Michea Preface Lasch

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  • 7/29/2019 Michea Preface Lasch

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    Pour en finir avec le XXIe siclePrface ldition franaise de The Culture of Narcissism de Christopher Lasch

    Au dbut de son merveilleux petit livre sur George Orwell, Simon Leys fait observer, avec raison, que nous avons l un auteur qui continue de nous parler avec plus deorce et de clart que la plupart des commentateurs et politiciens dont nous pouvons lire la prose dans le journal de ce matin (1)Toutes proportions gardes, ceugement sapplique parfaitement luvre de Christopher Lasch et plus particulirement La Culture du narcissisme, qui est sans doute son chef-duvre. Voici, eneffet, un ouvrage crit il y a dj plus de vingt ans (2) et qui demeure, lvidence, infiniment plus actuel que la quasi-totalit des essais qui ont prtendu, depuis,expliquer le monde o nous avons vivre.

    Par sa formation intellectuelle initiale (le marxisme occidental et, plus particulirement, lcole de Francfort) Lasch sest, en effet, trouv assez vite immunis contrece culte du Progrs (ou, comme on dit maintenant, de la modernisation ) qui constitue , de nos jours, le catchisme rsiduel des lecteurs de Gauche et doncgalement un des principaux ressorts psychologiques qui les retient encore cette trange glise malgr son vidente faillite historique. Prsentant, quelques annesplus tard, la logique de son itinraire philosophique, Lasch ira jusqu crire que le point de dpart de sa rflexion avait toujours t cette question faussement simple :

    comment se fait-il que des gens srieux continuent encore croire au Progrs alors que les vidences les plus massives auraient d, une fois pour toutes, les conduire abandonner cette ide ? (3). Or, le simple fait daccepter de poser cette question sacrilge ne permet pas seulement de renouer avec plusieurs aspects oublis duocialisme origine (4). Il contribue galement lever un certain nombre dinterdits thoriques qui, en se solidifiant avec le temps, avaient fini par rendre pratiquementnconcevable toute mise en cause un peu radicale de lutopie capitaliste. Cest ainsi, par exemple, que la question souleve par Lasch rend nouveau possible lexamencritique de lidentification devenue traditionnelle par le biais dune forme quelconque de la thorie des ruses de la raison entre le mouvement, pos commenluctable, qui soumet toutes les socits au rgne de lconomie et le processus dmancipation effective des individus et des peuples. En dautres termes, si lonconsent traduire les concepts a priori de lentendement progressiste, devant le tribunal de la Raison, si, par consquent, on cesse de tenir pour auto-dmontre lideque nimporte quelle modernisation de nimporte quel aspect de la vie humaine constitue, par essence, un bienfait pour le genre humain, alors plus rien ne peut venirgarantir thologiquement que le systme capitaliste sous le simple effet magique du dveloppement des forces productives serait historiquement vou construire, avec la fatalit qui prside aux mtamorphoses de la nature (Marx), la clbre base matrielle du socialisme , autrement dit lensemble des conditionsechniques et morales de son propre dpassement dialectique . Cela signifie en clair pour sen tenir quelques nuisances bien connues que le dveloppement

    dune agriculture gntiquement modifie, la destruction mthodique des vi lles et des formes durbanit correspondantes ou encore labrutissement mdiatiquegnralis et ses cyberprolongements, ne peuvent, de quelque faon que ce soit, tre srieusement prsents comme un pralable historique ncessaire, ouimplement favorable, ldification dune socit libre, galitaire et dcente (5). Ce sont l, au contraire, autant dobstacles vidents lmancipation des hommes,

    et plus ces obstacles se dvelopperont et saccumuleront (quon songe par exemple certaines lsions probablement irrversibles de lenvironnement), plus il

    deviendra difficile de remettre en place les conditions cologiques et culturelles indispensables lexistence de toute socit vritablement humaine. Ceci revient dire,e capitalisme tant ce quil est, que le temps travaille dsormais essentiellement contre les individus et les peuples, et que plus ceux-ci se contenteront dattendre lavenue dun monde meilleur, plus le monde quils recevront effectivement en hritage sera impropre la ralisation de leurs esprances y compris les plus modestes.Or cette ide constitue la ngation mme du dogme progressiste, lequel pose par dfinition que la Raison finit toujours par lemporter et quainsi, il est dores-et-djacquis que le XXIe sicle sera grand et lavenir radieux. Cest pourquoi la critique de lalination progressiste doit devenir le premier prsuppos de toute critique sociale.Et malheureusement cest une critique qui, jusqu prsent, na gure dpass le stade des commencements (6).

    Si ladmirable clairvoyance de Lasch a un secret, il nest par consquent pas trs difficile dcouvrir. Il rside dans larticulation originale qui a toujours sous-tendu sonuvre entre, dune part, une impermabilit absolue aux mythologies modernistes et de lautre une fidlit jamais dmentie au point de vue des travailleurs et desimples gens, cest--dire de ceux qui, par la force des choses, ont lhabitude de dchiffrer une socit en la considrant sous le seul angle appropri, savoir de bas en

    haut. Le bnfice le plus tangible dune telle position qui est la fois politique et pistmologique est de rendre aussitt perceptible lillusion qui confre laGauche moderne, dans sa drisoire pluralit , le peu de cohrence intellectuelle dont elle a encore besoin pour sassurer de ce semblant dautonomie qui estndispensable sa survie lectorale.

    Cette illusion, pour ainsi dire transcendantale, cest lide bien connue selon laquelle le systme capitaliste reprsenterait par nature un ordre social conservateur,autoritaire et patriarcal, fond sur la rpression permanente du Dsir et de la Sduction, rpression quexigerait la discipline du Travail et dont la Famille, lglise etArme seraient les agents privilgis (7). Cette reprsentation est certainement trs reposante pour un esprit moderne. Elle exige cependant quon oublie que, ds848, Marx avait pris la prcaution dinvalider par avance une interprtation des faits aussi furieuse quinvraisemblable. La bourgeoisie rappelait-il ainsi ne peut

    exister sans rvolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, cest--dire lensemble des rapports sociaux , alors que lemaintien sans changement de lancien mode de production tait, au contraire, pour toutes les classes industrielles antrieures, la condition premire de leur existence .Cest pourquoi ajoutait-il au fur et mesure que le systme capitaliste progresse, tous les rapports sociaux stables et figs, avec leur cortge de conceptions etdides traditionnelles et vnrables, se dissolvent ; les rapports nouvellement tablis vieillissent avant davoir pu sossifier. Tout lment de hirarchie sociale et detabilit dune caste sen va en fume, tout ce qui tait sacr est profan . Lun des plus grands mrites thoriques de Lasch est, assurment, davoir toujours su

    prendre au srieux cette hypothse de Marx et davoir cherch en prouver le pouvoir clairant sur tous les aspects de la socit amricaine. Naturellement, partirdu moment o lon reconnat que le systme capitaliste porte en lui comme la nue lorage le bouleversement perptuel des conditions existantes, un certainnombre de consquences indsirables ou iconoclastes ne peuvent manquer de se prsenter. Sous ce rapport, lun des passages les plus drangeants de La Culture dunarcissisme demeure, de toute vidence, celui o Lasch dveloppe lide que le gnie spcifique de Sade lune des vaches sacres de lintelligentsia de gauche serait dtre parvenu, dune manire trange , anticiper ds la fin du XVIIIe sicle toutes les implications morales et culturelles de lhypothse capitaliste, tellequelle avait t formule pour la premire fois par Adam Smith, il est vrai dans un tout autre esprit. Sade crit ainsi Lasch imaginait une utopie sexuelle ochacun avait le droit de possder nimporte qui ; des tres humains, rduits leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement anonymes et interchangeables. Saocit idale raffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernire analyse, que des objets dchange. Elle incorporait galement

    et poussait jusqu une surprenante et nouvelle conclusion la dcouverte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du paternalisme et la subordination de toutes leselations sociales aux lois du march avaient balay les dernires restrictions la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions apaisantes qui masquaient celle-ci.

    Dans ltat danarchie qui en rsultait, le plaisir devenait la seule activit vitale, comme Sade fut le premier le comprendre un plaisir qui se confond avec le viol, lemeurtre et lagression sans freins. Dans une socit qui rduirait la raison un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite la poursuite du plaisir, ni laatisfaction immdiate de nimporte quel dsir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral quil ft. En effet, comment condamner le crime ou la cruaut, sinon

    partir de normes ou de critres qui trouvent leurs origines dans la religion, la compassion ou dans une conception de la raison qui rejette des pratiques purementnstrumentales ? Or, aucune de ces formes de pense ou de sentiment na de place logique dans une socit fonde sur la production de marchandises.

    Si nous acceptons cette analyse, il devient dun seul coup plus facile de saisir les liens mtaphysiques essentiels qui unissent, ds lorigine, bien que de faonvidemment inconsciente, les deux moments thoriques de lidal capitaliste : dun ct lexhortation prtendument libertaire manciper lindividu de tous les tabous historiques et culturels qui sont supposs faire obstacle son fonctionnement comme pure machine dsirante , de lautre, le projet libral dune socithomogne dont le March auto-rgulateur constituerait linstance la fois ncessaire et suffisante pour ordonner au profit de tous, le mouvement brownien desndividus rationnels , cest--dire enfin librs de toute autre considration philosophique que celle de leur intrt bien compris. Ce que Lasch appelle lindividunarcissique moderne , avec sa peur de vieillir et son immaturit si caractristique dont lamricain des classes moyennes na t que la prfiguration burlesque nest, en dfinitive, rien dautre que lexpression psychologique et culturelle de ce compromis libral-libertaire devenu avec le temps historiquement ralisable. Et tout

    art de Lasch est dtablir avec rigueur comment cette rencontre, premire vue surprenante, a fini par trouver dans les mtamorphoses du capitalisme contemporaines conditions pratiques de possibilit. Quand la consommation est clbre comme une forme de culture part entire avec son imaginaire et ses conventionspcifiques plus rien ne soppose, en effet, ce que les deux faces mtaphysiquement complmentaires du paradigme libral faces qui, pour des raisons

    historiques, avaient d, jusqu prsent, se dvelopper de faon indpendante et antagoniste se rconcilient, et mme fusionnent, dans lunit dune sensibilit aussicohrente que moderne. On conoit naturellement quune telle analyse ait pu choquer aux tats-Unis comme en Europe les bonnes consciences progressistes. Ellees obligeait reconnatre que lingnieuse hypothse capitaliste la commercial society imagine par Adam Smith en rponse aux problmes politiques duemps nempruntait pas ses principes (Individu, Raison, Libert) aux anciennes barbaries ou au tnbreux Moyen ge , mais bien laxiomatique des Lumires,

    cest--dire, si on y rflchit, la mme matrice culturelle que celle dont la Gauche est issue (8).

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    l nest gure besoin de souligner lintrt politique majeur de lhypothse dfendue par Lasch. Elle claire, par exemple, dune lumire particulirement cruelle le destindune poque qui aura vu, sans rire, le drapeau de la rvolte tomber progressivement des mains de Rosa Luxembourg dans celles dune Sgolne Royal.La Gauche traditionnelle, en effet, malgr sa foi simpliste dans le mythe bourgeois du Progrs , avait toujours conserv notamment travers le contrle desbureaucraties syndicales et de nombreuses municipalits ouvrires un minimum denracinement dans les milieux populaires et donc de comprhension envers leurscultures et leurs sensibilits. Cest pourquoi ses programmes politiques, et parfois mme ses luttes, maintenaient gnralement un certain nombre daspectsanticapitalistes, qui taient autant de survivances tangibles des compromis historiques autrefois passs entre la Gauche et le socialisme ouvrier.

    partir des annes soixante, au contraire, la convergence rtrospectivement tout fait logique de diffrents processus modernisateurs qui, sur le moment,pouvaient sembler indpendants les uns des autres acheva rapidement de dcomposer le peu desprit anti-capitaliste qui habitait encore les instances dirigeantesde lancienne Gauche. Dabord, le dclin acclr des capacits de sduction de lEmpire sovitique, cest--dire de la triste imitation dtat du progrs capitaliste ;ensuite, et de manire infiniment plus dcisive, lentre de lEurope occidentale dans lre du capitalisme de consommation, et donc linstallation invitable au centremme du spectacle de cette culture jeune qui est charge den lgitimer limaginaire et dassurer sans fin la circulation, sous mille emballages diffrents, de la mmeagrable pacotille ; enfin, et surtout, la destruction de la classe ouvrire elle-mme, cest--dire non pas, bien sr, la disparition relle des ouvriers (qui est, en partie, un

    artifice statistique) mais celle de la conscience de classe qui les unissait, disparition obtenue dune part par la liquidation mthodique des quartiers populaires et, deautre, par les nouvelles formes dorganisation du travail dans lentreprise modernise et les techniques de management anti-autoritaires qui ont permis de lesmposer (9). Ce qui, en ces temps baptismaux, a t dsign comme la nouvelle Gauche nest en dfinitive rien dautre que lcho politique de ces diffrentsprocessus. Il faut donc galement voir dans ce courant multicolore une des traductions politiques privilgies de la monte en puissance de ces nouvelles classesmoyennes si bien dcrites, lpoque, par Georges Perec qui, parce quelles sont prposes lencadrement technique, managrial ou culturel (10) des formeses plus modernes du capitalisme, sont condamnes asseoir leur pauvre image delles-mmes sur leur seule aptitude courber lchine devant nimporte quellennovation, flexibilit humaine pathtique qui en fait la proie rve des psychothrapeutes et le gibier lectoral de prdilection de toute gauche citoyenne etprogressiste. Cest seulement la faveur de cette configuration culturelle trs particulire que loccasion historique put tre enfin offerte aux reprsentants les plusambitieux de la nouvelle sensibilit librale-libertaire de confisquer leur usage exclusif les derniers instruments de lutte ou dinfluence dont les classes populairesavaient encore la disposition.

    Si La Culture du narcissisme apparat comme un livre si prophtique, cest donc, en vrit, parce quen dcrivant avec une prcision remarquable, sur la base des donnesempiriques dj disponibles lpoque, les formes dindividualisation requises par le capitalisme de consommation (cet homme psychologique de notre temps qui este dernier avatar de lindividualisme bourgeois ), Lasch dlimitait en mme temps par avance (11) le cadre psychologique et intellectuel trs troit lintrieur duquel

    devraient dornavant se dbattre les militants pluriels de toute gauche moderne, et dune faon plus gnrale, les reprsentants de ces nouvelles classes moyennes

    dont la fausse conscience est devenue lesprit du temps. Ainsi sclaire le curieux destin qui nest, bien sr, paradoxal quen apparence dune gauche occidentalequi a, partout, en se modernisant, renonc lmancipation sociale et se contente damnager une infirmerie pour accueillir les blesss de la guerreconomique (12), quand, encore, elle ne prend pas sur elle de diriger cette guerre avec lenthousiasme des nophytes et le zle des parvenus. De leur ct, pour streaisss dpossder du peu dautonomie politique qui leur restait, par ces bienveillants tuteurs lesprit si ouvert (et dont cela va de soi la plupart des membres

    avaient fait leurs classes du bon ct des barricades), les vaincus du monde moderne cest--dire, comme toujours, les travailleurs et les simples gens finissent pare retrouver, pour des raisons symtriques, dans la mme situation dimpuissance que les ouvriers du XIXe sicle, lorsquils ne staient pas encore dots dorganisations

    politiques indpendantes. ce stade crivait Marx (qui nimaginait pas quen thorisant ainsi le pass il thorisait aussi le futur) les ouvriers forment une massedissmine travers le pays et atomise par la concurrence. Sil arrive que les ouvriers se soutiennent dans une action de masse, ce nest pas encore l le rsultat de leurpropre union, mais de celle de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques propres, doit mettre en branle le proltariat tout entier, et qui possde encoreprovisoirement le pouvoir de le faire. Durant cette phase, les proltaires ne combattent donc pas leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, cest--direes vestiges de la monarchie absolue, propritaires fonciers, bourgeois non industriels, petits bourgeois. Tout le mouvement historique est de la sorte concentr entrees mains de la bourgeoisie ; toute victoire remporte dans ces conditions est une victoire bourgeoise. Manifeste communiste ) Telle est la raison historique principale

    qui fait que, depuis vingt ans, chaque victoire de la Gauche correspond obligatoirement une dfaite du Socialisme.

    Parvenu ce point, jimagine sans peine que le type de rvolution intellectuelle auquel luvre de Lasch nous invite ne pourra tre que trs mal accueillie par le public clair , cest--dire par celui qui se sait, par droit divin, situ jamais dans le camp du Bien et de la Vrit. Pour un lecteur qui est avant tout soucieux de la correctionpolitique de ses ides (sans doute parce que, pour lui, une ide nest pas tant un moyen de comprendre le monde que celui dapaiser ses propres inquitudes), il ne peut,en effet, y avoir aucun doute sur ce qui donne son sens lpoque prsente : laffrontement titanesque entre, dun ct, les faibles forces quessaient de rassembler grand-peine les gurilleros hroques de la modernit et, de lautre, les hordes dferlantes et puissamment organises de la Raction et du terrible pass. Dans cettevision, coup sr trs touchante, de lHistoire, il va de soi que ceux qui sobstineraient prtendre quil existe toujours des classes dirigeantes (mondialises de surcrot)et quelles ont bien pour premier souci de faonner une humanit nouvelle conforme leurs intrts gostes, doivent tre considrs comme les victimes dunevidente prdisposition la paranoa. Quant vouloir combattre la domination de ces puissances en prenant appui sur la dignit et les vertus des classes populaires,voil qui tmoigne au mieux dune nostalgie dplace pour un monde disparu , au pire dune fascination coupable pour ce populisme dont les mdias unanimesont le bon got de nous rappeler quotidiennement de quelle bte immonde son ventre est toujours fcond. En prenant le risque de rditer La Culture du narcissisme ilnentrait pas dans nos intentions ni, certes, dans nos possibilits de troubler le repos intellectuel de cette partie du public. Il nest pas impossible, malgr tout, quemme parmi ces lecteurs il sen trouve quelques uns pour reconnatre au livre de Lasch la vertu de dranger leurs habitudes intellectuelles (ce qui pour tout modernisteest normalement une qualit) et donc dappeler, par son caractre provocant, la rfutation en rgle quil mrite. Il faudra par consquent que de tels lecteurs aient aussie courage daller jusqu la question suivante. Comment se fait-il quun ouvrage si stimulant et, pour cette raison, discut dans le monde entier ait pu tre publi

    en France ds 1981, sy trouver rapidement puis grce ce bouche oreille qui est devenu le samizdat des rgimes libraux cela sans que la perspicace critiqueofficielle se soit sentie tenue de lui consacrer une seule analyse srieuse, cest--dire la mesure des enjeux rels du livre pour ne rien dire ici, videmment, de lapourtant si bavarde sociologie dtat ?

    l est vrai que cette manire doprer est, depuis assez longtemps, la marque de fabrique du paysage intellectuel franais et que tout livre qui drange rellement lordretabli et sa bonne conscience citoyenne , est ordinairement condamn paratre soit dans un silence de plomb soit sous un dluge de calomnies. Mais ceci estustement une raison supplmentaire pour que chacun sinterroge sur ce curieux tat de fait et sefforce tout le moins den dgager les implications principales. Celaignifierait-il, par exemple, qu force de se moderniser les intellectuels officiels et les mdiatiques en sont revenus aux murs dune poque o selon les mots de

    Marx dsormais il ne sagit plus de savoir si tel thorme est vrai, mais sil est bien ou mal sonnant, agrable ou non la police, utile ou nuisible au capital et o dece fait la recherche dsintresse fait place au pugilat pay, linvestigation consciencieuse la mauvaise conscience, aux misrables subterfuges de lapologtique ?Marx, Postface la deuxime dition allemande du Capital). Si tel tait le cas, la situation aurait, bien sr, quelque chose de profondment dsesprant. moins, au

    contraire, quon y lise prcisment, comme jadis Hegel, le signe irrcusable que tout continue et que, par consquent, nul nest encore en mesure de prtendre quea vieille taupe creuse ses galeries en vain. Choisir la bonne interprtation nest peut-tre, aprs tout, quune affaire de temprament. Mais ce qui est sr, et quoi quil

    puisse advenir, cest que Christopher Lasch aura t de ceux qui ont le plus aid ce sympathique mammifre poursuivre sa tche ingrate. Et en ces temps tranges etdifficiles, je ne connais pas de meilleure manire de recommander un livre.

    ) Simon Leys, Orwell ou lhorreur de la politique2) La Culture du narcissisme a t publie aux tats-Unis en 1979. Une traduction franaise a t dirige par Georges Libert et Emmanuel Todd, sous le titre du Complexe

    de Narcisse. Cest cette traduction, devenue rapidement introuvable, et par ailleurs excellente, que nous republions aujourdhui, augmente dune postface indite deauteur.

    3) The True and Only Heaven : Progress And its Critics4) Sil y a, dans lhistoriographie des rvoltes populaires contre lindustrialisation capitaliste, un pisode qui a toujours t soit censur, soit profondment dnaturvoire diabolis, cest bien le combat des Luddites anglais, au dbut du XIXe sicle, contre les fanatiques du Progrs industriel et sa meurtrire idoltrie de lavenir quianantit des espces vivantes, abolit les langues, touffe les diverses cultures et risque mme de faire prir le monde naturel tout entier. (John Zerzan,Aux sources dealination, Linsomniaque, 1999.) Si lon veut redcouvrir le noyau rationnel de cette rvolte fondatrice, il faut lire la remarquable tude de Kirkpatrick Sale, Rebels

    Against the Future The Luddites and Their War on the Industrial Revolution. Lessons for the Computer Age

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    5) The free, equal and decent society , telle est la formulation la plus exacte de lidal politique de G. Orwell. Voir lintroduction de Sonia Orwell aux Essais, Articles,Lettres 6) Sur les conditions historiques et philosophiques de la formation du paradigme progressiste, entre 1680 et 1730, on lira lexcellente tude de FrdricRouvillois, LInvention du Progrs7) On reconnat, dans cette audacieuse analyse, le dcor philosophique quotidien que l industrie du divertissement impose aux diffrents secteurs de la culture jeune et de la rebellion rentable.8) La distinction moderne entre la Droite et la Gauche (qui est une transposition franaise de lopposition, ne en Angleterre, des Tories et desWhigs) correspondout au long du XIXe sicle au conflit entre les dfenseurs de l Ancien Rgime cest--dire dune socit agraire et thologico-militaire et les partisans du

    Progrs , pour qui la rvolution industrielle et scientifique (forme pratique du triomphe de la Raison) conduira, par sa seule logique, rconcilier lhumanit avec elle-mme. Le socialisme originel, au contraire, est, dans son principe, parfaitement indpendant de ce clivage. Il constitue avant tout la traduction en ides philosophiquesdes premires protestations populaires (luddites et chartistes anglais, canuts de Lyon, tisserands de Silsie, etc.) contre les effets humains et cologiques dsastreux deindustrialisation librale. On ne trouvera par consquent pas, chez Fourier ou chez Marx, de vibrants appels unir un mystrieux peuple de gauche contreensemble des forces supposes hostiles au changement . Et durant tout le XIXe sicle, les socialistes les plus radicaux sont dabord attentifs ne pas compromettre la

    prcieuse autonomie politique des travailleurs lors des diffrentes alliances phmres quils sont obligs de nouer, tantt contre les puissances de lAncien rgime,antt contre les industriels libraux. Ce nest quaprs lAffaire Dreyfus, et non sans dbats passionns que soprera vritablement pour le meilleur et pour lepire, linscription massive du mouvement socialiste dans le camp de la Gauche/dfini comme celui des forces de Progrs . Pour valider cette opration historique, la fois fconde et ambigu, il sera dailleurs ncessaire (Durkheim jouant ici un rle important) daccentuer autrement la gnalogie du projet socialiste. On choisira dyvoir dsormais moins le produit de la crativit ouvrire quun dveloppement scientifique de la philosophie des Lumires, rendu possible par luvre du Comte deSaint-Simon, et import ensuite de lextrieur dans la classe ouvrire.

    9) Sur cette destruction programme de la classe ouvrire, on lira avec intrt le livre de Stphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrire (Fayard,999). Cette enqute minutieuse commence par une question de bon sens (donc, de nos jours, minemment subversive) : Comment expliquer que les ouvriers

    constituent toujours le groupe social le plus important de la socit franaise et que leur existence passe de plus en plus inaperue ? .0) Dans la mesure o limaginaire de la consommation possde une fonction de plus en plus dcisive dans le dveloppement du capitalisme contemporain, la diffusion

    et la clbration de cet imaginaire deviennent une exigence conomique prioritaire. lre de la communication de masse, cela signifie donc ncessairement que lemensonge mdiatique, la manipulation publicitaire, et labrutissement spectaculaire (assur par le showbiz et ses artistes citoyens) tendent devenir une forceproductive directe.1) Lasch ne pouvait videmment pas, lpoque, prendre en compte les nouvelles contraintes politiques, conomiques et technologiques (mises en place sous le nom

    de mondialisation ) que le Capital imposerait bientt la plante entire pour essayer de contrecarrer, en largissant brutalement le champ et les modalits de laguerre conomique, la baisse tendancielle de son taux de profit, devenue manifeste au dbut des annes 70. Toutefois, dun point de vue philosophique, cesmodifications sont, en fin de compte, relativement secondaires. Contre le discours positiviste ambiant, il faut, en effet, rappeler que des nouvelles technologies nepeuvent dvelopper leurs effets principaux sur les rapports humains, que dans un monde qui est dj culturellement prpar les recevoir. Le principe de la machine vapeur, par exemple, tait parfaitement connu dans lAlexandrie du IIe sicle. Pour autant, dans les conditions culturelles de lpoque, aucune rvolution industriellenaurait pu sensuivre ; et le tlphone mobile na pu gnraliser tous ses effets dincivilit que dans un monde o les formes autistiques de lindividualisme, tout commeeffacement des frontires de la vie prive ( tout est politique ) avaient dj atteint un degr de dveloppement apprciable pour des raisons tout faitndpendantes de cette technologie moderne, mme si celle-ci, bien sr, ne peut quamplifier en retour ces effets qui la prcdent. Le lecteur qui dsirerait complterutilement lanalyse de Lasch sur tous ces points, trouvera une mine de renseignements prcis et danalyses intelligentes dans louvrage appel faire date de LucBoltanski et Eve Chiappello, Le Nouvel esprit du capitalisme2) Selon la formule de Philippe Cohen, Protger ou disparatre