2
CHAPITRE IV MEXICO TOUJOURS PLUS AU SUD UN PRINTEMPS MEXICAIN S ept siècles après sa fondation, il ne reste plus des étendues d’eau qui environnaient Mexico dans toutes les directions qu’un seul lac, lointain. A l’extrémité sud du Valle de Mexico, comme nés d’un songe, le village et le lac de Xochimilco font désor- mais partie de la mégapole, qui a fini par les engloutir, comme les localités voisines, lors de son expansion explosive du XX e siècle. Xochimilco est l’un des derniers cadres préhispaniques que l’on peut voir en Amé- rique latine. Son réseau d’îles artificielles, de nos jours destinées principalement à l’horticulture, avec les innombrables fêtes rituelles qui s’y déroulent, son marché aux fleurs sans pareil, ses canaux parcourus d’embarcations sont une rareté fière d’elle- même. Xochimilco est la reine du sud de la capitale ; sa singularité favorite. Pendant des siècles, la ville a exploité de mille ma- nières ses terres cultivables, son eau ; mais la reine du sud a su préserver la persévé- rance et la lenteur qu’elle tient de ses eaux. Aujourd’hui, Louis et Elodie, mainte- nant établis à Mexico pour leur retraite, veulent aller acheter des plantes pour leur nouvelle maison. C’est ainsi que nous nous rendons ensemble à Xochimilco en pas- sant, chemin faisant, par les beaux coins du sud de la ville. Louis, dont la curiosité est aussi vive que méthodique, déplie un plan de la ville. Il connaît le chemin, mais il veut prendre des repères par rapport aux par- ties – les zonas – de la ville que nous avons parcourues les jours précédents. Le plan déplié, nous considérons l’en- droit où nous avons dîné la semaine précé- dente dans un restaurant très connu de spé- cialités mexicaines, El Bajío, situé dans la zona d’Azcapotzalco, dans l’est de la ville. L’aspect de ce quartier a intrigué Louis et Elodie : d’apparence humble et ordonnée dans certaines de ses parties, il est dans d’autres ravagé par de nouvelles ave- ATTRACTION. Xochimilco est un but d’excursion prisé des Mexicains et des touristes qui s’y font promener en barque sur les canaux. k L’AUTEUR Alberto Ruy Sanchez est né en 1951 à Mexico. Romancier et poète, il porte un regard empreint de curio- sité sur le monde et sur son propre pays, dont témoigne à chaque nu- méro la revue Artes de Mexico, qu’il dirige depuis 1988. Alberto Ruy Sanchez, photos Alinka Echeverria pour Le Monde Magazine Pour cette quatrième et dernière balade en compagnie d’un écrivain mexicain, nous voguons sur les eaux du Xochimilco, vestige de la cité lacustre des Aztèques. 27 août 2011 Le Monde Magazine 42

México. ciudad desmesurada4

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Una visita al sur de la ciudad, hasta Xochimilco. Alberto Ruy Sanchez,photos Alinka Echeverria pour Le Monde Magazinepor Alberto Ruy Sánchez. Pour cette quatrième et dernière balade en compagnie d’un écrivain mexicain, nous voguons sur les eaux du Xochimilco, vestige de la cité lacustre des Aztèques.

Citation preview

Page 1: México. ciudad desmesurada4

C H A P I T R E I V

MEXICOTOUJOURS PLUS AU SUD

U N P R I N T E M P S M E X I C A I N

Septsiècles après sa fondation, ilne reste plus des étendues d’eauqui environnaient Mexico danstoutes les directions qu’un seullac, lointain. A l’extrémité sud

du Valle de Mexico, comme nés d’un songe,le villageetle lac de Xochimilco font désor-mais partie de la mégapole, qui a fini par lesengloutir,comme les localités voisines, lorsde son expansion explosive du XXe siècle.

Xochimilco est l’un des derniers cadrespréhispaniques que l’on peut voir en Amé-rique latine. Son réseau d’îles artificielles,de nos jours destinées principalement àl’horticulture, avec les innombrables fêtesrituelles qui s’y déroulent, son marché auxfleurs sans pareil, ses canaux parcourusd’embarcations sont une rareté fière d’elle-même. Xochimilco est la reine du sud de lacapitale ; sa singularité favorite. Pendantdes siècles, la ville a exploité de mille ma-nières ses terres cultivables, son eau ; maisla reine du sud a su préserver la persévé-rance et la lenteur qu’elle tient de ses eaux.

Aujourd’hui, Louis et Elodie, mainte-nant établis à Mexico pour leur retraite,veulent aller acheter des plantes pour leur

nouvelle maison. C’est ainsi que nous nousrendons ensemble à Xochimilco en pas-sant, chemin faisant, par les beaux coins dusud de la ville. Louis, dont la curiosité estaussi vive que méthodique, déplie un plande la ville. Il connaît le chemin, mais il veutprendre des repères par rapport aux par-ties – les zonas – de la ville que nous avonsparcourues les jours précédents.

Le plan déplié, nous considérons l’en-droit où nous avons dîné la semaine précé-dente dans un restaurant très connu de spé-cialités mexicaines, El Bajío, situé dans lazona d’Azcapotzalco, dans l’est de la ville.L’aspect de ce quartier a intrigué Louis etElodie : d’apparence humble et ordonnéedans certaines de ses parties, il est dansd’autres ravagé par de nouvelles ave-

ATTRACTION.Xochimilco est un butd’excursion prisédes Mexicains etdes touristes qui s’y font promeneren barque surles canaux.

k

L’AUTEURAlberto Ruy Sanchez est né en 1951à Mexico. Romancier et poète, ilporte un regard empreint de curio-sité sur le monde et sur son proprepays, dont témoigne à chaque nu-méro la revue Artes de Mexico, qu’ildirige depuis 1988.

Alberto Ruy Sanchez, photos Alinka Echeverria pour Le Monde Magazine

Pour cette quatrième et dernière balade en compagnied’un écrivain mexicain, nous voguons sur les eaux du Xochimilco, vestige de la cité lacustre des Aztèques.

27 août 2011 Le Monde Magazine

42

Page 2: México. ciudad desmesurada4

27 août 2011 Le Monde Magazine

45

sa jeunesse et où est morte Frida Kahlo.Diego Rivera l’a achetée au père de Fridapour y héberger Trotski, pour lequel il avaitobtenu du président Cárdenas l’asile poli-tique au Mexique, en 1937. Par la suite,Trotski, son épouse et tout un groupe degardes du corps allèrent s’installer dans unemaison assez proche, celle où l’assassinateut lieu en 1940, et qui est de nos jours leMusée Léon Trotski.

La maison de Frida n’est pas dépourvued’intérêt : objets artisanaux et utilitairesde son cadre de vie, plusieurs tableaux desa main, d’autres de Diego Rivera, sa collec-tion de photographies, son atelier, et jus-qu’au lit dans lequel elle s’est éteinte. Maiscette maison vaut surtout parce que, aumoindre endroit, s’y fait sentir un goût desspécificités mexicaines qui replonge le vi-siteur dans l’esprit nationaliste des années1930, à la naissance duquel Frida et Diegoont pour ainsi dire présidé. La maison deTrotski est tout autre ; elle donne une im-pression d’oppression etde mort. Avec sesmurs surélevés, ses fenêtres aveuglées, en-tièrement remaniée pour en faire une for-teresse inutile, elle offre un spectacle toutà fait accablant. On peut voir le cabinet oùTrotski fut tué par l’homme de main de Sta-line, Ramón Mercader. Les cendres de

27 août 2011 Le Monde Magazine

44

comme toujours, à être dépassé. « Le sud,c’est l’opposé d’Azcapotzalco », dit Elodie.Elle a raison. L’expansion de Mexico a tou-jours pris obstinément cette direction.

« COLONIAS » ET BIDONVILLESEntre ces deux extrêmes, les quartiers

ouvriers et ceux de l’élite, se sont étenduesles colonias de la classe moyenne, qui aconnu une ascension irrésistible pendantces années de croissance économique, etinfluencé la vie quotidienne à Mexico. Lesgrandes inégalités que l’on trouve partoutau Mexique sont flagrantes dans la capi-tale. Toutefois, les plus défavorisés desquartiers ne sont pas ceux des ouvriers mais ceux construits sur les terrains ques’approprient les plus démunis venus de di-verses parties du pays, attirés par les pos-sibilités d’emploi que la capitale est suppo-sée offrir. L’une de ces agglomérations,appelée Ciudad Netzahualcóyotl, comptedeux millions d’habitants. Ce n’est pas laplus démunie : on y a installé le tout-à-l’égout, l’électricité, l’eau courante, dontd’autres sont privées.

Pour relier le centre au sud de la ville, ona conçu puis construit une nouvelle ave-nue, pas aussi luxueuse et large que le Pa-seo de la Reforma, mais bien plus longue :

Finalement, nous arrivons au marchéde Xochimilco, où Louis et Elodie achètentde nombreuses plantes. Puis nous allonssur les quais où nous louons une barquepour voguer sur les canaux fleuris. Au boutd’un moment, une embarcation plus petiteque la nôtre s’approche pour nous propo-ser des boissons et une collation ; c’est en-suite au tour d’une autre, avec à bord un pe-tit orchestre, et il en va ainsi pour toutes lesautres embarcations comme la nôtre, dontles occupants se restaurent dans la gaieté.Nous sentons mieux, à présent, ce qu’a puêtre la vie sociale de jadis le long de ces ca-naux et, en même temps, ce qu’ont été, du-rant des siècles, les efforts délirants pourassécher un lac gigantesque qui en fait nes’est jamais vraiment avoué vaincu. Il y a eudes épisodes où la ville a de nouveau étéinondée, en particulier au XVIIe siècle, lors-qu’elle estrestée pendant trois ans sous leseaux. Cette menace demeure.

Le lendemain de notre promenade enbarque, dans un des quartiers proches deXochimilco, à Chalco, un ancien lac assé-ché, une pluie torrentielle a tout noyé sousun mètre et demi d’eau. Quatre cent millepersonnes en ont pâti, et ont perdu tout cequi se trouvait au rez-de-chaussée. Unesoudaine averse tropicale, changée en grêle,a dépassé pour la énième fois la capacitédes systèmes d’écoulement et des égouts.Partout en ville, des véhicules sont restésbloqués dans les passages souterrains desvoies rapides. C’est cet incident qui, unenouvelle fois,nous a empêchés de rejoindreRoberto, le jeune Mexicain en deuil dontnous avions fait la connaissance dansl’avion, en arrivant à Mexico, quelques se-maines auparavant. Notre rendez-vous aencore été remis à plus tard.

La mégapole donne lieu à des ren-contres,mais aussi à des rendez-vous man-qués. Comme un signe de mauvais augureannonçant que quelque chose prend fin,dans cette ville sans saisons notables nibrusques changements de temps, cettechute de grêle a flétri toutes les fleurs de ja-carandas qui nous avaient tant captivés,vues du ciel, comme au cours de nos pro-menades, ces dernières semaines. Le prin-temps des jacarandas, un peu moins dedeux mois du printemps du calendrier, atout à coup touché à sa fin. ∆

Traduit de l’espagnol (Mexique)par Gabriel Iaculli

Trotski et de son épouse sont là, dans le jar-din, sous une dalle.

Lagrand-place de Coyoacán est une desplus agréables et des plus fréquentées de laville. Quand on marche le long des rues pa-vées bordées d’arbres, on a brusquementl’impression d’être un riverain, même si l’onest seulement de passage. C’est un descharmes de l’endroit, qu’apprécient aussiles habitants d’autres quartiers de Mexico.

Non loin de Coyoacán, l’actuelle colo-nia de San Angel était elle aussi, au siècledernier, un ancien bourg avec un couventimportant, celui des carmélites, une placeet une ancienne hacienda qui fut transfor-mée en relais sur la route de Cuernavacaà l’époque des voitures à chevaux. Il a étéplus tard une université jésuite et c’estactuellement un grand restaurant, le SanAngel Inn, peut-être le plus beau de Mexicoparce que l’édifice a conservé l’esprit del’époque de la vice-royauté. Plus exac-tement, il a été restauré avec inspirationpar l’architecte Manuel Parra, qui a des-siné dans le même style, réinvention desannées 1950, les plans d’une grande partiedu San Angel actuel.

DÉLUGE TROPICALAlors que les autres grands architectes

mexicains démolissaient les constructionsanciennes pour donner à Mexico les carac-tères de la modernité du XXe siècle, Parra serendait sur les chantiers où l’on détruisaitces témoignages de l’architecture du passé,etil achetait toutes les pierres etles portessculptées, les colonnes brisées, les vieillespoutres en bois,les anciennes grilles en ferforgé, pour réaliser de véritables collagesdans l’esprit de l’art de la Nouvelle-Espagne.Parra a ainsi réinventé tout un quartier enlui donnant un caractère particulier qui,ces dernières années, est à son tour balayépour assouvir la soif de cette modernitédans laquelle il a nagé à contre-courant.

En face du restaurant San Angel Inn,avant les « restaurations » de Parra, Fridaet Diego avaient fait construire deux ate-liers dans un style moderniste qui repre-nait des éléments de l’architecture indus-trielle, et entourer l’ensemble d’une haie decactus. C’est aujourd’hui un petit musée.Dans l’une des plus grandes demeures duquartier se tient chaque semaine un mar-ché artisanal connu sous le nom de « mar-ché du samedi ».

près de vingt-neuf kilomètres à travers laville. L’Avenida de los Insurgentes est re-liée, au nord, à la route de Pachuca, l’anciencentre minier producteur des richesses quiont fait de Mexico « la ville des palais », et,au sud, à celle de Cuernavaca, à quatre-vingts kilomètres de Mexico, où MalcolmLowry situe son roman Sous le volcan,l’unedes explorations du Mexique les plus ap-profondies. L’Avenida de los Insurgentesest dès lors devenue le principal axe de laville et en direction du sud sont apparus,l’un après l’autre, les nouveaux quartiers dela classe moyenne montante.

C’est Coyoacán que Cortés a choisi pourinstaller le siège de son gouvernement pen-dant que l’on reconstruisait une ville là oùTenochtitlán avait été rasé. Sur la longueavenue Francisco Sosa ombragée par desarbres centenaires, on peut encore voirquelques demeures de conquistadors,comme la Noble Casa de Pedro de Alvarado,dont les murs ont conservé leur décor d’ara-besques au nom d’origine arabe :ajaracas.C’est dans cette maison qu’Octavio Paz avécu la dernière année de sa vie, en 1998.On y trouve actuellement la phonothèquenationale.

L’un des principaux centres d’intérêt deCoyoacán est la Casa Azul, où a vécu dès

M E X I CO, TO UJ O U RS P LUS AU SU D

nues, le tracé chaotique de nouvelles rues.La ville s’y affirme dans son mépris de touturbanisme. On dirait un collage inachevé.Tout près de là s’élève la tour de cinquante-deux étages où sont logés les bureaux dela Pemex, colosse pétrolier et propriété del’Etat. Cette tour semble affirmer avec in-sistance qu’elle est là chez elle ; effective-ment, elle a marqué pendant des années lepaysage d’une grande partie de la ville. Unefois sortie des limites de ce que l’on appellele centre historique, qui l’ont contenue jus-qu’au début du XXe siècle, la ville s’est jetéeavidement sur tout ce qui était habitable.La croissance industrielle a implacable-ment étendu son empire au nord et à l’estpendant la grande période du développe-ment économique mexicain, entre 1934 et1976. La nouvelle extension fut appelée Az-capotzalco, ce qui veut dire : « l’endroit oùse trouve la fourmilière », une manièred’évoquer l’activité populaire qui y a tou-jours régné et y règne encore.

C’est là que se sont établies les grandesusines, les aciéries, les raffineries de pétrole,et pas seulement leurs bureaux ; c’est làqu’ont été construits les quartiers d’habi-tation des ouvriers de cette industrie en ex-pansion. Les grandes propriétés et les vil-lages indigènes ont étémorcelés,pour faireplace à des quadrillages de rues et des sub-divisions en petits lots que les travailleurs,avec l’aide des syndicats, pouvaient ache-ter pour y construire une maison modesteen rez-de-chaussée ou d’un étage. Ce mo-dèle a fait tache d’huile.

Les propriétaires de ces usines ou leurscadres supérieurs élisaient domicile dansles beaux quartiers de Lomas, de Polanco,ou dans le sud de la ville. Pas dans l’extrêmesud, à Xochimilco, mais à mi-chemin, dansdeux très belles petites villes anciennes,Coyoacán et San Angel, où les Espagnolsavaient déjà construit leurs résidences se-condaires et, plus tard, dans El Pedregal,une colonia, dessinée par l’architecte LuisBarragán, plus récente, avec des rues encourbes entre des roches volcaniques, quireprésentait, au milieu du XXe siècle, le necplus ultra du luxeurbain. Qui ne tarda pas,

LA VILLE S’AFFIRMEDANS LE MÉPRIS DE TOUT URBANISME.

MÉMOIRE. La Casa Azul, ancienne maison de Frida Kahlo, est devenue un musée qui expose des objets lui ayant appartenu, telle cette robe.