction se réalise ici plutôt vis-à-

vis de la vérité intensionnelle que de la réalité matérielle : d’une part, on pourrait

raisonnablement suggérer à une personne de se sauver elle-même, et de l’autre, Jean

Bête aurait pu faire lui-même l’enlèvement s’il n’avait pas la prétention hautaine

d’être un destinateur ; or l’intension signifiée par « enlever », vu le jeu que jouent

les amants selon lequel il s’agit d’un héros et d’une « demoiselle en détresse », est

déculturée par l’inaction du valet. Cette structure comique est donc extrêmement

complexe : l’acte d’autorité qui consiste en la décision de charger un autre d’enlever

l’amante serait presque crédible d’un point de vue culturel grâce au paradigme

mythique du « chevalier sauveur » ; or cette image estmoins réel (parce que

purement formelle) que les identitésprésentesd’amant et de valet, qui sont

cependant niées à leur tour par l’inaction physique d’Arlequin — il n’enlève

personne — et par la vérité formelle de l’univers factuel — il mime l’acte qu’il

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refuse de faire en fait. Nous y reviendrons.

Ensuite on voit plusieurs autres déguisements d’autant plus gratuits qu’ils

n’accomplissent rien d’autre que de tromper pendant un certain temps ceux qu’ils

visent. La structure actantielle de la comédie étant perturbée par chaque scène de

cette pièce, il n’y a que les prétextes (qui sont ostensiblement à l’origine des

déguisements) qui s’alignent avec elle. Les conséquences de ces ruses sont nulles —

sur le plan diégétique — et elles ne servent qu’àamuser le spectateur.

La fin de la parade est le comble de cette ambiguïté selon laquelle la pièce

dépasse et subvertit ses propres structures ; non seulementtous les personnages, des

deux côtés, se sont-ils vus vraiment ridiculisés, malgré la « loi de la comédie » qui

réserve les railleries aux « vieux » de la société de la vérité culturelle : Jean Bête,

contrairement à Almaviva, n’a profité de la réussite de ses déguisements que pour

passer un bon moment avec son amante, si bien qu’il n’a pas eu le temps pour

planifier avec elle aucuncoup de grâcequi mettrait fin, pour de bon, au pouvoir

paternel qui les opprime — bref, ils ne se sont pas mariés.

Quant à Cassandre, il est normal, en tant que vieillard, opposant et barbon,

qu’il ait, d’une certaine manière, perdu, que son effort pour protéger sa fille contre

« les beaux Léandre » ait échoué. Or cet « enfonceux de portes ouvertes » était déjà

vaincu avant le début de l’action, étant trois fois grand-père ; de toute façon, si la

guerre est depuis longtemps perdue, les batailles (gratuites) les plus récentes n’ont

pas été des déroutes : sa fille reste sous son autorité, de sorte que Jean Bête, mauvais

général, doit venir lui demander un traité. Ceci est d’autant plus étranger aux normes

de la comédie que Cassandre accepte les termes d’unecapitulation mutuelleet donne

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Isabelle, gratuitement pour ainsi dire, à son ennemi. Le tout se passe moyennant un

dialogue saupoudré de signifiés morbides et érotiques dont la seule fonction est de

déculturer l’événement intensionnel que constitue cehappy endingcliché, ce

dénouement « en traité de paix et de mariage » qui évoque par contre, et avec une

ironie sèche qui rappelle une objectivité d’anthropologue, l’organisation sociale de

la vie sociale et la grammaire culturelle de la comédie. Celle-ci, compromise par

déculturation grâce aux références sexuelles, est en même temps relativisée par la

forme et l’extension de cette « découverte » de l’identité de Jean Bête, révélation qui

respecte la forme traditionnelle du dénouement comique sans avoir, en l’occurrence,

aucune pertinence, et qui paraît, en raison du degré de détail excessif, absurde :

JEAN BETE. — Mademoiselle, du depuis que j’ai vu vot’belle poitrine, je prieMonsieur vot’père de trouver bon que je vous épouse là, z’en vrai mariage. J’aitoujours respecté Messieurs les bonshommes Cassandre, qui sont z’une famille aumoins aussi étendue que les Troufignon. Il y a des bonhommes Cassandre dans tousles états ; j’en ai vu dans l’épée, dans la robe, dans le sacerdoce, le ministère, lafinance, et partout z’ils sont très estimés z’et parents en droite ligne de MessieursGobemouche qui sont z’aussi fort z’étendus.

CASSANDRE. — Monsieur, Monsieur, vous nous faites beaucoup d’honneur debien vouloir entrer dans ma famille par le canal de ma fille. J’ai fort l’honneur deconnaître aussi MM. Moribond, qui sont sûrement z’une famille très comme il faut.

JEAN BETE. — D’autant plus que vous rencontrez z’en moi, z’outre z’un médecintrès éclatant, celui qui a déjà t’eu l’avantage d’administrer à Mam’selle le sacrementde la fornication, z’en attendant celui du mariage.

GILLES, en riant. — C’est celui à qui j’ai chatouillé les côtelettes ce matin? Ah!ah! ah! ah!

ARLEQUIN lui donne un coup de pied au cul et se remet gravement.— Faut pasinterrompre comme ça le fil d’une conversation. [...]

CASSANDRE,en colère. — Comment, vous êtes Monsieur le beau Léandre, celui quia t’encanaillé ma fille et qui lui a si longtemps fourré(il tousse)l’amour dans la tête. Jevous avais donné ma parole, je vous la rôte ; on sait que les beaux Léandre ont de toustemps été les ennemis jurés des bonhommes Cassandre et que de père en flûte ils leur onttoujours fait des niches. Isabelle n’est pas pour vous, quoique vous l’ayez débauchée. [...]

JEAN BETE. — Monsieur le bonhomme Cassandre, si j’ai t’ébauchée Mameselle votrefille, je ne demande pas mieux que de l’achever de peindre, mais il est temps de vous dire

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z’à quelle fin tous mes tartagèmes et déguisements d’opéra, z’outre que Mam’selle a déjàz’été z’amoureuse de moi, folle de moi, grosse de moi, z’acouchée de moi, plus de centfois. Z’il serait fâcheux qu’étant encore dans le cas de produire bientôt z’un nouveauz’emblème de note amour, on l’empêchât de rendre ce petit fruit-là tout doucement,comme elle l’a pris, et pour vous le couper court, Monsieur, je ne suis pas t’un véritablebeau Léandre, comme vous le croyez, je m’appelle Jean Bête, Monsieur, auteur deparades, fils de Jean Broche, petit-fils de Jean Fonce, arrière petit-fils de Jean Loque, issude Jean Farine [...] de Jean sans Terre et de Jean sans Aveu, qui sont une famille aussiz’illustre que les bonhommes Cassandre. [...]

CASSANDRE. — Monsieur, Monsieur, z’en ce cas-là, c’est z’une grandedifférence. [...] Approchez mes enfants, je n’ai pas t’une pièce de douze sous à vousdonner, mais ma bénédiction ne vous manquera non plus que l’eau du puits. Mafille, voilà Monsieur Jean Bête que je vous mets dans la main ; usez-en maintenantcomme des choux de votre jardin, et vous, Monsieur Jean Bête, voilà ma fille queje vous accorde : la voulez-vous pour votre femme naturelle?(Jean Bête met ungenou à terre devant Isabelle sans parler.)Vous ne répondez pas?

JEAN BETEserre Isabelle dans ses bras sans se lever.— Monsieur Cassandre, quiconsent ne dit mot. [ix : 229-33]

Il paraît de plus en plus clair que c’est l’identité qui, comme nous l’avons vu dans

le cas duBarbier, s’avère être aux fondements des structures sociales dont il est

question dans la grammaire de la comédie. La fausse lignée auto-relativisante de Jean

Bête, dont chaque génération porte dans son nom un calembour différent, constitue

à la fois l’épitomé et la parodie d’un dénouement archétypique, d’autant plus que le

déguisement, tout comme l’exposition de sa fausseté, n’a servi à rien sur le plan

actantiel, ayant été une simple manière de justifier une intrigue sexuelle.

Concluons notre examen de Beaumarchais : il faut croire que la genèse du

Barbier de Sévillepasse par celle de la parade deJean Bête: la relative simplicité

de cette dernière constituerait, peut-être, le brouillon à partir duquel Beaumarchais,

en nuançant les identités des actants, a développé la structure de sa plus célèbre

comédie. Mais selon une analyse sémiotique intensionnelle, celle-ci n’est pas,

contrairement à ce qu’implique Scherer, basée sur le genre de la parade : c’est celui-

ci qui imite, au contraire, les usages du genre légitimé. Il est vrai que l’intrigue de

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Jean Bête à la foireadopte le dénouement banal des comédies : un mariage qui porte

le coup de grâce à la volonté du barbon : l’hymen, une institution culturelle, est le

seul pouvoir que le personnage-obstacle doit respecter une fois pour toutes — et

l’ultime moquerie de celui-ci est qu’il se voit «hoisted with his own petard3 »,

c’est-à-dire vaincu par une arme culturelle qu’il doit voir comme faisant partie de

son propre arsenal. Ce n’est pas pour rien qu’Almaviva devient, dansLe Mariage de

Figaro, un barbon soutenu par toute la culture que possède sa société : le héros

comique ne s’oppose à la vérité culturelle, semble-t-il, que lorsque celle-ci est

l’adjuvant du « père » au sens que lui donne l’interprétation freudienne de l’histoire

d’Oedipe. Une fois que le père est mort, et qu’Oedipe a pu posséder l’objet de ses

désirs, il cristallise autour de lui une nouvelle société culturelle identique à la

paternelle. Toutefois dansJean Bête, ce dénouement nuptial, conséquence logique

d’un schéma actantiel qui arme les faibles au moyen de la ruse, ne se traduit pas par

un comique où chaque scène médiatise la dérision de la constitution sociale de la

société du barbon : la parade se moque des jeunes aussi, et de tous les usages de la

comédie — et se montre ainsi une caricature du genre théâtral que l’on connaît, qui

doit donc la précéder tant logiquement que chronologiquement.

Bref, si la parade deJean Bête à la foirereprend, ou annonce, les structures

intensionnelles-actantielles duBarbier, c’est qu’elle se moque de la comédie tout

court — ce qui n’est au fond nullement inconséquent, la comédie étant une activité

sociale comme une autre, si bien qu’elle est également susceptible d’être parodiée

de manière sardonique. Dans les deux genres la quête du héros — celle de la société

3 Shakespeare,Hamlet, III.iv, p.332 (nous avons changé le temps du verbe.)

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de la vérité naturelle — est de déconstruire lesidentités intensionnellesd’une société

qui leur oppose, que celles-ci soient projetées sur un personnage particulier ou

figurativisées en tant qu’institutions culturelles auxquelles participent plusieurs

individus. C’est que dans le cas de la parade, on voit que la structure primaire est

celle de ridiculiser les structures grammaticales de la comédie, notamment la quête

de libération des jeunes héros, et de tout ce que celle-ci implique, tant sur le plan de

l’intrigue que sur celui, théâtral parce qu’externe au premier, de la même forme

littéraire. Pour nous donc, « parade » signifie désormais « parodie de la comédie ».

Les mécanismes du comique semblent pourtant être les mêmes quelle que soit la

comédie.4 Cependant, il convient, avant d’essayer une première explicitation de ces

mécanismes, et avant de tirer des conclusions définitives sur la grammaire de la

comédie, d’élargir cette interrogation « empirique ».

4 On note les mêmes tendances dans d’autres parades de Beaumarchais, dontLéandre marchandd’agnus, qui date de 1756 environ, une sorte de première esquisse deJean Bête.

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LES STRUCTURES COMIQUES DES FAUSSES CONFIDENCES

Dans le titre de cette comédie marivaudienne déjà nous voyons en abyme la

« question socio-ontologique » qui est centrale aux structures comiques qu’on a

vues : si les deux sociétés en conflit se définissent par rapport à leurs conceptions

divergentes de lavérité culturelle — la société de la vérité naturelle étant

paradoxalement en dehors (philosophiquement) et en dedans (physiquement) de la

société de la vérité culturelle — le titre desFausses confidences(1737), qui ne prend

toute sa signification qu’en considération synchronique par rapport à la pièce, est

révélateur d’une énigme fondée sur la question de lavérité. Nous verrons qu’il s’agit

encore, d’un point de vue philosophico-logique, des vérités naturelles et culturelles,

avec leurs classes dérivées purement formelles, les vérités analytique et mythique.

Comme nous l’avons observé en examinant leBarbier, cette question est

posée par la disjonction d’un héros contre des structures sociales qui l’opposerait

dans le déroulement «naturel »1 de sa vie selon savolonté libre. Il n’est pas

difficile dans le cas desFausses confidencesd’identifier le jeune héros amoureux —

il s’agit de Dorante — ainsi que les structures sociales qui l’opposent — « les

usages » selon lesquels les gens « comme il faut » se marient avec des gens

« comme il faut », c’est-à-dire qui ont Nom et Fortune, ou au moins Fortune.

Comme c’était le cas dans leBarbier, il s’agit entre autres du tabou social — ici

contre l’union subalterne — et avec lui une sorte de « grammaire culturelle du

mariage », ce qui comprend bien sûr les tabous sexuels et d’autres proscriptions culturelles.

1 Encore il y a ambiguïté intentionnelle (d’autant plus qu’il s’agit ici du XVIIIe siècle) entre lanature au sens ontologique (cru et non cuit) et le naturel (le juste) qu’elle symbolise clairement.

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Dans la comédie marivaudienne il est spécialement évident que les

personnages-obstacles ne sont qu’une figurativisation des structures sociales qui

constituent, pour ainsi dire, la « vraie » instance d’opposition : si Mme Argante

représente, tant symboliquement que verbalement, ces valeurs bourgeoises (voire se

voulant aristocrates), sa fille, parce que veuve, dispose entièrement de sa personne

et de ses biens, et peut, dans la mesure de son acceptation ou rejet des « usages »,

faire son choix conjugal en toute liberté. Bref, l’innovation comique la plus

remarquable de Marivaux est l’exploitation nouvelle de la possibilité que l’opposition

ait une présence sans avoir une existence efficiente ; d’où le fait qu’elle ne consiste

plus en un obstacle concret, et ne peut être médiatisée que par sa figurativisation par

un personnage-taboudont la fonction est tout simplement de manifester devant le

spectateur toute l’importance des coutumes et usages sociaux dont il est question

dans la situation conflictuelle. En d’autres termes, Beaumarchais et Marivaux

introduisent dans la comédie un nouvel élément psychologique en faisant en sorte

que l’opposition, et dès lors le conflit et ses conséquences comiques, trouve ses

origines dans unchoixphilosophique pris par un membre de la société de la nature.

Car si Almaviva a choisi d’aller à Séville en tant que bachelier pauvre à cause de ses

principes (il ne voulait pas être aimé pour son rang), on verra que Dorante fait face

à l’envers de la même médaille, et doit convaincre Araminte de l’aimer malgré son

insuffisance — du moins par rapport à la grammaire conjugale de leur milieu social.

Dans tous les cas il s’agit pourtant du même débat cratyllique, à savoir la question

ontologique posée par l’identité naturelle et culturelle du héros qui divise les

dramatis personaeen les deux camps que l’on connaît.

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Encore plus que Beaumarchais, Marivaux a su multiplier la subtilité de cette

interrogation, en introduisant une nouvelle variation de la forme de la comédie, tout

en préservant la capacité de celle-ci à générer desdéguisementsdont la fonction

comique est de médiatiser une disjonction ontologique se fondant sur le sens de

l’identité sociale.Les fausses confidencesdépasse les structures de la comédie, en

les nuançant sous forme plus moderne. Modernité que nous observons comme une

distillation de l’essence structurale de l’agon qui oppose le jeune héros aux structures

sociales contemporaines : voilà, au XVIIIe siècle, la première fois qu’un dramaturge

exploite le fait qu’il peut abandonner entièrement lesfondements concrets

traditionnels de sa figurativisation. Dans Marivaux, peut-être en partie grâce aux

mêmes tendances nouvelles qui plaisent à Beaumarchais, il n’y a que le langage et

les esprits des personnages qui médiatisent unconflit dépourvu d’obstacles spatiaux,

physiques et temporels.Dorante se trouve déjà dans la maison d’Araminte, sous

prétexte (qui n’est pourtant pas faux) qu’il cherche du travail en tant qu’intendant.

La pièce présente deux sources de ruses génératrices de déguisements :

Dubois, d’une part, valet de Dorante, se charge consciemment d’inventer des

stratagèmes destinés à mener le jeu et manipuler les autres personnages au profit de

son jeune maître ; d’autre part Monsieur Remy, dont on a déjà vu la confusion

générale articulée sur les divers contextes sociaux qu’il voit toujours en termes de

son rôle d’avocat, est toujours source de malentendus dûs à sa perspective hyper-

pragmatique qui le mène à engendrer des problèmes fondés sur lavéridiction

culturelle-naturelle. Comme c’est le cas dans la grande tradition de la comédie, le

héros, que le public ne veut guère pouvoir reprocher, est ici poussé par ses alliés

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dans des projets de travestissement qu’ils inventent de sa part. Après les quelques

scènes ou répliques servant à situer les personnages, l’amour et la situation

agonistique, on voit que c’est Dubois, icône de l’auteur à la Beaumarchais-Figaro,

qui propose à Dorante comment se faire aimer et comment, après ceci, faire

reconnaître et valoir cet amour dans la société. Marivaux ne nous révèle chaque étape

du stratagème, pourtant, qu’au fur et à mesure que la situation se développe ; voici

le premier entretien entre Dubois et Dorante, dans lequel nous n’apprenons que

quelques détails importants d’un « plan » :

DUBOIS. [...] (Il cherche et regarde.)N’y a-t-il là personne qui nous voieensemble? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vousconnaisse.

DORANTE. — Je ne vois personne.

DUBOIS. — Vous n’avez rien dit de notre projet à Monsieur Remy, votre parent?

DORANTE. — Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde,en qualité d’intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve leprocureur ; il ne sait point du tout que c’est toi qui m’as adressé à lui. [...] Il m’adit que je me rendisse ce matin ici, qu’il me présenterait à elle, qu’il y serait avantmoi, ou que s’il n’y était pas encore, je demandasse une Mademoiselle Marton.Voilà tout, et je n’aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu’à personne,il me paraît extravagant, à moi qui m’y prête. J’en suis pourtant pas moins sensibleà ta bonne volonté, Dubois ; tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je n’ai pu même tebien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire mafortune! en vérité, il n’est point de reconnaissance que je ne te doive.

DUBOIS. — Laissons cela, Monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ;vous m’avez toujours plu ; [...] et si j’avais bien de l’argent, il serait encore à votreservice. [I,ii : 54-5]

Bref, Dubois mène le jeupar le biais de ruses; comme on s’attendrait, la société du

héros n’a pas d’argent (Dorante ne pouvait garder un valet qui lui plaisait, et Dubois

regrette qu’il n’en puisse pas offrir à son ancien maître) — d’où la nécessité d’agir

au moyen d’intentions déguisées.

Comme Figaro, Dubois est très optimiste par rapport à sa compétence de

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meneur de jeu ; de plus, il semble comme le barbier comprendre les femmes, et

l’amour, mieux que son maître ; et une nouvelle fois, le meneur de jeu s’y implique

plutôt grâce à sa philosophie « naturelle » que pour la possibilité d’en profiter

personnellement. Examinons la suite de ce meeting :

DORANTE. — Quand pourrais-je reconnaître tes sentiments pour moi? Ma fortuneserait la tienne ; mais je n’attends rien de notre entreprise, que la honte d’êtrerenvoyé demain.

DUBOIS. — Eh bien, vous vous en retournerez.

DORANTE. — Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout cequ’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances,et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suisrien, moi qui n’ai point de bien? [I,ii : 55]

Voilà qu’il s’agit exactement du même agon comique que l’on connaît : ce héros doit

faire face, plus qu’à toute autre chose, aux structures anthropologiques de sa société

(Dorante ne peut d’ailleurs « ne rien être » que relativement à une ontologie sociale

et donc immatérielle). Comme c’est le cas dans lemonde où l’on catchebarthésien,2

la distribution se fonde sur le bien et le mal : l’embarras socio-culturel du jeune

homme amoureux signifie ici que la société aux structures anthropologiques

complexes est dévalorisée par rapport à celle dont la réalité culturelle est plus simple.

C’est de nouveau l’équation des complexités sociales et le mal. D’où le caractère

subversif de la comédie, qui médiatise désormais la relativisation des structures

complexes en question au profit des personnages « à la vérité naturelle ». La réponse

peu étonnante de Dubois laisse apparaître non seulement son jugement philosophique

2 Dans « Le monde où l’on catche » (Mythologies, 1957) Barthes souligne la valeur emphatiquedu geste dans le match de catch, qu’il décrit comme du pur spectacle en raison de sa nature prévisibleet du caractère arbitraire et pourtant universel de la distribution : le bon gagne contre le salaud.

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et éthique de la société contemporaine, mais établit, dans le contexte de la comédie,

un point de vue « juste et naturelle » que tout spectateur, quelle que soit sa condition

personnelle dans la vie réelle, doit voir, grâce aux dimensions mythiques et même

« épiques » de la comédie, comme figurativisant le bien :

DUBOIS. — Point de bien! votre bonne mine est un Pérou! Tournez-vous un peu,que je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n’y a pointde plus grand seigneur que vous à Paris ; voilà une taille qui vaut toutes les dignitéspossibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible ; il me semble queje vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de Madame.

DORANTE. — Quelle chimère!

DUBOIS. — Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et voséquipages sont sous la remise.

DORANTE. — Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.

DUBOIS. — Ah! vous en avez bien soixante pour le moins.

DORANTE. — Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable?

DUBOIS. — Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elleen sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourrase soutenir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles. [I,ii : 56]

Subtilité marivaudienne : comme nous l’explorerons dans la deuxième partie, Dubois

prend le concept culturel de la raison, une synthèse de jugements et d’abstractions,

et le renverse : un être social raisonnable se verra, grâce au paradoxe de l’amour

inopportun, partagé entre une raison objective et une raison sociale. Ce dramaturge

comique semble bien comprendre que l’agon fondamental de la comédie n’est pas

situé entre « la volonté d’un père et celle de son fils » mais encore plus entre deux

perspectives philosophiques : celle qui voudrait appréhender les événements dans une

objectivité simple s’inspirant de la perception du donné matériel, d’une part, et celle

qui « conte des histoires » et « voit tout ce qui se passe à travers elles », où les

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« histoires » ne sont rien d’autre que des archétypes, des structures sociales, projetées

sur les événements et sur les personnes (il s’agit là, bien sûr, de leurs identités et de

l’autorité qu’elles leur prêtent).

La scène suivante, dont nous avons déjà vu une partie, montre la façon dont

Monsieur Remy essaie de persuader Dorante, et plus tard, Marton, qu’il serait

convenable s’ils s’aimaient puisqu’un mariage entre eux serait positif sur le plan

pragmatique. Ambiguïté paradoxale de ce souci pécuniaire : la valeur de l’argent,

tout comme la « qualité » des gens « comme il faut », est purement immatérielle ;

si le langage de Monsieur Remy est celui d’un apparentpragmatisme, c’est qu’une

acceptation totale des « usages » de la société telle qu’elle se constitue est condition

sine qua nond’une telle perspective. La société de la vérité naturelle, elle, préfère

rejeter l’importance de cette hiérarchie « comme il faut » — car il s’agit non pas

d’une question de survie (ce qui serait réellement un problème d’ordre pragmatique),

mais d’avancement arriviste.

Aucun besoin de réexaminer ici le texte dialogué de ces « fiançailles

involontaires » ; retenons que Dubois avait dit à Dorante qu’il fallait tâcher « que

Marton prenne un peu de goût » pour lui. Voici donc la suite de l’indiscrétion socio-

culturelle de Remy ; nous notons la manière dont Dorante, par rapport à notre carré

de véridiction, permet à Marton « d’ajouter » des jugements anthropomorphes

inexacts, de l’être intensionnel inauthentique, à la dimension concrète, l’être matériel,

des événements — et cela provoque notre rire, car il s’agit d’une erreur de l’ordre

de la perception socio-culturelle, une erreur paradigmatique du type que nous avons

identifié comme la projection utopophile :

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MARTON. — En vérité, tout ceci a l’air d’un songe. Comme Monsieur Remyexpédie! Votre amour me paraît bien prompt; sera-t-il aussi durable?

DORANTE. — Autant l’un que l’autre, Mademoiselle.

MARTON. — Il s’est trop hâté de partir. J’entends Madame qui vient, et comme,grâce aux arrangements de Monsieur Remy, vos intérêts sont presque les miens,ayez la bonté d’aller un moment sur la terrasse, afin que je la prévienne.

DORANTE. — Volontiers, Mademoiselle.

MARTON, en le voyant sortir.— J’admire ce penchant dont on se prend tout d’uncoup l’un pour l’autre. [I,v : 60]

L’amour, étant naturel et culturel à la fois, quoiqu’il s’agisse d’une certaine manière

d’un phénomène plutôt naturel, constitue une réalité spirituelle et donc intensionnelle.

Le fait que Marton, voulant croire aux intensionsinventées par M. Remy, projette

l’amour de Dorante sur elle-même, et reconnaît ainsi une relation binaire qui les lie,

est ici le stimulus paradigmatique socio-culturel qui fait rire ; l’ambiguïté volontaire

des répliques de Dorante en est l’explicitation — car si Marton attribue déjà à

Dorante une identité qui ne lui appartient pas (celle de son amant) elle ignore dans

la signification des paroles du jeune homme une réalité intensionnelle autre — donc

il s’agit également du paradigme elliptique exogène.

La fin de la scène annonce déjà la surprise de l’amour qui la suit de près.

Marivaux le dit lui-même : chacune de ses comédies met en scène une réticence qui

fait cacher un tel amour. Il est peu étonnant qu’Araminte s’intéresse tout d’un coup

à celui qui l’aime. Nous saisissons le comique implicite qui s’infiltre dans la poly-

isotopie significative, dans les petits mensonges du dialogue :

ARAMINTE. — Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer sigracieusement, et qui passe sur la terrasse? Est-ce qu’à vous qu’il en veut?

MARTON. — Non, Madame, c’est à vous-même.

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ARAMINTE, d’un air assez vif. — Eh bien, qu’on le fasse venir ; pourquoi s’en va-t-il?

MARTON. — C’est qu’il a souhaité que je vous parlasse auparavant. C’est le neveude Monsieur Remy, celui qu’il vous a proposé pour homme d’affaires.

ARAMINTE. — Ah! c’est là lui! Il a vraiment très bonne façon.

MARTON. — Il est généralement estimé, je le sais. [I,vi : 61]

On voit ici, chez Marton, un personnage-type : la soubrette marivaudienne. Celle-ci,

bien moins hypocrite que l’archétype traditionnel, est caractérisée par sa tendance à

« mentir sans le savoir » en modifiant, dans des buts assez innocents, l’être

intensionnel de chaque situation dans laquelle elle s’implique. Les faits objectifs ne

changent pas — Marton se veut entièrement honnête — c’est qu’elle a l’habitude de

subordonner la croyance à l’espérance, en projetant desjugementset des traits

d’identité purement immatériels— comme l’estime général — selon ce qu’elle

voudrait croire. Du comique implicite, qui dépend donc de la mémoire du spectateur,

le procédé marivaudien a la forme suivante : une scène montre une réalité mixte,

c’est-à-dire matérielle-immatérielle, particulière, tout en mettant en évidence la

perception de la soubrette vis-à-vis de la situation ; la scène suivante, sans que

personne n’y réagisse explicitement, laisse apparaître une version modifiée de la

situation. Un conte, cette nouvelle version est sémiotisée selon une mémoire et une

synthèse subjective qui colorent l’événement d’une façon qui, souvent, n’est guère

perceptible. Comme on le verra, Marivaux fait ainsi jouer la nature fluide de la

représentation conceptuelle en substituant des Gestalten anthropomorphes, desimagos

jungiens, pour d’autres, subtilement différents, pour faire déclencher chez le

spectateur la perception d’une disjonction paradigmatique qui a la forme du

déguisement. On voit ici donc que Marton, sans s’en apercevoir, arrive effectivement

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a déguiser Dorante, de façon purement intensionnelle, par le biais de la parole. Ce

genre de déguisement intensionnel verbal est sans aucun doute la source du titre des

Fausses confidences.

Monsieur Remy également est « coupable » de la même « réécriture » des

événements. Cependant, si Marton modifie ce qu’elle voit en fonction de ses

sensibilités, et de son amour-propre, Remy parvient à projeter son rôle d’avocat sur

les événements en les modifiant de fait. L’homme de droit, lui, nous fait rire donc

de façon plus explicite : un personnage dont le standing lui procure une certaine

autorité, sa tendance à plaquer sur ses interlocuteurs des identités-ipse fondées sur

les interactions juridiques et donc sur les identités-idem de la cour. C’est ce problème

socio-epistémologique qui lui prête son air distrait, et qui fait que nous trouvons

assez vraisemblable la manière dont Dorante et Dubois arrivent à le manipuler.

La suite du dialogue Marton-Araminte est une conséquence directe de

l’hallucination socio-culturelle de Remy : Marton, à laquelle l’idée d’être aimée plaît

beaucoup, se croit presque la fiancée de Dorante. Comme l’a prévu Dubois,

l’allégeance de cette jeune femme a ses effets positifs au niveau actantiel ; la

suivante exerce une certaine influence sur sa maîtresse, même dans le contexte très

« comédie de manières » del’opinion générale:

ARAMINTE. — [...] Mais, Marton, il a si bonne mine pour un intendant, que je mefais quelque scrupule de le prendre ; n’en dira-t-on rien?

MARTON. — Et que voulez-vous qu’on dise? Est-on obligé de n’avoir que desintendants mal faits?

ARAMINTE. — Tu as raison. Dis-lui qu’il revienne. Il n’était pas nécessaire de mepréparer à le recevoir : dès que c’est Monsieur Remy qui me le donne, c’en estassez ; je le prends.

MARTON, comme s’en allant. — Vous ne sauriez mieux choisir.(Et puis revenant.)

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Etes-vous convenue du parti que vous lui faites? Monsieur Remy m’a chargée devous en parler.

ARAMINTE. — Cela est inutile. Il n’y aura point de dispute là-dessus. Dès quec’est un honnête homme, il aura lieu d’être content. Appelez-le.

MARTON, hésitant à partir. — On lui laissera ce petit appartement qui donne surle jardin, n’est-ce pas?

ARAMINTE. — Oui, comme il voudra ; qu’il vienne.(Marton va dans la coulisse.)[I,vi : 61-2]

On remarque ici que les deux femmes semblent activement mais inconsciemment

camoufler la raison de leur intérêt : un certain tabou sexuel, avec les normes sociales

contemporaines, fait qu’elles cachent leur émotion en substituant d’autres dimensions

sociales qui expliqueraient un intérêt « acceptable » : Marton évoque une promesse

envers Monsieur Remy, dont on ignore la véracité, tandis qu’Araminte se penche sur

un procédé très « comme il faut », la confiance due à l’estime, pour expliquer son

empressement d’engager notre héros.

Le personnage d’Arlequin constitue une nouvelle fois une variante d’un

archétype traditionnel. L’Arlequin que l’on connaît, un valet rusé et avare, s’intègre

à celui qu’invente Marivaux ; cependant, ce dernier semble avoir voulu intégrer dans

ce serviteur un peu de ce sens de l’humour philosophique et moqueur que l’on voit

plus tard chez Figaro (une fois de plus, nous nous rappelons le jugement de Scherer

selon lequelLe Barbier a été écrit durant les années 1760). L’excès d’émotion

montrée par Arlequin, ainsi que son nom et la tradition dont le personnage advient,

assure que le spectateur considère que son comportement, s’il est pourtant spontané

et vivement « sincère », se fonde sur des mobiles instinctivement égocentriques :

l’amour-propre et l’amour de l’or. Comme Beaumarchais le comprend, les

personnages de comédie dont le niveau social est le plus bas, bref, les personnages

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les plus impuissants, ont la possibilité de répondre aux difficultés de leur situation

par le biais de ruses de ce genre. On observe ici qu’Arlequin, dans le but de se

procurer de l’argent en solidifiant sa position topologique envers les autres

personnages, s’amuse à faire cas de son engagement provisoire chez Dorante. Nous

ferons remarquer que ses arguments viennent d’une mauvaise interprétation

volontaire des structures sociales en question :

ARLEQUIN. — Me voilà, Madame.

ARAMINTE. — Arlequin, vous êtes à présent à Monsieur; vous le servirez, je vousdonne à lui.

ARLEQUIN. — Comment, Madame! vous me donnez à lui! Est-ce que je ne seraiplus à moi? Ma personne ne m’appartiendra donc plus? [...]

ARAMINTE. — J’entends qu’au lieu de me servir, ce sera lui que tu serviras.

ARLEQUIN, comme pleurant.— Je ne sais pas pourquoi Madame me donne moncongé; je n’ai pas mérité ce traitement; je l’ai toujours servie à faire plaisir. [...]

ARAMINTE. — Je désespère de lui faire entendre raison.

MARTON. — Tu es bien sot! Quand je t’envoie quelque part ou que je te dis :« Fais telle ou telle chose », n’obéis-tu pas?

ARLEQUIN. — Toujours.

MARTON. — Eh bien! ce sera Monsieur qui te le dira comme moi, et ce sera à laplace de Madame et par son ordre.

ARLEQUIN. — Ah! c’est une autre affaire. C’est Madame qui donnera ordre àMonsieur de souffrir mon service, que je lui prêterai par le commandement deMadame. [I,viii : 64-5]

Comme l’appartenance est une convention sociale que l’on ne peut guère

expliquer en termes de la logique objective, il n’est pas étonnant que Marivaux ait

su profiter de cette scène pour faire valoir les paradigmes elliptiques que l’on

connaît ; le cynisme à l’air naïf dont il est ici question chez Arlequin se décrit

facilement, une nouvelle fois, selon notre modèle de la signification : le valet montre

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volontairement une ignorance des structures sociales « vraies » selon lesquelles

Araminte, son employeur et donc sa maîtresse, a le droit de lui faire servir son

intendant. Spécifiquement, il ne reconnaît pas la logique immatérielle de « l’appar-

tenance » d’un serviteur à son maître, où ce terme signifie une liaison professionnelle

hiérarchique qui n’est pas calquée sur la structure de l’appartenance matérielle des

objets que l’on peut posséder. Erreur qui provoque une désintension elliptique

exogène, cette manoeuvre ironique se fait délibérément. Remarque significative : le

valet reproduit ici la structure précise de l’ironie, car en s’impliquant dans une

structure sociale (il appelle Araminte « Madame » et reconnaît le lien socio-culturel

habituel qui existe entre eux) il opère une désintension téméraire, voire « kami-

kaze », pour assurer la destruction des structures intensionnelles qu’il vise. Bref,

l’ironie dramatique a la forme « cheval de Troie » que voici : (1) faire un geste pour

respecter en partieune ou des structures anthropomorphes binaires pour (2) se faire

inclure par l’autre afin d’assurer (3) une destruction des intensions en questiondepuis

l’intérieur. Ce procédé polémique, ne dépendant pas de critères concrets, mais

appartenant seulement à lareconnaissancesociale, est de nouveau une forme de

relativisation. On notera que ce genre de ridicule n’apparaît comme étant ironique

que lorsque le sujet comique (celui qui commet « l’erreur » délibérée ou in-

consciente)a visiblement l’intentionde réaliser l’attentat. De plus, lorsque nous

observons une situation pareille, sans identifier une intention ironique de la part du

sujet comique, notre conscience socio-culturelle, leDasein heideggerien, cherche

activement, sur d’autres plans épistémologiques, une intentionnalité dont le projet

téléologique est de ridiculiser les structures sociales en question.

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Ce paradigme se répète de manière encore plus évidente dans la scène

suivante. Arlequin cherche ici, comme l’archétype du personnage le voudrait sans

aucun doute, un pourboire. Cette expression évidente d’un personnage-type est une

intrusion d’une intension extra-diégétique qui relativise les identités, la réalité, de la

pièce. Cependant, sur le plan diégétique, il s’agit d’une manoeuvre ironique :

ARLEQUIN. — Oh ça, Monsieur, nous sommes donc l’un à l’autre, et vous avezle pas sur moi? Je serai le valet qui sert, et vous le valet qui serez servi par ordre.[...] Monsieur, ne payerez-vous rien? Vous-a-t-on donné ordre d’être servi gratis?

MARTON. — Allons, laisse-nous. Madame te payera; n’est-ce pas assez?

ARLEQUIN. — Pardi, Monsieur! Je ne vous coûterai donc guère? On ne sauraitavoir un valet à meilleur marché.

DORANTE. — Arlequin a raison. Tiens, voilà d’avance ce que je te donne.

ARLEQUIN. — Ah! voilà une action de maître. A votre aise le reste. [I,ix : 66]

Ce que fait Arlequin ici : en jouant sur le fait socio-culturel que Dorante est à

l’emploi de Madame Araminte, tout comme il l’est, Arlequin s’associe

hiérarchiquement à Dorante pourne pas reconnaîtrela différence de rang dont il

s’agit. Ce dernier étant un homme formé, il n’y a en vérité que des critères

arbitraires et immatériels qui le distingue des aristocrates. Ce faisant, Arlequin

provoque donc « naïvement » la désintension de cette différence hiérarchique en

rapprochant les relations binaires qui lient Araminte à chacun de ces deux employés.

Dorante doit donc la « racheter » en se comportant selon son rôle de maître et non

celui de servant. On remarquera que le valet Arlequin aurait pu, éventuellement,

critiquer cette ambiguïté hiérarchique de façon objective ou « externe ». Sa seule

implication phorique suffit ici pour que « l’incompréhension » qu’il montre constitue

une « participation formelle » suffisante pour que les autres, obligés alors d’accepter

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son association à ces mêmes structures, apparaissent comme étant explicitement visés

par la disjonction provocatrice de la désintension. La figure 1.19 illustre la

dynamique de cette instance d’ironie de la part d’Arlequin. Cette structure a son

importance : elle montre la manière dont la désintension comique de la relation

*Si*Sj

*Sk

Figure 1.19 : l’acte ironique d’Arlequin et sa dépendance des relations avec Araminte

hiérarchique Arlequin-Dorante dépend non logiquement, mais topologiquement, des

relations binaires Araminte-Dorante et Araminte-Arlequin. Bref, la grammaire

culturelle voudrait que le valet reconnaît Dorante comme étant son maître, « point

à la ligne ». Cependant Arlequin dans son interaction avec l’intendant insiste plutôt

sur son infériorité hiérarchique vis-à-vis d’Araminte. N’étant pas exigé par la

situation socio-culturelle valet-maître, cette manoeuvre apparaît comme étant une

erreur grammaticale de l’ordre de la reconnaissance d’une intension non présente

(dont le résultat est la perception, par le spectateur, d’une désintension pseudo-

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utopophile exogène) ; cette première erreur grammaticale (au sens culturel) pose

implicitement la question de la différence entre la logique concrète et la métalogique

hiérarchique : si Arlequin est à l’emploi d’Araminte, et Araminte emploie Dorante,

alors — selon la logique concrète — Arlequin est homologue et équivalent à

Dorante, mais — selon la logique culturelle de la situation — Arlequin a été chargé

de servir ce dernier, c’est-à-dire, de reconnaître en lui son maître. Nous reviendrons

longuement à cette ambiguïté logique dans la deuxième partie. Ce qui importe ici,

c’est la manière dont cette paire de syllogismes, dont les deux sont valides même

s’ils se contredisent, relativise l’identité binaire valet-maître que l’on doit projeter sur

la relation entre les deux individus Arlequin et Dorante. Une nouvelle fois, le

comique de cette scène se réduit à une question d’ordre ontologique axée sur la

jonction de la vérité matérielle (le donné) et d’une vérité intensionnelle (les

archétypes figuratifs acculturés selon lesquels l’être humain redéfinit le donné pour

en créer une autre réalité mixte et de ce fait paradoxale).

Préludant à une affaire bien plus importante que le pourboire d’un valet, ce

jeu des structures sociales annonce celles qui risquent de décevoir toute les grandes

espérances du héros. Les « usages » veulent que Madame Araminte, qui est veuve,

se remarie avec une personne « convenable », c’est-à-dire dont la fortune et le nom

sont au moins aussi importants que les siens. Comme nous l’avons remarqué, ce sont

les personnages de Madame Argante, mère d’Araminte, et l’un de ses amis, le comte

Dorimont, qui figurativisent cet actantinstance immatérielle d’oppositionque

constituent les usages. Les scènes révélatrices de la situation sont peu comiques —

d’où l’ambiguïté drame-comédie qui coloreles Fausses confidences— mais l’enjeu

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qu’elles mettent en évidence, constitué de structures socio-culturelles, est ce qui

génère chacun des événements subtilement amusants que l’on voit dans la suite de

la pièce. Bref, Madame Argante essaie de convaincre sa fille, Madame Araminte,

qu’elle doit épouser le comte Dorimont. Ce dernier, allié à Madame Argante, essaie

d’acheter Dorante et Marton. Dorante refuse, mais Marton, tentée, veut les prendre,

car elle croit que c’est elle-même que Dorante veut épouser et non Araminte. D’où

la manière dont l’ignorance de Marton par rapport à l’ambiguïté de sa propre

situation actantielle, adjuvant de Dorimont par intérêt pécuniaire (matériel) et

adjuvant de Dorante par intérêt amoureux (immatériel), provoque la relativisation de

sa conscience socio-culturelle. Nous y reviendrons.

Pour le moment Dorante a la tache difficile de ne pas démentir la non

compréhension de Marton — Dubois lui a dit qu’il vaut mieux qu’elle prenne du

goût pour lui pour assurer son aide — tout en essayant de persuader à la jeune

femme de ne pas soutenir les efforts du comte et de Madame Argante. Une nouvelle

fois, c’est l’ambiguïté insouciante de son rôle actantiel qui fait que Marton provoque

notre rire :

DORANTE. — Tenez, Mademoiselle Marton, vous êtes la plus aimable fille dumonde; mais ce n’est que faute de réflexion que ces mille écus vous tentent.

MARTON. — Au contraire, c’est par réflexion qu’ils me tentent; plus j’y rêve, plusje les trouve bons. [I,xi : 71-2]

La difficulté de cette situation — Dorante se trouve face son seulement au

comte et à Madame Argante, mais à l’encontre de tabous et de contraintes sociales

— est ce qui nécessite le recours, peu étonnant, à la ruse. Dubois montre à Dorante

que leur ennemi — les structures socio-culturelles acculturées dans le propre esprit

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d’Araminte — est si imposant qu’il faudrait contourner la logique même de ces

structures et les manier contre elles-mêmes. D’où la subversion comique de la pièce.

La première étape du « plan Dubois » est, de manière très astucieuse, d’avoir

l’audace de révéler l’amour de Dorante de sorte que la maîtresse de la maison, flattée

et vivement intéressée, soit contrainte de reconnaître qu’elle, aussi, aime Dorante.

Dubois met en scène une petite pièce dans la pièce, une fausse confidence, une

« erreur » intentionnelle. Dorante est censé se montrer surpris et très embarrassé par

la présence de Dubois, pour qu’Araminte le remarque :

DUBOIS. — Madame la Marquise se porte mieux. Madame(il feint de voirDorante avec surprise),et vous est fort obligée..., fort obligée de votre attention.(Dorante feint de détourner la tête pour se cacher de Dubois.)

ARAMINTE. — Voilà qui est bien.

DUBOIS, regardant toujours Dorante.— Madame, on m’a chargé aussi de vousdire un mot qui presse.

ARAMINTE. — De quoi s’agit-il?

DUBOIS. — Il m’est recommandé de ne vous parler qu’en particulier.

ARAMINTE à Dorante. — Je n’ai point achevé ce que je voulais vous dire; laissez-moi, je vous prie, un moment, et revenez. [I,xiii : 74]

A la seule lecture de ce passage, il est possible de ne pas imaginer la manière dont

la surprise de Dubois et l’embarras de Dorante font rire au théâtre grâce aux fausses

intensions qu’ils mettent en scène. Une nouvelle fois, la force comique de cet

événement provient de la pertinence actantielle de cet artifice rusé ; plus il est

important que les personnages comprennent toutes les modalités socio-culturelles de

ce qui leur arrive, plus nous rions lorsqu’ils ignorent ce qui est pertinent, ou qu’ils

réagissent à ce qui n’est pas réel.

La ruse réussit : aussitôt que Dorante est sorti, Araminte pose les questions

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que Dubois voulait entendre. On revoit ici la même ambiguïté intentionnelle qui

caractériserait, plusieurs décennies plus tard chez Beaumarchais, le barbier Figaro qui

révélerait le « défaut » d’Almaviva, à savoir son amour :

ARAMINTE. — Qu’est-ce que c’est donc que cet air étonné que tu as marqué, ceme semble, en voyant Dorante? D’où vient cette attention à le regarder?

DUBOIS. — Ce n’est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l’honneur de servirMadame, et qu’il faut que je lui demande mon congé.

ARAMINTE, surprise. — Quoi! seulement pour avoir vu Dorante ici?

DUBOIS. — Savez-vous à qui vous avez affaire? [...] Lui, votre intendant! Et c’estMonsieur Remy qui vous l’envoie : hélas! le bon homme, il ne sait pas qui il vousdonne ; c’est un démon que ce garçon-là.

ARAMINTE. — [...] Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches?Est-ce que ce n’est pas un honnête homme?

DUBOIS. — Lui! il n’y a point de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus d’honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh! c’estune probité merveilleuse ; il n’a peut-être pas son pareil.

ARAMINTE. — Eh! de quoi peut-il donc être question? D’où vient que tum’alarmes? En vérité, je suis toute émue.

DUBOIS. — Son défaut, c’est là.(Il se touche le front.)C’est à la tête que le malle tient. [...] Il y a six mois qu’il est tombé fou ; il y a six mois qu’il extravagued’amour, qu’il en a la cervelle brûlée, qu’il en est comme un perdu, je dois bien lesavoir, car j’étais à lui, je le servais ; et c’est ce qui m’a obligé de le quitter, et c’estce qui me force de m’en aller encore ; ôtez cela, c’est un homme incomparable.

ARAMINTE, un peu boudant. — Oh bien! il fera ce qu’il voudra ; mais je ne legarderai pas : on a bien affaire d’un esprit renversé ; et peut-être encore, je gage,pour quelque objet qui n’en vaut pas la peine ; car les hommes ont des fantaisies...

DUBOIS. — Ah! vous m’excuserez ; pour ce qui est de l’objet, il n’y a rien à dire.Malpeste! sa folie est de bon goût.

ARAMINTE. — N’importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cettepersonne?

DUBOIS. — J’ai l’honneur de la voir tous les jours : c’est vous, Madame. [...] Ilvous adore ; il y a six mois qu’il n’en vit point, qu’il donnerait sa vie pour avoir leplaisir de vous contempler un instant. [I,xiv : 75-6]

Voilà de nouveau une fausse confidence : s’il est vrai que Dorante adore Araminte,

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la manière dont Dubois présente les faits, et sa relation avec « le fou », est fausse.

Selon notre carré de véridiction, il s’agit d’un ensemble d’ellipses et de mensonges :

Dubois fait croire des idées pour lesquelles il n’y a pas de réalité concrète qui leur

correspond, tout en donnant des faits qu’Araminte n’est pas à même de comprendre

parce qu’elle ignore certaines réalités socio-culturelles de l’ordre du contractuel

(Dubois-Dorante). Une nouvelle fois, l’expression paradigmatique de cette transaction

a précisément la forme d’un déguisement. D’où le rire du public, qui d’ailleurs,

comme c’est le cas dans la scène « identique » dans leBarbier, se trouve peut-être

partagé par une certaine émotion.

La vraisemblance psychologique dont Marivaux est capable s’avère

impressionnante : non seulement nous semble-t-il raisonnable qu’une dame au XVIIIe

siècle éprouve dans une telle situation un plaisir suffisamment remarquable pour

qu’elle pardonne toute indiscrétion, mais le procédé de Dubois durant la suite de la

scène paraît fondé sur une compréhension du coeur humain ; le valet sème la jalousie

(genre « concurrence dysphorique ») et la pitié pour pousser Araminte vers Dorante.

Le rire subtil que la scène provoque ici chez le spectateur provient une nouvelle fois

de l’identité actantielle : cette « trahison » de la part de Dubois apparaît comme étant

disjointe de son rôle confirmé d’adjuvant, de sorte que l’on ne peut interpréter

l’événement sans arriver à l’impression de surprendre undéguisement intensionnel:

DUBOIS. — Vous ne croiriez pas jusqu’où va sa démence ; elle le ruine, elle luicoupe la gorge. Il est bien fait, d’une figure passable, bien élevé et de bonnefamille ; mais il n’est pas riche ; et vous saurez qu’il n’a tenu qu’à lui d’épouser desfemmes qui l’étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortuneet qui auraient mérité qu’on la leur fît à elles-mêmes : il y en a une qui n’en sauraitrevenir, et qui le poursuit encore tous les jours ; je le sais, car je l’air rencontrée.

ARAMINTE , avec négligence. — Actuellement? [I,xiv : 78]

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Araminte est partagée entre la croyance et le scepticisme — phénomène cognitif

vraisemblable malgré toute contradiction — elle fait confiance à Dubois, elle ne croit

pas qu’il se trompe, mais — à la vue deDorante lui-même — elle veut vérifier ce

qu’elle vient d’entendre. Question de vérité et de véridiction, la jonction des doutes

et des apparences met en évidence la question de savoir ce qui est réel et ce qui est

mensonge (et déguisement d’allégeance) dans le discours de Dubois :

ARAMINTE, un moment seule. — La vérité est que voici une confidence dont jeme serais bien passée moi-même.

DORANTE. — Madame, je me rends à vos ordres.

ARAMINTE. — Oui, Monsieur ; de quoi vous parlais-je? Je l’ai oublié.

DORANTE. — D’un procès avec Monsieur le comte Dorimont.

ARAMINTE. — Je me remets ; je vous disais qu’on veut nous marier.

DORANTE. — Oui, Madame, et vous alliez, je crois, ajouter que vous n’étiez pasportée à ce mariage.

ARAMINTE. — Il est vrai. J’avais envie de vous charger d’examiner l’affaire, afinde savoir si je ne risquerais rien à plaider ; mais je crois devoir vous dispenser dece travail ; je ne suis pas sure de pouvoir vous garder.

DORANTE. — Ah! Madame, vous avez eu la bonté de me rassurer là-dessus.

ARAMINTE. — Oui ; mais je ne faisais pas réflexion que j’ai promis à Monsieurle Comte de prendre un intendant de sa main ; vous voyez bien qu’il ne serait pashonnête de lui manquer de parole ; et du moins faut-il que je parle à celui qu’ilm’amènera.

DORANTE. — Je ne suis pas heureux ; rien ne me réussit, et j’aurais la douleurd’être renvoyé.

ARAMINTE, par faiblesse. — Je ne dis pas cela ; il n’y a rien de résolu là-dessus.

DORANTE. — Ne me laissez point dans l’incertitude où je suis, Madame.

ARAMINTE. — Eh! mais, oui, je tâcherai que vous restiez ; je tâcherai.

DORANTE. — Vous m’ordonnez donc de vous rendre compte de l’affaire enquestion?

ARAMINTE. — Attendons ; si j’allais épouser le Comte, vous auriez pris une peineinutile.

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DORANTE. — Je croyais avoir entendu dire à Madame qu’elle n’avait point depenchant pour lui.

ARAMINTE. — Pas encore.

DORANTE. — Et d’ailleurs, votre situation est si tranquille et si douce.

ARAMINTE, à part. — Je n’ai pas le courage de l’affliger!... Eh bien, oui-da ;examinez toujours, examinez. J’ai des papiers dans mon cabinet, je vais les chercher.Vous viendrez les prendre, et je vous les donnerai.(En s’en allant.)Je n’oseraispresque le regarder. [I,xv : 82-3]

Dubois a réussi à hausser l’enjeu — le champ de bataille est dans l’esprit

d’Araminte, et les forces combattantes sont, comme le dit Nietzsche, des « armées

de métaphores mobiles », des structures culturelles, ainsi que les jugements qu’on

porte sur elles et les fins qu’on peut envisager en fonction de la réalité qu’elles

déterminent. Intrigue comique évaporée au plus haut point, il s’agit toujours de

l’agon entre Dorante et la grammaire intensionnelle de sa société ; c’est qu’Araminte,

étant veuve — le seul statut social autonome qu’une femme peut avoir à l’époque

— a après tout le droit de choisir selon sa volonté libre. C’est que cette volonté,

comme nous l’avons suggéré, ne vit et ne fonctionne que dans un univers social,

mixte et partant, spécifié par les structures socio-culturelles dont il est question dans

toutes les comédies : l’amour, l’identité culturelle et l’identité « naturelle ».

Dubois, ayant compris qu’il s’agit d’accélérer cette confrontation

philosophique dans l’esprit d’Araminte, mobilise Marton à une nouvelle fin.

L’ambiguïté du rôle actantiel de celle-ci se voit donc multipliée à nouveau : elle a

déjà servi à persuader Araminte à priori d’engager Dorante — maintenant elle servira

à un but contraire. Dubois décide donc de lui donner un certain soupçon :

DUBOIS. — Madame est bonne et sage ; mais prenez garde : ne trouvez-vous pasque ce petit galant-là fait les yeux doux?

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MARTON. — Il les fait comme il les a.

DUBOIS. — Je me trompe fort, si je n’ai pas vu la mine de ce frequlet considérer,je ne sais où, celle de Madame.

MARTON. — Eh bien! est-ce qu’on te fâche quand on la trouve belle?

DUBOIS. — Non. Mais je me figure quelquefois qu’il n’est venu ici que pour lavoir de plus près.

MARTON, riant. — Ah! ah! quelle idée! Va, tu n’y entends rien ; tu t’y connais mal.

DUBOIS, riant. — Ah! ah! je suis donc bien sot.

MARTON, riant en s’en allant.— Ah! ah! l’original avec ses observations!

DUBOIS,seul. — Allez, allez, prenez toujours. J’aurai soin de vous les faire trouvermeilleures. Allons faire jouer toutes nos batteries. [I,xvii : 85]

Ces deux personnages comprennent la même situation de deux manières fort

différentes ; bref, l’illusion dans laquelle Marton se trouve vis-à-vis du seul objet de

l’amour de Dorante fait qu’elle sémiotise toute autre situation de façon selon ce

qu’elle veut croire: tout indice d’un comportement « amoureux » chez le jeune

héros signifie, selon elle, l’amour qu’il sent envers elle. Les événements concrets

racontés par Dubois sont ainsi, dans l’esprit de Marton, dépouillés des structures

intensionnelles que Dubois y intègre par l’intermédiaire de son langage, et remplacés

par d’autres — celles qui s’accordent avec son idée à elle de la vérité. Une nouvelle

fois nous observons donc ici le comique elliptique exogène (ce dépouillement) et

avec ceci, le comique pseudo-utopophile exogène (la projection sur Dorante, et sur

ses actions, d’un état d’âmefaux. En d’autres termes, Dubois réussit à déguiser non

l’identité absolue mais l’identité « amant » de Dorante. Il y a maintenant quatre

Dorantes, quatre identités associées à l’être humain concret que constitue le

personnage : celui que voient Dubois et Dorante lui-même — un Dorante amoureux

d’Araminte et impliqué dans un complot avec Dubois pour manipuler les autres

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personnages sans qu’ils le sachent ; un Dorante amoureux et fiancé avec Marton —

ce Dorante n’existe que dans l’esprit de Marton et de Monsieur Remy ; et le Dorante

que voit Madame Argante, un « fat » trop bien fait pour être intendant, une nuisance

qu’il s’agit de renvoyer ; et il y a finalement le Dorante d’Araminte, celui qui l’aime

(ce qui est vrai d’ailleurs), qui refuse plusieurs autres bonnes dames (on ne sait si

c’est vrai ou s’il s’agit d’une invention de Dubois) — et le Dorante « timbré comme

cent » que Dubois a dû quitter — ce qui est faux, car ces deux hommes sont alliés

et complices.

Une fois de plus, les quatre possibilités véridictoires se trouvent donc mises

en scène chez le héros : ces quatre Dorante représentent des déguisements multiples

axés sur deux intensions principales attribuables à l’identité du personnage :

l’intension d’amoureux et celle d’allié de Dubois. Dorante et Dubois connaissent le

Dorante réel, chez lequel tous les faits s’accordent à des intensions réelles (le vrai) ;

le Dorante présenté à priori par Monsieur Remy, qui aime Araminte en secret

(l’ellipse) ; le Dorante dont l’amour, une vérité immatérielle, est présenté comme

ayant pour objet (concrètement faux) Marton (le mensonge) ; et finalement le

Dorante sans amour, et donc, sans objet d’amour, auquel croient (à priori) Arlequin,

Madame Argante et le comte Dorimont (le faux). On peut faire un schéma semblable

pour l’intension correspondant à l’identité binaire qui relie Dorante à son adjuvant

Dubois. Dans les deux cas, il s’agit de la question de l’être immatériel, car être

amoureux, si le phénomène a ses manifestations concrètes, est en même temps un

contenu de pensée, une identité que l’on attribue à une seule personne que l’on aime,

et ainsi de suite pour ce qui est de l’adjuvant et de son maître.

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L’acte deux

Le plan de Dubois commence à produire l’effet qu’il désire — l’amour de

Dorante, où à la limite la question de savoir s’il aime, et combien, devient la

préoccupation principale d’Araminte, de sorte que le procès contre le comte

Dorimont, qu’il laisse tomber si elle l’épouse, est désormais inséparable de la

question de Dorante en tant que bon parti. Araminte, en parlant avec Dorante au

sujet du procès, ne peut s’abstenir de chercher dans le comportement de l’intendant

un homme amoureux. Dubois (Marivaux) sait, comme nous le verrons, que cette

recherche des indices de l’amour est indispensable si Dorante veut qu’elle le

considère vis-à-vis de cet identité binaire de couple — ce qui à son tour est condition

nécessaire à la floraison de l’amour chez Araminte ; on notera que la disjonction de

véridiction entre la réalité du complot Dubois-Dorante et l’illusion de l’écart qui les

sépare n’engendre ici qu’un rire subtil, dilué :

DORANTE. — Non, Madame, vous ne risquez rien ; vous pouvez plaider en toutesûreté. J’ai même consulté plusieurs personnes, l’affaire est excellente ; et si vousn’avez que le motif dont vous parlez pour épouser Monsieur le Comte, rien ne vousoblige à ce mariage.

ARAMINTE. — Je l’affligerai beaucoup, et j’ai de la peine à m’y résoudre.

DORANTE. — Il ne serait pas juste de vous sacrifier à la crainte de l’affliger.

ARAMINTE. — Mais avez-vous bien examiné? Vous me disiez tantôt que mon étatétait doux et tranquille ; n’aimeriez-vous pas mieux que j’y restasse? N’êtes-vouspas un peu trop prévenu contre le mariage, et par conséquent contre Monsieur leComte?

DORANTE. — Madame, j’aime mieux vos intérêts que les siens, et que ceux de quique ce soit au monde.

ARAMINTE. — Je ne saurais y trouver à redire. En tout cas, si je l’épouse, et qu’ilveuille en mettre un autre ici à votre place, vous n’y perdrez point ; je vous prometsde vous en trouver une meilleure. [...] Je crois pourtant que je plaiderai : nousverrons.

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DORANTE. — J’ai encore une petite chose à vous dire, Madame. Je viensd’apprendre que le concierge d’une de vos terres est mort : on pourrait y mettre unde vos gens ; et j’ai songé à Dubois, que je remplacerai ici par un domestique dontje réponds.

ARAMINTE. — Non, envoyez plutôt votre homme au château, et laissez-moiDubois : c’est un garçon de confiance, qui me sert bien et que je veux garder. Apropos, il m’a dit, ce me semble, qu’il avait été à vous quelque temps?

DORANTE, feignant un peu d’embarras. — Il est vrai, Madame ; il est fidèle, maispeu exact. Rarement, au reste, ces gens-là parlent bien de ceux qu’ils ont servis. Neme nuirait-il point dans votre esprit?

ARAMINTE, négligemment. — Celui-ci dit beaucoup de bien de vous, et voilà tout.[...] [II,i : 86-7]

Marivaux n’ayant jamais enfreint à la règle qui interdit de noircir le héros comique,

nous devinons que Dubois a instruit Dorante quant à la manière dont il se

comporterait ici ; pour subtile que soit l’effet comique dû à la différence entre

l’identité binaire Dubois-Dorante réelle et celle qu’ils font semblant de partager, nous

observons clairement qu’il s’agit d’une relativisation temporalisée que l’intrigue,

révélatrice des structures actantielles, sert à expliciter quelque peu. Il faut pourtant

noter que le rire dans cette pièce n’atteint presque jamais la « franche gaieté » que

l’on voit dansLe Barbier de Séville; Marivaux, bon gré mal gré, brosse des détails

psychologiques si nuancés que l’émotion attribuable à la grande vraisemblance du

« drame » tend à brouiller l’effet comique des désintensions — ce qui s’ajoute à la

mise en scène très implicite de la plupart de ses paradigmes amusants, comme c’est

le cas dans la scène que l’on vient de voir : subtilité qui à suscité de nombreuses

critiques du ton « précieux » de ces « marivaudages ».

De manière pareille, Marivaux a choisi de ne pas beaucoup exploiter la valeur

émotive du comique explicite ; Dubois a mentionné ouvertement qu’il allait mobiliser

toutes ses « batteries » pour faire réussir le stratagème que l’on connaît — cependant

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l’auteur continue de ne lessuggérer que de manière tacitelorsque ses manoeuvres

montrent leur conséquences. Nous ne le savons pas malheureusement — fait qui

diminue la valeur comique de la scène suivante — mais il semble assez sûr que

Dubois ait su manipuler Monsieur Remy aussi facilement qu’il influence Marton.

C’est cela, avec la « myopie socio-culturelle » de l’avocat, qui fait rire :

SCENE II. ARAMINTE, DORANTE, M. REMY

MONSIEUR REMY. — Madame, je suis votre très humble serviteur. Je viens vousremercier de la bonté que vous avez eue de prendre mon neveu à marecommandation.

ARAMINTE. — Je n’ai pas hésité, comme vous l’avez vu.

MONSIEUR REMY. — Je vous rends mille grâces. Ne m’aviez-vous pas dit qu’onvous en offrait un autre?

ARAMINTE. — Oui, Monsieur.

MONSIEUR REMY. — Tant mieux ; car je viens vous demander celui-ci pour uneaffaire d’importance. [...]

ARAMINTE. — Mais, Monsieur Remy, ceci est un peu vif ; vous prenez assez malvotre temps, et j’ai refusé l’autre personne.

DORANTE. — Pour moi, je ne sortirai jamais de chez Madame, qu’elle ne mecongédie.

MONSIEUR REMY, brusquement.— Vous ne savez ce que vous dites. Il fautpourtant sortir ; voici de quoi il est question : c’est une dame de trente-cinq ans,qu’on dit jolie femme, estimable, et de quelque distinction ; qui ne déclare pas sonnom ; qui dit que j’ai été son procureur ; qui a quinze mille livres de rente pour lemoins, ce qu’elle prouvera ; qui a vu Monsieur chez moi, qui lui a parlé, qui saitqu’il n’a pas de bien, et qui offre de l’épouser sans délai. Et la personne qui estvenue chez moi de sa part doit revenir tantôt pour savoir la réponse, et vous menertout de suite chez elle. Cela est-il net? Y a-t-il à consulter là-dessus? Dans deuxheures il faut être au logis. Ai-je tort, Madame?

ARAMINTE , froidement. — C’est à lui de répondre.

MONSIEUR REMY. — Eh bien! à quoi pense-t-il donc? Viendrez-vous?

DORANTE. — Non, Monsieur, je ne suis pas dans cette disposition-là.

MONSIEUR REMY. — Hum! Quoi? Entendez-vous ce que je vous dis, qu’elle aquinze mille livres de rente? entendez-vous?

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DORANTE. — Oui, Monsieur ; mais en eût-elle vingt fois davantage, je nel’épouserai pas ; nous ne serions heureux ni l’un ni l’autre : j’ai le coeur pris, j’aimeailleurs.

MONSIEUR REMY,d’un ton railleur, et traînant ses mots. — J’ai le coeur pris :voilà ce qui est fâcheux! Ah ah, le coeur est admirable! Je n’aurais jamais devinéla beauté des scrupules de ce coeur-là, qui veut qu’on reste intendant de la maisond’autrui pendant qu’on peut l’être de la sienne? [...] Ceux qui aiment les beauxsentiments doivent être contents ; en voilà un des plus curieux qui se fassent. Voustrouvez donc cela raisonnable, Madame?

ARAMINTE. — Je vous laisse, parlez-lui vous-même.(A part.) Il me touche tant,qu’il faut que je m’en aille.(Elle sort.) [II,ii : 87-90]

L’auteur se concentre ici sur la vraisemblance plutôt que le comique. Ne voulant pas

que la suite naturelle des événements dialogués soit gâchée par des intrusions de

l’auteur de typedeus ex machina, Marivaux prépare bien évidemment un «happy

ending» raisonnable — c’est-à-dire, une déclaration d’amour de la part d’Araminte.

C’est pour cette raison que Remy ne mentionne pas plus de détails qui

constitueraient, sans qu’il le sache, des indices de la main de Dubois — ce que le

dramaturge aurait été obligé de faire s’il voulait maximaliser notre rire.

Si ce sont les conséquences de la différence philosophique « vérité naturelle -

vérité culturelle » qui font rire dans la comédie en général, ce qui amuse alors dans

cette scène est la manière dont Remy parodie la posture de son neveu ; en projetant

l’identité et l’attitude du jeune homme sur lui-même, par le biais de la répétition de

ses paroles, il réalise un événement qui déclenche, dans la perception du spectateur,

une Gestalt comprenant le paradigme du comique utopophile endogène. D’autant plus

que cette attitude pragmatique, révélateur de ses croyances et rappel de son métier,

constitue une manifestation caricaturale, parce quesurdéterminée, de son identité

d’avocat. Ceci est implicite, mais a le support de la répétition, car tel est le cas

chaque fois qu’il apparaît sur la scène. De plus, la provenance de l’erreur est

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précisément la raison de la négligence qu’elle constitue : Monsieur Remy ignore à

quel point il paraît,pour les autres, trop pris par les structures immatérielles de son

art. Nous aurons l’occasion de revoir cette autorelativisation.

Si Marivaux a voulu atténuer le degré de ses disjonctions comiques — par

rapport aux comédies plus exagérées que l’on voit chez Molière et chez

Beaumarchais par exemple — il exploite les mêmes possibilités quant à la fréquence

de situations amusantes. La présence de Monsieur Remy fait ressortir, devant

Araminte, l’amour de Dorante ; dans la scène suivante (une pierre deux coups)

Marton entre aussitôt qu’Araminte soit partie. Deux réalités culturelles se plaquent

ici sur la vérité matérielle qui réunit les trois personnes dans cette maison. Créées par

la structure comique de l’intrigue, seul l’un des mondes intensionnels est authentique

aux yeux du spectateur ; d’où le comique des projections utopophiles opérées par

Remy et Marton (qui prennent l’entêtement de Dorante pour un amour très fort —

ce qui est admirable, ou idiot, selon le point de vue « naturel » ou « culturel ». Les

univers de Marton et de Remy ne peuvent que se relativiser, tandis que tous deux

sont détruits par la « vérité » que l’on connaît :

SCENE III. DORANTE, M. REMY, MARTON

MONSIEUR REMY,regardant son neveu. — Dorante, sais-tu bien qu’il n’y a pasde fou aux Petites-Maisons de ta force?(Marton arrive.) Venez, MademoiselleMarton. [...] Dites-nous un peu votre sentiment ; que pensez-vous de quelqu’un quin’a point de bien, et qui refuse d’épouser une honnête et fort jolie femme, avecquinze mille livres de rente bien vivants?

MARTON. — Votre question est bien aisée à décider. Ce quelqu’un rêve.

MONSIEUR REMY, montrant Dorante. — Voilà le rêveur ; et pour excuse, ilallègue son coeur que vous avez pris ; mais comme apparemment il n’a pas encoreemporté le vôtre, et que je vous crois encore à peu près dans tout votre bon sens,vu le peu de temps qu’il y a que vous le connaissez, je vous prie de m’aider à lerendre plus sage. Assurément vous êtes fort jolie, mais vous ne le disputerez pointà un pareil établissement, il n’y a point de beaux yeux qui vaillent ce prix-là.

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MARTON. — Quoi! Monsieur Remy, c’est de Dorante que vous parlez? C’est pourse garder à moi qu’il refuse d’être riche?

MONSIEUR REMY. — Tout juste, et vous êtes trop généreuse pour le souffrir.

MARTON, avec un air de passion. — Vous vous trompez. Monsieur, je l’aime tropmoi-même pour l’en empêcher, et je suis enchantée : oh! Dorante, que je vousestime! Je n’aurais pas cru que vous m’aimassiez tant. [...] Que je vous aid’obligation, Dorante!

DORANTE. — Oh! non, Mademoiselle, aucune ; vous n’avez point de gré à me savoirde ce que je fais ; je me livre à mes sentiments, et ne regarde que moi là-dedans. Vousne me devez rien ; je ne pense pas à votre reconnaissance. [II,iii : 90-2]

Voilà la troisièmefausse confidenceque la pièce nous présente. Dorante ne veut

évidemment pas mentir — ou devons-nous dire : Marivaux ne veux point noircir le

héros ; ce qui doit être sémiotisé, par Marton, comme une manière élégante et

complimenteuse de la flatter, est vu, selon une véridiction différente, comme une

ellipsementeuse constitutive d’un déguisement intensionnel exploitant un paradigme

comique à la fois endogène et exogène, parce que permettant une fausse projection

d’une identité binaire entre les deux jeunes personnages. Autre observation

théorique : la manière dont Marton exprime sonaccordavec Monsieur Remy — ce

qui s’harmonise d’ailleurs avec son ambiguïté actantielle — pour changer d’avis

aussitôt — constitue un excellent exemple d’une disjonction temporalisée, une rare

relativisation explicite engendrée par l’inconséquence de deux postures, deux

croyances, deux attitudes philosophiques, divergentes.

Toutefois Marivaux semble bien comprendre que la relativisation, dépendante

de la cognition du spectateur, notamment de sa faculté de jugement socio-culturel,

est moins susceptible de faire rire si le schéma actantiel disjoint dont elle provient

n’est pas, ici et là,déculturéselon des paradigmes homologues. Comme nous l’avons

défini, la déculturation est toute désintension comique due à une disjonction entre

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une structure socio-culturelle (et de ce fait intensionnelle) et une réalité concrète (ou

naturelle). C’est, selon nous, pour cette raison que le dramaturge introduit la sous-

intrigue du portrait que commande Dorante. Ce tableau a la fonction, de manière

évidente, de figurativiser l’objet de l’amour du héros. Passion immatérielle et Gestalt

projetée sur la femme en question, cet amour n’a été figurativisé, jusqu’ici, que par

le biais du langage. Média que l’on peut facilement fausser, et qui plus est éphémère.

Aussi tout effet comique médiatisé par le langage est d’une certaine manière

implicite, car un tel événement doit s’appuyer sur la mémoire du spectateur et non

sur ce qui est présent sur la scène.3

Un garçon livre le portrait avec ordre de le donner personnellement à celui

qui l’a commandé. Sauf qu’au début, le garçon s’adresse à Marton — et pis encore

— devant le comte. De plus, le garçon ignore le nom de la personne l’ayant

commandé — et, la boîte étant fermée, tous ignorent l’identité de son sujet. Pour

nous, il est peu étonnant d’apprendre que Dorante, en fait, ait voulu faire un portrait

d’Araminte. Mais avant cette révélation le spectateur soupçonne, à raison, ce qui se

passe. Marivaux sait que jusqu’à ce moment-là, la structure actantielle constituant

pour le spectateur un indice suffisant de la véritématérielle quant au sujet de la

peinture,l’ignorance généralepermettra de mettre en scène de nombreuses sémio-

tisations de l’événement mystérieux. Le comte s’en va — on ne sait comment, mais

3 En pratique le spectateur perçoit un effet comique implicite chaque fois que le leste intensionnela été établi à un momentsuffisamment antérieur à l’événement comique pour qu’il y ait doutequantà la perceptibilité de la disjonction. Bref, si, lorsque le spectateur rit, il le juge possible que lespersonnages présents ne se souviennent plus de tel ou tel détail nécessaire à la perception de ce quifait rire, il a l’impression que lui seul le remarque — d’où la manière dont le comique implicitedépend d’un certain courage chez le public — on est souvent embarrassé de rire lorsqu’on n’est passûr si « l’on est censé » s’amuser. Est explicite, en revanche, un événement comique temporalisé —tel le chasseur chassé — si les deux situations intensionnelles disjointes se suivent immédiatement,de sorte que le spectateur n’a aucun doute au sujet de la désintension perçue.

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il prétend aller se renseigner à propos du portrait — et Marton se retrouve seule avec

Dorante qui entre aussitôt. Le comique pseudo-utopophile exogène est évident ici —

car Marton projette (à nouveau) l’intension« mon amour »sur Dorante, et, de

manière strictement utopophile, la quasi-intension« preuve de son amour envers

moi » sur l’objet physique que constitue la boîte contenant le (« mon ») portrait :

DORANTE. — Mademoiselle, n’avez-vous pas vu ici quelqu’un qui vient d’arriver?Arlequin croit que c’est moi qu’il demande.

MARTON, le regardant avec tendresse.— Que vous êtes aimable, Dorante! Jeserais bien injuste de ne pas vous aimer. Allez, soyez en repos : l’ouvrier est venu,je lui ai parlé, j’ai la boîte, je la tiens.

DORANTE. — J’ignore...

MARTON. — Point de mystère ; je la tiens, vous dis-je, et je ne m’en fâche pas.Je vous la rendrai quand je l’aurai vue. Retirez-vous ; voici Madame avec sa mèreet le Comte : c’est peut-être de cela qu’ils s’entretiennent. Laissez-moi les calmerlà-dessus, et ne les attendez pas.

DORANTE, en s’en allant et riant. — Tout a réussi, elle prend le change àmerveille. [II,viii : 96-7]

Cette scène montre avec une clarté considérable (nous y reviendrons pour cette

raison) laconséquence logique du déguisement réussi: le comique exogène que nous

venons de décrire. (Le déguisement lui-même, un paradigme endogène qui épargne

le héros de sa propre valeur ridicule grâce à son intentionnalité et sa conscience de

la manoeuvre, a été enclenché verbalement par Remy, comme on se le rappellera.)

Marivaux exploite ici ce que nous appellerons la structure de base du lazzi : une

mise en évidence multiple du paradigme comique qui consiste ici en trois répétitions

(une manifestation première et deux répétitions supplémentaires) de procédés

explicitant la disjonction intensionnelle en question. La disjonction, une projection

identitaire que nous ne pouvons accepter, est opérée par une personne dont l’identité

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en question a une pertinence visible vis-à-vis de sa propre situation socio-culturel ou

identitaire ; voici les mises en évidence de cette incongruité : (1) la confusion initiale

de Dorante, « J’ignore... » ; (2) le rire de Dorante (qui nous montre que notre instinct

est valide — il s’agit bien de la désintension que nous croyons appréhender) ; (3)

son aparté, offert en sortant : « elle prend le change à merveille ». La structure

« habituelle » du lazzi devient alors encore plus évident : Marton, en saluant et en

remerciant Dorante,signifie en même temps son interprétation erronée de la

situation ; ceci nous fait rire, car la vérité que nous connaissons relativise celle que

la jeune femme projette sur son milieu ; cette relativisation est d’autant plus visible

que la réplique de Dorante nous le rappelle tout en confirmantce dont nous nous

rappelons: il est amoureux non de Marton mais d’Araminte. Et ainsi de suite — un

lazzi est une manière de prolonger un effet comique en le répétant de cette manière.

Chaque fois que Dorante provoque la désintension de la Gestalt qui existe dans

l’esprit de Marton, elle le réalise à nouveau comme réponse, ressuscitant ainsi une

version exactement similaire de la même intension (une Gestalt) qui, à son tour, est

détruit par le même mécanisme que sa première manifestation, et ainsi de suite.

Encore une suggestion quant à la fonction restauratrice du rire, qui permet chaque

fois une nouvelle désintension de la même structure imaginaire. D’autres indices

explicitants sont possibles lors de la mise en scène — l’acteur jouant Dorante

pourrait jeter un regard confus vers le public, par exemple, lorsque Marton dis « ...et

je ne m’en fâche point. » L’essentiel est de faire valoir la disjonction pendant un

moment assez prolongée.

Ayant ainsi exploité ce paradigme pour nous offrir un lazzi comique, le

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dramaturge, aussi économe que tous les grands écrivains théâtraux, ne se permet pas

de manquer l’occasion d’en créer un autre pour les mêmes fins : relativiser cette

image intensionnelle imaginée par une Marton « hallucinante ». Nous le répéterons :

il s’agit dans la scène suivante de la même « intension victime », mais d’un

paradigme différent. Dorante est sorti et le Comte est revenu, cette fois avec

Madame Argante et Araminte — ce qui offre non un comique explicite, mais une

mise en scène implicite, mais avec des agents-tabous de surcroît :

ARAMINTE. — Marton, qu’est-ce que c’est qu’un portrait dont Monsieur le Comteme parle, qu’on vient d’apporter ici à quelqu’un qu’on ne nomme pas, et qu’onsoupçonne d’être le mien? Instruisez-moi de cette histoire-là. [...]

MADAME ARGANTE. — Oui ; ceci a un air de mystère qui est désagréable. Il nefaut pourtant pas vous fâcher, ma fille, Monsieur le Comte vous aime, et un peu dejalousie, même injuste, ne messied pas à un amant.

LE COMTE. — Je ne suis jaloux que de l’inconnu qui ose se donner le plaisird’avoir le portrait de Madame.

ARAMINTE , vivement. — Comme il vous plaira, Monsieur ; mais j’ai entendu ceque vous vouliez dire, et je crains un peu ce caractère d’esprit-là. Eh bien, Marton?

MARTON. — Eh bien, Madame, voilà bien du bruit. C’est mon portrait.

LE COMTE. — Votre portrait?

MARTON. — Oui, le mien. Eh! pourquoi non, s’il vous plaît? Il ne faut pas tantse récrier. [...]

ARAMINTE. — Et qui est-ce qui a fait cette dépense-là pour vous?

MARTON. - Un très aimable homme qui m’aime, qui a de la délicatesse et dessentiments, et qui me recherche et, puisqu’il faut vous le nommer, c’est Dorante.

ARAMINTE. — Mon intendant?

MARTON. — Lui-même.

MADAME ARGANTE. — Le fat, avec ses sentiments! [II,ix : 97-9]

Il est vrai que l’élément le plus comique est ici l’agence-tabou de Madame Argante,

qui, outre sa fonction de figurativiser les normes, ainsi que les tabous de sa société,

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constitue en même temps une caricature, une image surdéterminée, de sa propre

identité. Elle est donc une espèce de barbon, genre « Lady Bracknell » (Wilde,The

Importance of Being Ernest), malgré son inefficacité en tant que personnage-obstacle.

Un nouvel indice de la manière dont Marivaux comprend la nature immatérielle de

l’instance d’opposition — de nouveau, les membres de la société de la vérité

culturelle n’en sont que la figurativisation dramatisée. De plus nous remarquons à

nouveau le souci de vraisemblance de Marivaux ; un certain dégoût n’est pas

imperceptible ici chez Araminte. Elle n’aime pas que l’on présume — est-ce qu’elle

commence à s’avouer qu’elle préfère Dorante? La suite de la scène dévoile le

portrait, et comme le spectateur aurait dû le deviner, il s’agit d’Araminte. Voilà la

déculturation de l’univers intensionnel cru par Marton. Le moment a néanmoins tant

de vraisemblance phorique que le texte en devient ambiguë — c’est au metteur en

scène de déterminer le degré du rire.

La prochaine scène, peu comique, constitue une mise au point de l’enjeu

actantiel que Dubois a réussi à rendre urgent : un conflit entre Dorante et les

structures sociales qui lui défendent de faire ouvertement la cour à celle qu’il aime.

Dubois insiste là-dessus — il s’assure qu’Araminte avoue à elle-même l’unique

raison du secret dans lequel elle a dû recevoir la nouvelle de cet amour. Le

déguisement actantiel du valet demeure amusant, mais l’embarras et l’émotion

d’Araminte atténuent toute légèreté :

DUBOIS. — [...] Dorante n’est pas digne de Madame. S’il était dans une plusgrande fortune, comme il n’y a rien à dire à ce qu’il est né, ce serait une autreaffaire ; mais il n’est riche qu’en mérite, et ce n’est pas assez.

ARAMINTE , d’un ton comme triste. — Vraiment, non ; voilà les usages. Je ne saispas [...] [II,xii : 80]

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Dubois, toujours meneur de jeu, lui donne l’idée de « piéger » Dorante de façon à

ce qu’il avoue ouvertement son amour — car Araminte n’a vraiment aucune raison

ni pour le congédier ni pour agir d’une autre manière. Araminte veut, comme un

Hamlet féminin, se décider. Dubois croit qu’à la fin elle préféra choisir Dorante,

malgré « les usages ».

Ce piège constitue cependant un changement de « stratagème » dont Dorante

n’est pas au courant. Une subtile valeur comique s’insinue ainsi dans la scène qui

suit ; Dorante ignore d’une certaine manière la vérité au sujet de ce qui se passe

entre Dubois et Araminte ; cette dernière ne sait, pour sa part, qu’il existe un plan

que les deux personnages principaux masculins suivent ensemble. Des deux côtés il

y a donc des ambiguïtés qui frappent le spectateur comme des disjonctions d’ordre

utopophile et elliptique. Marivaux explicite ces perceptions d’avance par le biais de

la réplique du valet :

DUBOIS, sortant, et en passant auprès de Dorante, et rapidement. — Il m’estimpossible de l’instruire ; mais qu’il se découvre ou non, les choses ne peuvent allerque bien.

DORANTE. — Je viens, Madame, vous demander votre protection. Je suis dans lechagrin et dans l’inquiétude : j’ai tout quitté pour avoir l’honneur d’être à vous, jevous suis plus attaché que je ne puis le dire ; on ne saurait vous servir avec plus defidélité ni de désintéressement ; et cependant je ne suis pas sûr de rester. Tout lemonde ici m’en veut, me persécute et conspire pour me faire sortir. J’en suisconsterné ; je tremble que vous ne cédiez à leur inimitié pour moi, et j’en seraisdans la dernière affliction.

ARAMINTE , d’un ton doux. — Tranquillisez-vous ; vous ne dépendez point deceux qui vous en veulent ; ils ne vous ont encore fait aucun tort dans mon esprit,et tous leurs petits complots n’aboutiront à rien ; je suis la maîtresse [...] Je voussais bon gré de votre attachement et de votre fidélité ; mais dissimulez-en unepartie, c’est peut-être ce qui les indispose contre vous. [...] conformez-vous à cequ’ils exigent ; regagnez-les par là, je vous le permets : l’événement leur persuaderaque vous les avez bien servis ; car toute réflexion faite, je suis déterminée à épouserle Comte.

DORANTE, d’un ton ému. — Déterminée, Madame!

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Le déguisement, quoique conforme aux paradigmes comiques que l’on connaît, ne

provoque peut-être qu’un rire étouffé, à cause de l’empathie que le spectateur sent

envers le héros ; une nouvelle fois, Marivaux nous laisse un texte ambigu qui permet

au metteur en scène d’augmenter ou de diminuer la gaieté. De cette manière,

l’émotion de Dorante que voici constitue à la fois l’explicitation (genrelazzi

comique) du faux univers intensionnel que dépeint Araminte et un indice de la

vraisemblance de l’amour du jeune homme :

ARAMINTE. — [...] ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet que je vais vousdicter ; il y a tout ce qu’il faut sur cette table.

DORANTE. — Et pour qui, Madame?

ARAMINTE. — Pour le Comte, qui est sorti d’ici extrêmement inquiet, et que jevais surprendre bien agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en monnom. (Dorante reste rêveur, et par distraction ne va point à la table.)Eh! vousn’allez pas à la table? A quoi rêvez-vous? [...] Etes-vous prêt à écrire?

DORANTE. — Madame, je ne trouve point de papier.

ARAMINTE, allant elle-même. — Vous n’en trouvez point? En voilà devant vous.

DORANTE. — Il est vrai.

ARAMINTE. — Écrivez. Hâtez-vous de venir, Monsieur ; votre mariage est sûr...Avez-vous écrit?

DORANTE. — Comment, Madame?

ARAMINTE. — Vous ne m’écoutez donc pas? Votre mariage est sûr ; Madameveut que je vous l’écrive, et vous attend pour vous le dire.(A part.) Il souffre, maisil ne dit mot ; est-il qu’il ne parlera pas? N’attribuez point cette résolution à lacrainte que Madame pourrait avoir des suites d’un procès douteux. [...]

DORANTE, à part. — Ciel! je suis perdu.(Haut.) Mais, Madame, vous n’aviezaucune inclination pour lui. [II, xiii : 110-13]

Dorante finit, après une longue hésitation, par montrer le portrait et avouer son

amour. Outre ses fonctions humoristiques, la scène nous montre que le « ressort est

bandé » de sorte qu’Araminte soit obligée, comme le veut Dubois, de s’interroger

profondément et de prendre une décision définitive. C’est la fin de l’acte deux.

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L’acte trois

Procès contre un système de normes socio-culturelles accusé d’injustice et de

gratuité, l’acte trois médiatise l’aboutissement du conflit spirituel qui se mène dans

le coeur d’Araminte entre Dorante et un tabou : l’interdiction de la relation sexuelle

(et donc toute relation conjugale) entre un personnage sans bien, qui n’est donc pas

« comme il faut », et une personne fortunée et par ce biais « respectable ». La

culture elle-même est dépeinte comme étant tordue, perverse, personnificationdu

mal, tandis que l’amour, un penchant «naturel », est distribué par uncastingdestiné

à guider le spectateur comme étant un symboledu bien. De nouveau, comme dans

toutes les comédies, ce conflit pose la question épistémologique de l’être social de

façon délibérément agrammaticale — de façon comique.

Pourtant notre but ici n’est pas d’évaluer les mobiles de Marivaux — ni donc

de poser la question de savoir s’il savait que ce ton de drame a tendance à aggraver

les situations comiques de façon à en rendre la réception assez ambiguë, ayant un

goût « aigre-doux ». Tel est tout simplement le procédé d’écriture marivaudien —

notre tâche n’est que d’en tenir compte. Nous y reviendrons durant la deuxième

partie, lors de notre discussion des lois gouvernant le phénomène du comique.

Si l’état de panique dans lequel Dorante se trouve constitue un de ces

éléments assez sobres, Dubois vient vite remplir la fonction de clown, tout en

figurativisant et en explicitant un savoir, et donc un état de choses intensionnel, qui

relativise l’angoisse du héros de façon assez légère ; de plus, le débutin medias res,

au milieu d’une nouvelle ruse, tend à atténuer la gravité résiduelle de l’acte

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précédent :

DUBOIS. — Non, vous dis-je ; ne perdons point de temps. La lettre est-elle prête?

DORANTE, la lui montrant. — Oui, la voilà, et j’ai mis dessus : rue du Figuier.

DUBOIS. — Vous êtes bien assuré qu’Arlequin ne connaît pas ce quartier-là?

DORANTE. — Il me dit que non.

DUBOIS. — Lui avez-vous bien recommandé de s’adresser à Marton ou à moi poursavoir ce que c’est? [...] Allez donc la lui donner : je me charge du reste auprès deMarton que je vais trouver.

DORANTE. — Je t’avoue que j’hésite un peu. N’allons-nous pas trop vite avecAraminte? Dans l’agitation des mouvements où elle est, veux-tu encore lui donnerl’embarras de voir subitement éclater l’aventure?

DUBOIS. — Oh! oui : point de quartier. Il faut l’achever, pendant qu’elle estétourdie. Elle ne sait plus ce qu’elle fait. Ne voyez-vous pas bien qu’elle triche avecmoi, qu’elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit? Ah! je lui apprendrai àvouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude. [...]L’heure du courage est passée. Il faut qu’elle nous épouse. [...]

DORANTE. — Songe que je l’aime, et que, si notre précipitation réussit mal, tu medésespères.

DUBOIS. — Ah oui! je sais bien que vous l’aimez : c’est à cause de cela que je nevous écoute pas. Etes-vous en état de juger de rien? Allons, allons, vous vousmoquez ; laissez faire un homme de sang-froid. [III,i : 120-1]

Une nouvelle fois, la même mention d’unplan ruséfait sourire : nous l’imaginons

à l’instar d’une perception, tout en y voyant la disjonction intensionnelle, une

relativisation, qui l’attend. L’anticipation, une forme de frustration, si elle n’ajoute

rien au plaisir de notre rire, le met en relief de façon à ce que le plaisir semble

augmenter. Autre remarque : Dubois caractérise l’amour comme un état d’âme qui

nuit à la faculté de jugement. En d’autres termes, il y a mention explicite dans le

texte de l’interférence qui surgit ici entre l’amour, provoqué par une personne

existante qui le figurativise donc physiquement, et le jugement, lui, immatériel.

Comme dansle Barbier, l’amour est un « défaut » qui risque de « nuire » à

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l’avancement dans la société telle qu’elle se constitue. Dubois se charge alors des

structures socio-culturelles auxquelles son maître, son ami, fait face. Et pour y gagner

accès, il emploie la stratégie ironique qui consiste àreconnaître, « respecter »,

déstabiliser depuis l’intérieur. Nous remarquons donc la valeur comique — il s’agit

de projections utopophiles exogènes — de l’emploi, par Dubois, d’un langage

« respectueux des normes », l’emploi d’euphémismes et de métaphores chargés de

signifier les structures immatérielles de la société de la vérité culturelle :

MARTON. — Tu me l’avais bien dit, Dubois. [...] Que cet intendant osait lever lesyeux sur Madame.

DUBOIS. — Ah! oui ; vous parlez de ce regard que je lui vis jeter sur elle. Oh!jamais je ne l’ai oublié. Cette oeillade-là ne valait rien. Il y avait quelque chosededans qui n’était pas dans l’ordre.

MARTON. — Oh ça, Dubois, il s’agit de faire sortir cet homme-ci.

DUBOIS. — Pardi! tant qu’on voudra ; je ne m’y épargne pas. J’ai déjà dit àMadame qu’on m’avait assuré qu’il n’entendait pas les affaires.

MARTON. — Mais est-ce là tout ce que tu sais de lui? C’est de la part de MadameArgante et de Monsieur le Comte que je te parle, et nous avons peur que tu n’aiespoint du tout dit à Madame, ou qu’elle ne cache ce que c’est. Ne nous déguise rien,tu n’en seras pas fâché.

DUBOIS. — Ma foi! je ne sais que son insuffisance, dont j’ai instruit Madame.

MARTON. — Ne dissimule point.

DUBOIS. — Moi! un dissimulé! moi! garder un secret! Vous avez bien trouvé votrehomme! En fait de discrétion, je mériterais d’être femme. Je vous demande pardonde la comparaison : mais c’est pour mettre votre esprit en repos. [III,ii : 122-3]

Trois effets comiques se distinguent ici : (1) Dubois adopte une posture que nous

voyons comme étant fausse ; notre perception sémiotise donc son comportement

d’une manière particulière — un homme « conformiste » qui partage un jugement

négatif avec la société de la vérité culturelle — tandis que notre mémoire investit

une signification disjointe de la première et qui la relativise — un homme qui, en

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jouant un rôle faux, réalise un stratagème contre la société ambiante ; (2) Marton

apparaît comme ayant changé de position sans vraiment y penser : elle soutient des

arguments qui sont ceux de la société de la vérité culturelle, tout en employant le

pronom « nous » pour désigner la position du comte ; en tant que membre-ipsede

cette dernière société, Marton figurativise les normes culturelles qui la caractérisent,

devenant ainsi un agent-tabou quiexplicite le caractère faux du comportement de

Dubois pour en augmenter le comique ; (3) comme nous l’avons vu dansle Barbier,

où l’identité nationale constitue dans certains cas duleste intensionnelqui augmente

la gravité d’une désintension en rendant la chute de l’intension plus remarquable,

nous rions de la manière dont Dubois projette sur lui-même, par le seul biais de la

parole, l’identité defemme: ce paradigme de comique pseudo-utopophile endogène

ne serait-il pas beaucoup moins amusant si ce n’était vrai qu’il ajoutait l’archétype

de lacommèreà l’intension defemmepar le biais d’une synthèse? La « guerre des

sexes » étant donc médiatisé en abyme, elle augmente le degré de définition et le

poids de l’intension relativisée par sa projection sur le rôle actantiel de Dubois.

Outre cette fonction comique, la scène que nous venons d’examiner prévient

Marton qu’il faut qu’elle intercepte une lettre de Dorante qu’Arlequin va lui porter.

Figurativisation concrète supplémentaire de la vérité naturelle que constitue l’amour

de Dorante envers Araminte, cette lettre aura une valeur dramaturgique que Marivaux

exploite à plusieurs reprises de manière amusante :

MARTON. — Que veux-tu, Arlequin?

ARLEQUIN. — Ne sauriez-vous pas où demeure la rue du Figuier, Mademoiselle?

MARTON. — Oui.

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ARLEQUIN. — C’est que mon camarade, que je sers, m’a dit de porter cette lettreà quelqu’un qui est dans cette rue, et, comme je ne la sais pas, il m’a dit que jem’en informasse à vous ou à cet animal-là ; mais cet animal-là ne mérite pas queje lui parle, sinon pour l’injurier. J’aimerais mieux que le diable eût emporté lesrues que d’en savoir une par le moyen d’un malotru comme lui.

DUBOIS, à Marton, à part. — Prenez la lettre.(Haut.) Non, non, Mademoiselle,ne lui enseignez rien ; qu’il galope.

ARLEQUIN. — Veux-tu te taire?

MARTON, négligemment. — Ne l’interrompez donc point, Dubois. Eh bien! veux-tume donner ta lettre? Je vais envoyer dans ce quartier-là, et on la rendra à sonadresse.

ARLEQUIN. — Ah! voilà qui est bien agréable! Vous êtes une fille de bonneamitié, Mademoiselle.

DUBOIS, en s’en allant. — Vous êtes bien bonne d’épargner de la peine à cefainéant-là. [III,vi : 123-4]

On notera ici la manière dont Arlequin continue son rôle narquois en relativisant sa

relation hiérarchisée avec Dorante. Un type qui ressemble, sur le plan

paradigmatique, au « malade imaginaire », ce personnage traditionnel a ici la

fonction d’ignorer combien ses manoeuvres sont évidentes, et combien elles

rappellent son appartenance à un monde extra-diégétique, celui de la culture

théâtrale.

De plus, l’ambiguïté de Marton par rapport au schéma actantiel de la pièce

s’affiche ici une nouvelle fois de manière comique ; cette « ignorance-de-soi » qui

constitue le ridicule socratique a la structure que voici : s’alliant maintenant à la

société de la vérité culturelle, c’est-à-dire à Madame Argante et au comte, Marton

se fixe le but de faire congédier Dorante. Dubois lui donne le change de sorte qu’elle

interprète et juge l’événement de la lettre portée par Arlequin de manière fausse ;

ainsi elle participe sans le savoir à contrarier son propre but, ce qui se traduit comme

méconnaître son rôle actantiel présent. Son intention (sa volonté) s’ajoute donc à son

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jugement fautif, et la vérité que l’on connaît sert à relativiser les deux à l’instar

d’intensions bien définies. Nous reviendrons ultérieurement à la participation de

jugements et d’intentions à la dégringolade d’intensions.

Marton portera la lettre, figurativisation concrète d’une vérité intensionnelle,

au comte. Lui et Madame Argante d’exécuter le plan de Dubois de manière parfaite :

ils la montrent à Araminte pour lui obliger d’agir. Ce qui a aussi la valeur comique

de déculturer, de façon absolue et permanente, toute autre croyance au sujet du

comportement de Dorante. Mais avant ce moment décisif le dramaturge a le génie

de mettre toute la question des versions véridictoires du héros en évidence de façon

très nette. Les scènes qui précèdent la grande « découverte » — la révélation d’une

identité purement intensionnelle que Dorante avait cachée — servent donc à

exacerber l’agon central du schéma actantiel pour donner de la vraisemblance au

caractère rapide et bouleversant du dénouement.

Cette mise en évidence des Dorante intensionnels n’a pas de meilleur

catalyseur qu’une rencontre (entre son oncle, Monsieur Remy, et Madame Argante)

qui, de façon ingénieuse, figurativise en un sens les deux ordres de vérité culturelle

qui se battent l’un contre l’autre à l’époque : les valeurs aristocrates et les valeurs

bourgeoises. L’astuce dramaturgique de Marivaux est ici de figurativiser ces

dernières par le biais de leurs manières de donner du sens à un personnage qui

pourrait, à la limite, appartenir aux deux sociétés — et qui dès lors n’appartient ni

à l’une ni à l’autre. Le pragmatisme plutôt bourgeois de l’avocat, le « snobisme »

pseudo-aristocrate de Madame Argante et le « véritable » aristocratisme du comte

se relativisent ici mutuellement ; la pierre de touche qui le fait ressortir n’est rien

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d’autre que l’agon générateur de l’intrigue, le problème de l’identité de Dorante et

le tabou de son « incompatibilité socio-culturelle » avec Araminte ; on notera donc

ici le langage d’avocat de Remy et le ton de la prétendue « classe » d’Argante :

SCENE V. MONSIEUR REMY, MADAME ARGANTE, LE COMTE, MARTON

MONSIEUR REMY,à Marton qui se retire. — Bonjour, ma nièce, puisque enfinil faut que vous la soyez. Savez-vous ce qu’on me veut ici?

MARTON, brusquement. — Passez, Monsieur, et cherchez votre nièce ailleurs : jen’aime point les mauvais plaisants.(Elle sort.)

MONSIEUR REMY. — Voilà une petite fille bien incivile.(A Madame Argante.)On m’a dit de votre part de venir ici, Madame : de quoi donc est-il question?

MADAME ARGANTE , d’un ton revêche. — Ah! c’est donc vous, Monsieur leProcureur.

MONSIEUR REMY. — Oui, Madame, je vous garantis que c’est moi-même.

MADAME ARGANTE. — Et de quoi vous êtes-vous avisé, je vous prie, de nousembarrasser d’un intendant de votre façon?

MONSIEUR REMY. — Et par quel hasard Madame y trouve-t-elle à redire?

MADAME ARGANTE. — C’est que nous nous serions bien passés du présent quevous nous avez fait. [...] tout votre neveu qu’il est, vous nous feriez un grand plaisirde le retirer.

MONSIEUR REMY. — Ce n’est pas à vous que je l’ai donné.

MADAME ARGANTE. — Non ; mais c’est à nous qu’il déplaît, à moi et àMonsieur le Comte que voilà, et qui doit épouser ma fille.

MONSIEUR REMY, élevant la voix. — Celui-ci est nouveau! Mais, Madame, dèsqu’il n’est pas à vous, il me semble qu’il n’est pas essentiel qu’il vous plaise. Onn’a pas mis dans le marché qu’il vous plairait, personne n’a songé à cela ; et,pourvu qu’il convienne à Madame Araminte, tout doit être content. Tant pis pourqui ne l’est pas. Qu’est-ce que cela signifie?

MADAME ARGANTE. — Mais vous avez le ton bien rogue, Monsieur Remy.

MONSIEUR REMY. — Ma foi! vos compliments ne sont pas propres à l’adoucir,Madame Argante.

LE COMTE. — Doucement, Monsieur le Procureur, doucement : il me paraît quevous avez tort.

MONSIEUR REMY. — Comme vous voudrez, Monsieur le Comte, comme vousvoudrez ; mais cela ne vous regarde pas. Vous savez bien que je n’ai pas l’honneurde vous connaître, et nous n’avons que faire ensemble, pas la moindre chose.

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LE COMTE. — Que vous me connaissez ou non, il n’est pas si peu essentiel quevous le dîtes que votre neveu plaise à Madame. Elle n’est pas une étrangère dansla maison.

MONSIEUR REMY. — Parfaitement étrangère pour cette affaire-ci, Monsieur ; onne peut pas plus étrangère : au surplus, Dorante est un homme d’honneur, connupour tel, dont j’ai répondu, dont je répondrai toujours, et dont Madame parle icid’une manière choquante.

MADAME ARGANTE. — Votre Dorante est un impertinent.

MONSIEUR REMY. — Bagatelle! ce mot-là ne signifie rien dans votre bouche.

MADAME ARGANTE. — Dans ma bouche! A qui parle donc ce petit praticien,Monsieur le Comte? Est-ce que vous ne lui imposerez pas silence?

MONSIEUR REMY. — Comment donc! m’imposer silence! à moi, Procureur!Savez-vous bien qu’il y a cinquante ans que je parle, Madame Argante?

MADAME ARGANTE. — Il y a donc cinquante ans que vous ne savez ce quevous dîtes. [I,v : 126-8]

Les plaisanteries de métier ont, comme on le voit ici, le même fonctionnement que

leshistoires belgeset les blagues orales visant l’un ou l’autre des sexes : plaquer sur

une identité particulièrement « connue » — c’est-à-dire bien définie — un jugement

stéréotypé qui la relativise tout en ridiculisant un exemple particulier. Dans cette

polémique contre Monsieur Remy, la Gestalt que constitue l’archétype culturel de

l’avocat sert deleste intensionneldans un événement comique dont la structure

paradigmatique est celle du déguisement — Madame Argante attribue la verbosité

gratuite et idiote à l’identité de procureur de sorte que celle-ci apparaît non plus

comme un métier légitime mais comme un masque porté par des charlatans —

d’autant plus que le paradigme temporalisé du chasseur chassé est ici évoqué par la

reprise par Argante d’une observation que fait Remy à propos des procureurs.

L’entrée d’Araminte augmente la signifiance et la gravité de l’argument :

c’est de son procureur qu’il s’agit — et c’est dans son esprit que l’agon comique

autour de Dorante doit se résoudre :

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ARAMINTE. — Qu’y a-t-il donc? On dirait que vous querellez.

MONSIEUR REMY. — Nous ne sommes pas fort en paix, et vous venez à propos,Madame ; il s’agit de Dorante ; avez-vous sujet de vous plaindre de lui?

ARAMINTE. — Non, que je sache.

MONSIEUR REMY. — Vous êtes-vous aperçue qu’il ait manqué de probité?

ARAMINTE. — Lui? non vraiment. Je ne le connais que pour un homme trèsestimable.

MONSIEUR REMY. — Au discours que Madame en tient, ce doit pourtant être unfripon, dont il faut que je vous délivre, et on se passerait bien du présent que jevous ai fait, et c’est un impertinent qui déplaît à Monsieur qui parle en qualitéd’époux futur ; et à cause que je le défends, on veut me persuader que je radote.

ARAMINTE , froidement. — On se jette là dans de grands excès. Je n’y ai point depart, Monsieur. Je suis bien éloignée de vous traiter si mal. A l’égard de Dorante,la meilleure justification qu’il y ait pour lui, c’est que je le garde. Mais je venaispour savoir une chose, Monsieur le Comte. Il y a là-bas, m’a-t-on dit, un hommed’affaires que vous avez amené pour moi. On se trompe apparemment. [...]

MADAME ARGANTE. — Point du tout ; vous ne sauriez. Seriez-vous d’humeurà garder un intendant qui vous aime?

MONSIEUR REMY. — Eh! à qui voulez-vous donc qu’il s’attache? A vous, à quiil n’a pas affaire?

ARAMINTE. — Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse?

MADAME ARGANTE. — Eh! non, point d’équivoque. Quand je vous dis qu’ilvous aime, j’entends qu’il est amoureux de vous, en bon français ; [...] qu’il soupirepour vous ; que vous êtes l’objet secret de sa tendresse.

MONSIEUR REMY, étonné. — Dorante?

ARAMINTE , riant. — L’objet secret de sa tendresse! Oh! oui, très secret, je pense.Ah! ah! je ne me croyais pas si dangereuse à voir. Mais dès que vous devinez depareils secrets, que ne devinez-vous que tous mes gens sont comme lui? [...]Monsieur Remy, vous qui me voyez assez souvent, j’ai envie de deviner que vousm’aimez aussi.

MONSIEUR REMY. — Ma foi, Madame, à l’âge de mon neveu, je ne m’en tiraispas mieux qu’on dit qu’il s’en tire. [III,vi : 128-30]

Nous observons ici la manière dont une question de véridiction posée sur une

proposition — « il vous aime » — que l’on peut sémiotiser selon plus d’unêtre

intensionneld’après ses croyances. La fluidité de l’être intensionnel est une nouvelle

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fois visible : Araminte arrive, consciemment, avec Monsieur Remy, négligemment,

à relativiser une intensionvéridiquepar le biais d’une interprétation fausse. Nul ne

peut douter ici que Madame Argante et le comte ont découvert, en effet, un amour

secret. La faiblesse de leur position consiste au fait qu’ils ne sont pas sûrssi

Araminte le sait.

Ils le sauront bientôt : on revoit tantôt la même réunion de personnages —

sauf que Marton, ayant lu la lettre que Dubois « lui a destinée », est revenue avec

la preuve de « l’impertinence » de notre héros. C’est le moment décisif de l’intrigue

— ce qui ne veut pas dire, surtout dans Marivaux, qu’il s’agit d’un point culminant

comique ; au contraire, le déclenchement des structures du dénouement tend à

« fermer le moteur » du rire :

MARTON, donnant la lettre au Comte. — Un instant, Madame, cela mérite d’êtreécouté. La lettre est de Monsieur, vous dis-je.

LE COMTE, lit haut. — Je vous conjure, mon cher ami, d’être demain sur les neufheures du matin chez vous ; j’ai bien des choses à vous dire ; je crois que je vaissortir de chez la dame que vous savez ; elle ne peut plus ignorer la malheureusepassion que j’ai prise pour elle, et dont je ne guérirai jamais. [...] Un misérableouvrier que je n’attendais pas est venu ici pour m’apporter la boîte de ce portraitque j’ai fait d’elle.

MADAME ARGANTE. — C’est-à-dire que le personnage sait peindre. [...]

LE COMTE, lit . — Auquel cas je n’ai plus que faire à Paris. Vous êtes à la veillede vous embarquer, et je suis déterminé à vous suivre.

MADAME ARGANTE. — Bon voyage au galant.

MONSIEUR REMY. — Le beau motif d’embarquement! [...]

LE COMTE. — L’éclaircissement me paraît bien complet.

ARAMINTE , à Dorante.— Quoi! cette lettre n’est pas d’une écriture contrefaite?vous ne la niez point?

DORANTE. — Madame...

ARAMINTE. — Retirez-vous.Dorante sort.[III,viii : 132-33]

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Araminte se fâche : sa mère et le comte l’ont poussée contre sa réelle volonté. Le

comte s’excuse, et Madame Argante le suit. Araminte, seule enfin avec Dubois,

apprend que c’est lui qui a fait découvrir la vérité. Il feint de ne pas comprendre

qu’elle ne voulait pas un tel secours ; ce déguisement de posture a la structure de

déguisement que l’on connaît — une nouvelle fois Dubois est « dans l’erreur »

intentionnellement ; il conseille à « samaîtresse » de renvoyer sonmaître :

ARAMINTE, sèchement. — Ne vous embarrassez pas ; ce sont mes affaires.

DUBOIS. — En un mot, vous en êtes quitte, et cela par le moyen de cette lettrequ’on vous a lue, et que Mademoiselle Marton a tirée d’Arlequin par mon avis. Jeme suis douté qu’elle pourrait vous être utile ; et c’est une excellente idée que j’aieue là ; n’est-ce pas, Madame?

ARAMINTE, froidement. — Quoi! c’est à vous que j’ai l’obligation de la scène quivient de se passer?

DUBOIS, librement. — Oui, Madame. [...]

ARAMINTE. — Allez, malheureux! Il fallait m’obéir. Je vous avais dit de ne plusvous en mêler ; vous m’avez jetée dans tous les désagréments que je voulais éviter.C’est vous qui avez répandu tous les soupçons qu’on a eus sur son compte ; et cen’est pas par attachement pour moi que vous m’avez appris qu’il m’aimait, ce n’estque par le plaisir de faire du mal : il m’importait peu d’en être instruite ; c’est unamour que je n’aurais jamais su, et je le trouve bien malheureux d’avoir eu affaireà vous, lui qui a été votre maître qui vous affectionnait, qui vous a bien traité, quivient, tout récemment encore, de vous prier à genoux de lui garder le secret. Vousl’assassinez, vous me trahissez moi-même. Il faut que vous soyez capable de tout.Que je ne vous voie jamais, et point de réplique.

DUBOIS, s’en va en riant. — Allons, voilà qui est parfait. [III,ix : 135-36]

Dubois, icône de l’auteur de la pièce, a tout arrangé pour que Marton, Arlequin et

Monsieur Remy soient desadjuvants sans le savoir. Tel est l’ignorance-de-soi

actantielle que Marivaux a su exploiter pour ne pas perdre son équilibre entre un

écrivain de drames et un auteur de comédies. Phénomène comique endogène, chacun

des personnages ignore la pertinence de ses efforts dans un univers intensionnelautre

par rapport à celui qu’il croit habiter.

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La machine comique s’arrête totalement lorsque le comte, lors d’une réunion

de tous les personnages — c’est la dernière scène — devine la pensée d’Araminte ;

c’est l’autre moitié de ladécouvertede l’identité relative du héros, et la fin des

malentendus articulés autour de cette question d’être intensionnel : « Je vous entends,

Madame, [...] j’ai deviné tout ; Dorante n’est venu chez vous qu’à cause qu’il vous

aimait ; il vous a plu ; vous voulez lui faire sa fortune ; voilà tout ce que vous alliez

dire. » Araminte, n’ayant « rien à ajouter », confirme cette proposition — et voilà

que tous les personnages sont sur le même registre socio-culturel, aucune question

de vérité ne reste irrésolue ; l’être matériel de tous les personnages correspond à leur

être intensionnel connu de tous — ce qui est la situation socialenormale, en

conjonction véridictoire. S’il est vrai alors qu’une dernière série de répliques

comiques arrose le dénouement de façon agréable, c’est en fonction du nouvel ordre

social, et non la structure actantielle génératrice de l’intrigue et de son comique, que

l’on rit :

MADAME ARGANTE. — Ah! la belle chute! Ah! ce maudit intendant! Qu’il soitvotre mari tant qu’il vous plaira ; mais il ne sera jamais mon gendre.

ARAMINTE. — Laissons passer sa colère, et finissons.(Ils sortent.)

DUBOIS. — Ouf! ma gloire m’accable. Je mériterais bien d’appeler cette femme-làma bru.

ARLEQUIN. — Pardi! nous nous soucions bien de ton tableau à présent. L’originalnous en fournira bien d’autres copies. [III,xiii : 142]

Cette prise de parole finale parles valetsa son importance : véritables icônes de

l’auteur, d’une part, et de la société de la vérité naturelle, les seuls personnages

propres à célébrer larusequi l’emporte sur l’establishmentsont le meneur de jeu et

l’anti-actant-tabou — un actant dont la fonction est de s’attaquer aux normes — que

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constitue Arlequin. Ce dernier personnage se moque ici notamment du nouvel ordre

social — le ménage Araminte-Dorante — par le biais d’une déculturation comique :

reprenant la logique objective qui explique la manière dont une essence formelle peut

être abstrait d’une Gestalt purement physique — il s’agit là du portrait d’Araminte

— ce valet narquois anticipe la reproduction sexuelle que l’on peut attendre d’un

couple de l’âge des amants — ce qui déculture la nouvelle relation sociale établie

par l’annonce des fiançailles, construction culturelle qui n’existe que pour voiler

toute question qui risque de rappeler, à l’encontre dutabou sexuel judéo-chrétien, la

sexualité de ces deux membres de la nouvelle société culturelle. De plus, le caractère

indirecte de la métaphore d’Arlequin - « l’original [...] fournira bien d’autres copies »

— reprend l’esthétique cicéronienne de la déculturation, en évoquant le scabreux par

le biais d’un euphémisme auto-relativisante parce que servant deleste intensionnel

pour la déculturation sexuelle.

Le dernier mot de Dubois, auteur de l’intrigue et par conséquent icône de

l’auteur Marivaux, constitue une confirmation du retour à la « normalité », la non

poly-isotopie intensionnelle qui distribuait les personnages en réalités culturelles

distinctes. Prétexté par l’amour-propre du personnage, Marivaux fournit une dernière

explicitation de la relativisation mutuelle qui s’est reproduite tout au long de

l’intrigue — disjonction de mondes spirituels générés, une nouvelle fois, parun

recours à la rusejustifié et provoqué par lepouvoir excessif d’une société acculturée

ad absurdum.

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Observations

Nous sommes arrivés à la fin de notre examen spéculatif de la comédie du

XVIII e siècle ; les pièces choisies représentent, selon nous, l’ensemble des procédés

dramaturgiques qui exploitent le genre pour générer et réaliser des procédés

comiques ; ces derniers procédés sont également suffisamment variés pour permettre

l’observation des mécanismes qui font rire, d’une part, et qui font avancer, de l’autre,

l’intrigue de la comédie. Avant donc de tirer nos conclusions sur la poétique de la

comédie (nous y reviendrons dans la troisième partie) et avant même d’aborder un

projet descriptif de ces mécanismes (le but de la deuxième partie) il convient ici de

repérer les observations structurales, épistémologiques et esthétiques que cette

méthode spéculative — et, partant, empirique — a permis d’abstraire du tout

constitué par le corpus et, nous le croyons, le genre comique. Ces observations

serviront de prémisses dans l’élaboration de la méthode explicative qui nous

permettra d’essayer de décrire les lois gouvernant les opérations et transformations

que l’on voit dans le comique théâtral.

P1.1 Les transactions entre les personnages s’opèrent selon une grammairesocio-culturelle fondée sur celle d’une culture réelle, en l’occurrencela société parisienne au XVIIIe siècle

P1.2 Ces transactions intersubjectives sont fondées sur une sémantiquestructurale spécifiée par l’identité de chaque personnage telle quedéfinie par la grammaire socio-culturelle

P1.3 L’identité de chaque personnage est perçue en tant que Gestaltconstituée par une synthèse de ses attributs donnés (le naturel) etl’ensemble de ses attributs culturellement construits (veuve, comte,valet, barbier, médecin, avocat...)

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P1.4 Comprise dans la grammaire culturelle, est la convention selonlaquelle un personnage est censé repérer dans son identité et danscelle de l’autre les relations momentanées qui sont pertinentes dansle contexte de la situation en question

P1.5 Les situations sont spécifiées à leur tour, et de façon tautologique, parles identités des personnages qui y participent (directement ouindirectement) ainsi que desfacteurs téléologiquesqui ont réuni lespersonnages en question et lesjugementsque la grammaire culturelleimposerait sur la situation

P1.6 A chaque personnage est attribué, par le spectateur et pour la duréedu spectacle, une conscience et une appréciation de cesfins socio-culturelles ainsi qu’unevolonté libre— bien que le spectateur n’yattribue réellement de la véracité factuelle

P1.6′ Le spectateur attribue au spectacle le statutprésentdes événementsdont les conséquences sont toujours contingentes sur cesvolontésetsur la chance — bien qu’il sache le contraire dans le contexte extra-diégétique

P1.7 Le spectateur attribue aux personnages des Gestalten constituées parleurs identités socio-culturelles, qui sont à leur tour structuréesidéellement à l’instar d’identités culturelles réelles

P1.8 Les identités culturelles n’existent que de façon idéelle et constituentdonc des entités intensionnelles — indépendamment de leur projectionsur un personnage ou sur une personne réelle

P1.9 Le donné matériel représenté sur la scène est considéré comme si sontemps, son espace, ses masses et toutes leurs propriétés physiquesétaient réels, et respectent donc la logique objective et naturelle

P1.10 L’événement théâtral est donc représenté comme ayant uneparticipation matérielle et une participation socio-culturelle (et de cefait immatérielle) comme c’est le cas dans un événement rituel,cérémonial ou autrement culturel dans la vie réelle du spectateur

P1.11 Un événement dans lequel on voit la dénégation d’un objetintensionnel (figurant dans une identité qui spécifie le sens d’unesituation) détruit la capacité du spectateur de projeter l’identité sur lepersonnage auquel était associée l’intension

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P1.12 La perception d’un point de vue épistémologique selon lequel uneintension « acceptée » serait « fausse » stimule le rire

P1.13 Le rire rétablit cette capacité de projeter l’intension logiquement niée

P1.14 L’identité, en tant qu’être intensionnel, est le véhicule du comiquethéâtral

P1.15 L’identité est également, avec la situation « donnée » de façonanaleptique comme ayant précédée l’action, ce qui détermine lastructure actantielle et partant, l’intrigue, de la comédie

P1.16 L’objet intensionnel est compromis par une jonction agrammaticaleavec d’autres structures intensionnelles (la relativisation)

P1.16′ L’objet intensionnel, parce qu’il est idéel, peut également êtrecompromis par la mémoire d’un autre objet intensionnel avec qui sajonction est agrammaticale (la relativisation implicite)

P1.17 L’objet intensionnel peut également être compromis par unedisjonction entre sa grammaire culturelle et un fait matériel ou salogique, à savoir la logique objective (la déculturation)

P1.17′ L’objet intensionnel peut également être compromis par unedisjonction entre sa grammaire culturelle et la mémoire d’un faitmatériel (la déculturation implicite)

P1.18 La désintension d’un tel objet peut provoquer celle d’autres objets quidépendent de lui ou qui lui dépendent selon la logique culturelle enquestion

P1.19 La prétendue conscience socio-culturelle de chaque personnageconstitue un tel objet intensionnel et peut également être compromis

P1.20 La culture théâtrale est une logique intensionnelle dont tout objet peutêtre compromise moyennant sa déculturation par l’univers réel duspectateur (la théâtralité)

P1.21 Les objets intensionnels qui déterminent l’identité de chaquepersonnage, parce qu’ils sont attribués au personnage particulier àl’instar d’un être humain réel, sont distribués selon une logique socio-culturelle dont l’un des éléments est nécessairement pragmatique

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P1.22 L’événement comique a donc une structure paradigmatique dont desmodalités pragmatiques et des modalités sémantico-syntaxiques

P1.23 La structure de la comédie évolue avec l’action de sorte qu’undénouement met fin à la fonction génératrice de désintensions del’intrigue

Voilà l’essentiel des observations métalogiques que la méthode spéculative a pu

dévoiler. Il s’agira maintenant d’essayer d’établir les règles grammaticales et

épistémologiques — les lois métalogiques — quiexpliquentle comique et son rôle

dans la comédie, et qui de ce fait permettent d’identifier les structures profondes de

la comédie ainsi que les structures figuratives et cognitives qui y entrent en jeu.

Cette méthode explicative — pour reprendre le terme de Droysen, Dilthey et

leurs disciples philosophiques — nécessitera cependant, comme tout système formel,

et comme l’ont prétendu Leibnitz et Boole, un langage descriptif dépourvu des

ambiguïtés que l’on observe dans les langages naturels. Mais un tel langage — dont

il est le but de tenir compte d’entités intensionnelles, avec leurs grammaires

culturelles — est-il possible? La question rhétorique n’a heureusement qu’une valeur

très éphémère, car Martin, à l’aide de Kalinowski, d’Aristote et de son propre

concept du langage à plusieurs sortes d’intensions, a déjà établi les critères de

suffisance pour notremétalangage intensionnelle.

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II. ELABORATION DE LA METHODE EXPLICATIVE

REMARQUES PRÉLIMINAIRES

Avant d’essayer de postuler un métalangage susceptible de décrire le

comportement des intensions qui constituent les Gestalten d’objets culturels dont il

est question dans la comédie, il convient d’examiner derechef certains des principes

fondamentaux d’une science démonstrative visant la logique de ces entités idéelles.

Car même si nous insistons sur le fait que notre objectif n’est pas de remplacer ou

de rejeter la logique déductive et la logique sémantique extensionnelle, mais de

supplémenter cette dernière dans le but d’arriver à une sémiotique logique et

adéquate, il nous semble cependant que les trois postulats aristotéliciens caractérisant

une méthodologie démonstrative doivent être respectés : (1) le postulat de

déductivité, (2) le postulat d’évidence, et (3) le postulat de réalité.

Evert Beth, en collaborant avec Jean Piaget dans leurÉpistémologie

mathématique et psychologique, décrit (1961) ainsi le premier de ces postulats :

D’après le postulat de déductivité, une science démonstrative S est toujours baséesur un certain nombre deprincipes. Parmi ces principes on peut distinguer lesnotions primitiveset lesvérités primitives, et toute vérité non primitive appartenantà S doit être démontrée en partant des axiomes par un raisonnement logique.

Pour nos fins, un « raisonnement logique » sera interprété comme un « raisonnement

conséquent », car il est des cas où la grammaire intensionnelle est tout-à-fait

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« illogique » selon un point de vue strictement traditionnel (nous en reparlerons). Les

notions primitives qui, selon Martin (1963), répondront à nos besoins, seront

interprétées selon les hypothèses de base que voici :

N2.1 Hypothèse de la « subjectivité économisante » de la mémoireanthropomorphe: une faculté cognitivequasi-logiquedu cerveauhumain est sonesprit, qui, ayant la fonction d’ordonner sesperceptions de manière économique, a la possibilité et la tendance deprendre un très petit nombre abstractions du donné et d’en faire, parle biais de l’opération de la synthèse, un concept paradigmatiquesimplifié, une Gestalt de l’être expérientiel en question que l’on peutassocierà une nouvelle perception pour « en savoir plus » sur uneinteractionanticipée

Ces Gestalten, despréjugés pragmatiquesqui ont pour fonction de donner un sens

intuitif à des sèmes anthropomorphes qui ne sont même paspalpables, ressemblent

aux Gestalten de la perception purement physiques, sauf qu’ils comprennent ici une

abstraction économisée selon des critères phoriques ou autrement subjectifs de la

mémoire du vécu, qui a été appréhendé par le biais de telles simplifications abstraites

et conceptuelles. Ce sontgrosso modoles intensions de Brentano1, les archétypes

de Jung et les structures identitaires (telle la parenté) de Lévi-Strauss.

N2.2 Hypothèse de la clôture cognitive religieuse: tendance à produire deshypothèses là où aucun savoir ne complète la représentation idéelle,elle explique laconstructiond’intensions, de Gestalten archétypiques,avec un nombre illimité d’associations les enrichissant à l’instar defaits réels, qui font que l’homme peut finir par y croire aussidéfinitivement qu’aux faits objectifs, ou même davantage

1 On notera que chez ce philosophe autrichien, comme chez d’autres aujourd’hui, aucunedifférence d’orthographe ne souligne la distinction de l’intention (téléologie) et l’intension (lat.in-tendere, tendre vers), l’objet imaginaire vers lequel l’attention peut se tourner.

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Origine de la « foi », ce saut dans l’inconnu qui consiste à « connecter les points »

épistémologiquement est peut-être le phénomène humain par excellence, car il doit

précéder l’avènement même de la « raison » qui, elle, permet au contraire à l’homme

de suspendre cette tendance « superstitieuse » ; l’ubiquité de « savoirs » tels

l’astrologie, le vaudou et la sorcellerie montrent la banalité de la construction de

tabous et de structures sociales idéelles « ordinaires ».

N2.3 Hypothèse de la croyance« ad hominem » : l’argumentum ad homi-nem, l’acceptation d’une « vérité » qui s’explique seulement par desfacteurs intersubjectifs tel le consensus, l’opinion générale, la con-fiance sociale, et non par la perception directe à la première personne,est à l’origine de la possibilité de la prolifération d’une croyance den’importe quelle validité, indépendamment d’un manque casuel depreuves provenant de la perception directe, pourvu que la source dela croyance ne soit pas démentie de manière encore plus crédible2

Ce que Dilthey a attribué à « l’objectivation » de mémoires subjectives à l’aide

d’interactions « objectives » entre les membres d’une société est également, selon

nous, la raison d’une tendance à multiplier les croyancesconstruites, dont la pure

intension, d’une manière qui va, en un sens, à l’encontre de la « vérification

mutuelle » que l’on voit, par exemple, dans une communauté scientifique

contemporaine. Hypothèse d’un comportement épistémologique collectif, cette notion

primitive explique une subordination de la pensée individuelle à un besoin social et

explique, dans ses formes les plus extrêmes, l’Inquisition aussi bien que le

« politiquement correct » et les remèdes médicaux « populaires ».

N2.4 Hypothèse de la structuration sociale immatérielle: la société

2 On se fonde ici sur Eemeren et Grootendorst, «The History of the Argumentum ad Hominemsince the Seventeenth Century, in Empirical Logic and Public Debate, réd. Krabbe (1993) et al.

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humaine, dès lors d’une subordination (limitée) de la réalité matérielleface aux intensions construites et à la réalité anthropomorphe desGestalten socio-culturelles qui en résultent, est spécifiée plutôt par desstructures acculturées que par le donné matériel ; cet état de chosesest renforcé par l’avènement d’unbesoin d’existence socialequipousse l’homme à vouloirêtre reconnuen termes d’une identitésocio-culturelle provenant d’un ensemble de rôles sociaux acculturésqui ne dépendent ni de la nécessité ni du donné matériel

Ces hypothèses sont à la base de notre interprétation du sujet transcendantal en tant

que conscience-intentionnalité (cf. le Dasein heideggerien) ainsi que des notions

primitives de la logique intensionnelle que Martin (1963 : 2) emprunte à la séman-

tique extensionnelle : « ou », « et », « si-alors », « si et seulement si », les

quantificateurs « quelque », « tout », l’identité, la négation, l’acceptation, les

individus et les expressions, et ainsi de suite. Nous y reviendrons.

Le postulat d’évidence aristotélicien, qui présente une situation

« compliquée » selon Beth (1961 : 40-41) ne sera pas moins difficile à justifier dans

le cas d’une logique intensionnelle que dans d’autres logiques ; Beth l’explique

ainsi :

D’après le postulat d’évidence, les notions primitives de S doivent présenter un teldegré de clarté [...], un tel degré d’évidence qu’il est possible de les accepter commevrais sans que nous ayons besoin d’une démonstration. [...] Aristote [...] explique,par sa doctrine del’intuition [...] le fait que nous disposons d’une connaissanceadéquate des notions et des vérités primitives. L’intuition nous rend capables del’induction [...] qui consiste à saisir les principes en partant des (ou plutôt à traversles) données de la perception sensible.

Nos quatre hypothèses fondamentales devront suffire pour justifier l’idée que

l’homme finit par avoir un sens instinctif et intuitif des entités dont il s’agira ici, des

intensions. De plus la perception de la réalité en formes figuratives qui ordonne la

perception en la simplifiant en Gestalten, est, comme nous l’avons expliqué, aussi

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nécessaire dans le cas de la perception sensible que dans celui de la perception

paradigmatique.

Le postulat de réalité, enfin, « présente des difficultés vraiment

considérables » selon Beth ; pour nous il est très clair qu’il s’agit d’une question de

l’ordre de l’observation scientifique, de la vérité synthétique et analytique :

C’est que dans le monde de notre expérience quotidienne nous ne rencontrons guèred’objets tels qu’ils sont décrits par les axiomes mathématiques : points sansdimensions, droites de longueur infinie, cercles parfaits, etc. Il est donc tout naturelqu’Aristote se demande à quel titre il est admissible de considérer les objets quiconstituent le domaine des mathématiques comme des entités réelles. Notons qu’unequestion analogue se pose pour les objets étudiés par la logique : il s’agit alors dufameux problème des universaux.

Or pour nous le problème est moins grave : nous posons la question des « mathé-

matiques de l’inconscient » comme une étude d’objets culturels empiriquement

observables. L’objet intensionnel est donc d’abord une structure socio-culturelle, et

ensuite un objet mathématique.

Il ne suffira pas toutefois de nous contenter de respecter les trois postulats

d’Aristote en formulant le métalangage logique descriptif dont nous aurons besoin.

En effet, Martin, en signalant l’absence de théorie rigoureuse d’intensions et en

déterminant dans quelles conditions une telle théorie peut être élaborée, identifie les

exigences d’une méthodologie intensionnelle adéquate ; et de manière très propice,

ses «notions of adequacy» semblent constituer précisément le modèle dont nous

aurons besoin : les exigences que Martin (1963 : 139) suggère sont les suivantes :

(1) the metalanguage in which [the various kinds of genuine intensions] are givenmust be suitably restricted, (2) intensions must be nonlinguistic entities (3) theirdefinition should depend fundamentally upon the notions of truth, analytic truth,synthetic truth, and theoremhood, (4) suitable laws of cointensiveness should obtain(5) the Leonard condition should hold for intensions of class constants and theWhiteheadian type of class constants, (6) each nonlogical constant should have a

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unique intension of the given kind, (7) we should have a clear notion of being a partof or of being included in an intension, (9) suitable so-called principles ofintensionality should obtain, and (10) all terms should have non-null analyticintensions, but perhaps only degenerate designata.

Ces conditions ont déjà en général été prises en considération dans notreexamen

spéculatifdes intensions participant aux disjonctions comiques que nous avons vues,

et réapparaîtront dans cette deuxième partie. Il conviendra cependant ici de montrer

dans une sorte d’argumentum ad hominemce qu’elles veulent dire, et comment nous

les respectons ou les respecterons. (1) notre langage intensionnel n’inclura que des

intensions observables dans lessignifiés de termesdésignantdes personnages

participant aux scènes comiques dont il est question, (2) nous ne confondrons pas les

termes dans les langues naturelles que nous emploierons en paraphrase et les

intensions, les concepts culturels eux-mêmes (3) nous tiendrons compte en parlant

de ces intensions de leur statut ontologique (la question de savoir si elles trouvent

leurs origines dans une abstraction du donné, comme l’intensionO, « orphelin », une

construction comprenant de telles abstractions, comme l’intensionC, « célibataire »,

une pure construction de l’imagination qui ne peut être que des « vérités culturelles

formelles », telD, « dragon » etZ, « Zeus », etc.), (4) et (5) nous ferons très

attention à ne confondre ni l’appartenance ni les propriétés de classes de classes

d’individus (telle la classeA′ d’aristocratesA n’ayant pas de fortune et la classeF′

de fortunésF n’étant pas aristocrates) et ne confondrons pas les propriétés et les

classes de membres d’uneclasse de classescommune (on distinguera bien les pro-

priétés deP, les hommes trop pauvres pour être prétendants, etV, les hommes trop

vieux pour être prétendants, etc.), (6), (7) et (8) on fera attention à ne pas confondre

l’intension correspondant à l’identité d’un individu avec les diverses intensions

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participant à son identité, qui seront considérées soit indépendamment des autres

intensions associées au personnage, soit avec elles, (9) la métalogique des intensions

tiendra compte de la fluidité de la pensée conceptuelle en limitant les propositions

les incluant auxobservations « empiriques »observées dans la grammaire culturelle,

et (10) on n’emploiera que des termes correspondant à des intensions observées et

dont on a pu observer les « propriétés structurales » (les intensions analytiques des

termes ne seront vides), et (comme nous ne cessons de rappeler) on distinguera les

intensions (étant des signifiés) et lesdesignata, lesdésignésdu même terme français

(aucune interférence ne sera permise en confondant un objet physique avec sa quasi-

intension — par exemple le fer de chevaloutil, un désigné fort, est ici considéré

comme étant distinct du fer de chevalporteur de bonne chance, un désigné faible ou

degenerateassocié à la pure intension qu’est soninstance de valeur chanceuse).

Nous sommes donc satisfaits que les dangers théoriques qu’identifie Martin

tout au long de l’ouvrage séminalIntension and Decisionseront prises en consi-

dération. Grâce à Martin, nous sommes maintenant justifiés dans notre entreprise

d’employer des termes logico-mathématiques en construisant un métalangage inten-

sionnel visant à identifier les logiques des différentes sortes d’intension que nous

avons observées dans lesdésintensions comiquesque l’on connaît, et peuvent dès

lors profiter de la précision qu’un tel métalangage nous offre, sans présumer que les

lois de la logique extensionnelle s’appliqueront à nos individus et à nos variables,

mais au contraire en élaborant les règles qu’ils respectent selon l’observation de la

grammaire socio-culturelle en question.

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LE PHÉNOMÈNE DE LA DÉSINTENSION

On sait que nous avons souvent, dans la première partie de cette étude,

employé des termes signifiant la véridicité ou la non véridicité, telsvrai et faux,

surtout entre guillemets, en parlant d’identités authentiques ou prétendues. En effet,

les désintensions comiques qui semblent les plus typiques d’une esthétiquethéâtrale

sont fondées sur une disjonction entre deux vérités culturelles figurativisées par deux

personnages dont l’un projette une identité particulière, parce qu’il y croit en

l’occurrence, tandis que d’autres ne la projettent pas, soit parce qu’ils en ignorent la

présence soit parce qu’ils n’y croient pas. Or, si nous sommes confiants qu’un tel

usage est assez clair dans les contextes en question, il convient ici d’introduire les

concepts. postulés en termes d’une pragmatique quantitative par Martin, de pré-

férence, d’assimilation [angl.equating] et de degré d’acceptation [angl.degree of

acceptance]. Martin (1963 : 40-47, 62-65, 70-73) établit une méthode juste et

rigoureuse pour décrire nos observations « empiriques » de la manière dont un

actant, même le spectateur, peutreconnaître(un degré d’acceptation) et projeter (une

assimilation) une intension sur l’identité d’un individu ; nous ne nous pencherons pas

ici sur la préférence, qui n’est qu’une notion préalable au développement du concept

d’assimilation :

As a basis for introducing a notion of degree of acceptance and for the material ofsubsequent chapters, a new primitive relation is required. This is symbolized byEq' which is to occur in contexts of the form

(1) X Eq a,b,c,t,α',

read X equates awith the “combination” of sentencesb and c at time t to thedegreeα'.

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Un exemple provenant de notre corpus est celui de la formation, dans l’esprit

d’Araminte, d’une conception de l’identité de Dorante, qu’elle accepte commeneveu

de Monsieur Remyet comme homme d’affaires(de droit). Au momentt de

l’engagement de Dorante chez elle, Araminte estX, a est l’identité de DoranteY, b

est la proposition «Y est neveuN de Monsieur RemyZ », c est la proposition « le

neveu de Monsieur Remy est avocatA », et alpha, le degré d’acceptation, s’approche

de α = 1, pour donner la suite de propositions que voici :

(2.1) (a) (EY)(Y= Y) [ Y signifie queY est unique]

(2.2) (b) NZ (Y)

(2.3) (c) A (Y)

(2.4) X Eq a,b,c,t,α ≈ 1,d’où

(2.5) X Eq (EY)(Y= Y), NZ (Y), A (Y), t, α ≈ 1

De façon très claire, le concept logique de l’acceptation peut donc exprimer une

sémiotisation, une croyance véridictoire, formée dans l’esprit d’un personnage à

propos d’un état de choses socio-culturel. Les termes et la méthode de Martin

convenant ainsi à nos fins, nous les emploierons désormais en nous appuyant sur

Intension and Decisionpour justification. Nous avons maintenant les outils pour

décrire avec précision ce qui arrive lors d’une disjonction comique provoquant la

désintension d’une intension pertinemment associée à l’identité d’un personnage : le

cas où le spectateur, ou lecteur, serait obligé d’associer une intension avec l’identité

d’un individu à la fois avec et sans acceptation de l’intension en question.

Prenons maintenant un exempled’une disjonction comiqueprovenant des

textes que nous avons examinés. Il s’agira ici du moment où Marton associe la

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livraison du « portrait d’une dame » à Dorante, en associant celui-ci à une relation

amoureuse qui les « lie » grâce aux calculs pragmatiques de Monsieur Remy.

Doranten’est pourtant pas amoureux de Mademoiselle Marton, comme nous le

savons : c’est Araminte qu’il adore. Et comme on le sait, Dorante ne se souvient pas

tout de suite pourquoi Marton réagit d’une manière si joyeuse à une simple demande

d’informations :

DORANTE. — Mademoiselle, n’avez-vous pas vu ici quelqu’un qui vient d’arriver?Arlequin croit que c’est moi qu’il demande.

MARTON, le regardant avec tendresse.— Que vous êtes aimable, Dorante! Jeserais bien injuste de ne pas vous aimer. Allez, soyez en repos : l’ouvrier est venu,je lui ai parlé, j’ai la boîte, je la tiens.

DORANTE. — J’ignore...

MARTON. — Point de mystère ; je la tiens, vous dis-je, et je ne m’en fâche pas.Je vous la rendrai quand je l’aurai vue. Retirez-vous ; voici Madame avec sa mèreet le Comte : c’est peut-être de cela qu’ils s’entretiennent. Laissez-moi les calmerlà-dessus, et ne les attendez pas.

DORANTE, en s’en allant et riant. — Tout a réussi, elle prend le change àmerveille. [II,viii : 96-7, cit. supra]

De façon claire, Marton associe au personnage de Dorante non seulement l’intension

d’un homme amoureux, mais celle deson amant à elle. Au vu de la première

réplique de la jeune femme, qui regarde le héros « avec tendresse », nous sommes

conduits à « suivre l’exemple » de Marton (en respectant la notion fondamentaleN2.3)

en construisant dans notre imagination un simulacre intensionnel de ce qu’elle voit

dans la situation :X Eq a,b,c,t,α, oùα ≈ 1 (signifiant une acceptation plus ou moins

« totale » de l’association) et oùa est l’identité de Dorante,b et c sont les

propositions selon lesquelles il est amoureux (A) d’elle ett est le moment de la

présente scène. Mais le spectateur se rappellera que, sib est vrai, l’objet dec est

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plutôt Araminte. Le spectateur verra donc, en principe, qu’elle se trompe (α ≈ 0 en

vérité). En principe? Nous avons déjà remarqué la fréquence des instances

d’explicitation de tels effets comiques. Selon nous, il n’y a que les spectateurs

« confiants » qu’ils interprètent la scène de manière justequi s’amuseront au seul

vu de l’acceptation de Marton. Car cette confiance leur permet d’être sûrs que

Marton a sémiotisé ainsi la livraison du portrait. Or pour le spectateur non privilégié

de cette mémoire claire et de cette confiance, Marivaux explicite le fait que Marton

est dans l’erreur : Dorante se montre dans l’embarras, ne comprenant pas la joie de

la suivante : « J’ignore... ». Le spectateur est donc explicitement conduit à s’imaginer

le contenu de la pensée intensionnelle pertinente chez Dorante ; on remarquera qu’il

s’agit d’une association endogène :X Eq X,b,c,t,α, où α ≈ 0. Conséquence de cette

ambiguïté : nous percevons deux « vérités sémiotiques » quant à l’état d’esprit de

Dorante, et ne pouvons plus, en tant que récepteurs, associer quelque intension que

ce soit à cette transaction intersubjective disjointe, ce qui provoque notre rire.

De plus, nous sommes maintenant, pour la première fois, à même de décrire

l’événement comique de façon précise :

(2.6) (X Eq a,b,c,t,α≈1) ∧ (Y Eq Y,b,c,t,α≈0)

où b signifie que Dorante est amoureux (A),

(2.7) A(Y)

et c signifie qu’il aime (AY) Marton ( X) en particulier

(2.8) AY(X)

et, en faisant la substitution appropriée, le paradigme comique observé est

(2.9) (X Eq Y, A(Y), AY(X),t, α≈1) ∧ (Y Eq Y, A(Y), AY(X),t, α≈0).

252

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Mais, si nous substituons pour la partie droite lavérité intensionnelle au sujet de

l’objet de l’amour de Dorante, Araminte (Z), nous avons le paradigmeimplicite sur

lequel la disjonction est fondée :

(2.10) (X Eq Y, A(Y), AY(X),t, α≈1) ∧ (Y Eq Y, A(Y), AY(Z),t, α≈1).

Ce qui nous permet de soustraire l’élément subjectif (la question de savoir qui en

l’occurrence fait chaque projection ou association) pour abstraire de la disjonction

les deux « amours » de Dorante :

(2.11) AY(X),t,α≈1) ∧ AY(Z),t,α≈1),

une description de l’état de choses intensionnel dans lequel Dorante aimerait et

Marton et Araminte, ce qui estfaux. On doit donc, pour décrire la disjonction

comique, reprendre (2.10) en tant quedisjonction, en substituant la relation∨ au lieu

de ∧, ainsi :

(2.12) (X Eq Y, A(Y), AY(X),t, α≈1) ∨ (Y Eq Y, A(Y), AY(Z),t, α≈1).

Cette expression décrit précisément ce qui fait rire : une règle, non nécessaire mais

due à la grammaire socio-culturelle de la pièce, disant que la conjonction de deux

sémiotisations contradictoires, quoique possible (car c’est ce qui arrive en fait), est

culturellement inadmissible : C’est-à-dire que la disjonction (∨) est non nécessaire

(une notion de la logique extensionnelle) mais culturellement prescrite.

Cette analyse a son importance : elle nous suggère que la disjonction

comprendune règle culturelle interdisant l’état de choses d’être amoureux de deux

femmes en même temps. De façon évidente, nous avons ici réduit l’événement

comique à une expression synchronique (2.11) de son leste intensionnel objectif, qui

révèle à son tour ce qu’il faut voir comme une règle de la grammaire socio-culturelle

253

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en question. En d’autres termes, si l’erreur selon laquelle Marton projette sur Dorante

une intension fausse est ce qui fait ici rire, c’est l’erreur en soi qui provoque dans

notre esprit la perception d’appréhender une disjonction comique, mais c’est aussi

le poids de cette « règle » grammaticale, cette norme socio-culturelle, qui augmente

la force de la situation, et par conséquent le degré du rire du spectateur.

On notera aussi que le lazzi de cette scène comique est une suite de

répétitions de cette conjonction inadmissible, cette disjonction culturelle ; chaque

réplique cristallise dans l’esprit du spectateur la signification, entre autres, de la

vision intensionnelle du personnage qui l’énonce. Si bien que le dramaturgefait

valoir la même disjonction trois foisafin d’en augmenter le caractère explicite et

donc la confiancedu « riant ». Deux remarques supplémentaires : l’association

acceptée par le spectateurest, il faut l’avouer, exactement celle de Dorante, car celle

de Marton est considérée comme étant dans l’erreur : le spectateurpréfère, au sens

logique de Martin, cette déixisation des axes de la véridictionêtre matériel-être

intensionnel, par argumentum ad hominem, c’est-à-dire sans preuve solide, mais

d’après le fait que Dorante et Dubois, dans l’absence de tout autre personnage — une

condition pragmatique — constatent que ce n’est pas Marton qu’aime le héros. Aussi

l’erreur étant celle de Marton, elle apparaît comme étant en butte au ridicule, et non

Dorante — même si celui-ci apparaît d’abord comme n’ayant pas compris l’histoire

que Marton racontait. Cette réflexion justifie, pour nous, notre dénomination

« empirique » deparadigme comique exogène. Nous remarquons aussi que l’erreur

de Marton dévoile ses intentions, qui révèlent à leur tour son identité : suivante

célibataire qui désire se marier. D’après nous, c’est cette pertinence, qui caractérise

254

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l’erreur intensionnelle comme étant attribuable à l’identité socio-culturelle de Marton,

qui assure le déclenchement du rire. Car il est, comme on l’a vu, des désintensions

dont le manque d’importance identitaire atténue le rire au point d’être casuel et

hypothétique. On notera également que le déguisement dont il est ici question, le fait

que Dubois et Dorante permettent à Marton de continuer de croire à cette

sémiotisation fausse, estpurement intensionnel: son identité-idem absolue n’est pas

cachée ou autrement modifiée. Nous examinerons donc maintenant une désintension

encore plus explicite, afin de mieux définir ce terme « désintension » et pour illustrer

son rapport aux illustrations graphiques que l’on connaît.

Effectivement, cette sémiotique intensionnelle traduit la dimension

pragmatique de nos figures, qui ne sont que des métaphores spatiales, en termes bien

définis ; réexaminons la scène de la leçon de musique duBarbier. On notera qu’il

s’agit ici d’undéguisement absolu: Almaviva apparaît non seulement en cachant des

modalités intensionnelles de son être social — son rang et son amour — mais en se

présentant comme un autre être humain, un autre être matériel biologique, ce qui doit

nécessairement comprendre, sans y être limité, un déguisement intensionnel:

ROSINEchante. —

Quand, dans la plaine,L’amour ramène

Le printempsSi chéri des amants,Tout reprend l’être,Son feu pénètre

Dans les fleurs,Et dans les jeunes coeurs.

[...]Loin de sa mère,Cette bergère

Va chantant,Où son amant l’attend ;Par cette ruseL’amour l’abuse ;

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Mais chanter,Sauve-t-il du danger?

[...]Si quelque jalouxTrouble un bien si doux,

Nos amants, d’accord,Ont un soin extrêmeDe voiler leur transport ;Mais quand on s’aime,La gêne ajoute encor

Au plaisir même.

(En l’écoutant, Bartholo s’est assoupi. Le Comte, pendant la petite reprise, sehasarde à prendre une main qu’il couvre de baisers. L’émotion ralentit le chant deRosine, l’affaiblit, et finit même par lui couper la voix au milieu de la cadence, aumotextrême.L’orchestre suit le mouvement de la Chanteuse, affaiblit son jeu et setait avec elle. L’absence du bruit qui avait endormi Bartholo, le réveille. Le Comtese relève, Rosine et l’Orchestre reprennent subitement la suite de l’air. Si la petitereprise se répète, le même jeu recommence, etc.)

LE COMTE. — En vérité, c’est un morceau charmant, et Madame l’exécute avecintelligence...

ROSINE. — Vous me flattez, Seigneur ; la gloire est tout entière au Maître.

BARTHOLO, bâillant. — Moi, je crois que j’ai un peu dormi pendant le morceaucharmant. J’ai mes malades. Je vas, je viens, je toupille, et sitôt que je m’assieds,mes pauvres jambes...(Il se lève et pousse le fauteuil.)[III,iv : 125-8, cit. supra]

Nous nous rappelons que le comte est ici « Señor Alonzo », bachelier, ou pour

reprendre l’italianisme de l’orthographe de Beaumarchais,SignorAlonzo. De façon

significative, nous voyons ici que le texte de la chanson, ainsi que le dialogue et la

didascalie, nous fournit des renseignements d’ordre intensionnel. Mais avant

d’intégrer ces intensions, qui sont le leste intensionnel supplémentaire du paradigme

comique, considérons le paradigme lui-même, qui est au fond celui d’un déguisement

qui permet un contact social et physique que l’identité actantielle de Bartholo,

l’actant-obstacle, veut interdire. SoitH l’être mixte matériel-intensionnel du héros,

B celui de Bartholo,R celui de Rosine (tous des êtres uniques). Alors

(2.13) H ∧ R

(2.13) Almaviva se réunit avec Rosine

256

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et

(2.14) VB ∼(H ∧ R)

(2.14) Bartholo veut interdire qu’Almaviva se réunisse avec Rosine.

Mais dans la véridiction intensionnelle pensée par le barbon, l’hommeH′ qui chante

avec Rosine à ce momentt estacceptéEq comme étant un élèveE de son adjuvant

BazileZ, un musicienM, et donc n’est ni AlmavivaH ni amoureuxA de RosineR :

(2.15) EZ (H′)

(2.16) M (H′)

(2.17) H′ = (∼H) ∧ ((∼Ex)Ax(R)).

Selon une relation d’assimilation d’après Martin,

(2.4)′ X Eq a,b,c,d,t,α,

nous construisons la sémiotisation mixte de la situation acceptée par Bartholo :

(2.18) B Eq (H′∧R), (EZ(H′)), (M(H′)), ((∼H)∧((∼Ex)Ax(R))), t, 1

ce qui contraste de manière remarquable avec la sémiotisation d’Almaviva :

(2.19) H Eq (H∧R), ∼(EZ(H′)), ∼(M(H′)), ((∼H′)∧(Ax(R))), t, 1

où, bien sûr, l’être mixte d’AlmavivaH inclut également les intensions correspondant

à son rang, son nom, etc. (Les virgules sont en pratique des « et ».)

Évidemment une conjonction de ces véridictions serait culturellement fausse :

(2.20) (B Eq (H′∧R), (EZ(H′)), (M(H′)), ((∼H)∧((∼Ex)Ax(R))), t, 1) ∧

(H Eq (H∧R), ∼(EZ(H′)), ∼(M(H′)), ((∼H′)∧(Ax(R))), t, 1) = 0

et on doit les associer en tant quedisjonction,

(2.21) (B Eq (H′∧R), (EZ(H′)), (M(H′)), ((∼H)∧((∼Ex)Ax(R))), t, 1) ∨

(H Eq (H∧R), ∼(EZ(H′)), ∼(M(H′)), ((∼H′)∧(Ax(R))), t, 1).

257

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Cette disjonction, comme c’était le cas dans le dernier exemple, et comme c’est

toujours le cas dans les disjonctions intensionnelles comiques, a une somme

révélatrice de l’instance de la grammaire socio-culturelle que l’événement comique

compromet; outre la disjonction comique entre les deux Dorantes véridictoires, nous

avons la conséquence suivante : comme l’interprétation du comte comprend un terme

négatif pour chaque croyance intensionnelle de Bartholo, il s’agit notamment du

terme unique

(2.13) H ∧ R

qui, en conjonction avec une modalité intensionnelle actantielle maintes fois reprise

dans cette scène, à savoir (2.14), on a le paradigme profond que voici :

(2.22) (H ∧ R) ∧ (VB ∼(H ∧ R)).

L’explicitation comiqueque nous avons observée à plusieurs reprises dans notre

examen spéculatif, et qui s’exprime dans cette scène dans les répliques telles

(2.13) «[Le Comte... une main qu’il couvre de baisers]»

et

(2.14) « Si quelque jaloux...voiler leur transport » etc.

sert donc à constater à nouveau les vérités intensionnelles que la métalogique de la

désintension compromet. Il s’agit encore d’un lazzi, car chaque fois que le chant de

Rosine se ralentit, le barbon commence à s’éveiller, et ainsi de suite. Donc une

nouvelle fois nous voyons que la disjonction comique est particulièrement pertinente

dans le contextede l’identité du sujet comique, celui-ci étant à nouveau le

personnage dont l’erreur provoque la perception d’une disjonction intensionnelle. On

doit donc admettre unefin, comme l’expression manifeste de l’identité de la personne

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ayant ce projet téléologique, parmi les intensions qui s’inscrivent dans la logique de

*B *A

*R

Figure 2.1 : la structure comique de la « leçon de musique »

la désintension comique. La figure 2.1 illustre celle-ci dans ce cas : Bartholo ne

reconnaît pas l’identité-idem d’Almaviva, ni l’identité binaire qui le lie avec Rosine,

et de cette manière nous voyons lanégation totalede son identité d’actant-obstacle

ainsi que de ses croyances, bref de toute sa conscience socio-culturelle. Le sens de

notre flèche « énergique », représentant les conséquences destructives de la

disjonction, devient donc clair : la perception, imaginée ou appréhendée, d’un être

humain qui ne réussit pas à reconnaître, identifier, et associer les intensions socio-

culturelles qui situent son identité dans le contexte d’une situation sociale, provoque

chez le récepteur une perception résultante qui est celle de ne plus pouvoir accepter

ni l’identité du sujet comique ni l’interprétation intensionnelle de sa situation

(l’ignorance de soi socratique) ce qui provoque un échec épistémologique qui

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embarrasse la faculté interprétative socio-culturelle du récepteur afin qu’il ne soit

plus capable d’opérer quelque acceptation intensionnelle que ce soit — le

« mécanique » bergsonien. Voici donc la définition de la disjonction comique :

(2.23) (X Eq a,b,t,α ≈ 1) ∧ (Y Eq a,∼b,t′,α ≈ 1),

où a décrit une transaction socio-culturelle et intersubjectivedans laquelle les

identités de X et Y sont d’une pertinence sensible, et notamment oùt′ est soit égal

à t soit est inférieur àt (lors d’un effet comique temporalisé) etY peut

éventuellement représenterle spectateur seulement(lors d’un effet comique

implicite). On notera queX est toujours le sujet comique, et qu’il est possible d’avoir

une disjonction complexe ayantY, Z et même d’autres possibilités véridictoires, dont

par exemple un agent-tabou. De plus, «identité» comprend aussi une instance de

« conscience-téléologique-de-soi ». Le rire serait donc une réaction instinctive

destinée à prévenir l’angoisse associée à la destruction momentanée del’univers

culturel dans lequel le récepteura besoin de se situer par rapport aux autres.

Effectivement, l’hypothèse de Socrate, comme nous l’avons suggéré au

départ, simplifie la situation autant que la formule métaphorique de Bergson : le

« vivant » n’est autre qu’une réalité intensionnelle-extensionnelle mixte, et le

« mécanique » une perspective socio-ontologique n’ayant qu’une dimension

matérielle. Socrate, pour sa part, a négligé le fait qu’il y a tout une gamme de

possibilités pragmatiques comiques. Nous passons donc maintenant de la métalogique

intensionnelle sémantique du comique à ses formes intersubjectives ; si cette dernière

explique la pertinencetéléologique identitairedu comique par rapport au sujet

comique, celles-ci expliquent la logique de son avènement entre personnes.

260

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LA TABLE PÉRIODIQUE DES PARADIGMES COMIQUES

Sans aucun doute cettepertinence téléologique identitaireest l’essentiel de

l’observation socratique que nous avons évoquée à plusieurs reprises ; or un examen

plus moderne et plus détaillé révèle que l’ignorance de l’identitéde l’autre est

souvent aussi pertinente que celle de l’identité de soi dans la sémiotisation

agrammaticale d’une situation sociale comique. Comme « l’indiscrétion socio-

culturelle » d’un Monsieur Remy « trop avocat » résulte en une mauvaise compré-

hension du statut intensionnel de son neveu, et comme une acceptation erronée de

l’identité du « signor Alonzo » engendre chez Bartholo un comportement qui

compromet son propre but actantiel, les paradigmes comiques que nous avons vus

dans tout notre examen spéculatif de la comédie le montrent : l’investissement

anthropomorphe d’intensions constitutives d’identités humaines étant soumis au fait

matériel que les hommes sont des individus biologiques, physiques et psychiques,

une séparation entre les modalités sémantiques et pragmatiques s’avèrenécessaire.

Nous devrons donc étendre notre interrogation au-delà de l’élégance

trompeuse de la formule socratique pour explorer les dimensions pragmatiques d’une

gamme de paradigmes comiques qui, sans cette « séparation du corps et de l’âme »

inévitable dans un examen de la manière dont l’homme associe des intensions

immatérielles aux membres de sa société, n’auraient que des dimensions sémantiques,

bref, un sens téléologique, esthétique et déontologique.

Entre le malade imaginaire qui projette une fausse identité de souffrant sur

sa propre personne, et un médecin qui, parce qu’il ignore l’identité binaire qui lie un

261

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jeune homme à sa pupille, permet au jeune couple de prouver la gratuité de son

identité à lui, les possibilités sont donc nombreuses. Nous suivons pour cette raison

l’exemple de Mendeleïev, qui, dans le but d’expliquer les similitudes chimiques entre

les différents éléments, et afin de s’assurer que tous les éléments avaient été

identifiés, construisit une table les classant de trois manières : du plus simple au plus

complexe (l’ascendance du nombre atomique dans l’ensemble de la table) ; selon les

propriétés chimiques d’un groupe vertical (le nombre d’électrons dans l’orbital le

plus extérieur et donc le plus susceptible d’avoir des contacts avec d’autres atomes) ;

et selon l’identité de l’orbital dans lequel les électrons les plus extérieurs se trouvent

— les « périodes » horizontales.

De façon analogique nous avons divisé les formes pragmatiques observées

dans notre examen spéculatif selon trois critères structurales : les paradigmes

singuliers (ne comprenant que l’unique sujet comique) occupent la première période

horizontale ; les paradigmes binaires (qui comprennent le sujet comique et un autre

sujet directement impliqué) sont dans la prochaine ; et les paradigmes ternaires

(comprenant une transaction intersubjective à trois personnes) sont illustrées dans la

troisième période. Les paradigmes endogènes sont à l’extrême gauche, et les

exogènes sont à droite, les cas intermédiaires se situant entre eux. De plus, le passage

d’une période inférieure à une période supérieure possède un « élément »

polyisotopique comprenant les paradigmes de la période supérieureassociés à un

agent-taboudont la présence modifie chaque paradigme inférieur en augmentant sa

période. Il s’agit des éléments 6-10, 15-19 et 26-32.

De cette façon nous avons pu construire une table des formes pragmatiques

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S*

{}*

S*

S

*S

i*

Sj

*S

i*

Sj

{}

*S

i*

Sj

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k

*S

i*

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i

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j*

Sk

*S

i

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j*

Sk

*S

i

*S

j*

Sk

5

13

3

25

23

21

11

1

15

-19

20

22

24

*S

i*

Sj

*S

i*

Sj

*S

i*

Sj

14

12

6-1

0

*S

i

2

*S

i

4

{}{}

26

-32

...

Figure 2.2 : la table périodique des formes pragmatiques des paradigmes comiques

263

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des paradigmes comiques (voir la figure 2.2). Dans l’ensemble des cas binaires et

ternaires, le sujet transcendantalsi* est le sujet comique. Un actant n’est ici considéré

comme étant un sujet de plein droit que s’il joue un rôle unique dans le paradigme ;

ainsi un ensemble d’actants ayant la même fonction comique est considéré ici comme

un seul sujet ; les identités binaires tellespère-fils, avocat-accuséetc., qui constituent

les structures sociales qui spécifient toute transaction intersubjective, sont illustrés

comme des liens réunissant une intension investie chez un sujet et une intension

figurativisée par un autre. Il convient de remarquer également que ces formes

pragmatiques sont souvent, dans les événements comiques que l’on observe en

réalité, associable les unes avec les autres, et le nombre de possibilités quant aux

combinaisons est, en principe, infini. On notera cependant que les fonctions sont

limitées, exactement comme les trois personnes du sujet grammatical des langues

naturelles, aux formes singulaires, binaires et ternaires : les éléments 26-32

contiennent donc de multiples instances d’une troisième personne, tout comme une

situation comportant une combinaison simultanée de plusieurs paradigmes

discernables ne comprendraient jamais d’autres « fonctionnalités » que le sujet

comique, les agents avec qui il opère une transaction sociale et les agents dont

l’identité, la conscience socio-culturelle ou la volonté seraient évoquées ou autrement

impliquées dans un des paradigmes. Aucune autre possibilité logique n’existe.

On notera que nous avons, uniquement dans cette table, et seulement afin

d’en faciliter la consultation, représenté l’association intensionnelle opérée par le

sujet comique comme si elle était dans tous les cas constituée de la forme elliptique :

la projection d’une identité absente constituant logiquement une « ignorance de la

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vérité », on peut considérer la forme utopophile comme un cas spécial de la forme

elliptique dans laquelle on « ignore l’absence » de l’intension en question. La flèche

provenant du sujet comique représente donc sa sémiotisation de la transaction sociale

en question, tandis que les cercles concentriques vis-à-vis de chaque sujet signifient

l’acceptation de tous autres les personnages, s’il y a lieu, et du récepteur ou

spectateur, qui partage toujours la vision véridictoire des sujets non comiques. Là où

il y a deux sujets comiques dans l’observation empirique, nous n’avons qu’à séparer

les deux paradigmes en formes simples, dont chacune a naturellement la possibilité

de différer de l’autre ; ainsi, lorsque Figaro prend le comte Almaviva pour un abbé,

tandis que le comte voit l’autre simplement comme quelque inconnu, chacun réalise

une instance unique d’un paradigme binaire.

Il conviendra ici, avant d’examiner en détail les autres modalités sémantiques

du comique, de nous pencher sur la forme de la disjonction comique (2.23) générale

que chaque élément de la table représente, et d’en rappeler le nom empirique selon

la nomenclature que nous avons postulé dans la première partie. Il conviendra

également d’ajouter dans chaque cas une remarque explicative, ainsi qu’un exemple.

Notre corpus fournit l’exemple seulement là où il en offre un de très clair. La raison

de ce choix est une recherche de rigueur : la culture théâtrale du XVIIIe siècle étant

très développée, il existe peu de scènes dans lesquelles le dramaturge ne brode pas

en combinant simultanément plusieurs effets comiques.

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Les formes pragmatiques de la désintension comique

1. Le comique endogène, le cas le plus simple, celui que décrit Socrate,(cit.

supra), a, avec tous les éléments simples, la forme logique intensionnelle générale :

(2.23) (X Eq a,b,t,α ≈ 1) ∧ (Y Eq a,∼b,t′,α ≈ 1).

Ici Y est le récepteur observant l’événement,a est l’expression d’un état de choses

socio-culturelle investi uniquement dans le sujet comiqueX et ayant comme modalité

sémantique au moins une intension prise de l’imaginaire social d’une société.

Exemple hypothétique : lemiles gloriosusde Plaute se louerait en soliloque ;

une désintension utopophile endogène, oùa serait un auto-portait raconté par le

personnage, etb un jugement favorable qu’il associe à sa personne en raison dea.

L’événement raconté dansa étant physiquement impossible, le récepteur ne l’accepte

pas et cesse de partager avecX l’acceptation du jugementb. Ici l’impossibilité

physique dea signifie qu’il s’agit d’une déculturation parce que la projection de

l’identité dusoldat glorieux, le leste intensionnel du paradigme, est compromise par

un fait ou être accidentelmatériel. Autres exemples : leBourgeois gentilhomme, le

Malade imaginaire, Il vecchio amoroso, etc. La comédie au XVIe et au XVIIe recourt

souvent à l’exploitation de ce paradigme, qui est le plus simple.

2. Le comique endogène 1,0-binaires’exprime dans la même formule, où

Y est de nouveau le récepteur qui s’amuse de la disjonction,a est un état de choses

culturel n’ayant que le sujet comique comme véritable participant, bien qu’un objet

matériel {} soit impliqué dans une relation binaire imaginaire avec le sujet comique.

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Ce dernier définit dansb un aspect de sa propre identité en termes de ce lien binaire

imaginaire, ce queY voit comme n’ayant aucun fondement. Le récepteur ne peut

donc accepter l’identification opérée. C’est simplement la conscience-de-soi

socratique qui sert ici de leste intensionnel, avec l’instance sémantique investie dans

le lien imaginaire.

Exemple : Caliban, le monstre quasi-humain inventé par Shakespeare dans la

Tempêteet repris par Milton dans le poèmeCaliban Upon Setebos, identifie un orage

comme étant son dieu. Il se cache sous un rocher pour pouvoir exprimer sa colère

sans que ce « dieu » l’entende. Il se croit intelligent en raison de l’invention de ce

procédé secret. Le lecteur voit la gratuité de la manoeuvre et s’amuse, le portrait

intensionnel lui paraissant inacceptable vis-à-vis de sa grammaire culturelle.

3. Le comique 1,0-binaire endogène/pseudo-exogène. Le quichottisme. Il

s’agit de la même expression mathématique mais avec des termes différents : iciX

sémiotise une relation imaginaire en fonction des éléments introspectifs et externes

à la fois.

Exemple : Dom Quichotte,X, voit un moulin dans une situationa. Dansb il

sémiotise ce moulin selon l’identitémonstrueux et vile. Cet investissement ridicule

est à la fois raison et conséquence de la manière dont il se voit en fonction de cet

« ennemi » : un chevalier noble et héroïque. Si bien qu’il finit par projeter sur sa

personne, et sur un immeuble, toute une rivalité mythique, telle la légende de Saint-

Georges tueur de dragon, et cela de façon assez symétrique. Cette image mythique

sert de leste intensionnel, le récepteurY ne pouvant partager l’interprétation

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véridictoire.

4. Le comique 1,0-binaire pseudo-exogène. Un paradigme qui ressemble

beaucoup au précédent, à une exception près : c’est plutôt en fonction de l’objet

inhumain que l’erreur se produit, tout en intégrant un lien imaginaire binaire tel celui

que l’on voit dans 3.

Exemple : Figaro panse l’oeil d’un animal aveugle en le percevant comme

une menace à son stratagème. Classant l’animal parmi les traîtres potentiels, par

rapport à son rôle d’adjuvant, Figaro établit une croyance qui projette cette rivalité

imaginaire entre lui-même et l’animal. Pourtant l’identité qu’il investit dans sa propre

personne est acceptée par les personnages : il n’y a que sa partie externe qui,

l’animal n’ayant ni l’intelligence humaine, ni le langage, ni même sa vision, nous

paraît ridicule. L’être physique de l’animal provoque donc ladéculturation de

l’identité binaire derival que Figaro voit en lui ; cette désintension provoque, par

l’intermédiaire de la conscience téléologique insuffisante de Figaro, la relativisation

de son rôle actantiel (mais cette relativisation ne fait plus partie du paradigme simple

qu’est l’erreur pseudo-exogène binaire, qui participe déjà du paradigme 2).

5. Le comique pseudo-exogène. Le sujet comiqueX projette dans la situation

a une intension culturelleb sur une non entité sociale, {} ; il s’agit d’une projection

pseudo-utopophile qui ne comprend pas son propre être social.

Exemple : un enfantX, en jouant avec un objet qu’il insère dans une prise

électrique, reçoit un choc soudain innocent mais qui l’étonne. Il exige une explication

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de la prise : « Qui est là?! ». Le récepteur comprend qu’il n’y a aucune présence

humaine dans la prise électrique, et voit l’identité humaine projetée par l’enfant

comme étant déculturée par la nature purement physique de l’événement. L’anthro-

pomorphisme animal, l’investissement d’une identité humaine chez un personnage

animal, est une autre classe d’exemples courants, et constitue une forme de

théâtralité, parce que le sujet comique d’une telle opération est l’instance créatrice

extra-diégétique ; il s’agit d’une « erreur » délibérée dans la grande majorité des cas.

6. Le comique endogène témoigné par un agent-tabou. Il s’agit du

paradigme 1, dans laquelle le sujet comiqueX montre une acceptation douteuse d’une

intension associée à sa propre identité, mais le paradigme est ici explicité par la

présence cachée ou soudainement découverte d’un personnage témoin dont

l’étonnement visible ou la réaction non acceptante figurativise la perspective

intensionnelle deY sans pour autant qu’il soit impliqué dans l’intension fautivement

projetée.

Exemple : Love’s Labour’s Lost, IV,iii : quatre hommes, le Roi, Biron,

Longaville et Dumain, ont promis les uns aux autres de ne plus se permettre d’aimer

(une structure culturelle immatérielle, à savoir une promesse, les contraint donc

socialement de cette façon). Biron entre, avoue à lui-même en lisant un sonnet qu’il

aime, et se cache dans un arbre lorsqu’il aperçoit que le Roi entre ; celui-ci, en lisant

un sonnet, évoque l’amour qui le consume, répétant la même rupture de leur serment

collectif. Sauf que cette fois, le commentaire aparté de Biron explicite l’effet

comique. A ce moment, nous appréhendons la forme du paradigme 6. Shakespeare

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multiplie le paradigme en enchâssant un troisième et un quatrième soliloque plus ou

moins identiques au premier ; chaque fois celui qui évoque son amour aperçoit

l’arrivée d’un autre, et se cache derrière un objet différent. Seul le premier

personnage, Biron, médiatise la sémiotisation complète du récepteurY. On voit donc

qu’il s’agit d’un effet comique ayant la forme du paradigme 1, suivi de trois

occurrences, chaque fois plus amusante, du paradigme 6. Shakespeare ne se contente

pas des apartés de chaque homme caché comme instance d’explicitation par agent-

tabou : à la fin du sonnet du quatrième homme, Dumain, Longaville s’avance et le

surprend ; au vu de cette hypocrisie, le Roi fait de même en se moquant de

Longaville. De façon tout-à-fait semblable, Biron s’avance en se moquant de tous,

et tous finissent par connaître le serment manqué de chacun, de sorte que la

promesse, et les exclamations de l’inutilité des femmes, avec les louanges des rôles

culturels masculins, sont tous relativisés par l’amour de chacun.

Ce paradigme 6 est parmi les plus courants au théâtre — et dans les médias

plus modernes ayant cette forme comme modèle — notamment en forme sémantique

de la déculturation : un personnage se croit seul, et se permet quelque acte « privé »

— soit d’une nature sexuelle, scatologique ou en forme d’une idiosyncrasie —

réalisant ainsi le paradigme 1 — jusqu’au moment où un actant-tabou le surprend,

mais, comme le mécanisme comique le dicte, le sujet comiquecontinueson auto-

déculturation pendant un certain temps en présence de ce témoin, avant de se rendre

compte qu’il n’est plus seul. Remarque : cette instance d’un agent-tabou peut

surprendre chacun des paradigmes 1-5 pour en augmenter la complexité, ce qui

résulte en une nouvelle appréhension de la situation comique ayant comme forme les

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paradigmes 6-10 respectivement. Aucun besoin donc d’en donner cinq exemples.

11. Le comique binaire endogène. En termes de la désintension simple,

(2.23) (X Eq a,b,t,α ≈ 1) ∧ (Y Eq a,∼b,t′,α ≈ 1).

a est ici une transaction déterminée par une identité binaire entresi* (qui a l’identité

X) et sj*, qui figurativise la perception intensionnelle du spectateur parY. Ici b est un

événement qui médiatise la compromission, par le sujet comique, de sa « moitié »

de l’identité commune, ce qui finit par provoquer la désintension de l’identité socio-

culturelle desj*, bien que celui-ci ait d’ailleurs une fonction d’agent-tabou sans être

limité à cette fonction : ici le fait qu’il voit la désintension de sa propre relation

culturelle avec le sujet comique est plus significatif que sa fonction de témoigner

l’erreur deX.

Exemple : Figaro, barbier à l’emploi de Bartholo, prétend que son « zèle »

l’a poussé à droguer, saigner et traiter toute la maison. Figaro commet une erreur

délibérée en feignant ne pas comprendre son rôle et sa signifiance pour Bartholo. « Il

n’est pas tous les jours fête. » La relation hiérarchique est donc compromise « depuis

le bas jusqu’au haut ». Remarque importante : ici c’est le caractère intentionnel de

l’erreur qui limite la désintension endogène à la seule intension d’employé.

L’intension d’adjuvant de Bartholo, ainsi que celle d’être humain intelligent, n’est

pas atteinte, et cela en raison de cette téléologie polémique figaresque. Le cas où le

sujet comiqueX serait inconscient de la disjonction qu’il provoque serait toujours un

exemple du paradigme en question, mais les conséquences du ridicule seraient

différentes : la même intentionnalité-conscience, l’esprit transcendantal, du sujet

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comique serait dans un tel cas compromis autant que l’identité globale de la victime

sj*. Ce but moqueur, avec le caractère binaire de l’identité en question, fait de ce

paradigme la formeironique la plus simple. On examinera l’ironie ultérieurement.

12. Le comique binaire symétrique endogène-exogène. Ici également la

disjonction est déterminée par une identité partagée par le sujet comique et un autre

actant. Dans ce cas cependant c’est l’intension binaire elle-même queX sémiotise de

manièresymétriquement inacceptable. De nouveauY est la perception non erronée

de l’identité binaire.

Exemple : Figaro parle en soliloque (Le Barbier, I,ii) tout en ignorant la

présence du comte caché, de sorte que la relation réelle locuteur-récepteur qui existe

chez ces deux personnages est ignorée de manière comique par Figaro. L’identité

binaire sujet-adjuvant n’est pas encore déterminée à ce momentt = t′, mais on peut

voir l’identité extradiégétique antérieure maître-valet comme réalisant ici, de façon

indépendante, une autre instance simultanée de ce même paradigme. Autre exemple

célèbre : dansTwelfth Nightde Shakespeare, Sébastien et sa soeur Viola sont séparés

lors d’un naufrage. Viola se déguisera en homme, de sorte que Sébastien la prendra

plus tard pour quelqu’un d’autre. Ainsi il n’associe pas à l’événement de leur réunion

une identité binaire qui les unit.

13. Le comique binaire exogène.Ici le récepteurY voit le sujet comique

comme méprenant (dansb) seulement la partie exogène d’une identité binaire

(spécifiée dansa) qui détermine son lien avecsj*.

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Exemple : Cunégonde voit le tuteur, le Docteur Pangloss, dans le bois en train

de faire l’amour avec une femme de chambre. La jeune femme, ayant « beaucoup

de dispositions pour les sciences », sémiotise ce qu’elle appréhende en des termes

philosophiques qui sont totalement déculturés par l’identité animale que médiatise

son professeur à ce moment (Voltaire,Candide, premier chapitre) : « Elle vit

clairement la raison suffisante du docteur... et s’en retourna toute agitée, ...songeant

qu’elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être

la sienne. » C’est donc l’intension socio-culturelle de philosophe savant que

Cunégonde relativise ici naïvement, si bien que cette relativisation constitue une

explicitation du paradigme comique implicite qui consiste en la disjonction culturelle

imposée par l’expression de la lubricité de Pangloss.

14. Le comique exogène.Avec les paradigmes 1 et 6, le comique exogène

est parmi ceux que les dramaturges maîtrisent le mieux au XVIIe et au XVIIIe

siècles : le sujet comiquesi* méprend une intension faisant partie de l’identité d’un

autresj* à l’encontre de la vérité socio-culturelle∼b connue desj

* et du spectateur,

dans un contextea selon lequel une bonne compréhension de l’identité desj* serait

toutefois socialement nécessaire (la véridiction valide est de nouveau représentée par

le variableY).

Exemple : il s’agit ici de la conséquence universelledu déguisement

comique : le jeune héros se présente au barbon selon une identité qui n’est pas la

sienne (le paradigme comique 11) de sorte que ce dernier soit trompé, prenantl’autre

pour une personne qu’il n’est pas, soit de façon absolue soit de manière purement

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relative, selon le déguisement. Le rire augmente à mesure que la pertinence de

l’identité du héros, vu la situation dramatique, se précise dans l’imagination du

spectateur. Les exemples individuels sont nombreux : dans notre corpus, nous avons

vu Bartholo accepter Almaviva en tant que cavalier, et plus tard comme élève de

musique ; Cassandre accepte Jean-Bête en Turque (Tchicabelle) ; Marton accepte

Dorante comme un homme qui l’aime (quoique c’est une initiative de Remy toléré

par le héros en raison des conseils de Dubois) et ainsi de suite.

15. Le comique endogène explicité à deux degrés par un agent-tabou.Il

s’agit simplement d’un moment déjà évoqué en parlant deLove’s Labour’s Lost, où

un personnage surprend un effet comique endogène tandis qu’un deuxième témoin

médiatise une surprise supplémentaire de cet événement comique.

Exemple : comme nous l’avons vu, lorsque le personnage de Longaville

avoue son incapacité de se restreindre en matière d’amour, le Roi commente cette

hypocrisie par le biais d’un aparté, tandis que Biron s’amuse de ce que le Roi vient

de faire de même. En effet, dès le quatrième soliloque, celui de Dumain, Shakespeare

réalisera de façon étonnante le paradigme 26.

16. Le comique binaire endogène surpris par un agent-tabou.Ici il s’agit

tout simplement d’une combinaison du paradigme 11 et de cette instance

d’explicitation qui consiste à médiatiser un indice de la disjonction telle une

expression d’étonnement, etc. On notera que si l’agent tabou et le personnage binaire

sj* sont les mêmes, il s’agit plutôt d’une occurrence fusionnée des paradigmes 6 et

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11. Dans la forme 16 ces deux fonctions sont figurativisées chez deux personnages

distincts.

Exemple : DansLe Barbier (III,iv) Almaviva est déjà entré dans la maison

de Bartholo en bachelier. Il s’agit d’une « erreur » endogène délibérée mais

appréhensible tout de même en tant que disjonction provoquée par le héros.

L’acceptation de cette identité par Bartholo, quoique comique (c’est le paradigme

10), n’est pas ici ce que nous examinons dans la situation. Nous faisons abstraction

du fait que le comte cache de Bartholo la partie endogène de leur rivalité actantielle,

effet comique que Rosine explicite : «Elle aperçoit son amant ; elle fait un cri.»

Le spectateur sent ici le risque que court Almaviva : l’étonnement de Rosine faillit

attirer l’attention de Bartholo vers l’association fautive qu’il fait sur le chapitre de

cet inconnu. Dernière remarque : comme c’est le cas dans paradigmes 6-10, cet

exemple d’un effet comique binaire promu au statut ternaire suffira, les paradigmes

17-19 ayant la même relation par rapport aux éléments 12-14.

20. Le comique 1,2/1,3-binaire 1,3-endogène.Un cas difficile mais possible

néanmoins. Dansa nous avons une situation sociale impliquant trois personnages ;

dansb le sujet comique, en réussissant à tenir compte d’une relation binaire normale

avec sj*, réalise par contre une erreur dans sa sémiotisation intensionnelle de sa

propre personne par rapport àsk*.

Exemple : Marton ne voit pas qu’elle montre une opinion excessivement

favorable envers Dorante, qu’elle vient de rencontrer, en encourageant Araminte à

l’engager en tant qu’intendant : « Il est généralement très estimé, je le sais... Vous

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ne sauriez mieux choisir ». Nous voyons donc que ce n’est pas le portrait positif en

soi qui est douteux, ni même le désir de Marton de donner son opinion à sa

maîtresse : c’est que la relation très brève qu’elle a eu avec Dorante, quoiqu’elle ne

permet en réalité aucune possibilité amoureuse, est une identité binaire que Marton

méprend, ici du côté endogène : c’est sa propre excitation émotiveà propos de ce

lien binaire qu’elle s’efforce de dissimuler ici. De manière remarquable, Marivaux

a su développer cette disjonction implicite en toute clarté, afin que le spectateur soit

capable de cerner l’inexactitude subtile de l’imaginaire intensionnel de Marton.

21. Le comique 1,2/1,3/2,3-binaire 1,3 endogène.Il s’agit ici d’un

paradigme comme le précédent mais dans lequel le sujet comique réussit à tenir

compte d’un lien binaire entre les deux autres actants tout en méprenant l’intension

le réunissant avecsk*. (Un erreur par rapport àsj

* ne serait ici qu’un exemple de

l’élément 11 que nous avons déjà vu).

Exemple : Almaviva, en tenant compte de sa rivalité avec Bartholo, et de la

relation tuteur-pupille qui existe entre celui-ci et Rosine, réalise une expression

fautive de sa propre identité binaire avec Rosine. Le caractère intentionnel de cette

« erreur » ne change pas la forme pragmatique de la disjonction : il se trouve obligé,

pour assurer la confiance de Bartholo, de « trahir » Rosine en réalisant une ellipse

de son intension d’amant ; il vient de donner la lettre de Rosine au médecin :

BARTHOLO, riant. — De la calomnie! Mon cher ami, je vois bien maintenant quevous venez de la part de Bazile! Mais pour que ceci n’eût pas l’air concerté, neserait-il pas bon qu’elle vous connût d’avance?

LE COMTE réprime un grand mouvement de joie. — C’est assez l’avis de donBazile. Mais comment faire? il est tard... au peu de temps qui reste... [III,ii]

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C’est « le mouvement de joie », qu’il ne peut réprimer entièrement, qui trahit

l’identité d’amant dans cette scène subtile.

22. Le comique 1,2/1,3/2,3-binaire 1,2-endogene-2,3-exogène.Un paradigme

complexe, il s’agit d’une disjonction dans laquelle le sujet comique, lors d’une

transaction intersubjective avecsj*, sémiotise le sens de l’actantsk

* de manière

inacceptable — et par rapport à lui-même et vis-à-vis desj*.

Exemple : Bartholo, en acceptant le déguisement complexe d’Almaviva en

bachelier, ignore la relation entre l’inconnu et sa pupille, tout en négligeant, pour la

même raison topologique, la rivalité qui existe entre cet homme et lui-même. Au

moment où il présente ce « musicien » à Rosine, le médecin réalise ce paradigme

subtil : « Ecoute donc, mon enfant ; c’est le seigneur Alonzo, l’élève et l’ami de don

Bazile, choisi par lui pour être un de nos témoins... La musique te calmera, je

t’assure. » [III,iv]

23. Le comique 1,2/1,3/2,3-binaire 2,3-exogène. Dans ce paradigme,a est

une situation socio-culturelle dans laquelleX comprend le sens de ses propres

relations àsj* et sk

*, mais se trompe dansb sur une intension qui détermine la

relation entre ses deux autres sujets.

Exemple : dansL’Ecole des femmesle jeune héros, ayant inventé un

stratagème pour pouvoir entrer dans la maison de la femme enfermée qu’il aime, est

si content de son intelligence qu’il raconte ce qu’il entend faire à un homme qu’il

rencontre dans la rue, ignorant qu’il s’agit d’Arnolphe, tuteur de la jeune demoiselle.

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24. Le comique 1,2/2,3-binaire 2,3 exogène.Ici a est un état de choses

socio-culturel dans lequelX, qui a l’identitési*, tient compte de sa relation identitaire

binaire avec un autre sujet,sj*, tout en donnant un sens inacceptable, dansb, à l’être

intensionnel de la relation identitaire entresj* et sk

*.

Exemple : Rosine a une relation assez cordiale avec Figaro, mais lorsque

celui-ci se présente chez elle (II,ii), la jeune femme montre qu’elle ignore le sens de

l’allégeance qui réunit le héros avec le meneur de jeu. La manière dont elle réagit

aux « critiques » évoquées par le barbier le médiatise clairement : « Mais il a un

grand défaut qui nuira toujours à son avancement. » Rosine ne veut pas que ce soit

vrai, mais on voit que son acceptation du propos de Figaro est presque entier, d’où

l’expression de sa dysphorie : « Un défaut, M. Figaro! Un défaut! en êtes-vous bien

sûr? » De façon évidente Rosine réalise ce paradigme 24 en acceptant le

déguisement, en forme 16, selon lequel Figaro cache son rôle d’adjuvant.

25. Le comique 2,3-binaire exogène.Cette forme pragmatique nous présente

un sujet comique qui construit dans son imagination une relation intensionnelle

fausse pour deux autres personnages, dont son interlocuteur.

Exemple : dans la comédieThe Importance of Being Ernestde Wilde, (II,i),

Algernon se présente à la maison de campagne de son ami Jack, en faisant semblant

d’être plutôt son frère (or Jack n’a pas de parents). Cecily accepte chez Algernon

cette identité binaire « partagée » avec Jack. Ce déguisement intensionnel a la forme

15, mais sa réception acceptante constitue une instance du paradigme 25.

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LA RÉCEPTION DE LA DISJONCTION INTENSIONNELLE

Comme la forme pragmatique d’une disjonction comique semble bien être li-

mitée à ces trois « personnes grammaticales », et comme l’instance d’explicitation

par l’agent-tabou ajoute la même sorte de modalité structurale aux situations comi-

ques que nous avons examinées, nous pouvons être satisfaits qu’il n’est pas crucial

ici d’examiner en détail les formes 27-32 d’une part, et qu’il n’est pas d’autre part

nécessaire d’en postuler d’autres, plus élevées. Le nombre de structures pragmatiques

que nous avons semble raisonnable : en considérant que nous avons identifié cinq

degrés de variabilité binaires (sujet comique/sujet vide, sujet comique/interlocuteur,

sujet comique/troisième personne, interlocuteur/troisième personne, agent-tabou

participant/non participant), on pourrait anticiper 25 structures distinctes, ou 32. De

plus, nous n’avons rencontré aucun événement comique dont la pragmatique ne

s’explique pas selon une de nos structures, ou une combinaison de celles-ci.

Or cette apparente complétude pragmatique nous mène à nous interroger sur

la question de savoir quels sont les facteurs déterminant la réception d’une

disjonction comique comme étantironiqueounon ironique?ouabsurde? polémique?

satirique?Comment expliquer l’observation selon laquelle une disjonction est parfois

vue comme étant insuffisamment développée pour faire rire, ou amusante pour

certains récepteurs et non pour d’autres, ou même scandaleuse et offensante? Nous

verrons, en retournant à la sémantique intensionnelle de la désintension, maintenant

armés d’outils servant à expliquer les modalités pragmatiques de l’événement

comique, que ces différences de réception sont maintenant explicables.

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Nous commencerons cette dernière partie de notre méthode explicative par

l’observation suivante :dans une grammaire, toutes les erreurs ne sont pas possibles.

C’est pourquoi nous avons vu que, lors d’une désintension non délibérée, les

structures intensionnellesprojetées à tortsont fausses seulement dans « l’ici et le

maintenant », mais représentent autrement des structuresgrammaticalement bien

forméesselon la grammaire culturelle telle que comprise par le sujet comique.3 Or

dans le cas où le récepteur détermine, pour quelque raison que ce soit, que le sujet

comique manifeste une erreur délibérée, la possibilité qu’il s’agit d’un effet comique

polémique s’avère raisonnable. Dès lors, nous nous interrogerons maintenant sur ces

deux modalités : lavérité formelle, et son absence, dans les structures de la

sémiotisation agrammaticale ; et latéléologiequi semble motiver, ou ne pas motiver,

le sujet comique.

Ceci nous permet déjà de formuler une définition exacte del’ironie . Nous

avons identifié la fonction « cheval de Troie » de cette disjonction téléologique : en

respectanten partieles structures sociales qu’une situation détermine, afin d’être reçu

et d’être accepté en fonction de ces intensions acceptables, le sujet comique donne

à son « erreur » délibérée une visibilité d’autant plus amplifiée que l’individu dont

l’intension estmal projetéeest alors clairementvisé.L’ironie a donc une fonction

modérément polémique que l’ambiguïté intentionnelle de la véridiction du sujet

comique réussit à faire ressortir. La méthode de la logique intensionnelle que nous

avons empruntée à Martin décrit ce phénomène ainsi :

3 Nous reparlerons de ce dernier détail ; lorsque le sujet comique est étranger à la culture danslaquelle il essaie de communiquer, la réception de la désintension prend une forme particulière (cf.Les lettres persanesde Montesquieu etInnocents Abroadde Sam Clemens (Mark Twain).

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(2.24) (X Eq a,b c,t,α ≈ 1) ∧ (Y Eq a,b,∼c,t′,α ≈ 1)

(2.24) La désintension ironique

où t = t′ et où signifie une disjonction délibérément et consciemment exclusive

(l’élémentb décrit un ensemble d’intensions bien formées, tandis quec est constitué

par des intensions délibérément mal formées ou mal projetées). Dans l’exemple

suivant, on voit que le sujet comique montre la qualitéattentivede son interaction

sociale en sémiotisant l’intensionb de manière grammaticale, ce qui modifie la

réception de l’erreur intensionnellec en posant la question de savoir si c’est délibéré.

On sait que Figaro voit son employeur, Bartholo, comme étant une

figurativisation exagérée d’une interprétation conservatrice d’une série de structures

socio-culturelles indésirables. Dans la scène suivante que nous avons déjà examinée,

le barbier fait un effort remarquable pourrespecterla logique culturelle de son statut

d’employé de Bartholo, tout en montrant uneinsubordination intentionnellequi se

traduit par des remarques condescendantes ; de plus, Figaro continue tout au long de

la scène de maintenir qu’il se comporte comme un servant doit agir :

BARTHOLO. — Venez-vous purger encore, saigner, droguer, mettre sur le grabattoute ma maison?

FIGARO. — Monsieur, il n’est pas tous les jours fête ; mais, sans compter les soinsquotidiens, Monsieur a pu voir que, lorsqu’ils en ont besoin, mon zèle n’attend pasqu’on lui commande...

BARTHOLO. — Votre zèle n’attend pas! Que direz-vous, Monsieur le zélé, à cemalheureux qui bâille et dort tout éveillé? et à l’autre qui, depuis trois jours, éternueà se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle? que leur direz-vous?

FIGARO. — Ce que je leur dirai?

BARTHOLO. — Oui!

FIGARO. — Je leur dirai... Eh, parbleu! je dirai à celui qui éternue :Dieu vousbénisse!et : Va te coucherà celui qui bâille. Ce n’est pas cela, Monsieur, quigrossira le mémoire. [III,v : 120]

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De manière évidente,a est la réunion de Figaro et de Bartholo (F ∧ B) au moment

t, qui est antérieur au momentt1 où Figaro a « traité » L’Eveillé (TF E) et au moment

t2 où il a drogué La Jeunesse (TF J). Ici b (2.25) s’exprime dans le texte à plusieurs

reprises ; il s’agit du « respect » que montre Figaro envers son maîtreM :

(2.25) MB F

(2.25) « Monsieur » ; « monzèle » ; «soins quotidiens »

tandis quec (2.26) montre que Figaro corrige son employeur de manière didactique

et même avec une rhétorique paternel, ce qui suggère une hiérarchie renversée selon

laquelle Figaro est supérieurSF au médecin, tout en respectant saforme réelle :

(2.26) SF B

(2.26) « il n’est pas tous les jours fête » etc.

L’événement comique se décrit donc, au momentt, de la manière suivante :

(2.27) (F Eq (F∧B),(MBF) (SF B),1) ∧ (B Eq (F∧B),(MBF),∼(SFB),1)

Nous remarquons que le spectateur, comme nous, partage avecBartholo l’inter-

prétation intensionnelle du dialogue, parce que Figaro se fait délibérément sujet

comique ; or si Bartholo se met en colère contre Figaro, c’est par frustration, et non

pas en raison d’une perception de l’ironie. C’est en associant à Figaro une conscience

certaine de ce qu’il fait que le spectateur, dans sa sémiotisation des intensions

définissant la situation, accepte chez Figaro un but ironique. Comme l’attention du

spectateur peut se tourner vers cette intention, et en saisir une signification, nous

voyons que nous étions justifiés en postulant que la volonté d’un actant fait partie

de son être intensionnel. L’ironie donc, si sa perception dépend de facteurs

herméneutiques, s’explique clairement dans notre modèle.

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Si l’ironie vise un ou plusieurs sujets particuliers, et se réalise lors d’une

occurrence précise, la parodie et la satire sont d’un ordre structurel plus large,

servant principalement à ridiculiser longuement et méthodiquement un ensemble de

structures sociales, plutôt qu’à viser les personnes les figurativisant, but que ces

modes n’excluent d’ailleurs pas. Or tandis que l’étude exhaustive des indices et de

la nature de la parodie et de la satire n’est pas ici notre but, nous pouvons néanmoins

expliquer l’observation d’une corrélation entre la nature de la téléologie comique

perçue et l’appartenance générique acceptée par le récepteur.

Il s’agit de la distinction que l’on a observée entre le comique ontique et

épistémique. La désintension, comme nous l’avons vu, est la conséquence de la

sémiotisation agrammaticale d’un ensemble de structures socio-culturelles qui sont

l’être intensionneld’un état de choses mixte. Là où le récepteur, en appréhendant un

effet comique téléologique (délibéré), attribue cette fin à un effort pour compromettre

ces êtres intensionnelsen eux-mêmes, il s’agit de la perception d’unetéléologie

ontique. Lorsque, par contre, le récepteur n’associe pas l’événement comique à un

but visant les structures sociales elles-mêmes — lorsqu’elles apparaissent comme

n’ayant qu’une fonction de leste intensionnel, de sorte que l’aspect épistémique de

la disjonction semble constituer en soi le but de l’opération, il s’agit d’unetéléologie

épistémique.4 La comédie et la parodie, ainsi que la parade, qui est la parodie de la

comédie, sont construites pour provoquer cet échec épistémologique (la désintension),

bref, pour faire rire ; dans la satire, par contre, le rire est perçu par le public comme

n’étant qu’une conséquence de la téléologie ontique, une fin polémique.

4 Soyons clairs — toute désintension a une cause ontique, et un effet épistémique — il s’agitd’établir un jugement de préférence (au sens logique de Martin) de la part du récepteur.

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Or tous ces genres reprennent des structures socio-culturelles qu’ils mettent

en scène de manière agrammaticale ; la comédie médiatise les structures sociales en

général ; la parade fait rire en contournant ces structures mêmes, la culture de la

comédie ; la parodie générale reprend les structures d’un genre ou d’un microcosme

social ; la satire vise en particulier la grammaire culturelle d’une micro-société que

l’auteur veut diminuer en crédibilité, des objets intensionnels dont l’auteur, selon le

spectateur, voudrait diminuer l’acceptation générale. C’est en évaluant les structures

que le comique respecteformellement, et en les jugeant en fonction des structures

respectés entièrement selon leur grammaire sociale habituelle, que le récepteur est

capable d’associer la structure comique de ces genres et la téléologie de leurs

mécanismes comiques pour former une intuition quant au but de l’instance créatrice.

Si bien que la comédie, qui tend nettement à construire de manière

grammaticale l’identité de la société du héros et par contraste à médiatiser une

société opposante enrobée de structures sociales valides purement en vertu de leur

structure, et non de leur grammaticalité en l’occurrence, est perçu comme visant les

structures sociales que le barbon figurativise ; normalement il s’agit de structures très

générales comme la famille, la hiérarchie, les professions, la fortune, la noblesse etc.

Le spectateur s’identifie à la situation du héros, dont l’opposition n’est rien d’autre

que l’ensemble de la culture contemporaine ; la réception est ainsi suffisamment non

visée que le public perçoit une téléologie épistémique, et croit que la comédie existe

et pour faire rire, et pour que l’homme se regarde d’un oeil universellement critique.

De même dans la parade, le spectateur voit que toutes les structures sociales,

y compris l’identité de chaque personnage faisant partie de la société du héros, sont

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compromises à titre égal ; la théâtralité attire son attention sur les structures de la

comédie elles-mêmes, dont la seule forme est respectée, et non la réalité

grammaticale ; la réception est donc celle d’une parodie de la comédie. De la même

façon le récepteur évalue dans la satire quelles sont les structures bien formées, et

quelles intensions sont médiatisées seulement en disjonction par rapport à leur place

appropriée. La satire vise de cette manière des éléments spécifiques de la société telle

la classe politique. L’absence totale de structures non disjointes est le propre de la

farce ; mais même ici chaque disjonction révèle que la véridiction agrammaticale est

fondée sur une conception correcte de la forme des intensions — c’est qu’elles sont

associées aux événements de façon inadmissible. Donc, dans tous les cas, les

structures elles-mêmes sont au moins formellement valides — on peut identifier chez

le sujet comique un raisonnement social correct mais qui n’est pas celui que la

situation voudrait. C’est le cas dans chacune des disjonctions comiques que nous

avons examinées : pensons à la manière dont Marton investit une identité fausse chez

Dorante. L’imaginaire social de la jeune femme n’est aucunement fautif sur le plan

formel : un jeune homme et une jeune femme peuvent effectivement « prendre du

goût » l’un pour l’autre et s’engager au mariage. C’est que ce n’est pas une

conception vraie de ce qui s’est produit entre elle et Dorante.

Ce qui nous mène à l’explication du comiqueabsurde: l’absence même de

toute vérité formelle. Le comique absurde est l’impression donnée par toute

disjonction présentant des intensions de façon à ce que le sujet comique sémiotise

l’événement socio-culturel sans y associer aucune structure appropriée, mais en y

projetant une réalité intensionnelle qui n’a aucun rapport identifiable aux

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circonstances. La comédie absurde est le genre qui n’exploite que ce divorce total

entre l’être matériel et la grammaire culturelle qui le sémiotiserait normalement selon

des règles tout-à-fait contraignantes. Le théâtre de l’absurde est le paroxysme de la

téléologie épistémique, et de ce fait du comique épistémique.

Revenons de nouveau brièvement à notre explication des diverses modalités

sémantiques influençant la réception de la désintension : en particulier, reprenons la

manière dont les événements comiques que la comédie nous présente médiatisent

dans chaque cas une disjonction culturellement prescrite mais matériellement non

nécessaire. La comédie laisse ainsi entrevoir l’ensemble de la grammaire, des usages,

des coutumes et des tabous, de sa société. Cette observation est au coeur de la

question de savoir ce qui détermine le degré du rire du public.

Effectivement, la méthode explicative éclaire le donné « empirique » de notre

examen spéculatif d’une manière suffisamment exact pour répondre à cette question :

nous avons déjà vu que le spectateur, en observant un sujet comique qui projette une

intension fausse par rapport à la transaction sociale, suit son exemple et forme dans

son imagination une vision de l’univers intensionnel faux que le sujet comique

s’imagine — c’est le contenu sémantique de cet univers, et de chaque structure

sociale qui s’y présente de manière claire, que la disjonction nous force de rejeter ;

si notre acceptation commence par s’approcher de 1 grâce au sujet comique, nous

sommes contraints, par l’interprétation correcte et grammaticale de l’événement, à

voir ces intensions comme ne méritant, en l’occurrence,aucuneacceptabilité. Notre

esprit se tendant vers ces objets en suivant l’exemple du sujet comique, notre

conscience socio-culturelle nous force en même temps de contrarier cette in-tension

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(cf. lat. in-tenderedans Kalinowski,cit. supra), d’où notre terme dedésintension.

Cette désintension est de manière claire le stimulus du rire : le degré de cette

réaction instinctive augmente donc au fur et à mesure que l’être intensionnel

fautivement projeté devientplus clair, et plus grave. Nous appellerons ces qualités

le développementet le poids intensionnels.

Le développement intensionnel augmente en raison de son poids, mais aussi

grâce au degré de sa présence formelle dans l’événement comique : c’est pourquoi

l’explicitation, qui attire l’attention du spectateur sur l’erreur du sujet comique,

« améliore » la qualité du rire. C’est aussi la raison de l’interférence culturelle : le

spectateur aurait du mal à identifier les structures sociales d’une autre culture, même

s’il voit qu’en quelque sorte celles-ci ont été mal associées à un état de choses

donné. De façon similaire, un spectateur pour qui une intension particulière n’est

guère investie de poids — le caractèresacer latin — ne va pas s’amuser

profondément au vu de son application agrammaticale à une situation. Et il y a aussi

cette grammaire culturelle : le degré du rire du spectateur dépend également de la

gravité du viol de cette dernière. Les situations enfreignant une règle purement

formelle sans grande importance phorique amuseront moins que celles créées par la

violation d’un tabou énormément significatif. Ces notions de gravité varient, en plus,

non seulement selon la culture, mais parfois selon l’individu — selon ses croyances,

son esthétique ou tout simplement selon son état d’âme ou son état phorique présent.

C’est, selon nous, la raison de la différence réceptrice entre les membres d’une

culture, et, selon l’envergure globale, selon la distinction interculturelle.

Or il est également un point au-delà duquel le tabou violé est trop intangible

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pour que le spectateur puisse se permettre de rire : la réception duTartuffe le

démontre : augmenter le poids intensionnel d’une comédie est efficace seulement

jusqu’au moment où la disjonction deviennetrop gravepour que le spectateur puisse

la prendre à la légère. Dans la société occidentale contemporaine on aurait du mal

à amuser un public par le biais d’une compromission pédophile de l’intension de

l’enfant, ou en dépeignant un homme gravement handicapé. Ou serait-ce encore

soumis à une notion des règles à respecteren public? Il nous paraît que l’homme

supprime son sens de l’humour en fonction de la compagnie présente autant qu’en

raison de son éthique ou esthétique personnelles.

L’important, c’est de saisir le fait que le tabou et le rire ont en un sens la

même fonction, qui est celle de protéger les intensions déterminant l’identité, la

cérémonie, bref, toutes les structures immatérielles de la société. Le tabou prévient

la désintension, tandis que le rire semble en minimaliser les conséquences. Nous

passons maintenant à la méthode interprétative : car déterminer la signification du

rire et le rôle du comique dans la structure de la comédie, et élaborer une première

poétique de la comédie, c’est aller au-delà de la fonction de la méthode explicative,

qui est celle d’éclairer le fonctionnement du comique en élaborant les « lois » qui

expliquent les causes et les effets. Nous devons maintenant passer à la compréhen-

sion : au lieud’écarter la subjectivité, nous en explorons désormais les consé-

quences par rapport à l’impact de la comédie sur le récepteur. Car dans une science

humaine, le sujet ultime, c’est nous-mêmes. Dans les termes de Dilthey, nous

chercherons dans la multiplicité des manifestations « l’unité intérieur » qui nous

permettra d’interpréter le comique et son rapport à la comédie du XVIIIe siècle.

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III. LA METHODE INTERPRETATIVE

Cette troisième et dernière partie consistera à investir dans la méthodologie

explicative que nous venons de considérer (et qui n’est au fond qu’une mécanique

du comique) une dimension philosophique et esthétique qui nous permettra d’arriver

à une compréhension du rire et de son rôle dans le genre théâtral en question — bref,

pour pouvoir dessiner une poétique de la comédie dans laquelle la spécificité du

XVIII e siècle se dévoilera — car une nouvelle fois, nous avançons que cette époque

constitue une péripétie des plus significatives de l’histoire de la comédie française.

Nous commencerons donc en considérant la comédie selon la problématique de la

vérité culturelle qui est au fond de la véridiction disjointe comique.

ONTOLOGIE D ’UNE SÉMIOTIQUE EXTENSIONNELLE ET INTENSIONNELLE

Vérité phénoménologique et vérité mythique

Nous avons vu que lors d’une désintension comique, l’acceptation du

récepteur tombe de 1 à 0pour les intensions que disjoncte la situation ridicule, et,

par conséquent (il s’agit là de l’effet épistémique du comique), pour toute vérité

culturelle susceptible d’être associée à l’événement qu’il est en train d’appréhender.

(3.1) Y Eq a,b,c,t,α ≈ 1 → Y Eq a,b,c,t′,α ≈ 0

Cependant, il est clair que la non acceptation qui advient ainsi (un phénomène

cognitif involontaire) ne signifie pas que le récepteur a perdu connaissance du social

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— car il reste capable de concevoir le concept formel des intensions qui viennent de

se compromettre, et demeure à même de penser, en détail, au bon fonctionnement

de la grammaire culturelle gouvernant ces objets intensionnels.

Alléguons une illustration : un jeune garçon nord-américain, à un moment

donné, cesse de croire, lorsque son père s’habille en rouge — le ventre exagéré à

l’aide d’un oreiller, la barbe blanche attachée au menton par des ficelles élastiques,

etc. — que ce personnage est effectivement le Père Noël ; mais il y a deux raisons

possibles de cette défiance : ou bien le garçon voit qu’il s’agit de son propre père,

et considère que le vrai Père Noël se trouve ailleurs, ou bien il ne croit plus au Père

Noël. De plus, dans le premier de ces cas, il y a encore deux possibilités : soit son

père fait quelque chose qui n’est pas conforme au personnage, dont le petit connaît

l’histoire mythique, soit ce dernier remarque tout simplement, malgré la qualité du

travestissement, un indice quelconque de l’identité de son père. Et enfin,

ultérieurement au moment où le garçon ne croit plus au Père Noël, la mémoire de

ses « contacts » avec le personnage ne cessent pas nécessairement d’être claire.

En fait, le concept de « Saint-Nicholas » a été appris précisément comme

ceux des« vraies » structures identitaires : par lebiaisd’uneacceptation ad hominem

qui consiste àabstraired’un vécu expérientiel desGestalten paradigmatiquessignalées

par d’autres membres de la culture en question. Si aucun enfant n’a réellement eu

de contacts avec tels personnages mythiques, lesquels sont le sujet des contes de la

culture donnée, il n’est pas moins vrai qu’il est impossible d’avoir une expérience

directe d’un concept culturel correspondant aux identités « vraies » : en effet, les

intensions réelles telles « avocat », « épouse », « prêtre » et « oncle » font partie de

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la même mythologie que celles, quoiqu’elles soient improjetables dans l’être-au-

monde heideggerien, de « Zeus », « martien » et « lutin ». La seule différence est

la suivante : dans le cas des intensions « réelles », la mythologie spécifiant les règles

de la projection acceptable (le savoir qui permet « d’identifier » de vrais exemples)

permet aux membres de la culture d’associer les intensions à des êtres humains

physiques à un moment donné dans le temps et l’espace, tandis qu’il n’existe aucune

circonstance qui permet une telle projection des intensions irréelles. En d’autres

termes, la « projetabilité » fait partie de la sémantique structurale des objets culturels.

Nous appellerons ce genre de savoir collectif lavérité mythique: la grammaire des

intensions constitutives d’une culture.

C’est cette grammaire purement immatérielle et plus ou moins inconsciente

qui spécifie la manière dont un membre d’une culture donnée sémiotisera les

événements de son vécu : elle « contient » à la fois les structures sociales (des objets

intensionnels) et les règles sémantiques et syntaxiques qui les définissent et qui les

caractérisent. Or il est crucial, pour nous, de distinguer cette vérité mythique et sa

projection dans l’événementiel, dans unprésentspatio-temporel qui, en raison de la

« présence » d’être humains physiques et de structures immatérielles, constitue un

état de choses mixte. Une intension attribuée à une identité « présente », ou à une

situation réelle, est une acceptation de l’être culturel qui s’intègre dans laGestalt de

perception d’un état de choses réel— et qui spécifie de ce fait la croyance etles

décisionsde tout récepteur qui sémiotise ainsi le donné. Tout comme Jung distingue

l’archétype sous-jacent de sa projection, l’imago, nous reconnaissons dans l’être

intensionnelprojetéune autre forme ontique, lavérité phénoménologique.La relation

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de celle-ci à la vérité mythique est donc topologique : cette dernière constitue une

vérité purement formelle qui est homologue à la vérité phénoménologique. C’est pour

cette raison que le spectateur, en appréhendant un comte Almaviva déguisé en

cavalier soûl, reconnaît la validité formelle de cette identité — sa vérité mythique —

sans être obligé d’y investir quelque acceptation que ce soit dans l’immédiat de la

scène. L’erreur exogène selon laquelle Bartholo accepte ce jeune homme en tant que

soldat ivre consiste donc à confondre une réalité identitaire avec sa forme socio-

culturelle, qui n’est en l’occurrence qu’une vérité mythique participant de sa culture.

Considérons par contre les concepts deF-vérité etL-vérité de Carnap. Ce

dernier sémioticien, comme le signale Kalinowski (1982), reconnaît la distinction

extension-intension sans attribuer à chaque classe d’entités sa logique distincte : pour

Carnap, la logique objective est l’unique logique admissible — car en tant que

positiviste, il n’accepte pas la réalité culturelle dans son modèle du langage ; pour

lui, (Carnap, 1934 : 33) « toute métaphysique est dénuée de sens », et de façon

surprenante, il définit la validité d’un terme logique selon un critère matériel : une

entité est admissible sil’on peut en « trouver » un exemple « dehors ». Sans aucun

doute, cette perspective anti-dualiste confond malheureusement l’idée intuitive et le

concept, au sens que lui donne Hegel (1991 : 85), une idée promue à un « mou-

vement autonome » lui permettant une indépendance épistémologique ; un concept

« fait abstraction de soi ». Pour Carnap, l’intension est réduite au representamen

peircien, n’est rien d’autre que la représentation cognitive d’unobjet concret. Or

toute méthodologie anthropologique doit non seulement considérer ce quiexiste, mais

également ce qui estconsidéré comme existantpar les membres d’une culture

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donnée. Aussi pour nous, il faut suivre les conseils de Kalinowski en admettant les

concepts desL-vérité etF-vérité carnapiens (celui-ci étant la vérité matérielle ou

factuelleet celui-là étant la vérité purement formelle abstrait de l’univers matériel)

tout en considérant l’être intensionnel selon sa vérité anthropomorphe, ce que nous

désignerons par les nomsP-vérité etM-vérité (voir la figure 3.1), et qui sont ce que

F

LP

M

L'inimaginé

Zeus

Le code civil

Quark

Bien, Mal

Taxinomie

L'oncle de a

L

P

M

^

^

^

Erlebnisphantasie (identités générales)

Erlebnis (identités projetées)

Sci. nat.

Modèles

L'étant

L'Etre^

Nature

Culture

de la nature

L'inconnu

Masse-énérgie

Espace-temps

Relation avunculaire

Figure 3.1 : une ontologie complète des entités sémantiques d’une culture communicative

nous avons appelé les vérités phénoménologique et mythique. C’est ainsi que nous

arrivons à une sémiotique « adéquate » qui admet toutes les entités sémantiques

d’une culture donnée.

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Cette illustration mérite quelque remarques : on y voit, à l’intérieur du carré

extérieur, dessiné en pointillée, le savoir entier d’une culture à propos de l’univers

matériel et social dans lequel il se trouve ; la réalité physique (leF-vrai) et la

conception culturelle de ses propriétés (leL-vrai) constituent ensemble la sémiotique

extensionnelle de la culture en question ; en-dessous on voit la vérité culturelle du

vécu anthropomorphe (leP-vrai) et la « garde-robe » d’identités ou d’objets

intensionnels (leM-vrai) qui peuvent apparaître dans la réalité phénoménologique et

qui comprend les règles grammaticales spécifiant leur sémiosis.

La case grise se trouvant à gauche et vers le haut de l’illustration représente

l’univers physique, tandis que « l’être accidentel » connu des membres de la culture

donnée, leurs modèles de la nature, figure directement en-dessous de l’être matériel ;

nous avons donné pour chaque type de réalité immatérielle (y compris l’être

accidentel du monde physique) quelques exemples (le quark, uneL-entité constitutif

d’une hypothèse sur uneF-vérité possible, le Code civil français, uneP-vérité

actuellement en vigueur dans la société originaire de notre corpus littéraire. Zeus et

la « relation avunculaire » sont desM-vérités de cette culture, dont l’une (le dieu)

ne peut être exemplifiée dans leP-vrai tandis que l’autre, le concept de l’oncle, fait

partie des mêmes intensions culturelles sauf que celle-ci est réellement trouvée dans

la P-réalité anthropomorphe de la culture. On notera également que si leF-vrai inclut

l’inconnu à l’un des pôles, l’M-vérité exclue un nombre infini d’intensions white-

headiennes, toute une série d’entités qui n’ont jamais étépensées. De plus, on notera

que certaines combinaisons de nos classes ontiques sont déjà reconnaissables dans

notre savoir culturel : l’être matérielconnu, avec nos modèles de celui-ci, constitue

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les sciences naturelles ; celles-ci admettent comme « réelles » les entités que nous

avons désignés par̂L. Le circonflexe signifie ici la notion de l’inclusion.

Ce qui nous mène à reconnaître que Dilthey et Heidegger ont déjà décrit,

dans un contexte différent, les classes d’entités culturelles que nous identifions ici :

Dilthey a qualifié la réalité anthropomorphe, la vie humaine, d’Erlebnis, (all.,

« l’expérience »), et a appelé les images paradigmatiques que nous pouvons abstraire

de cette expérience anthropomorphe l’Erlebnisphantasie, qui selon lui, est composée

d’Erlebnisurbilder, d’images experientielles. Ces concepts esthétiques correspondent

très étroitement à nosP- et M-vérités : les identités associées aux situations sociales

réelles, d’une part, et les structures anthropomorphes que l’on projette ainsi de

l’autre. Chez Heidegger nous trouvons la célèbre distinction entre deux concepts

ontologiques difficiles : Sein (l’être) et Seiende (l’étant). Ayant une relation

topologique l’un à l’autre, l’être constitue, selon le philosophe, une essence

immanente, un potentiel « prénatal », correspondant aux entités ontiques efficientes

et présentes, la forme actualisée de cet être : l’étant.

Ce tableau clarifie, selon nous, le statut ontologique de la part extensionnelle

de la sémiotique (celle, incomplète, que l’on connaît aujourd’hui) et sa part

intensionnelle (revendiquée par Kalinowski et, en forme mathématique, par Martin).

Cette conception « équilibrée » de la sémiotique nous permet enfin de concevoir la

distinction fondamentale, niée couramment par la communauté intellectuelle contem-

poraine, des sciences naturelles et humaines ; les avantages de notre ontologie mixte

s’affiche dans la possibilité, absente dans une vision positiviste, de décrire la science

anthropologique de manière exacte : l’anthropologue examine, de façon transcenden-

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talement empirique, l’étant d’une ethnie donnée ; ensuite, en présumant que l’univers

physique, biologique et matériel est invariable, et avec ceci la psychologie humaine

(le principe de la relativité culturelle), l’anthropologue peut « soustraire » leF- et le

L- vrai de ses observations pour mieux appréhender laP-vérité de la culture étudiée,

ce qui lui permet de décrire sa structuration intensionnelle, saM-vérité. C’est

pourquoi, dans l’extrême gauche de l’illustration 3.1, nous avons dessiné la nature

et la culture comme débordant l’une sur l’autre : le savoir culturel sur la nature varie

selon l’ethnie ; ceci ne pose aucun problème pour l’anthropologue parce que c’est

dans les sciences naturelles que l’Occident peut être considéré comme ayant une

compétence supérieure aux autres cultures, pour les fins de l’ethnologie d’une société

plus simple. C’est dans la perspective de cette ontologie que nous sommes

maintenant capables d’exprimer, avant d’essayer d’élaborer une poétique de la

comédie, notre interprétation du rire.

UNE THÉORIE DE LA SIGNIFICATION DU RIRE

On voit d’abord que nos concepts du comique elliptique et utopophile, de

relativisation et de déculturation, ne constituent qu’un certain nombre de cas

fréquents d’une sorte d’erreur épistémologique générale. L’ontologie « complète »

des entités admissibles dans notre sémiotique mixte le démontre : la « règle

grammaticale » culturelle dont la violation constitue une disjonction comique est plus

complexe. Le comique elliptique consiste à ignorer la présence d’uneP-intension

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pertinente à une situation socio-culturelle, et le comique utopophile consiste à

associer uneM-intension absente à unF-objet, le comique pseudo-utopophile étant

l’association d’une M-identité à la P-identité d’un sujet transcendantal. La

désintension serait alors la compromission du même concept d’uneM-réalité que l’on

peut projeter dans les états de choses phénoménologiques (P), et la relativisation

serait l’association d’un ensemble deM-intensions à uneP-situation de façon à ce

que la grammaire d’une desM-identités contredit celle d’un autreM-objet.

Cependant nous voyons dans la figure 3.1 d’autres possibilités que nous

n’avons pas vues de façon explicite dans la comédie du XVIIIe siècle : la

sublimation, qui consiste à associer de façon erronée uneF-propriété à uneP-entité

(cf. How The Grinch Stole Christmasde Dr. Seuss, dans lequel l’anti-héros, «the

Grinch », essaie devoler la fête de Noël des résidents deWho-Ville, en confondant

cet événement spirituel avec l’être factuel) ; nous voyons ainsi que la « règle

ontologique » dont la violation constitue une disjonction comique est une interdiction

de confondre toute entité ontique avec une autre dans le contexte d’une situation

socio-culturelle, un état de choses mixte. La même citation de cette règle peut faire

rire : donner à une observation scientifique objective le mode impératif des règles

culturelles que l’on connaît fait penser, de manière assez amusante, à l’association

d’un statut deconcept culturellement généraliséà un phénomène inconscient — c’est

confondre un fait scientifique avec une culture proverbiale. Notre étude semblerait

exiger pourtant la version suivante de la « règle interdisant le ridicule » :

P3.1 « Tout sujet transcendantal doit, lors de toute transaction sociale,situer sa propre personne relativement aux autres, dans le contexte dela P-réalité constitutive de l’identité de chacun, et tenant compte des

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modalités pragmatiques, syntaxiques et sémantiques déterminées parla M-grammaire de ces identités, et doit situer ceP-événement,conformément à laL-logique, dans leF-univers physique et spatio-temporel, sans se tromper ni sur le statut ontique ni sur la pertinencede ces entités, sous peine de dérision. »

Cette règle imaginaire, quoique quelque peu amusante en soi, constitue, selon nous,

la norme culturelle qui prescrit un fonctionnement « correct » des structures socio-

culturelles ; de plus, elle montrela nature ontologique du problème du comique.

Certes, si nous refaisons une phrase de Malraux, l’homme riant donne expression au

philosophe qu’il ignore en lui.

Nous ne pouvons éviter la conclusion suivante : le rire a évolué chez

l’homme en vertu de son invention d’un univers immatériel, pour en protéger les

structures imaginaires contre leurs contradictions inhérentes ; l’homme rit parce qu’il

est un animal social, parce que la réalité qui détermine ses croyances et ses choix,

comme le titre de l’étude de Martin le suggère, est intensionnelle.Intension and

Decisionest un exposé de la question philosophique de savoir comment l’homme

réagit à des stimuli qui, selon une perspective physique, n’existent pas. C’est donc

la fragilité des structures sociales qui explique l’avènement des deux lignes de

défense contre la gratuité objective : le tabou et le rire. Car le tabou, au sens large

incluant le sacré, l’impur, le normal et l’anormal, n’existe que pour libérer la culture

humaine en la permettant de proscrire ce qui est pourtant possible, et de prescrire ce

qui est, malgré tout, impossible. Le tabou « universel » contre l’inceste prévient donc

toute relation sexuelle entre individus que la société veut investir d’une relation

familiale topologique telle « mère-fils » et « père-fille » ; ce tabou protège cesM-

structures familiales, ainsi que l’institution du mariage, de leur propre dénégation. Le

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tabou serait donc une protection culturelle à la fois individuelle et communautaire.

Si nous avançons que le rire a exactement la même fonction, c’est d’abord

dans le contexte d’une personne que la société ne sauraitpunir pour ses « crimes » :

l’enfant. C’est pour cette raison que nous postulons l’association du « sens de

l’humour » avecl’instinct parental selon lequel l’enfant est « mignon » : le rire a

évolué, paraît-il, pour préserver la structuration sociale au moment où l’enfant, qui

veut cette existence adulte et sociale, associe une identité culturelle, de façon

inadmissible, à sa propre personne. Il ne serait pas étonnant par conséquent que le

rire ait fini par protéger toute institution culturelle disjointe, pour arriver enfin à

servir de « lubrifiant » social que les adultes peuvent délibérément exploiter afin de

faciliter la négociation de leur réalité culturelle. Ainsi selon nous, nous sommes

arrivés, chez l’homme moderne, à un rire dont l’euphorie amoindrit la tension,

l’angoisse et parfois le « tragique » de situations qui démontrent le caractère

arbitraire de nos structures sociales, et protège la communauté en signalant, par le

biais de l’expression physiologique du rire, qu’une situation a été jugée comme étant

innocemment inconséquente. « Cette situation est agrammaticale, ne la prenons pas

au sérieux ». Le même type de stimulus peut donc engendrer les réactions suivantes :

soit on est amusé, soit on est scandalisé, si l’erreur est jugéetrop gravepour en rire.

Si bien que dans les cultures contemporaines, on constate (Apte, 1985) que

les membres de toutes les sociétés peuvent, dans un contexte limité, enfreindre

délibérément aux règles culturelles pour rire. Dans notre culture, cette tendance se

traduit entre autres par la comédie, qui est un simulacre de la société contemporaine

dans le contexte duquel il est permis de négliger la règle que nous avons élaborée

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hypothétiquement dans la proposition «P3.1 ». Comme dans toutjeu, le manque de

danger réel permet un comportement qui serait autrement prohibé, et la comédie, qui

n’est qu’une pure représentation, a la fonction de se moquer, sous le voiled’artifice

que lui donne le théâtre, de la structuration sociale d’une communauté.

Dans le cadre de nos comédies, le rire protège les concepts culturels des

métiers lorsqu’ils sont mis en question par le ridicule du déguisement du comte

Almaviva. Nous sommes maintenant à même de décrire ce genre de déguisement en

termes précis, en notant le statut ontologique de chaque entité logique ; ainsi nous

ne risquons plus de confondre la logique objective de l’être matériel et la grammaire

qui détermine le fonctionnement d’objets intensionnels :XP, YM et aF désigneront

désormais « laP-entitéX », « laM-entitéY » et « l’objet concreta, et ainsi de suite.

Le comte Almaviva, au moment où il se présente comme bachelier, se décrit de la

manière suivante : l’intension « comte » est une identité mythique (CM) dont

Almaviva exemplifieun exemple réel(CP), tandis que l’identité de bachelier (BM)

reste une vérité purement formelle selon notre véridiction privilégiée, qui « sait la

vérité » à cesujet. Ainsi l’expression

(3.2) (BM)(CP)A*

décrit l’identité d’un comte Almaviva déguisé en étudiant de musique. Comme le

sujet transcendantal est, bien évidemment, au-delà des structures ontiques simples (il

constitue à la fois un être biologique et un être social), nous rajoutons ici notre

astérisque pour distinguer les entités ontiques simples de l’êtremixtede l’homme.

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L’ ESTHÉTIQUE DE LA COMÉDIE

Nous avons maintenant les outils méthodologiques pour décrire la poétique

de la comédie, de façon à révéler ses structures dans le contexte de nos méthodes

explicative et interprétative. Nous avons déjà vu que la structure de base de ce genre

théâtral est celle d’une confrontation entre le héros et un ensemble de structures

socio-culturelles qui bloquent la réalisation de ses désirs. Ce conflit étant toujours

inégal — l’obstacle socio-culturel est normalement figurativisé par un barbon investi

d’une identité autoritaire par rapport au héros, et l’individu n’a aucune manière

admissiblede contourner la structure d’une société entière — celui-ci n’a pas d’autre

choix que de recourir à la ruse, entournant la structuration sociale contre elle-

même. Cette interprétation nous semble raisonnable : si le stimulus du rire est la

violation de la règle «P3.1 », ou une manifestation agrammaticale des structures

imaginaires humaines, la comédie, un genre théâtral destiné à faire rire, doit être

structurée de façon àengendrer ce type de disjonction comique.

En termes de notre méthode interprétative, on voit que la comédie reproduit

dans l’envergure « stratégique » une structure homologue au mécanisme « tactique »

de l’ironie : la ruse du héros consiste donc en l’acceptation(insincère ou à contre-

coeur) desP-structures identitaires de la société de la vérité culturelle, accompagnée

par l’adoption d’une ou de plusieursM-identités qui permettent au héros de tromper

le barbon en le persuadant qu’il a affaire à un allié provenant de son propre groupe

social, et qui accepte de ce fait son autorité hiérarchique. En suivant comme Martin

la tradition selon laquelleune classede variables est représentée par une lettre

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grecque (contrairement à un variable individuel signalé par une lettre romaine), nous

sommes capables de décrire cette structure globale de la manière suivante,

(3.3) (X* Eq aP,βP,γM) ∧ (Y* Eq bP,βP,γP)

où X* est le héros,Y* est l’opposant,aP est une situation sociale vis-à-vis de laquelle

le héros a un désir particulier,bP exprime les projets du barbon par rapport à la

même situation,βP est unesériede structures intensionnelles qui interdisent ou qui

bloquent ce désir (et qui sont la source de l’autorité du barbon et de sa société),γM

est unensemblede M-structures absentes que le héros ou son adjuvant présente

comme pertinentes à la situation (l’identité fausse du héros déguisé en est l’exemple

le plus fréquent). La société opposante, parce que redevable envers les structures

sociales qui lui donnent toute son importance, accepte les structuresγM pour des

identités authentiquesγP, ce qui permet au héros d’interagir avec les structuresβP

selon une logique culturelle qui ne serait pas « accessible »sans cette ruse. En gros,

le mécanisme de la comédie consiste à faire valoir cette contradictionγM ∨ γP en

médiatisant la contradiction agonistique opposantaP et bP.

Ce métalangage permet de décrire la temporalisation de cette structure de

base de la comédie, qui, comme la tragédie classique, est articulée en cinq étapes,

dont l’ordre le plus naturel, et le plus fréquent, est le suivant :

1. Situation (aP ∧ bP)2. Invention (γM)3. Illusion/dérision (γM ∨ γP)4. Découverte (∼γP)5. Dénouement (aP ∧ ∼bP)

Dans la grande majorité des cas les étapes 1, 4 et 5 sont rapides ; la part

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majeure de l’intrigue consiste en une oscillation répétitive entre 2 et 3. Nous

examinerons maintenant chacune de ces étapes, en identifiant les mécanismes que le

dramaturge peut exploiter pour en augmenter l’évidence et la valeur comique. C’est

donc d’un point de vue dramaturgique que nous brossons ici les grandes lignes de

cette structure jadis si difficile à cerner.

1. Situation : une quête enrobée d’une circonstance qui la rend improbable.

L’état de choses socio-culturelaP s’établit rapidement, normalement au cours des

premières scènes : suite à une péripétie singulière et peut-être même étonnante, telle

la surprise de l’amour, le héros se trouve dans le but de réaliser une fin dont le

caractère « juste » et « naturel » garantit la sympathie du public ; c’est d’ailleurs la

nature de ce but qui distingue le héros et les autres personnages. Un de ceux-ci, par

contre, a également un vouloir sémiotique qui se traduit par une fin socio-culturelle ;

incompatible avec celle du héros, cette dernière est dépeinte à la fois comme moins

juste, moins désirable etbien plus probable selon les normes culturelles retorses de

l’univers de la comédie; en d’autres termes, le dramaturge fait en sorte que les

structures socialesβP favorisent non le héros mais l’actant-obstacle. Avant la fin de

l’élaboration de lasituationde la comédie, le spectateur finit par comprendre (1) que

l’obstacle arrêtant le héros consiste des structures socialesβP, investies, entre autres,

chez un actant-obstacle et (2) qu’il n’y a aucune manière culturellement

grammaticale et conséquente qui permettrait au héros de réaliser son but.

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2. Invention : une disjonction identitaire. Cette péripétie universelle dans la

comédie consiste à franchir le pas vers une structure comique globale en générant

une contradiction véridictoire selon laquelle le héros, avec ses alliés s’il y en a, voit

sa personne selon sa véritableP-identité, tandis que le barbon et sa société associent

au héros uneM-identité (absente) qui provient de leur propre grammaire culturelle

— qui est d’ailleurs la source de la légitimité de leurs identitésβP. Trois variantes

de cet événement d’inventionsont possibles : dans la plus commune, il s’agit d’une

ruse créée délibérément par la société du héros, qui montre ainsi son caractère

« révolutionnaire » — sa prise de position contre la culture ambiante — une

obédience philosophique qui la caractérise selon l’image symbolique de la « société

de la vérité naturelle » (il s’agit de ce que nous appelleronsla comédie de la ruse) ;

deuxième variante, moins fréquente : sans que le héros s’en aperçoive, la société du

barbon saisit l’altérité culturelle de ce dernier en arrivant à une fausse conclusion vis-

à-vis de son identité (la comédie du quiproquo) ; la troisième variante, la moins

fréquente, est intermédiaire : ici le héros et la société du barbon sont effectivement

extérieurs l’un à l’autre, chacun ayant sa propre culture parce que venant de milieux

ou de pays différents (la comédie interculturelle).

Dans les trois cas la structure globale de la pièce est préparée de façon à ce

qu’elle crée une rupture épistémologique entre deux ensembles de personnages dont

chacun sémiotise le héros selon ses propres croyances culturelles et philosophiques,

dont γM, les structures identitaires que la société du barbon projette à tort sur le

héros.L’inventiona la fonction de générer la troisième période de la fabula, qui n’est

rien d’autre qu’une série de situations montrant les conséquences de la disjonction.

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3. Illusion/dérision : mise en vigueur des structures purement formelles (et

donc phénoménologiquement fausses),γM. Ce stade de la comédie a la fonction de

faire rencontrer ces dernières, qui constituent l’identité irréelle du héros, et les

structures réelles (malheureusement pour les jeunes) d’opposition,βP. Le personnage

figurativisant cette obstacle immatérielle, notammentY*, ayant un penchant

idéologique et narcissique pour la grammaire culturelle (βM,γM,δM...) légitimant son

identité, hésitera entre un soupçon et une acceptation vis-à-vis des identités qu’il voit

commeγP. Cette hésitation finira avec l’acceptation de ces dernières, ce qui, vu la

téléologiebM de l’actant obstacle, signifiera pour le spectateur que ce dernier n’a pas

réussi à sémiotiser correctement sa propre situation ; grâce à cette structuration le

public percevra cette situation (identité illusoire/acceptation paradoxale) de manière

comique, et l’opposant se trouve en butte à la dérision.

L’humour de cette jonction d’identités purement formelles d’une part, et

authentiques de l’autre, peut être augmenté de manière sensible par une série de

mécanismes qui prolongent, multiplient et exagèrent les conséquences de la

disjonction identitaire du héros, en nuançant et en développant, parfois en remplaçant

et en renouvelant, les intensions associées à celui-ci. Nous considérerons les

structures suivantes (qui sont en effet des « demi-lazzis » dont il faut simplement

conjoindre deux pour construire une scène comique) en termes de la comédie de la

ruse, dans laquelle le héros se déguise consciemment ; dans les autres types d’in-

vention ces mécanismes sont les mêmes, mais devront être caractérisés autrement,

en fonction de la source de la projection agrammaticale, soitY* soit X*. De nouveau,

ceux qui sontconscientsde la disjonction (γM ∨ γP) sont épargnés du ridicule.

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Le témoin aveugle. Face à des indices évidents de la fausseté des structures

identitairesγM, cet agent comique ne surprend cependant pas ces indices ; ilvoit ce

qu’il croit et non l’inverse, et finit parexpliciter la disjonction identitaire du héros.

L’agence dutémoin aveugleest normalement réalisée par le barbon, ce qui en

augmente le comique grâce à la manière dont le but de celui-ci exige qu’il

comprenne la nature réelle du héros. Exemple : un Bartholo consentant s’endort

devant Rosine et « Signor Alonzo » tandis que son but premier est d’interdire ce

contact d’ordre sexuel.

L’agent-tabou. Cette structure se réalise également chez un membre de la

société de la vérité culturelle. Dans sa manifestation paroxystique, il s’agit d’une

personne sévère et conservatrice qui est d’autant plus jalouse de son statut socio-

culturel qu’elle finit par se charger de la fonction de « chef de police morale ».

Figurativisation des normes sociétaires, cet agent cherche activement le moindre

détail d’un comportement agrammaticale, de sorte qu’il questionne le héros déguisé

de façon très pertinente sur le chapitre de l’authenticité des structures identitaires

prétenduesγM. Naturellement ce procédé augmente la tension et donc la gravité de

la disjonction identitaire, ce qui la rend plus visible et ainsi plus amusante.

Exemples : Bartholo, qui critique l’évolution sociale de son siècle et ensuite reçoit

Almaviva de façon soupçonneuse ; Madame Argante, qui critique l’impertinence de

Dorante en questionnant ses mobiles d’être à la maison ; Lady Bracknell (The

Importance of Being Ernest), qui raille les tendances libérales de la société

contemporaine en interrogeant un des Ernest, prétendant pour sa fille.

Ces deux premiers « demi-lazzis » font d’un membre de la société de la

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culture la pierre de touche identitaire du héros ; en conséquence, celui-ci et ses alliés,

qui n’ont pas l’autorité du barbon et de ses adjuvants, répondent en multipliant leur

mensonge de façon encore moins correcte et plus fragile. Ou bien, ils peuvent

anticiper le scepticisme du barbon en s’employant activement à préserver l’illusion.

Le déguisé en danger.Le héros, en considérant l’importance téléologique de

son déguisement, se rend compte de l’enjeu de celui-ci, si bien que, face aux

membres de la société opposante, il finit par se trouver troublé devant des indices de

l’inauthenticité de son identité prétendue. Il en résulte que le déguisé se comporte,

parce qu’embarrassé, de façon culturellement agrammaticale par rapport à cette

identité : il donne à ses adversaires (potentiels ou réels) de quoi soupçonner qu’il

n’est pas ce qu’il paraît être. Il multiplie ses mensonges en hypercorrection, donc,

il étend son déguisement de façon explicite. De nouveau donc, la tension actantielle

rend l’illusion identitaire plus visible et fragile. Exemple : Almaviva, coincé par un

Bartholo intelligent, est forcé de « prouver » qu’il est Alonzo en donnant la lettre de

Rosine au médecin, ce qui explicite son déguisement tout en augmentant les risques

qu’il sera surpris.

Le témoin muet. Similaire au « demi-lazzi » précédent, le témoin muet peut

être n’importe quel membre de la société de la vérité naturelle ; ce mécanisme

consiste à montrer l’un des personnages jeunes et « dans le secret » dans une

situation qui le force de s’employer à ne pas détruire l’illusion — tout en voulant

éviter de mentir — ou bien, à cause de sa propre confusion devant une situation

nouvelle ou ambiguë — en évitant d’être obligé de répondre du tout. Ce personnage

finit par mettre le déguisement en danger, ce qui en augmente l’évidence humoris-

tique. Exemple : Rosine, en voyant que Signor Alonzo n’est rien d’autre que son

amant, pousse un cri tout en se trouvant dans l’impossibilité de parler. Elle n’est pas

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sûr qui son homme est censé être, et ne sait que faire. Almaviva suggère qu’elle s’est

tourné le pied, elle répond que oui, c’est exactement cela. A propos de la héroïne,

sa position involontaire au sein de la société de la vérité culturelle la met parfois

presque dans le groupe véridictoire « ignorante ».

Ces quatre mécanismes, qui peuvent être et sont combinés de diverses façons

itératives afin d’augmenter le comique du déguisement, sont les structures comiques

de base de la comédie. La grande majorité des scènes font partie de cette étape trois,

qui sert à médiatiser la disjonction (γM ∨ γP) qui oppose une identité socialement

réelle et son imitation formelle. Le stadeillusion/dérisionde l’intrigue met donc en

évidence la sémiotisation identitaire fausse dont il est question, tout en la préservant

de façon à ce que la société figurativisant l’opposition actantielle finit par se laisser

avoir. Son identité sociale authentique, le poids culturel que celle-ci lui donne et son

pouvoir considérable font que l’échec du barbon, conséquence de son aveuglement

épistémologique, réalise à la fois sa dérision personnelle, la ridiculisation de sa

grammaire culturelle, et le succès d’un certain nombre d’étapes du projet du héros.

4. Découverte. En arrivant toujours trop tard pour influencer l’intrigue, la

révélation de l’identité réelle du héros met fin aux mécanismes comiques de la pièce

tout en préparant le barbon, caricature du héros tragique, à appréhender l’ampleur de

sa propre défaite. Moyennant la révélation du caractère faux de l’identité attribuée

au héros (et donc la vérité de l’expression sémiotique la niant,∼γP) tous les membres

de la société de la vérité culturelle comprennent que le héros l’a emporté sur eux.

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5. Dénouement. Le « happy ending» doit habituer le spectateur à se passer

du plaisir de voir la dérision du barbon et la mise en question amusante des

structures sociales de son propre monde. Pour ce faire le dramaturge non seulement

médiatise-t-il la réussite totale des jeunes amants — qui se marient, une cérémonie

en principe irréversible — et la lucidité d’un barbon qui apprécie qu’il a perdu, mais

aussi il s’emploie à donner au public l’impression d’une certainegratuitéglobale qui

caractérise la disparition de l’agon.

Le dénouement de la comédie sert plutôt à adoucir la fin d’une pièce à

laquelle il a été un plaisir d’assister qu’à atténuer les tensions « stressantes » de la

vie sociale en général, qui est la fonction de la comédie elle-même. C’est pourquoi

le mécanisme « euphorisant » que l’on voit dans les dénouements comiques consiste

à la mise en évidence de lagratuité et de l’irréversibilité de la fin en question.

Cette gratuité s’exprime par ce que nous appellerons unerévolution à 360°:

la cristallisation autour du héros d’une société qui reproduit exactement celle qu’elle

remplace. Si les jeunes commencent par s’opposer aux structures sociales qu’ils

combattent avec détermination, ils finissent, enchasseur chassécomique, par les

accepter — dès qu’elles soutiennent leur nouvelle identité collective. C’est peut-être

grâce à une compréhension subtile de cette gratuité que Beaumarchais, tout en inti-

tulant sa plus célèbre pièceLa Précaution inutile, et en l’enchâssant dans elle-même,

ferait plus tard du comte Almaviva un barbon des plus « salauds ».Le Mariage de

Figaro oppose le barbier et son maître, lequel désire la fiancée de son valet.

Le caractère irréversible du dénouement, qui met fin à la tension agonistique

de la comédie, a été exprimé par des dramaturges classiques ; s’ils n’avaient pas les

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outils théoriques pour décrire les mécanismes faisant rire, ils pouvaient néanmoins

décrire un dénouement idéal, qui estcompletet achevé(Forestier, 1996 : 246), de

sorte que le spectateur soit conscient que les mécanismes comiques de l’intrigue sont

tombés en ruines avec le « château de cartes » de la société du barbon.

Ce qui nous mène, finalement, à l’importance du mariage dans le dénouement

comique. Cette cérémonie, une institution culturelle, démontre que la société de la

vérité naturelleaccepteenfin l’autorité de la grammaire mythique, uneM-vérité,

quant au devenir phénoménologique de laP-identité socio-culturelle. En d’autres

termes, le spectateur voit l’harmonisation manichéenne qui fait disparaître

l’ambiguïté sémiotique identitaire : à la fin d’une comédie « grammaticale », tous les

personnages finissent par accepter la même loi culturelle qui n’est d’ailleurs rien

d’autre que celle que le spectateur voit comme la sienne. Le héros et son amante, s’il

y a lieu, atteignent ensemble une nouvelleP-identité authentique et légitime.

D’où l’importance, selon Corneille, de l’avènement d’une situation dans

laquelle le spectateur est « si bien instruit des sentiments de tous ceux qui y ont eu

quelque part, qu’il sorte l’esprit en repos, et ne soit plus en doute de rien ».1 Tous

les personnages, en dépit du conflit agonistique qui vient de s’achever, partagent

donc une seule visiongrammaticalement correctede l’état de choses phénoméno-

logique que constitue le dénouement. La société de la vérité naturelle se dissout, et

prend sa place à la tête d’une nouvelle société culturelle inclusive, bon gré mal gré,

des anciens rivaux. La mise en question de la vérité culturelle par la comédie n’a été

donc qu’éphémère, et le rire se montre, devant la menace du comique, conservateur.

1 Oeuvres complètes, G. Couton éd., Bibliothèque de la Pléiade, vol. III, 1987, p.125, cité parForestier (1996), p.246.

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L’esthétique de la comédie doit donc, s’agissant d’un genre destiné à faire

rire, intégrer une théorie du comique ainsi qu’une sémiotique « existentielle et

anthropologique », pour reprendre les termes de Kalinowski (1985,cit. supra). La

structure de la comédie s’étant montrée conçue pour engendrer une disjonction

identitaire actantielle, nous pouvons conclure que l’hypothèse de Forestier (1996)

selon laquelle ce genre théâtral serait fondé sur la convention du mariage, n’est pas

justifiée ; la structure actantielle de la comédie montre plutôt que n’importe quelle

quête interdite par la grammaire sociale ambiante fournit une raison suffisante, du

point de vue du héros, de recourir à la ruse, et que celle-ci peut comporter toutes

sortes d’identités mythiques destinées à donner le change aux opposants.

C’est d’ailleurs Forestier qui, dans sa thèse de doctorat (1986), signale la

pertinence de ce problème esthétique identitaire dans le contexte de la comédie ; il

s’agit de sa citation de l’épigraphe choral deL’Heureuse constance(I,i) de Rotrou :

Comment pourra l’Amour finir heureusementCe que nous commençons par un déguisement?Un malheureux amant, après mille traverses,Mille voeux, mille cris, mille plaintes diversesRestant sans patience, et non sans passion,Trouve enfin du recours en cette invention,Voit sous de faux habits l’objet de sa pensée,Et cherche du remède à son âme blessée.Moi qui ne ressens point de pareilles douleurs,Qui n’ai jamais appris à répandre des pleurs,Qui trouve toute chose à mon dessein propice,J’imite un malheureux et j’use d’artifice.Comment pourra l’Amour finir heureusementCe que nous commençons par un déguisement?

Effectivement, le recours à la ruse face à l’impuissance socio-culturelle est

la trame essentielle de la comédie. Celle-ci n’est d’ailleurs pas nécessairement fondée

sur un vouloir sémiotique spécifié par l’amour. La fréquence de ce dernier motif est,

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selon nous, attribuable à sa véritable ambiguïté ontologique : situé à mi-chemin entre

la nature et la culture, cette institution culturellecum« affliction » physiologique est,

selon la culture occidentale, un état naturel, tout en étant, pour le sémioticien anthro-

pologue, une construction sociale enrobée de diverses modalités intensionnelles. En

faisant partie de la culture du spectateur, l’amour est donc néanmoins susceptible

d’être caractérisé, à l’intérieur de la culture théâtrale, comme symbolisant la nature,

et donc, leprintempsesthétique qui caractérise le héros et son amante.

La société de la vérité naturelle est sans aucun doute une construction sociale

que la culture théâtrale dépeint, pour les raisons actantielles que l’on connaît, comme

étant l’antithèse des structures de la société de la vérité culturelle ; en réalité, la

dichotomie n’étant elle-même qu’un prétexte servant à faire de la comédie un

instrument sociocritique, les jeunes font le mêmetype de sémiotisation de leur

univers social que leurs rivaux ; c’est que le héros et ses adjuvants prennent une

position contre des institutions culturelles particulières dont ils ont la fonction

sémiotique de ridiculiser. Le fait qu’ils se trouvent toujours dans la difficulté devant

ces structures sociales est la conditionsine qua nonde la genèse des mécanismes

comiques de la comédie, notamment la disjonction identitaire axée sur le héros lui-

même. C’est là la parenté entre la poétique de la comédie et le phénomène du rire.

En termes de notre corpus, et en considérant la comédie du XVIIIe siècle en

général, il est possible d’identifier deux tendances importantes qui semblent

constituer la spécificité de cette époque théâtrale. Les structures sociales contem-

poraines mises en question par la comédie, moyennant la société de la vérité cul-

turelle, sont en général précisément celles qui sembleraient préoccuper la France de

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l’époque, notamment l’ambiguïté entre les valeurs aristocratiques traditionnelles et

les nouvelles valeurs bourgeoises — bref, la comédie pose la question de la gratuité

de cette distinction de rang. On pourrait conclure que la dérision permanente aurait

fini par enlever à ces institutions sociales une partie de leur gravité. Un public

habitué à voir la nouvelle légitimité de la classe bourgeoise l’emporter sur les

anciennes structures conservatrices de l’aristocratie tendrait, selon nous, à être de

plus en plus capable de mettre ces dernières en question de façon critique et sérieuse.

Pour nous donc, il n’est aucunement coïncident qu’il s’agit du siècle des lumières,

durant lequel une nouvelle philosophie sociale s’est développée — et, qui est plus

grave, qui se terminerait par la Révolution de 1789.

Quant à la poétique de ce genre, il nous semble, comme nous l’avons déjà

signalé, que les dramaturges du XVIIIe siècle ont finalement la maîtrise, quoique

sous-jacente, de leurs structures : se rendant compte que les formes exagérées et

simples d’antan ne sont pas strictement nécessaires, et que la trame essentielle de la

comédie est attribuable à une instancesocio-culturelled’opposition, le dramaturge

de ce siècle est capable de médiatiser un degré de subtilité, de liberté et de théâtralité

jamais vu auparavant. La mise en scène comique deconventions socialescomme le

seul obstacle à l’amour des jeunes héros et leurs amantes prélude à la comédie des

manières dont le point focal principal vise exactement la structure des institutions

culturelles contemporaines. On pourrait donc proposer le schéma suivant de

l’évolution du genre comique : d’abord la comédie du barbon autorelativisant, ensuite

la comédie de la lutte inégale qui fait de l’identité du héros, et non le barbon, la

source centrale de son humour ; ensuite la comédie du style XVIIIe siècle, ou

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l’opposant fort est remplacé par l’opposant faible qui ne sert qu’à figurativiser une

instance d’opposition immatérielle ; ensuite la comédie des manières du XIXe siècle

(cf. Wilde) ; et enfin la comédie la plus astructurale, la comédie moderne, dont les

diverses types desituationet d’inventiondonnent au dramaturge une liberté presque

totale, et qui font disparaître les différences génériques entre la comédie, le drame

et la tragédie, en faveur d’une poétique mixte dans laquelle les structures débordent

les unes sur les autres. C’est donc en grande partie Marivaux et Beaumarchais qui

introduisent dans la comédie française cette immatérialité de l’opposition si

nécessaire au passage du comédie du type moliéresque aux formes modernes. La

sémiotique « existentielle, équilibrée et anthropologique » conçue par Kalinowski

donne aux mécanismes comiques la visibilité nécessaire à observer cette tendance.

CONCLUSION

Si cette étude prend une forme tripartite comparable à un gâteau de noces, ce

n’est pas pour s’harmoniser avec l’esthétique printanière de la comédie, quoique la

comparaison amusante soit fortuite. C’est que l’épistémologie scientifique que nous

avons jugée adéquate et appropriée, vu le projet dont il a été question, est celle de

Dilthey et de Droysen. Leurs méthodes spéculative, explicative et interprétative font

de chacune de nos trois parties une méthodologie concluant et reposant sur la

précédente, de sorte qu’il ne nous reste en achevant cette étude que d’offrir quelques

remarquesen guise de conclusion. Il s’agira d’examiner brièvement, dans l’esprit

interprétatif de cette troisième partie, les similitudes qui se présentent entre nos

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résultats, d’une part, et certaines métaphores susceptibles de contribuer à leur

compréhension d’autre part. Il s’agira aussi d’interpréter nos conclusions en termes

de leurs implications quant à la science déjà existante, et au vu de « mythes »

occidentaux et orientaux qui s’avèrent en quelque sorte les confirmer.

Si notre théorie ne soutient ni celle, proposée par Aristote et élaborée par

Hobbes, qui associe le plaisir du rire au narcissisme d’un riant « supérieur » au sujet

comique, ni celle de Freud et de Mauron qui voit dans le rire un phénomène

économique destiné à épargner « l’énergie psychique » que l’homme « mobilise à

tort », il est possible jusqu’à une certaine mesure de les accorder à notre vision du

comique : un problème épistémologique posant la question de lavéritédes structures

imaginaires de la culture humaine. Nous commençons par critiquer les deux théories

anciennes, pour passer ensuite à leur apport à la notre.

Premièrement, le fait qu’il est possible de rire de soi-même, ainsi que d’une

personne ou personnage que nous jugeons supérieur au reste de son milieu, montre

l’insuffisance de la théorie aristotélicienne-hobbesienne : on ne peut se sentir

supérieur à sa propre personne, d’une part, et la littérature comique moderne montre

plusieurs exemples d’un sujet comiqueadmirable qui ne fait rire qu’en vertu de

l’incongruité qui surgit entre sa culture et les structures sociales qui l’entourent.2

2 Cf. le personnage de Hrundi V. Bakshi, interprété par Peter Sellers dans la comédie de BlakeEdwards (1968) intituléeThe Party. Dans celle-ci, Bakshi est, avec une jeune actrice française qu’ilrencontre (le rôle de Michelle Manet est interprété par Claudine Longet) caractérisé comme étant bienplus cultivé, sincère et aimable que les « m’as-tu-vus » d’un Hollywood arriviste et corrompu. Lecomique de cette pièce filmique provient de la disjonction entre les structures culturelles que Bakshiprojette sur ses transactions avec les invités d’uneparty à laquelle il a été invitée par accident et lamanière dont un Hollywood très vain les voit, etsevoit. Cette disjonction interculturelle est d’ailleursinvestie des dichotomies « nature - culture », « jeunesse - vieillesse » et « bien - mal » que nousavons remarquées dans la comédie française du XVIIIe siècle. Bakshi et Manet, exclus des structuresdu pouvoir californiennes, se lient d’amitié avec les enfants adolescents des invités « adultes », tandisque le monde du cinéma américain se montre artificiel et fondée sur le chantage sexuel et financier.

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La théorie de l’économie d’énergie psychique est également critiquable :

conçue au moment où la physique classique découvre dans la thermodynamique la

loi de conservation de l’énergie, les psychanalystes proposèrent un modèle « fluide »

qui a deux failles remarquables : l’existence de l’énergie psychique n’a pas été

démontrée dans le contexte de la « mobilisation » et de l’« économie », d’une part,

et l’expérience nous montre d’autre part plusieurs émotions qui, si « mobilisées à

tort » aboutissent à des réponses dysphoriques, dont la déception et la colère.

Or nous remarquons que les deux hypothèses semblent être fondées sur des

observations qui, exprimées autrement, peuvent jouer un rôle secondaire dans le

phénomène du rire. Si la vue d’un sujet comique qui « s’ignore » à la Socrate peut

faire rire lorsqu’il s’agit d’une méprise de son identité socio-culturelle comme

mécanisme situant le sujet par rapport aux structures sociales, les personnages

maladroits sont très facilement ridiculisés, de sorte que le barbon des comédies peut

très simplement être caractérisé comme étant un personnage « inférieur » ou « laid »,

d’où l’observation d’Aristote et de Hobbes. Selon nous il s’agit tout simplement de

la facilité d’assimiler une erreur avec une identité particulière la figurativisant. Or

notre théorie n’exclut pas que le plaisir narcissique préparerait le spectateur dans

certains cas, à appréhender un événement socio-culturel de manière légère, une

possibilité qui rappelle notre observation de la façon dont une péripétie improbable

« désarme » chez le spectateur son sens de la gravité. Ce sentiment de supériorité,

parce qu’euphorique, peut donc contribuer au plaisir du rire.

Pour ce qui est de la théorie freudienne, la perspective du « rire bouddhiste »

semble fournir une manière de l’accorder à nos observations. Le besoin d’exister

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dans l’univers social, que nous avons comparé au caractère demanquedu Dasein

heideggerien, et que nous avons décrit dansl’hypothèse de la structuration sociale

immatérielleau début de la deuxième partie de cette étude, est, selon nous, une

source permanente de tension et d’angoisse chez l’être humain. Si l’humour3 peut

jouer un rôle de catharsis par rapport à cette nécessité « d’être reconnu en termes

d’une identité socio-culturelle » (p. 245), l’euphorie du rire pourrait comprendre un

soulagement de cette angoisse provoquée par le caractère « stressant » de la vie

sociale. Le rire bouddhiste serait donc l’expression naturelle d’une distanciation

libératrice de ces « soucis mondains » dont l’absence constitue lenirvana.

Certes, la qualité euphorique du rire constitue uneextravagancepar rapport

à la perspective socio-culturelle prescrite par toute culture. Cette « folie » éphémère

aurait donc la valeur protectrice, déjà postulée, contre l’angoisse que provoque, dans

la tragédie, la destruction d’une identité sociale chez le héros tragique. Dans le genre

tragique, cette destruction ne stimule pas chez le spectateur la perception d’une

désintension : cette « mort » purement socio-culturelle est toujours opérée par une

longue série de conjonctions sémiotiques, et le rire, comme nous l’avons vu, n’est

provoqué que par la disjonction d’une ou de plusieurs structures sociales.

Cette « extravagance » folle rappelle une description, de la main du romancier

Amin Maalouf (1993 : 77), de la fonction manifeste du « fou du village » dans le

hameau chrétien arabe de Kfaryabda dansLe Rocher de Tanios. Nous voyons ici une

très belle expression métaphorique du comique apparenté à cette folie :

3 Nous définissons l’humour comme la somme du stimulus que constitue le comique et la réponseque nous voyons dans le rire. L’humour signifie donc, entre autres, l’utilisation sociétaire délibéréedu comique dans le but de faire rire.

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A chaque époque, commente le moine Elias, il s’est trouvé parmi les gens deKfaryabda un personnage fou, et lorsqu’il disparaissait, un autre était prêt à prendresa place comme une braise sous la cendre pour que ce feu ne s’éteigne jamais. Sansdoute la Providence a-t-elle besoin de ces pantins qu’elle agite de ses doigts pourdéchirer les voiles que la sagesse des hommes a tissés.

Ici ces « voiles » seraient les structures sociales, leur grammaire et les tabous

spécifiant leur conversion de la vérité mythique à la vérité phénoménologique. Car

selon nos observations, la fragilité des structures sociales fait du rire, en termes

métaphoriques,la perle de l’espèce humaine : un objet que l’on peut valoriser, qui

peut avoir une réelle beauté, malgré ses origines, qui le situe dans une réponse

instinctive à un stimulus « indésirable » qui menace les « tissus délicats » dont

l’organisme semble dépendre, dont il a besoin pour survivre.

La catharsis de la tragédie serait donc semblable à celle de la comédie, bien

que les causes stimulant chacune soient entièrement différentes : dans les deux cas,

il s’agit d’amoindrir la tension due à l’attachement instinctif et profond qui fait que

l’homme a besoin de ses structures socio-culturelles identitaires. Effectivement, il

est possible d’interpréter un fragment peut-être aristotélicien comparant la catharsis

tragique et comique, à savoir leTractatus coislinianus, de cette manière.4 Ce

fragment textuel, considéré (Reiss, 1993 : 224-5) comme étant d’une difficulté

interprétative considérable, semble selon nous assimiler la tragédie et la comédie,

malgré l’interprétation contraire signalée par Reiss :

4 Le texte original :η τραγωδια υφαιρει τα φοβερα παθηµατα τησ ψυχησ δι οικτου καδεους. [και οτι] συµµετριαν θελει εχειν του φοβου [...] κωµωδια εστι µιµησις πραξεως γελοιαςκαι αµοιρου µεγεθουσ, τελειας, <ηδοσµενω λογω> χωρις εκαστω των µοριων εν τοις ειδεσι,δρωντων και <ου> δι απαγγελιας, δι ηδονης και γελωτος περαινουσα την των τοιουτωνπαθηµατων καθαρσιν. (Aristote,Poética, réd. Diego Lanza, 1987 : Milano, Rizzoli.)

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La tragédie purge les émotions peureuses de l’esprit en suscitant pitié et angoisse,et doit avoir cette correspondance à la peur [...] la comédie est l’imitation d’uneaction ridicule et privée de grandeur, [...] laquelle, en suscitant le plaisir et le rire,parvient à la purification de ces mêmes passions.

Ne serait-il pas possible que cette dernière tournure, « ces mêmes passions », se

rapporte plutôt aux mêmes sortes d’angoisse que purifie la catharsis tragique, et non

simplement le « rire » et le « plaisir », comme on pourrait l’entendre ici? Pourquoi

d’ailleurs l’homme aurait-il besoin de voir purger le rire et le plaisir? Pour nous, il

faut considérer la possibilité que le Philosophe rapprochait ici, comme il semblerait

raisonnable, les catharsis comique et tragique face aux soucis provenant de la

difficulté de créer et d’intégrer sa propre identité sociale dans les structures

culturelles complexes d’une société qui ajoute l’univers culturel au naturel dans

lequel existent le reste des animaux.

Ce passage duTractatusest imité par Eco (1985) dans son plus célèbre

roman, Le nom de la rose, comme introduction au deuxième tome (fictif) de la

Poétiqued’Aristote. La signifiance de cette oeuvre dans le contexte du roman est la

suivante : l’Église aurait supprimé trois textes anciens qui contredisent son dogme

selon lequel le rire serait provoqué par l’influence néfaste du diable ; ces trois textes

fictifs, qui sont basés sur des textes authentiques, diraient au contraire que c’est Dieu

qui créa le rire. Malheureusement, l’interprétation traditionnelle du fragment

aristotélicien ne fournit pas à ce sémiologue de quoi lier le rire et la religion, de

sorte que le lecteur ne voit pas la pertinence de cette prohibition de laPoétique II.

De nouveau, une interprétation modifiée selon notre étude semble fournir la

pertinence ecclésiastique que le roman cherche sans résultat positif. Si l’on admet

que le rire et le tabou socio-culturel ont la même fonction protectrice, on voit

clairement que notre théorie peut être exprimée en termes d’une allégorie biblique,

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s’agissant de la notion judéo-chrétienne de la faute originelle. Celle-ci est considérée

selon la tradition chrétienne comme étant à l’origine du concept de l’impur, et

partant, comme la notion de l’imi en japonais antique (citée plus haut), de la culture

elle-même. La connaissance du bien et du mal serait donc la raison suffisante de

l’avènement de la culture, qui consiste en une série de structures sociales et les

tabous qui les rendent possibles en les protégeant contre la contradiction nature-

culture. On pourrait ainsi, dans le contexte religieux du roman d’Eco, attribuer au rire

une origine divine : si nous avons observé que le rire nous protège en préservant une

culture à laquelle nous avons besoin de croire, c’est que la culture elle-même est une

anomalie, une contradiction : elle est logiquement impossible. Nos tabous existent

pour nous permettre d’ignorer cette impossibilité, pour nous aveugler devant elle. Le

rire, la dernière ligne de défense pour ces « voiles que la sagesse des hommes a

tissés », serait peut-être, en termes métaphoriques, la miséricorde de Dieu ; son

premier don, l’arc-en-ciel originel, l’humour serait destinée à nous accompagner,

suite à la chute d’Adam, dans le paradis perdu, où l’unité de Nature et Culture, Éden,

n’existe plus, mais où notre mortalité, notre nature animale, est au moins supportable.

En somme, pour nous la comédie prend sa place à côté de la tragédie parmi

les formes littéraires les plus épiques et universelles. C’est pourquoi nous nous

sommes employés à essayer d’établir une méthodologie sémiotique susceptible de

l’expliquer et de le comprendre ; l’étude de la comédie est une science littéraire fort

nécessaire dont l’insuffisance — surtout à côté d’une compréhension totale de la

tragédie qui existe depuis l’époque d’Aristote — n’était que trop évidente et

regrettable. Il est, selon nous, temps de remettre la comédie à l’ordre du jour et,

malgré l’air paradoxal de cette notion, de la prendre désormais au sérieux.

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Explication et interprétation de la comédie au XVIIIe siècle :

pour une théorie sémiotique du comique

by

Peter G. Marteinson

A thesis submitted in conformity with the requirementsfor the degree of Doctor of Philosophy

Graduate Department of FrenchUniversity of Toronto

© 1997 by Peter Marteinson

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INDEX

Actant-tabou 151Agent-tabou 151Alchimie 3Anthropologie 4Apel 23Apte 299Argumentum ad hominem 244, 247Aristote 241, 245, 315Assimilation 249Beaumarchais 40, 51, 65Benoist 19, 31Bergson 58, 62, 93, 260Beth 242, 245, 246Bouddhisme 100, 317Brentano 243Carnap 4, 292Carré sémiotique 17Chasseur chassé 135Chomsky 32Cicéron 170Comédie

esthétique 301Comique

absurde 285binaire 152elliptique 60épistémique 127, 283ontique 127, 283pseudo-utopophile 91utopophile 57

Corneille 310Danesi 10, 13Dasein 245Découverte 308Déculturation 73Degré d’acceptation 249Déguisement

absolu 121relatif 121

Dennett 63Dénouement 309Désignation 9Désintension 57, 249, 259Dilthey 5, 9, 19, 20, 24, 26, 40,

241, 244, 295Discrétisation 8Disjonction comique

définition 260Droysen 5, 23, 241Eco 319Exogène 61Farce 285Fontanille 8Forestier 311Freud 315Frye 41, 49, 54Gestalt 11, 242Greimas 10, 45Hegel 8, 292

Heidegger 57, 245, 295Hobbes 315Identité-idem 74Identité-ipse 74Illusion/dérision 305Imi 147Invention 304Ironie 281, 282Jalousie 8Jaspers 57Jung 15, 243Kalinowski 4, 13, 15, 33, 40, 57,

241Léonard de Vinci 28Leste intensionnel 116Lévi-Strauss 119, 243Maalouf 317Marivaux 160Martin 24, 241, 243, 245, 246, 248,

249Mauron 315Mendeleïev 262Molière 71Montesquieu 73Nietzsche 85Nirvana 100, 317Objet intensionnel 57Oedipe 186Ontologie sémiotique 293Parade 284Pavis 79Perron 10, 13Petitot 6Philèbe 30Piaget 242Platon 5, 30, 33Préférence 249Rabelais 60Reiss 318Relativisation 73Ricoeur 74Rire 296Sacer 147Sartre 13Satire 285Schéma actantiel 45Scherer 40, 53Shakespeare 24Signification 7, 9, 11Situation 303Socrate 30, 33, 62, 260Speze-Voigt 15Steiner 14Thérien 19Tractatus coislinianus 318Trott 164Übersfeld 63Véridiction 17Wismann 23

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Sémiotique du comiqueExplication et interprétation de la comédie au XVIII e siècle

by

Peter G. Marteinson

A thesis submitted in conformity with the requirementsfor the degree of Doctor of Philosophy

Graduate Department of FrenchUniversity of Toronto ; PDF Version 3.1

© 1997 by Peter Marteinson