14
TEXTES Maurice Le Roux LA MUSIQUE DE LA MARSEILLAISE Lorsque Goethe entendit "la Marseillaise", en 1795, il ne manqua pas d'être impressionné par "ce Te Deum révolutionnaire saisis- sant et terrible". Les paroles en auraient été écrites à la diable, mais qui en a composé la musique ? Edelmann ? Pleyel ? Après être tombé en désuétude, ce chant fut remis à l'honneur, et c'est le 29 mars 1887 que l'orchestration a eu un père légitime. E 1 n 1904, le musicologue Constant Pierre, secrétaire général adjoint du Conservatoire national de musique de Paris, où , 1 il fut en fonction de 1900 jusqu'à sa mort, en 1912, fit paraître, à l'Imprimerie nationale, un très important ouvrage de 1 098 pages intitulé : Hymnes et chansons de la Révolution. Il s'agit d'un catalogue analytique de toutes les pièces musicales françaises publiées, imprimées, gravées ou manuscrites entre 1789 et 1800. En dehors de quelques incursions dans la période postrévolutionnaire, jusqu'en 1808, l'auteur a rassemblé et recensé l'ensemble de la création musicale de la France pendant dix années, soit une liste de 2 903 titres, parmi lesquels le Chant de guerre pour l'armée du Rhin, autrement dit la Marseillaise, porte le numéro 14. 165 REVUE DES DEUX MONDES JUILLET-AOUT 1990

Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

TEXTES

Maurice Le Roux

L A MUSIQUE DE L A MARSEILLAISE

Lorsque Goethe entendit "la Marseillaise", en 1795, il ne manqua pas d'être impressionné par "ce Te Deum révolutionnaire saisis­sant et terrible". Les paroles en auraient été écrites à la diable, mais qui en a composé la musique ? Edelmann ? Pleyel ? Après être tombé en désuétude, ce chant fut remis à l'honneur, et c'est le 29 mars 1887 que l'orchestration a eu un père légitime.

E1 n 1904, le musicologue Constant Pierre, secrétaire généra l adjoint du Conservatoire national de musique de Paris, où

, 1 i l fut en fonction de 1900 jusqu 'à sa mort, en 1912, fit • pa ra î t r e , à l ' Imprimerie nationale, un t rès important ouvrage de 1 098 pages intitulé : Hymnes et chansons de la Révolution. Il s'agit d'un catalogue analytique de toutes les p ièces musicales françaises publ iées , impr imées , g ravées ou manuscrites entre 1789 et 1800. En dehors de quelques incursions dans la pé r iode pos t révolut ionnai re , jusqu'en 1808, l'auteur a r a s semb lé et r e c e n s é l 'ensemble de la créat ion musicale de la France pendant dix années , soit une liste de 2 903 titres, parmi lesquels le Chant de guerre pour l'armée du Rhin, autrement dit la Marseillaise, porte le n u m é r o 14.

165 REVUE DES D E U X MONDES J U I L L E T - A O U T 1990

Page 2: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

TEXTES La musique de la Marseillaise

Ce nombre de 2 903 peut nous paraî t re é levé , à nous qui sommes d'une é p o q u e aux multiples moyens de diffusion et de re­production, mais i l faut penser qu' i l r é sume toutes les formes de c r é a t i o n musicale : hymnes, chants patriotiques, airs à chanter, à boire ou à danser, fragments lyriques, c h œ u r s , marches m i l i ­taires, etc.

En examinant cette impressionnante nomenclature, o n est a m e n é à faire plusieurs r é f l ex ions p r é a l a b l e s . Tout d 'abord, la valeur du texte, l 'originali té des mots uti l isés sont de l o in plus importantes que celles de la musique. Il semble que, si des mots nouveaux ont fait leur apparition et que le vocabulaire révolut ion­naire ait tout naturellement pris sa place dans les hymnes et les chansons, la musique n'ait pas encore t rouvé son langage nou­veau, comme si la mutation du style musical n'avait pas encore é té , à de très rares exceptions, c o m p l è t e m e n t achevée .

S'il est vrai que le noble hér i tage du grand Rameau est aban­d o n n é ou négl igé parce que trop typique de l 'Ancien Régime, mais surtout parce que trop savant, trop professionnel, i l est vrai aussi que, en 1789, rien ne l'a encore remplacé , sinon quelques o p é r a s -comiques "italiens" d'une plati tude navrante à la Jean-Jacques Rousseau.

Il existe une quant i té de chansons et d'airs qui reprennent tout simplement, sur de nouvelles paroles, des musiques ancien­nes, des timbres déjà familiers dans le public. La musique se borne souvent à u n r ô l e d 'accompagnement. C'est ainsi que la reine Marie-Antoinette jouait déjà volontiers au clavecin le cé lèbre Ça ira - avec é v i d e m m e n t d'autres paroles ! - et que la Carmagnole était depuis longtemps une contredanse villageoise bien connue dans nos campagnes. Nombreux sont les textes qu i sont i n d i q u é s "à chanter sur l'air de... " ou "d'après".

Pourtant, à côté de ces centaines de chansons qui se ressem­blent, commence à se faire jour un genre musical nouveau, diver­sifié d'ailleurs, mais qui trouve sa raison d'être dans les é v é n e m e n t s successifs de la Révolution. Ce sont, d'abord, les grandes fêtes don­nant lieu à des cé r émon ie s spectaculaires, pour lesquelles o n c rée des hymnes. O n en d é n o m b r e une centaine. Ensuite, d è s qu ' i l s'agit de dé fendre la patrie, d'exalter l 'idéal révolu t ionna i re pour attirer et ent ra îner les volontaires, ce furent, à partir de 1790, les

166

Page 3: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

TEXTES La musique de la Marseillaise

chants de guerre et marches hé ro ïques dont nous trouvons de mul­tiples exemples dans le catalogue de Constant Pierre.

Ce qu i est certainement ca rac té r i s t ique , dans ce nouveau genre, est l'instrumentation qui donne à chacune de ces p ièces une couleur spécif ique originale. Les clavecins remisés dans les greniers des châ teaux , les orgues des églises rédui tes au silence et inutili­sables, les maîtres de chapelle l icenciés avec leurs c h œ u r s , priorité est d o n n é e aux h a r m o n i e s et m u s i q u e s m i l i t a i r e s , don t le réper to i re reste à établir, et le perfectionnement des instrumentistes à parfaire. Pour parvenir, peu à peu, à cette "orchestration de plein air" o ù excellera Berlioz, et qui sera celle du X I X e siècle, on fonde le Conservatoire de musique de Paris, qui , sous le nom d'Ecole de musique pour les gardes nationaux, remplace l 'Ecole royale de musique fe rmée en 1788. Il s'agit, en fait, d'une é c o l e militaire, confiée au capitaine B. Sarrette, o ù tous les é lèves portent un uni­forme et sont soumis à une stricte discipline. Faut-il rappeler que, à ses débu t s , l 'Ecole, comme pour marquer de façon décisive sa mis­sion et ses orientations, comportait quatorze classes de clarinette et une seule de v io lon ! Ce fut l 'origine de notre cé l èb re éco le fran­çaise des bois, qui s'est p e r p é t u é e jusqu 'à nos jours, et est recon­nue dans le monde entier pour les quali tés de style et de virtuosité de chaque pupitre de bois et de cuivres. Cela explique l'instrumen­tation de la plupart des partitions de l ' é p o q u e qu i fait principa­lement appel aux instruments à vent, aux ensembles d'harmonie. D u coup, i l est facile d'en dater la création.

Joseph Gossec et Etienne Méhul

En é tudiant de façon plus précise cette liste de 2 903 p ièces musicales c o m p o s é e s au cours des dix a n n é e s révolut ionnaires , on s ' aperço i t que la product ion de toute cette é p o q u e est surtout d o m i n é e par deux musiciens professionnels : Joseph Gossec (1734-1829) et Etienne Méhul (1763-1817). C'est à eux, et à eux seuls, que revient l 'honneur d'avoir compris les mouvements du temps et an imé la vie musicale française en assurant la mutation de style et d 'écri ture qui p répare ra la venue d'Hector Berlioz. B ien sûr, on ne

167

Page 4: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

TEXTES La musique de la Marseillaise

saurait passer sous silence de sensibles musiciens comme Dalayrac, Grétry et, plus tard, Boieldieu qui subirent tous les trois l'influence italienne et sacrifièrent, sans aucun profit pour la musique fran­çaise, à leur goû t personnel pour l 'opéra-comique , genre alors à la mode. A u contraire, Gossec et Méhul , acquis en t i è rement aux idées r é v o l u t i o n n a i r e s , mettaient au service de la jeune R é p u b l i q u e française leur enthousiasme et toutes les ressources de leur talent. C'est a ins i que J o s e p h Gossec , a p r è s avo i r t r a v a i l l é chez le prince de Conti, puis chez le prince de Condé , écrit une soixantaine de symphonies et toutes sortes de musique de chambre. Puis i l s ' intéresse vivement aux chants patriotiques et aux musiques d'har­monie qui les accompagnent. En 1790, i l écrit une Marche lugubre, sorte de marche funèbre la ïque pour cé lébrer l'affaire de Nancy du 31 aoû t 1790 et qui fut j ouée pendant toutes les c é r é m o n i e s de la Révolution, où elle connut chaque fois un très grand succès . Elle fut in terpré tée , en particulier, aux o b s è q u e s de Mirabeau en avril 1791. De m ê m e , Etienne Méhul , ap rès avoir é tud ié l'orgue et le cla­vec in , puis s 'ê t re famil iar isé avec l ' opé ra sous la d i rect ion de Gluck , écrivit en collaboration la plupart du temps avec Marie-Joseph de Chénier, le frère du p o è t e guillotiné, un grand nombre de chants républ ica ins et d'hymnes, surtout l'admirable Chant du départ (1794) qu i restera comme la plus bel le r é p l i q u e de la Marseillaise, inspirée et g é n é r e u s e .

Et, en effet, deux ans auparavant, p réc i sémen t dans la nuit du 25 au 26 avril 1792, était n é le Chant de guerre pour l'armée du Rhin, à la demande du maire de Strasbourg, et, b ien tô t , tout le monde s'interrogeait sur l ' identi té de l'auteur de la musique. Ce chant, n é à Strasbourg, avait é té interprété pour la p r emiè re fois à Montpellier, puis presque aussitôt dans différentes villes de France, notamment à Paris avant l ' a r r ivée du ba ta i l lon des Marse i l la i s ; pub l ié à Londres d è s le mois de novembre 1792, i l fut m ê m e joué à Philadelphie en 1794. C'est dire quel enthousiasme contagieux et collectif ce chant de guerre suscita d'une façon quasi ins tan tanée . En fait, i l rassemblait du premier coup, par l'ardeur et la violence des paroles, l 'exceptionnel é lan de la musique, tous les sentiments fondamentaux du peuple, ceux qu i é ta ien t la base de la jeune R é p u b l i q u e comme ceux qu ' i l faut de tout temps exalter pour dé fendre la Patrie en danger et la Liberté m e n a c é e .

168

Page 5: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

TEXTES La musique de la Marseillaise

Les paroles furent très vite reconnues comme étant d'un cer­tain Rouget de Lisle, jeune officier du génie , résidant pendant l'au­tomne et l 'hiver de 1791 à Strasbourg. O n avait v u son n o m à propos d'une p ièce en prose e n t r e c o u p é e d'airs chan t é s dont la musique était de Stanislas Champein, et, en 1790, i l avait écrit le livret d'un o p é r a - c o m i q u e r ep ré sen t é à Paris, les Deux Couvents, musique de Grétry, enfin, il avait c o m p o s é les paroles d'un Hymne à la liberté, sur une musique d'Ignace Pleyel. C'était donc essentiel­lement un p o è t e , un librettiste, un versificateur, à l 'occasion, nous dirions aujourd'hui un parolier ou plus simplement un auteur, habile à choisir un sujet, à adapter un texte à une musique en tenant compte de la prosodie et de la richesse des rimes. Ce qu'il recherchait surtout, c'était de pouvoir collaborer avec un composi­teur en vue et nous savons qu'il travailla avec Champein, Grétry, Pleyel entre autres et qu'il n 'hésita pas, sous la Restauration, à pro­poser ses services à.. . Hector Berlioz pour un livret d 'opéra dans une lettre res tée sans r é p o n s e ! Quant aux paroles de la Marseil­laise, s'il faut en croire la l égende , elles ont é té c o m p o s é e s à la diable, une nuit, "dans le feu de l'inspiration", ont dit certains, en tout cas très rapidement. Il est, du reste, difficile de ne pas ajouter foi à ce que dit à ce sujet M . Guy Breton, que cite Philippe Parés dans son excellent ouvrage Qui est l'auteur de la Marseillaise ?Tout d'abord, pendant le mois d'avril, au moment de la déclara t ion de guerre et de la Patrie en danger, le maire de Strasbourg avait fait placarder dans les rues une affiche portant un appel vibrant aux volontaires et dont le style annonce celui des couplets de la Marseillaise : "Aux armes, Citoyens ! Défendons la Patrie... " Quant à la p remiè re phrase, "Allons, Enfants de la Patrie !", qui est certai­nement la plus belle de tout le p o è m e , elle ne prouve pas de la part de Rouget de Lisle une imagina t ion d é b o r d a n t e , car les "Enfants de la Patrie", c'était le nom du bataillon que commandait Rouget de Lisle en 1792 !

Toutes ces co ïnc idences , ces rémin i scences n ' en lèven t rien aux qua l i t é s d'auteur de Rouget de Lisle, que personne ne lu i conteste.

Mais jamais i l n'a é té question pour Rouget de Lisle de faire office de compositeur de musique. La meilleure preuve étant sans doute une lettre de Grétry, écrivant à Rouget de Lisle, après avoir

169

Page 6: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

TEXTES La musique de la Marseillaise

entendu la Marseillaise : "Vous ne me dites pas qui a composé la musique de cet hymne. Est-ce Edelmann ?" Cela était, en effet, pos­sible, J e a n - F r é d é r i c Edelmann (1749-1794) était un music ien de Strasbourg à qu i Rouget de Lisle aurait pu faire appel. En tout cas, sur le plan musical, Rouget de Lisle était d é p o u r v u de talent, et s'il jouait du v io lon en amateur, i l était incapable de composer une p i èce musicale aussi professionnelle que le Chant de guerre.

La création musicale contrariée par la Révolution

Cette confusion entre professionnels et amateurs est u n p h é ­n o m è n e qui réappara î t p é r i o d i q u e m e n t dans l'histoire de l'art mu­sical, principalement aux é p o q u e s m o u v e m e n t é e s où les idéologies raidissent et contrarient l 'évolution normale de la créat ion contem­poraine. Chaque fois, i l s'agit d'un appauvrissement notable, mais heureusement provisoire du langage. Ce fut le cas de la Réforme qui fit disparaî t re les modes grégor iens , de toutes les dictatures, ou de la révolu t ion culturelle chinoise, etc. Et bien sûr de la Révo­lution française qui ne compte que trois ou quatre musiciens pro­fessionnels. C'est éga l emen t le cas de notre é p o q u e o ù des foules immenses viennent communier à des spectacles audiovisuels dont la musique n'est qu'un pré tex te accessoire ou purement commer­cial o ù une d é m a g o g i e dé l ibé rée tente, depuis quelques a n n é e s , de cé lébre r dans une fête commune, le 21 juin, les efforts cou­rageux des professionnels et le plaisir naïf des amateurs, où les plus nobles causes de l 'humanité , comme les secours aux grandes catastrophes naturelles, font constamment appel à la g é n é r o s i t é publ ique par la mise en vente de musiques en g é n é r a l insigni­fiantes. Comment ne pas regretter que le Chant des partisans, qui accompagne le texte si inspiré de Joseph Kessel et Maurice Druon, se borne à un membre unique de phrase musicale, indéf in iment r é p é t é e donnant un sentiment de mutilation et d ' i nachèvemen t qui est peu t -ê t r e en situation, mais qui est simplement incomplet et m a n q u é ? C'est pourquoi o n peut se réjouir que la C o m m u n a u t é e u r o p é e n n e se soit mise d 'accord pour choisir, comme hymne

170

Page 7: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

TEXTES La musique de la Marseillaise

e u r o p é e n , ce fragment de Y Allegro assai du final de la 9e Symphonie de Beethoven, un vrai professionnel, celui-là.

Mais alors qui est le vér i table auteur de la musique de la Marseillaise ? Eliminés Gossec, Méhul et Grétry, o n a par lé succes­sivement de Navoigi l le , Grisons, dont o n retrouve des rémin i s ­cences dans l'oratorio Esther, Holtzmann, compositeur et maître de chapelle allemand avec le Credo de sa 4e Messe solennelle.

Malgré les nombreuses é t u d e s entreprises par différents cri­tiques et musicologues, et en dépi t des p rocès qui se dé rou lè ren t pendant un siècle, ce qui demeure certain, c'est que si Rouget de Lisle a pu écrire les paroles des six couplets, i l n 'était pas capable d'écrire la moindre note de cette b e a u t é et de cette perfection.

Heureusement, i l y avait, à Strasbourg, le compositeur Ignace Pleyel, avec qui Rouget de Lisle avait déjà travaillé à propos de l'Hymne de la liberté et avec qui i l entretenait des relations ami­cales. Né en Autriche (1757), excellent pianiste et maître de chapelle du comte Erdôdy, c'était un musicien complet. Arrivé à Strasbourg, i l y est organiste de la c a t h é d r a l e et ma î t r e de chapelle. O n le licencie au d é b u t de la Révolution, i l travaille alors à Londres avec Haydn, fait des t ou rnées de concerts o ù i l joue les œ u v r e s de ses contemporains, mais aussi les siennes. O n lui doit, en effet, 14 so­nates et quant i té de musiques de chambre pour divers ensembles, 50 duos instrumentaux, 16 symphonies concertantes, 38 sympho­nies, etc. Revenu à Strasbourg, i l est arrêté plusieurs fois par le Tri­buna l r é v o l u t i o n n a i r e et e m p r i s o n n é . Il ne recouvre la l ibe r té qu ' ap rè s avoir écrit, en hâte , deux hymnes patriotiques où i l célè­bre les idées du nouveau régime, qui, d'ailleurs, ne sont pas les siennes, car i l est p r o f o n d é m e n t royaliste. Sans doute parce qu'i l partageait avec la reine de France la m ê m e nat ional i té d'origine.

Joseph Rouget de Lisle, lui , a des opinions politiques moins t ranchées , plus floues. Tout en é tant acquis en principe aux idées nouvelles et surtout à celles concernant la dé fense de la France, i l est tout de m ê m e le seul officier à ne pas donner une r é p o n s e favorable, franche et sans ambiguï té à la demande des représen­tants de l 'Assemblée nationale, venus solliciter l ' adhés ion des sol­dats et officiers à la Constitution de la France. Ce qu i lu i valut d 'être dest i tué de son grade et de perdre sa solde en 1793, avant d 'être b ien tô t mis en prison. Entre-temps, le Chant de guerre pour

171

Page 8: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

TEXTES La musique de la Marseillaise

l'armée du Kbin triomphait sur tous les champs de bataille, dans toutes les cé r émon ie s patriotiques comme dans tous les c œ u r s . Il est vrai aussi que le maire de Strasbourg, M . de Dietrich, qui avait eu l ' idée de commander officiellement ce chant de guerre, allait ê t re guillotiné en 1793, le marécha l de Luckner, à qui l 'œuvre est déd iée , exécu t é en 1794, ainsi que la plupart des amis de Rouget de Lisle, le prince de Broglie , le duc d 'Aigui l lon, le géné ra l du Châ te le t , etc. Seul, Ignace Pleyel , b ien q u ' é v i d e m m e n t suspect comme Autrichien, royaliste, ancien organiste et maître de chapelle de la ci-devant ca thédra le et pour ses voyages à l 'étranger, s'en tira avec seulement quelques emprisonnements. Mais la pratique de ces temps t roublés o ù l 'on était constamment en danger de mort avait certainement appris à Pleyel une prudence essentielle d'au­tant plus normale que l'Autriche venait de déclarer la guerre à la France. Grâce à quoi , d'ailleurs, Pleyel put vivre d é s o r m a i s sans histoire sous les différents rég imes qui se succédèren t en France et s'y installer en 1808, à Paris, comme facteur de pianos et y fonder sa cé lèbre maison.

Une vie faite d'intrigues et de maladresses

A u contraire, l 'existence de Rouget de Lisle, l ibéré par le 9 Thermidor, mais abandonnant défini t ivement la carrière militaire d è s 1795 fut, pendant trente ans, une succession d'intrigues, de maladresses dues principalement à une forme d'arrivisme malchan­ceux. Ce fut, d'abord, une affaire louche où i l s'était compromis pour J o s é p h i n e de Beauharnais qui le désavoua ensuite, puis une sollicitation aup rès de Bonaparte d'une mission à l 'é tranger qui lui fut refusée. En 1799, le premier Consul, qui n'aimait pas la Mar­seillaise - du moins en contestait les paroles - lui commande "un chant guerrier exprimant que, pour les grandes Nations, la paix est la conséquence de la Victoire". Cet hymne, sous le titre de Chant des combats, paroles et musique (?) de Rouget de Lisle, donna lieu à un concert solennel, le 3 janvier 1800, à l 'Opéra-Comique . Mais cette soirée fut un fiasco total, ce qui est peut -ê t re à l'origine de la brouille définitive entre N a p o l é o n et Rouget de Lisle.

172

Page 9: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

TEXTES La musique de la Marseillaise

En 1814, il adresse an tsar Alexandre I e r de Russie, sous forme de p o è m e dithyrambique, la lettre o b s é q u i e u s e suivante :

"Sois le héros du Siècle et l'orgueil de l'Histoire Punis de l'Occident l'exécrable oppression Aux Français consolés, fais chérir la victoire Rends aux Bourbons leur trône, à nos lys leur splendeur. "

Bien plus, i l compose à cette é p o q u e u n Chant du Jura, dont voic i la p remiè re strophe :

"Vive le Roi Noble cri de la vieille France Cri d'espérance, de bonheur d'amour et de foi Trop longtemps étouffé par le crime et nos larmes Eclate plus brillant et plus rempli de charmes Vive le Roi !"

Sans é c h o , i l ne se d é c o u r a g e pas et demeure conscient de sa valeur. C'est là qu'i l s'adresse m ê m e à Berlioz pour lui proposer de lui écrire un livret d 'opéra .

Malgré ces protestations de foi, Rouget de Lisle ne pouvait rien e spé re r de la Restauration. En 1825, i l était m ê m e dans une situation f inancière par t icu l iè rement dél icate qui lui fit contracter un emprunt en signant une lettre de change. N'ayant pu rembour­ser sa dette, i l fut c o n d a m n é par le tribunal de commerce et mis en prison le 9 juin 1826. Libéré grâce à l 'appui et à l'aide g é n é r e u s e du chanteur Béranger, i l dut attendre encore quatre a n n é e s , c'est-à-dire la révolut ion de 1830 et l ' avènement de Louis-Philippe pour retrouver enfin une posit ion honorable, recevoir une pension et m ê m e la croix de chevalier de la Légion d'honneur.

Cette attention tardive apporta enfin à l'auteur de la Marseil­laise une sorte de consolation et le geste de reconnaissance offi­cielle qu'i l avait vraiment e spé ré la plus grande partie de son exis­tence. U n an avant sa mort, le haut-relief sculpté par François Rude sur l 'un des piliers de l'arc de triomphe de l'Etoile était t e rminé (1830-1835). Ce Départ des volontaires est certainement l'image la

173

Page 10: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

I t À I t S La musique de la Marseillaise

plus forte, la traduction symbol ique la plus ressemblante de la musique de la Marseillaise avec son é lan irrésistible, la violence de ses accents, sa d é t e r m i n a t i o n , son espoir. A c ô t é de ce chef-d ' œ u v r e , n'est-il pas é t o n n a n t que se soit i m p o s é dans la ferveur populaire le tableau d'Isidore Pils (1813-1875) qui exposa, en 1849, Rouget de Lisle chantant pour la première fois la Marseillaise chez le maire Dietrich. M ê m e si la plupart des convives imaginés termi­n è r e n t leur vie sur l 'échafaud, m ê m e si le récit de cette soi rée est une anecdote fantaisiste, le succès populaire de cette toile demeure par t icul ièrement vivace jusqu 'à nos jours, à tel point qu'elle est re­produite en double page couleurs sur nos grands magazines pour la publici té de la maison De Dietrich et cie ! Mais peu t -ê t re l 'expo­si t ion de cette toile au Salon de 1849 et son s u c c è s i m m é d i a t étaient-ils une sorte d'avertissement à l'adresse du pr ince-prés iden t pour qu'il ne s'attaque pas aux fondements de la Républ ique . Et en effet, le coup d'Etat du 2 d é c e m b r e 1851, comme l'avait fait celui du 18 Brumaire, voit disparaî tre notre hymne national de la s c è n e publique. Symbole de la démocra t i e et des libertés, i l ne sera plus qu 'un chant sédi t ieux vivement répr imé par la police impér ia le ; symbole de "la Patrie en danger", i l sera seulement e n t o n n é , à Sedan, comme i l l'avait é té à Waterloo, comme plus tard i l le sera en 1915 ou en 1940, pour conjurer le désas t re des a rmées .

En 1886, la Répub l ique é tant fortement établ ie , on s'avisa de remettre à l 'honneur et si possible, d'une façon définitive et pra­tique, l 'hymne national, t o m b é en d é s u é t u d e depuis le décre t du 26 messidor an III (1795), jamais a b r o g é , mais jamais a p p l i q u é depuis près de cent ans. Le 10 aoû t 1886, le ministre de la Guerre donne l'ordre au directeur du Conservatoire, Ambroise Thomas, de réuni r une commission d'experts pour établir une version définitive de notre hymne . Le jury comprenan t d ' é m i n e n t s s p é c i a l i s t e s , E. Guiraud, Ch. Lenepveu, Th . Dubois, L. Delibes, se réuni t dans la grande salle de l 'Opéra. C'est l'orchestre de la garde républ ica ine qui joue successivement 90 versions dont aucune ne pamt satisfai­sante. L'admirable orchestration de Gossec et celle d'Hector Berlioz furent é c a r t é e s , car elles exigeaient des c h œ u r s et une instru­mentation exorbitante pour l'effectif normal des harmonies militaires.

Le 26 janvier, pu is le 29 mars 1887 autour d ' A m b r o i s e Thomas se réuni t un comi té , dans la salle du Conservatoire. Les

174

Page 11: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

1 Ü A 1 E/5 La musique de la Marseillaise

m ê m e s spécialistes, avec en plus Jules Massenet (Gounod s'étant e x c u s é ) et pour l 'orchestration deux techniciens, M M . Jonas et Sellnick, et le chef de la garde républ ica ine , M . Weltge. A u cours de s é a n c e s qui ont dû paraî t re par t i cu l iè rement harassantes, ces professeurs remirent en question, note par note, chaque détail de la m é l o d i e , puis chaque accord et, enfin, l 'orchestration de la Marseillaise...

Il est vrai que le Chant de guerre pour l'armée du Rhin avait subi, depuis 1792, de notables modifications. C'est ainsi qu'i l fallut se mettre d'accord pour choisir entre les trois versions différentes de la p remiè re mesure, dont chacune est authentique.

Des p r o b l è m e s semblables se sont p o s é s à chaque mesure, et à chaque harmonie. M ê m e le tempo fut remis en question. Certaines éd i t ions originales portaient l ' indication 6/8, autrement dit à deux temps. O n p ré fè re opter pour le 4/4, c ' es t -à -d i re à quatre temps, ce q u i peut p a r a î t r e b izar re , s 'agissant d 'une "marche".

Mais aujourd'hui, s'agit-il vraiment d'une marche ? Et l'appel à la défense des libertés n'est-il pas plus fort que l'appel à la dé­fense de la Patrie en danger ? Ce fut l'une des p remiè res initiatives du prés iden t Giscard d'Estaing après son élect ion en 1974 : ralentir le tempo de la Marseillaise. Tentative spectaculaire, imaginée pour moderniser la partition, effacer autant que possible son caractère agressif pour en faire un hymne pacifique en vue de célébrer une Europe fraternelle.

Le Prés ident se souvenait-il que, en 1795, Goethe avait é té impres s ionné par cette curieuse e x p é r i e n c e dont i l fait le récit : "Les

175

Page 12: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

La musique de la Marseillaise

Français avançaient en silence quand, tout à coup, leur musique entonneXa. Marseillaise. Ce Te D e u m révolutionnaire a en lui-même quelque chose de triste et de sinistre. Cette fois, on a adopté une mesure lente comme le pas de la marche. C'était saisissant et ter­rible. "

Mais, finalement, cette musique ne se prê te pas à une muta­tion insolite de ce genre, qui dénaturera i t son caractère, et m ê m e si l 'on veut oublier l'outrance et la violence des paroles, ne tiendrait plus aucun compte de ses accents, de sa rythmique, ni de son ori­ginalité mé lod ique . Sur le premier point, i l faut signaler l'anacrouse q u i p r é c è d e la p r e m i è r e mesure et qu i manque à b e a u c o u p d'hymnes nationaux.

Cette anacrouse agit à la façon d'un commutateur é lec t r ique en projetant le spectateur, dans une attitude soudain immobi le , silencieuse et respectueuse.

Dans le God save the Queen, au contraire, l'absence d'ana-crouse initiale oblige à faire p r é c é d e r l 'exécut ion de l'hymne par u n roulement de tambour p r o l o n g é qui immobilise le public juste avant le premier temps, par q u o i commence la mus ique . E n second lieu, c'est l'une des originalités de la Marseillaise et peut-ê t re ce qui en fait sa fraîcheur et sa beau té , i l faut remarquer la l iber té m é l o d i q u e de la p r e m i è r e phrase qui , si l 'on négl ige les notes r épé tées exigées la plupart du temps d'ailleurs par la proso­die, utilise tous les degrés de l 'échelle sonore :

3 * «•—*-

176

Page 13: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

La musique de la Marseillaise

C'est certainement ce qui donne cette impression d'enthou­siasme, de flamboiement auxquels i l est difficile de résister. O n peut se demander comment Bonaparte, et ensuite Napo léon , a pu demeurer insensible à cette musique si parfaite, si nouvelle , si en t ra înan te pour ses a r m é e s et si proche du c œ u r des Français. Sans doute était-il c h o q u é par la violence des paroles, ou peut -ê t re seulement n'était-il pas assez musicien pour se rendre compte que cette musique est une p ièce unique qui relie l'art du X V I I I e siècle, c e l u i des bluettes et des romances , à l'art de p l e i n air du X I X e siècle, celui de Beethoven et de Berlioz. C'est la Marseillaise qui fait le lien entre ces deux mondes, ou en accuse la rupture.

C'est donc le 24 février 1879 que fut confirmé solennellement le décret du 26 messidor an III (14 juillet 1795) déclarant que la Marseillaise serait le chant national officiel de la France. Mais i l fallut encore attendre plus de vingt-cinq ans pour que le corps de Rouget de Lisle soit t ransféré au P a n t h é o n , pendant la Grande Guerre, et de plus, nous l'avons dit, i l fallut normaliser l'hymne à l'intention de toutes les musiques militaires du pays. C'est à cela que la commission se consacre : la mise au point d'une harmonisation simple et correcte et d'une instrumentation qui puisse être a d o p t é e dans la plupart des harmonies, et surtout qui soit conforme à l'ef­fectif de la musique de la garde républicaine, qui a la charge de toutes les cé rémonies officielles, et qui s'est toujours cons idé rée comme la gardienne jalouse du "Trésor public". Quant à son chef, qu'il soit lieutenant, capitaine, commandant, colonel (aujourd'hui généra l ) , c'est un peu le garant, à côté du prés ident de la Républ ique , de notre hymne national. A ce titre, dans l 'impossibilité de modifier la ligne mé lod ique , universellement admise et adop t ée , chacun s'est cru le droit ou le devoir de composer un arrangement personnel, soit en variant l'orchestration soit l'harmonisation, ou les deux.

La Sacem, en vertu du principe que tout travail méri te salaire, r econna î t ces arrangements, lorsqu'ils sont s ignés , et répart i t les droits d 'exécut ion , de reproduction et de diffusion à chacun. Cela explique suffisamment que tous les chefs de musique de la garde républ ica ine soient les arrangeurs d'une Marseillaise un peu nou­velle, qu'i l s'agisse de M M . Sellnick, Weltge, Dupont, Brun, Richard, aujourd'hui Boutry. Seul l 'un d'eux, Gabriel Parés , n'a pas es t imé

177

Page 14: Maurice Le Roux - Revue des Deux Mondes

La musique de la Marseillaise

convenable d ' é m a r g e r sur la partition de la Marseillaise, et son arrangement est d e m e u r é anonyme.

Ains i la Sacem a, dans ses archives et dans ses fichiers, p rès de 500 versions ou arrangements de la Marseillaise, qu ' i l s'agisse de chansons, de musiques de film ou simplement de musiques de Variétés. Tout le monde conna î t l'arrangement des Beatles, ou la chanson de Serge Gainsbourg, ou les improvisations de S t é p h a n e G r a p p e l l i . O n se souvien t des mus iques de f i lms de D i m i t r i T i o m k i n , de Maurice Thiriet o u de Roger D é s o r m i è r e . Dans la mus ique c lass ique, i l y a, b i e n sûr , les Deux Grenadiers, de Schumann, ou la cé lèbre ouverture symphonique 1812 de Tchaï-kowski . Mais i l y aussi l ' émouvan te partition de Hymnen, de Stock-hausen, qui rapproche et combine les hymnes nationaux du pas sé et d'aujourd'hui. Saisissant objet de médi ta t ion, i l semble soudain que nos vieilles frontières soient enfin abolies ; nos rêves effrités, mais intacts, demeurent les mouvements de notre c œ u r et l'espoir d'une vie meilleure pour tous les hommes.

C'est peu t -ê t re ainsi qu'i l faudra se p répa re r à une nouvelle lecture de notre Marseillaise.

Maurice Le Roux

178