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Expériences du Nouveau Monde Étude de la relation entre essai et narrativité dans les recueils Intérieurs du Nouveau Monde de Pierre Nepveu et El insomnio de Bolívar de Jorge Volpi Mémoire Stéphanie Desrochers Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Desrochers, Stéphanie 2014

Mémoire Stéphanie Desrochers - corpus.ulaval.ca · Étude de la relation entre essai et narrativité dans les recueils Intérieurs du Nouveau Monde de Pierre Nepveu et El insomnio

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Expériences du Nouveau Monde

Étude de la relation entre essai et narrativité dans les recueils Intérieurs du Nouveau Monde

de Pierre Nepveu et El insomnio de Bolívar de Jorge Volpi

Mémoire

Stéphanie Desrochers

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Desrochers, Stéphanie 2014

iii

Résumé

Dans les années 1980, lřessayiste québécois André Belleau émet lřhypothèse que lřessai,

fruit dřun « artiste de la narrativité des idées », nřest autre chose quřun « récit idéel » dans

lequel le contenu idéel et la tension argumentative se substituent respectivement aux

personnages et à lřaction dřune œuvre narrative. Lřidée que lřessai puisse être rapproché du

genre narratif est lancée, mais elle reste peu approfondie.

Prenant le relais de la réflexion menée par Belleau, ce mémoire propose dřexplorer la

dimension narrative de lřessai et du recueil dřessais à partir dřIntérieurs du Nouveau

Monde, de Pierre Nepveu, et de El insomnio de Bolívar, de Jorge Volpi. Ces deux recueils

ont en commun dřopposer lřexpérience personnelle des auteurs à un récit collectif ayant

structuré le devenir identitaire américain et latino-américain. Mais, plus que cette commune

volonté quřelles ont de questionner un imaginaire construit de lřAmérique et de lřAmérique

latine, les œuvres de Pierre Nepveu et Jorge Volpi partagent une semblable ambition : celle

de proposer un récit alternatif, qui prête au recueil une progression linéaire, voire narrative.

Deux approches théoriques sont convoquées pour mener à bien lřanalyse : la sociocritique,

dans un premier temps, et la poétique narrative, dans un deuxième temps.

v

Table des matières

Résumé ................................................................................................................................. iii

Table des matières ................................................................................................................ v

Remerciements ................................................................................................................... vii

Introduction ........................................................................................................................... 1

Essai, fiction et narrativité : intérêt du sujet .................................................................................... 1

Corpus, hypothèse et visée .............................................................................................................. 7

État de la question ........................................................................................................................... 8

Méthodologie et progression du travail ......................................................................................... 10

Chapitre 1 : des récits du Nouveau Monde ...................................................................... 15

1.1 Le rôle de la littérature dans la création dřune référence commune ................................... 15

1.2 Le mythe américain et ses sources : conversion dřune utopie ................................................. 18

1.3 Faire jouer lřanecdote contre le mythe .................................................................................... 25

Chapitre 2 : L’essai et le récit, la narrativité et l’essai .................................................... 33

2.1 Retour à la position dřAndré Belleau : lřessai peut-il être un « récit idéel »? ......................... 33

2.2. De la structure du récit à la structure de lřessai : un impossible passage ............................... 36

2.3 Du récit à la narrativité : lřessai narrativisé ............................................................................. 42

2.4 La narrativité des essais dřIntérieurs du Nouveau Monde ....................................................... 48

2.5 El insomnio de Bolívar : un recueil dřessais? .......................................................................... 56

2.6 La narrativité des essais de El insomnio de Bolívar ................................................................ 58

Chapitre 3 : de la narrativité du recueil d’essais ............................................................. 67

3.1 Réflexion préliminaire sur le recueil ....................................................................................... 67

3.2 Le recueil : de lřobjet dřassemblage à lřobjet livre.................................................................. 69

3.3 La narrativité à lřéchelle du recueil ......................................................................................... 72

3.3.1 Temporalité et configuration............................................................................................. 73

3.3.2 Une relation de nature hypotaxique .................................................................................. 74

3.4 Construction narrative du recueil Intérieurs du Nouveau Monde ........................................... 77

Péritexte ..................................................................................................................................... 77

Configuration et temporalité ...................................................................................................... 80

Historiciser ................................................................................................................................. 82

Métaphore structurante .............................................................................................................. 91

3.5 Construction narrative du recueil El insomnio de Bolívar....................................................... 95

Péritexte ..................................................................................................................................... 95

Configuration et temporalité ...................................................................................................... 98

Historiciser ............................................................................................................................... 100

Métaphore structurante ............................................................................................................ 104

Conclusion ......................................................................................................................... 107

1. Des recueils tenant un discours sur les mythes de lřAmérique ............................................... 108

2. Des « récits idéels » ou des essais narratifs? ........................................................................... 109

3. Le recueil, lieu dřun déploiement narratif? ............................................................................. 111

Bibliographie ..................................................................................................................... 117

Annexe I : tableau résumé d’Intérieurs du Nouveau Monde ......................................... 127

Annexe II – Tableau résumé de El insomnio de Bolívar ................................................ 129

vii

Remerciements

Je remercie chaleureusement ma directrice de maîtrise, Andrée Mercier, qui mřa

accompagnée à chaque étape de ce travail de long cours et a su, par son ouverture, son

érudition et sa rigueur, faire de ce projet une réalisation. Merci.

Merci également à Louis Jolicœur dřavoir accepté sans réserve de codiriger ce projet, qui

était encore parcellaire au moment où il lui a été présenté. Ses lectures senties et attentives

ont été éclairantes à tous égards.

Merci à Madame Laura López-Morales de lřUniversité Nationale Autonome de Mexico et

au Bureau international de lřUniversité Laval, qui mřont conjointement permis de séjourner

dans la ville de Mexico et de compléter la recherche documentaire préalable à la rédaction

de ce mémoire.

Le CRILCQ a été à la fois un lieu dřinitiation à la recherche et dřamitié. Je me considère

privilégiée dřavoir pu y appartenir au cours des deux dernières années. Merci à Annie

Cantin de garder le fort (à coup de petits chocolats).

Aux copains, aux copines et aux collègues : merci pour les anecdotes, les cafés et les rires.

Un merci tout particulier à Mylène pour ses conseils avisés, à Julien, Julia, Pascale et

Pierre-Olivier.

Merci à Louis-Simon Corriveau pour la relecture du premier chapitre.

Merci à ma grande sœur, Marie-Julie, toujours présente, ainsi quřà mes parents pour leur

soutien indéfectible.

Merci à Guillaume, pour les haïkus, le calendrier de lřavent et les autobus. Aussi bien dire

merci pour tout.

À lřorigine de ce projet se trouve une recommandation de lecture passionnée : merci,

Claire.

Je suis reconnaissante envers le Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada

(CRSH) et le Fonds de Recherche pour la Société et la Culture du Québec (FQRSC) pour

leur appui financier.

À la virgule de novembre, bienvenue dans ce nouveau monde.

1

Introduction

Quelque trente années se sont écoulées depuis la parution de la « Petite

essayistique » dřAndré Belleau, texte qui visait à situer lřessai au cœur du système des

genres en le rapprochant, par analogie de structure et de contenu, du roman. Puisant tour à

tour dans la pensée de Roland Barthes et de Jean Marcel, qui qualifient respectivement

lřessai de « roman sans noms propres1 » Ŕ faisant ainsi valoir le potentiel fictif de lřessai Ŕ

et de « biographie […] sans événements2 » Ŕ insistant cette fois-ci sur la nature non

contingente et narrative de lřessai Ŕ, Belleau propose alors de lire lřessai comme un « récit

idéel3 ». Œuvrant dans le grand champ des signes culturels, lřessayiste serait selon cette

conception un « artiste de la narrativité des idées4 », capable de transformer les enjeux de la

pensée en sujets et fonctions dřun récit. « Il y a dans lřessai une histoire, je dirais même une

intrigue, au sens que lřon donne à ces mots quand on parle de lřhistoire ou de lřintrigue

dřun roman et dřune nouvelle5 », poursuit sans hésitation Belleau, visiblement indifférent à

la distinction quřil convient dřopérer entre fiction et narrativité, et par là cohérent avec

lřesprit qui anime son projet initial, faire de lřessai un genre littéraire consacré de facto en

lui reconnaissant la littérarité constitutive6 de la production romanesque.

Essai, fiction et narrativité : intérêt du sujet

Les propositions de Belleau, originales en ce quřelles contestent le régime actuel des

genres en confondant une pratique générique à visée téléologique, le récit, et une autre plus

1 Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil (Écrivains de toujours), 1975, p. 124, cité dans Robert

Vigneault, L’écriture de l’essai, Montréal, LřHexagone (Essais littéraires), 1994, p. 36. 2 Jean Marcel, « Formes et fonction de lřessai dans la littérature espagnole », Études littéraires, vol. V, n 1

(1972), p. 81. 3 André Belleau, « Approches et situation de lřessai », Voix et images, vol. V, n° 3 (1980), p. 537.

4 André Belleau, « Petite essayistique », dans Liberté, vol. XXV, n° 6 (1983), p. 8.

5 Id.

6 Lřidée que la fiction dřun texte garantit son appartenance à la littérature doit beaucoup à lřouvrage Fiction et

diction, de Gérard Genette. Dans cet ouvrage, Genette avance que deux critères permettent de définir

lřappartenance dřune œuvre à la littérature : sa fictionnalité, dřune part, et ses qualités discursives et

esthétiques, dřautre part. Le premier critère relèverait dřune poétique essentialiste Ŕ en étant fictif, un texte est

de facto littéraire Ŕ , alors que le second relèverait dřune poétique conditionnaliste Ŕ un texte est littéraire

seulement dans la mesure où ses qualités discursives sont reconnues. Suivant cette logique, le roman

appartient nécessairement à la littérature, alors que lřessai doit manifester certaines qualités esthétiques pour

que sa littérarité soit reconnue. Cette vision des genres est au fondement de la position que défend Belleau.

Voir Gérard Genette, Fiction et diction, précédé de Introduction à l’architexte, Paris, Seuil (Points / Essais),

2004 [1991], 236 p.

2

erratique et heuristique, lřessai, sont loin dřêtre restées sans résonance. On connaît

dřailleurs la fortune quřelles ont eue au Québec en ce qui a trait à la nature fictive de la

parole énonciatrice de lřessai ; pour Belleau, lřinadéquation entre le je du réel et le je de

lřécriture, qui revient au décalage irréductible entre le langage et le réel introduit par la

linguistique saussurienne, permettrait sans autre préambule dřassimiler le genre

essayistique à un régime de lecture fictionnel. Cette posture de lecture et, dans une certaine

mesure, de validation de lřessai comme genre littéraire, a été reprise et étudiée par plusieurs

chercheurs, et notamment par François Ricard, Jean Marcel et Robert Vigneault7. La

prospérité de lřidée lancée par Belleau a fait du critère de fictionnalité de lřessai lřun des

enjeux importants de la constitution du genre au Québec et, surtout, de la reconnaissance de

sa littérarité. Cette mise en valeur dřun je fictif énonciateur de lřessai a toutefois donné lieu

à une certaine contradiction dans le discours théorique sur le genre essayistique, que René

Audet résume fort bien dans un article intitulé « La fiction à lřessai » :

Étonnamment, alors que tous [les théoriciens] sřentendent sur le caractère non fictionnel de

lřessai [en le rangeant dans la catégorie plus vaste de la prose dřidées non fictionnelle], chacun

signale à sa façon comment le genre Ŕ dřabord présenté comme réfractaire, du moins perméable

à la fiction, se caractérise par une certaine fictionnalité. […] Dans toutes ces thèses, qui refusent

dřabord à lřessai un caractère fictionnel pour ensuite le lui reconnaître, ce nřest pas tant le

flottement argumentatif qui étonne le plus que la conception approximative et restrictive du

phénomène fictionnel, perçu comme biais de la représentation causé par la médiation

langagière8.

Audet termine en ajoutant que « de ces affirmations sur la fictionnalité de lřénonciation à

lřassociation abusive de la narrativité à la fiction, plusieurs discours tentent ainsi de justifier

la littérarité de lřessai par la présence dřune fiction, injustement restée indéterminée9 ».

Cette judicieuse remarque a le double mérite de mettre en évidence lřexistence de différents

niveaux de fiction et de désarticuler lřassociation souvent opérée mécaniquement entre

fiction et narrativité. Cřest à cette distinction que je mřattarderai dans les prochaines lignes,

pour me concentrer sur la narrativité par la suite.

7 Le mémoire La lecture à l’œuvre dřÉlise Boisvert-Dufresne explore plus amplement la relation entre cette

théorisation du je fictionnel et la valorisation du genre essayistique dans le contexte québécois. Voir Élise

Boisvert-Dufresne, « La lecture à lřœuvre. Lřattribution dřun statut littéraire aux textes essayistiques dřAndré

Belleau et de Pierre Foglia ou Conditions et présupposés dřune lecture de lřessai au service de la littérarité »,

mémoire de maîtrise en études littéraires, Québec, Université Laval, 2012, 149 f. 8 René Audet, « La fiction à lřessai » dans Frontières de la fiction. Actes du colloque Fabula tenu en ligne du

15 décembre 1999 au 28 février 2000, [en ligne]. http://www.fabula.org/colloques/frontieres/215.php, [site

consulté le 10 décembre 2012]. 9 Id.

3

Les écrits dřAndré Belleau ne sont pas de toute première jeunesse. Depuis leur

arrivée au sein du discours sur lřessai, la distinction entre la fictionnalité et la narrativité a

occupé avec profit les théoriciens des genres autant au Québec quřailleurs dans le monde, et

elle a permis de mettre en évidence les critères de référentialité, de régime énonciatif et de

structuration du discours dans lřévaluation de ce qui caractérise lřune et lřautre. Il semble

communément admis parmi les théoriciens que la fiction renvoie à lřorigine du contenu et

de lřénonciateur, et quřelle engage le lecteur dans un univers qui se situe hors des

contraintes de concordance entre le réel et le raconté. Sans être assujettie au vrai, la fiction

nřa pas pour intention de tromper, de duper ; ainsi, contrairement au mensonge, qui

dissimule la vérité, connue par lřénonciateur, au récepteur de lřinformation, la fiction

apparaît dans un contexte Ŕ que Jean-Marie Schaeffer appelle le « cadre pragmatique » de

lecture Ŕ où elle est dřemblée reconnue comme telle par le récepteur (ou lecteur)10

. Mais la

fiction de lřénonciation a-t-elle la même valeur que la fiction du contenu ? En dřautres

mots, est-il vrai que postuler lřexistence dřun énonciateur fictif en vertu de la fiction

inhérente au langage dégage le discours essayistique de toute concordance avec le réel ?

Intégrant à son argumentation la position de Yolaine Tremblay, Élise Boisvert-Dufresne

répond à cette question en soutenant que la pragmatique de la lecture de lřessai se trouve

plus proche du « pacte de lecture décrit par Yolaine Tremblay, selon lequel le genre serait

plutôt caractérisé par la prise de responsabilité de lřauteur par rapport à un discours portant

sur lřunivers culturel ou social quřil partage avec son lecteur11

». Cřest dire autrement

quřune forme dřengagement éthique sřétablit dans lřessai entre lřauteur et le contenu idéel

transmis, lesquels semblent difficilement assimilables à la plus stricte fiction.

Cette position sřarrime bien à la typologie tripartite de la fiction de Roger Odin,

laquelle parvient à mon sens à mettre de lřordre dans la « conception approximative et

restrictive du phénomène fictionnel, perçu comme biais de la représentation causé par la

médiation langagière » que René Audet dénonce, et à freiner le glissement qui sřeffectue

entre le je linguistique et la fiction du contenu dřun texte. Odin distingue en réalité trois

10

Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, Éditions De Boeck Université, 2000, p. 49-51. 11

Yolaine Tremblay, Du Refus global à la responsabilité entière, Sainte-Foy, Éditions Le Griffon dřargile

(coll. La lignée), 2000, 170 p., repris dans Élise Boisvert-Dufresne, « La lecture à lřœuvre. […] », op. cit., f.

76.

4

niveaux de fictivisation (terme quřil préfère à celui de fiction mais que je considérerai ici

comme son égal, puisque les nuances entre les deux termes nřaffectent pas la démonstration

qui mřintéresse) : un premier, très général, qui « est lié au statut du signifiant du langage

qui sert de véhicule à la communication12

» et qui permet de conclure quř« à partir du

moment où lřon est dans le langage (et non dans le réel), il y a fictivisation13

» ; un second

qui se « laisse caractériser comme la production de fictivité liée à lřutilisation de certains

modes discursifs : faire narratif, descriptif, interprétatif, modélisateur, etc14

. » et un dernier

qui porte sur « le problème du statut du contenu et de Ŗlřimaginaire15

ŗ » qui peut être

représenté. Lřessai nřatteindrait le plus souvent que le premier niveau de fiction, soit celui

lié à la fictionnalité du langage lui-même, puisque cřest lřénonciation, et non le statut du

contenu Ŕ généralement idéel et en conformité avec le réel Ŕ qui serait problématisé de la

sorte. Je nuancerai ici cette position puisquřil mřapparaît que certains auteurs sřinscrivent

en faux par rapport à une stratification aussi nette. Jorge Luis Borges, auquel songe

également René Audet dans « La fiction à lřessai », est sans doute, avec Roland Barthes,

lřauteur le plus emblématique dřune pratique active de la confusion entre la fiction du

contenu et la fiction de lřénonciation. Dans son recueil dřessais Enquêtes, par exemple, il

joue manifestement avec cette ambiguïté du je énonciateur en recourant à de multiples jeux

dřusurpation dřidentité, ce qui a pour effet de fondre lřénonciateur et lřobjet du texte, créant

du coup un jeu sur lřimaginaire du double et du personnage. Mais Borges est, à lřéchelle

des différentes traditions auxquelles il appartient (de la littérature argentine au canon

« universel »), un cas particulier, et force est dřadmettre que lřénonciation de lřessai

demeure le plus souvent attachée au réel et quřil nřest pas abusif dřassocier le je

énonciateur à lřécrivain, à sa personnalité scripturale.

Belleau, pourtant, ne se réfère pas à des cas uniques comme ceux de Barthes ou de

Borges lorsquřil entrevoit le texte essayistique comme lieu dřune intrigue idéelle, menée

par un je capable de convertir lřenthymème16

en schéma tensif. Ses propos se veulent

12

Roger Odin, « Fictiviser », dans De la fiction, op. cit., p. 48. 13

Id. 14

Ibid., p. 50. 15

Id. 16

Il me semble préférable de clarifier dřemblée ce qui est entendu, dans ce mémoire, par « enthymème ».

Lřenthymème est une figure de sens de la rhétorique classique, notamment définie par Aristote. Dans La

5

généralisables à lřensemble de la pratique de lřessai. Bien quřil nřeffectue pas de distinction

entre fiction et narrativité, il semble en effet considérer que ce je, en position analogue à

celle du narrateur dřun roman, est investi de la capacité dřorganiser le discours selon une

certaine narrativité. Dans la perspective de Belleau, narrativité et récit sont équivalents, et

le je de lřessai tiendrait donc entre ses mains les rennes dřun « récit idéel », expression qui

fait référence au récit tel quřil a été décrit et schématisé par les structuralistes, définition à

laquelle je reviendrai au chapitre deux. Pour lřheure, je souhaite davantage faire voir quřau-

delà du potentiel fictif du je, cřest sa capacité à organiser un discours en liant certains

événements dans le temps, en dřautres mots sa narrativité, qui semble féconde au moment

de penser lřessai. Ce mémoire, laissant de côté la question de la fictionnalité, sřintéressera

donc à celle de la narrativité et des liens quřelle entretient avec lřessai.

La question de la narrativité, qui occupe pourtant dans « Petite essayistique » une

place dřimportance, nřa pas distillé une réflexion critique aussi abondante et convaincue

que celle qui porte sur la fiction17

. René Audet remarque ainsi à juste titre que

lřargumentation de Belleau, sa défense de « lřidée de causalité, dřenchaînement, de

temporalité dans lřappréhension des événements essayistiques18

» nřa pas suffi à dissiper

« lřinconfort [qui apparaît] au moment de décrire lřessai par sa narrativité19

». Les positions

catégoriques des théoriciens de lřessai, appariées à la division en catégories de la poétique

des genres actuelle, entretiennent soigneusement cet inconfort. Jřen prends à preuve la

rhétorique, lřenthymème est présenté comme une « sorte de syllogisme » et il servirait, dans lřart oratoire,

comme « preuve par excellence ». En tant que « preuve », mais aussi en tant que syllogisme privé dřune de

ses prémisses, lřenthymème se range donc davantage du côté du raisonnement argumentatif que de celui du

raisonnement logique. Cřest sur la base de cette approche rhétorique que Marc Angenot oppose le discours

enthymématique au discours narratif. Lřessai, comme le pamphlet, appartiendrait à la première de ces

catégories discursives. Voir à ce sujet Aristote, La rhétorique, Paris, Pocket (Agora), 2007, 285 p. et Marc

Angenot, La parole pamphlétaire : contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot (Langages

et sociétés), 425 p. 17

Cette absence est remarquable au Québec, lorsque lřon considère la quantité dřécrits consacrés au potentiel

fictif de lřessai ; cependant, la tradition anglo-saxonne, qui ne constitue pas ici mon cadre théorique principal

mais à laquelle je puiserai pour avancer certaines idées, sřest montrée plus ouverte à une catégorie dřessais

dits « narratifs ». 18

René Audet, « Tectonique essayistique : raconter le lieu dans lřessai contemporain », dans Études

littéraires, vol. XXXVII, n° 1 (automne 2005), p. 120. 19

Id.

6

position de Marc Angenot, versée au compte de nombreuses études20

sur le potentiel

narratif des essais :

Le discours enthymématique est composé dřénoncés lacunaires qui mettent en rapport le

particulier et lřuniversel et supposent une cohérence relationnelle de lřunivers du discours. Si

des éléments narratifs y apparaissent, ceux-ci ne sont pas directement fonctionnels dans

lřensemble textuel. Ils sont subordonnés à la production dřun enthymème et à travers lui dřune

séquence enthymématique vectorielle[…]21

.

Lřautorité de cette affirmation selon laquelle le discours matriciel de lřessai serait

enthymématique et ne ferait place à la narrativité que comme mode discursif secondaire

semble faire consensus dans la réflexion théorique sur le genre; du moins, elle nřest à ma

connaissance pas contestée dans les études québécoises. Pascal Riendeau Ŕ pourtant

sensible à la question de la narrativité de lřessai Ŕ, dans une réponse explicite aux idées

dřAndré Belleau, la cautionne en soutenant que « [s]i lřessayiste était véritablement un

artiste de la narrativité des idées, cela laisserait entendre que la narrativité sřimpose en tant

que mode dominant de lřessai ou que les idées de lřessai sont forcément intégrées à une

forme de récit. Ces deux suppositions ne sont quřà moitié concevables, car

lřenthymématique demeure le mode privilégié (ou principal) de lřessai22

. » Ainsi, si

Riendeau admet que lřessai peut être habité par le narratif par moments choisis, il nřadmet

en revanche pas que celui-ci puisse en être le mode prépondérant. Sans faire directement

référence à la position dřAngenot, un article de René Audet paru en 2005 et portant sur

Lectures des lieux, de Pierre Nepveu, en déjoue toutefois la rigidité en renouant avec la

nature du propos de Belleau et en faisant valoir le potentiel narratif des lieux dans le

déploiement du recueil dřessais. « Lřessai, soutient Audet, ne se définit pas ici [chez

Belleau] en opposition avec le roman et autres pratiques narratives (ce qui exclurait tout

recours possible à la narrativité), mais bien parallèlement, seuls leur projet, leur

démonstration étant distincts Ŕ et non leurs moyens23

. » Cřest à partir de ce point de vue

quřil explore la lecture des lieux que fait Nepveu, laquelle se révèle narrative et

20

Je pense ici à Marie-Pascale Huglo, Métamorphoses de l’insignifiant, à Pascal Riendeau, « Incursions et

inflexions du narratif dans lřessai (Brault, Bourneuf, Jacob, Yergeau) », à Liliana Weinberg, Pensar el

ensayo. Cette liste nřest toutefois pas exhaustive. 21

Marc Angenot, La parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, op.cit., p. 31. 22

Pascal Riendeau, « Incursions et inflexions du narratif dans lřessai (Brault, Bourneuf, Jacob, Yergeau) »,

dans René Audet et Andrée Mercier [dir.], avec la collaboration de Denise Cliche, La narrativité

contemporaine au Québec. Vol. 1. La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, Presses de lřUniversité

Laval, 2004, p. 259. 23

René Audet, art. cité, p. 121.

7

narrativisante par les liens quřelle tisse entre les œuvres étudiées et les lieux saisis dans les

divers essais.

Corpus, hypothèse et visée

La brèche quřouvre René Audet dans le discours critique sur lřessai permet de

supposer que celui-ci puisse, par les moyens quřil emprunte, se rapprocher du discours

narratif, en plantant les idées qui le traversent dans une subjectivité apte à les articuler sous

forme de récit. Cřest cette hypothèse que je souhaite mettre à lřépreuve par lřétude de deux

recueils dřessais, Intérieurs du Nouveau Monde24

, de lřécrivain québécois Pierre Nepveu, et

El insomnio de Bolívar25

, de lřécrivain mexicain Jorge Volpi. Ces deux recueils partagent la

particularité dřêtre amorcés par une anecdote dont la force narrative entraîne dans son élan

lřensemble de la structure du recueil. Ni insert ni passage isolé, lřanecdote se révèle dans

ces œuvres le lieu initial de la dramatisation idéelle des enjeux culturels qui sřaffronteront

tout au long du texte. Un second point commun aux recueils de Nepveu et de Volpi est

dřailleurs la teneur de ces enjeux culturels : chez les deux auteurs, le discours porte sur un

objet culturel traversant lřespace du recueil, les mythes américain et bolivarien. Bien que

leurs perspectives reposent sur des prémisses endogènes et sur une conception du mythe

américain différente à certains égards Ŕ Nepveu sřen prend à la conception de lřAmérique

qui en fait un synonyme de nature sauvage et dřinstincts primitifs, dřespace impropre à la

culture, alors que Volpi critique davantage la perception unifiée de lřAmérique latine,

héritée de lřaspiration bolivarienne à faire du sous-continent américain un espace sans

frontières Ŕ, le cœur de leur entreprise, qui consiste à désarticuler un mythe identitaire

dominant ayant dessiné le visage de lřAmérique, nřen demeure pas moins analogue. Ainsi,

à partir de ces deux cas de figure dont je détaillerai les similitudes au premier chapitre, je

me demanderai comment lřessai et le recueil dřessais peuvent être travaillés par la

24

Pierre Nepveu, Intérieurs du Nouveau Monde, essais sur les littératures du Québec et des Amériques,

Montréal, Éditions du Boréal (coll. Papiers collés), 1998, 378 p. Désormais, les renvois à cette édition seront

signalés, dans le corps du texte, par la seule mention INM- suivie du numéro de la page. 25

Jorge Volpi, El insomnio de Bolívar. Cuatro consideraciones intempestivas sobre América Latina en el

siglo XXI, México, Random House Mondadori (Debate), 2009, 259 p. Désormais, les renvois à cette édition

seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention IB- suivie du numéro de la page. À ce jour, il

nřexiste pas de traduction française de lřouvrage de Jorge Volpi, cřest pourquoi les passages cités

apparaissent, dans le corps du texte, en traduction libre. Les notes de bas de page donnent accès au texte

original.

8

narrativité. En conformité avec les propositions de René Audet, je me consacrerai donc à

répondre à ce comment par lřidentification des moyens narratifs perceptibles dans lřessai.

État de la question

Les deux essais qui constituent le corpus de ce mémoire nřont jamais été rapprochés

et chacun dřeux a été peu étudié dans sa singularité. En effet, en dépit de son importance

majeure dans la littérature québécoise contemporaine, lřœuvre entière de Pierre Nepveu a

été lřobjet de peu de travaux de nature scientifique. Deux mémoires de maîtrise portant sur

son travail, lřun consacré au recueil de poésie Lignes aériennes et lřautre aux écritures

transculturelles et migrantes, ont été déposés dans les dernières années, mais ils ne font pas

référence à lřœuvre de Nepveu dans son ensemble. En 2008, la revue Voix et images a

dédié un numéro complet à Pierre Nepveu. Lřensemble de lřœuvre de lřauteur, tant

poétique quřessayistique, est étudiée dans les cinq articles scientifiques que compte le

dossier ; toutefois, lřarticle de François Paré intitulé « Intérieurs et extérieurs de lřAmérique

chez Pierre Nepveu26

» est le seul des cinq qui soit entièrement consacré au recueil

Intérieurs du Nouveau Monde. Dans cet article, Paré fait dialoguer le projet dřIntérieurs du

Nouveau Monde avec celui du recueil qui lřa précédé, L’écologie du réel, et montre que les

deux ouvrages sřinscrivent dans une démarche de « dépaysement » de la littérature

québécoise. Ce dépaysement est décrit comme la volonté, perceptible dans tout lřœuvre de

Pierre Nepveu, dřaborder la littérature québécoise à partir dřune perspective inédite, en

rupture avec les lectures stéréotypées sur lesquelles se fonde la tradition littéraire et critique

québécoise. Ainsi, si L’écologie du réel remettait fortement en question lřeuphorie

entraînée par la Révolution tranquille, Intérieurs du Nouveau Monde met à mal la notion

dřaméricanité telle quřelle a été convoquée pour aborder le continent dans les œuvres

dřAmérique. Cet article sera un point de repère important lors des premier et troisième

chapitres de ce mémoire.

Bien quřil soit commenté dans quelques articles scientifiques et convoqué par

différentes études, le recueil Intérieurs du Nouveau Monde nřa pas été lřobjet principal

26

François Paré, « Intérieurs et extérieurs de lřAmérique chez Pierre Nepveu », dans Voix et images,

vol. XXXIV, n° 1 (automne 2008), p. 81-90.

9

dřune étude scientifique, quřil sřagisse dřun mémoire, dřune thèse ou dřune monographie

complète. Il est par ailleurs rarement envisagé dans sa dimension recueillistique, puisque la

majorité des chercheurs limitent leur étude au discours critique que porte lřune ou lřautre de

ses parties27

. Un ouvrage collectif paru en 2010 et intitulé Le marcheur des Amériques28

aborde Intérieurs du Nouveau Monde sous différents angles. Lřarticle de Gilles Marcotte

intitulé « Pierre Nepveu et lřautre Amérique29

» est lřune des trois études du collectif qui

plongent dans lřunivers du recueil de Pierre Nepveu, mais il le tient dřemblée comme un

ouvrage à vocation critique. Celui de Ginette Michaud, intitulé « Les Amériques intérieures

de Pierre Nepveu30

», adopte quant à lui une posture à mi-chemin entre lřessai-hommage et

lřétude, et, glanant ses exemples dans divers textes de Nepveu, il se consacre autant à la

question du voyage telle quřelle apparaît dans lřœuvre de lřauteur quřau recueil lui-même.

Enfin, le texte de Jean Morency, « Les lectures acadiennes (et américaines) de Pierre

Nepveu31

», explore les ressorts du recueil dans une perspective précise, qui est celle de

lřexpérience américaine vue par le prisme du fait acadien. De ces trois articles portant sur le

recueil Intérieurs du Nouveau Monde, aucun, en somme, ne se penche sur la question de la

part narrative de lřécriture essayistique de Pierre Nepveu. René Audet demeure le seul à ce

jour à lřavoir fait, dans lřarticle susmentionné intitulé « Tectonique essayistique : raconter

le lieu dans lřessai contemporain ». Il sřest toutefois limité à étudier ce quřil appelle le

« récit des lieux32

», cřest-à-dire lřinscription dřune représentation narrative du monde dans

les lieux. Les rapports entre lřessai et la narrativité comme modes de discours ne

constituent pas le point focal de son analyse.

27

La dimension critique des essais de Nepveu, tant dans L’écologie du réel que dans Intérieurs du Nouveau

Monde, invite à une telle extraction de passages significatifs des recueils, quřil est dès lors possible de verser

au compte dřune étude sur un sujet donné. 28

Marie-Andrée Beaudet et Karim Larose [dir.], Le marcheur des Amériques : mélanges offerts à Pierre

Nepveu, Montréal, Département des littératures de langue française. Université de Montréal

(coll. Paragraphes), 2010, 259 p. 29

Gilles Marcotte, « Pierre Nepveu et lřautre Amérique », dans Le marcheur des Amériques : mélanges

offerts à Pierre Nepveu, op. cit., p. 17-22. 30

Ginette Michaud, « Les Amériques intérieures de Pierre Nepveu », dans Le marcheur des Amériques :

mélanges offerts à Pierre Nepveu, op.cit., p. 23-44. 31

Jean Morency, « Les lectures acadiennes (et américaines) de Pierre Nepveu », dans Le marcheur des

Amériques : mélanges offerts à Pierre Nepveu, op.cit., p. 63-74. 32

René Audet, « Tectonique essayistique : raconter le lieu dans lřessai contemporain », art. cité, p. 121.

10

De son côté, lřœuvre de Jorge Volpi a été plus amplement sondée ; cřest toutefois la

production romanesque de lřauteur qui a retenu lřattention des chercheurs dans les six

thèses de doctorat qui ont été à ce jour publiées. Bien quřaucune dřentre elles ne soit

consacrée aux essais de Volpi, celle de Marie-Pierre Ramouche, intitulée « Savoir et

pouvoir dans la ŖTrilogía del siglo XXŗ de Jorge Volpi33

» sřattarde à plusieurs reprises à la

concomitance entre lřécriture essayistique et lřécriture romanesque de lřauteur. Mais,

exception faite des analyses brèves et obliques de Ramouche, les recueils dřessais de

lřauteur nřont pas, à ma connaissance, constitué de corpus dřétude de nature scientifique et

ce, en dépit de leur importance dans la production de Volpi.

Méthodologie et progression du travail

Lřapproche que je privilégierai pour cette étude empruntera dans un premier temps

à la sociocritique, puisquřil me faudra, avant dřaller plus avant dans lřanalyse, situer les

œuvres et le discours quřelles tiennent sur lřAmérique dans leurs contextes respectifs. Le

premier chapitre de lřouvrage Genèse de la société québécoise34

, dans lequel Fernand

Dumont pose les bases dřune réflexion sur la notion de référence dřun groupe social,

servira de socle à lřanalyse que je mènerai de lřaméricanité telle quřelle est envisagée par

Nepveu et Volpi. Les conclusions auxquelles je souhaite arriver au terme de ce mémoire

sont toutefois de nature poétique, et cřest pourquoi, dans un second temps, je mettrai à

profit des travaux théoriques portant sur la narrativité et sur la pratique recueillistique afin

de rendre compte du mouvement narratif général qui traverse les recueils étudiés. Dřabord

centrée sur les œuvres elles-mêmes et sur les liens quřil convient de tisser entre les deux

recueils quřelle réunit et compare, ma recherche se développera en trois chapitres et

aboutira à une réflexion dřordre plus général sur les relations entre narrativité et genre

essayistique.

Conformément à la procédure théorique en deux temps que je me suis proposé de

suivre, jřaborderai dans le premier chapitre les dénominateurs communs dřIntérieurs du

33

Marie-Pierre Ramouche, « Savoir et pouvoir dans la ŖTrilogía del siglo XXŗ de Jorge Volpi », thèse de

doctorat en études hispaniques, Paris, Université Paris 8, 2009, 425 f. 34

Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, 393 p. Désormais, les renvois à

cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention GSQ- suivie du numéro de la page.

11

Nouveau Monde et de El insomnio de Bolívar. Je mřattacherai à faire voir quřau-delà des

différences de ton, de propos, dřénonciation qui séparent les recueils et qui en font des

objets poétiques singulièrement différents, ceux-ci ont en partage la désarticulation dřun

mythe identitaire américain. Si Pierre Nepveu embrasse lřentièreté du continent dans sa

réflexion, Jorge Volpi concentre son attention sur lřAmérique dite latine, épithète

promettant une unité subcontinentale dont il cherche à comprendre la valeur réelle. Dans les

deux cas, lřexpérience personnelle de lřauteur, mise en scène sous la forme dřune anecdote

initiale, dément la référence identitaire américaine dominante. Aussi les auteurs,

témoignant de lřinadéquation entre leur expérience et lřexpression commune de

lřexpérience américaine, proposent-ils une nouvelle lecture du continent et tentent-ils le

renversement de la tradition de lecture prévalant jusquřici. Une dimension partagée par les

deux recueils se profile : celle de sřopposer à un récit collectif par un récit personnel,

mobilisant à la fois les ressources de lřénonciation essayistique et de la narration, et se

déployant dans lřespace du recueil.

La présence dřun récit initial permet-elle de conclure à la présence dřessais

essentiellement narratifs, ou dřun recueil traversé par la narrativité? Cette interrogation et

les nuances théoriques quřelle appelle feront lřobjet des deuxième et troisième chapitres de

ce mémoire. Dans le deuxième chapitre, je commencerai par tirer au clair la différence

entre récit et narrativité, pour mieux engager la réflexion sur les liens entre lřessai et le

narratif. Revenant à Belleau, qui affirme que lřessai est le lieu textuel de déploiement dřune

diégèse idéelle, je mřintéresserai aux critères définitoires que sont ceux dřintrigue et de

transformation. Je formule déjà lřhypothèse que lřessai peut difficilement correspondre à la

définition du récit héritée des structuralistes, que résume bien Roger Odin. Sa définition

étant toutefois succincte, je la compléterai en recourant à certains paramètres minimaux

identifiés par René Audet pour définir le récit, auxquels sřajoutera en dernier lieu la

définition proposée par Jean-Michel Adam, laquelle place lřintrigue au cœur du récit.

Revenant à la position de Roger Odin, qui prétend quřil est possible dřobserver de la «

narrativité sans récit », je me pencherai par la suite sur la narrativité et sur sa présence dans

les essais des deux recueils à lřétude. La définition dřAndrée Mercier et de René Audet,

12

issue de lřintroduction de lřouvrage La narrativité contemporaine au Québec35

me

permettra de compléter celle dřOdin.

Comme la poésie et la nouvelle, lřessai est rarement publié seul, de façon unitaire ;

ses conditions dřexistence sont liées à celle du recueil, ce qui implique une étude

différenciée de lřessai comme tout, pris dans sa singularité, ou de lřessai comme partie dřun

ensemble plus vaste, le recueil. Je tiendrai compte de cette deuxième échelle dřanalyse dans

le chapitre 3, en reprenant certains éléments de définition de la narrativité permettant

dřévaluer comment celle-ci opère à lřéchelle du recueil. En accord avec René Audet, qui

affirme que « lřextension des traits génériques des textes vers le recueil apparaît […]

abusive dans plusieurs cas, les propriétés identifiées nřétant pas strictement associées aux

poétiques des genres brefs mais caractérisant plutôt la forme du recueil36

», je considérerai

le recueil comme un objet littéraire à part entière, certes lié sémantiquement aux textes quřil

réunit mais dont la portée significative nřest pas redevable à la seule addition ou collection

dřessais. Je me demanderai précisément si lřagencement, la mise en séquence des textes

peut être envisagée comme une structure narrative. Certains recueils comportent une forte

unité sans que les textes quřils réunissent soient liés les uns aux autres sur un axe

syntagmatique37

. Dans ces cas précis, lřunité repose alors sur des équivalences

paradigmatiques comme la reprise dřun même thème dřun essai à un autre, ou encore

lřadoption dřune forme commune pour tous les textes du recueil. Je compte ici vérifier que

cřest lřaxe syntagmatique, lřeffet dřenchaînement dřun texte à lřautre Ŕ et encore davantage

la narrativité, qui assure la cohésion dřensemble dans les deux recueils. Ce chapitre

sřarrimera ainsi aux conclusions du premier chapitre et se demandera si lřanecdote initiale

résonne dans la structure dřensemble du recueil, si le je est le lieu dřun mouvement de

transformation entre le début et la fin du recueil.

35

René Audet et Andrée Mercier [dir.], avec la collaboration de Denise Cliche, La narrativité contemporaine

au Québec. Vol. 1. La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2004, 314 p. 36

René Audet, « Le recueil : enjeux poétiques et génériques », Thèse de doctorat en études littéraires,

Université Laval, 2003, f. 17. 37

Jřemprunte cette terminologie à Sophie Montreuil, dont le mémoire de maîtrise porte sur lřeffet que produit

le recueil sur la lecture dřessais publiés antérieurement. Voir Sophie Montreuil, « Nature et fonctionnement

du recueil d'essais au Québec. Les cas d'André Belleau et de Jean Larose », mémoire de maîtrise en études

littéraires, Montréal, Université de Montréal, Faculté des arts et des sciences, Département d'études

françaises, 1996, 213 f.

13

Ce mémoire vise donc à interroger la dimension narrative de lřessai et du recueil

dřessais par lřétude de deux cas, ceux dřIntérieurs du Nouveau Monde, de Pierre Nepveu, et

de El insomnio de Bolívar, de Jorge Volpi. Lřapproche comparatiste privilégiée se justifie

principalement par la proximité poétique des objets littéraires mis en relation, mais sa

pertinence se trouve redoublée par la similarité de la conception de lřAmérique des

essayistes étudiés. Deux corpus théoriques seront convoqués pour mener à bien lřanalyse :

la poétique (de la narrativité et du recueil) pour le second volet du travail, et la sociocritique

pour le premier volet du travail.

15

Ne serait-ce pas avant tout la poésie qui garde vivante la

présence de l’origine ? […] Les récits de Cartier, de

Champlain, de Sagard, les Relations des jésuites ne sont pas

d’abord des documents historiques, mais le premier langage

français qui nomme ce pays.

Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise

Nous habitons l’Amérique, et nous n’avons pas la moindre

idée de l’Amérique.

Arthur Buies, La Lanterne

Chapitre 1 : des récits du Nouveau Monde

1.1 Le rôle de la littérature dans la création d’une référence commune

Dans lřarticle « Intérieurs et extérieurs de lřAmérique chez Pierre Nepveu38

» quřil

consacre entièrement à Intérieurs du Nouveau Monde, François Paré soutient fort justement

que « la littérature, telle que lřentrevoit Nepveu, modifie les lois qui permettent au sujet de

sřexécuter dans le monde. Cřest pourquoi, continue-t-il, à divers moments, lřessai prend le

relais de la poésie pour retracer la part dřhabitabilité et la centralité des figures de lřorigine

au cœur dřun imaginaire singulier voué autrement à la migration et au déplacement39

». Son

propos met en évidence lřun des éléments-clé dřIntérieurs du Nouveau Monde :

lřimportance accordée à lřorigine dans le discours sur lřaméricanité. En creux se révèle le

rôle de la littérature comme relais de ce discours. Dans la première partie de ce chapitre, je

mřattacherai à montrer que ce discours sur lřorigine est lié à un mythe structurant pour

lřAmérique et pour lřAmérique latine, et que la tradition littéraire est en partie responsable

de la cristallisation du sens à accorder à ce mythe. Si « la poésie garde vivante la présence

de lřorigine », lřessai tend, pour sa part, à la questionner.

Les propos de Fernand Dumont cités en exergue de ce chapitre signent la fin de la

première partie de Genèse de la société québécoise, ouvrage dont le projet dřensemble est

de définir ce qui fait de la société québécoise un groupe élargi reposant sur une référence

38

François Paré, « Intérieurs et extérieurs de lřAmérique chez Pierre Nepveu », op.cit., p. 81-90. 39

Ibid., p. 84.

16

commune40

. Cette référence, que Dumont sřastreint à définir, reposerait sur un ensemble de

signes et de symboles devenus des repères collectifs par le travail du discours social. Le

discours social, lui, consiste en le résultat de la combinaison dialectique de trois discours,

aussi désignés par le terme dřinstances : lřidéologie, lřhistoriographie et la littérature41

(GSQ-348).

Ces trois éléments constitutifs du discours sont pour le sociologue le ferment même

de lřimaginaire collectif et de ce qui préside à lřélaboration dřune référence pour tout

groupe social étendu ; leur force réside dans le fait dřorganiser en une image cohérente les

faits sociaux, les fragments de réel. Pour être significatifs, ces fragments de réel doivent

être organisés et interprétés ; cřest dire autrement que Dumont insiste sur le fait que

lřunivers du discours est un univers dřinterprétation et non de transcription du réel.

« Puisque lřidéologie, lřhistoriographie et la littérature ne reflètent pas la société globale,

elles forment une société imaginaire parallèle à lřautre » (GSQ-349) ; aussi, cřest ce

quřinspire cette société imaginaire à la collectivité qui la reçoit, la transcendance quřelle

exerce, qui peut orienter lřaction dřun groupe social. Pour clarifier la notion de société

imaginaire, Dumont en parle comme dřun dédoublement : dřabord inspirés des faits et des

événements, lřidéologie, lřhistoriographie et la littérature sřen détachent pour les interpréter

et en faire des vecteurs de sens pour un groupe social 42

.

Des trois instances du discours social nommées précédemment, la littérature serait

celle qui sřémanciperait le plus de la nécessité des faits, parce quřelle nřest pas soumise à

lřexamen de la vérité Ŕ comme le sont lřhistoriographie et lřidéologie Ŕ mais plutôt à une

exigence de vraisemblance. Paradoxalement, cřest par la qualité de lřillusion quřelle

génère, par la justesse de la vraisemblance à laquelle elle atteint, que la littérature se donne

à lire comme une vérité : « Le romancier, le dramaturge, le cinéaste nous persuadent que la

40

Il distingue les groupements élargis des groupes dřappartenance (par exemple, une famille) et des

organisations (par exemple, une entreprise), dans lesquels les individus sont liés par des relations concrètes.

Dans un groupement élargi, les individus « se reconnaissent une identité commune à certains signes et

symboles. » (GSQ-16) 41

Le cinéma, le théâtre, les contes et la mythologie populaire, pour ne nommer que ceux-là, font tous partie

de ce que Dumont nomme la littérature. Le terme est à considérer au sens large. 42

La terminologie retranscrite ici en italique est celle quřutilise Fernand Dumont dans lřappendice de Genèse

de la société québécoise.

17

société imaginée est aussi vraie que cette autre que nous avons lřillusion de tenir sous le

regard. Le poète nous remémore quřaucun symbole nřest acquis, que rien nřest encore

vraiment nommé […]. Dřoù le travail de celui qui, sans se délier des communes références,

tente de les muer en une parole nouvelle » (GSQ-347). Cette dernière phrase résume bien le

projet dřIntérieurs du Nouveau Monde comme celui de El insomnio de Bolívar, textes qui

sřemparent tous les deux dřune référence commune pour lui attribuer un sens nouveau et

cohérent avec la réalité que perçoivent les essayistes.

Sans que les recueils se présentent, de part et dřautre, comme une charge en règle

contre des discours dominants véhiculant le mythe américain et le mythe bolivarien, il

apparaît dès lřhorizon du texte que les essais réunis sřengagent à ne pas constituer une

couche additionnelle de la sédimentation du discours sur lř« américanité », entendue dans

son sens le plus commun, et quřils interrogeront la validité de cette référence. Le propos,

polémique en son essence, se tient toutefois au plus loin de la parole pamphlétaire et « au

plus près de lřexpérience » du continent dont témoignent les auteurs. Jřemprunte la

deuxième moitié de cette formule à Marie-Andrée Beaudet et Karim Larose, dont le juste

commentaire portant sur lřœuvre de Pierre Nepveu, adapté au contexte socioculturel dont il

est question, pourrait servir, du moins en partie, à qualifier celle de Jorge Volpi :

Quřelle sřintéresse à la poésie québécoise, aux écrivains juifs du Québec, à la littérature des

femmes, aux imaginaires montréalais, à lřaventure états-unienne ou canadienne-française, cette

œuvre déjoue avec patience lieux communs et traditions interprétatives : la littérature, dans la

pensée de Nepveu, ne se résume en effet jamais aux lignes de force ou aux assignations des

lectures antérieures, mais se joue au présent, au plus près des mots et de lřexpérience43

.

Il serait malhonnête de prétendre que le ton de Volpi, empreint dřune forte ironie et dřune

exaspération manifeste par moment, exprime la même « patience » que celui de Pierre

Nepveu. Cřest plutôt la sensibilité des auteurs à lřendroit du pouvoir quřa la littérature de

« déjouer les lieux communs » qui autorise lřanalogie entre leurs pratiques essayistiques.

Cřest pourquoi dans les paragraphes qui suivent, je montrerai, toujours à lřaide de Genèse

de la société québécoise, quelles conceptions du mythe se trouvent au fondement de lřun et

lřautre essais et comment ces conceptions, « lieux communs » sřil en est, sont

déboulonnées par le témoignage de lřexpérience du je. Sans entrer dans une analyse

43

Marie-Andrée Beaudet et Karim Larose [dir.], « Introduction », dans Le marcheur des Amériques :

mélanges offerts à Pierre Nepveu, op.cit., p.17. Je souligne.

18

détaillée de la structure recueillistique, qui occupera lřespace du troisième chapitre, je

mřintéresserai subséquemment au rôle déterminant de lřanecdote initiant chacun des

recueils.

1.2 Le mythe américain et ses sources : conversion d’une utopie

Les propos de Genèse de la société québécoise utilisés en guise dřintroduction à ce

chapitre permettent de faire voir le rôle que joue la littérature dans la reconduction dřun

symbole ou dřun mythe identitaire. Il convient peut-être de distinguer littérature et tradition

littéraire : la première est une force vive, qui existe de façon disparate et désordonnée par

les œuvres publiées dans une culture donnée, alors que la seconde forme un héritage reçu,

un ensemble de textes qui se superposent les uns aux autres et acquièrent, par leur

agencement, un sens. Si la tradition sřoppose normalement à lřidéologie en ce que la

première est le résultat dřune transmission naturelle et la seconde une orientation volontaire

des pratiques sociales, en littérature, il est clair que la tradition est le résultat dřun processus

de sélection qui sřopère par le travail conjoint du temps et de lřidéologie. Cela nřéchappe

pas à Dumont : « Dans nřimporte quelle collectivité, la littérature est soumise à des

conditions sociales ; elle le trahit dans son effort pour sřen défaire. Rien ne servirait de

vouloir la délivrer de ce qui alimente justement sa ferveur transcendante. Elle prend la suite

de lřidéologue qui invente des définitions de situations et des utopies […]. » (GSQ-347) Ce

relais de lřidéologie, qui prend la forme dřun processus de sélection des textes constituant

lřhistoire littéraire dřune collectivité, Volpi et Nepveu le mettent en évidence en critiquant

de façon implicite lřidéologie qui a cristallisé la tradition littéraire quřils questionnent. Leur

critique, cependant, prend moins la forme dřune dévalorisation du corpus canonique de

lřaméricanité ou de la latinité Ŕ Volpi, tout particulièrement, se défend bien de discréditer

les auteurs du Boom Ŕ que celle dřune sélection particulière, faite quant à elle sur la base de

leur expérience et non sur celle dřun discours reçu et intégré.

Ainsi, dans Intérieurs du Nouveau Monde, Pierre Nepveu approche la question de

lřaméricanité en sřintéressant à la tradition de lecture qui a figé à outrance « cette

conception dřune Amérique faite essentiellement de sauvagerie et dřinstinct, dřun continent

qui trouverait naturellement son génie dans son espace et ses paysages. » (INM-72) Il fait

19

valoir que lřAmérique, du moins telle quřil lřa vécue, est autant, sinon plus, le lieu

dřexploration dřune intériorité que celui du déploiement dřhorizons infinis. Pour avancer

son propos, il puise aux sources des littératures états-unienne et québécoise, mais aussi

franco-ontarienne, brésilienne et mexicaine, lectures qui lui permettent de mettre en

perspective et dřélargir la définition de lřAmérique. Il rappelle également par là le

dénominateur commun des identités culturelles américaines, celui dřavoir été, par leur

statut de colonie, cette promesse dřune utopie, dřun nouveau monde ouvert à tous les

possibles aux yeux des Européens. Dans El insomnio de Bolívar, Jorge Volpi prend lui

aussi dřassaut la question des espoirs fondés en lřAmérique, mais il sřagit chez lui

dřaborder la question par le prisme dřun autre mythe structurant, le mythe bolivarien, qui

est à lřorigine de la conception unifiée de lřAmérique dite latine. Sa réflexion le mène à

interroger les bases fragiles et arbitraires sur lesquelles les œuvres des différents pays de

langue espagnole des Amériques sont lues dans leur appartenance à la « tradition » latino-

américaine.

Américanité, latinité : au confluent de ces deux mythes continentaux considérés par

les auteurs comme injustement définitoires se trouve la récupération dřune idéologie

européenne que Fernand Dumont définit avec acuité. Dans Genèse de la société

québécoise, le sociologue montre que la conception de lřAmérique comme espace ouvert à

tous les possibles, conception commune à lřensemble des peuples du continent, est la

conversion en mythe dřune utopie quřavait construite lřEurope au moment dřétablir ses

colonies dans le Nouveau Monde. La découverte de lřAmérique se serait en effet présentée

aux Européens comme lřoccasion de repartir à neuf, de recommencer lřhistoire :

[a]insi, les peuples nés de la colonisation sont des résidus dřune vision du monde. Dřune

certaine façon, leur origine ne leur appartient pas ; enfants de lřEurope, ils devront sřémanciper

non seulement dřune tutelle politique, mais dřune référence qui nřa eu dřabord de sens que dans

un autre contexte que le leur. (GSQ-23)

Ce que dit Dumont, cřest bien que le projet dřavenir des Européens, lřutopie44

qui faisait

office de projet initial, ne sřest pas réalisée, ce qui ne lřa pas empêchée dřêtre à lřorigine du

44

Lřutopie dont parle Dumont comporte plusieurs dimensions, dont la plus importante est la dimension

religieuse. Cependant, dans le cadre de ce mémoire, nous nřaborderons pas cette question, bien que Nepveu

en traite tout au long de son recueil. Ce choix sřexplique notamment en raison de la démarche comparatiste

qui mřoccupe ; la dimension religieuse étant moins présente chez Volpi, elle offre moins de prise à lřanalyse

20

projet américain et, pour autant, de sřériger en lřun des mythes structurant le devenir des

habitants du Nouveau Monde. Mais si les mythes sont en règle générale autochtones, cřest-

à-dire quřils se développent sur le territoire dont ils projettent la structure, les mythes

américains se seraient, eux, forgés à partir dřune vision du monde qui leur était extérieure,

la vision européenne. Dumont en conclut que « [n]ous sommes ici devant une inversion :

les utopies présentes à lřorigine ont retrouvé plus tard le statut de mythe » (GSQ-57).

Dans leurs recueils dřessais respectifs, Nepveu et Volpi identifient cette vision du

monde dont ils seraient les dépositaires et qui a contribué à fonder une image référentielle

de lřAmérique. Les titres de leurs œuvres, Intérieurs du Nouveau Monde et lřInsomnie de

Bolívar, en témoignent bien ; lřutilisation de lřappellation « Nouveau Monde » nřa rien

dřingénue, puisquřelle montre que le regard posé sur lřAmérique que Nepveu cherchera

dans ses essais à modifier est une construction héritée des Européens, pour qui lřAmérique

est précisément une terre nouvelle. De même, la mention explicite de Bolívar et la

substitution du terme « rêve » par celui dř« insomnie » indiquent chez Volpi la volonté de

tourner en dérision ce mythe bolivarien, qui « se caractérise par une part non négligeable

dřarbitraire, Ŗdu rêvé plus que du vécu45

ŗ ». Bolívar nřest pas européen ; il est né en

Amérique, mais sa pensée politique a fortement été influencée par la philosophie des

Lumières. Sa vision est ce faisant un legs européen, quřil exprime principalement dans sa

Lettre de Jamaïque, citée en exergue du recueil. Hector Jaimes laisse voir, dans son étude

sur lřessai hispano-américain, comment lřhistoriographie a permis de consolider un canon

littéraire à partir du mythe bolivarien :

Dans la Lettre de Jamaïque (1815), Bolívar exprime la nécessité de protéger lřunité hispano-

américaine par la création dřun espace culturel défini. […] Nous voyons, alors, que lřunité

hispano-américaine a été tenue pour acquise dřune façon acritique, comme si elle possédait en

soi une valeur universelle et indiscutable. De cette façon, les textes qui eussent pu posséder

directement ou indirectement des traits américanistes ont donné forme à une petite tradition, et

maintenant nous les étudions de manière canonique : cependant, la vraie émancipation

culturelle ne devrait pas consister en la simple mention de lř« Amérique », mais dans le fait de

trouver dans ces textes un véritable universalisme artistique, qui, bien quřil ait ses racines dans

le passé, parvienne à le dépasser46

.

conjointe des deux recueils. Par ailleurs, la dimension spatiale du mythe est celle qui se prête le plus aisément

à une lecture croisée des deux œuvres. 45

Roger Bastide, « Les mythes politiques nationaux de lřAmérique Latine », Cahiers internationaux de

sociologie, vol. XXXIII (1962), p. 75. 46

Hector Jaimes, La reescritura de la historia en el ensayo hispanoamericano, Madrid, Editorial

Fundamentos, 2001, p. 26. « En la ŖCarta de Jamaicaŗ (1815), Bolívar expresa la necesidad de resguardar la

21

Pour Volpi, il ne sřagit pas simplement de rompre avec lřutopie politique pensée par

Bolívar, qui persiste à faire de lřAmérique latine un continuum identitaire, mais bien de

comprendre pourquoi cette utopie, manifestement demeurée irréalisée sur le plan politique

si lřon en croit la présence dřÉtats indépendants en Amérique latine, agit toujours comme

structure définitoire et ce, jusque dans le canon littéraire. Afin de faire voir comment la

fossilisation des ambitions européennes sřest opérée dans lřimaginaire collectif, Volpi sřen

prend dřabord à lřappellation même dřAmérique latine, qui a été substituée à celle

dřHispano-Amérique par les Français, selon lui dans le seul but de diminuer

symboliquement lřimportance de la mainmise espagnole en Amérique. En plus de désigner

un ensemble aux contours douteux Ŕ le Québec, fait remarquer Volpi, nřest par exemple

jamais considéré comme partie intégrante de lřAmérique latine et ce, en dépit de ses

origines latines Ŕ lřexpression serait un reliquat de la colonisation.

Mais dans tous les cas, [ajoute-t-il], plus quřà la dénomination de cette partie du monde, il

convient de sřattarder à lřémergence de lřAmérique latine comme construction politique.

Comme lřa signalé Walter D. Mignolo dans The Idea of Latin America (2005), la région nřa

jamais cessé dřêtre soumise à lřimage que les Européens lui ont imposée, en vertu dřune

logique qui lřa convertie en lřobjet dřun processus simultané de colonialisme et de

modernisation. LřAmérique latine nřest pas, évidemment, une réalité ontologique, sinon une

invention géopolitique dont le contenu ne peut signifier la même chose pour la BID, la OEA ou

dřautres organismes internationaux que pour les Noirs et les Autochtones qui lřhabitent et qui

nřont jamais participé à son invention. LřAmérique latine a été vue à la fois comme une portion

indispensable de lřOccident Ŕ le lieu où son imagination fut mise en pratique Ŕ et comme un

territoire perdu pour lřOccident47

. (IB-54, je souligne).

Le mythe bolivarien est, dans ses fondements, proprement politique, et lřentreprise de

Volpi ne fait pas abstraction de cette dimension, bien quřelle se concentre sur lřintégration

du mythe et de ses ramifications Ŕ notamment lřappellation Amérique latine Ŕ dans

unidad hispanoamericana mediante la creación de un espacio cultural definido. [...] Vemos entonces que la

temática americana se asumió de una manera acrítica, dándose por sentado que poseía en sí un valor universal

e incuestionable. De tal modo, aquellos textos que poseyeran directa o indirectamente rasgos americanistas

pasaron a formar parte de una pequeña tradición y ahora los estudiamos de manera canónica; sin embargo, la

verdadera emancipaciñn cultural no debería consistir en la simple menciñn de ŖAméricaŗ, sino en encontrar el

universalismo artístico que, aunque tenga su base en el pasado, lo supere. » En lřabsence dřindication

contraire, toutes les traductions de ce mémoire sont de moi. 47

« En cualquier caso, más que en la denominación de esta parte del mundo conviene detenerse en el

surgimiento de América Latina como construcción política. Como ha señalado Walter D. Mignolo en The

Idea of Latin America (2005), la región nunca ha dejado de estar sometida a la imagen que los europeos le han

impuesto, en una lógica que la convirtió en objeto de un proceso simultáneo de colonialismo y

modernización. América latina no es, evidentemente, una realidad ontológica, sino una invención geopolítica

cuyo contenido no puede significar lo mismo para el BID, la OEA u otros organismos internacionales que

para los negros e indígenas que la habitan y que nunca participaron en su invención. América Latina ha sido

vista al mismo tiempo como una porción indispensable de Occidente Ŕ el lugar en donde su imaginación fue

puesta en práctica Ŕ y como un territorio perdido para Occidente. »

22

lřimaginaire et dans la tradition littéraire. Pour Volpi, il est clair quřil nřest plus possible de

lire les œuvres dans leur appartenance à une « tradition » latino-américaine sans les réduire

à des symboles48

convenus et surutilisés, autour desquels sřest forgée une identité qui est

plus que jamais sans fondement. Tournant en dérision ce symbole, il appose dřailleurs le

symbole © à côté de lřexpression « Amérique latine », sous-entendant que lřappellation

subsiste notamment parce quřelle comporte des avantages sur le plan commercial en se

portant garante dřune « couleur » postcoloniale.

Un autre des symboles forts de cette validation de la tradition latino-américaine

auquel sřen prend lřessayiste est lřhéritage du Boom et lřadulation excessive du réalisme

magique. Lřidée nřest bien entendu pas de déprécier lřapport esthétique et la qualité de la

production littéraire de la génération du Boom, formée dřauteurs de divers pays dřAmérique

du Sud, dont les plus connus sont García Marquez, Cortázar, Fuentes et Vargas Llosa Ŕ

mais plutôt de montrer que leur succès international, la reconnaissance dont ils ont

bénéficié synchroniquement a suffi à figer ce qui serait désormais considéré comme le

modèle canonique de littérature latino-américaine. Les recours esthétiques et le régime

fictionnel des œuvres de ces auteurs, qui intègrent pour la plupart le merveilleux dans un

cadre réaliste, a créé, selon Volpi, une exigence dřexotisme, de réalisme magique envers la

production des auteurs dřAmérique du Sud. Ainsi la qualité dřune œuvre écrite au Mexique

ou au Paraguay ne pourrait se mesurer quřà lřaune de sa capacité à sřinscrire dans ce

modèle littéraire ; il devient dès lors impossible pour les auteurs de prétendre à une

reconnaissance de leur travail sřils ne contribuent pas à nourrir cette esthétique

« proprement latine ». Cherchant à voir ce qui autorise à faire loger à la même enseigne

lřensemble des auteurs américains de langue espagnole de sa génération, Volpi propose

avec un brin dřarrogance et dřironie que cřest, contrairement à ce qui est attendu,

peut-être une relation avec le Boom qui nřait rien de traumatique, et que lřon pourrait qualifier

de naturelle : tous admirent García Marquez et Cortázar et, en groupes antagoniques, Vargas

Llosa ou Fuentes, mais de la même façon quřils sřinclinent devant des écrivains dřautres

langues, Sebald ou McEwan, Lobo Antunes ou Tabucchi ; aucun ne sent lřobligation de se

mesurer avec ses pères et grands-pères latino-américains ou, à tout le moins, pas seulement

avec eux ; aucun nřassume être lié à une littérature nationale Ŕ [Rodrigo] Fresán dit à ce sujet :

48

La tradition littéraire a par exemple cristallisé lřimportance du village imaginaire de Macondo ou le

« dinosaure » du récit minimal dřAugusto Monterroso, sur lesquels rebondit Volpi.

23

« Ma patrie est ma bibliothèque » Ŕ, et aucun ne croit quřun écrivain latino-américain ne doive

paraître, aïe, latino-américain49

(IB-156).

Il apparaît, à la lumière de ce commentaire, que les écrivains ne se reconnaissent pas

dřemblée dans le construit latino-américain, dont la structure sous-jacente à cette tradition

de lecture remonte à Bolívar.

Ainsi intériorisé par la littérature, le mythe est devenu, au sens où lřentend Fernand

Dumont, une référence, qui est passée par le filtre de la tradition littéraire, et cřest pourquoi

Volpi revient à Bolívar lui-même pour désarticuler ce mécanisme identitaire. « Lřenfant,

[nous dit Dumont], est marqué par les rêves, les projets du milieu adulte dont il est issu ; il

en va de même des colonies. Elles dépendent du colonisateur, de son économie, de ses

politiques, mais aussi de ses imageries. » (GSQ-24) Sortir du rêve, être à lřorigine de

lř« insomnie » de Bolívar est la tâche que sřassigne Volpi dans ses essais et qui nřest

réalisable que par une compréhension de lřaction des forces qui ont créé la tradition

interprétative.

De façon analogue, Nepveu se penche dans Intérieurs du Nouveau Monde sur

certains des textes qui ont généré lřimage dřune Amérique faite de grandes étendues et

dřinstincts sauvages, dřun état de nature qui sřopposerait à un état de culture. Mais il ne le

fait pas en identifiant stricto sensu des auteurs tenant une position antagoniste à la sienne ;

cřest plutôt par lřentremise des textes quřil étudie, et qui eux-mêmes se posent à leur façon

contre lřillusion de la seule extériorité américaine, que Nepveu identifie deux lectures du

continent qui ont figé le mythe américain : celle des premiers arrivants, Jacques Cartier au

premier chef, et celle des Lumières et des romantiques. Les récits de voyage, premiers

écrits du continent, rendent compte des épreuves consubstantielles à la découverte de

lřAmérique, de même quřils décrivent les paysages et les mœurs des Premières Nations ; la

critique reconnaît aux récits de Jacques Cartier un enthousiasme pour le territoire qui prend

49

« Quizás una relación con el Boom nada traumática, casi diríamos natural: todos admiran a García Marquez

y a Cortázar y, en bandos antagónicos, a Vargas Llosa o a Fuentes, pero del mismo modo en que se rinden

ante escritores de otras lenguas, Sebal o Mc Ewan, Lobo Antunes o Tabucchi; ninguno siente la obligación de

medirse con sus padres y abuelos latinoamericanos o al menos no sólo con ellos; ninguno se asume ligado a

una literatura nacional Ŕ Fresán define: mi patria es mi biblioteca Ŕ, y ninguno cree que un escritor

latinoamericano deba parecer, ay, latinoamericano. »

24

la forme, dans les textes eux-mêmes, dřune description édénique des terres alors traversées.

Le rappel des écrits de Jacques Cartier, au tout début du premier essai du recueil, devient

ainsi une façon pour Nepveu de réactiver le mythe auquel il sřapprête à faire face :

[l]e moment des découvertes est souvent trompeur : le paysage sřy donne comme un champ

infini de possibilités, on le traverse comme lřa fait Jacques Cartier, dans une sorte

dřenchantement et dřavidité sans cesse comblée. Mais bien vite, dès quřil faut sřarrêter et

sřinstaller, cřest tout ce qui manque qui apparaît soudain sous un jour impitoyable. (INM-32)

Subtile, mais néanmoins présente, la différence quřétablit Nepveu entre Cartier et Marie de

lřIncarnation réside dans le fait dřarriver en Amérique avec lřintention dřouvrir le territoire

Ŕ expérience euphorique qui relève dřune vision utopique de la nouveauté Ŕ ou de choisir

de rester sur le continent, de faire ce quřil nomme lui-même lřexpérience du néant. Cette

position est clairement campée en page 34 : « [L]e récit autobiographique de Marie de

lřIncarnation nřappartient guère au récit fondateur visant à la reconstitution mythique dřun

établissement, à la justification a posteriori dřune entreprise collective. Il sřagit avant tout

dřune aventure personnelle, où une femme ne cesse de sřanalyser […] » (INM-34).

Précieux témoignage dřune expérience subjective du continent, la correspondance de Marie

de lřIncarnation sřavère le parfait contrepoint des récits de voyage qui seront intégrés à la

production de Fréchette, de Crémazie et de lřabbé Casgrain et ainsi absorbés par la

tradition, institués en référence. Nepveu insiste : la vision de lřœuvre de Marie de

lřIncarnation quřentretient Casgrain, et qui fait de cette mystique un « chef dřarmée […]

[plongé] dans une odyssée héroïque et évangélisatrice, où les ennemis à abattre sont le

paganisme et le protestantisme » (INM-43) nřest que le reflet dřun « texte du Nouveau

Monde […] écrit dřavance » (INM-43) qui sert un mythe pourtant sans réel ancrage dans

lřexpérience. Cette vision, cřest aussi celle de Rousseau que William Carlos Williams

pourfend dans sa poésie, jugeant, aux dires de Nepveu, quř« il est le premier responsable de

cette idéalisation de la nature américaine dont se délecteront les romantiques européens,

principalement Chateaubriand, qui fournira la version canonique de cette image » (INM-

149). Si Nepveu ne nomme jamais explicitement Rousseau ou Chateaubriand comme

penseurs du mythe américain, il laisse néanmoins sous-entendre leur rôle à plusieurs

reprises, en réitérant quř « on ne peut négliger le fait que lřEurope du XIXe siècle,

25

romantique et voyageuse, a fortement entretenu cette conception50

» (INM-72). Nepveu

cherche, par une remontée dans lřhistoire des idées qui ont façonné les lieux communs sur

lřAmérique, à ouvrir la voie à un nouvel héritage de lectures, plus arrimé au réel et dont le

fondement ne serait pas, cette fois, emprunté. Mutatis mutandis, la réflexion sřapplique à El

insomnio de Bolívar ; mais au-delà de cette commune volonté quřelles ont de questionner

un imaginaire construit de lřAmérique et de lřAmérique latine, les œuvres de Pierre Nepveu

et Jorge Volpi partagent une semblable ambition : celle de proposer un récit alternatif, qui

prête au recueil une progression linéaire, voire narrative. Il me semble tout à fait significatif

en ce sens que les deux recueils prennent pour point de départ le regard que lřautre porte

sur lřAmérique, par lřintermédiaire de La lettre de Jamaïque chez Jorge Volpi et par celle

des écrits des premiers arrivants chez Pierre Nepveu. Pour déboulonner le mythe américain,

sans doute leur importe-t-il de revenir à lřorigine pour articuler un nouveau récit.

1.3 Faire jouer l’anecdote contre le mythe

Le propre dřun mythe est en effet dřexpliquer lřorigine du monde et des

phénomènes qui le constituent, ce qui autorise les auteurs à revenir aux textes, aux

premières histoires qui ont raconté la singularité américaine et latino-américaine. À ce

regard posé par lřautre sur le continent, les essayistes opposent tout à la fois leur expérience

de lecture de textes fondateurs dřune référence commune et leur expérience du continent,

tous les deux en décalage évident avec la référence commune. Forts de ce constat, ils

choisissent de structurer leur ouvrage autour dřun récit personnel, individuel, qui sřoppose

à lřélaboration nécessairement collective du mythe et de sa reconduction par le discours,

que jřai tâché de décrire à lřaide de Genèse de la société québécoise. Jřexaminerai dřabord,

ici, ce quřil en est dřIntérieurs du Nouveau Monde, puis, afin de raffiner mon analyse de

lřanecdote et du rôle quřelle joue dans un texte non fictionnel en prose, je me référerai au

travail théorique de Marie-Pascale Huglo sur la question. Prenant appui sur la définition

quřelle donne de lřanecdote et de ses performances pragmatiques, je procéderai par la suite

à lřanalyse du récit personnel que met en place Jorge Volpi dans El insomnio de Bolívar.

50

Par rigueur et pour éviter la confusion, nous préférons préciser que Nepveu sous-entend ici et ailleurs dans

le texte que Rousseau, Montaigne et Chateaubriand sont à lřorigine de lřimage de lřAmérique que se font les

romantiques.

26

Le propos dřIntérieurs du Nouveau Monde repose, dřune part, sur une

démonstration logique qui appelle le lecteur à reconnaître quřau-delà du mirage des

traversées épiques et de la conquête dřun espace vierge, lřAmérique est également le lieu

dřune expérience du vide, « dř[une] aventure spirituelle et culturelle » (INM- 112). Mais ce

propos progresse, dřautre part, par le récit de Nepveu qui se déploie tout au long du recueil

et se présente comme le revers de la référence américaine initiale. Ce récit, cřest celui dřune

anecdote où lřessayiste se met en scène alors quřil vient, au terme dřune traversée du

continent, dřarriver à San Francisco et où il constate que sa quête existentielle ne sřest pas

résolue grâce au voyage ; quřelle sřest, au contraire, convertie en errance. Le sens du

voyage du protagoniste et, partant, du recueil, lui sera révélé par un événement central et

fondateur, soit la rencontre, à San Francisco, de Ron Kovic, un ancien combattant de la

guerre du Viêt-Nam devenu paraplégique, qui est dans le cadre de lřessai lřhomologue du

personnage de Théo Waterman, droit sorti du roman Volkswagen Blues de Jacques Poulin.

Ron Kovic est pour le Nepveu de lřépoque une révélation : alors que lui-même vient de

traverser le continent dřest en ouest, reproduisant par là la trajectoire de la mythique

conquête de lřouest, et nřa trouvé que déception et désolation, Kovic, forcé à lřimmobilité,

resplendit et il « sembl[e] avoir trouvé dans son immobilité sinon le bonheur, du moins une

allégresse. » (INM-26) Nepveu ajoute : « il ignorait, bien sûr, que je le trouvais au bout

dřun long voyage, dans cet égarement intérieur qui succède parfois à lřivresse des espaces

traversés. Il était là, immobile et radieux, obligé par sa sédentarité à puiser au fond de lui-

même des raisons de vivre. » (INM-26). Lřexpérience vécue devient le point de départ

dřune relecture de la tradition littéraire américaine et du mythe qui la structure. À une

vision surimposée de lřAmérique et reposant sur des textes faisant lřéloge de topoï

américains Ŕ de lřIndien, de la nature, de lřesprit américain, du monde sauvage51

Ŕ, Nepveu

substitue le récit de diverses expériences subjectives du continent qui seraient gages

dřauthenticité ; conséquent, il propose en premier lieu la sienne, sous la forme

apparemment insignifiante dřune anecdote. Brève, resserrée et centrée sur un seul

événement, lřanecdote se retrouve souvent, en raison de sa capacité à être un récit à la fois

51

Je me réfère ici en rafale à certains des éléments quřidentifie Jean Morency dans le cadre de son étude sur

les fictions dřAmérique. Lřétude, menée avec rigueur, montre que ces éléments découlent tous dřun mythe

originel, dřune quête dřun état premier quřil serait possible de retrouver en Amérique. Jean Morency, Le

mythe américain dans les fictions d’Amérique, Québec, Nuit Blanche Éditeur (coll. Terre américaine), 1994,

p. 17.

27

personnel et exemplaire, à cheval entre le narratif et lřenthymématique52

. Son rôle, il est

vrai, peut se limiter à illustrer, à appuyer ou à valoriser une idée démontrée rationnellement

en lui ajoutant le poids de lřexpérience du réel. Dans les recueils dřessais de Pierre Nepveu

et de Jorge Volpi, cependant, elle nřévolue pas isolément du discours essayistique Ŕ ce qui

est le propre de lřillustration Ŕ et elle en constitue plutôt lřamorce narrative. Si son potentiel

structurant ne se révèle entièrement quřà la lumière de la construction dřensemble du

recueil, dont je réserve lřétude au chapitre 3, il nřimporte pas moins de lřétudier comme

unité significative, comme récit singulier qui travaille contre la force dřune tradition.

Lřapparente insignifiance du récit anecdotique, qui a donné son titre à lřouvrage de

Marie-Pascale Huglo, Métamorphoses de l’insignifiant. Essai sur l’anecdote dans la

modernité, joue dans le recueil dřessais un rôle clé en transposant, par lřeffet dřinserts ou

dřinstants narratifs, lřargumentation dans un passage avant tout narratif, et qui se donne à

lire comme tel. Pascal Riendeau a montré les effets de ces « [i]ncursions et inflexions du

narratif dans lřessai53

» chez Jacques Brault, Roland Bourneuf, Suzanne Jacob et Robert

Yergeau, tout en insistant sur le fait quřil sřagit dans ces cas précis dřessais traversés par

des instants narratifs isolés prenant place dans le discours enthymématique. Fidèle à la

découpe opérée par Angenot, Riendeau considère le discours enthymématique et le discours

narratif imperméables lřun à lřautre ; leur régime dřexistence commune se limiterait à une

cohabitation au sein dřun même texte. Cette conception des interactions entre lřanecdote et

lřessai est confirmée dans une diversité dřœuvres. Néanmoins, dans les recueils qui nous

intéressent, la place de lřanecdote ne semble pas pouvoir se réduire à un passage narratif

occupant un espace circonscrit dans la prose dřidées. La position liminaire quřelle occupe

dans lřéconomie du recueil lui confère un rôle de déclencheur, quřil serait, il est vrai,

tentant de considérer comme autonome et indépendant de la matière proprement idéelle et

essayistique dřIntérieurs du Nouveau Monde. Mais ce serait faire fi du mouvement quřelle

initie dans la matière événementielle des essais et de la configuration narrative Ŕ de

lřorganisation temporelle et spatiale Ŕ quřelle induit dans les recueils. Il convient en effet

52

Pascal Riendeau, Marie-Pascale Huglo et Marc Angenot insistent tous trois sur le rôle de relais de

lřanecdote dans lřargumentation. 53

Pascal Riendeau, « Incursions et inflexions du narratif dans lřessai (Brault, Bourneuf, Jacob, Yergeau) »,

loc.cit.

28

davantage de la considérer comme le tremplin dřun récit idéel que comme une séquence

narrative refermée sur elle-même. Pour le dire autrement, lřanecdote nřest pas isolée du

discours puisque sa logique interne supporte le déroulement de lřargumentation.

Cette intrication du narratif et de lřenthymématique Ŕ pour reprendre ici au compte

de ma démonstration la terminologie dřAngenot Ŕ, se noue, dans le cadre de lřanecdote,

essentiellement par lřintermédiaire du je, en qui se produit la transformation appelée par le

discours argumentatif. Le rôle de ce je se révèle en effet multiple : double discursif de

Pierre Nepveu, et par là même investi de lřethos de lřessayiste, il est aussi narrateur de sa

propre histoire (narrateur autodiégétique) et, en quelque sorte, personnage. Le je de lřessai

ne se convertit pas ipso facto, par la présence de lřanecdote, en narrateur Ŕ il regagnera

dřailleurs au fil du recueil son rôle « non métaphorique » et critique Ŕ mais lřhistoire quřil

donne à lire et dans laquelle il se met en scène lřinvestit dřun rôle dřorganisation et de régie

du discours. Lřanecdote est en effet le lieu où surgissent des tensions qui seront appelées à

sřaccentuer puis à se résorber au fil du recueil, tensions qui ont toutes à voir avec le

parcours du je. En témoignant dřune expérience du réel sur le mode narratif, lřanecdote

parvient ainsi à ajouter aux discours cognitif et axiologique une dimension narrative. La

force combinée de ces discours se rencontrent dans le je, dont le récit ébranle les

fondements des références communes que sont lřaméricanité chez Nepveu et la latinité chez

Volpi.

Ce phénomène correspond à ce que Huglo nomme la mobilité interdiscursive de

lřanecdote, cřest-à-dire sa capacité à être en interaction avec différentes formes de discours

et, par effet de frottement, à les mettre en relation les unes avec les autres. Avant de

convoquer la notion de mobilité interdiscursive, toutefois, je crois nécessaire de rendre

compte brièvement du projet dřensemble de lřouvrage de Huglo, puisque celui-ci, abordant

lřanecdote dans une perspective diachronique, en fige moins certains attributs quřil ne

mesure la variation de leur valeur à travers le temps. La question de la métamorphose de

lřanecdote et de la fiabilité qui lui est reconnue à différents moments de lřhistoire et dans

divers contextes discursifs Ŕ journalistique, politique, biographique, etc. Ŕ constitue le point

focal de lřanalyse proposée dans lřouvrage. La conclusion vers laquelle se dirige Huglo tout

29

au long de son essai est quřavec la modernité lřanecdote perd de son lustre et connaît une

certaine dévalorisation, principalement en raison de lřabondance de son usage dans la petite

presse au XIXe siècle. Le rapprochement entre matière anecdotique, trivialité et faits divers

se serait cristallisé à cette époque puis confirmé au tournant de la Deuxième Guerre

mondiale, où lřanecdote, utilisée de façon didactique et comme exemplum, aurait servi des

discours ouvertement situés sur le plan idéologique. Dévoilant dans ce contexte sa nature

moraliste, lřanecdote se serait alors trouvée dépouillée de sa valeur première, qui est sa

capacité à agir comme interface entre divers discours tout en camouflant son pouvoir

discursif. Sřil est une facette de lřanecdote que Huglo reconnaît comme invariante à travers

les époques, cřest pourtant celle de devoir masquer son exemplarité pour la rendre

véritablement effective, dřêtre « lřimplicite dans lřargumentation ». Cřest pourquoi elle

conclut que « [l]řusage didactique ou moraliste de lřanecdote a périclité depuis la Seconde

Guerre mondiale, et elle sřaffirme aujourdřhui surtout comme une petite histoire, un

incident, un événement singulier, un bon mot ou un récit cocasse dont lřéventuelle

représentativité reste globalement sans portée54

». Le pouvoir de lřanecdote, si limité soit-il,

résiderait aujourdřhui dans le fait dřêtre un épisode discursif relatant des faits en apparence

banals mais qui, sous le couvert de lřinsignifiance, acquièrent une portée argumentative

opératoire dans un contexte donné.

Lřenjeu de dissimulation de la nature exemplaire du récit demeure toutefois

fondamental, « [l]e régime discursif de lřanecdote contemporaine, [étant] problématique à

partir du moment où son exemplarité devient perceptible55

». Lřanecdote joue de la banalité

pour sřinsinuer dans les discours, aussi sérieux, scientifiques ou politiques soient-ils, avec

lesquels elle est en contact. Une telle contiguïté permet, comme le souligne sans ambages le

titre de lřouvrage, la métamorphose de lřinsignifiant en matière discursive de laquelle

émerge un vecteur de sens, qui peut dès lors être relayé par différents discours. Il convient

dřen conclure que si lřanecdote, de par son contenu, nřa pas de véritable force discursive,

elle possède toutefois une facilité à se glisser dans les discours les plus divers pour en

révéler certains enjeux autrement restés souterrains. Dans le compte rendu critique quřil fait

54

Marie-Pascale Huglo, Métamorphoses de l’insignifiant. Essai sur l’anecdote dans la modernité, Montréal,

Éditions Balzac, 1997, p. 126. 55

Ibid., p. 151.

30

de Métamorphoses de l’insignifiant, Jean-François Chassay illustre bien la dynamique

discursive de lřanecdote à laquelle je me réfère ici :

Ce qui peut apparaître comme de lřinsignifiance, de la légèreté, un petit fait curieux sans portée

générale, dit également beaucoup des mythologies que nous développons en société (comme

société) et peut prendre en ce sens une valeur indicielle. Si on accepte, à la suite des travaux de

Marc Angenot, que le discours social nřest pas seulement constitué de Ŗgenresŗ juxtaposés en

secteurs indépendants mais quřil forme un ensemble systémique et interactif, on pourrait

avancer que lřanecdote peut agir parfois comme révélateur de ces points de friction, jouant un

rôle de pivot ou de déclencheur56

.

Cřest à cette valeur indicielle et à la mobilité interdiscursive de lřanecdote, évoquées plus

tôt, que puisent les recueils de Nepveu et de Volpi. Valeur indicielle, dřabord, puisque

lřévocation de lřexpérience dysphorique vécue par le protagoniste dřIntérieurs du Nouveau

Monde permet à Nepveu de voir là un indice de lřéchec dřun rapport à lřAmérique

conditionné par la vastitude de lřespace, qui rend improbable lřappréhension intérieure du

continent. Même son de cloche chez Volpi, où lřauteur initie son recueil par une anecdote

dans laquelle il rend compte, avec humour et ironie, de la prise de conscience de son

identité latino-américaine. Le récit débute au moment où lřauteur entame des études

doctorales à Salamanca, en Espagne. Il lui apparaît alors quřaux yeux de ses homologues

européens, sa nationalité mexicaine le range de facto parmi lřensemble latino-américain :

[A]vant de vivre à Salamanque, je nřavais jamais ressenti le soudain besoin de danser la salsa

(au Mexique, à la différence dřautres pays moins hypocrites, la bourgeoisie déprécie la musique

tropicale) et alors, soudainement, je me retrouvais une fois par semaine au El Savor Ŕ écrit

ainsi, faute dřorthographe incluse Ŕ, la cathédrale de la salsa salmantine, un bar turbulent où

chaque fin de semaine se réunissaient les étudiants latino-américains, accompagnés de leur flirt

espagnole, comme des fourmis autour dřun morceau de sucre. Les Colombiens, les

Dominicains et les Portoricains dominaient la piste de danse et faisaient tourner la tête des

jeunes femmes de la place autant que celles de nos guiris Ŕ nos flammes latino-américaines Ŕ

mais même nous, Mexicains un peu gauches, nous dandinions mieux que nřimporte quel

Espagnol. Ce roulement de hanches était-il, par hasard, lřessence latino-américaine? Au El

Savor les filles espagnoles disaient « Ah vous dansez vachement bien » et nous, bien élevés et

fallacieux Ŕ autre qualité que nous avions en partage Ŕ, leur répondions « eh bien vous, vous ne

vous débrouillez pas mal ». Et la condition latino-américaine surgissait là, soudainement, entre

deux bières Mahou et trois pas de danse par-ci par-là, quand nous, les Vénézuéliens, les

Équatoriens et les Mexicains, assumions pour un bref moment notre appartenance à ce nous

latino-américain et quand, il nřest pas moins important de le mentionner, ces Espagnols

exclusifs et ces Espagnoles insinuantes Ŕ on excusera ma trivialité Ŕ nous considéraient comme

la partie dřun vous unique, folâtre et frivole57

. (IB-20)

56

Jean-François Chassay, « Marie-Pascale Huglo, Métamorphoses de l’insignifiant », dans Études littéraires,

vol. XXX, n° 2 (1998), p. 143. 57

« Antes de vivir en Salamanca, jamás jabía sentido la repentina necesidad de bailar salsa (en México, a

diferencia de países menos mojigatos, la burguesía desprecia la música tropical) y ahora, de repente, me veía

una vez por semana en El Savor Ŕ así, con falta de ortografía incluida - , la catedral de la salsa salmantina, un

turbulento antro en las proximidades de la Gran Vía donde cada fin de semana se concregaban los estudiantes

latinoamericanos, acompañados de sus correspondientes ligues españoles, como hormigas atraídas por un

31

Par cette mise en scène sans gravité apparente, Volpi cerne le point litigieux de la relation

séculaire entretenue avec lřautre européen, qui se trouve à lřorigine du concept dřAmérique

latine. La chute de son anecdote montre dřailleurs bien comment cette configuration

identitaire de « lřaméricanité latine » ne tient la route que dans une opposition binaire avec

lř« Espagnol » :

Et quand les premiers rayons de soleil de lřété pointaient à lřhorizon Ŕ phénomène tardif dans la

glaciale Salamanque Ŕ, nos hôtes [les Espagnols] quittaient la ville en masses pour se rendre à

la Costa del Sol ou à la Costa Dorada, ou à la Costa Brava, ou à nřimporte quelle autre « plage-

de-ciment » quřils appréciaient tant, et nous, les latino-américains de Salamanque, nous

retrouvions seuls […]. En lřabsence de nos homologues à la fois aimés et détestés, les

différences entre nous redevenaient flagrantes : les Argentins devenaient encore plus

insupportables; les Mexicains, hypocrites; les Vénézueliens, frustres […]. Et la belle unité

latino-américaine se morcelait aussitôt, comme si un dieu intraitable avait décidé de faire fondre

sous un soleil de plomb notre idyllique Babel latino58

. (IB-22)

Ici, comme chez Nepveu, cřest sous le couvert dřun propos banal et ne portant pas à

conséquence quřest avancée la matière idéelle charnière du recueil dřessais. Dans les deux

cas, lřexpérience traduite est celle dřune prise de conscience, dont le relais cherche à être

transmis au lecteur. Cřest ainsi quřintervient la question de la mobilité interdiscursive ;

dans les recueils, lřanecdote fait se frotter les enjeux dřun récit personnel et ceux dřun

discours cognitif de nature essayistique. Ces deux discours, qui ont en commun de reposer

sur la valeur des faits quřils énoncent, se trouvent par la suite en interaction dans

lřéconomie du recueil. La transformation opérée chez le je, enjeu proprement narratif,

charpente le recueil et le discours idéel jusquřà la toute fin des œuvres, où la trajectoire des

essayistes sřarrête, conduisant le récit à un point de chute. Dans les deux recueils, lřessai

final répond de but en blanc à lřessai initial et il montre la transformation dřétat du je, ce

rastro de azúcar (¡azúúúcar!). Colombianos, dominicanos y puertorriqueños dominaban la pista y mareaban

tanto a las chicas locales como a las guiris Ŕ nuestras gringas Ŕ, pero incluso nosotros, patosos mexicanos, nos

contoneábamos mejor que cualquier español. ¿Acaso ese innato bamboleo de caderas sería la esencia

latinoamericana? En El Savor las chicas espaðolas decían Ŗvosotros bailáis muy bienŗ y nosotros, educados y

falaces Ŕ otra característica compartda Ŕ les respondíamos: Ŗpues ustedes no lo hacen nada malŗ. Y la

condición latinoamericana surgía allí, de repente, entre cervezas Mahou, pasitos pařlante y pasitos přatrás,

cuando venezolanos, ecuatorianos y mexicanos nos asumíamos por un segundo parte de ese nosotros y, no

menos importante, cuando aquellos españoles celosos y aquellas españolas insinuantes Ŕ se me dispense la

vulgaridad Ŕ nos consideraban parte de un vosotros único, guapachoso y danzarín. » 58

« En cuanto surgían los primeros rayos del verano Ŕ tardío fenómeno fenómeno en la gélida Salamanca Ŕ

nuestros anfitriones se retiraban a la Costa del Sol o a la Costa Dorada o a la Costa Brava o a cualquiera de

esas playas-con-cemento que tanto disfrutan, y los latinoamericanos de Salamanca nos quedábamos al fin

solos […]. En ausencia de nuestros amados y destados referentes, las diferencias entre nosotros se volvían

insoslayables: los argentinos se volvían más insoportables, los mexicanos más hipócritas, los venezolanos

más torvos, […]. Y la hermosa unido latinoamericana se quebraba de pronto, como si un dios esquivo hubiese

decidido fundir con 40 grados a la sombra nuestra idílica babel sudaca. »

32

qui nřest pas sans laisser le lecteur avec lřimpression dřune finitude propre au récit. Jřaurai

lřoccasion au chapitre 3 dřexaminer comment sřélabore, à lřéchelle du recueil, cette

transformation, mais le détour par la dimension du recueil semble à cette étape

indispensable si lřon veut faire voir que lřanecdote et ses composantes structurent lřœuvre

dans son ensemble et nřagissent pas à seul titre dřillustration. Valeur indicielle, mobilité

interdiscursive : telles sont les deux voies par lesquelles opère lřanecdote, faisant se frotter

récit dřune expérience singulière et récit dřune tradition.

***

Ce chapitre visait à poser les bases dřune comparaison entre les recueils Intérieurs

du Nouveau Monde et El insomnio de Bolívar à partir, dřabord, du discours que donnent à

lire les deux recueils. Il montre également que ces recueils se présentent comme deux

objets poétiques similaires, qui empruntent à lřanecdote ses qualités discursives et

formelles pour se structurer. Le point de départ de Nepveu et de Volpi est le même : il

consiste à montrer quřun mythe, dont ils interrogent les fondements, supporte une vision de

lřAmérique de laquelle découlent certaines conclusions identitaires quřils jugent

critiquables. En dřautres mots, la tradition littéraire se serait édifiée autour de topoï de

lřAmérique ou de la latinité qui auraient consacré la spécificité du Nouveau Monde dřaprès

une vision héritée de lřEurope. À ce mouvement déductif qui sřexerce dans la tradition,

Pierre Nepveu et Jorge Volpi opposent une méthode inductive : proposer leur propre

expérience de lřAmérique et montrer, par le cumul des preuves et de récits alternatifs,

quřelle se révèle plus conforme à la réalité que le mythe quřils cherchent à déboulonner. On

peut supposer que ces récits alternatifs sont présentés dans une manière elle-même

narrative. Cřest ce que le chapitre deux, qui fournira une définition du récit et de la

narrativité, permettra de vérifier.

33

Il n’y a que des histoires ; les théories sont des histoires endimanchées.

Maurice Bellet, Les allées du Luxembourg59

Raconter est une forme si courante, si quotidienne et également répandue que

se demander ce que c’est qu’un récit peut paraître superflu. En fait,

s’interroger sur la narration en général, c’est réfléchir sur une façon de mettre

en mots l’expérience quotidienne; c’est réfléchir aussi sur les différents types de

discours qui peuvent recourir à la narration.

Jean-Michel Adam, Le récit

Chapitre 2 : L’essai et le récit, la narrativité et l’essai

2.1 Retour à la position d’André Belleau : l’essai peut-il être un « récit idéel »?

La question du rapprochement entre le récit et lřessai nřest pas le moindre des

problèmes théoriques auxquels sont confrontés les théoriciens des genres, comme en

témoigne la pérennité de la découpe entre lřenthymématique et le narratif avancée par

Angenot, dont il a été question dans lřintroduction de ce mémoire. Au sein des études sur

lřessai, cette démarcation très franche établie entre prose narrative et prose idéelle suscite

cependant un double mouvement dřadhésion et de mise à distance. Je mřexplique : sřil est

admis de façon générale, par la critique, que le discours essayistique et le discours narratif

se côtoient, voire quřils sřinfluencent mutuellement dans une même œuvre, le

rapprochement entre les deux discours se limite toutefois à cette concomitance. Aussi les

études qui sřattaquent à lřobjet hybride quřest « lřessai-narratif » sont-elles nombreuses60

,

mais elles se contentent dřenvisager la question sous lřangle des rapports séquentiels, des

effets dřinsert dřun discours dans un autre. En étudiant les « rapports » ou les « relations »

qui lient prose narrative et prose idéelle, les théoriciens amenuisent donc Ŕ ou à tout le

moins nuancent Ŕ la différenciation entre les deux types discursifs, mais, dans un même

mouvement, ils reconduisent lřidée quřil sřagit là de deux types bel et bien autonomes.

Manifestement en désaccord avec cette sorte de frontière érigée entre lřessai et le

narratif, André Belleau clame haut et fort, dans sa « Petite essayistique », que « la

59

Ces mots placent ce chapitre sous le double patronage de Maurice Bellet et de Fernand Dumont, puisque le

premier contexte dans lequel il mřa été possible de les lire est lřouvrage Récit d’une émigration, où ils

apparaissent en exergue. Voir Fernand Dumont, Récit d’une émigration, Montréal, Boréal, 1997, p. 9. 60

On trouvera un échantillon significatif de ces études dans la bibliographie de ce mémoire, notamment dans

les références aux travaux de Pascal Riendeau, de Gilles Philippe, de Pierre Glaudes et Jean-François Louette.

34

distinction entre Ŗcréateurŗ, dřune part, et Ŗcritiqueŗ, de lřautre, se révèle maintenant tout à

fait désuète et quétaine puisque le roman moderne ayant évolué pour comporter de plus en

plus une dimension critique, la critique ayant évolué aussi pour devenir une aventure de

lřécriture, il sřavère bien malaisé de séparer les deux pratiques61

». Cette citation pour le

moins coupante de lřessayiste, qui assimile sans nuances le rôle de lřessayiste à celui du

critique, sřinscrit dans une réfutation en règle de lřidée couramment répandue dans les

études littéraires selon laquelle lřessayiste, contrairement au romancier, travaillerait un

discours « second » Ŕ puisque élaboré à partir dřun « corpus culturel62

» Ŕ et ne pourrait

donc être admis au panthéon des « créateurs ». Pour Belleau, il va de soi que cette position

théorique ne tient pas la route, étant entendu que tout écrivain est avant tout réécriveur,

réorganisateur des discours sociaux et esthétiques qui le précèdent. Cette vision de

lřécriture comme réécriture a pour effet dřinvalider de facto la hiérarchie entre lřessai et les

genres plus normés que sont le roman ou la poésie. « Petite essayistique », on le constate,

laisse bien voir quřau-delà des catégorisations formelles et des frontières de genre, Belleau

vise la reconnaissance de la nature littéraire de lřessai dans le système de la poétique des

genres. Il entend dřailleurs mettre au jour cette littérarité non seulement en « démontrant »

que la matière première de lřessai est la même que celle du roman ou de la poésie, mais

aussi en effectuant une translation de la composition interne du roman à celle de lřessai, qui

lui permet dřenvisager lřécriture de lřessai comme un « espace transformant63

» où

sřaffrontent des « idées gagnantes et des idées perdantes64

».

Plus quřune formule heureuse énoncée à bâtons rompus dans le cadre dřun essai aux

accents polémiques, cette idée se révèle tout à fait fondatrice de la vision de la poétique des

genres quřentretient André Belleau. À ce chapitre, il convient sans doute de rappeler que

cette conception de la littérature traverse le recueil Surprendre les voix et que, comme le

remarque par exemple Sophie Montreuil dans le mémoire de maîtrise quřelle a consacré au

sujet, « [d]ans le texte ŖPour la nouvelleŗ, entre autres, lřauteur avait déjà établi des

ressemblances formelles entre lřessai et la nouvelle, définissant un genre à lřaide de lřautre,

61

André Belleau, « Petite essayistique », art. cit., p. 8. 62

Lřexpression « corpus culturel » est de Jean Marcel. Voir Jean Marcel, « Prolégomènes à une théorie de

lřessai », Pensées, passions et proses, Montréal, Éditions de lřHexagone, 1992, p. 315-319. 63

Id. 64

Id.

35

Ŗlřessai apparaissant comme la nouvelle du discours réflexif65

ŗ ». Notons également que

cette position est tenue par Belleau hors de lřespace que lui fournit lřessai, puisque celui-ci

sřétait exprimé trois ans plus tôt dans un cadre éditorial cette fois scientifique Ŕ celui de la

revue Voix et images Ŕ sur le même sujet : « s'il semble y avoir accord de principe sur le

fait que l'essai procède du fictionnel à l'instar de tout discours littéraire, il existe encore peu

d'études qui en tirent résolument les conséquences et envisagent l'essai du point de vue

narratif, c'est-à-dire d'une sorte de récit idéel comportant à sa manière sujets et

fonctions66

. » On aura reconnu dans la formulation de Belleau tout le réseau sémantique et

lexical des constituants du schéma actantiel de Greimas, ce qui se confirme dans la suite de

lřarticle, où lřessayiste salue lřanalyse sémiotique des Pamphlets de Valdombre effectuée

par Bernard Andrés et déplore lřincomplétude de sa propre étude de la fictionnalisation de

lřœuvre Un Génocide en douce de Pierre Vadeboncœur. Un tel phagocytage du langage

théorique supportant lřétude du récit montre la fermeté et la résolution avec laquelle

Belleau appelle un « réaménagement du discours théorique et critique institutionnel de

façon à ce que la littérarité ne soit plus définie principalement par la poésie (et à un

moindre degré le roman)67

». Cette question concerne essentiellement la poétique des

genres et, dans cette perspective, elle semble tout à fait recevable, les critères de définition

des genres reposant sur des conventions institutionnelles qui varient au fil des siècles.

Cependant, la question du genre nřest pas la seule qui soit soulevée par cette

position que défend Belleau. De façon souterraine se pose analogiquement la question dřun

partage de lřunivers discursif de lřessai et du récit, enjeu qui se perçoit clairement quand

Belleau affirme que « la description engagée par des affirmations comme celle-ci: lřessai

appartient au genre enthymématique et ainsi de suite, a peut-être comme limite de ne pas

insérer lřessai dans un ensemble plus large avec les éléments duquel il entrerait en

relation68

. » Ce partage suppose des moyens communs au narratif et à lřessayistique, une

forme discursive analogue, reposant sur des procédés et des fonctions semblables, que le

schéma actantiel, par exemple, serait apte à révéler. Sous lřéclairage des discours

65

Sophie Montreuil, « Nature et fonctionnement du recueil d'essais au Québec. Les cas d'André Belleau et de

Jean Larose », op. cit., f. 47. 66

André Belleau, « Approches et situation de lřessai », art. cit., p. 539. 67

Ibid., p. 540. 68

Ibid., p. 538.

36

théoriques portant sur lřessai, cette idée est loin de sřimposer dřelle-même. Lřidée que le

discours essayistique obéisse à un principe de généralisation formelle, quřil soit défini par

une certaine identité structurelle nřest pas couramment admise69

; bien au contraire, la

majorité des études sur la question constatent lřabsence de forme définie de lřessai et font

reposer son identité sur des critères dřénonciation (ou de diction, pour reprendre la

terminologie avancée par Gérard Genette dans lřouvrage Fiction et diction70

). On se

rappellera avec profit, à cet égard, lřéchange épistolaire entre Lukács et Adorno Ŕ échange

incontournable au moment dřenvisager une définition de lřessai Ŕ, qui se conclut par la

formule lapidaire de ce dernier : « […] la loi formelle la plus profonde de lřessai est

lřhérésie71

». Le plus souvent décrit comme un genre libre dont la structure mime les

détours de la pensée, lřessai semble se tenir à distance de toute méthode Ŕ à laquelle sřen

prend précisément Adorno Ŕ mais également à toute forme assimilable à un programme ou

à un schéma narratif. Ce constat permet de se demander, comme je mřapprête à le faire

dans la première partie de ce chapitre, si les outils dřanalyse du récit se révèlent

véritablement opératoires pour étudier lřessai. Lřhypothèse que jřavance est que lřidée que

la prose essayistique puisse se définir comme un récit idéel apparaît peu probable si lřon

sřen remet à la définition du récit héritée principalement des structuralistes, ce qui nřexclut

pas cependant que lřessai puisse fonctionner sur un mode narratif.

2.2. De la structure du récit à la structure de l’essai : un impossible passage

Au point de vue théorique, lřappellation « récit » renvoie à un riche héritage de

travaux critiques qui se consacrent tous, bien quřà des degrés divers, à lřétude des

structures invariantes des textes ressortissant au discours narratif. Roger Odin nřaffirme pas

autre chose quand il fait valoir quřun certain consensus règne quant à la définition la plus

stricte du récit :

69

Irène Langlet, dans la thèse quřelle consacre au genre, va jusquřà affirmer que « [c]onstruire un objet

unique appelé Ŗessai littéraireŗ pourrait donc apparaître comme une première Ŕ et par conséquent, si lřon

souhaite respecter lřintégrité des textes, dernière Ŕ violence que lřon ferait à des textes qui refusent cette

intégration, dans leur acte dřexistence même ». Voir Irène Langlet, « Les théories de lřessai littéraire dans la

seconde moitié du XXème

siècle. Domaines francophone, germanophone et anglophone. Synthèses et enjeux »,

thèse de doctorat en études littéraires, Rennes, Université de Rennes 2 Haute-Bretagne, 1995, f. 6. 70

Gérard Genette, Fiction et diction, op. cit. 71

Theodor Adorno, « Lřessai comme forme », dans Notes sur la littérature, traduit de lřallemand par Sibylle

Muller, Paris, Flammarion, 1984 [1958], p. 5.

37

La plupart des théoriciens sřaccordent sur la définition minimale du récit. De Claude Bremond

à Gérard Genette, de Tzvetan Todorov à A. Julien Greimas et Philippe Hamon, tous affirment

que la production dřun récit repose sur deux opérations : une opération de mise en succession et

une opération de transformation, ou du moins une tentative de transformation (il nřest pas

nécessaire que la transformation aboutisse) 72

.

Cette définition sřoffre comme une synthèse de la variété des définitions du récit, à laquelle

jřajouterai, pour atteindre à plus de précision, certains des critères formulés par René Audet

et par Jean-Michel Adam73

.

Dans un texte destiné à départager récit et narrativité, « La narrativité est affaire

dřévénement74

», René Audet identifie deux tendances observables dans les multiples

définitions du récit proposées par la littérature scientifique. La première insisterait sur la

représentation dřactions menées par des sujets, alors que la seconde, qui recoupe davantage

les propos dřOdin, privilégierait une approche du récit par ses composantes intrinsèques.

Cřest dans cette deuxième perspective que se situent les travaux narratologiques de Gérard

Genette, sur lesquels sřappuie Audet pour avancer sa propre définition du récit. Celle-ci fait

reposer la mise en œuvre du récit sur cinq paramètres : lřaction, la téléologie, la

temporalité, la voix et la présence dřun sujet. De ces cinq paramètres, deux sont réductibles

à ce quřOdin nomme la mise en succession, soit la temporalité et lřaction, et deux se

rapportent à la transformation, soit lřaction et la présence dřun sujet. La téléologie, « qui

correspond à la concrétisation forte de la dimension configurationnelle évoquée par Ricoeur

Ŕ ou encore à la causalité érigée en système75

» et la voix, qui « réfère à la mise en parole

du récit par une instance intermédiaire, le narrateur76

» sřajoutent ici à la définition

minimale fournie par Odin. La question de la voix comme paramètre essentiel du récit met

en évidence le fait que ce dernier ne peut se raconter de lui-même, autrement dit quřune

72

Roger Odin, De la fiction, op.cit., p. 26. 73

Il me semble important de préciser ici que Jean-Michel Adam sřintéresse à des prototypes de textes et non

de discours, distinction quřil opère très clairement dans ses ouvrages. Je mřintéresse pour ma part non pas à

une pratique textuelle aux contours définis mais bien à une interpénétration des discours essayistique et

narratif, et à leurs moyens respectifs. Pour cette raison, je ne peux utiliser sans nuances les propos dřAdam. Si

je me permets de le faire, cřest parce que les définitions de la téléologie et de lřintrigue quřil fournit sont

assimilables au récit tel quřil est envisagé par le structuralisme, et que cela permet de voir, précisément, la

différence entre une structure formelle comme celle du récit et un discours narrativisé. 74

René Audet, « La narrativité est affaire d'événement », dans René Audet, Claude Romano, Laurence

Dreyfus et al.[dir.], Jeux et enjeux de la narrativité dans les pratiques contemporaines, Paris, Éditions Dis

voir, coll. « Arts visuels / essais », 2006, p. 7-35. 75

Ibid., p. 18. 76

Ibid., p. 21.

38

série dřimages différenciées et mises en succession ne forment un récit que lorsquřelles

sont prises en charge par un organisateur77

.

Penser lřessai en termes d’idées gagnantes et d’idées perdantes, pour en revenir à la

pensée dřAndré Belleau, implique donc la présence dřune instance organisatrice du

discours. Ce rôle dřorganisateur est dans lřessai dévolu au je, lequel peut, il est vrai, agir

comme un narrateur dans certaines circonstances. Mais le je étant central dans la définition

du genre essayistique, il est évident quřil ne peut être remplacé par un il ou une autre

instance de discours. Le spectre des situations dřénonciation narrative observables dans

lřessai se trouve donc à être plus restreint que celui du récit : les modes hétérodiégétique ou

omniscient y sont en effet rares. Ces réflexions montrent déjà quřau point de vue énonciatif,

lřessai se distingue du récit, ce qui rend imparfait tout un pan de lřanalogie entre les

moyens du récit et ceux du discours essayistique. Il est certes possible de rapprocher le je

de lřessai du je énonciateur dřun roman, dřune autofiction, de mémoires ou dřune

autobiographie, mais là sřarrête la correspondance entre lřénonciation du récit et celle de

lřessai.

À cette différence entre lřessai et le récit que lřétude du paramètre de la voix révèle

sřajoute la dimension de la téléologie. Odin se limite à considérer la mise en succession

comme lřun des invariants du récit, formulation qui a le mérite de souligner lřimportance

du temps dans lřélaboration du récit mais qui a, en contrepartie, le désavantage de mettre à

lřécart la logique dřenchaînement centrée autour de lřintrigue que porte tout récit, de même

77

La définition du récit que jřavance dans le cadre de cette étude sřappuie sur les travaux des théoriciens

structuralistes et sémiotiques, auxquels appartiennent pour une large part les réflexions théoriques de Gérard

Genette. Dans cette perspective, dite des « théories communicationnelles », il va de soi que le récit est pris en

charge par un organisateur du discours Ŕ le narrateur Ŕ et que celui-ci sřadresse à son homologue textuel, le

narrataire. Il existe néanmoins tout un pan de la critique narratologique, dite pour sa part des « théories non

communicationnelles » ou des « théories poétiques », qui considère que tout récit de fiction nřest pas le fait

dřune voix ou dřun organisateur et quřil se peut donc que le récit donne à voir, montre, sans intermédiaire.

Cřest la position tenue par Sylvie Patron dans lřouvrage Le narrateur. Introduction à la théorie narrative,

dont on trouvera la référence complète dans la bibliographie de ce mémoire. Sans vouloir ignorer cette

importante nuance apportée par les narratologues qui ont donné suite à la théorie genettienne, je mřen tiendrai

toutefois ici à lřidée quřun récit est généralement pris en charge par une instance de discours. Ce choix se

justifie par le fait que le récit de fiction qui « semble se raconter de lui-même » est associé au temps du passé

simple et sřéloigne considérablement des enjeux poétiques de lřénonciation essayistique et de sa proximité

avec certaines narrations de récit.

39

que son orientation vers un dénouement et une fin. Pour Audet comme pour Adam,

lřintrigue est lřune des dimensions irréductibles du récit. Tous deux soulignent dřailleurs

avec insistance que lřaction et la mise en succession reposent sur une tension que le

déroulement de lřhistoire est appelé à résorber.

La définition du récit que fournit Jean-Michel Adam dans le précis du même nom

publié dans la collection « Que sais-je? » repose sur trois éléments, mais convoque

essentiellement les mêmes paramètres que celle que proposera plus tard René Audet. Le

premier élément pris en compte est la représentation dřun événement78

, qui présuppose

implicitement une instance énonciatrice capable de retransmettre lřenchaînement narratif ;

le second élément est la dimension chronologique, la mise en succession des épisodes, et le

troisième, la dimension configurationnelle qui permet de « saisir ensemble les événements

successifs [dřun récit] et [dřen] dégager une configuration sémantique79

». Ce dernier

paramètre est identifié dans les ouvrages postérieurs dřAdam comme lřensemble des

rapports de causalité narrative, qui sont la conséquence non pas dřune seule mise en

succession dřépisodes dans le temps, mais bien dřune mise en intrigue. La proposition

dřAdam quant aux paramètres minimaux du récit reprend en somme lřidée de mise en

succession autant que celle de transformation, mais comme la proposition dřAudet, elle

insiste sur lřimportance de lřintrigue comme support de la logique interne de lřœuvre.

Partant dřune définition synthèse du récit proposée par Roger Odin, à laquelle jřai

ajouté certains des paramètres de deux chercheurs contemporains, René Audet et Jean-

Michel Adam, jřai réuni ce qui semble être les conditions minimales de réalisation dřun

récit afin de voir si les moyens discursifs de lřessai peuvent, de près ou de loin,

sřapparenter à ceux du récit. Mise en succession, transformation, intrigue : peut-on

entrevoir un essai qui respecte cette équation dont le résultat serait le récit?

Les deux premières conditions énoncées précédemment ne posent pas problème à

cet égard : dans les deux exemples retenus pour cette étude, lřessai fait se succéder des

78

Nous verrons plus tard que le sens du terme « événement » sřoppose à celui de lřaction. 79

Jean-Michel Adam, Le récit, Paris, PUF (coll. Que sais-je ?), 1984, p. 17.

40

événements Ŕ liés de près ou de loin à lřexpérience de lřAmérique Ŕ, et il peut se présenter

sous la forme dřun parcours linéaire ou structuré sémantiquement. De même, il ne fait

aucun doute quřil agit comme lieu de transformation dřidées reçues autant que de lřétat du

sujet écrivant, ainsi quřen font foi les essais que jřai évoqués au chapitre 1. La question de

lřintrigue se présente toutefois comme la variable inconnue de cette équation, qui rend

impossible sa résolution ; lřessai confronte certes des idées antagonistes, parmi lesquelles

certaines sont promues et dřautres déchues au terme du texte. Cependant, ces idées

nřengagent pas le texte sur la voie dřune résolution finale mais plutôt sur celle dřune

réflexion. Le sens complet de lřœuvre nřest pas lié à une quête ou à une action, mais plutôt

à la façon dont est reçu un événement, celui de lřêtre-au-monde en Amérique, et aux

transformations quřil génère. À preuve, si au terme de lřessai ou du recueil dřessais aucune

des idées mises en présence ne se trouve réduite par son « adversaire », il ne se dégagera

pas du texte le sentiment dřincomplétude que lřon retrouve à la lecture dřun récit sans

chute. Le récit, aussi ténu soit-il, repose toujours sur une quête, et lřaccomplissement de

cette quête va de pair avec une action qui la conduit à sa résolution. On ne trouve pas un tel

type dřintrigue dans le tissu discursif de lřessai lui-même. René Audet sřexprime dřailleurs

en des termes tout à fait semblables dans son étude de la narrativité du recueil Lectures des

lieux, de Pierre Nepveu :

Lřessayiste arpente sans jamais établir ses frontières, il laisse toujours une ouverture dans son

discours ŕ cřest la parenthèse barthésienne quřon ne referme pas. Cette dérive assumée, où le

parcours apparaît évidemment plus stimulant que lřhypothétique point dřarrivée, rappelle bien

que la narrativité de lřessai nřest pas un exercice de mise en intrigue80

.

Voix, téléologie et intrigue tiennent, dřaprès les observations que jřai formulées, lřessai

hors de lřenceinte du récit. À y regarder de plus près, il semble que ce soit principalement

la contradiction entre la visée téléologique du récit Ŕ lřimportance accordée à la finalité Ŕ et

la nature heuristique Ŕ lřimportance accordée à la démarche Ŕ de lřessai qui rend impossible

une parfaite analogie de structure entre lřun et lřautre discours.

Ces conclusions se raccordent mal à celles que jřai avancées dans le premier

chapitre, où je me suis attachée à montrer quřà un récit collectif élaboré autour du mythe

américain répond, dans les recueils de Nepveu et Volpi, un récit personnel. Jřai de fait

80

René Audet, « Tectonique essayistique : raconter le lieu dans lřessai contemporain », art. cité, p. 129.

41

employé tout au long du premier chapitre le terme de « récit » pour désigner les prologues

de chacun de ces recueils. Si je lřai fait sans réserve, cřest parce que la nature de lřanecdote

qui, dans les deux cas de figure étudiés, sous-tend la structure de lřessai, sřaccorde bien à ce

terme. En effet, bien que brefs, ces récits anecdotiques comptent ce que Jean-Michel Adam

nomme la structure élémentaire du récit : « […] la structure élémentaire de la séquence

narrative se trouve à la base de lřépopée, de la fable, de la plupart des romans, des

narrations théâtrales classiques dřexposition ou de dénouement, mais également du

reportage et du fait divers journalistiques, de la narration orale ou de lřanecdote

quotidienne81

. » Lřanecdote mise sur un effet de soulagement tensif, de dénouement pour

aboutir. Chez Nepveu, la tension narrative se résorbe à un moment bien précis, celui où le

je, au retour dřune soirée, reconduit chez lui, en taxi, Ron Kovic :

Nous avions déposé Ron Kovic à son hôtel, dans Nob Hill, où il louait un appartement au mois.

De nouveau la levée du corps, ces jambes mortes, ce dos dur, et ce visage extraordinairement

vivant qui ne montrait aucun signe dřivresse ni de sommeil. Peut-être allait-il écrire toute la

nuit ? Tout mon voyage me revenait dřun seul coup à lřesprit en le voyant disparaître dans

lřentrée de lřhôtel : ma traversée du continent, mon arrêt à Dallas glacée par le vent de janvier,

lřautostoppeur noir qui avait quitté son pays natal du Tennessee et que jřavais cueilli à la sortie

de Tucson en Arizona, des amis visités à Los Angeles et qui avaient un petit garçon charmant,

et une jeune femme inconnue qui mřavait embrassé violemment dans un bar puis mřavait prié

de mřen aller. Et toutes ces journées à tourner en rond dans cette ville, si belle et si folle, si

chaude et si cruelle. Tout prenait un sens, tout convergeait vers cet homme qui avait mon âge et

qui était si exubérant dans son immobilité forcée. (INM-24, je souligne)

Ce passage constitue le point tournant du prologue en ce quřil marque la fin dřune quête de

sens qui habitait le je Ŕ quête de sens qui se concrétise par un voyage dans lřespace

américain Ŕ et quřil est relayé par un retour à lřéquilibre de la situation du personnage

énonciateur. Dans El insomnio de Bolívar, un semblable effet de mise en intrigue et de

dénouement opère, dans le passage que jřai cité antérieurement, au chapitre 1, et qui donne

à voir le constat dřune fausse unité latino-américaine chez le je en lřabsence dřune

confrontation avec un pair espagnol. Lřintrigue est dans les deux cas intériorisée par le je,

et le récit donne à lire une tension qui mise davantage sur la transformation psychologique

et sur la succession dřétats que sur une succession dřactions.

La preuve que lřanecdote, en tant que récit bref, irrigue la structure de lřessai dans

ces deux cas nřest à mon avis plus à faire. Toutefois, au moment dřembrasser la diversité

81

Jean-Michel Adam, Les textes : types et prototypes. Récit, description, argumentation, explication et

dialogue, Paris, Nathan (Fac. Linguistique), 1994, p. 12.

42

des essais réunis dans les deux recueils à lřétude Ŕ qui ne se déclinent certes pas tous sous

la forme de lřanecdote Ŕ, le terme de récit ne convient plus. Cřest, du moins, ce que la

définition du récit fournie par Odin, et que jřai complétée avec celles dřAudet et dřAdam,

me porte à conclure. En accord avec Audet, je souhaite par ailleurs mettre de lřavant la

narrativité présente dans les essais, qui est repérable à la surface même des textes. Jřai déjà

proposé que ces deux essais liminaires jouent un rôle programmatique en ce sens quřils

commandent une lecture narrativisante à lřéchelle du recueil, ce qui fera lřobjet du chapitre

3. Avant dřen arriver à cette macro échelle, je mřengage toutefois à faire voir que les essais

eux-mêmes présentent, en leur surface, des élans narratifs et des organisateurs du récit, et

quřils se prêtent donc à une lecture narrativisante, quřil convient de définir.

2.3 Du récit à la narrativité : l’essai narrativisé

Exclure la possibilité que lřessai sřarticule de façon semblable au récit ne revient

pas à évacuer toute dimension narrative du discours essayistique, bien au contraire. Pour en

faire la preuve, je reviendrai au texte De la fiction82

de Roger Odin, dans lequel lřauteur

sřintéresse précisément aux cas de « narrativité sans récit », sujet dřétude du chapitre

deuxième du livre. Lřétude proposée dans cet ouvrage porte dřabord et avant tout sur le

travail cinématographique, mais elle sřappuie néanmoins sur une démarche sémio-

pragmatique applicable autant à la littérature écrite quřau cinéma narratif. Dans le cadre du

deuxième chapitre, Odin se penche sur la tension entre récit et narrativité, question quřil

aborde par lřentremise dřune différenciation entre ce quřil nomme des micro-récits et des

macro-récits. Il entend par micro-récit la plus petite unité filmique témoignant dřune

succession dřimages Ŕ grosso modo assimilable au plan83

Ŕ et par macro-récit

lřorganisation de ces unités minimales que sont les micro-récits en séquence

sémantiquement cohérente. Alors que le premier type relève du travail du monstrateur et se

présente comme un enchaînement simple, le second type ressortit au travail dřun narrateur

et génère un récit présentant davantage de complexité à lřéchelle organisationnelle (dans le

82

Roger Odin, « Le processus de narrativisation », dans De la fiction, op. cit., p. 25-36. 83

Le plan est, au cinéma, une prise de vue fixe et sans interruption, ne comportant aucun effet de montage.

Lorsque la caméra bouge pour saisir une action, mais que le cadrage reste le même, on parle de plan-

séquence. Lřaction repose généralement sur la succession des plans ou sur un plan-séquence. Lorsque

différents plans tournés en un même espace-temps sont liés entre eux par le montage, on parler dřune scène.

43

cinéma, cette complexité repose sur le montage). Ces concepts clairement établis, Odin en

vient à marquer la distinction entre récit et narrativité : « Si la structure de niveau supérieur

(macro-récit) relève à la fois de la narrativité et du récit, la structuration de premier niveau

relève sans doute de la narrativité : la succession de micro-transformations (sT)84

liée à la

reproduction du mouvement engendre un effet, un sentiment de narrativité, mais

nřappartient pas encore à lřordre du récit85

. » La narrativité sans récit se produit donc, bien

que la formulation paraisse curieuse, à lřéchelle des micro-récits ; cependant, Odin précise

par ailleurs que « toute succession dřimages en mouvement ne conduit […] pas à

narrativiser ; si le passage du mouvement à la narrativité semble se faire de façon

Ŗnaturelleŗ, cřest parce que jřai en moi le désir de narrativiser ; dřoù lřillusion que cřest le

film lui-même qui est narratif86

». Cřest dire autrement que la narrativité repose, plus que le

récit du moins, sur la réception de lřœuvre et sur la lecture qui en est faite. Sans verser

dans lřexcès, qui consisterait à considérer que toute perception narrativisante suffit à

construire une œuvre où il y a narrativité, je soutiens, en accord avec Odin, que certains

essais présentent des éléments qui, à la surface même du texte, appellent une lecture

narrativisante. Proposant une semblable définition de la narrativité, Andrée Mercier et René

Audet signalent quřelle est une « catégorie de lřentendement ». Leur définition complète se

lit comme suit :

Cadre cognitif permettant de structurer et de rendre intelligible des phénomènes, la narrativité

peut être convoquée pour appréhender différents objets, quřils soient textuels ou picturaux. Elle

permet alors au lecteur / regardeur dřinférer des états de choses antérieurs et postérieurs, des

motivations, des relations entre les protagonistes. Cřest dire comment la trame narrative en elle-

même ne repose pas tant sur des procédés nettement identifiables, mais plutôt sur un ensemble

de paramètres pouvant susciter une lecture narrativisante87

.

Bien quřelle soit souple et capable dřembrasser une vaste pluralité de cas, cette définition

pointe lřun des traits essentiels au départ du récit et de la narrativité : elle montre, pour le

dire ainsi, que la reconnaissance du premier part dřun mouvement allant du texte vers le

lecteur, alors que la reconnaissance du second implique un mouvement inverse, allant du

lecteur vers le texte. Sřappuyant néanmoins sur des paramètres propres au texte lui-même,

le lecteur arriverait à en dégager, par un travail de repérage de signes, une organisation

84

Lřabréviation « sT » est utilisée tout au long du chapitre pour faire référence aux deux opérations

élémentaires de production dřun récit, soit la succession et la transformation. 85

Roger Odin, « Le processus de narrativisation », loc.cit., p. 27. 86

Ibid., p. 28. 87

René Audet et Andrée Mercier, avec la collaboration de Denise Cliche, « Introduction », dans La

narrativité contemporaine au Québec. Vol. 1. La littérature et ses enjeux narratifs, op. cit., p. 11.

44

narrative. Cřest cette démarche que jřentends mettre de lřavant dans lřétude des essais

composant à la fois Intérieurs du Nouveau Monde et El insomnio de Bolívar.

Avant dřentrer dans les textes eux-mêmes pour vérifier cette hypothèse, je

mřattarderai ici sur lřun des « paramètres propres au texte » suggérés par la définition

antérieure : lřévénement. On comprendra mieux la valeur de lřévénement en lřopposant à

lřaction, ainsi que le fait Françoise Revaz dans Introduction à la narratologie88

. Reprenant

à son compte lřexemple de Ricœur qui stipule que la phrase « Bayard meurt » nous met en

présence dřun événement alors que « tuer Bayard » nous confronte à une action, Revaz

montre que lřévénement advient, tandis que lřaction est commise intentionnellement. Le

premier serait un « événement dynamique non contrôlé, cřest-à-dire advenant sans

lřintervention dřune entité volontaire et responsable89

» et le deuxième serait

intrinsèquement lié aux motivations dřun sujet, dřun être agissant. Un même événement

peut advenir à plusieurs individus et être vécu différemment, alors que les motivations qui

poussent à lřaction sont propres au sujet agissant. Revaz poursuit en montrant que bien que

le récit soit le plus souvent défini comme une représentation de lřaction ou de l’événement,

cřest lřaction humaine qui serait véritablement centrale dans le récit90

. Lřévénement, pour

sa part, peut être attaché à la narrativité elle-même. Cřest, du moins, la position que tient

René Audet.

Pour Audet, la notion dřévénement se trouve également au cœur de celle de

narrativité puisquřelle définit un avant et un après dans le texte ou lřœuvre considérés. La

dimension temporelle est donc partie prenante de cette définition, sans quřil soit nécessaire

quřelle soit représentée ou concrétisée ; seul importe quřelle soit liée à la virtualité d’une

histoire à venir91

ou dřune histoire passée. Pour exemplifier sa définition, Audet se réfère

aux photographies de lřartiste Lynne Cohen, connues pour être désertées par tout sujet

humain et pour représenter des architectures intérieures vides, aseptisées, génératrices dřun

88

Françoise Revaz, Introduction à la narratologie, Louvain-la-Neuve, Duculot (coll. Champs linguistiques),

2009, 224 p. 89

Ibid., p. 21. 90

Ibid., p. 75. 91

René Audet, « La narrativité est affaire dřévénement », art. cit., p. 35.

45

sentiment dřétrangeté. Le lieu, objet de la photographie, se révèle étrange et inquiétant dans

la mesure où il est capté alors quřil est vide. Cette absence révèle en creux une présence

humaine puisque la photographie met en scène des lieux que le « lecteur » sřattend à voir

habités, animés par une activité humaine. Cřest ce phénomène quřAudet nomme la

virtualité dřune histoire : en dépit dřune double fixité, celles du média Ŕ la photographie Ŕ

et de lřobjet Ŕ un lieu vide, sans vie Ŕ ces images configurent un avant et un après de la

scène, elles demandent à être complétées. On aura reconnu en sourdine la notion de micro-

récit dans cette définition, qui place le spectateur Ŕ le lecteur Ŕ en face de tableaux qui

sřapparentent à autant de plans sřinscrivant dans une succession et dans un mouvement

narratifs. Chaque plan, incomplet dans son contenu sémantique et syntagmatique, appelle le

suivant et / ou le précédent pour être plus largement significatif.

La notion dřévénement sur laquelle sřappuie la définition de la narrativité dřAudet

se révèle intéressante non seulement parce que les essais que jřétudie présentent tous des

événements qui adviennent et transforment, dřune certaine façon, le rapport au monde des

personnages92

représentés, mais aussi parce quřelle a été antérieurement convoquée par

Alexandre Drolet pour aborder le recueil de poésie Lignes aériennes, de Pierre Nepveu. Sřil

est vrai que certains auteurs voient leurs différents ouvrages réunis transversalement par

une dominante générique, discursive ou thématique, ce nřest pas vraiment le cas chez

Nepveu, où le langage poétique, par exemple, mise sur une approche du monde

fondamentalement différente de celle rendue possible par lřessai, plus analytique et

médiatisée, notamment par la posture93

de lecteur adoptée par lřessayiste. François Dumont

remarque néanmoins que Nepveu, défini le plus souvent comme essayiste, critique ou poète

Ŕ et non comme romancier Ŕ, tend à faire se marier différents genres au sein de ses œuvres

et surtout, paradoxalement, à les empreindre dřune forme de narrativité : « Après Des

mondes peu habités, Pierre Nepveu délaisse le roman, mais continue cependant dřintégrer

lřécriture de type romanesque à la pratique de la poésie et étend ce mélange des genres à

92

Les essais de Nepveu, tout particulièrement, mais aussi ceux de Jorge Volpi, mettent en scène des êtres

agissants, personnages historiques ou personnages de romans, pour qui adviennent des événements. Ce nřest

quřà défaut dřun meilleur terme que je les appellerai personnages. 93

La notion de posture étant lié à un usage fort connoté en sociologie de la littérature Ŕ référant de facto aux

études de Jérôme Meizoz Ŕ, je tiens à éviter la confusion et à préciser que je lřemploie dans le cadre de cette

étude au sens dř« attitude adoptée » et non comme représentation rhétorique du soi.

46

lřessai. Le poème et lřessai, désormais fortement marqués par la narrativité, se répondent en

une sorte de méditation parallèle dans Romans-fleuves et Intérieurs du Nouveau Monde,

puis dans Lignes aériennes et Lectures des lieux94

. »

Cřest bien cette imprégnation de la poésie par le narratif qui autorise Alexandre

Drolet à voir, dřune part, dans lřune des figures majeures de Lignes aériennes, celle de

lřarpenteur, un narrateur et, dřautre part, à parler de « récits de multiples personnages95

»

pour qualifier les vies bouleversées par la création de lřaéroport de Mirabel quřaccueillent

et transmettent les vers de Nepveu. Fait important à souligner, cette narrativité commune à

Lignes aériennes et à Intérieurs du Nouveau Monde repose moins sur une chaîne de

causalités, sur une configuration logique et tendue vers un but, que sur lřexpérience du

monde que font les êtres agissants présents dans les deux œuvres, expérience que lřécriture

sřefforce de traduire. Point de rencontre des deux œuvres, la question de l’événement y est

centrale, puisquřelle présente des êtres confrontés à un bouleversement initial, lequel

transforme tout à la fois leur vie personnelle et le monde dans lequel ils évoluent. Alors que

dans Lignes aériennes cet événement Ŕ lřexpropriation de nombreuses familles établies sur

des terres réquisitionnées en 1969 par le gouvernement canadien en vue de la construction

de lřaéroport de Mirabel Ŕ est clairement défini, que ses répercussions touchent une

communauté de proximité et sont relativement bien circonscrites dans le temps, dans

Intérieurs du Nouveau Monde, cřest lřexpérience du Nouveau Monde, le fait de découvrir

ce quřhabiter en Amérique signifie, qui se révèle fondamentale. Il ne sřagit pas dans ce cas

dřun événement vécu par une collectivité réduite, mais plutôt dřun rapport établi entre

différentes expériences du continent élaborées à partir dřun même événement initial. Ce qui

caractérise lřévénement tel que lřentendent Audet et Drolet, cřest quřil ne cesse de se

manifester, de survenir, parce quřil ne cesse dřêtre vécu par différents protagonistes. Dans

Intérieurs du Nouveau Monde, lřévénement est effectivement vécu tout à la fois par le je,

par les personnages fictifs et par les auteurs américains. La mise en recueil de ces multiples

94

François Dumont, « Pierre Nepveu, poète pluraliste », dans Voix et images, dossier « Pierre Nepveu », sous

la direction de Jean-François Chassay et Alexandre Drolet [dir.], vol. XXXIV, n° 1 (automne 2008), p. 48. 95

Alexandre Drolet, « Phénoménologie de lřévénement dans Lignes aériennes de Pierre Nepveu », mémoire

de maîtrise en études littéraires, Québec, Université Laval, 2008, f. 20. Je souligne. Bien quřil parle également

dřun événement advenant pour chacun des personnages du recueil, Drolet emploie le terme de récit. À la

lumière de ce que nous avons posé précédemment pour distinguer le récit et la narrativité, il serait plus juste

de parler de narrativité.

47

expériences crée un effet de communauté semblable à celui de Lignes aériennes, et il est

étonnant de constater à ce titre que les mots quřAlexandre Drolet emploie pour décrire le

recueil de poésie éclairent également lřorganisation narrative dřIntérieurs du Nouveau

Monde : « Aucun témoignage ne semble prendre le dessus sur un autre, chaque discours,

dans toute la singularité qui le compose, sřinscrit dans un grand récit, et cřest ce récit qui en

vient à créer lřévénement96

. » Puisquřil en sera question ultérieurement, autant préciser

maintenant que El insomnio de Bolívar puise également dans lřévénement advenant chez

un sujet pour élaborer un discours sur la latinité. Mais lřexpérience traduite par les essais

est cette fois davantage reliée au narrateur et elle se trouve, en outre, constamment rattachée

à lřévénement initial, celui de la prise de conscience dřune identité latino-américaine

survenant dans lřopposition avec lřautre espagnol.

Après avoir écarté la possibilité que lřessai fonctionne de façon similaire à un récit,

comme le voulait la belle formule dřAndré Belleau, je me suis attardée dans les

paragraphes précédents à la question de la narrativité. Jřai supposé que cette notion,

reposant davantage sur lřinterprétation du sujet percevant (dans ce cas-ci, le lecteur) et sur

un événement structurant au point de vue temporel, serait plus opératoire pour étudier le

fonctionnement narratif de certains essais que celle de « récit », inséparable de la question

de la mise en intrigue. Le résultat combiné des définitions fournies par Roger Odin, Andrée

Mercier et René Audet mřa permis de dégager certains éléments définissant la narrativité ;

jřai signalé que Odin, évaluant la possibilité que la narrativité existe indépendamment du

récit, avait suggéré la notion de micro-récit pour décrire les passages Ŕ les plans Ŕ qui

appellent une mise en succession. Lřimportance de lřévénement est ressortie du texte de

René Audet, lequel emprunte dřailleurs beaucoup aux propositions phénoménologiques du

philosophe Claude Romano, telles quřil les énonce dans son essai critique L’événement et

le monde97

. Cřest également dans la foulée de ces propositions de Romano que le texte

dřAlexandre Drolet évolue pour montrer lřimportance de lřévénement dans la reconstitution

de lřexpérience de dépossession vécue par les personnages mirabellois de Lignes aériennes.

« [L]řévénement nřest rien dřautre que cette reconfiguration impersonnelle de mes

96

Ibid., f. 105. 97

Claude Romano, L’événement et le monde, Paris, PUF (Épiméthée), 1999, 293 p.

48

possibles et du monde qui advient en un fait et par laquelle il ouvre une faille dans ma

propre aventure98

» dit Romano, cité par Audet et paraphrasé par Drolet ; il est, en somme,

un bouleversement engageant une transformation du sujet et du monde, ce quřAudet

associe à lřémergence du sentiment de narrativité dont parle Odin99

et dont je mesurerai à

présent lřeffectivité dans les essais eux-mêmes.

2.4 La narrativité des essais d’Intérieurs du Nouveau Monde

Les 16 essais qui donnent forme et sens au recueil Intérieurs du Nouveau Monde

sřarticulent autour de problématiques singulières, bien que certaines reviennent avec plus

de fréquence : le voyage immobile, la difficile habitation dřespaces en proie à la vacuité

culturelle, lřexpérience dřune réclusion ou dřune marginalité en sont quelques exemples,

qui donnent une idée précise de lřimportance que revêt lřexpérience humaine dans le regard

que pose Nepveu sur lřAmérique. Confrontée à lřimpossibilité dřétudier un à un chacun des

16 essais, jřai choisi dřopérer une sélection de trois dřentre eux pour en faire une analyse

plus détaillée. Plutôt que de puiser dans chacune des sections, jřai arrêté mon choix sur les

exemples les plus éloquents de narrativité au sein de lřessai. Lřéchantillon retenu nřest donc

pas représentatif de lřensemble des essais du recueil, il se veut plutôt emblématique dřune

manière essayistique. Il met de lřavant les textes qui présentent un degré de narrativité

élevé au sein du recueil.

Dénominateur commun des différentes problématiques, la subjectivité se trouve en

effet au cœur de lřœuvre de Pierre Nepveu et les 16 essais ne cessent de rappeler, tant par

leur forme que par leur contenu, que lřAmérique ne peut être envisagée que sur le mode du

vécu et non du pensé, du conceptualisé. Il nřy a ainsi pas de volonté, dans Intérieurs du

Nouveau Monde, dřaborder lřAmérique comme une idée et il sřagit plutôt de la présenter

telle quřelle a été vécue par certains auteurs ou personnages de fiction, qui ont à leur façon

incarné le rapport au Nouveau Monde. Cřest en ce sens que la question de lřévénement se

révèle significative ; les essais présentent dřabord ce bouleversement que représente la vie

en Amérique Ŕ ou encore la conscience dřappartenir à lřespace américain Ŕ chez les

98

Ibid., p. 45. 99

René Audet, « La narrativité est affaire dřévénement », art.cité, p. 31.

49

auteurs étudiés. Leur histoire de vie, que lřon imagine aisément complétée, voire fabulée

par le je de lřessai, se mêlent ainsi à leurs propres écrits (parfois fictif) et il devient dès lors

difficile de savoir ce qui appartient proprement à la prose idéelle, puisque le tout se

présente comme une histoire, donnant ainsi au mot de Maurice Bellet son sens : les théories

sont des histoires endimanchées, lřidée de lřAmérique ne peut être séparée des histoires et

des expériences qui la constituent.

Pour sřen convaincre, il nřy a quřà voir la façon dont Nepveu introduit Marie de

lřIncarnation dans lřessai quřil lui consacre, « Admirable néant » :

Dans ce lieu humble, étroit et obscur, la vie déborde, presque insoutenable de force. Une douce

jeune fille se tient parmi le remuement des bêtes dans la pénombre, elle respire lřodeur âcre du

poil et du fumier, écoute les piaffements et les hennissements, remplie en même temps par la

crainte de voir surgir un homme qui pourrait profiter dřelle. Mais elle est transportée déjà dans

un autre monde, pâmée dřamour et dřagonie, lřâme arrachée à son propre corps, emportée vers

celui quřelle appelle amoureusement, parfois presque impudiquement « mon Bien-Aimé ».

(INM-32)

On se trouve très loin, dans ce passage, de lřhabituelle manière des biographies, composées

de dates et de faits marquants, ou encore de la terminologie des descriptions

encyclopédiques. En dépit du temps présent, cřest la description romanesque, empreinte

dřimages, de détails et donnant accès à lřintériorité du « personnage » de Marie de

lřIncarnation, qui sřimpose ici. La véracité du propos ne sřen trouve pas affectée ;

seulement, cette description engendre le « sentiment de narrativité » dont parle Odin.

Micro-récit, au sens où il sřagit moins dřune scène que dřun plan (si je mřen remets au

vocabulaire cinématographique avec lequel travaille Odin), ce passage ne présente pas de

succession temporelle ni de récit, mais il induit implicitement des possibles narratifs100

. Le

lecteur y repère les traits dřun incipit romanesque. Il y retrouve les caractéristiques dřune

scène dřouverture : mise en place du décor et présentation du caractère du personnage. Ici,

cřest la nature sensible et ardente de la jeune femme qui est donnée à lire. Jusquřà la

virtualité dřun événement perturbateur se profile dans cet extrait, lorsquřil est question de la

« crainte de voir surgir un homme qui pourrait profiter [de Marie de lřIncarnation] » (INM-

32). Lřinformation fournie compte moins que lřatmosphère créée, qui évoque une écurie

rustique mais propice aux élans de lřâme, au recueillement ; rien ne sert la progression

100

Au sens où lřentend Bremond, sens qui fait référence à un événement en présence duquel nous met le récit

et « qui peut aussi bien avoir lieu que ne pas se produire. » Voir à ce sujet Claude Bremond, « La logique des

possibles narratifs », dans Communications, n° 8, vol. VIII, p. 60-76.

50

dřune idée ou le fil dřune argumentation, lřenjeu de ce passage se trouvant du côté de la

représentation et de lřouverture du discours. Lřimage de lřécurie reviendra dřailleurs plus

tard dans lřessai consacré à Marie de lřIncarnation, comme témoin des étapes franchies par

la jeune femme, comme témoin, autrement dit, du temps qui passe et qui structure cette

existence dont Nepveu fait lřhistoire : « Elle qui se cachait dans les écuries pour prier,

quelques années plus tôt, la voilà sur les routes dřun curieux exotisme [un aller vers le

Canada]» (INM-34). On le voit, la narrativité de cet extrait et, partant, de lřessai, ne repose

pas sur des procédés clairs, « nettement identifiables101

», mais plutôt sur le renvoi implicite

à tout un héritage de lecture, de scènes dřouverture romanesques misant sur la création

dřune atmosphère. Il ne sřagit pas dřun code clair que le lecteur est appelé à décrypter

consciemment, pas plus quřil ne sřagit dřun intertexte précis ou de conventions établies,

mais bien dřune écriture dont on reconnaît la marque et qui crée le sentiment dřune

narrativité. À cette narrativité que je qualifierais de surface, puisquřelle ne se joue pas dans

les structures profondes du texte mais bien dans le polissage de certains fragments, de

certains passages, sřajoute une narrativité reposant sur lřidée dřun avant et dřun après

configuré par l’événement que constitue lřexpérience du Nouveau Monde. Il est évoqué

dans ce passage par la mention du sentiment quřéprouve la jeune femme dřêtre

« transportée déjà dans un autre monde », ce qui montre le bouleversement qui se prépare

déjà chez la jeune femme à lřépoque de sa jeunesse, alors quřelle se trouve toujours à

Tours.

Le deuxième102

essai du recueil, « La lettre brodée », est consacré à un personnage

de fiction de Nathaniel Hawthorne dont le récit est néanmoins placé sur un pied dřégalité

avec celui de Marie de lřIncarnation, Hester Prynne. La question qui occupe lřessayiste

dans ce texte est celle de lřexpérience religieuse telle quřelle a été vécue en Amérique, et

que Casgrain et dřautres ont dépeint comme « lřœuvre des croisades » (INM-43), comme

une stricte entreprise dřévangélisation vécue dans un esprit de conquête et de conversion

des peuples autochtones. Nepveu nřentrevoit cette vision que comme la reconduction des

conflits qui animaient lřAncien Monde. À ses yeux, lřauthentique expérience du continent

101

René Audet et Andrée Mercier, avec la collaboration de Denise Cliche, La narrativité contemporaine au

Québec. Vol. 1. La littérature et ses enjeux narratifs, op. cit., p. 11. 102

« Deuxième » puisque jřexclus de cette ordination le prologue.

51

américain sřest plutôt vécue dans une sorte de confrontation du sujet avec son

environnement dřaccueil, hostile à la pensée et au recueillement : « On parle souvent des

conditions physiques et matérielles difficiles en cette Amérique du Nord-Est, mais que dire

des conditions mentales, de lřextraordinaire tension psychique quřa pu représenter, pour les

plus sensibles, pareille transplantation ? » (INM-45). Lřincarnation de cette expérience de

déchirure est, entre autres, celles des femmes « recluses » auxquelles il sřattarde dans

lřentièreté de la première section du recueil.

« Lřhistoire de Hester Prynne, rappelons-le, est celle dřune immigrante anglaise qui

a saisi lřoccasion américaine pour mal tourner » (INM-50), avance ainsi Nepveu après avoir

préalablement exploré, le temps de quelques pages, lř« épopée » religieuse à la base de

lřutopie américaine et les différents discours qui lřont cristallisée. Cřest donc, une fois de

plus, par le truchement dřune histoire quřil donne vie et forme au sujet principal de son

essai. Le personnage de Hester Prynne Ŕ choisi pour lřauthenticité de son expérience du

puritanisme américain, lequel en a fait une femme indigne et stigmatisée par lřadultère Ŕ

apparaît dřabord dans le résumé de lřhistoire du roman La lettre écarlate de Nathaniel

Hawthorne, puis sřimpose comme « matière première » de lřessai. Très vite en effet,

lřhistoire de Prynne déborde le cadre du résumé et en vient à occuper toute la place de

lřessai, Nepveu puisant à même le texte de fiction de Hawthorne pour élaborer son propos

sur lřexpérience religieuse en Amérique. Le A, cette lettre écarlate sur laquelle sřassoit la

fiction de Hawthorne, devient le symbole à partir duquel sřéchafaude lřessai de Nepveu ;

dans le cadre essayistique, ce symbole apposé sur les vêtements de Prynne, qui lřoblige à

rendre compte quotidiennement de sa relation adultère, acquiert une nouvelle signification.

Le titre de lřessai, déjà, témoigne de ce glissement sémantique : « La lettre brodée » se

substitue à la « lettre écarlate », changement terminologique qui renvoie notamment à

lřunivers féminin de la broderie et du recueillement, à lřexpérience subjective, intime que

veut décrire Nepveu. Les sens revêtus par le A sont multiples, mais tous convergent et

concourent à montrer que la lettre sert de pivot marquant la différence entre « lřAncien » et

le Nouveau Monde. Cette lettre témoigne en ce sens de lřévénement structurant le devenir

de Prynne, et fait vivre une certaine narrativité dans le texte.

Pourtant, le A de Hester Prynne raconte une autre histoire du Nouveau Monde, avec laquelle

nous nřen avons pas terminé.[…] Tout commence pour ainsi dire avec Hester, et la lettre quřelle

52

arbore est une des clés, une des sources de ce Nouveau Monde qui se construit en Nouvelle-

Angleterre au XVIIe siècle. Cette clé dit que ce nřest pas le cosmos, la nature qui parle dřabord,

cřest la subjectivité humaine qui se dresse dans un lieu encerclé et qui dit à travers sa faute la

possibilité même dřun nouveau rapport au monde.[…] Cřest une condamnation et cela devient

pourtant un signe dřappartenance. (INM-55)

Venue dřAngleterre pour habiter à Boston, dans lřune des treize colonies de la Nouvelle-

Angleterre, confrontée à des conditions difficiles autant sur le plan matériel que moral,

laissée à elle-même les premières années de sa vie dans la colonie, Hester Prynne finit par

avoir une liaison avec un homme dont elle tait fermement lřidentité puisquřil sřagit du

pasteur. Au commencement du roman, elle est exposée sur la place publique, jugée

coupable dřadultère. Cřest ce crime qui lui vaut dřêtre condamnée par la communauté

puritaine dans laquelle elle évolue à arborer en permanence la lettre A sur ses vêtements. La

lettre A se fait signe dřun nouveau commencement à tous égards. Chose certaine, elle nřest

pas associée, comme le suggère la phrase « Au commencement était le A » (INM-47) qui

apparaît plus tôt dans lřessai, à un récit cosmogonique surplombant le vécu, mais plutôt au

récit dřune expérience à la fois intime et pénible du sujet dans le Nouveau Monde.

Lřessai de Nepveu se réfère en effet initialement à lřintertexte biblique pour

introduire le symbole dans le texte : « Au commencement était le A : alpha, aleph, mère de

toutes les lettres, moment de la création, du verbe qui se fera chair » (INM-47). Cette

formulation fait appel à un imaginaire du commencement et semble mettre de lřavant, de

prime abord, un discours convenu sur lřAmérique, une lecture qui en fait, une fois de plus,

une terre de tous les possibles. La suite du texte a cependant tôt fait de désamorcer cette

lecture en insistant sur la nécessité de rendre fécond ce A en lřinvestissant dřun sens lié à

une existence, à une subjectivité. Ainsi, contre des conception idéelles, désincarnées Ŕ

celles du A de « America » renvoyant à une vision cyclique, celle de lřAleph, ou à une

vision eschatologique du monde, celle de la religion, de lřHistoire Ŕ Nepveu fait jouer une

vie, celle de Prynne. Par le A est appelé à se constituer un langage propre à lřexpérience de

lřAmérique : « [l]e A se dresse encore comme une béance, la pure promesse dřun langage à

venir. » (INM-47). Ce langage, la fin de lřessai, qui revient sur lřéchange épistolaire entre

Hester Prynne et sa fille que le roman renferme, en témoigne. Nepveu raconte alors que la

fille de Prynne, retournée en Angleterre, scelle ses lettres à lřaide de cachets dont les

armoiries sont inconnues de lřhéraldique anglaise. Il lit dans cette méconnaissance le

53

signe indubitable que le A est devenu un héritage dont le symbolisme échappe à la tradition

aristocratique de lřAncien Monde. En fait, la lettre infâme apparaît désormais comme le signe

héraldique de lřAmérique, Ŗici, en Nouvelle-Angleterreŗ, dans le seul lieu où pour Hester se

trouve la « vie réelle », jusquřà sa mort. Sur sa tombe, cřest toujours et à jamais la même lettre

qui brille, « de gueules, sur champ de sable » (INM-57).

À lřidée de commencement qui inaugure lřessai répond cette scène finale, image dřun

cimetière, dřune existence arrivée à son terme mais qui a réussi à faire sa place en

Amérique. Le A, rappelé même à lřheure de la mort par son inscription sur la tombe, ne

laisse aucun doute à cet égard. En jouant avec les multiples niveaux symboliques associés à

la lettre A, lřessai fait voir que lřépreuve quotidienne en laquelle se transmue lřexistence de

Prynne à la suite de sa relation adultère signe paradoxalement son appartenance culturelle

au Nouveau Monde. Un geste simple parvient à rendre possible cette alchimie : Prynne

renverse la honte qui pèse sur elle en brodant soigneusement de fil dřor la lettre quřelle est

forcée dřarborer. Cette broderie se révèle une façon de magnifier ce qui ne serait autrement

quřopprobre et infamie. Il sřagit, en somme, dřune fine manœuvre de lřhéroïne pour se

tailler une place dans le Nouveau Monde et pour y appartenir culturellement.

Lřessai « La lettre brodée » avance à coups dřentrelacs entre la fiction de

Hawthorne et le propos de Nepveu. Le recours à la symbolique de la lettre A permet à

Nepveu dřétablir une suite événementielle survenant dans la vie du personnage : le A

signifie d'abord l'Amérique et sa promesse édénique, puis il est le stigmate du péché

commis par Hester Prynne et le pasteur, pour enfin être le symbole dřune appropriation

subjective de lřexpérience américaine. Il est en outre le rappel constant de lřévénement qui

transforme le personnage et forge son rapport au Nouveau Monde. La narrativité repose,

dřune certaine manière, sur cette transformation, et sur les multiples plans, images fixes

présentant Prynne à différentes étapes de son parcours, que donne à lire lřessai.

Cette façon de convoquer lřexpérience dřun personnage de fiction, dřun personnage

historique ou dřun écrivain est récurrente dans Intérieurs du Nouveau Monde. Véritable

modus operandi, elle va jusquřà permettre à lřauteur dřamorcer lřessai comme sřil sřagissait

dřune anecdote ou dřun conte. Dans « La lettre brodée », déjà, lřorganisateur narratif

« Cřest lřhistoire de… » apparaissait dans lřessai, mais avec « La vocation du vide »,

onzième texte du recueil, il sřimpose dřemblée au lecteur. Ainsi placé au seuil du texte, il

54

oriente le lecteur vers une lecture narrativisante : « Cřest lřhistoire dřune jeune femme

célibataire qui écrit des poèmes, au milieu du XIXe siècle, dans une petite ville

nouvellement fondée, rude et désordonnée comme le sont dřordinaire les villes de

pionniers. La jeune femme sřappelle Almeda Roth. » (INM-241) La narration de la vie du

personnage se poursuit sur quelques pages, sans quřun propos idéel défini ne se manifeste,

ce qui a pour effet de renforcer le réflexe initial de lecture narrativisante. Il faut en effet

attendre quelques pages pour que cette histoire déclinée au début de lřessai prenne un sens

précis. On comprend au départ que le personnage dřAlmeda Roth, droit sorti dřune

nouvelle dřAlice Munro, présente plusieurs points communs avec lřécrivaine et poète

Emily Dickinson. Dans lřéconomie générale du recueil, lřapparition de cette figure a

quelque chose dřanachronique, puisque Emily Dickinson fait partie des « Recluses » de la

première section103

. Le rapport au Nouveau Monde convoqué par cet essai rappelle par

ailleurs toute une série dřactions et de figures propres aux essais de la première section :

broderie, univers onirique, réclusion dans une petite chambre et ouverture au monde des

sens par la poésie. Chemin faisant, le lecteur en vient à comprendre que ce retour de sujets

traités antérieurement est là pour offrir une prise à l'essayiste, dont lřambition est de

revisiter la prétendue différence entre « américanité » et « canadianité », dimension du

mythe américain jusque-là demeurée inexplorée: « Les affinités, si discrètes soient-elles,

quřesquisse le récit dřAlice Munro entre Almeda Roth et Emily Dickinson semblent

suggérer du même coup quřil nřy a pas dřopposition radicale entre un certain type de

rapport avec le Nouveau Monde au Canada ou aux États-Unis, à plus forte raison si lřon

examine la chose dřun point de vue féminin » (INM-249). Entre la poète Emily Dickinson

et le personnage de fiction dřAlice Munro, la distance est si infime, les différences sont si

minces quřelles rendent plausible le rapprochement. Cřest dřailleurs sur la base de ce

rapprochement que Nepveu avance lřidée selon laquelle lřexpérience intérieure, le repli sur

soi et la recherche dřune « voie personnelle et originale vers le monde extérieur » (INM-

254) seraient communs aux écrivains et écrivaines du Nouveau Monde, et non pas

réductibles à une certaine « canadianité » que tenteraient de définir les écrits dřAlice

Munro, et, dans divers autres registres, ceux de Northrop Frye, Margaret Atwood et Dennis

103

Le recueil est constitué par chronologie dřauteurs. Je reviendrai en détail sur cette construction dans le

chapitre 3, mais il est possible de prendre acte de cette construction dès à présent en consultant le tableau de

lřannexe I aux pages 124-125.

55

Lee. La différenciation de la littérature canadienne reposant sur « [l]e repli, lřintériorité, la

modestie, la conformité » (INM-250) ne tiendrait la route que mise en vis-à-vis avec une

définition raccourcie de la littérature états-unienne, celle que le discours de Nepveu,

précisément, tend à remettre en question. Autant dans la littérature canadienne que dans la

littérature états-unienne, on retrouverait la perspective dřun sujet qui sřéprouve dans la

démesure américaine et qui cherche à habiter, à faire sa place dans ce qui se présente à lui

dřabord comme un vide, un espace impropre à la culture. Almeda, par la proximité quřelle

entretient avec la figure dřEmily Dickinson, rendrait compte de cette subjectivité

américaine (il faut ici entendre lřAmérique comme entité continentale). Son histoire,

comme celles de Marie de lřIncarnation et de Hester Prynne, est mobilisée pour donner

corps à cette expérience de lřAmérique. « Almeda Roth, célibataire et poète, souffre-t-elle

donc de la maladie du Nouveau Monde ? Dans sa petite ville qui sřeffiloche vers un

marécage, à la frontière de la civilisation et de la nature sauvage, Almeda est-elle trop

timorée pour faire le saut pour vivre tout simplement […]? » (INM-253) se demande

initialement lřessayiste. Question rhétorique, puisque le propos de lřessai conduit tout droit

à lřidée que cette timidité force lřintrospection et permet au sujet de se tailler une place

dans le Nouveau Monde. Cette opération de transformation du rapport au monde apparaît

dans la fin du portrait dřAlmeda : « Sans doute héritière des loyalistes et du puritanisme

[…], Almeda fait de sa modestie une force, et son conservatisme devient une voie

personnelle, et originale vers le monde extérieur, réinventé par lřattention et la

concentration les plus vives. » (INM-254)

Le rapport subjectif au Nouveau Monde, lřexpérience intérieure du continent que se

propose dřexplorer Nepveu dans son recueil acquiert dans le cadre particulier des essais un

sens on ne peut plus concret. Par les exemples choisis ici, jřai voulu faire voir que le propos

idéel de lřessai ne peut être pensé indépendamment des êtres, des personnages qui font

lřépreuve de lřAmérique. Il y a fort à parier que cřest cette approche, puisant

nécessairement à même lřexpérience, qui engendre un sentiment de narrativité, en obligeant

à revenir à lřévénement et à mesurer la transformation quřil opère chez les écrivains, mais

aussi chez les personnages de fiction dřAmérique. Il me reste à présent à examiner

comment la narrativité se manifeste à lřéchelle de lřessai dans El insomnio de Bolívar.

56

2.5 El insomnio de Bolívar : un recueil d’essais?

Alors que les indications péritextuelles dřIntérieurs du Nouveau Monde Ŕ je pense

surtout au sous-titre, « Essais sur les littératures du Québec et des Amériques » Ŕ,

permettaient dřidentifier avec aisance la frontière entre « essai » et « recueil », celles de El

insomnio de Bolívar laissent planer un doute quant à la découpe. Sřagit-il dřun recueil ou

dřun long essai quadripartite ? Les « quatre considérations intempestives » quřannonce le

sous-titre nřont pas de valeur injonctive ou programmatique sur la lecture, la

« considération » nřétant une catégorie générique ni attestée ni usuelle. Cette ambiguïté

instaurée par le péritexte nřest sans doute pas indépendante du fait que les littératures

américaines dřexpression latine se sont toujours montrées réfractaires aux catégorisations

génériques étanches. En effet, ce que lřon désigne, dans la théorie française ou québécoise,

par les termes « dřéclatement » ou « dřhybridation des genres » semble sřêtre institué,

« avant lřheure » et sans quřil sřagisse dřune démarche théorique consciente, en tradition

dans les littératures dřAmérique. Cela se vérifie tant dans la pratique que dans la critique.

Ainsi, le lecteur de Galeano, de Borges ou de Cortázar, pour ne nommer que quelques

auteurs de textes brefs du continent, fait le plus souvent face à des objets littéraires qui

relèvent autant de lřessai que de la nouvelle et de la critique. Il devient bien malaisé de

reconnaître dans ces textes les traits dřune seule et même catégorie générique. Du côté de la

critique, un même constat semble avoir été posé ; José Martí, dans Nuestra América, José

Lezima Lama, dans La expresión americana et Ángel Rama, plus récemment et dans

Transculturación narrativa en América Latina, insistent sur la nature distincte de la pensée

américaine et sur les conséquences que cette distinction entraîne sur le plan poétique. Ces

critiques se font observateurs dřune tradition continentale qui se soucie peu des catégories

étanches et qui fait davantage œuvre dřintégration de divers discours Ŕ narratifs, critiques,

poétiques et philosophiques. Le jeu de lřétiquette générique devient, dans ces circonstances,

non seulement périlleux, mais vain. Cette perspective aide à comprendre la multiplicité des

termes employés pour désigner le recueil dans la littérature mexicaine et, plus largement,

dans les littératures latino-américaines. Les termes recopilación (recueil, compilation),

antología (anthologie) et compendio (précis, compendium) semblent utilisés

57

indistinctement pour parler de recueil104

. Fait curieux, au moment de nommer un objet

réunissant plusieurs poèmes ou essais dřun même auteur, le terme selección (sélection) est

préféré à celui de colección (collection), lřacte de sélection prévalant sur celui de réunion

des textes. On mesure ici lřécart entre la tradition critique québécoise et latino-américaine.

Dans le péritexte de El insomnio de Bolívar, le mot « essai » nřapparaît nulle part,

pas plus que celui de « recueil ». Seul le prix remporté par lřouvrage, le Premio Debate

Casa de América, remis depuis 2008 « dans le but dřengager la réflexion et la critique

autour de réalités de notre époque105

» peut mettre le lecteur sur la piste de lřessai, puisque

ce concours se limite à primer « les œuvres essayistiques, critiques et analytiques, les

chroniques ou les commentaires106

. » Lřabsence dřindication générique impliquait un choix

pour les suites de lřanalyse. Il paraissait raisonnable, pour plusieurs motifs Ŕ présence dřun

je non métaphorique, discours portant sur un objet culturel, réflexion logique mais de

nature non scientifique, auxquels éléments internes sřajoute le fait que Volpi a publié

antérieurement des recueils dřessais Ŕ de prendre le parti de considérer que cette œuvre est

de nature essayistique. De même, le découpage en sections, sur lequel je reviendrai au

chapitre 3, permet dřenvisager le livre de Volpi comme un recueil. Ce choix nřest pas

strictement lřexpression dřune décision arbitraire et il trouve dans le texte lui-même ses

justifications : lřautonomie relative des sections est signalée clairement par des sous-titres

et par des vignettes liminaires identiques à celles qui précèdent les chapitres des romans du

siècle dřor espagnol. De plus, la forme adoptée varie dřune partie à lřautre, faisant passer le

discours par différents états, allant de lřécriture diariste à lřécriture dřanticipation. Ces sauts

formels sont embarrassants dans la perspective dřune lecture unitaire. De fait, la

construction insiste plutôt sur la « collection » des différents aspects de la problématique

qui occupe lřauteur plus que sur le développement dřune seule et même question.

104

Lřusage du terme « anthologie » reste toutefois réservé à des textes sélectionnés sur la base de leur

excellence et de leur nature représentative de la poétique de lřauteur. 105

« La Casa de América y Random House Mondadori - sello editorial Debate, convocan este premio desde

2008 con el propósito de fomentar la reflexión y la crítica en torno a las realidades de nuestro tiempo. », dans

« Premios », Casamérica, [en ligne]. http://www.casamerica.es/premios/premio-iberoamericano-debate-casa-

de-america. [Site consulté le 6 juin 2013]. 106

« [La Casa de América y Random House Mondadori] animan a participar a este certamen con obras de

ensayo, análisis, crónica, comentario o crítica. » Id.

58

Dans la perspective envisagée ici, on trouve donc quatre essais dans le recueil El

insomnio de Bolívar, et jřexaminerai la potentialité narrative de chacun dřeux, toujours à

partir des outils fournis par Roger Odin et René Audet.

2.6 La narrativité des essais de El insomnio de Bolívar

Le premier essai du recueil de Volpi est chapeauté de lřintitulé « Défaire

lřAmérique107

», lequel annonce clairement la volonté quřa lřauteur de remettre en question

lřunité latino-américaine, de mettre à mal le construit politique quřest la latinité. Il ne

sřouvre toutefois pas sur lřénonciation de concepts théoriques convoquant ces termes, mais

plutôt sur une scène montrant Simón Bolívar au repos, désespéré de ce qui apparaît comme

une série dřéchecs consécutifs rencontrés au cours de la campagne du Magdalena. La

difficulté de cette campagne le taraude et lřempêche de dormir, elle le tient dans un état

insomniaque qui renvoie bien entendu au titre du recueil. On sait pourtant que,

contrairement à ce qui est avancé dans ce passage par Volpi, la campagne du Magdalena a

été un succès et a ultimement conduit à la libération de certaines régions clés dans les

guerres dřindépendance de lřAmérique latine. Le passage se révèle donc résolument narratif

et ouvertement fabulateur. Il livre en somme ce que Volpi veut bien prétendre être les

pensées intimes du Libertador:

La toux lui déchire les muscles, et son torse donne lřimpression de se fendre en deux: il est

quatre heures du matin et le Libertador Ŕ cřest ainsi quřon lřappelle Ŕ nřarrive pas à trouver

sommeil. Cela fait maintenant des jours quřil ne dort pas bien, au moins depuis quřil sřest

engagé dans cette pénible avancée sur les rives du fleuve Magdalena. Plus fatigué que jamais, il

se laisse choir sur le lit, se concentre et ferme les paupières avec force. […] Rien ne reste, en

effet, de son œuvre. Si, à la rigueur, il arrivait à échapper à la mort, ce serait pour abandonner

ces terres, cette fois à jamais, sans avoir donné forme à son désir : une Amérique espagnole

libre, une Amérique espagnole unie, une Amérique espagnole prospère […]. Son rêve Ŕ le sien

et celui de personne dřautre Ŕ est en ruines. Il est impossible de dominer des peuples aussi

sauvages, aussi traîtres, aussi ingrats. Sa foi, il le sait désormais, sřest transformée en

cauchemar […]. Peut-être là-bas [à la quinta de San Pedro Alejandrino], en compagnie de ses

derniers fidèles, pourra-t-il enfin dormir108

. (IB-29-30)

107

« Deshacer la América ». 108

« La tos le desgarra los músculos, como si el pecho se le partiese en dos : son las cuatro de la madrugada y

el Libertador Ŕ así lo llaman Ŕ no logra conciliar el sueño. Hace días que no duerme bien, al menos desde que

se embarcó en este penoso descenso por el Magdalena. Más cansado que nunca, se deja caer sobre el lecho, se

concentra y cierra los párpados con fuerza. No puede dormir.[…] Nada queda, en efecto, de su obra. Si acaso

llegase a esquivar la muerte, sería para abandonar estas tierras, esta vez para siempre, sin haber afianzado su

deseo : una América española libre, una América española unida, una América española prñspera. […] Su

sueño Ŕ suyo y de nadie más Ŕ es una ruina. Imposible domeñar pueblos tan agrestes, tan traicioneros, tan

ingratos. Su fe, ahora lo sabe, se decantñ en pesadilla. […] Tal vez allí [en la quinta de San Pedro

Alejandrino], en compañia de sus últimos fieles, al fin podrá dormir. »

59

Il est difficile de ne pas voir lřinsistance avec laquelle Volpi présente le projet dřune

Amérique latine unie comme étant le fantasme Ŕ le rêve Ŕ dřun seul homme, rêve qui

semble sřécrouler au contact de la réalité. Ce décalage entre le rêve et la réalité est à

lřorigine de lřinsomnie évoquée par le passage, dans lequel Volpi met en scène une sorte

dřexamen de conscience du Libertador. En présentant lřAmérique latine comme un colosse

aux pieds dřargile, comme une utopie politique en laquelle même son fondateur ne peut

véritablement croire en raison des difficultés rencontrées dans le réel, Volpi oppose déjà

lřexpérience intérieure du continent et lřhéritage dřune conception prédéterminée du

devenir américain. Au point de vue rhétorique, le recours à la narrativité et à la fiction sert

ainsi à réduire lřadversaire Ŕ lřhéritage bolivarien Ŕ à lřidée de rêve. Mais cette opposition

entre lřexpérience et lřutopie présentée par le recours au discours indirect libre du

personnage bolivarien ne se replie par sur elle-même ; elle est immédiatement relayée par

lřexpérience de lřessayiste lui-même. En effet, ce passage narratif ouvre la voie à la suite de

lřessai, où Volpi rend compte, par lřintermédiaire dřun carnet de voyage, des multiples

allers-retours quřil a lui-même effectués dans les Amériques.

Intitulé « À vol dřoiseau109

», le carnet consigne différents épisodes par lesquels se

confirme le sentiment dřétrangeté du je par rapport au vaste ensemble latino-américain.

Santa Cruz de la Sierra, Caracas, México, Santiago de Chile, Managua … : les villes, les

pays dřAmérique latine et les identités locales quřelles renferment se succèdent dans les

diverses entrées du carnet de Volpi. Les réflexions éminemment politiques qui sont

ébauchées se joignent à une expérience intérieure de lřAmérique latine, qui incline lřauteur

à réfléchir sur le rapport identitaire quřil entretient avec les pays quřil parcourt, et où

visiblement il évolue en touriste bien plus quřen habitant. Les entrées se présentent comme

une série dřinstantanés qui relèvent les différences entre lřidentité du je et celle des lieux

quřil traverse. Ainsi en est-il de ce passage où il rappelle lřexpérience dřune grève générale

ayant paralysé la ville bolivienne de Santa Cruz de la Sierra :

Je passe quelques jours paisibles à déambuler dans les rues et les marchés de la ville, ayant peu

à faire, dans lřattente du grand jour [celui du congrès auquel il est convié]. À la différence de ce

qui se passe dans mon pays, où les grèves ont disparu grâce à la corruption docile de nos

leaders syndicaux, ici tout le monde prend la chose très au sérieux. Une grève générale est Ŕ

difficile à imaginer au Mexique Ŕ une grève générale. En dřautres mots : personne ne travaille

109

« A vuelo de pájaro », p. 30.

60

et, plus surprenant encore, personne ne peut sortir en automobile, sous peine de finir avec un

pare-brise éclaté110

. (IB-32)

La posture adoptée par lřessayiste est celle du marcheur, de celui qui voit les événements de

près et qui est autorisé au constat dřune différence significative entre la prétention à lřunité

latino-américaine et certains particularismes politiques, culturels et sociaux. Lřimage de la

grève qui se prépare sert ici à marquer les divisions importantes qui existent dans la façon

de mener une lutte sociale en Amérique latine. Elle cristallise en un plan, en un micro-récit,

lřune des différences entre le Mexique, qui sert de point de comparaison, et la Bolivie.

Cette façon de faire emprunte à la narrativité en ce sens quřelle plonge le lecteur dans le

rendu dřévénements vécus par lřessayiste et ce, même si elle nřévoque pas une séquence

dřactions. La posture du marcheur et les images saisies coupent de la distance installée par

une argumentation basée sur des idées en obligeant à la proximité de la perception. On

comprend mieux la pertinence dřune approche de la narrativité reposant sur des micro-

récits sřinscrivant dans une succession Ŕ lřapproche de Roger Odin Ŕ dans lřéconomie de

cette démarche. Le je, dépeint comme un marcheur, saisit par bribes la réalité et en présente

certaines images fortes, qui lui permettent dřune certaine façon dřavancer sur le terrain

argumentatif, mais dřabord et avant tout de rendre compte de la distance quřil perçoit

chaque fois davantage entre le discours sur lřAmérique latine comme ensemble uni et sa

propre expérience de la fragmentation du continent.

Dans ce premier essai, Volpi présente dřabord Simón Bolívar non comme un

personnage historique intouchable mais comme un homme, qui plus est comme un homme

habité par la crainte que le projet dřune Amérique latine unie soit intenable. Les différences

multiples que celui-ci constate entre les peuples habitant le continent depuis ses origines

rendent impossible la réalisation de lřutopie pensée par les Européens. Cřest, du moins, ce

que la mise en scène du personnage et de ses pensées intimes révèle. Prenant le relais de

cette image fabulée du Libertador, Volpi présente ses carnets de voyage et, se saisissant

dřimages fortes et contrastées du continent, il fait voir la grande diversité qui le traverse et

110

« Paso unos días apacibles deambulado por las calles y mercados de la ciudad, sin mucho que hacer, en

espera del gran día. A diferencia de mi país, donde las huelgas se han extinguido gracias a la dócil corrupción

de nuestros líderes sindicales, aquí todo el mundo se toma la cosa muy en serio. Una huelga general es Ŕ nadie

lo creería en México Ŕ una huelga general. En otras palabras : nadie trabaja y, lo más sorprendente, nadie

puede salir a la calle en automóvil bajo la amenaza de terminar con el parabrisas apedreado. »

61

empêche de le considérer comme unitaire. Bien que les réflexions que lřessai de Volpi

renferme se déclinent sur un mode ironique étranger à la gravité et au sérieux dřIntérieurs

du Nouveau Monde, on sent dans El insomnio de Bolívar une attention semblable portée à

la question de la subjectivité dans lřexpérience américaine. Lřexpérience permet, comme

chez Nepveu, de sřaffranchir dřune vision du monde héritée du rêve européen. Le propos de

lřessai sřarrime à ces expériences du continent et, plutôt que dřavancer directement par la

prose idéelle ou argumentative, il sřinsinue par ces micro-récits et ces images fortes. Ce

nřest dřailleurs quřà la suite de ce carnet de voyage que Volpi pose de but en blanc la

question qui lřoccupera par la suite tout au long du recueil : « Et si lřAmérique latine

nřexistait plus ? Si elle était un mirage, lřobsession de quelques politiciens, une illusion, la

trace dřun idéal éteint, un piège, un espace vacant, un fantôme ou un zombi, un pieux

mensonge, un simple rêve111

? » (IB-55). Cette question, sans cesse ralliée à la figure de

Bolívar, servira, comme je le montrerai au chapitre 3, de ligne directrice au recueil.

Le second essai du recueil est plus près de lřessai polémique et il puise moins, dans

son développement, dans les ressources du narratif. Le propos, qui consiste à montrer que

la démocratie nřa jamais véritablement gagné lřAmérique latine, reste ancré dans le

politique et lřargumentatif. Mais il demeure que lřessai sřamorce par une formule qui fait

appel à la fiction et à la narrativité. Une fois de plus, cřest la posture du voyageur et du

marcheur qui est mise de lřavant et qui devient gage dřune perception plus arrimée à la

réalité et à lřexpérience du continent :

Si un voyageur venu de loin Ŕ de préférence un aristocrate français du XIXe siècle ou un

étranger du XXIe siècle Ŕ sřaventurait aujourdřhui en Amérique latine avec lřintention dřétudier

son organisation politique, que verrait-il ? […] Dřemblée, notre hypothétique voyageur ne

tarderait sans doute pas à se rendre compte du fait que, à la différence de ce qui se passe

ailleurs, en Amérique latine la démocratie nřa été quřune épine au pied et un projet toujours

remis à plus tard, une promesse et une source dřangoisse, une calamité et un rêve112

[…]. (IB-

89-90)

111

« Y si América Latina ya no existe ? Si fuera un espejismo, la obsesión de unos cuantos políticos, una

ilusión, la huella de un ideal extinto, una trampa, un hueco, un fantasma o un zombi, una mentira piadosa, un

simple sueño ? » 112

« Si un viajero distante Ŕ de preferencia un aristócrata francés del siglo XIX o un alienígena del siglo XXI

se aventurase hoy en América Latina con la intención de estudiar su organización política, ¿ qué vería ? […]

De entrada, nuestro hipotético viajero quizá no tardaría en darse cuenta de que, a diferencia de lo que ocurre

en otras partes, en América Latina la democracia ha sido incómodo aguijón y un anhelo siempre pospuesto,

una promesa y una fuente de angustia, una calamidad y un sueðo […]. »

62

Sans quřil soit possible dřaccorder à lřessai un élan résolument narratif, on sent une fois de

plus la nécessité dřincarner le propos idéel pour mettre en marche la mécanique

argumentative. Le troisième essai du recueil reprend également ce procédé dřamorce

narrative par le recours à une histoire drôle. Déposée au seuil du texte, sans préambule ni

justification, cette histoire qui tombe à plat et crée un effet dřétrangeté, voire de malaise,

laisse a priori le lecteur sceptique. Lřessayiste ne lřignore pas, qui affirme que « chaque

fois quř[il] a conté cette blague, [il a] fait face aux mêmes démonstrations dřindifférence,

de stupéfaction ou de moquerie : cette blague nřest pas mauvaise, elle est extrêmement

mauvaise, voire lamentable113

. » (IB-151). Volpi explique rapidement que la blague ne se

trouve pas là pour elle-même, mais plutôt pour la situation à laquelle elle renvoie, une

rencontre dřauteurs ayant lieu à Séville, dont le but est de réfléchir aux caractéristiques

propres à la littérature latino-américaine contemporaine. Cřest Roberto Bolaðo, déjà à cette

époque figure clé de la « nouvelle génération dřécrivains latino-américains », qui se trouve

à être narrateur de la blague, ce qui en fait de facto une histoire appréciée par tous. Cet

épisode, nouvelle mise en scène à laquelle recourt lřauteur, sert à montrer que la fraternité

des auteurs latino-américains est une apparence plus quřun fait avéré. Postulant que cřest le

congrès organisé en 1999 par la Casa América de Madrid qui a à lui seul créé lřunité

supposée de la nouvelle génération dřécrivains latino-américains, Volpi montre que la

réunion de Séville ne fait que pousser à son extrême limite lřabsurdité en tentant de mettre

le doigt sur lřessence de la littérature latino-américaine actuelle. Le collectif dřessais et de

textes critiques qui résulte de la rencontre est pour Volpi une somme dřexpédients et de

réflexions forcées :

Ce travail exige de notre part un exercice dřautoanalyse qui contraste avec notre désinvolture :

nous nous sentons contraints de nous trouver des points de contact pour la seule raison que,

après une bonne dose de vin, nous feignons dřêtre amis, potes, camarades, collègues ou

compères. Nous parlons tous la même langue, aspirons tous au succès Ŕ un succès qui, pour tout

écrivain latino-américain, ne peut se mesurer quřavec celui du Boom Ŕ nous admirons tous

Bolaño et nous ignorons tous, en réalité, ce que signifie être un écrivain latino-américain114

.

(IB-153)

113

« Cada vez que he vuelto a conter este chiste he recibido las mismas muestras de indiferencia, pasmo o

burla : no un chiste malo, sino un chiste malísimo, un chiste pésimo. » 114

« Se nos exige un ejercicio de autoanalisis que contrasta con nuestra desfachatez : nos sentimos obligados

a encontrar puntos de contacto entre nosotros sólo porque, después de ingentes dosis de rioja y de jabugo,

fingimos ser amigos, cuates, patas, coleguis o compadres. Todos hablamos la misma lengua, todos aspiramos

al éxito Ŕ un éxito que, para cualquier escritor latino-americano, sólo puede medirse con el Boom- todos,

admiramos a Bolaño y todos desconocemos, en realidad, lo que significa ser un escritor latinoamericano

[…] ».

63

Au-delà du sentiment dřimposture quřil décrit, ce que dénonce Volpi, cřest la construction

dřune tradition littéraire « latino-américaine » qui repose sur des exercices factices, sur des

rapprochements obligés. Il nřest dřailleurs pas accidentel que les deux rencontres évoquées

aient lieu en Espagne, à Séville et à Madrid ; il sřagit dřune autre façon de montrer que

lřensemble latino-américain nřexiste que par la valorisation quřen fait lřEspagne, par la

mise en place dřune certaine spécularité entre le succès des auteurs actuels mexicains,

chiliens, péruviens et leurs « homologues » des années 1970. La narrativité repose ici

davantage sur lřanecdote que sur le principe du micro-récit. Il demeure que lřexpérience

apparaît de nouveau indissociable du propos tenu sur la latinité, que la plongée dans le vécu

du je permet au propos idéel dřémerger.

Le quatrième et dernier essai du recueil confronte le lecteur à un discours éloigné de

celui de la prose essayistique, qui se rapproche du roman dřanticipation. Intitulé « Des

extrêmes qui se touchent », lřessai dresse dans un premier temps le portrait politique du

sous-continent américain à lřépoque de la parution du recueil, soit en 2009. Il enchaîne,

dans un second temps, sur une série de prédictions de ce que le futur réserve à lřAmérique

latine. Projetant le devenir du sous-continent en 2010, puis en 2050 et ainsi de suite

jusquřen 2110, lřauteur ébauche à grands traits et à grands coups dřironie la dystopie

politique que deviendrait une Amérique latine unie, formant une alliance stratégique avec le

Brésil pour faire face à la domination états-unienne. Plongé dans lřunivers de la (science)-

fiction, lřessai utilise dřune certaine façon les ressources du récit Ŕ chronologie, succession,

transformation des actants Ŕ mais cřest en toute dernière instance quřil ravive plus

spécifiquement un sentiment de narrativité chez le lecteur, en réintroduisant le personnage

de Bolívar.

Le Libertador sřagite dans son lit de la maison de campagne de San Pedro Alejandrino : une

nouvelle quinte de toux secoue son corps faible, malade. […] Le Libertador fait un effort pour

lever la main, balbutier un mot de remerciement ou prononcer une phrase pour la postérité, mais

à peine lui reste-t-il des forces. Les mots se noient dans sa gorge : trop dřannées de luttes, de

déboires, dřéchecs. Une Amérique unie, quelle idée ! Il sait sa fin proche et se sent

soudainement serein, en paix. Un sourire sřesquisse sur son visage, qui sřillumine. Enfin il

pourra dormir115

. (IB-258-259)

115

« El Libertador se remueve en su lecho en la quinta de San Pedro Alejandrino : un nuevo ataque de tos

estremece su cuerpo débil, enfermo. […]El Libertador hace un esfuerzo para levantar la mano, balbucir una

palabra de agradecimiento o dictar una sentencia para el futuro, pero apenas le quedan fuerzas. Las palabras

se ahogan en su garganta : demasiados años de luchas, sinsabores, fracasos. Una América unida, menudo

64

Mort du Libertador, fin de El insomnio de Bolívar : cette double fin marque en quelque

sorte la transformation opérée chez un personnage dont le rêve, converti dans le cadre de

lřessai en « insomnie », sřéteint, ouvrant la voie à un autre rapport à lřAmérique. Le micro-

récit final permet dřenvisager la virtualité dřune suite, dřun relais quřappelle Volpi par son

essai, mais il sřarticule également aux images du personnage de Bolívar qui ont précédé

celle-ci. Lřapport de la narrativité est, entre autres choses, de faire en sorte que le discours

sur la latinité tenu dans lřessai ne puisse être départagé des deux expériences qui la portent,

celle du je et celle du personnage fabulé de Bolívar.

***

Dans les trois extraits dřIntérieurs du Nouveau Monde que nous avons vus, comme

dans les essais dřIntérieurs du Nouveau monde, le genre essayistique carbure à cette

intrication entre des micro-récits Ŕ des plans Ŕ liés à une expérience humaine, et à ce que

lřon identifie comme étant de la prose idéelle, comme une réflexion de nature

enthymématique. Pour arriver aux conclusions de ce chapitre en terrain sûr, jřen rappellerai

le point de départ, qui était de vérifier lřhypothèse dřune analogie structurelle entre lřessai

et le récit proposée par André Belleau. La liberté formelle de laquelle se réclame lřessai, et

qui se vérifie par la diversité des cas de figure réunis sous cette appellation générique, nous

est apparue incompatible avec les invariants du récit identifiés par les structuralistes et les

théoriciens contemporains du récit. Le but poursuivi par ce mémoire étant de parvenir à

décrire la narrativité qui se manifeste dans lřessai sans reconduire lřidée quřelle nřy

apparaît que par séquences ou inserts, il mřa semblé que lřouverture dřune perspective

intermédiaire, recourant à la notion de narrativité plutôt quřà celle de récit, permettait de

décrire avec justesse le tissu discursif des essais à lřétude. Ces conclusions concernent

évidemment les seuls essais étudiés, que jřai choisis, dans le cas dřIntérieurs du Nouveau

Monde, parce quřils sont évocateurs dřune manière essayistique qui puise dans la

narrativité, et non parce quřils sont représentatifs du recueil dans sa totalité.

disparate. Sabe que el fin está cerca y de pronto se siente tranquilo, en paz. Casi sonríe mientras su semblante

se llena de luz. Al fin podrá dormir. »

65

Je terminerai ce chapitre en appelant à lřappui de ma démonstration certaines

conclusions apportées par Douglas Hesse dans un article intitulé « Stories in Essays116

».

Passant en revue un échantillon significatif de manuels portant sur lřécriture de lřessai,

Hesse constate quřun certain consensus sřest établi dans le discours de ces ouvrages à

lřeffet que les passages narratifs quřaccueille lřessai soient nécessairement considérés

comme une illustration mise au service de lřargumentation. Lřarticle réfute cette fonction

dřillustration des « passages narratifs » en cinq points de forme. Le quatrième de ces cinq

points se lit ainsi : « Les essais narratifs ne prouvent pas des arguments, ils les constituent

en donnant aux propositions une place dans lřhistoire. Les arguments sont des événements

dans lřessai comme histoire117

». Précisant sa pensée, Hesse soutient par la suite quř « avec

cette proposition, [il] nřargumente pas pour que lřon abandonne lřidée que les histoires

soutiennent des arguments, mais pour que lřon considère la preuve comme enracinée dans

le processus [narratif], comme la mise en place dřarguments dans une existence

plausible118

». Il donne en guise dřexemple un essai de E.B. White, « The Age of Dust »,

dont lřidée principale est la critique dřun article faisant état dřune guerre reposant sur la

dissémination de particules de poussière toxiques, contre lesquelles il est heureusement

possible de se protéger à lřaide dřun mouchoir. Le propos est introduit par la mise en scène

de la jeune enfant de lřessayiste se balançant dans la cour arrière, démunie de tout mouchoir

et donc potentiellement vulnérable. Le texte consiste en une série dřallers-retours entre

lřimage de lřenfant et la critique de lřarticle. Selon Hesse, la justification classique de la

mise en scène de lřenfant serait lřappel à un certain pathos chez le lecteur ; pourtant, il lui

semble que dans ce cas précis, comme dans bien dřautres quřil évoque par ailleurs, « les

idées sont des événements de lřhistoire. Lřessai persuade non pas en avançant un ensemble

de propositions et de preuves formelles, mais en nous faisant nous déplacer, par le discours

narratif, dřune scène à une autre119

. » Lřimage de lřenfant ne serait pas un moyen

116

Douglas Hesse, « Stories in Essays, Essays as Stories », dans Chris Anderson [dir.], Literary Nonfiction.

Theory, Criticism, Pedagogy, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1989, p. 176-196. 117

Ibid., p. 185. « Narrative essays donřt prove points, they make them by giving propositions a place in

story. » 118

Id. « With this proposition I am not arguing that we abandon the idea that stories prove points but that we

understand proof as rooted in making, the bringing of points into plausible existence. » 119

Ibid., p. 188. « The ideas there are events in the story. The essay persuades not by offering propositions

and formal proof but by moving us through narrative from one scene to another. »

66

dřargumenter, elle serait le discours lui-même. Cřest bien ce phénomène qui semble à

lřœuvre dans Intérieurs du Nouveau Monde autant que dans El insomnio de Bolívar.

Autonome dans son fonctionnement, lřessai peut recourir à la narrativité, ce qui ne

revient pas à dire quřil agit comme un récit. Il reste à voir si le recueil est lui aussi structuré

par la narrativité.

67

Chapitre 3 : de la narrativité du recueil d’essais

En passant au crible les affirmations de Belleau quant à la possibilité que lřessai soit

un « récit idéel » et en arrivant à la conclusion que la notion de récit nřétait pas opératoire

pour décrire les moyens de lřessai, jřavançais, aussi bien le reconnaître, en terrain

confortable, puisque jřempruntais la voie tracée par Marc Angenot, dont jřai fait valoir plus

tôt lřautorité. En revanche, au moment de proposer que certains essais fonctionnent sur un

mode narratif, je me suis trouvée dans une position plus polémique ou, à tout le moins,

moins consensuelle. Jřai en effet déjà montré quřil est dřusage plus courant de considérer

que lřessai accueille des passages narratifs dans une matrice toujours argumentative,

comme le fait notamment Pascal Riendeau. Cette position, si elle se révèle tout à fait juste

pour lřétude de certains essais où le narratif est mis à profit pour exemplifier un propos

idéel, a toutefois le défaut de faire écran à lřidée que lřessai puisse être narratif dans son

fonctionnement même, que certains éléments intrinsèques aux essais puissent appeler une

lecture narrativisante. Cette dernière position, que jřai défendue et que je maintiens

évidemment, entraîne un certain nombre de questions sous-jacentes, parmi lesquelles

sřimpose celle de la relation que lřessai, genre bref dans certaines circonstances, entretient

avec le contexte dans lequel il (ap)paraît. Dans ce dernier chapitre, cette question sera donc

discutée et il me faudra voir si la narrativité, dont jřai décrit le fonctionnement à lřéchelle

de lřessai, est une notion apte à rendre compte de la construction des recueils étudiés, cřest-

à-dire à une échelle macro-structurelle. La notion de narrativité recoupe, dans cette

perspective, lřarticulation syntagmatique du recueil, ce qui constituera lřaxe dřétude

principal de ce chapitre.

3.1 Réflexion préliminaire sur le recueil

Je commencerai par énoncer ce qui peut sřapparenter à une évidence, mais qui

constitue pourtant le point de départ de la réflexion que je mènerai tout au long de ce

chapitre : le recueil est un objet complexe à décrire et à appréhender du fait des deux strates

poétiques quřil superpose, celle du genre des parties quřil rassemble et celle de la totalité

quřil constitue. Le genre des textes réunis au sein dřun recueil est, de façon générale, aisé à

circonscrire, ce qui a pour effet de reléguer au second plan la dimension du recueil lui-

68

même dans le processus dřidentification de lřouvrage et de mettre au premier plan le

contenu des textes réunis, « essais », « poèmes » et « nouvelles ». Ni genre ni forme, le

recueil souffre dřune indétermination qui complexifie sa saisie. Je ne suis pas la première à

formuler une telle observation. Richard Saint-Gelais remarque à juste titre que « [l]e recueil

ne sera jamais un genre, ni une forme pure : réunion de nouvelles, de poèmes, d’essais, de

tout cela mêlé parfois, le recueil est immanquablement lesté de ce dont il est fait, de ce avec

quoi il travaille, de ce dont, en même temps, il doit en quelque sorte se démarquer, jamais

complètement120

. » La dialectique continue que le recueil entretient avec les textes brefs

quřil rassemble lřempêche, il est vrai, de se « démarquer complètement » du genre poétique

de ses parties. En revanche, il ne saurait être défini au plan poétique par une seule

« extension des traits génériques121

» de ces parties, lřarchitecture du recueil relevant de

facteurs extrinsèques aux genres des textes brefs, poèmes, essais ou nouvelles. Aussi, si la

description dřun recueil de nouvelles par sa narrativité tombe sous le sens dans bien des cas

Ŕ surtout lorsque les personnages ou les lieux, circulant dřune nouvelle à lřautre, recréent

certains des mécanismes de lecture à lřœuvre dans un roman composé de multiples

chapitres Ŕ, lřessai ou le poème se prêtent moins à une assimilation du fonctionnement des

parties à celui du tout. Pour parler à partir dřun cas concret, je donnerai pour exemple le

recueil de chroniques, qui, indépendamment de la forme quřil adopte, ne peut reposer sur le

même effet de sens que la chronique elle-même, inscrite dans lřactualité et misant sur ce

dialogue avec les circonstances du réel dans lesquelles elle sřancre.

Jřai pour ma part émis lřhypothèse que, dans le corpus étudié ici, autant les essais

que le recueil sont organisés par une certaine narrativité. On se trouve donc dans un cas

intermédiaire, où lřon est en mesure de constater lřinfluence de la narrativité tant dans le

fonctionnement unitaire que parcellaire de lřobjet-recueil, sans que cela constitue une

extension des traits génériques des parties. Je montrerai toutefois quřen dépit du fait que

certains éléments narratifs identifiés au chapitre précédent agissent comme interface entre

lřessai et le recueil, la narrativité de chacun dřeux repose sur une dynamique qui lui est

propre.

120

Richard Saint-Gelais, « Le roman saisi par la logique du recueil », dans Irène Langlet [dir.], Le recueil

littéraire. Pratiques et théorie d’une forme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 223. 121

René Audet, « Le recueil : enjeux poétiques et génériques », op.cit., f. 18-19.

69

3.2 Le recueil : de l’objet d’assemblage à l’objet livre

Comme le terme lui-même lřindique, « recueil » Ŕ dont la racine latine colligere

rappelle lřacte de « recueillir, rassembler122

» Ŕ, le recueil est traditionnellement un objet de

composition, de réunion de parties autonomes au sein dřun même ouvrage. Ce critère

apparaît dans la définition du recueil quřavance René Audet dans sa thèse sur le sujet, et qui

semble jusquřici inégalée en termes de précision et de concision :

De façon très concrète, le recueil pourrait être défini comme un livre rassemblant un ensemble

de textes autonomes écrits par un seul auteur ; il est généralement publié du vivant de l'auteur

ou, dans le cas d'une publication posthume, peut parfois correspondre à un projet qu'il aurait

établi sans le mener à terme ; les textes rassemblés appartiennent généralement à l'un des trois

genres les plus communs (nouvelle, poésie, essai)123

.

Conformément à ce quřavance Audet dans cette définition, le terme « recueil » recouvre

lřidée dřun certain nombre de textes Ŕ dans le cas précis de cette étude, des essais Ŕ colligés

et organisés en fonction de la logique interne de lřouvrage quřils concourent mutuellement

à édifier. Plus que le recueil de nouvelles ou de poèmes, que la définition dřAudet embrasse

également, le recueil dřessais repose sur une « poétique de la reprise124

», autrement dit sur

un détachement de lřessai par rapport aux circonstances qui lřont vu naître préalablement à

son insertion dans un recueil. Poétique de la reprise, donc, au double sens du mot reprise :

acte de re-publication dans un nouveau contexte éditorial, et acte de reprisage,

dřassimilation à un tissu textuel formé par les textes auxquels on lřadjoint.

Dans lřhistoire de la constitution du genre de lřessai au Québec, cette dimension de

collection et de sélection de textes sřest avérée fondamentale et elle a revêtu un sens bien

précis, puisque les premiers recueils dřessais se sont attachés à reprendre des textes dřun

même auteur parus dans divers lieux éditoriaux et à différentes époques pour les rassembler

en un seul livre. Le décalage chronologique entre la parution des essais et celle du recueil a

alors permis de mettre en lumière la qualité proprement littéraire des essais, dont la

pertinence ne se trouvait en rien affectée par le passage du temps et quřune publication sous

forme de recueil ravivait tout en lřinvestissant de sens nouveaux. Ce travail de sélection et

de réunion permettait à François Ricard de soutenir, en 1977, que « la grande majorité des

122

« Recueillir », dans Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNTRL) [en ligne].

http://www.cnrtl.fr/etymologie/recueillir [Site consulté le 19 août 2013]. 123

René Audet, « Le recueil : enjeux poétiques et génériques », op.cit., f. 41. 124

Ibid, f. 123.

70

essais, depuis 1960 [étaient] des recueils, cřest-à-dire le produit dřun regroupement, après

coup, de textes dřabord parus dans des périodiques125

. » Le changement de contexte

éditorial auquel Ricard fait référence se trouve alors implicitement attaché au travail de

constitution du recueil, au point où François Dumont affirme, dans la prologue du collectif

phare quřil a dirigé 22 ans plus tard sur la question du recueil dřessais au Québec, La

pensée composée126

, que « [l]a sélection, la réécriture et lřorganisation des textes retenus

sont des aspects avec lesquels doit compter la poétique du recueil127

». Le recueil ainsi

décrit par Audet, Ricard et Dumont serait, en somme, toujours second par rapport à

lřécriture des essais qui le composent et il serait le fruit dřun travail éditorial.

Le réaménagement et lřassemblage dřessais en livre, pratique aussi nommée

« essai-collage128

», a dřailleurs donné son titre à la collection « Papiers collés », sans

contredit la plus importante des collections consacrées à la publication dřessais au Québec.

Celle-ci accueille lřensemble de la production essayistique de Pierre Nepveu et cřest donc à

cette enseigne que loge Intérieurs du Nouveau Monde, objet certes constitué de parties

autonomes, mais néanmoins conçu et pensé a priori comme un ensemble. Les textes

dřIntérieurs du Nouveau Monde sont planifiés en fonction de lřobjet livre quřils formeront

au final. En effet, la majorité des essais que porte Intérieurs du Nouveau Monde étaient

inédits129

avant la publication du recueil; ils nřont donc pas été lřobjet, comme cela est

fréquent avec le recueil dřessais, dřune première publication dans une revue ou dans un

collectif dřauteurs, par exemple. Il peut paraître anodin de sřarrêter à cette particularité du

125

François Ricard, « IV. Lřessai », dans Études françaises, vol. XIII, n° 3-4 (octobre 1977), p. 369. Ricard

précise que ce phénomène ne se limite pas à la production essayistique québécoise. 126

François Dumont [dir.], La pensée composée : formes du recueil et constitution de l’essai québécois,

Québec, Nota bene (Cahiers du Centre de recherche en littérature québécoise, n° 25), 1999, 286 p. 127

Ibid., p. 5. 128

Lřexpression est de François Dumont, qui lřutilise pour désigner précisément des textes essayistiques

quřon a extraits de leurs circonstances de publication initiales pour les rassembler sous la forme dřun recueil.

Voir à ce sujet François Dumont, « Lřessai littéraire québécois des années quatre-vingt : la collection ŖPapiers

collésŗ », dans Recherches sociographiques, vol. XXXIII, n° 2, 1992, p. 323-335. 129

La note bibliographique qui clôt Intérieurs du Nouveau Monde renseigne le lecteur à cet égard. Seuls « Le

poème québécois de lřAmérique », « Résidence sur la terre américaine » et « Lettre dřadieu à Terezita de

Jesús » ont été publiés en pièces détachées dans Études françaises, Voix et images et Liberté respectivement.

Le péritexte de El insomnio de Bolívar ne comporte pas de pareilles indications. Une date met toutefois fin au

recueil, ce qui permet de croire que lřécriture sřest faite en continu. Le blog de lřauteur, qui ne contient aucun

passage intégral du livre, présente néanmoins des réflexions similaires à celles présentes dans lřouvrage. Voir

Jorge Volpi, El boomeran(g), [en ligne]. http://www.elboomeran.com/blog-archivo/12/jorge-volpi/7/2011/

[Site consulté le 24 juin 2013].

71

recueil de Nepveu Ŕ lřobjet littéraire, après tout, sřétudie au-delà des « intentions » qui

prévalent à sa composition et peut être appréhendé dans sa forme définitive, abstraction

faite de la démarche qui lřa précédé Ŕ mais il me semble légitime et nécessaire de le faire

puisque la question de la narrativité a partie liée avec cette pratique recueillistique, dřautant

plus que le péritexte de lřœuvre mentionne explicitement que la majorité des essais sont

publiés pour la première fois dans cet ouvrage.

Un tel livre oblige à élargir le spectre des pratiques désignées par le terme de recueil

en incluant les ouvrages qui ne constituent pas des assemblages effectués a posteriori mais

qui sont pensés en amont, depuis leurs débuts, comme un ensemble dřessais articulés les

uns aux autres. Il est au surplus permis de penser que ceux-ci, envisagés dès le départ

comme parties constituantes dřun seul et même livre, se trouvent unis par une ligne

directrice, par une unité sémantique forte. Autant le clarifier tout de suite, cette affirmation

ne conduit pas, loin sřen faut, à supposer que lřinverse soit vrai, cřest-à-dire que des

recueils reposant sur une « poétique de la reprise » nřaient pas une architecture, une unité

sémantique aussi forte ; bien au contraire, nombreux sont les exemples, à commencer par

celui de Surprendre les voix130

, dřAndré Belleau, qui viendraient de facto invalider une telle

affirmation. Je désirais seulement faire voir ici quřIntérieurs du Nouveau Monde et El

insomnio de Bolívar, tous deux recueils pensés comme livres, se distinguent du recueil

« dřessais-collage » en cela quřils sont dès le départ pensés en fonction de leur unité. En

outre, le péritexte dřIntérieurs du Nouveau Monde comme celui d’El insomnio de Bolívar

indique de façon directe dans le premier cas et indirecte dans le second que la majorité des

textes réunis sont inédits et pensés en fonction de la publication du recueil, ce qui opère de

facto une différenciation par rapport au recueil dit de la « reprise ». Ces indications

péritextuelles sont également importantes dans la mesure où, au chapitre 2, jřai fait voir que

la narrativité est un effet de texte, certes, mais quřelle repose également sur une attitude

collaborative de la part du lecteur, lequel doit faire preuve dřun « désir » de saisir la

narrativité pour que la mécanique narrative opère. Sřil sřagit de penser le recueil en

fonction de la narrativité qui lřorganise, il importe donc de reconnaître que ces indications

130

Cet exemple, choisi parmi tant dřautres, me semble éloquent notamment parce que lřunité du recueil a été

étudiée de façon rigoureuse par Sophie Montreuil. Voir à ce sujet Sophie Montreuil, « Nature et

fonctionnement du recueil d'essais au Québec. Les cas d'André Belleau et de Jean Larose », op cit., 213 f.

72

sont susceptibles dřalimenter le désir de narrativiser du lecteur en faisant voir que lřobjet

livre est un projet pensé comme unité. Cet état des choses nřenlève rien à lřautonomie des

parties, mais rend probante lřhypothèse dřune articulation fortement structurée.

Lřimportance du péritexte dans la création dřun sentiment de narrativité sřinscrit

dans la troisième perspective envisagée par René Audet et Thierry Bissonnette en ce qui a

trait à la narrativité du recueil, dont ils explorent les possibles dans leur article intitulé « Le

recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie131

» :

À partir dřindications paratextuelles ou dřindices intégrés aux ouvrages, le lecteur peut être

amené à produire une lecture narrativisante des recueils. Il est ainsi incité à inscrire les textes

dans une séquence et une organisation narratives, sans quřils portent nécessairement des traces

explicites de cet ancrage. Des états de choses antérieurs et postérieurs peuvent en être inférés,

tout comme des relations entre événements et acteurs se développent à lřinitiative du lecteur qui

se charge ainsi dřélaborer sa propre configuration narrative132

.

Lřargument ne sřapplique pas aux seuls recueils pensés comme tout, puisque, comme le

font voir Audet et Bissonnette, une organisation du recueil jouant avec la chronologie des

dates de publication antérieure de certaines parties du recueil peut participer à la création

dřun sentiment de narrativité. Dans un cas comme dans lřautre, toutefois, le péritexte

engage le lecteur sur la voie dřune structuration narrative.

3.3 La narrativité à l’échelle du recueil

La reprise que je fais ici de lřidée dřun « sentiment de narrativité » généré chez le

lecteur par certains indices textuels montre bien que la notion même de narrativité ne varie

de toute évidence pas selon quřon lřenvisage à lřéchelle des essais ou à lřéchelle du recueil.

Son application entraîne néanmoins certaines nuances et précisions, puisque la syntaxe

narrative du discours ne repose pas sur les mêmes articulations que la syntaxe narrative

dřun assemblage de textes ; je ferai le constat des mécanismes sur lesquels repose la

narrativité à lřéchelle du recueil et je dégagerai les spécificités de son application. Les

propositions dřAudet et de Bissonnette se trouvent au fondement de cette réflexion sur la

131

René Audet et Thierry Bissonnette, « Le recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie », dans

René Audet et Andrée Mercier [dir.], avec la collaboration de Denise Cliche, La narrativité contemporaine au

Québec. Vol. 1. La littérature et ses enjeux narratifs, op.cit., p. 15-41. La première des trois perspectives

proposées est centrée autour de la notion dřévénement telle quřelle est décrite par Paul Ricoeur, cřest-à-dire

en termes de temporalité et de configuration. La seconde perspective, puisant dans les travaux sémiotique et

linguistique portant sur la narrativité, ajoute à la première la notion dřintrigue. 132

Ibid., p. 19.

73

narrativité du recueil. Dans un premier temps, je décrirai ce quřils entendent par

temporalité et configuration, deux principes qui constituent le squelette du fonctionnement

narratif, puis je mřattarderai à lřeffet dřencadrement sur lequel repose, toujours selon les

deux chercheurs, la mise en place de la narrativité dans le recueil.

3.3.1 Temporalité et configuration

Se référant aux notions de narrativité et de récit telles quřelles sont envisagées par

Paul Ricœur, Audet et Bissonnette considèrent que deux principes fondamentaux régissent

le fonctionnement narratif dřun texte : « la temporalité (la séquence, la chronologie, la

succession) et la configuration (lřordonnancement, la logique, lřorganisation) des

événements133

». Ces principes recoupent ceux que jřai avancés dans le chapitre consacré à

la narrativité des essais. La temporalité, dřabord, est apparue chez Odin lorsquřil a été

question dřune mise en succession appelée par une image structurante. Ce type dřimage

correspond dans la terminologie employée par Odin au plan cinématographique ; il fait

partie dřun enchaînement syntaxique qui en fait une partie constituante de la scène, puis de

la séquence cinématographique.

La configuration, ensuite, a été décrite par Audet et Adam en fonction de la relation

quřelle entretient avec la notion dřévénement. Elle est quant à elle davantage liée à la valeur

sémantique du texte quřà la succession dřévénements. Elle place le lecteur non pas en

situation de compréhension de la structure temporelle du texte, mais en quête dřun sens qui

donne à lřœuvre son unité et son autonomie. Dans lřéconomie du recueil, la notion de

configuration narrative fonctionne à deux niveaux, celui des essais Ŕ des parties Ŕ et celui

du recueil Ŕ de la totalité Ŕ, chacun disposant dřune autonomie relative dans son

fonctionnement en dépit du lien fort qui lřunit à lřautre. À titre dřexemple, dans les essais

dřIntérieurs du Nouveau Monde, lřévénement autour duquel sřarticule la logique des essais,

soit lřexpérience de lřêtre au monde en Amérique, est le même que celui autour duquel

prend forme le recueil. Cependant, dans les essais, la logique narrative est structurée par la

vie dřun personnage chaque fois différent, alors quřà lřéchelle du recueil, elle sřarrime à

133

Ibid., p. 17.

74

lřévolution du je, à son expérience du continent américain autant quřà son expérience de

lecteur, quřil nřest possible de mesurer quřà la lecture de la totalité de lřouvrage.

3.3.2 Une relation de nature hypotaxique

Ce je traverse lřespace du recueil en entier et participe à lřeffet dřencadrement

narratif que décrivent Audet et Bissonnette, lequel correspond à la « continuité dřune

écriture » perceptible en dépit de la fragmentation inhérente au recueil. Mais au-delà du

sentiment de continuité ou de la parenté thématique que lřon peut déceler dans un recueil,

cřest lřorganisation hypotaxique Ŕ cřest-à-dire la subordination de parties au profit de la

signification dřun tout Ŕ qui détermine un cadre narratif. Je juge nécessaire de préciser que

cette subordination nřest pas un état stable du texte, mais un effet de lecture : on peut lire

un essai de façon autonome, mais on peut également le lire comme partie dřun tout, et ainsi

chercher dans les essais qui lřaccompagnent une partie de ce quřil signifie. Parler dřune

relation de subordination des essais par rapport au recueil signifie quřil est possible que ce

dernier ait un sens, une organisation qui inclue les essais dans un ensemble sémantique plus

vaste. La relation qui unit les essais ne se situe dès lors plus au seul niveau du contenu des

parties, mais aussi au niveau de la composition dřensemble. Jřemploie ici à dessein le terme

« niveau », puisquřil met en évidence la hiérarchie que présuppose une organisation de

nature hypotaxique, tout en montrant bien que la signification nřest pas attribuable à la

seule totalité ni aux seules parties. Bien que cela puisse paraître évident, jřajouterais que

lřorganisation hypotaxique nřest pas le propre de tous les recueils. En effet, on imagine

bien un recueil dont la cohérence est assurée par une unité thématique ; un recueil constitué

dřessais abordant tous la question nationale québécoise, par exemple, trouverait son unité

dans cette préoccupation commune sans quřintervienne une organisation de niveau

supérieur. En revanche, une organisation hypotaxique serait perceptible sřil sřagissait dans

ce recueil de montrer lřévolution des discours sur la question nationale dans le temps. La

chronologie constituerait alors ce niveau supérieur organisationnel auquel se subordonnent

les essais.

75

Lřhistoricisation ou lřarticulation chronologique134

des textes est dřailleurs le

premier exemple dřorganisation hypotaxique que donnent Audet et Bissonnette. Ils

convoquent différents cas de figure où le respect de la chronologie des dates de première

parution135

ou, inversement, lřexhibition de cette absence de chronologie au profit de

tranches historico-thématiques, donnent au recueil son sens, que ce soit en rendant compte

du parcours du je ou en mimant le fonctionnement de lřhistoire littéraire. La ligne du

risque, de Pierre Vadeboncoeur, nřest pas évoqué par les auteurs, mais il mřapparaît comme

un recueil emblématique de cette architecture linéaire et chronologique permettant de

mesurer les transformations dřune idée au fil du temps. Cadre certes minimal, lřordre

chronologique confère néanmoins une dimension narrative aux recueils.

Le deuxième exemple dřorganisation hypotaxique quřidentifient Audet et

Bissonnette est celui dřun cadre élaboré à partir dřune métaphore structurante ; la

métaphore du chemin dans lřœuvre de Jacques Brault est lřexemple quřils retiennent dans

le cadre de leur démonstration. Dans le recueil Chemin faisant, la figure du « chemin »

inscrit chacun des essais dans un processus directionnel (lřidée dřun trajet parcouru, dřun

mouvement vers lřavant) et dans un mouvement temporel. Chaque essai devient ainsi une

étape de ce [c]hemin [se] faisant. Dans le cas précis du recueil de Brault, la nécessité

dřenvisager le recueil à partir de la métaphore est renforcée par le syntagme figé qui donne

son titre à lřœuvre. En effet, lřexpression « chemin faisant » implique, au point de vue

grammatical, la simultanéité de deux actions, puisquřelle appelle la présence de lřindicatif

pour la suite de la phrase (par exemple : « chemin faisant, je pensais à ce que je devais

accomplir […] »). Lřexpression au participe présent renforce donc lřimpression que chaque

essai est une étape dřun parcours plus vaste, saisissable à lřéchelle du recueil. Au-delà de

lřexemple précis de Chemin faisant, dans un nombre élargi de recueils à plus forte

134

Il paraît essentiel de clarifier dřemblée la matière sur laquelle repose cet ordre chronologique. Audet et

Bissonnette soutiennent que la mise en ordre chronologique faite sur la base des dates dřécriture ou de

parution des textes est déjà, en elle-même, une forme de narrativité. On peut en ce sens parler dřune

chronologie éditoriale qui comporte un degré minimal, à mon avis, de narrativité, dans la mesure où la

chronologie fait apparaître une évolution dans la démarche de lřessayiste. Au Mexique, les recueils dřessais

sřarticulent le plus souvent de cette façon. Dans Intérieurs du Nouveau Monde, la chronologie nřa rien à voir

avec le travail éditorial : cřest une chronologie qui porte sur le contenu des textes et non sur leur matérialité. 135

Au Mexique, cette tradition chronologique est dominante. La question de la narrativité est alors plus

discrète ; ce genre dřorganisation permet davantage de prendre acte de lřévolution de la pensée de lřauteur

dans le temps.

76

narrativité, la métaphore est partie intégrante de lřorganisation de lřobjet poétique entier

dans la mesure où elle devient prétexte à certaines mises en scène et où elle est impliquée

dans lřarticulation syntagmatique des essais. Présente à lřéchelle de lřessai, elle dévoile

toutefois son plein potentiel sémantique à lřéchelle du recueil.

La narrativité du recueil fonctionne à partir de deux principes fondamentaux,

temporalité et configuration, qui recoupent la majorité des critères ressortant des

définitions que jřai proposées au chapitre précédent, où jřapprochais la narrativité en tant

que discours. À lřéchelle du recueil, jřai en outre mis en valeur la dimension

organisationnelle de la narrativité, cřest-à-dire que jřai laissé voir comment les

caractéristiques du discours sřétendent à lřéchelle du livre et créent une architecture de

nature hypotaxique, où lřessai, sans perdre de son autonomie, se subordonne au recueil et

participe à son articulation syntagmatique. Lřhistoricité et la métaphore structurante sont

les éléments principaux du cadre narratif que le lecteur peut déceler dans des recueils

dřessais comme ceux de Pierre Nepveu et de Jorge Volpi. Lřévénement Ŕ distinct, comme

on lřa vu, de lřaction Ŕ, se trouve toujours au centre de cette configuration et de cette

temporalité narratives, ainsi que ne manquent pas de le rappeler, à la toute fin de leur

article, René Audet et Thierry Bissonnette:

[T]emporalité des événements, récit tentaculaire, mouvement dřensemble imprimé à des textes

dřabord rassemblés en fonction de leur accointance thématique, cadres narrativisants qui

déstabilisent les repères génériques… Toutes ces incarnations répondent toutefois à un souci

commun, celui dřancrer le langage et les événements quřil rapporte dans une temporalité et une

configuration singulières Ŕ dřoù ce sentiment de texte que nous ressentons à la lecture, un

sentiment fondé sur un tressage intime, sur lřinscription des éléments dans un scénario

commun. Cřest là, très certainement, que réside le sens premier de la narrativité, quřil paraît

nécessaire de revaloriser plutôt que de se reporter machinalement à ses avatars trop précis

imposés par la théorie littéraire136

.

Leur conclusion plaide manifestement en faveur dřune distinction nette entre la narrativité

et ses formes réalisées telles que le roman et la nouvelle ; ce faisant, elle laisse bien sous-

entendre que la narrativité est un mode dřappréhension et dřorganisation de la réalité, un

« cadre cognitif », pour reprendre les termes dřAudet et de Mercier, qui sřétend bien au-

delà des frontières du genre et qui peut, ce faisant, pénétrer lřunivers de lřessai comme du

recueil. Ces repères théoriques posés, je mřintéresserai de plus près aux manifestations

concrètes de la narrativité au sein des deux recueils qui constituent le corpus de cette étude,

136

Ibid., p. 39.

77

en commençant par Intérieurs du Nouveau Monde puis en enchaînant avec El insomnio de

Bolívar.

3.4 Construction narrative du recueil Intérieurs du Nouveau Monde

Que le recueil de Pierre Nepveu forme un tout, quřil soit un objet comportant une

unité plus forte que la somme de ses parties, cela constitue une évidence que le péritexte,

dans ses diverses manifestations, souligne fortement. Plus encore que la note de lřauteur

signalant le caractère auparavant inédit des essais, élément péritextuel auquel je me suis

arrêtée plus tôt, le titre rend compte de cette cohésion en mettant dřemblée le lecteur en

quête dřun sens à accorder à la question de lřintériorité. Le pluriel du mot « intérieurs »

laisse croire que la question traversera les divers essais du recueil, ce qui confère au titre

une valeur à la fois thématique et rhématique (moins évidente, jřen conviens). Cohérente

avec la position dřAudet et Bissonnette que jřai endossée plus tôt, et selon laquelle le

lecteur peut être invité, par les indications péritextuelles de lřouvrage quřil tient entre ses

mains, à produire une lecture narrativisante, je commencerai par décrire le péritexte

dřIntérieurs du Nouveau Monde pour comprendre quels sont les éléments fondamentaux de

sa configuration et de sa temporalité. Jřinterrogerai par la suite la construction narrative du

recueil à partir des deux critères établis plus tôt, soit la chronologie et la présence dřune

métaphore structurante.

Péritexte

Tout livre compose avec un nombre variable dřéléments péritextuels qui orientent et

conditionnent la lecture à venir Ŕ titre, première et quatrième de couverture, avant-propos,

épilogues, exergues, remerciements, mentions éditoriales, collection, etc., Ŕ ou qui

accompagnent la lecture en cours Ŕ sections, intertitres, illustrations, etc. Outre la mention

de lřauteur et lřappartenance à la collection « Papiers collés », collection dont jřai décrit

lřimportance historique pour le genre de lřessai et pour la définition de lřidentité de lřobjet-

recueil au Québec, le titre est lřélément péritextuel du recueil de Nepveu qui sřimpose le

plus rapidement au lecteur. Sa valeur thématique explicite permet au lecteur averti de

déduire que le propos essayistique portera sur lřAmérique et abordera lřenvers de

78

lřextériorité américaine, thème assez largement traité pour que celui dř« intérieur » le révèle

en filigrane. Implicitement, la valeur rhématique paragénérique du titre apparaît quant à elle

dans le pluriel du substantif ; il sera question de multiples intérieurs, et non pas de

lřintériorité comme dřun thème traité latéralement et traversant, dřun couvert à lřautre, le

recueil. Le pluriel du terme « intérieurs » insiste sur le principe de parties, de division dřun

ouvrage néanmoins unitaire.

À ce titre sřajoute tout un appareil titulaire composé dřabord de trois sections, puis

de 14 intertitres (en excluant le prologue et lřépilogue), que le tableau situé en annexe I de

ce mémoire détaille. Un effet dřécho entre le titre principal et le titre des sections,

« Recluses », « Poètes », « Villes », se crée rapidement, notamment en raison de la

redondance de la marque du pluriel, mais aussi par lřassociation sémantique entre

intériorité et réclusion (intériorité physique), poésie (intériorité psychique) et ville

(intériorité continentale). Les sous-titres Ŕ « Le continent enchanté », « La maison dans le

désert », « La chambre de Belzébuth », pour nřen donner quřun échantillon, confirment ce

lien et rendent ainsi manifeste la valeur fédératrice de lřintitulation Intérieurs du Nouveau

Monde. Il faut voir en effet que ces titres de section et ces intertitres détaillés et à valeur

thématique participent à la composition dřensemble en créant un tout qui ne repose pas

seulement sur lřordonnancement (ce que feraient des intertitres ou des sections à valeur

désignatives ou chronologiques), mais qui sřappuie également sur une gradation du propos,

dont lřélément liant est la référence à des « intérieurs » de divers ordres : chambre, maison,

intimité, rapport à soi-même, etc. Contrairement à un recueil où les essais auraient pu être

permutés, on a ici affaire à un objet poétique qui assigne une place précise à chacune des

parties, chaque section formant une étape dans le parcours de dévoilement des sens que

revêt la question de lřintériorité. Ces sens sont multiples et précisés dès lřavant-propos :

« ŖIntérieursŗ : ce terme doit être entendu dans un sens physique, spatial : habitations, lieux

de réclusion ou de sédentarité, paysages intimes, chambres et villes ; et dans un sens

psychique : espace subjectif, expérience non fusionnelle dřune pensée séparée du monde et

cherchant à lřappréhender, résistance à lřappel du lointain et aux élans dyonisiaques. »

(INM-8). De « Recluses » à « Villes » se profile un élargissement de la question posée dès

le départ par le recueil, qui se décline, je le rappelle, ainsi :

79

Au-delà des découvertes et des conquêtes, malgré la vision héroïque et exaltée que lřon a

donnée trop souvent de lřexpérience américaine, à rebours dřun nomadisme perpétuel érigé en

nouvelle norme et dřune « nature sauvage » devenue le leitmotiv de toutes les conceptions anti-

intellectualistes de lřAmérique, comment la subjectivité se donne-t-elle un lieu et élabore-t-elle

une culture? Comment lřimmobilité relative que suppose lřhabitation peut-elle en même temps

ne pas signifier la pure paralysie? Comment faire en sorte que le lieu, si restreint soit-il,

demeure une possibilité dřaventure? Comment surtout la littérature, dans son insatiable appétit

de résistance, se détourne-t-elle des grands mythes de lřespace pour inventer, quelque part, dans

une chambre, une maison, une ville, une autre manière dřêtre dans le Nouveau Monde? (INM-

27. Je souligne.)

Chambre, maison, ville : cette gradation constitue déjà un premier axe

dřorganisation du recueil, que le péritexte met en évidence. Avant dřanalyser plus en détail

lřarchitecture promise par le titre des sections, je mřarrêterai sur un dernier élément

péritextuel fort significatif que jřai abordé au chapitre premier, le prologue intitulé « Le

cousin de Théo Waterman », auquel répond lřépilogue final « Lettre à Terezita de Jesús ».

Lieu dřexposition, de mise en place, le prologue introduit le lecteur au propos qui occupera

lřespace du livre. Son rôle dřentrée en matière lřempêche dřappartenir complètement au

« cœur » du texte lui-même et lui confère donc normalement le rôle particulier de

préambule, de projection de ce qui est à venir. Dans Intérieurs du Nouveau Monde, le

prologue fait toutefois plus quřoffice dřintroduction au propos de lřouvrage, car il met en

branle la mécanique narrative qui structure en profondeur le recueil. Cette structuration

sřopère de deux façons :

1- Placée en retrait du texte, lřanecdote du prologue annonce le contenu thématique

des essais qui suivront, et elle livre, par homothétie, des indications sur la structure

et le fonctionnement des essais formant le recueil, et du recueil lui-même. La

narrativité de lřanecdote, la transformation opérée chez le je, sřétendra à lřensemble

des personnages présentés par les essais constituant le recueil. Comme je lřai

démontré au chapitre 1, lřanecdote nřa donc pas valeur dřillustration du propos, elle

en est lřincarnation et cřest pourquoi son importance dans le texte nřest pas

circonscrite à sa position liminaire. Elle agit comme un modus operandi qui gagne

éventuellement lřentièreté du recueil, la transformation vécue par le je se

réfléchissant dans les différents auteurs et personnages de fiction qui sont présentés

par les essais. Le constat dřune homologie de structure entre lřanecdote, forme

brève à forte narrativité, et la forme adoptée par les essais, sřimpose donc.

80

2- Initiant le recueil, elle agit comme une impulsion narrative qui appelle une

résolution, une chute. Réponse au prologue, lřépilogue crée un effet-cadre et donne

au lecteur lřimpression dřune clôture semblable à celle mettant un terme à un

déploiement narratif ; en dřautres mots, placé en vis-à-vis avec un épilogue qui

fournit dénouement et situation finale au recueil, le prologue apparaît comme

lřéquivalent de la situation initiale dřun schéma narratif.

Configuration et temporalité

Ce bref coup dřœil jeté au péritexte confirme lřimportance de lřunité dans

lřarchitecture du recueil de Nepveu et il permet également de saisir quelle logique sous-

tend sa configuration. Cette logique, je la décrirais comme une relation dialectique entre le

sujet énonciateur Ŕ le je Ŕ et lřobjet de son énonciation Ŕ lřexpérience américaine traduite

par la littérature. Jamais séparées, ces deux instances interagissent tout au long du recueil

pour faire émerger une vision alternative de lřAmérique. Le je présente dřabord sa propre

expérience du continent américain, quřil oppose à son antithèse, une vision convenue de

lřAmérique, laquelle puise, comme je lřai décrit au chapitre 1, aux sources des mythologies

du continent : primitivisme et sauvagisme, grands espaces à prendre à bras-le-corps et

possibilité dřun nouveau commencement. La synthèse consiste en la création dřune lecture

alternative de lřaméricanité, lecture attentive à la dimension intérieure de lřexpérience du

continent. Le cœur de la configuration du recueil est quant à elle la question de

lřexpérience : expérience réelle vécue par le je et traduite par lřanecdote, qui se combine à

lřexpérience de personnages historiques ou fictifs oubliés de la tradition littéraire, auxquels

Nepveu donne voix par ses essais.

Cette configuration misant sur lřexpérience et sur lřévénement se conjugue

également à une organisation temporelle du discours. Lřeffet de séquence identifiée lors de

lřétude du péritexte, qui repose sur le passage dřune section à lřautre, dřun lieu Ŕ chambre,

maison, ville Ŕ à lřautre, est le premier élément de configuration sémantique perceptible

dans le recueil. La progression spatiale est ici plus frappante que la progression temporelle,

mais cette dernière est néanmoins présente en raison du rapport au continent quřelle sous-

tend : la ville apparaît de façon plus tardive que la chambre, que la maison, dans

81

lřimaginaire du continent. À la lecture se révèle toutefois un deuxième niveau

dřorganisation temporelle plus clairement marqué: les personnages de fiction et auteurs

étudiés par Nepveu apparaissent suivant une ligne chronologique qui rapproche le

fonctionnement du recueil de celui de lřhistoire littéraire. Cette historicisation fondant

lřarchitecture du recueil a été soulevée par Jean-François Chassay et Alexandre Drolet dans

lřintroduction du numéro 34 de la revue Voix et images, consacrée à lřœuvre de Nepveu.

Les deux responsables du dossier y soutiennent, à propos dřIntérieurs du Nouveau Monde,

que « dans cet ouvrage, Nepveu cherche à historiciser la notion dřaméricanité en la

rattachant à certaines figures hiératiques de lřhistoire littéraire américaine et aux grands

mouvements migratoires canadiens-français sur le continent137

». La lecture de Laurent

Mailhot, si elle ne tient compte que de la poésie, emboîte également le pas à celle de

Chassay et Drolet en ce sens:

[l]e livre récent de Pierre Nepveu, Intérieurs du Nouveau Monde, ressemble beaucoup, selon

moi, à ce que pourrait être une histoire en profondeur de la poésie québécoise. […] De

« lřadmirable néant » de Marie de lřIncarnation au « désert » de Laure Conan, en passant par la

chambre et les menus travaux dřEmily Dickinson, une ligne est tracée qui relie le XVIIe siècle

au XIXe et au XX

e, lřursuline de Québec à la célibataire dřAmherst, dans une communauté de

solitaires où, de la prose des jours, « quotidien sans mémoire et sans nom », des poèmes

« surgissent138

».

Par ce commentaire, Mailhot met le doigt sur la logique configurationnelle du recueil en

insistant sur lřimportance commune du lieu et de la chronologie dans lřélaboration du fil

conducteur dřIntérieurs du Nouveau Monde. En effet, si le recueil de Pierre Nepveu se

soucie peu des frontières nationales, allant jusquřà faire sa matière des rapprochements, des

comparaisons entre différentes traditions littéraires a priori éloignées mais que la notion

dř« intérieurs » est apte à concilier, il respecte rigoureusement, en revanche, une

progression temporelle. Les deux piliers de la narrativité recueillistique identifiés par Audet

et Bissonnette, configuration et temporalité, sont donc aisément identifiables dans

lřouvrage de Nepveu, puisquřil semble que la structure du recueil soit le résultat combiné

dřune progression linéaire, dřun rapport au temps établi en fonction de lřépoque à laquelle

appartiennent les auteurs et personnages étudiés, et dřune configuration effectuée à partir de

lřévénement que constitue lřêtre au monde en Amérique.

137

Jean-François Chassay et Alexandre Drolet [dir.], « Introduction », dans Voix et images, dossier « Pierre

Nepveu », sous la direction de Jean-François Chassay et Alexandre Drolet [dir.]vol. XXXIV, n° 1 (automne

2008), p. 13. 138

Laurent Mailhot, « Événements : de la poésie québécoise », Voix et images, vol. XXIV, n° 2 (hiver 1999),

p. 259.

82

Historiciser

Contrairement à ce quřil était possible dřobserver dans les exemples évoqués par

Audet et Bissonnette, la chronologie du recueil Intérieurs du Nouveau Monde nřest pas un

élément péritextuel, elle relève plutôt du contenu des textes. Pour le dire autrement, la

chronologie sřéloigne de la datation, du fait quřelle ne consiste pas en une mise en ordre

effectuée sur la base de la date dřécriture ou de parution antérieure des textes. Elle se trouve

plutôt liée à une organisation linéaire du contenu, faite sur la base de lřépoque à laquelle

ont vécu les auteurs des textes dont Nepveu se fait le lecteur. Mimant les procédés de

lřhistoire littéraire, le recueil revient ainsi à des textes qui sont à lřorigine des diverses

traditions littéraires américaines, puis il remonte le fil du temps jusquřà lřépoque

contemporaine. Une vue dřensemble139

posée sur le recueil permet dřéclairer cette

dimension : lřessai « Admirable néant » passe par la parole de Marie de lřIncarnation

(1599-1672) pour explorer le rapport au monde des premiers arrivants du continent, puis le

recueil enchaîne sur le texte portant sur La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne (1804-

1864), et il en va ainsi jusquřà lřessai final, « La chambre de Belzébuth », consacré aux

œuvres dřécrivains contemporains, Dany Laferrière (1953-), Joël DesRosiers (1951-),

Émile Ollivier (1940-2002) et Gérard Étienne (1936-2008).

Cette articulation chronologique répond directement à la problématique initiale du

recueil : sřil sřagit de remettre en question le mythe américain, dřexaminer la validité des

références que sont devenus pour lřimaginaire du continent lřespace et lřextériorité, et de

questionner la tradition littéraire qui sřest cristallisée autour de ces références, il importe de

revenir à lřorigine de cette tradition, aux premiers textes qui ont façonné le visage du

Nouveau Monde. La démarche que suit Nepveu consiste donc à mettre en évidence lřutopie

qui alimente cette vision stéréotypée de lřaméricanité, puis à proposer lřexistence d’autres

Amériques par la création dřune histoire littéraire alternative. Il importe sans doute de

toucher un mot de lřhistoire littéraire et de son fonctionnement pour arriver à établir un lien

probant entre lřarchitecture du recueil de Nepveu et cette discipline. À cheval entre diverses

disciplines des sciences sociales, lřhistoire littéraire se voue à lřétude des œuvres et des

auteurs, mais aussi des contextes et des situations, qui ont marqué la littérature. Une telle

139

Le tableau constituant la première annexe de ce travail facilite cette vue dřensemble.

83

affirmation ne peut faire lřéconomie dřune réflexion plus approfondie sur ce qui appartient

ou nřappartient pas à la littérature à une époque donnée. Insoluble dans lřabsolu, cette

question invite à considérer que

[l]a littérature est un objet dont la définition même varie au fil du temps, et au sein même dřune

époque. Aussi, sa matière est-elle régie par des consensus sociaux où ne préexiste aucune

évidence quant à la nature de lřobjet. Son histoire implique donc une série de choix

axiologiques relatifs à lřextension du domaine en cause (le corpus et ses subdivisions) et au

découpage des unités temporelles opératoires140

.

Vaste, irréductible à des critères définitoires stables à travers les âges et les cultures, la

littérature demande à être appréhendée en fonction de catégories temporelles, esthétiques,

spatiales, ce qui se traduit concrètement, dans les méthodes de lřhistoire littéraire, en termes

de statuts dřécrivain, de courants, dřécoles, de périodisation et de découpes nationales ou

culturelles. Ces catégories reposent toujours sur des choix quřimpose lřimpossibilité de

couvrir de façon exhaustive lřensemble des productions littéraires. Aussi,

lřexhaustivité délaissée, les historiens littéraires retiennent parmi les auteurs et les œuvres les

« meilleurs » ou encore les plus « importants » dont ils constituent par consensus, au fil de la

tradition, un ensemble de « classiques » (ou « canon »). Les critères de ces choix sont parfois

explicites, parfois implicites. Mais ils se fondent toujours sur une série dřunités discrètes qui

permettent la saisie du territoire circonscrit. Les œuvres et auteurs en sont les objets manifestes,

mais le risque alors est de passer à une galerie de grands hommes seulement141

.

Cette définition met en évidence le risque quřil y a à oublier que lřhistoire littéraire a partie

liée, comme le met en évidence Michel de Certeau dans L’écriture de l’histoire142

, avec le

pouvoir politique (entendu dans son sens large), et quřelle est avant tout une production,

que les « meilleurs » ou les plus « importants » ne le sont quřen raison des critères qui

président à leur élection. Aussi il paraît normal que, par exemple, dans « une science

historique écrite par et pour des hommes, à partir dřarchives rédigées, collectées,

conservées par eux143

», les femmes fassent figure dřexception. De même, sur un continent

où la culture de lřécrit domine, il semble aller de soi que les littératures autochtones, plus

près de lřoralité, soient tenues à lřécart de la démarche de lřhistoire littéraire. Aussi,

conscient de ce lien unissant lřhistoire littéraire et le pouvoir, Nepveu opère un travail de

décentrement par rapport aux canons littéraires classiques, qui ont souvent consacré, en

140

Damien Grawez, « Histoire littéraire », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala [dir.] ; avec la

collaboration de Marie-Andrée Beaudet, Le dictionnaire du littéraire, Paris, Presses universitaires de France

(coll. Quadrige. Dicos poche), 2004, p. 280. 141

Id. 142

Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 2002, 527 p. 143

Yannick Ripa, « Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’histoire. Compte rendu. » dans Annales.

Histoire, Sciences Sociales, vol. LIV, n° 1 (1999), p. 145.

84

Amérique, des auteurs masculins et issus de traditions culturelles majoritaires, comme la

tradition anglo-saxonne. Au sein du recueil, Walt Whitman incarne, excessivement peut-

être, cette figure du canon contre lequel sřéchafaude la sélection de lřessayiste, qui

témoigne quant à elle dřune attention particulière aux écritures liminaires, marginales, et

qui ignore volontairement le jeu de découpe nationale, jouant trop souvent à lřavantage des

cultures que François Paré qualifie, dans son ouvrage Les littératures de l’exiguïté144

,

dřhégémoniques.

Ainsi, si le recueil de Nepveu, dřune part, mime par sa démarche les méthodes de

lřhistoire littéraire, en procédant par exemple par périodisation historique, par succession

narrative et par rapport de causalité, il sřéloigne, dřautre part, de ses méthodes

conventionnelles, lesquelles concourent à forger un canon par la sélection dřœuvres

marquantes ou fondatrices. À cela sřajoute, en outre, que cette histoire sřavoue et demeure

bien entendu partielle, puisquřil sřagit dřune démarche essayistique et non dřune entreprise

de nature scientifique.

Sans quřil y soit nommément question de faire œuvre de réparation145

, Intérieurs du

Nouveau Monde donne donc à voir des figures plus discrètes, voire oubliées, des littératures

dřAmérique. Les femmes, mises de lřavant dans la section « Recluses », sont les premières

de ces figures à apparaître dans la ligne historique que trace Nepveu. Elles sont les seules à

mobiliser lřespace complet dřune section. De fait, la section « Poètes » aborde

majoritairement lřoeuvre dřauteurs québécois et américains quřil serait difficile de qualifier

de figures oubliées : Alain Grandbois, T.S. Eliot, Hector de Saint-Denys Garneau, Gaston

Miron sont parmi les auteurs qui sřinscrivent dans ces lignes. Le dernier essai de la section,

« Partitions rouges », se consacre toutefois à lřimage de lřautochtone qui traverse les textes

des littératures québécoise et états-unienne, mais également aux écrits des Premières

144

François Paré, Les littératures de l’exiguïté, Ottawa, Éditions du Nordir (Coll. Essai Le Nordir), 1994,

175 p. 145

Lřavant-propos expose néanmoins explicitement la volonté de lřauteur de réfléchir sur lřAmérique à partir

dřacteurs différant de ceux que le stéréotype de lřaméricanité a légitimés. Intérieurs du Nouveau Monde y est

présenté comme une œuvre née des réticences que lřauteur entretient à lřégard de la notion dřaméricanité telle

quřelle est souvent représentée dans les études, et qui est le plus souvent traduite par des personnages

masculins Ŕ cowboys, explorateurs, coureurs des bois Ŕ accomplissant une « aventure virile », selon les

propres termes de Nepveu.

85

Nations elles-mêmes, par lřintermédiaire de lřouvrage Partition rouge. Le nécessaire

recours à une anthologie européenne, parue chez Gallimard, pour aborder lřœuvre des

Premières Nations dřAmérique est à ma connaissance le seul fait de lecture qui suscite une

justification de la part de lřessayiste, et qui traduit aussi clairement la dimension politique

dřIntérieurs du Nouveau Monde :

Au Québec, comme dans lřensemble de lřAmérique du Nord, il faut un effort supplémentaire

dřimagination et de décentrement pour que le monde autochtone se présente vraiment à nous, à

plus forte raison pour quřil suscite un processus de véritable lecture, avant même de parler de

création.

Cřest dans cet esprit que je propose de lire certains grands textes des Indiens dřAmérique du

Nord, ceux que Florence Delay et Jacques Roubaud ont recueillis et traduits dans ce beau livre

quřest Partition rouge. Je suis très conscient de lřapparent paradoxe qui consiste à utiliser le

« relais européen » pour avoir accès aux textes autochtones, mais je ne vais pas mřen excuser.

Lřabsence étonnante, et à vrai dire regrettable, dřun travail dřadaptation poétique analogue

accompli par des écrivains québécois (jusquřà la parution, à la fin de 1997, de lřanthologie

amérindienne de Pierre DesRuisseaux, Hymnes à la Grande Terre) justifie à elle seule ce

détour. En outre, Delay et Roubaud ont lřimmense mérite de répondre au souhait dřun

dépassement de la pure perspective anthropologique […]. (INM-223)

Ce bref passage contient à lui seul les préoccupations éthiques et esthétiques du projet

dřIntérieurs du Nouveau Monde : sřassigner à lire et à interpréter les textes qui, comme les

textes du monde autochtone, peuvent échapper aux lectures canoniques de lřAmérique Ŕ

aux textes, en somme, qui exigent un décentrement par rapport aux lectures dominantes Ŕ,

mais les lire pour leurs qualités esthétiques intrinsèques, pour lřouverture du « territoire

imaginaire » (INM-9) quřelles rendent possible et non par excès de vertu, par désir de

réhabilitation. La section « Villes », plus que les deux autres qui la précèdent, donne un

sens tout à fait concret à cette attention portée au décentrement : lřessai « La vocation du

vide » traite de la différenciation de la littérature canadienne par rapport à la littérature

états-unienne; « Le complexe de Kalamazoo » se penche sur les œuvres qui émergent ou

traitent des villes de grosseur intermédiaire, ni capitales ni régionales, qui sont des « objets

littéraires hautement improbables » (INM-266) mais qui « incarnent, tout autant que les

Ŗgrands espacesŗ, quelque chose dřabsolument typique de la vie en Amérique, avec leur rue

principale, leurs motels et leurs bars sans charme, leur cinéma unique, leur quartier aisé aux

pelouses bien entretenues » (INM-268); enfin, « le sanctuaire de Babel » et « La chambre

de Belzébuth » se concentrent sur la marge intérieure que sont les écrits migrants juifs et

haïtiens. Ces acteurs singuliers qui forment la trame dřIntérieurs du Nouveau Monde

tiennent lřouvrage à distance de lřhistoire littéraire conventionnelle et du risque

dřhomogénéisation ou de centralisation culturelle, ce qui nřempêche pas la structure

86

générale du recueil de rappeler le fonctionnement de lřhistoire littéraire en raison de la

périodisation et de la chronologie quřon y observe.

Jřai dřores et déjà fait voir que le recueil à lřétude est divisé en trois sections Ŕ

« Recluses », « Poètes », « Villes » Ŕ mais je me suis jusquřici limitée à étudier le rôle

quřelles jouent dans la création dřune unité de nature péritextuelle au sein du recueil. La

portée de leur signification est plus vaste et elle se comprend dans la relation que les parties

entretiennent avec la structure linéaire du contenu du recueil, puisque chacune représente

une étape de la constitution de la littérature en Amérique.

La section « Recluses » sřamorce avec la question de lřorigine et le récit de la

transition de lřEurope à lřAmérique de Marie de lřIncarnation. Lřensemble des auteurs et

personnages y sont rassemblés sous lřenseigne du commencement, de lřexpérience

première de lřAmérique et dřun arrachement à lřEurope. Pour Marie de lřIncarnation et

Emily Dickinson, autant que pour les personnages de Laure Conan et de Nathaniel

Hawthorne, lřAmérique se présente comme une aventure subjective, qui est le revers exact

de lřaventure américaine que lřon associe à lřimage des conquêtes et des avancées sur le

continent. Introspection, confrontation intérieure de lřêtre avec le néant sont les maîtres

mots de cette section consacrée au commencement de la vie et de la culture en Amérique

que présente Nepveu, laquelle se révèle fort éloignée des valeurs propres à la mythologie

édénique du continent américain.

Dans la seconde section, « Poètes », il est question dřhabiter lřAmérique en se

défaisant précisément du poids quřimpose lřidée de continent, dřespace immense à prendre

à bras le corps. Cřest à la modernité poétique américaine, tant états-unienne que canadienne

et québécoise, que sřattache Nepveu pour proposer le paysage et le lieu comme substituts

de cet espace mythique américain sur lequel semble se fonder la conception historique de

lřAmérique. Reconnaître son propre paysage serait une façon pour la littérature québécoise,

incarnée dans ce cadre par les figures dřAlain Grandbois, dřHector de Saint-Denys Garneau

et dřAnne Hébert, autant que pour la littérature dřAmérique, dřacquérir une identité

ontologique, un visage. Nepveu soutient dřailleurs que « [l]e paysage a toujours été un

87

enjeu crucial pour les littératures dřAmérique. Dřabord parce que cřest par lui que le

nouveau continent se présente et devient visible, acquiert un visage (au sens que Levinas a

donné à ce terme) différent de celui que peut présenter le continent européen. » (INM-167)

Au-delà de lřeffet dřécho que crée lřassonance entre les termes « paysage » et « visage », le

sens de leur rapprochement tient au fait que les deux termes se réfèrent à des réalités qui

donnent accès par lřextériorité à ce que lřêtre et lřespace ont de propres et dřuniques en leur

intérieur. Bien quřirréductibles à leur matérialité et à leurs traits descriptifs, le paysage et le

visage sont deux réalités par lesquelles le premier contact sřétablit entre un être et un

environnement, entre un être et autrui, sans médiation aucune. La référence à Levinas qui

apparaît en divers endroits du recueil nřest en ce sens pas fortuite : le philosophe français a

mené une réflexion sur le visage et sur la responsabilité éthique quřil engage envers lřautre

qui recoupe la préoccupation que Nepveu manifeste à lřégard de la subjectivité comme

façon de faire face au Nouveau Monde. Pour Levinas, lřune des caractéristiques premières

du visage est de se présenter dans un dénuement et une vulnérabilité qui obligent tout

humain à accueillir lřautre ; le visage est, en dřautres termes, témoin de lřhumanité et du

néant que chacun porte en soi. Il est par ailleurs ce qui fait de chaque être un individu

unique et différencié de ses pairs. Le paysage est à lřéchelle spatiale lřéquivalent du visage,

cřest donc dire que lřAmérique ne sřest pas présentée, pour les premiers habitants du

continent, sur le mode de la conquête et de lřaventure, mais plutôt par lřintermédiaire de

paysages en appelant à la fragilité et à la sensibilité de ceux qui lřaccueillaient. On en

comprend que, dans la perspective que propose Intérieurs du Nouveau Monde, la notion de

paysage fait contrepoids à lřidée dřune nature strictement extérieure et sauvage, puisquřelle

se présente comme lřexpérience subjective, humaine de la nature.

Alors que le paysage est reçu, le lieu est quant à lui forgé, mis en place. Foyer

humain marqué lui aussi par la vulnérabilité, il apparaît sous la plume de Nepveu comme

lřun des enjeux fondamentaux de la vie intérieure en Amérique : « Lřespace donne le

vertige, mais il permet aussi de se sauver, ou de croire que lřon se sauve (dans les deux sens

dřune fuite et dřun salut). Le lieu, lui, est éminemment vulnérable : lřici-maintenant

constitue le projet à la fois le plus noble et le plus fragile. Lřhabitation est chaleur,

proximité des choses et des corps, abri, séparation dřavec le continuum naturel. » (INM-

88

204) Dans la deuxième section du recueil, Nepveu fait correspondre la modernité poétique

américaine, le paysage et le lieu. Il ne sřagit plus dřarriver en Amérique comme cřétait le

cas dans « Recluses », mais dřy être confronté et de rendre lřespace habitable.

Chemin faisant, lřessayiste prépare le terrain à la troisième section du recueil,

« Villes », qui réunit des auteurs modernes et contemporains migrants, et dřautres auteurs

dont les écrits parlent et proviennent de villes périphériques comme Sudbury ou Rouyn-

Noranda. Lřessai « Le complexe de Kalamazoo » rappelle que ces villes dřabord associées

à leur développement industriel sont aussi le foyer de lřêtre au monde américain. Ces villes

témoigneraient dřun rapport authentique avec lřAmérique, paradoxalement, parce quřelles

sont absentes de la cartographie mythologique québécoise ou américaine. Elles ne sont en

effet ni emblématiques de lřimaginaire du nord ou de lřouest ni marquées par la centralité

montréalaise, ni porteuses dřune mémoire collective comme les « pays dřen haut », par

exemple. « De ce point de vue, les grandes villes dřAmérique sont toujours suspectes dřêtre

du trompe-lřœil, de lřillusionnisme construit à coups de hauteurs rutilantes et de miroirs

gigantesques. Les villes plus modestes, au contraire, [seraient] aptes à mettre le piège à nu,

à le dire avec une vérité criante […] » (INM-288), écrit Nepveu. Toujours en proie à la

disparition en raison de leur dépendance au développement industriel, ces villes

représentent une autre facette de la fragilité du paysage intérieur de lřAmérique.

La section « Villes » aborde également la ville dřAmérique comme lieu de

migration et dřarrivée pour certaines communautés, notamment les communautés juive et

haïtienne. Si le voyage originel dont il était question au début du recueil était celui dřune

traversée de lřAtlantique, dřun voyage de lřEurope vers le Nouveau Monde, la fin du

recueil donne à voir un voyage qui a lieu du sud jusquřau nord. Encore une fois, aux

mythes de lřouest et du nord qui ont façonné le Nouveau Monde au point de vue

symbolique, lřessayiste oppose lřexpérience réelle de la migration du sud vers le nord,

aujourdřhui gage dřune part de lřidentité du continent : « le sud se trouve à devenir une

figure de notre intérieur, une réalité qui vient habiter notre domaine, lřinterroger, le

changer. Exotique sur le plan touristique, le sud tend à se faire indigène sur les plans

littéraire, culturel, intellectuel. » (INM-329). Dans ce dernier essai du recueil, la progression

89

chronologique sřarrête et laisse le lecteur à des réflexions sur les enjeux contemporains de

la vie ou de l’habitation en Amérique.

Arrivants, habitants, migrants / chambre, maison, ville : ces différentes façons

dřappréhender le Nouveau Monde marquent les étapes de « lřhistoire littéraire »

quřesquisse Nepveu. Les sections coïncident plus ou moins exactement avec une

périodisation plus générale, où lřon accède dřabord aux premiers écrits du continent, puis

aux textes de la modernité et enfin aux textes contemporains. Le recueil se trouve donc

organisé par une mise en ordre chronologique, mais aussi par une progression du rapport

subjectif des personnages et des auteurs à lřAmérique. Un autre mouvement patiemment

installé dans lřouvrage en travaille souterrainement la structure : lřhorizontalité des

voyages, des déplacements, sřefface au profit de la mise en place dřun axe vertical à la fois

symbolique et physique. Le principe idéel se transmue en expérience, puisque cřest le je de

lřessai qui incarne ce changement. Il faut sřattarder à lřépilogue du recueil pour prendre la

mesure de cette transformation.

Lřépilogue dřIntérieurs du Nouveau Monde prend la forme dřune lettre que

lřessayiste adresse à Terezita de Jesús, mère paraguayenne des deux fillettes quřil est venu

adopter au Brésil. À la trajectoire horizontale dépeinte dans le prologue, qui lřa mené de

Montréal à San Francisco, le je oppose ici la trajectoire verticale, situé sur lřaxe nord-sud,

dřune femme inconnue ; cette trajectoire, parcourue à rebours, est aussi la sienne.

Réfléchissant sur le sens à accorder à cette nouvelle traversée continentale, qui se solde

tristement, pour Terezita de Jesús, par lřabandon de ses filles et un voyage de retour au

Paraguay, Nepveu, las des déplacements, arrive à la conclusion que les voyages les plus

significatifs obligent à lřimmobilité, à lřintrospection : « les vrais voyages sont verticaux :

au-delà des distances parcourues, vient lřheure où lřon se met à creuser, à fouiller en soi-

même comme si lřon était un sol. Cřest le point des croisements et des rencontres

imprévues, cřest le carrefour étagé de lřâme : morceaux de vie, de langues, de souvenirs »

(INM-353). Cette conclusion nřa rien de surprenant pour qui sřest montré attentif à la

relation spéculaire entre lřépilogue et le prologue. À la rencontre de Ron Kovic dépeinte

initialement, le je, saisi par la plénitude de Kovic, sřexprimait déjà en ces termes :

90

Entre Théo et Ron Kovic, il y avait une étonnante parenté et cependant une différence radicale.

Le frère de Jack Waterman paraissait confirmer une crainte terrible : que tout voyage et toute

écriture, en ce Nouveau Monde, conduisent à un déracinement insurmontable et à une étrangeté

mortelle. « LřAmérique : désolation et grand-ville se guettant », a dit un immense poète

brésilien que nous rencontrerons au bout de ce livre. Et pourtant, Ron Kovic semblait avoir

trouvé dans son immobilité sinon le bonheur, du moins une exubérance, une profusion, une

nouvelle allégresse. (INM-26)

Bien quřil nřen soit fait mention nulle part de façon explicite, la référence au personnage de

Jack Waterman est présente dans lřépilogue par lřintermédiaire, cette fois, de la figure de

Terezita de Jesús. Comme cřest le cas pour le Jack Waterman de Volkswagen Blues, le sens

du voyage de Nepveu repose sur une rencontre, celle des deux fillettes quřil est venu

adopter au Brésil. Mais puisque la lettre sřadresse à la mère, il me semble préférable de voir

dans lřissue de ce voyage une « non-rencontre » planifiée avec Terezita de Jesús. Pour

mieux comprendre le sens de cette lettre et de son destinataire, on se rappellera lřaccueil

que réserve Théo à son frère dans la fiction de Jacques Poulin : « I donřt know you »,

paroles qui expriment la méconnaissance et lřimpossible fraternité continentale. Ces

paroles, Nepveu les fait siennes dans lřadresse à Terezita de Jesús, sous de multiples

formes : « Je lis les poèmes de Drummond de Andrade et je pense à toi, Terezita de Jesús,

que je nřai jamais vue et ne verrai jamais » (INM-351) ; « Je ne suis pas venu au Brésil pour

te connaître, Terezita de Jesús, et je ne pourrai jamais vérifier si tu étais bien la petite

métisse fière et têtue que jřimagine, avec un front large et des yeux perçants » (INM-353),

« Jřai connu le Brésil, mais je ne te connaîtrai jamais, Terezita de Jesús » (INM-356), « Je

lui [à ma fille] dirai mon secret : que je nřai jamais vu, que jřignore presque tout de Terezita

de Jesús » (INM-358). La redondance fait apparaître en filigrane la référence au livre de

Poulin, tout en lřinvestissant dřun sens nouveau. Dans le roman, la rencontre est un échec,

alors que dans le recueil, la non-rencontre est féconde, puisquřelle est lřoccasion, pour le je,

de dire adieu à Terezita de Jesús, adieu à ces voyages de longs cours en Amérique auxquels

se substituera désormais la tentative dř« habiter un autre coin du Nouveau Monde » (INM-

358) en compagnie de ses filles. Lřaxe vertical est à entendre au point de vue symbolique ;

dans ce cas précis, la plongée intérieure permet à Nepveu dřimaginer le passé et le devenir

de Terezita de Jesús pour mieux lui dire au revoir.

Au terme du recueil, une transformation sřest opérée chez lřénonciateur, que lřécart

entre lřexpérience dont il témoigne dans le prologue et celle qui occupe lřespace de

91

lřépilogue permet de mesurer. Ces récits complémentaires, qui agissent de concert avec la

progression chronologique de la partie centrale du recueil, permettent de conclure à une

structure narrative du recueil.

Métaphore structurante

La métaphore qui structure le recueil de Pierre Nepveu nřest pas annoncée

dřemblée, comme cřétait le cas avec la métaphore du chemin chez Jacques Brault. Elle se

révèle, dans ce cas-ci, par des touches impressives qui sřajoutent tout au long de lřouvrage;

ce nřest en outre quřau moment de lřépilogue que lřimage structurant le recueil, celle du

jardin, apparaît avec évidence. Auparavant, sa présence, subtile, repose sur lřapparition

sporadique et progressive dřun réseau lexical tissé autour de lřimage du sol, du

déracinement et de lřenracinement. Si lřimage du chemin, qui implique à la fois une

progression et une temporalité, a un potentiel narratif clair, celle du jardin mérite sans doute

davantage de précisions. Lřimage représente le point dřarrivée de la démarche de

lřessayiste, qui consiste à trouver, tant par son expérience personnelle que par celles dont

témoignent les œuvres littéraires dřAmérique, une façon dřhabiter le Nouveau Monde

authentiquement, non pas par la conquête de ses vastes espaces, mais par lřappropriation

dřun lieu. Pour Nepveu, le risque dřune telle démarche est que lřhabitation devienne

synonyme de sédentarité et dřimmobilisme. Le jardin apparaît, dans ces conditions, comme

la représentation de lřappropriation dřun lieu fécond, vivant, où il est possible dřéprouver

son intérieur, de plonger en soi-même.

Le première référence implicite au jardin est celle de lřexpérience de lřAmérique

comme déracinement. Le terme apparaît à la page 26, dans le passage où Nepveu rappelle à

la mémoire de son lecteur la rencontre fictionnelle des personnages de Jack et Théo

Waterman. Parlant de Théo, Nepveu soutient quřil « paraissait confirmer une crainte

terrible : que tout voyage et toute écriture, en ce Nouveau Monde, conduisent à un

déracinement insurmontable et à une étrangeté mortelle. » (INM-26). Cette expression

revient à quelques reprises dans la première section pour parler de Marie de lřIncarnation et

de son arrachement à lřEurope, mais aussi pour qualifier lřexpérience américaine de façon

générale : « […] difficile […] de saisir de lřintérieur ce quřa pu être notre expérience

92

américaine : une véritable épreuve pour des sujets déracinés, lřélaboration dřune culture

conçue non pas seulement comme une manière de vivre et dřoccuper lřespace, mais comme

un travail psychique : rupture, privation, conscience, rapport de soi au réel, redéfinition du

moi dans un lieu nouveau. » (INM-44) À ces sujets déracinés quřévoque Nepveu, le jardin

offre la possibilité de se poser, de sřenraciner sans être condamnés à lřimmobilité.

Dans lřimage du jardin se lit également une position intermédiaire entre nature et

culture, axe bipolaire souvent convoqué au moment de décrire le propre de lřAmérique,

qui, suivant le stéréotype, serait dřêtre un espace de seule nature, par conséquent impropre

à la culture et peu fertile pour lřépanouissement de lřesprit. Le jardin incarnerait une

position intermédiaire en ceci quřil porte la trace du travail humain, mais quřil est aussi une

représentation de la nature, quřil faut évidemment se garder de confondre avec la nature

elle-même.

En effet, à lřouverture et à la grandeur de lřespace, de la nature à lřétat vierge, le

jardin oppose lřintimité du lieu clos, intérieur, où sřexprime un rapport harmonieux entre

lřhomme et son milieu. De tout temps associé à la civilisation, le jardin est un lieu aménagé

et domestiqué par lřhomme, dont lřesthétique est fonction de la culture et de lřépoque

auxquelles il appartient. Il nřy a quřà penser à certains cas célèbres tels que les jardins

suspendus de Babylone ou les jardins de Versailles pour saisir le lien étroit unissant ce lieu

et lřexpression de la culture humaine. Par la traversée discrète du jardin adjacent à la

maison dřEmily Dickinson, ce lieu où il est possible de « flâner […], de sřasseoir sur un

banc au bord dřun massif de fleurs et dřécouter le silence qui traîne toujours, dans la

chaleur sèche des sapins et dans lřombre du chêne géant qui doit bien être vieux dřau moins

un siècle » (INM-61), lřessayiste exprime ce rapport privilégié et intime de lřhomme à la

nature, et plus largement à lřAmérique, que permet le jardin. Il est à cet égard significatif

quřil précise quelques lignes plus tard que ce jardin est dřailleurs « le lieu, la station

parfaite où la voix même dřEmily Dickinson ne résonne plus quřà peine, comme si elle

avait trouvé son vrai silence et son repos dans les fleurs et dans les choses qui lui ont

survécu » (INM-61).

93

Cohérent, lřessayiste fait apparaître le négatif de cet état dřharmonie et dřéquilibre

dans la description de la ville de Mexico quřil extrait de lřœuvre dřOctavio Paz, Feu de

chaque jour sur Mexico, dont il cite quelques vers. Dans ce poème, Paz oppose le désordre

urbain contemporain de la capitale aux jardins flottants qui caractérisaient Tenochtitlán à

lřépoque de la civilisation aztèque. Nepveu en tire lřidée que « [c]ette cité est revenue pour

ainsi dire à lřétat de nature ; mais ce nřest pas la cité-jardin, cřest la ville violemment

organique et corporelle, formidable échec des planificateurs, figure de lřhistoire pervertie »

(INM-332), qui oblige le poète à se réfugier dans « lřespace [qui] est au-dedans » (INM-

333). Le rapport ambigu de continuité et dřopposition entre le jardin et la nature que

jřévoquais plus tôt se révèle dans ces lignes, où la cité-jardin primitive, désormais perdue,

sřest convertie en une espèce de nature sauvage que serait la ville. Lřimmensité et lřhostilité

de lřespace urbain « produi[sent] pour ainsi dire de lřintériorité » (INM-333), suivant une

logique simple : « [i]l y a trop de dehors, trop de nature (même dans la ville), trop de

violence : aux grands espaces doit sřopposer une place minuscule, celle-là même où le moi

pourra faire son nid […] » (INM-333). Cette place minuscule, on lřaura compris, a tout à

voir avec le jardin.

En tant que représentation de la nature, le jardin est donc un lieu de culture plus que

de nature, marqué et organisé par lřhomme. Cette idée apparaît avec clarté au moment où

Nepveu aborde lřœuvre de William Carlos Williams : « Lui [Williams] qui dénonce avec

tant de force la terreur du monde sauvage qui a marqué toute lřexpérience américaine, il

pratique tout le contraire dřune poésie sauvage, tournée vers la nature chaotique. Le monde

de Williams est cultivé comme un jardin, il valorise la mesure et la proximité : cřest là que

réside le salut, dans la pureté dřune écriture qui capte lřesprit des lieux, la proximité des

choses. » (INM-153) De ce rapprochement entre la nature minimaliste et locale de la poésie

de Williams et le lieu organisé et réduit du jardin se dégage lřidée Ŕ prégnante dans

lřensemble de lřouvrage Ŕ que cřest au plus près des choses et au plus près de soi-même

que lřexpérience américaine se réalise. La métaphore du jardin rend compte de cette

nécessité de renoncer à lřextériorité américaine et de substituer à lřeuphorie des

déplacements une plongée intérieure, un « voyage vertical ».

94

Cette idée mène tout droit à lřépilogue où Nepveu, assis dans les jardins de Butantã

et absorbé par la lecture des poèmes de Carlos Drummond de Andrade, reçoit comme une

révélation lřidée que « les vrais voyages sont verticaux » (INM-353) et que lřexpérience la

plus sincère de lřAmérique est celle que lřon éprouve en soi-même, indépendamment des

distances parcourues. Lřimage du jardin comme lieu réel est alors évoquée par lřessayiste

pour représenter cet idéal vers lequel il tend : « Je ne veux plus voyager. Je nřen ai plus le

temps. Jřen ai assez du Nouveau Monde, de ses distances épuisantes, de ses terminus

introuvables. Je voudrais être comme Emily Dickinson qui a passé toute sa vie à arpenter

son jardin et à écouter voler les mouches dans sa chambre […] » (INM-350). Quelques

paragraphes plus loin, le jardin comme espace clos, intérieur, se détache de sa valeur de lieu

réel et devient, par lřeffet de la métaphore, lřimage dřune intériorité psychique. « Fouiller

en soi-même comme si lřon était un sol » (INM-353) : à nřen pas douter, cette image qui

surgit dans les dernières pages du recueil répond à la dysphorie du déracinement et de

lřarrachement qui apparaît dans les premiers essais du recueil. Le jardin représente donc à

la fois cette façon dřhabiter le Nouveau Monde et dřêtre habité par lui. Pour le je de lřessai,

les enfants quřil est venu adopter au Brésil incarnent ce lieu de bien-être, ce jardin intérieur

émergeant en plein cœur de la « nature sauvage » de la métropole brésilienne : « Tes filles

que Manoel a finalement conduites ici et qui ne te connaissent guère plus que je ne te

connais, elles sont ce jardin, et ce jardin est en elles, entières. Ici, et nulle part ailleurs, au

croisement de tous les voyages. Filles, jardins. Filhas, jardim. Au milieu de São Paulo. »

(INM-358)

Chronologie et métaphore structurante orchestrent en somme la narrativité du

recueil Intérieurs du Nouveau Monde. Chacune de ces deux composantes travaille lřunité

du recueil de façon distincte : la première fait appel au fonctionnement de lřhistoire

littéraire par la périodisation et la linéarité, et la seconde insiste sur la transformation qui

sřopère chez le je. Celui-ci, au terme du recueil, arrive à habiter lřAmérique dans un

rapport de proximité dont parvient à rendre compte lřimage du jardin. Les traversées

continentales sřeffacent au profit dřune expérience verticale, intérieure du Nouveau Monde.

95

3.5 Construction narrative du recueil El insomnio de Bolívar

Plusieurs analogies de structure rapprochent la construction du recueil de Jorge

Volpi et celle de Pierre Nepveu. Plutôt que dřeffectuer un va-et-vient entre lřun et lřautre

des ouvrages, jřaborderai le recueil de Volpi à partir des mêmes paramètres que ceux qui

ont guidé mon analyse de la narrativité et de lřunité dřIntérieurs du Nouveau Monde :

péritexte, configuration et temporalité, historicisation et métaphore structurante. Quelques

retours sur le recueil de Nepveu sřimposeront au long de ce parcours, mais ce sera

néanmoins lřœuvre de Volpi qui mřintéressera en premier lieu.

Péritexte

Au chapitre 2, jřai fait voir que le recueil de Volpi, contrairement à celui de Nepveu,

demeure assez discret sur la question de la généricité des textes réunis, de même que sur

celle de la constitution dřun objet-recueil. Alors que chez Nepveu, la mention de lřéditeur et

de la collection « Papiers collés » achevait de clarifier cette question, chez Volpi elle

nřapporte aucune précision relative au contenu de lřœuvre. Lřéditeur de lřouvrage, Random

House Mondadori Mexico, est la division mexicaine de Random House, une maison

dřédition littéraire dřenvergure internationale qui publie autant de polar que dřessai ou de

littérature jeunesse. À lřévidence, il ne sřagit pas dřune maison dřédition consacrée à un

sous-champ littéraire spécifique comme le sont, à lřéchelle mexicaine, Siglo XXI ou Era,

mais dřun éditeur commercial couvrant un vaste spectre de publications. Si elle donne la

mesure du prestige et de la reconnaissance dont bénéficie Jorge Volpi dans le monde

littéraire, la mention de lřéditeur nřéclaire en revanche pas du tout la forme ni la nature du

contenu du livre. La collection, « Debate », est à cet égard plus riche, car elle laisse quant à

elle envisager que le livre renferme un contenu idéel, voire essayistique. Mais ici encore,

rien ne permet de déterminer quřil sřagit dřun recueil dřessais ou dřun essai. On sait

toutefois, grâce à la date qui apparaît à la toute fin du livre, quřil ne sřagit pas de textes

publiés dans des contextes éditoriaux divers, puis colligés postérieurement. Les parties sont

pensées les unes en fonction des autres, comme cřest le cas dans Intérieurs du Nouveau

Monde. Lřinsistance du sous-titre sur la division en « quatre considérations intempestives »,

combinée au jeu de sous-titrages des sections, incline toutefois à considérer lřobjet comme

un recueil plus que comme un essai. Afin de valider cette hypothèse, je mřintéresserai dans

96

les prochaines lignes à lřappareil titulaire de lřouvrage dans son ensemble. Pour mieux

sřorienter dans ce parcours, on trouvera en annexe II un tableau transcrivant la division de

lřouvrage en sections et en sous-titres correspondants.

Le titre de lřouvrage de Volpi, El insomnio de Bolívar, est de nature strictement

thématique et il ne compte aucun indice rhématique. Le lecteur est toutefois invité à y

déceler un mode parodique par le renvoi au « rêve » de Bolívar. En effet, converti en

insomnie, le rêve bolivarien dřune Amérique latine unifiée, formant une seule et même

patrie, devient improbable et dystopique. On comprend, dès lors, que la mention de Bolívar

et la citation de la Primera carta de Jamaica mise en exergue du recueil ne relèvent pas de

lřhommage et quřelles préparent plutôt le terrain à un débat sur la question de lřunité latino-

américaine. Le sous-titre, « Quatre considérations intempestives sur lřAmérique au XXIe

siècle », précise lřinformation fournie par le titre et lřexergue en cadrant temporellement et

géographiquement le propos, en plus de laisser deviner implicitement que le texte sřinscrit

dans une matière idéelle plus que fictionnelle. Lřépithète « intempestive » confirme en

outre lřapproche polémique du sujet. Titre et sous-titre livrent donc certaines informations

clés pour lřappréhension du sens de El insomnio de Bolívar mais, comme cřétait le cas pour

Intérieurs du Nouveau Monde, seul lřécho des intertitres des sections permet de rendre

compte de lřeffet de totalisation du recueil. Au nombre de quatre, les sections

correspondent à autant de « considérations » annoncées dřemblée et sřintitulent

respectivement : « Défaire lřAmérique », « La démocratie en Amérique (latine) »,

« LřAmérique latine, hologramme » et « États-Unis dřAmérique ». La redondance du terme

rend explicite lřattention qui sera portée à lřAmérique comme principe unitaire et

fédérateur. Les sous-titres des sections, dont je ne donne quřun échantillon puisquřils sont

nombreux, « À vol dřoiseau », « Reste-t-il quelque chose au sud de la frontière? »,

« Bolívar reloaded », « Une blague à Séville et un parc à Bogotá », etc., mettent en relief la

dimension politique des essais, mais leur participation à lřunité du recueil se limite, à mon

sens, à cet effet. Leur valeur est davantage ancrée dans le propos de la partie quřils

chapeautent que dans lřarchitecture de lřouvrage.

97

En revanche, les vignettes accompagnant chacun des intertitres de section créent,

elles, une forte unité au sein du recueil. Rappelant le fonctionnement des romans du siècle

dřor espagnol, Don Quichotte en premier lieu, ces vignettes résument par anticipation

lřaction du « chapitre » à venir et fournissent des indications sur la posture adoptée par

lřessayiste. On lit ainsi, à la suite de lřannonce du prologue : « Où lřauteur fait état des

raisons inattendues qui lřont poussé à mettre en œuvre cette entreprise et comment il a

découvert quřétant mexicain, il était également Ŕ aïe ! Ŕ latino-américain » (IB-15). Cette

façon de convoquer avec humour la tradition romanesque est une constante dans lřœuvre de

Volpi. Elle apparaît notamment dans La imaginación y el poder, un essai consacré au

massacre de la place Tlatelolco ayant eu lieu en 1968, et dans La guerra y las palabras, qui

explore les relations entre la vie politique et le milieu intellectuel du Mexique par

lřintermédiaire dřune réflexion sur le soulèvement zapatiste de 1994. Véritables fables

politiques, ces essais Ŕ ou recueils dřessais (le péritexte est muet à ce sujet) Ŕ puisent

ouvertement dans les ressources de la fiction. Marie-Pierre Ramouche, qui a consacré une

thèse de doctorat à lřétude des relations entre savoir et pouvoir dans les œuvres

romanesques de Volpi, remarque que la politique et la fiction y sont constamment liées, au

point où il devient difficile de départager ce qui relève proprement de lřune ou de lřautre.

Cette intrication des discours politique et romanesque apparaît comme une stratégie

rhétorique à laquelle recourt Jorge Volpi pour montrer que la politique, ses acteurs, ses

discours constituent par leur nature mensongère et trompeuse une mise en fiction de la

réalité. Marie-Pierre Ramouche soutient en ce sens que

[p]our rendre plus manifeste encore cette propension à la fiction de la politique, il est

intéressant de remarquer que Volpi nřécrit pas seulement des romans qui se convertissent en

essais politiques, mais aussi des essais qui adoptent une forme littéraire : La imaginación y el

poder, sous-titré Une histoire intellectuelle de 1968, se présente ainsi divisé en cinq « actes » où

figure une « dramatis personae », tandis que dans La guerra y las palabras, lřauteur indique

clairement ses intentions dans lřavertissement liminaire : « Bien que ce livre sřen tienne

rigoureusement aux faits ayant eu lieu au Mexique en 1994 Ŕ et aux paroles prononcées par

leurs protagonistes Ŕ, jřai voulu lui donner la forme dřune œuvre de fiction. Le sous-

commandant Marcos ayant fait de la littérature sa principale arme de combat, il mřest apparu

adéquat de conter lřhistoire du soulèvement zapatiste comme sřil sřagissait dřun roman. Pour

cette raison, jřai omis au maximum les appels de note de bas de page et les ressources propres à

lřessai au profit de celles de la production narrative146

.[…] »

146

Marie-Pierre Ramouche, « Política y literatura en la obra de Jorge Volpi », dans 12e Encuentro de

Latinoamericanistas españoles, Viejas y nuevas alianzas entre América Latina y España (Santander, du 21 au

23 septembre 2006). [Actes de colloque en ligne] http://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00104698/, [Site

consulté le 20 août 2013]. « Para hacer más patente todavía esa calidad ficcional de la política es interesante

apreciar que Volpi no sólo escribe novelas que se convierten en ensayos políticos, sino también ensayos que

98

Bien que Ramouche nřen fasse pas mention, El insomnio de Bolívar puise aux mêmes

sources que ces deux essais en empruntant des moyens narratifs pour avancer un propos

idéel.

Comme chez Nepveu, ce recours à la narrativité se fait chez Volpi dès le prologue,

par le biais dřune anecdote qui donne son impulsion à la réflexion. Rappelons-le, cette

anecdote raconte comment lřauteur, alors doctorant à Salamanque, en Espagne, a pris

conscience de son appartenance au vaste ensemble latino-américain. Cette prise de

conscience identitaire ne vient pas, à lřévidence, dřune réflexion intérieure, mais plutôt du

regard extérieur posé par lřautre, lřEspagnol, sur les étudiants venus des divers pays

américains de tradition hispanique. Chez Nepveu, le prologue joue un rôle clé au point de

vue à la fois thématique et structurel, en mettant de lřavant la question de lřexpérience

américaine et en contribuant à la mise en place dřun effet-cadre. Le prologue dřEl insomnio

de Bolívar place lui aussi la question de lřexpérience au centre de la réflexion sur

lřAmérique latine, notamment en accordant à lřanecdote la valeur dřune prémisse réflexive.

Cet ancrage existentiel et subjectif est sans aucun doute lřun des points communs majeurs

des œuvres de Volpi et Nepveu. Dans le recueil de Volpi, toutefois, on ne retrouve pas un

épilogue qui permette de conclure que le prologue contribue à la création dřun effet-cadre;

pourtant, ce cadre existe bel et bien dans lřœuvre de lřauteur mexicain, mais il repose sur la

figure de Bolívar, qui amorce et termine le recueil.

Configuration et temporalité

Centrale dans le péritexte, la figure de Bolívar est également un élément référentiel

fort dans le texte lui-même, qui lui confère une importance de premier plan dans la

configuration narrative de lřœuvre. Il sřagit là dřun élément différentiel majeur émergeant

de la comparaison des œuvres de Nepveu et Volpi. Je mřexplique. Au moment dřétudier la

adoptan una forma literaria: La imaginación y el poder, subtitulado una historia intelectual de 1968 viene así

dividido en cinco Ŗactosŗ y hasta consta de un Ŗdramatis personaeŗ, cuando para La guerra y las palabras, el

autor dejñ claras sus intenciones en la advertencia liminar: ŖAunque este libro está rigurosamente apegado a

los hechos ocurridos en México en 1994 ŕy a las palabras pronunciadas por sus protagonistasŕ, he querido

darle la forma de una obra de ficción. Dado que el propio subcomandante Marcos convirtió la literatura en su

principal arma de combate, me pareció adecuado contar la historia del alzamiento zapatista como si se tratase

de una novela. Por esta razón, he omitido al máximo las citas a pie de página y los recursos propios del

ensayo en favor de aquellos provenientes de la narrativa.ŗ » Cřest lřauteure qui souligne le mot histoire.

99

configuration narrative dřIntérieurs du Nouveau Monde, jřai mis en évidence lřimportance

de lřévénement dans le discours que porte lřœuvre et jřai insisté sur la dimension

chronologique du recueil, notamment sur le fait que les essais réunis suivent une ligne du

temps rappelant le fonctionnement de lřhistoire littéraire. On reconnaît dans ces éléments

de définition les caractéristiques de la narrativité telle quřelle intervient dans le

fonctionnement de lřhistoire, entendue ici en tant que champ disciplinaire. Je me réfère

implicitement ici aux travaux de Paul Ricœur, selon lesquels « la narrativité serait la

caractéristique distincte de lřhistoire dans le champ des sciences sociales147

». Reposant sur

une linéarité du contenu et sur la mise en parallèle dřexpériences multiples découlant de

« lřévénement » que constitue lřêtre-au-monde en Amérique, la narrativité du recueil de

Nepveu est à nřen pas douter plus près de lřhistoire que du roman, bien quřelle fasse

intervenir certains personnages de fiction (la figure de Théo Waterman, par exemple). Chez

Volpi, ce rapport sřinverse. Les propos de Marie-Pierre Ramouche auxquels je me suis

référée plus tôt laissaient déjà entrevoir une proximité entre politique et fiction. La figure

de Simñn Bolívar, investie par la fiction, nřéchappe pas à cette proximité et il en découle

que, dans lřéconomie du recueil, Bolívar apparaît moins comme un personnage historique

que comme un personnage de roman. Les faits, les ambitions et les accomplissements,

éléments qui constituent généralement lřossature du portrait que lřon dresse dřun

personnage historique, importent moins, au moment dřapprocher le Libertador, que ce quřil

symbolise, cřest-à-dire le rêve déraisonné dřune patrie unique en Amérique. Mais

lřinfluence du romanesque se décèle encore davantage dans lřusage du discours indirect

libre, qui rend compte des pensées du personnage et lřinvestit dřintentions, de motivations

fictives : « Les voix explosent dans sa tête, brutales, au point de le tirer de sa léthargie. Le

misérable essaie de ne penser à rien Ŕ à quoi bon désormais Ŕ, mais le tumulte de son esprit

le torture : rien ne reste, en effet, de son œuvre148

. » Les faits et lřargumentation associés à

lřécriture essayistique cèdent ici volontiers la place à un discours narratif. Comme le

souligne Sara Calderón, « [l]e type dřécriture, romancée, la combinaison de nombreuses

données scientifiques avec le récit de faits plus anecdotiques, ainsi que la vie que Volpi

147

Lucie Robert, « Narration », dans Le dictionnaire du littéraire, op. cit., p. 409. 148

« Las voces estallan en su cabeza, brutales, hasta aniquilar su letargo. El miserable intenta no pensar de

qué le serviría ya ahora, pero el bullicio en su cabeza lo tortura : nada queda, en efecto de su obra. »

100

imprime aux personnages historiques rapprochent ses essais du roman149

. » On peut élargir

cette réflexion aux dimensions du recueil. En effet, dans El insomnio de Bolívar, ce sont les

derniers instants du personnage bolivarien qui inaugurent et closent le recueil ; lřeffet-cadre

relève donc dřune écriture empruntant au romanesque ses ressorts et ses méthodes. La

chronologie, certes, apparaît dans le recueil, mais elle ne le structure pas en profondeur

comme cřest le cas dans Intérieurs du Nouveau Monde.

Le recours à la fiction permet de réduire le projet dřune Amérique latine unie au

rêve dřun seul homme ; de façon retorse, Volpi autorise implicitement lřopposition de sa

propre conscience du continent à celle de Bolívar. Lřauthenticité de son expérience,

lřadéquation de sa perception de lřéclatement latino-américain et de la réalité géopolitique

autant que littéraire du continent font, dans cette perspective, le poids contre le mythe

bolivarien ainsi dépeint. On sent que la narrativité du recueil sřarticule différemment que

chez Nepveu : chez Volpi, le recours à une fictionnalisation du personnage permet de

réduire le mythe bolivarien à lřéchelle humaine et dřainsi la mettre en parallèle avec

lřexpérience de lřessayiste. Dans cette perspective, Bolívar nřapparaît plus comme un

personnage politique fort, mais plutôt comme un homme habité par le doute et par la

crainte de lřéchec. Chez Nepveu, le mythe fait également face à lřexpérience de lřessayiste

par lřintermédiaire de lřanecdote liminaire, mais cřest la création dřune tradition littéraire

alternative, dřune histoire littéraire originale, qui fait intervenir la narrativité. La narrativité

est chez lřun plus près du romanesque, et chez lřautre, de lřhistoire.

Historiciser

Cela nřéquivaut toutefois pas à dire que El insomnio de Bolívar ne comporte aucune

dimension chronologique ou historique. Jřai déjà mentionné au premier chapitre que

lřessayiste sřen prend notamment à lřexigence dřexotisme à laquelle font face les écrivains

latino-américains, exigence qui serait la conséquence de lřimportance du réalisme magique

dans la tradition littéraire du continent. Une telle critique sřadresse directement au canon

littéraire et, indirectement cette fois, à la façon dont le mythe bolivarien a été intégré par la

149

Sara Calderón, Jorge Volpi ou l’esthétique de l’ambiguïté, Paris, lřHarmattan (coll. Classiques pour

demain), 2011, p. 11.

101

tradition littéraire. Lřinscription du temps dans la structure du recueil ne se fait pas par la

création dřune linéarité, mais plutôt par une réflexion portant sur le fossé qui sépare la

génération dřécrivains du Boom et celle de Jorge Volpi.

Lřillustration la plus manifeste de cette approche dřune évolution par générations

dřauteurs se trouve dans le troisième essai, « Amérique latine, hologramme » où Volpi

réfléchit à la pertinence des événements littéraires dřenvergure internationale cherchant à

réunir les écrivains latino-américains de sa génération. Aux yeux de lřessayiste, ces

événements ont lieu précisément pour créer de toutes pièces un effet dřunité et de

génération qui nřexisterait pas spontanément, et ils correspondent, en outre, à une forme

sournoise de néocolonialisme littéraire, puisque la plupart de ces événements de

consécration relèvent de maisons dřédition espagnoles. « Pour moi, [soutient-il], la

naissance officielle de la nouvelle génération dřécrivains latino-américains Ŕ manière

pompeuse et grossière de la nommer, mais cřest ainsi quřelle apparaît dans les programmes

Ŕ a eu lieu à Madrid, en 1999, dans le cadre du congrès organisé par la maison dřédition

Lengua de Trapo et la Casa América de Madrid150

[…] » (IB-152). À ce premier événement

que critique lřauteur sřajoute Bogotá 39, une rencontre organisée par lřUNESCO en

lřhonneur de lřannée internationale du livre, dont le but est de connaître et faire connaître

les 40 auteurs de moins de 40 ans qui promettent de faire le succès de la littérature latino-

américaine contemporaine. La critique de Volpi à lřendroit de lřévénement est virulente :

non seulement compare-t-il Bogotá 39 à une « espèce de Latin American Idol

littéraire151

» (IB-160), mais il montre également que la base même sur laquelle les auteurs

« latino-américains » sont réunis, la langue espagnole, ne se justifie plus :

Le résultat [de la rencontre] laisse apparaître une première surprise : si Madrid 1999 comptait

parmi ses participants un représentant chicano, à Bogotá 39 la logique sřinverse et on convoque

deux écrivains dont la langue dřexpression est lřanglais (Daniel Alarcñn, dřorigine péruvienne,

et Juno Díaz, dominicain). Les limites de lřAmérique latine sřélargissent au risque de la perte

de lřun de ses rares traits distincts152

. (IB-160)

150

« Para mí, el nacimiento oficial de la nueva generación de escritores latinoamericanos Ŕ pomposa y burda

manera de enunciarlo, pero así suele figurar en los programmas Ŕ ocurrió en Madrid, en 1999, en el congreso

organizado por la editorial Lengua de Trapo y la Casa de América de Madrid […] ». 151

« […] especie de Latin American Idol literario ». 152

« El resultado arroja una primera sorpresa : si bien Madrid 1999 había contado con un représentante

chicano (Santiago Vaquera), ahora la lógica se invierte y se convoqua a dos escritores cuya lengua de

expression es el inglés (Daniel Alarcón, de origen péruano, y Junot Díaz, dominicano). Los límites de

América Latina se ensanchan a riesgo de perder uno de sus pocos rasgos de identidad. »

102

Sans dénominateur commun au point de vue linguistique, sans réel patrimoine littéraire en

partage et sans maison dřédition chapeautant leur production, les écrivains des différents

pays dřAmérique latine résistent, selon lřessayiste, à tout regroupement identitaire et cřest

donc avec une certaine forme dřironie quřil reprend le terme de « génération » pour décrire

lřensemble quřil forme avec ses homologues colombiens, argentins, etc. Cřest néanmoins à

partir de cette notion quřil approche la latinité, par la mesure de lřécart entre « sa

génération » et celle du Boom.

Cette réflexion comparée permet à lřauteur de dévoiler la nature illusoire de lřunité

latino-américaine à partir de certains éléments clés, tels que lřabsence de circulation

culturelle réelle entre les pays du sous-continent américain ou encore la méconnaissance

mutuelle des écrits contemporains latino-américains. Dans le prologue du recueil, se

référant toujours au temps quřil a passé à Salamanque pour la poursuite de ses études

doctorales, Volpi revient sur cet écart quřil a alors perçu entre lřimage de lřAmérique latine

héritée du passé et celle du présent :

Toute chose sřapparentant à une communauté culturelle se transformait en mirage : pas même

les pays limitrophes, ou peut-être ceux-ci moins que les autres, nřavaient accès aux livres, aux

films ou aux journaux de leurs voisins. LřAmérique latine sřécroulait devant nos yeux. Ou, à

tout le moins, cette Amérique latine vivante, réelle, contemporaine à laquelle nous croyions

appartenir. Comme étudiants de philologie Ŕ de littérature, donc Ŕ nous avions en tête les riches

échanges qui ont caractérisé la région par le passé, nous citions Marátegui, Rodó, Gallegos,

Vasconcelos, Mistral, Borges, Paz, le Boom et ses différentes entreprises littéraires, mais en

contrepartie nous ne pouvions pas mentionner plus de quatre ou cinq écrivains latino-

américains postérieurs, peut-être un ou deux cinéastes (la mode du cinéma argentin et du

cinéma mexicain made in Hollywood nřavait pas encore vu le jour)[…]153

. (IB-23)

De ce constat naît la construction du premier essai, sorte de carnet de voyage où lřauteur,

appelé à se déplacer dans différentes villes de lřAmérique latine, constate de visu lřabsence

de facteurs identitaires ou culturels qui permettraient de donner un sens à la persistance de

lřappellation « Amérique latine » au XXIe siècle. Ce carnet à entrées multiples et les

153

« Cualquier cosa parecida a una comunidad cultural se tornaba un espejismo : ni siquiera los países

limítrofes, o acaso éstos menos que los demás, tenían acceso a los libros, las películas o los periódicos de sus

vecinos. América Latina se derrumbaba ante nuestros ojos. O al menos esa América latina viva, real,

contemporánea, a la que creíamos pertenecer. Como estudiantes de filología Ŕ de literatura, pues Ŕ teníamos

en mente los ricos intercambios que caracterizaron a la région en el pasado, citabamos a Mariátegui, a Rodó, a

Gallegos, a Vasconcelos, a Mistral, a Borges, a Paz, al Boom y sus distintas empresas, pero en cambio no

podíamos mencionar a más de cuatro o cinco escritores latinoamericanos posteriores, acaso uno o dos

cineastas (aún no surgía la moda del ciné argentino y del cine mexicano made in Hollywood), y párale de

contar. »

103

constats quřil recèle font éclater, au point de vue géographique et spatial, lřunité latino-

américaine; ainsi, si Nepveu réorganise la tradition quřil affronte par le recours à lřhistoire

littéraire, Volpi désarticule le continent par une fragmentation de ses écrits. Dans le

quatrième et dernier essai du recueil, « États-Unis des Amériques », Volpi imagine, avec

force ironie et humour, le futur des Amériques, dřabord divisées en deux groupes

politiques, « lřUnion nord-américaine » (comprenant le Canada, le Mexique, les États-Unis,

Cuba et la République dominicaine) et « lřAlliance sud » (comprenant le reste des pays

dřAmérique), puis enfin unies pour devenir formellement les États-Unis des Amériques.

Cette union inespérée des pays dřAmérique que projette lřauteur apparaît comme une

panacée pour lřancienne Amérique latine : les problèmes liés au narcotrafic disparaissent, la

corruption cède la place à un système parlementaire juste et efficace, et la pauvreté est

enrayée. Par lřabsurde, Volpi montre bien que la création dřun continent uni ne saurait

entraîner dans son sillage un tel lot de restructurations et quřil reste, au surplus, une utopie

politique impraticable dans la réalité. La référence à la concrétisation du projet de Bolívar

est dřailleurs manifeste : « Le système confédéral a été ratifié par ses membres en 2098, et

le vieil idéal bolivarien est enfin devenu réalité au moment où a été promulguée la première

Constitution des États-Unis des Amériques en 2110154

. » (IB-254) La succession des dates,

de 2098 à 2110 témoigne du fait que lřauteur situe les événements politiques quřil imagine

sur une ligne du temps. En effet, à la toute fin du recueil se trouve même un résumé

chronologique du devenir de lřAmérique latine.

La chronologie et lřhistoricisation font donc également partie du recueil El insomnio

de Bolívar, mais à la lumière de lřanalyse que je viens dřen faire, il apparaît assez

clairement, dans un premier temps, quřelles ne cadrent pas avec la chronologie éditoriale

dont parlaient Audet et Bissonnette, et, dans un deuxième temps, quřelles ne constituent pas

une ossature aussi fondamentale que dans Intérieurs du Nouveau Monde.

154

« El sistema confederal fue ratificado por sus miembros en 2098, y por fin el viejo idéal boliviariano se

hizo realidad Cuando se promulgó la primera Constitución de Estados Unidos de las Américas en 2110. »

104

Métaphore structurante

Ainsi que le laisse dřemblée présager le titre, cřest le personnage de Bolívar et la

métaphore du sommeil qui structurent en profondeur le recueil de Jorge Volpi, plus que la

configuration temporelle de lřouvrage. Pour être précis, il serait plus juste de parler dřune

métaphore illustrant la progression dřun état de conscience allant du rêve à lřinsomnie, puis

de lřinsomnie à la mort, que dřune métaphore du sommeil.

Comme je lřai fait voir précédemment, la configuration repose en grande partie sur

la figure du Libertador, par lřintermédiaire de laquelle Volpi parvient à personnifier

lřimage de lřAmérique latine contre laquelle il sřinscrit en faux. Jřai montré au chapitre 1

que Bolívar est dřemblée associé au rêve dřune patrie unique occupant lřespace continental

sud-américain, rêve qui prend sa source dans les ambitions européennes entretenues à

lřégard du Nouveau Monde. Cette utopie a eu tôt fait de se convertir en un mythe orientant

le devenir du continent. En effet, au moment où les colonies acquièrent leur indépendance,

au début du 19e siècle, Bolívar devient le symbole de ce projet dřunité continentale, projet

qui sera sans cesse confronté à des divisions sociales importantes et à la naissance de

sentiments nationalistes. Ces déchirements conduiront à lřéchec du « rêve de Bolívar » et à

la création de plusieurs États-nations distincts en Amérique. Le terme de « latinité », utilisé

stratégiquement par Napoléon III en 1862 pour justifier une avancée de la colonie française

vers les États-Unis, sera quant à lui récupéré et associé à lřentreprise de Bolívar, puisquřil

rompt avec lřidentité « ibéro-américaine » héritée de la période coloniale. Du rêve de

Bolívar, il ne restera essentiellement que le terme de « latinité » pour témoigner dřune

certaine identité continentale. Cřest du moins ce que fait valoir Volpi :

Si, dřune part, Bolívar nřa pas tardé à proclamer son Ŗrêveŗ, cřest-à-dire le projet annoncé lors

de lřinvraisemblable Congrès de Panama de 1826 dřimaginer une seule nation allant de la

Haute-Californie à la Terre de feu, dřautre part, les luttes prolongées contre les péninsulaires

ont renforcé la conviction que chaque territoire devait construire sa propre identité nationale.

[…] Que reste-t-il aujourdřhui de lřAmérique rêvée par Bolívar? Bien peu de chose : un

ensemble de démocraties affectées par de nombreux problèmes, le plus important dřentre eux

étant lřinégalité 155

. (IB-144/147)

155

« Si por una parte Bolívar no tardó en proclamar su « sueño », es decir, el proyecto planteado en el

inverosímil Congreso Anfictiónico de Panamá de 1826 de imaginar una sola nación desde la Alta California

hasta la Tierra del Fuego, por la otra las prolongadas luchas contra los peninsulares reforzaron la convicción

de que cada territorio debía construirse su propia identidad nacional. […] ¿Qué queda hoy de la América

soñada por Bolívar? Muy poco : un conjunto de democracias aquejadas por numerosos problemas, el mayor

de los cuales continua siendo la desigualdad. »

105

En date de lřécriture du recueil de Jorge Volpi, de nombreux pays fêtent le bicentenaire de

leur indépendance et évoquent le souvenir de Bolívar. Pour lřessayiste, lřobjet de ces

célébrations est la figure tronquée dřun héros, celle du « jeune et triomphant » (IB-144)

Bolívar ; pourtant, croit-il, « il est probable que le Bolívar tardif et souffrant, aussi vénéré

que détesté, puisse mieux nous parler des problèmes qui nous atteignent aujourdřhui156

»

(IB-145). Cřest à la lumière de ce commentaire quřil faut comprendre le cadre narratif de

lřessai : présenté sur son lit de mort, Bolívar nřen est plus à lřépoque du rêve, mais plutôt à

celle des remises en question, responsables de son « insomnie ». La transformation qui

sřopère chez le personnage ne le fait pas passer du rêve à lřinsomnie, mais plutôt de

lřinsomnie à la mort, dřun état de doute à lřégard du projet initial à son abandon complet.

Cřest lřhomme qui est mis en scène dans le texte, lřhomme dřabord saisi par lřévidence de

lřéchec de son projet politique, puis atteint par la mort. À défaut de retrouver cette version

du Libertador dans les discours réels, Volpi la met en scène par la fiction et il arrive ainsi à

interroger, voire à « faire mourir » de façon symbolique la célébration dřune unité latino-

américaine.

***

La structure des recueils Intérieurs du Nouveau Monde et El insomnio de Bolívar est

semblable en divers aspects, que jřai fait sřentrecroiser dans ce chapitre. Prenant appui sur

lřétude de René Audet et Thierry Bissonnette intitulée « Le recueil littéraire, une variante

formelle de la péripétie », je me suis toutefois concentrée sur le point de contact principal

entre ces deux objets, soit la narrativité qui traverse les deux recueils. Lřarticulation

syntagmatique des textes et lřeffet encadrant du recueil ont donc été lřobjet de mes

observations. Les notions de configuration, de temporalité et de relation hypotaxique mřont

permis de dégager le fonctionnement interne de chacune des œuvres et de montrer que le

recueil de Nepveu sřapproche davantage dřune narrativité propre à lřhistoire, et que celui de

Volpi puise dans les ressources du romanesque, quřil lie à celles du politique. Les

hypothèses formulées dans le chapitre 1, que jřavais partiellement démontrées, ont été ici

156

« Los responsables de los Bicentenarios quizá prefieran al Bolívar joven o triunfante, pero es probable que

este Bolívar postrero y achacoso, tan venerado como detestado, pueda hablarnos mejor de los problemas que

hoy nos aquejan. »

106

vérifiées. Au récit collectif de lřAmérique et de lřAmérique latine répondent deux recueils :

le premier, celui de Nepveu, oppose la juxtaposition dřexpériences multiples du continent

américain à une histoire stéréotypée de lřaméricanité; le second substitue à lřimage de

conquérant de Simñn Bolívar celle dřun homme affaibli par la maladie et par lřéchec, pour

lui opposer sa propre expérience de la latinité. Dans les deux cas à lřétude, lřexpérience et

la subjectivité font émerger un cadre narratif qui structure le recueil et lřargumentation.

Ainsi, il est possible de répondre par lřaffirmative à la question posée au départ de ce

chapitre et de conclure que la narrativité organise ces deux œuvres à lřéchelle macro-

structurelle.

107

Conclusion

Les observations dřAndré Belleau au sujet de la narrativité et de la fictionnalisation

de lřessai, énoncées tout à la fois dans sa « Petite essayistique » et dans « Approche et

situation de lřessai québécois », se trouvent à lřorigine même de la réflexion que je mène ici

à son terme. Au moment de conclure, il me paraît judicieux de revenir à ce point de départ

qui éclaire les objectifs que poursuivait ce travail dřanalyse.

Recourant à une formulation imagée, Belleau proclame lřessayiste « artiste de la

narrativité des idées157

» et suppose dans un même souffle quř« il y a dans lřessai une

histoire, […] même une intrigue, au sens que lřon donne à ces mots quand on parle de

lřhistoire ou de lřintrigue dřun roman et dřune nouvelle158

». Critique des genres et de

lřhégémonie romanesque, cette proposition engage une réflexion sur les rapports de

contiguïté, voire dřhomologie entre le discours romanesque et le discours essayistique

quřelle laisse en suspens. Lřessai, on le sait, nřest par définition pas friand des conclusions

et « Petite essayistique » ne fait pas exception à la règle : il laisse la réflexion sur la

narrativité de lřessai largement irrésolue.

Prenant acte de cette irrésolution, jřai voulu, dans le cadre de ce mémoire, aborder

de front cette problématique et déterminer comment lřessai et le recueil dřessais peuvent

être travaillés par la narrativité. Sřil y a bel et bien une « histoire » et une « intrigue » dans

la prose essayistique, comment se déploient-elles? Quelles configurations textuelles

génèrent-elles? Quels rapports existent entre la narrativité de lřessai et celle du recueil? Ces

questions appelaient une réponse axée sur les moyens narratifs à lřœuvre dans lřessai et

dans le recueil dřessais, moyens que jřai jugé nécessaire dřétudier à partir de deux cas

concrets, les recueils Intérieurs du Nouveau Monde, de Pierre Nepveu, et El insomnio de

Bolívar, de Jorge Volpi. Objets poétiques similaires mais émergeant de deux traditions

littéraires distinctes, ces recueils mřont paru tous les deux emblématiques de cette

intrication de la narrativité et du discours essayistique, notamment en raison de la large

157

André Belleau, « Petite essayistique », art. cit., p. 8. 158

Id.

108

place quřils font à lřanecdote et au récit personnel. Partant de cette observation, jřai au

départ émis lřhypothèse que lřessai puisse faire du je énonciatif le lieu dřune transformation

narrative, ce qui sřest avéré vérifiable tant à lřéchelle de lřessai quřà celle du recueil. Jřai

toutefois pu préciser cette hypothèse en mřattardant aux spécificités de chacun de ces

niveaux dřanalyse Ŕ essai, recueil Ŕ, dont lřétude a occupé respectivement lřespace des

chapitres 2 et 3. Au premier chapitre, je me suis laissée guider par une approche relevant

davantage de la sociocritique pour rendre raison de la démarche comparatiste que jřai

privilégiée. Chacun des chapitres entraînant un certain nombre de questions sous-jacentes,

je crois bon de refaire pas à pas la démarche empruntée pour mieux dégager les conclusions

particulières et générales de cette étude.

1. Des recueils tenant un discours sur les mythes de l’Amérique

Dans une entrevue accordée à la revue Voix et images en 2008, Pierre Nepveu, se

prononçant sur la question de lřaméricanité, reconnaissait que le recours à cette notion, en

littérature comme en dřautres domaines, entraîne le risque dřaplanir les différences

culturelles, de négliger les particularismes du continent. Cette sensibilité aux différents

visages de lřAmérique ne lřempêchait toutefois pas de conclure que « la question du

rapport à lřEurope est fondamentalement la même dans toutes les Amériques159

». Dans

cette réflexion se lit lřenjeu principal de lřanalyse comparative qui a occupé le premier

chapitre de ce mémoire : montrer quřen dépit de leurs différences significatives, les recueils

de Pierre Nepveu et de Jorge Volpi témoignent dřun rapport au mythe Ŕ et indirectement

dřun rapport à lřEurope Ŕ semblable. Dans les deux recueils, en effet, un récit personnel

ébranle la validité dřun récit collectif, au fondement duquel se trouve un mythe, celui de

lřextériorité américaine dans Intérieurs du Nouveau Monde et celui de la latinité

bolivarienne dans El insomnio de Bolívar. En apparence étrangers lřun à lřautre, ces deux

mythes ont en commun dřêtre les reliquats des projections européennes qui ont façonné,

dès lřorigine, le visage du Nouveau Monde. Cřest ce que la définition du mythe fournie par

lřouvrage Genèse de la société québécoise, de Fernand Dumont, a permis de mettre en

évidence. Tous les deux ouvertement critiques à lřégard de la référence identitaire qui sřest

159

Alexandre Drolet et Jean-François Chassay, « Entretien avec Pierre Nepveu », dans Voix et images,

op. cit., p. 22.

109

cristallisée autour des notions dřaméricanité et de latinité, Nepveu et Volpi choisissent dřy

opposer leur expérience personnelle de lřAmérique. Cette façon de puiser dans leur

expérience la matière idéelle de leur discours appartient en propre à lřessai. Comme le fait

valoir Yolaine Tremblay,

[l]a subjectivité qui demeure à la base de lřessai présuppose, chez lřécrivain, une approche

expérimentale : il partira de ce quřil sait, de ce quřil sent, de ce quřil voit, mais aussi de ce quřil

comprend ou ne comprend pas, accepte ou nřaccepte pas ; mais surtout, il partira de ce qui le

touche et lřinterroge dans cette société. Le texte est donc une occasion, pour lřessayiste, de

soulever, à partir de sa perception, non plus les problèmes fondamentaux de lřHomme, mais

ceux dřune société. Le questionnement est dřordre sociologique160

.

Mais sřil est vrai que le recours à la subjectivité est proprement essayistique, la présence

dřune anecdote fait quant à elle évoluer la matière idéelle dans un discours narratif. Le je de

lřessai se révèle dans ces circonstances énonciateur dřun discours idéel, mais aussi

narrateur dřun récit qui prend place dans le prologue et gagne, éventuellement, lřespace du

recueil. Prenant appui sur lřouvrage Métamorphoses de l’insignifiant, de Marie-Pascale

Huglo, jřai montré que lřanecdote, en dépit de son apparente insignifiance, révèle ce qui

travaille en profondeur la réflexion des essayistes, cřest-à-dire une forte inadéquation entre

lřimage de lřAmérique et de lřAmérique latine véhiculée par le canon littéraire et leur

perception de ces réalités.

Dans ce chapitre, un premier constat a pu être dégagé au sujet de la narrativité de

lřessai : le je peut être à la fois le lieu dřune énonciation idéelle et dřune énonciation

narrative. La forme de lřanecdote permet de constater quřil nřexiste pas de frontière claire

entre lřune et lřautre.

2. Des « récits idéels » ou des essais narratifs?

Lřanecdote étant une forme particulière au sein de lřessai Ŕ souvent considérée

comme un insert ou comme une illustration Ŕ, cette conclusion pouvait sembler limitée et

non applicable à lřessai en général. Aussi le deuxième chapitre a-t-il été le lieu dřune

interrogation sur la structure du récit et sur les rapports que celui-ci entretient avec lřessai.

On ne sřétonnera pas du fait quřAndré Belleau, peu soucieux de distinguer fiction et

160

Yolaine Tremblay, Du Refus global à la responsabilité entière, p. 69.

110

narrativité, nřait pas davantage cherché à définir ce qui relevait proprement du récit et de la

narrativité. On sent pourtant que la question de la narrativité est chez lui intrinsèquement

liée à celle du roman et, plus encore, à celle de la structure du récit. Partant de cette

prémisse, je me suis dřabord demandé si, conformément à ce que présupposait Belleau,

lřessai fonctionnait à la manière dřun récit et si leurs structures respectives étaient en

certains points homologues. Si lřanecdote initiant chacun des recueils réunit les conditions

nécessaires pour être considérée comme un récit à part entière, pouvait-il en être de même

de tous les essais dřIntérieurs du Nouveau Monde et de El insomnio de Bolívar? Pour

approcher cette question, je me suis laissée guider par trois définitions complémentaires du

récit. Celle fournie par Roger Odin dans son ouvrage De la fiction a eu lřavantage de

synthétiser différentes positions et de réduire à sa plus simple expression le récit, acte de

succession et de transformation ; celle de René Audet, explicitée dans lřarticle « La

narrativité est affaire dřévénement », fait reposer lŘidentité du récit sur cinq paramètres,

lřaction, la téléologie, la temporalité, la voix et la présence dřun sujet ; enfin, celle de Jean-

Michel Adam exige la réunion dřune instance énonciatrice, dřune mise en succession

dřépisodes et dřune configuration sémantique. À lřaide dřune comparaison entre ces

définitions et une définition du genre essayistique, jřen suis arrivée à une première

conclusion partielle : lřidée que lřessai se décline comme un « récit idéel » ne semble pas

opératoire. En revanche, la narrativité, définie autant par Odin que par Audet, sřest révélée

plus compatible avec le discours essayistique, surtout parce quřelle ne comporte pas de

dimension proprement téléologique, et parce quřelle sřincarne davantage dans le tissu

discursif. Afin de prouver cette hypothèse, je lřai vérifiée à partir des essais dřIntérieurs du

Nouveau Monde et de El insomnio de Bolívar.

À ce stade de mon étude, un deuxième constat a pu émerger : si lřon tient compte du

fait que la narrativité nřimplique pas une structure aussi rigide que la définition du récit et

quřelle implique une attitude collaborative de la part du lecteur, il est possible dřemployer

cette notion pour décrire, à certains égards, le discours essayistique.

111

3. Le recueil, lieu d’un déploiement narratif?

Le recueil et les textes quřil réunit ne fonctionnent pas de façon gigogne, cřest-à-

dire que le contenu générique des parties ne révèle rien du fonctionnement du recueil lui-

même. Aussi, les conclusions du chapitre deux nřéclairaient pas le fonctionnement du

recueil lui-même, dont il mřa fallu étudier la narrativité à partir de lřétude « Le recueil

littéraire, une variante formelle de la péripétie », de René Audet et Thierry Bissonnette. Il

semble à propos de rappeler ici que lřhypothèse qui supporte lřensemble de ce mémoire

suppose, dřune part, que les recueils de Nepveu et Volpi sont tous deux traversés par la

narrativité, ce que le second chapitre a su mettre en évidence, et que, dřautre part, elle

avance quřils sont structurés par cette narrativité. Cette deuxième portion de lřanalyse avait

déjà brièvement été abordée dans le premier chapitre, puisque jřy supposais que lřanecdote

donnait au recueil une structure et une impulsion narratives au reste du recueil. Lřétude de

Audet et Bissonnette a permis une analyse plus rigoureuse et systématique de la narrativité

à lřéchelle recueillistique. Avant toute chose cependant, jřai prêté attention au péritexte des

œuvres et aux indications de lecture quřil fournit ; alors quřIntérieurs du Nouveau Monde

contient un péritexte malgré tout assez directif Ŕ lřavant-propos, la collection, les notes

bibliographiques, le prologue et lřépilogue explicitant à la fois la nature générique et

formelle de lřouvrage, et le projet quřelle contient, Ŕ El insomnio de Bolívar sřest révélé

plus ambigu, mais assimilable au format du recueil en raison des divisions importantes

quřil comporte et de la discontinuité qui le caractérise.

Lřétude de Audet et Bissonnette met en évidence deux principes fondamentaux du

fonctionnement narratif du recueil : la configuration et la temporalité. Le premier concerne

le sens de lřœuvre, le tout intelligible quřelle forme au point de vue sémantique, et le

second la perspective temporelle sous-jacente à la structure de lřoeuvre, que celle-ci soit de

nature éditoriale ou intrinsèque au contenu. Chez Nepveu comme chez Volpi, la

configuration repose sur la question de lřexpérience, celle du je, certes, mais également

celle des différents personnages qui défilent au sein des recueils. Toutefois, la temporalité

ne sřarticule pas de la même façon dans Intérieurs du Nouveau Monde que dans El

insomnio de Bolívar : les textes du premier sont ordonnés chronologiquement à partir de

112

lřépoque littéraire dont il est question dans chacun des essais, alors que le second est

structuré selon une chronologie plus libre.

La relation hypotaxique des parties avec le tout est un troisième principe narratif sur

lequel les auteurs insistent ; une telle relation implique que chacun des essais dřun recueil

est la partie dřun projet dřensemble orienté vers une fin, vers un but, qui fait lřunité de

lřobjet poétique. La présence dřune chronologie dans laquelle sřinscrivent les différents

textes dřun recueil et celle dřune métaphore structurante sont les deux modalités de la

relation hypotaxique qui ont été convoquées dans lřétude de Audet et Bissonnette. Reprises

au compte de cette étude, elles ont permis de dégager lřidée que, pour la première de ces

modalités, les textes du recueil de Nepveu étaient subordonnés à une forme dřhistoire

littéraire se déployant à hauteur de recueil ; chez Volpi, le personnage de Bolívar et la

forme du texte rapprochent lřouvrage dřun roman. Pour la deuxième de ces modalités, la

métaphore du jardin identifiée chez Nepveu mettait en scène le passage dřun rapport

horizontal dysphorique à lřAmérique à une verticalité salutaire. Chez Volpi, la métaphore

du sommeil et du rêve permet de mettre en évidence le rôle dont sřinvestit lřessayiste : être

un éveilleur de conscience.

Il est possible dřétablir un troisième constat : les recueils sont bel et bien structurés

par la narrativité. Il est même possible de voir dans la conclusion apportée par lřépilogue

chez Nepveu et par la scène finale chez Volpi une résolution semblable à celle du récit. La

configuration, qui est dans les deux cas liée de près à lřévénement et à lřexpérience, est

cependant plus proche de la narrativité que du récit.

***

La comparaison dřIntérieurs du Nouveau Monde et de El insomnio de Bolívar ne

sřimposait pas a priori : sans patrimoine national Ŕ littéraire ou historique Ŕ commun, sans

école ou tendance esthétique en partage, les deux recueils nřétaient visiblement pas

destinés, en amont, à une étude comparative. Pourtant, à creuser dans les textes et à en

révéler les différentes strates Ŕ constitution de lřobjet-recueil, rapport à lřécriture

113

essayistique, discours sur lřAmérique et sur le rapport à lřEurope Ŕ force est de constater

que le décompte des points qui unit les recueils est plus significatif que le relevé des

différences qui les séparent. La démarche de lecture privilégiée par Pierre Nepveu dans

Intérieurs du Nouveau Monde, elle-même comparatiste ou, du moins, transversale, laissait

présager la richesse dřune telle rencontre entre des textes provenant de traditions littéraires

distantes mais unies par certaines similitudes. La démarche comparatiste que jřai privilégiée

sřexplique par cette volonté de décontextualiser les œuvres pour mieux faire voir leurs

qualités poétiques, et pour mieux apprécier la distance quřelles prennent, toutes les deux,

par rapport à une tradition de lecture dominante.

Le rapprochement a permis de faire apparaître la structure narrative des deux

recueils et, dřune certaine façon, lřautonomisation du recueil comme objet poétique. En ce

sens, ces deux recueils peuvent être envisagés comme des objets témoins dřune pratique

sinon générique, du moins poétique, en voie dřaffirmation. Mais la comparaison fait

apparaître dřautres points qui unissent ces œuvres, auxquels je désire, en fin de parcours,

consacrer quelques lignes.

Lřappartenance au Nouveau Monde est à lřévidence le point de touche le plus

important des deux recueils qui ont constitué le corpus dřétude de ce mémoire, notamment

parce quřelle détermine le commencement, lřorigine dřune tradition littéraire dans laquelle

les auteurs sřinscrivent. Les littératures dřAmérique ont une évolution marquée par des

étapes semblables : les récits de voyage, les correspondances religieuses, lřaffirmation

dřune identité nationale sont autant dřexemples de moments déterminants autant pour la

littérature québécoise que pour la littérature mexicaine ou vénézuélienne. Le

développement dřun genre aux contours indéfinis comme lřessai nřest pas indépendant de

cette évolution ; au contraire, il en est partie intégrante. Dans la tradition mexicaine comme

dans la tradition québécoise, lřessor de la production essayistique est liée de près à

lřaffirmation dřune littérature nationale. François Dumont soutient à ce sujet que « [l]a

montée de la littérature essayistique dans les années 1960 marque certainement une étape

importante dans le développement du genre au Québec. Elle montre le passage à lřécrit

114

dřune pensée proprement québécois, peu à peu détachée de ses sources européennes161

».

Cette précieuse remarque met en évidence lřidée que lřessai est un genre identitaire

important, où sřest jouée cette fameuse tension entre le « relais américain », qui serait gage

dřune affirmation et dřun affranchissement par rapport à lřEurope, et le « relais européen »,

qui permettrait, lui, dřaffirmer la véritable nature distinctive de la littérature québécoise en

renouant avec un héritage français. Nepveu et Volpi se tiennent loin de cette idée de

« relais » liée à un questionnement identitaire surplombant et ils plongent de plain-pied

dans lřexpérience du continent, dans les histoires plutôt que dans lřHistoire. Hors du

discours sur lřAmérique et sur ses mythes fondateurs, un autre des points communs forts

quřil est possible de reconnaître à leurs démarches est la réticence manifeste quřils

expriment face à lřidée de littérature nationale. Chez Nepveu, cela apparaît dans la

démarche elle-même : procéder à une lecture croisée de textes de diverses traditions

présentant tous une même sensibilité à lřégard de la nécessité dřappréhender le continent

américain par la subjectivité, cřest affirmer de façon implicite que certaines préoccupations

éthiques ou esthétiques nřont que peu à voir avec le contexte national. Jřirais jusquřà

affirmer quřun pan important de lřœuvre littéraire et critique de Pierre Nepveu se consacre

à libérer les textes québécois dřune surdétermination identitaire nationale : lřexemple de

L’écologie du réel, que jřai évoqué en introduction, est frappant, surtout si lřon sřarrête au

sous-titre « Mort et naissance de la littérature québécoise », mais il nřest pas le seul. En

effet, Les mots à l’écoute et Gaston Miron : la vie d’un homme, deux autres œuvres de

Nepveu, sřemploient toutes les deux à dépeindre Gaston Miron non pas comme le chantre

dřun projet national, mais comme un homme animé par un projet poétique propre. Chez

Volpi, cette volonté de délester lřauteur mexicain ou latino-américain de ses « obligations

nationales » est manifeste et fortement affirmée. Lui-même auteur dřun roman consacré à la

Seconde Guerre mondiale mettant en scène un personnage allemand, À la recherche de

Klingsor, Volpi revendique haut et fort la fin de cette injonction identitaire qui semble

peser sur les auteurs mexicains et latino-américains. Il ne sřagit pas, pour lui, de faire

« mexicain » ou « latino-américain », mais de faire œuvre de littérature. Comme Nepveu,

qui accorde dans ses écrits une grande place à lřœuvre de Miron, Volpi inscrit dřailleurs sa

161

François Dumont, « La ligne du risque (1963) de Pierre Vadeboncoeur. La contradiction comme

méthode », dans La pensée composée, op. cit., p. 70.

115

réflexion dans le sillage de celle de Carlos Fuentes, poursuivant non pas un travail

dřaffirmation nationale, mais de revendication poétique.

116

117

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126

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127

Annexe I : tableau résumé d’Intérieurs du Nouveau Monde

Nom de la

partie

Pages

couvertes

par la

partie

Nom de l’essai Pages

couvertes

par l’essai

Auteurs mentionnés /

étudiés

Prologue Ŕ Le

cousin de Théo

Waterman

p. 15-27. Le cousin de Théo

Waterman

15-27 Jacques Poulin

William Burroughs

I- Recluses p. 29-91. Admirable néant 31-41 Marie de lřIncarnation

(1599-1672)

La lettre brodée 43-57 Nathaniel Hawthorne (1804-

1864)

Petits travaux 59-77 Emily Dickinson (1830-

1886)

La maison dans le

désert

79-91 Laure Conan (1845-1924)

II- Poètes p. 93- 237. Le continent

enchanté

95-113 Alain Grandbois (1900-

1975)

Imaginations 115-155 Wallace Stevens (1879-

1955)

Hart Crane (1899-1932)

T.S. Eliot (1888-1965)

Walt Whitman (1819-1892)

Paysages du sujet 157-177 Anne Hébert (1916-2000)

Saint-Denys Garneau (1912-

1943)

Le poème québécois

de lřAmérique

179-192 Poètes multiples : Gaston

Miron, Michel van

Schendel, Paul

Chamberland. Autour de la

génération de lřHexagone.

Résidence sur la

terre américaine

193-207 Paul-Marie Lapointe (1929-

2011)

Partitions rouges 209-237 Anthologie de poèmes

autochtones parue en 1988

III- Villes p. 239-345. La vocation du vide 241-263 Alice Munro, (1931-?)

Le complexe de

Kalamazoo

265-294 André Langevin* (pour

montrer quřil fait figure

dřexception)

Patrice Desbiens (1948-?)

Louise Desjardins (1943-?)

Herménégilde Chiasson

(1946-?)

Gérald Leblanc (1945-2005)

128

Le sanctuaire de

Babel

295-323 Jacob Isaac Segal (1886-

1954)

Paul Auster (1947-?)

Abraham Moses Klein

(1909-1972)

Mordecai Richler (1931-

2001)

La chambre de

Belzébuth

325-345 Dany Laferrière (1953-?)

Joël DesRosiers (1951-?)

Émile Ollivier (1940-2002)

Gérard Étienne (1936-2008)

Épilogue : Lettre

dřadieu à Terezita de

Jesús

p. 349-358. Lettre dřadieu à

Terezita de Jesús

349-358

129

Annexe II – Tableau résumé de El insomnio de Bolívar

Nom de la partie Pages

couvertes

par la

partie

Nom de

l’essai

Pages

couvertes

par

l’essai

Sous-titres et contenu sommaire

Exergue p. 10 « Il est encore difficile de pressentir le

sort du Nouveau Monde, dřétablir des

principes en ce qui concerne son avenir

politique et de prophétiser la nature du

gouvernement quřil finira par adopter.

Toute idée relative au devenir de ce

pays me paraît hasardeuse. Est-ce

quřon a pu prévoir, quand le genre

humain en était encore à ses

balbutiements, entouré de tant

dřincertitude, dřignorance et dřerreur,

le régime quřil élirait pour assurer sa

préservation? Je désire plus que tout

autre voir se former en Amérique la

plus grande nation du monde, grande

moins par son étendue et ses richesses

que par sa liberté et sa gloire. (Simón

Bolívar, Primera carta de Jamaica

[1815])

En guise de prologue

Où lřauteur fait état des

raisons inattendues qui

lřont poussé à mettre en

œuvre cette entreprise et

comment il a découvert

quřétant mexicain, il

était également Ŕ aïe ! Ŕ

latino-américain

p. 15-26. Confession et

confusion.

Première considération.

Défaire lřAmérique.

Où lřon raconte

comment lřAmérique

latine a disparu des

cartes, comment ses

dictateurs et guérilleros

sont passés à une vie

meilleure en emportant

avec eux lřhorreur et la

gloire, comment le

réalisme magique fut

p. 27-86. 1. Lřinsomnie

et le rêve

p. 29.

130

enterré dans la jungle et

comment cette torride et

miraculeuse région

devient chaque jour plus

diffuse, plus ennuyante,

plus normale

2. À vol

dřoiseau

p. 30-50. - Santa Cruz de la Sierra, août 2005

- Caracas, avril 2006

- Mexico D.F., juillet 2006

- Santiago, janvier 2007

- Managua, janvier 2007

- Cartagena, mars 2007

- Buenos Aires, décembre 2007

- Asunción, avril 2008

- La Havane, juin 2008

- Port dřEspagne, Trinité et Tobago

3. Reste-t-il

quelque

chose au sud

de la

frontière ?

p. 55-78. ŖEl dinosaurio ya no estabá allíŗ

(Le dinosaure nřy était déjà plus)

ŖSin cola de cerdoŗ

(Sans queue de cochon)

Planètes distantes

Deuxième considération.

La démocratie en

Amérique (latine). Où

lřon décrit le sort

tragique de la

démocratie en Amérique

latine, déplore la

corruption et la

médiocrité de ses

dirigeants, détaille les

vicissitudes et

excentricités de ses

nouveaux chefs

démocratiques et où lřon

signale lřinjustice

pérenne qui prévaut en

ces terres

p. 87-

148.

1.

Démocraties

imaginaires

p. 89-

100.

Lřempire de

lřiniquité

p. 101-

107.

3.

Républiques

en échec

4. La

résurrection

des morts-

vivants

5. Si près des

Etats-Unis

6. Bolívar

131

reloaded

Troisième considération.

LřAmérique latine,

hologramme. Où lřon

constate comment

lřimagination continue

de dessiner les contours

incertains de lřAmérique

latine en ce début de

XXIe siècle, où lřon

examine ses nouveaux

artifices et territoires, et

où lřon fait le point sur

ses mirages et chimères

p. 149-

208.

1. Une blague

à Séville et

un parc à

Bogotá

p. 151-

164.

2. Les ruines

de

lřAmérique

latine

p. 165-

170.

3. Bolaño,

perturbation

p. 171-

176.

4.

Hologrammes

p. 177-

208

- Politiques de la mémoire

- Nouveaux exotismes

- Écrivains apatrides

- Et pour couronner le tout : les

phénomènes émergents

Quatrième

considération. Etats-

Unis dřAmérique.

Où lřauteur ose montrer

quelques épisodes

comiques ou douloureux

de lřAmérique latine de

ce début de XXIe siècle

et, non sans une bonne

dose dřoptimisme,

pronostique le futur de

cette région de la terre

accablée

p. 209-

259.

1. Extrémités

en contact

p. 211-

244

- Ciudad Juárez - El Paso

- La Havane - Miami

- Guatemala - San Salvador -

Tegucigalpa - Managua- San José -

Panama - Saint-Domingue

- Bogotá- Caracas

- La Paz- Lima - Quito

- Santiago Ŕ Buenos Aires ;

Montevideo-Asunción

2- Le futur p. 245-

257

- 2010 - Ivresse et gueule de bois

- 2050 - Tensions Nord-sud

- 2110 - LřAmérique aux Américains

3 -

Lřinsomnie et

le rêve

p. 258-

259.

132