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Martine Heredia - Une esthétique du vide pour transcender la souffrance: Tapiès et l'informel

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Page 1: Martine Heredia - Une esthétique du vide pour transcender la souffrance: Tapiès et l'informel

Université Paris-Est, LISAA, EA 1420.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il semble que, pour les artistes de l’art

informel, la question de la réalité ne puisse plus se poser de la même façon. Le monde que

cette nouvelle peinture présente n’est soudain plus identifiable ; le geste pictural va le

dévoiler, l’« informer ». Ainsi vont être bousculés certains repères de l’histoire de l’art: ce qui

surprend de prime abord, c’est l’étrangeté de ces nouvelles formes, qui précisément n’en sont

pas, ou du moins ne s’apparentent plus avec celles que l’on tient habituellement pour telles.

Ensuite, ce que le spectateur y découvre ne renvoie à rien de représentable ou de

reconnaissable, mais le met en présence d’amas de pâtes violentées produisant des images

inconnues.

Le monde d’où émerge la peinture informelle est celui d’un temps où, après les

horreurs de la guerre et la barbarie dont a fait preuve la civilisation, les peintres viennent à

douter de l’humanité et prennent conscience que les problèmes que soulève l’art ne peuvent

plus se résoudre dans une iconographie rassurante. En Espagne, ce monde est celui qui n’est

pas encore guéri des séquelles de la Guerre Civile, où toute forme de culture moderne a

disparu. Même si l’art informel apparaît en décalage dans la Péninsule par rapport à ses

voisins européens, le double traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre

civile représente bien une rupture totale, comme l’attestent les œuvres d’Antoni Tàpies,

d’Antonio Saura ou de Manolo Millares, ses principaux représentants.

Surgi dans ce contexte douloureux, peut-on dire que l’art informel n’est qu’une

période de l’Histoire de l’art ? Si Tàpies préfère, encore aujourd’hui, prendre le parti de

donner à voir les matériaux utilisés plutôt que des images identifiables, en mettant également

l’accent sur le geste, à quoi peut alors correspondre ce désir d’ouvrir sur la matière ? Si cet art

ne représente plus, sa fonction n’est-elle pas alors de montrer quelque chose du monde ou de

la relation de l’homme avec celui-ci ?

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Une esthétique du vide pour transcender la souffrance:

Tapiès et l’informel

Martine Heredia, PhD.

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En dévoilant la perception en train d’opérer, l’expérience qu’il fait, Tàpies ne cherche-t-il pas

des réponses aux questions qu’il se pose ? Ne tente-t-il pas de changer la façon de voir le

monde? Et l’œuvre, n’est-elle pas le lieu où l’artiste présente sa propre compréhension qui est,

en même temps, projet de soi ? Pour répondre à ces questions, il conviendra d’abord de

préciser les conditions sociohistoriques de l’apparition de l’art informel en Europe, mais aussi

aux Etats-Unis, afin d’en mesurer la portée jusqu’en Espagne. Ce rapide panorama permettra

de vérifier comment, pour la modernité ébranlée, s’est imposée la question de l’innovation et

mettra en évidence la convergence de la recherche picturale de chaque côté de l’Atlantique.

Les artistes évoqués témoignent en effet d’une transformation de l’art au niveau international

comme d’une volonté commune de transcender l’histoire vécue. Dans une seconde étape, il

s’agira de montrer que l’enjeu du travail de Tàpies est alors de construire une réalité à partir

de l’expérience qu’il en fait, susceptible de conduire vers la liberté. Le retour aux choses et la

confrontation du corps avec les matériaux vont donner existence à l’œuvre comme à l’homme

et apporter une réponse possible à sa quête d’authenticité. L’ambiguïté des formes qu’offre

alors l’art informel n’oblige-t-elle pas le spectateur à regarder autrement ? Nous verrons

qu’elle constitue la condition nécessaire pour renverser les habitudes, celles du spectateur

comme celles de l’artiste pour qui le geste, le corps prendront tout leur sens. Pour pouvoir

créer un nouvel espace pictural, il faudra effacer l’image, la vider de ses référents habituels.

Dans une troisième étape, la réflexion s’efforcera de montrer que la création est, à la fois, un

faire et une recherche. L’acte créateur ouvre une dimension de l’expérience au monde, un

monde que l’expérience crée. Par son œuvre, Tàpies pose un univers qui lui est propre et qui

vise l’authenticité. Se libérer des schémas définis et des contraintes doit permettre à l’artiste

de trouver une expression véritable. L’acte de peindre n’est-il pas cet effort qui tend à

retrouver la nature que l’homme a perdue, celle qui renvoie aux origines?

Reconstruire après le désastre

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, il est question pour l’Europe, et en

particulier pour la France, de se reconstruire et de sortir de l’isolement intellectuel dans lequel

l’ont cantonnée les années d’occupation nazie. Cependant, alors qu’on pouvait penser que la

liberté retrouvée ouvrait une voie à l’art, la création ne renaît pas spontanément.

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Les artistes ont conscience que la victoire sur Hitler a dévoilé les horreurs des camps de

concentration et que l’art ne peut plus s’envisager comme avant la guerre. La barbarie peut se

voir dans les charniers des camps nazis, dans les séquelles d’Hiroshima, révélant à tous que la

culture n’a pas pu empêcher de telles atteintes à l’homme. Ce divorce entre la culture et la

réalité provoque des interrogations dans les milieux artistiques, car la question qui se pose est

de savoir quel art produire désormais. Le philosophe allemand Adorno l’exprime lui-même en

1949 :

La crise de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible aujourd’hui d’écrire des poèmes1.

Certains choisissent de rejeter la culture instituée, pour accéder à la réalité d’une

époque qui porte le poids de telles abominations, afin de pouvoir l’exprimer et surtout la

dépasser. D’autres pensent que Dada et les révoltés de l’après Première Guerre mondiale ne

sont pas allés assez loin dans le renversement des valeurs puisqu’une nouvelle guerre a eu

lieu, plus horrible que la première. Les transgressions surréalistes avaient été des réponses aux

transgressions de la guerre de 1914-1918 et les artistes sont conscients de la révolution que le

surréalisme et les « ismes » ont permise  au niveau esthétique; même si elles leur donnent

encore des clés, elles ne répondent plus aux questions que se posent les artistes au lendemain

de la guerre de 1939-1945. C’est dire que cette époque est bien celle de la désillusion, du

doute existentialiste sur la liberté de l’homme. Au niveau moral, la Seconde Guerre mondiale

pousse en effet une même génération à réfléchir sur la signification de l’être humain ; de là

naît le désir de résoudre les contradictions de l’homme et du monde, déclenchant le souci de

renouer avec un fonds commun d’humanité. La préoccupation est celle du retour à la

condition d’homme, de la réconciliation avec la nature, du microcosme avec le macrocosme.

Sur le plan artistique, les artistes se demandent comment donner du sens à leur art, comment

non pas fuir mais agir, ce qu’ils mettront en pratique dans la recherche d’une peinture de

l’acte immédiat, la peinture étant une expression d’une certaine expérience du monde, une

expérience de l’être comme création. Face à la déraison d’un monde disloqué, il faut donc

créer un autre art, capable de relever le défi d’une telle barbarie, en inventant de nouveaux

langages permettant de transcender la barbarie en un art ouvert. L’important est alors de

donner expression à l’informe.

1 Adorno, Theodor W.. Prismes. Critique de la culture et de la société. Paris : Payot, 1986 : .23.

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Donner du sens à la création

L’innovation est apparue en France, à la fin de 1945, avec Jean Fautrier (1898-1964)

dont les peintures, face aux horreurs de l’Occupation et aux assassinats massifs d’otages, ne

présentent aucune autre référence à la barbarie que leurs titres ; en revanche, plastiquement,

elles offrent un choc aux spectateurs par leur déni des règles admises par l’art en cours. De

manière tout à fait insolite à l’époque, Fautrier met l’accent sur la matière, tue la peinture en

faisant d’elle un procédé qu’il répète jusqu’à la fin de sa vie. Cette série tente de suggérer

l’horreur, les massacres, uniquement par le travail de l’artiste qui se lit sur les couches de

peinture grattées, traversées dans tous les sens. Les premiers otages sont encore identifiables

mais, peu à peu, Fautrier supprime la suggestion directe au sang, à la présence du cadavre,

remplace les couleurs par d’autres, sans lien rationnel avec la torture, substitue les profils

ravagés par un trait qui tente d’exprimer le drame sans le représenter. L’exécution défie la

tradition, faisant voler en éclats la figuration. A la barbarie de l’inhumanité que révèlent les

atrocités de la Deuxième Guerre mondiale, Fautrier rétorque par la barbarie de l’exécution : il

s’agit de peindre dans le paroxysme en détruisant ce qui reste de composition rationnelle dans

l’abstraction. Toute une nouvelle génération va y puiser bien des leçons.

Parallèlement, si les années de guerre inscrivent un temps d’arrêt dans la vie artistique

européenne, il ne faut pas oublier qu’elles sont en revanche particulièrement favorables au

développement des artistes américains. Ces derniers profitent de la présence de nombreux

peintres surréalistes émigrés aux Etats-Unis (Max Ernst, André Masson, entre autres) et

accueillis par Marcel Duchamp qui s’y est installé en 1912. Grâce à eux, les artistes américains

prennent conscience - Pollock en tête - d’une nouvelle vision de l’art dont ils ont également

connaissance grâce aux œuvres que Peggy Guggenheim emporte avec elle à New York, en

fuyant l’Europe et les nazis, au début de la Seconde Guerre mondiale. Pour cette peinture,

connue sous le nom d’Expressionnisme abstrait, ou Action Painting, l’acte de peindre lui-

même, c’est-à-dire le moment d’interaction créative entre l’artiste et ses matériaux, est aussi

important que le travail fini. L’Action Painting, ou peinture gestuelle, qui fait partie de ces

nombreux courants artistiques essayant, à cette époque, de donner un sens à l’existence

quotidienne, va d’abord transposer les états d’âme de l’artiste, les émotions qu’il éprouve et

non la réalité objective. D’autre part, séduits par la théorie existentialiste qui est diffusée grâce

au succès des idées de Camus et de Sartre à New York, comme le rappelle Barbara Rose2, les

artistes cherchent à traduire ces préoccupations dans leur art.

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Tous ces éléments donnent naissance à un nouveau style pictural  abstrait, que les peintres ne

veulent plus géométrique, pour se distinguer des peintres européens, mais qui se caractérise par

de larges coups de pinceaux, des gestes amples qui balaient la toile. Cette conception va

remettre en cause les fondements de la peinture traditionnelle, d’abord par un rejet du principe

du chevalet, ensuite par la manipulation de la matière et la libération du geste. Cette évolution

des pratiques est révélatrice du mouvement de l’art et d’une recherche picturale parallèle et

semblable que Michel Tapié (1909-1987) met en évidence en 1951 lors de l’exposition

Véhémences confrontées à la galerie Nina Dausset. En effet, en confrontant des œuvres

américaines et européennes, le critique d’art et théoricien français montre qu’elles témoignent

d’une transformation de l’art non pas nationale, mais bien internationale. C’est à cette

occasion, et pour la première fois, que Michel Tapié qualifie ce nouvel art d’«  informel ». Ces

œuvres sont issues d’un contexte historique général et attestent une volonté commune de

transcender l’histoire vécue, autant pour la France, enlisée dans ses arriérés coloniaux, que

pour les Etats-Unis avec la guerre du Viêt-Nam. Elles représentent des ouvertures qui

s’imposent de chaque côté de l’Atlantique et à l’intérieur du territoire européen, y compris en

Espagne, avec la résurrection d’un art espagnol qui, malgré le contexte de l’Espagne

franquiste, fait siennes les préoccupations esthétiques internationales, mais aussi les questions

que laisse en suspens la crise des valeurs.

De même que l’Europe tente de se reconstruire après le désastre, de même en Espagne,

les artistes tentent de sortir de l’isolement auquel les a contraints l’Espagne franquiste, afin de

retrouver une identité. La Guerre Civile a provoqué une rupture profonde qui a laissé des

séquelles morales, culturelles et artistiques en détruisant toutes les avancées entamées par le

« regeneracionismo »3 et la « génération de 1927 » ; ce contexte explique le retard de l’entrée

des idées nouvelles en Espagne. L’innovation naissant grâce à la création de groupes

artistiques spécifiques, le point d’émergence se fait d’abord à Barcelone en 1948 autour du

groupe Dau al Set, ensuite à Madrid en 1957 avec le groupe El Paso. Ces foyers voient

s’affirmer les artistes les plus représentatifs : Antoni Tápies, Antonio Saura et Manolo

Millares4. Alors qu’ailleurs, la préoccupation est de se distinguer de la modernité et de

proposer une nouvelle conception picturale, en Espagne les artistes sont occupés à récupérer

cette modernité pour retrouver, d’abord, le souffle novateur apporté par Picasso ou par Miró, et

s’écarter, surtout, de l’art officiel plus enclin aux réalismes et aux académismes. C’est 2 Rose Barbara. La peinture américaine. Le XX ème siècle. Genève : Skira, 1986 : 87.3 Mouvement de réforme du début du XXe siècle.4 Ces peintres constituent le corpus choisi de ma Thèse de Doctorat : Heredia Martine. L’Art Informel en Espagne : d’une praxis à la formulation d’une expérience du monde, sous la direction de Nancy Berthier. Paris : Université Paris-Est, 2009.

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pourquoi, avant de s’engager pleinement dans l’aventure informelle, les peintres espagnols

empruntent un temps le chemin des surréalistes.

Ce n’est qu’après cette étape, indispensable pour récupérer une identité avant-gardiste

et une mémoire artistique, que peut alors s’installer ― certes, avec un retard sur les artistes

étrangers ― le débat nécessaire pour que s’engage la réflexion sur l’art et se dessine

l’orientation vers l’esthétique informelle. Dans la revue Dau al Set, Arnau Puig, le théoricien

du groupe, s’attache à développer plus particulièrement la conception de l’existentialisme de

Jean-Paul Sartre, à laquelle les artistes espagnols se montrent sensibles, à leur tour, au même

titre que l’ont été leurs contemporains étrangers. En mettant en parallèle les bombardements

qu’a soufferts la population espagnole pendant la guerre civile et les désastres de la Seconde

Guerre mondiale, Arnau Puig dénonce la répétition de la barbarie et le silence des autorités

morales face à cette crise de civilisation. De là naît également en Espagne une remise en cause

des valeurs et une attitude désespérée face à la réalité . Cette conception a une incidence sur la

pratique artistique des peintres, déclenchant les mêmes doutes que leurs contemporains

européens et américains sur le devenir de l’art après la barbarie, sur la nécessité de donner du

sens à leur art ou à leur pratique, de trouver une nouvelle façon de s’exprimer, en d’autres

termes de créer un art autre.

Revenir au primordial

Antoni Tàpies a été le premier à emprunter cette voie. La figure, même abstraite,

disparaît totalement de ses œuvres en 1952 : Grattage sur rouge5 laisse voir la matière rouge

grenat envahir la totalité de la toile, parcourue de lignes parallèles qui s’interrompent par

moments, pour laisser la place à des compositions géométriques irrégulières. C’est surtout en

1953 que se réalise le triomphe de la matière, comme le montre Composition6 : laissant voir

par endroits le support lisse, la matière est première, et l’artiste y imprime la gestualité dans le

trait qui raye la surface. Tàpies entre dans l’aventure informelle et, disons-le, définitivement,

puisque la matière est toujours au centre de sa production plastique et de son parcours. Si dans

les années 70 l’artiste se situe un peu en dehors du courant informel, dans la mesure où il

s’intéresse moins à la matière en tant que telle, il n’en traite pas moins le matériau de rebut ou

matériaux pauvres, associés à l’idée de pauvreté, de vide et de dépouillement. Les années 80

marquent le retour à la peinture informelle, par l’emploi des grands formats et du vernis,

5 Tàpies, Antoni.  Grattage sobre rojo, 1952, peinture à l’huile sur toile, 81x 65cm. collection particulière, Barcelone.6 Tàpies, Antoni. Composition, 1953, huile sur toile, 146 x 114 cm, collection particulière, Barcelone.

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matériau qui retient son attention pour sa souplesse et surtout pour sa transparence. Dans ces

compositions prédomineront le geste et la tache.

Dans les années 95, on retrouve les préoccupations philosophiques qui tournent autour de la

matière, avec une attention plus prononcée pour l’esthétique inhérente au monde extrême-

oriental. La transformation de la matière, le passage du temps et la présence de la mort,

comme on peut le remarquer dans Rèquiem7 ou dans les œuvres plus récentes exposées à la

galerie Lelong à Paris en janvier 2009, montrent à quel point la trajectoire d’Antoni Tàpies est

cohérente depuis le début de ses recherches.

L’enjeu du travail de l’artiste est alors de construire une réalité à partir de l’expérience

définie comme devenir vers la liberté. Le peintre éprouve cette liberté à travers son pouvoir

de créer, qui est le signe de la libération de l’expression en même temps que la participation

charnelle au sens, comme le définit Merleau-Ponty8. Dans une quête d’authenticité, Tàpies

met l’accent sur l’acte de peindre pour engager un corps-à-corps avec la matière qu’il

travaille, l’objectif étant de se libérer des contraintes de la forme ; ses tableaux sont de

« véritables champs de bataille expérimentaux », dit-il dans un entretien avec Barbara Catoir9.

Il interroge la matière, il étudie sa texture en attente des formes qu’elle va créer, et lui restitue

ainsi le sens de « materia prima », celle qui engendre10. Ce travail s’accompagne d’une remise

en cause des représentations traditionnelles se manifestant par les traces de l’artiste, visibles

sur la matière (Blanc ocre sur marron n°III 11) ou encore par une volonté de réhabiliter les

objets méprisés ( Deux couvertures empaillées12) par la société ou la tradition artistique, dans

le but de revenir au primordial, à l’élémentaire. Ces matériaux ébranlent la tradition artistique

puisqu’ils sont de véritables corps, inattendus dans une œuvre d’art. Tous ces objets, que l’on

est surpris de voir apparaître dans un tableau, avaient déjà été utilisés par le mouvement Dada

ou le Surréalisme pour rompre avec l’art antérieur. Réactivant la veine surréaliste, Tàpies

transgresse les limites de ce que l’on dénomme « art » : en introduisant des matériaux

incongrus, il remet en cause les rapports du spectateur avec l’œuvre, au sens où il soulève à

nouveau l’éternel problème de savoir à quel moment on a ou pas affaire à une œuvre d’art.

7 Tàpies, Antoni. Rèquiem, 1995, peinture et assemblage sur toile, 240 x 451 cm, collection particulière, Barcelone.8 Merleau-Ponty, Maurice. La Phénoménologie de la perception, [1945]. Paris : Gallimard, 2006 : 470.9 Catoir, Barbara. Conversation Antoni Tàpies. Paris: éd. Cercle d’art, 1988 : 81.10 Voir l’étude plus détaillée dans le chapitre consacré au « Processus de création » de ma Thèse. Heredia, Martine. L’Art Informel en Espagne : d’une praxis à la formulation d’une expérience du monde, op.cit.11 Tàpies, Antoni. Blanc ocre sur marron n°III, 1961, technique mixte sur toile, 199,5 x 175 cm, collection particulière, Barcelone.12 Tàpies,  Antoni. Deux couvertures empaillées, 1968, technique mixte sur toile, 198 x 270 cm, Stedelijk Museum, Amsterdam.

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Pour Tàpies, il s’agit de présenter la chose, de l’exposer, de montrer la réalité même et ainsi,

pour emprunter l’expression de Nelson Goodman, l’artiste « exemplifie »13 certaines de ces

propriétés. La texture est toujours ce qui, en premier lieu, l’intéresse, soit parce que par elle-

même elle suggère sans qu’il y ait nécessité de lui donner une forme, soit parce qu’elle est

difficile à manipuler, parce qu’elle résiste ; de là naîtra une expérience. En faisant entrer les

matériaux pauvres dans le tableau, Tàpies leur confère un autre statut. Ils participent de la

lutte contre la forme, tout en répondant à la volonté de mettre en scène des matériaux sur

lesquels nous ne portons pas notre regard.

De cette façon, l’artiste magnifie ce qui est habituellement ignoré ou méprisé. Il

« dématérialise » en quelque sorte l’objet, en ce sens que ce dernier n’a plus vraiment

d’existence matérielle : Tàpies détruit celle-ci pour la détourner, en mêlant le matériau de la

vie quotidienne aux matériaux nobles - ceux de l’art -, en reliant l’art à la vie. Il est question

désormais de redécouvrir la beauté des choses simples, des choses les plus banales, et selon

l’artiste, de « […] redécouvrir la beauté, que nous pensions définitivement bannie du

monde »14. Si le choix de ces matériaux, tout comme leur agencement, constitue bien une

première étape créative, l’intérêt que leur porte Tàpies – par leur récurrence - semble

correspondre davantage à une quête personnelle et à une recherche plastique essentielle, à une

démarche intérieure – lit-on dans Mémoire personnelle15 - qu’il qualifie de philosophique, au

sens, précisons-le, où elle permet de réfléchir sur les choses qui nous entourent, en d’autres

termes, sur la vision que l’artiste peut avoir du monde.

Retrouver l’innocence après la barbarie : Le chemin vers l’authenticité

Il s’agit d’ouvrir la conscience aux choses. Se tourner vers l’objet devient l’occasion

unique de se reconstruire et de se renouveler et permet d’exprimer une subjectivité ouverte sur

le monde et en quête de soi. Cette ouverture enseigne à l’homme qu’il n’est pas un pur esprit

mais aussi quelque chose de matériel lié au monde, ce qui rejoint ici, sans aucun doute,

l’intuition de la phénoménologie. Comme le rappelle Jean-François Lyotard, le retour aux

« choses-mêmes » permet de bâtir, à partir des seules ressources de l’expérience, une nouvelle

manière de comprendre le monde16. Il est nécessaire d’abandonner tout savoir déjà disponible

qui comprend par avance ce qu’il en est de la chose, pour se mettre dans l’attitude descriptive 13 Goodman, Nelson. « Quand y a-t-il art ? » in Esthétique et Poétique. Paris : Seuil, 1992 : 76.14 Tàpies Antoni. « Rien n’est mesquin», in La pratique de l’art, traduction Edmond Raillard. Paris : Gallimard, 1974 :.282.15 Tàpies, Antoni. Memoria personal. Barcelona: Seix Barral, 2003: 336.16 Lyotard, Jean- François. La phénoménologie. Paris : P.U.F, 1995 : 30.

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de la « première fois ». Pour l’artiste, ce sera la condition pour retrouver la spontanéité et

l’authenticité de l’acte créateur. Peindre sera cet effort qui vise à retrouver la nature que

l’homme a perdue, une nature originelle : autrement dit, l’innocence après la barbarie.

Comment parvenir à une expression authentique ? Vider l’espace de tout ce qui peut

être contraintes conventionnelles semble être une réponse que fournit l’art informel. Chez

Tàpies, l’espace n’est plus illusionniste : il ouvre sur une autre réalité, non plus celle qui était

décrite comme trompe-l’œil, mais sur une réalité matérielle, celle de la matière et des objets

qu’il manipule. Le débarrassant de toute figure identifiable, il en fait un espace palpable qui

engendre la forme mais que la forme aussi crée.

Ce vide n’est donc pas un manque, mais une puissance active qui permet au regard de

circuler, de prolonger l’espace, parfois même en dehors du châssis, au-delà de l’espace

environnant ; il ouvre, comme l’écrit Tàpies, « un nouveau paysage », donnant accès à

l’essence la plus intime des choses, la profondeur interne qui joint l’homme et la nature17,

puisque l’univers et l’homme sont fait des mêmes éléments. C’est pour cela, découvre-t-on

dans Mémoire Personnelle, que Tàpies cherche des images « dont on ne savait pas si elles

étaient amorphes ou précises, pleines ou vides, où commençaient les corps et où terminait

l’espace. Cela ressemblait à une volonté de montrer plus que jamais, le piège de la raison

[…] »18. Ainsi l’espace d’Antoni Tàpies est chargé de sens : il est l’espace du vide, cet espace

ouvert, voire infini, sans commencement et sans fin, qui permet de se vider des fausses

conceptions pour pouvoir se rapprocher de tout, comme il l’écrit lui-même, «  des galaxies les

plus insondables au plus simple fagot »19. Partir des choses les plus élémentaires, « Tout

reprendre à la base »20, pour ouvrir la conscience comme le souligne l’artiste :

[…] l’histoire, et en particulier les expériences picturales de notre siècle, prouvent que l’on trouve souvent une réflexion bien plus profonde sur la condition humaine, sur nos rapports avec la nature et surtout sur les enjeux dramatiques de l’angoisse et de l’espoir dans nos sociétés contemporains, dans des œuvres dont la thématique et la symbolique sont d’une parfaite banalité21.

17 Tàpies, Antoni. La Pratique de l’art, op. cit.: 207.18 Tàpies, Antoni. Memoria personal, op. cit. : 312: “Buscaba imágenes de las que no se sabía si eran amorfas o precisas, llenas o vacías, dónde empezaban los cuerpos y dónde terminaba el espacio. Parecía una voluntad de mostrar más que nunca la trampa de la razón […]”.19 Tàpies, Antoni. La Pratique de l’art, op. cit. : 235.20 Tàpies, Antoni. La Pratique de l’art, op. cit. : .79-80.21 Tàpies, Antoni. La Réalité comme art, op. cit.  : 180.

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Tàpies parle de banalité au sens où ces peintures ne racontent aucune autre histoire que celle

de leur propre création, mais sont tout aussi efficaces pour donner à réfléchir ; l’angoisse que

l’artiste évoque devient métaphysique quand l’œuvre d’art se charge de toute une

interrogation sur la nature et les fins de l’homme, sur les relations avec le monde ou avec

d’autres mondes, sur les limites du possible et de l’impossible. Les conditions qui ont vu

l’émergence de la peinture informelle ont permis d’établir que le vide prend sa source aussi

dans l’angoisse existentielle qui surgit après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale.

Cette angoisse est l’expérience qui naît de l’inadéquation entre les questions que l’homme

pose au monde et les réponses que celui-ci peut lui donner. Elle est issue d’une prise de

conscience que Tàpies rappelle sous forme d’interrogation :

Le fait d’avoir réussi à construire la bombe atomique mettait en évidence l’horrible contradiction entre le progrès fabuleux réalisé par la technique et la pauvreté et le retard de notre connaissance de l’homme, de l’âme et de toutes les relations humaines.  Dans un monde où l’on découvrait des choses si importantes, comment était-il possible de ne pas avoir encore trouvé la façon dont les hommes pourraient vivre en paix ?22

Le malaise vécu par l’artiste, né du choc traumatique collectif, détermine l’esthétique

de l’art informel et en particulier celle du vide. Cependant, le but de l’expérience n’est pas de

rechercher le vide pour lui-même et de s’y installer ; au contraire, pour Tàpies, il convient de

vivre avec lui. En effet, il s’agit d’un vide dont quelque chose doit sortir ; il y a bien

expérience de l’absence et non pas absence d’expérience. Le vide est espace de disponibilités,

en même temps que possibilité de projet et de mouvement de soi hors de soi ; on voit tout ce

que cette conception de l’art doit à des philosophes comme Jean-Paul Sartre ou encore à la

philosophie chinoise, au sens où ce qui est visé est ce que les chinois appellent le vide

cosmique, origine de toute vie, de tout réel, de tout sens. On sait l’intérêt que Tàpies porte, et

a toujours porté, à cette pensée et l’impact qu’elle peut avoir pour la question qui nous

préoccupe – L’art de la souffrance - dans la mesure où la vocation du bouddhisme est

d’avancer sur la « Voie vers la Délivrance » afin de se libérer de la souffrance. Pour le peintre

de l’informel, comme pour la philosophie chinoise, la peinture est une pratique qui engage

tout l’homme et tend à devenir un microcosme qui recrée, à la manière du macrocosme, un

espace ouvert où la vraie vie est possible, en passant du chaos au cosmos qu’il enfantera.

Dans le geste, dans l’acte de peindre, l’artiste déforme et reconstruit l’univers, « transformant 22 Tàpies, Antoni. Memoria personal, op. cit. : 210: “El hecho de haber llegado a construir la bomba atómica ponía de manifiesto la horrible contradicción entre el fabuloso progreso realizado por la técnica y la pobreza y el atraso en que se tenía el conocimiento del hombre, de nuestra alma y de todas las relaciones humanas. En un mundo en el cual se descubrían cosas tan importantes, ¿cómo era posible que no se hubiera encontrado todavía la manera de que los hombres conviviesen en paz?”.

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la matière en énergie cosmogonique », comme l’écrit Antonio Saura23. La conscience du

système unitaire du monde, la recherche d’un accord profond avec soi-même et avec le

monde, ouvre à l’artiste une sorte de voie philosophique devant conduire à l’expérience.

Néanmoins, il sera nécessaire de dépasser l’expérience en soi. Le principe d’unité doit se

trouver dans l’homme lui-même. Il l’atteindra par l’oubli de soi, en se dépassant lui-même,

afin d’atteindre la communion avec la nature, les choses et les hommes, pour que la

communication soit possible. Grâce à cela, l’acte créateur authentique sera possible. En

posant un monde à dépasser, Tàpies cherche, à travers le vide, à retrouver l’homme dans toute

sa pureté, dans toute son authenticité, afin de parvenir aux véritables racines des choses et

d’éveiller à une nouvelle vision du monde. Cependant, la démarche ne concerne pas

seulement l’artiste, elle vise également le spectateur. Suivant l’esthétique de l’art informel,

non seulement les œuvres ne correspondent pas à ce que le spectateur attend, ou est habitué à

voir, mais surtout elles tendent à faire en sorte qu’il regarde le tableau autrement. Cette

conception ne touche pas que la perception ; elle ouvre sur la valeur heuristique de l’œuvre

d’art. En effet, elle implique la participation du spectateur autant que son inclusion dans le

processus de transformation recherché.

En conséquence, il s’agit d’inviter le spectateur à se laisser emporter par les images pour

atteindre l’éveil et la plénitude. L’artiste informel est donc celui qui, dans sa quête

d’authenticité et par là-même de liberté, peut encore amener les individus à surmonter leur

aliénation, en introduisant dans leur vie des objets capables de mettre leur esprit en état de

percevoir les problèmes fondamentaux de l’existence. Pour cela, l’œuvre d’art doit provoquer

un choc, une secousse comme le fait le Zen avec le haiku, petit poème de trois vers de dix sept

syllabes auquel Roland Barthes a consacré déjà plusieurs pages24. C’est ce choc qui donne

existence à l’art, et c’est le rôle de l’artiste de faire découvrir au spectateur d’autres

possibilités d’univers, des perspectives nouvelles, qui lui permettront de partir à sa propre

découverte. Tàpies le rappelle lui-même:

Devant une véritable œuvre d’art, le spectateur doit ressentir la nécessité d’un examen de conscience, d’une révision de son domaine conceptuel. L’artiste doit lui faire toucher du doigt les limites de son univers, et lui offrir des perspectives nouvelles. Il s’agit là d’une entreprise véritablement humaniste. […] Sans choc, il ne peut y avoir d’art. Si une forme esthétique n’est pas capable de dérouter le

23 Saura, Antonio; “Damas”, in Note Book (memoria del tiempo),. Valencia: Artes Gráficas Soler, 1992: 55.24 Barthes, Roland. L’empire des signes,. Genève : Skira, 1970 : .96.

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spectateur, et ne bouleverse pas sa façon de penser, ce n’est pas une forme artistique pour aujourd’hui25.

Ainsi, à travers le processus de création d’Antoni Tàpies, l’ambition de cette étude

était de montrer que l’art informel, né dans un contexte socioculturel spécifique, construit sur

une réalité historique traumatique, s’est transformé en expression vitale. Cependant, au-delà

de l’expression d’une époque, le travail actuel de Tàpies semble confirmer que le rapport que

l’artiste entretient avec la matière relève moins d’une constante technique que d’une quête,

d’une vision du monde. Par le retour aux choses et aux origines, par le contact avec la

matière, par la communion entre l’homme et la nature, l’œuvre de Tàpies tisse, entre l’artiste

informel et le spectateur, des liens qui sont de l’ordre de l’universel.

25 Tàpies, Antoni. La pratique de l’art, op. cit.  : 52.

Tàpies, Antoni. Composition, 1953. huile sur toile, 146 x 114 cm, collection particulière, Barcelone.

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Tàpies, Antoni. Blanc ocre sur marron n°III, 1961.technique mixte sur toile, 199,5 x 175 cm, collection particulière, Barcelone.

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