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DE LA MONUMENTALITÉ DES FRICHES URBAINES DE MONTRÉAL

Mémoire Architecture Claire Duquesne

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De la monumentalitéDes friches urbaines

De montréal

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REMERCIEMENTS

L’écriture de ce mémoire fut l’occasion d’approfondir une part de mes préoccupations réflexives dans le domaine de l’architecture. En plus de mener à davantage d’auto-nomie sur le plan intellectuel, ce mémoire m’a permis de mettre en pratique certains de mes centres d’intérêts, lesquels se sont avérés utiles à la construction du propos. La concrétisation de l’ensemble de ce projet n’est cependant pas l’œuvre d’une seule per-sonne mais bien le fruit d’une collaboration active entre de multiples acteurs qui, de près ou de loin, auront apporté une aide précieuse à la construction de l’édifice. Je tiens à les remercier très chaleureusement.

A ce titre, je remercie en premier lieu mon promoteur Monsieur Jean-Philippe de Visscher, enseignant et doctorant à la faculté LOCI de l’université catholique de Louvain, d’une part pour la disponibilité et l’impartialité dont il a fait preuve au cours des deux années de pré-paration du mémoire, et d’autre part pour ses conseils pointillistes et pertinents qui m’au-ront aidée à cadrer efficacement la réflexion.

Je remercie également mes lecteurs, Messieurs Georges Adamczyk, Kristoffel Boghaert et Gilles Debrun.

Le premier, fort de son expérience d’ex-directeur et aujourd’hui enseignant de la faculté d’aménagement de l’université de Montréal, aura été un professeur consciencieux et ac-cueillant tout au long de mon année d’échange universitaire.

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Le second, en qualité d’enseignant de projet en seconde année d’architecture à la faculté LOCI de l’UCL, m’a fourni de précieux conseils qui auront été utiles tout au long de mon cursus d’études.

Le troisième, enseignant de projet en première année d’architecture à la faculté LOCI de l’UCL, s’est montré ouvert et intéressé au sujet.

Par ailleurs, je remercie Monsieur Alain Laforest, pour m’avoir transmis sa curiosité du paysage urbain montréalais et qui, par là même, m’a permis d’aboutir à la lecture des ri-chesses insoupçonnées de la ville.

De même, je remercie Monsieur Peter Krausz, pour m’avoir redonné goût et confiance dans la pratique du dessin, laquelle fut mise à l’œuvre lors de l’étude de terrain.

De manière générale, je remercie les Montréalais qui, de près ou de loin, auront porté les intérêts de ce mémoire et partagé leur plaisir de vivre à Montréal.

Enfin, je remercie mes proches pour l’immense soutien et la confiance infaillible qu’ils m’auront témoignés tout au long de mes études supérieures d’architecture.

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SOMMAIRE

REMERCIEMENTS ................................................................................................ 4

DE L’ORIGINE DU SUJET ...........................................................................................12

DE L’IRRUPTION DU VIDE .........................................................................................16

DE L’IMAGE DE MONTRÉAL ....................................................................................22DE L’OEIL DU TOURISTE ............................................................................................................................................................... 22

DE L’OEIL DE L’ÉLÉVE EN ÉCHANGE .......................................................................................................................................... 26

DE L’OEIL DE L’APPRENTI MONTRÉALAIS ............................................................................................................................ 30

DE L’ÉNONCIATION D’UN QUESTIONNEMENT ............................................. 40

DE LA DÉFINITION DE MONUMENT ....................................................................45DE LA VALEUR PARTAGÉE ............................................................................................................................................................... 45

DE LA VALEUR SYMBOLIQUE .............................................................................................................................................................. 46

DE LA VALEUR ORGANIQUE ............................................................................................................................................................... 47

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DE L’INVENTION D’UNE MÉTHODE D’ANALYSE ...................................... 52DE L’OUTIL DE LA PROMENADE ...................................................................................................................................................... 54

DE L’OUTIL PHOTOGRAPHIQUE ....................................................................................................................................................... 55

DE L’OUTIL GRAPHIQUE ............................................................................................................................................................... 57

DE L’OUTIL DU LANGAGE ............................................................................................................................................................... 57

DE L’OUTIL LITTÉRAIRE ............................................................................................................................................................... 58

DES RETOURS SUR LA MÉTHODE ................................................................................................................................................. 58

DU MONTRÉAL EN FRICHE[S] .......................................................................... 63DU FIL DU CANAL DE LACHINE ........................................................................................................................................................ 74

DES TRACES DU CHEMIN DU ROY .............................................................................................................................................. 86

DU LONG DE LA TRACK ............................................................................................................................................................... 100

DE LA MONUMENTALITÉ DES FRICHES MONTRÉALAISES ................. 114DU CARACTÈRE IDENTIFIABLE DES FRICHES URBAINES ............................................................................... 115

DE LA MANIFESTATION D’UNE VIE PUBLIQUE COLLECTIVE .......................................................................... 148

DE LA PÉRENNITÉ DES FRICHES URBAINES ................................................................................................................... 160

DU RÔLE DES FRICHES DANS LA MORPHOGÉNÈSE URBAINE............................................................... 166

DU RETOUR AUX SOURCES............................................................................... 179

BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................... 182

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« Such urban space, which I will denote by the French expression terrain vague,

assumes the status of fascination, the most solvent sign with which

to indicate what cities are and what our experience

of them is. »

Ignasi de Solà-Morales i Rubió1

1 Solà-Morales i Rubió, I. (1995). Terrain vague. Anyplace. Page 119.

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Les friches urbaines me fascinent.

L’expression terrain vague est explicite du caractère bivalent des espaces en friche. Le territoire balance simultanément entre un état de flou, de vide, de perte fonctionnelle, et celui d’un champ d’action totalement libre. Du point de vue urbain, il oscille entre l’idée

de manque, sur les plans esthétique, économique et social, et l’idée qu’il renferme une infinie poésie, un sol propice au développement de la biodiversité et les promesses de vivre autrement la ville. Les friches urbaines sont la rencontre d’un tas de dualismes contraires tels

que la vie et la mort, la sédimentation et l’érosion, ou encore l’aller-retour entre un passé révolu et un futur en attente.

Ignasi de Solà-Morales i Rubió, dans son article Terrain Vague1, rapporte que la racine germanique du terme «vague» fait allusion au «mouvement, l’oscillation, l’instabilité, et la

fluctuation». La racine latine renvoie davantage aux caractères «vide, inoccupé», voire «libre, disponible, non-utilisé». Le mot «terrain» quant à lui suggère l’idée «of a portion of land in

its potentially exploitable state but already possessing some definition in which we are external». De ces deux analyses sémantiques, Ignasi de Solà-Morales i Rubió parvient à la

conclusion que le rapprochement inusité de deux termes formule l’idée suivant laquelle les vides urbains sont prometteurs de nouvelles manières d’habiter la ville.

1 Solà-Morales i Rubió, I. (1995). Terrain vague. Anyplace. Page 119.

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1 Continuité de voirie formée par les chaussées Denis Papin, Fernand Forest, Gramme et Pierre Curie.

DE L’ORIGINE DU SUJET

Tourcoing, ville du Nord de la France, est connue pour son patrimoine industriel textile. Nombre des anciennes filatures qui jalonnent les chaussées Denis Papin, Fernand Forest, Gramme et Pierre Curie témoignent de cette ère de prospérité économique du milieu du XXe siècle.

Pas moins de trois générations familiales me témoignent encore aujourd’hui ce passé glo-rieux. Certains travaillaient à la commercialisation du fil et à la gestion des administrations alors que d’autres, sous un angle plus technique, fabriquaient et entretenaient la ma-chinerie. Les plus nostalgiques me racontent combien Tourcoing brillait à cette époque, fière de la renommée internationale de ses savoir-faire.

A la fin du XXe siècle, prises dans l’étau de la concurrence étrangère, ces firmes sont tom-bées en décrépitude. Au début des années quatre-vingt-dix, les dernières grandes usines de production s’avouent vaincues.

De ma fenêtre, je ne garde en mémoire que les stigmates de cet illustre passé: quelques architectures persistantes le long du boulevard industriel1 et, ailleurs, en place du bruit des métiers à tisser, le règne du silence des friches industrielles. Ces paysages de friches urbaines sont fascinants.

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Depuis la première année d’architecture, le corps enseignant nous invite à poser les hypothèses de notre thématique de mémoire. Je pense avoir trouvé: les friches urbaines

de Tourcoing. Mais cette proposition ne prenait pas en compte un changement de planning survenu deux ans plus tard: mon admission pour un programme d’échanges à

l’université de Montréal. Il fallut revoir le plan...

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Le 23 août 2013, j’arrive à Montréal. Comme la veille et l’avant-veille, le bus de la ligne 747, en provenance de l’aéroport Pierre Elliot Trudeau de Montréal, dépose ses derniers passagers en gare d’autocars de Berri-UQAM. Où suis-je? On m’avait promis du frais et je débarquai sur une

île à 35°C, qui plus est embrumée ce jour-là sous un épais nuage de pollution. Je m’en vais poser mes valises quelques pas plus haut, rue Sherbrooke Est, chez l’ami d’un ami d’un ami.

L’arrivée à Montréal fait place au vide.

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1 Corboz, A. (2001). Le Territoire comme palimpseste et autres essais. Paris: Editions de l’Imprimeur. 281 pages.

DE L’IRRUPTION DU VIDE

Le vide. A priori point de départ du Bing Bang, le vide synthétise également le point de départ de ce mémoire. Avant d’entamer les questions substantielles, il faut rappeler que ce bond outre-Atlantique dans la métropole québécoise ne faisait pas partie «du plan». Il s’agissait plutôt d’une remise en cause du plan, ou plutôt «des» plans.

En mai 2013, mon quotidien ressemble de près à celui de la ligne ferroviaire qui, à son pas-sage à Ramegnies-Chin, cadence le quotidien des élèves de Saint Luc. Comme les trains, les jours passent et se ressemblent. Malgré cette routine apparente, tout est affaire d’ur-gence: projet, couple, prise de décision, argent, croissance. Du coup, les yeux incessam-ment rivés sur les cadrans des horloges, je suis les rails pour maintenir et assurer le cap. Quel cap? Le cap du diplôme en architecture.

Tout à coup, le train déraille et s’arrête net. Tout le monde descend! La quatrième année se déroulera à Montréal. A ce stade, je décide d’adopter une attitude primordiale que m’ont enseignée jusqu’ici les études d’architecture: l’ouverture d’esprit. J’ajouterai que l’un des préceptes d’André Corboz1, «il faut suivre sa dérive», fut également une ligne de conduite essentielle à ce mémoire.

Alors, je profite du voyage à Montréal pour d’abord faire le vide sur ce qui d’ordinaire me conforte et me rassure dans mes façons de penser et d’agir. L’heure est venue de tirer son plan, si bien que le mémoire commence par une remise en cause globale de mes habitu-des et ma façon d’aborder l’architecture.

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Pour poursuivre sur l’idée de vide, une autre définition du mot caractérise ce qui manque d’intérêt, de valeur. A Tourcoing, les territoires en friches traînent cette image rebutante d’espaces déchus devenus inutiles et insignifiants. Pire, ils sont parfois exclusivement lus comme un manque à gagner de rentabilité foncière. Pourtant, force est de constater qu’un vide urbain a pour le moins la qualité d’éveiller la curiosité. Au travers ce mémoire, cette curiosité est mise à profit dans le but de prendre connaissance de ce qui, à priori, échappe à l’intérêt et aux valeurs explicites de l’ordre urbain. Après tout, n’est intéressant que ce à quoi on accorde de l’intérêt!

Le vide constitue également une solution de continuité. La grille nord-américaine illustre assez bien ce sens. J’ignore comment habiter ce paysage, comment le regarder et encore moins comment l’apprécier. Bien que nettement influencée par les canons de l’urbanisme européen, je m’efforce dès le départ d’écarter tout à priori négatif quant à l’esthétique de cette typologie de plan urbain. Une observation extérieure du vide apparent ne peut fournir les clés de lecture suffisantes pour discerner et comprendre les réalités à l’œuvre dans ce milieu. Pour parvenir à cette connaissance, je pense qu’il faut au contraire parcou-rir et habiter cette continuité particulière que propose l’urbanité montréalaise. Dans cette optique, ce mémoire s’efforce de regarder avec intelligence et créativité les caractères intrinsèques du vide de Montréal.

Aussi, la définition citant le vide comme un sentiment d’absence et de privation décrit avec justesse l’état d’esprit dans lequel je me trouve à mon arrivée au Québec. En effet, les repères usuels humains, matériels, environnementaux et intellectuels font place à un nouvel univers culturel. Ceux qui s’imaginent retrouver un ilot de France en territoire amé-

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ricain seront déçus! Bien que Montréal fasse partie de la francophonie, le Québec pos-sède une identité culturelle propre et entière. Inutile de jouer au Français venu visiter la Nouvelle-France. Il faut au contraire prendre de nouvelles marques en cohérence avec le milieu. Pour ce, le mémoire est porté par de nouvelles méthodes d’appropriation de l’en-vironnement, lesquelles permettent la formulation logique de nouvelles clés de lecture de l’architecture et du tissu urbain.

Enfin, la sensation de vide ressentie à mon arrivée à Montréal est également le fait de vivre une rupture d’ordre psychologique. Montréal se présente comme un nouveau chez soi, où tout reste à faire. La remarque pourrait sembler anecdotique, voire futile. Tou-tefois, je pense que vivre cette rupture est bénéfique à la réalisation de soi. Et outre le fait qu’elle mène à l’énonciation des questionnements d’un architecte en devenir, il me semble important que la démarche globale du mémoire s’accorde à la personnalité de son auteur. Par conséquent, ce mémoire traduit une volonté déterminée de livrer, non pas un devoir qui serait la conclusion formelle de cinq années d’études supérieures, mais bien la présentation soignée d’une réflexion architecturale portée par la conjugaison d’intérêts tous aussi bien intellectuels que personnels.

En somme, le champ sémantique du mot vide concorde assez bien avec l’état d’esprit, tant intellectuel qu’émotionnel, dans lequel je me trouve suite à mon arrivée sur l’île de Montréal. Face à cette irruption du vide, et même dans le vide, le mémoire tombe à pic! En place des états de perte et d’absence, il m’amena progressivement vers une renais-sance: une renaissance en tant qu’architecte en devenir et une renaissance en tant qu’in-dividu en route vers l’âge adulte.

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Passé cet état de vide, et une fois les compteurs remis à «zéro», un voyage observatoire mené au travers de la ville s’entame. Il débute par un premier balayage introductif du

paysage montréalais, lequel mènera par la suite à l’énonciation claire d’un questionnement théorique. La partie faisant suite relate ces premières images de Montréal.

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« Paris a ses boulevards,

Rome a ses basiliques,

Florence ses palais,

Venise ses canaux.

Et Montréal ? »

Jean-Claude Marsan1

1 Marsan, J.-C. (1973). Sauver Montréal [Chroniques d’architecture et d’urbanisme]. Page 15.

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DE L’IMAGE DE MONTRÉAL

La quête d’un logement motive principalement mon premier balayage de Montréal. Non pas que le cagibi du dessous de l’escalier où je séjourne soit inconfortable, mais la porte ferme mal... Pour flairer une meilleure affaire, je sillonne en long, en large et en travers la ville aux cent clochers, et porte un premier regard sur ce nouveau milieu urbain.

Entre les premiers jours d’errance et le moment où je peux me vanter d’intégrer concrè-tement le mouvement de la ville, je regarde Montréal sous différentes lunettes: d’abord celles du touriste français, puis celles de l’élève en échange universitaire jusqu’à porter les lunettes d’un l’habitant de Montréal, ou presque. De ces changements de regards sur la vie quotidienne émergent quelques premières interrogations.

DE L’ŒIL DU TOURISTE

De l’imagerie des cartes postales

Passés les premiers mois de dolce vitae, l’heure est venue d’envoyer quelques nouvelles en France. Je me rends alors avenue Van Horne, vers Outremont, dans une petite bou-tique tenue par un collectif associatif d’artistes et artisans québécois. Quitte à envoyer une carte postale, autant qu’elle soit «made in Québec». Un petit lot de dix photographies cartonnées fait mon bonheur. Sur l’emballage du lot de cartes postales figure l’intitulé «MONUMENTALOVE».

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Orange Julep,

Farine Five Roses, La Ronde,

Aéroport de Montréal,

Bouteille de lait

Stade Olympique,

Mont-Royal, Habitat ‘67,

Pont Jacques Cartier,

Sir George-Etienne Cartier

Le lot présente les fleurons de l’architecture monumentale incontournable à Montréal à savoir le Mont-Royal ici représenté indirectement par la croix, la statue d’entrée de Sir George-Etienne Cartier du parc du Mont-Royal aménagé par le célébrissime Frederick Law Olmsted1, Habitat ‘67 où séjourne de temps à autres Céline Dion, le Pont Jacques Cartier quelque peu rouillé, le parc Olympique à la toiture controversée, l’aéroport Pierre Elliot Trudeau que je viens tout juste de quitter, les montagnes russes qui figurent au top dix des manèges à sensation du Canada et l’orange géante du Restaurant Gibeau Orange Ju-lep. En somme, ces huit photographies présentent les sites que tout bon touriste digne de ce nom se doit de visiter à Montréal.

1 Frederick Law Olmsted. (1822-1903). Architecte-paysagiste américain.

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Toutefois, au terme de ce premier coup d’œil, deux photographies me restent inconnues: l’une semble présenter une fabrique de farine et l’autre présente une bouteille de lait géante montée sur une colonne métallique. J’admets volontiers qu’elles fassent égale-ment partie des monuments représentatifs de Montréal, sans quoi pourquoi feraient-elles partie du lot «MONUMENTALOVE»? Il n’en reste pas moins que ces figures semblent sor-ties tout droit d’un paysage industriel enfumé par la combustion du charbon. Plus que le doux parfum de la nature et des vieilles pierres, ces clichés m’inspirent davantage la frénésie d’une époque industrielle révolue. Aujourd’hui, de quelle réalité témoignent ces photographies?

De la mode des T-shirts

Ayant sous-estimé les dégâts causés par le lave-linge québécois, il me faut compléter ma garde-robe. Je poursuis ma route dans le magasin «tresnormale» du 207 de l’avenue Fairmount Ouest, et tombe sur un T-shirt imprimé d’une image de château d’eau. L’édifice m’est familier… Sur le retour, au passage du viaduc de Rosemont dans le quartier du Mile End, je reconnais l’illustré du T-shirt. Il s’agit de l’entrepôt Van Horne disposé le long de la voie de chemin de fer.

A moins qu’il ne s’agisse d’une mode passagère, ce constat porte à croire que ce type d’architecture à vocation industrielle, et l’environnement urbain particulier qu’il véhicule, font partie des représentations urbaines «normales» de Montréal… Soit.

De haut en bas:

Farine Five Roses

Bouteille de lait

T-shirt tresnormale

[modèle Urbanity,

Water Tower]

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A Montréal, l’image implicite des friches urbaines est affichée aux vitrines des commerces, comme si les valeurs locales défendaient l’existence de ce paysage.A l’université de

Montréal, ma rencontre avec un artiste conforte cette hypothèse.

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1 Cf. http://www.peterkrausz.com/

DE L’ŒIL DE L’ÉLÈVE EN ÉCHANGE

Dans le cadre de mon année d’échange, j’étudie au sein de la faculté d’aménagement de l’université de Montréal, université francophone implantée sur les flancs ouest du Mont-Royal. Le second semestre m’offre l’opportunité de suivre le cours de dessin dispensé par Monsieur Peter Krausz1.

Outre son métier d’enseignant en arts plastiques à la faculté d’histoire de l’art et d’études cinématographiques, Peter est artiste de passion et de profession. Arrivée à Montréal en 1970, il exerce aujourd’hui son art dans un petit atelier du Mile End situé avenue du Parc. Cet artiste d’origine roumaine travaille depuis longue date, à partir d’images satellites, sur la représentation picturale d’un infini no man’s land qui sépare les communautés grecques et turques de l’île de Chypre. Cette frontière en friche l’interroge.

Tout récemment, Peter a décidé de poursuivre le sujet à une échelle plus proche. Depuis la fenêtre de son logement, Peter aperçoit très nettement les vestiges de la gare de triage d’Outremont. Un jour, dans le cadre du cours, il nous fait visiter son atelier, viennoiseries et café chaud à l’appui, et profite de l’occasion pour nous présenter l’un de ses premiers essais sur le thème.

Peter raconte qu’il est captivé depuis longue date par ce paysage. Bientôt, la gare de triage n’aura définitivement plus court. Une fois l’entreprise de décontamination du sol achevée, un plan de réaménagement urbain remplira cette béance du quartier d’Outre-mont. Mais les travaux n’ont pas lieu que déjà Peter semble manifester une forme de nos-

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27Gare de triage d’Outremont,

Mile End, tempête en été,

Peter Krausz

talgie à l’évacuation des derniers wagons du site. Les politiques locales ne font à priori que rentabiliser un terrain laissé depuis des lustres à l’abandon au seul profit des mau-vaises herbes. Et pourtant, il existe dans ce paysage quelque chose de bien plus grand qui intéresse l’artiste.

De ce témoignage émerge l’idée de l’existence d’un paysage sous-jacent à Montréal qui, en dépit d’apparences rebutantes, semble contenir certaines réalités intrinsèques de l’ur-banité montréalaise qui soient chères à sa population.

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Installée depuis maintenant plus de six mois à Montréal, je m’intègre chaque jour un peu plus à la vie locale. Pour me rendre en centre-ville, je prends régulièrement le bus 151 qui

m’achemine à la station de métro Rosemont. Sur le trajet, je fais la découverte d’un terrain vague, ou plutôt d’une curieuse exposition…

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1 Québécisme : vente de garage signifie vide-greniers. À Montréal, libre à chacun d’organiser, quand bon lui semble, son propre vide-garage en avant de chez lui.

En haut à gauche :

Sculptures dans

le Jardin

du Crépuscule

En bas à gauche :

Exposition

à ciel ouvert,

au pied de l’entrepôt

Van Horne

À droite :

Avenue Van Horne,

vers le viaduc de Rosemont

DE L’ŒIL DE L’APPRENTI MONTRÉALAIS

De la poésie du Jardin du Crépuscule

Dans le Mile End, au carrefour des voies Van Horne et Saint-Urbain, persiste un lopin de terre aux allures de terrain vague, adossé contre la voie de chemin de fer, où se dresse une collection impressionnante de sculptures métalliques. Aux côtés de ce jardin, plus en amont de l’avenue Van Horne, une succession d’ateliers s’alignent en front de voirie. In-téressée, j’entre.

Une jeune femme occupée à sa vente de garage1, m’indique le chemin jusque l’atelier de Glen, l’auteur de cette exposition en plein air. Au bout d’une aile transversale menant à l’arrière du bâtiment, un homme d’une quarantaine d’années, les cheveux en pétard, des yeux bleus clairs, le regard perçant mais jovial, les coudes tatoués de motifs de couleur, m’accueille. En l’espace d’une phrase, nous fixons un rendez-vous deux jours plus tard. Le surlendemain, je m’arrête à nouveau avenue Van Horne et traverse la galerie d’entrée. Sur une poutre, on peut lire «Glen Lemesurier Van Horne Terminal Iron Works Montréal, P.Q». Glen m’ouvre les portes de son atelier, un bric-à-brac sans fin de pièces métalliques en tous genres. Nous prenons le café dans son jardin, face à la voie ferrée, et il me raconte son histoire.

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1 Joseph Maria Jujol. (1879-1949). Architecte, figure de l’architecture catalane et proche collaborateur de l’architecte Antoni Gaudí (1852-1926).

2 Raymond Moralès. (1926-2004). Sculpteur de métal d’origine espagnole.

Atelier Glen Lemesurier,

Van Horne / Waverly

Glen est un artiste autodidacte unique en son genre. Il mène une vie totalement désin-téressée de tout appât du gain. Pour preuve, il se contente d’un studio d’à peine quinze mètres carrés habitables, dont neuf consacrés à une bibliothèque d’architectes et d’ar-tistes parmi lesquels figurent Jujol1 et Morales2. A peine un mètre sépare son lit du lavabo et des plaques de cuisson. Diplômé en littérature, et spécialiste de poésie, Glen entame sa carrière d’artiste par quelques explorations sculpturales sur bois. Sous l’influence d’un père mécanicien, il opte pour le métal qu’il explore avec inventivité depuis vingt ans.

En 1999, il décide d’investir ce terrain voisin laissé en friche, tout juste bon au stationne-ment de quelques voitures polluantes. Glen nomme cet espace «Jardin du Crépuscule». Pourquoi? Parce que les cinquante-deux sculptures réparties sur ce terrain ont été instal-lées de nuit. Cet espace appartient à la ville, par conséquent, toute appropriation à carac-tère privé est illégale. Pour contourner cette interdiction, Glen entreprit de disposer une à une ses sculptures à la nuit tombée. Le complot passe inaperçu et la ville ne découvre le pot aux roses que trop tard. Sauf à s’attirer la fureur des foules, il est aujourd’hui impos-sible de déloger le jardin du quartier… Glen est désormais propriétaire moral de ce terrain.

La matière première de Glen provient du même lieu qui plus haut faisait rêver Peter Krausz, la gare de triage d’Outremont. Il récupère toute sorte de pièces métalliques qu’il recycle avec poésie. Glen se sert du terrain vague comme un rideau de fond sur lequel exprimer son art. Des particuliers et des organismes tels que le Cirque du Soleil lui font commande. Dans le quartier du Mile End, il n’est pas rare de croiser l’une de ses œuvres. Au pied de l’entrepôt Van Horne, un sol contaminé laissé à l’abandon a fait place à un oa-sis de poésie que chacun est invité à s’approprier librement.

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Forte de cette découverte, je poursuis mes flâneries dans le quartier du Mile End. Plutôt que d’employer les circuits conventionnels, il est plus enrichissant d’opter pour les che-mins de traverses. A peine sous le viaduc de Rosemont, que de nouveaux exemples d’ap-propriation de l’espace en friche se présentent.

Des dessous de «Villa Nova»

Faute de pouvoir nommer cette part de la ville coincée entre les quartiers du Mile End et Rosemont, je choisis le nom de «Villa Nova», inspiré d’une inscription repérée sur un en-trepôt à proximité. Le viaduc de Van Horne abrite localement un désert de terre sèche et de béton. Ici, des artistes du tag s’en sont donnés à cœur joie sur les piles de l’ouvrage. D’immenses graffitis soignés couvrent les masses bétonnées. A chacun sa pile, à chacun son style. A lire les signatures, certains dessins sont l’objet d’œuvres collectives, d’autres sont individuelles.

Une fois regagnée la voie ferrée, je tombe nez à nez avec une scène de tournage. Toujours sous le viaduc, des caméras filment un passage du film Lol, me dit-on. Le temps d’immor-taliser la scène d’un coup de crayon, et je file bien vite effrayée par les projecteurs.

Les dessous du viaduc

de Van Horne34

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Le Champ des Possibles,

côté voie ferrée

Chemin faisant, une percée dans un grillage mène jusqu’à une vaste étendue d’herbes folles. Des recherches m’apprendront plus tard qu’il s’agit d’un grand terrain vague rebaptisé

«Champ des Possibles».

De la réserve du Champ des Possibles

Malgré quelques appréhensions et l’œil aux aguets, j’entreprends la traversée de ce dé-sert arboré. Au centre de l’espace, des bancs de fortune construits à partir de palettes attendent patiemment...

Abandonné depuis quarante ans, le Champ des Possibles est une ancienne gare de triage ferroviaire. Contenu entre les rues Henri-julien à l’Est, de Gaspé à l’ouest, et la voie ferrée du Canadien Pacifique au Nord, l’espace devint avec le temps un terrain vague de transit à deux pas de la station de métro Rosemont.

En 2006, la ville prévoyait la réfection de cet espace tombé en décrépitude, mais c’était sans compter sur la ferme détermination du comité citoyen du Mile End à préserver cet immense espace vert public. Le projet n’aura donc pas lieu. Suite à cet élan d’initiative citoyenne, un projet de gestion et d’appropriation des friches urbaines voit progressive-ment le jour sous la directive d’un comité nommé les Amis du Champ des Possibles1. Ce groupement citoyen, en partenariat avec l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, cogère ce havre de paix en plein cœur du Mile End.

2 Cf. site web: http://amisduchamp.com/

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En conclusion de ce premier aperçu, je constate qu’en façade comme à l’arrière, Montréal ne dissimule pas les parts en friche de son paysage. Mieux, elle les revendique! Ce constat

m’interroge, me ramenant momentanément au souvenir de Tourcoing.

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DE L’ÉNONCIATION D’UN QUESTIONNEMENT

A Tourcoing comme à Montréal, les friches ont en commun qu’elles décrivent une part du paysage ordinaire, à la différence qu’à Tourcoing, je constate avec amertume que les dik-tats de la rentabilité foncière tendent à effacer ces formes du tissu urbain.

Pourtant, ni la littérature ni le web ne manquent pas d’idées quant à la façon de réinves-tir ces sites particuliers de la maille urbaine, la question n’est pas nouvelle. Rien ni fait. A Tourcoing, la mode est plutôt à la reconversion bâtie des espaces. Je ne condamne l’am-bition de rebâtir en tant que telle, mais plutôt le fait que cette mesure s’opère souvent sans qu’aient été questionnées au préalable les réalités qualitatives préexistantes du lieu.

A Montréal, le cas diffère. Une part de population est sensible à la préservation de l’inté-grité des territoires en friche. Il faut dire que la cartographie de Montréal présente elle-même certains caractères marginaux. En effet, celle-ci ne s’inspire d’aucun modèle urbain habituel. «Paris a ses boulevards, Rome a ses basiliques, Florence ses palais, Venise ses canaux. Et Montréal ?» A cette question, Jean-Claude Marsan répond: «Montréal est une et multiple à la fois et se définit essentiellement par son caractère paradoxal.» .

Luc Lévesque pousse la réponse à son paroxysme en décrivant Montréal comme «l’in-forme urbanité des terrains vagues» . Un point particulier de sa démonstration énonce la thèse suivante : le «terrain vague comme monument». Stimulée par les récentes explora-tions de Montréal menées jusqu’ici, je décide d’en savoir plus et pose le questionnement suivant:

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en quoi les friches urbaines sont-elles un monument De la ville De montréal?

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En vue d’apporter les éléments de réponse à cette question, la logique de raisonnement de ce mémoire procède suivant quatre étapes. Avant d’arpenter le Montréal en friches, une première étape consiste à établir la définition de la notion de monument.

Passée cette mise au point sémantique, la seconde partie rapporte la méthode particu-lière mise en œuvre pour analyser le terrain d’étude.

Puis, s’en suit une troisième partie qui restitue explicitement les observations faites au cours d’un voyage exploratoire mené dans Montréal. Ce rapport descriptif présente tout particulièrement les sites auxquels sur lesquels s’appuie la réflexion du mémoire.

La quatrième et dernière étape de ce mémoire consiste à répondre, par l’écrit et par l’image, à la question posée. Elle se nourrit simultanément de l’interprétation des expé-riences vécues sur le terrain et de lectures assorties au sujet.

A noter que tout au long du mémoire, la notion de «friches urbaines» renvoie à la dési-gnation générique de tous les espaces et micro-espaces du tissu urbain laissés vacants et qualifiables de Terrain Vague selon la définition d’Ignasi de Solà-Morales i Rubió. Je ne consacre volontairement aucune partie à la définition de cette notion car la représenta-tion formelle et sensible de cette part du paysage montréalais est construite au fil de l’ex-ploration du terrain puis de l’analyse interprétative. Je préciserai simplement que l’article de Perla Serfaty-Garzon, La ville et ses restes, ainsi que celui de Luc Lévesque, Montréal, l’informe urbanité des terrains vagues, ont contribué pour une grande part à la réflexion de cette étude.

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Avant d’entamer la phase exploratoire du terrain, il convient de préciser la définition usuelle du caractère monument du point de vue de l’architecture. L’explication faisant suite est

directement empruntée de la réflexion menée par Patrick Berger et Jean-Pierre Nouaud dans l’ouvrage Formes cachées, la Ville. Les deux auteurs décrivent l’idée de monument comme

la synthèse de trois valeurs principales: la «valeur partagée», la «valeur symbolique» et enfin la «valeur organique».

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DE LA DÉFINITION DE MONUMENT

DE LA «VALEUR PARTAGÉE»

Le monument, en architecture comme en ville, est également significatif de la représenta-tion d’une «valeur partagée». Le qualificatif «partagée» définit le monument comme étant un héritage transmis d’une société à une autre. Il formule une permanence à l’inverse des périodes culturelles qui trouvent une finalité au travers du temps.

Au cours de l’histoire, les cultures dominantes habitent une continuité infaillible, le temps, et détruisent les formes urbaines de cultures dominées. Au terme de ces changements persiste néanmoins le substrat des formes urbaines passées, lequel est relayé aux âges ultérieurs par l’intermédiaire du monument.

La reconnaissance de la légitime pérennité d’un monument soutient l’idée qu’en deçà des valeurs de la société persiste une souche sous-jacente universelle et première à toute forme d’existence humaine, souche qu’aucun basculement culturel ne saurait enfreindre. Celle-ci se transmet inexorablement au cours du temps, indépendamment de l’évolution des sociétés.

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DE LA «VALEUR SYMBOLIQUE»

Le monument se définit par sa «valeur symbolique». Les symboles sont la figuration ex-plicite ou implicite de concepts culturels. En ce le monument est l’expression physique et imagée d’un ensemble de consensus formulant un tout identitaire auquel plusieurs Hommes, sinon tous, se rattachent. Il peut s’agir de la représentation de repères fonda-mentaux pour lesquels tout être humain se sentira concerné, comme il peut s’agir de la représentation de l’identité d’une communauté particulière, soit d’une «vie publique col-lective»1, que seuls les membres sont à même de reconnaître et comprendre. Le fait qu’un monument soit significatif d’une identité particulière suppose qu’il faut en connaître les justes clés de lecture pour juger de notre appartenance à ses valeurs, ou non. Le monu-ment gagne en symbolique de par l’expressivité des concepts culturels qu’il représente.

D’un point de vue formel de l’architecture, la permanence et la survivance d’une symbo-lique supposent l’emploi de caractères très conventionnels qui puissent se conformer au passé. Cette conformité aux conventions évite qu’un regain du naturel l’emporte sur la culture. Seulement, face aux us et coutumes du monde contemporain, ce rapprochement aux normes ne fait partie d’aucune logique culturelle sinon qu’elle figure plus une forme de «résistance à la modernité», comme le dénonce von Meiss.

Face à cette impasse, von Meiss, Berger et Nouaud se rejoignent quant à dire qu’au-jourd’hui il est résolument devenu difficile de faire et lire au sein des villes une symbo-lique propre à la qualité de monument d’une architecture. Pour Berger et Nouaud, la ville contemporaine dénie toute affectation symbolique. La mode est à l’ «a-symbolisme».

1 von Meiss, P. (2012). De la forme au lieu.

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Mais à force, ce comportement va-t-il pas devenir l’attitude par excellence de la société contemporaine? Serait-ce «l’a-signifiance comme sens à découvrir» du monument? Ce cri-tère de la «valeur symbolique», confrontée aux modes culturels de l’architecture et de la ville contemporaine, soulèvent quelques remises en cause… La conclusion de von Meiss reste néanmoins sans appel: « le monument potentiel n’a de valeur que par sa rareté et par son sens pour la collectivité ».

DE LA «VALEUR ORGANIQUE»

La «valeur organique», attribuée par Berger et Nouaud à l’idée de monument indique que, en dépit de limites saisissables et d’attributs d’exception, le monument est porteur de «la morphogénèse d’une culture», en particulier celle de ses formes urbaines. Le monument n’est pas détaché du tissu urbain duquel il émerge comme n’importe quel objet posé sur une toile de fond. Il est impliqué aux logiques urbaines qui animent ce même fond. La collaboration entre objet et fond est une nature vivante qui jongle entre des états d’équi-libre et de tension, relevant ainsi d’une cohérence d’ensemble entre architecture et ville.

Au risque que cela paraisse léger, j’ajouterai que le qualificatif «organique» n’est pas à lire comme le synonyme de «naturelle». En effet, le dessin des formes urbaines craint jus-tement une résurgence de l’état naturel. D’ailleurs, bien que, d’après les mêmes auteurs, «l’architecture et la morphologie de la ville naissent de la fluctuation au cours du temps d’une pondération variable du rapport nature / culture, la pérennité du monument rassure du fait qu’elle est une victoire de la culture sur la nature. Les auteurs décrivent l’idée de monument comme la représentation d’un état victorieux de «pacification de la nature».

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Maintenant que cette base de vocabulaire est éclaircie, place à l’analyse de terrain. La résolution de la problématique procède en premier lieu par l’exploration active de la

ville Montréal. Cette démarche ne fait l’objet d’aucune convention. La formulation infinie et insaisissable des paysages en friches m’amènent à inventer une méthode d’analyse

particulière, forte d’intérêts tant intellectuels que pratiques.

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«Percevoir l’écart en accomplissant le passage,

entre ce qui est sûr, quotidien et ce qui est incertain,

à découvrir, génère une sensation de dépaysement,

un état d’appréhension qui conduit à l’intensification

des capacités perceptives;

soudain, l’espace assume un sens avec partout la

possibilité d’une découverte. Le regard se fait plus

pénétrant, l’oreille se met à écouter.»

Stalker, Manifeste1

1 Stalker. 1993, Rome. Collectif de recherche sur le territoire, en particulier celui des vides urbains. (Cité par Morissette, J.-B. (2011). La friche autoroutière: une lecture morphologique et sensible d’un paysage intermédiaire. Page 32.).

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DE L’INVENTION D’UNE MÉTHODE

Le déroulement de la méthode poursuit simultanément quatre lignes de conduites. La première consiste à regarder les paysages en friches depuis l’intérieur. La juste représen-tation des réalités intrinsèques au lieu nécessite d’habiter le paysage. Une position exclu-sivement externe pourrait s’avérer trompeuse. Comme le décrit Sieverts1, cette démarche permettra de «reconnaître les qualités qui marquent la réalité de la vie quotidienne des personnes, des animaux et des plantes vivant et fréquentant ces zones, mais aussi les qualités esthétiques des paysages spontanés».

La seconde ligne de conduite s’efforce de placer l’exploration dans un cadre spatio-tem-porel court mais efficient. En effet, la lecture proposée ici des territoires en friches ne traite ni de l’avant, ni de l’après, mais s’attarde à l’analyse des réalités de l’instant. De même, l’étendue spatiale de l’investigation vise davantage la qualité que la quantité. Le long des linéaires, seront retenus à l’étude les cas de figures les plus parlants.

Aussi, le mémoire s’applique à rapporter l’entropie du paysage. En effet l’étude tient compte des mutations du paysage à l’œuvre au cours de la phase d’exploration. Cette dis-position permet d’introduire une variable temporelle à la réflexion.

Enfin, une dernière ligne de conduite oriente la méthode vers une analyse d’ordre sen-sible, à la fois cognitive et créative, des territoires en friches. L’étude menée ne s’attarde pas sur les caractères d’ordre typo-morphologiques du paysage, mais se concentre prio-ritairement sur le rapport des réalités particulières qui animent chacun des espace par-

1 Sieverts, B. (2004). À propos de mes voyages, dans Brayer, M.-A. (2004). Archilab 2004 : La ville à nu. Orléans : HYX. Pages 52-60. (1969-/). Artiste Allemand diplômé d’art et expert du paysage urbain. Cf. http://www.archilab.org/public/2004/fr/textes/boris.htm (Cité par Morissette, J.-B. (2011). La friche autoroutière: une lecture morphologique et sensible d’un paysage intermédiaire. Page 32.).

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courus. La démarche réflexive sensible permet de poursuivre les intérêts de la réflexion comme d’autres plus personnels relatifs à l’exploration, de quoi rendre le projet plus lu-dique.

D’un point de vue plus concret, l’observation minutieuse des friches chemine suivant cinq étapes: pédaler, photographier, dessiner, dialoguer, lire et revenir. Le maniement de plu-sieurs médias d’études, à savoir la promenade, l’appareil photo, et le crayon apporte une juste balance entre des positions objectives d’analyses et des partis pris plus sensibles et personnels. Aussi, chaque médium renseigne à des échelles variables du terrain. La conju-gaison des outils sert l’objectif d’une exploration fine et minutieuse.

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DE L’OUTIL DE LA PROMENADE

Mon exploration du Montréal en friches est avant tout l’histoire d’une grande promenade menée d’avril à août 2014. Pour me faciliter le parcours de la ville, je choisis comme fidèle destrier un beau vélo vert acheté d’occasion.

Dans la mesure où le mémoire ne cible pas un site explicite, permanent et établi spatiale-ment, mais un phénomène implicite, éphémère et disséminé dans le tissu urbain, le vélo est un bon outil pour dégrossir la recherche sur terrain. Les premières explorations ont consisté principalement à parcourir de façon hasardeuse la grille urbaine, sans qu’aucun tracé ni objectif ne soient au préalable arrêtés. Ces traversées aléatoires génèrent le des-sin d’une géographie particulière, fruit du rapport direct entretenu entre le territoire et le promeneur. Cette situation fait émerger les parts sous-jacentes d’ordinaire peu vécues du paysage.

Au contraire de la voiture et des transports en commun, le vélo présente un large poten-tiel d’accessibilité au territoire. Il circule aisément en dehors des voies de communication usuelles. En cas d’obstacle, la marche à pied prend le relais. Cette conjugaison aisée à d’autres modes de circulation tels que la marche et les transports en commun permet de tirer profit de situations spatio-temporelles diverses.

Enfin, l’usage du vélo est aussi et avant tout l’occasion de se balader tranquillement sous le soleil de Montréal, ce qui n’est pas pour me déplaire!

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1 Solà-Morales i Rubió, I. (1995). Terrain vague. Anyplace. Page 118.

DE L’OUTIL PHOTOGRAPHIQUE

La réflexion menée pour ce mémoire est pour une grande part basée sur l’exercice de la photographie. En plus d’être un outil riche d’expression sensible, la photographie permet de saisir simultanément le réel de façon objective et subjective.

A ses débuts, la photographie trouve en l’architecture un sujet de prédilection. Son immo-bilité, sa permanence et sa symbolique lui offrent une place d’excellence face aux longs temps de pose.

Plus tard, la photographie sert l’appréhension de la modernité. L’architecte catalan Igna-si de Solà-Morales i Rubió décrit ce médium comme l’instrument phare du modernisme du XXe siècle en ce qu’il appuie les efforts de «propagande» et de «théorisation»1 menés à l’époque pour représenter la modernisation de l’architecture et l’expansion de grandes villes. Bien que certains photographes, fervent serviteurs de l’hégémonie scientifique, perfectionnent une représentation réaliste du réel, d’autres profitent de ce contexte de renouveau pour mettre leur art au service de la subjectivité.

En somme, au départ la photographie sert principalement une représentation descriptive du réel et traduit avec réalisme des visions objectives et consensuelles de notre environ-nement. Puis, la discipline s’émancipe de ce cadre traditionnel descriptif au profit d’ho-rizons plus subjectifs et individuels. L’usage de la photographie pour ce mémoire jongle entre ces deux partis. L’étude consiste aussi bien à la saisie réaliste d’états de fait qu’à l’exercice de la sensibilité individuelle.

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1 Cours dispensé par Alain Laforest. Photographe d’architecture urbain, co-fondateur de La Maison de l’Architecture du Québec et enseignant à la faculté d’aménagement de l’université de Montréal.

Pour autant, Morales nous met en garde quant au fait que la photographie conditionne notre imagination. Bien que fort utile à l’histoire, elle ne rapporte pas le réel dans son exactitude formelle mais sert plutôt un champ sémiologique qui structure la vision que nous nous fabriquons d’un lieu. En somme, au-delà des apparences réalistes, la photogra-phie illustre une vision particulière du monde, celle du photographe.

Néanmoins, dans la mesure où le sujet du mémoire, les friches, traite d’un haut lieu d’ex-pression libre et d’imaginaire, la part subjective prescrite par la photographie ne fait en aucun cas obstacle à la crédibilité de la réflexion, mais sert d’outil à la proposition de nou-velles clés de lecture de Montréal.

Par ailleurs, la photographie permet de saisir l’éphémère de la ville. Le présent mémoire n’a pas pour objet l’explicite, mais l’implicite. Et cet implicite est l’objet d’une infinité de situations invisibles, instantanées, précaires ou provisoires. Il traite d’une part de la ville située en dehors des champs spatio-temporels communs et contrôlés, que le médium photographique sait rapidement rapporter. Plus que «la littérature, la peinture, la vidéo, et le film», la photographie sert une «expérience visuelle de la ville» «rapide» et «directe».

Finalement, tout en admettant que la photographie est un outil facile à l’élaboration du terrain, j’insisterai sur le fait que jouer au petit reporter est avant tout une occupation que j’affectionne particulièrement. Les cours de photographie que j’ai pu suivre à l’Université de Montréal1 m’ont permis de mieux appréhender les spécificités techniques de la disci-pline. Bien que les débuts sur terrain aient été un peu hésitants, cet enseignement a net-tement encouragé ma démarche iconographique.

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DE L’OUTIL GRAPHIQUE

De même que pédaler et photographier, dessiner est une activité que j’apprécie. Et en dépit d’une concurrence accrue de l’appareil photo, le dessin reste à mon sens le meilleur compagnon de route de l’architecte en vadrouille.

Les dessins présentés pour ce mémoire ne suivent pas l’objectif d’un réalisme absolu. Il restitue prioritairement la poétique apparente et les dessous imaginaires des lieux par-courus. Le dessin se substitue à l’appareil photo pour apporter un regard plus sensible et personnel à l’analyse des lieux. La représentation du terrain n’est ainsi plus exclusivement basée sur un champ d’images réelles mais également sur une prise de position graphique et personnelle de la représentation des friches urbaines montréalaises. Le dessin oblige à se mettre en éveil au cours de l’exploration du terrain. A plusieurs reprises, il me permit également d’immortaliser des situations que l’appareil photo ne peut saisir.

DE L’OUTIL DU LANGAGE

Dans la mesure du possible, je me suis efforcée d’aller au-devant des populations rencon-trées lors de mes escapades. Pour chaque linéaire ont été menées une série d’interviews. Les dialogues rapportés m’amènent à comprendre l’idée mentale que représentent les paysages en friches auprès de la population montréalaise. De même que Sieverts1 qui nomme les friches en bordure de Cologne pour transcrire leurs qualités utopiques et es-thétiques, la démarche d’interview vise à construire, simultanément au champ d’images, un champ lexical pour caractériser les friches urbaines de Montréal.

1 «les environnements qui au départ semblent sans intérêt s’appellent désormais «Limites», «Grande Marmite», «Barbecue», «Hôtel», «Forêt enchantée», «Savane» ou «Dépotoir» (Sieverts, B. (2002). Cité par Morissette, J.-B. (2011). La friche autoroutière: une lecture morphologique et sensible d’un paysage intermédiaire. Page 46.

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DE L’OUTIL LITTÉRAIRE

Rien de tel que les fauteuils de la bibliothèque et des archives nationales du Québec pour soulager ses mollets! Une fois l’analyse du terrain fort entamée, j’aborde la question sous un angle plus littéraire. Les lectures de plusieurs livres et articles de presse m’ont ame-née à rebondir de façon plus théorique sur l’exploration du réel. De fil en aiguille, j’ai pu conforter l’accroche du sujet, affiner la problématique et cibler davantage l’iconographie.

Ces efforts de recherches ont été menés au-delà du cadre littéraire. En effet, le mémoire s’appuie sur d’autres marqueurs culturels de Montréal tels que le cinéma. Cette diversité du support de recherche permit de déterminer la part prenante des friches urbaines dans le quotidien montréalais.

DU RETOUR SUR LA MÉTHODE

Cette dernière étape consiste à revenir au point de départ de la méthode et parcourir à nouveau, armée des mêmes outils d’approche, les paysages arpentés quelques semaines plus tôt. La démarche affine le regard, apporte un regain d’informations, et permet d’ins-crire l’analyse dans un cadre temporel plus étendu, lequel rend compte de la mutation des paysages. Mon fidèle destrier eut fort à parcourir les derniers jours passés à Montréal.

Au terme de ce mémoire, cette étape du revenir ne sera qu’en partie réalisée. Puisque l’étude présente un «instantané» des réalités du paysage en friche de Montréal, le point final de la présentation du Montréal en friche[s] n’est pas donné.

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Une fois munie des bons outils d’exploration, place à la découverte du Montréal. La ville présente nombre de monuments explicites reconnus, lesquels sont les figures de proues

des cartes postales touristiques. Mais la ville recèle bien d’autres trésors. En arrière-plan des canons reconnus de son urbanité, Montréal présente une monumentalité insoupçonnée.

Mais avant de creuser davantage ce sujet, la présentation d’un visage de la ville s’impose:

le Montréal en friche[s].

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DU MONTRÉAL EN FRICHE[S]

L’exploration se déroule au Québec, province francophone du Canada, dont Montréal est la métropole principale. La ville se situe sur une île du Fleuve Saint-Laurent, le même fleuve qui relie les grands lacs d’Amérique du Nord à l’océan Atlantique. Mandaté par le roi de France François 1er, Jacques Cartier découvre l’île lors de son premier voyage sur le continent en 1534. Celle-ci couvre une superficie de cinq cents kilomètres carrés partagée entre Montréal et quinze villes qui composent son agglomération. La population de Mon-tréal à elle seule avoisine le 1,7 million d’habitants dispersé sur dix-neuf arrondissements.

A ses prémices, Montréal n’est qu’un petit port implanté au sud de l’île, à hauteur d’une île voisine, l’île Sainte-Hélène. Les premières voiries s’orientent de manière parallèle au fleuve. Le développement du commerce, par voie d’eau, puis par voie de terre et enfin par voie de fer, provoqueront les vagues successives du développement urbain. Le chemin Saint-Laurent, aujourd’hui boulevard, qui démarre du fleuve pour gagner les hautes terres de l’île, trace l’axe nord-sud de la grille urbaine. Il partitionne par la même occasion la ville en deux parties, dénommées logiquement «ouest» et «est».

Les guides touristiques ont pour habitude de synthétiser Montréal comme un berceau latin en Amérique du Nord. En effet, Montréal est forte de ses origines françaises de l’époque coloniale. Ces origines, du fait qu’elles ont longtemps été disputées par les An-glais, ont débouché sur une bivalence culturelle de Montréal. Une partie anglophone oc-cupait majoritairement les zones urbaines situées à l’Ouest du boulevard Saint-Laurent, tandis que les populations francophones se réservaient la partie Est. D’ailleurs, pour

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l’anecdote, la construction de l’université de Montréal, université francophone, sur les flancs nord du Mont-Royal, se fit en réponse à l’université anglophone McGill déjà implan-té sur le flanc sud. Chaque communauté se dispute une part du gâteau. Aujourd’hui, ces querelles territoriales se sont éteintes et les disparités culturelles participent à la signa-ture et au bon-vivre montréalais.

A cette diversité sociale répond une urbanité hétéroclite, du point de vue de son fond comme de sa forme. Jean-Claude Marsan, grand connaisseur de l’architecture et de l’ur-banisme Montréalais, décrit la ville sous la phrase suivante:

Ci-après,

dans le sens de lecture:

Fresque dans Le Plateau,

Ruelle du Vieux-Montréal,

Les escaliers montréalais,

Un parking de Downtown,

Les rives du Saint-Laurent,

Sur le Mont-Royal,

Sur la place des Arts,

Le quartier Juif,

Les sommets de la place

d’Armes,

Dans le métro

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1 Marsan, J.-C. (1973). Sauver Montréal [Chroniques d’architecture et d’urbanisme]. Page 21.

«Toute l’esthétique de Montréal est là, dans cette

pluralité de styles de vie et dans la variété de son

architecture, qui lui ont donné ce qu’elle possède de

plus précieux, ce qui fait d’elle une ville unique:

un caractère et une âme.»

Jean-Claude Marsan1

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Ignorant au préalable où se trouve le Montréal en friche[s], je fais l’hypothèse d’examiner la ville dans son intégralité, mais comme ceci était sans compter son étendue géographique,

il me faut revoir mes objectifs d’exploration à la baisse. Le choix initial s’annonce trop ambitieux au regard des aspirations de ce mémoire. Je me contente de l’analyse des

quartiers centraux de Montréal. Une question persiste: par où commencer?

Alain Laforest, enseignant en photographie à la faculté d’aménagement de l’UDEM m’apporta un précieux début de réponse à cette question. Photographe d’architecture

de métier, Alain connaît Montréal sur le bout des doigts. A peine mon projet discuté qu’il m’emmène en voiture faire un premier état des lieux du Montréal en friche[s]. Ce

dégrossissage permit de cibler plus précisément la géographie du champ d’investigation.

Au terme de cette première approche concrète du terrain, je choisis de cibler mon attention sur les lots vacants situés aux abords de trois linéaires des quartiers centraux.

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AU FIL DU CANAL DE LACHINE [1]

A l’Ouest de Montréal, sur un segment délimité par l’échangeur Turcot à l’Ouest et le silo n°5 de la Pointe-du-Moulin à l’Est, située à hauteur de l’embouchure du canal de Lachine;

l’étude balaie les quartiers Saint-Henri et Griffintown (situé au sud de la rue Notre dame Ouest) de l’arrondissement Centre-Sud situés au nord du canal.

SUR LES TRACES DU CHEMIN DU ROY [2]

La rue Notre Dame Est, anciennement nommée Chemin du Roy, sur un segment délimité par le pont Jacques Cartier à l’Ouest et la traversée de la rue Dickson vers l’Est; l’étude

balaie simultanément à proximité du parcours l’arrondissement Mercier-Hochelaga-Mai-sonneuve.

LE LONG DE LA TRACK [3]

La ligne ferroviaire du Canadien Pacifique, sur un segment délimité par la gare de Triage d’Outremont au Nord-Ouest et l’intersection avec la rue d’Iberville vers l’est; l’étude

balaie simultanément les quartiers d’Outremont, du Mile End et du Plateau Mont-Royal, des arrondissements d’Outremont et Le Plateau-Mont-Royal.

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Les explorations menées aux abords et le long de chaque linéaire visent à la fois l’observation de territoires touchés par un état de friche et la découverte de friches urbaines

plus localisées. L’addition de ces données constitue un support à la réflexion conduite par ce mémoire. Avant de faire état d’une quelconque interprétation, les pages faisant suite

présentent succinctement la découverte de ces aires urbaines1.

1 Les titres marqués d’une * s’inspirent des titres formulés par Benoît, M. & Gratton, R. (1991). Pignon sur rue : les quartiers de Montréal.

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1 Cf. http://www.mccord-museum.qc.ca/fr/clefs/collections/

DU FIL DU CANAL DE LACHINE

En amont de Montréal, le relief du fleuve Saint-Laurent est accidenté, et présente une série de rapides empêchant toute navigation. Le commerce des fourrures pratiqué aux XVIIIe et XIXe siècle se voit alors dans l’obligation de poursuivre par la terre pour rejoindre Lachine. En 1825, l’ouverture du canal de Lachine permet de couper plus court les voies de transports et annonce les prémices du règne industriel montréalais.

A gauche:

rue de la Montagne en 1896,

Griffintown1

A droite:

Silo n°5 et silo Lindseed Oil,

canal de Lachine,

vue vers le Vieux-Port

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Au fil du canal de Lachine,

champ d’explorations:

Des quartiers

de voies de fer et d’eau [1]

Des abords industriels

du canal de Lachine [2]

Du patrimoine de la Malt’ [3]

De l’infatiguable

échangeur Turcot [4]

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3

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Des quartiers des voies de fer et d’eau*

Les quartiers du Sud-Ouest, Griffintown, Victoriatown, Pointe-Saint-Charles, Saint-Henri et Sainte-Cunégonde, regroupent au XXe siècle le fleuron des travailleurs des rives du ca-nal de Lachine. L’étude traite plus particulièrement des quartiers Saint-Henri, aussi appelé «quartier des tanneurs», là où on «tape les matelas, tisse le fil, la soie, le coton, pousse le métier, dévide les bobines»1, du quartier Griffintown.

A Saint-Henri, l’ère industrielle révolue a laissé plusieurs stigmates, bâtis et non bâtis. Au départ de la station de métro Saint-Henri, après avoir suivi un temps la voie ferrée, je m’enfonce dans le tissu résidentiel et constate que cet état de friche gagne cours et jar-dins des maisons de rangées construites à la hâte pour loger les travailleurs. Au détour d’un coin de rue, un maigre lopin de terre de l’espace public est lui-même en friche. Arrivé au seuil de la voie ferrée, les ilots s’arrêtent net, faisant place à un terrain vague. Celui si se prolonge, encouragé par le linéaire de la voie ferrée, jusqu’à l’un des no man’s land les plus controversés de Montréal: l’échangeur Turcot...

Le quartier de Griffintown est formé par la population irlandaise. En raison de la famine qui frappe alors son pays, celle-ci immigre à Montréal, attirée par les possibilités d’emploi.

1 Roy, G. (1945). Bonheur d’occasion. (Cité par Benoît, M. & Gratton, R. (1991). Pignon sur rue : les quartiers de Montréal. Guérin.).

Dans le sens de lecture:

Eglise Saint Zotique,

rue Notre Dame Ouest,

Saint-Henri

Maison de rangée,

rue Saint Antoine Ouest,

Saint-Henri

Reconversion du tissu industriel,

rue Monfort,

Griffintown

Architecture industrielle

au sein d’un tissu

en reconversion,

rue Richmond,

Griffintown

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Des abords industriels du canal de Lachine

Au XIXe siècle, le canal de Lachine constitue un axe de transport important et comporte une installation hydroélectrique clés pour l’industrie montréalaise. L’élan d’industrialisa-tion jusqu’ici amorcé s’accélère vers 1850 grâce à la mise en place du Lachine Railroad.

Le long de ces linéaires d’eau et de fer, j’ai suivi la piste cyclable à la recherche de quelques terrains en friches depuis le silo n°5 jusqu’à l’échangeur Turcot. Sur cette por-tion, le réaménagement radical des abords du canal termine d’éradiquer les dernières friches.

Toutefois, l’atmosphère du passé industriel se ressent encore, notamment grâce à la sur-vivance de certaines figures emblématiques telles que le célèbre moulin à farine Olgivie, remplacé en 1940 par le complexe Five Roses. Les abords du bassin Peel offrent d’ailleurs une parfaite carte postale du site. Il faut également mentionner l’installation, en 1903, du silo n°5 à l’embouchure du canal sur la Pointe-du-Moulin. Ce silo ajoute une pièce sup-plémentaire aux architectures monumentales des rives du canal. L’ampleur de l’édifice est telle qu’elle permit de propulser Montréal au rang des plus importants ports à grains du monde au début des années 30. Ses abords sont aujourd’hui ceux d’un terrain vague en voie de réaménagement. Enfin, les voies ferrées surélevées du Canadien National instal-lées en 1950 deviennent aussi une marque singulière du paysage. Elles convoient principa-lement des voyageurs jusqu’en gare centrale de Montréal. A proximité du bassin Peel, rue Ann Smith, le dessous en friche de la voie ferrée sert de refuge aux sans-abris.

Complexe Farine Five Roses,

vue depuis le bassin Peel,

canal de Lachine

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Du patrimoine de la Malt’

Située au 5022 rue Saint Ambroise, la Canada Malting, appelée «Malt’» dans le jargon de l’exploration urbaine, est une usine de maltage datant de 1905. Elle constitue un emblème monumental du patrimoine architectural et paysager du quartier Saint-Henri. Ses onze si-los de terre cuite figurent parmi les derniers du genre au Canada.

Côté rue, à moins d’escalader, des façades de briques totalement closes ne laissent guère la possibilité de s’infiltrer, pas plus que la grille du portail d’entrée totalement scellée. Le site de la Malt’ est davantage accessible au travers des grillages qui la séparent de la piste cyclable longeant le canal. Laura, une amie de ma colocataire qui connaît bien les lieux, me renseigne de la marche à suivre. Un taillis d’arbres masque quelques percées du gril-lage soigneusement dissimulées. Avant d’entamer les acrobaties, bien s’assurer qu’aucun vélo policier ne traîne dans les parages...

Une fois sur site, un maigre sentier taillé dans un jardin d’épillets contourne les silos. Puis, un semblant d’appentis de ferrailles vous emmène tout droit sur une aire bétonnée. Là, devant vous se dresse alors l’une des plus grandes malteries du milieu du XXe siècle et aujourd’hui l’un des meilleurs spots d’exploration urbaine montréalais. La juxtaposition successive de volumétries bâties construit le profil distinctif de l’usine. Certaines façades de l’édifice présentent les traits de composition classiques de l’architecture industrielle en brique de l’époque. Quatre matériaux ont servis à la construction de l’édifice: la brique, le béton, la terre cuite et l’acier. Le tout, soumis aux aléas du temps et à l’effervescence des tagueurs, forme une unité chromatique singulière remarquable.

Dans le sens de lecture:

Les abords de la Malt’,

côté Sud

Le sommet pyramidal

de la Malt’

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De l’infatiguable échangeur Turcot

L’échangeur Turcot ouvre pour la première fois un matin du mois d’avril 1967, tout juste pour l’Exposition universelle. Il signifie alors le centre névralgique d’un système autorou-tier de premier ordre, prêt à recevoir les foules venues du continent et de l’Occident.

Dès les années cinquante, le modernisme veut faire table rase de la congestion et de l’in-salubrité du passé industriel pour une meilleure image de la ville. Le maire Jean Drapeau veut faire de Montréal une ville typique d’Amérique du Nord. La tertiairisation oblige à rénover d’urgence le système de transport en prévision de l’accroissement urbain. La so-lution alors retenue est de construire un échangeur à étages au pied de la falaise Saint Jacques qui permet tout à la fois de relier trois autoroutes, de s’accommoder de l’exis-tence de la gare de triage Turcot et du canal, tout en déplaçant le moins de familles pos-sibles.

Malgré que la décision de construire l’échangeur Turcot ait pu sembler sur l’instant la moins pire, aujourd’hui, la plaie créée au sein du tissu du quartier Saint-Henri cicatrise en-core difficilement. Entre les parts résidentielles et le no man’s land du dessous de l’échan-geur persiste une fracture, tempérée par des aires en friche qui ligaturent tant bien que mal les différentes zones. Le monstre tentaculaire de béton et d’acier qui surplombe la skyline du quartier se fissure chaque jour un peu plus.

Quoiqu’il en soit, je me suis baladée plusieurs fois sous ce «super» échangeur. Bien que le site soit un désert de poussières, une pointe de poésie a récemment frappé les lieux...

Dans le sens de lecture:

St-Henri face à Turcot,

St Rémi / St Jacques

Travaux sur l’échangeur Turcot,

vue depuis rue St-Jacques

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DES TRACES DU CHEMIN DU ROY

Au XIXe siècle, après que les rives du canal de Lachine aient amorcé leur transformation vers la prospérité industrielle, place à la conquête simultanée de l’est! Ce développement est permis au départ par la proximité au fleuve Saint-Laurent ainsi que par l’achalandage du chemin du Roy1 menant à Québec. Puis, l’apparition des voies ferrées traversant d’Est en Ouest le secteur provoque une nouvelle fois l’essor d’une industrialisation massive de ces quartiers du bord du fleuve. L’activité, au départ concentrée le long du port et à hau-teur de la rue Notre Dame Est rejoint progressivement les axes Ontario et Sainte-Cathe-rine, et conduit à l’industrialisation des lieux.

1 Voie principale au sortir des fortifications de la ville, inscrite dans la continuité de la rue Bonsecours.

La porte d’entrée de Montréal,

rue Notre Dame Est,

à hauteur de la rue Valois

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Sur les traces

du chemin du Roy,

champ d’explorations:

Quartiers du rêve industriel [1]

«Parc» linéaire inusité [2]

Des mystères du coin

Notre Dane Est / Dickson [3]

Village Ephémère [4]

3

1

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Des quartiers du rêve industriel*

Les ouvriers des usines textiles1, de chaussure, sucrière2, ferroviaire3 puis maritime4 vivent principalement dans les quartiers Hochelaga et Maisonneuve. En tant que banlieue ou-vrière, Hochelaga est rapidement annexée à Montréal en 1883. Le sort de Maisonneuve est tout autre.

Les hauts dignitaires industriels5 refusent ce rattachement à Montréal et construisent la Cité de Maisonneuve qui, durant quinze années successives, figurera au cinquième rang des plus importantes villes industrielles du Canada. Cette prospérité mena à la construc-tion d’aménagements urbains encore visibles tels que les avenues Sherbrooke et Pie IX, et le parc Morgan. Au travers des rues, certaines architectures résidentielles témoignent également de l’âge d’or du quartier. En 1918, la première guerre mondiale frappe de plein fouet l’économie de la cité de Maisonneuve, qui fusionne alors avec Montréal.

L’exploration des quartiers d’Hochelaga et Maisonneuve m’amènent à peser les consé-quences sur le tissu urbain, d’une urbanisation d’abord aléatoire, puis recadrée par les efforts de l’industrie, pour finalement se voir désertée de ses habitants une fois achevée l’ère de prospérité économique. Les restes d’une vaste implantation d’équipements in-dustriels sont encore visibles. Et, de ci de là, le tissu est criblé de vides. Tel à Saint-Henri, certains espaces de type dent creuse m’inspirent davantage le rôle de terrain vague que celui d’un parc aménagé. Et comme à Saint-Henri, un «état de friche» semble avoir envahi le tissu, frappant tout aussi bien les arrière-plans résidentiels que les devants de certains commerces.

1 Exemple: la manufacture Hudon de 1873. Devient Hochelaga Cotton Manufacturing Company, puis Dominion Textile.

2 Exemple: la société Lawrence Sugar Refining Co. de 1878. Devenue la sucrerie Lantic.

3 Exemple: la société Canadian Vickers, fer de lance de l’industrie navale, de 1911.

4 Exemple: les Ateliers Angus de 1902 pour l’entretien des trains et locomotives du Canadien Pacifique, Rosemont.

5 Comme Barsalou: savonnerie; Charles-Théodore Viau: biscuiterie Viau; Louis G. Forget: Dominion textile.

Dans le sens de lecture:

Dent creuse,

Aird / Ste Catherine

Immeuble d’habitations,

Jeanne d’Arc / Ste Catherine

A la bordure de l’élévateur à

grains n° 3,

maison de rangée,

Nicolet / Ste Catherine

Lot vacant,

Ontario / Parthenais

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Du «parc» linéaire inusité

Du côté du fleuve, les rues des quartiers Hochelaga et Maisonneuve se terminent en cul-de-sac. On traverse une piste cyclable pour déboucher sur un terre-plein d’herbe nommé «parc» linéaire. De l’Est du pont Jacques Cartier, à la rue Dickson, la rue Notre Dame Est, anciennement Chemin du Roy, constitue une voie d’entrée importante vers la métropole.

Au départ, les bords du Chemin du Roy concentrent des habitations ouvrières et quelques grandes propriétés de style. L’implantation de parcs naturels, tels que les parcs Bellerive et Champêtre, et d’amusements tels que Sohmer, Riverside et Dominion, fait place dès 1850 à l’invasion industrielle des bords du fleuve. Les années 70 poursuivent le chantier en transformant brutalement la rue Notre Dame Est en long corridor automobile, de quoi réduire à néant les quelques dernières pièces architecturales de la rue Notre Dame Est. En 1984, l’axe est flanqué sur sa limite Nord d’un «parc» linéaire inusité.

Au cours de mon exploration, je me suis attardée sur l’analyse des limites nord et sud du parc linéaire. Les bordures résidentielles des quartiers Hochelaga et Maisonneuve souffrent d’un effet de marginalisation suite aux destructions massives des années 70, et ne profitent d’aucune valeur paysagère du fleuve. Sur l’autre bord, les infrastructures in-dustrialo-portuaires, pantin de la machinerie économique, font écran.

Les quatre-vingt pourcents de l’année, cette «friche» linéaire ne semble pas porteuse d’un quelconque mode d’habiter urbain. Mais une fois l’été venu, une marée humaine trans-forme chaque samedi soir le site en un immense terrain de camping éphémère.

Ci-contre:

Elévateur à grains n° 3,

rue Notre Dame Est,

vue depuis piste cyclable

Ci-après, séquences d’images le

long de la piste cyclable,

de haut en bas:

Limites Sud du parc linéaire,

côté port

Limites Nord du parc linéaire,

côté tissu résidentiel

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A quelques pas du bruyant corridor automobile de la rue Notre Dame Est, la piste cyclable circule entre la terminaison fracturée du tissu résidentiel des quartiers

Hochelaga-Maisonneuve, et l’activité portuaire incessante des rives du Saint-Laurent.

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Des mystères du coin Notre Dame Est / Dickson

A cette analyse des quartiers du Sud-Est et du «parc» linéaire, j’ai ajouté une courte ex-ploration au travers d’une vaste friche urbaine située à l’ouest de la rue Dickson perpen-diculaire à Notre Dame Est. Bordé sur les côtés Nord et Est par la voie de chemin de fer, le terrain ne fait pas partie du quartier Maisonneuve.

Bien que l’exploration menée sur ce terrain ait été furtive, je tenais à la citer du fait qu’elle présente un visage paysager et social assez divergent du reste de mes découvertes. La friche en tant que telle consiste pour une grande part à l’étendue d’une dalle béton, unique vestige des infrastructures industrielles d’autrefois. Les espaces du sous-sol, au-trefois recouvert de dalles, sont aujourd’hui à ciel ouvert et emplis d’eau. Ils forment une succession de bassins paysagers alignés le long de la ligne de chemin de fer désaffectée. De l’horizon émerge au sud la silhouette de l’élévateur à grains n° 4, une mégastructure de l’architecture industrielle montréalaise implantée aux abords du fleuve.

En dehors de la dalle béton, la friche présente quelques zones arborées, denses, si denses que je n’ai trop osé m’y aventurer longuement. Deux passages m’auront tout juste permis de constater que l’espace était habité…

Sentier d’accès,

côté Notre Dame Est

Vue vers le port,

élévateur à grains n° 4

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De l’apparition du Village Ephémère

Le Village Ephémère est un évènement culturel organisé par l’ADUQ, Association du De-sign Urbain du Québec1. Déjà organisé l’an passé sur les rives du canal de Lachine, le Vil-lage Ephémère s’implante cette année durant deux mois aux côtés du Parc Bellerive, dans une friche coincée entre le fleuve Saint Laurent d’un côté, et la rue Notre Dame Est de l’autre. Installé sur une immense plate-bande de béton et de sable, l’évènement éphé-mère propose l’accès gratuit à une série d’expositions mettant en exergue les savoir-faire québécois d’artistes peintre, musicaux, designers-urbains, réunis autour d’une sensibilité commune envers les friches urbaines montréalaises. Le Village Ephémère se revendique comme «lieu public à 100%» et prend la forme d’une balade entre conteneurs.

Village éphémère,

édition 2015

rue Notre dame Est

De gauche à droite:

Vue générale

Conteneur d’exposition,

artiste Marc Gosselin2

Mobilier urbain

et vue sur La Ronde,

projet concours

1 Cf. http://aduq.ca/

2 Cf. http://www.marcgosselin.com/

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DU LONG DE LA TRACK1

Ce dernier fil d’exploration poursuit la ligne ferroviaire qui traverse le poumon artistique de Montréal: le quartier du Mile End. Le Mile End est une extension des quartiers de l’ar-rondissement du Plateau-Mont-Royal. Historiquement, la zone était propice à l’extraction de la roche. Le développement d’une ligne ferroviaire provoqua l’implantation d’un village vivant de l’économie des carrières: Saint Louis du Mile End.

1 track = voie ferrée (québécisme).

Dans le sens de lecture:

La track,

jardin-atelier de

Glen Lemesurier

Commerces rue Bernard Ouest

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3

4

2

1

3

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Le long de la track,

champ d’explorations

De l’empreinte artistique du

Mile End [1]

De l’exposition inédite du Jardin

du Crépuscule [2]

De la réserve

du Champ des Possibles [3]

De la toile du parking

Peur Peur Peur [4]

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De l’empreinte artistique du Mile End

Le quartier du Mile End est bordé à l’Ouest par le boulevard Saint-Laurent, et à l’Est par la rue Saint-Denis. Au Nord, il se limite au passage de la track et la frontière au Sud est for-mée par la rue Mont-Royal. Ici comme ailleurs, l’économie de l’industrie textile des XIX et XXe siècles a fait chute libre avec la mondialisation. Les usines ont fermé laissant un flot d’espaces construits vacants. Les artistes ont saisi cette opportunité d’avoir de grands espaces hauts sous plafond pour un loyer abordable, et de fait, ont investi les lieux. Au-jourd’hui, l’hégémonie artistique est une qualité intrinsèque au quartier, reconnue dans toute l’Amérique du Nord. Attention néanmoins à la courbe d’embourgeoisement, sché-ma classique d’un quartier attractif victime de son succès.

L’exploration menée au travers de ce quartier a abouti principalement à la découverte de friches urbaines aux abords d’installations industrielles, de la ligne ferroviaire et des voies principales du réseau. Elles se manifestent sous la forme de dents creuses, de lots vacants en terminaison d’une rangée bâtie, de bordures le long d’infrastructures industrielles ou encore de grands espaces laissés vacants à l’image de la gare de triage d’Outremont.

Dans le sens de lecture:

Ruelle,

vue depuis rue Bernard Ouest

sur l’entrepôt Van Horne

Café-bar,

rue Bernard Ouest

Avenue de Gaspé

Terrain vague,

ruelle Swiss / Blvd St-Laurent

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De l’exposition inédite du Jardin du Crépuscule

L’exploration du Mile End ne pourrait être complète sans une excursion dans le Jardin du Crépuscule. Bien que Glen ait envahi de ses sculptures de nombreux coins du quartier, la friche située à l’angle de Saint-Urbain n’en reste pas moins son QG principal. Je profite de cette présentation du terrain pour apporter quelques informations formelles sur ce jardin particulier.

Lotie entre la track et la terminaison de la rue Saint-Urbain, l’exposition du Jardin du Cré-puscule profite aux nombreux voyageurs qui empruntent le viaduc de Van Horne. Le Jar-din du Crépuscule est rendu visible par les couleurs vives de certaines sculptures. Le bleu, l’orange, le rouge, le marron et le noir employés par l’artiste sont les copies conformes des couleurs des wagons de marchandises qui circulent sur la track, les mêmes que l’on aper-çoit le long de Notre Dame Est côté port, ou encore sur les rails de la Canadien Pacifique qui survolent le canal de Lachine.

Glen a pris soin de se réapproprier les blocs formant la limite de terrain avec le trottoir de la rue Van Horne. Un chemin mène à la traversée de la track, un autre invite à s’asseoir cinq minutes en retrait de la voirie pour contempler l’exposition sur fond du Mile End. A l’Est, le pignon de l’entrepôt Van Horne est également une toile de fond propice à la mise en valeur du travail de Glen, comme à la mise en exergue de toute autre forme artistique que certains artistes, telle que Laurence Grandbois1 qui décida d’y projeter un court-mé-trage, ont déjà eu l’occasion d’expérimenter.

1 Grandbois, L. Etudiante à la maîtrise en média expérimental, UQÀM. (mai 2014). A l’aube des restes industriels. court-métrage projeté sur l’entrepôt Van Horne.

Dans le sens de lecture:

Sculptures de métal,

Glen Lemesurier

Le Jardin du Crépuscule,

vue générale

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De la réserve du Champ des Possibles

De toutes mes explorations urbaines, le Champs des Possibles est probablement le meil-leur exemple justifiant de l’importante biodiversité des friches urbaines. La préservation de cet écrin biologique est le fruit d’une rencontre entre Roger Latour, expert en biodi-versité urbaine, et Emily Rose-Michaud, une artiste qui puise sa créativité dans la régé-nération végétale. Sur les limites qui contournent la friche des Possibles, Emily a laissé de nombreuses traces de son engagement pour la préservation du Champ: le symbole Roerich, un «symbole utilisé pendant la seconde guerre mondiale pour prévenir les avia-teurs de l’existence d’une œuvre culturelle et patrimoniale de grande importance» .

Dans le sens de lecture:

Le Champ des Possibles,

vue générale

Entrée côté avenue de Gaspé

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De la toile du parking Peur Peur Peur

Pour clôturer cette présentation, je terminerai par le parking «Peur Peur Peur» situé à l’angle Van Horne/Parc, à la frontière entre les quartiers du Mile End et d’Outremont. Cette appellation renvoie aux mêmes mots inscrits sur la façade orientée côté Van Horne.

Le site ne brille pas pour ses abords. Un ramassis de briques et de béton émiettés jonche le sol. Des blocs suggèrent gentiment une limite côté Van Horne, laquelle est complétée d’un grillage, malmené par le passage fréquent des visiteurs. D’abord effrayée de l’austéri-té du bâtiment, j’ai fini un jour par emboîter le pas d’un grand-père, venu y faire sa ronde hebdomadaire.

De l’intérieur, l’atmosphère est plus animée! Au parcours des étages, on y croise tous types de visiteurs, des jeunes comme des personnes âgées, venus flâner ou faire un tas d’autres choses, notamment des prestations artistiques. Arrivée sur le toit, le parking se transforme en place publique. Un soir d’été, nous n’étions pas moins d’une vingtaine de personnes, certaines seules, d’autres venues en couple ou en groupe, à vaquer à nos oc-cupations sur le toit du parking.

Aujourd’hui ce parking n’existe plus, il a succombé aux pelleteuses dans le courant du mois de septembre 2014.

Parfing Peur Peur Peur,

Parc / Van Horne

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L’exploration des friches de Montréal est une succession de découvertes, de surprises et de rencontres dont je garde une infinité d’images et de mots. Le Montréal en friches est une invitation à l’exercice de la photographie et du dessin. Avec leurs mots, nombre de

Montréalais m’ont également partagé leur propre représentation des friches urbaines.

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1 Le mot ne figure pas dans les dictionnaires usuels, mais est bel et bien français, et couramment employé au Québec.

DE LA MONUMENTALITÉ DES FRICHES MONTRÉALAISES

Cette partie consiste en une analyse réflexive dans le but de comprendre les valeurs mo-numentales implicites portées par le Montréal en friche[s]. La conjugaison de l’obser-vation des données de terrain avec des lectures assorties à la thématique des friches urbaines me permettent progressivement de lire et justifier de l’existence de cette monu-mentalité sous-jacente.

DU CARACTÈRE IDENTIFIABLE DES FRICHES URBAINES

De la convoitise des limites

Les limites des friches urbaines de Montréal se déclinent selon une infinité de possibili-tés. Dépendamment1 de leur nature et disposition physiques, leur degré de porosité et de permanence fluctuent, lequel influe directement sur les possibilités de franchissement de ces limites et les perceptions mentales qui en découlent.

De l’analyse du terrain ressortent quatre configurations récurrentes de limites: l’aligne-ment plus ou moins ordonné de blocs de béton, le grillage, la haie sauvage et la palissade. De l’un à l’autre, la limite progresse vers l’idée d’un obstacle de moins en moins franchis-sable.

Limite entre blocs,

rue Saint-Rémi,

Saint-Henri

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La désignation de «bloc» renvoie à ces volumes parallélépipédiques de béton grossier, munis généralement d’une anse métallique. Disposés en enfilades, ils scandent usuelle-ment le périmètre de lots vacants de Montréal, créant ainsi une limite infranchissable pour l’automobile mais ouverte à la déambulation piétonne. A force d’être parsemés à droite à gauche, les blocs sont devenus un trait manifeste du paysage montréalais. D’un point de vue purement physique, la limite induite par ces alignements lâches de blocs reste assez relative. Elle dépend également de l’usage qui est fait du bloc. Si spontané-ment les blocs deviennent le siège d’une partie de pique-nique, alors il faudra peut-être attendre son tour pour traverser...

Le grillage décousu, ou tout au moins «l’arrangement grillagé» est un second cas de li-mites des friches, typique des bordures de voies ferroviaires. Le Canadien Pacifique protège usuellement ses lignes de grillages de fils torsadés. Mais ce type de barrière n’empêche pas les Montréalais de transiter continuellement d’un bord à l’autre de la voie si bien qu’au fil du temps, à Saint-Henri comme au Jardin du Crépuscule, ces textiles mé-talliques se transforment en un immense patchwork participatif, troué puis raccommodé sans cesse. La traversée de la track est d’usage courant. A force d’accros et de raccords, certaines parties grillagées se retrouvent flanquées d’une triple épaisseur. Le grillage ne décrit pas une limite figée car les tenailles ont vite fait de frayer une nouvelle brèche pour passer au travers. La limite du grillage est une ligne ponctuellement interrompue et évo-lutive dans le temps. Malgré quelques hésitations, j’ai fini par adopter la méthode en em-boîtant un jour le pas à un trio de jeunes cyclistes. La société du Canadien Pacifique n’a pas fini de faire de la couture…

Arrière rue Cazelais,

Saint-Henri

Alignement de blocs,

rue Walnut,

Saint-Henri

Entrée parking Peur Peur Peur,

rue Van Horne,

Mile End

Limite de la Malt’,

côté canal,

Saint-Henri

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La haie sauvage est une autre limite récurrente des terrains en friche. Les Amis du Champ des Possibles, et spécialement le naturaliste urbain de l’équipe, Roger Latour, défendent avec ferveur ce précieux patrimoine paysager. Souvent considérées à tort comme des obstacles, les haies sauvages forment des lisières très fécondes sur le plan biologique. Alors, plutôt que de vouloir les tailler, Roger Latour prône le laisser-faire! D’apparence, la haie sauvage se lit comme une barrière opaque, mais c’est sans compter sur l’infinité de passages secrets qu’elle recèle. Des signes avant-coureurs permettent de déceler d’éven-tuelles possibilités de passages: si le végétal dissimule un grillage ou une barricade de bois, soyez sûrs qu’il y a là une brèche!

La palissade est le dernier type de limites usuellement rencontré dans les friches urbaines. Elle empêche toute possibilité de passage, à moins de jouer au forcené... Cette interdic-tion du droit d’accès attise les convoitises. Toutefois, n’étant jamais à court d’idées, la population montréalaise détourne cette limite opaque en un terrain d’expression libre. A Griffintown, un artiste est venu déposer de manière très informelle quelques exemples de ses créations. Un numéro de téléphone figure, libre à vous de contacter l’artiste pour en savoir plus. Du côté de l’avenue de Gaspé, le symbole Roerich des palissades du Champ des Possibles protège le site.

Limite Champ des Possibles,

côté avenue de Gaspé,

Mile End

Limite entre Saint-Henri et la

voie ferrée

Palissade rue Richmond,

Griffintown

Palissade

Champ des Possibles,

Mile End

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1 Le Frigidaire: entrepôt frigorifique désaffecté de la Montreal Refrigerating and Storage Limited datant de 1927.

Le franchissement des limites d’un espace en friche est à mon sens un moment particulier et privilégié de la promenade car elles symbolisent ce cours instant où nous basculons vers un autre monde urbain. Pour cette raison, les limites alimentent les convoitises.

Parmi ces convoitises, j’entends d’abord celle, en paraphrasant Luc Lévesque, de répondre à «une invitation à profiter de la différence» au sein de la Ville. Certains se montrent ré-fractaires face à cette possibilité, par crainte ou rejet de l’imprévu. D’autres, avec de bonnes ou mauvaises intentions que tout un chacun reste libre de juger, prennent un plaisir curieux et enfantin à se rendre outre les frontières du bon ordre urbain. Le carac-tère opacifiant d’une limite n’est pas pour taire cette intention. Sur ce point, je rejoins le point de vue de Perla Serfaty-Garzon qui explique que la palissade entourant le Frigidaire1 suggère davantage le «potentiel d’exploitation et de profit» de la friche que son aspect explicite d’ «une béance agressive» envers la juste image de la ville.

A cette première convoitise, j’ajouterai une convoitise de type social. Le passage vers l’espace en friche amène à rejoindre de nouvelles normes sociales. Cet aspect est percep-tible dès le court instant du franchissement. Je m’explique en prenant comme exemple le site de la Malt’. Pour se protéger d’éventuels accidents, la ville empêche l’accès au site. Mais il n’est pas impossible d’entrer pour autant. Laura, une exploratrice urbaine et amie de ma colocataire, m’indique tous les filons pour atteindre le bijou escompté. A Montréal, il existe un réseau étendu d’adeptes des vides urbains, lesquels s’échangent continuelle-ment, par bouche-à-oreille ou sur internet, les clés permettant d’accéder au Montréal en friche[s]. A force de parcourir les friches de Montréal, je rejoins peu à peu cette commu-nauté d’explorateurs.

L’entrée dans la Malt’:

blindée jusqu’au ras du sol,

Saint-Henri

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La convoitise des limites va nécessairement de pair avec les possibilités de franchisse-ment de ces mêmes limites. Le basculement décrit vers l’au-delà urbain, physique comme social, est vécu d’autant plus intensément lorsque les limites suggèrent une difficulté d’in-trusion. A ce titre, autant l’accès au parking «Peur Peur Peur» ouvert à tout vent finit par être accessible au commun des mortels, autant l’accès à la Malt’ reste l’objet de certains explorateurs privilégiés. Par conséquent, l’une et l’autre de ces friches ne s’adressent pas aux mêmes communautés sociales et ne décrivent pas le même état de rupture avec l’ordre urbain conventionnel.

De plus en plus ténues, les limites ne suffisent parfois plus à séparer l’extérieur de l’intérieur. Cette observation débouche sur une autre réalité particulière des friches urbaines

montréalaises: l’étroite promiscuité du «dedans» avec le «dehors».

L’entrée dans

le parking Peur Peur Peur,

ouverte à tout vent,

Mile End

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De la réalité du dehors

Nombre de cas de friches telles que les dents creuses, les abords d’une usine désaffectée ou encore les dessous d’un échangeur, sont l’expression manifeste d’un extérieur de l’es-pace urbain. A l’inverse, le jardin et l’atelier de Glen décrivent davantage deux intériorités protégées tout comme les façades du parking Van Horne qui à priori décrivent la limite d’un espace intérieur. Pourtant, la réalité des espaces en friches n’est pas celle du dedans.

De l’extérieur, le parking Peur Peur Peur apparaît massif et opaque. Perçu de l’intérieur, l’impression est celle d’un hall ouvert en continuité directe avec l’extérieur. Une fois entré dans l’enveloppe du bâtiment, l’obscurité apparente fait place à la perception d’une infini-té de cadres portés sur l’extérieur, si bien que la notion de dedans n’a plus cours.

Le rapport au ciel conforte cette réalité du dehors. A l’intérieur du parking, un escalier scabreux ouvert sur la voie ferrée, mène aux étages puis jusqu’à la cinquième façade du bâtiment. Une fois sur le toit, la vue n’a plus d’autre limite que celle imposée par l’atmos-phère. Des figures emblématiques de la ville se dévoilent à 360°: le Mont Royal, l’universi-té de Montréal, l’entrepôt Van Horne ou encore le parc Olympique.

Enfin, cette sensation de vivre un extérieur est accrue par la lumière pénétrante du soir, les infiltrations d’eau, l’intrusion du vent au travers du squelette, le contraste de textures et de couleurs entre l’architecture persistante et l’environnement boisé.

Dans le sens de lecture:

Un espace ouvert sur

l‘environnement arboré

Un espace ouvert sur la ville

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En même temps qu’elle traduit ce caractère du dehors, la lumière protège les friches urbaines.

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127De la générosité de la lumière

Sous les rayons couchants du soleil, les paysages en friches n’en ressortent que plus beaux. Les rayons venus découper la silhouette des silos n° 5 de l’embouchure du canal de Lachine ravissent nombre de spectateurs, parmi lesquels on n’en finit plus de citer Le Corbusier. La lumière à ses périodes de forte intensité met en exergue toute la nudité des paysages en friches, en même temps qu’elles les protègent d’une «détermination non désirée» du lieu explique Korosec, en parlant du Frigidaire. Je pense que le propos peut s’étendre au cas général. La beauté qui émane des sites en friches sous l’action de la lu-mière légitime leur existence. Le paysage n’a tout à coup plus besoin d’autre détermina-tion que celle de ses qualités esthétiques.

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Dans le sens de lecture:

Le Jardin du Crépuscule,

Mile End

En bordure

de l’échangeur Turcot,

Saint-Henri

Une friche à l’Est

du parc Bellerive,

Ville-Marie

Arrière d’usine,

rue de Richelieu,

Saint-Henri

La Malt’: architecture verticale,

Saint-Henri

Les dessous de la track,

rue Smith,

Griffintown

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Du matin au soir, la générosité de la lumière tient également au fait qu’elle ravive une large palette de couleurs qui tend à effacer la moindre surface minérale. Cette affluence de la couleur anime une luminance omni-présente et permanente, accentuée sous les rayons directs de l’astre. La couleur, qu’elle provienne de l’expression particulière de la surface d’un matériau ou qu’elle soit l’affaire d’un tag, ouvre et justifie les champs poé-tiques attribués aux paysages en friche. Le mélange des graffitis au couvert végétal équi-libre la gamme de teintes. La réitération superposée de tags mêlés aux souffrances de la matière minérale transpose les derniers attributs fonctionnels de l’architecture du site vers le rôle d’une immense toile libre. Toute surface minérale est bonne à peindre.

De Saint-Henri au Mile End,

la lumière ravive

dans les friches urbaines

une large palette de couleurs

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La matière minérale qui parsème les friches urbaines offre à la lumière un juste retour à sa générosité.

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1 Propriété officielle sujet à controverses. Geo(rge) W. Reed ou Babcock & Wilcox.

2 Serfaty-Garzon, P. (1991). La ville et ses restes. «le reste est quelque chose de matériel, rebut pour moi, bien pour d’autres». Page 6.

De la souffrance de la matière

Trois matières construisent la matière bâtie des friches: la brique, le béton et l’acier, et pour un cas d’exception: la terre cuite. Leurs surfaces sont rugueuses, manifestes de la souffrance de l’érosion et de la sédimentation subies sous l’action du temps. Mais la rugo-sité de cette matière en friche accroche la lumière, lui retournant ainsi toute son expressi-vité. L’architecture des friches n’en ressort que plus belle, il en va de la beauté des ruines.

En parcourant Montréal, je me suis trouvée face à de nombreuses déclinaisons de l’état de ruine. Dans le quartier Saint-Henri, sur le bord de la voie autoroutière, je découvre par surprise et avec effroi l’abattement de l’usine Geo(rge) W. Reed1. Les pelleteuses s’arrêtent pour la pause déjeuner alors j’en profite pour arpenter ce lieu hirsute. Ce lieu connu de l’exploration urbaine ne sera plus d’ici quelques jours qu’un ramassis émietté de béton armé. Seule survit encore, de par sa structure, l’expression d’un bâtiment industriel. Cette survivance est forte d’une grande beauté.

Outre ces qualités esthétiques, l’état de ruine produit de nombreux gravats qui ne sont pas davantage l’expression d’un rebut bon à jeter que celle d’un bien de valeur inestimée. Glen Lemesurier l’aura compris et arpente les terrains vagues à la recherche de pièces de métal. De par son art, il offre une seconde vie à ces restes2. Puis comme l’état de ruine fi-gure le reste, certaines friches urbaines sont le siège légitime du déchargement d’autres restes de cette matière. Comme les graines d’un pissenlit, les matières voyagent. De-ci de-là, des monticules de matériaux, qui n’ont rien à voir avec l’existant sous un quel-conque aspect, fleurissent étrangement sur les sites en friche.

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Dans le sens de lecture:

L’érosion du patrimoine,

terre cuite,

la Malt’,

Saint-Henri

Destruction de l’usine Geo. W.

Reed,

rue de Richelieu,

Saint-Henri

Tas de gravas sur terrain vague,

Griffintown

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Les matières en souffrance, sous l’action de la lumière, se ravivent et troquent leurs semblants négatifs contre l’esthétique inébranlable de la ruine et la possibilité d’une

renaissance. Dans un même élan de poésie, des friches urbaines émerge le Tiers-Paysage.

De l’épanouissement du tiers-paysage

La beauté des ruines est l’expression d’une résurgence du naturel sur la culture rationnelle de la ville. Pour citer une nouvelle fois Patrick Berger et Michel Nouaud, elle est sympto-matique de la présence d’une faille dans la volonté humaine de «pacifier la nature». L’état de ruine offre à cette nature un moment rare d’épanouissement.

Clément qualifie le tiers-paysage de «fragment indécidé du Jardin planétaire», lequel se présente sous trois formes: le délaissé, la réserve et l’ensemble primaire. Le délaissé naît de territoires abandonnés, anciennement ex-ploités. La réserve renvoie aux lieux préser-vés de toute exploitation, pour des raisons de coûts et d’accessibilité. Elle apparaît par «soustraction du territoire anthropisé»1. Vient enfin, le cas des ensembles primaires, soit les réserves qui «existent de fait» sans ordonnance humaine préalable. A Montréal, les explorations des territoires en friches m’ont surtout amenée à constater des délaissés, voire quelque fois des réserves. Selon Clément, «délaissés» et «friches» sont synonymes.

La rencontre avec Roger Latour m’amène à découvrir la réserve biologique que contient le tiers-Paysage des friches urbaines. A Montréal comme ailleurs, ces espaces présentent une grande biodiversité. Les Amis du Champ des Possibles ont conscience du potentiel et favorisent le développement sauvage des haies en vue de créer des connecteurs entre

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espaces verts urbains. Dans cet objectif, le linéaire ferroviaire semble être un bras de le-vier idéal au développement des écosystèmes.

En plus de favoriser la biodiversité, l’épanouissement du tiers-paysage tend à préserver l’intégrité des espaces en friches. Les haies sauvages du Champ des Possibles limitent les possibilités d’accès au lieu, et dans le quartier Saint-Henri, le couvert végétal du lot vacant situé au croisement de la rue Saint Rémi avec la voie de chemin de fer incite à contourner le vide, plutôt que d’y pénétrer.

Dans le sens de lecture:

Le Champ des Possibles,

Mile End

Un nouveau paysage,

rue Saint Rémi,

Saint-Henri

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Du long du canal de Lachine jusque sur les traces du chemin du Roy, en passant le long de la track, l’observation du sol est également un point clé de la lecture des friches urbaines.

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De l’hétérogénéité du sol

En pointant l’objectif macro à sa surface, on constate la grande diversité des matériaux qui composent le socle des friches urbaines. Les parts végétales racontent la réalité sau-vage du site qui resurgit d’un fond sous-jacent. Les parts minérales constituent soit le ramassis matériel de la dégradation du bâti, soit une infinité d’objets en tous genres qui témoignent des affectations passées et actuelles du site. Pour exemple, le sol des abords de la voie ferrée digère les rejets de la mécanique ferroviaire. Les quais du bassin Peel af-fichent les stigmates du remaniement d’anciennes infrastructures industrielles. A la Malt’, la disparition locale d’herbes folles laissent entrevoir les vestiges d’une voie ferrée.

L’observation particulière des sols meubles, renseigne davantage sur les modes actuels de l’habiter du site. Le sol du Champ des Possibles, parcouru de traces de pneus, témoigne du passage régulier de promeneurs. Du côté du Mile End, les sols intérieurs du parking Peur Peur Peur comptent par centaines les bombes de peinture des tagueurs. Chaque manière d’habiter, certaines plus que d’autres, laisse en toute impunité son lot de traces.

Le sol est également le support d’un mobilier intrinsèque aux espaces en friches, que Luc Lévesque qualifie de «vague». Du côté de Maisonneuve, des rondins de bois offrent des assises aux côtés d’un feu de camp. De façon plus contrôlée, les Amis du Champ des Pos-sibles créent spécialement des bancs à partir de palettes, de même que Glen dessine de jolies assises en métal. Les blocs de béton qui parsèment le sol servent également d’as-sises et ouvrent sur un tas d’autres usages. La création explicite ou implicite de ce mobi-lier, invite à développer librement les possibilités d’habiter l’espace en friche.

Un feu de camp improvisé,

Notre Dame Est / Dickson

Boîte de récolte de vêtements,

partout dans le Montréal en

friche[s]

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En plus de renseigner des modes d’habiter l’espace, l’analyse des sols met en exergue l’informité des parcours qui jalonnent les friches urbaines.

De l’errance du parcours

Pour Perla Serfaty Garzon, les cheminements sont une mesure importante de notre pra-tique de la ville. Les cheminements menés au sein des friches urbaines, notamment lors-qu’ils décrivent des raccourcis dans nos itinéraires, donnent tout à coup un caractère utilitariste à l’espace. Ils deviennent partie prenante de notre manière de vivre la ville.

Certaines friches urbaines tels que l’étendue du terrain situé rue Dickson et le parc linéaire de la rue Notre Dame Est, offrent la possibilité de cheminer en totale liberté. De même, le plan libre du parking «Peur Peur Peur» offre des possibilités de déambulation mutiples.

Pour certains sites, ce constat est nuancé. Dans le Jardin du crépuscule, le Champ des Possibles ou encore sur le contournement de la Malt’, des cheminements préexistent, souvent ponctués par des espaces plus ouverts, lesquels déclenchent des modes d’habi-ter plus statiques. Le lieu n’est alors pas l’objet d’une atmosphère unique, mais la somme de plusieurs ambiances particulières reliées par un réseau de sentiers. Ces derniers ré-sultent de l’accessibilité de la friche elle-même, des habitudes de ses usagers ou encore de l’influence de logiques urbaines extérieures au site. Une friche ouverte à tout vent ne pré-dispose à aucun cheminement particulier. Par contre, lorsque la limite fait l’objet d’un franchissement plus complexe et géographiquement plus contraint, alors la déambula-tion répond prioritairement aux logiques qui animent son environnement urbain direct.

Un plan libre pour une

déambulation libre,

parking Peur Peur Peur,

Mile End

Réseauux cheminatoires,

Champ des Possibles,

Mile End

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Quoiqu’il en soit, une fois franchies les limites de la friche, l’ordonnancement de la ville perd ses effets. Les pratiques langagières peuvent alors s’en donner à coeur joie.

De l’anonymat du langage

Les friches urbaines sont le terrain de prédilection de la pratique libre du langage, dessi-née comme écrite. La ville de Montréal cultive dans une certaine mesure l’art du tag. Les rues Saint-Denis et Berri sont des fleurons reconnus de cet art urbain. Côté friches, l’es-pace est également le théâtre de manifestations du genre, à ceci près qu’elles présentent un avantage notable sur les rues achalandées du Plateau: elles proposent une toile de fond neutre et anonyme.

L’anonymat ouvre les champs d’expression du langage, mettant une nouvelle fois à mal les critères conventionnels du beau et du bon parler. Qu’un mur limite un terrain vague et il devient rapidement la toile d’expressions anonymes, lesquelles prennent plusieurs formes: graffitis, tags, images placardées, collages multiples. Certes, cette épidémie gra-phique ne présente pas la technicité artistique des tags du Plateau-Mont Royal. Elle n’est l’objet d’aucune commande, d’aucune limitation programmée mais celui d’une totale li-berté d’œuvrer. Certains tags attestent de l’unique volonté d’inscrire sa propre trace sur la ville, comme si cela faisait acte de propriété. D’autres dénoncent des réalités plus polé-miques touchant aux cadres sociaux et politiques. En sommes les friches urbaines servent l’affichage de «tout un monde d’émotions dont la civilité de la sociabilité de rue n’autorise pas l’expression», des propos qui dérangent, qui font rire ou qui nous laissent indifférents.

En souvenir de De Gaulle... ,

Jeanne d’Arc / Pie IX,

en bordure de Notre dame Est

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L’énumération qui précède démontre l’existence d’un vocabulaire formel qui permet d’identifier les friches urbaines comme un paysage à part entière de la ville de Montréal.

Compte tenu de la composition de ce vocabulaire, le caractère identifiable des espaces en friches repose principalement sur la manifestation d’une urbanité libre. L’ «Homme à l’oiseau» l’aura d’ailleurs bien compris. Aux abords du Canal Lachine jusque plus loin dans les quartiers ouvriers, et sûrement ailleurs dans Montréal, il dépose sa signature: un oiseau. Le dessin est

somme toute assez banal mais la répétition propagée de ce symbole fort de liberté regroupe tout à coup sous une signature unitaire les friches urbaines dispersées de Montréal.

A Saint-Henri

l’homme à l’oiseau

a encore frappé,

rue Saint-Rémi,

rue Smith,

le long de la track,

quelque part à Griffintown

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1 Brinckenhof Jackson, J. (2003). A la découverte du paysage vernaculaire. Page 20.

2 Bissonnette, G. (1995). Le Parc éphémère. Page 29.

Les friches montréalaises sont manifestes d’un type de forme urbaine identifiable. En même temps qu’elles construisent ce paysage reconnaissable de la ville de Montréal, les friches

urbaines fabriquent un «espace social à part entière»1. Pourvu que l’on sache «dépasser un premier stade de dégoût, de peur, ou de totale indifférence»2, la liberté de sens et d’action de ce nouvel espace social est une invitation à formuler «un autre point de vue sur la ville,

une autre façon de l’habiter.

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1 Cadavre exquis: jeu inventé des surréalistes. 1925. Définition donnée par les surréalistes: «jeu qui consiste à faire composer une phrase, ou un dessin, par plusieurs personnes sans qu’aucune d’elles ne puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes.»

DE LA MANIFESTATION D’UNE VIE PUBLIQUE COLLECTIVE

De l’expérience du cadavre exquis1

L’habiter des friches urbaines se fabrique à la façon du jeu du cadavre exquis1. En effet, les friches urbaines sont une toile neutre idéale à l’exercice d’une infinité d’usages, lesquels se succèdent et s’additionnent de manières libres et spontané, sans heurte. Ce mode d’usage collectif génère et alimente la spontanéité du paysage du Montréal en friches.

Les tags sont l’un des outils phare de ce jeu du cadavre exquis. Les graffitis se superposent les uns aux autres formant un ensemble à chaque fois plus coloré. De même, le bloc de béton n’en finit de changer de costume: assise, table de pique-nique, support d’expres-sion artistique ou limite. La superposition continue et spontanée des usages s’observe également pour un même instant t. Du-rant la belle saison, aux dernières lueurs du soleil, le toit du parking Van Horne devient le théâtre de nombreux usages simultanés. Un soir du mois de juin, je me trouve face à cette tranquille cohabitation: un couple s’est donné rendez-vous pour prendre un verre, en toute classe, un musicien s’exerce seul à la guitare, un groupe d’amis partage un apéritif au son de la musique, trois adolescents arpentent continuellement le toit, de tag en tag, un groupe de tagueurs redessinent tout un pan de mur de la cage du monte-charge débouchant en toiture. Et moi je contemple le paysage.

L’exercice du cadavre exquis se balade de friche en friche. Pour exemple, nombre de pièces de métal trouvées dans les quartiers de l’Est de Montréal démarrent une seconde vie dans le Jardin du Crépuscule de Glen.

Le parking Peur Peur Peur:

un boulevard d’usages

et de rencontres,

& un panorama exceptionnel

Au loin:

vue sur le parc Olympique,

l’incinérateur des carrières,

l’entrepôt Van Horne

et l’architecture industrielle

du Mile End

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De la vie publique marginale

La vie publique collective est le fruit d’us et coutumes qui répondent aux normes cultu-relles. De fait, celle-ci touche à priori un large nombre des Montréalais. Seulement, à Mon-tréal comme ailleurs, une part de la population, généralement en situation précaire ou simplement considérée comme marginale, se cache de cette vie publique collective. Elle trouve refuge dans les friches.

Lors de l’exploration, j’ai rencontré à trois reprises ces cas d’occupation prolongée des friches urbaines: d’abord le long de la voie ferrée dans le quartier Saint-Henri, puis à proxi-mité du bassin Peel, rue Smith, et enfin le long de Notre Dame Est à hauteur de la rue Dickson. A la visite de ces lieux, j’admets qu’un brin d’appréhension flottait dans l’air. Plu-tôt que d’arpenter un terrain libre, j’avais l’impression de m’immiscer dans l’intimité d’un refuge.

La friche urbaine maquille la misère et les modes d’habiter urbain susceptibles de nuire à l’image de la ville. Ici aussi l’usage du lieu passe de main en main, mais il s’adresse à un cadre social particulier, décrit comme «marginal» selon les codes sociaux conventionnels.

Fini le jeu du cadavre exquis. Lorsque des personnes, généralement en situations pré-caires, s’approprient un lot vacant de la ville, les possibilités d’usages s’amenuisent. L’usage du lieu est comme naturellement transféré au bon vouloir de la ou les personnes qui habitent l’espace de façon durable. La friche est davantage décrite comme un espace marginal et en désordre, voire nuisible, du tissu urbain.

Dans le sens de lecture:

Tentes de fortune sous la track,

rue Smith,

Griffintown

«Ici, c’est alcool, sexe, drogue.»,

Squattes de fortune

à trois mètres de la track,

Saint-Henri

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«Sake»: pour le bien de

quelqu’un,

le long de la track,

Saint Henri

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De l’officialisation de l’habiter des friches

Au court des années 90, nombre d’expériences urbaines mettent en lumière la richesse inhérente aux parts laissées vacantes de la ville. Des lectures menées à ce sujet, je re-tiens tout particulièrement le projet Chambre avec vues de 1998 réalisé par Jean-François Prost. L’artiste installe sur un terrain vague rue Sherbrooke un cabanon aveugle équipé à l’intérieur d’un dispositif d’interactions low-tech qui projette une séquence d’images. Celle-ci alterne entre une vue du terrain vague d’installation et une vue du lieu naturel où a été construit le cabanon. L’association des deux milieux invite à regarder les friches, non comme les parts déchues du tissu urbain, mais comme un espace à l’image de la nature, où il est encore possible de prendre ses distances avec le tapage de la ville.

D’autres manifestations officielles poursuivent cette démarche d’habiter collectivement les friches. Certaines, comme La Fabrique à Bancs menée par les Amis du Champ des Pos-sibles, appelent à la participation citoyenne. D’autres sont plus contemplatives comme la projection du court métrage A l’aube des restes industriels, de Laurence Grandbois sur l’entrepôt Van Horne.

La seconde édition du village éphémère enrichit les manifestations culturelles entreprises dans les friches urbaines. L’an passé, l’action se déroulait face au complexe Five Roses. Cette année, elle s’installe sur le bord du fleuve Saint-Laurent, aux côtés du Parc Bellerive, dans une friche sert de dépôt à neige l’hiver. Un parterre de sable invite le visiteur à se reposer une fois rassasié des douceurs du food truck. Des designers présentent des pro-totypes de mobilier et le peintre Marc Gosselin expose ses peintures dans un conteneur.

Dans le sens de lecture:

Village Ephémère,

affche édition 2015,

au Pied-du-Courant

La fabrique à bancs,

affiche juin 2014,

Champ des Possibles

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1 Ce Concours international d’art pyrotechnique de Montréal a lieu pour la première fois en 1985 dans le parc de La Ronde. Fort de son immense succès, l’événement est perpétré depuis à chaque été.

Du consensus d’appropriation

Les samedis soirs du mois de juillet, à compter des premières heures de l’après-midi, une marée humaine venue assister à l’International des Feux Loto-Québec1, investit les friches en bordure du fleuve Saint-Laurent ainsi que la pelouse du parc linéaire. Des personnes de tous âges, venues de Montréal et d’ailleurs, posent leur transat et attendent patiemment le spectacle. La rue Notre Dame Est prend des allures de camping. Je profite de l’instant apéro pour interviewer les acteurs de ce théâtre, des jeunes et des moins jeunes.

Le constat récurrent du phénomène de réappropriation des friches n’implique pas que toute la population montréalaise soit sensible à ces espaces. Néanmoins, je suis persua-dée que bien des personnes pratiquent et défendent sans le savoir cette part du paysage montréalais.

Nombre de personnes m’expliquent qu’elles ne fréquentent pas les terrains vagues, par rejet ou non intérêt. Pourtant, ces mêmes personnes se retrouvent depuis des années au sein d’une friche pour pique-niquer, prendre un verre, camper dans l’attente du fameux spectacle. La plupart ne manquerait le spectacle pour rien au monde. D’autres viennent au plus tôt pour s’assurer d’avoir leur bloc fétiche à disposition. Dans la friche qui jouxte le parc Bellerive, à l’Est, certaines admettent que les terrains vagues du bord du fleuve offrent un cadre de tranquillité, sauvage, abrité des parcs souvent surordonnés.

En somme, qu’elles soient friandes ou non des friches urbaines, les personnes interrogées légitiment pour la plupart l’existence de ces espaces.

Dans le sens de lecture:

Premiers arrivés, premiers servis,

une friche au Pied-du-Courant,

soirée Feux Loto-Québec

Un fleuron de l’art pyromusical,

Feux Loto-Québec,

fleuve Saint-Laurent

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159Le détail de ce second point de réflexion décrit les friches urbaines comme le moteur d’une grande diversité d’usages, lesquels se succèdent avec spontanéité et liberté. Cet habiter des friches urbaines touche tout autant le cas particulier d’un individu que l’entreprise collective.

En ce, les friches de Montréal sont le socle d’une expérience singulière de vie publique collective au sein de la ville.

La ville ne voit pas ce constat du même œil. Sa représentation des friches urbaines recoupe davantage l’idée d’espaces nuisibles pour l’image urbaine et sociale de Montréal. Par

conséquent, elle préfère combler ces vides marginaux. Mais c’est sans compter le caractère pérenne des friches de Montréal…

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1 Cf. http://www.quartierdesspectacles.com/fr/decouvrir-le-quartier/festivals-et-evenements/

2 Les Ville-Laines. Collectif montréalais de tricot-graffiti. Cf. https://www.facebook.com/LesVilleLaines

DE LA PÉRENNITÉ DES FRICHES URBAINES

De la défense culturelle des friches

Une partie de la population montréalaise revendique fermement la préservation des es-paces en friches de la ville. Pour expliquer ce phénomène de résistance, Luc Lévesque fait un retour sur la sauvagerie constructive qui frappe la ville dans le courant des années 60 et 70. Selon lui, l’entreprise massive des destructions et des remaniements de l’espace ur-bain à cette époque a poussé une partie des Montréalais à défendre les quelques lopins de terre encore indemnes de cette brutalité. Soutenus massivement par les communautés artistiques, ceux-ci revendiquent le potentiel dans ces interstices de «l’émergence d’un art parallèle investissant la rue de manière critique, participative et ludique».

Outre cet aspect de revendication, je pense que la défense culturelle des friches tient au fait qu’elles soient un support d’expressivité artistique idéal et ouvert à tout regain de créativité. Montréal est le berceau artistique de l’Amérique du Nord. L’incessante anima-tion du quartier des spectacles1 et les festivités déployées sur la place des Arts sauront combler votre agenda annuel. Le phénomène dépasse le cadre des institutions publiques pour s’installer dans les friches urbaines. Prestations musicales, art du cirque et cinéma, les parts vacantes de la ville sont en réalité emplies de manifestations artistiques créa-tives et talentueuses. Cette poésie frappe toutes les échelles de la ville: un bloc de la rue Notre Dame Est sert de toile à une peinture enfantine, les dessous de l’échangeur Turcot sont frappés par le tricot-graffiti et le Champ des Possibles n’a pas fini d’accueillir des ma-nifestations ludiques et participatives.

Dans le sens de lecture:

Des voltigeurs au pied de

l’incinérateur Dickson,

rue Dickson,

Maisonneuve

Oeuvre des Ville-Laines2,

sous l’échangeur Turcot,

Saint-Henri

Peinture sur bloc,

Notre Dame Est,

à hauteur de la rue Viau,

Maisonneuve

PolliniFête, juin 2014,

Champ des Possibles,

Mile End

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De la transmission intergénérationnelle

L’habiter des friches urbaines est également l’affaire des plus jeunes. Encouragés par leurs parents, les enfants sont également amenés à développer un regard sensible et protec-teur envers ces espaces.

Toute friche n’est cependant pas propice à accueillir des enfants. Des sites tels que la Malt’ ou le parking Peur Peur Peur ne sont pas sécuritaires d’un point de vue bâti et maté-riel, alors dans ce cas mieux vaut ne pas initier les plus jeunes à la pratique de ces espaces.

Par contre, le Champ des Possibles est un espace tout trouvé pour l’épanouissement des bambins. Les Amis du Champ favorisent cette appropriation intergénérationnelle en orga-nisant régulièrement des opérations visant à mettre en lumière les ressources de la friche. Les expériences sensibilisent les grands, mais aussi et surtout les tout petits. Lors de mes explorations, j’ai manqué de peu l’opération «La Fabrique à Bancs» du 14 juin 2014. Par contre, je peux me vanter d’avoir activement assisté et collaboré à la PolliniFête. Au matin, nous construisions, à l’aide de palettes récupérées, des bacs pour y planter des espèces propices au développement des insectes pollinisateurs. En plus des habituels membres actifs du comité des Amis du Champs des Possibles, nous étions une bonne dizaine de bénévoles de tous âges et de toutes professions venus aider. L’après-midi, des experts proposent une visite interactive du Champ sur la faune et la flore. Les enfants partent à la chasse aux papillons. Pendant ce temps, les adultes s’endorment au pied d’un arbre et gouttent aux saveurs du miel montréalais . Cet après-midi d’été, la joie de vivre montréa-laise a trouvé refuge dans le Champ des Possibles.

A la recherche des

pollinisateurs,

PolliniFête, juin 2014,

Champ des Possibles,

Mile End

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1 Citation de Luc Lévesque inspirée de l’architecte Bernard Cache.

2 Lévesque, L. (1999). Montréal, l’informe urbanité des terrains vagues. Page 3.

De la survivance d’un sol sous-jacent intemporel

Sur des aspects touchant à la fois la forme et le fond, les friches urbaines sont l’expres-sion manifeste de l’existence renaissante d’un fond sous-jacent partagé communément par les Hommes. Le sol brut, la résurgence du sauvage, l’état de ruine et la disparition mo-mentanée du paysage politique, mettent en lumière la résurgence de ce socle premier. A ce sujet, Luc Lévesque se réfère à l’artiste Piero Manzoni qui, de par son œuvre «Socle du monde», décrit le sol comme l’unique monument dont «l’objet-concept n’est qu’un révélateur». Le sol forme un tout, «à la fois un et multiple dans l’infinie variation de ses inflexions»1.

Les apparences primitives des sites en friches argumentent en faveur de ce point de vue. Luc Lévesque fait la corrélation entre la poétique des blocs dispersés sur les friches et celle de formes mégalithiques telles qu’on en trouve encore sur les sites de Stonehenge au Royaume-Uni et Carnac en France. Le sol vit un temps de jachère et les blocs dessinent tout autant les vestiges d’une cité révolue que les fondations de nouvelles expériences urbaines. La friche perdure, comme un socle fondamental à toute période culturelle.

Habitué à l’ordonnance urbaine, la toile vierge que propose une friche urbaine est pour le moins perturbante pour l’exercice de la pensée urbain. Tout à coup le sol de la ville bas-cule vers l’indéterminé. Il ouvre vers une infinité d’imaginaires et invite à «l’expérience rapprochée des corps et des matériaux»2. De nos jours, la réappropriation massive du tissu urbain par la société du spectacle invite d’autant plus à expérimenter et à nous question-ner quant à notre position vis-à-vis des interstices de la ville.

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165Les friches urbaines sont représentatives de l’identité culturelle montréalaise mais aussi de la résurgence d’un sol sous-jacent premier à tout fondement culturel. La première de ces affirmations repose sur des réalités instantanées qui animent aujourd’hui les friches

montréalaises. La seconde se rapporte à des réalités de l’espace sur un temps plus infini. Quoiqu’il en soit, l’une et l’autre assurent la pérennité des friches urbaines de Montréal.

Au regard de l’étendue de la ville, bien que les friches urbaines n’adhèrent pas au paysage politique, elles n’en restent pas moins impliquées dans la morphogenèse générale des

formes urbaines.

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DU RÔLE DES FRICHES DANS LA MORPHOGÉNÈSE URBAINE

De la forme urbaine rhizomatique

Ce point de la réflexion prend de nouveau appui sur le discours mené par Luc Lévesque. L’architecte décrit la forme des friches urbaines comme étant un phénomène rhizoma-tique au sein du tissu. A la façon d’un rhizome, celles-ci inondent la nappe urbaine via une infinité de connections. D’interstices en interstices, elles prennent racines à toutes les échelles de la ville.

Certaines formes urbaines préexistantes, tels que les linéaires ferroviaires, constituent des bras de levier à l’expansion du phénomène. Bien que certains quartiers soient plus épar-gnés que d’autres, le rhizome procède suivant un mode de dissémination assez uniforme, indépendamment de la richesse du sol. L’observation de friches urbaines dépasse le cadre du terrain abordé pour ce mémoire. L’ampleur du phénomène est telle que la ville est contrainte d’afficher une certaine tolérance face au développement du rhizome.

Au sein du tissu urbain, la forme rhizomatique des friches urbaines génère une disconti-nuité, laquelle fait front à la volonté de faire de la ville une globalité figée. Les friches décrivent un arrière-plan insaisissable, un «fond de décor instable et mouvant», capable de dissoudre les figures. L’unique permanence qui caractérise cette morphogenèse infor-melle est portée par la résurgence d’un sol premier. Pour le reste, les friches urbaines os-cillent incessamment entre les caractères d’un avant et ceux d’un après. Elles dissolvent les formes définies et sont le support prometteur de nouvelles urbanités.

La réalité rhizomatique des

friches à Saint-Henri,

arrière de la rue Cazelais

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De la diversité typologique

Au sein du rhizome montréalais, les friches présentent diverses typologies, que je range arbitrairement sous trois catégories : l’entre-deux, le vide ponctuel et la micro-friche.

L’entre-deux cicatrise les situations difficiles dues à l’hétérogénéité urbaine. Dans le quar-tier Saint-Henri, les habitants de la rue Cazelais ont un jardin avec vue sur de montreuses spaghettis en béton. Une friche les sépare tant bien que mal du super échangeur. A l’Est, la situation du parc linéaire de la rue Notre Dame est similaire, à ceci près que l’entre-deux est une pelouse inusitée. Un parfum de friche persiste le long de Notre Dame Est.

Sur les abords des trois

linéaires et partout ailleurs dans

Montréal,

une infinité de cas de friches

alimente le rhizome

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Le deuxième cas type des friches urbaines est celui du vide ponctuel, lequel désigne une dent creuse, la terminaison vacante d’un îlot, un cul-de-sac ou encore d’une béance inu-sitée isolée dans un tissu homogène. Les friches d’origine industrielle sont un exemple récurrent de ce cas de figure. Ces vides ponctuels n’épargnent aucun quartier: près de la Place d’Armes résiste un oasis poétique entre les rues de l’Hôpital et Notre Dame Ouest.

Troisième et dernier cas: la micro-friche. Celle-ci se manifeste à l’angle des rues, au bas des façades ou sur les contours d’un bloc. Elle saisit le moindre interstice pour développer l’état de friche aux plus petites échelles de la ville. Les quartiers tels que Saint-Henri, Grif-fintown et Hochelaga-Maisonneuve comptent d’innombrables micro-friches.

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De la dynamique urbaine des friches

Les friches sont partie intégrante du poumon urbain. Le vide et le plein de ces espaces jouent tous deux un rôle essentiel au processus des dynamiques urbaines.

A échelle de l’étendue urbaine, les friches urbaines entre en résonnance avec les formes et figures conventionnels de la ville. La Malt’ est un bon exemple de ce phénomène. En tant que repère identifiable des rives du canal, son architecture fait écho aux sommets du quartier des affaires situé plus à l’est. Le défi de tout acrobate urbain est d’ailleurs de pouvoir grimper au point plus haut de l’usine pour apprécier le panorama sur Montréal.

A échelle plus réduite mais sur une étendue comparable, le Jardin du Crépuscule impacte également sur les dynamiques urbaines, notamment piétonnières. Son ouverture sur la track offre la possibilité de traverser le li-néaire. Cela provoque la création d’un réseau parallèle, mouvant et indéterminé, qui contrarie délibéremment les parcours prévus et ordonnés par la planification urbaine, mais n’en relie pas moins toutes les aires urbaines atte-nantes à la voie ferrée. Je fais le même constat à hauteur des quartiers Est et du Sud-Ouest. L’étendue rhizomatique des friches urbaines développe des pratiques nouvelles de la ville de parcours et d’usages qui, tantôt interfèrent avec l’ordre urbain, tantôt existe indépendamment des logiques organisées du tissu.

Dans le sens de lecture:

La Malt’: figure de la skyline

du quartier Saint-Henri

Les chemins de traverse,

Jardin du Crépuscule,

Mile End

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A une mesure plus intermédiaire et localisée, le Champ des Possibles constitue un nœud névralgique des parcours et usages d’une partie du Mile End. Sa forme tentaculaire et son accroche à la voie ferrée étendent son influence au travers du tissu. De la rue Saint Domi-nique à la rue Saint-Denis, la friche infléchit les parcours pour mener vers un oasis arboré. A peine assis, que l’apparition d’un sentier vous emporte vers de nouvelles dynamiques de parcours.

Pour continuer sur la notion de parcours, nombreuses des personnes interviewées me dé-crivent le parc linéaire comme un fil conducteur direct et pratique reliant les quartiers de l’Est à l’île Saint Hélène. A plus vaste échelle, déjà qu’il constitue le seuil de l’entrée dans la métropole, il représente un tronçon des grands parcours de l’île de Montréal, affection-nés des cyclistes et des coureurs. Les terrains vagues situés en bordure du parc profitent de l’achalandage de l’axe pour se faire également une place au sein des dynamiques ur-baines. Même s’ils ne se pratiquent pas explicitement, ils collaborent tout au moins à la représentation du paysage parcouru.

Ce dernier point clôture mon analyse réflexive des friches urbaines de Montréal.

Dans le sens de lecture:

Un arbre comme centre

d’action

du Champ des Possibles,

Mile End

Le parc linéaire:

une piste cyclable très

achalandée,

Hochelaga-Maisonneuve

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Les friches urbaines incarnent davantage la promesse d’un potentiel pour fabriquer la ville, que la réalité d’un vide urbain qu’il serait bon ton de taire. A Montréal, ce potentiel de reconversion urbaine n’est cependant pas l’unique jauge de mesure pour caractériser les valeurs et réalités intrinsèques de cet arrière-plan urbain.

Depuis le sortir des années 60-70, les promoteurs de ce berceau artistique d’Amérique du Nord qu’est Montréal, ont contribué à effacer la connotation négative des friches urbaines et à révéler la symptomatique d’une urbanité à part entière, inhérente à une certaine mor-phogénèse culturelle. Les friches urbaines de Montréal dessinent une entité reconnais-sable, identitaire et symbolique de l’espace urbain. A défaut du statut d’objets des figures architecturales conventionnelles, elles décrivent une forme urbaine rhizomatique riche de typologies spatiales. Les nombreux modes d’habiter qui animent ce rhizome mettent au devant de la scène une urbanité davantage liée au paysage vernaculaire qu’au paysage politique. En effet, délivrés de l’ordonnance de la ville, ces espaces sont manifestes d’une grande liberté, à la mesure de l’Homme comme de la nature. Ils invitent à une remise en perspective des champs d’ interaction entre l’Homme et son milieu.

Dans cette mesure, les friches urbaines de Montréal portent en elles des convergences vers les valeurs symbolique, organique et de partage avancées précédemment lors de la définition du monument. Sur base de mon cheminement au travers de Montréal, de mes échanges culturels avec la population montréalaise et de mes recherches littéraires conjointes, je rejoins la thèse avancée par Luc Lévesque. Les friches urbaines sont bel et bien un monument à part entière de la ville de Montréal.

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1 Condo = condominium. Appartement en copropriété.

De mes explorations urbaines, je conserve un excellent souvenir, chargé d’images, de rencontres et d’anecdotes. Réalisée 25 ans plus tôt, l’expérience aurait été d’autant plus

prolifique. Dans le courant des années 90, Alain Laforest me rapporte que les friches inondaient bien plus la nappe montréalaise. Bien que le rhizome des friches soit un phénomène mouvant et en constante réitération au sein de la ville, la construction

massive de condos1 tend à exterminer petit à petit les interstices. Cet état de fait m’a particulièrement frappée dans le quartier de Griffintown, sur les bords du canal de Lachine. J’ose cependant espérer que les Montréalais auront à cœur, par leur énergie, de défendre

l’intégrité de certains de ces espaces, et par là même ces rares espaces de la ville où l’Homme habite librement son territoire.

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DU RETOUR AUX SOURCES

L’irruption du vide, et l’irruption dans le vide, à mon arrivée à Montréal m’amenèrent, en qualité d’architecte en herbe, à me fabriquer un regard pour aborder sans impartialité les réalités d’un milieu urbain nouveau. La pratique de l’architecture conduit souvent à se retrouver face à un terrain vague comme l’écrivain devant une page blanche. De nom-breuses possibilités sont offertes, seul importe de trouver un chemin qui nous corres-ponde, et qui corresponde aussi à notre façon de vivre un milieu donné, le tout dans un contexte parfois contraignant...

Transposer les clés de lecture du paysage montréalais à celui de Tourcoing serait infruc-tueux, car la culture de l’un n’est pas celle de l’autre. Mais la démarche consistant à por-ter intérêt aux réalités instantanées des friches urbaines peut, à mon avis, être porteuse d’une réflexion plus large: dans quelle[s] mesure[s] l’Homme habite-t-il son milieu?

La réponse n’étant à mon avis pas unitaire, il faudrait élargir le champ d’exploration, le-quel pourrait commencer par Tourcoing…

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Mémoire de master en architecture Faculté LOCI / TRN - Université Catholique de Louvain Année 2014-2015

Claire Duquesne

Promoteur Jean-Philippe De Visscher

Lecteurs Georges Adamczyk Kristoffel Boghaert Gilles Debrun

Ex. n° /