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Directeur de la publication : Edwy Plenel Lundi 10 Aout www.mediapart.fr Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.1/51 Sommaire Tarnac: pas de terrorisme malgré une « rhétorique guerrière », selon la juge LE LUNDI 10 AOÛT 2015 | PAR MICHAËL HAJDENBERG ET FABRICE ARFI p. 3 L'Iran à la recherche d’une issue politique en Syrie ? PAR RENÉ BACKMANN p. 5 A Zabadani, le Hezbollah aide le régime syrien à garantir sa survie PAR MARIE KOSTRZ p. 7 Interprètes afghans : les drôles de critères de la France PAR LÉNAÏG BREDOUX p. 8 Point mort sur les retraites complémentaires, malgré l'urgence PAR MATHILDE GOANEC p. 10 Surveillance : le scandale Netzpolitik fragilise le gouvernement allemand PAR JULIEN SARTRE p. 11 La BCE dans le piège de la crise grecque PAR PHILIPPE RIÈS p. 13 La génération de stagiaires à vie PAR LA RÉDACTION D'INFOLIBRE ET CARLOS CARABAÑA p. 14 Au Danemark, la solidarité avec les réfugiés rassemble des milliers de personnes PAR CARINE FOUTEAU p. 16 Roger Vailland (3/3) : 1947, le journaliste et « les commis voyageurs de Coca-Cola » PAR NICOLAS CHEVASSUS-AU-LOUIS p. 19 Atos envoie ses salariés indésirables au placard PAR MICHAËL HAJDENBERG p. 21 Lee Perry, au jeu du Scratch et de la souris PAR DAVID VAN REYBROUCK p. 26 Le gouvernement s'empare de l'épineux dossier du financement de «l’islam de France» PAR FERIEL ALOUTI ET LUCIE DELAPORTE p. 28 Sarkozy dévoile son programme : vérité, quand tu nous tiens PAR HUBERT HUERTAS p. 29 Les lois Macron et Rebsamen taillent à la hache dans le droit du travail PAR MATHILDE GOANEC p. 32 Hollande en Egypte, un voyage à la gloire de Sissi et des Rafale PAR LÉNAÏG BREDOUX p. 35 Quatre ans après la tuerie de Norvège, retour à Utøya PAR VIBEKE KNOOP RACHLINE p. 37 Bataille de cartes en mer de Chine PAR MARIANNE DARDARD p. 39 La France ne vendra pas ses Mistral à la Russie PAR LÉNAÏG BREDOUX p. 40 Les prostituées chinoises témoignent de la répression policière à Belleville PAR JULIEN SARTRE p. 42 Aux Jeux des îles, Paris et les Comores se fâchent PAR JULIEN SARTRE p. 43 Sur la traite, la France bat en retraite PAR MICHAËL HAJDENBERG p. 45 Face à Daech, les minorités religieuses prises en otage par le régime syrien PAR MARIE KOSTRZ p. 47 Obama présente un plan ambitieux contre le réchauffement climatique PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART p. 48 La Turquie plongée dans une logique de guerre intérieure PAR ALAIN DEVALPO

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Sommaire

Tarnac: pas de terrorisme malgré une « rhétorique guerrière »,selon la jugeLE LUNDI 10 AOÛT 2015 | PAR MICHAËL HAJDENBERG ET FABRICE ARFI

p. 3

L'Iran à la recherche d’une issue politique enSyrie ? PAR RENÉ BACKMANN

p. 5

A Zabadani, le Hezbollah aide le régime syrien àgarantir sa survie PAR MARIE KOSTRZ

p. 7

Interprètes afghans : les drôles de critères de laFrance PAR LÉNAÏG BREDOUX

p. 8

Point mort sur les retraites complémentaires,malgré l'urgence PAR MATHILDE GOANEC

p. 10

Surveillance : le scandale Netzpolitik fragilise legouvernement allemand PAR JULIEN SARTRE

p. 11

La BCE dans le piège de la crise grecque PAR PHILIPPE RIÈS

p. 13

La génération de stagiaires à vie PAR LA RÉDACTION D'INFOLIBRE ET CARLOS CARABAÑA

p. 14

Au Danemark, la solidarité avec les réfugiésrassemble des milliers de personnes PAR CARINE FOUTEAU

p. 16

Roger Vailland (3/3) : 1947, le journaliste et « lescommis voyageurs de Coca-Cola » PAR NICOLAS CHEVASSUS-AU-LOUIS

p. 19

Atos envoie ses salariés indésirables au placard PAR MICHAËL HAJDENBERG

p. 21

Lee Perry, au jeu du Scratch et de la souris PAR DAVID VAN REYBROUCK

p. 26

Le gouvernement s'empare de l'épineux dossierdu financement de «l’islam de France» PAR FERIEL ALOUTI ET LUCIE DELAPORTE

p. 28

Sarkozy dévoile son programme : vérité, quand tunous tiens PAR HUBERT HUERTAS

p. 29

Les lois Macron et Rebsamen taillent à la hachedans le droit du travail PAR MATHILDE GOANEC

p. 32

Hollande en Egypte, un voyage à la gloire deSissi et des Rafale PAR LÉNAÏG BREDOUX

p. 35

Quatre ans après la tuerie de Norvège, retour àUtøya PAR VIBEKE KNOOP RACHLINE

p. 37

Bataille de cartes en mer de Chine PAR MARIANNE DARDARD

p. 39

La France ne vendra pas ses Mistral à la Russie PAR LÉNAÏG BREDOUX

p. 40

Les prostituées chinoises témoignent de larépression policière à Belleville PAR JULIEN SARTRE

p. 42

Aux Jeux des îles, Paris et les Comores sefâchent PAR JULIEN SARTRE

p. 43

Sur la traite, la France bat en retraite PAR MICHAËL HAJDENBERG

p. 45

Face à Daech, les minorités religieuses prises enotage par le régime syrien PAR MARIE KOSTRZ

p. 47

Obama présente un plan ambitieux contre leréchauffement climatique PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART

p. 48

La Turquie plongée dans une logique de guerreintérieure PAR ALAIN DEVALPO

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Tarnac: pas de terrorisme malgré une« rhétorique guerrière », selon la jugeLE LUNDI 10 AOÛT 2015 | PAR MICHAËL HAJDENBERG ET FABRICEARFI

Le groupe dit de "Tarnac" est accusé d'avoirperturbé le réseau ferroviaire avec des fers à béton. © DR

« Si, à l’évidence, les actions (...) ont été commises dans ledessein patent de désorganiser le fonctionnement d’un rouageconsidéré comme étatique, la SNCF (...), en revanche, il convientde considérer qu’au-delà du préjudice évident occasionné,ces actions ne peuvent être considérées, malgré la rhétoriqueguerrière employée, comme étant des actions ayant intimidé outerrorisé. » Mediapart révèle le contenu du document judiciairequi fait tomber la qualification de « terrorisme » dans l'affaire deTarnac.

Chercher à désorganiser la SNCF n’est pas un acte deterrorisme. Voilà, en substance, les raisons pour lesquelles la juged’instruction en charge de l’affaire Tarnac, Jeanne Duyé, a décidéde ne pas renvoyer les principaux mis en examen du dossier pour« actes de terrorisme » mais simplement pour « dégradations »ou « association de malfaiteurs ».

Dans son ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel(ORTC), acte qui clôt l'instruction judiciaire que Mediaparts’est procuré, la juge explique : « Si, à l’évidence, les actions(...) ont été commises dans le dessein patent de désorganiser

le fonctionnement d’un rouage considéré comme étatique, laSNCF (...), en revanche, il convient de considérer qu’au-delàdu préjudice évident occasionné, du trouble manifeste apporté àl’ordre public et du désagrément causé aux usagers, ces actionsne peuvent êtres considérées, malgré la rhétorique guerrièreemployée, comme étant des actions ayant intimidé ou terroriséau sens de l’article 421-1 du Code pénal tout ou partie de lapopulation ».

En novembre 2008, dix militants, qui avaient racheté une fermeprès de Tarnac (Corrèze) et repris l’épicerie du village, avaient étéaccusés d’avoir saboté plusieurs lignes TGV. Ils avaient été misen examen après 96 heures de garde à vue pour « association demalfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », donnantau dossier une dimension politique inédite. Julien Coupat, désignécomme le chef de ce petit groupe « anarcho-autonome », avaitété également accusé de « direction d'une structure à vocationterroriste », qualification pouvant valoir un renvoi aux assises etjusqu'à vingt ans de réclusion criminelle.

Mais la juge Duyé souligne que selon des notes rédigées par JulienCoupat lui-même et découvertes dans son sac abandonné à lafrontière americo-canadienne, le but des opérations présumées dugroupe de Tarnac serait de « “faire naître l’insurrection” non pasafin d’intimider et terroriser la population mais dans l’espoir aucontraire de la rallier à ses vues ».La juge d’instruction rapporte également l’analyse des expertsselon lesquels il n’est pas « souligné que ces procédés pouvaiententraîner un risque de déraillement et donc un danger pour lesutilisateurs des trains visés. »Pour la juge, « nonobstant le caractère d’indéniable violence,leurs motivations idéologiques (...), les actions de dégradation,de faux et d’association de malfaiteurs reprochés aux mis enexamen ne peuvent revêtir la qualification de terroriste.» Par cetteargumentation, la juge d’instruction prend ainsi le contre-piedtotal des réquisitions du parquet de Paris rédigées le 6 mai 2015.Collant à la version policière et des services de renseignements, ilavait réclamé le renvoi de trois des militants mis en examen pouractes de terrorisme.

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L'Iran à la recherche d’uneissue politique en Syrie ?PAR RENÉ BACKMANNLE LUNDI 10 AOÛT 2015

Même s’il ne paraît pas encore trèscrédible, le plan de paix pour la Syrieque l’Iran serait sur le point de proposerà l’ONU s’inscrit dans un contextede grandes manœuvres diplomatiques,destinées à répondre à l’effondrementmilitaire du régime de Damas et à lanécessité de concentrer l’effort militaire dela rébellion et de ses alliés contre l’Étatislamique. Le point sur les tractations.

Hier pièce majeure de « l’Axe du mal »de George Bush, l’Iran semble décidé àlancer une grande offensive diplomatiquerégionale pour se débarrasser de cetteimage encombrante. Moins d’un moisaprès avoir signé à Vienne, avec lescinq membres du Conseil de sécuritéet l’Allemagne, un accord historique surla démilitarisation de son programmenucléaire qui ouvre la voie à son retourdans le concert des nations, la Républiqueislamique serait sur le point de proposer ausecrétaire général des Nations unies BanKi-moon un plan de son cru pour trouverune issue politique à la crise syrienne.

Hussein Amir-Abdollahian

C’est en tout cas ce qu’a déclarémercredi dernier le vice-ministre iraniendes affaires étrangères, Hussein Amir-Abdollahian, dans une interview à lachaîne de télévision par satellite Al-Mayadeen, basée à Beyrouth et réputéefavorable à Damas et à Téhéran.

Fondé sur le plan déjà proposé l’annéedernière, revu et actualisé, le projet, quin’a pas été détaillé par le vice-ministre,comporterait selon les informationsobtenues par Al-Mayadeen quatre pointsprincipaux :1) cessez-le-feu immédiat,

2) formation d’un gouvernement d’uniténationale,3) amendement de la constitution en vued’assurer le droit des minorités ethniqueset religieuses,4) tenue d’élections supervisées par desobservateurs internationaux.

« Il y a heureusement eu un changementstratégique dans l’attitude des acteursrégionaux en ce qui concerne la Syrie, aexpliqué le vice-ministre iranien. S’il y aquatre ans, nombre d’acteurs étrangersconsidéraient le recours à la guerrecomme une solution, maintenant beaucoupconsidèrent que se concentrer sur unesolution politique est le moyen le plusapproprié pour résoudre la crise syrienne.»

S’il repose effectivement sur les quatrepoints avancés par Al-Mayadeen, le planparaît trop fruste et assez peu réaliste. Ilne fournit, par exemple, aucune réponse àdes questions majeures : quelles seront lesforces armées concernées par le cessez-le-feu ? Que faire si certaines d’entre elles –l’État islamique, par exemple – le refusentet poursuivent leurs opérations ? Quien assurera le contrôle ? Quelles forcespolitiques seront invitées à participer augouvernement d’union ? Le front Al-Nusra, branche syrienne d’Al-Qaïda, quicombat le régime aux côtés des rebelles,pourrait-il en faire partie ? Qui appelleraà sa constitution ? Avec quel mandat ?Que faire si l’État islamique, qui prétendétendre son califat sur une partie duterritoire syrien, refuse de participer àce gouvernement ? Comment ceux quitiennent le départ de Bachar al-Assadpour une nécessité absolue pourraient-ils siéger à ses côtés ? Dans quelleinstance sera débattu l’amendement dela constitution ? Existe-t-il un consensussur un tel amendement ? Jusqu’où irontles droits des minorités ethniques etreligieuses ? Quelles minorités serontconcernées ? Quelles forces politiquesseront autorisées à participer auxélections ? Qui les organisera ? Sur quelterritoire ? Qui désignera les observateurs

internationaux ? Pourrait-on tenir desélections si l’État islamique continue decontrôler une partie du territoire ?

En d’autres termes, même si l’objectifde la diplomatie iranienne – contribuer àmettre un terme à une guerre qui a déjà fait,depuis quatre ans, 240 000 morts et quatremillions de réfugiés – est estimable, l’outilqu’elle propose n’est, en l’état, pas trèscrédible. En dehors de l’engagement, pourl’instant verbal, de l’Iran dans la recherched’une issue négociée, il n’apporte pasde nouveauté réellement décisive parrapport au processus de paix ébauchépar l’émissaire spécial des Nations unies,Staffan de Mistura, qui envisage des« discussions thématiques » entre Syrienssur divers dossiers et un « groupe decontact » international.

Mais le contexte dans lequel cetteproposition iranienne a été avancéeest peut-être plus éloquent, et digned’intérêt, que le plan lui-même. En moinsd’une semaine, un nombre inhabituel derencontres entre les alliés de la Syrie –Moscou et Téhéran – et les principauxsoutiens de la rébellion – Washingtonet Riyad – ont été recensées par lesdiplomates. Vingt-quatre heures avantde s’adresser à la chaîne Al-Mayadeen,Hussein Amir-Abdollahian s’était en effetlonguement entretenu à Téhéran avec leministre syrien des affaires étrangèresWalid Mouallem et le vice-ministrerusse des affaires étrangères, MikhaïlBogdanov, envoyé spécial de VladimirPoutine pour le Moyen-Orient. Difficiled’imaginer, donc, que le vice-ministre sesoit exprimé à la télévision sans avoirobtenu, au moins, le consentement deses interlocuteurs russe et syrien. Etsans y avoir été invité par son ministre,Mohammad Javad Zarif, qui venait derendre visite à deux monarchies sunnitesdu Golfe engagées dans le soutien àla rébellion : le Koweït et le Qatar. Ils’agissait officiellement, au cours de cesvisites, de présenter à ces voisins del’Iran l’accord conclu à Vienne, mais aussid’examiner la situation dans la région.

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Plusieurs sources arabes avancent que leplan aurait aussi été présenté à la Turquieet à l’Égypte.

Visite au sultan d'OmanCoïncidence ? Deux jours avantl’interview de Hussein Amir-Abdollahian,le secrétaire d’État américain John Kerryet ses homologues russe Sergei Lavrov etsaoudien Adel al-Joubeir étaient réunis àDoha pour parler des suites de l’accord deVienne et de la nécessité d’une solutionpolitique en Syrie. Selon un diplomateaméricain, les trois ministres sont tombés« d'accord sur la nécessité de trouverune solution politique au conflit et sur lerôle important que doivent jouer, dans larecherche de cette solution, les groupespolitiques d’opposition ».

La veille, quatre journaux arabes – unégyptien, un koweïtien, un libanais etun qatari – avaient publié une tribunede Mohammad Javad Zarif suggérant lacréation d’un comité de dialogue régional,pour gérer les multiples crises, examinerles moyens de combattre le terrorismeet tenter de résoudre les conflits encours. Initiative personnelle du chef dela diplomatie iranienne ? Non. La veille,le président iranien Hassan Rohani avaitaffirmé à la télévision nationale que« l’Iran p[ouvai]t accélérer la solution enSyrie, au Yémen. Dans les deux cas lasolution est politique ».

Le sultan Qabous, souverain d'Oman © Reuters

Plus déroutant encore, jeudi dernier, aulendemain de l’interview du vice-ministreiranien à Al-Mayadeen, le ministre syriendes affaires étrangères débarquait ausultanat d’Oman. C’était la première fois,depuis le début de la guerre en Syrieen 2011, qu’il se rendait dans un paysdu Golfe. Cette visite à son homologueomanais « destinée, selon ce dernier, àunir nos efforts et à mettre fin à laguerre », était d’autant plus troublante que

le sultan Qabous, souverain d’Oman, quiprofesse qu’« il ne faut jamais rompre »,joue volontiers le rôle de facilitateurdiplomatique discret dans les situationsdiplomatiques délicates.

En bons termes avec les autres monarchiesdu Golfe, mais aussi avec l’Iran –partenaire d’Oman dans un projet degazoduc de 60 milliards de dollars – lesultan Qabous, que François Hollandevient de remercier publiquement poursa participation à la libération d’IsabellePrime, retenue en otage au Yémen depuisfévrier 2015, a facilité d’autres libérationsd’otages dans la région et organisé,notamment, des discussions informellesentre des émissaires américains et desreprésentants de la rébellion houthiste duYémen, soutenue par l’Iran.

Il a surtout été l’hôte, en 2012,des premières rencontres secrètes entrediplomates américains et iraniens depuisla révolution islamique de 1979. Puis desdialogues discrets entre John Kerry etMohammad Javad Zarif, qui ont précédé lareprise des négociations multilatérales surle nucléaire iranien.

Ce ne serait pas une énorme surprise s’ilétait révélé demain que des rencontresentre émissaires syriens et saoudiens sonten cours ou en préparation à Mascate.

Ces grandes manœuvres diplomatiques,inédites depuis l’explosion du conflitsyrien, sont évidemment liées à laconclusion de l’accord de Vienne qui,avant même la levée des sanctionsinternationales contre l’Iran, a déjà crééun climat diplomatique nouveau dans larégion et amorcé une redistribution descartes. D’autant que la situation militaireen Syrie n’est pas à l’avantage du régimede Damas et de ses alliés.

L'optimisme de Barack Obama

25 juillet 2012. Un civil syrien sur un char del'armée syrienne détruit. © Reuters

Bachar al-Assad l’a reconnu lui-même, finjuillet, dans un discours prononcé à Damasdevant une assemblée de représentantsd’organismes économiques. Constatantqu’il y avait au sein de l’armée « unmanque de ressources humaines », ledictateur syrien a précisé que « leproblème auquel font face les forcesarmées n’est pas lié à la planification maisà la fatigue » et admis que « l’arméene peut se trouver dans chaque bout deterritoire ». « Parfois, a-t-il indiqué, nousconcentrons l’arsenal et l’armée dans unedirection importante, mais cela se fait auxdépens d’autres endroits qui deviennentplus faibles. » Constat qui confirmait lesobservations d’experts occidentaux selonlesquels les meilleures unités de l’arméesyrienne se concentrent désormais surl’ouest du pays, fief de la minorité alaouiteà laquelle appartiennent la majorité desdirigeants du régime, Bachar al-Assadcompris. Depuis des mois, selon cesexperts, les conseillers russes et iraniensdu président syrien lui recommandent dene pas disperser ses forces et de défendredes zones géographiques limitées maisdécisives pour la survie de son régime.Ce qui ne signifie pas que Moscou ouTéhéran approuveraient une dislocationde l’État syrien, mais qu’ils reconnaissentl’impossibilité pour l’armée syrienne dedéfendre autre chose qu’un dernier bastiondu régime. Les dirigeants iraniens auraientmême fait de ce redéploiement de l’arméevers l’ouest une condition à la poursuite deleur aide militaire.

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Sur les 240 000 morts recensés en Syriedepuis 2011, 50 000 sont des soldats del’armée régulière et 30 000 des miliciensau service du régime. Les observateursétrangers estiment que l’armée syriennea perdu, depuis 2011, la moitié de seseffectifs. À partir de ce constat, quelquechose qui ressemble à un consensussemble se dessiner entre les principauxalliés du régime et ceux de la rébellion,Téhéran et Moscou d’un côté, Washingtonet Riyad de l’autre : le régime syrien estcondamné, politiquement et militairementindéfendable. La priorité désormais doitêtre d’affaiblir, voire de détruire l’Étatislamique, prélude indispensable à larecherche d’une solution négociée aveccertains éléments du régime et les groupesfréquentables de l’opposition.

Ainsi s’explique l’accent mis à répétitionpar les Iraniens sur « la lutte contrele terrorisme » en Syrie comme enIrak, où ils assument une part majeuredes combats contre l’EI. Et la nouvellestratégie de Washington, qui a obtenu dela Turquie l’usage de la base d’Incirlik,proche du nord de la Syrie, pour sesdrones armés et ses avions de combatengagés contre l’EI, en échange d’un feuvert donné à Ankara pour son offensivecontre les kurdes du PKK. C’est en effetcontre les positions et les mouvements del’État islamique que sont concentrées lesdernières frappes américaines, les combatscontre le régime et ses alliés restantà la charge des groupes rebelles. « Jepense qu’une fenêtre [d’opportunité] s’estlégèrement entrouverte pour trouver unesolution politique en Syrie, vient de confierBarack Obama à un groupe d’éditorialistesreçus à la Maison-Blanche. Partiellementparce que la Russie et l’Iran se rendentcompte que la tendance n’est pas bonnepour le président syrien, et parce qu’ilss’inquiètent d’un effondrement de l’Étatsyrien. Cela veut dire, je pense, quenous avons de meilleures perspectivesde discussions que par le passé… » Àsuivre…

A Zabadani, le Hezbollahaide le régime syrien àgarantir sa surviePAR MARIE KOSTRZLE LUNDI 10 AOÛT 2015

Depuis les premiers jours de juillet, leparti islamiste chiite Hezbollah tente dereprendre la ville syrienne de Zabadani,près de la frontière libanaise. De quoigarantir ses routes d'approvisionnemententre Beyrouth et Damas, mais aussi lerepli du régime syrien sur les partiesessentielles à sa survie.

Beyrouth (Liban), de notrecorrespondante.-De la terrasse d'un caféà Baalbek, au nord-est du Liban, unhabitant salue une passante enveloppéed'un long voile noir. « La pauvre, sestrois frères faisaient partie du Hezbollahet ils sont tous morts », regrette-t-il.Lui-même a perdu un de ses employés,âgé d'une vingtaine d'années, combattantfraîchement recruté. Tous ont été tués surle même champ de bataille : le Qalamoun.Cette zone montagneuse, à cheval entrele Liban et la Syrie, est le théâtre deviolents combats entre les rebelles et leHezbollah. Depuis un an, le parti islamistechiite, engagé officiellement aux côtés del'armée syrienne depuis 2012, y reprendl'avantage, colline après colline. Avec unbut : nettoyer de tout rebelle la centaine dekilomètres où, entre les deux pays, ceux-ci sont implantés. Une nouvelle étape dansla reconquête de la frontière libanaise,précédée en 2013 par la reprise de la régionde Qousseir, plus au nord, permettant derallier le nord de la Bekaa libanaise à lacôte syrienne, fief de Bachar al-Assad.

Le dernier acte de la bataille du Qalamouna été lancé il y a cinq semaines,avec l'assaut sur Zabadani. Cette villetouristique, qui fit avant la guerre la joiedes visiteurs damascènes et du Golfe, estdevenue dès le début du soulèvement unbastion de la révolution. Contrôlée à partirde 2012 par des groupes armés, elle subitdepuis trois ans un siège implacable durégime syrien. « Les routes en provenancede Damas, du Qalamoun ou de Bludansont fermées, c'est très dur d'en sortir et

d'y rentrer, les rares qui y parviennentne peuvent rien introduire avec eux,ni nourriture ni gasoil par exemple »,explique Rawad Aloush, rédacteur en chefdu journal Oxygen, créé à Zabadani audébut de la révolution. Environ 60 %de ses habitants l'ont quittée lorsquele siège a commencé à se durcir enjuillet 2012, mais certains sont restésprisonniers. Petit à petit, à la faveurd'une trêve négociée avec le régime, laplupart ont tout de même réussi à ensortir, difficilement – sous condition dedonner une arme ou de l'argent. D'aprèsun activiste présent à Zabadani et jointpar Skype, seules quelques dizaines d'entreeux restent désormais sur place. Ne sontplus entre ses murs qu'un millier derebelles combattant sous le drapeau dessalafistes d'Ahrar al-Sham, et dans unemoindre mesure avec les « Martyrs dudroit » de l'Armée syrienne libre (ASL).Une présence indésirable pour le régimesyrien, qui souhaite s'en débarrasser : elleest la dernière poche de rebelles dans lesud du Qalamoun.

Si l'intervention turque et les exactionsde Jabhat al-Nosra ont accaparé l'attentionmédiatique sur la Syrie ces derniers temps,la bataille de Zabadani n'en revêt pasmoins une importance stratégique, aussibien pour la Syrie que le Hezbollah.Surtout dans la situation actuelle : l'étause resserre en effet autour du régime.Au nord, il doit faire face aux incursionstoujours plus nombreuses de la coalitionrebelle de l'Armée de la conquête endirection de la côte, son fief. Fin juillet,le Front du Sud, autre groupement derebelles présent dans la région de Deraa,a également lancé l'assaut contre les zonessous contrôle du régime dans cette ville.Une attaque de rebelles a aussi eu lieunon loin de là, sur l'aéroport militaire deTha'laa vers Suweida. La bataille pour laconquête de Zabadani est à replacer dansce contexte : contrôler la ville va permettreau régime de protéger Damas sur son côtéouest.

« Même si elle est en état de siègedepuis quatre ans, les rebelles qui sontà l'intérieur envoient régulièrement des

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roquettes sur les zones aux alentours quisont contrôlées par le régime », détailleun combattant du Hezbollah souhaitantrester anonyme. « Il y a aussi toujoursdes combattants qui arrivent à se faufilerà l'extérieur. » La prise de Zabadanifacilitera en outre la reconquête deszones tenues par les rebelles en banlieuede la capitale. « Une fois qu'on auracomplètement récupéré Zabadani, on auranos arrières assurés pour reconquérir labanlieue de Damas et aller ensuite jusqu'àDeraa, au sud. »

Selon l'activiste présent à Zabadani, leretour de la ville dans le giron du régimeconstitue en effet une menace pour lesvilles situées à l'ouest de la capitale : « Lesvilles de la Ghouta occidentale serontdésormais en première ligne. » Darayaou encore Moadamiyeh Al-Sham, quartierassiégé et où a eu lieu l'attaque chimiqueen août 2013, sont autant de quartiers tenuspar les rebelles et encerclés par le régimerisquant d'être pris d'assaut dans le futur.

Pour le Hezbollah, sécuriser sonapprovisionnement

La bataille à laquelle le Hezbollah prendpart est bien sûr aussi importante pourlui-même. Une capitale syrienne isoléeserait dramatique pour le Hezbollah, dontle régime Assad reste un allié vital. Or,Zabadani est un obstacle sur la route entreBeyrouth au Liban et Damas, essentiellepour le Hezbollah. « C'est historiquementune route très importante pour sonapprovisionnement, aussi bien logistiqueque militaire », explique Wissam Bazzi,politologue libanais proche du Hezbollah.En 2006 notamment, lors de la guerre des33 jours lancée par Israël au Liban, cetteroute avait permis au Hezbollah d'assurerses arrières.

Selon Wissam Bazzi, le Hezbollah chercheainsi, en reprenant Zabadani, à assurerle contrôle de toute la région du sud duQalamoun entre la Syrie et le Liban : « Lebut est de sécuriser les villages libanaisfrontaliers qui font face à Zabadani,comme celui de Nabi Shit par exemple,qui est très important pour le Hezbollah. »Le village est supposé disposer d'une based'armement et d'entraînement dans les

environs. En février 2014, l'Observatoiresyrien des droits de l'homme (OSDH) avaitreporté un bombardement israélien près deNabi Shit. Si le Hezbollah avait démenti,plusieurs habitants avaient témoigné deraids aériens. Le Hezbollah, qui tire salégitimité de sa lutte contre Israël, restetoujours l'ennemi de l'État hébreu.

Non loin de Majd Al-Anjar, dans laBekaa au Liban, un habitant conduitsur les routes sinueuses qui se perdentdans la montagne séparant le pays de laSyrie. À travers la vitre de sa voiture,il pointe du doigt les quelques maisonsqui s'adossent à la pente caillouteuse. «Pour le moment, il y a ici des gensqui aident les rebelles du Qalamoun.Si le Hezbollah reprend Zabadani, plusrien ne pourra passer », dit-il. Sécuriserla frontière entre la Syrie et le Libanpermet aussi au Hezbollah de s'assurerque les routes de contrebande utilisées parles rebelles sont désormais inaccessibles.Côté libanais, certains villages sunnitesvivant depuis des décennies du commerceillégal entre les deux pays aident en effetles rebelles. Une affirmation toutefoisdémentie sur place par un intéressé,selon qui les routes ne permettent plusde les aider efficacement depuis bienlongtemps. Leur obstruction a en effetété largement entreprise depuis 2013,aussi bien côté syrien que libanais. « En2014, l'armée libanaise a fermé les routesqui menaient à Majd Al-Anjar et arrêtédes contrebandiers », confirme RawadAlouch, du magazine Oxygen.

Tout le monde, du côté rebelle comme auHezbollah, s'accorde pourtant à dire qu'ilsera difficile pour le régime et ses alliésde reprendre l'ensemble du Qalamoun.Ce territoire montagneux est extrêmementdifficile à contrôler dans sa totalité. « LeHezbollah n'a pas pour le moment intérêtà mener une guerre dans les environsd'Ersal, plus au nord, où se trouveune grosse poche de rebelles, l'importantpour lui est de diviser le Qalamoun endeux et d'en contrôler le sud vu qu'ilmène à Damas », pense Lokman Slim,

activiste politique dans les régions chiiteslibanaises, et fondateur de l'ONG HayyaBina, luttant contre le communautarisme.

Influence iranienne et repli du régime

En sécurisant la route qui mène à Damaset la frontière libanaise, le régime syriens'assure qu'une continuité existe entre leszones restées sous sa domination en Syrie,et les régions sous contrôle du Hezbollahau Liban. Preuve, selon Lokman Slim, quela bataille de Zabadani n'est qu'une étapenécessaire pour réaliser un dessein plusgrand : la création d'une « Syrie utile »,voulue par l'Iran. « Son plan veut réunirle Liban à la Syrie de l'ouest, qui va de lacôte jusqu'à la frontière turque », pense-t-il. « À Lattaquié se trouve un QG iranien,qui est en train de former avec le régimeun nouveau bataillon de plusieurs milliersd'hommes pour défendre cette région quiest son fief. » Cette zone garantit au régimeune zone d'influence allant de la côtejusqu'à Damas en passant par Homs etHamas, et jusqu'à la frontière israélienneplus au sud.

L'Iran est en effet un acteur à ne pasoublier. C'est lui qui a accompagnéla création du Hezbollah, annoncéeofficiellement en 1985. Les Iraniensarrivés au pouvoir lors de la révolutionislamique de 1979 ont en effet considéréle Hezbollah comme un acteur stratégiqueau Proche-Orient : l'existence sur lesol libanais d'un mouvement chiiteislamiste garantirait selon eux l'essord'autres mouvements similaires dans lemonde arabe. Depuis lors, l'Iran lesoutient financièrement, politiquement etmatériellement. « Le Hezbollah fait partieintégrante du système militaire iranien, iln'est pas libre de ses décisions et d'allerse battre en Syrie », clame Lokman Slim.Il en est de même pour le régime syrien,pilier de cette relation entre l'Iran et leHezbolllah : l'aide qui lui est apportée,accrue depuis 2011, se double d'un soutienphysique. En 2012, Téhéran avait reconnupubliquement envoyer des membres desGardiens de la révolution pour soutenirla lutte que le régime syrien mène contreles rebelles. Si l'Iran a assuré que leurprésence ne se limite qu'à des conseillers,

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de nombreuses sources affirment qu'ilscombattent également sur plusieurs frontssyriens, dont Zabadani. Début juin, leprésident iranien Hassan Rohani avaitdéclaré que son pays soutiendrait Bacharal-Assad « jusqu'au bout ». Le Hezbollahet le régime syrien sont en effet les alliésindispensables de l'Iran, qui dispute unelutte d'influence au Proche-Orient avec lespays du Golfe, lesquels soutiennent lesrebelles opposés à Bachar al-Assad.

Un repli du régime sur ces zonesessentielles serait-il possible ? Oui aussi,selon Fabrice Balanche, directeur duGroupe de recherches et d'études surla Méditerranée et le Moyen-Orient(Gremmo) à Lyon. « Que ce soitaux frontières turque, irakienne oujordanienne, là où elles sont ouvertes auxrebelles, le régime a perdu pied, il n'apas réussi à les protéger », dit-il. « Lerégime syrien veut donc fonctionner envase clos entre Damas et le Liban, vuque les rebelles ne peuvent plus fairepasser d'armes. » L'action du Hezbollahet de l'Iran est à ce titre stratégique, selonle chercheur : « Il s'agit de protégerle fief d'Assad et de s'assurer l'existenced'une Syrie qui deviendra une zone tamponentre les zones sunnites contrôlées parles rebelles ou Daech et les zones duHezbollah au Liban. » L'armée syrienneest aujourd'hui en situation de difficulté,d'après Bachar al-Assad lui-même, qui areconnu le manque d'effectifs dont ellepâtit. Cet aveu, formulé lors d'un discoursà Damas en juillet, a été accompagnépour la première fois de la reconnaissancedu rôle crucial que joue le Hezbollah enSyrie : « Le sang de nos frères fidèles de laRésistance libanaise [le Hezbollah – ndlr]s'est mêlé au sang de nos frères de l'armée,et ils jouent un rôle proéminent et uneperformance efficace auprès de l'armée enobtenant des avancées. »

Quel que soit l'avenir de la Syrie, celuide Zabadani semble déjà écrit. Sous latente qu'il a dressée dans son jardin dans laBekaa, le chef de l'union des tribus arabesau Liban, Sheikh Jassem al-Askar, en lienavec les rebelles combattant en Syrie del'autre côté de la frontière, se veut réaliste :

« Zabadani va tomber d'ici deux outrois semaines, ils sont encerclés et n'ontaucun moyen d'être réapprovisionnés. »Pris entre les combats au sol avec leHezbollah et le feu de l'artillerie lourde del'armée syrienne, la mort prochaine qui lesguette ne les rend que plus acharnés. Alorsque le Hezbollah annonçait fièrementavoir réalisé des avancées significatives àZabadani à la mi-juillet, certains de sesmembres confient à présent en aparté quela bataille s'avère plus compliquée queprévu. Seul un échange des soldats durégime et du Hezbollah faits prisonnierspourrait garantir aux rebelles de sortirvivants de la ville, et limiter l'hécatombe.

Interprètes afghans : lesdrôles de critères de laFrancePAR LÉNAÏG BREDOUXLE LUNDI 10 AOÛT 2015

Menacés en Afghanistan, plus d’unecentaine d’Afghans qui ont servi pourl’armée française entre 2001 et 2014 sesont vu refuser un visa. Une nouvelleprocédure d’examen des dossiers est encours. Mais le collectif d'avocats qui lesdéfend s'inquiète des critères retenus par laFrance.

Ils sont plusieurs dizaines à retenir leursouffle. Depuis le 30 juin, la Franceexamine de nouveau les demandes devisa des anciens interprètes afghans,abandonnés à leur sort depuis le retraitdes forces françaises il y a bientôt troisans. Mais le collectif d’avocats qui défendces auxiliaires de défense est inquiet descritères choisis par le Quai d'Orsay.

Il y a de quoi. La France a jusqu’ici faitpreuve d’une mauvaise volonté évidente.Sur les 700 anciens auxiliaires civils del’armée française en Afghanistan, 258 ontdemandé à être rapatriés. Seulement 73 ontobtenu satisfaction. Comme Mediapartl'a déjà raconté, en mars dernier,un collectif d’avocats s’est créé dansla précipitation, après avoir découvertqu’une vingtaine d’anciens interprètes del’armée française avaient manifesté à

Kaboul. Ce sont ces mobilisations qui ontfinalement contraint le Quai d’Orsay àrouvrir la procédure dite de relocalisation.

Lors de la précédente procédure, dans lafoulée du retrait des troupes françaises fin2012, les dossiers avaient été examinés« à l’aune de trois critères principaux :actualité de la menace, capacitésd’intégration et services rendus », selonParis. Mais le flou le plus completa semblé régner, notamment autourde la notion, sujette à caution, de« capacité d’intégration ». Plusieurs fichesd’évaluation d’auxiliaires afghans queMediapart a pu consulter, et déjà évoquéesen partie par le Canard enchaîné, entémoignent. C’est sur la base de ces notes,remplies par les militaires français, quela commission d’octroi des visas s’estprononcée.

Ainsi, A., évalué en 2013 par la France,est qualifié de « personnel de confiance »,« maîtrisant très bien la languefrançaise ». Dans la note récapitulative,le militaire français en charge du dossierestime qu’il est la cible de « menacesinsidieuses » : « Les Afghans travaillantpour la coalition sont perçus commeétant de mauvais musulmans », précisele lieutenant-colonel. Seul hic : « Mêmes’il s’habille à l’occidentale, possède unbon niveau de culture générale et sembleouvert d’esprit, ses possibilités d’insertionprofessionnelle sont faibles. » Pire encore,il envisagerait de demander des aides :« Ses moyens d’existence reposeraient surdes économies personnelles, cependant, ilsemble au courant des aides sociales quipourraient être mises à sa disposition. »Le visa lui sera refusé.

Les troupes françaises en Afghanistanpeu avant leur retrait en 2012 © Reuters

Dans le cas de B., le mystère est encoreplus épais : sa fiche d’évaluation estdithyrambique. « Très bonne maîtrisede la langue », « dynamisme et

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très grande disponibilité », « donneentière satisfaction », « n’appelle aucuneméfiance de la part des Français »,« excellent état d’esprit, particulièrementdisponible, affable », « ne commet jamaisde faute de comportement ». « J’estimequ’il présente toutes les qualités pours’intégrer rapidement en France avec safamille : il a de très bonnes capacitésd’adaptation », est-il encore précisé. Luiaussi est sous la menace des talibans– comme tout Afghan ayant travaillépour les armées de la coalition de 2001.« Il appartient clairement à un groupeà risque. Il est identifié comme ayanttravaillé au profit de la France », soulignela fiche d’évaluation de l’interprète,actif depuis 10 ans auprès de l’arméefrançaise. En conclusion, dans la partie« commentaires libres », l’évaluateurfrançais insiste encore : « Monsieur B. estun personnel d’exception à qui l’on peutfaire entièrement confiance et qui mérited’être suivi avec bienveillance. » B. n’apas obtenu de visa.

C. a, quant à lui, un gros défaut auxyeux de la France : il est musulmanpratiquant. C’est du moins ce qui ressortde son dossier. « Musulman pratiquant,il possède une vision assez religieuse dela vie et de la société, peu compatibleavec un projet d’intégration en France »,écrit le général commandant les forcesfrançaises en Afghanistan. Il lui propose« une compensation financière » plutôtqu’un visa… On apprendra dans safiche détaillée que C. n’a pas dequalification professionnelle – obstacleplus convaincant à son intégration. Maismanifestement, sa confession tracasseles militaires français. Dans sa fiched’évaluation, à la question « est-ce quel’interprète fait preuve de probité ? »,la réponse étonne : « Pour autant quel’on puisse apprécier de telles valeursde la part d’un jeune Afghan qui a faitle choix de travailler pour les forcesfrançaises et pour faire vivre sa famille,musulman, nous pouvons considérer queC. fait preuve d’honnêteté et de fidélitéenvers les militaires français. »

La fiche d’évaluation de D. porteexactement la même réponse. Seul lemot « musulman » a été remplacé par« musulman pratiquant ». Son profil estidentique à celui de C. : sans « véritablequalification professionnelle », D. est« musulman pratiquant, très attaché à safamille et à sa culture ». « Sa capacitéd’intégration semble limitée », conclutle général français en charge de sonévaluation.

Quant à E., il est issu d’une minoritéd’Afghanistan mais, dans sa fiche,l’évaluateur se trompe en citant une autreethnie. Surtout, il se pique de visées soi-disant anthropologiques : « D. est unjeune homme qui a toutes les qualitésde l’ethnie Z. Intelligent, il a une largeculture. Il se dit très favorable à la culturedu monde global. (…) Cette attitude trèsrationnelle peut le pousser vers le mondedes affaires. » Conclusion : « Je pensequ’il peut réussir sa vie dans le mondeglobal et particulièrement aux États-Unisd’Amérique. »

Pour la deuxième procédure de visas,actuellement en cours, le Quai d’Orsays’était engagé auprès du collectifd’avocats à ne plus juger de la « capacitéd’intégration ». Mais les premiers retoursqu’ils ont eus de leurs clients lesinquiètent. « Ils ont tous eu des questionssur leurs moyens de subsistance enFrance… Quel travail ? Quel argent ?Quelles connaissances ? Mais ce n’est pasla question, explique Fenna Baouz, unedes porte-parole du collectif. Il s’agit deprotéger des personnes menacées. Soit onprotège les gens, soit on fait du droit auséjour, cela n’a rien à voir. »

Interrogé, le ministère des affairesétrangères explique à Mediapart que «les critères d’examen des dossiers portentnotamment sur la menace pesant sur cespersonnes (appréciée selon des critèresobjectifs : type d’emploi occupé, duréede l’emploi auprès des forces françaises,temps écoulé depuis la fin du contrat avecl’armée française), la sécurité nationaleet la qualité des services rendus ».« Lesdemandes de visa des anciens interprètesafghans de l'armée française sont en cours

d’examen », indique également le Quaid'Orsay, sans précision sur le nombre dedossiers reçus ni sur le délai de réponse.

Boite noirePour des raisons évidentes desécurité, nous préservons l’anonymat desinterprètes candidats au départ.

Point mort sur les retraitescomplémentaires, malgrél'urgencePAR MATHILDE GOANECLE DIMANCHE 9 AOÛT 2015

Les rapports s'empilent, les propositionsaussi, mais les organisations paritairesn'ont toujours pas trouvé de cheminmédian pour sauver les caisses de retraitescomplémentaires. La fin de la négociationest prévue pour le début de l'année 2016.

Les cinq derniers rounds de négociationsn'ont rien donné. Les organisationssyndicales et patronales, à la manœuvresur les retraites complémentaires, sonttrès loin de la signature d’un accordpour sauver les caisses de la faillite. Laprochaine rencontre paritaire aura lieu le16 octobre prochain. La rentrée s’annoncedonc chaude pour les négociateurs,d’autant plus qu’une série de rapportset d’études rappellent l’urgence de lasituation.

Quel est l’enjeu ? Les caisses de retraitescomplémentaires pour les salariés du privé– l’Agirc et l’Arrco (la première pour lescadres et la seconde pour les autres) –sont chargées de verser un complément àla pension versée par la Sécurité sociale.L’Agirc compte aujourd’hui pour 57 %dans la retraite d’un cadre ou agent demaîtrise et l’Arrco pour 31 % dans celled’un simple salarié. Toutes deux viventdes cotisations patronales et salariales etfonctionnent, selon le modèle français, parrépartition.

Longtemps florissantes, lescomplémentaires accusent le coup depuis2009. Les effets conjugués du papyboom, de l’allongement de l’espérance devie, d’une croissance en berne et d’un

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taux de chômage historiquement haut ontfait mécaniquement vaciller l’équilibrebudgétaire. À tel point que désormais, lesdeux régimes dépensent en versement auxretraités plus que ce qu’ils ne récoltenten cotisations des actifs. Pour tenir,l’Agirc comme l’Arrco grignotent leursréserves, sans évidemment que le procédéne soit pérenne. Les réserves de l’Arrcos'épuiseront en 2023, et celles de l’Agircen 2018.

L'inquiétude ne date pas d'hier. En 2013,déjà, les cotisations ont été revues à lahausse, pour les salariés comme pour lesemployeurs. Par ailleurs, le montant despensions a été provisoirement désindexéde l’inflation, sans que cela n’empêche ledéficit de se creuser. Depuis, chacun y vade sa solution, plus ou moins polémique.Le Medef, la CGPME et l’UPA se sontparticulièrement illustrés en juin dernier,en envoyant aux organisations syndicalescette proposition radicale : fusionner lesdeux régimes, limiter les pensions deréversion, et surtout pousser le plus grandnombre à partir à la retraite à 67 ans,avec de sérieux abattements dégressifspour ceux qui s'aviseraient de partiravant. L'idée permettrait d'économiser3,1 milliards d'euros d'ici à 2020 et 17milliards d'ici à 2040 et reprend grossomodo les propositions de la Cour descomptes, dans un rapport publié endécembre dernier.

Devant l’ire syndicale, le patronat a faitun pas en arrière, notamment en réduisantla voilure sur les abattements. Mais pasquestion de répondre favorablement à lademande des organisations syndicales, quiplaident de concert pour une nouvelleaugmentation de la cotisation patronale.C’est pourtant « un préalable », pourForce ouvrière, qui rappelle par la voixde son négociateur Philippe Pihet que« les aides publiques aux entreprises vontpasser de 110 milliards d’euros en 2013à 135 milliards en 2017. Les entreprisesaussi doivent participer à l’effort sur lesretraites complémentaires ».

La CFDT juge également que laproposition patronale n’est pas de nature« à permettre le début d’un accord »,

et notamment le niveau d’abattementproposé (40 à 30 % pour les salariéspartant à la retraite à 62 ans, de 30 à 20 %pour les salariés partant à 63 ans et de 18 à10 % pour les salariés partant à 64 ans). Leton de la centrale est plutôt ferme : « Pourl’ensemble des organisations syndicales,il est inacceptable qu’un système dedécote conduise des salariés à décalerl’âge de leur départ à la retraite, assurele négociateur Jean-Louis Malys dansune publication interne. À la CFDT,nous sommes prêts à faire des effortset notamment accepter un abattementtemporaire pour améliorer la situationfinancière des régimes, mais cet effort doitrester raisonnable. Les employeurs sontdans une logique inverse. »

La centrale cégétiste, également à latable des négociations paritaire, estla seule à véritablement innover, enmêlant par exemple redressement durégime et égalité hommes-femmes. Saproposition reprend des éléments d’uneétude réalisée pour le régime général, quiavait mis en évidence que la résorptiondes 27 % de différence moyenne entreles salaires des femmes et ceux deshommes entraînerait une augmentationtrès importante des ressources et uneamélioration du montant des pensionsdes femmes. La CGT imagine doncune cotisation patronale modulée enfonction des résultats en matière d’égalitésalariale, ce qui permettrait de faire rentrerdes ressources supplémentaires dans lescaisses des complémentaires (soit parune cotisation pénalisante en cas denon-respect de l’égalité, soit par uneaugmentation de la masse de cotisationssalariales). « Le solde entre les cotisationssupplémentaires et l’amélioration despensions serait par exemple de 4 milliardsd’euros dès 2017 et 7,4 milliardsd’euros dès 2020 », chiffre la CGT,sans convaincre le Medef. Rappelons aupassage que l'égalité salariale est uneobligation légale depuis 2013, et son non-respect passible de sanctions.

Autre pomme de discorde, la fusiondes deux caisses. Car des deux, c’estbien l’Agirc qui est la plus à la peine.

Cette solution a l’avantage de décalerde cinq ans la fin des réserves et doncde desserrer l’étau, mais ne règle pas laquestion de fond, celle des recettes. LaCour des comptes a remis cette vieilleproposition en piste en décembre dernier.Le Medef est pour, la CFDT n’y estpas opposée. Mais c’est la CFE-CGC –syndicat de l’encadrement ayant contribuéà la création de l’Agirc – qui s’oppose trèsfermement à une dilution des pensions descadres dans une caisse commune. Quitteà accepter d’augmenter à nouveau lescotisations, et de geler encore un peu lespensions.

En juillet, le Haut Conseil aux financespubliques (HCFP), à la demande deManuel Valls, a ouvert une autrevoie. Actuellement, ce sont les groupesde protection sociale (comme MalakoffMédéric, AG2R, ou Novalis) qui sontchargés de la collecte et de la redistributionpour les retraites complémentaires Agircet Arrco, en plus de leur activité deprévoyance, de complémentaire santé oud’épargne salariale. Le tout sous lasurveillance d'un conseil d'administrationparitaire. L’idée du HCFP est de confierle recouvrement des cotisations à l’Urssaf,déjà chargée de la récolte des cotisationssociales et chômage.

La manœuvre permettrait, selon le HCFP,d’apporter de la « valeur ajoutée pourles régimes, y compris en montantde cotisations recouvrées ». Grâce aucroisement des fichiers entre régimesgénéral et complémentaire, et au contrôlepar l’Urssaf des assiettes de salairedéclarées par les employeurs, on évitela fraude et on fait des gains. Cettevolonté, légitime, de simplification, estvue aussi comme une manière pour l’Étatde reprendre la main sur le paritaire. « C’est une stratégie d’encerclement », acritiqué dans les Échos le syndicalisteFO Philippe Pihet, qui craint à termeque la manière de prélever des régimescomplémentaires ne soit inclue dans lefinancement de la Sécurité sociale (commepour le régime général).

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Qui doit prélever, qui doit payer,pour quelle retraite ? La direction dela recherche du ministère des affairessociales (Drees) a mis un pavé dans lamare cet été, en publiant un rapportsur le montant des pensions en regard dudernier salaire. Il ne cesse de diminuer,notamment pour les femmes, qui perdentbien plus que les hommes en pouvoird’achat. À titre d’exemple, et malgré lesfortes disparités entre les carrières et lesparcours, les retraités des années 2000ont touché environ 75 % de leur derniersalaire. Ceux nés dix ans plus tôt, 80 %.

Nombre de raisons expliquent la baissede rendement du « point » de retraite,comme l’augmentation des salaires oul’allongement de la durée des cotisationsdepuis 1993. Sans oublier la bombe àretardement du temps partiel, ce dernierreprésentant actuellement 18 % du totalde l’emploi salarié (voir la seconde étudede la Drees dévoilée en juillet ici). Maisle phénomène est aussi à relier à labaisse du taux de rendement du pointdes régimes complémentaires. Ainsi, letaux de remplacement médian par lesdifférentes caisses a baissé de 10 % entredeux générations. À moins de trouver lamartingale idéale, les choses ne devraientpas s’arranger pour les 29 millions d’actifsfrançais, futurs retraités.

Surveillance : le scandaleNetzpolitik fragilise legouvernement allemandPAR JULIEN SARTRELE SAMEDI 8 AOÛT 2015

Le limogeage d’un procureur fédéral n’apas éteint la polémique en Allemagne,après que deux journalistes de Netzpolitikont été mis en examen pour « hautetrahison ». Les critiques visent désormaisle gouvernement allemand, qui n’a pascherché à protéger la liberté de la presse.

L’affaire Netzpolitik se rapproche chaquejour un peu plus d’Angela Merkel. Lachancelière allemande garde pour lemoment un silence prudent sur ce scandalequi a vu la mise en examen de deux

journalistes pour « haute trahison », lelimogeage d’un procureur fédéral et lamise en cause de deux ministres de songouvernement.

Depuis jeudi 6 août, un de sesproches est particulièrement attaquépar la presse allemande pour sonattitude dans cette affaire. Thomas deMaizière, ministre de l’intérieur et anciendirecteur de la chancellerie (2006-2009),a pris connaissance des plaintes desservices secrets contre les journalistes deNetzpolitik.org voilà deux mois déjà. Unporte-parole de son ministère l’a confirméà la chaîne de télévision publique ARD.Thomas de Maizière ne pouvait ignorerqu’une procédure judiciaire pour « hautetrahison » allait être ouverte contre ceuxqui ont révélé les projets de surveillancede masse des services de renseignementintérieur allemand. Une information quimet à mal la ligne de défense dugouvernement dans ce scandale d’État :jusqu’ici, les ministres de l’intérieur etde la justice ont toujours affirmé que laresponsabilité des poursuites contre lesjournalistes était le fait d’un procureurfédéral un peu trop zélé.

Ce dernier, Harald Range, a été misd’office à la retraite anticipée par sonministre de tutelle. Dans une contre-attaque racontée dans le détail parLibération, qui a consacré plusieursarticles à cette question, Harald Rangea d’ailleurs dénoncé « une attaqueintolérable contre l’indépendance de lajustice ». Il est désormais en guerre ouvertecontre le ministre de la justice, HeikoMaas.

Estimant servir de bouc émissaire, HaraldRange ne s’est pas privé de critiquerl’exécutif et son double langage danscette affaire. Selon lui, demander uneseconde expertise afin de savoir si ouiou non les journalistes de Netzpolitikont révélé des secrets d’État n’étaitpas nécessaire. Les services de l’Officefédéral de protection de la Constitution(Bundesamt für Verfassungsschutz, BfV)ayant déjà répondu par l’affirmative.Cette administration – les services derenseignement intérieur allemands – est à

l’origine de la plainte contre Netzpolitik.Elle a été justement mise en cause par lesjournalistes dans les articles litigieux.

Markus Beckedahl et Andre Meister

En février, la première enquête de MarkusBeckedahl et Andre Meister (fondateursdu site de défense des libertés sur Internet)racontait par le menu comment le Bfvcomptait se moderniser grâce à un fondssecret de 2,75 millions d’euros. Unesomme qui devait servir à mettre en placedes méthodes de collecte des données« non conventionnelles ». Autrementdit, une surveillance de masse. Desinformations réitérées et complétées dansun deuxième article, paru en mai dernier.Cette fois, dans plusieurs documentspubliés par Netzpolitik, les services derenseignement demandaient les moyensd’accumuler des données récoltées defaçon automatique sur les réseaux sociaux,Facebook en particulier.

Le sujet ne prend toutefois véritablementde l’importance dans le débat publicallemand qu’à partir du 30 juillet. À cettedate, les deux journalistes apprennent parcourrier qu’ils sont mis examen pour« haute trahison » et s’empressent deprotester publiquement. C’est la premièrefois depuis 1962 que cette qualificationest appliquée dans une affaire de presse.Le précédent est de taille : il s’agit de« l’affaire du Spiegel ». À l’époque, lejournal avait révélé la faiblesse de ladéfense ouest-allemande et avait vu seslocaux fouillés ainsi que plusieurs de sesjournalistes incarcérés. Le mouvement desoutien populaire qui s’en était suivi avaitprovoqué un remaniement ministériel et eudes conséquences à très long terme.

Depuis l’éviction d’Harald Range, lespoursuites contre Markus Beckedahl etAndre Meister ont été suspendues maispas annulées. Sur leur site, les journalistesréclament l’arrêt de toute procédure et

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ont été rejoints dans leur démarche parplusieurs médias internationaux. Un appela été lancé et signé par de nombreuxtitres de presse, dont Mediapart. Desmanifestations pour la liberté de la presseont par ailleurs été organisées à Berlinau cours de la semaine et une campagnede financement participatif a eu lieusur Internet. Elle a permis de réunirplus de 180 000 euros en moins dedix jours. Un élan de soutien que lesjournalistes de Netzpolitik saluent dansun billet de blog. Ils expliquent, nonsans ironie, que cette affaire pourraitleur permettre d’engager de nouveauxjournalistes et de continuer à divulguerdes informations confidentielles à proposdes libertés fondamentales sur Internet. Ilssoulignent aussi qu'il faudra « désormaiss'habituer à vivre avec la surveillance demasse ».

La BCE dans le piège de lacrise grecquePAR PHILIPPE RIÈSLE LUNDI 10 AOÛT 2015

Retour sur une petite rumeur estivale,alimentée par Yanis Varoufakis, à proposde l'« étranglement » de la Grèce par laBCE. Ce que disent les chiffres et l'analysepolitique.

Avec l’autorisation (certes un peucontrainte) du gouvernement de la «gauche radicale », la Banque centraleeuropéenne et le Fonds monétaireinternational sont de retour pour unetroisième « saison » à Athènes, d’où unegouvernance économique européenne à lahauteur des événements aurait pourtantdû les tenir écartés dès le début de cetteinterminable série grecque. Avec à la clefdes engagements financiers exponentielset un « risque de réputation » inéditdans le cas de l’institution francfortoise,le FMI étant, lui, habitué à servir de boucémissaire.

La BCE est la cible d’unprocès, uniquement à charge, inspiréprincipalement par l’éphémère premierministre des finances de l’équipe Syriza,Yanis Varoufakis, qui de confidences peu

confidentielles en entretiens pro domo etautres « profils » flatteurs alimente lathèse d’un étranglement financier délibéréde la Grèce par « les institutions ». Aumépris des chiffres et des faits.

« Nous prenons ce genre de critiques très,très au sérieux », a répondu le président dela BCE Mario Draghi lors de la dernièreconférence de presse de l’institutionavant la pause estivale, le 16 juillet dernier.Avant de présenter une défense, ensuitelargement ignorée par les questionneurseux-mêmes, comme si la cause étaitentendue. Défense d’où il ressort que laBCE a « étranglé » financièrement laGrèce… avec un garrot de 130 milliardsd’euros fourni à ses banques désertéespar leurs clients nationaux. Et que siétranglement il y a eu, c’est d’abordd’autostrangulation qu’il s’est agi.

Draghi: des accusations "infondées" © ECB

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Enjanvier 2015, mois des élections anticipéesqui ont porté au pouvoir Alexis Tsipraset ses amis, la chute des dépôts dans lesystème bancaire grec atteint le montantrecord de 30,3 milliards d’euros. Ce que,selon Mario Draghi, l’euro-système (laBCE et les banques centrales nationalesdes pays membres) a plus que compenséen mettant à la disposition de la Banquede Grèce 35,2 milliards d’euros à traversla facilité dite ELA (emergency liquidityassistance). La seconde vague de retraitspar la taille intervient en juin 2015,quand le duo Tsipras-Varoufakis décided’organiser un référendum sur les termesd’un troisième programme d’assistancefinancière fixés par « les institutions » (ex-Troïka). Les déposants retirent alors 8,1

milliards d’euros, à nouveau plus quecompensés avec l’ELA par une injectionde 10,2 milliards.

Résultat, selon le président de la BCE :à la mi-juillet 2015, l’exposition totalede l’euro-système vis-à-vis de la Grèceen fourniture de liquidités représentaitquelque 130 milliards d’euros, soit dixmilliards de plus que les 120 milliardsque les déposants grecs conservent encoredans les banques locales. Ce que Draghi acommenté en ces termes : « Je trouve cesobservations selon lesquelles il y auraiteu une panique bancaire provoquée par laBCE assez mal venues et assurément sansfondement. »

En fait, les maçons du « mur de l’argent» dans lequel serait rentré tête la premièrele gouvernement de la « gauche radicale »grecque étaient avant tout… des déposantsgrecs. Et pas uniquement les « gros », donton sait qu’il y a belle lurette que la fortuneest parquée offshore, les retraits ayantcommencé bien avant la victoire électoralede Syriza. Le mouvement de défiance àl’égard de la gestion nationale de la crisea été d’une telle ampleur (une divisionpar deux du montant des dépôts bancairesen quelques années), qu’il implique lagrande masse des déposants, moyens voirepetits. Et venant des horizons les plusinattendus. La mère de l’ex-vice-ministredes finances Nadia Valavani (et doncadjointe et suppléante de Varoufakis) aainsi reconnu auprès du journal ProtoThema (lire aussi ici et là) avoir retiré 200000 euros de son compte bancaire justeavant l'annonce du référendum. « C’estl’épargne de toute une vie… j’ai pris peuret je l’ai emportée à la maison », a confiécette dame âgée mais dotée d’une forteprescience…

Le test de la solvabilité desbanques grecquesEn réalité, sans l’assistance financièred’urgence de la BCE, les nouvellesautorités hellènes auraient été confrontéesbien plus vite à une situation « àl’argentine » au début de ce siècle,imposant la fermeture des banques,l’instauration du contrôle des capitaux,

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voire le gel des dépôts et la conversionautoritaire de dépôts effectués en devisesfortes (c’était le dollar pour les Argentins)en monnaie de substitution fortementdépréciée. Avec, dans le cas de la Grèce,une sortie contrainte et précipitée de lazone euro.

À noter que l’extension de ce soutien ausystème bancaire grec n’allait pas de soipour la BCE. « Je ne veux pas sous-estimerles difficultés que le conseil de la BCEa eues à prendre des décisions au coursdes dernières semaines », a confié MarioDraghi. « Nous avons agi en assumant quela Grèce est bien sûr membre de l’euro-système et va le rester. Ceci nous distinguede ceux qui disent : vous auriez dû couperl’ELA il y a longtemps. Ils veulent quenous cessions de respecter notre mandat.Ce n’est pas à la BCE de décider qui doitêtre membre de la zone euro ou ne pasl’être. »

Pour Nicolas Véron, chercheur aulaboratoire bruxellois Bruegel et auPeterson Institute de Washington, « onne peut qu’être en total désaccord » avecla thèse d’un étranglement financier de laGrèce par la BCE. « Ce qui est absurde,c’est l’accusation de Varoufakis. » Selonlui, l’institution « a, à tout moment, fait lemaximum, à une seule exception » : quandelle a décidé de geler l’ELA au niveau encours (près de 90 milliards d’euros tout demême) après la rupture des négociationsentre le gouvernement grec et les autresmembres de la zone euro, le 28 juin.

« D’un strict point de vue de la stabilitéfinancière, la décision était contestable», estime-t-il, tout en soulignant que« Draghi et (Benoît) Cœuré ont dûbatailler ferme au sein du conseil desgouverneurs de la BCE » pour maintenirconstant l’apport de liquidités au systèmefinancier grec. Toutefois, « exiger unecohérence intellectuelle totale dans cegenre de situation est difficile. Mais pourle reste, ils ont fait le boulot. La BCEs’est substituée aux déposants », analyseNicolas Véron.

Comme l’a rappelé le président de la BCE,le fonctionnement de l’ELA fait l’objetd’un règlement particulier, qui prévoit que

le conseil approuve ou rejette, en partieou en totalité et à la majorité qualifiée,la demande de liquidités présentée parune des banques centrales nationales. Le16 juillet, le processus de négociationayant été relancé entre Athènes et sescréanciers, la BCE a accommodé entotalité la demande supplémentaire audemeurant modeste de la Banque de Grèce(900 millions d’euros). « Il n’a jamais étéquestion dans nos règles, a souligné MarioDraghi, que les apports de liquidité soientillimités et inconditionnels. »

Depuis le début de la crise financièresuivie de celle des dettes souverainesdans la zone euro, la Banque centrale adû interpréter assez librement les traitéset ses propres règlements afin, selonl’expression de son président, de faire «tout ce qu’il faudra » pour préserver lamonnaie unique, dans une situation decarence des responsables politiques. Dansle cas de la Grèce, ce n’est pas seulementle postulat d’un maintien du pays dans lazone euro mais aussi la conviction que sesbanques sont solvables. Non liquides, maissolvables.

Pour Nicolas Véron, « ils’agit d’une appréciation éminemmentraisonnable, pas du tout ridicule». Actuellement membre d’un grouped‘experts indépendants chargé d’évaluerl’intervention du FMI en zone euro, où ilest justement en charge du volet bancaire,il rappelle que « la Troïka a toujourseu tendance à exagérer les besoins dusystème financier » dans les différentspays où elle a été appelée à la rescousse.Or, « les banques grecques étaient plutôtsurcapitalisées ». S’il ne fait pas de douteque le problème des créances douteusess’est aggravé dans la période récente,ainsi que celui du tarissement des créditsà l’économie, « les comportements depaiement des derniers mois ne sont pasune référence ». C’est pourquoi la BCE,avec sa nouvelle casquette de régulateurbancaire, va laisser passer cet été meurtrieravant de lancer une nouvelle enquête surla situation (AQR ou passage en revue dela qualité des actifs) des quatre principalesbanques grecques qui, comme les autres

institutions financières européennes depremier rang, sont désormais placées soussa supervision. En tablant sur une certainenormalisation.

Clarification nécessaire du côtédes créanciers« Est-ce que la BCE a caché des mauvaisesnouvelles sur la situation des banquesgrecques ? », demande Nicolas Véron. «J’accorde le bénéfice du doute. Il n’y apas eu de ‘‘smoking gun’’ et les secretssont difficiles à garder. » Et d’ajouter :« J’aurais même davantage de doutessur des situations étrangères à la Grèce,sur les banques italiennes et allemandes,par exemple. » Quant à l’avenir, « si laBCE aboutit à la conclusion, au terme del’AQR, que des mesures d’assainissementsont absolument justifiées, elle peutappuyer sur la gâchette et déclencher uneprocédure de résolution. Là encore, il n’ypas de raison de douter. »

Surtout, poursuit-il, « le départ des dépôtsn’est pas lié à un problème de solvabilitédes banques grecques : la cause dela fuite des dépôts, c’est le risque dedénomination » de la monnaie (sortie del’euro et retour à la drachme). En clair,« c’est le Grexit, c’est-à-dire que c’est lafaute de [Wolfgang]Schaüble mais ausside Tsipras et de Varoufakis ». Loin decomploter pour étrangler financièrementla Grèce, la BCE a placé son systèmefinancier sous respiration artificielle,le temps que les dirigeants politiquesdépassent leurs contradictions, y comprisinternes (au sein du gouvernementallemand notamment). Ce qui veut direque « la BCE est engagée dans l’ELA enfaveur de la Grèce pour un temps assezlong ».

« Les Grecs voulaient une chose et soncontraire », poursuit le chercheur du PIIE,autrement dit le maintien du pays dansla zone euro mais avec des règles defonctionnement modifiées, à la demande etau bénéfice d’un État membre. « Tsipras aété obligé de choisir. Mis au pied du mur,les Grecs ont choisi de rester dans l’euro,même au prix d’une austérité aggravée.On assiste là à une vraie révélation d’une

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préférence collective », juge-t-il. Il enconclut que « l’ambiguïté a été levée ducôté des Grecs ». Mais pas de celui descréanciers. « Si l’intégrité de la zone euroest bien la priorité des chefs d’État et degouvernement, alors la Grèce reste. »« Lalevée de l’incertitude peut déclencher leretour de la croissance en Grèce » quand «le risque de dénomination est le problèmemajeur. Il tue l’investissement et le créditde manière radicale ».

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Il s’agit là d’un « scénario optimiste »,reconnaît Nicolas Véron. Tout d’abord, ilest généralement admis que la mise enœuvre des programmes d’ajustement (letroisième successif dans le cas de la Grèce)dépend beaucoup de son appropriation parle gouvernement et le pays concernés. Or,le Premier ministre Alexis Tsipras ne croitpas, de son propre aveu, au programmeauquel il s’est engagé et qu'il doit faireappliquer. Une partie de sa majorité encoremoins, comme nombre d’économistes detous bords. Ensuite, parce que le mandataccepté à Bruxelles par le gouvernementgrec est une interprétation assez curieusedu vote du 5 juillet, une manière dereconnaître que la question posée n’étaitpas la bonne (pour ou contre l’euro, quelqu’en soit le prix, et non pour pas pour oucontre «l’austérité »).

Du côté des créanciers, le besoin declarification est tout aussi évident. Encommençant par sortir le FMI du jeu ou leréduire, comme l’OCDE, à un simple rôled’assistant technique. Ce qui pourrait sefaire si l’institution multilatérale refusaitde s’engager financièrement dans untroisième paquet grec, comme elle lelaisse entendre si ses conditions (unenouvelle restructuration massive de ladette publique grecque) ne sont pasacceptées par les Européens.

Ensuite, libérer la BCE de saparticipation à la négociation politiqueet de la surveillance des programmesd’ajustement, qui ne relèvent pas deses missions, même considérablementélargies pendant la crise. Une choseest de tenir un discours général surles conditions politiques, économiques et

budgétaires permettant un fonctionnementoptimal de la politique monétaire enzone euro. Une autre est de ratiocinersur le niveau des retraites, des salairesou les privatisations dans un Étatmembre. Avec la gestion de la monnaieunique, sa responsabilité cardinale, lefonctionnement du système de paiement(Target II), son rôle de facto de prêteur endernier ressort (les différents mécanismesde garantie des dettes souveraines, ycompris l’assouplissement quantitatif) etla fonction nouvelle (et officielle) desuperviseur bancaire, la BCE a déjàbeaucoup trop de pain sur la planche.

Comme exposé à de nombreuses reprises(notamment ici), ce n’est pas que dela seule crise grecque que la BCEest devenue l’otage, comme par ailleursles autres principales banques centralesdans leurs juridictions respectives. Lamanipulation de la monnaie est devenueun peu partout l'alpha et l'oméga de lapolitique économique. Ce qui entretientl’illusion que les banquiers centrauxdétiendraient la clef de la sortie de crise.Comme ils auraient balisé auparavant lechemin de la “prospérité”. Avec commeinconvénient supplémentaire d’alimenterles visions complotistes, qui ont toujourspour elles l’avantage de la simplicité.

La génération de stagiairesà viePAR LA RÉDACTION D'INFOLIBRE ET CARLOSCARABAÑALE DIMANCHE 9 AOÛT 2015

En Espagne, comme dans nombre de paysoccidentaux, des millions de stagiairesoccupent des postes de travail structurels.Situation rendue possible par un systèmepervers, sans cesse renouvelé, et quiempêche les jeunes d’accéder au véritablemarché du travail.

En Espagne, les stagiaires font figured’employés et exercent leur travail commeceux qui sont réellement embauchés,avec moins de droits. La plupart desjeunes acceptent ce genre de proposition,y voyant l’opportunité d’accéder plustard, et avec un peu de chance, au

véritable marché du travail. « Les grandesentreprises savent ce qu'elles cherchentquand elles sollicitent un stagiaire :déguiser un emploi, ce qui se révèleêtre très avantageux pour elles, ainsiles taxes sont bien inférieures et il n’ya presque pas de frais administratifs »,explique l’inspecteur du travail MarioDuque, auteur du livre Becas y becarios(Des bourses et des stagiaires). En outre,les stagiaires ne sont pas représentés parun syndicat et il n’y a pas obstacle quandil s’agit de licencier.

Selon l’étude Study on a ComprehensiveOverview on Traineeship Arrangementsin Member States, datant de 2012 etrédigée par la Commission européenne,« en Espagne, la plupart des diplômésdoivent adhérer et rééditer plusieurs foisles méthodes de ce système qui s’estmis en place afin d'acquérir l'expériencenécessaire tout en cherchant un emploiréel. C’est un phénomène répandu etune préoccupation croissante, car lesemployeurs entretiennent des pratiquesdouteuses, il y a potentiellement un risqued'abus ou d'exploitation, [...] où lesvictimes, souvent étudiantes, rêvent detrouver un travail, mais en vérité celaconduit rarement à un emploi stable ».

L'analyse de la Commission européennefait valoir qu'en raison du chômage élevé,la société espagnole est prête à justifier età accepter toutes opportunités susceptiblesde déclencher des offres pour les jeunes,même si ce sont des emplois qui nenécessitent pas de qualification. À cetégard, le système fonctionne.

© Creative Commons

En Espagne, il n’y a pas de chiffreofficiel qui recense le nombre de stagiairestravaillant dans le monde de l’entreprise.En 2013, la Cour suprême a modifié la loi

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qui se rapporte aux stagiaires, les obligeantdésormais à payer un impôt même sices derniers sont faiblement rémunérés.Le syndicat Comisiones Obreras a assuréque plus de deux millions de personnesavaient ce statut. En 2010, selon lamême source, 20 000 de ces jeunesoccupaient des postes indispensables dansdiverses structures. Chez les publicistes,les avocats, et surtout les journalistes, lafigure du “stagiaire employé” est tellementhabituelle et intégrée que ces milieux nepourraient fonctionner autrement.

Le scandale au sein de Cadena Ser, l'unedes stations de radio qui connaissent leplus de succès en Espagne, est un exemplede la déplorable situation des stagiairesen Espagne. En 2014, une inspection duministère du travail a constaté que lescontrats avaient tendance à se renouveler,les jeunes étudiants devenant « stagiairesà vie » : ils travaillent dans des rédactions,occupant de vrais postes de travail àtemps plein et parfois même de nuit, avecune infime rémunération à la clé – celled’un apprenti. Ces étudiants enchaînentun contrat de stage après l'autre,certains d'entre eux pouvant exercerainsi pendant deux années successives,toujours en tant que stagiaires. Après cettepolémique, l’organisation Oficina Precaria(“Bureau des précaires”, une organisationqui dénonce les mauvaises conditionsd’emploi chez les jeunes) a révéléun licenciement collectif déguisé: peuavant l'arrivée des inspecteurs du travail,l’entreprise avait résilié les contrats de 60à 80 jeunes.

© Esther Vargas/Flickr

Les entreprises ne sont pas les seulesmises en cause ; les universités etl’administration publique sont aussiresponsables de ce « système deprofessionnalisation des stagiaires »

(expression forgée par l'organisationOficina Precaria pour définir la situationdes milliers de jeunes exploités à traversces emplois d’apprenti). Les employéssont remplacés par des stagiaires, et ceux-ci sont convaincus qu’accepter le statut destagiaire, même si c’est abusif, est le seulmoyen de trouver un travail dans l'avenir.

La législation espagnole permet demaintenir ce système où les étudiantsn’ont pratiquement aucun droit. La loi27/2011 reconnaît « la protection socialedes stagiaires et oblige les entreprises àinscrire les non-licenciés à la Sécuritésociale pour leur donner une protectionminimale, ceux qui ont fini leurs étudesdevraient ainsi avoir droit au chômage». Mais ce principe, qui est établidans l'une des dispositions additionnelles,n’intervient pas de manière systématique,explique Duque. « La trésorerie de laSécurité sociale, qui est finalement lebras exécutif du gouvernement, a imposéune condition selon laquelle tous lesstagiaires, licenciés ou pas, dépendentde la “troisième disposition annexe”, quiannule ce droit au chômage.» Au boutdu compte, aucun stagiaire n’a donc droitau chômage, même après des mois et desmois de travail.

Du point de vue strictement juridique,le but de la période d’apprentissagene se résume pas à mettre en contactl’étudiant avec l’entreprise, mais consisteplutôt à suivre une formation pratiqueque l’université ne peut pas offrir.« Les entreprises devraient dépenser leursressources pour former les apprentiset ceux-ci ne devraient, en aucun cas,exécuter un travail productif », expliquel’inspecteur du travail Mario Duque.Ainsi, il souligne que « le statut destagiaire est autorisé dans la mesure où ilreçoit exclusivement une formation, cetteconvention ne permet pas non plus auxapprentis d’occuper un véritable poste detravail ».

Cependant, les jeunes Espagnols nedevraient pas se sentir seuls dans cettesituation conflictuelle. Le phénomèneest commun à tous les pays dela sphère occidentale. Au mois de

septembre, le journal The Economista consacré un long reportage intitulé«Generation b». Temporaires, irrégulierset généralement sans salaire, les stagessont un passage obligé pour trouverensuite un emploi professionnel. Lejournal estime qu’au Congrès américaintravaillent un minimum de 6 000stagiaires. En Allemagne, l'expression"Generation Praktikum" fait référence àune manière très courante d'accéder à unposte de travail potentiel : il s’agit alors detravailler bénévolement pendant quelquesmois. En Autriche, 59% des diplômésdeviennent stagiaires et un tiers d'entre euxne sont pas rémunérés. Selon le NationalCouncil for the Training of Journalistsdu Royaume-Uni, dans le pays, 92% desapprentis en journalisme ne perçoivent pasd’allocation.

En définitive, des millions de stagiairesoccupent des postes de travail structurels,et de nombreuses entreprises profitent decette main-d'œuvre bon marché. Tout celaest possible grâce à un système pervers,qui ne fait que se renouveler et quiempêche les jeunes d’accéder au véritablemarché du travail.

* L'article a été publié en juin 2015dans le journal tintaLibre, partenaire deMediapart.

Traduit par Irene Casado Sánchez

Au Danemark, la solidaritéavec les réfugiés rassembledes milliers de personnesPAR CARINE FOUTEAULE SAMEDI 8 AOÛT 2015

Au Danemark, les demandeurs d'asilesont immédiatement nourris et logéspar les pouvoirs publics. Néanmoins,

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isolés, beaucoup n'ont pas de contactavec la société qui les accueille.Créé via Facebook il y a quelquesmois, Venligboerne, pour « Habitantsamicaux », rassemble 22 000 membresdans tout le pays. Ce mouvement decitoyens solidaires s'est fixé une mission :faire en sorte que les réfugiés et les Danoisse rencontrent et partagent des expériencescommunes.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Tout a commencé à l’automne 2014à Hjørring, une commune du Jutland,au nord du Danemark. Mads Nygaardtravaillait dans un centre d’hébergementde demandeurs d’asile : 500 personnes de25 nationalités différentes avaient trouvérefuge dans les huttes en bois d’un anciencamping, réhabilité pour l’occasion.

L’afflux de réfugiés, fuyant la Syrie oula Corne de l’Afrique, commençait à êtreperceptible – et à créer des tensions –dans ce pays de 5,6 millions d’habitants,qui a accueilli 14 680 demandeurs d’asileen 2014, soit le double de 2013, situantle Danemark parmi les États membres del’Union européenne les plus hospitaliersen proportion de la population. Lesdémarches pour obtenir une protection ysont réputées rapides (entre trois et quatremois pour les Syriens et les Érythréens).Elles signifient en outre l'orientationimmédiate vers une place en centred'hébergement, ce qui explique qu'à ladifférence d'autres pays comme la France,rares sont les personnes contraintes devivre dans la rue.

Préparatifs d'un repas cuisiné par des réfugiéschez des «Habitants amicaux». © Janne Hieck#

Malgré le paysage bucolique et ce cadrelégal favorable, les conditions de vieétaient rudes dans ce « camp ». Il faisait

froid, l’hiver approchait, la salubrité deshabitations laissait à désirer. Dans l’attentede l’examen de leur demande d'asile,les résidents s’ennuyaient. « Les seulesactivités autorisées étaient les cours delangue, en l’occurrence le danois, et lenettoyage des bâtiments, se souvient MadsNygaard. Les contacts avec la populationlocale étaient inexistants. » En discutantavec son entourage, l’homme d’unequarantaine d’années se rend compte queles habitants de la ville n’osent pas frapperà la porte. Sa conviction se forge : cespersonnes n’ont pas parcouru des milliersde kilomètres pour vivre entre elles etrester isolées, alors qu’elles sont amenéesà s’installer durablement au Danemark.L’ouverture du centre sur le mondeextérieur lui semble être la priorité. « Jeme suis mis en tête de construire desponts non seulement pour que les réfugiéspuissent sortir, mais aussi pour que nous,les voisins, n’ayons plus peur de leurrendre visite », raconte-t-il.

Venligboerne, pour « Habitantsamicaux », prolonge cette initiative, sefondant sur l’idée que les réfugiés, qu’ilssoient originaires de Syrie, d’Érythréeou d’ailleurs, ne sont pas en quête decharité. Les aides sociales ne sont pas cepour quoi ils ont quitté leur famille etrisqué leur vie. « Toutes ces personnesont beaucoup de ressources. Certainessont très éduquées. D’autres ont dessavoir-faire extraordinaires. Toutes sontintéressantes à leur manière. Elles ne sontpas là pour qu’on leur donne quelquechose mais pour échanger. Comme toutle monde, elles veulent être reconnueset appréciées pour ce qu’elles sont »,indique-t-il.

Après avoir pris contact avec des écoleset des crèches du quartier, Mads Nygaardpousse le pas jusqu’à l’université. Leprojet prend aussitôt : les étudiantsinternationaux sont particulièrementréceptifs à ses arguments. Facebooks’impose comme l’outil principal – etquasi exclusif – de communication dumouvement Venligboerne, parce que sonusage est répandu aussi bien auprès desréfugiés que des habitants. Les centres

d’hébergement sont équipés de wi-fi, etles demandeurs d’asile, comme la plupartdes migrants dans le monde entier, sontconnectés, par nécessité notamment, pourjoindre leurs proches.

Mads Nygaard, devant le café«Venligbo» à Copenhague. © Asim Iqbal

L'accès à Facebook n’est rédhibitoirepour personne, estime l'initiateur del'opération : « Il n’y a rien de plusfacile que d’ouvrir un compte. Certainsréfugiés, par exemple les Iraniens, seméfient des réseaux sociaux car ilss’inquiètent des récupérations qui peuventêtre faites de leur image publique. Nousles encourageons à utiliser de faussesidentités. » La mise en relation fonctionneà plein. En quelques mois, des groupes devolontaires se créent dans tout le pays. 53coexistent désormais, rassemblant 22 000personnes, dont 10 400 à Copenhague.Chacun constitue un lieu de partaged’expériences. Dans le groupe né autourdu « camp » de Hjørring, Yechiela, Zeinab,Yeliz ou Tareq, tous demandeurs d’asile,échangent des souvenirs, témoignent deleur situation, proposent leurs services,tandis que Jette, Annette, Bente ou Livréagissent à leurs observations, cherchentdes solutions, ouvrent leurs carnetsd’adresses.

Une plongée dans leur page donne unaperçu de leurs interactions. Arrivéeen Europe depuis six mois, aprèsavoir fui la Thaïlande pour desraisons politiques, Yechiela regrette parexemple l’isolement des demandeursd’asile et propose, pour faire entendreleur voix, de monter une radio àl’intérieur des centres d’hébergementainsi qu’une hotline juridique. Différentespersonnes lui répondent, dont Tareq,réfugié syrien, et Liv, Danoise, qui luidonnent des conseils pour préciser sonprojet. Samrawit, originaire d’Asmara enÉrythrée, se réjouit des rencontres qu’elle

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a pu faire grâce aux « Habitants amicaux »et affirme que, grâce à ses nouveauxcontacts, la vie qu’elle mène est moins« stressante et ennuyeuse ».

«L’UE casse ce que nous nousévertuons à construire»Les échanges ne restent pas quevirtuels. Les prétextes pour se retrouverphysiquement sont innombrables : aller àun spectacle, partager une glace dans unparc d’attractions, mettre à disposition savoiture pour un trajet, garder les enfantsà tour de rôle, cuisiner les uns pour lesautres. Des activités artistiques en toutgenre sont proposées.

Bénévole de la première heure, ApollineBarra se décrit comme une « petite main »du mouvement. Cette Française, qui aémigré au Danemark il y a deux ans,a aidé à constituer une bibliothèque delivres pour le centre d’hébergement deHjørring. « Nous avons lancé un appelsur Facebook et des livres sont arrivés departout, du Maroc, du Canada, de Russie,de Norvège, entre autres », explique-t-elle. « Venligboerne est une tentative defédérer les bonnes volontés, ajoute-t-elle.C’est une bonne chose qu’un tel groupese constitue car la tradition d’accueiln’est pas très développée au Danemark.Ce pays n’a pas d’histoire ancienne del’immigration. Ce n’est pas évident de sefaire accepter en tant qu’étranger. »

Noël érythréen dans l'église(privée) de Ostervraa. © Tao Lytzen

Dernière initiative en date : l’ouverture,à Copenhague, d’un café Venligboernedans un quartier branché de la ville.Installé dans un container, il a vu lejour facilement, à l’aide d’une levée defonds express (36 heures) de 15 000couronnes (2 000 euros). L’expérience estsur le point d’être dupliquée dans d’autresvilles danoises, assure Mads Nygaard

qui, ces derniers jours, s’active sur le« Budapest Project », conçu comme unvoyage collectif à la rentrée prochaine versla capitale hongroise, lieu de transit denombreux réfugiés en route vers le nordde l’Europe. Sur Facebook, Fawaz, réfugiésyrien qui a étudié à Alep, donne desidées de tracts à diffuser pour « s’adresserà la société locale » en présentant enquelques mots la « culture du Moyen-Orient ». Il en profite pour racontercomment les préparatifs d’une fête dansle camp de Hjørring ont été pour lui lepoint de départ de nombreuses amitiés,comme il en arrive à « toutes les personnesnormales ». En référence à l’influence del’extrême droite en Hongrie, il évoquesa participation, dans sa ville, à unemanifestation contre un groupe baptiséSIAD pour Stop Islamization of Denmark.

Les relations avec la société danoise nesont pas qu’idylliques. Des inscriptionsde croix gammées ont récemment étéretrouvées sur un centre d’hébergement.Lors des élections législatives du 18juin 2015, l'extrême droite a fait unscore important, sans toutefois entrer augouvernement. Sous la pression d’uneopinion publique prête à refermer la porte,l'exécutif, mené par le parti libéral Venstre(centre droit), raidit ses positions surles questions migratoires. Le ministre del’intégration Inger Støjberg a annoncé ladiffusion d'une campagne de publicité enanglais visant à décourager les réfugiésde venir s’installer au Danemark. Desréadmissions vers l’Italie ont été réalisées,en vertu des accords de Dublin quifont porter la responsabilité de l’examende la demande d’asile sur le premierpays d’entrée dans l’UE. Des liens queVenligboerne a contribué à créer risquentde se briser. Devenu « activiste àplein temps », Mads Nygaard, égalementécrivain et journaliste, ne décolère pascontre la politique menée par les autoritésdanoises et européennes. « Ces personnessont pourchassées d’un pays à l’autre,c’est inadmissible, lance-t-il. L’UE cassece que nous nous évertuons à construire. »

Son emploi au centre d’hébergement, ill’a perdu après avoir organisé une fête deNoël, le 7 janvier 2015, pour des réfugiésérythréens et éthiopiens qui lui avaientfait part de leur souhait de se rassembler.« Nous avons trouvé une église au milieude nulle part, raconte-t-il, 125 personness’y sont retrouvées et nous avons fini endansant. » Son rapport à l’administration –étatique et municipale – est aussi distanciéque possible : « Nous ne recherchonspas de subventions publiques qui nousobligeraient à rendre des comptes. Nouspréférons faire appel à des donateursprivés, qui s’engagent pour un projet, etqui nous permettent d’aller vite. »

Depuis, le centre d’hébergement adéménagé. Les réfugiés ont été transférésen rase campagne. Ils occupent désormaisune ancienne maison de retraite dans levillage de Hæstrup Mølleby. Les pouvoirspublics ont justifié cet emplacement enaffirmant que les résidents avaient besoin« de calme et de paix ». Mads Nygaardn'est pas de cet avis. À ses yeux, l'endroitest trop isolé pour des réfugiés qui ont« avant tout besoin de vie ».

Boite noireMerci à Apolline Barra d'avoir eu l'idéed'écrire à Mediapart dans le cadre duprojet Ouvrez l'Europe #OpenEuropepour nous faire connaître le mouvementVenligboerne, qui prend de l'ampleur auDanemark.

Roger Vailland (3/3) :1947, le journaliste et « lescommis voyageurs de Coca-Cola »PAR NICOLAS CHEVASSUS-AU-LOUIS

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LE DIMANCHE 9 AOÛT 2015

Roger Vailland, au centre, correspondant de guerrepour Action et Libération, en 1944-1945. ©

Collection Frédéric Vailland ; Ville de Bourg-en-Bresse – Médiathèque E. & R. Vailland / DR

Journaliste par nécessité, Roger Vailland aécrit quelque 3 000 articles. Si l'on connaîtses récits de militant au service de lacause du peuple, il a été, avant guerre,un observateur critique et perspicace dela crise des années 1930 et de la montéedu fascisme. Et se souvenir qu'en 1964,pour son ultime article, il fustigeait ceuxqui parlent « de planification, d'étudesde marché, de prospective… » « Commecitoyen », il exigeait qu'on lui « parlepolitique. »

Drôle de jeu, on l'a dit dans leprécédent épisode de cette série, peutse lire comme un exceptionnel reportagesur la Résistance. Vailland n'a, sa viedurant, cessé de puiser dans son travailjournalistique la matière très réaliste deses romans. Ces condensés de reportagesont parfois juxtaposés au déroulementde l'intrigue. Drôle de jeu contient ainsiune analyse des bouleversements del'économie agricole de la Bresse dansles années 1930 et 325 000 Francs,des pages d'anthologie sur l'essor de laplasturgie à Oyonnax (Ain) dans l'après-guerre. Beau Masque n'est au fond qu'uneversion romancée d'un long reportage qu'ilconsacre en 1953 aux luttes ouvrières dela vallée de l'Albarine, dans le Bugey.Dans d'autres romans, Vailland s'appuiesur ses reportages pour construire sespersonnages, décrivant en détail le milieudes cheminots d'Ambérieu qui fascinele héros d'Un jeune hommeseul ou lespisciculteurs du Jura de la famille del'héroïne de La Truite. Il y aurait des thèsesà consacrer à la manière dont les neufromans de Vailland se nourrissent de sesquelque 3 000 articles. En attendant, on

peut se plonger dans la sélection que vientd'en publier Le Temps des Cerises, sous letitre de Sacré métier. Vailland écrivain estoublié ? Commençons par redécouvrir leVailland journaliste.

Au premier abord, cette abondanteproduction journalistique se divise en deuxtemps, que sépare la césure de la SecondeGuerre mondiale. Avant l'expériencefondatrice de la Résistance, Vaillandsigne presque toujours de pseudonymes :Georges Omer, Robert François, FrédéricRoche, Étienne Merpin (comme « merdepine », tient-il à préciser à ses proches),François Chapel. Il travaille pour ce qu'ilappelle « la presse industrielle » (Paris-Midi, Paris-Soir) qu'il exècre puis, dansles deux premières années de l'Occupation,pour Présent. Après guerre, Vailland nesigne plus que de son nom. Certes parcequ'il commence à être connu, et que sasignature compte. Mais aussi parce qu'ilentend utiliser ce prestige naissant auservice de la cause communiste qui estdevenue sienne. Vailland n'écrit plus quepour la presse du PCF (de L'Humanitéà Les Allobroges, feuille communistede l'Isère) ou de titres qui en sontproches (Libération, Action, Les Lettresfrançaises, La Tribune des nations).

Il y aurait donc deux Vailland, lejournaliste honteux d'avant-guerre et lemilitant résolu d'après, le dandy et lecommuniste. La lecture de Sacré Métiermontre combien cette présentation estsimpliste. Le premier Vailland est déjà,quoi qu'il en ait dit par la suite, unjournaliste engagé, observateur critique dela grande crise des années 1930 et de lamontée du fascisme.

Parcourons les articles de Vailland dansles années 1930. Son sens de l'anglejournalistique est frappant. Le krachde Wall Street de 1929, il l'observedepuis un grand hôtel de la placeVendôme où les Américains de Parissuivent l'effondrement des cours boursiers.« Beaucoup de femmes. On sait, en effet,que très nombreuses sont les divorcéesaméricaines qui sont venues se fixer àParis. La pension qui, à New York,ne leur permettrait qu'une vie médiocre,

leur permet ici un certain luxe. […]Pourtant, beaucoup d'entre elles aspirentà une vie plus luxueuse que celle quileur est permise. Alors elles jouent. Etnaturellement à la hausse. Ce furent ellesqui furent les plus atteintes par la baissede la semaine dernière. »

Autre exemple à l'Assemblée nationaleoù, chargé de la rubrique parlementaire,il suit les débuts de la chambre du Frontpopulaire, en 1936. Un premier article,dans Paris-Soir, traite de l'amertume desdéputés de droite battus. « Dans lasalle des Pas-Perdus, les vaincus sontsurpris de ne plus être assaillis par lesjournalistes. Maintenant, pourtant, ils sonttout prêts à faire des déclarations, ils nedemandent qu'à faire connaître ce qu'ilspensent du nouveau gouvernement, ilsont même d'excellents conseils à donner.[…] Ce sont des hommes d'expérience,eux. Ils ne sont pas comme ces blancs-becs. » Un second raconte l'installation des276 nouveaux députés de gauche. « Ilsconnaissent leur vestiaire, leur place, lescollègues de leur groupe ; le brouhahabon enfant des séances de vérificationdes pouvoirs leur a ôté leur timidité ;ils se sentent pleins de hardiesse ; ils sepenchent, tout prêts à prendre la parole,à intervenir dans un débat, à lancer uneinterruption qui suscitera des rires oudes cris de colère. Leur démarche estassurée ; on n'en voit plus de guindés ni degauches comme le premier jour. » On lutdes écrits comparables, et souvent moinstalentueux, en 1981, 1997 et 2012, lorsquel'Assemblée passait à gauche.

Le Vailland des années 1930 perçoittrès bien la dimension européenne de lamontée de l'extrême droite. Suivant lesélections allemandes de 1932, il appelledans Paris-Soir les nazis « les racistes ».L'année suivante, il consacre un reportageà Francfort au boycott des commercesjuifs organisé par les nazis. En 1936, ilécrit dans Le Droit de vivre, revue de laLigue internationale contre le racisme etl'antisémitisme (Licra), une longue sériede reportages sur la montée du fascisme.C'est la première fois qu'il collaboreà une revue à l'engagement politique

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marqué. Son enquête débute dans l'Italiemussolinienne. « Un Italien ne peut pasplus ne pas être fasciste qu'un Français duMoyen Âge pouvait ne pas être chrétien »,constate-t-il, en déplorant la misère etl'ordre moral. « Les peuples méridionauxont la réputation de penser beaucoup àl'amour et de le faire beaucoup. Maisde même qu'il est parvenu à faire d'unpeuple libre un peuple d'esclaves, d'unpeuple joyeux un peuple triste, le régimefasciste est parvenu à contraindre lanature méridionale. La preuve en est quele désir est devenu obsession honteuse.[…] Le Sicilien baisse le front, marche lamain ouverte et frôle passante furtivement.Honteusement comme par mégarde »,décrit-il à propos d'un pays qui semble« peuplé de séminaristes obsédés ».« Pauvreté de l'esprit, pauvreté du cœur,pauvreté matérielle. Fascisme signifiepauvreté », résume-t-il, à l'issue de sonpériple italien.

L'entrée du Coca-Cola enÉgypteLa seconde étape de son reportage està Liège, en Wallonie, où il se rend,toujours son sens de l'angle journalistique,pour élucider le paradoxe qui l'intrigue :« Patriotisme wallon, hostilité instinctiveà l'égard de l'Allemagne, connaissanceconcrète des résultats de la dictaturehitlérienne, prospérité économique, toutsemble s'opposer au succès du rexisme[le mouvement fasciste belge – ndlr]enBelgique. » Son enquête le conduità fréquenter la bourgeoisie industriellewallonne, qui soutient financièrement lerexisme, par peur de la montée desrevendications ouvrières. « En Belgiquecomme ailleurs, le régime fasciste, c'estla maison de correction où la bourgeoisieveut enfermer un peuple qui n'entendpas se laisser traiter en enfant. » Ladernière étape de son reportage le ramèneen France, pour suivre un meeting duParti populaire français de Jacques Doriot(un transfuge du PCF passé au fascisme,dont le parti se mettra au service del'occupant nazi durant l'Occupation). Ily observe « un millier de ces petitsbourgeois que les communistes s'efforcent

bien vainement de séduire, des économesà tout prix, ceux qui se font gloire deleurs privations, les éternels acheteurs defonds russes, l'épicier qui dit “les ouvrierssont bien heureux, ils boivent un litre devin à chaque repas”, les parents qui “sesaignent” pour envoyer leur fils chez lesPères, les grippe-sous à face triste, lespoules qui crevaient à coups de parapluieles yeux des Communards, le “pays réel”vanté par les académiciens et par M.Charles Maurras, tous ceux qui font que,dans le monde entier, on se représentele Français comme un huissier bedonnantet mal lavé, marié à une femme froide etavare ».

Roger Vailland, au centre, correspondant de guerrepour Action et Libération, en 1944-1945. ©

Collection Frédéric Vailland ; Ville de Bourg-en-Bresse – Médiathèque E. & R. Vailland / DR

Le Vailland d'avant-guerre, d'avant lecommunisme, est donc très politique.Celui d'après-guerre, le bolchevik au cœurd'acier, n'en garde pas moins le sens dudétachement ironique à l'égard de ce qu'ilobserve. En 1947, il consacre un longreportage dans Action à l'américanisationculturelle de l'Égypte. Les classes richesfurent les premières à adopter Coca-Cola, observe-t-il : « D'abord parcequ'on peut le boire directement (unebouteille par personne), soit au goulot,soit avec une paille introduite dans legoulot ; or les riches Égyptiens quivont souvent en Europe ou en Amériqueaffectent avec beaucoup d'ostentation uneconception occidentale de l'hygiène ethésitent beaucoup à boire dans un verreou, peut-être, s'est posée auparavant lalèvre d'un Arabe, d'un Nubien, voire d'unSoudanais. […] Ensuite parce que Coca-Cola est une boisson blond doré, auburncomme une belle chevelure, et qu'on lemélange de whisky sans changer sa teinteet donc sans compromettre sa réputation

dans les lieux publics fréquentés parles musulmans. » Mais les pauvres netardèrent pas à suivre l'exemple. « C'estque les commis voyageurs de Coca-Colaont très habilement insinué que Coca-Cola avait des vertus aphrodisiaques.[…] Coca-Cola n'est pas cher, Coca-Colaredonne des forces aux sous-alimentés,Coca-Cola compense la viande à laquelleles ouvriers égyptiens n'ont pas droit,remplace le pain que les fellahs (paysans)ne mangent que les jours de fête, buvezCoca-Cola. »

Cinq ans plus tard, il retourne en reportagepour Défense de la Paix en Égypte,d'où il finit par être expulsé, aprèsavoir été emprisonné, pour propagandecommuniste. Son sens de l'observationest toujours présent dans la descriptionqu'il donne des clivages sociaux du pays.« J'habitais dans la cité du personnelde maîtrise, ingénieurs et contre-maîtres[d'une sucrerie]. […] Les villas sontréfrigérées et ventilées, les serviteurssilencieux et bien stylés ; les courts detennis sont construits à l'ombre d'arbresgéants […] ; la piscine est de dimensionolympique, pavée de mosaïques bleu etor, bordée de chaises longues de rotin ;c'est là qu'il fait bon boire un whisky, àla tombée du jour.» Mais « les enfants duNil qui vivent de l'autre côté de la longueavenue, bordée de massifs de fleurs »,logent « par famille de dix ou douze dansdes huttes de terre battue, plus petitesqu'un logement d'une pièce-cuisine dansune maison à loyer bon marché de la villede Paris ; leurs enfants seraient beaux […]s'ils n'avaient les yeux rougis par toutessortes de maladies contre lesquelles ilsréagissent mal, parce qu'ils ne mangentpas assez. Les archéologues […] affirmentqu'un ouvrier de la sucrerie (ou unfellah du delta) est logé plus à l'étroit etmange moins qu'un esclave du temps dupharaon ».

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« Je veux que nous redevenionstous des politiques »

Vailland (tout à gauche, cigarette à la main), durantla campagne de son ami, le député communisteHenri Bourbon, en 1955. © Ville de Bourg-

en-Bresse – Médiathèque E. & R. Vailland / DR

Tout ne convainc par, avec le reculdu temps, dans les reportages duVailland de sa saison communiste. EnTchécoslovaquie, en février 1948, il rendcompte du coup de Prague en des termesgrandiloquents et bien peu lucides surce qui se joue : le renversement d'unpouvoir démocratiquement élu par lescommunistes. Mais, avoue-t-il, « moi,c'est peut-être du romantisme, mais quandje vois un peuple en marche sous lesdrapeaux rouges, j'ai les larmes auxyeux ». Et de poursuivre, trop optimiste :« les comités d'action, formés dans toutesles entreprises et dans tout le pays,dressent leurs listes d'épuration. “Il nedoit pas y avoir de liberté pour lesennemis des la liberté”. En fait, lesépurés ne perdront pas la liberté. Ilsseront seulement dépossédés des leviersde commande. Quand un peuple estarrivé à maturité et que ses ennemis del'étranger sont trop loin pour pouvoiraider efficacement la réaction, il réussitles révolutions sans violence. »

Après le succès éditorial de son romanLa Loi (prix Goncourt 1957), Vaillandgagne les moyens de vivre de sa plumede romancier et de scénariste. Le voicien mesure de mener cette vie princièrede « fils de roi » qu'il a toujoursfantasmée, fut-ce à crédit. Sa succession,après son décès en 1965, s'avérera ainsipassablement compliquée du fait de sesdettes auprès de ses éditeurs. Toujoursest-il qu'il s'éloigne, à partir de 1957,du journalisme qu'il a tant pratiqué etqui l'a tant nourri. Ce qui était pour

lui un gagne-pain devient, enfin, unviolon d'Ingres, auquel il ne s'adonne quelorsque les sollicitations le convainquentde l'importance de ce qu'il pourrait écrire.Tel un compte-rendu d'audience du procèsdu criminel nazi Adolf Eichmann, àJérusalem, en 1961, dans lequel il constatel'indifférence de la société israélienne àce qui passe aujourd'hui pour un de sesévénements fondateurs. Durant le procès,parvient la nouvelle de la première miseen orbite humaine. « Deux hommes dansune cage, deux hommes rigoureusementcoupés du monde, Eichmann, et Gagarine.[…] Mais Gagarine ne s'est jamaissenti coupé de la Terre. […] Tandisqu'Eichmann, bien avant d'être enfermédans sa dérisoire cage de verre, étaitcoupé de l'humanité », note Vailland.

Ou encore l'importance de l'œuvre dupeintre Pierre Soulages, qui avait étédécorateur de sa pièce Héloïse et Abélard,en 1947. Répondant à une enquête de larevue des étudiants communistes rétive àl'art non figuratif, Vailland vante l'œuvrede Soulages, dont il décrit la manièrede peindre, comme un sportif au mieuxde sa forme, dans un texte remarquable,récemment réédité (Comment travaillePierre Soulages, Le Temps des cerises,2012).

[[lire_aussi]]

Le dernier article de Vailland, paru dans LeNouvel Observateur le 26 novembre 1964,mérite d'être longuement cité tant il montrecombien le journaliste-écrivain n'avait pas,en dépit de ses désillusions, renoncé àtransformer l'ordre social. « Nous voicide nouveau dans le désert. Mais je neveux pas croire qu'il ne se passera plusjamais rien. Que les citoyens n'exercerontplus leur pouvoir qu'en mettant unbulletin dans l'urne pour désigner commesouverain (à leur place) un monsieur quia une bonne tête à la télévision. Quele seul problème sur lequel le citoyenaura à se prononcer (par référendum)sera l'itinéraire d'une autoroute ou lapuissance d'une centrale électrique. […]J'en ai par dessus la tête qu'on me parlede planification, d'études de marché, deprospective, de cybernétique, d'opérations

opérationnelles : c'est l'affaire destechniciens. Comme citoyen, je veux qu'onme parle politique, je veux retrouver, jeveux provoquer l'occasion de mener desactions politiques (des vraies), je veux quenous redevenions tous des politiques. […]En attendant que revienne le temps del'action, des actions politiques, une bonne,belle, grande utopie […] ce ne serait peut-être déjà pas si mal.» Pas si mal, en effet,ne peut-on que constater, un demi-siècleplus tard.

Atos envoie ses salariésindésirables au placardPAR MICHAËL HAJDENBERGLE VENDREDI 7 AOÛT 2015

Au sein d’Atos, la multinationale dirigéepar l’ancien ministre de l’économieThierry Breton, des consignes sontenvoyées aux managers pour leurdemander d’empêcher la mutationdes seniors, des syndicalistes et deshandicapés. Dans un e-mail d’explicationinterne que Mediapart s’est procuré, ladirection tempère à peine, et ne voit pas oùest le mal.

Ni seniors. Ni handicapés. Nisyndicalistes. Voilà les consignes que desmanagers d'Atos ont reçues, pour despostes à pourvoir en interne. Mediaparta pu consulter des e-mails où cesexigences sont consignées noir sur blanc,en contradiction totale avec la loi.Mais la direction de ce géant desservices informatiques, qui dit abhorrerles discriminations, ne semble pas prendrela mesure du problème. Quand il étaitministre de l’économie entre 2005 et2007, le PDG d’Atos, Thierry Breton,tenait pourtant un discours diamétralementopposé : il ne manquait pas une occasionde plaider pour l’emploi des seniors. Bienqu’il ait atteint 60 ans cette année, ilsemble avoir changé d’avis.

Atos n’est pas, en tout cas, une très petiteentreprise (TPE) qui pourra invoquer saméconnaissance du droit du travail. Un anaprès avoir absorbé Bull, le groupe réalise

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quelque 10 milliards de chiffre d’affairespar an et emploie 86 000 salariés dans lemonde.

Le 6 mars, pourtant, comme le journalMiroir social l’a raconté, le responsabledes inter-contrats d’Atos Infogéranceenvoie deux courriels à une trentaine demanagers. Dans son appel à candidaturespour une mutation vers TS (TechnologyServices, une branche d’Atos de 5 000salariés, qui vend des prestations auxclients sous forme de facturation surplace par journée), il précise que lesmutés ne doivent notamment être ni desreprésentants syndicaux (IRP), ni despersonnes âgées de plus de 55 ans, ni des« personnes difficilement mobiles du faitd’un handicap ». Quelques jours plus tard,le 12 mars, il récidive dans un second mailquasi identique.

Une pratique en tous points contraire à laloi et à la jurisprudence, qui bannissentles discriminations de ce type. Informée,la CFDT s’offusque et demande desexplications.

À l’oral, la direction charge l’auteurdu mail, le suspend mais se défendmaladroitement. Et quelques jours plustard, le 3 avril, lorsque viennent lesjustifications par écrit, c’est la stupeur :tout en adoucissant la formulation, Atospersiste et signe. Et cette fois, le courrierest validé par le directeur des ressources

humaines et l’ensemble de la direction dugroupe, qui nous a confirmé jeudi qu’ellen’y voyait rien de discriminatoire.

Pour la direction, au bout du compte,tout cela ne serait qu’un malentendu.Les partenaires sociaux auraient « malinterprété » le mail, n’ayant pas eu les« accompagnements oraux » nécessaires,ce qui les aurait conduits à une lecture «hors du contexte ». La direction évoque unsimple « raccourci » dans les deux mails.

Sauf qu’un « raccourci » n’est jamaisqu’un chemin plus direct pour direles choses. Et pour Atos, oui, desreprésentants syndicaux peuvent rejoindreTS, mais « à condition que la disponibilitérésultante de l’exercice de leurs mandatssoit compatible » avec les exigences de lafonction.

La jurisprudence est pourtant constante enla matière, comme le rappelle cet arrêt dela Cour de cassation qui date de 1982 :l’activité syndicale ne peut constituer unfrein à l’évolution de la carrière, le manquede « disponibilité » du salarié du faitde cette activité ne peut constituer unargument. C’est à l’entreprise de trouverl’organisation qui permettra que la carrièredes salariés ne soit pas impactée par leurmandat.

Les seniors dans des charrettesMême chose pour les travailleurshandicapés (RQTH). Atos estime qu'ils «ne sont pas exclus de ces mouvements,seulement les adaptations de postes cheznos clients sont plus complexes, et lestrajets dans certains cas peuvent aussiêtre une source de problèmes pour noscollègues RQTH ». « Plus complexes »,peut-être, mais une entreprise ne peutpas écarter par principe un handicapéd’un poste ni vouloir en limiter lenombre d'emblée. Normalement, lespostes doivent être adaptés pour permettreles évolutions professionnelles les plusnormales. Et c’est après un long processus(et notamment l'avis d'un médecin dutravail) qu’une candidature peut êtreexclue.

Thierry Breton, PDG d'Atos depuis 2009 aprèsavoir été ministre de l'économie entre 2005 et 2007

Enfin, s’agissant des seniors, il y auraitbeaucoup de « travailleurs seniors » chezTS, qui doit penser à « équilibrer sapyramide », car « force est de constaterque le bench TS [les salariés sans mission àun moment donné] est actuellement plutôtsur des collaborateurs seniors ».

Là non plus, difficile de ne pas y voirune forme de discrimination. Selon laloi, « justifier le refus d'une embauche(...) doit répondre à une exigenceprofessionnelle essentielle et déterminante». Généralement des raisons de santé ou desécurité…

Au vu de l’ensemble de ces éléments,la CFDT a donc transmis un dossier auDéfenseur des droits, qui vient de déciderd'ouvrir une enquête. Atos fait cependantmine de ne pas voir le problème : « Iln’y a absolument aucune discriminationà la mobilité dans l’activité en question.

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Depuis le 1er janvier, des personnes detout profil ont rejoint TS. » Atos assurequ’il y a eu, au premier semestre, 212mobilités vers la “service line” TS, dont5,66 % étaient porteurs d’un mandat dereprésentation du personnel et 1,88 %se sont déclarés en RQTH (travailleurshandicapés). Mais le taux d’emploi globaldes travailleurs handicapés à Atos est de2,34 % et non de 6 % comme le suggèrela loi.

Dans son premier mail, le responsabledes inter-contrats d’Atos Infogéranceexpliquait : « Pour les personnesapprochant les 58 ans, un rapprochementmanagement RRH sera réalisé afind’étudier la faisabilité d’un départ auregard de la situation du collaborateur etdu fait qu’il est considéré par son managercomme non key people. »

Dans ce cas, il s’agit d’une confirmationpar écrit de pratiques déjà mises aujour il y a un an. L’affaire concernaitdeux entités du groupe, Atos Intégrationet Atos Infogérance, pour lesquelles uneinspectrice du travail du Val-d’Oise,alertée par les syndicats, avait épluchéles mouvements de main-d’œuvre entrejanvier#2012 et octobre#2013. Résultat ?Un usage problématique du dispositif derupture conventionnelle, ce «#licenciementà l’amiable#» légalisé en 2008.

Alors que les seniors ne représentaient que8#% des effectifs totaux, ils avaient fournisur cette période 40#% de la charrette deruptures à l’amiable. Sur les 560 personnesrecrutées par la société sur ces deuxannées, une seule était âgée de plus decinquante-cinq ans.

La politique anti-seniors n’est donc pasune découverte chez Atos. Cette fois, elleest cependant couchée par écrit et engrande partie assumée.

Sur les travailleurs handicapés, ce n’estpas non plus la première fois quel’entreprise se fait épingler. Il y avisiblement un gouffre entre la façondont la société communique auprès dugrand public – « Si vous êtes en situationde handicap et avez envie de rejoindre

un Groupe qui vous permettra de vousdévelopper professionnellement, n'hésitezplus, postulez ! » – et la réalité.

Un hiatus qui avait déjà été relevéen 2012. Atos était partenaire desjeux paralympiques de Londres. Maisparallèlement, l’entreprise évaluait pourle compte du gouvernement britannique,d’une façon bien trop sévère selon lesassociations de défense des handicapés,l’opportunité de prolonger les pensionsd’invalidité. Atos avait ainsi contraintcertains salariés gravement malades ouhandicapés à reprendre leur travail et àperdre leur pension. Ce qui avait donnélieu à des manifestations.

Atos ne fait donc pas toujours cequ’il dit. Un exemple de plus ? En2011, Thierry Breton avait assuré queson entreprise n’utiliserait plus d’e-mail d’ici 2014. L’annonce avait faitgrand bruit. Elle ne s’est jamaisconcrétisée. Aujourd’hui, Thierry Bretondoit amèrement le regretter.

Lee Perry, au jeu duScratch et de la sourisPAR DAVID VAN REYBROUCKLE SAMEDI 8 AOÛT 2015

Il a jeté les bases du reggae, du dub, durap et de bien d’autres genres. Il a travailléavec Bob Marley, The Clash, les BeastieBoys et Paul McCartney. Il a été tout àla fois producteur, prophète et pyromane.Malgré ses 79 ans, Lee « Scratch » Perryn’envisage pas de quitter la scène, iljoue d'ailleurs en France, à Talence le9 août. Mais obtenir une interview decette légende vivante est une autre pairede manches. L'historien et écrivain belgeDavid Van Reybrouck a essayé.

« Supérette De Baets » : c’est ce queje lis sur l’enseigne. Serait-ce ici ? Dansles forêts de Maria-Aalter, au nord-ouestde la Belgique ? C’est l’hiver, la nuitest tombée. Un automate à pain illuminele désert. Je descends de la voiture etregarde autour de moi. C’est ici que l’undes meilleurs groupes de reggae d’Europerépète chaque semaine ? Le dimanche soir,qui plus est ? C’est vers ici que, après unconcert dans nos plats pays, toutes les starsde la Jamaïque – Lee Perry, Max Romeo,Congo Ashanti Roy, le batteur légendaireHorsemouth – roulent dans le noir de lanuit pour « faire un bœuf » ? Délaissantleurs hôtels, ils vont se détendre dans ledésordre du Lost Ark Studio de Bregt DeBoever. Là, les sons chauds et pleins leurrappellent leur jeunesse.

« J’y ai travaillé pendant dix ans, à cestudio… », nous confie « Puraman » Bregtpendant que son groupe fait une courtepause. Rien de high-tech. De vieillestables de mixage et des phasers. Destapis persans râpés sur le sol. Sous labatterie, un podium juché sur des pneus devoiture. « Le nom se rapporte au Black ArkStudio », ajoute-t-il. Au cours des annéessoixante-dix, Lee Perry avait fait d’unepetite grange à l’arrière de son jardin lestudio le plus important de la Jamaïque.L’équipement avait beau être simple, leson était sans pareil. De très nombreuxclassiques du reggae y ont été enregistrés,mais en 1980, le Black Ark a péri dans lesflammes. Perry a toujours affirmé y avoirmis le feu lui-même : « Trop d’espritsmalfaisants y rôdaient… »

La répétition reprend. Bregt De Boeverest un jeune trentenaire affable auxdreadlocks luxuriantes. Il fait de lapeinture, compose de la musique et joue detant d’instruments qu’il oublie d’en citerquelques-uns. Pendant que son groupePura Dub, fort de sept musiciens, seprépare à un nouveau spectacle avecle grand maître délirant, je regarde lesgraffitis. Sur la porte du studio, Perrya écrit son nom au marqueur rouge, engros caractères. Sur le phaser, il a écrit :Jah Live! Love from Lee Perry. MarvinGaye s’est rendu à Ostende, Jacques Brel

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a cherché à Damme, mais Lee Perry l’atrouvé à « Mare-Altar », comme il arebaptisé Maria-Aalter.

Ont-ils beaucoup répété ensemble ?

– Oh que non, s’exclame Bregt en riant,quand on joue à neuf heures, il atterrità sept heures et demie à Zaventem. Laplaylist, il la regarde pendant le trajet del’aéroport.

En revenant du premier concert, il avaitdit, en hochant lentement la tête : Bandsound good, man, band sound good. Etquand ils montent sur la scène, maintenant,il dit : Take me to the past, Puraman.

Quelques semaines après ma visite, jereçois un mail en provenance de Maria-Aalter. Je savais qu’après son mariageavec une Suissesse Perry avait échangé laJamaïque pour la Suisse. Et ce contraste,je voulais le voir de mes propres yeux :thegodfather of dub dans les Alpes, vousm’en direz tant !

« Contact avec entourage Perry : Suisseimpossible. En tournée au Royaume-Uni.À envisager ? P.-S. Aucune garantie, maissi tu arrives à l’avoir, mieux vaut ne pasposer de questions sur le passé. »

Mieux vaut ne pas poser de questions sur lepassé ? L’homme est l’incarnation de plusd’un demi-siècle d’histoire de la musique !Embauché en 1954 comme talent scout ettechnicien au Studio One de Kingston, cedénicheur de talents développe rapidementune sorte de sixième sens pour les hits.Le reggae n’existait pas encore, maisla vague de soul et de blues déferledes États-Unis sur la Jamaïque. FatsDomino, plus tard Otis Redding… cegenre d’époques. En 1965, Perry sortson premier single, Chicken Scratch, undisque de ska qui connaît une grandepopularité. Le surnom est né et va luicoller à la peau. Le ska était du souldont le rythme palpitant était souligné eninsistant sur le contretemps : un-DEUX,un-DEUX. Quand, sous l’influence de laweed, le rythme ralentit jusqu’à être un

beat alangui, le reggae était né. « Ça doitfaire l’effet de se mouvoir dans de lacolle », dit Perry.

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

Il devient le plus novateur des artistesde reggae. Il est le premier à sampler, lepremier à se servir d’une table de mixagecomme d’un instrument à part entière, lepremier à expérimenter avec une boîteà rythmes et jusqu’à aujourd’hui et sansconteste, le seul à améliorer la qualitéde ses enregistrements en exhalant desvapeurs épaisses de marie-jeanne sur lesbandes de son enregistreur rudimentaire àquatre pistes. Experryments!

Exodus, Soul Rebel, Natural Mystic deBob Marley ? Son souffle. Police andThieves de Junior Murvin ? War inaBabylon de Max Romeo ? Son souffleaussi. Heart of the Congos des TheCongos, probablement le meilleur disquede reggae jamais produit ? Son souffle,encore et toujours. Sa productivité estphénoménale. Personne n’est capabled’établir sa discographie, pas même lui.I’m crazy but I'm not lazy, commente-t-il :« Je suis fou, mais pas flemmard. »

De pair avec King Tubby, il pose dansles années 1970 les bases du dub, lavariante psychédélique du reggae. Prenezun morceau existant et défaites-le de toutesses pistes, pour n’en garder que l’os :la partie de basse. Mettez-la à marinerdans une ou deux chambres à échos,saupoudrez le tout de doses généreusesd’effets sonores et pressez le résultat sur lecôté B d’un single. Le dub est au reggaece que le cubisme est au réalisme : ildépouille, déploie, essore et fait en sorteque tout se tienne – et que ce soit pluscaptivant que l’original. Comment uneforme d’art peut être aussi expérimentaleet pourtant si délicieusement entraînante :voilà une question qui m’intrigue depuisdes années.

En tant que pionnier et figure titulairedu dub, Lee Scratch Perry a influencéune quantité de genres : la dance, lehip-hop, le trip hop, le drum’n’bass, ledubstep… et j’en passe. Il a travaillé avec

Paul McCartney, Robert Palmer et KeithRichards. Des groupes aussi prestigieuxque the Clash, the Prodigy, the BeastieBoys, the Police, Elvis Costello, JoeJackson, Mad Professor, Massive Attacket the Orb lui doivent beaucoup. Il aremporté un Grammy Award – un prix auxnominations duquel il semble être abonné.

Mais au bout du compte, voilà où nousen sommes : mieux vaut ne pas poser dequestions sur le passé.

– C’est que, avec Perry, on ne saitjamais… explique Bregt.

Nous prenons l’air marin sur le pont duferry entre Calais et Douvres. Bregt est leseul à ne pas être décoiffé par le vent.

– Il y a eu un journaliste qui acommencé son interview en demandantsi Scratch était aussi catholique. Ahah ! Résultat : entretien immédiatementterminé… enchaîne-t-il.

Bien que Lee Perry n’ait jamais arboréde dreadlocks imposantes, il est unrastafari convaincu. L’Occident se plaîtà ironiser au sujet de cette religion :adorer l’empereur d’Éthiopie ? Fumer dela ganja toute la journée ? Ne jamais sepeigner les cheveux ? Ah ah ah. Le credorasta est de loin le plus ridiculisé descultes, en Europe. Il s’agit pourtant d’unereligion authentique, un christianismeafricanisé. En fait, c’est une variantecaraïbe de la théologie de la libération, quivise à procurer de l’espoir et du réconfort àune population paupérisée de descendantsd’esclaves et plaide, incidemment, enfaveur de la fraternité et de la justice.Où est la faute ? Et pourquoi parle-t-on si souvent du reggae avec unecondescendance ironique ?

– Tu sais, sans le respect des Jamaïquains,je me serais arrêté depuis longtemps,soupire Bregt en regardant les mouettesimmobiles qui se laissent bercer par levent, au-dessus du bateau.

Sa musique passe sur BBC1 et surRootsFM et IrieFM – les chaînes du ghettode Kingston –, mais dans son proprepays, la Belgique, il est rare qu’il attirel’attention des médias nationaux. Depuisla mort de Bob Marley, le reggae paraît

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être une curiosité fossile. Clapton a repris Ishot the sheriff, Mick Jagger a fait Don’tlook back, 10CC a eu un hit mondialavec Dreadlocks Holiday, Bob Dylan etSerge Gainsbourg ont fait des disques dereggae. Mais à en croire les médias grandpublic, cette musique n’est aujourd’huiqu’une farce pleine de clichés, alors quele genre est encore plein de vie et qu’ons’y exerce d’ici à Tokyo… Je le dislittéralement : il y a une communauté rastatrès active au Japon… que l’on lira JahPan.

Depuis combien d’heures traînassons-nous dans les parages du Riverside ?Avons-nous traversé toute l’Angleterre entrain pour grelotter à Newcastle ? Pasde Perry à l’horizon. Il est vingt heuresquarante-cinq ; un fan anglais reconnaîtBregt. Nous attendons à la sortie arrière dubâtiment, entre des sacs de gravats et desconteneurs sur lesquels est écrit GeneralWaste. C’est aussi l’impression que ceweek-end commence à dégager.

Soudain, une Jaguar noire s’arrête. Autravers des vitres fumées, je vois LeeScratch Perry, assis sur la banquettearrière. Il sort de la voiture. Pantalonrouge, sneakers rouges couverts de petitsmiroirs et de pierres brillantes, une veste

du XVIIIe siècle, un couvre-chef du XXIe.C’est lui qui l’a pimped : un méli-mélode badges, boules en verre, broderies,

coquillages, miroirs, insignes, plumes,autocollants… Il lance un bref « Hello ! ».Et puis, à Bregt : « Tu viens écouter ? »

© Lenny Oosterwijk

Dès que le concert commence, lesjambes de mon pantalon se mettentà vibrer : les basses. Le sternum setransforme en membrane. Le groupeanglais d’accompagnement joue avecrigueur, un peu trop, même. Le rituelse déroule : le plus jeune fils dePerry, qui officie en tant que régisseur,vient déposer un coffre avec des rochesmagiques, quelques bougies, un régimede bananes et des bâtonnets d’encenssur l’estrade. Puis Perry lui-même entreen scène avec une lenteur ensorcelante.La salle exulte. Le public se situe entreles 16 et les 76 ans. Des filles auxcheveux acajou vêtues d’imprimé tigre.Des hommes blafards avec des sweats àcapuche. Un cinquantenaire dont le torsedénudé est couvert d’autotatouages qu’ilveut manifestement exhiber. Perry est sansdoute le plus âgé des individus présents. Savoix est d’abord fragile ; mais il passe sonmicrophone à la flamme de son briquet,et dès lors, tout va mieux. Sur YouTube,je l’ai vu mettre le feu à toutes sortesde choses : un poteau télégraphique, lerevêtement de sa cuisine, même de la neige– alors, pourquoi pas un microphone. Verygood vibration from Creation!, s’exclame-t-il. Il danse, il rappe, il rit de toutes sesdents et lance le pied en l’air. Bless yoursole!, dit-il en indiquant sa semelle, « Quevotre semelle soit bénie ! »

L’ère pendant laquelle Perry s’avalait deslitres de rhum des Caraïbes et fumaitdes meules entières d’herbe est révolue :il s’en tient maintenant au vin rouge,qu’il boit dans un gobelet. Entre-temps, lecinquantenaire au torse nu s’est lancé dansun pogo solitaire. « Marley a vendu sonâme ! Perry, jamais ! », hurle-t-il dans madirection entre les soubresauts élastiquesde ses membres aux ornements cutanésartisanaux, et aussi : « He’s a magician! »

Au milieu de la foule houleuse et en nage,Scratch voit soudain Bregt se balancer :« From the Black Ark to the Lost Ark »,crie-t-il par trois fois dans le microphone.Pas un chat, à Newcastle, ne sait où setrouve Mare-Altar.

Le concert terminé, nous allons lerejoindre backstage. Le batteur au torsecolossal nu souffle comme une forge. Lebassiste (Jah-poleon, de Napoléon !) rouleun pétard de la taille d’un sac de couchage.Quelqu’un crie « Lee, you’re a ledge! »,quelqu’un prend une tonne de selfies…Puis Lee nous rejoint. Ne pas insister, nepas s’imposer, j’ai compris, le message estpassé. C’est seulement maintenant que jeremarque combien il est petit. Et timide.

Puraman lui dit :

– Mais comment tu fais, Scratch ? À tonâge ?

Perry répond :

– Mon Moi intérieur refuse de vieillir…Vous voulez boire quelque chose ? Vousvoulez une banane ?

Demain, à Oxford, il donne son dernierconcert sur le sol britannique. Il estdescendu à l’hôtel Galaxy. En partant, ilme serre la main en prononçant ces motsimmortels : « See you in the Galaxy! »

Samedi après-midi. La Voie lactée s’avèreêtre une salle pour le petit déjeuner avecun aquarium bleu horizon. Pas de questionsur le passé ? Super, commençons doncpar l’avenir. J’ai entendu dire que Perryet sa femme Mireille avaient l’intentionde bâtir une communauté écologique enJamaïque, la Paradise Island Community.Il se ragaillardit immédiatement :

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– Eh bien, j’ai beaucoup voyagé, maisla Jamaïque est le paradis. De labonne nourriture, de la bonne musique,beaucoup de soleil and you neva af totremble!, on ne grelotte jamais !

Même quand il parle, le rythme estomniprésent. Il enchaîne :

– Le soleil est le feu, nous vivons dans lefeu et c’est pourquoi les Jamaïquains ontle sang chaud. Ma femme et moi voulonsacheter du terrain dans le coin de MontegoBay, où je suis né, y construire quelquescottages et les louer. Nous mangerons ceque nous y cultiverons. Si les gens veulentmanger de la viande, qu’ils le fassent,mais moi, je suis végétarien, et depuislongtemps. Les légumes vous gardent enbonne santé. L’homme devient ce qu’ilmange ! Si tu veux être une plante, mangedes plantes. Si tu veux être un animal deboucherie, mange de la vache ! Ou de lachèvre ! Ou du cochon de lait ! Peu degens veulent devenir un légume, pourtantles légumes sont bien plus libres.

Je commence à comprendrequ’interviewer Lee Perry est un art en soi.Ses raisonnements tortueux sont souventplus difficiles à suivre que son accentjamaïquain. Deux voies se proposent :le ramener fermement vers l’ancre dela question originale, ou le suivre dansl’excentricité de ses associations d’idées.Je choisis la seconde :

– Quel légume auriez-vous aimé être ?

– De la ganja ! Ou non, une mangue. Ounon, une banane.

– Pourquoi ?

– Quand on regarde une banane, onvoit tellement d’avenir. Elle a l’aird’une dreadlock, mais retourne-la, et c’estune queue. A lock and a cock! Youunderstand?

– Euh, non.

– Elle peut pleuvoir. C’est comme unnuage. Un arc-en-ciel. Tu peux donner labanane à ta femme et laisser la bananefaire le travail.

© Lenny Oosterwijk

Il hoche lentement la tête et je me dis : quelpuzzle ça va être pour mettre ça au clair.Il y a trente ans, une belle jeune femmerousse est entrée dans le Black Ark Studio.C’était le temps où Scratch était en pleineconfusion mentale. Et tout le monde envoulait à son argent. Il l’a vue entrer et il adit : « Je t’attendais. » Mireille et lui viventtoujours ensemble à ce jour.

– Vous quitteriez la Suisse, alors ?

– Non. Nous habiterions une partie del’année en Jamaïque et l’autre partie enSuisse. J’aime la neige. La neige me rendheureux, la neige m’électrise. Je ne faispas de ski, mais parfois nous prenonsun genre de trolley électrique suspenduà un câble jusqu’en haut et après :Grrrrààààà !

– Pardon ?

– Eh bien, on se laisse glisser avec untruc, un petit truc. Ssssshhh ! Ssssshhh !Et quand on va trop vite, on freine :Grrrràààààà !

– Comment va votre allemand, aprèstoutes ces années ?

– German? Germs? I am allergic to germs!

Il est six heures et demie du soir, etScratch a envie de prendre son lunch. Iln’est levé que depuis quelques heures,après tout. Un peu plus tard, son fils lui

apporte des samoussas et une soupe aucurry, et j’en profite pour tâter le terrainau sujet du référendum très controverséqui a eu lieu en Suisse l’an dernier, contrela Masseneinwanderung, l’immigration demasse. La majorité des Helvètes a décidéque l’immigration devait être endiguée.Qu’en pense-t-il, en tant qu’immigréjamaïquain ?

– Il y a tellement de travail, dit-il, ilsont besoin de travailleurs. Tout le mondene veut pas faire n’importe quel travail.Alors, si on peut trouver des Jamaïquains,des Africains ou autres pour faire ce queles Suisses ne veulent pas faire, c’est pourle bien du pays. Mais n’oublions pas :la télévision suisse est une blague. Et legouvernement suisse, le Bundesrat, moije l’appelle le Fungus Cock: them havefungus in their pussy and fungus in theircock.

Il lance cette tirade avec le plus granddes sérieux, le visage impassible. Chaquesociété, même la société suisse, a besoind’un bouffon coiffé d’un bonnet. Sonaccoutrement convient en tout cas à lafonction.

– Vous arrive-t-il d’être l’objet deremarques racistes ?

– Noooon… Les gens m’aiment. Et àdire vrai – je vais peut-être m’attirerdes problèmes en le disant – j’aime monpeuple noir, mais je choisis les Blancs.

Que se passe-t-il ? Lee Scratch Perry,l’homme qui hier soir encore chantaitfièrement African blood is flowing throughmy veins et voulait mettre le feu àBabylone, glorifiant la race blanche ?

– C’est vrai. Je m’entends mieux avec lesBlancs qu’avec les Noirs. My people, thema likkle bit stupid. Ils tuent les oiseaux.Les enfants blancs ne feraient même pasde mal à un lézard. Ils jouent avec, c’esttout. Les animaux ne sont pas insensibles.La Bible dit : "Tu ne tueras point". Butmy people, them love to kill. Et puis : lesBlancs me donnent moins de stress. Ils nemendient pas, on peut travailler ensemble.

Le stress, voilà un mot qui revient souventquand Scratch parle de son travail deproduction. Si les années soixante-dix ont

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vu la naissance de ses meilleurs disques,elles ont aussi été les années les plus noiresde sa vie. Le succès et le stress vont de pair.

– Dès qu’on a de l’argent, tout le mondevient sonner à ta porte, soupire-t-il.

Cette pression sociale est bien plus dureque le monde occidental ne se l’imagine.À l’apogée de sa carrière, Bob Marleydevait entretenir non moins de trois millepersonnes, en Jamaïque. Quant à LeePerry, il en était arrivé à écrire ses initialesainsi : £$P. Et la culture de la violence quirégnait à l’époque en Jamaïque n’était pasfaite pour arranger les choses. On avait tirésur Bob Marley, de grands noms tels quePeter Tosh, Prince Far I, King Tubby etbien d’autres avaient été abattus. Scratcha dû avoir eu peur, en ce temps-là. Mypeople, them love to kill.

Soudain, sans que je le lui demande, il semet à parler spontanément du passé :

– Je buvais et je fumais trop, au BlackArk. Mais aussi, dehors, il y avait toujoursune file d’attente de gens qui venaientdemander de l’argent ou une faveur.Mettre le feu au studio était la meilleurechose à faire. Et c’est ce que j’ai fait. Pourme débarrasser de tous ces mendiants, cessuceurs de sang, ces vampires.

Il le raconte avec un tel calme que je lecrois. Le studio du Black Ark était devenuun enfer. La Suisse offrait la délivrance.Pourtant, il veut à présent retourner danscette île dont la reine britannique esttoujours le chef d’État. Comment se fait-ilà cette idée, vu sa préférence pour ceux deses prochains qui sont blancs ?

– Il ne s’agit pour moi pas de la Jamaïque,mais du monde. Comment le monde sefait-il à l’idée qu’elle et sa famille ontpillé l’Afrique ? Comment se fait-on àl’idée que les Noirs africains ont possédédes terres, et qu’elles ont été volées parsa famille ? Comment se fait-on à l’idéeque nous aurions pu avoir de l’or, del’argent et du cuivre, mais que nous nesommes devenus que des esclaves ? Maisles Jamaïquains n’y pensent pas. Ils nepensent qu’à manger, alors que les Blancss’organisent et deviennent plus forts. Etpourtant, nous avons plus de force, et

plus d’endurance. Il n’y a qu’à voir UsainBolt ! Peut-être faut-il que je devienne chefd’État…

En attendant qu’il en soit ainsi, j’aimeraisentendre son opinion sur la musiqueque l’on fait aujourd’hui en Jamaïque.Est-il vrai que One Love de BobMarley a été remplacé par le bling-bling et l’homophobie du dancehall et duraggamuffin ? Il déclare :

– La plupart des chanteurs de reggae sontmorts, et ceux d’aujourd’hui n’ont pasde soul, pas de feu sacré. Ils ont vendu leurâme au diable. Ils appellent ce qu’ils fontdu dancehall reggae, mais moi j’appelle çadu raggapuffin. They puff, ils fument descigarettes, ils fument de la nicotine. Satan!Dancehall! Raggapuffin! Il nous fautde nouveaux chanteurs, et des bons.Quelqu’un comme Chronix, il est sur labonne voie, lui : A good warrior that iscoming.

Perry commence à avoir la gorge sèche.N’y a-t-il vraiment rien à boire danscette salle de petit déjeuner, à part dujus d’orange et du lait ? Il regardeautour de lui, demande à son fils et auphotographe de s’informer. Je pose encoreune question :

– Est-ce qu’il vous arrive d’écouter vosanciens enregistrements ?

– Ils sont comme un livre, comme la Bible,dit-il en posant solennellement la mainsur l’exemplaire qu’il a trouvé dans sachambre d’hôtel. J’aime la Bible, j’aimeJob. La merde par laquelle il a dû passer !

Holà, me dis-je, nous voilà repartis. Ilreprend :

– Aucun respect de personne, juste de lamerde. Qui mange, doit chier. Qui ne peutpas chier, meurt. Dieu aime pisser. Quandon n’arrive pas à pisser, faut aller chezle docteur, sinon votre queue va enfler àcause de la pisse qui ne peut pas sortir.Et si Dieu ne pouvait pas chier, Il seraitmisérable et Il liquiderait tout le mondesur la planète.

Entre-temps, j’ai complètement oublié ceque je lui avais demandé, mais il continuetranquillement sur sa lancée et trouve enchemin une nouvelle preuve de l’existencede Dieu.

– Si tu as une copine et qu’elle est bienau lit, écoute bien ce qu’elle dit. Elle dit :"Fuck me!" C’est ce qu’elle dit quand elleest sweet. Et après, elle dit "Lord JesusChrist!" et elle prend son pied. Et encoreet encore. Pourquoi prononcerait-elle cesmots s’ils n’avaient aucun pouvoir ?Alors voilà, the Lord Jesus Christ existevraiment !

Puisqu’on touche au sujet, je saisisl’occasion au vol. Combien d’enfants a-t-il, en fait ?

– Je ne sais pas. Six, d’après moi. Certainsvivent en Jamaïque.

Je sais qu’il a été marié avec PaulineMorrison. Elle est partie avec un musiciende studio, une trahison qui ne semble pasêtre digérée.

– La femme t’induit en tentation. Elle veutta semence, ton énergie et une fois qu’elleles a eues, elle te bazarde et passe ausuivant.

Alors que faut-il faire, Mister Perry ?

– Well, me decide not to fuck. C’est trèsembêtant, mais c’est un principe qu’il fautaccepter. Tu fuck ou tu fuck pas. Si tu fuck,tu fuck le diable. Pauline Morrison, RitaMarley : one-hundred procent devils!

– Et la femme avec qui vous êtes mariémaintenant ?

– Elle cuisine très bien, mais elle ne le faitjamais. Elle est accro aux livres. Elle veuttout lire, tout savoir. Elle ne veut pas jouerles esclaves dans la cuisine. Je n’ai riencontre. Parfois, je dis : My only stress ismy mistress! Ah ah ah !

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D’après ce qu’on dit, Mireille lui a interditde boire et de fumer. Une tasse de thé deganja est cependant une gâterie permise.Et pour le démontrer, il enlève son couvre-chef monumental, qui tient plus de latiare que de la casquette de base-ball.Derrière le premier miroir est caché un

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solide petit paquet d’herbe. Quand je luidemande comment il passe la douanedans ses innombrables voyages, il répondcalmement : « Yes, yes, no problem. »

Le photographe Lenny Oosterwijk aperquisitionné tout l’hôtel pour trouverdu vin, mais son butin se réduit à unebouteille, verdâtre, de vin de gingembre.Perry ne lit même pas l’étiquette etremplit les verres. Nous trinquons. Je luidemande :

– C’était comment, jouer avec Pura Dub ?

– Yeah, yeah, good. That band havegood vibration. On dirait qu’ils existentdepuis cent mille ans, qu’ils renaissentavec tout le feu sacré. Les morts veulenttoujours revenir, Bob Marley aussi. Ilveut se réincarner et revenir vers moi.Puradub est a likkle jazz, a likkle soul, alikkle this, a likkle that. Ça me plaît. Jesuis un scientist, je mélange tout. Ma vieentière, j’ai mélangé les flavours. Me willnever be an adult, neva!

Il se lève et se dirige vers l’aquarium quigargouille sans discontinuer. Comme unenfant, il regarde le petit poisson qui faitpenser à celui du Monde de Nemo.

– Je suis un poisson, je suis un ange, dit-il à l’animal qui le regarde aussi, les yeuxronds. Et puis, sans s’adresser à quelqu’unen particulier :

– Je veux rester ouvert, continuer àapprendre. Le Soi originel est l’enfant.C’est l’enfant en soi qu’il faut gardervivant. Il faut aimer les enfants. Et leslégumes !

Le verre s’embue de son haleine,celle qu’il soufflait jadis sur sesenregistrements :

« The baby is in your brain. Keep it alive! »

© Lenny Oosterwijk

Boite noireTraduction : Monique Nagielkopf.

David Van Reybrouck est historien de laculture, archéologue et écrivain belge. Il anotamment écrit Contre les élections (éd.Actes Sud).

Le gouvernement s'emparede l'épineux dossier dufinancement de «l’islam deFrance»PAR FERIEL ALOUTI ET LUCIE DELAPORTELE VENDREDI 7 AOÛT 2015

Convaincu de réussir là où les autresont échoué, Manuel Valls a annoncé lacréation d’une nouvelle fondation dontl’objectif est de centraliser le financementdes mosquées et de la formation desimams. Depuis dix ans, la Fondation desœuvres de l'islam de France s'est enliséedans des luttes internes. Dernier articled'une série de trois consacrés aux débatsqui traversent l'islam en France.

Parce que l’argent est le nerf de la guerre,organiser en France un financement del’islam affranchi de la tutelle des paysétrangers est depuis des années l’obsessiondes pouvoirs publics. C’est même l’undes chantiers prioritaires du plan islamannoncé au lendemain des attentats deParis par le gouvernement. «Une nouvelle

fondation devra être créée avant lafin de l’année 2015 afin de financerdes projets d’intérêt général (culturels,éducatifs, sociaux) et de promouvoir lesréalisations de l’islam de France», a ainsiaffirmé le premier ministre Manuel Valls,le 15 juin dernier, lors de la premièreréunion de « l’instance de dialogue » avecles représentants de l’islam de France– la deuxième religion du pays. Alorsque la communauté musulmane souffred'un manque criant de lieux de culte –,le CFCM estime qu'il faudrait doublerla capacité d'accueil – le financementdes mosquées reste le principal frein àleur construction. Les souscriptions parle biais d'associations locales peinent àréunir les sommes nécessaires et l'opacitéde ces quêtes rebute parfois les fidèles.Solliciter des mécènes à l'étranger restebien souvent la seule issue, avec le risquede perdre un peu de son indépendance.Idem pour la formation et la rémunérationdes imams. L'Algérie, le Maroc, laTurquie y voient un moyen de conserverune influence sur leurs « ressortissants» – même s'ils sont français depuis troisgénérations. L'Arabie Saoudite et le Qatary voient aussi une bonne façon d'étendreleur influence.

« Nous sommes aujourd’hui dans unesituation paradoxale, assure MohammedBechari, ancien président de la Fédérationnationale des musulmans de France(FNMF). Le marché de l’abattage rituel,de la certification halal pèse des milliards,celui du pèlerinage est colossal, mais cettemanne échappe au financement généralde l’islam de France.Comment se fait-ilque l’islam vive dans une telle précaritéen France?», s’interroge celui qui jugenécessaire d’organiser l’impôt cultuel. «Lazakât [l’aumône est l’un des cinq piliers del’islam – ndlr], aujourd’hui, est collectéepar les associations, les mosquées maissans véritable contrôle ni coordination»,déplore-t-il. Au bout du compte, dans unpaysage morcelé, le poids des grandesfédérations – et donc souvent des paysd’origine – reste très fort et les petitsprojets ont du mal à se faire financer. Ceuxqui ne sont pas affiliés à des fédérationsmettent parfois des années à trouver des

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financements. La fondation devrait ainsipermettre plus d'équité et une plus grandetransparence sur l’origine et la destinationdes fonds collectés.

Sur le papier, le projet faitglobalement l’unanimité. Seul problème,une Fondation de l’œuvre de l’islamde France (FOIF) existe déjà, sansavoir jamais fonctionné. Créée en 2005par Dominique de Villepin, à l’époqueministre de l’intérieur, elle est aujourd’huien état de mort clinique même si,officiellement, l’institution n’a pas étédissoute. Son conseil d’administration, quis’est seulement réuni deux fois depuis lacréation des statuts, est en sommeil depuissix ans. Le règlement intérieur n’a jamaisété validé. Et le principe de présidencetournante, jamais concrétisé.

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

Si Dominique de Villepin avait soutenu lacréation d’une telle fondation, c’est avanttout pour laisser sa marque et concurrencerson meilleur ennemi, Nicolas Sarkozy,à l’origine de la création du Conseildu culte musulman (CFCM) en 2003,lorsqu’il était ministre de l’intérieur. « Ilvoulait faire quelque chose de supérieur,de plus spectaculaire. Il a dit, c’estbien beau le CFCM mais il manquele carburant. Moi, je vais résoudre leproblème du financement en créant lafondation», raconte Bernard Godard, quiétait alors en charge de l'islam auprès duministre de l’intérieur. Pour concrétiserle projet, le ministre réunit, à l’époque,les quatre grandes fédérations que sont laGrande Mosquée de Paris (GMP), l’Uniondes organisations islamiques de France(UOIF), la Fédération nationale desmusulmans de France (FNMF) et leComité de coordination des musulmansturcs de France (CCMTF), soit les mêmesorganisations qui siègent au CFCM.

Mais pour lancer officiellement lafondation, encore faut-il la financer.Dominique de Villepin parvient àconvaincre l’avionneur et maire UMPde Corbeil-Essonnes, Serge Dassault,de témoigner une fois de plus de sagénérosité. L’élu fait un don de deux

millions d’euros pour amorcer la pompe. «C’est Dominique de Villepin qui l’asollicité. Dassault a trouvé que cettefondation était une très bonne idée pourfavoriser et améliorer les relations entrel’islam et la France. Il était d’autantplus sensibilisé qu’il connaissait cetteproblématique grâce à son implantationlocale à Corbeil-Essonnes. Il a donc faitspontanément et généreusement un don de2 millions d'euros à la fondation»,racontel’entourage de l’avionneur.

Serge Dassault unique donateurSerge Dassault sera, en réalité, l’uniquedonateur de cette fondation qui, aussitôtcréée, s’est enfoncée dans des querellesde leadership. « Nous n’avons pas eule temps de faire des appels d’offres,de rencontrer des financiers », reconnaîtKamel Kabtane, recteur de la mosquéede Lyon, officiellement toujours trésorierde la fondation. «On avait listé des nomsde chefs d’entreprise de culture arabo-musulmane mais Serge Dassault n’enfaisait pas partie, indique, pour sa part,Hafez Chems-eddine, vice-président duCFCM. Au départ, c’était un donateuranonyme. Il ne s’est jamais vanté d’avoirfait ce don et on ne lui a jamais écrit pourle remercier.»

Juridiquement, à la création, les statuts dela fondation sont fragiles. L’organismeprévoit en effet, dans son objet, decontribuer à la construction directe delieux de culte et à la formation des imams.«Deux objets qui n’avaient jamais étéanalysés auparavant comme conformes audroit par le Haut Tribunal administratif,indique Bernard Godard dans son dernierouvrage, La Question musulmane enFrance (éditions Fayard). Nul doute que,dans le cas de la FOIF, le Conseil d’Étatfit preuve d’une mansuétude dont on peutse demander si elle ne fut pas motivée parune forte pression politique.» Autrementdit, c’est Dominique de Villepin qui auraitinfluencé le Conseil d’État pour que celui-ci valide le caractère d’utilité publique.

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Très vite, les tensions et les rivalités entremembres fondateurs apparaissent, commeau CFCM. Comprenant que le vent est entrain de tourner, Serge Dassault tente dereprendre son argent. « Il pensait que leschoses suivaient leur cours. Mais lorsqu’ila constaté que la fondation ne débouchaitpas sur grand-chose, il a demandé àrécupérer la totalité de son don pour leconsacrer à une autre cause. Il a engagédes démarches par l'intermédiaire de sonnotaire, mais la fondation ne lui en arestitué que la moitié. Il a ensuite fait desdémarches pour récupérer le reste, maiselles sont restées sans suite jusqu’à cejour », poursuit ce proche. Un million estaujourd’hui bloqué sur un compte de laCaisse des dépôts et consignations où estaussi logée la fondation. Si l’élu UMP nepeut récupérer cet apport, c’est parce qu’ils’agit de la dotation de la fondation quia permis de lancer la structure et ne peutdonc être retirée. Ce capital génère desintérêts annuels qui permettent de financerles frais de fonctionnement. Qui s’élèventà peu de chose, tant son bilan est quasi nul.

Sur le million d’euros récolté, seuls50 000 euros ont été débloqués pourfinancer le fonctionnement du CFCM,institution aujourd’hui aux abois, commes’en plaignait le 31 mars dernier DalilBoubakeur, lors de son audition en tantque président du CFCM – il a quitté laprésidence en juin – devant l’Observatoirede la laïcité. «Où est donc l’argent quele CFCM avait reçu pour la Fondationdes œuvres de l’islam? Nous avionsreçu un million d’euros. Cet argent estaujourd’hui bloqué par la Caisse desdépôts et consignations. Pourtant, auCFCM, nous n’avons aujourd’hui aucunmoyen, aucun budget, nous n’avons mêmepas pu payer notre secrétaire et depuis unmois, nous n’en avons plus. »

Pour que l’argent soit débloqué, il fautcréer une nouvelle fondation, ce ques’apprête à faire le gouvernement. Maispour cela, la FOIF doit d’abord êtredissoute et un haut fonctionnaire nommé,dans les prochaines semaines, « pour fairedes propositions » et ne pas reproduirele même fiasco. Mais comment l’éviter?

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Hafiz Chems-eddine, vice-président duCFCM, a déjà une idée de ce qu’il fautfaire.

Selon lui, « cette fondation ne doit pasêtre uniquement dédiée à l’organisationdu culte mais elle doit aussi s’investirdans le domaine culturel ». Financerdes manifestations, une bibliothèque, unmusée du Coran, traduire des livresde savants musulmans du Moyen Âge.Une manière, pour Hafiz Chems-eddine,de «redorer le blason de l’islam » etd’attirer les dons d’hommes d’affaires nonpratiquants. «Il faut un projet ambitieux,un personnel permanent et un directeurqui sache faire des levées de fonds»,dit-il. Il propose aussi de diviser lafondation en plusieurs collèges, pour lesreligieux, les intellectuels, les écrivains,les hommes d’affaires et les associationscaritatives. «Aujourd’hui, il n’est pasquestion d’exclure qui que ce soit », veut-il croire.

Mais les grandes fédérations sont-elles prêtes à jouer le jeu? Financer,par exemple, une mosquée d’obédiencealgérienne avec un financement venantdu Maroc? Rien n'est certain. Sile vice-président du CFCM se veutoptimiste, parce qu’« après quinze ansd’expérience, il est possible de trouverdes dénominateurs communs », d’autresle sont beaucoup moins. Ces fédérationsont déjà, en effet, leur propre système definancement pour leur lieux de culte, grâceà leur réseau constitué notamment auprèsdes pays d’origine. « Aucune composanten’a vraiment intérêt à faire fonctionnerla fondation dans la mesure où cela lesmenacerait de les priver de leur proprefinancement», prévient ainsi MohammedBechari, l'ancien président de la FNMF.

En décembre 2012, Manuel Valls,alors ministre de l’intérieur, avaitdéjà, lors d’une réunion avec lesquatre fédérations musulmanes, lancéun ultimatum menaçant de dissoudre lafondation si celle-ci n’était pas relancée.Un mois plus tard, les fédérationséchouaient.

Cette fois, tous les acteurs se disent prêtsà jouer le jeu.

Boite noireNous avons essayé de joindre, à plusieursreprises, Dominique de Villepin, maiscelui-ci n'a pas donné suite.

Sarkozy dévoile sonprogramme : vérité, quandtu nous tiensPAR HUBERT HUERTASLE SAMEDI 8 AOÛT 2015

Tout compte fait, Nicolas Sarkozy estlogique avec lui-même. N’ayant pasvraiment perdu en 2012, selon sonentourage, et ayant réussi son retour, selonlui-même, il lance dans Valeurs actuellesson programme pour les prochainesannées : « Je pense qu’en disant la vérité,on crée la confiance. »

Le choix du journal et le contenu généralde l’entretien donnent le ton à euxseuls : comme le note le HuffingtonPost, Valeurs actuelles est le principalcanal d’expression des dirigeants du Frontnational depuis leur rupture avec Minute,et c’est là que l’homme du rassemblement,comme il se présente lui-même, vientcourtiser les électeurs de l’extrême droiteen adoptant leurs thèmes et leur langage.

Vérité, quand tu nous tiens !

Il faut convenir que la carrière deNicolas Sarkozy est à elle seule une lutteimplacable contre le mensonge, et enfaveur de la cohérence politique…

Ainsi, le 25 octobre 2006, dans unentretien au journal Le Monde, le futurprésident considérait-il qu'il « ne seraitpas anormal qu'un étranger en situationrégulière, qui travaille, paie des impôts, etréside depuis au moins dix ans en France,puisse voter aux élections municipales». Viscéralement indigné par le doublelangage, il précisait sa pensée quatre ansplus tard, à l’Élysée, devant 3 000 maires :« Je crois depuis longtemps que le droitde voter et le droit d'être élu dans nosterritoires doit demeurer un droit attachéà la nationalité française. »

Vérité, comme tu es souple !

Sur le rapport des Français aux étrangers,Nicolas Sarkozy s’est d’ailleurs attaché àne jamais changer de registre. Opposé àtoute idée d’assimilation en 2003, pourpréférer le principe de l’intégration, ilmilite depuis 2012 pour cette assimilation,et contre la simple intégration. Dans lamême continuité d’esprit, il fait voter en2003, en tant que ministre de l'intérieur,une loi contre la double peine, avantde réclamer son rétablissement absolu àGrenoble, le 30 juillet 2010 : « Toutepersonne d’origine étrangère qui auraitporté atteinte à la vie d’un dépositairede la loi sera déchue de la nationalitéfrançaise. »

Vérité, quand tu nous inspires !

Sur le plan économique, Nicolas Sarkozyfait preuve de la même rigueur. Le 29janvier 2012, il annonce une hausse de laTVA pour financer la protection sociale.Deux mois plus tôt, sur TF1, il avaitpourtant eu ces mots : « Une haussegénéralisée du taux de TVA, je nel’accepterai pas, d’ailleurs M. Fillon nela proposera pas. » En janvier, pour nepas se contredire, il avait souligné qu’ilrefusait le terme de « TVA sociale », etjurait qu’il « n’avait jamais prononcé cetteexpression ». C’était si vrai que le 20 juin2007, à peine élu, il avait lancé devant leMedef : « Nous ferons la TVA sociale ! »

Vérité, quand tu nous guides !

Sur le chômage, dont les mauvais chiffressignent l’échec de François Hollande,l’ancien président a également prouvé sapermanence. Janvier 2007, sur France 2 :« Je m’engage sur 5 % de chômeurs à lafin de mon mandat. Si à l’arrivée il y en a10 %, c’est qu’il y a un problème. Dans cecas, je dirai aux Français : c’est un échecet j’ai échoué. » En 2012, le taux était de9,7 %… Mais il s’était représenté, pouramplifier le travail.

Vérité, quand tu nous obsèdes !

M. Sarkozy a quitté l’Élysée dans lafoulée. Auparavant, le 8 mai 2012, surBFMTV, dans un élan de sincérité, il avaitlancé à une auditrice : « Si les Françaisdevaient ne pas me faire confiance, est-ce

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que vous croyez vraiment que je devraiscontinuer dans la vie politique ? Laréponse est non. »

Le 21 septembre 2014, sur France 2, ilconfirmait son « retour ». Un retour quidatait en fait du soir de cette défaite queses lieutenants ont présentée comme unequasi-victoire. Visage fermé, mâchoiresserrées, l’homme répétait à quatre reprisesson combat pour la vérité : « Je n’ai pasmenti en 2012. » Depuis lors il pédale, etpas seulement dans Le Parisien Magazine.

Vérité, quand tu me rattrapes…

Les lois Macron etRebsamen taillent à lahache dans le droit dutravailPAR MATHILDE GOANECLE VENDREDI 7 AOÛT 2015

La loi Macron, légèrement censurée parle Conseil consitutionnel, est publiée cevendredi 7 août dans le Journal officiel.Avec la loi Rebsamen, ces deux textessont porteurs de changements majeurs,notamment sur le travail et l'emploi.Passage en revue de ce qui change.

« La mise en œuvre de la loi Macron seraitfaite sans délai » a précisé le Premierministre après l'examen de la loi par leConseil consitutionnel. De fait, le texteest publié ce vendredi 7 août auJournalofficiel. Deux jours auparavant, le Conseilconstitutionnel avait invalité une vingtainede dispositions, dont celle sur la réformede l'indeminisation des prud'hommes etl'amendement Longuet, ouvrant la voie àl'enfouissement des déchets radioactifs àBure, dans la Meuse (lire ici ou là).

En juillet dernier, au moment de l'adoptionde la loi Macron et de la loi Renbsamen parle Parlement, nous avions passé en revueles deux lois sociales du gouvernement.Au-delà du prix des lunettes et du permisde conduire, ces deux textes sont porteursde changements majeurs, notamment surle travail et l'emploi. Voici à nouveau cetteanalyse.

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Macron à l'économie, Rebsamen autravail, chacun sa loi symbole. Duréedu voyage législatif pour la loi surla croissance, l’activité et l’égalitééconomique, qui a finalement été adoptéepar 49-3 vendredi 10 juillet ? Sept mois,émaillés par l’émergence des députésfrondeurs, la reprise en main par ManuelValls du gouvernement socialiste ainsi quela montée en puissance d’un ministre ex-banquier, Emmanuel Macron.

François Rebsamen, qui a de son côté portéla loi sur la modernisation du dialoguesocial, a compris la leçon. Lancé enprocédure accélérée, son texte a été penséa minima pour pallier le désaccord despartenaires sociaux, légèrement musclésur la fin pour répondre aux souhaits d’unpremier ministre proche des PME-TPE. Letexte a lui aussi été adopté en deuxièmelecture à l'Assemblée nationale.

Malgré ces parcours différents, les loisMacron et Rebsamen ont bien des pointscommuns. Elles traitent toutes les deuxprincipalement du travail et de l’emploi,parmi une kyrielle d’articles qui relèventdavantage de la liste d’épicerie qued’une véritable orientation politique. Ainsila loi Macron place, dans le mêmetexte, le fait d’élargir considérablementle travail dominical et la manière dontune copropriété décide de raccorder sonimmeuble à la fibre optique…

Ce faisant, le gouvernement aconsidérablement dévoyé l’exercicelégislatif, mais surtout noyé les acteurs. Àce jeu-là, c’est souvent les moins armésqui perdent, comme l’illustrent la faibleou trop tardive mobilisation des salariéset l’offensive payante des professionsréglementées.

Ces lois fourre-tout, comment seront-ellesappliquées ? Surtout, ont-elles une chancede réellement favoriser la croissance etl'emploi ? Plusieurs articles vont êtrevraisemblablement portés à l’attention duConseil constitutionnel, que ce soit lapossibilité d’enfouissement des déchetsradioactifs dans la Meuse ou encorecelui sur les indemnités prud’homales. Enattendant le dénouement, décryptage desprincipaux changements.

- Mesure choc, introduite en cours deroute à la demande de Manuel Valls,la loi sur le dialogue social entérine lapossibilité de renouveler deux fois (au lieud’une seule) un CDD, tout comme uncontrat d’intérim. Les parlementaires ontnéanmoins conservé une durée maximalede 18 mois pour ces renouvellements,en lieu et place des 24 mois un tempsproposés.

- C’est l’un des aspects les plusmédiatiques de la loi Macron, marqueurd’un tournant libéral assumé. Lescommerces sont autorisés à ouvrirdouze dimanches par an, au lieu decinq jusqu’ici, sauf veto municipal.Dans un certain nombre de zonestouristiques internationales définies pardécret (essentiellement à Nice, Cannes,Deauville et Paris), les magasins pourrontouvrir tous les dimanches et le soirjusqu'à minuit. Cette disposition concerneégalement certaines gares, sans oublierles zones commerciales bénéficiantd’une dérogation sur arrêté préfectoral,autrefois bornées à un million d’habitants,désormais sans plancher.

Les enseignes devront, pour ouvrir tousles dimanches, mettre sur pied un accordde branche, de groupe, d’entreprise oud’établissement. C’est l’accord de groupequi inquiète le plus les syndicats hostilesau travail dominical, car il permet à ungroupe de faire voter à tous les salariésun accord qui s’appliquera seulement àune partie d'entre eux. Les contrepartiessont effectivement obligatoires, mais nonformalisées dans la loi (sauf pour lecommerce alimentaire), ce qui laissecraindre de fortes disparités selon lesmagasins. Le clic-P, intersyndicale ducommerce parisien, concerné à plusieurstitres, a d’ores et déjà annoncé sonintention de passer, « de la guerreouverte » à la « guérilla judiciaire »,pour empêcher l’extension du travail ledimanche.

Seule vraie concession, et alorsqu’Emmanuel Macron et FrançoisRebsamen y étaient plutôt favorables,l’Assemblée nationale n’a pas suivi leSénat sur l’extension de l’ouverture

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dominicale à l’année pour lesenseignes de biens culturels. Broncades libraires indépendants, risquede concurrence déloyale auprès detous les vendeurs d’électroménager,« l’amendement Bompard », du nom duPDG de la Fnac, est donc enterré.

Lire notre article sur le travaildu dimanche, ainsi que celui sur lecommerce parisien.

- Le compte personnel d’activité doitrassembler, pour chaque salarié, tous lesdroits sociaux qu’il a acquis (pénibilité,chômage, formation). L’objectif de cettemesure essentielle du programme deFrançois Hollande est de pallier ladiscontinuité des vies professionnelles etde ne plus attacher les droits à l’emploimais à la personne. La loi sur le dialoguesocial donne une toute petite impulsion,en demandant simplement un rapport surla question. Elle acte également que laconcertation doit engager avant décembre2015 avec les partenaires sociaux une miseen route en 2017.

- Un dernier article inquiète beaucoupl’aile gauche du Parlement : legouvernement est autorisé à prendre parordonnance (c’est-à-dire sans passer parune autre loi) une série de mesures pournotamment « abroger les dispositionsdevenues sans objet et assurer lacohérence rédactionnelle dans le codedu travail et entre le code du travail etles autres codes». Cet article, introduitdans un contexte lancinant de remiseen cause du code du travail – ce livre« obèse et indigeste », selon RobertBadinter –, laisse augurer encore denombreux changements d’ici la fin del’année 2015.

- La représentation des salariés destrès petites entreprises (TPE) : purementet simplement supprimée au Sénat,l’Assemblée nationale a rétabli lanouvelle instance à destination des toutespetites entreprises. Les 4,6 millionsde personnes embauchées dans lesTPE (moins de 11 salariés) aurontdonc bien accès à des commissionsparitaires régionales, composées àégalité de représentants de salariés et

d’employeurs. Interprofessionnelles, cesinstances nouvelles auront un pouvoirlimité puisque les représentants nepourront pas entrer dans les entreprisessans l’accord de l’employeur. Le salariémembre de cette commission paritaire nedisposera par ailleurs que de 5 heures dedélégation par mois.

- Désormais, toutes les entreprises entre50 et 300 salariés pourront se doterd’une DUP qui fusionnera toutes lesinstances représentatives des employés :délégués du personnel (DP), comitéd’entreprise (CE), ainsi que le comitéd’hygiène, de sécurité, et des conditionsdu travail (CHSCT). Les entreprises deplus de 300 salariés également, s’il y aaccord d’entreprise. Les instances restentformellement distinctes au sein de laDUP, mais devront néanmoins partagerélus, temps de délégation en partie,ordre du jour lors des réunions avec ladirection. Chaque instance conserve ledroit de commander une expertise auxfrais de la direction, mais des expertisescommunes sont désormais possibles. (Lireaussi notre précédent article sur cestransformations et sur les CHSCT.)

- Ajout important, la consultation annuellesur la situation économique et financièrede l’entreprise par les salariés pourraaussi porter sur la politique de rechercheet de développement technologique del’entreprise, y compris sur l’utilisationdu crédit d’impôt pour les dépenses derecherche et sur l’utilisation du créditd’impôt pour la compétitivité# et l’emploi.De nombreux syndicats ont déjà dénoncé,sans toujours avoir accès aux chiffres, lefait que les sommes versées n’avaient servini à la recherche, ni à l’emploi.Les députés ont abaissé aux entreprisesde 1000 salariés l'obligation de mettreen place des administrateurs salariés ausein des holdings de tête des groupes (aulieu de 5000 actuellement). (Lire ici notrearticle sur le scandale du crédit impôtrecherche.)

- L’engagement militant auprès dessalariés est encore trop souvent synonymed’une fiche de paye amputée. La loi surle dialogue social renforce la règle pour

prévenir les discriminations salariales quepeuvent subir les représentants syndicauxou élus en obligeant à une égalité detraitement. Elle prévoit aussi de pouvoirvaloriser son engagement syndical sousforme de compétences professionnelles.

- L'entrave au fonctionnement régulierdes instances représentatives du personnel(IRP) n'est plus sanctionnée pénalement.Elle n'est désormais passible que d'uneamende de 7500 euros (contre 3500euros actuellement). L'entrave à la libredésignation des IRP est, elle, toujourspassible d'un an de prison et de 7500 eurosd'amende.

- Pour chaque élection professionnelle,les listes syndicales qui comportentplusieurs candidats doivent désormaisêtre paritaires, mais dans le sensle plus restreint. Il ne s’agit pasde faire du « 50-50 », mais derefléter la proportion homme-femme del’entreprise. Un amendement précise parailleurs que les listes seront composéesalternativement d’un candidat de chaquesexe jusqu’à épuisement des candidatsd’un des deux sexes. En cas de non-respectde cette consigne, le scrutin pourrait êtreannulé.

- Suite à un amendement de dernièreminute, davantage de femmes devraientégalement pouvoir devenir conseillèresprud’homales, avec l’obligation d’aumoins 30 % de candidats de chacun desdeux sexes lors des élections.

- Deux reculs pour une avancée : lerapport de situation comparée sur l’égalitéhomme-femme, instrument de mesure desconditions de travail, des écarts de salaires,des primes, de l’accès aux formations,etc., est bien supprimé. Il n’y aura plusnon plus de négociation spécifique surl’égalité professionnelle, elle sera fonduedans les discussions sur la qualité de vieau travail et celle sur la rémunération.Malgré la forte mobilisation (droite etgauche confondues) des parlementaires àl’Assemblée nationale, soutenus par unmouvement citoyen, SOS égalité, le textea peu évolué. Mais la socialiste SandrineMazetier a néanmoins obtenu le droit pourle comité d'entreprise de commander une

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expertise sur ces questions, payée parl’employeur et réalisée par des cabinetsindépendants (c’est déjà possible pour desexpertises comptables ou des expertisesCHSCT). Vous pouvez relire ici le récitde cette question de l'égalité homme-femme.

- Sous l’impulsion récente de ManuelValls, le compte pénibilité a été unenouvelle fois corrigé. Ce dispositif estcensé permettre aux salariés très exposésà des risques pour leur santé de partirplus tôt en retraite. La fiche individuelle,conçue pour comptabiliser les différentesexpositions problématiques, est jugéetrop complexe et définitivement enterrée.L’employeur pourra désormais, pourdéterminer l’exposition au risque, sereporter aux postes, métiers et situationsde travail définis par un accord debranche étendu ou par des référentielsprofessionnels de branche homologués parun arrêté.

- La reconnaissance possible despathologies psychiques comme maladiesprofessionnelles a été rétablie parl’Assemblée nationale, après être passéeà la trappe du Sénat. L’amorçagesur un possible abaissement des seuilsd’incapacité pour ces mêmes maladiesmentales est aussi de retour dans le texte.Une analyse sur la question plus globaledu burn out est à retrouver ici.

- La loi Rebsamen acte désormaisle caractère spécifique du régime del’assurance chômage des intermittents,qui est actuellement formalisé par desimples annexes au régime général(annexes 8 et 10). C’est une manièrede « sanctuariser », symboliquement aumoins, un régime constamment remisen cause. Les organisations syndicaleset les représentants d’employeurs dusecteur sont appelées à négocier lesrègles d’indemnisation pour les salariésdu spectacle, de l’audiovisuel et ducinéma, dans le respect des finances del’assurance chômage. En cas d’échec,ce sont les organisations nationales etinterprofessionnelles qui reprendront lamain. Par ailleurs, un comité d’expertisesera mis sur pied.

Un amendement, déposé par ladéputée socialiste Fanélie Carey-conte,a finalement été retiré en pleinenuit, quelques heures avant l’adoptiondéfinitive du texte. Il s’agissait de faire ensorte que les intermittents ne soient pasexclus des efforts demandés aux salariésclassiques, mais d’éviter aussi la créationd’une « caisse professionnelle », lesmettant à l’écart du principe de solidaritéqui fonde l’assurance chômage en France.Le retrait de cet amendement, soutenunotamment par la CGT et la coordinationdes intermittents et des précaires (CIP),fragilise le texte et fait craindre un pouvoiraccru des organisations patronales sur lesnégociations futures.

Enfouissement de déchetsradioactifs à BureSur le code de l’environnement, letexte reste fidèle au Sénat : il nesera pas possible de le changer sursimple ordonnance, ce qui était prévuen première lecture. Le soulagement auracependant été de courte durée pour lesécologistes. Mercredi 8 juillet, un jourseulement avant l’adoption définitive dutexte, un amendement autorisant un projetd’enfouissement de déchets radioactifsà Bure, dans la Meuse, s’est glissé dans letexte.

Le projet Cigéo, porté par l'Agencenationale pour la gestion des déchetsradioactifs (Andra), vise à enterrer

80000 m3 de résidus produitspar l’industrie nucléaire française.L’amendement, présenté en premièrelecture à l’Assemblée (puis retiré), adoptéau Sénat, puis rejeté en commissionspéciale, a finalement fait son retour dansle texte définitif, signe de l’acharnementdu député meusois à le voir aboutir.Cette victoire de Gérard Longuet, sénateurLR (ex-UMP), sera vraisemblablement decourte durée. Le Conseil constitutionnelpeut retoquer ces « cavaliers législatifs »,des amendements sans aucun lien avec leprojet de loi initial et introduits en toutedernière minute. Le parti écologiste EELVl’a alerté immédiatement.

L’ouverture de lignes de transportscollectifs réguliers par autocars estconfirmée. L’Autorité de régulationdes activités ferroviaires est désormaischargée de surveiller également letransport routier. Cet organisme estaussi impliqué dans le contrôle de lagestion du secteur autoroutier aux sociétésconcessionnaires.

Plusieurs collectivités ont mis en placeleur propre service d’autocars (public ouconventionné avec le privé), notammentlà où le train ne passe plus. Selon unamendement, elles pourront s’opposer àl’installation d’une ligne privée sur desdistances inférieures à 100 km. L’Autoritéde régulation des activités ferroviaires (etdésormais routières) sera aussi chargée devérifier les cas de concurrence directe avecle train.

Ces amendements n’épuisent pas laquestion environnementale. Fallait-ilprivilégier à tous crins le binôme rail-route, au détriment du développementdes lignes secondaires par la SNCF ?Cécile Duflot, députée EELV, a dénoncémaintes fois ce « bond en arrière »,soulignant le paradoxe de voir la Francefaire ces choix quelques mois seulementavant l’organisation de la COP 21, grandraout environnemental visant à réduirel’émission de gaz à effets de serre.

- L’Assemblée nationale a aussi persévérédans sa volonté de poursuivre lesprivatisations aéroportuaires, en ouvrantla majorité du capital des aéroports de laCôte d’Azur et de Lyon. (Lire ici le récitde la très mouvementée privatisation del'aéroport de Toulouse.)

Sur la réforme des professionsréglementées, après des mois de guérilla,que reste-t-il ? Les pharmaciens et lesavocats ont finalement obtenu gain decause, et rien ne bouge ou presque. Lestribunaux de commerce ont égalementéchappé à la réforme, leur sort ayantété renvoyé à la loi Taubira à venir.Pour le reste des professions réglementées(comme les notaires, les huissiers,les commissaires-priseurs judiciairesou les administrateurs judiciaires), legouvernement a simplement obtenu plus

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de transparence, laissant de côté la remiseà plat des tarifs par la Haute Autorité de laconcurrence, ainsi que la remise en causedes statuts et de la liberté d’installation.

Les greffiers, par contre, ont beaucoupperdu : l’Institut national de la propriétéintellectuelle (INPI) mettra à dispositiongratuitement l’ensemble des donnéesdu registre du commerce des sociétés,qui n’étaient jusque-là disponibles quede manière payante via Infogreffres,une société créée par les greffiers destribunaux de commerce, déjà détentriced’une rente conséquente. Par ailleurs, lesgreffiers seront désormais recrutés parconcours. Jusqu’ici, les associés greffiersproposaient leur successeur au ministèrede la justice, ce qui a eu pour effet principalde créer de véritables et opaques dynasties.

Enfin, l’interprofessionnalité, qui doitpermettre à des avocats, des commissaires-priseurs judiciaires, des huissiers, desnotaires et des experts-comptables detravailler ensemble à l'intérieur d'unemême société, sur le modèle anglo-saxon des grands cabinets de conseil,a bien été adoptée par l’Assemblée,malgré la mise en garde sur lespossibles conflits d’intérêts à venir. Lesexperts-comptables ont également reçuun autre beau cadeau, celui de pouvoirrédiger certains actes juridiques commedes statuts, autre source possible deconflits d’intérêts avec les clients dont ilsanalysent par ailleurs les comptes.

C’est la prime à la gauche de la loiMacron : le gouvernement a réintroduitdans le texte une plus grande contraintesur les entreprises donneuses d’ordre vis-à-vis de leurs sous-traitants étrangers.Elles auront désormais l’obligation derompre leur contrat avec celles quin’auraient pas régularisé leur situation defraude au détachement de salariés aprèsun contrôle. Dans le cas contraire, ellesseront reconnues de fait « solidaires » dela fraude.

Il y aurait plus de 300000 travailleursdétachés non déclarés en France, ce quireprésente un manque à gagner colossalpour la Sécurité sociale (lire ici l'articlesur la condamnation de Bouygues dans

le cadre de l’EPR de Flamanville).L’inspection du travail peut égalementarrêter immédiatement un chantier sielle constate des manquements gravessur les salaires, le repos, les conditionsd’hébergement, tous les points chauds dutravail détaché.

Du consensus au clash : le gouvernementavait mis les mains dans le cambouisen actant une meilleure formation desjuges prud’homaux, en diminuant lesdélais de traitement des plaintes et envalorisant les conciliations. L'instaurationde l’encadrement des dommages etintérêts, dans le cas des licenciementsabusifs, a fait voler en éclats le consensus.Ce plafonnement (le texte prévoit aussiune somme plancher) selon l’anciennetédu salarié et la taille de l’entreprise,est vécu comme un vraie remise encause du pouvoir du juge. Syndicats etprofessionnels du droit craignent aussi unenette diminution des réparations verséesaux salariés.

Unsa, CFDT, Solidaires, syndicats dela magistrature et syndicat des avocatsde France ont d’ailleurs fait savoirqu’ils allaient déposer un mémoire surle sujet au Conseil constitutionnel pourqu’il se saisisse de l’affaire. En casde refus, ils envisagent, à la premièreaffaire litigieuse, de poser une questionprioritaire de constitutionnalité (QPC), ens’appuyant notamment sur des textes del’Organisation internationale du travail etdes directives européennes. (Relire icil'article que nous avons consacré à cettetransformation sur les indemnités.)

À partir de janvier prochain, la primed’activité remplacera la prime pourl’emploi (PPE) et le volet « activité »du revenu de solidarité active (RSA).Le dispositif a été pensé pour pousserà l’activité les salariés aux revenus lesplus modestes (jusqu’à environ 1400 eurosmensuels). Le débat a essentiellementporté sur les jeunes et les étudiants etleur accès à la prime (le Sénat avaitvoté contre). La navette législative donnefinalement un accès aux étudiants et auxapprentis qui touchent au minimum 893euros par mois.

Hollande en Egypte, unvoyage à la gloire de Sissi etdes RafalePAR LÉNAÏG BREDOUXLE JEUDI 6 AOÛT 2015

Le président français est l’invitéd’honneur de l’inauguration en grandepompe du nouveau canal de Suez. Unprojet porté par le maréchal Abdel Fattahal-Sissi, à qui la France est parvenue àvendre ses Rafale. Tant pis pour les droitsde l’homme et la démocratie.

François Hollande et Abdel Fattah al-Sissi ennovembre 2014 à l'Elysée © Reuters

Les avions de chasse et le navire deguerre ont été livrés à temps. Jeudi6 août, le président-maréchal égyptienAbdel Fattah al-Sissi va contempler,avec François Hollande à ses côtés, sagrande œuvre : le nouveau canal deSuez, pour lequel trois des Rafale et lafrégate multimissions Fremm, achetés parl’Égypte à la France, vont parader. Unecérémonie qui symbolise le « partenariatstratégique » noué entre les deux pays, endépit de la violente répression organiséepar le régime égyptien.

Il s’agit de la première visite deFrançois Hollande en Égypte depuisson élection. Outre le ministre de ladéfense, Jean-Yves Le Drian, et JackLang, président de l’Institut du mondearabe (IMA), le président français seraaccompagné d’industriels : le PDG deDassault Aviation (les Rafale), celui deDNCS (la frégate), celui de MBDA (lesmissiles), le directeur général de Safran etle PDG de Thales seront du voyage.

De son côté, l’Égypte a fait de la Francel’invitée d’honneur d’une cérémonie toutà la gloire de Sissi, à laquelle participeront

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plusieurs chefs d'État africains, ainsique le premier ministre grec, AlexisTsipras. Le nouveau canal de Suez, dontle premier tronçon a été inspiré, à la

fin du XIXe siècle, par le FrançaisFerdinand de Lesseps, a été réalisé enun temps record – un an seulement –à grand renfort d’exaltation nationaliste.Pour Abdel Fattah al-Sissi, c'est uneconsécration et le symbole de son retour engrâce sur la scène internationale.

Il y a deux ans, il faisait encore figure deparia. En juillet 2013, François Hollandese rend à Tunis pour la premièrefois depuis son élection dans la capitaledu pays qui a lancé les « printempsarabes ». Au palais de Carthage, c’est unancien militant des droits de l’homme,Moncef Marzouki, qui l'accueille. Àl’issue de leur entretien, les deuxdirigeants sont interrogés sur l’Égypte.Au Caire, la situation est chaotique :le premier président démocratiquementélu de l’histoire de l’Égypte (et leseul à ce jour) Mohamed Morsivient d’être destitué après d’imposantesmanifestations populaires. Mais c’estl’armée et Sissi qui en profitent.

Hollande est prudent dans son expression,mais il condamne la prise de pouvoirpar l’armée : « Ce qui se passe enÉgypte est un processus qui s’est arrêté etqui doit donc recommencer. Nous avonsl’obligation de faire que le peuple égyptienpuisse de nouveau retrouver espoir, dansla démocratie, dans le pluralisme, dansdes élections libres. » Avant d’ajouter :« Pour dire les choses franchement, quandil se passe ce qui se passe en Égypte,c’est forcément un aveu d’échec. » En off,ses conseillers expliquent aux journalistesprésents que la France considère qu’ils’agit bien d’un coup d’État maisque le président évite d’user du moten raison de la législation américaineempêchant de soutenir financièrement lesgouvernements qui en seraient issus. Le PScontinue, lui, de parler d’un « coup d’Étatmilitaire ».

À l’Élysée, tout a changé. « Nousconsidérons que Sissi est légitime »,explique-t-on désormais dans l’entourage

du chef de l’État. Le maréchal a été reçu envisite officielle à Paris, en novembre 2014.Devant la presse, François Hollande arendu un hommage appuyé à l’Égypte,sans souffler mot des droits de l’homme :il s’agit d’un « grand pays ami de laFrance. Un pays avec lequel nous sommesliés par l’Histoire, liés aussi par unecommune appréciation de ce que peutêtre l’équilibre du monde ». Et le chefde l’État d’aller jusqu’à laisser croire quele processus révolutionnaire est toujoursà l’œuvre : « Nous souhaitons que leprocessus de transition démocratique sepoursuive, qui respecte la feuille de route,et permettant pleinement la réussite del’Égypte. »

Quelques mois plus tard, c’est avecune fierté non dissimulée que FrançoisHollande annoncera la vente de 24Rafale à l’Égypte, ainsi que d’une frégatemultimissions et de missiles pour unmontant total de 5 milliards d’euros. C’estla première fois qu’un président françaisparvient à exporter l’avion de chasse deDassault – depuis, le Qatar s’est lui aussiporté acquéreur et l’Inde continue denégocier. Le contrat a été signé en févrierau Caire en présence de Jean-Yves LeDrian, le ministre de la défense, qui netarit pas d’éloges sur le régime égyptien.Fin juin, lors de la cérémonie de transfertde la frégate Fremm à Lorient, il a denouveau salué « une relation privilégiéequi s’est construite au plus haut niveaude nos pays, directement de nos deuxchefs d’État », évoquant le « partenairestratégique égyptien ».

Pour Paris, c’est bien sûr une affairede gros sous. Mais pas seulement. Lalutte contre le terrorisme est devenuel’obsession des autorités françaises –Hollande a engagé les troupes dans troisguerres, au Mali, en Centrafrique et enIrak –, et le prisme à travers lequel laFrance juge de ses intérêts immédiats.Très vite, depuis son élection, le présidentfrançais a semblé baigner dans un universempreint de néoconservatisme, quitte às’empêtrer dans les contradictions.

S’il a salué la transition démocratiqueen Tunisie en 2013, il n’a eu decesse de vanter la « stabilité » duMaroc et de l’Algérie (où il s’estrendu à deux reprises). Et si Pariscontinue de juger que Bachar al-Assadn’a plus aucune légitimité, l’Égypte,l’Arabie saoudite ou le Tchad sont deprécieux alliés de la France. À Paris,l’idée qu’une bonne vieille dictatureest certes peu fréquentable, mais bienpratique pour assurer la sécurité régionaleest de nouveau en vogue. Elle n’avaitjamais disparu mais les printemps arabesl’avaient temporairement démodée.

« Notre relation de défense symboliseenfin la reconnaissance par la Francedu rôle central que joue l’Égypte pourla sécurité de la région, expliquait Jean-Yves Le Drian le 23 juin dernier. Tandisque se développent, en Afrique et auProche et Moyen-Orient, des menacesterroristes sans précédent, les forcesarmées égyptiennes apparaissent commeun facteur de stabilité incontournable. »Et le ministre de la défense de citer laLibye, « aux frontières occidentales del’Égypte, où l’extension de Daech et desautres groupes terroristes constitue unesource d’inquiétude grave, pour les deuxrives de la Méditerranée », l’Irak et laSyrie.

« Une répression qui n’a pasd’équivalent dans l’histoire del’Egypte moderne »La visite présidentielle du 6 août est dansla droite ligne : « La participation du chefde l’État à cet événement majeur pourl’Égypte revêt un caractère historiquefort et traduit l’attachement des deuxpays à la qualité de la relation franco-égyptienne », explique l’Élysée. Avecdeux arguments : « L’Égypte reste unacteur régional de premier plan dans lagestion des conflits au Moyen-Orient :conflit israélo-palestinien et situationà Gaza, crises syrienne et libyenne,intervention militaire au Yémen au seinde la coalition régionale… (…) D’autrepart, l’Égypte a opéré un retour sur lascène africaine, notamment dans la luttecontre le dérèglement climatique. » Pour

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Paris, « l’Égypte est, comme la France,victime du terrorisme », un terme pourtantutilisé au Caire pour caractériser toutel’opposition à Sissi, notamment les Frèresmusulmans.

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En février, le porte-parole du Quaid’Orsay, interrogé sur les violationsdes droits de l’homme, tenait le mêmeraisonnement : « L'Égypte joue un rôlemajeur pour la stabilité de la région. Noussommes solidaires face au terrorismequi est notre ennemi commun. » Avantd’ajouter : « Notre dialogue avec l’Égypteest franc et direct comme il sied entredes pays amis. Nous abordons tous lessujets, y compris la situation des droitsde l’Homme. Nous continuerons de lefaire chaque fois que nous le jugeronsnécessaire. »

Régulièrement, quand la diplomatiefrançaise est interrogée, elle condamne lesviolations les plus flagrantes. « La Francecondamne les violences qui ont marqué lesmanifestations à l'occasion du quatrièmeanniversaire de la révolution du 25 janvier2011 et rappelle son attachement aurespect de la liberté de rassemblement etde manifestation pacifique », expliquait leQuai d’Orsay en janvier dernier, après lamort de plusieurs opposants au régime,dont Chaima al-Sabbagh. Même choselors de l’annonce de la condamnation àmort de l’ancien président Morsi. « LaFrance rappelle son opposition à la peinede mort, en tous lieux et en toutescirconstances », selon le porte-parole duQuai d’Orsay interrogé par la presseen juin dernier. En novembre dernier,et en off, l’Élysée estimait aussi que« nous sommes conscients des tensions,les journalistes emprisonnés, la répressionqui s'exerce bien au-delà de la lutteantiterroriste ». Selon L’Obs, Hollande a

fini par glisser quelques mots à ce sujet àSissi lors de sa visite à Paris. Mais sans entirer la moindre conséquence.

François Hollande et Abdel Fattah al-Sissi en novembre2014 à l'Elysée © présidence de la République

En Égypte, la situation est pourtantdramatique. Balayée par les printempsarabes en 2011, la dictature de Moubarakest réapparue sous les traits du maréchalSissi. Toutes les ONG, égyptienneset internationales, ont documenté cesderniers mois les emprisonnementsd’opposants, les violences faites auxfemmes, les condamnations à la peinede mort, les intimidations de journalistes,etc. « Les autorités égyptiennes ontemprisonné plus de 41 000 personnes,selon des chercheurs indépendants dignesde foi, depuis qu'al-Sissi – alors ministrede la défense – a pris la tête du mouvementqui en juillet 2013 a renversé MohamedMorsi, le premier président civil librementélu de l'histoire de l'Égypte. Environ 29000 des personnes emprisonnées sont desmembres ou des partisans des Frèresmusulmans, le plus important mouvementd'opposition d'Égypte », écrit HumanRights Watch dans son dernier rapport(évidemment qualifié de partial et desoutien aux terroristes par les autoritéségyptiennes).

« Depuis sa prise de pouvoir enjuillet 2013, le général Abdel Fattahal-Sissi orchestre une répression quin’a pas d’équivalent dans l’histoire del’Égypte moderne », estime égalementla FIDH. Karim Lahidji, son président,détaille : « Plus de 670 condamnationsà mort ont été prononcées à l’issuede procès de masse dignes d’unemascarade. Toute réunion de plus de dixpersonnes non autorisée par le ministèrede l’intérieur est interdite. Sous lecoup de divers ultimatums, amendements

pénaux et mesures de rétorsion, lesONG indépendantes, parmi lesquellesplusieurs membres de la FIDH, attendentle couperet qui menace d’envoyer leursmembres en prison à vie au motif qu’ilsreçoivent des fonds étrangers dans le butde nuire à “l’intérêt national”. Comme lemontre un rapport récent publié par laFIDH, les violences sexuelles perpétréespar les forces de sécurité policières etmilitaires contre les hommes et les femmesse sont généralisées, à proportion de lamultiplication des arrestations. » Mêmeconstat pour Amnesty qui avait lancéen novembre une campagne appelantFrançois Hollande à ne plus vendred’armes à l’Égypte. L’ONG n’a pas étéentendue.

Selon Reporters sans frontières, « avecau moins 15 journalistes derrière lesbarreaux en raison de leurs activitésprofessionnelles, l’Égypte est l’une desplus grandes prisons du monde pourles professionnels des médias après laChine, l’Érythrée et l’Iran ». Le pays

figure à la 158e place sur 180 duClassement mondial 2015 de la libertéde la presse. Le procès des journalistesd’Al-Jazeera vient une nouvelle foisd’être reporté. Comble de l’ironie, laFrance s’est elle aussi prêté au jeu de larépression égyptienne : en février dernier,les journalistes du Monden’avaient pasété accrédités par le service de pressedu ministère français de la défense pourassister au Caire à la signature de l’accordsignant la vente des Rafale à l’Égypte.« Une décision injustifiable », avaitprotesté le quotidien, qui avait rappeléles violations des droits de l’homme enÉgypte dans un éditorial intitulé « Vendezdes Rafale, pas des salades ». Trois Rafaleont été livrés le 21 juillet à l’Égypte. Lestrois prochains le seront début 2016.

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Quatre ans après la tueriede Norvège, retour à UtøyaPAR VIBEKE KNOOP RACHLINELE VENDREDI 7 AOÛT 2015

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Ce week-end, un millier de jeunestravaillistes norvégiens retournent àUtøya, où aura lieu la première universitéd’été depuis le massacre de 69 d’entreeux, il y a quatre ans, par Anders BehringBreivik. Pour certains, un « retour à lamaison ». A Oslo, un lieu de mémoireet d'exposition vient d'ouvrir dans lebâtiment toujours pas réparé où Breivikavait commis sa première attaque.

Utøya, Oslo (Norvège), envoyéespéciale.-« La manière dont nous avonsquitté cette île, il y a quatre ans, fut tropbrutale. Je ne voulais pas que ça se passecomme ça. Mais il est vrai qu’il m’a falludu temps pour mesurer l’ampleur de ce quivenait de se passer, et assimiler le fait quetant des nôtres ne seraient plus jamais là »,explique Emilie Bersaas, 23 ans, numérodeux des jeunes travaillistes aujourd’hui.

Emilie a eu de la chance le 22 juillet2011, mais tout aurait pu basculer.Anders Behring Breivik avait débarquésur l’île dans l’après-midi. Quelquesheures plus tôt, il avait fait exploser unevoiture piégée dans Regjeringskvartalet,quartier du centre d’Oslo regroupantles différents ministères, semant déjà lapanique et la mort derrière lui. À Utøya,petite île située à 38 kilomètres de lacapitale, plus de 500 jeunes du Partitravailliste (Arbeidernes Ungdomsfylking,AUF) étaient rassemblés pour leuruniversité d’été.

Après la bombe meurtrière d’Oslo, laconfusion régnait, et Breivik, déguiséen policier et lourdement armé, s'étaitrendu sur cette île en empruntant toutsimplement le ferry local. Le bâtimentprincipal du gouvernement d’Oslo avaitété dévasté mais restait debout, ce qu’ilne considérait que comme une réussitepartielle. Il avait alors entamé la seconde

phase de son plan : tuer le plus possible dejeunes travaillistes, qu’il haïssait et rendaitresponsables du déclin, à ses yeux, de sonpays. Emilie et ses amis n’ont pas réalisétout de suite que ce « policier » n’étaitpas venu pour leur protection, bien aucontraire.

« J’ai entendu des coups de feu, j’ai toutde suite compris que c’était ça. Je voulaissavoir d’où ça venait. » Inconsciente dudanger, Emilie a fait le contraire de tousses camarades. « J’ai couru vers le bruit.Il fallait que je sache. J’étais responsabledes autres, je voulais les protéger. Jetrouvais que c’était bête de s’enfuir sanssavoir. Mais en courant vers le bruit, jecourais tout droit vers l’auteur des coupsde feu. J’ai croisé mon ami Vegard, quise cachait ; il a essayé de me raisonner,mais je ne voulais toujours pas, pas sanssavoir. À ce moment-là, Breivik a tiré versnous, et les balles ont touché le sol. AlorsVegard a réussi à me tirer de là. Nousnous sommes cachés dans une salle de l’undes deux bâtiments de l’île, chacun sousun lit. Breivik est arrivé un peu plus tardet a essayé d’ouvrir la porte. Elle étaitfermée à clé. Il a tiré dessus, puis il estparti. Nous avons attendu très longtempsque les secours arrivent, mais j’avaismon téléphone et je pouvais rassurer lesmiens », explique-t-elle, en pensant à tantd’autres qui sont restés sans nouvelles –certains pour toujours.

Ces téléphones sont aujourd’hui exposésdans le bâtiment principal dugouvernement – celui-là même que labombe de Breivik a en grande partiedémoli, et dont la reconstruction n’a pasencore débuté. La structure de l’immeubleest identique, simplement recouverted’une bâche en trompe-l’œil. Son devenirn’est pas encore définitivement tranché.Pour le moment, un genre de mémorial yest ouvert au public depuis le 22 juillet2015. Sobrement intitulé « Centre du22 juillet », gratuit, il est pris d’assautdepuis. Des jeunes gens vêtus de noir engardent l’entrée et interpellent calmementles passants qui font mine d’y entrer.

- Avez-vous l’intention de le visiter ?- Oui.

- Savez-vous ce qui vous y attend ?demandent-ils encore, avant d’expliquer àchaque visiteur ce qu’il va y trouver.

La première pièce est celle du souvenir :sur ses murs sont affichés la photo, le nomet l’âge des 77 victimes de Breivik (69 àUtøya, 8 à Oslo). La seconde pièce diffuseen continu les images d’une caméra desurveillance montrant comment Breivikréussit à garer sa camionnette blancheà 15h17, pile devant le bâtiment principaldu gouvernement, et s’en va sans êtreinquiété. L’officier de sécurité de gardetente bien de savoir à qui elle appartient,mais trop tard : l’explosion survient à15h25. Au centre de la pièce suivantesont exposés les restes calcinés de lacamionnette, et une fresque chronologiquedétaillée des événements de la journée,rendant également compte des nombreuxratés organisationnels de la police et dessecours.

Plus tard, une commission d’enquêtespéciale les mettra à plat un par un,concluant que ces nombreuses faillesfacilitèrent le plan morbide de Breivik.En France, beaucoup de gens gardenten mémoire l’image de ce petit canotpneumatique rouge, ployant sous lepoids de policiers des forces spécialeslourdement armés, tentant de se rendre àUtøya, et dont le moteur prit l’eau avantd’arriver à destination. Une autre équipede policiers, la première arrivée sur leslieux, se tenait sur la rive du lac, en faced’Utøya, sans aucun moyen de s’y rendreni même l’ordre de le faire. Heureusement,une armada de civils n’avaient attenduaucun ordre pour prendre leurs bateauxet aller sauver des jeunes qui, désespérés,

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tentaient de s’enfuir à la nage, sous lapluie. Parmi eux, une femme en sauva 40à elle seule.

La fausse carte de policier deBreivik exposée à Oslo. © Reuters

Le centre d’information montre égalementcertains objets utilisés par Breivik, telsque sa fausse carte de policier. La valisecontenant ses armes et autres équipementsa été retirée après les protestations desparents de victimes. Des photographies deson procès ornent les murs de la dernièresalle, aux côtés d’extraits de dépositionsde victimes et d’experts. Le fait qu’il a ététraité comme n’importe quel prévenu, etnotamment que la juge lui a serré la main, afait couler beaucoup d’encre dans la presseinternationale, mais pas en Norvège. Ici,tout le monde en a été heureux, même si denombreux Norvégiens n’en pouvaient plusd’entendre le nom de Breivik des dizainesde fois par jour. Pendant le procès, l’un desplus grands quotidiens du pays proposaune version internet « Breivik-free », sansaucune mention du terroriste.

Le centre diffuse également une vidéorecueillant les témoignages de jeunessurvivants – impressionnants. Ils fontpreuve d’une maturité, d’un regard à lafois distancé et émouvant, qui forcent lerespect. On devine derrière leurs proposdignes les failles et cicatrices laissées parun tel traumatisme. Les yeux brillants,les mains qui tremblent – pour certains,« l’après » fut plus difficile. Quelques-

uns ont par la suite commis de petitsdélits – bagarres en état d’ivresse, nuits aucommissariat.

D’autres, tel le charismatique leaderde l’époque, Eskil Pedersen, beaucoupcritiqué pour avoir fui l’île parmi lespremiers sans se soucier des autres, ontabandonné la politique. Mais la plupartn’ont qu’une idée en tête : « reprendre »ou regagner Utøya, le paradis de leurjeunesse. Les dons, mais surtout desmilliers d’heures de volontariat ont permisde remettre l’île en état pour accueillirà nouveau l’université d’été de l’AUF.Aujourd’hui, c’est enfin possible, mêmesi les dernières finitions ne seront peut-être pas réalisées à temps. De toutefaçon, Utøya est un vaste camping, et lesparticipants se contentent de peu.

Au niveau de la sécurité, tout a été vuet revu des dizaines de fois. Cette fois, iln’y aura pas de faille. Il n’y aura pas dedeuxième Breivik.

Est-ce si sûr ? Le philosophe et expertLars Gule décèle en tout cas les tracesdes mêmes pensées sur Internet. Il écumeles sites d’extrême droite et les forums,à des fins de documentation sur lemilieu ultranationaliste norvégien. Il amême dialogué avec Breivik via l’unde ces sites, Document.no, bien avantque celui-ci ne passe à l’acte. Guleaffirme aujourd’hui que ses idées n’ont pasdisparu. « Heureusement, il ne s’agit pasd’un milieu précis, mais d’individus isolés,explique-t-il.J’ai été expert dans d’autresprocès. Peu de gens sympathisent avecles actes de Breivik, mais de nombreusespersonnes ont les mêmes opinions. Ilshaïssent autant que lui les immigrés,l’islam et les musulmans, et ils peuventcomprendre ce qu’il a fait. Il y a deuxéléments de base : la notion d’Eurabia,où les leaders européens sont considéréscomme des traîtres parce qu’ils ontlaissé faire, et des expressions de hainetrès fortes. Ce qui est inquiétant, c’estqu’il n’y a pas de recherche dans cedomaine, notamment en Norvège, mêmeaprès Breivik. Je vois un potentiel, unterreau fertile pour une violence de tous

les jours dans cette haine, pas tellementpour le terrorisme, mais les actes viennentbien sûr de quelque part. »

Gule espère que quelqu’un répondra unjour à ces expressions de haine violente.Pour lui, il faut les contrer, mais elles nesont que la partie visible de l’iceberg: «Breivik n’est pas oublié. Il a notammentbeaucoup de fans en Russie. Certainsmenacent, en disant que Breivik fut lacellule numéro 1, et que eux sont la cellulenuméro 2, prête à l’attaque mais pas facileà localiser. »

Gule aurait bien voulu poursuivre l’étudede Breivik après son incarcération, maiscelui-ci a refusé. Il préfère s’exprimervia les médias, faisant passer sesrevendications par eux. Il y a quelquetemps, il a ainsi réclamé de changersa Playstation 2 en Playstation 3, etplus récemment qu’on arrête de l’appeler« bourreau d’enfants », puisque du tempss’était écoulé depuis les faits. Quatre ans :suffisamment longtemps, selon lui.

Beaucoup de Norvégiens préféreraientoublier Breivik, qui passera sans doutele reste de sa vie en prison. Certainsont été choqués par l’ouverture du Centredu 22 juillet, y voyant une sorte demonument à sa gloire. Il n’en est rien.C’est extrêmement sobre, et dans un lieuoù les traces de sa bombe sont encorevisibles partout. Rien n’a été ajouté, maisrien n'a été ôté non plus, à part savalise d’armes. Les parents des victimesapprouvent. Ils sont encore meurtris, et 50% d’entre eux n’ont pas réussi à reprendrele travail.

Personne ne comprend encore pourquoila Norvège fut frappée par tant d’horreur.« Elle n’a rien fait », dit un message surTwitter du 22 juillet 2011.

C’était particulièrement vrai des jeunesd’Utøya. Impossible de ne pas y penseren approchant de l’île aujourd’hui, à borddu Thorbjørn, le même bateau qui fittraverser cet homme déterminé à les tuer,il y a quatre ans. Le bâtiment principalde l’île, baraque blanche en bois, sevoit de loin. Emilie Bersaas nous attend,souriante. Le mot du jour est : on positive.

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Certes, Breivik hante les lieux comme uneombre, mais on doit aller vers l’avant.Manu Husseini, actuel leader d’AUF, esten quelque sorte l’anti-Breivik. D’originekurde syrienne, immigré, intégré, doué.

« On doit établir un nouvel équilibre pourla génération d’aujourd’hui et celles àvenir », martèle-t-il. L’AUF veut fairede l'île d’Utøya, dont elle est propriétairedepuis 1950, un lieu d’apprentissagecontre le racisme et l’intolérance. «Après l’université d’été, l’île abritera unegrande conférence contre l’extrémisme,rassemblant tous les partis politiques deNorvège. Utøya sera toujours un lieu demémoire des forces du mal, mais nousne devons pas les laisser gagner. Nousavons reconstruit Utøya morceau parmorceau, et nous sommes fiers de pouvoiry organiser de nouveau une universitéd’été. »

Emilie nous emmène à l’emplacementréservé au recueillement et à lacommémoration, choisi pour sa beauté etson calme. On y a planté quelques fleursde plus, alors que la flore est déjà riche surl’île. Le nom de toutes les victimes y estgravé sur un grand anneau en métal.

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« Comme cela, il n’y a pas de début ou defin. Et quand on se met au milieu, on en estentouré, tout en ayant un moment à soi. Onpeut en faire sa maison. Pour moi, Utøyaest ma maison. Je suis rentrée à la maison», dit-elle.

Ce week-end, les jeunes seront trèsentourés. Pour une fois, il y aura beaucoupd’adultes, pour être là si l'on a besoind’eux. Il y aura également plus de bateaux,si quelqu’un veut quitter l’île. Tout estprêt, et la plupart des jeunes qui arriventn’ont pas vécu la terreur. Ils pourrontacquérir ce que les anciens appellent« le sentiment d’Utøya » – sans aucuneréférence à Breivik. Si c’est possible.

Boite noireVibeke Knoop Rachline estcorrespondante en France pour lequotidien norvégien Aftenposten. Ellesigne ici son premier article sur Mediapart.

Bataille de cartes en mer deChinePAR MARIANNE DARDARDLE VENDREDI 7 AOÛT 2015

La carte de Murillo Velarde (1734) est considérée commela première carte scientifique des Philippines. © dr

Les Philippines sont le seul pays àavoir saisi la justice à propos de leurdifférend maritime avec la Chine. Letribunal arbitral de l'ONU doit annoncerces prochains mois s'il est compétent ounon pour juger cette affaire. La questions'est invitée cette semaine au sommet del'Asean.

Manille (Philippines), correspondance.- Les petits pays contre la Chine, ou Davidcontre Goliath : c'est la question quis'est invitée cette semaine au sommetde l'Asean, à Kuala Lumpur (Malaisie).On agite la peur d'une escalade desaffrontements avec des bateaux ou desavions qui se frôleraient de trop près, etle secrétaire d'État américain, John Kerry,invité de l'association des États d'Asiedu Sud-Est, a été clair : « Les États-Unis n'accepteront aucune restriction à laliberté de navigation et de survol, ni àtoute autre usage légal de la mer. »

Mais pour les Philippines, la bataille selivre aussi par cartes interposées. Objectif :utiliser la représentation graphique pourasseoir son influence dans les esprits. Ily a quelques semaines, à Manille, denombreux globes « made in China »étaient retirés du rayon fournituresscolaires du plus gros marché. Lesmappemondes incriminées reproduisaientle fameux « tracé en neuf traits », cetteligne en forme de U utilisée par Pékin pourrevendiquer 90 % de la « mer de Chineméridionale » (voir ici une carte établie

par les États-Unis). Une appellation nonreconnue par Manille, qui évoque la « merdes Philippines occidentales » à propos deseaux qu'elle considère comme siennes.

Mi-juillet, Google Maps a dû retirer lenom chinois un temps utilisé pour désignerle plus grand atoll de la région, situé à 220km des côtes philippines et plus de 850km du littoral chinois. Internationalementconnu sous le nom de Scarborough, cerécif était jusque-là désigné comme faisantpartie du groupe des îles Zhongsha, ce quiavait soulevé une vague de protestationsaux Philippines.

Outre le récif de Scarborough, sontconsidérés comme des poudrières, aunord-ouest, l'archipel corallien desParacels et, plus au sud, celui desSpratleys. Là même où Pékin estaccusé depuis l'an dernier de remblayerdes récifs pour les transformer enîles capables d'accueillir une présencemilitaire. Jusqu'ici, le rapport de force esttel que le géant chinois a pu avancer sespions sans grande crainte.

Mais surtout, les Nations unies se sontemparées du dossier. À La Haye, letribunal arbitral de la Convention du droitde la mer a organisé à partir du 7 juillet unesemaine d'auditions à la suite du recoursdéposé par Manille contre Pékin, aprèsdes attaques au canon à eau subies pardes pêcheurs philippins. Du président duSénat au secrétaire d'État à la justice,plusieurs officiels haut placés de l'archipelavaient fait le déplacement. Mais Pékin nereconnaît pas la procédure et privilégie lesnégociations bilatérales.

« Cette affaire revêt une importancecapitale pour les Philippines, la régionet le reste du monde », a déclaréde manière solennelle à l'ouverture lesecrétaire d'État aux affaires étrangères,Albert del Rosario. « Du point de vue desPhilippines, il ne s'agit pas uniquementdu sort de nos revendications qui setrouve entre vos mains, mais de l'espritde la Convention des Nations unies surle Droit de la mer », a-t-il ajouté.D'après le récent rapport des députésGwenegan Bui et Jean-Jacques Guilletsur Les émergents d'Asie du Sud-Est,

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la mer de Chine méridionale représente10 % de la pêche mondiale. Un tiers ducommerce international traverse la région.C'est aussi une zone potentiellementriche en ressources énergétiques et enfinstratégique pour le passage des sous-marins, notamment nucléaires.

Rochers versus îlots

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Auprès des Nations unies, c'est encoreavec une carte que Manille espère obtenirgain de cause. Acquis pour 12 millionsde pesos (plus de 200 000 euros) lorsd'une vente aux enchères, le parcheminvieux de 300 ans a été exhumé parun collectionneur philippin. Considérécomme la première carte scientifiquede l'archipel, le document à l'originepublié par un jésuite représente le récifde Scarborough comme partie intégrantedu territoire des Philippines. Les cartesbrandies par la Chine, qui évoque des« droits historiques », datent de beaucoup

plus tard, au début du XXe siècle.

Au cœur du différend, il y a surtoutla distinction entre îles et « hauts-fondsdécouvrants », ces élévations naturellesde terrain découvertes à marée basse etrecouvertes à marée haute. D'après l'article13 de la Convention du droit de lamer pourtant reconnue par la Chine, àune certaine distance du continent oud'une île, ces hauts-fonds découvrantsne possèdent pas de mer territoriale.Autrement dit, impossible de réclamer leseaux ou l'espace aérien alentour. Voilàle principal argument des Philippines,détaillé par Antonio Carpio, juge à la Coursuprême : « Si le haut-fond découvrantest situé dans un périmètre de douzemilles marins par rapport à l'île la plusproche, il fait partie du territoire de celle-ci. Au-delà, nul État ne peut prétendrele posséder ou se l'approprier – bref, enêtre souverain. » D'après lui, dans lesSpratleys, cinq des sept récifs revendiquéspar Pékin appartiennent à la catégoriedes hauts-fonds découvrants, mais aucunne présenterait les critères nécessairespour être considéré comme chinois. Desarguments rejetés en bloc par Pékin, pour

qui ces rochers constituent des îlots pourlesquels il est par conséquent question desouveraineté.

« Il s'agit bien d'une dispute maritime »,poursuit à l'inverse Antonio Carpio, lorsd'une récente conférence sur le sujet. « LesPhilippines ne demandent pas au tribunalde juger quel État possède telles îles outels récifs, mais de déterminer l'étenduedes droits maritimes à propos de cesîles ou récifs, indépendamment de l'Étatsoi-disant propriétaire, et si certaines deleurs caractéristiques géologiques en fontdes masses terrestres immergées à maréebasse ou non. »

D'autres États pourraient suivre

Le sujet s'est invité au sommet de l'Asean(Association des nations de l'Asie duSud-Est), dont les ministres des affairesétrangères sont réunis ces jours-ci à KualaLumpur. Également convié, le secrétaired'État américain John Kerry a rencontrésur place son homologue chinois, WangLi. « La Chine s'engage toujours àcollaborer avec les pays concernés afinde résoudre ces disputes par le biais denégociations pacifiques », aurait-il déclaréselon Reuters, alors que Washington n'estpas officiellement impliqué dans le conflit.Et d'assurer, à propos des travaux entreprisdans la zone disputée : « la Chinea déjà arrêté », avant de conseilleraux journalistes qui l'interrogeaient de serendre en avion sur place pour le vérifier.

« Après avoir tenté à plusieurs reprises deconvaincre les Philippines d'abandonnerleur procédure, la Chine essaie de calmerle jeu auprès des pays impliqués », analyseAileen Baviera, spécialiste de la Chine àl'université des Philippines. « La bataillene concerne pas seulement les ressourcesmaritimes. Il s'agit aussi de répondre à laprésence renforcée des Américains dans larégion. »

Hormis les Philippines, seuls trois autrespays membres de l'Asean (Associationdes nations de l'Asie du sud-est) ontofficiellement des revendications dans lazone : le Vietnam, la Malaisie et le Brunei.Tous ont envoyé une délégation pourassister aux auditions de La Haye. Hanoï,

théâtre l'an dernier d'émeutes meurtrièrescontre l'installation d'une plateformechinoise d'hydrocarbures, est le plussolidaire des Philippines. En revanche, laMalaisie, qui préside cette année l'Asean,reste prudente pour des raisons à lafois historiques et économiques. Depuisqu'elle est devenue le premier pays del'association à normaliser ses relationsavec la Chine en 1974, Kuala Lumpur etPékin conservent un lien spécial. Quantà Brunei, le sultanat ne réclame aucunedes îles disputées, uniquement les eauxalentour. Puissance émergente et plusgrand archipel au monde, l'Indonésiemilite de son côté pour un partage deseaux tout en surveillant de près les eaux dudétroit de Lombok, le seul suffisammentprofond pour permettre le passage de sous-marins. Enfin, pour les autres nationsde l'Asean (Cambodge, Laos, Birmanie,Thaïlande), pas question de prendre lerisque de nuire à la coopération bilatéraleavec la Chine.

Avant la réunion, cette semaine àKuala Lumpur, des ministres des affairesétrangères de l'Asean, le porte-parole duministère des affaires étrangères philippinavait annoncé la mise en place possibled'une ligne directe entre celle-ci et laChine. Puis, le secrétaire d'État Albertdel Rosario a affirmé depuis le sommetson soutien à l'appel de Washington pourmettre fin « aux revendications, à laconstruction, et aux actions agressives quipourraient accentuer les tensions ».

En dehors de l'Asean, les Philippines,parmi l'une des armées les plus faiblesdu continent, ont récemment renforcéleurs liens militaires avec les États-Unis dont l'archipel est une anciennecolonie, mais aussi le Japon ou encorel'Australie. Des patrouilles communes ontété organisées. « Jusqu'ici les États-Unis refusaient de prendre part audébat sur la souveraineté, mais lesAméricains restent attachés à leur libertéde circulation », explique François-XavierBonnet, chercheur basé à Manille pourl'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (Irasec). « La logiquedes Australiens est similaire. Le Japon,

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lui, cherche à se remilitariser », poursuitce géographe de formation. Après avoirannoncé une hausse de 25 % de sonbudget de défense, Manille prévoit laréouverture de l'ancienne base de Subic,autrefois la plus grande de la marineaméricaine et située à 270 km du récif deScarborough. « Pour éviter toute escalade,une ligne directe a été installée entre Pékinet Washington, on y songe aussi entrel'Asean et la Chine », relève égalementl'expert français.

Pour l'heure, si les autorités philippinesaffichent une confiance unanime enl'issue de la procédure arbitrale, on peuts'attendre à ce que le tribunal obtiennedes concessions de part et d'autre. Unrejet du cas par le tribunal pourraitremettre en cause le droit de la mer,prévient-on à Manille. « À l'inverse, s'ilest accepté et que la balance pencheplutôt du côté des Philippines, nul douteque d'autres emboîteront le pas, leVietnam en premier », prédit François-Xavier Bonnet. Pour Antonio Carpio, uneinvalidation par le tribunal du tracé enneuf points suffirait à réduire de « manièreconsidérable » la zone disputée auxîlots et rochers des Spratleys, ainsi queleur mer territoriale. « En tout, celareprésenterait moins de 5 % de la merde Chine méridionale, comparé aux 90 %actuellement revendiqués par Pékin. »

La France ne vendra passes Mistral à la RussiePAR LÉNAÏG BREDOUXLE VENDREDI 7 AOÛT 2015

C’est l’épilogue d’un long feuilleton richeen tensions entre la France et la Russie,provoqué par la crise en Ukraine. L’Élyséea annoncé mercredi qu’un accord avait ététrouvé avec Vladimir Poutine pour annulerla vente des navires de guerre. La droite estfurieuse.

C’est le dernier épisode d’un longfeuilleton. Après huit mois denégociations, l’Élysée a annoncé mercredisoir la conclusion d’un accord avecVladimir Poutine au terme duquel la

France renonce à vendre deux navires deguerre Mistral à la Russie. Le Parlementsera saisi d’un projet de loi en septembre.

Les derniers détails ont été scellésmercredi lors d’un entretien téléphoniqueentre François Hollande et le présidentrusse, selon l’Élysée. « La France etla Russie sont parvenues à un accordpour mettre un terme au contrat signéen 2011 qui prévoyait la livraison dedeux bâtiments de projection et decommandement (BPC) de type Mistral »,explique le Palais dans un communiqué.Hollande et Poutine « se sont accordéssur le fait que, désormais, ce dossierétait clos », précise encore l’Élysée. Uneversion confirmée par Moscou. «Moscouconsidère que le dossier des Mistral estcomplètement résolu », a confirmé leKremlin qui a indiqué que les sommesdues avaient déjà été transférées.

Conclue en 2011 sous la présidence deNicolas Sarkozy, la vente à la Russiede deux bâtiments de projection et decommandement (BPC) était estimée à1,2 milliard d'euros, dont environ lesdeux tiers avaient déjà été payés par laRussie. La livraison du Vladivostok, lepremier des deux BPC construits à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), était prévuepour octobre 2014. Le deuxième BPC,baptisé Sébastopol, du nom de la villede Crimée où est basée la flotte russede la mer Noire, devait quant à lui êtrelivré en octobre 2015. Les Mistral sontdes navires de guerre polyvalents pouvanttransporter des hélicoptères, des chars oudes chalands de débarquement et accueillirun état-major embarqué ou un hôpital.

Mais après quelques semainesd’hésitation et sous la pression deses partenaires européens et américain,François Hollande avait suspendu l'andernier la livraison des deux naviresporte-hélicoptères de type Mistral enraison de l’annexion de la Crimée et de lacrise en Ukraine, où Moscou est accuséede soutenir les séparatistes de l’est dupays. Depuis, la Russie est soumise à unesérie de sanctions financières, notammentdécidées par l'Union européenne. Selon

la BBC, il s'agissait du plus gros contratd'armement signé par un pays membre del'Otan avec la Russie.

Le dossier faisait l’objet de longues,et parfois pénibles, discussions entre laFrance et la Russie. Notamment sur lemontant que Paris devait rembourser àMoscou. Le Kremlin voulait obtenir uneindemnisation d'1,163 milliard d'eurospour rupture de contrat, selon une sourcerusse au fait des négociations citée parReuters. La France proposait, elle, de nerembourser que les avances faites par lesRusses.

Les deux Mistral dans le port de Saint-Nazaire © Reuters

Aucun détail n’a encore été donné sur lestermes de l’accord conclu mercredi. Maisla formulation de l’Élysée laisse à penserque la France a, au moins partiellement,obtenu gain de cause. Selon Paris, « laFédération de Russie est exclusivementet intégralement remboursée des sommesavancées au titre du contrat ; leséquipements russes qui ont été installéssur les bâtiments seront restitués ; laFrance aura la pleine propriété et lalibre disposition des deux bâtiments ». Cequi signifie qu’elle peut les vendre à quielle veut. Selon le ministre de la défenseJean-Yves Le Drian, interrogé jeudi surRTL, plusieurs pays sont intéressés : « Ilssont nombreux car ce sont de très beauxbateaux et ils ont plusieurs usages. »

Sur le coût de l’opération, le ministre aaffirmé que « la France remboursera[it]à la Russie l'ensemble des frais engagéspour l'acquisition de ces bateaux. Leurprix initial était de 1,2 milliard d'euros. Leprix de l'accord, qui est le meilleurpossible, sera inférieur puisque laRussie sera remboursée des engagementsfinanciers qu'elle a pu mobiliser ». Maisle ministre a refusé d’entrer dans lesdétails. Il s’est contenté de préciser que

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« le montant exact sera[it] communiquéau parlement parce qu'il y aura uneloi de ratification. Le parlement va êtresaisi très rapidement du montant etdu dispositif ». De son côté, depuisl'Egypte où il participait à l'inaugurationdu nouveau canal de Suez, le président dela République François Hollande a jugéqu'il s'agissait d'un « bon accord parceque seront remboursées aux Russes, lessommes qui avaient été versées et les fraisqui avaient été occasionnés » - il s'agit desfrais de formation des marins russes.

Le sujet est sensible. Et pourcause : la facture totale risqued’être particulièrement salée. Outre leremboursement à la Russie, elle comprendnotamment la « dérussification » desnavires pour les revendre à un paystiers, mais aussi le préjudice pour leconstructeur des Mistral (DCNS).

L’annonce de l’accord franco-russe aaussitôt suscité une vive polémique avecla droite : parce que le contrat avaitété signé par Nicolas Sarkozy, maisaussi parce qu’une partie de l’oppositionest vivement opposée à la politique deFrançois Hollande vis-à-vis de VladimirPoutine. Et que la remise en cause d’uncontrat d’armement risque, selon eux, derefroidir d’autres acheteurs, inquiets devoir Paris remettre en cause une livraisonen cas de sanctions internationales. SurTwitter, plusieurs figures de LR (ex-UMP)s'en sont pris au président français :

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Quant à Marine Le Pen, elle estévidemment sur la même ligne, elle qui n'aeu de cesse de se rapprocher de la Russiede Poutine (y compris pour financer sonparti). « L’officialisation hier de la non-livraison des navires Mistral à la Russieconstitue une faute lourde de FrançoisHollande, qui porte gravement atteinte à

la crédibilité même de la France », adéclaré la dirigeante frontiste dans uncommuniqué.

À gauche, le débat est tout aussi clivé,entre d’un côté le PS et les écologistes,très critiques sur les dérives autoritairesde Vladimir Poutine et les violationsrépétées des droits de l’homme en Russie,et de l’autre Jean-Luc Mélenchon etJean-Pierre Chevènement, qui défendentun rapprochement avec la Russie pouréquilibrer la position dominante des États-Unis.

David Samzun, maire PS de Saint-Nazaire où les navires ont été construits,s’est réjoui de l’accord trouvé : « Ladiplomatie française a su tenir son ranginternational dans la crise ukrainienneet la France a prouvé ses capacitésà tenir ses positions face à une tellesituation. »« Le Parti socialiste estimeque cet accord, qui clôt une longuenégociation, sauvegarde à la fois la parolede la France mais aussi son engagementauprès de nos alliés, notamment dansle contexte du conflit en Ukraine »,a indiqué le parti présidentiel dansun communiqué.L’écologiste François deRugy a rappelé sur Twitter que le contratavait déjà été décrié du temps de NicolasSarkozy (y compris au sein de l’état-major,peu favorable à l’armement des Russes parla France) :

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Plusieurs responsables politiques ontégalement dénoncé ce qu'ils considèrentcomme une incohérence de la politiqueétrangère française : comment justifier dene pas livrer les Mistral à la Russie aunom de la condamnation de sa politiqueen Ukraine et soutenir les exportationsd'armements en Arabie saoudite ou auQatar ? Ces deux derniers pays sontrégulièrement accusés d'avoir contribué àla progression des djihadistes en Syrieet en Irak et d'avoir financé plusieursgroupes radicaux. La Russie, elle, soutientle régime de Bachar al-Assad. Pour Paris,la différence n'est pas à aller cherchersur le terrain moral mais sur celui du

droit : contrairement à l'Arabie saouditeou à l'Égypte, la Russie est soumise à dessanctions internationales.

Les prostituées chinoisestémoignent de la répressionpolicière à BellevillePAR JULIEN SARTRELE VENDREDI 7 AOÛT 2015

Insultes, humiliations, contrôles d’identitéintempestifs et arrestations : les pouvoirspublics veulent les évincer des boulevards.Elles racontent.

Les prostituées chinoises du quartier deBelleville, à Paris, n’ont jamais aperçude policier avec plaisir, mais depuisle 20 mai leur crainte de l’uniformes’est transformée en terreur. « Je nepeux plus sortir de chez moi, j’ai peurd’aller faire les courses et je n’aipas eu de client depuis plus de troissemaines », témoigne, inquiète, Yuyi, 45ans. Cette « marcheuse » est habilléesobrement, comme l’immense majoritéde ses compagnes d’infortune, afin dene pas tomber sous le coup de la loicontre le racolage. Entourée de plusieursmembres des Roses d’acier, l’associationqui regroupe les prostituées du quartier, etd’un interprète – elle ne parle pas français– la quadragénaire se concentre, chercheses mots et tente d’être la plus précisepossible. En prenant la parole, elle veutrendre visible et incarner la répressionpolicière accrue dont sont victimes lesprostituées de Belleville depuis que lespouvoirs publics ont décidé que leuractivité était devenue indésirable dans cequartier.

Si Yuyi a du mal à parler, à se souvenir,c’est qu’elle est traumatisée par unévénement : « Un dimanche soir, je n’étaispas en train de travailler, je rentrais chezmoi rue du Buisson-Saint-Louis, raconte-t-elle, quand brusquement un policier enuniforme m’a attrapée par les vêtements. Ilm’a demandé mes papiers et je lui ai tendula photocopie de mon récépissé de cartede séjour. Il a déchiré mes documents et

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les a jetés par terre. Ensuite, il a sortison téléphone portable et a essayé de meprendre en photo. »

Comme beaucoup de femmes dans sasituation, elle a une peur bleue d’êtreprise en photo et que les clichés soientenvoyés en Chine où sa famille ne connaîtpas la nature de ses activités. « J’aidétourné le visage mais il m’a pris lementon avec sa main pour me forcerà le regarder, poursuit-elle. Puis, il acontinué à marcher et j’ai continué maroute. Quelques minutes plus tard, ilm’a de nouveau arrêtée et m’a encoredemandé mes papiers, très brutalement. Jelui ai dit qu’il venait de les déchirer maisil s’en fichait ! Il a fouillé dans mon sac àmain et commençait à me violenter quandun monsieur français qui passait par làest intervenu et a dit quelque chose que jen’ai pas compris. Le policier s’est arrêté etj’ai eu l’impression d’avoir beaucoup dechance ! »

Le métro Belleville, à Paris © Julien Sartre

Des témoignages comme celui-là,l’association des Roses d’acier en aréuni des dizaines. Humiliations, prises dephotos intempestives ou encore insultesen chinois, le ton et les méthodes despoliciers ont passé un cap, à partir du 20mai dernier. Des associations comme laLigue des droits de l’homme, le Syndicatde la magistrature, Médecins du Mondeou encore le Syndicat du travail sexuel(Strass) se sont associées aux travailleusesdu sexe pour faire un courrier au procureurde la République (à consulter dans l'ongletProlonger). Ils y dénoncent l’excès dezèle des forces de l’ordre dans ce quartier.

Les effets de cette politique de répressionsont visibles dans la rue. Le vendredisoir, une quarantaine de femmes fontla queue dans une ruelle de Belleville.Elles attendent à proximité du « Lotus

bus », une mission de l’ONG Médecins dumonde qui distribue des préservatifs et dugel, recense les prostituées de ce quartierchinois de la capitale et leur offre unepremière assistance médicale.

Colorée et calme, la file d’attente s’allongesur une dizaine de mètres à peine. Elle s’estconsidérablement réduite depuis quelquessemaines. « D’habitude, il y a plus d’unecentaine de femmes qui viennent nous voirdès le début de la permanence. La filedéborde sur le boulevard », se souvientGwenaël, bénévole du « Lotus bus ».

Moins enclines à travailler en groupe, àla vue de tous, les prostituées se mettentdavantage en danger. Elles ne portent pasplainte contre les agresseurs. « Il y ades gens malsains qui profitent de notrepeur de la police », reprend Yuyi. « J’aiun voisin qui me demande des faveurssexuelles gratuites et menace de medénoncer si je ne lui donne pas d’argent.Je n’ai pas cédé mais je ne peux pasporter plainte car pour moi un policier estquelqu’un qui a trop de pouvoir », déplore-t-elle. « Nous ne créons pas l’insécurité,nous en sommes les premières victimes »,ajoute Hadje, travailleuse du sexe.

À ses côtés, Yueyue, autre prostituéequadragénaire travaillant à Belleville,acquiesce. « Les policiers sont un plus grosproblème que les agresseurs pour nousen ce moment. Les hommes violents, c’estjuste un mauvais moment à passer maisavec la police, si tu es interpellé, tu ne saispas quand tu vas sortir. » Yueyue sait dequoi elle parle, elle s’est fait contrôler àde très nombreuses reprises par la policeet a déjà passé 24 heures en garde à vue.Elle est surtout intimidée par les agentsen uniforme qui lui répètent sans cesse,en chinois, « Dégage ! Dégage ! ». Unemanière explicite de dévoiler la motivationde cette présence policière.

La loi sur la pénalisation desclients en toile de fondLe sujet est éminemment politique.Quelques jours avant les premièresactions des forces de l’ordre, uneréunion réunissait les maires de quatrearrondissements. En effet, tout se

joue dans les alentours du carrefourde Belleville dont les quatre artères

desservent respectivement les Xe, XIe,

XIXe et XXe arrondissements. L’adjointeà la sécurité de la mairie centrale, le préfetde police et le procureur de la Républiqueparticipaient aussi à cette réunion.

« Oui, nous avons interpellé les pouvoirspublics et fait en sorte que la policereçoive des consignes afin de reprendreBelleville au système prostitutionnel »,

détaille François Dagnaud, maire du XIXe

arrondissement. « J’assume tout à faitde vouloir empêcher que ce quartierpopulaire, incubateur de plusieursgénérations de migrants, devienne lagrande scène parisienne de la prostitutionà ciel ouvert. Surtout, nous avons tousagi après des réunions de quartier, où lesriverains nous ont bien dit leur ras-le-bolde voir ces femmes en bas de chez eux. »

C’est le commissariat du XXe

arrondissement et sa « Brigade spécialede terrain » (BST) qui sont en premièreligne. Cette patrouille de proximitéa été créée en 2011 spécialementpour lutter contre la délinquance àBelleville. À l’époque, il s’agissait d'agircontre les agressions fréquentes envers lacommunauté chinoise. Des commerçantsessentiellement, qui ne viennent pas de lamême région que les prostituées et sontbien mieux organisés en communauté.

La préfecture de police, contactée parMediapart, nie les abus et tout dérapageou excès de zèle. « Il n’y a pas eude plainte à l’Inspection générale dela police nationale (IGPN) », tranchel’administration. Dans un courrier enréponse au collectif de soutien desprostituées, le procureur de la Républiqueexplique son action par « l’application dela loi pénale dans le cadre de la luttecontre la prostitution de rue, le racolageet la délinquance » en général.

« Il n’y a pas de hordes de CRS,seulement une présence continue quiassèche la clientèle et affole le lobbyprostitutionnel », renchérit Rémi Féraud,

maire du Xe arrondissement, partisan

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actif de l’éviction des prostituées àBelleville. « La situation est devenueintenable, du fait de l’augmentation despersonnes présentes sur place. Plusieurshabitantes du quartier sont prises pour desprostituées et des propositions indécentesleur sont faites », argumente-t-il encore.

Depuis le 20 mai, la répression s'estétendue et touche indistinctement femmesse prostituant et Chinoises riveraines allantfaire leurs courses. « J’ai été arrêtéeplusieurs fois alors que je ne travaillaispas, j’ai peur de sortir de chez moi alorsque je suis en règle et que j’ai un récépisséde demande d’asile », témoigne Amin, 45ans.

Elle travaillait dans le textile en Chineil y a encore deux ans, avant de venirfaire la « nounou » en France, il y a18 mois. Licenciée par ses employeurschinois, Amin dit n’avoir eu d’autre choixque la rue pour survivre et continuer àenvoyer de l’argent à sa famille, restée enChine. Comme les autres, elle ne parle pasfrançais et ses propos sont traduits par uninterprète. « Depuis que la police nousmet la pression, les clients sont beaucoupmoins nombreux et les conditions detravail beaucoup plus difficiles. Je restesur le boulevard de 7 heures du matin à9 heures du soir », s’inquiète-t-elle. Si lasituation ne s’améliore pas, elle dit ignorercomment elle fera pour payer son loyer etsoutenir sa famille.

De trois cents femmes en permanencesur le boulevard de La Villette, lapopulation de prostituées sédentarisées achuté autour d’une centaine de personnes.Un constat qui ne satisfait pour lemoment personne. Les maires n’ont paséradiqué la prostitution et les associationsaffirment que loin d’être sorties d’affaire,les femmes se sont déplacées dans d’autresquartiers ou proposent leurs services surInternet.

Aux Jeux des îles, Paris etles Comores se fâchentPAR JULIEN SARTRE

LE JEUDI 6 AOÛT 2015

Ulcérée par le fait que les athlètesmahorais défilent sous les couleursfrançaises lors de la cérémonied’ouverture, la délégation comorienneboycotte cette manifestation sportiveinternationale qui se déroule à LaRéunion. Les Comores ne reconnaissentofficiellement pas l’île de Mayotte comme

le 101e département français.

Sport et diplomatie forment parfois uncocktail explosif. Drapeaux arrachés desmains, boycott, rappel d’ambassadeur :tous les ingrédients sont réunis cesjours-ci aux Jeux des îles de l’océanIndien. Organisée tous les quatre ans,hébergée à tour de rôle par une desîles participantes, la manifestation sportivese déroule cette année sur l’île de LaRéunion. Événement important à l’échelle

régionale, elle rassemble depuis le 1er

août des sportifs venus des Seychelles, deMadagascar, de Maurice, des Maldives,mais aussi de Mayotte et des Comores. Etc’est là que le bât blesse.

Samedi 1er août, lors de la cérémonied’ouverture, la délégation venue de l’îlede Mayotte défile derrière un drapeautricolore. Un choix tout sauf anodin :Mayotte n’est un département françaisd’outre-mer que depuis 2011. C’est lapremière fois dans l’histoire des Jeuxdes îles qu’elle a l’occasion d’arborer lescouleurs françaises.

Dans la tribune officielle, c’est labronca : les représentants de l’archipeldes Comores (dont Mayotte faitgéographiquement partie) s’insurgent. Ilscrient à l’humiliation. Le contexte estlourd : les Comores ne reconnaissent pasl’autorité de la France sur cette île de leurarchipel et continuent d’en réclamer lasouveraineté à l’ONU. « Il s’agit d’uneviolation de la Charte des Jeux des îlesqui précise que Mayotte ne doit pas défileren tant qu’île française », s’indignentplusieurs officiels comoriens. Pour eux,c’est un casus belli, la délégation annonceson boycott des jeux et l’ambassadeur àParis est rappelé pour consultation.

Jointe au téléphone par Mediapart,l’ambassade des Comores à Paris confirmeavoir très mal pris ce drapeau françaisprésenté en tête de la délégationmahoraise. « La France a humilié notrepays et n’a pas cessé de le faire depuis1974 (date du référendum où Mayotte achoisi de rester française, contrairementau reste de l’archipel). L’ambassadeur aquitté Paris depuis lundi 3 août et lesjoueurs rentrés chez eux ont été accueilliscomme des héros. Oui, il s’agit bien d’unincident diplomatique.»

Le ton est monté très vite. Sur place,présent très officiellement à la cérémonied’ouverture, le ministre français dessports, Patrick Kanner, a choisi la lignedure. Dans une conférence de presseconvoquée après l’incident du drapeau, ildéclarait : « Je ne parlerai pas d'incidentdiplomatique. Je ne mélange pas le sportet la vie diplomatique de notre pays. Lestatut de Mayotte a changé. Il faut que nosamis de l'océan Indien le comprennent. »Une position qu’il a répétée auprès d’uncorrespondant de l’AFP, repris par le siteinternet du Point. « Il faut que l'Uniondes Comores comprenne que la positionde la France est maintenant intangible,que nous avancerons, que Mayotte estfrançaise. »

Ce disant, il ne faisait que suivre laligne gouvernementale définie par ManuelValls, il y a quelques semaine encore,

en déplacement dans le 101e départementfrançais. Une envoyée spéciale du Figarol’y avait suivi. « Mayotte c’est pleinementla France et la France c’est pleinementMayotte », martelait le premier ministre.Avant de s’exprimer sur le sujet précisdes Jeux des îles et d’expliquer que« les sportifs mahorais doivent pouvoirporter les couleurs françaises et chanter laMarseillaise ».

Un point de vue que ne partageapparemment pas l’organisation de lamanifestation sportive puisque, aprèsl’incident diplomatique, la réactionofficielle a été d’interdire toutesles expressions d’appartenance à unenationalité, pour éviter un nouvelimbroglio. Sont désormais prohibés aussi

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bien drapeaux qu’hymnes nationauxlors des remises de médailles. Unedécision que n’ont pas appréciée lessportifs malgaches et mauriciens. Unecompétitrice mauricienne qui voulait toutde même brandir son drapeau nationalaprès sa victoire se l’est vu ôter parun membre du service protocolaire. Unesportive malgache a vécu la mêmemésaventure et cette fois une caméra dujournal mauricien l’Express a immortaliséla scène.

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Mardi 4 août, nouveau scandale. Dans unemise en scène digne des Black Panthers,les vainqueurs mahorais brandissentfièrement le drapeau tricolore, au méprisdes instructions du Comité internationaldes jeux (Cij). Ils ont été rejoints ensuitedans cette méthode par plusieurs athlètesréunionnais, scandant la Marseillaise avecun public survolté. La présidente duconseil général de La Réunion, NassimahDindar, s’est fendue d’un communiquépour déplorer que l’hymne nationalfrançais soit interdit et s’en est émue,déplorant « une décision inadmissible ».Elle appelle à braver l’organisation desJeux afin de « faire respecter les valeursrépublicaines ».

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Désormais, en plus de relations à nouveaudégradées entre la France et l’archipeldes Comores, des menaces planent surl’organisation des prochains Jeux desîles, en 2019. L’Union des Comores,candidate jusqu’ici à l’organisation de lamanifestation sur son sol, a déjà laisséentendre que si elle avait lieu sur sonterritoire, les choses devraient se passerdifféremment.

Sur la traite, la France baten retraitePAR MICHAËL HAJDENBERG

LE MERCREDI 5 AOÛT 2015

Dans le quartier Château-d'eau

Dans les salons de coiffure et de

manucure du Xe arrondissement de Paris,des salariés, souvent sans papiers, sontexploités et humiliés. Mediapart a euaccès à un procès-verbal de l'inspectiondu travail édifiant, signalant une « traitedes êtres humains » par un réseauconstitué. La justice n'a pourtant pas retenucette qualification, de peur de créer unprécédent.

Où s’arrête le droit et où commencela politique ? C’est la question que seposent les défenseurs de 18 salariés dusalon de coiffure New York Fashion, du

Xe arrondissement de Paris. Ces sans-papiers, généralement des femmes, ont étéexploités, maltraités, sous-payés pendantsix mois. Soutenus par la CGT, ils onteu le courage de faire grève puis deporter plainte, comme les médias l’ontabondamment relayé à la fin de l’année2014 (voir sous l’onglet Prolonger). Maisselon nos informations, le parquet de Parisa décidé de ne pas renvoyer les gérantsdes salons devant le tribunal correctionnelpour la qualification la plus lourde, cellede « traite d’êtres humains ». Selonl’inspection du travail, dont Mediapart apu consulter le procès-verbal en intégralité(lire ici), les éléments étaient pourtantréunis pour un renvoi de ce type, qui auraitconstitué une première judiciaire. Maisdes considérations d’ordre politique ontvisiblement primé. Le système mafieux,à l’œuvre depuis tant d’années dans lequartier, a donc toutes les chances deperdurer.

Le rapport de l’inspection du travail,rendu à l’automne 2014, est pourtanttrès définitif dans sa formulation : « Enconclusion, il nous apparaît que le délit detraite des êtres humains est constitué. » La

sentence vient clore une enquête fouillée,qui va au-delà des témoignages publiésdans la presse, et dresse un état des lieuxlugubre des pratiques à l’œuvre dans dessalons afro du boulevard de Strasbourg etde ses alentours, hyper fréquentés depuisles années 90.

Des salariés du salon de coiffure du 57,boulevard de Strasbourg, à Paris © DR

Même si l'on peut subodorer un systèmequi touche l’ensemble du quartier,l’enquête se concentre sur le 57, boulevardde Strasbourg. 18 salariés, dont 14sans-papiers, y ont longtemps travailléen touchant un salaire de misère.L’inspection du travail s’est rendue surplace et observe : dans le salon, elledécouvre « plusieurs enfants en bas âgeet des nourrissons », « les salairesparticulièrement bas ne permettant pas deles faire garder ».

Au rez-de chaussée, une pièce d’environ

15 m2 pour 8 postes de travail. Au 1er

étage, une salle réservée à la manucure,avec des travailleurs d’origine chinoise.Au sous-sol, la coiffure pour hommes.Partout, les « salariés » sont présentsde 9 heures à 21 heures, parfois jusqu’àminuit. Ils sont payés à la tâche : sansclients, pas de rémunération. L’inspectiondu travail a calculé un taux horaire variantde 1,30 à 4,70 euros (contre 9,53 euros brutpour le SMIC), et des émoluments verséssporadiquement.

Pour le reste ? Pas de congés. Pas de pausedéjeuner. Pas de ventilation. Partout, uneatmosphère humide, « irrespirable », uneodeur désagréable et l’utilisation, toutela journée, de produits chimiques dontcertains potentiellement dangereux. Lespatrons ? Agressifs, insultants, menaçants.Si les salariés se plaignent, il leur estrétorqué qu’ils peuvent à tout moment êtrelivrés à la police.

En juin 2014, certains l’ont pourtant fait.Ils ont rompu l’omerta en vigueur depuistant d’années. Épaulés par la CGT, leurgrève leur a permis d’obtenir un titre de

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travail et des autorisations temporaires.Sans garantie définitive ni protectionassurée.

Très vite le salon a été liquidé, sansque le système soit ébranlé. Partout, lesgérants de paille continuent de se succéder.Certains passent par la prison, reviennent,changent de salon. Tandis que les gérantsnigérians et ivoiriens amassent l’argentdes clients.

L’idée de la CGT, qui a mené une initiativeavec le syndicat de la magistrature et desassociations comme la Cimade, le Gisti, ouencore RESF, était d’attaquer le systèmedans sa structure, de mettre à mal la bandeorganisée. Au moins 80 salons de coiffureet d’esthétique sont en effet répertoriésdans le quartier, sans compter les magasins« de mèche » (dans tous les sens du terme).

Des politiques ont pris le relais, jusqu’àla mairie de Paris, via un vœu. Avec unangle d’attaque bien ciblé : « la traite», définie par l’article 225-4-1 du codepénal et dont on peut extraire les passagessuivants : « la traite des êtres humainsest le fait de recruter une personne (...)à des fins d’exploitation (...) en échanged’une rémunération ou d’une promesse derémunération. L’exploitation (...) est le faitde mettre la victime à sa disposition ou àla disposition d’un tiers (...) afin (...) depermettre la commission contre la victimedes infractions de (...) conditions de travailou d’hébergement contraires à sa dignité.»

« La traite, ce serait forcémentaller chercher des filles sur lestrottoirs de Lagos »En effet, dans la rue ou à la sortie du métro,les gérants visaient des sans-papiers. «Ils déplaçaient la main-d’œuvre à leurconvenance, en les déplaçant d’un salon àl’autre, sans recueillir leur consentement», explique l’inspection. Par ailleurs, « lessalariés étaient de fait contraints de resterau service des gérants, dans la mesureoù ils espéraient percevoir leurs arriérésde salaire ». Les salariés étaient ainsi ensituation de « soumission » ; les gérantsleur octroyant, selon leur bon vouloir, 50ou 100 euros une fois de temps en temps.

« Les gérants avaient donc un pouvoirdémesuré sur les salariés, contraire auxlibertés individuelles et ont fait travaillerces 18 personnes dans des conditionscontraires à la dignité. » L’inspectionconclut en dénonçant tout « un systèmeorganisé dans le quartier Château d’eau ».

Dans le quartier Château-d'eau

Dans un courrier dont Mediapart a puprendre connaissance, le procureur deParis, François Molins, a pourtant indiquéle 10 avril aux plaignants que, s’ilenvisageait de renvoyer les gérants dessalons devant le tribunal correctionnelpour les faits de « travail dissimulé », «emploi d’étrangers sans titre de travail», ou encore des infractions en matièred’hygiène et de sécurité, il ne comptait pasfaire de même sur l’infraction de « traitedes êtres humains ».

En effet, selon le parquet de Paris, «les salariés ont toujours la possibilitéde quitter leur emploi pour changerd’employeur et le font effectivement,lorsqu’ils sont en situation régulière ».Par ailleurs, « les salariés ne dépendentpas de leur employeur pour obtenir unlogement puisque la plupart d’entre euxsont hébergés dans des hébergementsfamiliaux, ou dans une chambre en hôtelsocial ». Contacté, le parquet précise :« On ne peut pas parler de soumission.Même les sans-papiers pouvaient partir.Ils n’étaient pas complètement dépendantsde leur employeur. »

Des arguments qui ne convainquent pasMarilyne Poulain, qui a porté le dossierpour le compte de la CGT. « Ceux quiétaient en situation irrégulière étaientles plus nombreux. Et ils ne pouvaientpas partir, vu qu’ils attendaient enpermanence d’être payés. Il y avait unasservissement par la dette. Quant à

dormir sur son lieu de travail, ce n’est pasune condition indispensable pour que latraite soit reconnue… »

Marilyne Poulain estime que « dès ledébut, on a senti qu’il n’y avait pasde volonté d’enquêter sur les personnesqui tiennent le réseau. Les sans-papierssont vus comme des délinquants, pascomme des victimes. Pourtant, je n’aijamais vu de telles conditions de travail,avec une telle violence, un tel isolement.Des salariées étaient dans de tellessituations de vulnérabilité qu’elles ont dûse prostituer. »

Pour la CGT, il aurait été logique quel’Oclti (Office central de lutte contrele travail illégal) soit saisi, avec despossibilités d’investigation, d’écoutes, etdes moyens bien plus importants. Celan’a pas été le cas. L’enquête, selon lesyndicat, s’est faite a minima, sans volontéde démanteler un réseau.

Au sein des associations mais ausside l’institution policière, des personnesinterrogées ayant suivi le dossier au plusprès évoquent une « volonté politique ».Car la circulaire Valls du 28 novembre2012 invite à la régularisation des sans-papiers victimes de traite qui coopèrentavec les autorités administratives etjudiciaires. Du coup, ce serait pour ne pasavoir à régulariser que la traite ne serait pasreconnue. Pour ne pas « ouvrir la boîte dePandore ».

L’avocat de la CGT, Maxime Cessieux,développe : « Le parquet a une visionextrêmement restrictive de la traite desêtres humains. Ce serait forcément unréseau de prostitution, des filles qu’onirait chercher sur les trottoirs de Lagospour qu’elles viennent faire le tapinsur les trottoirs de Paris. Ou alors, labonne Philippine de 16 ans qui travaillechez un diplomate, qui a été privéede passeport et qui est attachée à unradiateur la nuit. Mais cette vision vaà rebours du texte du législateur, votéen 2013 en application d’une directiveeuropéenne, et qui voulait aller au-delàde ces situations. La loi doit être unearme contre les comportements criminels.Cela n’empêche pas une discussion

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devant le tribunal. Mais si le parquets’autocensure déjà, c’est un messagede tranquillité envoyé aux organisationscriminelles. Il faut appliquer la loi.Mais certains ont visiblement peur quederrière, 500 coiffeurs ne demandent leurrégularisation. » Puis le lendemain, lessans-papiers exploités dans la confectionou le BTP ?

Le Parquet ne cache pas que la questionse pose. Mais il en fait une lecturediamétralement opposée : les sans-papierspourraient se servir de la qualificationde « traite » pour obtenir des papiers.Par ailleurs, estiment les services duprocureur, « la traite des êtres humains estune infraction compliquée à caractériser.Il faut être très solide pour aller devant letribunal ».

Pour Sylvie O’Dy, l’ancienne présidentedu comité contre contre l’esclavagemoderne, « la lecture française estextrêmement restrictive sur la traite àdes fins économiques ». D’ailleurs, lacirculaire Taubira du 22 janvier 2015sur la traite ne l'évoque pas.

Une évolution qui va à rebours de ce quise passe à l’étranger. Aux États-Unis, lasituation de salariées travaillant dansdes salons de manucure a provoqué laréaction des pouvoirs publics qui les ontdéfendues. En Grande-Bretagne, une loianti-esclavage vient d’être votée, qui viseaussi à renforcer les droits liés au travaileffectué dans des conditions contrairesà la dignité humaine. La Belgique, lesPays-Bas et d’autres pays de l’Unioneuropéenne ont décidé d’emprunter lemême chemin. La France, elle, attendra.

Face à Daech, les minoritésreligieuses prises en otagepar le régime syrienPAR MARIE KOSTRZLE JEUDI 6 AOÛT 2015

En Syrie, Daech a attaqué ces derniersmois plusieurs localités habitées pardes minorités religieuses, assyriennes,ismaéliennes ou druzes, dans différentesrégions du pays. Contrairement à la

propagande officielle selon laquelle lerégime syrien serait le meilleur rempartcontre Daech, ces minorités dénoncent lapassivité, voire la complicité du régime deBashar al-Assad dans ces attaques.

Beyrouth (Liban), de notrecorrespondante.-« Nous sommesobligés, dans certaines circonstances,d’abandonner certaines régions pourtransporter nos troupes vers la régionà laquelle nous sommes attachés. » Cetaveu de faiblesse, prononcé par Bacharal-Assad le 26 juillet à Damas, faitcruellement écho au sort des Assyriensdu Khabour. Ce chapelet de 34 villageschrétiens implanté sur les rives du fleuveéponyme, au nord-est de la Syrie, dansla région de Hassakeh, a fait les fraisd'une attaque éclair de Daech le 23février dernier. En quelques heures, 250civils y ont été kidnappés, dont unepoignée seulement a été libérée depuis.Alors même que beaucoup soutiennentBachar al-Assad depuis 2011, un fortsentiment d'abandon domine désormais lesrescapés. Un état d'esprit nourri par uneévidence : à aucun moment, le jour del'attaque comme durant les deux annéesqui l'ont précédée, l'armée syrienne ne leura porté secours contre Daech. « Avant,il y avait un petit poste militaire danschaque village mais en 2012, l'armées'est retirée de tout le Khabour pourrapatrier ses troupes dans la ville deHassakeh », se souvient Adib, habitantde Tal Maghada, aujourd'hui réfugié àSed Al-Bauchrieh, quartier assyrien dela banlieue de Beyrouth, au Liban. En2013, avec l'éviction du groupe rebelled'Ansar al-Charia par Daech dans lesenvirons du Khabour, les exactions contreles habitants, déjà existantes, se sontmultipliées. L'établissement d'un check-point sur la rive sud du fleuve obligeaitles habitants à le traverser pour se rendreà Hassakeh : les kidnappings crapuleuxétaient monnaie courante. Si l'attaque du23 février a surpris par son ampleur, lessignes avant-coureurs ont été nombreux.Une semaine plus tôt, Daech avait déboulédans le village de Tal Hormidz, y avaitcassé la croix de l'église et imposé auxfemmes de porter le niqab. Elles avaient

alors jugé plus prudent de migrer vers unvillage voisin. Les habitants de Tal Masri,un autre village du Khabour, avaientaussi reçu des appels des djihadistes lesmenaçant d'une attaque imminente.

Dans les modestes appartements de SedAl-Bauchrieh où beaucoup ont échoué, lesréfugiés du Khabour tentent d'expliquerla passivité de l'armée, celle-là même oùnombre d'Assyriens ont envoyé leurs filsdéfendre la nation syrienne. « L'arméeprotège seulement la ville de Hassakeh etlà où il y a du pétrole, elle ne peut êtrepartout, elle manque d'équipement », serassure Adib, qui reste fidèle à Bachar al-Assad. La thèse d'une armée affaiblie, nepouvant défendre un ensemble de villageschrétiens isolés et donnant l'unique prioritéà la capitale régionale, ne satisfait pourtantpas tous les rescapés du Khabour. Fadi*était à Hassakeh le jour de l'attaque. « Onvoyait plein d’avions dans le ciel, mais pasun seul n'est allé bombarder le Khabour »,dénonce-t-il. « Ça fait plus d’un an queDaech est dans la montagne, à moins devingt kilomètres de nos villages, pourquoil’armée n’a-t-elle jamais bombardé leurspositions ? » La nature de la relation entreDaech et le régime laisse plus d'un réfugiéassyrien perplexe. « C'est à croire qu'unaccord tacite existe entre eux », souffle unhabitant de Kabr Shamia, qui a fui devantl'arrivée de Daech.

Entretenir la peur, moteur du soutien desminorités

Manque de moyens matériels et humainsou passivité calculée face à Daech ? SelonZiad Majed, professeur des études duMoyen-Orient à l'Université américaine deParis et spécialiste de la Syrie, les deuxhypothèses se rejoignent : « Le régime n'aplus assez de forces combattantes pourêtre présent sur l'ensemble du territoire etl'avantage qu'il donne à certaines zonesmontre que sa priorité n'est pas auxminorités qu'il dit protéger ; il choisitde ne pas positionner de troupes dansles zones peuplées de minorités alorsqu'un danger évident existe, mais il peuten même temps utiliser l'argument selon

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lequel les endroits où l'armée n'est pasprésente sont le théâtre de massacres deminorités par Daech. »

Si les musulmans sunnites représententenviron 80 % de la population syrienne,plusieurs minorités religieuses peuplentle pays : chrétiens, druzes, ismaéliensou alaouites, communauté à laquelleappartient Bachar al-Assad. Depuis ledébut du conflit et encore plus depuisl'arrivée de Daech, le régime syrien s'estérigé en défenseur de ces minorités. « D'uncôté, sa propagande a été orientée versl'Occident, à qui il a dit, alors mêmeque la révolte n'était pas encore armée,être le garant de la coexistence en Syrieoù il protégerait les minorités face auxislamistes », explique Ziad Majed. « Iltient également ce discours en Syrieauprès des minorités elles-mêmes, à quiil a insufflé l'idée que leur existence estliée à son sort. » Un discours bien rodé,mis en place dès les années 70 par lepère du président actuel et qui a valu auxminorités un traitement spécial depuis ledébut de la révolution. « Le régime netirait pas directement sur les manifestantscomme il faisait dans les zones sunnites,ce qui ne l'a pas empêché en même tempsd'arrêter voire d'assassiner les opposants,mais l'important était de ne pas susciter decolère dans les villages. »

Si cette stratégie a porté ses fruits,la confiance qu'ont les minorités en lacapacité et la volonté du régime de lesprotéger s'effrite. « Il y a beaucoupde gens qui sont convaincus que lerégime est complice du massacre quia eu lieu dans notre village », affirmeMohammad*, un habitant de Maboujé,situé à l'est de Salamyeh, entre Homs etHama. La bourgade est en grande partieismaélienne, une branche de l'islam chiiteconsidérée comme hérétique par Daech.Les djihadistes, présents depuis deux ansà la périphérie est du village, en directionde leur fief Raqqa, l'ont attaqué le 31 marssur un mode similaire à celui utilisé contreles Assyriens du Khabour. « On a entendules premiers coups de feu à 23 h 30, lescombattants sont entrés dans la partie estdu village et ont tiré sur tous les habitants

qu'ils croisaient », détaille Mohammad,qui est resté cloîtré chez lui durant l'assaut.L'armée n'était pas présente à Maboujé :la protection du village était assurée parquatre check-points tenus par deux milicesaffiliées au régime : la Défense nationaleet la Brigade 47, soutenue et dirigée par lesGardiens de la Révolution iraniens. « Tousles miliciens se sont enfuis de Maboujé,ils ont dit aller chercher des renforts àSalamyeh mais ils ne sont revenus quele lendemain, quand tout était fini »,accuse Mohammad. En tout, 52 personnesont trouvé la mort et onze personnes ontété kidnappées lors de l'attaque – dontcertaines sont connues pour être opposéesau régime et/ou sunnites, selon plusieurssources.

Là encore, la réactivité de l'armée syrienneest mise en cause. « Elle a bombardéle village à trois heures du matinseulement », poursuit l'habitant. Daechn'en partira pas avant 8 heures. Unebase militaire est pourtant située à unevingtaine de kilomètres du village, à Barri.« Jamais elle n'a attaqué Daech et viceversa », insiste Orwa, un activiste deSalamyeh. Autre inertie relevée : celledes miliciens pro-régime de Saboura. Cevillage alaouite situé à cinq kilomètres deMaboujé est extrêmement bien armé, cequi avait encouragé les habitants à penserqu'en cas d'attaque de Daech, les miliciensde Saboura viendraient les défendre. Maispersonne n'a bougé, seules des roquettesont été lancées vers Maboujé. L'activistevoit dans cette passivité des forces pro-régime une volonté de faire passer unmessage aux habitants : « Le régimetire profit de Daech pour effrayer lapopulation et grossir les rangs des milicespro-régime ; son message est : si vousvoulez avoir une protection contre Daech,vous devez combattre avec moi. » Unestratégie qui s'avère efficace : « Mêmes'ils ne soutiennent pas forcément lerégime, beaucoup de jeunes de Maboujéet Salamyeh ont rejoint des milices aprèsl'attaque, selon une stratégie de survie etpour défendre leur terre : soit dans laDéfense nationale, les Faucons du désert

ou le Parti social-nationaliste syrien, quitient la ligne de front entre Salamyeh etDaech. »

Marchander la défense des villages contrel'envoi des jeunes à l'armée

Avec la militarisation du conflit, lerégime syrien a créé ou financé toutun ensemble de milices locales dont lescombattants protègent le lieu d'où ilssont originaires. « Il utilise cette tactiquepour mieux défendre le territoire : lesmilices sont une force complémentaireà l'armée, elles connaissent très bienle terrain où elles se battent et luipermettent de se concentrer sur les axesstratégiques », explique Fabrice Balanche,maître de conférences à l’université Lyon-II et directeur du groupe de rechercheset d’études sur la Méditerranée et leMoyen-Orient à la Maison de l’Orient(Gremmo). Elles sont aussi un moyen pourle pouvoir de s'assurer de la dépendancedes minorités et de ménager leur soutien –ou au moins leur neutralité : elles préfèrentrester sur leurs terres plutôt que d'aller sebattre sur des fronts dangereux et éloignésde chez elles.

Quatre ans après le début du conflit, cettestratégie atteint cependant sa limite : «L'armée a besoin d'hommes, elle nepeut pas se contenter d'avoir desmilices locales qui protègent uniquementleur territoire », explique FabriceBalanche. « La guerre est longue, lessoldats sont fatigués, il faut bien lesremplacer ; le régime veut que les jeuneshommes issus des minorités ismaélienneset druzes aillent se battre sur d'autresfronts. » En plus des miliciens locaux,plusieurs dizaines de milliers de jeuneshommes se cachent en effet depuis deuxans dans leurs villages, refusant d'allereffectuer leur service militaire au seind'une armée où 50 000 soldats ont déjàtrouvé la mort depuis 2011. Une situationrendue possible par la protection de chefsreligieux locaux et la tolérance du pouvoir,soucieux de ne pas se mettre les leaders desminorités à dos. Afin de les encourager,Bachar al-Assad a ainsi signé le 25 juilletun décret accordant l'amnistie aux jeunesayant refusé de faire leur service militaire

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ainsi qu'aux déserteurs. Ce qui n'empêchepas le régime, en parallèle, d'opérer « uneforme de chantage », selon FabriceBalanche : « Il fait passer le messagequ'il est prêt à protéger les villages, maisqu'ils doivent en contrepartie envoyer deshommes à l'armée. » L'attaque par Daechdu village druze d'Al-Huquf, à l'est deSuweida, le 19 mai dernier, est ainsi àreplacer dans ce contexte. À la suite del'assaut, durant lequel l'armée n'est encoreune fois pas intervenue, une délégation dedignitaires religieux druzes s'est rendue àDamas demander à Bachar al-Assad desarmes pour défendre les villages exposésaux jihadistes. « Il a refusé, rappelant queplusieurs dizaines de milliers de druzesn'ont pas effectué le service militaire »,explique Wael*, un milicien druze ayantcombattu Daech à Al-Huquf.

Perdre la neutralité des druzes, un risque

Le double jeu auquel s'adonne le régimedans la région de Suweida n'est passans danger. Le 10 juin, l'armée a vouludéplacer les armes lourdes positionnéesdans la ville vers la capitale, Damas,hautement stratégique pour le régime. Lecheikh Wahid al-Balous, qui s'est imposécomme un des leaders locaux, l'en aempêché. L'armée n'a pas insisté. « Lasituation actuelle est très précaire, il ya un mécontentent dans la communautédruze et le régime est très prudentdans la manière dont il la traite,car il a conscience que son passaged'un camp à l'autre peut se faire trèsrapidement », explique Marwan Hamadé,homme politique libanais proche duleader druze Walid Joumblatt. L'alliancedes druzes avec les rebelles de l'ASL,combattant dans la province toute prochede Deraa, aurait des conséquencescatastrophiques pour le régime syrien :l'encerclement et l'assaut sur Damasseraient rendus nettement plus faciles siSuweida se retournait contre le régime.

À la vue des derniers événements,l'hypothèse est encore incertaine : enjuin, à plusieurs centaines de kilomètresau nord-ouest de Suweida, Jabhat al-Nosra a tué 23 druzes dans la régionmajoritairement sunnite d'Idleb, où vivent

20 000 druzes. Si jusqu'à présent laminorité a réussi à cohabiter avec legroupe fondamentaliste – en acceptantd'adopter leur pratique de la religion etde ne plus se rendre sur leur lieu depèlerinage –, la méfiance est grande enversJabhat al-Nosra, également présent prèsde Suweida. « Les druzes se retrouvententre Jabhat al-Nosra à l'ouest et Daechà l'est », résume Marwan Hamadé. « Ilsne veulent pas se battre et mourir encombattant dans d'autres parties de laSyrie avec l'armée régulière, ni se faireattaquer par des fondamentalistes, ilsveulent juste qu'on leur foute la paix.» Wael explique ainsi que son combatn'a rien d'un soutien au régime : « On acompris que le régime n'en a rien à fairedes minorités, ce n'est qu'un discours pourles médias, j'ai décidé de me battre car ily a une menace contre notre terre et quel'armée ne fait rien. »

Quatre ans après le début du conflit,on observe ainsi un repli de chaqueminorité sur le territoire où elle estimplantée. « Le régime de Bachar al-Assad maintient la fiction d'une Syrieunie en s'obstinant à se maintenir dansles villes comme Alep ou Deraa, maison remarque une fragmentation du payssur des bases ethnico-confessionnelles »,constate Fabrice Balanche. « Même lesalaouites sont fatigués, c'est un discoursque j'ai beaucoup entendu en juin lorsde mon dernier voyage dans la montagnealaouite près de Lattaquié : pourquoiallons-nous nous battre dans l'arméepour défendre Suweida ou Deraa alorsque personne ne viendra nous défendreici ? » Les récentes attaques de la coalitionrebelle de l'Armée de la conquête danscette région font penser à certains queles alaouites combattant dans l'arméevont revenir défendre leurs villages. Lapreuve de l'échec du régime à protéger lesminorité, selon Ziad Majed : « Commentun régime qui n'arrive plus à protégerla minorité à laquelle il appartient peutespérer protéger d'autres minorités ? »

* Plusieurs prénoms ont été modifiés à lademande des interviewés.

Obama présente unplan ambitieux contre leréchauffement climatiquePAR LA RÉDACTION DE MEDIAPARTLE MARDI 4 AOÛT 2015

Le président américain a dévoilé sonplan contre le réchauffement climatique.Il prévoit de réduire de 32 %, d'ici à2030, les émissions de CO2 provenant dela production d'électricité, par rapport auniveau de 2005.

À six mois de la COP21, Barack Obama adévoilé un plan de grande ampleur contrele réchauffement climatique. Alors queson premier mandat avait été marqué parl’échec de son projet de loi Cap and Trade,qui voulait instituer un marché nationaldu carbone, bloqué par le Congrès, leprésident américain semble vouloir fairedu climat l’une des priorités de sa fin demandat. Le plan « Clean Power » imposeraainsi aux centrales électriques de réduirede 32 % d'ici 2030 leurs émissions dedioxyde de carbone (CO2), par rapport auniveau de 2005. Il s’agit de « l'effort le plusimportant » jamais effectué par les États-Unis dans la lutte contre le changementclimatique, selon Obama.

« Il n'y a pas de défi qui représente uneplus grande menace pour notre aveniret pour les générations futures que lechangement climatique. La plupart dutemps, les problématiques auxquelles nousfaisons face sont temporaires et nouspouvons nous attendre à ce que les chosess'améliorent si nous y travaillons dur »,a déclaré Barack Obama ce lundi 3 août2015 en présentant son plan. « Mais voilàl'un des rares cas, de par son ampleur,de par sa portée qui, si nous ne leréglons pas, ne pourra pas être inversé.

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Et nous ne pourrons probablement pasnous adapter suffisamment », a ajouté leprésident américain.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

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Les centrales électriques sont responsablesde 40 % des émissions américaines dedioxyde de carbone. Dans son projet initialprésenté l'an dernier, l'administrationObama avait fixé à 30 % le plafond deréduction des émissions de carbone descentrales.

L’objectif de réduire de 32 % d'ici2030 leurs émissions de dioxyde decarbone (CO2) équivaut à supprimer dela circulation 166 millions de voitures,a indiqué l’agence américaine del’environnement. Le détail du plan est àlire sur le site de l’agence.

La Maison-Blanche a estimé que ceplan marquait« le coup d'envoi d'uneoffensive tous azimuts en faveur duclimat » de la part du président et deson administration. L'ancienne secrétaired'État Hillary Clinton, actuellementfavorite dans la course à l'investituredémocrate pour la présidentielle de 2016, avanté les mérites du plan d'Obama. « C'estun bon plan, et en tant que présidente, jele défendrai », a-t-elle déclaré dans uncommuniqué.

Pour le Washington Post, le présidentaméricain donne ainsi l’exemple auxautres nations à la veille de la COP21.C'est « la plus grande décision contre leréchauffement climatique jamais prise parle pays », s'est enthousiasmé le quotidiendans son éditorial.

Les adversaires à ce plan ambitieux n'ontcependant pas tardé à donner de la voix. Lelobby pro-charbon a commencé depuis unan à organiser la riposte aux décisionsqui s'annonçaient, comme le raconte leNewYork Times. Un réseau de juristes etde lobbyistes est ainsi sur le pont depuisdes mois et a indiqué qu'il attaquerait leplan devant la Cour suprême. Le NewYork Times explique en effet comment,cette fois, Obama pourra se passer

de l'avis du Congrès. En s'appuyantsur le Clean Air Act, promulgué en1970, une loi qui donne à l'agenceaméricaine de l'environnement un pouvoirde régulation contre tout polluant nuisibleà la santé, l'administration américainea non seulement le pouvoir de régulerles émissions de dioxyde mais mêmel'obligation de le faire.

Les républicains, à l’instar du gouverneurde Virginie occidentale Patrick Morissey,ont aussi dénoncé un plan échafaudé pardes « bureaucrates extrémistes » qui« affaiblira » l’économie américaine. Leslobbyistes l’ont choisi pour être la têtede pont de ce mouvement, alors queson État connaît le plus fort taux dechômage du pays. « C’est le triomphed’une idéologie aveugle » qui affecteraen priorité « les classes populaires et laclasse moyenne », s’est également insurgéle sénateur républicain du Kentucky MitchMcConnell.

L'Union européenne a, elle,immédiatement salué le plan Obamaet ses « efforts sincères » pour réduireces émissions. Dans un communiquépublié ce mardi, le chef de l'État françaissalue « le courage » de son homologueaméricain. « Le plan est une étape clédans la décarbonisation de l'économieaméricaine. Il marque une rupture enfixant pour la première fois un objectifde baisse des émissions de CO2 dansla production d'énergie. » Pour FrançoisHollande, le plan américain constitue« une contribution majeure au succès dela Conférence de Paris sur le changementclimatique ».

La Turquie plongée dansune logique de guerreintérieurePAR ALAIN DEVALPOLE MARDI 4 AOÛT 2015

En prétextant combattre Daech, leprésident turc Erdo#an s'est lancé dansune guerre intérieure contre la mouvancekurde et la gauche plurielle du Parti

démocratique des peuples (HDP). Enl'absence d'accord sur le gouvernement, denouvelles élections pourraient avoir lieu.

Istanbul, correspondance. -Quand àl’aube du 24 juillet, l’armée de l’airturque bombarde des positions de Daechen Syrie, ces frappes sont perçues commeun revirement du gouvernement d’Ankara,accusé jusque-là de complaisance avec lesdjihadistes. Preuve en est l’acceptation parle président Recep Tayyip Erdo#an quedes bases aériennes soient utilisées parl’aviation américaine.

Mais très rapidement, les décisions dupouvoir turc perdent en lisibilité. Lesoir même, ce sont les bases arrière dela guérilla du Parti des travailleurs duKurdistan (PKK), dans le nord de l’Irak,qui sont pilonnées. Les F16 ciblent à lafois les djihadistes et leur pire ennemi,les Kurdes du PKK qui soutiennent lesmilices kurdes de Syrie (YPG), lesquellesont notamment repoussé les troupes deDaech de la ville de Kobané.

Les jours suivants, les bombardementsvisent les positions kurdes en Irak et dansl’est de la Turquie. Il devient évident quela priorité du gouvernement turc est la luttecontre le PKK et non contre les radicauxislamiques. Cette position semble ambiguëpour la communauté internationale. Pouren comprendre la logique, il faut décrypterles enjeux de politique intérieure depuisles élections législatives du 7 juin 2015.

Au soir du scrutin, l’AKP, le partiislamo-conservateur perd la majoritéabsolue détenue depuis 2002. Un revers,car la mainmise du gouvernement surla campagne électorale a été totale.Erdo#an, fondateur de l’AKP, n’a cesséd’outrepasser les droits accordés par laconstitution pour influencer l’électorat. Lerésultat est pourtant sans appel. L’AKPreste le parti majoritaire, mais le paysrejette le projet de régime présidentiel fortdont rêve le chef de l’État turc. C’est leParti démocratique des peuples (HDP)qui bouleverse la donne avec 80 députésélus.

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Le lendemain, le président omniprésentdisparaît quelques jours. Un silencesemblable au calme qui précède latempête. Revenu dans l’arène politique,dans un premier temps il joue la montreet attend le 9 juillet, terme du délailégal, pour nommer le chef du futurgouvernement. Ahmet Davuto#lu, déjàPremier ministre et ayant prouvé saloyauté, est reconduit.

Les négociations entre les quatre partisreprésentés dans l’hémicycle peuventalors commencer pour parvenir à ungouvernement de coalition. Si aucunealliance entre l’AKP majoritaire et leHDP n’est envisageable, le débat resteouvert avec le CHP (parti kémaliste) etle MHP (parti des ultra-nationalistes). Lesdéputés ont 45 jours pour trouver unaccord. Au-delà, des élections anticipéespeuvent être organisées. Entre-temps, ungouvernement intérimaire gère les affairescourantes.

De retour d’un voyage officiel en Chine,le chef de l’État affirme son point devue : « Nous perdons notre temps si nouspensons qu’un gouvernement de coalitionpeut être bénéfique à la Turquie. » Depuisson arrivée à la présidence en juillet 2014,Erdo#an dénonce le parlementarisme etdéfend un changement de constitution quilui donnerait les pleins pouvoirs. Il necache pas être favorable à un nouveauscrutin. Encore faut-il créer les conditionspour que, cette fois, l’issue soit favorableà ses desseins.

C’est alors que se produit l’attentat deSuruç. Le 20 juillet, un kamikaze sefait exploser. 32 morts, des dizaines deblessés, en majorité de jeunes militantskurdes. La Turquie est sous le choc. Avantmême le début de l’enquête, l’attentat estattribué à Daech par le gouvernement, cedont certains doutent. Quoi qu’il en soit,il est incontestable que les victimes deSuruç sont instrumentalisées pour servirles objectifs de la présidence turque.

Le 21 juillet, un soldat turc est tué tandisque deux autres sont blessés dans unaffrontement attribué à des membres duPKK. Le 22, on découvre deux policiersassassinés. Le 23 juillet, toujours selon

le gouvernement, des échanges de coupsde feu avec Daech provoquent la mortd’un sous-officier turc. Le lendemain,les bombardiers décollent. Profitant de« l’effet 11-Septembre » produit parl’attentat de Suruç, et malgré l’absencede légitimité, le gouvernement provisoiredéclare la « guerre au terrorisme ».

En Turquie, une vague d’arrestationsest lancée. Derrière quelques détentionsmédiatisées de partisans de Daech (trèsvite relâchés), la répression vise lamouvance kurde et l’opposition de gauche.Plus d’un millier de personnes sontinterpellées en quelques jours. Ce n’estpas la fin d’un processus de paix quin’a jamais réellement été engagé, maisc’est un terme au climat de détenteétabli par le rapprochement entre legouvernement AKP et Abdullah Öcalan,le leader historique du PKK emprisonnédepuis 1999.

Une décision qui n’est pas une surprise.Lors de la campagne électorale, Erdo#anavait interrompu les pourparlers avecle leader kurde pensant que miser surla carte ultra-nationaliste lui rapporteraitplus de voix que celle du dialogue. Uncalcul perdant, car cette option est l’unedes causes qui ont poussé de nombreuxélecteurs kurdes de l’AKP à changer decamp. Des votes ayant profité en partie auHDP qui, avec 13 % des voix, ruine leprojet de nouvelle constitution du chef del’État.

Le HDP est un parti pluriel né dans lamouvance kurde, qui réunit de nombreusescomposantes de la société turque(organisations de gauche, féministes,homosexuels, écologistes, etc.). Il a réussià faire de la « question kurde » un enjeu desociété pour tout le pays. Mais son succès

est surtout le fruit de l’habileté politique deson coprésident Selahattin Demirtas, étoilemontante du monde politique turc.

Selahattin Demirtas, codirigeant du HDP, ausoir des élections de juin 2015. © Reuters

Cet avocat d’origine kurde de 42 anscrée la surprise lors des électionsprésidentielles de 2014. La campagne deslégislatives confirme son panache. Nonseulement il offre à son parti un bon score,mais il se révèle très populaire au seindes autres électorats. Ce faisant, il faitde l’ombre au tribun Erdo#an et devientl’ennemi à abattre.

En multipliant les provocations contre lePKK et ses militants, la présidence turquepense déstabiliser le dirigeant politique eteffrayer les Turcs qui adhèrent à ce parti.Le mouvement kurde reste une nébuleuseaux enjeux pas toujours concordants. Entrele leader historique, désormais tenu ausecret par le pouvoir alors qu’il s’apprêtaità annoncer un désarmement du PKK,et l’état-major dans le nord de l’Irak,Demirtas compose un équilibre fragile.

Les fidèles de Erdo#an à lajustice et à la policeEntre-temps, les bombardementss’intensifient sur les positions du PKK etles incidents violents se multiplient. Sil’état-major du PKK n’a pas officiellementannoncé la relance des hostilités, desreprésailles visant policiers et militairesont lieu. À la date du 29 juillet, on recensela mort de 36 civils et de 11 membres desforces de sécurité (soldats et policiers).

Ce même 29 juillet, devant le parlementréuni pour une session extraordinaire,Demirtas dénonce : « Notre seul délit,c’est d’avoir fait 13 % aux dernièresélections. » Dans son discours, il reprendl’argumentaire défendu par l’AKP endemandant que le verdict des urnessoit respecté. À la tribune, il appelle à

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l’apaisement : « Nous n’aboutirons à rienen nous accusant les uns les autres (…).Les conditions d’un cessez-le-feu doiventà nouveau être créées. »Le 3 août, KemalKilicdaroglu, leader du CHP, le secondparti en nombre de députés, déclareêtre « prêt à former un gouvernementde coalition avec l’AKP dans l’intérêtdu pays ». Mais la situation s’enlise etaprès plusieurs réunions, il constate : « LePremier ministre est réellement disposéà s'asseoir pour discuter de la formationd'une coalition et sortir le pays de sesdifficultés, mais la personne assise auposte de président ne le permet pas. »

Le Premier ministre, pour sa part, se fait leporte-parole de la présidence et demandeaux députés HDP d’avoir « le courage dedénoncer le terrorisme du PKK commeils le font avec celui de Daech (…). Tantqu’ils ne le feront pas, ils resteront dans lefauteuil des accusés pour nous et pour lanation ». Les débats n’aboutissent à aucunaccord et le député Levent Gök du CHP dedéplorer : « Si on ne se réunit pas pour direnon au terrorisme, si on ne se réunit paspour prévenir la mort d’innocents, alorsquand allons-nous nous réunir ? »

Tandis que la violence s’étend, Erdo#anne cache plus qu’il souhaite l'évictionpolitique de Demirtas. Le 30 juillet, lajustice ouvre une procédure judiciairecontre le dirigeant du HDP pour avoir «excité et armé une partie de la populationcontre une autre » en octobre 2014.Alors que Daech attaquait la ville deKobané, deux jours d’émeutes avaientsecoué la Turquie. À l’époque, Öcalanet Demirtas lancèrent des appels aucalme immédiatement suivis par lesmanifestants. L’accusation du pouvoir turcpourrait donc prêter à sourire si l’avocatn’encourait pas 24 ans d’emprisonnement.

Le projet mûri par Erdo#an au lendemaindu 7 juin prend sens. En poursuivant lesleaders du HDP et en divisant ce parti pourl’affaiblir, le président pense pouvoir allervers de nouvelles élections sans risque.Effacer son récent revers, retrouver unemajorité absolue et assouvir ses ambitionspersonnelles. Reste à savoir si ce pari peutêtre gagnant. Le chef de l’État turc avaitparié sur la chute de Kobané aux mains desdjihadistes. Un pari perdu, comme celui derompre le dialogue avec Öcalan.

Erdo#an a plusieurs atouts en main. Lesimmenses purges de ces deux dernièresannées au sein de la police et de lajustice ont permis de placer des fidèles.Les médias sont sous tutelle. Et quand ilsne le sont pas, ils tombent sous le coupde la censure. « Depuis le 20 juillet, unecentaine de sites d’informations et plusd’une vingtaine de comptes Twitter ont étésuspendus », constate le représentant deReporters sans frontières à Istanbul.

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La société civile turque n’est pas dupe,même si elle est muselée par une loide sécurité intérieure qui, sans avoirà recourir à l’état d’urgence, permet delui imposer le silence. À Istanbul, unemarche pour la paix a été interdite.Selon le rapport de l'association turquedes droits humain (IHD), entre le 21 etle 28 juillet, 38 manifestations ont étéinterdites et/ou réprimées dans l’ensembledu pays. Un climat qui rappelle lessemaines qui ont suivi les événementsde Gezi sans pour autant annihiler lesaspirations démocratiques des Turcs qui sesont mobilisés lors du scrutin législatif dejuin 2015.

Dans les rues de Diyarbakir, la capitale duKurdistan turc, le climat de tension pousseà nouveau les habitants à rester chez euxaprès la tombée de la nuit. Ici la populationn’aspire qu’à la paix, tout en sachant que lechemin sera rude et long. Les provocationsd’Ankara vont-elles faire chancelercette farouche détermination ? Lesorganisations sociales kurdes arriveront-elles à persuader l’aile militaire derenoncer à l’escalade de la violence mêmesi des éléments incontrôlables peuventsemer le trouble ?

Du côté de l’AKP, des surprises ne sontpas à exclure. Le parti soutient la politiquede la présidence turque, mais l’AKPn’est pas composé que de faucons et desdivisions pourraient naître si le nombre demorts continue à croître. La seule manièrepour Erdogan de réaliser ses projets estde conclure un accord tacite avec le partiultra-nationaliste du MHP et cela peutaussi faire grincer des dents.

Pour asseoir son projet de présidence forte,le chef de l’État turc semble prêt à plongerson pays dans une logique de conflitintérieur. Certains évoquent la tourmente

de la fin du XXe siècle. Quand au plusfort de la guerre entre l’armée turque etle PKK, les victimes se comptaient pardizaines de milliers. Erdo#an imagine sansdoute apparaître comme le « protecteur dela nation », l’homme fort dont la Turquiea besoin. Le résultat est incertain. LaTurquie d’aujourd’hui n’est plus celle desannées 1990. « Le pire est devant nous,mais cette dynamique n’est pas encoreirréversible », juge Murad Acincilar,coordinateur du centre de recherche DISA,à Diyarbakir.

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