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MICHEL FOUCAULT «L'eau et la folie», Médecine et Hygiène, 21e année, no 613,23 octobre 1963, pp. 901- 906. Dans l'imagination occidentale, la raison a longtemps appartenu à la terre ferme. Île ou continent, elle repousse l'eau avec un entêtement massif: elle ne lui concède que son sable. La déraison, elle, a été aquatique depuis le fond des temps et jusqu'à une date assez rapprochée. Et plus précisément océanique: espace infini, incertain; figures mouvantes, aussitôt effacées, ne laissant derrière elles qu'un mince sillage et une écume; tempêtes ou temps monotone; routes sans chemin. De Lancre, dans son Inconstance des mauvais anges *, au début du XVIIe siècle, explique, par les maléfices de l'Océan, l'inquiète imagination des marins du Pays basque: captifs de ce monde sans frontières, ils entendent et voient des visages et des mots que nul jamais ne perçoit dans le monde clos et circulaire de Dieu. La folie, c'est l'extérieur liquide et ruisselant de la rocheuse raison. C'est peut-être à certes liquidité essentielle de la folie dans nos vieux paysages imaginaires qu'on doit un certain nombre de thèmes importants: l'ivresse, modèle bref et provisoire de la folie; les vapeurs, folies légères, diffuses, brumeuses, en voie de condensation * Lancre (P. de), Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons: où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie, Paris, Jean Berjon et Nicolas Buon, 1612 (édition critique de N. Jacques-Chaquin, Paris, Aubier, coll. «Palimpseste», 1982). |PAGE 269 dans un corps trop chaud et une âme brûlante; la mélancolie, eau noire et calme, lac funèbre, miroir en larmes; la démence furieuse du paroxysme sexuel et de son épanchement. Il n'est pas étonnant que les valeurs ambiguës de l'eau, complices de la folie, aient été depuis fort longtemps utilisées pour elle contre elle. L'hydrothérapie de la folie s'installe d'une façon cohérente au XVIIe siècle à partir d'une observation d'Ettmüller: un maniaque qu'on transporte enchaîné sur une charrette est guéri par la violence d'une averse. C'est que sous cette forme l'eau a des vertus efficaces contre l'océan venimeux de la folie. Elle tombe du ciel: c'est-à-dire qu'elle est pure; comme elle est fraîche, elle

Michel Foucault - l'Eau Et La Folie

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  • MICHEL FOUCAULT

    L'eau et la folie, Mdecine et Hygine, 21e anne, no 613,23 octobre 1963, pp. 901-

    906.

    Dans l'imagination occidentale, la raison a longtemps appartenu la terre ferme. le ou

    continent, elle repousse l'eau avec un enttement massif: elle ne lui concde que son

    sable. La draison, elle, a t aquatique depuis le fond des temps et jusqu' une date

    assez rapproche. Et plus prcisment ocanique: espace infini, incertain; figures

    mouvantes, aussitt effaces, ne laissant derrire elles qu'un mince sillage et une cume;

    temptes ou temps monotone; routes sans chemin. De Lancre, dans son Inconstance des

    mauvais anges *, au dbut du XVIIe sicle, explique, par les malfices de l'Ocan,

    l'inquite imagination des marins du Pays basque: captifs de ce monde sans frontires,

    ils entendent et voient des visages et des mots que nul jamais ne peroit dans le monde

    clos et circulaire de Dieu. La folie, c'est l'extrieur liquide et ruisselant de la rocheuse

    raison. C'est peut-tre certes liquidit essentielle de la folie dans nos vieux paysages

    imaginaires qu'on doit un certain nombre de thmes importants: l'ivresse, modle bref et

    provisoire de la folie; les vapeurs, folies lgres, diffuses, brumeuses, en voie de

    condensation

    * Lancre (P. de), Tableau de l'inconstance des mauvais anges et dmons: o il est

    amplement trait des sorciers et de la sorcellerie, Paris, Jean Berjon et Nicolas Buon,

    1612 (dition critique de N. Jacques-Chaquin, Paris, Aubier, coll. Palimpseste, 1982).

    |PAGE 269

    dans un corps trop chaud et une me brlante; la mlancolie, eau noire et calme, lac

    funbre, miroir en larmes; la dmence furieuse du paroxysme sexuel et de son

    panchement.

    Il n'est pas tonnant que les valeurs ambigus de l'eau, complices de la folie, aient t

    depuis fort longtemps utilises pour elle contre elle. L'hydrothrapie de la folie s'installe

    d'une faon cohrente au XVIIe sicle partir d'une observation d'Ettmller: un

    maniaque qu'on transporte enchan sur une charrette est guri par la violence d'une

    averse. C'est que sous cette forme l'eau a des vertus efficaces contre l'ocan venimeux

    de la folie. Elle tombe du ciel: c'est--dire qu'elle est pure; comme elle est frache, elle

  • peut refroidir les esprits agits et les fibres tordues; elle imprgne, au lieu de laisser

    flotter dans l'incohrence; elle lave, rendant les choses et les tres leur vrit, alors que

    la mer les entrane vers des horizons trangers. L'une est providence, l'autre tentation.

    Jusqu' la fin du XVIIIe sicle, l'eau a t utilise contre la folie parce qu'elle dtenait

    peu prs de tels pouvoirs imaginaires: froide, sous forme de bains, mais surtout de

    douches, elle gurissait la manie (cette chaleur sans fivre qui enflammait les esprits,

    brlait les solides en les tordant, desschait le cerveau); dans la mlancolie, maladie

    froide et stagnante, on se servait de bains tides, ou encore d'infusions et de clystres

    (afin de dlayer, de l'intrieur, les humeurs engorges) : pour les cas graves, on

    pratiquait les bains-infusions o les malades, indfiniment, marinaient. Pomme a guri

    une hystrique en lui imposant, en dix mois, plus de trois mille heures de bains tides:

    ce rgime, le systme nerveux, dessch comme un vieux parchemin, s'cailla par

    plaques entires, sortit avec les urines, et fut remplac par de belles fibres, toutes

    neuves, toutes lisses.

    Dans la pratique, bains et douches furent utiliss rgulirement par la mdecine asilaire

    du XIXe sicle. Mais ce qui a chang l'poque de Pinel, c'est le protocole - la fois la

    ritualisation du geste et le rgime auquel il s'ordonne. L'eau, ce n'est plus le bain

    apaisant, la pluie enfin frache sur une terre calcine: c'est la surprise -ce qui coupe le

    souffle et fait perdre toute contenance. On administre la douche l'improviste, ou en

    remplaant brusquement l'eau chaude par l'eau froide; il arrive qu'on installe le malade

    sur un plateau qui tout coup s'enfonce dans l'eau. Le sujet, en chemise, est attach;

    une distance variable au-dessus de sa tte (selon la violence qu'on veut obtenir), il y a un

    robinet qui peut avoir jusqu' cinq centimtres de diamtre. C'est que le froid ne doit

    plus tre l'agent actif d'un rafrachissement physiologique, mais l'agression qui abat les

    chimres, terrasse l'orgueil, ramne les dlires la

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    ralit quotidienne. Les douches, crit Pinel, suffisent souvent pour soumettre la loi

    gnrale d'un travail des mains une aline qui en est susceptible, pour vaincre un refus

    obstin de nourriture et dompter les alines entranes par une sorte d'humeur

    turbulente et raisonne. On profite alors de la circonstance du bain, on rappelle la faute

    commise, ou l'omission d'un devoir important et, l'aide d'un robinet, on lche

  • brusquement un courant d'eau froide sur la tte, ce qui dconcerte souvent l'aline;

    veut-elle s'obstiner, on ritre la douche *.

    L'eau a dsormais quatre fonctions: elle est douloureuse (et reconduit par l le sujet ce

    monde de la perception actuelle laquelle il a tendance chapper); elle humilie, en

    plaant le malade devant sa propre ralit dtrompe, dtrempe; elle rduit au

    silence, coupe la parole, cette parole dont le verbiage insens est non seulement le signe,

    mais l'tre tout entier de la folie; enfin, elle chtie: elle est dcrte par le mdecin, sur

    le rapport des surveillants; elle est applique devant lui et interrompue quand le sujet

    vient rsipiscence. En somme, elle reprsente l'instance du jugement l'asile,

    l'analogon du feu du ciel. Mais ce jugement est singulier; il n'a d'autre propos que de

    faire avouer: on applique la douche pour que le dlirant reconnaisse que ce qu'il dit est

    illusion, fausses croyances, images prsomptueuses -pur et simple dlire. Le fou doit

    reconnatre qu'il est fou: ce qui, une poque o jugement et volont passaient pour

    constituer la raison (et la draison), devait le ramener tout droit la sant. L'eau est

    l'instrument de l'aveu: le ruissellement vigoureux qui entrane les impurets, les ides

    vaines, toutes ces chimres qui sont si proches d'tre des mensonges. L'eau, dans le

    monde moral de l'asile, ramne la vrit nue; elle est violemment lustrale: baptme et

    confession la fois, puisqu'en reconduisant le malade au temps d'avant la chute elle le

    contraint se reconnatre pour ce qu'il est. Elle force la folie avouer -la folie qui est,

    cette poque, croyance sans aveu. En rendant la conscience transparente elle-mme,

    elle fonctionne comme une ablution religieuse et comme une tragdie.

    On dira que j'exagre. Lisez ce dialogue sous la douche entre Leuret et un de ses

    malades atteint d'un dlire de perscution avec hallucinations auditives. C'est Leuret lui-

    mme qui le rapporte:

    Leuret: Promettez-vous de n'y plus penser?

    Le malade se rend avec peine.

    * Pinel (P.), Trait mdico-philosophique sur l'alination mentale, Paris, J. Brosson, 2e

    d., 1809, p. 204.

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    Leuret: Promettez-vous de travailler tous les jours?

    Il hsite, puis accepte.

    Leuret : Comme je ne compte pas sur vos promesses, vous allez recevoir la douche, et

    nous continuerons tous les jours jusqu' ce que

    vous-mme vous demandiez travailler (douche).

    Leuret: Irez-vous travailler aujourd'hui?

    A.: Puisqu'on me force, il faut bien que j'y aille!

    Leuret: Irez-vous de bonne volont, oui ou non? Hsitation (douche).

    A.: Oui, j'irai travailler!

    Leuret: Vous avez donc t fou?

    A. : Non, je n'ai pas t fou.

    Leuret: Vous n'avez pas t fou?

    A. : Je ne le crois pas (douche).

    Leuret: Avez-vous t fou?

    A.: C'est donc tre fou que de voir et d'entendre! Leuret: Oui!

    A.: Eh bien! monsieur, c'est de la folie.

    Il promet d'aller travailler *.

    N'est-il pas tonnant de reconnatre dans cette eau perscutrice l'lment o le malade et

    le mdecin changent leur langage? Leur dialogue de sourds est un dialogue de noys,

    ou plutt un dialogue entre noy et noyeur. Les mots qui vont de la raison la draison

    et de celle-ci celle-l, ce n'est pas l'air qui les porte, mais la violence de ce courant

  • d'eau glace. Le fou, gros poisson secou, qui on fait ouvrir la bouche toute grande, en

    forme de oui.

    La psychanalyse reprsente la structure exactement inverse de cette situation dont le

    dialogue de Leuret avec son malade n'est qu'un exemple: l'air redevenu lment o les

    mots se propagent, cet homme la parole coupe qui est cette fois le mdecin, la lente

    prise de conscience qui s'oppose l'aveu. Peut-tre, derrire ce retour l'air de la

    folie, y a-t-il eu une mutation trs importante dans l'espace imaginaire de la folie: au

    milieu du XIXe sicle, elle a cess d'tre de parent aquatique, et s'est mise cousiner

    avec la fume. Importance de la drogue (de l'opium surtout) qui remplace l'ivresse

    comme modle minuscule et artificiel de la maladie; passage au premier plan du

    syndrome hallucinatoire (la quasi

    * Leuret (F.), Du traitement moral de la folie, Paris, Baillire, 1840, pp. 197-198.

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    perception proccupe plus que la fausse croyance); la folie considre comme un autre

    monde nuageux, diaphane, incohrent, mais obstin, qui vient en surimpression

    brouiller le monde rel; ide que la folie dsorganise l'ordre et le temps (perte du

    sentiment du prsent) plus que la logique et le jugement. La schizophrnie, dans le

    paysage o notre rveuse raison se surprend la percevoir, n'est-elle pas la mlancolie

    ce que peut tre une fume pernicieuse l'eau noire d'un tang?

    De nos jours, la folie n'est plus aquatique. L'eau requiert parfois d'autres aveux.