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J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
J.Théate – Philosophie – Centre de la Mémoire d'Oradour sur Glane
Memento Mori : histoire, justice, mémoire.
Introduction :
Mon intervention va consister ici à vous proposer un éclairage philosophique sur les
questions que nous avons déjà abordées et qui vont se poursuivre cet après-midi sous la forme
d’ateliers. J’aborderai principalement trois points qui s’articulent de façon générale autour des
relations d’histoire et de mémoire : dans un premier temps je parlerai de l’architecture de la
mémoire et des monuments aux morts, puis je ferai un petit détour terminologique sur les notions
d’histoire et de mémoire, avant d’aborder la question du témoin sous différents angles dont celui de
la justice, difficilement contournable dans le contexte d’Oradour.
I- Mémoire des pierres et pierres de mémoire
1- Mémoire des pierres
D’abord l’architecture : en tant que telle, elle a fondamentalement à voir avec le temps du
fait qu’elle travaille l’espace et la matière. Et elle a à voir avec le temps non seulement du point de
vue de la durée – celle d’un bâti – qui est destinée à se prolonger au-delà des vies qui le traversent
ou l’habitent, mais aussi du point de vue du rythme selon lequel elle associe des formes et des
matériaux – rythmes qui impriment à nos mouvements une musique que nos corps n’entendent pas
à proprement parler ; je vais m’expliquer sur ce point en reprenant ces deux aspects :
L’architecture entretient un rapport intrinsèque avec la mémoire dont elle est, que ce soit à
des échelles astronomiques (comme quand on évoque les pyramides d’Egypte) ou plus courtes,
toujours porteuse : entrer dans un bâtiment, sauf lorsqu’il s’agit de l’inaugurer, c’est toujours poser
ses pas derrière ceux qui nous ont précédés. C’est aussi avoir affaire – qu’on en ait conscience ou
pas – à des intentions architecturales, que celles-ci concernent l’habitat ou l’institution et la
représentation en général, notamment lorsqu’il s’agit de bâtiments publics.
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
On peut alors parler des différents symboles qu’une architecture peut véhiculer, et qui sont là pour
nous édifier – comme le bâtiment lui-même l’a été – ou nous rappeler à quelque chose. Dans ce
sens, l’architecture d’un mémorial ou d’un centre de la mémoire par exemple, répondent à des
exigences particulières et distinctes. Pour ma part, je n’aborderai ici que le cas du Centre de la
Mémoire d’Oradour que je connais et dont l’appellation peut d’ailleurs prêter à confusion : parce
qu’en effet on parle de Centre de la mémoire, alors qu’il s’agit d’abord d’un lieu qui transmet
l’histoire (comme un musée, qui la conserve, répondant à une fonction patrimoniale), et qui
constitue aussi un centre d’interprétation. Pour autant, vous verrez dans l’exposition permanente
que place est faite à la mémoire (dans la dernière salle notamment), et de la même manière, les
derniers témoins vivants participent aux activités pédagogiques que nous proposons. Par ailleurs, le
Centre est situé au carrefour du village martyr, lieu de mémoire et du nouveau bourg, lieu de vie.
C’est là que nous sommes à la croisée entre l’histoire, la mémoire, et la vie, sur quoi je reviendrai
plus tard.
Je voudrais dans un second temps aborder l’aspect symbolique, puis rythmique de
l’architecture dans la nature mémorielle qui est la sienne : l’architecture monumentale tout d’abord
s’impose le plus souvent d’emblée dans un rapport particulier au passé, dans lequel celui-ci se
révèle dans la légitimité même que lui confère (et qu’exprime dans le même temps) le bâtiment ou
le monument. Dans le même temps, celui-ci par son caractère imposant semble par définition
destiné à perdurer dans la mémoire qu’il véhicule et qu’il porte, indiquant l’importance ou la valeur
– historique, patrimoniale, politique, religieuse – qu’il s’agit d’exprimer et de soutenir. Et il
l’exprime et le porte aussi par les formes mêmes qu’il arbore, et qui répondent à autant de langages
qu’un œil averti peut décrypter et comprendre. De même, comme je l’annonçais tout à l’heure, il le
porte par le rythme particulier qu’il implique et impose aux mouvements de ceux qui le traversent
(le corps n’ayant pas de paupière, ne peut s’y soustraire) : des grands volumes par exemple
produisent comme la lenteur de celui qui cherche à évaluer l’espace dans lequel il évolue, et au
contraire des volumes exigus peuvent induire une angoisse et un sentiment d’enfermement. C’est
pourquoi il y a dans l’architecture quelque chose qui relève aussi du dispositif tel qu’a pu le définir
Michel Foucault : l’articulation des régimes de pouvoir et de savoirs s’incarnant dans la pierre ;
nous pourrons revenir là-dessus dans la discussion si vous voulez.
Après ces très brèves remarques sur ce qu’on pourrait appeler le pouvoir particulier de
l’architecture, sa relation essentielle au temps et à la transmission de valeurs notamment, je voudrais
ajouter quelques mots sur la « non-architecture » particulière du Centre. Cette expression de « non-
architecture » évoque surtout la manière dont le bâtiment cherche à s’effacer derrière les ruines,
n’étant lui-même visible que par ces lames d’acier qui tranchent le paysage.
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
Or, pour Yves Devraine, le concepteur du centre, on pourrait aussi bien parler d’une crypte,
renfermant l’histoire (et la mémoire) entre trois états du village : la campagne paisible, le village
démoli, le nouveau bourg. Il s’agit bien en effet de ne pas mettre en scène la mémoire mais d’ouvrir
un lieu pour l’histoire – souterraine – qui appelle dans le même temps à la méditation, notamment
sur la pérennité de la nature telle qu’elle se reflète dans les façades du Centre. Toutefois, cette non-
architecture en reste une au sens où elle a des intentions qui se concrétisent et sont destinées à
produire chez le visiteur certains sentiments : celui d’une fracture, évoquée par la lame d’acier
couleur rouille qui déchire le parvis et redouble la frontière de la route qui sépare le village martyr
du Centre. De même, la scénographie demande à être interprétée au-delà de son contenu, dans les
termes mêmes de la mise en espace de l’histoire qui y est proposée – ce sur quoi nous reviendrons
en début d’après-midi en parcourant l’exposition permanente.
2 – Pierres de mémoire
Les monuments plus spécifiques comme les monuments au mort, qui relèvent plus de l’art
que de l’architecture, opèrent d’une manière différente qui elle aussi appelle à la réflexion : en effet,
de ce point de vue – celui du philosophe par exemple que je prends maintenant – le monument aux
morts est porteur de symboliques qui interviennent à des niveaux différents voire hétérogènes et
même parfois contradictoires.
Comme la lanterne des morts, il constitue d’abord – dans une ville, dans un cimetière
comme à Oradour – un repère, une sorte de balise, par où d’ailleurs les morts indiqueraient aux
vivants comment s’orienter ; et le sens de la mémoire comme de l’histoire – quand elle s’assume
comme parlant au présent et pour ses contemporains – s’y manifestent : en effet, si la mémoire se
réactive au présent et aussi selon les besoins du présent, on sait qu’il en va de même de l’histoire
qui, malgré son exigence d’objectivité reste toujours tributaire de son époque. En quoi les
monuments relèvent-ils de l’orientation ? Parce qu’ils rythment aussi bien l’espace que le temps :
l’espace car leur emplacement même est toujours porteur de significations – au point que
l’invisibilité ou le déplacement de certains deviennent eux-mêmes signifiants ; le temps parce qu’ils
fixent les lieux de rendez-vous commémoratifs – par où d’ailleurs ils participent du partage, voire
du conflit de mémoires qui obéissent à des temps de commémoration spécifiques.
Maintenant, si nous allons plus profond dans le symbole, le monument est toujours une
manifestation de l’absence : absence du passé révolu certes, mais surtout absence de ceux qui sont
passés avec l’histoire c’est-à-dire des morts qui y sont rappelés autant qu’honorés. Et ils n’y sont
pas simplement rappelés comme une lanterne des morts nous rappellent à notre condition mortelle,
(sens originel de memento mori) ils y sont rappelés dans le contexte - toujours violent – de leur
mort, telle qu’elle s’articule à une action collective – la guerre – qui est censée leur donner un sens.
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Alors certes, l’inflation mémorielle peut tendre à vouloir ériger de petits monuments, ou à poser des
plaques là où des individus ont trouvé la mort (certaines plaques dans les villes pour rappeler des
accidents, les bouquets de fleurs sur le bord des routes) mais on voit bien qu’il s’agit d’événements
quasi privés qui n’ont pas à voir avec la mémoire collective, et qui sont le plus souvent éphémères.
Ainsi, Reinhart Koselleck (historien allemand, et aussi sociologue, mort en 2006), dans
L’expérience de l’histoire (éd. Points Histoire), dégage certaines caractéristiques des monuments
aux morts, qui permettent d’en cerner les enjeux et aussi certaines problématiques, notamment par
le fait que, selon lui, bien des monument, au-delà de « perpétuer la mémoire des morts en l’honneur
desquels ils furent initialement érigés […] proposent des identifications : en premier lieu, les
défunts, les hommes tués, les soldats tombés au combat sont identifiés de telle ou telle manière –
comme des héros, des victimes, des martyrs, des vainqueurs, des compagnons, voire éventuellement
des vaincus […etc.]. En second lieu, les observateurs survivants sont eux-mêmes soumis à une offre
identitaire qu’ils ont le devoir ou l’obligation d’examiner. […] La cause des morts est aussi la
nôtre. Le monument ne rappelle pas seulement le souvenir des morts, il déplore aussi la vie perdue
afin de donner un sens à la survie. Enfin […] les monuments aux morts […] ont pour fonction de
commémorer une morte violente, causée par la main de l’homme. Au-delà de la commémoration,
c’est la question de la justification de cette mort qui est posée. » (p. 178-180)
D’une part on rappellera avec lui que de tels monuments tendent à se « démocratiser » après
la Révolution Française : autant le tombeau du prince rappelait l’universalité d’une condition
mortelle qu’il partageait avec tous – lui aussi, ce qu’évoquaient déjà les vanités, « memento mori » -
autant le monument au morts, tel qu’il se propage dès le XVIIIème siècle et au XIXème siècle veut
rappeler la mémoire de morts qui ne sont ni des chefs de guerre, ni des princes, jusqu’à
commémorer le « soldat inconnu », symbole de tous les anonymes auxquels le monument vient
rendre hommage : « memento mortuus » ( ?). Il s’agit donc moins de rappeler la condition
existentielle de l’homme que de commémorer des morts « non naturelles », avant terme et donc
scandaleuses d’une certaine façon, historiques plus que biologiques, et qui demandent à s’inscrire
dans le champ d’une mémoire sociale elle-même imprégnée de l’histoire qui en fixe la trame.
Ce n’est pas l’histoire en tant que telle – dont je vais bientôt parler – qui commande les
monuments, mais bien une mémoire collective, portée par une volonté institutionnelle, elle-même
relayée par des « groupes sociaux et politiques [qui] se servent des monuments pour établir leur
propre tradition en revendiquant le sens de la mort passée » (L’expérience de l’histoire, p.193) – et
je rajouterais : ou son non-sens !
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En effet, sur ce sujet qui nous occupe en fait plus précisément puisque nous parlons durant ces
journées de massacres de civils, la Seconde Guerre Mondiale donne lieu, s’agissant des monuments
aux morts, à des innovations nécessaires – dont la « non-architecture » du Centre de la Mémoire que
j’évoquais tout à l’heure, mais aussi l’art que nous évoquerons plutôt cet après-midi et dont je n’ai
pas le temps de parler ici, pourraient participer :
« L’anéantissement des êtres vivants mais aussi des corps, lors de la guerre aérienne et, plus
encore, dans les camps de concentration allemands, amena à répudier l’ancien arsenal formel des
monuments aux morts et des monuments à la victoire. Leur mort restant irrémédiablement
dépourvue de sens, les victimes obtinrent dans le meilleur des cas une sorte de commémoration
négative. […] Ainsi, dans le monde occidental, on observe une tendance croissante – même si elle
n’est pas universelle – à ne plus représenter [même] la mort au combat que comme une
interrogation, et non plus comme une réponse ; comme quelque chose qui n’est plus fondateur de
sens, mais dont le sens reste à trouver. Ce qui demeure, c’est l’identité des morts à eux-mêmes, dont
la capacité à faire l’objet d’un monument se dérobe au langage formel d’une sensibilité politique. »
(pp.206-207)
Les problèmes qui se posent ici concernent alors aussi bien la mémoire que l’histoire : la
première serait dans la quête d’une justification, ou dans la déploration de l’absence de justification
– déploration qui cherche encore à donner un sens à une mort absurde ; la seconde a pour tâche de
rendre compte et d’expliquer, de donner les clefs de compréhension de l’événement. C’est là
d’ailleurs qu’il convient de distinguer la justification de l’explication, la dimension morale,
identitaire et quasiment existentielle de la mémoire, de la dimension objective et quasiment
scientifique de l’histoire. Donner la cause n’est pas donner le sens, ce qui nous rappelle à
l’ambiguïté du « pourquoi » qui renvoie aux deux (expliquer/comprendre. Cf. Dilthey).
Ces questions que nous venons d’aborder appellent des distinctions nécessaires, et
notamment celle qui sépare – mais de façon parfois bien indéterminée – l’histoire de la mémoire. Je
voudrais seulement faire le point, mais rapidement, sur ce sujet, et notamment sur un plan
essentiellement conceptuel avant de passer aux autres thèmes qu’il me faut aborder.
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
II- États de l’histoire et de la mémoire
L’histoire et la mémoire tendent en effet à se confondre dans une médiatisation et une
spectacularisation, mais aussi dans la transmission de tout ce qui a trait au passé. Dans ce bain où se
coulent indistinctement commémorations, documentaires, fictions et les fameux docu-fictions qui
assument la confusion, il paraît urgent – mais depuis longtemps déjà – pour l’historien comme pour
l’enseignant, de dégager et d’isoler autant que possible les éléments d’une réflexion qui permette de
les articuler correctement. Je procèderai donc simplement à une mise au point terminologique, dont
on va voir qu’elle est grosse de difficultés propres à l’histoire en tant que telle, à sa pratique et aussi
aux débats mémoriels qui rythment la vie publique et médiatique.
1- Les concepts
a) L’histoire
L’histoire est une notion problématique en elle-même, du seul fait de sa polysémie, c’est-à-dire de
la diversité des sens qu’elle peut recouvrir. En effet, elle peut désigner :
D’une part la transformation dans le temps des sociétés humaines, et par extension des
individus, mais aussi (là par une extension un peu démesurée du concept) d’à peu près tout ce qui
semble susceptible d’évoluer dans le temps.
D’autre part elle constitue le récit de cette transformation, récit qui est lui-même le résultat
d’une tentative d’explication des événements, dans un souci d’objectivité et de rigueur pour ce qui
concerne la discipline historique elle-même – telle qu’elle s’appuie sur un certain nombre de
méthodes d’investigation du passé. Récit qui amène aussi à une conscience et donc à une dimension
historique supplémentaire. Mais on parlera aussi d’histoire en ce sens – celui du récit – dès qu’il
s’agira de raconter une suite d’événements, qu’il s’agisse de réalité ou de fiction, et les cartes
commencent à se brouiller…
Enfin, pour finir de compliquer les choses, au pluriel, « des histoires », on parle précisément
d’ennuis ou encore de mensonges.
Les problèmes qui découlent de cette première approche du concept d’histoire sont de nature et de
degrés variables :
Tout d’abord l’histoire désigne aussi bien un processus que le récit qui en est fait (ce que
recouvre la distinction faite en allemand entre Historie et Geschichte) et suggère donc en elle-même
la distance, voire le décalage possible entre la réalité et la représentation qu’on s’en fait.
De plus, ce qui est gênant, il peut sembler énigmatique d’envisager sous le même terme le
récit vérace et éclairé des événements du passé et le récit fictif de la fable par exemple.
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Il faut donc, pour sauver l’histoire comme « science », tiraillée entre deux définitions
contradictoires, chercher ce qu’il y a commun entre les deux régimes de récit évoqués. Or, outre le
fait qu’on a affaire dans les deux cas au récit précisément, et donc au langage, c’est bien la notion
de représentation qui peut d’abord permettre de rendre compte de cette difficulté, et que je vais
maintenant aborder.
NB : sans le citer faute de temps, je me réfère beaucoup, pour ceux que ça intéresserait à l’ouvrage
que Paul Ricœur, philosophe français, a consacré à la question : La mémoire, l’histoire, l’oubli.
b) La représentation
Toute histoire, par son récit donc, offre une représentation d’événements, une image mentale
de ce qui, précisément, n’est pas présent. Or il y a deux manières de ne pas être présent : soit en
n’étant pas du tout (dans le cas des fictions qui inventent des événements, les imaginent), soit en
n’étant plus (dans le cas de l’histoire qui reconstruit ce qui est passé dans une représentation, mais
en nous condamnant là encore à imaginer).
L’histoire cherche donc à rendre présents à nouveau des événements qui, étant passés, ne le
sont plus – par l’explication même qu’elle prétend en donner. Et je note à nouveau au passage, mais
nous y reviendrons, qu’expliquer ici ne revient pas à donner un sens, et encore moins à justifier.
On constate surtout que fatalement, l’histoire a à voir avec la mémoire.
c) La mémoire
Elle est justement la faculté par laquelle on se souvient, on se rend présent à l’esprit ou on
maintient dans son esprit, ce qui n’est plus. On voit d’ailleurs ici encore que la mémoire désigne
aussi bien le processus par lequel l’esprit fait retour sur le passé pour se le re-présenter, c’est-à-dire
le présenter de nouveau, que le résultat de ce travail ; aussi bien la faculté de représentation du
passé que la représentation elle-même.
Faculté de l’esprit, la mémoire est d’abord individuelle, mais elle est aussi collective, la
question restant de savoir si tout ce qui touche notre faculté peut être aussi attribué à la dimension
collective de la mémoire – qui ne relève plus de la faculté subjective mais d’un mouvement culturel,
social, politique. En ce sens, Enzo Traverso dans Le passé, modes d’emploi, nous rappelle que « la
mémoire – à savoir les représentations collectives du passé telles qu’elles se forgent dans le présent
– structure les identités sociales en les inscrivant dans une continuité historique et en leur donnant
un sens, c’est-à-dire un contenu et une direction » (p.14)
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Histoire et mémoire à ce stade, semblent donc indissociables comme autant de moyens de se rendre
présent à l’esprit un passé qui n’est plus, et même plus, « l’histoire prend naissance dans la
mémoire, dont elle est une dimension ; puis, en adoptant une posture auto-réflexive, elle transforme
la mémoire en l’un de ses objets. » (Idem, p.18) Elle serait alors un sous-genre ou une extension
voire un prolongement de la mémoire, qui revient singulariser ce que l’histoire objective d’une
certaine manière, met en mots et en règles.
Alors on se doute bien qu’on a ici affaire à un couple d’amants terribles, dont les relations
sont d’autant plus ambivalentes qu’il pratique une forme d’échangisme permanent avec des notions
elles-mêmes bien souvent accusées d’infidélité et de trahison (comme l’oubli ou l’imagination), ou
dédiées aux passions aveuglantes (comme les sulfureuses valeurs, la morale, l’identité…)
Poursuivons donc notre incursion dans les concepts à travers la question précise maintenant des
relations qu’entretiennent l’histoire et la mémoire.
2- Le couple histoire / mémoire
a) De la communauté à la séparation
En effet on peut affirmer, dans la continuité de la métaphore conjugale, qu’histoire et
mémoire vivent d’abord sous le régime de la communauté de notions, à l’intérieur duquel il faudra
procéder à quelques distinctions.
Toutes deux constituent des représentations du passé, ce qui conduit d’abord à préciser la
définition de l’histoire par rapport à son pluriel gênant : faire l’histoire n’est pas « raconter des
histoires », car dans ce dernier cas le récit importe plus que la véracité de son contenu. Or le récit
proprement historique se présente comme la relation d’événements passés censés avoir eu lieu, et
une relation dans les deux sens de ce terme : relater c’est-à-dire retracer, retranscrire, refaire
connaître, mais aussi mettre en relation ces événements pour en montrer la lisibilité.
En ce dernier sens, on voit comment l’histoire se fait médiation entre le passé et le présent,
médiation susceptible de s’édulcorer à force de se médiatiser elle-même d’ailleurs peut-être.
L’histoire produit donc une représentation travaillée, élaborée sur la base de traces, de témoignages,
de documents, d’enquêtes etc., tandis que la fiction relève de l’imagination plus ou moins pure et
qui n’a pas besoin de se référer à une quelconque réalité (comme on dit : « toute ressemblance avec
des personnes ou des situations existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence. »)
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On voit surtout que l’imagination s’avère être un concept aussi crucial que problématique pour
penser les relations entre la mémoire et l’histoire. En effet, en tant que faculté de produire des
images, elle intervient dans la représentation et y révèle son caractère ambivalent, surtout
concernant la mémoire. Cette dernière est proprement la faculté de convoquer, de retrouver des
images du passé mais, sauf erreur, elle n’en crée pas de nouvelles, et introduit dans la représentation
un aspect temporel dont l’imaginaire pur semble pouvoir faire l’économie. Pour l’historien comme
pour celui qui se souvient et se remémore, l’imagination constitue donc un outil nécessaire, mais
appelle la plus grande vigilance, ce qui nous conduit à un autre aspect des relations
histoire/mémoire.
b) « Je t’aime, moi non plus »
Le problème est classique : l’historien a besoin, entre autres choses bien sûr, des différentes
manifestations de la mémoire relative aux événements dont il entend rendre compte. Aussi, entre
histoire et mémoire y-a-t-il un même souci du passé, le même rejet de l’invention, mais la première
cultive à l’égard des événements une distance critique que la mémoire peine par nature à avoir et à
maintenir – en toute bonne foi par ailleurs.
Ce problème ne se limite pas à une opposition entre l’objectivité quasi scientifique à laquelle
aspire l’historien dans ses recherches, et la subjectivité d’une mémoire toujours sélective, connotée,
engagée (dans une histoire cette fois personnelle, culturelle etc.) Engagée, la mémoire, parce que
l’individu fonde en elle son identité (laquelle se construit au fil des événements qui constituent son
existence ; et aussi parce que sans mémoire je ne sais plus qui je suis, elle est le liant existentiel
nécessaire à toute identité) ; engagée aussi, lorsqu’elle est collective et fait l’objet de revendications
tout aussi identitaires, mais aussi culturelles, politiques, sociales, morales etc. Or l’historien est
fatalement confronté à ces enjeux mémoriels dont il cherche à s’abstraire pour construire la relation
la plus juste possible au passé (du), mais les termes du conflit potentiel qui peut l’opposer à la
mémoire sont doubles ici :
D’une part l’historien, dans son enquête et la reconstitution qu’il tâche de faire, a affaire à
une mémoire toujours susceptible de défaillir, et dont les défaillances sont multiples, allant de
l’oubli à la production d’images fictives et erronées (d’où le problème de la crédibilité des témoins,
que je vais bientôt aborder), en passant par la sélection ou l’altération des souvenirs.
D’autre part, la mémoire collective, de quelque bord qu’elle soit, peut avoir tendance à faire
pression sur l’histoire elle-même, exigeant d’elle une caution scientifique, un travail de légitimation
et d’objectivation qui n’est pas du ressort de l’historien, qui cherche d’abord une légitimité
proprement historique et qui se veut fidèle au passé plus qu’à des valeurs.
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Pour autant, nous verrons que le rôle de l’histoire dans la constitution de la justice est plus
complexe qu’il n’y paraît, l’histoire n’étant jamais totalement étrangère à une forme de jugement
par ailleurs.
Ainsi, de même que la philosophie a pu longtemps être la servante de la religion qui a
cherché à y fonder ses lettres de rationalité si l’on peut dire, l’histoire doit lutter plus que jamais
pour ne pas être celle de la mémoire (ayant été et pouvant être encore bien souvent celle du
pouvoir), mémoire toujours en proie à la tentation de remplacer une compréhension du passé par la
répétition obsessionnelle et compulsive de l’événement qui la hante et la justifie en même temps.
c) Les abus de la mémoire
Je parle ici d’abus (en reprenant le titre de l’ouvrage du même titre de Tzvetan Todorov,
historien et philosophe français d’origine bulgare qui travaille depuis longtemps sur ces questions),
car il s’agit du contre-point de l’oubli : la mémoire peut-être oublieuse et sélective comme on l’a vu,
mais elle peut aussi être envahissante et grever l’histoire en la poussant du côté de ce que Nietzsche
avait déjà dénoncé dans l’historicisme dans ses Considérations intempestives (ou inactuelles). Or
ces abus peuvent avoir deux conséquences :
D’une part, qu’elle soit individuelle ou collective, une mémoire qui parasite la quête de
véracité de la représentation par son caractère traumatique et envahissant, empêche l’individu ou le
peuple de prendre en main son présent et d’envisager l’avenir sainement (cf. Deuxième
considération intempestive). Les critères de sélection historique – car l’histoire opère bien sûr une
sélection dans le passé qu’elle ne saurait reconstituer de manière exhaustive – doivent rechercher
l’indépendance à l’égard de telles influences, au risque de produire un récit orienté, doctrinaire et
surtout injuste (au sens de la justesse autant que de la justice d’ailleurs). Ici ce qu’on appelle le trop-
plein de mémoires (j’insiste sur le pluriel) a des effets dévastateurs aussi bien d’un point de vue
existentiel qu’épistémologique.
D’autre part, il n’y a pas une mais des mémoires, qui toutes revendiquent leur légitimité et
exigent une reconnaissance ; et le problème de cette diversité des mémoires n’est pas tant de savoir
laquelle est la plus fidèle au passé que le fait que chacune d’elles a bien une raison d’être, chacune
cherche à faire entendre sa voix – parfois plus fort que les autres. L’historien se retrouve donc en
position d’arbitre dans ce qui relève bien d’une concurrence des mémoires (qui renvoie aussi à la
concurrence des victimes dont parle Jean-Michel Chaumont – philosophe et sociologue belge qui a
notamment collaboré à la Fondation Auschwitz et s’est impliqué activement dans ces questions –
dans l’ouvrage du même nom), dont les enjeux le dépassent.
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En effet, l’historien n’est le médium d’aucune mémoire en ce sens, mémoires dont les relais sont
d’une autre nature car on sait bien que l’émergence de l’une, la prééminence ou encore l’oubli des
autres, toutes ces manifestations répondent à des conditions politiques, sociales, et à des intérêts qui
ne sont pas censés être ceux de l’historien. Et pourtant, Enzo Traverso nous rappelle bien que « plus
la mémoire est forte – en termes de reconnaissance publique et institutionnelle –, plus le passé dont
elle est vecteur devient susceptible d’être exploré et mis en histoire. » (p.63)
Pour autant, si l’histoire découle originellement de la mémoire, c’est désormais l’historien qui
devrait être en mesure de faire une histoire de ces mémoires qui, dans leur évolution, leurs conflits,
les processus qu’elles traversent, ont tous les caractères de l’objet historique.
En conclusion sur ce point, il y aurait encore bien des histoires à raconter au sujet de ce
couple tumultueux, mais il faut, du moins provisoirement, tâcher de solder leurs comptes respectifs
et communs.
Il semble qu’il appartienne à l’historien, et qu’il soit même de son devoir, de se positionner
face à la tendance naturellement envahissante de la mémoire : rappeler que le devoir de mémoire
(qui relève à l’origine d’un devoir des rescapés, du serment qu’ils se sont faits, et qui s’articule à la
volonté de lutter contre toute résurgence du nazisme et de défendre les droits de l’homme qui ont
été bafoués) ne saurait aller sans un devoir d’histoire, et qu’il ne saurait encore moins s’y opposer.
Notamment, c’est bien l’histoire plus que la mémoire qu’il s’agit d’opposer au révisionnisme – car
l’histoire est par définition capable de se réviser elle-même. L’historien doit donc réaffirmer son
rôle critique, le caractère indépendant de son travail qui relève d’une discrimination de la mémoire
et du souvenir.
Rôle critique de celui qui cherche bien, non pas simplement à convoquer le passé mais à
l’élucider, le mettre en lumière, au service d’une connaissance compréhensive des événements, et
d’une disponibilité plus consciente et avertie à notre propre présent : une morale mémorielle n’a pas
de sens si elle se désolidarise de l’histoire et consomme le divorce.
Alors maintenant, la mémoire reste un outil essentiel de la recherche historique, ainsi que
l’objet de l’histoire comme on l’a dit, mais ne saurait en devenir le sujet ou l’initiatrice, même s’il
faut bien concéder que ce sont parfois du fond de ses revendications que certaines portes fermées de
l’histoire ont pu être rouvertes. Pour autant, on constate que l’époque va plus à l’inflation
mémorielle, et à cet égard, le besoin d’histoire, dans les universités et dans les salles de classes, au
niveau de la recherche comme à celui de l’enseignement, se fait d’autant plus ressentir, et cela est
bien sûr aussi un problème d’éducation.
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Mais celui que je vais aborder maintenant, dans la continuité de cette parenthèse un peu
conceptuelle, va porter plus précisément sur le témoin, porteur de cette mémoire.
III- Le témoin : du procès de l’histoire à la cour de justice
Introduction
Dans un musée, sur un site historique, dans un centre d'interprétation et d’abord pour la
constitution de l’histoire elle-même et dans le cadre de toute démarche de cet ordre, on connaît le
rôle essentiel des témoins : ils ne font pas l'histoire, ils y ont participé, ils ne l'analysent pas
forcément, mais font le récit – pour certains – de ce qu'ils ont vécu, et leur histoire particulière
intéresse l'histoire et ceux qui la font, les historiens – mais aussi ceux qui s'en font les relais, les
enseignants, les structures muséales ou encore les documentaires.
Je voudrais montrer comment le témoin pose un certain nombre de problèmes à la
philosophie, et en quoi ces problèmes concernent les réalités que nous vivons et sommes amenés à
vivre dans les fonctions que nous occupons respectivement, c’est-à-dire au titre à la fois de
transmetteurs d’histoire et de passeurs de mémoire en l’occurrence puisque j’ai déjà dit que le
Centre de la mémoire notamment, constituait un lieu pour l’histoire mais aussi le sas ou la zone
intermédiaire qui mène au lieu de mémoire en tant que tel, tout en ménageant lui-même des espaces
et des relais pour la mémoire.
Tout d'abord qu'est-ce qu'un témoin, ou plutôt qui est témoin ? Cette question pour l'heure
nous importe plus en effet que celle de savoir de quoi on est ou pas témoin, puisque d'emblée nous
parlons de l'histoire et plus particulièrement ici de celle de la seconde guerre mondiale ; dans ce
contexte, le témoin est celui qui d'une part a survécu à certains événements de la guerre, et d'autre
part celui qui parle. Y avoir survécu, c'est les avoir vécus et donc être en mesure de reconstituer les
circonstances auxquelles il aura été confronté ; parler, cela indique qu'on ne distinguera pas un
témoin actif et un témoin passif, mais on supposera que témoigner implique nécessairement
l'extériorisation et l'expression d'une mémoire qui restera scellée pour d'autres protagonistes de la
même histoire. Le témoin est donc celui qui, dans l'absence de l'événement passé, le relate et offre
ainsi, dans le corps même de sa parole, une médiation ou un chainon entre ceux qui l'entendent et
l'événement dont il témoigne. Le témoin est un survivant loquace, qu'il s'exprime par la parole ou
par l'écriture, ou les deux.
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
J'aborderai quatre problèmes : le premier, classique mais toujours essentiel, portera sur la fragilité
structurelle du témoin, le second sera relatif à l'identité de (plus que « du ») témoin, le troisième
approfondira la question sous l’angle de la justice, et le dernier en guise de conclusion, concernera –
ce qui est une préoccupation actuelle et qui pourrait tendre d'ailleurs à passer le témoin, si l'on peut
dire aux documentaires qui sont désormais légion – la disparition du témoin.
1- Premier problème : la fragilité du témoin
Si on aborde la question du témoin du point de vue de la recherche de la vérité, qui occupe
le philosophe, on verra d'emblée à quel point il constitue une source des plus problématiques : d'une
part, le témoin est un médiateur d'expérience, et ce qu'il dit ne peut donc pas faire l'objet d'une
démonstration rationnelle. Cependant, cette difficulté peut très vite être évacuée du fait que la vérité
historique est par définition une vérité de fait, et non une vérité de raison : on ne démontre pas un
événement historique – même si l’exigence de cohérence se pose, mais autrement comme on le
verra.
C'est à un autre niveau que la fragilité du témoin apparaît : son récit pourrait bien relever en
effet de ce que Spinoza (dans son Traité de la réforme de l’entendement, fin XVIIème) appelle la
connaissance du premier genre, fondée sur les perceptions, souvenirs, représentations ou encore le
« ouï-dire » : de telles connaissances sont partielles et potentiellement « inadéquates » selon le
philosophe. Dans un autre contexte, Socrate lui-même dans le Gorgias de Platon accuse son
interlocuteur de vouloir le convaincre par la seule convocation de témoins à la réputation éminente
au lieu de se risquer sur le terrain d'une véritable argumentation.
Il faut donc distinguer ici le genre de vérité auquel on a affaire et le medium de cette vérité :
si l'on parle de vérités rationnelles, seule la raison fait office et peut opérer ici, mais concernant les
vérités historiques, on admettra que le témoin est nécessaire, même si tout ce qu'on vient de dire
pointe du côté de cette fragilité intrinsèque dont je voudrais maintenant parler.
Si l'ouvrage de l'historienne Annette Wievorka, L'ère du témoin, prend surtout pour objet les
rescapés de la Shoah, ce qui nous intéresse aussi ici, ses analyses paraissent tout à fait
généralisables et restent éclairantes pour la question du témoin en général, notamment dans les
rapports problématiques qu'il entretient avec l'histoire.
Elle prend donc acte du « problème de la tension entre le témoin et l'historien, une tension, voire
une rivalité, et pourquoi pas, une lutte pour le pouvoir, qui se trouve au cœur des débats actuels sur
l'histoire du temps présent, mais que l'on retrouve aussi dans d'autres domaines, quand l'expression
individuelle entre en conflit avec un discours savant ». (L’ère du témoin, Hachette Littératures,
p.165)
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
Ainsi, face au récit testimonial, l'historien se trouve « dans une situation impossible », celle d'être
un « trouble-mémoire » (elle cite Pierre Laborie dans Histoire et résistance : historiens trouble-
mémoire) que l'exigence de sa discipline contraint à creuser l'écart entre la dimension subjective,
aléatoire, émotionnelle, trop personnelle et lacunaire du témoignage et les impératifs d'objectivité et
de rigueur propres à la science historique. « Pourtant [rappelle A.Wievorka] l'historien peut-il,
moralement, face à une personne qui souffre, être un « trouble-mémoire » ? La souffrance dont est
porteur le récit d'un survivant, parfois le dernier dépositaire de toute une théorie de morts dont il
porte en lui le souvenir, le tétanise. Si l'historien sait qu'il possède un savoir, s'il entend bien que le
témoin s'éloigne de la vérité, il se trouve terriblement impuissant. […] L'historien se trouve placé
devant un dilemme quasi impossible à résoudre car deux morales s'opposent. Chacun a le droit de
construire sa propre histoire, de bricoler lui-même ses souvenirs et ses oublis. [...] Mais ce droit
peut entrer en conflit avec un impératif du métier d'historien, celui de la quête obstinée de la
vérité. » (Idem, p.166)
C'est bien parce que le témoin en effet nous place sur le terrain propre d'une interprétation
(celle qu'appelle son récit) qu'il y a problème : celui de la distance redoublée que produit le
témoignage entre l'objet historique lui-même et l'historien ou celui qui cherche à connaître cet objet.
En effet, l'historien est bien celui qui travaille à reconstituer le passé en interprétant les différentes
sources que le présent en a gardées, sous la forme de documents, d'archives et autres traces
permettant de remonter le fil des événements et le canevas d'une histoire. Mais si le témoin
constitue l'une de ces sources, son témoignage est déjà le produit d'une interprétation, celle qu'il a
faite lui-même – inconsciemment ou pas – de ce qu'il a vécu : en tant que tel, le vécu est subjectif,
et on sait que deux personnes n'auront jamais exactement la même perception d'un même
événement. Par ailleurs le témoin ne raconte quasiment jamais les choses « à chaud », et chacun
d'entre nous a déjà pu faire l'expérience de l'érosion ou de la transformation de nos souvenirs dans
le temps. Face au témoignage, on est donc mis en demeure de procéder à l'interprétation d'une
interprétation elle-même faillible de l'événement qu'il s'agit de connaître.
Par ailleurs, outre la question de la fiabilité du témoignage se pose celle du soupçon dont
toute parole peut faire l'objet, et l'on passe donc du problème de la vérité à celui de la véracité :
celui qui parle ne trahit-il pas la vérité ? On pourrait alors décaler encore le problème du côté de la
morale, qui met en jeu la bonne foi du témoin, mais je préfère parler de son engagement et poser
cette question de son point de vue plutôt que de celui du public que nous sommes et qui ne sommes
pas habilités à un regard critique que seul l’historien (ou le juge dans certains cas) est autorisé à
porter.
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
Pour autant et à ce sujet, avant de passer à autre chose, on pourra avec Paul Ricœur dans La
mémoire, l'histoire, l'oubli, que j’ai déjà mentionné, parler, s'agissant du témoin, de « procès
épistémologique » par où cette question croise le juridique et l'historique, surtout « dans la pratique
quotidienne du témoignage. Cet emploi place d'emblée en face de la question cruciale : jusqu'à quel
point le témoignage est-il fiable ? Cette question met directement en balance la confiance et le
soupçon. […] Le soupçon se déploie […] le long d'une chaîne d'opérations qui commencent au
niveau de la perception d'une scène vécue, se continue à celui de la rétention du souvenir, pour se
focaliser sur la phase déclarative et narrative de la restitution des traits de l'événement. […]
L'activité de témoigner, saisie en deçà de la bifurcation entre son usage judiciaire et son usage
historiographique, révèle alors la même ampleur et la même portée que celle de raconter en vertu
de la parenté manifeste entre les deux activités, à quoi il faudra bientôt joindre l'acte de
promettre... » (La mémoire, l’histoire, l’oubli, éd. Points Essais, p.202)
Avec cette question de la promesse ou du serment – qui accompagne tout témoignage – on
pourra, du point de vue du témoin cette fois, parler d'engagement moral lorsque l'activité de
témoigner constitue pour lui des enjeux tels qu'il se doit d'être fidèle à son témoignage lui-même
autant qu'à ceux à qui il s'adresse : il s'engage à maintenir une cohérence dans son récit et une
version des faits identique ; c'est précisément ce qui fait problème lorsque par exemple deux
témoins ont des versions différentes, ou qu’un même témoin produit lui-même des récits différents
au fil du temps, ou que d'autres sources viennent disqualifier un témoignage.
Mais on notera que cette dimension morale est redoublée dans ce qu'on appelle le devoir de
mémoire, lorsque, comme le dit encore Annette Wievorka « au témoignage spontané, à celui
sollicité pour les besoins de la justice, a succédé l'impératif social de mémoire. Le survivant se doit
d'honorer un « devoir de mémoire » auquel il ne peut moralement se dérober. » (p. 160)
Ici, pour reprendre la question de la faillibilité et de la fragilité du témoin, on comprend qu'elle
puisse devenir une question morale, voire juridique, sans qu'il s'agisse de soupçonner quelque
« faux témoignage » : en effet dans bien des cas, le témoin se trompe plus qu'il ne veut tromper,
voire est lui-même la victime des mécanismes alambiqués et parfois obscurs de sa propre mémoire
(mécanismes mis en lumière par la littérature psychologique, notamment autour de la question de la
mémoire « fabriquée » ou « retrouvée ») – mécanismes d'autant plus complexes lorsqu'il s'agit
d'événements traumatisants ou douloureux.
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
Enfin, cette fragilité est encore renforcée par le rapport aux autres et à une histoire qui se fait au
présent et sous la pression d'un certain climat social, mémoriel, identitaire, dans lequel le témoin
baigne aussi ; c'est-à-dire qu'il s'agit d'un individu qui tient le milieu entre ce à quoi il a survécu et
ceux à qui il veut en transmettre quelque chose : de quel monde est-il, lui qui vient du passé, en
devient une mémoire vivante et présente de ce qui n'est plus ? Il parle lui-même au présent d'un
individu qui n'est plus, et le témoin d'aujourd'hui est donc aussi un survivant de lui-même qui
cherche à ressusciter un mort d'une certaine manière, sinon il ne serait plus un témoin mais un
magnétophone... Par ailleurs, la reconstruction même que son témoignage opère intègre une
dimension collective, celle de la société présente dans laquelle il s'exprime, qui ajoute une couleur
supplémentaire à son discours, toujours propre à creuser l'écart avec son objet.
Maintenant, si l'on reprend la définition du témoignage que donne Renaud Dulong dans Le
témoin oculaire, nous pourrons aborder le second problème que je voudrais poser : le témoignage
est « un récit autobiographique certifié d'un événement passé ».
La question de la certification, que Ricœur reprendra sous celle de l'attestation et que je n'ai
pas le temps de développer ici, reprend les données du premier problème et pointe du côté de la
fragilité du témoin, sommé de certifier ses dires, toujours appelé à promettre que ce qu'il dit est la
vérité. Par contre, celle de l'autobiographie propre au témoignage pose le problème de l'identité du
témoin, pas anonyme, et qui engage donc son être en même temps que sa parole.
2- L'identité du/de témoin
Plusieurs problèmes ici, que je voudrais commencer à poser en partant de la définition de
l'identité : pour faire simple, c'est ce qui reste indépendamment des changements qui nous affectent,
c'est le fait d'être identique à soi-même, dans un noyau de permanence à travers le temps.
Le témoin bien souvent, en tant que survivant ou rescapé, est un individu qui a été touché et
blessé dans son identité : avoir survécu suppose qu'il reste et se soit maintenu par-delà la rupture
qu'a impliquée l'événement. Mais aussi, et ce point est déjà problématique, l'acte de témoigner lui-
même participe bien souvent de la reconstruction, dans une forme de réparation par la parole, de son
identité. Je cite à nouveau Wievorka : « ...tout récit de vie est une construction, mais aussi […]
l'armature même, la colonne vertébrale de la vie présente. […] Chacun a donc le droit absolu à sa
mémoire qui n'est rien d'autre que son identité, son être même. » (pp.166, 167)
En effet, indépendamment même de la question du témoignage, on sait les liens essentiels
qu'entretient l'identité avec la mémoire : sans souvenirs, sans images de soi auxquels s'identifier
justement, je ne suis pas moi-même, et l'amnésie en ce sens est un trouble de l'identité, puisque si je
ne me souviens de rien, je ne sais plus qui je suis.
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
On ne peut donc détacher l'identité d'une histoire, si elle est ce qui la traverse elle n'est pas pensable
sans elle : comme un support qui n'existe que par ce qu'il supporte, au point que c'est la mémoire
qui d'une certaine manière fonde l'identité personnelle comme l’a montré John Locke en 1690 dans
L’essai concernant l’entendement humain.
Ce qui fait problème ici, c'est donc que le témoin qui se dit dans son récit se reconstruit au
présent en rappelant le passé, et on peut alors se demander si son témoignage, qui traverse lui aussi
l'histoire de sa propre production, peut bien rester fidèle et « identique » à lui-même. En effet, une
autre dimension de l'identité porte ici sur l'objet et non plus seulement sur le sujet du témoignage,
dont on exige qu'il soit aussi dans une certaine identité à lui-même.
Mais la question de l'identité du témoin en tant que tel est bien plus lourde de problèmes et
d'enjeux que je voudrais aborder de manière un peu plus approfondie. À quelqu'un que je rencontre
pour la première fois je demande qu'il se présente, et bien souvent c'est par un nom et une fonction
que l’on procède à ce qu'on appelle les présentations. Le témoin peut-il se présenter comme tel ? Le
fait est que oui, certains d'entre eux étant connus d'ailleurs pour et par cette activité de témoigner,
qu'ils le fassent de manière orale ou écrite, que cela donne lieu à des œuvres ou pas.
Mais pourquoi y-t-il une difficulté à penser l'identité de témoin, ce qu'on pourrait appeler « l'être-
témoin » ?
D'une part, c'est passer de l'accidentel à l'universel, de l'occasionnel à l'essentiel pourrait-on
dire. Je m'explique : dans ses Catégories, Aristote distingue ce qui relève de l'essence (une chose en
tant que telle) et ce qui relève des accidents (ce qui peut arriver à une chose et qui n'en change pas
fondamentalement l'être). Un accident par définition est donc passager d'une certaine manière, il
passe sur la chose, qui perdure après son passage : de même le survivant a vécu ce qu'on pourrait
appeler un accident, accident qui l'a affecté mais au travers duquel il s'est maintenu dans son
identité. Mais comment l'accident peut-il accéder au statut d'essence ? C'est pourtant ce qui arrive
d'une certaine manière quand l'identité du témoin semble se résumer parfois à cet accident dont il
témoigne et au travers duquel il continue d'exister, se construisant par-delà l'accident mais à partir
de lui, dans ce qu’on pourrait appeler une identité traumatique.
C'est précisément ce qui peut définir le traumatisme, cette façon dont le souvenir d'un
événement peut s'enkyster dans la mémoire jusqu'à modifier l'identité même du sujet qui n'est plus
seulement affecté mais modifié par lui. C'est aussi ce qui se produit lorsque le témoin, de gré ou par
la force des choses, se retrouve enfermé dans cette identité de témoin dont certains peinent à sortir.
Alors là oui, l'occasionnel prend la forme d'une éternité d'essence, quand l'individu devient cet
événement-là, et que pour ainsi dire il l’incarne.
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
Mais il ne faut pas ici soupçonner le témoin de se raccrocher à ce passé dont il se serait bien passé
pour se construire, et comprendre aussi, ce que fait Annette Wievorka, que cette « ère du témoin »
est le produit d'une société qui l'a initiée notamment dans la mise en avant de ce devoir de mémoire
dont je parlais tout à l'heure. Le problème de l'identité du témoin n'est pas qu'un problème de
personnes, il relève d'un effet de sacralisation de ces porteurs de mémoire dont on fait des icônes et
des symboles mêmes de l'histoire.
Tout d'abord « le témoignage a […] changé. Ce n'est plus la nécessité interne seule, même si
elle existe toujours, qui pousse le survivant […] de la déportation à raconter son histoire devant la
caméra, c'est un véritable impératif social qui fait du témoin un apôtre et un prophète ». (L’ère du
témoin, p.171)
Des philosophes comme Jean Nabert et Paul Ricœur à sa suite ont déjà noté ce parallèle qu'il
pouvait y avoir entre le témoin historique et le témoin de la foi : dès que l'événement (et à ce titre
l'événement paradigmatique reste bien sûr la Shoah) est porté au statut d'absolu, alors en effet ses
témoins peuvent prendre l'allure de prophètes, c’est-à-dire qu’ils sont porteurs d’une transcendance,
de plus grand que soi, ce que certains d’ailleurs (Primo Lévi le premier) supportent mal.
Mais il y a aussi dans cette mainmise de la société sur le témoin, une manière de l'enfermer
dans cette image qui fait indéniablement problème, et à ce sujet, Annette Wievorka se réfère à
l'expérience et à une communication de Anne-Lise Stern, qu'elle avait intitulé « Sois déportée et
témoigne », et qu'elle commente : « Il y a dans cet intitulé le rejet d'une double contrainte : être
enfermé dans une seule identité, celle de déporté ; n'être, en tant que déporté, que celui ou celle qui
témoigne. Anne-Lise Stern se sent mal à l'aise d'être ainsi enfermée dans un mouvement qui la
dépasse, qui lui fait perdre en quelque sorte sa liberté, et dont les finalités ne sont pas sans poser
problème... », se faisant le relais d'une plainte, « celle tout à la fois d'être dépouillé, mais aussi
utilisé, réifié dans une compétition entre divers spécialistes dont on ne peut nier qu'elle existe
aujourd'hui. » ; et Anne-Lise Stern cite elle-même un déporté (in « Sois déportée et témoigne !
Psychanalyser, témoigner : Doublebind », in La Shoah : témoignages, savoirs, œuvres), Henry
Bulawko, qui exprime parfaitement ce que peut ressentir un individu ainsi pris dans les filets de
l'histoire : « A un colloque, disait-il, j'ai entendu des historiens déclarer que les anciens déportés
étaient pour eux des documents... J'ai dit ma surprise. On m'a répliqué avec un sourire aimable :
« documents vivants ». Je me suis vu soudain transformer en bête curieuse enfermée dans un zoo
avec d'autres espèces rares. Des historiens venaient m'examiner, me demandaient de m'allonger, me
tournaient et me retournaient comme on tourne les pages d'un document, me posant des questions
aussi, et prenant quelques notes au hasard... Le terme employé ici me paraît infiniment choquant.
On peut passer « d'ancien déporté » à « témoin » et de « témoin » à « document ». Alors que
sommes-nous ? Que suis-je ? » (pp.163, 164)
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
Ce que l'on voit ici, c'est d'une part comment le témoin peut se retrouver, dans « l'injonction à
témoigner, à raconter devant des jeunes, ou de « mettre en boîte » son histoire pour que son
témoignage, par-delà sa mort, puisse encore servir à l'éducation des générations à venir » (Idem),
enfermé dans sa propre histoire mais aussi chosifié et instrumentalisé, atteint dans son identité dès
qu'on ne le considère plus que comme tel, une source parmi d'autres que l'historien, mais aussi
d'autres relais de la mémoire, entendent exploiter.
3- Le témoin et la justice
Dans notre contexte, j’ai commencé par la dimension historique du témoin, mais dans
n’importe quel autre contexte, le témoin concerne le plus souvent la justice lorsqu’il s’agit
d’instruire un procès – sans parler de la portée originellement religieuse de ce terme (portée qui
n’est pas anodine si l’on considère qu’il existe une forme de religion de la mémoire et de l’histoire
telle qu’elle sacralise un certain passé, dont les témoins sont les prophètes, certes de malheur… je
rappelle que l’étymologie grecque – martus – du terme de martyr signifie précisément témoin,
renvoyant à celui qui témoigne de sa foi par la souffrance).
Pour autant, la notion même d’instruction montre le rapport étroit qu’il peut y avoir entre le
procès de l’histoire et celui de la justice : dans les deux cas il s’agit bien de mettre à jour la vérité, et
d’instruire, au sens où il s’agit de remettre en ordre l’événement, le crime par exemple, qu’il s’agit
de juger, et d’en informer un jury par exemple. Le remettre en ordre, en montrer les tenants et les
aboutissants, l’expliquer donc d’une part, puis, et c’est là où la justice déborde de l’histoire, le juger
dans les termes de la loi.
Dans les deux cas aussi, le témoin intervient dans la recherche de la vérité, qu’il soit à
charge ou à décharge, et parmi les autres pièces à conviction, parmi les autres preuves de quelque
nature qu’elles soient, sa parole permettra d’établir des faits.
Là où se creuse l’écart entre l’histoire et la justice, c’est que le témoin – lorsqu’il s’agit
d’une victime comme c’est le cas dans les faits que nous abordons – peut exiger de celle-ci qu’on la
lui rende : ayant subi une injustice, lui rendre justice revient à instruire le procès de son ou de ses
bourreaux. L’enjeu de cette instruction déborde donc de l’enjeu mémoriel, même s’il lui est lié, dans
la mesure où la justice a une dimension réparatrice que l’histoire ne saurait avoir directement.
Réparatrice, parce que le témoin ici attend du jugement plusieurs effets que seul un procès peut lui
donner : d’une part la reconnaissance légale et officielle du dommage qu’il a subi et de son statut de
victime ; d’autre part la punition de celui ou de ceux qui en sont les auteurs. Reconnaissance et
punition sont bien souvent pour les témoins la condition, si ce n’est de la survie, du moins de la
possibilité de se reconstruire une fois refermé le dossier de l’instruction.
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
Mais un autre aspect se fait jour avec les grands procès de l’histoire : le témoin ne s’adresse pas
qu’au juge, mais à tous les auditeurs et à la société, qu’il met comme en demeure de tirer les leçons
de son témoignage.
Pour autant, les relations entre justice, mémoire et histoire sont plus complexes encore, dans
la mesure où elles tendant à déborder l’une sur l’autre, notamment au XXème siècle qui connaît ce
que Henri Rousso appelle une « judiciarisation de la mémoire », phénomène que tâche d’expliquer
Enzo Traverso dans Le passé, modes d’emploi. S’il y rappelle que déjà Marc Bloch affirmait dans
son Apologie pour l’histoire que : « Quand le savant a observé et expliqué, sa tâche est finie. Au
juge, il reste encore à rendre sa sentence. Imposant silence à tout penchant personnel, […] il
s’estimera impartial. Il le sera, en effet, au sens des juges. Non au sens des savants. Car on ne
saurait condamner ou absoudre sans prendre parti pour une table des valeurs qui ne relève plus
d’aucune science positive. » (Le passé, modes d’emploi, La fabrique éditions, p.76) Certes Bloch
reviendra sur ce principe, et il faut bien admettre que l’historien n’échappe pas à la grille normative
de la justice, au point que « désormais au centre de notre conscience historique, la vision du XXème
siècle comme le siècle de la violence, a souvent conduit l’historiographie à travailler avec des
catégories analytiques empruntées au droit pénal », et qu’il arrive à l’historien de troquer « les
habits de l’historien contre ceux du procureur » (Idem, p.74), mais c’est confondre des régimes de
vérité qu’il est nécessaire de distinguer : « Les même faits engendrent des vérités distinctes. Là où la
justice accomplit sa mission en désignant et en condamnant le coupable d’un crime, l’histoire
commence son travail d’enquête et d’interprétation, en essayant d’expliquer comment il est devenu
un criminel, son rapport à la victime, le contexte dans lequel il a agi, ainsi que l’attitude des
témoins qui ont assisté au crime... » (Idem, p.78)
Le jugement historique n’est pas comparable au jugement judiciaire, ce dernier devant
nécessairement s’arrêter sur une sentence, quand le premier reste lui-même en travail comme on le
sait, et ne devrait pas être tributaire du droit et encore moins de la morale. Cette confusion fait
pourtant partie de la vie publique, au point que les gens n’ont pas toujours compris que certains
historiens refusent de participer à des grands procès (comme Henri Rousso pour celui de Papon). En
effet, cela pourrait le conduire à s’aliéner au pouvoir judiciaire lui-même, à défendre une vérité
figée – celle de la sentence, même quand elle est unanime – voire une idéologie, or la vérité de
l’histoire on le sait n’est jamais définitive – sauf dans les régimes totalitaires qui l’instrumentalisent
à des fins de propagande idéologique.
Mais le problème plus interne, sur le plan de la justice qui peut se poser concernant ces
procès, c’est que chaque témoin – qui pourtant n’a à parler que de son point de vue – est comme
sommé de s’exprimer pour tous les autres, de se faire témoin de ce dont il n’a pas été témoin, ce qui
va de soi pour un massacre ou pour un camp de concentration.
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
Son statut devient donc lui-même trouble du point de vue de la justice elle-même, qui attend parfois
de lui l’attestation de faits dont il ne peut matériellement attester.
S’il a donc été nécessaire de bien distinguer histoire et mémoire comme deux régimes du
souvenir, il convient véritablement d’ajouter au couple la justice, qui relève d’une norme toute
différente et qui réclame elle aussi son indépendance : certains procès servent moins bien la
mémoire que l’histoire ne le peut le faire, et on sait par ailleurs que la justice se fait parfois au
détriment de la vérité historique.
Ces dernières réflexions conduisent aussi à aborder la question de ce qui restera en
effet du témoignage, lorsque cette mémoire vivante disparaîtra, lorsqu’elle ne pourrait plus
comparaître, ni rappeler les lieux à leur souvenir – question qui depuis quelques années, concernant
la seconde guerre mondiale du moins, se pose incontestablement. C'est sur elle que je vais conclure.
Conclusion
La disparition inéluctable des témoins est peut-être l'occasion pour l'histoire de retrouver sa
place ; en effet, la prolifération des témoignages et la promotion du témoin en vecteur de l'histoire a
pu avoir pour effet de brouiller les pistes, notamment aux yeux du public. Le témoin donne un accès
en effet plus direct, plus émotionnel et plus « facile » qui peut faire oublier le recours nécessaire aux
travaux proprement historiques, et la ligne de partage qui doit être maintenue entre la mémoire et
l'histoire.
Les derniers mots de « L'ère du témoin » d'Annette Wievorka peuvent nous aider à préciser
les choses : « Quel devoir est alors celui des historiens, ceux qui produisent un récit historique, et
celui des enseignants d'histoire qui initient les jeunes à ce récit ? Doivent-ils, comme on le voit
parfois aujourd'hui, partir en guerre contre la mémoire et contre les témoins et leur disputer le
champ éditorial, médiatique et associatif, au risque d'y consacrer une partie importante de leur
énergie ? Nous ne le croyons pas. L'historien n'a qu'un seul devoir, celui de faire son métier, même
si les résultats de ses travaux nourrissent le débat public ou la mémoire collective ou sont
instrumentalisés par l'instance politique. Car, quand la trace s'estompe avec le temps, reste
l'inscription des événements dans l'histoire qui est le seul avenir du passé. » (p.186)
En insistant sur le rôle essentiel et irremplaçable de l'écrit dans la constitution et la
conservation du passé, Annette Wievorka rappelle, non pas que l'histoire pourrait se passer de
témoins, mais qu'elle est la seule à pouvoir en faire perdurer la mémoire : ce qui reste au-delà des
traces d'une mémoire qui s'estompe et dont le sujet est condamné à disparaître, c'est ce qu'en aura
consigné l'historien, d’où le problème qui se pose à lui lorsqu’on l’assigne à la seule mémoire.
J. THEATE - Stage PLP Lettres-Histoire - Histoire et Mémoire, 4 février 2015
C'est donc à un autre niveau, celui de la parole et d'un autre type de transmission que ce problème
doit se poser : par exemple à Oradour, il est évident que l'apport du témoignage de certains rescapés
est incontestable dans la visite d'un lieu qui, de plus en plus, perd en signification immédiate : ils
sont, paradoxalement, ce qui donne vie aux ruines, ce qui les anime – des souvenirs du drame
certes. Pour autant, ces lieux de mémoire qui accueillent des institutions gardent leur sens par les
parcours historiques qui sont proposés et sans les hiérarchiser, on ne peut pas confondre la rencontre
avec un témoin et l'accès à l'histoire, dont les différents services opérant dans ces structures et les
enseignants se font les relais.
Par ailleurs, si on ne peut pas non plus faire du témoin un simple « document vivant », qu'on
distinguerait d’un documentaire qui en fixerait le récit, on pourra espérer que ce dernier offre un
support supplémentaire qui, sans pallier à la parole vivante et au contact, peut offrir une image
mouvante et plus fidèle du témoignage. Plus fidèle parce que mouvante et parlante, plus fidèle parce
que révélatrice de l'humanité et de cette fragilité qui font du témoin, avant toute chose précisément,
un homme.