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1 Martin Luther et la Bible Jean-Claude Verrecchia Introduction : Mis à part les quelque 75 millions de luthériens répartis dans le monde, qui aujourd’hui connaît Martin Luther ? Les chrétiens catholiques sans doute un peu : c’est le moine allemand qui osa défier le pape, et qui finalement causa le déchirement de l’Eglise romaine. Pour les chrétiens évangéliques, globalement, Luther est la grande figure qui ouvrit l’ère de la Réforme, celui dont ils se disent pour la plupart les lointains héritiers. Pour les adventistes, le tableau va probablement de l’ignorance la plus crasse, surtout parmi les jeunes, ou parmi les adventistes des pays émergents, jusqu’à une mince connaissance mêlée de respect, en grande part grâce à Ellen White – tout particulièrement les chapitres 7 et 8 du Grand espoir qui lui sont largement consacrés. Le paragraphe introductif indique on ne peut plus clairement combien Ellen White tenait Martin en haute estime : « Suscité à son heure pour réformer l’Eglise et éclairer le monde, Martin a joué le rôle le plus considérable dans le grand mouvement réformateur du seizième siècle. Zélé, ardent, pieux, ne connaissant aucune crainte sinon celle de Dieu, il n’admettait d’autre base de foi que les saintes Ecritures.» 1 C’est surtout le rapport de Martin Luther aux saintes Ecritures qui fait l’objet de cette présentation. Quelle est la contribution de Luther en matière de lecture et d’interprétation des Ecritures ? Plus simplement, comment lisait-on la Bible avant Luther ? Comment Luther a-t-il lu la Bible ? Comment lit-on la Bible aujourd’hui 500 ans après Luther ? La présente étude se situe résolument sur le terrain de l’herméneutique biblique – comment interpréter la Bible — et non pas sur le plan de la biographie, pour lequel chacun pourra se référer aux multiples ouvrages publiés récemment. On ne peut pas comprendre la Seconde Guerre mondiale si on ignore tout de la Première, et si on ne sait rien des événements qui ont marqué l’entre-deux-guerres. De même, on ne peut comprendre Luther si on ignore tout de ce qui s’est passé avant lui en matière de lecture et d’interprétation de la Bible. Une approche diachronique s’impose donc. COMMENT LISAIT-ON LA BIBLE AVANT LUTHER Les premiers chrétiens lisent et interprètent les Ecritures : l’allégorie Malgré le soin que Jésus prend à annoncer sa mort, Golgotha laisse les disciples totalement désemparés. Cléopas et son compagnon, sur le chemin d’Emmaüs (Luc 24), sont un bon exemple de ce désarroi initial. Il faudra quelques mois, voire quelques années, pour que les premiers croyants transforment en victoire l’échec de la croix. Paul, qui n’appartenait pas au groupe initial des croyants, les y aida beaucoup. Le premier théologien du christianisme n’eut de cesse que de relire les Ecritures – entendez les livres de l’Ancien Testament – à la lumière de la mort de Jésus. Il s’y prit de diverses manières. L’une des plus significatives se 1 Ellen White. La grande controverse, p. 127.

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Martin Luther et la Bible Jean-Claude Verrecchia

Introduction :

Mis à part les quelque 75 millions de luthériens répartis dans le monde, qui aujourd’hui connaît Martin Luther ? Les chrétiens catholiques sans doute un peu : c’est le moine allemand qui osa défier le pape, et qui finalement causa le déchirement de l’Eglise romaine. Pour les chrétiens évangéliques, globalement, Luther est la grande figure qui ouvrit l’ère de la Réforme, celui dont ils se disent pour la plupart les lointains héritiers. Pour les adventistes, le tableau va probablement de l’ignorance la plus crasse, surtout parmi les jeunes, ou parmi les adventistes des pays émergents, jusqu’à une mince connaissance mêlée de respect, en grande part grâce à Ellen White – tout particulièrement les chapitres 7 et 8 du Grand espoir qui lui sont largement consacrés. Le paragraphe introductif indique on ne peut plus clairement combien Ellen White tenait Martin en haute estime :

« Suscité à son heure pour réformer l’Eglise et éclairer le monde, Martin a joué le rôle le plus considérable dans le grand mouvement réformateur du seizième siècle. Zélé, ardent, pieux, ne connaissant aucune crainte sinon celle de Dieu, il n’admettait d’autre base de foi que les saintes Ecritures.» 1

C’est surtout le rapport de Martin Luther aux saintes Ecritures qui fait l’objet de cette présentation. Quelle est la contribution de Luther en matière de lecture et d’interprétation des Ecritures ? Plus simplement, comment lisait-on la Bible avant Luther ? Comment Luther a-t-il lu la Bible ? Comment lit-on la Bible aujourd’hui 500 ans après Luther ? La présente étude se situe résolument sur le terrain de l’herméneutique biblique – comment interpréter la Bible — et non pas sur le plan de la biographie, pour lequel chacun pourra se référer aux multiples ouvrages publiés récemment. On ne peut pas comprendre la Seconde Guerre mondiale si on ignore tout de la Première, et si on ne sait rien des événements qui ont marqué l’entre-deux-guerres. De même, on ne peut comprendre Luther si on ignore tout de ce qui s’est passé avant lui en matière de lecture et d’interprétation de la Bible. Une approche diachronique s’impose donc. COMMENT LISAIT-ON LA BIBLE AVANT LUTHER Les premiers chrétiens lisent et interprètent les Ecritures : l’allégorie Malgré le soin que Jésus prend à annoncer sa mort, Golgotha laisse les disciples totalement désemparés. Cléopas et son compagnon, sur le chemin d’Emmaüs (Luc 24), sont un bon exemple de ce désarroi initial. Il faudra quelques mois, voire quelques années, pour que les premiers croyants transforment en victoire l’échec de la croix. Paul, qui n’appartenait pas au groupe initial des croyants, les y aida beaucoup. Le premier théologien du christianisme n’eut de cesse que de relire les Ecritures – entendez les livres de l’Ancien Testament – à la lumière de la mort de Jésus. Il s’y prit de diverses manières. L’une des plus significatives se

1 Ellen White. La grande controverse, p. 127.

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lit dans l’un des plus anciens écrits chrétiens, la lettre aux Galates. En butte aux ennemis de l’intérieur qui viennent « pourrir » l’évangile qu’il a prêché dans cette région, et qui imposent l’asservissement de la loi plutôt que la liberté de l’évangile, Paul fait référence aux deux femmes d’Abraham et à leur postérité (Gal 4) :

« il est écrit qu’Abraham eut deux fils, un de la servante et un de la femme libre. 23Mais celui de la servante est né selon la chair, et celui de la femme libre du fait de la promesse. 24Il y a là une allégorie; car ces femmes sont deux alliances. L’une, celle du mont Sinaï, fait naître pour l’esclavage : c’est Hagar 25— or Hagar, c’est le mont Sinaï en Arabie — et elle correspond à la Jérusalem de maintenant, car elle est dans l’esclavage avec ses enfants.

26Mais la Jérusalem d’en haut est libre, et c’est elle qui est notre mère. »

Deux épouses, mais qui sont deux alliances, et aussi deux statuts sociaux : celui de la liberté ou celui de l’esclavage. Une ville, Jérusalem, divisée en deux : la ville d’en bas pour les esclaves ; la ville d’en haut pour les êtres libres, la ville mère de tous les chrétiens. Paul prend le soin de nommer la méthode qu’il utilise : « il y a là une allégorie ». Méthode qui nous déroute car elle ne correspond pas à notre manière habituelle de lire les textes. Mais Paul n’invente rien. Il ne fait qu’utiliser ce qui se faisait depuis plusieurs décennies à Alexandrie, la capitale du judaïsme hellénistique, à la suite du grand philosophe juif Philon. Méthode bien utile pour dépasser le sens historique de l’Ancien Testament et rejoindre la pleine révélation de Dieu en Jésus-Christ. Méthode bien utile aussi pour gommer les aspérités morales de certains récits de l’Ancien Testament. Cette manière de lire l’Ancien Testament de manière allégorique sera magnifiée par le père de l’exégèse biblique, Origène (185-253). A titre d’exemple, voici comme il interprétait le chapitre 19 du livre de la Genèse, qui décrit la relation incestueuse entre Lot et ses filles :

« Pour nous, autant que nous pouvons juger, nous faisons de Lot une figure de la Loi. . . Celles-ci [les filles de Lot] désirant que se propage la race charnelle et que s’affermissent les forces du royaume terrestre par une abondante postérité, assoupissent et endorment leur père, c’est-à-dire qu’elles recouvrent et obscurcissent son sens spirituel, et n’en retiennent que le sens charnel. Aussi conçoivent-elles et engendrent-elles des fils tels que c’est à l’insu du père qui ne les connaît pas. Ce n’était ni l’esprit ni la volonté de la loi de produire des générations charnelles mais la loi s’endort pour qu’une semblable descendance, qui “n’entre pas dans l’assemblée du Seigneur”, puisse être engendrée. “Les Ammonites, en effet, dit l’Ecriture, et les Moabites n’entreront pas dans l’assemblée du Seigneur jusqu’à la troisième et à la quatrième génération et tant que dure le siècle”; ce qui veut dire que la descendance charnelle de la loi n’entre dans l’Eglise du Christ ni à la troisième génération en raison de la Trinité, ni à la quatrième en raison des Evangiles, ni tant que dure le siècle. . . »2

L’interprétation allégorique sera privilégiée dès l’origine du christianisme. Et dans bien des cercles d’étude, consciemment ou non, elle joue aujourd’hui encore un rôle important. Toute riche qu’elle fût, cette méthode courrait le risque de réduire à sa plus simple dimension la valeur historique des récits, par des interprétations souvent délirantes et totalement incontrôlables. Ainsi, pour en revenir à Lot, quand Origène prétend qu’il est une

2 Origène, Homélies sur la Genèse, Sources chrétiennes 7 bis, Paris : Cerf, 1976, V, 10, 35-60.

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figure de la loi, c’est une pure conjecture sortie de son brillant esprit mais qui ne peut en rien être démontrée. La lecture littérale : l’école d’Antioche Celse (IIe siècle), Théodore de Mopsueste (352-426), Théodoret (393-460) et Jean Chrysostome (344-407) sont les principaux représentants de ce qu’on nomme l’école d’Antioche. Ils s’en prennent violemment à l’exégèse allégorique. Voici trois exemples éclairants :

1) Le mensonge de Rebecca en Genèse 27 Pour les allégoristes, quand Jacob revêt les vêtements d’Esaü, c’est Jésus qui prend sur lui nos péchés. Mais pour Jean Chrysostome, cette histoire met en avant l’amour d’une mère, qui excuse le mensonge. Chrysostome, à l’inverse d’Origène, ne cherche pas à dédouaner Rébecca et son fils. De ce péché de mensonge, Dieu va toutefois tirer un bien.

2) L’interprétation générale des Psaumes

Contrairement aux allégoristes qui voient le Christ dans la plupart des psaumes, l’école d’Antioche ne retient comme messianiques que les psaumes qui sont cités par les auteurs du Nouveau Testament (ainsi les psaumes 2 ; 22; 8 ; 44 ; 109).

3) L’interprétation du Cantique des Cantiques Théodore lit le Cantique d’une manière tout historique, c’est-à-dire littéralement. C’est un chant d’amour humain, composé par Salomon à l’occasion de son mariage avec une princesse égyptienne. A l’inverse, les allégoristes avaient depuis longtemps défendu une interprétation christologique et ecclésiologique du Cantique. Ce livre décrit à leurs yeux l’histoire d’amour entre le Christ et l’Eglise.

Pour les antiochiens, la littéralité des textes doit être maintenue. Il ne s’agit pas de chercher un sens figuratif ou un sens spirituel caché derrière tous les détails bibliques. Toutefois, les récits ou les personnages de l’Ancien Testament peuvent typologiquement annoncer des réalités à venir.3 Les moines lisent la Bible (période du Haut Moyen Age) Entre lecture allégorique, lecture littérale ou lecture typologique qui se projette dans le futur, les moines des couvents ne vont pas choisir. Ils vont au contraire ajouter une quatrième lecture, à partir du IVe siècle. La Bible va devenir alors comme le compagnon de route du moine qui fuit le monde, qui se réfugie dans les déserts et qui cherche la référence qui pourra le guider dans sa quête de perfection. Grégoire de Nysse (331-394) est l’un des principaux initiateurs de cette lecture. Voici comment il s’en explique : « Par quelle purification on doit se purifier de la vie égyptienne et étrangère, en sorte de vider le sac de l’âme de tout aliment impur, préparé par les Egyptiens,

3 Cf. Pierre Thomas CAMELOT, « ANTIOCHE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 2 janvier 2017.

URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/antioche/

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et de recevoir ainsi en soi avec une âme pure la nourriture qui descend du ciel. »4 La lecture et l’interprétation de la Bible sont ici érigées au rang de nourriture de l’âme, la vraie manne qui donne au moine force et vie. C’est qu’il aura à lutter sans relâche contre le mal, en vue d’atteindre la perfection. Le chemin sera tant parsemé d’épreuves qu’il est hors de question de se nourrir parcimonieusement. C’est tous les jours et à chaque moment que dans la Bible le moine trouvera la nourriture vitale. On le voit, le mouvement qui surgit des monastères et des couvents est plus qu’un changement de méthode. Il ne s’agit plus ici d’appartenir à une école, qui défend ses positions contre une autre école. L’interprétation de l’Ecriture s’inscrit à présent dans une perspective bien plus individuelle. A l’instigation ultérieure de Grégoire le Grand (540-604), la Bible est conçue « comme miroir de l’activité humaine ou de l’homme intérieur.»5 Les grands personnages de l’histoire biblique viennent ainsi illuminer les humains. Voici comment selon lui, on doit s’inspirer de certains héros de l’Ancien Testament :

« Pour que la lumière des étoiles, les unes après les autres, et chacune en son temps, perce les ténèbres de notre nuit, Abel est venu faire paraître l’innocence, Enoch apprendre la pureté des mœurs, Noé enseigner la persévérance dans l’espoir et dans les actes, Abraham manifester l’obéissance, Isaac montrer la chasteté dans le mariage, Jacob enseigner la constance dans le travail, Joseph rendre le bien pour le mal, Moïse faire paraître la douceur, Josué figurer la confiance dans l’adversité, Job faire paraître la patience au milieu des épreuves. Voilà les étoiles brillantes que nous apercevons dans notre ciel pour parcourir du pas assuré de nos œuvres le sentier de notre nuit. »6

Dès lors, on parlera des quatre sens des Ecritures. L’exemple suivant explique clairement la méthode. Quel est le sens du mot Jérusalem dans la Bible ? Selon le sens littéral (Antioche), le mot Jérusalem renvoie à la ville de Palestine, conquise par le roi David pour en faire la capitale de son royaume. Selon le sens allégorique, le mot Jérusalem renvoie à l’Eglise. Selon le sens moral (ou tropologique) en vogue dans les couvents, le mot Jérusalem désigne l’âme humaine. Enfin, selon le sens prophétique (ou anagogique), le mot Jérusalem renvoie à la Jérusalem céleste. Dans certains milieux protestant évangéliques, sans doute par ignorance, on tend à considérer la période monastique comme une période sombre en ce qui concerne la lecture et l’interprétation de la Bible. Bien au contraire, nombre de monastères ont été les lieux de production privilégiés d’une littérature mystique riche et féconde, dans laquelle le sens moral était privilégié. De plus, on ne doit jamais oublier que jusqu’à l’invention de l’imprimerie, c’est à la main, dans les monastères, que les manuscrits bibliques furent inlassablement copiés et recopiés, que des Bibles furent somptueusement décorées et illustrées. Pourtant, la méthode des quatre sens se révéla petit à petit comme un attelage déséquilibré. Le sens moral cher à Grégoire le Grand prit inexorablement le dessus. Au lieu de contempler les figures du passé (sens littéral) les moines se sont contemplés eux-mêmes. Au lieu de

4 Grégoire de Nysse. Contemplation sur la vie de Moïse. Traité « Sur la perfection en matière de vertu. »

5 H. de Lubac, L’Ecriture dans la tradition, Paris. Aubier, 1992, p. 72.

6 Morales sur Job. Sources chrétiennes 32. Paris, Cerf. 1952, pp. 135-136.

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l’image des héros bibliques, les lecteurs n’ont plus vu que leur propre image, en une corruption funestement narcissique. La lecture scolastique (Bas Moyen Age) : Quelle que soit la lecture adoptée, une double muraille limite l’accès à la Bible de manière quasi insurmontable : les lecteurs sont rares – entendez ceux qui sont capables de lire ; les copies de la Bible sont peu nombreuses et à un prix totalement inabordable pour le commun des mortels. Ces deux problèmes ne sont pas nouveaux. Déjà à l’époque de Jésus, seulement 5 à 10% de la population était suffisamment lettrée pour lire un texte quel qu’il fût. Les textes étaient donc lus en public à haute voix. Quant à la Bible telle que nous la connaissons aujourd’hui – un unique volume réunissant les soixante-six livres qui la composent – elle n’existait pas. Circulaient simplement des copies séparées des livres de l’Ancien puis du Nouveau Testament. A titre d’exemple, au premier siècle de l’ère chrétienne, se procurer une copie personnelle de l’évangile de Marc (16 chapitres seulement) pouvait coûter l’équivalent de 600 euros. Comment surmonter l’obstacle ? Jouxtant les cathédrales, les écoles, sous la tutelle des évêques, vont faire œuvre d’éducation. Elles préparent des enseignants (bacccalaureus biblicus), chargés d’expliquer la Bible aux fidèles. On compose pour eux un peu comme des manuels pédagogiques, des Catena de la Bible. Ce mot latin signifie « chaîne ». Pour ne pas laisser l’enseignant démuni, on lui fournissait une chaîne de citations venant des Pères de l’Eglise, explicitant tel ou tel passage de l’Ecriture. Parallèlement, quand on copiait ou recopiait un manuscrit d’un livre biblique, on ajoutait soit entre les lignes, soit en marge du texte, des notes explicatives, appelées gloses. Il pouvait s’agir de l’explication de mots difficiles, ou d’une paraphrase interprétative. Toutes louables qu’elles aient été, ces tentatives étaient néanmoins insuffisantes, d’autant qu’à côté des écoles cathédrales se développent à partir du XIIe siècle les universités, placées directement sous la tutelle du pape. S’y inscrivent des étudiants en quête du droit d’enseigner. Les principales universités regroupent plusieurs facultés spécialisées. La plus importante est la faculté de théologie. A ses côtés, la faculté des arts, qui enseigne les sciences profanes ; la faculté de droit ; la faculté de médecine. Avant de pouvoir enseigner la théologie, il faut d’abord être licencié ès arts. Petit à petit se constitue un corps professoral spécialisé, relayé par deux ordres religieux naissant, les Franciscains et les Dominicains. Les professeurs circulent librement dans toute l’Europe, passant d’une université à une autre. Parallèlement, les œuvres d’Aristote sont traduites en latin et sont donc facilement accessibles. Elles joueront un rôle considérable dans le développement de la connaissance. Par leur biais, la raison humaine fait son entrée dans la réflexion théologique via la philosophie. La formule ancienne de saint Augustin refait surface : « Comprends pour croire, crois pour comprendre ». Saint Anselme (1033-1109) publie son Fides quaerens intellectum (La foi en quête d’intelligence). La Bible n’est plus seulement le miroir dans lequel le moine plonge son regard pour gagner en perfection. Elle devient surtout l’objet de la réflexion humaine, un texte à questionner et à interroger, à l’aune de la raison, un ensemble à partir duquel on doit construire un système rationnel de croyances. On applique alors à la Bible les procédés classiques de la dialectique donnant une place de choix à la grammaire et à la rhétorique. Ainsi naquirent la dogmatique et la théologie systématique. On nomme ce grand courant la scolastique. La méthode scolastique se déploie en quatre phases successives. La première est le commentaire (du texte biblique). La deuxième est la question, par laquelle on tente de

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résoudre selon un schéma préétabli les problèmes théologiques et/ou philosophiques soulevés par le texte. La troisième est la somme, qui est le résumé systématique des phases précédentes. La dernière phase est la dispute, exercice universitaire public pendant lequel au cours de séances solennelles, les étudiants étaient invités à poser à leurs maîtres les questions les plus diverses et variées. La somme théologique de Thomas d’Aquin (1224-1274) est le témoin magistral de la scolastique, qui a marqué durablement la théologie chrétienne, catholique en particulier. L’œuvre se voulait être au départ un bref traité rassemblant les connaissances de base pour tout étudiant en théologie, organisé thématiquement. A l’arrivée, le projet est resté inachevé : plus de deux millions de mots, en un ensemble trois fois plus volumineux que l’Ancien et le Nouveau Testament réunis. Voici par exemple, comment Thomas d’Aquin traite la question – somme toute secondaire – du jeûne. Dans sa Somme théologique, c’est la question 147. Il ne faut à Thomas pas moins de huit articles pour la traiter : 1° Le jeûne est-il un acte de vertu ? 2° De quelle vertu est-il un acte ? 3° Est-il de précepte ? 4° Y en a-t-il qui soient exempts de l’observation de ce précepte ? 5° Du temps du jeûne. 6° Est-il necessaire qu’on ne mange qu’une fois pour jeûner ? 7° De l’heure à laquelle doivent manger ceux qui jeûnent? 8° Des aliments dont ils doivent s’abstenir. L’outillage ainsi fourni aux étudiants était plus que perfectionné, répondant aux exigences rationnelles de l’esprit, servi par les règles de l’évidence et de la démonstration. On a coutume de comparer l’œuvre de Thomas aux cathédrales gothiques. Majestueuses, grandioses, et mystérieuses à la fois. L’avenir montrera bientôt que Martin Luther se sentit perdu sous ces voûtes élevées ! La révolution Gutenberg Les moines des couvents l’avaient-il rêvé ? En tout cas c’est Gutenberg qui le fit ! Finies les fastidieuses copies de manuscrits. Finis les prix exorbitants à débourser pour se procurer un seul exemplaire. Le 23 février 1455, Johannes Gutenberg et ses associés Johann Fust et Peter Schoeffer impriment à Mayence le premier livre à l’aide de caractères mobiles. Ce qu’on appelle depuis la Bible de Gutenberg reproduit le texte de la Vulgate, c’est-à-dire la Bible traduite en latin par Jérôme. Hormis les premières pages légèrement plus courtes, Gutenberg opte pour un format de 42 lignes par page, utilisant l’écriture gothique dite textura, utilisée à l’époque pour les textes liturgiques. La taille des caractères est semblable à celle des manuscrits de grande taille, pour faciliter la lecture liturgique à haute voix. Gutenberg ne mesura sans doute pas à quel point sa prouesse technique allait révolutionner l’accès aux connaissances. Pour la Bible, elle allait petit à petit quitter le monde reclus des couvents, des monastères et des bibliothèques universitaires. Des mains des clercs, des professeurs et de quelques individus fortunés, la Bible allait désormais pouvoir rejoindre son peuple, tous les membres du peuple de Dieu. Soixante et un ans plus tard, à Bâle, en 1516, Erasme publie la première édition du Nouveau Testament en grec. L’année suivante, en 1517, à Alcala, en Espagne, le cardinal Ximenez de Cisneros termine à son tour le Nouveau Testament, le 10 juillet précisément, quelques jours avant sa mort, en une édition magistrale de six volumes, incluant également l’Ancien Testament en hébreu, la Vulgate, la Septante, le targum Onquelos, et aussi des dictionnaires et des grammaires de l’hébreu et du grec.

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Toutes les pièces sont maintenant sur l’échiquier. La Bible est accessible. Les indispensables outils pour l’étudier en profondeur deviennent disponibles. Tout est prêt. Au même moment, à quelque 2300 km d’Alcala, Martin Luther met une dernière main à la rédaction de ses 95 thèses… COMMENT LUTHER A-T-IL LU LA BIBLE Pendant un voyage dans la région d’Erfurt, Martin Luther est pris dans un orage. Il voit la foudre tomber juste à ses pieds. Cet événement change le cours de sa vie. Il s’était jusqu’alors préparé à une carrière de juriste, après avoir obtenu à l’université d’Erfurt le grade de maître ès arts. Mais il décide d’entrer au couvent des ermites augustiniens d’Erfurt, le 7 juillet 1505, à l’âge de 23 ans. Luther choisit ce couvent pour son ascèse sévère, pour son orientation philosophico-théologique, mais aussi pour son ouverture à la culture. Il va s’y nourrir des textes mystiques et des œuvres d’Augustin, de la Somme de Thomas d’Aquin, sans négliger Aristote. Luther fut et resta toute sa vie tourmenté dans sa foi. La rencontre avec Dieu le terrifie. Il a peur du dernier jour qui approche. Il ne voit en Dieu qu’un juge avec lequel il est impossible de transiger. C’est en particulier au moment de célébrer la messe que Luther ressent au plus profond de son être cette distance irréductible avec Dieu. Il décrit en ces termes sa première célébration, le 2 mai 1507 : « A partir de ce moment j’ai lu la messe avec un grand effroi. » (WA 5.86. 5357). La même année, en 1507, Luther commence ses études en théologie, toujours à Erfurt, à l’instigation de son provincial Staupitz, mais contre sa propre volonté. Cinq ans plus tard, en 1512, flanqué de son titre de docteur, il commence à enseigner la Bible à Wittenberg. Contrairement à l’opinion commune, Martin Luther ne débute pas son enseignement par le Nouveau Testament, et particulièrement l’épître aux Romains, mais par l’Ancien Testament. Il commence – en latin – faut-il le préciser, par le livre de la Genèse. Puis il se consacrera longuement aux Psaumes. Les années passées chez les Frères de la Vie commune puis au couvent d’Erfurt ont laissé en lui des traces indélébiles. Luther se retrouve dans les cris d’angoisse des psaumes ; il s’accroche aux promesses qu’ils véhiculent. C’est sans doute dans son cours sur le livre des Psaumes, donné de 1513 à 1515, mais publié en 1876 seulement, que l’on peut retrouver les principes qui ont guidé Luther dans sa lecture et son interprétation de la Bible. Ces deux volumes montrent à la fois combien il pouvait s’inscrire dans la tradition de l’Eglise et combien aussi il sut s’en départir. Les quatre sens de l’Ecriture revisités Suivant la pratique de l’époque, Luther s’en tient au départ aux quatre sens de l’Ecriture. Mais finalement, il en développe un agencement nouveau. Tout d’abord, s’agissant des psaumes, il insiste que le sens littéral ne peut se limiter au personnage principal, le roi David. Pour lui, et à la suite de Lefèvre d’Etaples dont il utilise d’ailleurs l’édition du livre des Psaumes (Le Psalterium Quincuplex), le sens littéral est synonyme de sens christologique. C’est le sens dominant. En d’autres termes, comme il l’indique dès la préface de son commentaire, le Christ est la clef du Psautier. Même les Psaumes les plus sombres, qui

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décrivent le sentiment d’abandon de l’être humain pécheur sont interprétés à la lumière du Christ. Ainsi le psaume 22 :

«2Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? Pourquoi te tiens-tu si loin? Pourquoi ne me sauves-tu pas? Pourquoi n’entends-tu pas mes cris? 3Mon Dieu, je crie le jour, et tu ne réponds pas; je crie la nuit, je ne garde pas le silence. »

Luther voit en ces versets un puissant énoncé de la nature humaine de Jésus. Cette lecture christologique est élevée au rang de système d’interprétation général. C’est toute l’Ecriture qui doit être interprétée à la lumière du Christ qui en est le pivot. Le sens littéral est ainsi donc supplanté, englobé et absorbé par le sens qu’on peut nommer christologique. Mais le chrétien doit aussi s’approprier les préceptes du Christ dans sa propre vie. C’est le sens tropologique (moral). Pour éviter toute dérive moralisante, Luther prend bien soin de mettre en évidence que cette application des préceptes du Christ relève de la foi. Le croyant renonce à sa propre justice pour recevoir celle de Dieu. Dans cette lecture on notera que le sens allégorique, qui renvoie à l’Eglise, passe à l’arrière-plan. Quant au sens prophétique, il est redéfini en ces termes : « C’est pourquoi Christ est le but de tout, et le centre vers lequel tout tend et que tout désigne : ce qui en Christ a commencé à s’accomplir et qui maintenant s’accomplit sera entièrement accompli à la fin.» 7 La boucle est bouclée. On voit ici ce qui deviendra la clef de voûte de l’herméneutique luthérienne, bien exprimée par ces propos pleins de fougue :

" Nos adversaires se servent de l’Ecriture contre le Christ, nous, nous nous servons du Christ contre l’Ecriture. C’est le Christ qui est le Seigneur de l’Ecriture et de toutes les oeuvres… C’est pourquoi je ne me soucie en rien des textes scripturaires, même si tu m’en cites six cents en faveur de la justice des œuvres contre la justice de la foi… Ce qui n’enseigne pas le Christ n’est pas apostolique, même si c’est Pierre ou Paul qui enseignent.»8

Le rejet de la scolastique « La théologie scolastique n’est rien d’autre qu’une opinion » (WA 44,732,1). C’est sur le terrain de l’anthropologie que le chemin de Luther se sépare de la scolastique. Du côté de la tradition scolastique, l’homme est l’image de Dieu. « Comme Dieu, cause première, est principe de ses œuvres, l’homme, cause seconde, est, lui aussi, appelé à être principe de ses œuvres.»9 Il en résulte qu’il y a chez l’homme un potentiel de vertus qu’il doit faire fructifier, en accomplissant des bonnes œuvres. L’homme devra se rendre digne de la grâce divine. Mais pour Luther, cette quête est totalement vaine. A l’inverse, pour Luther, l’homme doit cesser de se déifier et redevenir homme. Pour ce faire, Dieu doit lui-même descendre et se faire homme. Dans le Christ, Dieu rompt avec la gloire et

7 3.375.29. Cf. Marc Lienhard, Luther témoin de Jésus-Christ. Cogitatio Fidei 73. Paris, Cerf, 1973, pp. 48 ss.

8 WA 40.1, 458-459 et 7/385.

9 Martin BRECHT, Pierre BÜHLER, « LUTHER MARTIN - (1483-1546) », Encyclopædia Universalis [en ligne],

consulté le 4 janvier 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/martin-luther/

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accomplit sa force dans la faiblesse. Du coup, les constructions et traditions humaines, si savantes et si élaborées qu’elles puissent être – et c’était bien le cas dans la théologie scolastique – ne sauraient entrer en ligne de compte dans l’interprétation de la Bible. C’est sur ce point que Luther devient l’hérétique à abattre. Ce n’est pas en soi sa lecture et son interprétation de l’Ecriture qui font problème. L’irréductible tension entre lui et l’Eglise vient de ce qu’ils ne parlent pas le même langage. Luther demande haut et fort qu’on lui démontre que son raisonnement est faux, mais à la lumière de la Bible. Ses opposants ne raisonnent qu’en termes de tradition, à la manière scolastique. Ainsi sur la question du rôle et de la valeur des indulgences, Luther aura beau crier haut et fort, Bible en main, que cette doctrine n’a aucun fondement dans les Ecritures, l’Eglise lui répondra, bien scolastiquement, avec force exemples des pères de l’Eglise et des conciles, que cette doctrine fait partie des gènes du christianisme. Pas de retour aux sources mais une Bible accessible à tous « Aux sources ». Dans un texte fameux publié par Erasme en 1511, Le plan des études,10 le grand humaniste hollandais prône le retour aux sources grecques et anciennes comme préalable indispensable à l’étude de tous les textes de l’Antiquité. S’agissant de la Bible en particulier, Erasme considère qu’elle contient bien des passages obscurs, que le recours aux langues originales pourrait certainement éclaircir. A l’inverse, pour Luther la Bible est claire (divina claritas) parce que le Christ nous a ouvert l’intelligence afin que nous en comprenions le sens. Il s’ensuit une longue et virulente discussion entre les deux hommes qui ne réussirent pas à s’entendre. Luther maîtrise l’hébreu et le grec. Mais il ne fera pas du recourt aux textes originaux son cheval de bataille. Sa préoccupation est ailleurs, en particulier dans la traduction de la Bible en langue vernaculaire. Luther traducteur Consécutivement à son élection à la tête du Saint Empire, Charles Quint convoque en une assemblée extraordinaire – la Diète impériale – les princes-électeurs et les conseillers des villes de l’empire. Cette réunion durera du 28 janvier au 25 mai 1521. Plusieurs thèmes sont à l’ordre du jour. Les 17-18 avril, l’audience est consacrée à Martin Luther. Certes, il avait déjà été déclaré hérétique et frappé d’excommunication. Mais l’élection récente de Charles Quint lui faisait obligation d’entendre le moine rebelle. Deux semaines après son audition, le 4 mai 1521, le verdict tombe qui stipule la mise au ban. Secrètement, Frédéric III de Saxe, le prince-électeur, fait exfiltrer Martin pour le mettre en sécurité à Eisenach, au château de la Wartbourg. C’est dans ces conditions que Martin s’attaqua immédiatement à la traduction de la Bible en allemand. En onze semaines, le Nouveau Testament est achevé, à partir du texte grec établi par Erasme et à partir de la Vulgate. Luther entame ensuite la traduction de l’Ancien Testament avec l’aide de plusieurs collaborateurs, dont notamment Philippe Melanchthon. La Bible complète – y compris les apocryphes – paraît en 1534. Des révisions suivent, à un rythme effréné, en 1541, 1543, 1545 et même à titre posthume en 1546. On estime qu’un tiers des Allemands en capacité de lire purent se procurer cette Bible, ce qui suffit à confirmer que cette traduction connut un considérable retentissement. Comment expliquer ce succès ? Luther ne fut pas le premier traducteur de la Bible en allemand. Une dizaine de traductions, plus ou moins complètes, circulaient avant la sienne.

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Cf. Erasme. Œuvres choisies. J.-C. Margolin. Paris, Laffont, 1992.

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Le retentissement de son œuvre tient sans doute au fait que Luther fut l’un des premiers traducteurs, sinon le premier, à prendre en compte la langue source (l’hébreu de l’Ancien Testament et le grec du Nouveau) et la langue cible (ici l’allemand). A ce titre, bien avant la naissance de la linguistique, Luther peut être considéré comme le premier traducteur moderne. Luther refuse de se laisser enfermer dans un système qui donnerait la priorité absolue au texte source, ce qui a donné et donne encore des traductions calques, au mot à mot, autant fidèles qu’incompréhensibles. Il refuse aussi le laxisme incontrôlable d’une traduction privilégiant la cible. Sa traduction prend en compte les idées et le style des langues bibliques, mais elle s’adapte au génie de la langue d’arrivée. Plus encore, elle crée une langue d’arrivée. Car on n’a plus parlé allemand de la même manière après la traduction de Luther. Et la grammaire allemande doit beaucoup à Luther qui l’a largement façonnée. Tout traducteur de la Bible aujourd’hui encore ferait bien de relire sa démarche :

« Car ce ne sont pas les lettres de la langue latine qu’il faut scruter pour savoir comment on doit parler allemand, comme le font ces ânes [les autres traducteurs] ; mais il faut interroger la mère dans sa maison, les enfants dans les rues, l’homme du commun sur le marché, et considérer leur bouche pour savoir comment ils parlent, afin de traduire d’après cela ; alors, ils comprennent et remarquent que l’on parle allemand avec eux. »11

La traduction de Luther est comme une pierre dans le jardin d’Erasme qui soulignait les difficultés contenues dans la Bible. Pour Martin, la Bible est claire. Cela doit se voir dans toute traduction. Et parce qu’elle est claire, elle doit être diffusée largement, partout et pour tous. COMMENT LIT-ON LA BIBLE APRES LUTHER Lit-on aujourd’hui la Bible comme Luther ? Son herméneutique lui a-t-elle survécu ? S’il est un domaine où la contribution de Luther est indiscutable, c’est celui de la traduction. Avec Jérôme, Luther est le grand traducteur de la Bible. Il comprend parmi les premiers que le traducteur ne peut limiter sa tâche à produire un calque de l’original. Traduire, c’est donner vie. Traduire c’est à la fois rendre compte de la source mais aussi et surtout atteindre la cible dans sa propre langue. Cela passe non seulement par une connaissance approfondie de la langue vernaculaire-cible, mais aussi par la nécessité de faire évoluer cette langue pour qu’elle puisse être un réceptacle acceptable de la parole écrite de Dieu. Luther en un double mouvement a utilisé l’allemand de l’époque, mais il a aussi offert à ses compatriotes une langue aboutie dans sa grammaire. En un sens, on retrouve dans la traduction Parole de Vie l’aboutissement de la méthode de Luther. Toute la Bible, mais traduite dans une langue française revisitée pour le public cible – ceux pour qui le français n’est pas la langue maternelle. Traduire l’Ecriture, c’est aussi lui trouver d’autres formes d’expression. On ne peut ici passer sous silence la contribution liturgique de Luther : pas moins de 43 chants composés pour la liturgie, revue en profondeur. L’Ecriture se lit. L’Ecriture se chante aussi. Il n’est pas certain que le protestantisme en général ait su gérer cet héritage surtout au niveau liturgique. Et en matière de traduction, les tendances sont encore très marquées, entre les tenants d’une priorité au texte source et ceux qui privilégient le texte cible.

11 Epître sur l’art de traduire. Œuvres complètes, t. VI. Genève, Labor et Fides, 1964, p. 195.

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Peut-on reprocher à Luther d’avoir remis le Christ au centre des Ecritures ? Certes pas. Mais pour ne prendre que l’exemple de son interprétation des psaumes, sa lecture résolument christologique suscite aujourd’hui bien des critiques. Plus largement, si la lecture postpascale de l’Ancien Testament est largement pratiquée par le protestantisme évangélique, elle est généralement récusée par le protestantisme historique (et aussi le catholicisme). Luther n’a sans doute pas mesuré combien l’Ancien Testament était d’abord et avant tout l’Ecriture des juifs, et non celle des chrétiens. Finalement, l’herméneutique de Luther fait la preuve il y a 500 ans déjà, que le sens de l’Ecriture est aux mains du lecteur. Autrement dit, c’est chez Martin le désespéré, Martin le tourmenté, Martin le terrorisé, Martin en butte à ses faiblesses et à la grandeur de Dieu que se forge cette herméneutique. Luther n’est plus là. Les ennemis qu’il a combattus non plus. Du coup, rares sont les interprètes de l’épître aux Romains qui suivront Luther dans ses explications. Reste ce petit bout de phrase, qui résume, croit-on, l’essentiel de sa démarche : Sola Scriptura, l’Ecriture seule. Il n’est pas certain que Luther soit l’auteur de ces mots. On leur a souvent donné un sens très radical, qui ne prend pas en compte le contexte dans lequel ils ont pu être prononcés. On imagine ainsi le lecteur de la Bible idéal : assis à sa table, tout seul, sans l’aide de quiconque et surtout pas d’un clerc, il lit la Bible sans aucune aide quelle qu’elle soit, un peu comme un Robinson Crusoé, perdu sur son île déserte. Placée dans son contexte historique tel que nous avons tenté de le résumer, la Sola Scriptura de Luther peut se comprendre ainsi : Non à la lecture seulement littérale de la Bible qui ne s’attache qu’à la factualité des récits. Non à la lecture allégorique qui donne priorité à l’Eglise, comme chez Origène. Non à la lecture scolastique trop soumise aux exigences de la tradition. Mais oui à la lecture dont le Christ est pour toujours le centre unique et absolu. Oui à la lecture rendue accessible par une traduction qui respecte la source tout autant que la cible. Finalement, Luther a fait souffler sur la Bible une brise plus que bienfaisante. Il n’est pas l’unique initiateur de ce courant nouveau. Qu’aurait été Luther sans Gutenberg et sans Erasme ? Toute imposante et respectable qu’elle soit, l’œuvre de Luther est inachevée, comme toute œuvre de réforme. Les nuages qui encombraient le ciel de Luther ne sont plus les nôtres aujourd’hui, mais d’autres menacent. La Bible survivra toujours, à condition qu’elle soit portée par une Eglise réformée, toujours en réforme : Ecclesia reformata, semper reformanda. Réveil et Réformation. Vérité présente.

“Il n’y a aucune excuse à penser qu’il n’y a plus de vérité à être révélée, et que toutes nos explications de l’Ecriture sont sans erreur. Le fait que certaines doctrines ont été tenues pour vraies par notre peuple n’est pas la preuve que nos idées sont infaillibles. Le temps qui passe ne fait pas d’une erreur une vérité… Aucune recherche approfondie ne compromettra jamais une vraie doctrine.”12

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Ellen G. White. Review and Herald. 20 décembre 1892.

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Bibliographie : Marc Lienhard, Luther. Genève, Labor et Fides, 2016. Pierre Gibert, L’invention critique de la Bible. XVe-XVIIIe siècle. Paris, Gallimard, 2010