40

Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où
Page 2: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Mary Balogh

Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle aémigré au Canada, où elle vit actuellement. Ancienne professeur,c’est en 1985 qu’elle publie son premier livre, aussitôt récom-pensé par le prix Romantic Times. Depuis, elle n’a cessé de seconsacrer à sa passion. Spécialiste des romances historiquesRégence, elle compte une centaine d’ouvrages à son actif, dontune quinzaine qui apparaissent sur les listes des best-sellers duNew York Times. Sa série consacrée à la famille Bedwyn est laplus célèbre.

Page 3: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où
Page 4: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Rêve éveillé

Page 5: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Du même auteuraux Éditions J’ai lu

Duel d’espionsNº 4373

Le banniNº 4944

Passion secrèteNº 6011

Une nuit pour s’aimerNº 10159

Le bel été de LaurenNº 10169

CES DEMOISELLES DE BATH

1 – Inoubliable FrancescaNº 8599

2 – Inoubliable amourNº 8755

3 – Un instant de pure magieNº 9185

4 – Au mépris des convenancesNº 9276

LA FAMILLE HUXTABLE

1 – Le temps du mariageNº 9311

2 – Le temps de la séductionNº 9389

3 – Le temps de l’amourNº 9423

4 – Le temps du désirNº 9530

5 – Le temps du secretNº 9652

LA SAGA DES BEDWYN

1 – Un mariage en blancNº 10428

Page 6: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

MARY

BALOGHLA SAGA DES BEDWYN – 2

Rêve éveillé

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Marie-Noëlle Tranchart

Page 7: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Vous souhaitez être informé en avant-premièrede nos programmes, nos coups de cœur ou encore

de l’actualité de notre site J’ai lu pour elle ?

Abonnez-vous à notre Newsletter en vous connectantsur www.jailu.com

Retrouvez-nous également sur Facebook pour avoir des informations exclusives :

www.facebook/jailu.pourelle

Titre originalSLIGHTLY WICKED

Éditeur originalThe Random House Publishing Group,

a division of Random House, New York (INC)

© Mary Balogh, 2003

Pour la traduction française© Éditions J’ai lu, 2013

Page 8: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

1

Quelques instants avant l’accident, Judith Lawétait encore plongée dans ses pensées pour oublier ladéplaisante réalité.

À vingt-deux ans, et pour la première fois de sa vie,elle prenait la diligence. Dès les premiers kilomè-tres, ses illusions s’étaient envolées. Pour elle quis’imaginait ce moyen de transport comme unemanière de voyager très romantique, un peu aventu-reuse, la déception était de taille. Elle se retrouvaitcoincée entre une dame corpulente dont le posté-rieur débordait de son siège et un petit homme mai-gre qui ne cessait de gigoter. Chaque fois qu’ilcherchait à s’installer plus confortablement, la jeunefille recevait des coups de coude ou de genou, le plussouvent à des endroits embarrassants – un peucomme s’il les visait exprès. En face d’elle, un grosmonsieur ronflait bruyamment. Il n’y avait donc pasassez de bruit dans cette voiture brinquebalante ? Leronfleur était encadré à droite par une femme àl’allure terne qui ne cessait de monologuer, décri-vant d’un ton geignard l’interminable succession demisères qui constituait son existence, et à gauche par

7

Page 9: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

un homme d’une puanteur abominable : mélange decorps mal lavé, d’ail et d’oignon.

La diligence continuait à tressauter sur chaqueornière, chaque nid-de-poule. Judith n’était cepen-dant pas pressée d’arriver à destination. Elle venaitde quitter Beaconsfield, son village, sa famille, samaison… et elle savait qu’elle ne les reverrait pasavant bien longtemps. Elle allait désormais devoirvivre chez sa tante, lady Effingham, une femmefroide et égoïste. Là-bas, rien ne ressemblerait à cequ’elle avait connu jusqu’à présent. Même si aucuneprécision ne lui avait été donnée, Judith se doutaitqu’elle ne serait pas traitée avec égards au manoir deHarewood. On la considérerait comme la cousinepauvre, celle qui, pour gagner son gîte et son cou-vert, deviendrait une sorte de domestique à laquelleson oncle, sa tante, sa cousine et sa grand-mèreferaient appel à leur guise. En tout cas, elle ne devaitpas s’attendre à un avenir meilleur. Pour elle, il n’yaurait ni fiancé ni mari, ni foyer ni enfants. Elle allaitdevenir l’une de ces ombres grises comme il y enavait tant dans la société. Ces vieilles filles dépen-daient de ceux pour lesquels elles devenaient des ser-vantes non rémunérées.

— C’est extrêmement gentil de la part de votretante d’inviter l’une de vous, avait dit son père, le pas-teur Law, le frère de lady Effingham.

Gentil ? Leur tante Louisa était loin d’être réputéepour sa bonté. Elle avait fait un très beau mariage enépousant un riche veuf, George Effingham, alorsqu’elle-même n’était plus de première jeunesse.

Et tout cela à cause de Branwell, ce monstre, cedilapidateur qui aurait mérité d’être fusillé, pendu, etmême écartelé. Ah, il y avait longtemps que Judithn’éprouvait plus aucune pitié envers son jeune frère !

8

Page 10: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Tout cela, aussi, parce qu’elle était la cadette, celledont la présence à la maison n’était pas indispensa-ble. Cassandra trônait en tête du classement ;Pamela, elle, brillait par sa beauté ; et à dix-sept ans,Hilary, la benjamine, occupait la place de choix.Judith n’était que la maladroite, le laideron, larêveuse.

C’était vers elle que tout le monde s’était tournéquand son père était venu au salon pour lire à voixhaute la lettre de tante Effingham. Il se débattaitdans de terribles difficultés financières et avait pro-bablement écrit à sa sœur pour lui demander del’aide. Se rendre à Harewood ? Tout le monde savaitce que cela signifiait… Quand Judith s’était levéepour se déclarer prête à se rendre à Harewood,Cassandra, Pamela et Hilary s’étaient récriées etavaient à leur tour proposé de se dévouer. Mais elleavait parlé la première.

Au cours de sa dernière nuit au presbytère, Judithavait imaginé toutes sortes de supplices destinés àpunir Branwell, le seul responsable de son départ.

Sous un ciel de plus en plus sombre, les prés et leschamps paraissaient gris. Le propriétaire de l’aubergeoù, une heure auparavant, ils avaient fait une brèvehalte pour changer de chevaux les avait mis en gardecontre les averses torrentielles plus au nord. Quand ilavait suggéré qu’ils restent à l’auberge jusqu’à ce que lasituation s’améliore, le cocher s’était contenté de rire.Toutefois, il fallait bien admettre que, même si la pluieavait momentanément cessé, les routes devenaient deplus en plus boueuses.

Judith avait réussi à repousser tous les sentimentsnégatifs qui l’oppressaient. Ses griefs envers sonfrère, sa tristesse d’avoir quitté les siens. Oubliantaussi les conditions de voyage ainsi que l’avenir

9

Page 11: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

déprimant qui l’attendait, elle avait laissé son espritvagabonder, comme cela lui arrivait souvent. Elleinventait alors une aventure fantastique dont elleétait l’héroïne. Un séduisant héros se trouvait tou-jours à ses côtés. Cela lui avait offert une diversionagréable… jusqu’à l’accident.

Ce rêve-ci était une histoire de bandits de grand che-min. D’un bandit en particulier. Pas de ces chenapansque l’on croise dans le monde réel : l’un de ces terriblesbrigands crasseux, sans pitié, qui égorgeaient de paisi-bles voyageurs après les avoir détroussés.

Non, son voleur à elle était beau, brun, et son sou-rire découvrait des dents parfaites, très blanches,tandis que ses yeux rieurs étincelaient sous son mas-que en soie noire. Dans un pré ensoleillé, il galopaitsur un superbe étalon qu’il menait d’une main, bran-dissant de l’autre un pistolet – non chargé, naturel-lement – qu’il braquait sur le cocher. Il riait etplaisantait avec les passagers de la diligence aprèss’être emparé de tous leurs objets de valeur… qu’ilrendait aussitôt à ceux qui en avaient besoin. Non, ilrendait tout aux passagers car, en dépit des appa-rences, il s’agissait d’un gentleman, un redresseur detorts à la recherche d’un certain gredin qui devaitemprunter cette route-là.

Un noble héros déguisé en voleur, un héros auxnerfs d’acier, à l’esprit libre, au cœur d’or, si beauqu’en le regardant, toutes les femmes avaient des pal-pitations. Des palpitations qui n’avaient rien à voiravec la peur…

Soudain, il remarquait Judith. Et alors, la Terrecessait de tourner. En riant, il annonçait qu’il allaitlui prendre ce collier sans valeur qui dansait sur sapoitrine. Cette breloque, que… voyons, qui avait pula lui offrir ? Ah, c’était sa mère qui la lui avait

10

Page 12: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

donnée sur son lit de mort, et Judith avait juré de nejamais s’en séparer. Bravement, elle faisait face aubandit, le fixant droit dans les yeux.

— Pour prendre mon collier, il faudra me tuer.L’homme se remettait à rire. Son cheval ruait, puis

se cabrait. Sans peine, il le maîtrisait et déclaraitque, s’il ne pouvait avoir le collier sans elle, il l’auraitavec elle. Alors il s’approchait lentement, grand,menaçant… magnifique. Il se penchait, la saisissaitpar la taille de ses mains puissantes – elle avaitoublié le problème du pistolet qu’il brandissait quel-ques instants plus tôt – pour la soulever sans effort.

Juste à ce moment-là, elle se trouva violemmentprojetée en avant, avec tous les autres passagers de ladiligence. Tétanisée, elle comprit que la lourde voi-ture, après une terrible embardée, s’enlisait. Puis levéhicule heurta le talus, se retourna dans le fossé ets’immobilisa dans un craquement inquiétant.

Les passagers hurlaient. Judith, elle, se mordait leslèvres. Ils avaient roulé les uns sur les autres sur lecôté de la diligence et jusque sur le plafond. Les crisattestaient que tous étaient vivants. Dehors, lecocher et le valet déroulaient un chapelet d’horriblesjurons, qui se mêlaient aux hennissements effrayésdes chevaux.

Judith réussit à s’extraire de la masse. Apparem-ment, elle n’était pas blessée, mais se sentait secouée.Au-dessus d’elle, la portière s’ouvrit et le cocher jetaun coup d’œil à l’intérieur.

— Donnez-moi la main, mademoiselle. Je vaisvous tirer de là. Et cessez donc de hurler, madame,lança-t-il à la femme que l’accident n’avait pas faitcesser de parler, bien au contraire.

Il jura de nouveau.

11

Page 13: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

— Arrêtez de crier ! s’époumona-t-il sans manifes-ter la moindre pitié, alors qu’il était responsable de lasituation. Si vous croyez que ça va changer quelquechose. Vous aurez juste mal à la gorge.

Cela lui prit du temps de faire sortir, l’un aprèsl’autre, les voyageurs de la voiture. Enfin, tous seretrouvèrent dehors. Debout dans l’herbe du talus ouassis sur les bagages, ils regardaient d’un air désoléla diligence qui ne semblait pas près de repartir. Carmême aux yeux inexpérimentés de Judith, il était évi-dent que le véhicule avait subi de gros dommages. Iln’y avait aucun signe de vie aux alentours. Lesnuages, très bas, menaçaient de crever. L’air étaitglacé, humide. Qui aurait jamais pu penser qu’onétait à la belle saison ?

Grâce au ciel, il n’y avait pas de blessés graves, seu-lement deux passagers qui, tombés dans la boue, selamentaient. Les plus furieux invectivèrent le cocher.Il y eut même quelques poings levés. Pourquoi unhomme censé connaître son métier les avait-il faitcourir un tel danger alors qu’on lui avait recom-mandé de patienter ? Certains donnaient desconseils que personne n’écoutait. D’autres se plai-gnaient de multiples contusions. Le poignet de lafemme trop bavarde saignait.

Judith gardait le silence. Si on lui avait demandéson avis un peu plus tôt, elle aussi aurait choisi decontinuer le voyage en dépit des recommandationsde l’aubergiste. Elle n’avait aucune suggestion à faireet, si elle n’était ni blessée ni contusionnée, la situa-tion n’avait rien de réjouissant. Comment oublierqu’ils se retrouvaient perdus en pleine campagne etque la pluie pouvait recommencer à tomber d’un ins-tant à l’autre ? Elle commença à aider les voyageurs,même si beaucoup de leurs maux s’avéraient plus

12

Page 14: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

imaginaires que réels. Elle avait l’habitude de don-ner des soins. N’avait-elle pas souvent accompagnésa mère dans ses visites aux malades du village ? Ellese mit en devoir de chercher des sièges improvisés,de panser les écorchures, d’écouter les plaintes et deréconforter les uns et les autres. Les autres passa-gers n’avaient pas conscience de leur chance ; l’acci-dent aurait pu être beaucoup plus grave. Pour êtreplus à l’aise, elle ôta sa capeline et la jeta dans la dili-gence. Son chignon s’était défait, mais elle ne pritpas le temps de se recoiffer.

Judith se sentit tout d’un coup démoralisée. Rienne pouvait être pire – ce qui, dans un sens, valaitpeut-être mieux. Cet épisode ajouté aux autres, ellene pourrait que rebondir dorénavant.

— Comment faites-vous pour garder votre bonnehumeur ? demanda l’opulente personne qui avaitoccupé une place et demie.

Judith lui sourit.— Eh bien… je suis vivante. Vous aussi. N’y a-t-il

pas de quoi se réjouir ?— Vous trouvez ? Pour me réjouir, il m’en faudrait

quand même un peu plus.À cet instant, un passager poussa un cri en mon-

trant du doigt un point au loin, sur la route qu’ilsavaient parcourue avant l’accident. Un cavalierapprochait. Surexcités comme si cet homme allaitles sauver, tous se mirent à crier en agitant les bras.Judith se demanda comment ce cavalier solitairepourrait, par miracle, les arracher à leur triste sort.D’ailleurs, si les autres avaient réfléchi une seconde,ils auraient eu la même réaction qu’elle. Mais ilssemblaient comme pris de folie.

Tout en allant s’occuper d’un voyageur plein deboue et qui épongeait à l’aide d’un mouchoir une

13

Page 15: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

estafilade sur sa joue, Judith se remit à rêvasser. Etsi ce cavalier était le séduisant gentleman, le pré-tendu bandit de grand chemin venu lui voler son col-lier imaginaire ? À moins qu’il ne s’agisse d’un vraitruand… Peut-être n’avait-elle pas encore touché lefond après tout ?

Parti pour un long voyage, lord Rannulf Bedwynavait préféré faire le trajet à cheval. En général, il évi-tait de prendre une voiture et laissait son valet le sui-vre loin derrière avec ses bagages. Et il était fortprobable que son domestique, un homme timoré, aitécouté la suggestion de l’aubergiste qui tentait deretenir ceux qui se dirigeaient vers le nord, agitant lamenace du mauvais temps afin d’augmenter sonchiffre d’affaires.

Rannulf devait cependant admettre qu’il avaitbeaucoup plu par ici et que les nuages devenaienttrès menaçants. De grandes flaques de boue s’éta-laient sur les routes. Certes, il pouvait toujours fairedemi-tour… Mais il aimait les défis et il n’était pasdans sa nature de déclarer forfait. Il ferait halte à laprochaine auberge uniquement pour son cheval.

Il n’était nullement pressé d’arriver au château deGrandmaison. Sa grand-mère lui avait demandé devenir toutes affaires cessantes, comme cela lui arri-vait parfois. D’ordinaire, Rannulf faisait tout pour luiêtre agréable car il l’adorait. Et ce n’était pas parcequ’elle avait rédigé un testament en sa faveur. Ceserait lui qui hériterait de son domaine et de sa for-tune, pas l’un de ses sept frères et sœurs. Cette fois-ci, il n’était pas pressé de parvenir à destination,pour la bonne raison que sa grand-mère lui avait,une fois de plus, annoncé qu’elle avait trouvé la

14

Page 16: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

femme idéale pour lui. Il allait devoir déployer destrésors de tact, d’humour et de fermeté pour lui fairecomprendre que sa vie privée ne regardait que lui. Detoute façon, il n’avait aucune intention de s’engagerpour le moment. Après tout, il n’avait que vingt-huitans et, le jour venu, il choisirait lui-même sa futureépouse.

Il ne serait pas le premier des Bedwyn à franchir lepas. Aidan, pour s’acquitter d’une dette d’honneur,avait secrètement épousé la sœur de l’un de sesjeunes officiers mort au combat. Ce qui aurait dûêtre un mariage blanc était devenu, par miracle, unmariage d’amour. Curieux de faire la connaissancede lady Aidan, Rannulf avait fait un détour pour ren-dre visite aux jeunes mariés et, après deux jours aveceux, les avait quittés seulement ce matin. Son frèreavait vendu sa charge de colonel pour mener aumanoir de Ringwood l’existence d’un gentleman-farmer. Une belle idiotie, selon Rannulf. Mais lesévère officier paraissait heureux avec sa femme etleurs deux enfants adoptifs. Et Rannulf avait trouvésa belle-sœur charmante.

C’était un soulagement de constater qu’il s’agis-sait, malgré tout, d’une histoire d’amour. On disaitles membres de cette famille de la grande aristocra-tie pleins de fougue, et en même temps d’une glacialearrogance. Mais il existait une sorte de tradition chezeux : après le mariage, les Bedwyn demeuraient scru-puleusement fidèles.

Rannulf s’imaginait mal amoureux de la mêmefemme toute sa vie. La seule pensée de devoir respec-ter des vœux de fidélité jusqu’à la fin de ses jours ledéprimait. Il espérait que sa grand-mère n’avait rienlaissé entendre à la jeune fille concernée. Un an oudeux auparavant, elle avait eu le malheur de dévoiler

15

Page 17: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

ses projets à l’intéressée, et Rannulf avait eu beau-coup de mal à convaincre l’élue qu’elle commettraitl’erreur de sa vie en l’épousant.

Il en était là dans ses pensées quand il aperçut auloin une sorte de monticule sombre autour duquels’agitaient plusieurs personnes. En s’approchant, ilvit qu’une diligence avait versé dans le fossé et quel’un des essieux était cassé. Les chevaux, dételés,tentaient d’arracher l’herbe détrempée du talus.Quant aux passagers, les pieds dans la boue, ils cher-chaient à attirer son attention en criant. À quois’attendaient-ils ? À ce que, doté d’une force hercu-léenne et de pouvoirs magiques, il remette la dili-gence sur ses roues, répare l’essieu et, après leuravoir souhaité bon voyage, s’éloigne au trot ?

Même s’il ne pouvait leur venir en aide, il lui étaitimpossible de passer son chemin. Il s’arrêta à leurhauteur et tous se mirent à parler en même temps.Levant la main, il leur imposa le silence et demandas’il y avait des victimes, ce qui, apparemment, n’étaitpas le cas.

— La seule chose que je puisse faire pour vous,c’est d’aller prévenir les autorités du village ou de laville la plus proche.

— Il y a un bourg à environ une lieue d’ici, mon-sieur, dit le cocher.

Un cocher particulièrement inepte, jugea Rannulf.Perdre le contrôle de sa voiture sur cette route glis-sante et ne pas avoir pensé à envoyer le valet à chevaljusqu’à ce bourg. Mais l’homme ne semblait pas êtretout à fait dans son état normal. Il avait dû abuser ducontenu de la fiasque que l’on devinait dans la pochede sa houppelande.

L’une des voyageuses se tenait à l’écart. Elle pres-sait un mouchoir sur la joue d’un homme assis sur

16

Page 18: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

une caisse. Se redressant, elle se tourna vers le nou-veau venu.

Elle était grande, mince et, quand sa cape à l’our-let boueux s’entrouvrit sur de superbes seins mis envaleur par sa robe à taille haute en mousseline vertamande, Rannulf sentit sa température monter dequelques degrés. Elle était tête nue. Sa cheveluretombait sur ses épaules en une magnifique cascadede boucles flamboyantes, encadrant un visage àl’ovale parfait éclairé par d’immenses yeux couleurémeraude. Ce fut avec un dédain apparent qu’ellesoutint son regard. À quoi s’attendait-elle ? À ce qu’ilsaute dans la boue et joue les héros ?

Il lui adressa un lent sourire et, sans la quitter desyeux, déclara :

— Je peux, à la rigueur, emmener une personneavec moi. Une dame plutôt légère… Vous, peut-être,mademoiselle ?

De nouveau, les voyageurs se remirent à parlertous à la fois. Rannulf les ignora. La beauté roussedemeura silencieuse. Il s’attendait, en voyant lemépris avec lequel elle le considérait, à ce qu’ellerejette son offre. Ce fut sans compter l’interventiond’un petit homme maigre au nez pointu qui jugeautile de donner son opinion.

— Cette jeune dévergondée !— Dites donc, vous ! s’écria une énorme femme

aux joues rouges. Qui vous permet d’insulter cettedemoiselle ? J’ai bien remarqué vos manières dépla-cées ! Sale hypocrite, avec votre livre de prières entreles mains ! Vous devriez avoir honte, vieux cochon.Allez donc avec cet aimable monsieur, ma belle. S’ilm’avait proposé de l’accompagner, je n’aurais pas ditnon, croyez-moi ! Mais je pèse un certain poids, et cepauvre cheval se serait vite écroulé.

17

Page 19: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Une légère rougeur couvrit les joues de la demoi-selle en question et soudain, elle sourit.

— Avec plaisir, monsieur, dit-elle d’une voixchaude.

Une voix de velours qui fit à Rannulf l’effet d’unecaresse.

Ce cavalier n’avait pas grand-chose en communavec le bandit de grand chemin des rêves de Judith. Iln’était pas plus brun que masqué.

Sa silhouette de sportif ne ressemblait en rien àcelle du séduisant brigand né de l’imagination de lajeune fille. Ses cheveux blonds tombaient plus basque ne le voulait la mode et ses yeux bleus rieurssemblaient, comme son sourire, se moquer d’euxtous. Avec son teint mat, son menton volontaire etson nez aquilin… était-il beau ? Non, on ne pouvaitpas dire cela. Mais il avait quelque chose. Quelquechose de très attirant.

Quelque chose d’un peu malfaisant, aussi.Ce fut du moins ce qu’elle pensa au premier regard.

Tant pis ! Il ne s’agissait pas d’un aristocrate redres-seur de torts, mais tout bonnement d’un voyageurdécidé à rendre service en emmenant quelqu’un aveclui.

Elle.Aussitôt elle se trouva partagée entre l’indignation

et l’outrage. Comment osait-il lui faire pareille pro-position ? Comment la fille du révérend JeremiahLaw, élevée dans la plus stricte morale – plus encoreque ses sœurs –, pouvait-elle oublier toute réservepour monter à cheval avec un parfait inconnu ?

Elle se dit aussi que c’était tentant. Pas loin d’ici,d’après les dires du cocher, se trouvait un bourg où

18

Page 20: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

elle trouverait un abri. Peut-être même, avec un peude chance, y arriveraient-ils avant que la pluie ne seremette à tomber ? Si du moins elle acceptait l’offrede cet homme…

Le songe éveillé que l’accident avait brusquementinterrompu lui revint en mémoire : le séduisant ban-dit qui la prenait dans ses bras et l’emmenait vers unfabuleux destin, lui faisant oublier sa famille, sonpassé, les sévères recommandations paternelles, satante Effingham et la triste perspective de passer toutle reste de son existence au manoir de Harewood.

Le hasard lui offrait la possibilité de vivre une véri-table aventure. Oh, une toute petite ! Mais l’espaced’une chevauchée, elle pourrait s’accorder un peu derêve. Personne n’en saurait rien. Heureusement,d’ailleurs ! Car, en apprenant ce que sa fille s’apprê-tait à faire, son père l’aurait enfermée dans sa cham-bre pendant une semaine, avec une bible, du pain etde l’eau. Et sa tante acariâtre aurait probablementjugé que ce n’était pas suffisant et prolongé la puni-tion pendant un mois. Mais pas plus sa tante que sonpère n’aurait vent de cette histoire. Et que pouvait-illui arriver ?

Ce stupide maigrichon l’avait traitée de déver-gondée !

Curieusement, cela ne l’avait pas choquée. Unetelle accusation était si absurde qu’elle avait eu plu-tôt envie de rire. Et un défi était lancé ! Et la damecorpulente l’avait gentiment encouragée. Pour unefois, le temps d’arriver au bourg, pourquoi nes’accorderait-elle pas le plaisir de vivre l’un de sesrêves avant d’être rattrapée par la dure réalité chez satante Effingham ?

— Avec plaisir, monsieur, répéta-t-elle, étonnée dene pas reconnaître le son de sa voix.

19

Page 21: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Elle avait emprunté le timbre velouté de la femmede ses songes, celle qui osait tout.

Il se pencha et lui tendit la main.— Mettez le pied sur ma botte.Elle obéit. Et lorsqu’il la souleva sans plus d’effort

apparent que si elle avait été un fétu de paille, ellecomprit qu’il était trop tard pour changer d’avis.Déjà, elle se retrouvait assise en amazone devant lui.Il réunit ses rênes dans sa main libre et l’entoura d’unbras pour mieux la maintenir contre sa solide poi-trine. Une sensation de sécurité pour Judith. Quel-ques voyageurs applaudirent. D’autres se plaignirentd’être abandonnés et supplièrent le cavalier de leurenvoyer du secours au plus vite.

— Avez-vous des bagages, mademoiselle ?demanda-t-il.

— Oui, cette valise. Oh ! Et le réticule qui se trouvedessus !

Il contenait toute sa fortune : le peu d’argent quelui avait donné son père pour qu’elle puisse, s’ils fai-saient étape, prendre une tasse de thé avec un peu depain et de beurre au cours de ce voyage qui ne devaitdurer qu’une journée. Comment avait-elle faillil’oublier ?

— Lancez-le-moi, ordonna le cavalier au cocher.Quant à la valise… Elle suivra avec tout le reste.

Il récupéra le petit sac de la jeune fille, toucha lerebord de son chapeau du bout de sa cravache enguise de salut et pressa les flancs de sa monture quis’élança. Judith éclata de rire. La petite aventure desa vie commençait et, déjà, elle aurait voulu que cettechevauchée ne s’arrête plus.

Au début, elle qui ne connaissait rien aux chevauxfut un peu anxieuse de se voir perchée au-dessusd’une chaussée transformée en mer de boue. Mais

20

Page 22: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

elle oublia vite ses appréhensions, soudain trèsconsciente de la proximité de cet homme. À la limitede l’indécence. Elle pouvait sentir la chaleur de soncorps tandis qu’il l’encadrait de ses jambes mus-clées. L’un de ses genoux, gainé d’une culotte d’équi-tation, touchait le sien, et l’autre frôlait ses fesses.Une odeur étrange montait jusqu’à ses narines,mélange de cuir et d’eau de Cologne. Des sensationsnouvelles l’assaillirent.

Elle frissonna.— Quand je pense que nous sommes en été !

Allons, venez, je vais vous réchauffer, dit l’inconnuen la serrant un peu plus contre sa poitrine.

C’est lorsqu’elle nicha sa tête au creux de sonépaule que Judith réalisa qu’elle avait ôté sa cape-line et que ses cheveux défaits flottaient librement auvent.

De quoi devait-elle avoir l’air ? Que devait-il penserd’elle ? Soudain, il se présenta :

— Ran… Euh, Ralf. Ralf Bedard.Elle n’osa pas donner son véritable nom. Judith

Law ne se conduisait pas comme elle le faisait en cemoment. Mieux valait prétendre être quelqu’und’autre, l’une des créatures échappées de sonimagination.

— Et moi, Claire Campbell.— Et où allez-vous, jolie Claire ?Il essayait de la séduire ! Quel scandale… Si son

père la voyait, il n’aurait pas de mots assez durs pourla réprimander… avant de la punir sévèrement. Et ilaurait raison ! Mais elle n’allait pas gâcher ces pré-cieux moments en pensant à son père.

— Ne me dites pas qu’un mari vous attend quelquepart ! poursuivit Ralf Bedard. Ou un fiancé.

— Ni l’un ni l’autre.

21

Page 23: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Et elle se remit à rire sans raison. Le cœur léger,elle avait l’intention d’apprécier chacun des instantsde l’aventure de sa vie.

— Je suis libre, sans la moindre attache, et celam’enchante.

Menteuse !— Très bien ! S’il n’y a ni mari ni fiancé, c’est donc

votre famille que vous allez retrouver ?Elle fit une petite grimace en pensant à sa tante

Effingham. Cette utopie ne durerait pas bien long-temps – jusqu’à ce qu’ils arrivent au bourg dont avaitparlé le cocher – mais, en attendant, elle pouvait seforger une personnalité très différente de la sienne.Comme si le rêve se mêlait à la réalité.

— Je n’ai pas de famille. Ou du moins je n’en aiplus. Les miens sont trop proches des convenancespour accepter ma carrière d’actrice.

La destination finale devait être York, l’une desvilles principales du Yorkshire, et elle en profita pourajouter :

— Je me rends à York pour jouer le premier rôledans une pièce, ajouta-t-elle.

Elle ! Sur scène… Pauvre père ! Il aurait une apo-plexie s’il l’entendait. Pourtant, être actrice…n’était-ce pas son désir le plus secret ?

— Une actrice ? fit M. Bedard.Sa bouche était tout contre son oreille et sa voix

rauque éveillait en elle mille sensations troublantes.— J’aurais dû le deviner en vous voyant. Une

beauté comme la vôtre doit brûler les planches.Pourquoi ne vous ai-je jamais vue à Londres ? Peut-être parce que je ne vais pas très souvent au théâtre.Il faut que je remédie à cela.

— Oh, Londres ! fit-elle avec dédain. J’aime jouer,monsieur, pas être… lorgnée. Je tiens à choisir mes

22

Page 24: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

rôles et je préfère les salles de province où je peuxinterpréter les grands auteurs et où l’on reconnaîtmon talent.

Elle s’aperçut qu’elle avait repris cette voix sen-suelle qu’elle ne s’était pas reconnue un peu plus tôt.Et, avec satisfaction, elle se rendit compte queM. Bedard ajoutait foi à son histoire ! Cela se voyait àson regard à la fois amusé et appréciateur. Bran-well, après être allé à l’université et à Londres, oùapparemment il avait mené joyeuse vie, avait racontéà ses sœurs – en l’absence de leur père ! – que lesactrices londoniennes complétaient leurs cachets ense faisant entretenir par des messieurs riches ettitrés. Judith réalisa qu’elle s’aventurait sur un ter-rain dangereux. Bah, ce n’était que pour un courtmoment…

— J’aimerais vous voir sur scène, dit M. Bedard.Il resserra son étreinte, posa sa main gantée sous le

menton de la jeune fille… et l’embrassa. Sur labouche.

Ce baiser ne dura guère : il était difficile des’embrasser longtemps lorsqu’on se trouvait à chevalsur une route des plus chaotiques.

Mais pour Judith, il s’agissait de son premier bai-ser. Avant qu’elle ne réalise ce qui venait de se pas-ser, avant même qu’elle n’ait l’idée d’exprimer sonindignation, elle sentit son corps comme s’embra-ser. Ses lèvres la picotaient, ses seins semblaient neplus être contenus par la robe, et toutes ces sensa-tions nouvelles descendaient plus bas, jusqu’au plusintime d’elle-même, puis le long de ses cuisses,jusqu’à ses orteils…

— Oh ! fit-elle enfin.Comment un homme dont elle ignorait l’existence

une heure auparavant osait-il la traiter ainsi ?

23

Page 25: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Devait-elle se fâcher ? Elle nota que Claire Camp-bell, une actrice connue, sans être forcément la maî-tresse d’un homme riche et titré, devait être avertiedes choses de la vie.

Alors elle adressa à M. Bedard un sourire rêveur,plein de promesses.

Sa petite aventure prenait un tournant qu’ellen’avait pas imaginé. Pourquoi ne pas en profiter pen-dant le peu de temps qui lui restait ? Pour la pre-mière fois de sa vie, et probablement la dernière, onl’avait embrassée.

M. Bedard lui sourit à son tour, de ce sourire lent,toujours un peu moqueur.

— Oh ! répéta-t-il.

Page 26: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

2

Que diable m’arrive-t-il ?Rannulf venait d’embrasser une femme alors que

Bucéphale risquait à chaque instant de glisser, de secasser une jambe et d’envoyer les deux personnes quile montaient dans une mare de boue ? Il tenta deremettre ses idées en place.

Ainsi, il tenait dans ses bras une actrice qui préfé-rait jouer dans des théâtres de province plutôt qued’être « lorgnée » sur les scènes londoniennes ? Ellequi avait su défaire avec un art consommé sa somp-tueuse chevelure, dont la couleur semblait natu-relle – si du moins ses yeux ne le trompaient pas.C’était sans la moindre réticence qu’elle appuyait sescourbes aussi tièdes que voluptueuses contre lui. Lacouleur de ses joues semblait elle aussi naturelle. Etelle avait une manière irrésistible de battre ses longscils sombres sur ses magnifiques prunelles éme-raude… Quant à sa voix, elle lui faisait l’effet d’unecaresse de velours. Une invitation sans équivoque.

Elle jouait le jeu. Et lui aussi, évidemment. Sinon,pourquoi lui aurait-il donné une fausse identité ? Caril avait bien l’intention de profiter de cette occasion

25

Page 27: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

inattendue avant d’aller passer quelques semainesdes plus sages chez sa grand-mère. Il avait de vigou-reux appétits sexuels et lorsqu’une femme pareilles’offrait… cela ne se refusait pas. Quant à l’embras-ser sur une route boueuse ? Non.

Il se félicita à la perspective des délicieux momentsqui l’attendaient.

— Où allez-vous ? s’enquit-elle à son tour. Ne medites pas qu’une épouse vous attend quelque part !Ou une fiancée.

— Ni l’une ni l’autre. Je suis célibataire.— Tant mieux. Cela m’aurait ennuyée que vous

ayez à confesser ce baiser.Il éclata de rire à cette réflexion inattendue.— Je vais passer quelque temps chez des amis.

Mais dites-moi si je rêve, n’y aurait-il pas des habita-tions un peu plus loin ?

Elle tourna la tête vers la direction indiquée.— Non, vous ne rêvez pas.Il risquait de se remettre à pleuvoir d’un instant à

l’autre. Ce serait bon de trouver un abri et de quittercette route dangereuse. Mais avant tout, il leur fau-drait signaler l’accident de la diligence. Rannulféprouvait un certain regret à la pensée d’arriver souspeu. Mais tout n’était pas perdu, bien au contraire.Car en raison du mauvais temps, il leur serait impos-sible, à l’un comme à l’autre, de poursuivre leur routeaujourd’hui. Pourtant, lui ne devait plus être trèséloigné de sa destination.

Sa bouche frôla l’oreille de la jeune femme.— Bientôt, nous serons dans une confortable

auberge, murmura-t-il. Nous demanderons qu’onenvoie des secours à ces malheureux voyageurs. Etvous pourrez vous détendre dans une chambreconfortable. Cette pensée devrait vous réjouir.

26

Page 28: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

— Bien sûr, fit-elle d’un ton sec.Se serait-il mépris sur les signaux qu’elle lui avait

envoyés jusqu’à présent ? Elle avait accepté de selaisser séduire sur le trajet… soit. Mais lui permet-trait-elle d’aller plus loin ?

Il reprit les rênes des deux mains et guida sa mon-ture vers la grande auberge qui se trouvait à l’entréede la ville.

— Non, déclara-t-elle soudain, retrouvant sa voixsensuelle. Non, rien ne me ferait moins plaisir qued’arriver.

Quelle étrange réflexion !

Une douce chaleur régnait à l’intérieur del’auberge. Et pour la première fois depuis des heures,Judith se sentit en sécurité. La cour, les écuries et lessalles du rez-de-chaussée étaient noires de monde.Aux fenêtres, des voyageurs regardaient le ciel.D’autres, qui avaient décidé de faire halte pour lanuit, montaient dans les étages.

Judith n’avait pas suffisamment d’argent pourprendre une chambre. Quand elle l’avait avoué àM. Bedard, il s’était contenté de lui adresser l’un deses sourires moqueurs. Puis il s’était dirigé vers lebureau de la réception. Était-il possible qu’il aitl’intention de payer sa chambre ? Accepterait-elle ?Et comment pourrait-elle jamais le rembourser ?

Que n’aurait-elle donné pour que sa belle aventurene se termine pas aussi vite ! Elle savait déjà que pen-dant des semaines, peut-être même jusqu’à la fin deses jours, elle revivrait ces instants exceptionnels. Etce baiser ! Le seul qu’aurait jamais reçu la tristevieille fille effacée qu’elle s’apprêtait à devenir. Elletenta de retrouver un peu d’entrain, mais elle se

27

Page 29: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

sentait encore plus déprimée qu’avant l’irruption deM. Bedard dans sa vie.

C’était un homme grand et fort. Maintenant qu’ilavait ôté son chapeau, elle pouvait voir ses cheveuxblonds, épais, bouclés, et si longs qu’ils touchaientpresque ses larges épaules. Elle se le figura avec unebarbe et un casque à cornes. Debout à l’avant d’undrakkar, il dirigeait l’attaque d’un bourg. Et JudithLaw l’affrontait, courageuse villageoise prête à luttercontre l’envahisseur.

Il la rejoignit.— De nombreux voyageurs ont déjà trouvé refuge

ici, lui expliqua-t-il. Et comme les passagers de ladiligence auront besoin de chambres eux aussi, cetendroit va être bondé. J’ai appris qu’il y a, en centre-ville, un hôtel plus petit, propre et confortable, utilisésurtout les jours de marché. Nous pourrions y réser-ver deux chambres. Qu’en pensez-vous ?

Elle ne sut comment interpréter son regard.Amusé ? Un peu. Il y avait autre chose dans ses yeuxbleus. Quelque chose qu’elle aurait été incapable dedéchiffrer, mais qui lui déclencha des frissons déli-cieux le long de la colonne vertébrale et jusqu’aubout des orteils.

— Je vous répète, monsieur Bedard, que j’ai trèspeu d’argent sur moi, car je n’avais pas prévu dehalte. Je m’attendais à ce que la diligence m’emmènedirectement à York. Je vais donc rester ici, assisedans un coin, en attendant qu’une autre diligence meconduise à destination.

De toute façon, je ne dois plus être très loin dumanoir de Harewood.

Il lui sourit de nouveau de cet air énigmatique etmoqueur.

28

Page 30: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

— Dès que votre valise arrivera, on enverraquelqu’un la porter là-bas. La diligence a un essieucassé. Le temps qu’une autre arrive… cela peut pren-dre aisément vingt-quatre heures. Autant patienterdans un endroit confortable.

— Mais je ne peux pas me permettre de…Il lui posa un doigt sur les lèvres.— Moi, je peux. Oui, je peux payer… au moins une

chambre.L’espace d’un instant, elle ne sut déceler l’allusion

qu’il lui faisait. Quand elle eut compris, elle rougitd’effarement. Comment avait-elle pu écouter pareilleproposition sans s’évanouir ? Sans hurler ? Sans legifler de toutes ses forces ?

Au lieu de cela, elle se réfugia sous le masque deClaire Campbell. L’envie de poursuivre cette belle,cette incroyable aventure était trop forte ! M. Bedardsuggérait qu’ils passent la nuit dans la même cham-bre ? Dans le même lit ? Qu’ils aient aujourd’hui,cette nuit… enfin, très bientôt, des relations mari-tales – quoique le mot « marital », dans ce cas, nesemblait guère approprié.

Elle lui adressa l’un des sourires de Claire Camp-bell, comme signe d’approbation. Pour une fois, uneseule fois dans sa vie, elle avait envie de commettreune folie. Quelque chose d’outrageant et d’invrai-semblable. Quelque chose qui ne lui ressemblait enrien.

Car jamais une occasion pareille ne se représente-rait à elle.

— Je vais chercher mon cheval avant qu’il ne s’ins-talle trop confortablement à l’écurie, dit M. Bedard.

Il la détailla des pieds à la tête.— À tout de suite.Elle se contenta de hocher la tête.

29

Page 31: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Après tout, elle n’était pas obligée de faire… cer-taines choses. Le moment venu, elle n’aurait qu’à luiexpliquer qu’il s’était mépris, qu’elle n’était pas legenre de femme qu’il croyait. Elle dormirait par terreou sur une chaise. Ici ou là, à condition qu’il ne s’ytrouve pas. Ce M. Bedard lui paraissait bien élevé. Ilne la forcerait pas. Elle n’avait pas pu résister au plai-sir de poursuivre l’aventure en acceptant de le suivre.Mais elle n’allait pas se livrer à un acte de déprava-tion. Pas elle !

Oh, si ! Toi ! Toi, ma fille !Cette petite voix n’était pas celle de Claire Camp-

bell, mais celle de la raisonnable Judith Law.

Toutes les chambres étaient encore libres au Rumand Puncheon, le petit hôtel qu’on leur avait recom-mandé. En revanche, de nombreux clients buvaientde la bière au pub. M. Bedard et sa prétendue femmefurent reçus avec chaleur. La propriétaire, qui sem-blait vraiment les prendre pour un jeune couplemarié, leur proposa sa meilleure chambre, celle quibénéficiait d’un petit salon privé où leur serait serviun excellent dîner, assura-t-elle. Bientôt, un grandfeu crépita dans la cheminée et une servante leurapporta un broc d’eau chaude qu’elle posa sur latable de toilette dissimulée par un paravent. La pluiequi menaçait depuis déjà un certain temps venait des’abattre en trombe et martelait les vitres.

Une fois qu’ils se retrouvèrent seuls, Judiths’approcha de la fenêtre pour rejeter sur ses épaulesla capuche de sa cape mouillée et tachée de boue.Rannulf se débarrassa de sa redingote et de son cha-peau. Il avait eu l’intention de la posséder sansdétour dès leur arrivée, mais préféra se retenir. Il

30

Page 32: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

estimait que le sexe était un art, et n’avait pas pourhabitude de se livrer avec brutalité à l’immédiatesatisfaction de ses besoins physiques. Pour que leplaisir soit total, il fallait savoir créer une ambiance.Son désir pouvait attendre… Ils avaient toute la soi-rée, toute la nuit.

— Vous devez avoir envie de faire un brin de toi-lette, dit-il. Pendant ce temps, j’irai prendre une bièreau pub. Je vais demander qu’on vous apporte du théet vous rejoindrai quand le dîner sera prêt.

— Oh, merci ! C’est très gentil de votre part.Il faillit changer d’avis devant le visage rayonnant

qui se tourna vers lui : ses joues avaient retrouvé descouleurs et ses paupières se fermaient à demi dansune invitation muette. Son chignon était maintenantcomplètement défait et sa chevelure flamboyante cas-cadait sur ses épaules. Le désir l’étreignit, mais denouveau, il sut résister à l’envie qu’il avait de la ren-verser sur ce grand lit, de relever sa robe et de la pren-dre sans autre forme de procès.

Au lieu de cela, il lui adressa un salut moqueur.— Gentil ? Moi ? Ce n’est pas un compliment que

j’ai l’habitude d’entendre.Il passa près d’une heure dans le pub, à boire en

compagnie d’un groupe de gens du coin qui vou-laient connaître son avis sur le temps et l’état desroutes. Ils hochaient la tête d’un air sagace, la chopeà la main et la pipe à la bouche.

— On a eu un trop bel été.— Il faut le payer maintenant.La femme de l’aubergiste vint avertir Rannulf

qu’on allait servir le dîner à l’étage. Il trouva ClaireCampbell sur le seuil de la porte qui séparait le petitsalon et leur chambre. Elle observait une servante

31

Page 33: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

qui finissait de mettre la table. Une autre apporta unplat fumant.

— Du steak and kidney pie, annonça-t-elle. Le meil-leur de tout le comté ! Bon appétit. Quand vousaurez fini, vous sonnerez pour que je viennedébarrasser.

— Très bien, merci, dit Claire Campbell.Rannulf n’avait eu que de brefs aperçus de la robe

en mousseline vert amande sous la cape de la jeunefemme. Il pouvait constater maintenant qu’il s’agis-sait d’une toilette très simple, plutôt modeste pourune actrice. Mais comme elle voyageait en diligence,elle ne voulait probablement pas attirer l’attention.Cette robe ne cachait guère les courbes de son corps :des jambes interminables, une taille de guêpe, desseins pleins et fermes… Tout ce dont un homme pou-vait rêver !

Elle n’avait pas refait son chignon, et sa somp-tueuse chevelure dorée tombait librement dans sondos, éclairée çà et là par les dernières lueurs du jour.Les couleurs qui lui étaient venues aux joues avaientdisparu. Son visage à l’ovale parfait était maintenantaussi blanc que la porcelaine, et ses immenses yeuxverts étincelaient. Une déesse… avec un petit quel-que chose de mortel, là, sur son visage.

— Des taches de rousseur ! s’exclama Rannulf.Il la rejoignit en quelques enjambées et quand, du

bout de l’index, il lui effleura la joue, puis son petitnez droit, elle rougit.

— Elles m’ont poursuivie enfant, et, hélas, n’ontpas complètement disparu.

— C’est charmant.Il avait toujours admiré les déesses. Mais il n’avait

jamais mis l’une d’entre elles dans son lit. Il aimaitles femmes de chair et de sang et, l’espace d’un

32

Page 34: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

instant, avait craint que Claire Campbell ne fassepartie de ces créatures intouchables.

— Je suis obligée de les cacher sous du maquillagequand je suis sur scène.

Le regard de Rannulf s’arrêta sur la bouche pul-peuse de l’actrice.

— Vous me coupez l’appétit. Enfin, presque…— Presque ? répéta-t-elle de ce ton sec qu’il avait

déjà entendu. Mais pas tout à fait, heureusement. Ceserait bien bête, monsieur Bedard, de négliger ce bonrepas qui nous attend, surtout que vous devez êtreaffamé.

— Ralf. Appelez-moi Ralf.— Ralf, c’est l’heure du dîner.Et nous aurons toute la nuit pour savourer le

dessert.À cette perspective, il sentit son sang bouillir. Mais

elle avait raison, mieux valait d’abord faire honneurà ce steak and kidney pie à la croûte dorée.

À la demande de Claire Campbell, il se mit à luiparler de Londres, où elle n’était encore jamais allée.Les réceptions que l’on donnait dans la haute sociétépendant la saison. Les bals, les fêtes, les concerts… Illui décrivit les frondaisons de Hyde Park, CarltonHouse et les jardins de Vauxhall.

— À votre tour, Claire ! Quels rôles avez-vousjoués ?

Les yeux rêveurs, un sourire aux lèvres, elle dépei-gnit avec une incroyable acuité l’atmosphère desthéâtres ; elle évoqua ses amis acteurs, les directeurs,les metteurs en scène… De toute évidence, elle ado-rait son métier.

Le repas était excellent. À la grande surprise deRannulf, ils vinrent presque à bout du plat princi-pal… et terminèrent la bouteille de vin ! Mais il

33

Page 35: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

aurait été incapable de se souvenir du goût de ce qu’ilavait mangé. Il ressentit tout ce temps une impres-sion de bien-être, ainsi qu’un vif sentiment d’attente.

Il se leva et tira sur le cordon qui pendait près de lacheminée. Quand une servante arriva, il lui demandade débarrasser et d’apporter une autre bouteille devin.

Claire posa la main sur son verre.— Je ne devrais pas.— Allons donc !— Bien, après tout… murmura-t-elle, vaincue.Rannulf but une gorgée en la fixant d’un air son-

geur. Le moment était-il venu ? La nuit tombait ;dehors il faisait frais et il continuait à pleuvoir. Letemps associé au grand feu qui crépitait dans lacheminée donnait l’impression d’une douce soiréed’hiver.

— Je voudrais vous voir jouer, déclara-t-ilsoudain.

— Quoi ?Elle resta le bras levé, son verre à la main.— Je voudrais vous voir jouer, insista-t-il.— Ici ? Maintenant ?Elle reposa son verre.— C’est absurde. Il n’y a pas de scène, pas de

décor, pas d’accessoires, personne pour me donnerla réplique…

— Une véritable actrice n’a pas besoin de tout cela.Certains monologues ne nécessitent pas la présenced’un autre acteur. Faites cela pour moi, Claire, s’ilvous plaît !

Il leva son verre dans un toast silencieux.Elle le fixait, les joues rosies.« Elle a l’air embarrassée », réalisa-t-il avec

étonnement.

34

Page 36: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Pourquoi cela la gênait-il de jouer un rôle devantun homme qui allait devenir son amant ? Il lui étaitpeut-être difficile de penser à son métier dans detelles circonstances.

— Je pourrais peut-être réciter le monologue dePortia ? murmura-t-elle enfin.

— Portia ?— Dans Le Marchand de Venise, de William Sha-

kespeare. Vous devez certainement connaître cetexte : « La clémence est une qualité, pas unecontrainte »1.

— Rafraîchissez-moi la mémoire.— Shylock et Antonio sont devant le tribunal.

Antonio n’a pas remboursé à Shylock, l’usurier, lestrois mille ducats qu’il lui doit. En cas de défaut depaiement, et d’après le contrat qu’ils ont passé, Shy-lock peut prélever une livre de chair à l’endroit ducorps d’Antonio qu’il choisira. À ce moment-là, Por-tia arrive, bien décidée à sauver Antonio, le meilleurami et le bienfaiteur de Bassanio, l’homme qu’elleaime. Elle s’est déguisée en clerc d’avocat et tente defaire appel à la miséricorde de Shylock.

— Je m’en souviens, maintenant, dit Rannulf.Jouez Portia pour moi, s’il vous plaît.

Elle se leva et regarda autour d’elle.— Nous ne sommes plus dans un salon d’hôtel

mais au tribunal. La situation semble désespérée, carla vie du noble Antonio est en jeu.

Elle désigna la chaise de Rannulf.— Shylock est assis là. Et moi, je suis Portia, tra-

vestie en homme.

1. Traduction du Marchand de Venise, de William Shakespeare, parFrançois Laroque.

35

Page 37: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Amusé, Rannulf la vit lever les bras, nouer ses che-veux sur sa nuque. Puis elle disparut dans la cham-bre et revint en boutonnant sa cape. Certes, ellen’avait guère l’air d’un homme… Pourtant, quandelle fixa Rannulf d’un air dur, il se sentit aussi mal àl’aise que s’il avait été Shylock.

— « La clémence est une qualité, pas unecontrainte », commença-t-elle.

Pendant un instant, il crut que ces paroles s’adres-saient à lui, Rannulf Bedwyn.

« Elle tombe du ciel comme une pluie très douceSur le monde au-dessous. Elle bénit deux fois :Elle bénit celui qui donne et celui qui reçoit.Elle constitue la vertu des vertus… »

Seigneur ! Elle était devenue Portia. Et lui Shylock,le vilain !

« Car, si tu vas au bout, ce tribunal de VeniseVa devoir condamner ce marchand qui est là. »

Elle continua. Ce n’était pas un long monologue,mais Claire Campbell sut l’interpréter avec une tellevirtuosité que Rannulf, honteux, se sentait prêt àdemander pardon à Antonio.

— Seigneur ! fit-il, abasourdi. Pour vous résister,ce Shylock devait être d’airain !

La voir dans ce rôle avait décuplé son désir. C’étaitune actrice exceptionnelle ! Elle avait réussi à rendrel’atmosphère du procès sans le moindre décor, sanscostume, sans aucun des accessoires dont elle dispo-sait au théâtre.

Tout en défaisant sa cape, elle lui sourit.

36

Page 38: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

— Quel autre rôle connaissez-vous ? demanda-t-il.Juliette, dans Roméo et Juliette ?

Elle écarta cette suggestion d’un geste méprisant.— J’ai vingt-deux ans. Juliette n’en avait que seize

et, à mon avis, c’était une petite oie blanche. Je n’aijamais compris l’intérêt de cette pièce.

Il s’esclaffa. Claire Campbell n’avait rien d’uneromantique, et cela lui plaisait.

— Ophélie ?Elle esquissa une grimace dédaigneuse.— Comme tous les hommes, je suppose que vous

aimez les femmes faibles ? Et y en a-t-il une plus fai-ble que cette stupide Ophélie ? À sa place, j’auraisgiflé Hamlet et je lui aurais dit d’aller au diable ou dese jeter la tête la première dans de l’huile bouillante.

Cette fois, Rannulf éclata de rire.— Pourquoi ne choisirais-je pas lady Macbeth ?

fit-elle à mi-voix. Elle était peut-être un peu folle etméchante, mais au moins, elle avait du caractère.

— La scène où elle est somnambule et lave sesmains pleines de sang ?

— Et voilà ! s’exclama-t-elle avec dérision. Vousvoyez ? Les hommes apprécient cette scène. Seloneux, une femme ne peut pas être forte, et ils trouventlogique que les méchantes deviennent folles…

— À la fin, Macbeth était lui-même un peu fou.Shakespeare faisait preuve d’impartialité quand ils’agissait de juger les êtres.

— Bien. Je vais interpréter lady Macbeth quandelle persuade Macbeth d’assassiner Duncan.

Et moi, je vais être traité comme Macbeth !— Mais avant cela, il faut que je termine mon vin.Son verre était aux deux tiers plein. Elle le but d’un

trait. Puis elle défit ses cheveux et les secoua.

37

Page 39: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

Et toujours la reine du roman sentimental :

Le 4 décembreUn baiser pour le roi

« Les romans de Barbara Cartland nous transportent dans un mondepassé, mais si proche de nous en ce qui concerne les sentiments.L’amour y est un protagoniste à part entière : un amour parfoiscontrarié, qui souvent arrive de façon imprévue.Grâce à son style, Barbara Cartland nous apprend que les rêves peuvent toujours se réaliser et qu’il ne faut jamais désespérer. »

Angela Fracchiolla, lectrice, Italie

Autopromo112013_Autopromo 102007 13/09/13 15:57 Page5

Page 40: Mary Balogh - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782290074367.pdf · Mary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où

10603CompositionFACOMPO

Achevé d’imprimer en Italiepar GRAFICA VENETA

le 7 octobre 2013

Dépôt légal : octobre 2013EAN 9782290074510

L21EPSN001090.N001

ÉDITIONS J’AI LU87, quai Panhard-et-Levassor, 75013 Paris

Diffusion France et étranger : Flammarion