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Revue de l'histoire des religions Midrach et Byzance. Une traduction française du « midrach rabba » Nicholas De Lange Citer ce document / Cite this document : Lange Nicholas De. Midrach et Byzance. Une traduction française du « midrach rabba ». In: Revue de l'histoire des religions, tome 206, n°2, 1989. pp. 171-181; doi : 10.3406/rhr.1989.1831 http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1989_num_206_2_1831 Document généré le 20/04/2017

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Revue de l'histoire des religions

Midrach et Byzance. Une traduction française du « midrach rabba »Nicholas De Lange

Citer ce document / Cite this document :

Lange Nicholas De. Midrach et Byzance. Une traduction française du « midrach rabba ». In: Revue de l'histoire des religions,

tome 206, n°2, 1989. pp. 171-181;

doi : 10.3406/rhr.1989.1831

http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1989_num_206_2_1831

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RésuméLa parution du premier volume d'une traduction française du "Midrach Rabba" nous donne l'occasionde réfléchir au caractère général de ce texte classique du judaïsme et de nous demander comment ilconvient de l'aborder de nos jours. Nous esquissons plusieurs approches possibles. Une approchevéritablement critique doit reconnaître à chaque midrach sa particularité ; elle doit reconnaîtreégalement que, loin d'être une compilation machinale de traditions antérieures, un midrach est l'œuvred'un auteur qui vit dans un milieu particulier. Même si les rabbinistes exploitent les midrachim pour endégager les traditions qui y sont conservées, il faut se rappeler qu'en réalité ce sont des œuvresbyzantines, qui traduisent bien des préoccupations de leur milieu.

AbstractMidrash and Byzantium : A French translation of the « Midrash Rabba »

The appearance of the first volume of a French translation of the "Midrash Rabba" provides anopportunity for reflection on the general character of this classical Jewish text, and on the way it shouldbe approached today. Several possible approaches are outlined. A truly critical approach shouldrecognise the particular character of each individual midrash, and should also recognise that a midrashis not merely a mechanical compilation of earlier material but the work of an author living ai a specifictime and place. The fad that the midrashim are commonly quarried by students of rabbinics should notblind us to the fact that they are actually Byzantine works, betraying many specifically Byzantinepreoccupations.

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NICHOLAS DE LANGE Université de Cambridge

MIDRACH ET BYZANCE

UNE TRADUCTION FRANÇAISE DU « MIDRACH R ABB A »

Notes critiques*

La parution du premier volume d'une traduction française du Midrach Rabba nous donne l'occasion de réfléchir au caractère général de ce texte classique du judaïsme et de nous demander comment il convient de l'aborder de nos jours. Nous esquissons plusieurs approches possibles. Une approche véritablement critique doit reconnaître à chaque midrach sa particularité ; elle doit reconnaître également que, loin d'être une compilation machinale de traditions antérieures, un midrach est l'œuvre d'un auteur qui vit dans un milieu particulier. Même si les rabbinistes exploitent les midrachim pour en dégager les Iradi- lions qui y sont conservées, il faut se rappeler qu'en réalité ce sont des œuvres byzantines, qui traduisent bien des préoccupations de leur milieu.

Midrash and Byzantium: A French translation of the « Midrash Rabba »

The appearance of the first volume of a French translation of the Midrash Rabba provides an opportunity for reflection on the general character of this classical Jewish text, and on the way it should be approached today. Several possible approaches are outlined. A truly critical approach should recognise the particular

* A propos de : Midrach Rabba, t. I : Genèse Rabba, traduit de I'h6breu par Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi, annoté et introduit par Bernard Maruani, Lagrasse (France), Ed. Verdier, 1987, 22 cm, 654 p. (coll. « Les Dix Paroles »)> 198 F. isbn : 2-86432-058-4. issn : 0243-0541.

Bévue de l'Histoire des Religions, ccvi-2/1989, p. 171 à 181

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character of each individual midrash, and should also recognise that a midrash is not merely a mechanical compilation of earlier material^ but the work of an author living ai a specific time and place. The fad that the midrashim are commonly quarried by students of rabbinics should not blind us to the fact that they are actually Byzantine works, betraying many specifically Byzantine preoccupations.

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Le Midrach Rabba tout entier a été traduit d'abord en allemand par August Wunsche (12 vol., Leipzig, 1880-1885, réimpression partielle, Hildesheim, 1967), avec introductions et annotations dues en partie à des collaborateurs, puis en anglais sous la direction de H. Freedman et M. Simon (10 vol., Londres, 1939, réimpressions 1951 et 1961). La version de Beréchit Rabba, due à H. Freedman, a été récemment rééditée avec quelques modifications par J. Neusner (3 vol., Altlanta, ga, 1985). Il existe aussi une version italienne de ce midrach, avec introduction et notes, par Alfredo Ravenna, sous la direction de Tommaso> Federici (Turin, 1978). Le lecteur français a été fort mal servi car, jusqu'à présent, il. a dû se contenter de quelques extraits (et notamment la sélection bilingue intitulée Morceaux choisis du Midrach Rabbah, traduction et commentaires homilétiques, par Maurice Stem..., t. I : Beréchilh Rabbah, Genèse, Pari6, 1981).

Il était donc bien temps d'entreprendre une version intégrale en français, et c'est avec plaisir que nous avons appris la parution de son premier volume. En l'occurrence, il s'agit non seulement d'un premier volume de Beréchit Rabba (le titre bâtard Genèse Rabba exprime une incertitude sur la signification réelle du mot « Rabba »), mais un premier volume d'une version française du Midrach Rabba tout entier.

Nous ne saurions donner notre avis sur ce nouveau projet sans présenter d'abord ce midrach sur la Genèse et l'état actuel de la recherche scientifique. Et il nous faut commencer naturellement par son cadre historique.

De toute la littérature judéo-byzantine, aucun genre (si ce n'est l'hymnographie) ne nous a laissé un patrimoine aussi riche et influent que ce mélange curieux de théologie, d'exégèse biblique et de rhétorique nationale qu'est le midrach. C'est de plus un genre littéraire foncièrement byzantin, du point de vue à la fois de son histoire et de sa forme.

En ce qui concerne son histoire, d'abord, le midrach appartient sans équivoque à Byzance. Inventé et élaboré en terre byzantine, c'est aussi dans l'Empire byzantin qu'il a été rédigé, et finalement à Byzance (sous la domination ottomane) que ce que nous appelons le Midrach Rabba sur le Pentateuque fut imprimé pour la première fois en 1510. Le plus ancien, en toute probabilité, de ces midrachim dits aggadiques, le Midrach sur la Genèse (Beréchit Rabba) fut rédigé (de l'avis de presque tous les spécialistes) vers la fin du ve siècle, en Palestine byzantine. En fait, tous les autres midrachim furent rédigés, au fil des siècles, soit en territoire byzantin, soit au sein de commu-

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nautés juives ayant des contacts avec Byzance1. Un peu plus tard, c'est en terre byzantine aussi que commence un nouveau genre de compilations exégé tiques, marquant la transition du midrach au commentaire proprement dit, . dont le célèbre Léqah fov de Tobie ben Eliezer de Kastoria et Salonique est un excellent exemple.

Quant à sa forme, un midrach est en apparence une compilation d'extraits tirés d'homélies préexistantes, et disposés dans une séquence qui suit, soit le texte biblique, de façon continue (c'est le cas de Beréchit Rabba), soit.les leçons liturgiques, de façon plutôt thématique. Pour tous ceux qui connaissent la littérature byzantine, il existe une analogie évidente avec le genre littéraire chrétien que l'on appelle les chaînes bibliques. Or, les chaînes elles aussi prennent leur origine en Palestine byzantine vers la fin du ve siècle, c'est-à-dire dans le lieu, et au moment même où naît le midrach. Et c'est un genre qui; tout comme le midrach, jouira d'une: grande popularité pendant plusieurs siècles. Voici une description de ces chaînes bibliques. A quelques détails près il pourrait s'agir du midrach :

Prenant les versets d'un livre biblique l'un après les autres, les chaînes donnent en alternance, sur le même feuillet, selon les dispositions qui varient d'une chaîne à l'autre, les « lemmes » scripturaires et plusieurs textes qui les commentent, ces extraits étant parfois « enchaînés » les uns aux autres par des formules de transition.

(M. Harl, La chaîne palestinienne sur le Psaume 118, 1. 1 (« Sources chrétiennes », 189), Paris, 1972, p. 7.)

Les raisons de l'apparition de ces deux genres de littérature religieuse (midrach et chaîne biblique) dans un même lieu et à un même moment, et de la similitude de leurs destins ne doivent pas nous retenir davantage. Il convient, cependant, d'insister sur ce Sitz im Leben du. genre midrach en Empire Byzantin, car les histoires courantes de la littérature juive ont tendance à présenter cette littérature séparée de son environnement réel, et donc d'en obscurcir des aspects essentiels.

Mais il ne faut pas pour autant négliger les différences qui existent entre les deux genres. Certaines ne sont que formelles. Par exemple, les manuscrits des chaînes chrétiennes présentent généralement le texte biblique en milieu de page, entouré par la chaîne écrite, elle, en caractères plus petits. Cette mise en page, tout à fait familière aux lecteurs du Talmud ou des commentaires rabbiniques de la Bible (même sous forme imprimée), est inconnue dans la tradition manuscrite du midrach. (Y existait-elle à l'origine ? Nous l'ignorons.)

1. Les derniers éléments sont attribués à Moché ha-Darchan, rabbin nar- bonnais du xie siècle. Sur ses rapports avec Byzance, voir : Martha Himmelfarb, R. Moses the Preacher and the Testament of the Twelve Patriarchs, in AJS Review, IX (1984), p. 55-78.

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Autre différence, moins superficielle : la langue. Les chaînes chrétiennes sont écrites en grec, langue qui est à la fois la langue formelle (langue biblique, liturgique et savante) de l'Eglise byzantine et la langue vernaculaire du public auquel ces compilations étaient destinées. Les midrachim juifs, eux, sont écrits pour la plupart en hébreu, langue à la fois des écritures des Juifs, des écoles rabbiniques et de beaucoup des synagogues palestiniennes. Mais les langues parlées des Juifs de Palestine, y compris des rabbins eux-mêmes — c'est-à-dire l'araméen et le grec — n'apparaissent que rarement dans ce midrach hébreu, sous forme de mots ou phrases isolés. Dans un certain sens cette différence n'est que formelle : pour les rabbins, l'hébreu a la même fonction que le grec pour les Pères de l'Eglise. Mais il existe aussi un autre aspect : en rédigeant en langue hébraïque des œuvres destinées par leur nature même à un grand public, les rédacteurs anonymes encourageaient activement l'usage de l'hébreu comme facteur d'identité religieuse et nationale pour les Juifs byzantins.

A un niveau plus profond, il y a forcément des différences en ce qui concerne le contenu et la tendance. Tout acte de compilation opère des choix : certains éléments de la tradition sont retenus (ou mis en relief), d'autres sont éliminés. Les midrachim traduisent les tendances théologiques des rabbins, qui vont souvent à rencontre de celles de l'Eglise (en effet, nous pouvons souvent déceler une polémique latente contre le christianisme). Ils traduisent aussi la situation politique des Juifs dans l'Empire byzantin, . si différente de celle qu'ils avaient connue avant la conversion de Constantin.

En lisant le midrach, il faut donc tenir compte de tous ces éléments. Mais il y a d'autres problèmes qui concernent également notre lecture. Et tout d'abord, le buř de la lecture. Car le midrach, pour le lecteur actuel, a un double intérêt : il est à la fois un document d'un judaïsme vivant, témoignage clé de l'interprétation juive du judaïsme à travers les siècles, et un reste archéologique, survivance d'un passé lointain. Document donc d'abord du judaïsme traditionnel, et cela sur un plan œcuménique : car cette production du judaïsme byzantin était très largement copiée et étudiée également en Orient (Babylonie, Arabie) et en Occident (Ashkenaz). Son influence sur la pensée juive, jusqu'aux temps modernes, a été énorme. Mais en même temps, le midrach nous ouvre une fenêtre sur une étape lointaine dans l'évolution du jusaïsme, étape qui est d'un intérêt capital pour les historiens, non seulment du judaïsme, mais aussi du christianisme. Deux types de lecture, donc, qui correspondent à deux types de lecteurs : juifs pieux et historiens. Car les deux approches ne donnent pas forcément la même lecture du texte. (Et même pas le même texte, comme nous le verrons par la suite.) A noter aussi que pour le lecteur pieux, toute la littérature midrachique forme un ensemble : ainsi peut-on parler indifféremment du « midrach », pour désigner toutes ces œuvres de dates et de caractères très différents. Pour le chercheur,

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cependant, cette unité est illusoire : la conception ďun Midrach Rabba, comportant des midraehim sur les cinq livres de Moïse et les cinq petits rouleaux (« Megillot ») ne serait peut-être pas beaucoup plus ancienne que 1545, date de la première publication d'un tel recueil,, à Venise. D'un point de vue scientifique, chaque midrach sur un livre biblique doit être considéré comme une œuvre indépendante.

Autre question : l'intégrité du texte. Faut-il lire le midrach. comme un texte uni, œuvre d'un rédacteur qui est en même temps auteur-créateur, ou plutôt comme une simple compilation de traditions antérieures, qui y sont conservées sous forme fragmentaire? Cette question traduit non seulement les points de départ de différents lecteurs, mais aussi la façon de concevoir le midrach comme genre littéraire. On peut noter que la même question se pose dans le cas des chaînes chrétiennes, longtemps considérées quasi exclusivement comme une sorte de carrière de laquelle on pouvait extraire des fossiles d'écrits chrétiens plus anciens. Plus récemment, on a commencé à s'intéresser aux chaînes pour elles-mêmes2. Le cas du midrach n'est pas tout à fait analogue, car (à la différence des sources chrétiennes utilisées par les caténistes) il n'y a pas la moindre preuve que les discours et homélies rabbiniques cités dans les midrachim aient jamais été publiés dans leur intégralité sous forme écrite. On ne peut pas écarter l'hypothèse selon laquelle ils furent transmis, soit oralement, soit sous forme d'annotations privées. Il ne s'agit donc pas, pour certains spécialistes modernes, d'éditer les homélies d'un Rabbi Aqiba (ne siècle) ou d'un Rabbi Yohanan (ше siècle), mais plutôt de reconstituer leurs idées, en certains cas même leurs ipsissima verba, et au moins la substance essentielle de doctrines juives remontant loin au-delà de la période de la rédaction des midrachim, et peut-être jusqu'à l'époque du Second Temple. Pour d'autres spécialistes, une telle recherche n'est ni possible ni souhaitable. Cette dernière approche a été formulée récemment avec beaucoup de force par le rabbiniste américain Jacob Neusner3. Pour Neusner,- le chercheur moderne est dans l'impossibilité de démontrer que les dictons qui sont conservés dans le midrach furent vraiment prononcés par les rabbins de la période romaine auxquels ils sont attribués ; tout ce que nous savons est qu'ils étaient considérés comme authentiques et dignes d'être transmis à la postérité par un rédacteur du début de la période byzantine. Ce n'est donc que l'œuvre de ce dernier que nous sommes en mesure d'étudier et d'apprécier.

2. Voir M. Harl, op. cit., p. 8-12; F. Petit, Catenae Graecae in Genesim et in Exodům t. I (Corpus Christianorum, Series Graeca, 2), Tournhout/Louvain, 1977, p. xiv.

3. Voir, par ex., son The Integrity of Leviticus Rabbah / The Problem of Autonomy of a Rabbinic Document, Chico, Californie, 1985 ; pour Beréchit Rabba, formulation concise et plus récente dans Judaism and Christianity in the Age of Constanline, Chicago /Londres, 1987, p. 7.

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Restent les questions textuelles. En tant que texte traditionnel du rabbinisme, le Midrach Rabba a été maintes fois imprimé depuis les premières éditions que nous avons déjà mentionnées. L'édition de Vilna, 1884-1887, comportant plusieurs commentaires traditionnels et devenue classique, est à la base de toute une série d'éditions non scientifiques de date plus récente. Mais il y a aussi une édition proprement critique : celle de J. Theodor, complétée par Ch. Albeck en 1936, et réimprimée avec quelques corrections à Jérusalem, 1965. Cette édition annotée est généralement considérée comme étant (avec toutes les réserves qui sont de rigueur lorsqu'il s'agit d'une œuvre critique vieille d'un demi-siècle) l'une des meilleures éditions d'un: texte rabbinique quelconque. Elle est basée sur les meilleurs manuscrits de ce midrach; conservés dans les bibliothèques européennes, et notamment le ms Londres British Library Add. 27 169 et le MS Vaticanus ebr. 30 (qui date en toute probabilité du xie siècle). Les fragments provenant de la Gueniza du Caire ont beaucoup enrichi notre appréciation de l'histoire du texte : ils sont édités par M. Soko- loff, QiVei Beréshit. Rabba min ha- Gueniza, Jérusalem am 5742.

Cette exposition rapide de la problématique concernant le Midrach Rabba, et plus précisément Beréchit Rabba, nous permet d'identifier les questions qui se posent à un traducteur moderne. Elle nous indique plusieurs approches, que nous pouvons distinguer d'après le schéma suivant ::

1 / Approche traditionnelle

Texte de base : Texte dit « courant ». Annotations : Facultatives. Basées sur les commentaires

traditionnels» Références au Talmud et à d'autres textes rabbiniques. « Eternité » des enseignements (perspective non historique).

2 / Approche scientifique

Texte de base : Texte critique (Theodor-Albeck, corrigé ou non à l'aide des fragments du Caire et éventuellement des conjectures du traducteur).

Annotations : Critiques, historiques... Basées sur les recherches modernes. Références aux textes rabbiniques, mais aussi judéo-grecs, chrétiens, païens... « Spécificité temporelle » des enseignements (perspective historique).

Cette seconde approche peut prendre deux, formes, selon qu'elle se fonde sur l'une ou l'autre de deux conceptions du midrach :

I. Le midrach est une compilation ou anthologie qui nous permet d'étudier les enseignements des rabbins.

II. Le midrach est une création littéraire, une œuvre originale utilisant des traditions rabbiniques.

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Parmi les traducteurs modernes, on pourrait dire, en gros, que la traduction française de Stern suit l'approche A (approche traditionnelle), alors que l'Américain Neusner choisit l'approche В (II). La traduction anglaise de Freedman représente, elle, une fusion des approches A et В (I). Tout en se basant sur le texte critique et s'inté- ressant à la recherche historique, elle cite aussi les variantes des textes courants, cite les parallèles talmudiques, et se base souvent sur les commentaires traditionnels.

La nouvelle traduction française représente elle aussi une approche mixte. Elle se veut scientifique, et il faut dire que pour l'essentiel elle l'est. M. Maruani, dans son introduction, trace l'histoire du midrach en général et de Beréchit Rabba en particulier. A notre sens, il insiste un peu trop sur l'antiquité du midrach (dans le sens large de commentaire biblique), qu'il fait remonter jusqu'au vine siècle avant notre ère. Même pour le genre littéraire midrach il propose une origine au 11e siècle de notre ère, c'est-à-dire près des débuts du rabbinisme, ce qui nous paraît peu vraisemblable. Mais ce sont là des choix qui se situent à l'intérieur d'une approche historique et critique. Quant à Beréchit Rabba, il le situe, correctement à notre avis, près de la seconde moitié du ve siècle, en Palestine byzantine. Cette traduction s'inscrit donc carrément dans notre approche В (approche scientifique), et plus précisément dans le sous-groupe В (II), car M. Maruani cite en l'approuvant la thèse de Neusner, d'après laquelle un midrach « a une unité littéraire, conceptuelle, bref, [que] s'y reconnaît l'œuvre d'un auteur ». Qui plus est, il trouve cette affirmation de Neusner confirmée par ses propres travaux :

Ce que Neusner a démontré, dans son cadre méthodologique, nous l'avons retrouvé au fil de notre travail sur Genèse Rabba. Ce texte possède son rythme, sa langue, sa symbolique, et ses conceptions. Des passages entiers de Genèse Rabba demeureraient illisibles, si l'on ne leur supposait une complémentarité, une cohérence que l'on serait bien en mal de trouver dans une collection de fragments. C'est donc d'abord à travers Genèse Rabba que Genèse Rabba doit être lu, en prenant ce texte comme une composition de textes triés, réécrits, et ordonnés par un véritable auteur (p. 28).

Si nous avons cité ce paragraphe dans son intégralité, c'est parce qu'il représente une démarche significative dans l'étude du midrach. Les propos de l'Américain Neusner, fort contestés d'ailleurs, sont confirmés par un traducteur issu d'une autre tradition et ayant une connaissance approfondie du texte. Cela tendra à renforcer cette approche par rapport à celle qui consiste à privilégier le contenu, ou la « matière première » (les traditions rabbiniques), plutôt que l'œuvre elle-même (le midrach) ou son auteur.

Les annotations qui accompagnent la traduction sont riches et pleines d'aperçus pertinents. Il serait trop long de les commenter ici et je me bornerai à faire quelques remarques d'ordre général. Qu'il

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me soit pardonné de me concentrer, pour des raisons de brièveté, sur les jugements négatifs : il y aurait eu beaucoup de bien à dire aussi. Etant donné l'approche que nous venons de décrire, on s'attendrait à lire dans les notes un commentaire sur les objectifs de l'auteur de ce midrach, sa façon de remanier les traditions, et les références qu'il fait aux événements et aux conditions de son temps. Or il est curieux de constater une relative absence de notes de ce genre, les annotations se limitant la plupart du temps à des explications de l'enchaînement des arguments, des éclaircissements d'obscurités, etc. Et même là il y a un surprenant manque d'intérêt ou de précision en ce qui concerne le cadre historique. Un petit exemple : un célèbre passage du midrach (XXXVI, 8) sur Gen. 9:27, « qu'Elohim élargisse Japhet et qu'il demeure dans les tentes de Sem » :

Commentaire de Bar Qappara : Que les paroles de la Torah soient énoncées dans la langue de Japhet (en grec) dans les tentes de Sem.

La note de M. Maruani dit simplement « Allusion à la Septante ? Cf. Meg. 9a. » Or, la référence au Talmud de Babylone semble aller à rencontre du principe qui préconise une lecture du midrach en tant qu'œuvre autonome. Dans le cadre d'une telle lecture, la seule raison de citer le Talmud babylonien (texte rabbinique issu d'un milieu on ne peut plus différent de celui du midrach) serait d'arriver à une appréciation de la spécificité de l'utilisation par le midrach de la tradition rabbinique. Ce procédé méthodologique n'est pas exploité par nos traducteurs, et c'est bien dommage. Mais, dans une perspective tout autre, la remarque « Allusion à la Septante ?» trahit un désintérêt ou une ignorance surprenante. Même à l'époque de Bar Qappara (ine siècle), il est généralement admis que les Juifs de Palestine n'utilisaient plus la version grecque des Septante : nous possédons le témoignage direct d'un contemporain chrétien, Origène, qui signale que les Juifs préféraient la version d'Aquila, version qui jouissait de l'approbation rabbinique. Encore plus à l'époque de l'auteur (ou rédacteur) du midrach, l'allusion serait non pas à la version des Septante, considérée alors en milieu rabbinique comme version chrétienne et trahison de l'hébreu, mais à celle d'Aquila (que cette note corresponde textuellement à celle de Freedman ne change rien). Suit dans le midrach la justification de la traduction des écritures :

Rabbi Youdan ajouta : Ainsi voyons-nous que [le principe] de la traduction [trouve son fondement dans] la Torah. C'est aussi ce qu'exprime : « Ils lurent dans le Livre, la Torah d'Elohim » (Neh., 8:8), allusion aux écritures ; « l'explication » (ibid.), allusion à la traduction...

La tradition attribuée ici à Rabbi Youdan ne vise pas nommément une version grecque. En fait, cette même tradition, attribuée dans le

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Talmud palestinien {Мед., 7 id) à Rav Hananel cité par Rabbi Zeïra, est souvent citée comme légitimant le targoum araméen. Mais dans le contexte du midrach, il est sous-entendu qu'elle se réfère à la version grecque. Voici un exemple possible de la manipulation de la tradition par le midrachiste qui, habitant; dans un milieu hellénophone, veut insister sur la légitimité du « targoum » grec malgré la présence d'un fort courant désapprobateur dans la tradition rabbinique. C'était là un terrain riche pour le commentateur critique : le commentaire de M. Maruani nous a paru quelque peu laconique.

Autre exemple :

« Et Elohim appela la lumière : jour » (Gen., 1:5) renvoie à Jacob. « Et les ténèbres, II les appela : nuit » (ibid.) renvoie à Esaïi. « Et ce fut soir » (ibid.) renvoie à Esau, « et ce fut matin » (ibid.) renvoie à Jacob. « Et ce fut soir » crépuscule d'Esail ; « et ce fut matin », aube de Jacob ; « jour Un » (ibid.), celui dont il est dit : « Et il y aura un jour Un, YHVH le connaît, plus de jour, plus de nuit [mais au temps du soir sera la lumière] » (Zac, 14:7). Autre interprétation : « Jour Un » (unique) dont le Saint béni soit- II fit don [à Israël], et quel est-il ? Le jour du Kippour (11,3).

Ce texte appartient au grand nombre de passages que nous trouvons dans ce midrach où il est question du contraste entre Jacob et Esau/Edom, c'est-à-dire entre le peuple d'Israël et l'Empire de Rome. La grande majorité de ces passages ne figurent pas dans ce premier volume, car il s'arrête au chapitre 22 de la Genèse (chap. LVII du midrach), au temps d'Abraham. L'interprétation de ces textes est un test décisif de l'approche du traducteur/commentateur. Pour l'approche traditionnelle, Esau symbolise l'Autre, l'ennemi perpétuel, le non-Juif. Pour l'approche scientifique, la nuance est plus spécifique : il s'agit de Rome4. Mais il y a une différence cardinale entre l'approche qui lit le midrach comme une source pour la pensée des rabbins et celle qui le considère comme création originale. Pour la première, il s'agit de l'Empire païen, alors que pour la seconde, il s'agit de l'Empire chrétien. Cette différence, qui d'un certain point de vue semblerait peut-être banale et sans importance, en réalité change toute la signification de cette exégèse. Il n'est plus question simplement de la succession des hégémonies, du pouvoir que Dieu a cédé (provisoirement) aux nations, mais qu'il finira par remettre à son propre peuple. Pour le midrachiste (non pas pour les rabbins du ine siècle qu'il cite) il s'agit d'un conflit, une concurrence, entre les deux peuples qui se disputent le titre de « peuple élu ». Et voilà la signification de la référence au jour de Kippour, qui pourrait paraître sans enchaînement avec ce qui précède, mais qui en réalité (pour l'approche « В (H) »,

4. Voir N. de Lange, Jewish Attitudes to the Roman Empire, in Imperialism in the Ancient World, éd. P. D. A. Garnsey and G. R. Whittaker, Cambridge, 1978.

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Une traduction française du Midrach Rabba 181

bien sûr) y est étroitement liée. C'est le don de ce jour, avec tout l'apparat théologique qui s'y est attaché dans le judaïsme byzantin, qui garantit en quelque sorte le triomphe final du peuple juif malgré les péchés qui ont contribué à son éclipse temporaire. L'absence de ces thèmes à la fois des notes et de l'introduction est décevante.

Une dernière critique : il faut aussi constater que les traducteurs semblent hésiter parfois entre les deux grandes approches que nous avons distinguées plus haut. Cette hésitation se perçoit sous sa forme la plus nette en ce qui concerne le choix du texte de base. Or, comme nous l'avons dit ci-dessus, et comme M. Maruani l'avoue dans son introduction, il existe une édition critique de Beréchil Rabba, à savoir celle de Theodor et Albeck. Cependant, il a choisi de suivre une édition « courante », publiée à Tel-Aviv en 1956, qui reprend ce qu'il nomme « l'édition classique » de Vilna. Il signale pourtant ce qu'il appelle « les variations les plus importantes par rapport à l'édition critique » dans ses notes. Or, un traducteur « scientifique », se trouvant devant deux textes, l'un traditionnel et l'autre critique, n'hésite pas : il prend l'édition critique (indiquant, s'il veut, dans ses notes les variantes des manuscrits ainsi que de ces témoins tardifs que sont les éditions traditionnelles). M. Maruani nous semble hésiter, et son hésitation nous paraît traduire une incertitude concernant le but de son travail, c'est-à-dire le caractère de son public. La même hésitation transparaît dans les citations des commentateurs traditionnels ou dans certaines affirmations qui reprennent sans commentaire des aggadoi rabbiniques. Nous ne lui reprochons pas d'ignorer les travaux modernes (sa bibliographie est riche et tout à fait correcte), mais seulement de manquer de rigueur dans la conception de son entreprise. Malheureusement, il faut constater qu'un travail qui hésite entre tradition et science risque de finir par n'être ni traditionnel ni scientifique.

Mais il serait trop ingrat d'insister sur les défauts de cette entreprise impressionnante et novatrice. Espérons que dans les volumes à venir les traducteurs auront acquis la confiance requise pour se libérer d'une dépendance excessive de la tradition (commentaires pieux, texte non critique, traductions antérieures). Espérons aussi que le second volume comportera un index, qui sera beaucoup plus utile que les listes de rabbins et de parallèles rabbiniques dont ce premier volume est muni.