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Mémoire de Master 2 / Septembre 2018 Université Panthéon-Assas Institut Français de Presse (IFP) Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par Frédéric Lambert Fabriquer des reportages d'investigation : une difficile quête d'autonomie. L'exemple de Cat et Cie pour Pièces à conviction Elsa Bras Sous la direction de Rémy Rieffel et Jean-Baptise Legavre

Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par

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bre

2018 Université Panthéon-Assas

Institut Français de Presse (IFP)

Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par Frédéric Lambert

Fabriquer des reportages d'investigation : une difficile quête d'autonomie. L'exemple de Cat et Cie pour Pièces à conviction

Elsa Bras

Sous la direction de Rémy Rieffel et Jean-Baptise Legavre

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 |Septembre 2018

Ave rti ss em ent

La Faculté n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises

dans cette thèse ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Rem e rciem ents

Je tiens à remercier mes parents et mes amis pour leur soutien et leur regardextérieur au cours de l'élaboration de ce mémoire.

Je remercie également mes deux directeurs de mémoire, Rémy Rieffel et Jean-BaptisteLegavre pour leurs conseils.

Merci au journaliste-réalisateur Xavier Deleu pour sa présence et son expériencetrès enrichissante.

Merci aux producteurs, journalistes-réalisateurs, rédacteurs en chef de Cat et Cie etPièces à conviction pour leur disponibilité et leur précieuses informations qui ontpermis de nourrir ce mémoire tout en rendant cette expérience de rechercheenrichissante.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Résumé (Veillez à êtr e p r o c h e d e 1700

caractèr

e

s) :

La fabrication d'un reportage d'investigation est rendue possible par le

déploiement d'un réseau d'acteurs qui mettent leur force à contribution pour produire,

penser, écrire, tourner et monter un sujet d'enquête. Les sociétés de production

audiovisuelle indépendantes jouent un rôle clé pour fabriquer de tels programmes

audiovisuels suite à la signature d'un contrat avec un diffuseur.

Ce travail de recherche se propose d'analyser la relative autonomie des

sociétés de production audiovisuelle face aux attentes du diffuseur et aux exigences

que requiert l'identité d'une émission.. En prenant l'exemple de la société Cat et Cie et

l'émission Pièces à conviction, il interroge les conditions matérielles, la ligne

éditoriale, les ressources humaines et financières de Cat et Cie ainsi que la relation

que cette société de production entretient avec la rédaction de Pièces à conviction et

plus largement, du diffuseur France Télévisions. Il se propose également de montrer

les contraintes socio-économiques, éditoriales, temporelles inhérentes au processus de

coopération des deux structures étudiées. Enfin, ce mémoire questionne le travail des

journalistes-réalisateurs pris entre volonté de créativité et forme de standardisation

des reportages.

Mots clés : société de production, reportages d'investigation, télévision, journalisme

audiovisuel, diffuseur, Cat et Cie, Pièces à conviction

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Page 5: Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par

BRAS Elsa| Mémoire de Master 2| Septembre 2018

Introduction

« Merci Isabelle bien sûr. Merci aux professionnels de la profession comme je

l'ai dit et merci, puisque j'ai parlé d'ombre et lumière, aux invisibles. Merci aux filles

du montage négatif de LTC. Merci à la standardiste de Gaumont car sans elle je ne

connaîtrais pas Nicolas. Merci aux employés de la banque OBC. Merci à ceux-là. 1 »

C'est ainsi que débute le discours de remerciements de Jean-Luc Godard

lorsqu'il reçoit un César d'Honneur pour l'ensemble de son œuvre des mains d'Isabelle

Huppert en 1987. « Les professionnels de la profession » sont toutes ces personnes

mises en relation qui permettent de penser, fabriquer, diffuser une production

audiovisuelle. En effet, Jean-Luc Godard n'aurait pas pu être le grand réalisateur

connu par un large public si il n'avait pas échangé, coopéré avec tout un ensemble

d'acteurs menant à bien le projet fini. Ce fonctionnement peut-être aussi bien appliqué

au 7ème Art qu'aux émissions d'investigation pour la télévision. En effet, un reportage

est le résultat du travail d'un ensemble d'acteurs qui ont au moins un intérêt, un but

commun, celui de faire exister un reportage d'investigation à destination d'un public.

Mais ce reportage est aussi le produit de différents « mondes sociaux » comme autant

de structures a priori indépendantes avec plusieurs réseaux d'acteurs qui permettent

de penser, fabriquer et diffuser ledit reportage.

Objet de recherche

Ce mémoire s'intéresse à la fabrication de reportages d'investigation par le

réseau d'acteurs de la petite structure audiovisuelle indépendante Cat et Cie pour

l'émission Pièces à conviction diffusée sur le service public France Télévisions. La

société de production Cat et Cie fait partie des quelques milliers de maisons de

production audiovisuelle parisiennes. Et comme nous le rappellent les chercheurs

1 Discours de remerciements de Jean-Luc Godard à la cérémonie des césars en 1987,https://vimeo.com/77791901

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

Rémy Le Champion et Benoît Danard, « la structure du marché français de la

production audiovisuelle s'est beaucoup transformée. Depuis 2004, le nombre

d'entreprises de production audiovisuelle a quasiment doublé pour atteindre 2 322

sociétés en 20132. » Les trois quarts d'entre-elles sont situées en région parisienne.

Elles sont souvent peu capitalisées, spécialisées dans un type de production. Créée en

2012 par Frédéric Texeraud, Denis Boutelier et Corine Texeraud, la société de

production Cat et Cie se présente comme une société dédiée au développement et à la

production de documentaires ambitieux, unitaires ou série et de formats TV.

Cette petite structure existe officiellement depuis 2012 suite à un dépôt de

bilan de l'agence de presse Tac Presse fondée par les mêmes acteurs. Cat et Cie a une

ligne éditoriale globale autour de l'investigation qu'elle soit historique ou d'actualité.

Elle porte également beaucoup d'intérêt au développement d'écritures personnelles

portées par des auteurs. Lorsqu'on regarde le catalogue de cette société sur son site

internet, on constate que la majorité des reportages produits sont destinés à l'émission

Pièces à conviction. Il y a en a environ 18 sur un total de 42 reportages. L'émission

Pièces à conviction représente presque la moitié des productions de cette société

depuis sa création et constitue aujourd'hui à elle seule environ 40% du chiffre

d'affaire de Cat et Cie. Cependant, cette société de production audiovisuelle produit

également des reportages pour différentes émissions : Enquête exclusive, Le Doc du

Dimanche, Zone interdite, Le Monde en face, Infrarouge, Envoyé Spécial . La ligne

éditoriale globale mêle alors enquêtes et grands reportages bien que le journalisme

d'investigation destiné à la télévision soit une grande part de leur chiffre d'affaires

actuel, mais plus que tout de son intérêt éditorial. La maison de production

audiovisuelle Cat et Cie entend entre autres répondre aux exigences d'une enquête

d'investigation d'un format de 52 minutes pour l'émission Pièces à conviction dont

l'identité et la ligne éditoriale s'attachent de manière générale à l'investigation et plus

particulièrement à l'argent public et aux affaires politico-financières.

L'émission Pièces à conviction diffusée sur France 3 existe depuis le 26

octobre 2000. Elle souhaite s'insérer dans cette tradition du journalisme

d'investigation orientée vers des affaires politico-financières. Comme nous le rappelle

le sociologue Jean-Marie Charon : « L'attention qu'accordent traditionnellement les

médias à l'égard de l'action de la justice s'est déportée irrémédiablement des crimes

2Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels, Editions La Découverte, Paris, 2005, 2014 , p.10.

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Page 7: Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par

BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

de sang ou affaires de grand banditisme, avec leurs procès souvent retentissants, vers

le suivi des enquêtes et de la procédure d'instruction visant une criminalité en col

blanc, concernant souvent des sommes d'argent considérables dans lesquelles se

trouvent mises en cause de grandes entreprises, des partis politiques, des

personnalités de premier plan3. »

Cette évolution s'est opérée avec l'émergence d'une figure journalistique

particulière, celle du journaliste d'investigation. Jean-Marie Charon nous donne à la

fois l'essence du journalisme d'investigation actuel mais également le type de

journalisme que veut mettre en avant l'émission Pièces à conviction.

Cependant, il convient de noter que le journalisme d'investigation destiné à la

télévision et celui fait par la presse écrite ne sont pas exactement le même type de

journalisme. Jean-Marie Charon va jusqu'à démontrer que la presse écrite dévoile les

affaires et gère leur médiatisation dans la durée alors que la radio et la télévision seraient

seulement des porte-voix et amplificateur des retentissements d'une enquête de presse

écrite. Ce qui nous renvoie à la « circulation circulaire de l'information4 » de Bourdieu qui

nous permet de comprendre qu'il n'y a pas un seul de type de journalisme même si certains

mécanismes tendraient vers une uniformisation de l'information. Aussi, même si certaines

logiques et contenus sont similaires en termes d'enquêtes entre le journalisme

d'investigation pour la télévision et celui pour la presse écrite, le format audiovisuel impose

certaines contraintes, d'autant plus lorsqu' il s'agit de respecter l'identité d'une émission

avec ses codes précis qu'il nous faudra analyser au cours de ce mémoire.

Le producteur associé et rédacteur en chef de Cat et Cie : Denis Boutelier agit

comme un chef-d'orchestre entre le diffuseur de l'émission Pièces à conviction et les

journalistes-réalisateurs qui font les enquêtes. Comme le souligne Dagnaud en 2006

« produire pour la télévision est un métier récent5 ». Cette situation dans laquelle une

société de production indépendante se retrouve en mesure de produire pour une

émission de télévision est rendue possible par la loi d'externalisation de la production

en 1986. Cette loi provoque « une explosion de nombre des entreprises de

producteurs indépendants, qui passe de 371 en 1989 à plus de 1000 en 2000 6 ».

3Charon Jean-Marie, « Le journalisme d'investigation et la recherche d'une nouvelle légitimité », Hermès, La Revue, 2003.4Bourdieu Pierre, Sur la télévision, Raisons d’agir, p.22 sq. 5Dagnaud Monique, Les artisans de l’imaginaire. Comment la télévision fabrique la culture de masse ? Paris, A. Colin, 2006.6Le Grignou Brigitte, Neveu Erik, Sociologie de la télévision, Editions La Découverte, Paris, 2017, p.22.

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Page 8: Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par

BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

Alors que les sociétés de production audiovisuelle parisiennes indépendantes

sont de plus en plus nombreuses à offrir leurs services aux diffuseurs, Cat et Cie

souhaite mettre en avant son savoir-faire dans le journalisme d'investigation. Plus

encore, Cat et Cie et son équipe tentent de se rendre visible sur le marché audiovisuel

du journalisme d'investigation, certes récent, datant des années 2000, mais plus que

tout, qui intéresse le public comme en témoigne certaines audiences. La plus probante

est celle d'une enquête réalisée par Cash Investigation sur la souffrance au travail

avec un record historique d'audience de 3,8 millions de téléspectateurs (2017)7.

Le public joue aussi un rôle important dans le processus de fabrication de

reportages d'investigation. En effet, le taux d'audience a une grande influence sur le

renouvellement d'une émission d'une année à l'autre et donc impact sur la grille de

programmation du diffuseur qui influe par la suite sur le contenu produit par la société de

production à travers le travail de ses journalistes-réalisateurs réguliers. Aussi le public est

un élément clé mais comme l'explicite Jean-Pierre Esquenazi dans Sociologie des publics8,

un public est très difficile à anticiper et demeure imprévisible. Le chercheur Pierre Solin

insiste lui aussi sur l'imprévisibilité du public en admettant que « le public est une sociation

qui n'est pas donnée d'avance9 ». Dès lors, la société de production audiovisuelle et le

diffuseur sont tous les deux soumis à l'incertitude quant au potentiel succès du reportage

d'investigation et la reconduction d'une émission l'année suivante. De même, le public est

aussi une notion importante pour comprendre le processus de fabrication des reportages

puisqu'il oblige le producteur, les journalistes-réalisateurs et le diffuseur à faire des choix

en fonction du taux d'audience mais aussi en imaginant les attentes d'un public imaginaire.

Dans le cas précis d'une émission comme Pièces à conviction, le public peut faire

preuve d'un « horizon d'attente ». Il s'attend à voir une émission d'investigation dans

laquelle se déroule une enquête menée par un journaliste phare ou régulier, mais plus que

tout, il peut reconnaître l'identité de l'émission en prenant en compte, par exemple, ses

conventions et sa charte graphique. Cet horizon d'attente doit être pris en compte par le

producteur, son équipe et le diffuseur. François Jost utilise l'expression « promesse des

genres10 », selon lui le producteur est sensible à la notion de genre qui se constitue comme

7 « Les audiences du mardi 26 septembre : record historique pour Cash Investigation sur France 2 », Europe 1, 27 septembre 2017.8 Esquenazi Jean-Pierre, Sociologie des publics, Collection Repères, La Découverte, 2003.

9 Solin Pierre, Introduction à une sociologie du cinéma, Paris, Klincksieck, coll. « Collection d'esthétique », 2015.10 Jost François, « La promesse des genres », Réseaux, n°81, 1997.

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une promesse vis-à-vis du public. C'est une forme d'engagement voire de pacte entre

producteur et récepteur.

De même, le public peut avoir des caractéristiques sociales. Comme l'explicitent

Brigitte Le Grignou et Erik Neveu, le flux télévisuel, et plus largement le flux d'images et

la multiplication des programmes destinés à la télévision, sont très abondants aujourd'hui

mais persistent « des émissions à visées critiques11 ». Ces émissions concernent entre autres

les programmes d'investigation. Dès lors, le public s'attend à trouver des codes propres au

journalisme d'investigation avec ses logiques de révélation et/ou dénonciation. Et en effet,

les reportages d'investigation produits par Cat et Cie et ses journalistes-réalisateurs

réguliers sont aussi une manière de s'insérer dans le paysage audiovisuel actuel en ayant à

coeur de participer à la vie publique et de rendre visible des problèmes publics. Comme on

peut le constater avec cette définition du journalisme d'investigation par Mark Hunter Lee :

« Le journalisme d'investigation implique d'exposer au public des informations et histoires

cachées, soit délibérément par quelqu'un en position de pouvoir le faire, soit par hasard, derrière

une masse chaotique de faits et de circonstances qui obscurcissent le sens des choses.

L'investigation requiert donc la maîtrise de la recherche et de l'utilisation des sources et documents

confidentiels, ainsi que, et surtout des sources ouvertes12. »

On comprend que la ligne éditoriale globale de Cat et Cie autour du journalisme

d'investigation mêlée à la volonté des acteurs qui font vivre cette structure, converge bien

vers l'identité d'un de leur principal client : Pièces à conviction. Et cette relation étroite

n'est pas seulement éditoriale, elle peut également s'envisager comme une relation de

confiance entre plusieurs acteurs qui coopèrent pour produire à la fois une enquête mais

également une production audiovisuelle qui réponde à certaines conventions propres à

l'identité de l'émission Pièces à conviction et ses thématiques, tout comme plus

généralement aux attentes et exigences du journalisme d'investigation. Pour répondre à cet

objectif éditorial à la fois de Cat et Cie et de Pièces à conviction, ces deux structures

sociales qui réunit des acteurs coopèrant entre eux, doivent se confronter l'une à l'autre ou

mieux entrer en osmose pour concevoir, fabriquer et produire un reportage capable de

répondre au genre de l'investigation mais aussi à des accords tacites ou non entre les

acteurs au moment de la fabrication du dit reportage destiné à être diffusé à la télévision. Et

comme le rappelle les deux chercheurs Brigitte Le Grignou et Erik Neveu, le mot «11Le Grignou Brigitte, Neveu Erik, Sociologie de la télévision, op. Cit. p.48.12Hunter Mark, Le journalisme d'investigation, Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, Paris, 1997, p.65.

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télévision » désigne tour à tour « un appareil de réception d'images, des programmes

spécifiques et un univers d'acteurs économiques13. » Il se joue donc un jeu à plusieurs

acteurs dont les principaux sont à la fois le producteur, le diffuseur, le journaliste-

réalisateur et le public.

Face à tout cela, plusieurs questions se posent : comment deux structures a priori

indépendantes peuvent-elle coopérer pour produire une même émission ? Plus encore,

quelle est la marge de manoeuvre de la société de production audiovisuelle Cat et Cie pour

produire un reportage destiné à l'émission Pièces à conviction vis-à-vis de la rédaction

interne de ladite émission et plus largement du diffuseur ? Quelle part de collaboration et

de rapports de force entre les acteurs de la structure Cat et Cie et ceux de la rédaction

interne de Pièces à conviction ? Mais également quelle est la part de créativité pour les

journalistes-réalisateurs dans la réalisation de l'émission Pièces à conviction ?

Cadrage théorique

Pour notre étude, on peut utiliser le concept de monde social qui désigne un réseau

d'acteurs coopérant dans l'accomplissement d'activités spécifiques. Dans le cas de la

société de production audiovisuelle Cat et Cie, on peut noter la présence d'acteurs fixes et

de contributeurs réguliers. Parmi ces derniers, on retrouve le producteur général, Frédéric

Texeraud, la directrice de production, Corine Texeraud, le directeur éditorial et producteur

associé, Denis Boutelier, le chargé de production, Nicolas Gomez, la comptable, Patricia

Gontarczyk, le graphiste, Julien Lautredou, l'enquêteur-stagiaire, Antoine Hirchy. Ce

réseau fixe n'a de sens que lorsqu'il coopère avec un réseau régulier et plus mouvant de

journalistes-réalisateurs : Stéphane Girard, Pascal Henry, Stenka Quillet, Xavier Deleu et

d'autres réalisateurs plus récents.

L'autre structure concerne la rédaction de Pièces à conviction de France Télévisions

qui a été externalisée en 2011 mais dont certains acteurs sont encore présents, plus encore,

sont des rouages clés permettant la coopération pour concevoir, fabriquer et diffuser une

enquête d'investigation pour l'émission Pièces à conviction. Parmi les acteurs qui font

partie de « la structure diffuseur France Télévisions » pour l'émission Pièces à conviction,

on la rédactrice en chef Marie de la Chaume, le rédacteur en chef adjoint Jean-François

Gringoire, un chargé à la fois d'enquête et de plateau, une personne en post-production qui

13Le Grignou Brigitte, Neveu Erik, Sociologie de la télévision, op. Cit. p.47.

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

s'occupe également de la communication sur les réseaux sociaux. Et au sein de la structure

de ce diffuseur, on compte également les directeurs de magazine et de programmes. Toutes

ces personnes permettent l'existence de cette émission.

Il apparaît très vite que le « chef d'orchestre » et de liaison de ces deux structures, à

savoir société de production et diffuseur est le couple éditorial : Denis Boutelier - Marie de

la Chaume face au travail des journalistes-réalisateurs. C'est en tout cas ce qui nous

intéresse pour comprendre la conception et la fabrication d'un reportage d'investigation, de

l'écriture au terrain.

Pour ce mémoire, nous utiliserons l'approche beckerienne de l'interactionnisme,

celle proposée dans Les Mondes de l'art14, qui donne un éclairage sur les dynamiques des

relations interindividuelles avec ses dimensions matérielles et cognitives. Cette approche

s'apparente également à l'interactionnisme symbolique que Blumer résume en quatre

conceptions centrales :

1) « Les gens, individuellement et collectivement, se disposent à agir sur la base des

significations des objets que comprend leur monde ; »

2) « l'association des gens prend nécessairement la forme d'un processus dans lequel

ils s'adressent mutuellement des indications et les interprètent ; »

3) « les actes sociaux, qu'ils soient individuels ou collectifs, sont construits selon un

processus dans lequel les acteurs notent, interprètent et évaluent les situations auxquelles

ils font face ; »

4) « les relations et enchaînements complexes d'actes dont sont faits les organisations,

les institutions, la division du travail, et les réseaux d'interdépendance sont choses

mouvantes et non statiques.15 »

Il est à noter que s'il y a dépendance entre producteur, diffuseur et journaliste-

réalisateur, elle ne peut être concevable hors d'un cadre d'interdépendance, ne serait-ce

qu'en raison des incertitudes qu'affronte tout producteur et/ou diffuseur et/ou journaliste-

réalisateur pour faire un reportage d'investigation et les solutions de substitution que peut

choisir tel ou tel acteur face aux contraintes inhérentes à la fabrication d'un reportage

d'investigation. De même, cette situation d'interdépendance entre acteurs n'est possible que

par le déploiement de ressources humaines et matérielles par le producteur et/ou le

diffuseur et/ou les journaliste-réalisateurs dans la fabrication d'un reportage. Par ailleurs,

14Becker Howard S. , Les Mondes de l'art, Flammarion, Paris, 1988, 2010, p.7.15 Blumer Herbert, « Sociological Implications of the Thought of George Hebert Mead », American Journal of Sociology 71, 1966.

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en utilisant l'analyse beckerienne, si on s'attache au rôle du producteur qui se révèle être le

plus souvent un chef d'orchestre entre diffuseur et journaliste-réalisateur, il est important de

souligner qu'il permet ce processus de coopération tout au long de la fabrication du

reportage par cette mobilisation initiale de ressources humaines et matérielles. Par ailleurs,

dans l'interprétation beckerienne, l'interactionnisme s'apparente à la théorie des jeux où les

étapes de production d'un reportage qui rassemblent des acteurs spécifiques sont autant de

situations qui peuvent varier depuis des rapports de tension/ contraintes entre les dits

acteurs jusqu'à des rapports de coordination en passant par des cas intermédiaires entre

concurrence et collaboration. Aussi, la coopération et l'interdépendance entre producteur,

diffuseur et journaliste-réalisateur seront au cœur de notre analyse puisqu'elles permettent

de faire exister le reportage d'investigation, tout comme d'aborder les contraintes et

tensions au sein de cette coopération.

Dès lors, il conviendra d'analyser les interactions des acteurs qui constituent nos

deux structures dans le processus de fabrication d'un reportage d'investigation. On

comprend que cette coopération entre producteur, diffuseur et journaliste-réalisateurs ne va

pas de soi, mais une fois mise en place, elle résulte d'un processus dans lequel les individus

sont tour à tour libres de leurs choix et contraints par des actions d'autrui et les exigences

que requiert le produit final. Blumer souligne également que l'interaction est aussi un

processus formateur où «les individus orientent, contrôlent, infléchissent et modifient

chacun leur ligne d'action à la lumière de ce qu'ils trouvent dans les actions d'autrui16 ».

Cette interprétation sera le fil conducteur de ce mémoire pour tenter de comprendre

les relations qu'entretiennent les acteurs entre eux pour se mettre d'accord tant sur l'idée

d'un sujet, que son angle, sur la rédaction d'un synopsis capable de satisfaire le diffuseur, et

plus encore, sur le travail de réalisation (enquête et montage) en accord avec les attentes du

diffuseur et l'identité de l'émission étudiée. Nous verrons que ces formes d'actions

collectives qui se mettent en branle pour fabriquer un reportage doivent être capables de

s'adapter au terrain et à leur sujet. Elles sont donc dans un rapport de plasticité et de

perméabilité au changement.

Nous essaierons de montrer que le processus de fabrication d'un reportage

d'investigation peut s'apparenter à « l'analyse de toute activité sociale que sont par exemple

la mobilisation dans l'action collective, la division du travail, des conflits d'intérêt dans les

organisations, la gestion des situations d'incertitude et de risque, la fonction régulatrice des

16Blumer Herbert, « Sociological Implications of the Thought of George Hebert Mead », American Journal of Sociology 71, op. Cit. p.7.

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conventions qui contraignent les comportements individuels et le coût des choix non

conventionnels, déviants ou marginaux17. »

Problématique et axes de recherche

Le lien entre la société de production audiovisuelle Cat et Cie et le diffuseur France

Télévisions pour produire des reportages d'investigation pour l'émission Pièces à

conviction soulève donc plusieurs questionnements que l'on peut diviser en trois axes

principaux qui nous permettront de répondre à une problématique plus générale qui

pourrait se formuler ainsi :

En quoi le lien entre la maison de production audiovisuelle Cat et Cie et le

diffuseur France Télévisions laisse t-il une marge de manœuvre limitée dans la

fabrication de reportages d'investigation pour l'émission Pièces à conviction par Cat

et Cie et son équipe ?

Nous montrerons qu'une petite société de production audiovisuelle indépendante et

son équipe de journalistes-réalisateurs réguliers ont une faible autonomie pour fabriquer un

reportage d'investigation face à un diffuseur et les exigences que requiert un programme

audiovisuel.

Le premier axe de réflexion nous amènera à nous interroger sur la société de

production audiovisuelle Cat et Cie comme espace privilégié de fabrication d'un reportage

d'investigation pour Pièces à conviction tant sur le plan éditorial que sur le plan technique

avec un savoir-faire spécifique dans le journalisme d'investigation destiné à des cases

d'émission de télévision. Nous aborderons notamment les conditions de création de Cat et

Cie, sa ligne éditoriale, ses objectifs, les ressources humaines, financières et matérielles

déployées par le producteur associé et rédacteur en chef Denis Boutelier dans le processus

de fabrication d'un reportage d'investigation pour l'émission Pièces à conviction. De même,

cette présentation détaillée de Cat et Cie nous permettra d'aborder le processus de

coopération avec la structure du diffuseur, plus précisément avec la rédaction interne de

Pièces à conviction. Un reportage d'investigation n'étant pas le produit d'un seul

journaliste-réalisateur mais de la coopération de plusieurs structures avec un réseau

d'acteurs qui collaborent à l'intérieur de ces structures, en occurrence la société de

production audiovisuelle Cat et Cie et la rédaction interne du diffuseur France Télévisions

17Becker Howard S. , Les Mondes de l'art, op. Cit. p.11.

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Page 14: Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par

BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

pour l'émission Pièces à conviction. Ce constat nous poussera à interroger le lien de

dépendance de Cat et Cie vis-à-vis de ce diffuseur qui comprend la rédaction interne de

Pièces à conviction. Ce qui tendra à relativiser l'indépendance de la petite structure Cat et

Cie dans la fabrication d'un reportage d'investigation pour l'émission Pièces à conviction,

son principal client à ce jour.

Le deuxième axe de réflexion tournera autour de cette relation de dépendance/

inter-dépendance propre au processus de coopération selon l'interactionnisme beckerien.

Nous verrons que ce lien entre Cat et Cie et son équipe de journalistes-réalisateurs et du

diffuseur France Télévisions avec sa rédaction interne Pièces à conviction est source de

contraintes et tensions au sein même de ce processus coopératif. Nous détaillerons

certaines contraintes socio-économiques aussi bien de la part du producteur, que du

diffuseur en passant par les journalistes-réalisateurs dans les étapes de fabrication d'un

reportage d'investigation. Nous questionnerons également les contraintes éditoriales et

temporelles qui sont au cœur du processus de coopération et plus largement des contraintes

organisationnelles pour concevoir, produire et diffuser une enquête d'investigation.

Enfin dans un troisième axe de réflexion, nous nous attacherons à analyser le

produit final pour mettre en avant une tension constitutive aux industries culturelles telle

que Cat et Cie qui emploie des « gens de médias » à savoir des journalistes-réalisateurs,

entre activité créative et activité marchande. Nous questionnerons la part de liberté créative

du producteur et des journalistes-réalisateurs face aux exigences que requiert une émission

d'investigation comme Pièces à conviction qui est un genre à part entière avec la

construction d'un récit et d'une énonciation qui tend à faire perdurer ce genre. Plus encore,

qui ne permettrait peut-être pas de laisser une marge de manœuvre suffisante aux

journalistes-réalisateurs. Ces derniers doivent anticiper certaines conditions et inscrire leur

travail dans une histoire, une tradition, un genre, un horizon d'attentes de la part du public,

plus que tout un angle et une scénarisation attendue pour fabriquer une émission comme

Pièces à conviction.

Méthodologie

Pour répondre à ces questions, j'ai effectué des recherches selon une méthodologie

qualitative, fondée principalement sur des entretiens semi-directifs et de l'analyse de

contenu audiovisuel. En effet, la société de production audiovisuelle Cat et Cie et son

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

équipe de journalistes-réalisateurs réguliers, ainsi que la rédaction interne de Pièces à

conviction, n'ayant pas fait l'objet d'études, j'ai donc effectué des entretiens avec le

producteur associé et rédacteur en chef, Denis Boutelier, le producteur général, Frédéric

Texeraud, les journalistes-réalisateurs, Stenka Quillet, Xavier Deleu, Stéphane Girard,

Pascal Henry, l'enquêteur-stagiaire, Antoine Hirchy, la rédactrice en chef de l'émission

Pièces à conviction, Marie de la Chaume. A travers ces entretiens, j'ai pu me rendre à

plusieurs reprises dans les locaux actuels de Cat et Cie et à France Télévisions, ce qui m'a

permis d'observer certains journalistes-réalisateurs entrain de travailler avec des monteurs

ou d'échanger avec le producteur associé et rédacteur en chef : Denis Boutelier.

De même, le corpus est également constitué de reportages d'investigation pour

l'émission Pièces à conviction produit par Cat et Cie et mit sur le catalogue de leur site

internet. Les reportages étudiés ont été réalisés par les journalistes-réalisateurs interrogés

dans le cadre de ce mémoire. La temporalité des émissions se fonde sur les reportages

Pièces à conviction produits par Cat et Cie depuis 2012, date de création de cette société,

jusqu'à aujourd'hui. Le corpus se compose de 13 reportages. Le premier datant du 10

décembre 2014 intitulé « Affaire Areva : 3 milliards en fumée » réalisé par Pascal Henry

jusqu'au plus récent datant du 28 mars 2018 intitulé : « Bernard Arnault, l'art de payer

moins d'impôt » réalisé par Stenka Quillet. Enfin, j'ai pu me procurer les synopsis d'une

dizaine de pages de deux reportages d'investigation étudiés. Le premier sur « Maisons de

retraites : les secrets d'un gros business » réalisé par Xavier Deleu et diffusé le 19 octobre

2017 ainsi que le synopsis sur « Areva, les secrets d'une faillite » réalisé par Pascal Henry

et diffusé le 19 octobre 2016.

Ces deux méthodes : entretiens semi-directifs et analyse de contenu audiovisuel

seront croisés au fil du mémoire pour tenter de répondre à notre problématique sur la

relative marge de manœuvre de Cat et Cie et son équipe de journalistes-réalisateurs pour

produire un reportage pour l'émission Pièces à conviction vis-à-vis du diffuseur et sa

rédaction interne.

- 15 -

Page 16: Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par

BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

LA SOCIETE CAT ET CIE: UN ESPACE DE

PRODUCTION PRIVILEGIÉ DE REPORTAGES

D'INVESTIGATION

Cat et Cie créée en 2012 par Frédéric Texeraud, Denis Boutelier et Corine Texeraud

se présente comme une petite structure audiovisuelle indépendante dont la ligne éditoriale

s'attache particulièrement à l'investigation qu'elle soit historique ou d'actualité. Elle a

produit ou plutôt co-produit une quarantaine de films depuis sa création, essentiellement

pour les chaînes de France Télévisions et Canal +, et notamment, pour l'émission Pièces à

conviction. « Pour se donner les moyens de travailler en amont sur le développement de ses

projets, Cat et Cie rassemble une équipe de permanents : graphiste, monteurs, ainsi qu'une

équipe de contributeurs réguliers : journalistes-réalisateurs18 ». Il convient de présenter

cette société de production : ses conditions de création, sa ligne éditoriale globale, ses

missions et objectifs, ses ressources humaines et matérielles pour comprendre dans quelles

mesures cette maison de production audiovisuelle peut prétendre à l'appellation de petite

structure audiovisuelle indépendante, spécialiste de journalisme d'investigation pour la

télévision. Plus encore, il s'avère de rendre compte du lien qu'entretient Cat et Cie avec le

diffuseur France Télévisions et plus spécifiquement la restreinte rédaction interne de

Pièces à conviction dans le but de comprendre le processus de coopération entre plusieurs

acteurs au cœur de la fabrication d'un reportage d'investigation.

18 Présentation de Cat et Cie sur leur site internet : https://www.catetcie.fr/equipe.

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Page 17: Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par

BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

Chapitre 1 - Cat et Cie : une petite structure audiovisuelle indépendante,

spécialiste de la production de reportages d'investigation

Cat et Cie fait partie des quelques milliers de maisons de production audiovisuelle

indépendantes parisiennes qui permettent de nourrir les chaînes de télévision en

programmes audiovisuels. Le contrat entre un producteur et diffuseur pour une ou plusieurs

émissions de télévision est la condition de survie de ces petites structures. Très vite, on

constate que Cat et Cie a su s'entourer d'un réseau régulier de journalistes-réalisateurs

professionnels pour développer des contenus qu'ils jugent ambitieux et dont l'essentiel

tourne autour d'une ligne éditoriale globale, plus encore de quelques émissions précises

dont une ressort du lot, qu'il conviendra de questionner. Cet état de fait est le résultat d'un

changement structurel et d'une redéfinition d'objectifs directement liés aux évolutions du

paysage audiovisuel français. Par ailleurs, il apparaît important de s'interroger sur le

déploiement des ressources humaines et matérielles par le producteur de Cat et Cie pour

fabriquer le contenu et permettre une reconnaissance et un savoir-faire spécifique dans le

journalisme d'investigation. Nous tenterons également de comprendre en quoi cette

spécificité de Cat et Cie, ses choix éditoriaux et la relation de confiance que le producteur a

créée avec des diffuseurs comme celui de Pièces à conviction, lui permet de tendre vers

une meilleure insertion dans le paysage audiovisuel actuel à travers ses productions.

1) De Tac Presse à Cat et Cie : un changement structurel et organisationnel

La maison de production audiovisuelle Cat et Cie a été créée en 2012, un an avant

le dépôt de bilan de l'agence de presse Tac Presse créée en 2003, spécialisée dans les

grands reportages, magazines et documentaires de tous formats, mais dont la ligne

éditoriale globale tournait autour du journalisme d'investigation. La majeure partie de sa

production était destinée à l'émission Spécial Investigation diffusée sur Canal +. L'agence

Tac Presse a été créée par Frédéric Texeraud, l'actuel actionnaire et producteur général de

Cat et Cie, rejoint trois ans plus tard par le producteur associé Denis Boutelier. La société

de production Cat et Cie est une structure créée en parallèle de l'agence Tac Presse. Les

deux structures sont intimement liées puisque Cat et Cie a remplacé Tac Presse après sa

faillite. En effet, Cat et Cie est le résultat d'un changement structurel tant en termes

d'équipe, que de formats voire d'exigences par ses créateurs vis-à-vis de Tac Presse, mais

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Page 18: Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par

BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

dont le fil conducteur reste une ligne éditoriale globale autour du journalisme

d'investigation.

Logo Tac Presse https://vimeo.com/user32640092

a) De Tac Presse à Cat et Cie : une spécialisation dans les émissions phares d'investigation

Tac Presse n'est rien d'autre que le revers de Cat et Cie en témoigne le jeu de mots

« Tac et Cat ». En effet, Cat et Cie a été créée un an avant la faillite de l'agence Tac Presse

par les trois producteurs Frédéric Texeraud, Corine Texeraud et Denis Boutelier. Remonter

à la création de Tac Presse nous permet de comprendre la ligne éditoriale globale de Cat et

Cie puisque malgré certaines évolutions en termes d'équipe et de production, le fil

conducteur de ces deux structures qui se chevauchent est une spécialisation dans les

émissions d'investigation. En outre, un goût prononcé pour l'enquête qui permet de rendre

visible des problèmes publics. Le producteur associé Denis Boutelier explique ce choix

éditorial en ces termes :

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Page 19: Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par

BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

« Le journalisme c'est l'enquête, ça s'appelle l'investigation mais c'est un autre mot pour

dire enquête, ça fait partie de ce qui est ma sève je dirais depuis très très très

longtemps19 »

En effet, la structure Tac Presse créée en 2003 a pu tenir une dizaine d'années

essentiellement grâce à la fabrication de reportages d'investigation pour l'émission Spécial

Investigation diffusée sur Canal + qui représentait 50% de son chiffre d'affaires, soit plus 2

millions d'euros selon le producteur général Frédéric Texeraud. L'émission s’appelait à

l'origine Lundi Investigation, et a été créée en septembre 2002, en complément de

l'émission 90 Minutes, elle a portée ce nom de septembre 2002 à juin 2007. Elle a ensuite

été renommée Jeudi Investigation jusqu'en juin 2008, puis elle a pris son le Spécial

Investigation. La différence entre l’émission 90 Minutes, et l'émission Spécial

Investigation réside dans le fait que dans Spécial Investigation, Canal+ commande des

reportages à d'autres agences de presse, tandis que dans 90 Minutes, la chaîne produit elle-

même ses reportages. Or, Spécial investigation a commencé à créer une situation quasi

monopolistique de production en commandant plus de la moitié de ses reportages à

l'agence Tac Presse. Le journaliste-réalisateur Pascal Henry qui a assisté aux heures de

gloire de Tac Presse à lui-même constaté cette situation :

« Tac Presse avait le monopole de la production de Spécial Investigation sur Canal,

l'équipe produisait au moins 30 reportages sur les 40 de l'émission quoi. Il y a eu des

problèmes à l'intérieur de Canal, du genre c'est pas normal que vous travaillez avec une

seule société, il faut vous diversifier. Du jour au lendemain, ils sont tombés à 4/ 5 sujets

par an et un film c'est à peu près 130 000 euros, tu le multiplies par 30, c'était un chiffre

d'affaires énorme, très important donc ils ont fait faillite, enfin ils se sont trouvés

étranglés20 »

A travers ces propos, on comprend bien la spécialisation de Tac Presse dans la

fabrication de reportages d'investigation grâce au principe d'externalisation des rédactions

internes aux chaînes de télévision. Par ailleurs, bien que Tac Presse produisait d'autres

formats pour d'autres émissions, leur savoir-faire était avant tout mis en œuvre pour

19 Entretien avec le producteur associé et rédacteur en chef de Cat et Cie, Denis Boutelier, le 31janvier 2018.

20 Entretien avec le journaliste-réalisateur Pascal Henry, le 28 juin 2018.

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

l'émission Spécial investigation. Le journaliste-réalisateur Stéphane Girard affirme quant à

lui : « l'investigation était vraiment l'identité de Tac21 » Ils ont pu le développer et le

remettre en œuvre dans la société Cat et Cie créée, un an avant la faillite de Tac Presse. En

effet, Cat et Cie garde cet héritage de l'investigation comme on peut le constater avec la

production actuelle de magazines d'investigation tel que Envoyé Spécial, Enquête

exclusive, Zone interdite et plus que tout Pièces à conviction qui correspond aujourd'hui à

40% de leur chiffre d'affaires. Dès lors, bien que Cat et Cie soit en concurrence avec

d'autres sociétés qui produisent ce type d'émission, « la période Canal » leur a permis de se

faire un nom voire une marque de fabrique dans le milieu de l'investigation à la télévision.

Comme l'indiquent Rémy Le Champion et Benoît Danard : « la spécialisation est souvent

la règle dans ce domaine, tant les compétences sont caractéristiques de la thématique

traitée. La production est dans l'ensemble peu concentrée22. » Dès lors, on comprend cette

ligne éditoriale globale de Tac Presse et Cat et Cie son revers. Le producteur générale

Frédéric Texeraud insiste lui aussi sur cette spécialisation dans les enquêtes d'investigation

destinées à des émissions de télévision :

« (...)maintenant on est référencé depuis longtemps. On est référencé comme une des

boîtes qui fait de l'investigation un peu de haut niveau sur la télévision française23 »

Cette affirmation doit être relativisée car les conditions pour produire un reportage

d'investigation de qualité ne sont pas des choses figées. Cependant Tac Presse, et désormais

Cat et Cie, ont produit des reportages d'investigation dès les débuts du genre à la télévision

soit à l'aube des années 2000 ce qui donne aux producteurs, au directeur éditorial Denis

Boutelier et à ses journalistes-réalisateurs réguliers, un savoir-faire que l'on pourrait

qualifier « d'historique ».

b) Une équipe restreinte avec des journalistes-réalisateurs comme contributeurs réguliers

Par ailleurs, ce qui différencie Tac Presse et Cat et Cie est également le nombre de

personnes qui travaillent au sein de la structure. En effet, suite à l'arrêt de l'émission

Spécial Investigation et le dépôt de bilan de l'agence Tac Presse, une réduction importante

21 Entretien avec le journaliste-réalisateur, Stéphane Girard, le 29 juin 2018.

22 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels, Editions La Découverte, Paris,2005, 2014, Op. Cit. p. 80.23 Entretien avec le producteur général, Frédéric Texeraud, le 12 juillet 2018.

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

du personnel s'est opérée. En effet, Tac Presse employait 25 permanents comprenant

l'équipe de production, les monteurs, l'équipe de rédaction dont Denis Boutelier en tant que

directeur éditorial, deux rédacteurs en chef au-dessous de lui et une équipe d'une dizaine de

rédacteurs comprenant aussi bien des grands reporters, que des journalistes-enquêteurs et

stagiaires. Il s'agissait d'une rédaction interne fixe avec des salaires mensuels. Denis

Boutelier souligne cette contrainte économique de Tac Presse en ces termes :

« (...) fallait assurer vingt feuilles de paie de CDI et tous les gens qui étaient staff et pas

staff mais en CDD, pigistes etc. (...)La grosse différence structurelle avec Cat and Cie est

que c'est une petite entreprise où il y a extrêmement peu de salariés fixes qui sont payés en

quelque sorte quand ils font des films24 »

Aujourd'hui la structure Cat et Cie compte six employés permanents. Dans son

service production, elle regroupe Frédéric Texeraud : principal actionnaire et directeur

général, Corine Texeraud : directrice de production, Nicolas Gomez :chargé de production

qui est un adjoint de Corine, Patricia Gontarczyk :administratrice de la production et

comptable, Julien Lautredou : graphiste. Dans le service éditorial, on retrouve Denis

Boutelier qui est à la fois producteur associé et directeur éditorial et qui a pu être

accompagné quelques mois par l'enquêteur-stagiaire : Antoine Hirchy. On comprend que

l'équipe de rédaction est devenue très restreinte. Désormais, les rédacteurs sont des

contributeurs réguliers et non pas permanents comme l'étaient ceux de Tac Presse. Il s'agit

d'un changement structurel fondamental qui a des répercussions sur le nombre de

productions à l'année. Cependant, il est intéressant de noter que le directeur éditorial, Denis

Boutelier, a su s'entourer de « professionnels de la profession » pour fabriquer ces

reportages.

En effet, ce qui fait la particularité de cette petite structure est son équipe de

journalistes-réalisateurs réguliers qui ont pour la plupart un statut d'intermittents mais qui

restent fidèles aux productions de Cat et Cie sans y être directement rattachés. Le cas le

plus probant est le journaliste-réalisateur Stéphane Girard qui travaille essentiellement pour

l'émission Pièces à conviction via la structure Cat et Cie et qui totalise le plus d'émissions

réalisées pour ladite émission d'investigation. Ces journalistes-réalisateurs sont tous des

professionnels qui font preuve d'expertise et connaissent les attentes propres au genre.

24 Deuxième entretien avec le producteur associé et rédacteur en chef, Denis Boutelier, le 2 mai 2018.

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

Marie de la Chaume, rédactrice en chef de l'émission Pièces à conviction souligne

l'importance d'un journaliste-réalisateur professionnel pour ce type d'émission produit par

l'équipe de Cat et Cie : « Il faut aussi avoir un réalisateur-journaliste d'envergure, qui ne

soit pas débutant parce qu'on s'intéresse à des affaires qui sont quand même assez

costauds donc il faut que ce soit quelqu'un qui est d'expérience. Ils sont tous freelance25. »

De même, le doyen de l'équipe de journaliste-réalisateurs réguliers de Cat et Cie, Pascal

Henry, qualifie son collègue Xavier Deleu de « très bon ».

Cependant, il est intéressant de noter que la réduction de l'équipe de journaliste-

réalisateurs entre Tac Presse et Cat et Cie peut représenter à petite échelle, un problème

plus général qui concerne le déclin des réalisateurs. Ils sont directement touchés par les

transformations de la télévision française et de ses hiérarchies professionnelles. Pour

expliquer ce déclin, les chercheurs Brigitte Le Grignou et Erik Neveu avancent plusieurs

facteurs dont la multiplication des chaînes, le concurrence qui pousse à rationaliser gestion

et productivité, à privatiser, externaliser les producteurs, la multiplication d'émissions de

plateau et de fictions importées qui tendent à marginaliser ces réalisateurs. De même, les

deux chercheurs soulignent un point qui concerne les journalistes-réalisateurs étudiés. Ils

notent que ce groupe « comme tant d'autres professions artistiques, est clivé entre une

majorité de précaires et une poignée de réalisateurs très sollicités, très bien

rémunérés26... ». Par exemple, Stéphane Girard fait partie des ces journalistes demandés par

Cat et Cie et gagnent bien sa vie comme en témoigne son propos au sujet de son salaire :

«Je travaille qu'avec Cat, je fais beaucoup de films par rapport à la moyenne des

journalistes-réalisateurs de Paris mais c'est juste que comme je bosse toujours

avec Cat, j'en commence un et je vends déjà le prochain quoi (…) si je travaille pas

je vais gagner 1500 euros dans le mois alors que quand je travaille c'est 5000

euros net 27 »

Dès lors, Stéphane Girard est compris dans cette proportion de plus en plus rare de

journalistes-réalisateurs qui ne sont pas a priori considérés comme des précaires car il ont

pu nouer une relation durable et de confiance avec un producteur qui leur donne

régulièrement des sujets. François Jost nous explique que les années 1950-1960 ont été le

règne des réalisateurs. A l'inverse « les années 1970 sont dominées par les producteurs qui25 Entretien avec la rédactrice en chef de l'émission Pièces à conviction, Marie de la Chaume, le 9juillet 2018.26 Le Grignou Brigitte, Neveu Erik, Sociologie de la télévision, op. Cit. p.27.27 Entretien avec le journaliste-réalisateur, Stéphane Girard, le 29 juin 2018.

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

proposent aux chaînes des projets28 ». On comprend que cette situation est encore de mise

aujourd'hui et que le journaliste-réalisateur freelance doit être rattaché à un producteur et

réciproquement les producteurs doivent déployer un réseau de journalistes-réalisateurs

pour mettre en œuvre leur projet, une fois le contrat signé.

c) Vers des programmes de stock

Par ailleurs, ce qui différencie ces deux sociétés de productions est lié entre autre

aux formats produits qui s'apparentaient à des programmes de flux pour Tac Presse, alors

que Cat et Cie a décidé de développer des programmes de stock. Selon les critères de

définitions des chercheurs Rémy Le Champion et Benoît Danard, « un programme de flux

se diffuse une seule et unique fois tandis qu'il existe un marché de l'occasion ou marché

secondaire pour les programmes de stock29 ». Denis Boutelier revient sur cette différence

entre logique de flux pour Tac Presse et logique de stock pour Cat et Cie en ces termes :

« Tac Presse c'était une logique de flux c'est-à-dire qu'on avait une société assez

importante (...)et donc la nécessité tous les mois de produire, pour alimenter ce flux de

production, on travaillait entre autre, pour des émissions de flux hebdomadaires30. »

Les programmes de stock peuvent aussi être définis par des durées standardisées.

Ces formats correspondent à 26 ou 52 minutes dans le but entre autres, de s'adapter à des

chaînes étrangères qui organisent leurs grilles de programmes à l'heure et à la demi-heure.

Et on constate sur le catalogue de Cat et Cie que les durées des productions entrent dans ce

critère. En effet, les deux émissions majeures produites par Cat et Cie sont Pièces à

conviction avec une durée de 52 minutes et Envoyé Spécial pour des sujets d'environ 30

min. Il s'agit donc exclusivement de formats relativement longs contrairement à Tac Presse

qui faisaient tout type de formats dont certains étaient de 5 min. Le producteur général

Frédéric Texreraud revient sur cette différence centrale entre ces deux sociétés de

production :

« Cat et Cie est une structure qu'on a créée pour faire du documentaire parce que Tac

Presse faisait beaucoup de petits formats et on avait envie de faire des films plus lourds28 Jost François, Comprendre la télévision, Armand Colin, 2005, p.30.29 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. p.5/6.30 Deuxième entretien avec le producteur associé et rédacteur en chef, Denis Boutelier, le 2 mai 2018.

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

(…) donc Cat et Cie c'est une douzaine de films par an et Tac Presse c'était 40, 50, 60

films par an mais de tous formats : des 5 minutes aussi.31 »

On constate donc que Cat et Cie travaille au film par film avec cette volonté de tendre vers

du documentaire long format. Cependant comme le rappelle Rémy Le Champion et Benoît

Danard, il n'est pas rare « que les sociétés de production [spécialisées dans le

documentaire] soient actives dans d'autres genres comme les magazines32 ». En effet, bien

que Cat et Cie veuille se spécialiser dans des documentaires longs formats, il n'en reste pas

moins que la majorité de leurs productions est destinées à des magazines comme Pièces à

conviction, Envoyé Spécial ou Zone interdite qui ont certes des durées relativement longues

mais une régularité de diffusion qui ne permet pas de les catégoriser comme des

documentaires mais plutôt comme des magazines. Cependant, on peut noter cette évolution

vers des formats longs pour Cat et Cie qui n'étaient pas la priorité pour Tac Presse.

d) Une économie de prototype/ un savoir-faire artisanal

Produire un programme audiovisuel, en occurrence une émission d'investigation,

est un processus qui prend plusieurs mois. De l'idée initiale au produit fini, il s'écoule en

général entre cinq et six mois. Dès lors, le savoir-faire du producteur et de son équipe de

journalistes-réalisateurs doit lui permettre d'assurer la bonne fin de la production. Il

convient de souligner que les productions de Cat et Cie sont dans une logique d'économie

de prototype comme le souligne le producteur associé Denis Boutelier : « Au fond nous on

est les artisans, on fait que des prototypes donc il n'y a pas de modèles ». En effet, chaque

enquête d'investigation produite est unique, même si il s'agit d'une émission récurrente

dans la grille de programmes telle que Pièces à conviction qui existe depuis 2000. Chaque

enquête traite d'un sujet différent. R. Le Champion et B. Danard évoquent cette dimension

artisanale de beaucoup de programmes construits à l'unité. Pour eux, l'unitaire caractérise

le secteur de la production. Dans le cas de Cat et Cie, il y a une forte volonté de développer

des documentaires ambitieux et unitaires.

31 Entretien avec le producteur général, Frédéric Texeraud, le 12 juillet 2018.

32 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit p.80.

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2) Cat et Cie : entre diversification des contenus et une situation quasi monopolistique

pour l'émission Pièces à conviction

Après la faillite de Tac Presse suite à l'arrêt de l'émission Spécial Investigation pour

laquelle cette agence avait le monopole de la production, Cat et Cie a changé de logique et

d'organisation interne. Leur volonté de tendre vers du documentaire long format en

privilégiant des programmes de stock les a amené à se diversifier suivant les sujets qu'ils

souhaitent développer. Ils se considèrent comme des « artisans » qui mettent en avant leur

savoir-faire spécifique pour traiter différents sujets capables de remplir diverses cases

d'émissions telles que Docs Interdits, Zone interdite, Le Monde en face, Infrarouge,

Envoyé Spécial, Le doc du dimanche, Enquête exclusive mais plus que tout Pièces à

conviction pour laquelle ils fabriquent le plus d'enquêtes sur une année. En effet, malgré

une pluralité d'émissions, il s'avère que la production de reportages pour Pièces à

conviction représente 40% de leur chiffre d'affaire, ils font les trois quarts des sujets de

l'émission contrairement aux autres cases pour lesquelles le nombre de reportages produits

varie entre 1 et 3. Dès lors, il convient de s'interroger sur cette situation quasi-

monopolistique dans la production d'enquête pour Pièces à conviction et cette relation de

confiance entre la structure Cat et Cie et celle du diffuseur.

a) Le goût des affaires politico-financières

Alors que la société de production audiovisuelle Cat et Cie est référencée dans le

milieu de la production comme spécialiste des émissions d'investigation, dès la lecture du

catalogue sur leur site internet, on constate que la majorité de leur production est destinée à

l'émission Pièces à conviction. Cette émission phare d'investigation de la télévision

française diffusée sur France 3, existe depuis octobre 2000 soit au début du genre de

l'investigation. Elle diffuse des enquêtes qui traitent d'affaires politico-financières. Le

chercheur Jean-Jacques Jespers définit une enquête de télévision comme « un

vidéogramme qui médiatise un message virtuel complexe portant sur un sujet de nature

sociale, économique, politique, judiciaire, environnementale ou de vie quotidienne.33 » A la

différence du reportage, l'enquête d'investigation pose une question centrale et l'enquêteur

a pour mission d'y répondre, de démontrer, d'élucider et le plus souvent de dénoncer,

contrairement au reporter qui se fait le rapporteur d'une information. Tout au long de son33 Jespers Jean-Jacques, Journalisme de télévision. Enjeux, contraintes, pratiques, Bruxelles, DeBoeck, 1993.

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

enquête, le journaliste d'investigation cherche à dévoiler des faits peu connus, invisibles

voire volontairement dissimulés. Il accumule un certain nombre de documents qui lui

permettent d'avancer dans son enquête. De même, l'enquête d'investigation à la télévision

se reconnaît par son style très précis, un grand nombre de séquences, des angles et des

techniques de médiation plus variés : interview, bouts de reportages, images de synthèse,

plateaux, graphiques et différents artefacts de visualisation.

Les enquêtes de Pièces à conviction réalisées pour la plupart par les journalistes-

réalisateurs réguliers de Cat et Cie entrent dans cette définition. Cependant, Pièces à

conviction a une identité propre qui lui permet de se démarquer des autres émissions

d'investigation qui mettent également en scène des enquêtes. En effet, les sujets de Pièces

à conviction sont souvent pris dans l'actualité selon une logique « de circulation

circulaire » entre les différents médias. Mais ils sont traités selon le prisme de l'argent

public. Marie de la Chaume souligne cette ligne éditoriale de l'émission Pièces à

conviction qui pour elle fait toute l'originalité des sujets traités : « On a à peu près 80% de

nos émissions qui touchent à ces questions d'argent public (...) Alors sur le terrain de

l'investigation évidemment on n'est pas les seuls mais sur notre prisme à la fois de l'argent

public, des affaires politico-financières, on est tous seul en fait à traiter ça (…) C'est un

prisme qui est de la pure investigation, pure enquête et pas du tout magazine de société

quoi.34 » Et cette approche propre à Pièces à conviction doit être intégrée par l'équipe de

journalistes-réalisateurs de Cat et Cie afin de correspondre à l'identité de l'émission. Si on

s'attache au titre de l'émission, on comprend qu'il s'agit également de mettre à l'image des

documents ou plutôt des pièces inédites comme autant de preuves dans la dénonciation

d'une affaire politico-financières. Les journalistes-réalisateurs doivent être à la fois des

journalistes de terrain et des journalistes de dossiers. On constate que le journaliste-

réalisateur régulier Stéphane Girard qui a travaillé pour Tac Presse, et désormais pour Cat

et Cie, est tout à fait dans la lignée et l'identité de Pièces à conviction autour de l'argent

public et des institutions politiques. Il a réalisé la majorité des sujets qui concernent

l'argent public des institutions comme le Sénat, le Parlement européen, l'Assemblée

nationale ou encore l'Elysée.

Cependant, si l'on suit les propos de la rédactrice en chef Marie de la Chaume, on

comprend qu'il reste 20% des sujets qui peuvent être traité sous un angle différent. Il y a

donc une restreinte liberté éditoriale. Marie de la Chaume justifie ainsi ce choix : « on ne34 Entretien avec la rédactrice en chef de l'émission Pièces à conviction, Marie de la Chaume, le 9juillet 2018.

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

veut pas s'interdire de très belles enquêtes » . Il y aurait donc une marge de proposition de

la part de la petite rédaction interne de Pièces à conviction et de l'équipe de Cat et Cie, en-

dehors d'une ligne éditoriale figée. A priori, on constate que la ligne éditoriale globale de

Cat et Cie entre en cohérence avec celle de Pièces à conviction. D'autant plus que sur le

site internet de Cat et Cie on peut lire la phrase suivante : « Il s’agit pour les producteur

( …) de participer à la vie publique ». A travers, l'émission Pièces à conviction, Cat et Cie

et son équipe peut répondre à cet objectif . La rédactrice en chef de l'émission étudiée,

Marie de la Chaume, est convaincue que Pièces à conviction est une émission citoyenne et

les journalistes-réalisateurs interrogés qui travaillent pour cette émission ont mit en avant

une morale citoyenne dans leur motivation pour sortir des enquêtes. On comprend ainsi

que Pièces à conviction et Cat et Cie partagent une ligne éditoriale similaire et des

objectifs communs.

b) Une relation de confiance entre la rédaction de Pièces à conviction et l'équipe de Cat et

Cie

« Denis Boutelier est dans une relation de confiance avec l'émission Pièces à conviction

dont il connaît bien les attentes, l'écriture et les recettes35 »

Cette relation entre diffuseur et maison de production audiovisuelle repose sur une

coopération entre les différents acteurs des deux structures dans le processus de fabrication

d'un reportage. En effet, les chaînes de télévision font appel à des producteurs pour créer

leurs programmes audiovisuels. Les chercheurs Rémy Le Champion et Benoît Danard

reviennent sur l'histoire de cette coopération. Selon eux, c'est « l'éclatement de l'ORTF en

1974 qui a permis d'identifier le métier de producteur au sein de l'audiovisuel public avec

la création de la Société française de production (SFP) »36. Ils notent également que les

entreprises privées de production d'oeuvres audiovisuelles, comme Cat et Cie, se sont

véritablement développées en France avec l'arrivée des chaînes privées au milieu des

années 1980, et notamment avec le lancement de Canal + en novembre 1984 puis des

chaînes privées en clair à partir de 1985. Par ailleurs, sur le plan juridique, il est à noter que

les chaînes de télévision françaises sont soumises à des quotas de productions

indépendantes, cela fait partie de leur engagement auprès du CSA et auprès de l'Etat. Pour

35 Entretien avec le journaliste-réalisateu, Xavier Deleu, le 5 mai 2018.

36 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. p.9.

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le producteur général de Cat et Cie, Frédéric Texeraud, ce lien entre chaînes de télévision

et sociétés de production privées permet également de dynamiser le paysage audiovisuel

français car ces sociétés privées sont force de propositions multiples auprès des diffuseurs.

Ce que nous rappelle également les chercheurs Rémy Le Champion et Benoît Danard en

ces termes : « L'objectif économique des obligations de production des chaînes de

télévision est une fois encore de conforter et développer un tissu vivace de sociétés de

production audiovisuelle37 », ce qui favorise et encourage les commandes.

Cependant, il convient de comprendre que ce lien est avant tout source de

dépendance des producteurs privées aux chaînes de télévision. Comme l'affirment R. Le

Champion et B. Danard, « la production des programmes audiovisuels est une activité

dépendante des chaînes de télévision38 ». En effet, le contrat avec un diffuseur est la

condition de survie des maisons de production audiovisuelle. Or, en utilisant l'approche

beckerienne de l'interactionnisme, on peut observer que ces deux structures ou deux

« mondes sociaux » sont dépendants que dans un cadre d'interdépendance puisqu'ils font

face à des choix et des incertitudes inhérents au processus de fabrication d'un reportage

d'investigation. Ce phénomène d'interdépendance ou de coopération est rendu possible par

un lien de confiance entre les deux structures que le producteur général F. Texeraud évoque

en ces termes :

« On travaille en osmose avec Marie de la Chaume et Jean-François Gringoire qui sont

les deux rédacs chef de cette émission. Ils sont ici chez eux et on fabrique des trucs

ensemble »

Le terme « osmose » nous renvoie à l'interactionnisme symbolique de Blumer qui souligne

que « l'interaction est aussi un processus formateur où les individus orientent, contrôlent,

infléchissent et modifient chacun leur ligne d'action à la lumière de ce qu'ils trouvent dans

les actions d'autrui39 ». Dans le cas étudié, on comprend que Cat et Cie, son équipe de

journalistes-réalisateurs réguliers et la rédaction interne de Pièces à conviction pour le

diffuseur France Télévision collaborent suivant des interactions plurielles.

Il semble que ces acteurs de différents mondes sociaux partagent un certain nombre

de règles et de normes qui peuvent être conçues selon « des formes stabilisées

37 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. p.32.38 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. p.33.39 Blumer Herbert, « Sociological Implications of the Thought of George Hebert Mead », AmericanJournal of Sociology 71, 1966.

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Page 29: Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par

BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

d'arrangement entre les acteurs sociaux40 » . En effet, ce sont la chaîne de relations

interindividuelles et les mécanismes d'ajustement qui permettent l'action collective dans le

processus de fabrication d'un reportage d'investigation entre les acteurs de ces deux

structures. A ce propos, la rédactrice en chef, Marie de la Chaume nous donne l'illustration

de ces formes d'arrangements en évoquant son travail avec les journalistes-réalisateurs de

Cat et Cie et le producteur Denis Boutelier : «Il y a beaucoup de journalistes qui sont

fidèles à Cat et Cie et qui sont des enquêteurs, qui ont le bon profil pour nous et Denis a

une force de proposition importante. Il a bien saisi l'identité de l'émission et nos attentes. »

Dès lors, on saisit à la fois le lien de confiance entre Pièces à conviction et la société de

production indépendante Cat et Cie. Plus encore, ce lien de confiance permet cette

coopération entre les différents acteurs de ces deux mondes sociaux qu'il conviendra

d'analyser.

Chapitre-2 : Un travail coopératif et interdépendant entre les acteurs des

deux structures : Cat et Cie et la rédaction de Pièces à conviction

La fabrication d'un reportage d'investigation fait intervenir les activités conjuguées

et successives d'un certain nombre de personnes. Selon la grille de lecture beckerienne, il

semble important de noter que le produit audiovisuel final que nous voyons en tant que

téléspectateur commence et continue d'exister grâce à la coopération de ces acteurs. Le

reportage d'investigation, ne serait-ce que par son générique, porte toujours des traces de

cette coopération.

40 Becker Howard S. , Les Mondes de l'art, op. Cit. p.10.

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

Générique de fin de Pièces à conviction : « Président à tout prix Enquête sur les milliards de la campagne » -

Source Youtube

Générique de fin de Pièces à conviction : « Président à tout prix Enquête sur les milliards de la campagne » -

Source Youtube

La chercheuse Laure De Verdalle souligne la complexité du processus de création

d'une œuvre audiovisuelle ne serait-ce qu'en observant « la place occupée par les uns et les

autres au générique du film41 ». Selon elle, le cas des producteurs apparaît comme un bon

observatoire des enjeux de qualification permanente des activités et des intervenants qui

participent au travail créatif. Aussi, la complexité de ce processus de fabrication d'un

reportage peut-être illustrée avec cette notion de coopération qui engendre des structures

d'activité collective que l'on peut appeler monde social. Dans notre cas, il s'agit des acteurs41 De Verdalle Laure, « Une analyse lexicale des mondes de la production cinématographique etaudiovisuelle française », Sociologie, Presses Universitaires de France, 2012/ 2 (Vol.3).

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

de Cat et Cie et ceux de la rédaction interne de Pièces à conviction rattachés au diffuseur

France Télévisions. Il apparaît très vite que le producteur agit le plus souvent comme un

chef d'orchestre entre les journalistes-réalisateurs et le diffuseur.

1) Le producteur et rédacteur en chef de Cat et Cie : Denis Boutelier comme chef

d'orchestre entre Pièces à conviction et les journalistes-réalisateurs

Selon le Code de la propriété intellectuelle, le producteur est «la personne physique

ou morale qui prend l’initiative et la responsabilité de la réalisation de l’œuvre» (Code de

la propriété intellectuelle, art. 132-23) En effet, parmi les professionnels de la profession,

le producteur est une pièce maîtresse . Dans notre cas d'étude, il s'avère que Denis

Boutelier a un double statut, il est à la fois producteur associé et rédacteur en chef. De

même, il est tour à tour subordonné au diffuseur et emploie des « gens des médias ».

Comme l'indiquent B. Le Grignou et E. Neveu, le producteur est également « en position

de latéralité par rapport à la création, au cœur de la tension constitutive des industries

culturelles, entre activité marchande et activité culturelle42 ». De même, chaque programme

produit étant unique, le producteur doit s'adapter au changement, ce qui inscrit la nature du

programme à la fois dans une logique économique mais aussi créative. Cette posture

« entre deux » est celle de Denis Boutelier. Elle lui permet de faire la liaison entre nos deux

mondes sociaux étudiés. Pour illustrer ce rôle de producteur aux frontières floues et

éclatées, le journaliste-réalisateur Xavier Deleu décrit Denis Boutelier en ces termes :

« Pour moi Denis est le seul chef d'orchestre. Il est au centre de la galaxie entre la

production, le diffuseur et les réalisateurs. »

Il convient toutefois de relativiser ce point de vue en ayant en tête, que l'implication

du producteur varie selon les sociétés étudiées. Comme le prouve une étude menée par

Laure de Verdalle43 qui regroupe une cinquantaine d'entretiens de producteurs. Elle montre

que le degré et les formes d’intervention des producteurs semblent assez variables. Ces

entretiens lui permettent de mettre en avant une image contrastée des activités des

producteurs, entre un souci de contrôle de l'ensemble du processus de création, du travail

42 Le Grignou Brigitte, Neveu Erik, Sociologie de la télévision, op. Cit. p.22.

43 De Verdalle Laure, « Une analyse lexicale des mondes de la production cinématographique etaudiovisuelle française », Sociologie, Presses Universitaires de France, 2012/ 2 (Vol.3).

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

d'écriture au montage, et d'autres, qui se contenteraient d'apporter au réalisateur, les

moyens financiers, humains, pour réaliser son reportage. Il semble que suivant l'expérience

du journaliste-réalisateur en charge de l'enquête, le producteur associé et rédacteur en chef

Denis Boutelier soit plus au moins présent. Mais, globalement les journalistes-réalisateurs

interrogés ont tous témoignés d'une importante présence de Denis Boutelier dans le

processus de fabrication de l'enquête, sans qui, il ne pourrait y avoir de films.

a) Le mobilisation de ressources financières par le producteur

Pour réaliser un reportage d'investigation, quel qu'il soit, il faut des ressources

humaines, matérielles et financières. Et selon la grille d'analyse beckerienne, il semble

important de souligner que les chaînes de coopération qui lient le producteur au diffuseur

et journalistes-réalisateurs constituent ces principales ressources tant humaines que

financières. C'est en cela que se constitue un aspect caractéristique d'un monde social. Dès

lors, pour mettre en œuvre un projet capable de répondre aux attentes d'un contenu pour

une case horaire donnée dans la grille de programmes de telle ou telle chaîne, le producteur

doit mobiliser des ressources. « Il est jugé sur la valeur de ces contenus produits en ayant à

cœur la satisfaction du public44. » Son travail commence par trouver des ressources

financières et identifier le bon journaliste-réalisateur. Le producteur général Frédéric

Texeraud développe ce travail de recherches d'aides financières :

« Vous avez plusieurs types de financement, évidemment vous avez des aides d'Etat au

niveau des régions, il y a le crédit d'impôt audiovisuel, il y a d'autres organismes qui

attribuent des subventions de type CNC. Vous avez les autres chaînes de pays souvent

francophones qui rentrent aussi au plan de financements. »

En effet, R. Le Champion et B. Danard expliquent que le financement des productions

audiovisuelles vient d'abord des chaînes de télévision. « Mais il ne suffit pas toujours et des

instruments de financement public se sont également développés45 ». L'organisme

privilégié et le plus sollicité par les producteurs est le Centre national du cinéma et de

l'image animée (CNC) créé par la loi du 25 octobre 1946, sous tutelle du ministre de la

Culture et de la Communication et qui dispose d'une autonomie financière. Selon B.

44 Cherbit Evelyne, « Producteur/ diffuseur, je t'aime, moi non plus » , E-dossier de l'audiovisuel,12/09/07.45 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. p.16.

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Page 33: Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par

BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

Danard, le fond du CNC est « destiné à favoriser la création et la diversité culturelle, à

créer les conditions optimales de développement du marché (...)46 ». En 2014, le budget

s'élevait à 275, 09 millions d'euros. Pour cette raison, des sociétés privées comme Cat et

Cie peuvent en bénéficier pour mettre en place leur projet. De même, on peut noter le

développement des fonds régionaux qui datent du début des années 1990. Ce sont les

collectivités territoriales françaises qui ont mis en place des fonds d'aides à la production

audiovisuelle et cinématographique. R. Le Champion et B. Danard soulignent qu'en 2013,

ces collectivités ont aidé 1328 projets, pour un montant total de 59, 3 millions d'euros47

(Ciclic, 2014). Par ailleurs, Frédéric Texeraud mentionne le crédit d'impôt audiovisuel qui

permet également de soutenir financièrement la création audiovisuelle sur le territoire

français. Ce crédit d'impôt récompense les entreprises qui respectent certaines conditions.

Le producteur général F. Texeraud souligne l'importance de ce budget supplémentaire pour

leur production : « On dépense beaucoup d'argent sur PAC, heureusement il y a le crédit

d'impôt c'est 15% de financements supplémentaires »

On peut également noter que la dimension internationale du programme audiovisuel

produit permet d'autres sources de financements à travers les distributeurs et le

financement des chaînes étrangères. R. Le Champion et B. Danard définissent un

distributeur de programmes, sur le plan juridique, comme une société mandatée par le

producteur pour commercialiser, le plus souvent à titre exclusif, le programme sur des

territoires étrangers48. En effet, bien que les programmes audiovisuels soient avant tout

conçus pour le marché national, en occurrence les chaînes publiques de France Télévisions,

les producteurs français peuvent tout de même mobiliser des préfinancements étrangers,

soit par la coproduction, soit par la prévente de programmes. Il convient de noter que seuls

les programmes de stock intéressent la coproduction internationale, ce qui entre bien dans

les critères de Cat et Cie. Quant aux préventes, elles correspondent à « des droits de

diffusion pour un territoire donné, pour un nombre et un mode de diffusion précis49 ». Dans

notre cas, le producteur général Frédéric Texeraud donne le budget global pour une

enquête de Pièces à conviction en séparant le budget fixe donné par la chaîne et les autres

ressources financières mobilisées :

46 Ibidem.47Ibidem.48Ibidem.

49 Ibidem.

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

« En moyenne le budget d'un film pour PAC coûte dans les 170 000 euros et FR3 met 84

500 euros donc ils mettent la moitié quoi »

Ainsi, on comprend le rôle du producteur et la mobilisation de ressources

financières complémentaires qui sont essentielles pour mettre en place le projet. A ce

propos, le producteur associé et rédacteur en chef Denis Boutelier évoque également un

autre organisme phare dans la recherche de financements: la PROCIREP. C'est la société

civile des Producteurs de Cinéma et Télévision. Elle a en charge la défense et la

représentation des producteurs français dans le domaine des droits d’auteurs et des droits

voisins. Créée en 1967 par les producteurs cinématographiques, la PROCIREP est devenue

à la suite de la loi Lang de 1985 sur le droit d’auteur et les droits voisins, une société civile

de perception et de répartition de droits. Elle regroupe aujourd’hui plus de 750 sociétés de

production et ayants droit français et l’ensemble des organisations professionnelles de

producteurs cinématographiques et audiovisuels. Le producteur associé Denis Boutelier

estime le budget moyen que peuvent rapporter les organismes comme la PROCIREP ou le

CNC : « (…) des financements complémentaires comme du CNC ou de la Procirep etc.

vont apporter 30/ 35 000 euros dans le financement total d'un film ». Dès lors, on saisit les

démarches que doit réaliser le producteur auprès de divers organismes pour financer un

projet de films et compléter le budget initial donné par la chaîne de télévision.

b) La mobilisation de ressources humaines

Par ailleurs, en tant que bon chef d'orchestre, le producteur doit également déployer

un réseau de ressources humaines, capable de répondre au projet de film. Il se fait le point

d'interface entre le diffuseur et le travail des journalistes-réalisateurs. En effet, le

producteur suit le projet depuis ses premiers balbutiements - une idée ou un scénario plus

ou moins avancé, quelquefois développé par un enquêteur-stagiaire – puis mobilise des

moyens humains. Nous reviendrons sur l'idée de départ d'un projet de film qui peut venir

de divers acteurs, aussi bien diffuseur, que producteur et/ou journalistes-réalisateurs. Dans

tous les cas, si l'idée initiale vient du producteur, il doit faire appel à deux acteurs

principaux qui permettent la concrétisation du projet de film : un diffuseur et un

journaliste-réalisateur. Si l'idée vient du diffuseur, le producteur doit faire appel à un

journaliste-réalisateur de son choix pour répondre à la commande du diffuseur. Si l'idée

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

vient du journaliste-réalisateur, le producteur doit vendre ce projet auprès d'un diffuseur.

Dès lors, le producteur se trouve toujours en position de jointure entre nos deux structures.

Dans la phase d'écriture, le producteur doit envoyer au diffuseur un pitch et /ou synopsis de

film qui répond aux attentes d'une émission comme Pièces à conviction. Pour cette raison,

le producteur fait généralement un travail de relecture ou d'édition d'un synopsis qui lui a

été envoyé au préalable par un journaliste-réalisateur ou a été rédigé par un enquêteur

stagiaire ou directement par le producteur lui-même. En effet, il est possible qu'un

enquêteur-stagiaire apporte une aide au travail du journaliste-réalisateur dans la phase

d'écriture de synopsis et d'enquête et/ou que le producteur lui donne un projet à développer

avant d'en parler à un journaliste-réalisateur. Par ailleurs, le producteur associé et rédacteur

en chef Denis Boutelier doit également coopérer avec la rédactrice en chef Marie de la

Chaume et/ou son adjoint Jean-François Gringoire.

Dans notre cas, la rédactrice en chef de l'émission étudiée, Marie de la Chaume, et

le producteur associé/ rédacteur en chef de Cat et Cie, Denis Boutelier, semblent être les

pièces maîtresses ou points de convergence entre une pluralité d'acteurs et notamment les

journalistes-réalisateurs. Mais ce couple producteur-diffuseur est avant tout un couple

éditorial. Il peut-être illustré par les propos suivants de Marie de la Chaume :

« On est exactement comme les rédacteurs en chef d'une même émission, c'est un peu

comme si on travaillait pour la même émission si vous voulez. J'ai ce rapport là avec

Denis. »

Ce propos nous permet de comprendre la coopération entre ces deux acteurs phares

au sein des structures étudiés, qui ont un but commun, celui de faire exister l'émission

Pièces à conviction. Dans ce cas précis, ils déterminent notamment des sujets pour cette

émission. Leur rôle est avant tout éditorial. Après la validation d'un pitch et/ ou synopsis

par la rédaction interne de Pièces à conviction, le contrat entre le diffuseur et le producteur,

ici, entre France Télévisions et Cat et Cie, est signé. Le producteur Denis Boutelier doit

maintenant faire appel aux « talents » d'un journaliste-réalisateurs pour développer

l'enquête en profondeur et filmer. Le journaliste-réalisateur Xavier Deleu résume ce

déploiement de ressources humaines par le producteur en ces termes : « il a peut-être fait

dix propositions sous la forme de dix synopsis plus ou moins aboutis qui peuvent être deux

pages, qui peuvent être simplement énoncés à l'oral dans une relation de confiance avec

son diffuseur. Ensuite, il cherche le réalisateur et pour en trouver un de disponible il peut

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

en contacter deux ou trois, moi j'ai été disponible et la thématique, il me l'a très bien vendu

(…) En tant que réalisateur, à ce moment-là, je rentre dans la danse. »

Le sens commun place le producteur comme celui qui donne les moyens financiers

dans un projet de film. Or, comme le montre Laure de Verdalle50 à travers une cinquantaine

d'entretiens réalisés auprès de producteurs de différentes sociétés, il s'avère que ces

derniers sont aussi porteurs du projet à la fois dans la phase d'écriture et dans le

développement de l'enquête. A travers ces étapes clés de la fabrication d'un reportage

d'investigation, ils peuvent être force de propositions et mettre en avant leurs idées auprès

des journalistes-réalisateurs et/ou d'un diffuseur. Bien que le degrés d'investissement du

producteur puisse varier d'une société à l'autre, Laure de Verdalle montre que les

producteurs sont souvent des co-créateurs de l'oeuvre51. Ils sont très présents auprès des

journaliste-réalisateurs. Dans le cas étudié, il conviendrait de se défaire de la vision

classique du couple réalisateur-producteur selon laquelle « l'articulation fonctionnerait

entre le désir artistique du réalisateur, créateur de l’œuvre, et le pragmatisme économique

du producteur, garant auprès de ses partenaires financiers de la bonne fin du film52. » En

effet, au cours des entretiens réalisés, les journalistes-réalisateurs interrogés ont mis en

avant l'importante implication du producteur associé et rédacteur en chef Denis Boutelier

dans leur travail d'enquête. Cette implication est faite de nombreuses discussions quelles

soient téléphoniques ou de visu.

Le journaliste-réalisateur Xavier Deleu qui a fait le film « Maisons de retraites : les

secrets d'un gros business », a donné l'illustration de ces discussions qu'il entretient avec le

producteur Denis Boutelier : « Toute la télévision est un travail d'équipe. Je discute

beaucoup avec le producteur, il me demande si j'ai eu tel ou tel document. Je disais à

Denis que je devais retourner voir les grévistes pour telles et telles raisons. Et il me

disait : " Attention, n'oublie pas que tu ne fais pas ton sujet que sur la grève, il faut tu

ailles voir ailleurs, je te mets en garde ". Alors je contrôlais mes jours de tournage et

il me disait : " Attention elles vont voir les actionnaires, c'est très bien ça ». A travers

ces propos, on comprend l'implication du producteur Denis Boutelier tout au long de

l'enquête. Plus encore, on comprend qu'il est présent tout au long des différentes chaînes

de fabrication.

50 De Verdalle Laure, « Une analyse lexicale des mondes de la production cinématographique etaudiovisuelle française », op. Cit.

51 Ibidem.

52 Ibidem.

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

Dès lors, comme l'indique Laure de Verdalle, le producteur « participe à

l’imbrication étroite de dynamiques qui définissent ensemble l’œuvre filmique53. »

L'opposition entre une dimension purement économique et une autre, d'ordre plus

symbolique et artistique, du rôle du producteur dans la fabrication d'une œuvre

audiovisuelle, ne peut-être pensée séparément. A ce propos, Jean-Pierre Benghozi, dans

l’un des rares textes consacrés en France à cette profession, à qualifier le producteur de «

saltimbanque gestionnaire54 ». Dès lors, le producteur est cet acrobate social, aux multiples

casquettes, plus que tout, le rouage clé pour comprendre le processus de fabrication d'un

film.

2) Des interactions plurielles dans les étapes de fabrication

Selon la grille de lecture beckerienne, avant la fabrication d'un reportage

d'investigation, « quelqu'un doit avoir l'idée du genre d'oeuvre qu'il s'agit de réaliser et de

sa forme particulière55 ». Cette idée peut-être spontanée ou à l'inverse, elle peut demander

de nombreux efforts pour émerger. Dans notre cas d'étude, il s'avère que l'idée peut venir

de différents acteurs selon de multiples processus. En effet, l'idée initiale d'un sujet

d'enquête pour l'émission Pièces à conviction, peut venir aussi bien du diffuseur incarné

par les rédacteurs en chef de l'émission étudiée : Marie de la Chaume et/ ou de son

rédacteur en chef adjoint : Jean-François Gringoire ou bien l'idée peut venir d'un

journaliste-réalisateur ou encore du producteur. Plus encore, il s'avère que les idées

naissent également de discussions informelles entre ces trois acteurs à travers des appels

téléphoniques, des déjeuners, des visites professionnelles. Ces idées peuvent également

émerger de réunions formelles comme en témoignent les propos de Marie de la Chaume :

« On fait des réunions de préparation qui vont donner lieu à l'écriture d'un synopsis c'est-

à-dire qu'on se parle des pistes sur lesquelles il faut aller, des pistes peut-être à éliminer

(hésitations). Voilà on a tous un peu travaillé sur le dossier avant de se voir donc on

échange des idées etc. »

On saisit ici le travail coopératif des acteurs principaux de ces deux structures. Par

ailleurs, une fois les idées validées, il s'agit d'écrire un synopsis et/ou pitch et/ou pré-53 Ibidem.54 Benghozi Jean-Pierre, Un saltimbanque gestionnaire : Le producteur de films. Gérer et Comprendre., LesAnnales des Mines, 1990, pp.22-30.55 Becker Howard S. , Les Mondes de l'art, op. Cit. p. 28.

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enquête suivant la dénomination choisie, qui sera la base du contrat entre les acteurs de

France Télévisions et ceux de Cat et Cie. Il convient de faire la différence entre une pré-

enquête de quelques pages qui sert de base initiale pour la signature d'un contrat entre

diffuseur et maison de production et la rédaction d'un synopsis un peu plus complet qui est

amené à changer au cours du développement de l'enquête et pendant le tournage

a- Une écriture du synopsis ou pré-enquête à plusieurs mains

A l'image d'un palimpseste, ce travail d'écriture du synopsis ou de la pré-enquête est

réalisé selon différents processus d'écriture et repris par plusieurs mains avant d'être

définitivement validé par le diffuseur. En effet, dans un premier exemple de processus

d'écriture :le diffuseur peut avoir une idée, en parler au producteur qui va déléguer le

travail d'écriture du synopsis à un enquêteur-stagiaire. Une fois écrit, le synopsis est relu et

corrigé par le producteur et/ ou les journalistes-réalisateur avant d'être envoyé au diffuseur.

Pour le film réalisé par Xavier Deleu : « Maisons de retraites : les secrets d'un gros

business », l'enquêteur-stagiaire Antoine Hirchy a écrit plusieurs versions qui ont été

reprises par le producteur Denis Boutelier et le journalistes-réalisateur Xavier Deleu, avant

d'être officiellement validé par la rédactrice en chef Marie de la Chaume. Lors de

l'entretien, Antoine Hirchy témoigne de ce travail collaboratif :

« J'ai écrit au moins trois ou quatre versions de synopsis sur l'enquête des maisons de

retraites qui ont ensuite été reprises par Xavier et Denis ».

Dans ce cas-ci, le synopsis passe par l'enquêteur-stagiaire. Dans un deuxième

exemple de processus d'écriture, le journaliste-réalisateur peut directement rédiger le

synopsis dans le fond. Il est ensuite repris sur la forme par le producteur qui connaît les

techniques de vente d'un sujet auprès du diffuseur pour une émission comme Pièces à

conviction. En effet, selon le journaliste-réalisateur Pascal Henry, le processus le plus

habituel de rédaction d'un synopsis ou pré-enquête est que le journaliste écrit une dizaine

de pages de synopsis avant de l'envoyer à Denis Boutelier qui lui fait des remarques

comme un éditeur et l'améliore pour le vendre à la chaîne. Pascal Henry en donne

l'illustration avec un des ses films sur Areva :

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

« Il y a 3 ou 4 ans, j'ai écrit un projet sur Areva, le projet faisait une dizaine de pages, j'ai

fais le projet, je l'ai envoyé à Denis, on en a parlé, on l'a amélioré, on l'a anglé peut-être

plus etc, c'est une discussion intellectuelle. »

Dans un troisième exemple de processus d'écriture, un pitch de cinq pages peut-être

écrit en amont par le producteur Denis Boutelier et envoyé à un journaliste-réalisateur qu'il

a identifié et qui va se charger de développer cette base initiale. Ce processus est expliqué

par le journaliste-réalisateur Xavier Deleu en ces termes : « Denis Boutelier a eu une idée,

il fait un premier synopsis qui va être basé sur une revue de presse, cinq coups de fil et

une intuition de ce que pourrait être un sujet et là il le propose à la chaîne. Après qu'il ait

eu un intérêt de la chaîne, il trouve un réalisateur ». Dès lors, on comprend à la fois la

pluralité des processus d'écriture d'une pré-enquête et un réseau d'acteurs qui coopèrent

entre eux pour mettre en œuvre une idée de film.Cette pluralité de processus d'écriture

peut-être le gage d'une certaine liberté éditoriale de la part de l'équipe de Cat et Cie vis-à-

vis du diffuseur. Cependant, ces idées doivent correspondre aux attentes et exigences de

l'émission Pièces à conviction, qui a une identité propre. On retrouve là cette tension entre

dépendance et inter-dépendance de la société de production audiovisuelle et chaîne de

télévision.

b- Des journalistes-réalisateurs comme chefs d'orchestre dans les étapes de tournage et montage

Après la phase de pré-enquête viennent les étapes successives de développement de

l'enquête, tournage et montage qui pour des raisons temporelles peuvent se chevaucher.

Dans ces différentes étapes, c'est avant tout le journaliste-réalisateur qui devient un chef

d'orchestre ou une pièce maîtresse dans la réalisation du film. Comme l'indique J.J.

Jespers , le journaliste de télévision doit prendre en charge différentes tâches : « collecter

des informations qui constitueront un message virtuel, déterminer a priori une sorte de

'scénario' des séquences, donner des directives à l'équipe de tournage, réaliser les in-situs,

rechercher des images d'archives, superviser le montage et la sonorisation, écrire un

commentaire, l'enregistrer etc56 ». Le journaliste-réalisateur se doit de coordonner ces

diverses missions pour mettre en images son enquête. Cependant, il n'est pas « le seul

capitaine du navire », il doit rendre des comptes auprès du producteur et diffuseur tout au56 Jespers Jean-Jacques, Journalisme de télévision : enjeux, contraintes et pratiques, Editions DeBoeck Université, 2009, p. 48.

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Page 40: Mémoire de Master 2 Médias, Langages et Société dirigé par

BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

long de l'avancée de l'enquête. Le journaliste-réalisateur va devoir déployer un réseau de

ressources humaines pour mettre à bien son projet. Il peut s'appuyer sur l'aide d'un

enquêteur-stagiaire dans le développement de l'enquête qui doit trouver des personnages

clés, des lieux, des événements. Dans la phase de tournage, le journaliste-réalisateur peut

faire appel à un cadreur et un ingénieur du son. Le producteur Denis Boutelier explique

qu'il s'agit du schéma le plus classique bien que cela dépende du film et de l'expérience du

journaliste-réalisateur. Pour un film sur le business des fourrières réalisé par Delphine

Lopez, Xavier Deleu a tenu la caméra : « J'ai fait un travail dernièrement pour Cat and Cie,

à la caméra, parce que je leur ai dit que j'avais quelques disponibilités et donc j'ai travaillé

avec Delphine Lopez, une journaliste qui a fait un très bon sujet sur des histoires de

fourrières qui ont été privatisées à Paris ». Par ailleurs, le journaliste-réalisateur doit

également coopérer avec un monteur dans les dernières étapes de fabrication d'un film.

Pascal Henry parle d'une relation inter-dépendante très poussée : « Le montage ça se passe

à deux, c'est intime hein, c'est vrai parce qu'on est deux personnes toutes la journée

ensemble à regarder les mêmes images et à opérer des choix. »

La maison de production audiovisuelle Cat et Cie peut à juste titre être considérée

comme un espace privilégié de production d'émission d'investigation. De l'agence Tac

Presse à la société Cat et Cie, les fondateurs Frédéric Texeraud, Denis Boutelier et Corine

Texeraud ont toujours été au cœur de la création de programmes audiovisuels pour des

émissions d'investigation, et ce depuis le début du genre à la télévision au début des années

2000. Pour mettre en œuvre cet objectif éditorial, les producteurs de Cat et Cie, et

notamment le producteur associé et rédacteur en chef, Denis Boutelier, ont su s'entourer

d'une équipe de journalistes-réalisateurs réguliers qui ont une expertise et un savoir-faire

spécifique dans le domaine. Par ailleurs, les producteurs de Cat et Cie ont créé une relation

de confiance et fidélité avec la restreinte rédaction interne de Pièces à conviction. Ce lien

permet à l'équipe de Cat et Cie de produire de nombreux reportages pour ladite émission.

De même, ce lien fait l'objet d'une collaboration ou coopération entre les acteurs

principaux des deux structures dans les étapes de fabrication d'un reportage d'investigation,

à savoir les producteurs de Cat et Cie, les journalistes-réalisateurs et rédacteurs en chef de

l'émission Pièces à conviction, rattachés au diffuseur France Télévisions. Et selon la grille

de lecture beckerienne, cette coopération permet une situation d'interdépendance entre ces

deux structure a priori indépendantes. Dans cette inter-dépendance, on constate que le

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BRAS Elsa| Mémoire de master 2 | Septembre 2018

producteur Denis Boutelier agit comme un chef-d'orchestre entre diffuseur et journaliste-

réalisateurs, tout comme le couple éditorial Marie de la Chaume/Denis Boutelier qui est un

rouage clé dans la validation de sujets d'enquête. Enfin dans la phase d'enquête, de

tournage et montage, c'est le journaliste-réalisateur qui doit à son tour, agir comme un

chef-d'orchestre et mobiliser des ressources humaines pour répondre aux attentes du

producteur et diffuseur.

Cependant, comme nous le rappelle Pierre-Michel Menger dans la préface des

« Mondes de l'art » de Howard Becker : « les concepts de coordination et de coopération

sont omniprésents dans l'interprétation beckerienne. Pourtant, rien ne serait plus faux que

de faire de l'interactionnisme une sociologie irénique. Il s'apparente plutôt, sur ce point, à

la théorie des jeux qui dispose les situations sur un continuum, depuis les rapports de pur

conflit jusqu'à ceux de pure coordination, en passant par les divers cas intermédiaires entre

concurrence et collaboration57. » En effet, cette inter-dépendance et coopération entre le

producteur, son équipe de réalisateurs et le diffuseur est à l'origine issue d'une dépendance

du producteur vis-à-vis des chaînes de télévision. Le contrat avec un diffuseur est la

condition de survie de ces petites sociétés indépendantes, peu capitalisées et à l'équipe

restreinte. De même, selon le principe même de l'interactionnisme qui sous-tend des

moments de tension entre les acteurs d'un monde social, cette relation inter-dépendante

entre les acteurs principaux de la fabrication d'un reportage d'investigation peut-être source

de contraintes d'ordres socio-économiques, temporelles, organisationnelles. En effet, réunir

les acteurs de deux structures différentes pour faire un monde social dans lequel tous ces

acteurs coopèrent ensemble pour réaliser un film, ne peut se concevoir sans doutes,

incertitudes, tensions, rapports de force, concurrence.

57 Becker Howard S. , Les Mondes de l'art, op. Cit. p.8

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BRAS Elsa | Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

UNE COOPÉRATION SOUS TENSIONS ET SOUS

CONTRAINTES ENTRE CAT ET CIE ET LA

RÉDACTION DE PIÈCES À CONVICTION

Cat et Cie en tant que petite structure audiovisuelle peu capitalisée, a avant

tout une relation de subordination à la chaîne de télévision dans le processus même de

collaboration. Comme le développent R. Le Champion et B. Danard « les chaînes ont

à cœur de sélectionner les émissions les plus performantes et les mieux adaptées à

leur objectifs éditoriaux. Cette démarche entraîne une spécialisation accrue des

producteurs qui s'accompagne d'un savoir-faire toujours plus pointu. » Aussi, cette

spécialisation de Cat et Cie dans le journalisme d'investigation peut-être intimement

liée aux identités des chaînes pour lesquelles ils ont pu travailler au cours de leur

carrière. Dans ce jeu d'interrelations, il semble que ce soit le diffuseur qui impose des

contraintes au producteur et son équipe de journalistes-réalisateurs, quelles soient

économiques, temporelles ou même éditoriales. Il semble en effet que ce soit le

producteur et son équipe qui doivent s'adapter aux conditions imposées par l'émission

étudiée, elle-même rattachée au diffuseur France Télévisions donc à des chaînes du

service public et son budget alloué. Cependant, la rédaction interne de Pièces à

conviction peut elle aussi faire face à des contraintes ou des incertitudes mais elles se

répercuteront par la suite sur la société de production Cat et Cie. Il s'agira de

questionner les différentes sources de contraintes issues de la coopération des deux

structures étudiées dans le processus de fabrication d'un reportage d'investigation.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 |Septembre 2018

Chapitre 1- Des contraintes socio-économiques entre les acteurs de

Cat et cie et la rédaction interne de Pièces à conviction

Comme l'indique un tweet posté le 30 juin 2018 par le rédacteur en chef

adjoint de Pièces à conviction, Jean-François Gringoire : « L'argent, c'est le nerf de

l'information... ». En effet, l'argent permet d'assurer l'aboutissement d'un projet de

film. R. Le Champion et B. Danard soulignent les caractéristiques économiques

particulières pour réaliser un programme audiovisuel. Ils nous rappellent entre autres

que la production de programmes audiovisuels est une activité dépendante des

chaînes de télévision58. Il semble que ce soit le diffuseur qui est un important pouvoir

de marché, contrairement aux petites structures audiovisuelles souvent spécialisées

dans un genre en particulier et avec peu d'employés fixes. Elles doivent assurer leur

survie à travers les commandes de différentes chaînes. Par ailleurs, R. Le Champion

et B. Danard insistent sur le long et complexe processus de production d'un

programme audiovisuel, d'autant plus quand il s'agit d'un programme de stock 59

comme c'est le cas avec les productions de Cat et Cie. Les deux structures : société de

production et chaîne de télévision doivent donc combiner plusieurs facteurs pour

permettre la fabrication d'un reportage d'investigation, de l'idée initiale au produit

fini.

1) Des concurrences entre sociétés de production pour produire des sujets pour

Pièces à conviction (PAC)

En effet, bien que Cat et Cie soit référencée comme une société de production

spécialiste de l'investigation, le marché de la production n'est jamais acquis. Il se

trouve par ailleurs très émietté avec une multitude de petites structures. Elles

revendiquent elles aussi un savoir-faire dans des domaines particuliers : grands

reportages, investigation etc. et participent au foisonnement de propositions et d'idées

pour les chaînes de télévision. Selon une étude de Veillon et Degardin, « en 2013, la

France dénombre 2 322 sociétés de production de films et de programmes pour la

télévision ; ce chiffre n'était que de 1 207 en 200360. » Quant à l'INSEE, il en recense

58 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. p.29.59 Ibidem.60 Veillon Olivier-René, Degardin Philippe, « Observatoire de la production audiovisuelle et cinématographique en Ile-de-France », Etude Audiens 2013.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 |Septembre 2018

près de 5 000. On comprend que le tissu industriel de ce secteur est grandissant et

donc les chaînes de télévision se retrouvent face à une offre exponentielle. Par

conséquent, les sociétés de production sont dans une situation de concurrence les unes

avec les autres, en quête de commande de la part des chaînes de télévision. De même,

Cat et Cie étant une société de production parisienne, il est à noter qu'elle se trouve

parmi les 77% des sociétés de production parisiennes61. Par ailleurs, bien que Cat et

Cie ait décidé de développer un savoir-faire spécifique dans l'investigation, elle n'est

pas la seule sur ce marché. La rédactrice en chef, Marie de la Chaume, se réjouit de

pouvoir compter aussi sur d'autres sociétés de production, ce qui permet selon elle,

d'entretenir une vive force de proposition :« Je n'ai pas envie d'être juste avec une boîte

je trouve qu'on se priverait de talents, on se priverait d'idées, on se priverait voilà. Je

trouve que ça enrichit l'émission de collaborer avec des gens différents et des boîtes

différentes. Je pense que c'est important. 62» Au cours de l'entretien, elle a également

énuméré quelques sociétés de production en dehors de Cat et Cie :

« Depuis 2011, on a dû faire une bonne quinzaine de boîtes de prod (…) là, cette année on

a travaillé avec Capa, KM, Grand angle, Upside, Bangumi peut-être, TV Presse. »

Du côté des producteurs de Cat et Cie, le constat du rapport aux chaînes de

télévision est le même. Le producteur Denis Boutelier reconnaît sa position

inconfortable en tant que producteur indépendant vis-à-vis des diffuseurs. Pour lui, il

y a peu d'alternatives face à quelques grands groupes de chaînes historiques, qui font

le marché de la production audiovisuelle. Il utilise la métaphore de la grande

distribution. Selon lui, il y a quelques grands supermarchés de type Carrefour, Leclerc

auquel un producteur de tomates peut vendre63. En appliquant cette métaphore à

l'univers de la télévision, on constate que ce sont essentiellement les groupes France

Télévisions, TF1, M6 et Canal + qui dominent le paysage audiovisuel français.

L'enjeu pour Cat et Cie est d'entretenir de bonnes relations en faisant un travail de

qualité pour assurer la pérennité de la société.

Hirsch évoquait déjà cette double dynamique qui touchait les industries

culturelles américaines : « concentration et bureaucratisation de la distribution face à

61 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. p.35.62 Entretien avec la rédactrice en chef de l'émission Pièces à conviction, Marie de la Chaume, le 9juillet 2018.63 Deuxième entretien avec le producteur associé et rédacteur en chef, Denis Boutelier, le 2 mai 2018.

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la fragmentation de la production64. » Ce double mouvement peut-être appliqué aux

industries culturelles françaises actuelles. Selon B. Le Grignou et E. Neveu, cette

première tendance est due à plusieurs facteurs : « éclatement des chaînes de la TNT,

stratégies d'achat et fusion développées par les groupes65 ». Selon B. Danard et R. Le

Champion, la seconde tendance « consiste en la multiplication de petites entreprises,

recourant à l'artisanat, la sous-traitance et l'embauche sur projet 66. » Les deux

chercheurs notent que c'est cette confrontation entre grands groupes et émiettement de

la production qui créée un rapport de force défavorable aux producteurs indépendants.

Dès lors, Cat et Cie doit faire face à des dynamiques politiques et économiques

souvent imposées par les chaînes de télévision.

2) Des coûts élevés de production VS un budget limité et fixe pour le diffuseur

Par ailleurs, le financement des productions audiovisuelles est certes assuré

initialement par les chaînes de télévision, mais il ne suffit pas toujours pour assurer la

bonne fin d'un film, comme nous l'avons précédemment développé. Les chaînes de

télévision jouent un rôle central dans l'économie de la production audiovisuelle,

notamment à travers leurs commandes, leur diffusion et l'exploitation des droits

dérivés. Il en reste pas moins que le producteur indépendant doit assurer une livraison

en temps et en heure du produit commandé par la chaîne, et ce avec un budget fixe

initial alloué par la chaîne, quelque soit le sujet. Il s'agit d'une économie à coût fixe.

Le producteur général F. Texeraud est très affirmatif sur le manque de financement

originel par les chaînes pour produire entièrement un reportage d'investigation,

notamment pour Pièces à conviction : « Il faudrait que PAC mette plus d'argent (rires),

on le ferait pas avec juste l'argent de PAC (…) le budget d'un film pour PAC ça coûte dans

les 170 000 euros et France 3 met 84 500 euros donc ils mettent la moitié grosso modo67. »

De fait, les producteurs indépendants sont obligés de déployer tout un réseau de ressources

financières pour assurer un produit fini à la chaîne. Et comme le souligne la rédactrice en

chef, Marie de la Chaume à propos du budget alloué, il ne changera pas, et ce, peu importe

le sujet et les différences de ressources financières qu'il demande :

64 Hirsch, P. H., « Processing Fads and Fashions: An Organization-Set Analysis of Cultural Industry Systems », American journal of sociology.65 Le Grignou Brigitte, Neveu Erik, Sociologie de la télévision, op. Cit. p.18.66 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. p.19.67 Entretien avec le producteur général, Frédéric Texeraud, le 12 juillet 2018.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 |Septembre 2018

« Ce budget ne bouge pas, c'est un contrat qui a été signé, d'années sur années ça ne

bouge pas, c'est toujours le même tarif. Que l'équipe parte à Tokyo ou à Perpignan c'est le

même tarif. »

Ce budget d'environ 84 000 euros pour un 52 minutes, de type Pièces à conviction

et qui ne varie pas, a été fixé en partie par le SATEV (Syndicat des Agences de Presse

Audiovisuelles). Il regroupe une cinquantaine d'agences de presse, de taille et de contenus

éditoriaux différents. Sur le plan économique, le SATEV représente près de 70% du secteur

des agences de presse télévisuelle en France. Aussi, il a été négocié que les chaînes doivent

acheter 1600 euros la minute, donc pour un 52 minutes ça équivaut à 84000 euros. Il s'agit

pour la chaîne d'une économie de coûts fixes dans sa participation à la production, et ce,

peu importe l'audience. En effet, pour une chaîne de télévision comme France 3 et son

émission Pièces à conviction, « quel que soit le nombre de téléspectateurs, les coûts de

production restent quasiment inchangés68 ». Il s'agit d'un important investissement de la

part du producteur et également du diffuseur qui n'est jamais certain d'avoir une retombée

économique de son investissement initial. Par ailleurs, comme le rappellent B. Danard et

R. Le Champion, la finalité des programmes audiovisuels est d'être diffusés à la télévision

afin de rencontrer un public. Dans notre cas, l'émission Pièces à conviction est diffusée sur

une chaîne publique en clair. « En économie, elle se rattache à la catégorie « biens

collectifs ». Ces biens sont indivisibles, accessibles dans la même quantité à l'ensemble des

consommateurs et répondent au principe de non rivalité69. »

Par ailleurs, ces programmes ou « biens collectifs » répondent également à un

objectif de service public. Lors de l'entretien, Marie de la Chaume a mis en avant son rôle

et engagement envers le service public et la responsabilité que cela incombe. France

Télévisions en tant que société qui regroupe des chaînes du service public doit respecter un

cahier des charges qui représente des coûts comme le souligne le producteur F. Texeraud :

« France TV a aussi un cahier des charges éditoriales, le gouvernement lui file une feuille

de route donc ils doivent parler des régions mais il faut aussi qu'il y ait de l'information et

dans l'information, il y a de l'investigation, c'est un travail de service public que

d'informer sur tout »

68 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. P. 31.69 Ibid.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 |Septembre 2018

Dès lors, France Télévisions doit obligatoirement consacrer une part de son budget

aux reportages d'investigation quelles que soient les conditions ou le contexte économique

dans lequel le groupe se trouve. Le diffuseur est donc lui aussi soumis à des impératifs et

des imputations budgétaires qu'il ne contrôle pas toujours. Si l'on s'en tient à cet article du

Parisien concernant le budget 2018 de France Télévisions : « c 'est finalement avec un

budget en baisse de 30 M€ que France Télévisions et ses 6 chaînes débuteront la nouvelle

année. Pour Delphine Ernotte, ce sont 47 M€ de moins que prévu70. » Dès lors, le diffuseur

peut-être lui aussi en position de subordination, ce qui peut se répercuter sur le budget

donné par les chaînes au producteur.

De même, sur une autre échelle, le diffuseur peut-être aussi soumis à des doutes ou

des contraintes dans sa grille de programmes qui peuvent se répercuter sur le producteur.

Par exemple, il peut y avoir des incertitudes quant à la reconduction de l'émission et une

possible fin de contrat entre la rédaction interne de Pièces à conviction et Cat et Cie. Au

cours de l'entretien, Marie de la Chaume a exposé cette situation incertaine actuelle dans

laquelle se trouve l'émission Pièces à conviction. Elle a également évoqué la nécessité de

négocier avec la direction pour débloquer des financements et lancer une enquête malgré

l'incertitude de diffusion : « après en 2019, j'en sais rien (long silence) donc c'est

compliqué à gérer parce que normalement les enquêtes faut les lancer en amont donc là

j'ai eu une dérogation pour lancer l'enquête de janvier alors que je suis même pas sûre

qu'on sera encore à l'antenne ». Ce qui implique que le producteur doit déployer son

réseau de ressources humaines et financières pour faire un reportage, sans avoir la certitude

d'une diffusion. Des reportages non diffusés représentent entre autre une perte de visibilité

pour la petite structure Cat et Cie et le travail de ses journalistes-réalisateurs.

70 « Budget 2018 : France Télévisions va devoir se serrer la ceinture », Le Parisien, 28 septembre2017.

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3) Des logiques de soumission à l'audience et aux annonceurs pour le diffuseur

« Ce spot de pub entre le journal télévisé et le programme de première partie de

soirée, celui pendant lequel on couche les enfants ou on fait la vaisselle, c'est 80 millions

d'euros par an de revenus potentiels!71 », a précisé Delphine Ernotte mi septembre

au magazine Society. En effet, comme nous le rappellent R. Le Champion et B. Danard,

« l'apparition en France de chaînes commerciales, dans les années 1980, a déplacé le centre

de gravité de la télévision vers une logique plus marchande. Dès lors, ces chaînes

commerciales gratuites font leurs recettes grâce aux annonceurs, qui sont leurs principaux

clients72. » Des chaînes comme TF1 ou M6 dépendent donc de la publicité pour assurer

leur financement. Il se trouvent que les chaînes du groupe France Télévisions adoptent

également cette logique de programmation des chaînes commerciales gratuites même s'il

s'agit d'un régime moins strict.» Bien que France Télévisions soit moins dépendant de la

publicité que les chaînes commerciales, il n'en reste pas moins que les recettes publicitaires

représentent 14% de leur recette totale en 201473. Par ailleurs, comme le soulignent

également R. Le Champion et B. Danard, même si la pression publicitaire s'exerce moins

sur les chaînes de France Télévisions, ce financement qui émane de la publicité est

indispensable pour compléter leur budget74. Dès lors, les diffuseurs sont pris dans des

logiques marchandes qui peuvent entrer en confrontation avec le travail du producteur et

son équipe de journaliste-réalisateurs. A ce propos, Denis Boutelier a illustré cette tension

avec une exemple de reportage qu'il a produit pour M6. Le sujet portait sur l'obésité aux

Etats-Unis et l'acteur principal était l'enseigne McDonald's. Or, il s'agit d'un annonceur de

M6. Les responsables de la chaîne ne souhaitaient pas diffuser le film produit. Le

producteur Denis Boutelier a dû longuement négocier avant d'accepter des compromis :

« Finalement le film est sorti dans son intégralité mais avec quand même un gros bémol :

jamais le mot McDonald's n'a été prononcé. McDonald's s'appelait " le numéro 1 mondial

du fast-food ". Et chaque fois qu'on voyait le panneau McDonald's, on floutait. » Ici, on

comprend bien ce jeu de tension et contraintes entre les logiques économiques du diffuseur

et le travail du producteur et son équipe.

71 « Le CSA opposé au retour de la pub en soirée sur France Télévisions », Europe 1, 22 septembre 2017.

72 Sonnac N., Gabszewicz J., L'industrie des médias à l'ère numérique, La Découverte, « Repères »,Paris, 3ème édition, 2013.73 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. P.50.74 Ibid.

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Par ailleurs, R. Le Champion et B. Danard expliquent que « les performances [ des

chaînes de type France Télévisions ] s'apprécient en fonction des résultats d'audience75. »

Or, produire des programmes audiovisuels est une activité à risques. En partant du principe

qu'un bon programme est celui qui remporte l'agrément du public, de la chaîne et des

annonceurs, on comprend que le producteur doit répondre à des logiques qui sont

incertaines et instables. Dès lors, « l'activité des producteurs est fragile76 » et ses positions

ne sont jamais acquises. De même, les responsables de chaînes sont eux aussi incapables

de prévoir le résultat des audiences pour tel programme. Pour réduire ces risques, les

producteurs n'ont d'autres choix que de diversifier les contenus. Or, ce sont généralement

les plus grandes sociétés de production qui peuvent avoir plusieurs projets d'émissions à

l'antenne, contrairement aux petites structures qui se reposent et dépendent du succès

potentiel d'une seule émission. Ce fut notamment le cas de Tac Presse avec son monopole

sur l'émission Spécial Investigation. Aujourd'hui, le producteur F. Texeraud reconnaît que

si l'émission Pièces à conviction s'arrêtait, cela représenterait un manque à gagner :

« PAC est notre plus gros client unique donc c'est sûr que si ça s'arrête, ça nous pose un

problème parce qu'en plus on a été échaudé parce que Tac Presse s'est arrêté à cause de

l'arrêt de Spécial Investigation mais on été sur des niveaux de chiffres d'affaires. »

Bien que l'audience n'influe pas directement sur le coût de la production qui reste

fixe pour la chaîne de télévision, les logiques d'audimat sont essentielles pour les chaînes

qui entendent aussi répondre aux exigences d'un bien de service public. Ces audiences

permettent entre autres de mettre en place une grille de programmes en choisissant par

exemple l'heure de diffusion : première ou deuxième partie de soirée. Suivant le créneau

horaire choisi, le producteur et la rédaction interne de l'émission doivent adapter leur sujet

en imaginant un public cible différent à 20h30 ou 23h30. Or comme le rappellent B. Le

Grignou et E. Neveu, « le public de télévision a ceci de paradoxal qu'il est constamment

invoqué, célébré ou moqué par les animateurs, producteurs, programmateurs ou

journalistes (…) et demeure pourtant le chaînon manquant du processus de

communication77 ». Par ailleurs, dès les années 1990, la politique de programmes qui

s'adressent à tout moment à tous les publics est remise en cause au profit d'un ciblage qui

se veut de plus en plus précis. Le programmateur joue donc avec plusieurs variables pour

75 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. P.30.76 Ibid.77 Le Grignou Brigitte, Neveu Erik, Sociologie de la télévision, op. Cit. p.53.

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faire correspondre un programme à un public qu'il aura imaginé derrière le télévision à tel

moment de la journée78. Cette notion de public imaginé est aussi à prendre en compte par le

producteur et son équipe de journalistes-réalisateurs. Au cours de l'entretien, le producteur

général de Cat et Cie, F. Texeraud a évoqué ces discussions en interne avec le diffuseur

quant au lien à prendre en compte entre les horaires de diffusion de Pièces à conviction qui

vont peut-être subir un changement, et l'adaptabilité du sujet :

« Pièces à conviction pourrait passer à 20h30, alors qu'actuellement on est à 23h30. Les

gens qui voient PAC à 23h ils connaissent l'émission et l'investigation, ils savent ce que

c'est. A 20h30, on doit penser à une autre écriture avec plus de fluidité, de nouvelles

thématiques »

On comprend tout l'enjeu de la programmation qui doit s'adapter à ce public

imaginé. Comme le souligne F. Jost, « le premier paramètre à prendre en compte pour le

programmateur est évidemment la nature du public qui est en mesure de regarder les

émissions, ce qu'on appelle la télévision disponible79. » Dans le cas de l'émission Pièces à

conviction, il s'agit également de de fidéliser le public qui a un horizon d'attente quant à

l'émission qu'il va voir. En effet, comme le sous-entend le producteur F. Texeraud dans ce

propos, « les gens connaissent l'émission », on pourrait imaginer un public prévisible

même si ce n'est pas entièrement le cas, comme nous l'avons précédemment développé.

Cependant, Pièces à conviction fait partie des programmes récurrents, « un programme à la

fois familier et inédit80 ». Dès lors le téléspectateur est en mesure de connaître l'identité de

l'émission et une partie de son contenu. Il a des repères. Le producteur et son équipe

doivent donc assurer cette homogénéité du contenu et respecter l'identité de l'émission pour

permettre aux chaînes de s'appuyer sur des résultats d'audience prévisible (même si cette

notion de prévisibilité est très relative).

Enfin, au cours des entretiens, j'ai pu constater une tension entre le diffuseur qui

tient compte de ses logiques d'audimat et le producteur Denis Boutelier qui souhaite avant

tout faire son travail de visibilité de problèmes publics en ayant une certaine liberté

éditoriale sans être toujours dans une logique d'audimat. Ce propos du producteur Denis

Boutelier le confirme :

78 Jost François, Comprendre la télévision, Op. Cit. p. 52.79 Ibid.80 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. P.30.

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« Nous on a pas de logique d'audimat. Nos interlocuteurs peuvent en avoir, les chaînes,

nous non. Nous on est producteur, on est journalistes, on a envie de sortir des histoires.

(...)mais en revanche, je pense que la légitimité des sujets que l'on fait c'est que ils doivent

intéresser et capter l'intérêt d'un très grand nombre de gens »

Dès lors, on comprend la tension entre la volonté du producteur et son équipe de

journalistes et celle des chaînes. Cependant, loin d'une opposition stricte, les deux

structures parviennent tout à fait à coopérer et à trouver « des formes stabilisées

d'arrangement entre les acteurs sociaux81 » au sens beckerien. D'un côté le producteur et et

les journalistes veulent rendre visible un problème public en captant l'intérêt du plus

grande nombre. De l'autre, les chaînes de télévision espèrent faire de l'audience. Cet

arrangement entre les deux structures permet de faire converger des buts communs qui sont

la condition même de leur survie économique.

4) Les risques financiers liés à l'investigation/ frais d'avocats pour le producteur

Au cours des entretiens, une autre contrainte économique est ressortie. Elle est liée

aux risques de procès dus aux révélations des enquêtes. Que ce soit la rédaction interne de

Pièces à conviction, les producteurs ou les journalistes-réalisateurs, tous ont pu témoigner

de ce recours au tribunal fréquent par les personnes mises en cause dans les reportages.

Marie de la Chaume :

« On reçoit toujours des courriers de gens qui ne sont pas contents etc, des avocats,

parfois des attaques en diffamation, parfois des réquisitions judiciaires. »

Dans le cadre de ces attaques, c'est au service juridique de la chaîne de coopérer

avec le producteur. Les personnes du conseil juridique sont également présentes dans la

phase de montage et donnent leur validation tout en faisant du conseil juridique. Lors d'un

procès, Marie de la Chaume souligne un principe de solidarité entre France Télévisions et

le producteur. Cependant il est important de souligner que dans un contrat classique, c'est

le producteur qui a une responsabilité juridique du reportage produit. Pour cette raison, le

diffuseur doit choisir un producteur capable de payer des frais d'avocats. Dans le cas de Cat

et Cie, le producteur F. Texeraud s'est entouré de l'avocate Virginie Marquet. C'est une

81 Becker Howard S. , Les Mondes de l'art, op. Cit. p.10.

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avocate du droit de la presse. Elle a travaillé au service juridique de France Télévisions.

Elle est aussi l'avocate pour la société Premières Lignes qui produit Cash Investigation.

Elle est donc spécialiste dans la défense des journalistes d'investigation. A ce propos, F.

Texeraud met en avant son rôle de producteur dans la prise en charge d'un procès : « Nous

on paye nos propres frais d'avocat, on engage notre propre responsabilité dans les

contrats qu'on signe . Si on est attaqué, France Télévisions a le droit de demander qu'on se

substitue à eux, on est responsable de nos propres films. » Le producteur F. Texeraud

ajoute également que les relations entre les deux structures se sont toujours bien passées et

que personne ne souhaite se retrouver seul face à un procès. Ce qui nous renvoie à

l'interactionnisme de Becker. Il place ces situations d'interactions entre acteurs sur un

continuum qui varient entre contraintes, rapports de force et coopérations82.

Par ailleurs, la loi secret des affaires est annonciatrice de nombreux procès à venir

puisqu'elle concerne directement les enquêtes qui traitent de l'argent de grands groupes

industriels comme en témoigne la série des trois films sur Areva faite par le journaliste-

réalisateur Pascal Henry. A ce propos, Paul Moreira, producteur de l’émission Cash

Investigation diffusée sur France 2, s'est exprimé sur cette loi au Journal du Dimanche. Il a

pris la défense des lanceurs d'alerte en mettant en avant ce problème de procès incessant à

venir : « Ils ne pourront plus exercer leur métier convenablement. Si dès le premier coup

de fil, vous souhaitez vérifier une information auprès de la boîte et qu’elle peut vous

attaquer en justice car vous avez eu des informations privées, plus personne ne prendra ce

risque et les escroqueries pourront se faire en toute impunité83 ».

Marie de la Chaume reconnaît également que cette loi va générer de nombreux

procès : « Je sais que ça va aggraver les choses mais c'est pour ça aussi qu'il faut

travailler avec des producteurs qui ont les épaules pour faire de l'enquête ». Dès lors, il

s'agit d'une réelle contrainte économique liée directement aux reportages d'investigation,

que les producteurs ne doivent pas sous-estimer.

5) Des statuts d'intermittents pour les journalistes-réalisateurs : entre succès et

précarité

Nous avons vu que suite à la faillite de l'agence Tac Presse, le nombre

d'employés fixe avait diminué de trois quarts avec la société de production Cat et Cie.82 Becker Howard, Les Mondes de l'art, Op. Cit. p.8.83 « Pourquoi la loi "secret des affaires" nourrit des craintes sur la liberté d'informer ? », Europe 1, 15 juin2018.

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Il n'y a plus de journalistes en temps plein. En effet, le producteur D. Boutelier donne

une description presque ethnographique de la structure Cat et Cie en ces termes :« En

haut, on a l'administration, production et rédaction et puis en bas, le montage et puis

même on a des journalistes mais on est pas très nombreux comme je disais, une partie des

gens sont en tournage, d'autres sont en montage. On a aucun réalisateurs salariés, aucun

journalistes salariés, aucun. » Comme l'explique R. Le Champion et B. Danard, en dépit

d'un développement rapide du secteur de la production audiovisuelle depuis 20 ans, le

poids économique et social de ce secteur reste modeste au regard d'autres pans de

l'économie française. Et la cause principale de ce faible poids économique vient du manque

d'emplois permanents dans le secteur audiovisuel. Les deux chercheurs notent un fort

contraste entre les salariés permanents de ces petites structures indépendantes et ceux de

France Télévisions. « En 2012, le secteur compte 8 295 salariés permanents en France,

dont 86% en région parisienne84. » Dès lors, les producteurs font un recours massif aux

emplois non permanents, ce qui provoque un changement de statut pour les journalistes-

réalisateurs. En effet, dans le cadre de ce mémoire, les journalistes interrogés ont débuté

leur carrière dans des agences de presse, ils avait une carte de presse. Ils étaient

entièrement considérés comme journaliste. Désormais, ils travaillent en freelance pour des

petites structures privées et ont obtenu un statut d'intermittent du spectacle. Au cours de

l'entretien, les journalistes-réalisateurs Xavier Deleu et Pascal Henry ont vivement marqué

leur regret de la perte de la carte de presse au profit du statut d'intermittent. Pascal Henry a

obtenu sa carte de presse en 1986 et l'a perdu en 2012. Il explique avoir fait une nouvelle

demande de carte de presse pour un de ses films sur Areva sans avoir pu l'obtenir :

« En Centre-Afrique, il y avait la guerre civile là-bas, j'y pars pour l'affaire Areva, je

demande la carte de presse à la commission et je ne l'obtiens pas !»

D'un point de vue déontologique, la carte de presse a une visée double. Elle permet

de gagner en crédibilité et d'imposer la responsabilité sociale des journalistes auprès des

tiers. Elle permet également de donner une conscience du groupe. Et le groupe des

journalistes à la particularité d'accéder à une tribune publique dont d'autres groupes ne

jouissent pas. En cela, ils doivent se légitimer auprès de la société. Cependant, on

comprend également que certains journalistes relèvent des médias qui sont des entreprises

privées à visée lucrative. La profession s'exerce dans des contraintes techniques et

84 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. p.34.

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collectives fortes comme nous l'avons vu. Par ailleurs, cette profession a tendance à se

banaliser. Dès lors, il semble que la légitimité d'un journaliste-réalisateur doit s'acquérir par

la pratique et l'expérience. Cependant, dans le cas donné par Pascal Henry, l'obtention de la

carte de presse lui aurait permis d'avoir le statut officiel de journaliste et ainsi de bénéficier

d'une certaine couverture et sécurité selon la charte sur la sécurité des journalistes en zones

de conflit ou de tension. En effet, Cette charte a été proposée par RSF en 2002, elle permet

de faire respecter les droits et devoirs des journalistes en zones de conflit. Il est question

entre autres, de la responsabilité de l'employeur à ne pas exercer de pression au détriment

de la sécurité et du bon-jugement du journaliste. Dès lors, la précarisation de la profession

de journaliste a poussé nombre d'entre eux a changé de statut au profit de celui

d'intermittent du spectacle qui assure une stabilité de revenus. Cependant, le journaliste-

réalisateur doit réaliser de nombreuses démarches personnelles pour obtenir des projets de

films.

En effet, les chercheurs B. Le Grignou et E. Neveu mettent en avant

« l'hétérogénéité de la population journalistique85 » et l'inégalité d'accès au marché du

travail. Ils pointent notamment une dualité entre les visibles et les invisibles qui serait la

cause principale d'une forte division des tâches. Au cous de l'entretien, le journaliste Pascal

Henry a souligné ce qu'il considérait comme le privilège des journalistes travaillant pour

un média dans une rédaction interne à la chaîne et ceux qui sont intermittents et donc plus

instables. Ces derniers doivent passer de projets en projets pour survivre. En effet, il

semble qu'il y ait de « nets clivages, en termes de métiers, conditions de travail, notoriété

ou rémunérations » au sein du groupe de journalistes86. Par exemple, le groupe de JRI

serait plus invisible comparé à celui des « journalistes-animateurs ». Les JRI subiraient

plus directement les effets économiques de la multiplication des chaînes et leur mise en

occurrence. Au cours des entretiens, certains journalistes ont particulièrement insisté sur

ces écarts de conditions de travail et de salaires à l'intérieur même du groupe de

journalistes-réalisateurs, et plus particulièrement, entre ceux qui travaillent au sein d'une

rédaction interne et les freelances. Ces propos de la journaliste-réalisatrice Stenka Quillet

en témoigne : « Comme je suis freelance, je suis payée au forfait donc j'ai une somme

d'argent à louer c'est ni plus, ni moins donc je fais mon budget et je sais que je vais

pouvoir vivre pendant six ou sept mois sur ce budget là, c'est la contrainte économique.

C'est vachement plus simple de staffer en contrat dans une chaîne »

85 Le Grignou Brigitte, Neveu Erik, Sociologie de la télévision, op. Cit. p.28.86 Ibid.

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Chapitre 2 – Des contraintes éditoriales et temporelles dans la

fabrication d'un reportage d'investigation pour l'émission Pièces à

conviction

Depuis l'arrivée de la télévision de la demande, les diffuseurs doivent commander

et sélectionner des programmes au producteur en fonction d'objectifs précis et de

spécifications particulières quant au produit fini. Parmi ces objectifs inhérents au processus

de fabrication, il y a une ligne éditoriale et une durée de production à respecter. Ces deux

caractéristiques que le producteur et son équipe ont pour obligations de remplir, sont à

l'origine de tensions et de contraintes qu'il faut surmonter pour assurer la diffusion du

produit fini. Les conditions de production d'une émission comme Pièces à conviction

illustrent certaines ambiguïtés du journalisme audiovisuel. Si on s'attache au groupe de

journaliste-réalisateurs, les sociologues B. Le Grignou et E. Neveu montrent qu'il y a une

tension dans la représentation des conditions de ce métier. En effet, d'un côté il y a des

critiques avec une dénonciation de « la tyrannie de l'urgence, la rareté des enquêtes de

terrain, le mimétisme médiatique ou le poids ambivalents de l'audience87 ». De l'autre, ces

journalistes-réalisateurs parlent d'une vraie passion, vocation et d'une forme

d'indépendance dans leur travail, « une grande famille », « une vie dont on rêve quand on

est gamin88 ». Face à ces représentations contradictoires du métier de journaliste-

réalisateur, on comprend qu'il y un entre-deux qu'il convient d'analyser. Plus encore, il

s'agit de comprendre les rouages de la fabrication d'un reportage d'investigation à travers

les contraintes éditoriales et temporelles que subissent le diffuseur, mais avant tout, le

producteur et les journalistes-réalisateurs.

87 Le Grignou Brigitte, Neveu Erik, Sociologie de la télévision, op. Cit. p.29.88 Ibid.

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1 -Des contraintes éditoriales

Ces contraintes sont directement liées à la ligne éditoriale de l'émission Pièces à

conviction. Le producteur doit faire des propositions de sujets qui sont en lien direct avec

les attentes de la rédaction interne de l'émission étudiée. Au cours des entretiens, j'ai pu

interroger les acteurs des deux structures pour tenter de saisir les moments de tension tant

dans la phase de rédaction d'un sujet, que dans les phases d'enquête et de montage. Par

ailleurs, ces contraintes éditoriales, souvent imposées par les chaînes aux producteurs, sont

aussi liées aux choix de programmation. En effet, le succès d'une chaîne dépend de la

pertinence des programmes diffusés. Ceux-ci doivent être performants et adaptés à des

objectifs éditoriaux. D'où l'intérêt du producteur de coopérer et suivre les règles de la

chaînes si il souhaite renouveler des contrats avec le diffuseur. A ce propos, les termes de

pression ou de réputation semblent plus justes que celui de contraintes. L'entente éditoriale

entre le producteur et le diffuseur est la condition même de leur coopération. Or, cette

coopération n'est pas toujours exempt de moments de tensions.

a- L'art de vendre un sujet : une écriture au conditionnel

L'angle du sujet : un choix déterminant et contraint

Au cours des entretiens, les producteurs et journalistes interrogés ont tous porté une

attention particulière à la rédaction d'un projet de film. Celle-ci semble être déterminante

pour engager la réalisation d'un film. En effet, la validation d'un synopsis ou scénario

permet la signature du contrat entre le diffuseur et le producteur. Dans notre cas d'étude,

nous avons constaté que les processus d'écriture d'un synopsis sont multiples et l'idée d'un

film peut venir de différents acteurs ou sources. De même, nous avons développé l'idée

d'une écriture du synopsis à plusieurs mains, ce qui en soi constitue une première

contrainte due à cette coopération. En effet, cela implique de nombreux réajustements et

des versions différentes du synopsis afin de répondre aux exigences de la rédactrice en chef

de l'émission, Marie de la Chaume. Cette dernière nous a donné un exemple d'interaction

dans laquelle elle finit par imposer un angle de sujet au producteur Denis Boutelier qui

voulait un traitement différent :

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« Récemment on est entrain de travailler pour une émission qui sera diffusée au mois de

novembre sur les maires qui dérapent avec Delphine Lopez (...) Au départ c'est une

proposition de Denis qui était : les maires pourris de France etc. Je lui ai dis : " Ecoute

moi j'ai beaucoup d'admiration pour les maires on va pas partir comme ça de but en blanc

pour casser du sucre sur les maires, je ne veux pas de cette approche là »

Avec cet exemple, on comprend que la question de l'angle et du prisme avant la signature

du contrat est essentielle. Le producteur doit donc s'adapter aux attentes du diffuseur si il

souhaite produire un film. Par ailleurs, cette validation dépend également de la direction

des magazines de France Télévisions qui donne son accord final avant d'établir un contrat.

Et comme l'explicite H. Becker, « le nombre et la diversité des collaborations à des

créations par essence collectives accroissent par eux-mêmes les risques et les occasions de

conflits.89 » Ce qui nous permet de saisir les frictions entre les acteurs quant à l'orientation

de l'angle d'un sujet, et ce, avant même la signature d'un contrat. On comprend que cet

angle est aussi déterminant pour répondre à la ligne éditoriale de l'émission étudiée et son

prisme de l'argent public ainsi que des affaires politico-financières. Par ailleurs comme le

souligne le journaliste-réalisateur Pascal Henry, le synopsis est un produit à la fois

intellectuel et commercial, qu'il s'agit de vendre auprès du diffuseur. Dès lors, le producteur

doit connaître les attentes du diffuseur pour assurer un achat. Le producteur est le plus

souvent contraint de reprendre un premier travail d'écriture fait par les journalistes-

réalisateurs avant d'envoyer le synopsis fini au diffuseur comme l'illustre ce propos de

Pascal Henry :

« Pour Areva j'ai écris une dizaine de pages, je l'ai envoyé chez Denis. On l' a amélioré,

on l' a anglé peut-être plus pour " appâter le client " car il faut donner envie au diffuseur.

Il doit sentir qu'on est capable de le faire, lui exposer des témoins intéressants, faut donner

cette envie. »

Il s'agir donc d'un jeu d'écriture fait de plaisir et de contraintes qui est une étape

essentielle pour assurer l'achat de productions audiovisuelles et donc assurer la survie de la

société. Dans le synopsis sur « Areva, les secrets d'une faillite » envoyé par Pascal

Henry90 , on trouve une écriture conditionnelle bien qu'incitative : « Notre enquête le

montrera (…). Plus encore, sur le synopsis de Pascal Henry, les intervenants sont en gras :89 Becker Howard, Les Mondes de l'art, Op. Cit.p. 9.90 Le synopsis se trouve en annexe.

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Anne Lauvergeon (ancienne cadre d'Areva), Anne Gudefin (ingénieur sécurité, experte) ,

Philippe Knoche (un des hauts cadres d'Areva), Luc Oursel (ancien PDG d'Areva),

Mahamadou Issoufou (président nigérien, ancien cadre d'Areva). Il ne s'agit pas d'une liste

exhaustive mais elle nous permet de comprendre les stratégies mises en œuvre dans

l'écriture d'un synopsis pour vendre une enquête. Plus que tout, l'emploi du futur ou

conditionnel nous donne à voir l'évolution d'un journalisme desk ou de dossier vers un

journalisme de terrain. Comme si tout était déjà écrit.

Cependant, dans la plupart des cas, lors de la signature du contrat sur base de

synopsis ou début de scénario, l'enquête n'est pas aboutit. Il s'agit d'une écriture

conditionnelle avec des grands axes d'enquêtes qu'il faudra respecter. Alors même que

certaines pistes n'ont pas pu être vérifiées, il faut quand même répondre aux attentes du

diffuseur. Pour les journalistes-réalisateurs cela peut représenter une pression et une

contrainte. Xavier Deleu a décrit cette situation au début de son enquête sur les maisons de

retraites après signature du synopsis, en ces termes :

« Une fois le contrat signé, je démarre de zéro c'est-à-dire que je ne suis jamais rentré

dans un EHPAD, je suis incapable de savoir à quoi correspond les lettres du mot EHPAD

et je démarre de zéro c'est-à-dire que je fais une revue de presse et ensuite j'adapte ma

façon de travailler suivant les enquêtes. »

Par ailleurs, dans les deux synopsis de reportages d'investigation envoyés, on

remarque des phrases écrites avec des verbes conjugués au conditionnel et un futur proche

à valeur performative. Dans celui sur « Maisons de retraites : les secrets d'un gros

business », écrit à plusieurs mains (l'enquêteur-stagiaire Antoine Hirchy, le producteur

Denis Boutelier, le journaliste-réalisateur Xavier Deleu) on peut lire des phrases comme :

« nous nous baserons sur les rapports (...) » / « nous verrons que ce business n'est pas

exsangue de conflits d'intérêt (...) » / « nous enquêterons sur le rôle des organismes de

contrôle (...) » / « Pour enrichir l'enquête, nous nous pencherons sur l'investissement en

EHPAD (...) ». A travers ces phrases extraites d'un synopsis, nous constatons à la fois de

nombreux termes qui se réfèrent à l'argent et la finance, ce qui nous renvoie à la ligne

éditoriale de Pièces à conviction. De même, on constate une conjugaison au futur proche

qui a une fonction performative. Cependant, le synopsis est le résultat d'un travail de

bureau et d'entretiens téléphoniques. Dès lors, il y a toujours des incertitudes quant à la

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réalité du terrain. Cette citation de J. Durançon sur l'art du scénario nous donne à

comprendre les contrastes entre écriture et terrain :

« Et encore : Ne pas s’en contenter. Objet transitionnel – littéralement. Ce qui est, et n’est

pas. Du vent. Le scénario est ce qui n’est pas. Le souffle d’un espoir, et la conscience

d’inexistence. Comment faire avec? Danger. Pire menace : jeu gratuit. N’engage pas

comme un film – et pas comme une écriture. Entre-deux (eaux). Flou artistique –

nécessaire91 »

Aussi, les contraintes éditoriales peuvent être caractérisées aussi bien par l'écriture

de ces premières pages avant la signature du contrat qu'on peut qualifier de synopsis,

scénario ou pré-enquête. En effet, ces pages sont souvent écrites au conditionnel, l'enquête

n'est pas entièrement aboutie et le terrain a lui aussi une réalité propre. Dès lors, tout

l'enjeu du producteur et des journalistes-réalisateurs est de prendre en compte les exigences

du diffuseur dans la phase d'écriture, mais aussi de respecter les axes d'enquêtes, une fois le

contrat signé, et ce, malgré une absence de connaissances de la réalité du terrain.

b- Répondre au genre de l'investigation à la télévision

Parmi les contraintes éditoriales, on peut souligner la nécessité de répondre au

genre d'une enquête d'investigation pour la télévision tout en ayant à cœur de satisfaire les

attentes du public. En effet, l'enquête à la télévision est un genre à part entière qui se

différencie du reportage, et ce, sur plusieurs point, que ce soit au niveau de l'angle choisi,

de la volonté de mettre en scène une dénonciation ou encore du recours à un grand nombre

de séquence. S'ajoute également, une certaine mise en scène du journaliste. Dans le cas de

Pièces à conviction, on peut aussi citer l'utilisation d'une charte graphique qui fait l'identité

de l'émission et à laquelle l'équipe de Cat et Cie doit impérativement se fier. Tout cela se

combine pour satisfaire la demande du public. Tout d'abord, nous avons vu que l'angle

choisi pour un sujet devait tourner autour de l'argent public. Cet angle déterminant pour la

signature d'un projet de film est source de nombreuses questions au fil de l'enquête et doit

convaincre le public et le diffuseur.

91 Durançon J. , « Cet obscur objet du désir », in Autour du scénario. Cinéma, bande dessinée, roman-photo,vidéo-clip, publicité, littérature, dossier de la Revue de l’Université de Bruxelles, sous la dir. de BenoîtPeeters, n° 1-2, 1986, p. 266.

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Jean-Jacques Jespers établit une liste de différences entre le reportage et l'enquête à

la télévision. Il prend l'exemple d'un sujet sur le parfum. Pour le reportage, l'angle serait

par exemple: « le sort des journaliers employés à la cueillette des fleurs », pour l'enquête ce

serait plutôt : « le prix du parfum est-il justifié ?92 ». Dès lors, on retrouve ces questions

d'argent dans le journalisme d'investigation qui est l'essence même de l'émission Pièces à

conviction. Le producteur et journaliste-réalisateur doivent s'y adapter. Par ailleurs, J.J.

Jespers note également le principe de dénonciation ou de mise en visibilité de « situations,

questions ou faits peu connus93 ». Le journaliste-réalisateur doit « rendre l'invisible

visible » et ce travail n'est pas exempt de contraintes et de risques. Certaines sources

peuvent être difficiles d'accès ou d'autres peuvent se révéler très complexes à décrypter,

notamment dans le domaine de la finance. S'ajoute à ce travail de repérage, les conflits

d'intérêts des acteurs ciblés dans l'enquête. La journaliste-réalisatrice Stenka Quillet nous

donne l'exemple de l'utilisation d'un expert pour son enquête « DSK Business ». Cet expert

doit l'aider à comprendre les comptes de DSK tout en étant neutre :« Je vais chercher un

commissaire aux comptes pour regarder les comptes de LSK donc la boite de DSK au

Luxembourg et il faut qu'il n'ait aucun conflit d'intérêt avec DSK ».

D'autre part, au cours de l'entretien, le journaliste-réalisateur Pascal Henry a illustré

les difficultés de mettre à jour et révéler au public une histoire confidentielle. Alors qu'il

était en tournage pour son premier Areva intitulé : « Affaire Areva : 3 milliards en fumée »,

il apprend que son synopsis a été volé et qu'il s'est retrouvé dans les mains de l'ancienne

patronne d'Areva, Anne Lauvergeon, qui était le personnage principal de son enquête :

« Je rentre de tournage à Namibie, je reçois un coup de fil d'un député socialiste : Marc

Goua, qui était cité dans le synopsis et il me dit que l'ancienne patronne d'Areva, Anne

Lauvergeon est venue le voir en lui présentant le synopsis de mon enquête. J'ai dû porter

plainte pour vol alors que le film était en cours de tournage »

On comprend que le principe de dénonciation d'une personne, d'un fait ou d'une

situation rendu publique, propre au genre de l'investigation, peut être la cause de

contraintes. Le journaliste-enquêteur doit les contourner pour répondre aux attentes d'un

public et d'un diffuseur en quête de révélation. Par ailleurs, J.J. Jespers souligne que le

style de l'enquête à la télévision se caractérise par un grand nombre de séquences :

92 Jespers Jean-Jacques, Journalisme de télévision : enjeux, contraintes, pratiques, Op. Cit. p.20.93 Ibid.

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interview, extraits de reportages, images de synthèse, graphiques etc94. Cependant, dans le

cas de l'émission Pièces à conviction, la caractéristique phare est le recours aux documents

administratifs qu'ils soient judiciaires ou autres comme preuve dans la démonstration. Pour

certains journalistes-réalisateurs cela peut représenter un effort supplémentaire.Le

journaliste-réalisateur Xavier Deleu a par exemple évoqué son goût pour l'humain et la

pratique de l'interview. Il explique avoir plus d'affinité pour les interactions humaines que

la recherche de documents écrits même si en tant que bon enquêteur, il est amené à faire les

deux :

« J'aime travailler l'interview, la parole des gens, les silences, les choses comme ça et

donc dans la pure investigation, je suis pas le meilleur, je suis pas le meilleur pour sortir

des documents et chercher des documents exclusifs (…) après je pense que je suis capable

de les exploiter mais j'aime quand il y a un fond d'humain. »

Aussi, un journaliste qui fait de l'investigation pour la télévision doit avoir une

double-casquette qui lui permet d'analyser des dossiers financiers, judiciaires,

administratifs parfois complexes et aller à la rencontre des personnages clés sur le terrain.

L'écriture d'une enquête est donc soumise à différents types de contraintes qui doivent être

dépassées pour que l'enquête soit diffuser.

Enfin, cette enquête doit capter l'attention du public. Pour cela le choix du sujet

traité est déterminant. Il doit emporter l'adhésion du plus grand nombre. Il s'agit d'écrire

une enquête en pensant à un public-cible. Ce sont des discussions en interne qui permettent

de déterminer la pertinence du sujet à diffuser comme le montre ce propos du producteur

général F. Texeraud :« on voulait enquêter sur le business de la mort mais on s'est dit

qu'on ne le ferait pas car si jamais l'émission passe à 20h 30, on ne peut pas balancer un

truc sur les pompes funèbres. C'est une réflexion qu'on a avec la rédactrice en chef et son

adjoint . On doit fabriquer des films qui concerne leur public et ce public on sait que c'est

pas le même à 23h qu'à 20h30 ». Dès lors, on saisit la pluralité de paramètre à prendre en

compte lors du choix du sujet d'une enquête que ce soit le prisme, la thématique, trouver

des documents et informations inédites, la vulgarisation ou encore la scénarisation. Tous

ces éléments doivent être pensés pour satisfaire le diffuseur et le public.

D'autre part, Le montage est une étape déterminante qui permet d'opérer des choix

efficaces visant à capter l'attention du public, mais plus que tout, à répondre à « un horizon

94 Ibid.

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d'attente ». Dès lors, l'équipe de Cat et Cie doit tenir compte de certains éléments de

grammaires récurrents qui permettent de rendre intelligible une enquête : la voix-off, les

graphiques, la mise en scène du journaliste. De même, il s'agit de respecter la charte

graphique de l'émission, les documents trouvés doivent apparaître à l'écran selon un style

précis. Tout cela contraint le travail du journaliste-réalisateur, son monteur et le graphiste

qui doivent répondre à certains codes propre à l'émission et plus largement au style de

l'investigation. Aussi, la multiplication de ces paramètres rend plus difficile la fabrication

d'un reportage pour le producteur et son équipe. Nous développerons les contraintes de la

scénarisation d'un reportage d'investigation dans une troisième partie.

2 - Des contraintes temporelles

Le temps est lui aussi source de contraintes, qu'il s'agisse d'un format standardisé ou

bien du temps de l'enquête, le diffuseur, le producteur et son équipe doivent répondre à des

durées et des délais précis. Ces temps peuvent-être contraignants pour l'ensemble de

l'équipe. A la fois pour le diffuseur car celui-ci doit alimenter sa grille de programme en

temps et en heure, au producteur qui doit livrer le film commandé à temps et au

journaliste-réalisateur qui doit organiser son enquête pour être à l'heure. La contrainte

temporelle créée une inter-dépendance propre au processus de coopération. Chaque acteur

doit tenir son engagement. Ces délais contraignants sont directement liés à la nécessité

d'acquérir des images et des sons, de les monter, de les sonoriser et de les commenter en

tenant les délais de livraison.

a- U ne tension entre programmes de flux et programmes de stock

Les producteurs de Cat et Cie ont mis en avant leur volonté de produire des

programmes de stock qui, « à l'issue de leur première diffusion conservent toujours un

intérêt pour les téléspectateurs et donc une valeur économique.95 » Ces programmes de

stock ont des durées standardisées dont les principaux formats sont 26 ou 52 minutes.

Comme le souligne J.J. Jespers, « les standards moyens, pour être arbitraires, n'en sont pas

moins perçus comme des contraintes objectives par les journalistes ou les responsables des

rédactions, qui les remettent rarement en question96 ». En effet, lors de l'entretien Xavier

95 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. p.5.96 Jespers Jean-Jacques, Journalisme de télévision : enjeux, contraintes, pratiques, Op. Cit. p.40.

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Deleu a souligné des contraintes dans les choix des séquences au montage de son reportage

sur les maisons de retraites :

«J'avais une belle scène au piquet de gréve, un peu longue mais elle ne rentrait pas dans

notre logique de ce qu'on voulait démontrer et c'était simplement une belle scène de vie et

ben elle est tombée à la poubelle (…) le spectateur peut s'ennuyer sur un thème, sur une

interview trop longue, il faut un certain rythme. Une interview à la 23 ème minute sur un

52 minutes, c'est le ventre mou »

En effet, les séquences doivent être rapides et contenir une seule information claire. Leur

enchaînement doit créer un certain suspens dans la démonstration du problème posé par

l'enquête dont l'aboutissement est la révélation. Aussi, un format de 52 minutes impose de

faire des choix. Il est difficile de faire durer des scènes que le journaliste-réalisateur juge

intéressantes d'un point de vue esthétique. Il s'agit de donner une cadence au reportage, et

ce, en choisissant des séquences relativement courtes. Et l'enchaînement de la totalité de

ces séquences ne doit pas dépasser 52 minutes.

Par ailleurs, au cours des entretiens j'ai pu noter une tension en terme de

catégorisation de l'émission Pièces à conviction. Certains parlent de programme de flux,

d'autres de stock. Si l'on s'en tient à la durée, on pourrait dire qu'il s'agit d'un programme de

stock qui a vocation à être rediffusé. Or, comme l'a précisé le producteur F. Texeraud,

France Télévisions rediffuse rarement les émissions de Pièces à conviction. D'autre part,

cette émission a une diffusion quasi mensuelle et les thématiques traitées sont directement

issues de l'actualité. Dès lors, cette tension de catégorisation est à prendre en compte dans

les contraintes temporelles car elle implique un rythme de fabrication suffisamment

régulier pour que l'émission soit diffusée tous les mois. Le journaliste Xavier Deleu insiste

sur cette différence majeure entre la fabrication de reportages pour Pièces à conviction et

celle d'un programme destiné à une case documentaire. Pour l'émission étudiée, les délais

de fabrication d'un reportage ne peuvent pas dépasser six mois, à l'inverse pour un 90

minutes, la durée de fabrication peut durer jusqu'à trois ans. Cela implique une

organisation de travail différente.

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b - Une tension entre exigences, enjeux et temps limité de l'enquête

En effet, le temps de fabrication qui comprend les étapes de préparation de

l'enquête, tournage et montage, est de six mois maximum pour un 52 minutes de Pièces à

conviction. Chaque journaliste-réalisateur gère ce temps d'enquête différemment.

Cependant, comme l'a souligné Xavier Deleu, le journaliste est souvent pris dans une

tension entre finir son enquête à temps et la découverte de personnages, d'événements ou

de tout autre piste intéressante. Quant à Pascal Henry, il a dû réaliser trois enquêtes

différentes sur Areva. Cette feuilletonisation était le résultat d'une enquête qui avançait au

fur et à mesure de la fabrication de reportages. D'autre part, le journaliste est contraint de

rentabiliser ces jours de tournages, d'autant plus qu'une équipe de trois personnages, à

savoir le journaliste-réalisateur, l'ingénieur son et une autre caméraman, coûte plus cher

qu'une équipe de deux personnes sans caméraman supplémentaire. De même, dans

certaines situations, le tournage et montage se chevauchent pour gagner du temps sur la

fabrication. Xavier Deleu illustre cette situation à travers l'exemple du film de la journaliste

Delphine Lopez :

« En moyenne, c'est de 4 à 6 mois pour sortir une enquête et franchement 4 mois, c'est

super dur quoi. Delphine était en montage, elle venait de tourner 3 ou 4 plans avec moi le

matin même. »

On saisit cette course temporelle et dès fois l'impossibilité de poursuivre une

enquête pour respecter les délais de livraisons. S'ajoute à cela, une coopération à avoir avec

les autres acteurs de cette fabrication et donc la nécessité de tenir compte des plannings de

chaque acteurs : monteur, ingénieur son, producteur, caméraman. De même, cette

contrainte de temps est aussi liée au forfait que l'on donne à un journaliste. En effet, le

diffuseur donne une somme d'argent au producteur qui lui permet de payer son équipe à

travers des forfaits qui correspondent au temps de l'enquête. Si le/la journaliste dépasse le

temps requis de fabrication, il ne sera pas payer sur les mois supplémentaires. La contrainte

temporelle est donc doublée à la contrainte économique.

Enfin, la contrainte temporelle est aussi celle d'une émission qui traite de

thématiques prises dans l'actualité selon la logique de « circulation circulaire » de

Bourdieu. Contrairement à une écriture d'un documentaire qui peut être diffusé trois ans

plus tard. Pièces à conviction qui pourrait faire parti de la catégorie « magazine

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 |Septembre 2018

d'investigation » doit trouver un juste milieu entre des sujets d'une actualité immédiate et

celle d'une actualité un peu plus diffuse dans le temps. Il s'agit donc de jouer avec le temps

et essayer d'anticiper sur des sujets qui intéresseront le public quelques mois plus tard après

une « actualité chaude ». Cette problématique de l'actualité touche directement la

contrainte des six mois de fabrication. Le producteur F. Texeraud donne l'exemple d'un

sujet sur l'héritage de Johnny Hallyday dont l'idée plaisait à la rédaction interne de Pièces

à conviction. Or, les deux structures n'était pas d'accord sur le mois de diffusion du dit

reportage. F. Texeraud explique avoir refusé de faire cette enquête pour des raisons de

temporalité :

« Si on l'avait fait avec leur créneau, on aurait rien sorti parce qu'on avait pas le temps.

On aurait sorti un reportage de plus sur Johnny Hallyday et on aurait pas fait ce qu'on

voulait faire et on estimait que personnes ne serait content. On leur a dit « soit on le fait

pour le mois d'octobre, soit on le fait pas. »

Ici le producteur a dû refuser un projet au diffuseur pour ces contraintes de temps,

ce qui apparaît assez clair pour saisir l'intérêt du temps donné à une enquête.

On s'aperçoit très vite que les différentes contraintes économiques, éditoriales,

temporelles sont toutes liées à la contrainte organisationnelle propre au processus de

coopération et d'interdépendance. On note également que ces contraintes sont entremêlées.

De même, l'écriture d'une enquête doit répondre à une durée et un coût standardisé, il ne

s'agit pas d'avoir un scénario qui soit trop complexe en exigeant une importante quantité de

jours de tournage. Enfin, on constate que c'est le plus souvent le producteur et les

journalistes qui sont en position de subordination vis-à-vis du diffuseur. Dès l'instant de la

signature du contrat et parfois en amont, le producteur et son équipe doivent s'adapter aux

exigences du diffuseur, leur client. Dans le cas étudié, cela à d'autant plus d'importance car

Pièces à conviction est un client principal pour Cat et Cie comme nous l'avons vu. Ces

contraintes sont donc le résultat d'une dépendance du producteur vis-à-vis du diffuseur bien

que celles-ci puissent se penser en termes d'inter-dépendance et de coopération au sens

beckerien du terme.

Par ailleurs, si l'on s'intéresse aux journalistes-réalisateurs qui sont les acteurs les

plus visibles, ceux à qui le producteur et le diffuseur confient un projet à réaliser, on

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 |Septembre 2018

constate qu'il y a également une tension entre une liberté créative et une forme de

standardisation dans le produit fini. En effet, bien que chaque émissions traitent de sujets

différents, on peut remarquer des logiques similaires d'une émission à l'autre alors même

que le journaliste-réalisateur a un style propre. On a pu développer la spécificité du genre

de l'investigation à la télévision qui suit une logique de dénonciation. Or, bien que chaque

journaliste-réalisateur se revendique d'un travail et d'un style qui leur est propre, on

constate que l'émission repose tout de même sur un « contrat » narratif et énonciatif qui

ritualise la forme d'une dénonciation des « secrets des grands au détriment des petits ».

Nous nous attacherons à démontrer cette tension constitutive aux industries culturelles

prise entre créativité et standardisation à travers le travail des journalistes-réalisateurs.

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BRAS Elsa | Mémoire de Master 2| Septembre 2018

DES JOURNALISTES TIRAILLÉS ENTRE VOLONTÉ

DE CRÉATIVITÉ ET RISQUES DE

STANDARDISATION DES REPORTAGES

Bien que le producteur soit le plus souvent un « chef d'orchestre » dans le

processus de fabrication d'un reportage d'investigation, notamment par la mobilisation

de ressources humaines et financières, il ne pourrait aboutir son projet de film sans la

présence d'un acteur central : le journaliste-réalisateur. Ce dernier devient à son tour

chef d'orchestre et donne son temps et énergie pour développer une enquête, raconter

une histoire. En effet, il doit collecter des images, « déterminer a priori une sorte de

scénario de chaque séquences, donner des directives à l'équipe de tournage, réaliser

les interviews et les in-situs, rechercher des images d'archives, superviser le montage

et la sonorisation, écrire un commentaire, l'enregistrer 97 ». Comme l'explicite J. J.

Jespers, bien qu'il s'agit d'un travail d'équipe, « c'est au journaliste que revient la

coordination98 », à la fois pratique et conceptuelle. Dès lors, ce dernier est un rouage

essentiel dans le processus de coopération. Il est également le plus visible dans la

fabrication d'un reportage d'investigation. Plus encore, il est l'acteur phare auquel on

rattache le produit fini. Nous tenterons de saisir la tension entre le travail/le style

propre au réalisateur et la nécessité de remplir des conditions et caractéristiques

inhérentes aux reportages d'investigation. Nous verrons que l'identité de l'émission

Pièces à conviction impose aux journalistes-réalisateurs de respecter un certain

contrat narratif, énonciatif, une charte graphique qui peuvent les contraindre dans leur

manière de raconter une histoire et/ou dans le choix des images.

97 Jespers Jean-Jacques, Journalisme de télévision : enjeux, contraintes et pratiques, Editions DeBoeck Université, 2009, p. 48.98 Ibid.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Chapitre 1 : Respecter un contrat narratif et énonciatif qui ritualisent

une forme de dénonciation propre au « genre de l'investigation »

La fabrication d'un reportage d'investigation pour Pièces à conviction est

rendue possible par la scénarisation d'une enquête ou plutôt l'art de raconter des

histoires qui doivent toucher le public. Il convient également de redonner l'essence

même de l'investigation : le principe de dénonciation. A l'image de cette citation

d'Albert Londres, devenue une référence et une ligne de conduite pour le groupe

professionnel des journalistes : « Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus que de

faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie99 ». Toutefois, on peut noter qu'il n'y a

pas une seule définition du journalisme d'investigation. De même, les émissions de

journalisme d'investigation du paysage audiovisuel français revendiquent chacune

leur identité. Cependant, il n'en reste pas moins que le fil conducteur de ces émissions

est une enquête visant à rendre visible des problèmes publics à travers la dénonciation

de faits, situations, événements, personnes. Nous verrons que Pièces à conviction

peut tour à tour se revendiquer des codes du journalisme d'investigation télévisuel

tout en affirmant une identité propre. Ces codes et règles imposent des contraintes

dans le travail d'écriture, de tournage et montage des journalistes-réalisateurs.

1) Un travail du journaliste-réalisateur qui doit tenir compte « des promesses »

de l'émission Pièces à conviction

Le travail du journaliste-réalisateur pour Pièces à conviction consiste à

fabriquer une enquête en respectant des codes propre aux reportages d'investigation

télévisuels et en prenant en compte l'horizon d'attente d'un public. Plus que tout, le

document audiovisuel produit doit répondre à une typologie générique propre à la

télévision. Et il faudrait également qu'il prétende à l'appellation de reportage

d'investigation. Par ailleurs, dans Les Mondes de l'art, Becker part d'un principe que

l'on pourrait appliquer au travail du journaliste-réalisateur : « Si les partenaires les

plus apparents sont ceux avec qui l'artiste doit compter directement pour que l'oeuvre

existe ici et maintenant, le projet de l'artiste [ici du journaliste-réalisateur] s'établit

tout aussi nécessairement dans une histoire et un horizon de référence [le genre de

l'investigation à la télévision] : l'artiste dialogue avec une tradition, se distingue99 Londres Albert, Terre d’ébène , Albin Michel, Paris, 1929

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

d'autres artistes [un style propre à chaque journalistes-réalisateurs interrogés], se

construit un public plus ou moins imaginaire [audience, téléspectateurs, citoyens],

anticipe certaines des conditions qui déterminent la carrière de son

œuvre.100 »[s'inscrire dans l'histoire du journalisme d'investigation à la télévision.]

D'autre part, François Jost explique qu'il faut considérer un document

audiovisuel comme « une promesse qui entraîne chez le spectateur des attentes, que la

vision du programme met à l'épreuve101. » La promesse de l'émission peut-être dite ou

écrite dans le générique de l'émission. Dans le cas de Pièces à conviction, le

générique de début qui dure une vingtaine de secondes, met en scène des textes et

images en faisant ressortir des mots-clés en gras et lettres capitales : « secret, silence,

pouvoir, fraude, corruption, révélation, affaire ». On retrouve là les termes qui

définissent à la fois la ligne éditoriale de l'émission et plus largement des éléments

clés qui permettent de mener une enquête. De même, on peut voir dans ce générique

de début, un journaliste-enquêteur qui collecte des données sur un ordinateur. Le

message est clair : « on va vous révéler des secrets bien gardés de ceux qui ont du

pouvoir ». S'ajoute aux textes et aux images, une musique, Rise, de Craig Armstrong

qui créée une forme de suspense. Tous les éléments sont réunis pour tenter de capter

l'attention du téléspectateur en lui annonçant qu'il s'apprête bien à voir une enquête

menée par un journaliste-réalisateur dont le but est de dénoncer une situation souvent

cachée. Ce dernier doit penser à ce public dans toutes les étapes de fabrication du

reportage d'investigation afin de répondre à cet horizon d'attente et tenir les

promesses du genre de l'investigation qui sont redites dans la symbolique du

générique.

Nous pouvons également rappeler que la télévision est soumise à un impératif

de captation reposant sur trois principes : faire sérieux, donner du plaisir et être

empathique102. Dès lors, le journaliste doit jouer avec ces trois principes pour

produire son enquête. Dans « maisons de retraite : les secrets d'un gros business »103,

Xavier Deleu joue à la fois sur l'émotion et l'empathie en donnant la parole à une

femme gréviste qui est aide médico-psychologique. Cette dernière se met à pleurer

pour expliquer la situation de son travail actuel dans une maison de retraite au Jura.

De même, il use d'un registre plus sérieux en recourant à des données chiffrées, par

100 Becker Howard, Les Mondes de l'art, op. Cit.p.12.101 Jost François, « La promesse des genres », Réseaux, volume 15, n°81, 1997 p.14.102Boyer Henri et Lochard Guy, La communication médiatique, Paris, Seuil, 1998, p.23.103 Xavier Deleu, « Maisons de retraite : les secrets d'un gros business », Pièces à conviction, diffuséle 19 octobre 2017, France 3.

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exemple, sur le coût des repas par jour, de l'ordre de 4,35 euros par résident...Il

procure également du plaisir en jouant sur des notes plus positives, des personnages

âgées qui rient entre-elles. Aussi, il mêle l'humain aux chiffres pour remplir ces

principes télévisuels et emporter l'adhésion du public.

Par ailleurs, le journaliste-réalisateur doit inscrire son travail dans « un mode

informatif, qui adopte les règles de l'assertion définie par Searle : l'auteur d'une

assertion répond de la vérité de la proposition exprimée et doit être en mesure de

fournir des preuves à l'appui de ce qu'il affirme104 ». En effet, mener l'enquête à la

télévision demande de mettre à l'image certaine preuves. Elles doivent justifier

l'affirmation d'un propos et légitimer l'action du journaliste. Ces preuves peuvent-être

de tout ordre : documents administratifs, recours à l'expertise. Dans « maisons de

retraite : secrets d'un gros business », lorsque le journaliste Xavier Deleu interroge un

cuisinier d'une maison de retraite du groupe Korian qui explique que le coût des repas

journaliers par personne revient à 4,35 euros, le prochain plan montre un document

interne qui prouve bien que 95% des résidents mangent pour 4,35 par jour. Ci-joint

une illustration du document :

Extrait du reportage « Maison de retraite : les secrets d'un gros business » réalisé par Xavier Deleu,

source YouTube

Si l'on s'attache symboliquement au titre de l'émission, le journaliste-

réalisateur doit donc apporter des « preuves » ou plutôt des « pièces » tout au long de

104 Jost François, « La promesse des genres », op. Cit.p.16.

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son enquête. Ces pièces administratives sont les éléments qui légitiment la validité de

l'enquête.

Par ailleurs, le journaliste-réalisateur doit également tenir compte de la charte

graphique de l'émission. Celle-ci tend, en quelques sortes, à sérialiser les reportages

en créant une identité esthétique forte et similaire. Il s'agit bien souvent d'un repère

pour les téléspectateurs. Comme l'explicite François Jost, « de même que l'ambition

du producteur est de sérialiser un prototype où la multiplicité des auteurs qui ont

travaillé à son élaboration est insoupçonnable, la vision du spectateur est guidée par

ce qu'il a déjà vu et qu'il lui sert de référence 105 ». Dès lors, le travail du journaliste-

réalisateur est pris dans cette contrainte de respect de la charte graphique. Il ne peut

faire preuve d'une réelle créativité dans l'esthétique d'un reportage. Au cours de

l'entretien, Xavier Deleu a illustré cette contrainte avec son reportage sur les maisons

de retraite :

« Je voulais faire une petite animation sous forme de bande dessinée pour illustrer les

degrés de dépendance des personnes âgées. Elle supposait un certain mouvement pour

qu'elle soit jolie et en fait quand j'ai posé la question chez Cat, on m'a dit : " non non il y a

une charte graphique et donc on peut faire seulement du pictogramme pour raconter cette

histoire si tu en as besoin »

Aussi, pour rendre intelligible certaines données, la charte graphique impose

un recours au pictogramme dans cet exemple. Il s'agit d'un élément graphique

récurrent d'un reportage à l'autre. On sait par ailleurs, comme l'indique J.J. Jespers,

que la télévision « c'est plus voir que comprendre ». L'image montrant une réalité est

donc au cœur des attentes du public. Le poids de la charte graphique permet d'assurer

une identité esthétique forte de l'émission. Elle ne doit pas être laissée de côté par le

journaliste-réalisateur qui doit insérer son travail dans une esthétique pré-définie,

elle-même peut-être reproduite à l'infini.

105 Jost François, « La promesse des genres », op. Cit.p.29.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

2) Des récurrences dans la construction narrative d'une enquête

Comme le stipule Henry Boyer et Guy Lochard « tout acte de communication a

pour cœur la mise en scène d'une identité et d'une histoire106 ». Bien que le reportage

d'investigation ait pour mission de décrypter et mettre en image une réalité, la télévision est

un média qui a plusieurs visées. Les reportages d'investigation peuvent souvent se trouver

dans un entre-deux entre réalité et fiction. Selon Muriel Hanot, il existerait deux modes de

construction télévisuelle : la télévision de fiction et la télévision du réel107, auquel

correspond respectivement un principe de plaisir visant à séduire le public et un principe de

sérieux assurant la fiabilité des informations données. Pour répondre à ces deux objectifs,

le journaliste-réalisateur doit penser à une mise en scène ou une manière de raconter une

histoire capable d'intéresser le public. Par ailleurs, suivant un principe pédagogique, il doit

également rendre des histoires souvent complexes plus intelligibles. Pour se faire, il utilise

des procédés que l'on peut retrouver d'un reportage à l'autre. En effet, émotion, plaisir,

sérieux, intelligibilité sont souvent rendues possibles par l'utilisation de certaines structures

narratives. Il s'agit en outre de partir de la petite histoire pour raconter une grande histoire.

a) Dénoncer « le secret des grands au détriment des petits »

Tout d'abord, on peut noter que la structure narrative la plus courante est

l'utilisation de témoins clés qui décrivent ou illustrent un fait, séquences après séquences.

L'enquête est menée selon une pluralité de points de vues qui ponctuent son avancée. Ce

propos de Xavier Deleu illustre cette avancée :

« (...)je tombe sur le témoin numéro 2 et je lui pose une question et là je vais découvrir que

c'est vrai et que c'est même peut-être pire que ce que me disait le témoin numéro 1, le

témoin numéro 2 va aller plus loin et ça va passer par une interview filmée. »

Dans la plupart des reportages, on constate également que l'intrigue se construit

autour d'une opposition ou plutôt une rhétorique classique entre « les grands de ce monde »

qui imposent leur pouvoir « aux plus démunis ». On est le plus souvent confrontés à « une

106 Boyer Henri et Lochard Guy, La communication médiatique, Paris, Seuil, 1998, p.23.107 Hanot Muriel, Télévision, réalité ou réalisme ?, Bruxelles, INA/ De Boeck Université, 2002, p.7.

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délinquance en col blanc108 » qui est une expression forgée par le sociologue américain

Edwin Sutherland. En effet, la majorité des reportages de notre corpus ont comme angle

dans leur récit : les abus de pouvoir d'une certaine élite sociale, politique, économique ;

que ce soit les reportages de la journaliste-réalisatrice Stenka Quillet sur DSK, Bernard

Arnault, Jérôme Kerviel ; ceux de Stéphane Girard sur les sénateurs, les députés ou encore

ceux de Pascal Henry sur l'ancienne présidente d'Areva : Anne Lauvergeon109. Bien que les

sujets soient différents, on trouve la même trame narrative visant à révéler les secrets de

ces « grandes personnalités » rattachés à des affaires douteuses et/ou mettant en jeu

d'importantes sommes d'argent. En outre, des enquêtes qui mettent en scène le concept du

sociologue Edwin Sutherland c'est-à-dire des « pratiques délictives des classes sociales

élevées, sur le plan financier, fiscal ou dans les affaires en général, par opposition à celles,

plus ostensibles et proportionnellement plus réprimées, des pauvres110 ». Dans la majorité

des reportages de notre corpus, il s'agit de détournements d'argent public par des moyens

légaux ou illégaux, opérés par des élites sociales. Tous les reportages de notre corpus

reposent sur cette forme de dénonciation qui répond à la ligne éditoriale de Pièces à

conviction. Le journaliste-réalisateur doit donc rester dans ce cadre de réflexion pour

élaborer son enquête. Le journaliste-réalisateur Xavier Deleu met en avant cette contrainte

imposé par ce type d'émission en ces termes :

« Par exemple, Delphine Lopez, une journaliste qui a fait une très belle enquête sur des

histoires de fourrières qui ont été privatisées à Paris. Je me sens pas à l'aise avec ces

sujets là parce qu'il n' y a pas assez d'humains. (…) Les fourrières je n'aurai pas pu les

faire, si il m'avait proposé, j'aurais dis non parce que je suis capable de filmer ça, peut-

être de faire une partie de l'enquête mais je réagirai pas sur les bonnes infos. »

Ce propos nous permet de comprendre que la question de l'argent public et ses abus peut-

être sclérosant pour certains journalistes-réalisateurs qui ont des sensibilités différentes.

Xavier Deleu aime traiter de l'argent public mais l'humain doit primer sur l'argent public et

son aspect purement factuel au sein de ses enquête. Avec son reportage sur les maisons de

retraite qui a fait une très bonne audience selon la rédactrice en chef Marie de la Chaume,

108 Sutherland Edwin, « The Problem of White Collar Crime », White Collar Crime. The Uncut Version,préface de Gilbert Geis et Colin Goff, New Haven & London, Yale University Press, 1985.

109 Voir le corpus de reportages à la page corpus.110 Ibid.

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il a pu toucher les téléspectateurs en s'intéressant avant tout aux mécaniques humaines

plutôt que seulement financières même si les deux sont mêlées tout au long du reportage.

b) La contrainte de l'élaboration d'un suspense

Par ailleurs, une des composantes essentielle et récurrente de la structure narrative

des reportages est le recours au suspense qui permet de tenir le téléspectateur en haleine. Si

l'on s'attache à la définition du Larousse, le suspense qui appartient au genre de la fiction

« est un moment d'un film ou d'une œuvre littéraire dans lequel l'action tient le spectateur,

l'auditeur ou le lecteur dans l'attente angoissée de ce qui va se produire ». Aussi, dans nos

reportages étudiés, le suspense vient ponctuer le déroulé de l'enquête tout en

soulignant des moments forts du reportage. Il participe à part entière à la construction

du récit et à la logique de dénonciation. Dès lors, chaque séquence est pensée selon

un certain débit d'informations à dévoiler. Xavier Deleu explique l'importance du

choix de l'enchaînement des séquences :

« Dès fois, au montage on se dit qu'on aimerait enchaîner telle séquence avec telle

autre mais on choisit finalement de la garder pour plus tard, certaine informations

doivent venir plus tard »

Le récit d'investigation a une logique temporelle progressive pour garder le

téléspectateur en alerte. Il y a presque un jeu de co-enquête avec le téléspectateur qui

suit cette logique progressive du récit. Si l'on suit les propos de Henry Boyer et Guy

Lochard : «Pour qu'il y ait reportage, il faut qu'il y ait événement et quel qu'il soit,

l'événement médiatique doit être mis en intrigue par une temporalité narrative qui lui

donne du sens111. » Aussi, le journaliste-réalisateur doit contrôler le déroulé de son

récit en tenant compte de la temporalité des événements mis en scène pour donner du

sens à son histoire tout en ménageant un suspens. Dans « Les jobs en or de la

République 112» de Stéphane Girard, une première interview au début du reportage,

montre un haut-fonctionnaire énarque qui gère une partie du budget national. Il

explique qu'il a obtenu sa place suivant un principe méritocratique et en acquérant des

compétences au cours de sa carrière. Or, l'enquête s'évertue à montrer l'opposé c'est-111 Boyer Henri et Lochard Guy, La communication médiatique, Paris Seuil, 1998.

112 Girard Stéphane « Les jobs en or de la République », Pièces à conviction, diffusé le 21 septembre2016, France 3.

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à-dire les privilégiés de la République française, ceux qui ont obtenu de bonnes

places par cooptation ou par connaissances alors même qu'ils ne remplissaient pas les

compétences pour exercer les missions confiées. Ce n'est que progressivement que

l'on entre dans les rouages de l'enquête avec des interviews de hauts-fonctionnaires

qui expliquent et donnent des détails sur l'envers du décor. Ils dénoncent certains abus

et privilèges. Ces interviews sont placées qu'après une bonne vingtaine de minutes du

début de reportage. Elles permettent de souligner et d'accentuer le statut de

privilégiés.

Par ailleurs, la musique est essentielle pour alimenter le suspens. Elle permet

de créer des ambiances sonores tour à tour joyeuses, inquiétantes, lugubres qui sont

annonciatrices d'un changement de situation dans le déroulé du récit. Dans « DSK

Business » réalisé par Stenka Quillet113, on suit le protagoniste Dominique Strauss-

Kahn dans ses multiples stratégies financières. Au fur et à mesure des « coups financiers

douteux » de DSK, une petite musique de fond relativement anxiogène vient rappeler

qu'une nouvelle affaire d'argent douteuse est sur le point de faire basculer DSK dans

une nouvelle dérive financière illégale. Plus spécifiquement, lorsque Christopher

Cruden, spécialiste dans les montages financiers explique la technique du « pump and

dump » visant à spéculer sur le court d'une action, la musique devient plus

inquiétante. Quelques minutes plus tard, on comprend que la technique du « pump

and dump » s'apparente à une fraude financière. Aussi, la musique participe à la

scénarisation de l'enquête, d'autant plus, lorsqu'elle donne un effet de dramatisation

qui permet de retenir l'attention du public. Le journaliste-réalisateur doit donc

l'intégrer à son enquête et prendre en compte les différentes tonalités suivant le

message qu'il souhaite véhiculer.

3) Les formes plurielles de l'énonciation dans le genre de l'investigation

Par ailleurs, le journaliste-réalisateur doit respecter un certain contrat énonciatif

propre à chaque émission. Ce contrat énonciatif s'intègre dans la structure narrative du

reportage. Comme nous l'avons écrit précédemment, la plupart des émissions de notre

corpus sont construites selon une logique de séquençage par personnes ou témoins

nécessaires dans l'avancée de l'enquête. A travers cette pluralité de points de vue, le

journaliste donne une plus grande légitimité à son enquête. Il doit donc croiser différentes

sources en donnant la parole aussi bien aux acteurs impliqués directement dans l'affaire113 Quillet Stenka, « DSK Business », Pièces à conviction, diffusé le 18 mai 2016, France 3.

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traitée que ceux qui font preuve d'expertise en étant plus extérieurs. Par ailleurs, le

journaliste doit aussi se faire « témoin d'un événement tout en conservant du recul et un œil

critique114 ». Pour attester de sa présence dans le récit, tous les reportages étudiés montrent

le journaliste-réalisateur au travail : lors d'une interview, au téléphone, devant un

ordinateur etc.

a) L'implication du journaliste : l'obligation de mise en scène des journalistes-réalisateurs

L'émission Pièces à conviction oblige le journaliste à apparaître à l'écran pour

témoigner de sa présence et son implication au cœur de l'enquête. Cette apparition est

devenue inévitable. Au cours des entretiens, les journalistes interrogés ont reconnus que

cette implication du corps et de la voix du journaliste dans le reportage d'investigation

pouvaient être une certaine contrainte. En tout les cas, il s'agit d'une obligation qu'il faut

remplir. Comme en témoigne les propos du journaliste Xavier Deleu :

« Chez PAC, je dois me plier à une esthétique au moment où je signe un contrat même si je

considère que j'ai pas envie de montrer ma tête à la télévision et ben je dois trouver une

astuce pour montrer ma tête à la télé donc c'est pour ça que je suis contraint. »

Le journaliste devient donc un témoin oculaire115. Selon Renaud Dulong, Le témoin

oculaire atteste par sa présence sur les faits. Il est une sorte de « j'y étais » qui est un acte

de langage performatif qui intronise l'événement dans l'espace public. Cette présence du

journaliste donne de la force à la dénonciation. A travers son attestation personnelle, son

témoignage peut-être perçue comme sincère, authentique et vraie. Suivant l'impact de son

intervention, le journaliste peut devenir la figure par excellence de dénonciation d'un

problème public. A l'image du grand reporter Albert Londres et sa dénonciation du

colonialisme dans son reportage en Afrique de l’Ouest à la fin des années 1920 : « la

présence de l’auteur contribue à accréditer sa dénonciation: il dit comme il vit, ou du

moins ses récits sont-ils faits de vivacités116. » Aussi en faisant un parallèle, dans

notre cas, le journaliste doit marquer son implication dans l'enquête par la présence

de son corps et le son de sa voix à l'écran. On peut également noter que que l'écriture114 Barbant Stéphane, Le reportage à la télévision : de la conception à la diffusion, Paris, CFPJEditions, 2012, p.226.

115 Dulong Renaud, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l'attestation personnelle, 1998.116 Lambert Frédéric, « Esthésie de la dénonciation. Albert Londres en Terre d’ébène », Revue Le Tempsdes médias, n°26, 2016.

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du commentaire en voix-off doit être écrit par le journaliste-réalisateur. Au cours de

l'entretien, Marie de la Chaume a souligné qu'elle souhaiterait que ce soit directement

la voix du journaliste qui fasse les commentaires :

« on a envie de casser cette narration qui est classique en chapitrant systématiquement

comme un bouquin toutes nos enquêtes et ça passe par l'habillage et une intervention face

caméra, toujours formatée de la même manière du journaliste qui raconte les choix qu'il a

pu faire, les situations dans lesquels il a pu se trouver, je souhaiterais une plus grande

implication du journaliste . »

Ici on constate que le diffuseur impose une esthétique au travail du journaliste-

réalisateur en lui donnant une place centrale à dans l'enquête.

b ) Le recours aux experts : une co-construction du reportage d'investigation

Le recours à l'expertise est également une règle incontournable de ce type

d'émission, à laquelle le journaliste-réalisateur ne doit pas déroger. De même, dans le

principe de dénonciation et de mise en visibilité de problème public, l'expertise assure une

fiabilité de l'information. Ce sont des preuves et des arguments irréfutables qui viennent

valider ou invalider un fait. Les experts sont donc des personnages essentiels dans

l'enquête. L'expert permet aussi d'aider le journaliste a déchiffrer des documents financiers

complexes. La journaliste Stenka Quillet a fait appel à un commissaire aux comptes pour

comprendre des données sur son reportage « DSK Business ». De même, dans les synopsis

donné par les journalistes Pascal Henry et Xavier Deleu, on constate que des experts sont

nommés. Ils figurent explicitement dans le synospis comme justification d'argument

avancé. Pour « Areva : dans les secrets de la faillite », on a par exemple, Anne Gudefin :

ingénieur sécurité d'Areva, Henri Proglio : ancien patron d'EDF, Erwan Garnier : juriste au

département « acquisitions » d'Areva.

Par ailleurs, l'expertise en investigation est centrale car elle permet de donner des

chiffres clés tout en faisant appel à des documents administratifs. Toutes ces preuves sont

autant arguments rationnels pour dénoncer un problème public. Le public est plus enclin à

adhérer à ce type d'arguments. Lorsque Xavier Deleu parvient à avoir un document interne

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justifiant que les résidents en maisons de retraites ont droit à 4,35 euros de repas par jour,

cela rend plus visible les problèmes budgétaires et abus financiers des maisons de retraites.

De la même manière, lorsque dans son reportage sur les privilèges des députés, Stéphane

Girard117 parvient à se procurer une fiche de paie pour montrer le salaire du député Thierry

Solère pour sa contribution dans une société de traitement de déchets, Chimirec

Developpement, pour 12 000 euros par mois. Cela vient confirmer certains abus de l'argent

public quand on suit le récit de l'enquête.

c ) Créer l'indignation par le discours de témoins-clés : expertise VS sentiment

En effet, pour répondre au principe de captation du public et le faire adhérer à la

dénonciation du problème public visibilisé dans l'enquête, le journaliste-réalisateur doit

jouer sur plusieurs ressorts. Alors que l'expertise assure une irréfutabilité des arguments,

l'émotion doit venir toucher le public dans ses affects. Si l'on suit cette logique de

l'émotion, l'interview d'Anne-Sophie Pelletier, aide médico-pyschologique en maison de

retraite est un très bon exemple. Elle explique les raisons de son statut de gréviste puis se

met à pleurer pour expliquer ses conditions de travail. Son interview a été reprise par

différents médias et, partagé plusieurs fois sur les réseaux sociaux. Elle a réussi a touché le

public. Comme en témoigne cet extrait d'interview :

« On a 42 résidents à coucher en une heure, ce qui nous fait 3 min 41 par résidents (…)

avec 3min 41 je vais vous jeter dans votre lit, je n'aurai pas le choix. C'est quoi la finalité

de tout ça ? Ce sont des résidents qui payent très chers, qui n'ont pas des soins de qualité

et qui sont dans leur dernière demeure probablement parce qu'après c'est la mort hein,

faut pas se leurrer. Qu'est-ce qu'on leur offre à ces gens là ? (…) c'est juste plus moral »

On constate ici que les propos tenus dans cette interview jouent sur les chiffres et

l'émotion pour interpeller le public. Cependant, Christophe Traïni nous rappelle toute

l'ambivalence du rôle des émotions dans l'univers médiatique. Il est courant de donner aux

émotions une dimension démagogue voire populiste. En outre, l'émotivité n'est pas

toujours la garantie d'une mobilisation réussie, plus encore elle est pointée du doigt par117 Girard Stéphane, « Nos très chers députés », Pièces à conviction, diffusé le 9 septembre 2015,France 3.

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certains esprits critiques. C'est le fameux topos platonicien qui vise à opposer la raison et

l'émotion. Mais Christophe Traïni nous explique que cette dépréciation de l'émotivité doit

inviter à une analyse plus précise de ces procédés « à travers lesquels des groupes

d'individus s'efforcent de récuser la légitimité des états affectifs manifestés par d'autres118. »

En effet, si l'émotion d'une interview peut participer à la visibilité d'un problème public et

contribuer à une meilleure dénonciation, le journaliste-réalisateur doit pouvoir en user pour

se légitimer dans l'objectif de son travail.

Chapitre 2 : Une très relative autonomie esthétique dans le travail des

journalistes- réalisateurs ?

Face à un formatage et une forme de standardisation dans l'esthétique des émissions

de Pièces à conviction, les journalistes-réalisateurs ont pu témoigner de certaines

sensibilités dans l'art de mettre en image. Au fil des entretiens et de l'analyse des reportages

étudiés, il semble que les journalistes-réalisateurs pourraient exprimer un style personnel

même si il reste très relatif face à l'esthétique imposée par l'émission et le genre de

l'investigation. En effet, les rhétoriques esthétiques utilisées sont récurrentes. Cependant, si

l'on compare les différents reportages, on constate qu'un journaliste donnera plus

d'importance à certaines figures esthétiques dans son reportage qu'un autre. On pourrait

presque faire l'hypothèse du déploiement d'un style propre à chaque journalistes-

réalisateurs. Par exemple, Stenka Quillet traite de sujets où il s'agit de faire vivre,

d'incarner une personnalité politique souvent absente physiquement du reportage : DSK,

Jerôme Kerviel, Bernard Arnault. Pascal Henry utilise la forme de la feuilletonisation pour

construire ses enquêtes. Xavier Deleu focalise son attention sur les interviews filmées et la

place donnée à l'émotion humaine. Quant à Stéphane Girard, il est spécialisé dans les

institutions : Sénat, Assemblée nationale, Parlement européen, Elysée et il utilise beaucoup

l'humour dans ses reportages. Cependant, bien que chaque journalistes ait des préférences,

les procédés utilisés restent des éléments propre aux reportages d'investigation. De même,

en appliquant la grille de lecture beckerienne, on peut noter que tout monde de l'art à des

conventions qu'il s'agit de respecter pour permettre la coopération. Ces conventions tendent

en quelques sortes à une forme de standardisation des produits réalisés. Il conviendra

118 Traïni Christophe, Emotions...mobilisation !, op. cit., p. 3.

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d'illustrer ces différentes techniques par des exemples issus des reportages étudiés. Nous

verrons que malgré différentes sensibilités dans la mise en image et en récit, les éléments

esthétiques utilisés sont récurrents et participent à une forme de standardisation de

l'émission.

1) Vers un éventuel déploiement d'une esthétique propre à chaque journaliste-réalisateur

a) L'importance du décor et l'incarnation de personnalités politiques pour Stenka Quillet

Au cours de l'entretien, Stenka Quillet a souligné son intérêt pour la symbolique du

décor dans ses reportages. Dans son enquête sur « Affaire Kerviel : Société générale, la

justice sous contrôle », elle a filé une métaphore visuelle tout au long de son reportage.

Elle donne à voir des décors plus grands que les personnes filmées. Le but est de montrer

que l'affaire Kerviel est devenue plus grande que le protagoniste de l'affaire lui-même, que

la Société générale était très puissante face à un seul homme trader. Le décor est choisi et

filmé pour donner un sens précis. Par exemple, elle décide d'interviewer Philippe Houbé

avec les bâtiments du quartier de La Défense en arrière plan. Ces derniers prennent plus de

place dans l'image que Philippe Houbé lui-même. Stenka Quillet :

« Mon intention de réalisation était de faire un décor plus grand qui écrase un peu les

gens et c'est l'histoire d'une banque extrêmement puissante face à un trader »

De même, elle utilise des objets symboliques dans chaque reportages suivant l'angle

de son sujet. Pour celui sur l'affaire Kerviel, elle a utilisé une machine à écrire qui

représente l'image archétypale de l'interrogatoire et plus largement l'image de la justice qui

est centrale dans cette enquête. Pour son enquête intitulée : « Bernard Arnault, l'art de

payer moins d'impôts », elle a choisi d'utiliser une valise comme symbole récurrent

dans le reportage. Elle a souhaité représenter des stratégies d'optimisation fiscale en

dehors du territoire national. La valise annonce un changement de pays dans lequel

Bernard Arnault a placé de l'argent.

Enfin, un autre élément qui singularise le style de Stenka Quillet réside dans son

choix de sujet On constate que la majorité de ses enquêtes pour Cat et Cie sont autour

d'une grande personnalité politique. Dans notre corpus ce sont DSK, Jérôme Kerviel et

Bernard Arnault. Elle doit donc tisser une enquête autour d'une personnalité précise en

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essayant de la rendre suffisamment présente alors même qu'elle n'apparaît pas

physiquement à l'image.

b) L'art de la feuilletonisation pour Pascal Henry

Le journaliste-réalisateur Pascal Henry utilise le procédé de feuilletonisation pour

développer ses enquête autour d'un sujet. Dans notre cas d'étude, il s'agit d'Areva. Cette

feuilletonisation est rendue possible par le déploiement d'un réseau au fur et à mesure des

enquêtes. Au cours de l'entretien, il explique qu'après la diffusion de ces reportages, de

nouvelles personnes clés souhaitent témoigner, ce qui lui permet d'approfondir l'enquête.

Cela s'intègre bien avec le concept de « feuilletonisation » ou de « sérialité ». Comme

l'explicite F. Revaz : « Les narrations sérielles ont pour particularité de construire du

continu, le plus souvent autour d'une ou de plusieurs personnalités, à partir de la

saisie d'éléments discontinus voire hétérogènes119. » Aussi les reportages d'Areva ont

été construits selon la découverte progressive de témoins centraux pour faire avancer

l'enquête. Comme en témoigne les propos de Pascal Henry :

« Alors moi je suis mes dossiers tout le temps, ils évoluent mais il y a des personnages que

je retrouve etc donc il y a plusieurs temporalités à mes enquêtes »

De même, ce procédé de feuilletonisation de l'information rend possible une

meilleure adhésion du public en le tenant en alerte sur la suite de l'histoire.

c) L'importance de l'interview filmée pour Xavier Deleu

Au cours de l'entretien, Xavier Deleu a insisté sur l'importance qu'il donne au

travail d'interview. Dans le reportage sur les maisons de retraites, l'exemple de l'interview

de l'aide médico-psychologique en grève ou d'un cuisinier en maison de retraite sont riches

en informations et en émotions. A ce propos, Cicéron théorise trois genres de rhétorique :

le genre épidictique, que l'on peut rattacher au domaine scientifique, rationnel et donc à

l'expertise. Le genre judiciaire, qui mêle la logique et l'émotion. Enfin le genre délibératif,

qui joue sur l'émotion pure. On se retrouve ainsi face à des partis pris narratifs en fonction119 Revaz Françoise, Pahud Stéphanie, Baroni Raphaël, « Classer les récits médiatiques. Entrenarrations ponctuelles et narrations sérielles », Classer les récits. Théories et pratiques, Paris,L'Harmattan, 2007, pp. 59-82.

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des procédés argumentatifs choisis. A travers son travail d'interview, Xavier Deleu joue

avec ces différentes logiques argumentatives en accordant un vif intérêt au genre

délibératif car il recèle de la pure émotion humaine, ce qu'il semble privilégier dans son

travail. Xavier Deleu :

« J'aime faire des bonnes interviews. Alors ça ne veut pas dire que je ne travaille pas un

peu mon cadre etc mais j'aime travailler l'interview, la parole des gens, les silences, les

choses comme ça et donc dans la pure investigation, je ne suis pas le meilleur, je ne suis

pas le meilleur pour sortir des documents et chercher des documents exclusifs. »

En accordant une place centrale à l'interview de témoin clé, Xavier Deleu permet de

rendre visible un problème public en partant de l'expérience vécu d'un témoin dans le but

de la monter en généralité.Il s'agit d'une interview qualifiée « d'interview synecdoque » par

J.J. Jespers. « En représentant le récit d'une personne en particulier, l'interview synecdoque

entend illustrer les problèmes, les préoccupations etc. d'un groupe de personnes dont les

caractéristiques ressemblent à celles de l'interviewé, ou qui ont la même opinion, ou qui

partagent les mêmes conclusions120 ». De même, ce processus de montée en généralité

d'une expérience individuelle pour toucher le collectif peut-être rattaché au concept de

storytelling. Le storytelling est jugé comme une manipulation du récit médiatique par

Salmon121. Nonobstant dans certains cas, il peut servir une cause humaniste. En effet, le

storytelling est ici utilisé pour donner à une cause a priori singulière, une portée plus

générale. L'histoire de cette personne aide médico-sociale reflète celle de tous les autres

employés de maisons de retraite qui vivent des conditions de travail plus ou moins

similaires. Il y a donc une visée ouvertement humaniste.

d) La place centrale de l'humour pour Stéphane Girard

Quant à Stéphane Girard, il mise sur l'humour. La majorité de ses reportages ont

une tonalité humoristique comme porte d'entrée dans l'univers des institutions de la

République. Il joue donc avec un certain décalage entre la légèreté du ton et le sérieux de la

dénonciation d'un problème public. Ce décalage permet des interviews surprenantes. Au

cours de l'entretien, il explique avoir interrogé un jardinier qui travaillait autour du Sénat120 Jespers Jean-Jacques, Journalisme de télévision : enjeux, contraintes et pratiques, Editions DeBoeck Université, 2009, p.110.121 Salmon Christian, Storytelling. La machine à fabriquer les images et à formater les esprits, Paris,La Découverte, 2007.

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pour comparer son salaire avec ceux des sénateurs. Un décalage riche en information et qui

se veut plus léger à l'image. De même, dans son reportage « Très chers sénateurs 122» qui

s'attache à démontrer les privilèges des sénateurs, il montre une scène dans laquelle un tout

jeune sénateur arrive pour la première fois au Sénat. Il doit prendre une photo. Celui-ci

regrette de ne pas avoir pris une brosse à cheveux pour être au mieux sur sa photo de

rentrée. Une scène qui se veut légère. On peut aussi noter le jeu de mots dans le titre « Très

chers sénateurs », un clin d'oeil au budget dépensé pour payer les sénateurs. Par ailleurs,

l'utilisation d'une tonalité humoristique permet de répondre aisément au principe de

divertissement qui mêle univers factuel et fictionnel. Il semble intéressant de noter que

Stéphane Girard a une formation initiale en cinéma, il accorde donc une grande importance

à la « fictionnalisation » de son enquête. De même, ce principe de divertissement qui

entraîne le plaisir a aussi pour but « de séduire le public et garantir la satisfaction des

affects en mobilisant différents imaginaires sociaux.123 »

2) Le respect des conventions

Le terme de conventions renvoie à ce qu'il est convenu de penser, de faire, dans une

société. Si l'on suit l'analyse beckerienne, les mondes de l'art recourt eux-aussi à des

conventions qui permettent la coopération entre acteurs. Ces conventions sont connues de

tous, ou presque tous par les individus pleinement intégrés à la société. Pour nos structures

étudiées : société de production indépendante et diffuseur, c'est un principe similaire. C'est

à travers un lot de conventions que les acteurs de ces structures peuvent produire voire

créer. Ces conventions permettent « des économies de temps, d'énergie et d'autres

ressources124 ». On comprend qu'une meilleure productivité passe par le respect des

conventions. Selon Danto, ce système de convention s'incarne dans diverses choses tel que

« les équipements, les matériaux, les sujets, la formation, les installations, les lieux

disponibles125 »etc. Cat et Cie possède des salles de montages, loue du matériel à des

fournisseurs. En outre, Cat et Cie nourrit ce système de convention par la répétition d'une

certaine mécanique qui peut s'illustrer avec le cas du montage. Après le tournage, les

journaliste-réalisateurs ont pour habitude de retrouver un monteur au sein des locaux de

Cat et Cie. De même, ces conventions peuvent donc se trouver au cœur du matériel utilisé.

122 Girard Stéphane, « Nos très chers sénateurs », Pièces à conviction, diffusé le 28 janvier 2015,France 3.123 Jost François, « La promesse des genres », op. Cit.p 17.124 Becker Howard, Les Mondes de l'art, op. Cit. p.59.125 Danto, Arthur C., « Munakata in New York : A Memory of the '50s », The Print Collector'sNewsletter 10, janvier-février 1980, pp. 184-189.

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Or, en devant être respectées, ces conventions peuvent être un frein à la créativité

des journalistes-réalisateurs. Par exemple, la charte graphique de Pièces à conviction

impose d'utiliser des pictogrammes dans tous les reportages pour expliquer des

mécanismes complexes. Xavier Deleu au sujet du graphisme de son reportage sur les

maisons de retraite :

«(...) très vite, j'ai découvert que tout ce qui était graphisme était imposé par la charte

graphique écrite noir sur blanc (…) chez PAC, je dois me plier à une certaine esthétique

au moment où je signe un truc »

Pour assurer que les acteurs qui produisent entre eux se comprennent mais aussi

plus largement que leur travail soit compris par des personnes extérieures, il faut respecter

des conventions126. Aussi les journalistes-réalisateurs doivent jouer avec certaines

représentations connus de tous pour assurer l'intelligibilité voire une universalisation de

leur message. Il y aura donc toujours une tension entre standardisation et créativité

sans qu'une conception puisse véritablement dépasser l'autre.

126 Becker Howard, Les Mondes de l'art, op. Cit. p.66

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Conclusion

Les différents acteurs des sociétés de production audiovisuelle indépendantes

sont donc soumis à une pluralité d'interactions qui les rendent dépendants dans la

fabrication d'un reportage d'investigation. Cette faible autonomie dans la production

de films mérite une attention particulière car à travers elle, nous pouvons comprendre

le processus de fabrication de reportages d'investigation et plus largement, certains

mécanismes de la production audiovisuelle française. Ces programmes audiovisuels

font partis du flux télévisuel, ils sont porteurs de sens et valeurs en produisant de la

culture, de la culture populaire. Dans notre cas d'étude, les reportages d'investigation

ont également une visée plus critique, celle de rendre visible des problèmes publics

en recourant au principe de dénonciation. Etudier et comprendre les rouages de

fabrication de tels programmes audiovisuels est une manière de donner un coup de

projecteurs aux sociétés de production audiovisuelle et reconnaître le travail de ses

acteurs dont la coopération permet de mettre en mots et en images des enquêtes aux

sujets pluriels. De même, comprendre le processus de fabrication d'un reportage

d'investigation nous permet d'analyser une activité sociale avec ce qu'elle sous-tend

en situations de coopération et de tensions.

Ce travail de recherche a eu pour objectif de montrer la relative autonomie

d'une société de production audiovisuelle, Cat et Cie, dans la fabrication de

programmes audiovisuels avec l'exemple de l'émission Pièces à conviction diffusée

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sur France 3. Alors même, qu'il y a quelques milliers de petites structures

indépendantes, Cat et Cie détonne dans la sphère audiovisuelle française.

Tout d'abord, Cat et Cie pourrait se définir comme un espace privilégié de

production pour Pièces à conviction grâce à sa spécialisation depuis plusieurs années

dans les reportages d'investigation, une équipe restreinte de journalistes-réalisateurs

réguliers et professionnels et une ligne éditoriale globale en accord avec celle de

Pièces à conviction. Par ailleurs, la force de Cat et Cie se trouve dans le déploiement

de ressources humaines et financières autour de la figure phare du producteur associé

et rédacteur en chef, Denis Boutelier. Ce dernier est la jointure des deux structures

étudiées.

De même, ces spécificités permettent à Cat et Cie de créer un lien de confianc e

avec la rédaction interne de l'émission étudiée et plus largement du diffuseur France

Télévisions. Plus encore, à travers la fabrication d'enquête, l'équipe de Cat et Cie et

les membres de la rédaction interne de Pièces à conviction peuvent entrer dans un

processus coopératif au sens beckerien du terme. Cette coopération est présente dans

toutes les étapes de fabrication d'un reportage : écriture de l'enquête, tournage et

montage. Cette inter-dépendance entre les deux structures étudiées est rendue

possible par le travail de principaux acteurs : producteurs, rédacteurs en chef et

journalistes-réalisateurs,

Mais cette inter-dépendance entre les deux structures est avant tout une forme

dépendance de la part de la société de production Cat et Cie vis-à-vis du diffuseur

France Télévisions et la rédaction interne Pièces à conviction. A ce jour, la

production de l'émission Pièces à conviction est la plus importante pour Cat et Cie et

son équipe. En outre, cette émission participe à la survie de la société Cat et Cie en

lui assurant une meilleure insertion dans le paysage audiovisuel français et un

meilleur chiffre d'affaires. Mais pour se faire, Cat et Cie doit répondre aux objectifs

de la rédaction interne de Pièces à conviction et du diffuseur France Télévisions.

Le processus de coopération est source d'inévitables tensions et/ou contraintes

entre acteurs qui doivent ajuster leurs actions à la lumière d'autrui 127. On a pu noter

la présence de contraintes éditoriales. Celles-ci ont lieu dès l'écriture d'un synopsis de

reportage qui se façonne à plusieurs mains et doit répondre aux exigences du

127 Blumer Herbert, « Sociological Implications of the Thought of George Hebert Mead », AmericanJournal of Sociology 71, op. Cit. p.7.

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diffuseur, jusqu'au montage qui requiert souvent deux ou trois acteurs et dans lequel

des choix s'opèrent pour répondre à l'identité de l'émission. Le reportage doit-être

conçu, pensé et fabriqué selon un sujet, un angle et une narration en accord avec la

ligne éditoriale de l'émission étudiée.

On constate également la présence de contraintes temporelles inhérentes au

processus même de l'enquête. Ces contraintes sont de tout ordre, elles peuvent

concerner la durée du travail d'enquête, le format de l'émission, l'actualité du sujet

traité. Dans tous les cas, le temps de fabrication ne doit pas dépasser six mois, le

format doit être d'environ 52 minutes et le sujet doit être en lien avec des questions

phares d'actualité. L'équipe de Cat et Cie a pour mission de rentrer dans ces critères

qui ne peuvent pas être modifiés.

D'autre part, la contrainte qui semble la plus centrale est économique, elle

touche directement le producteur qui doit assurer la production du film, et ce, avec un

budget fixe pour chaque émissions, de la part du diffuseur. De même, les petites

sociétés de productions audiovisuelles comme Cat et Cie sont souvent peu

capitalisées et avec peu d'employés fixes128 ce qui rend leur force de production moins

importante que celle de grandes sociétés. Elles font appel à des journalistes freelances

qui sont payés au film. Pour certains journalistes, ce sont des conditions jugées plus

précaires face à leurs collègues journalistes permanents en CDI. De même, Cat et Cie

doit affronter la concurrence des autres sociétés de production qui travaillent pour la

même émission. S'ajoute à cette économie dépendante et concurrentielle, les logiques

de soumission à l'audience et aux annonceurs qui touchent les diffuseurs et se

répercutent sur le travail des maisons de production. Enfin, dans le cas précis des

reportages d'investigation, Cat et Cie doit assurer la prise en charge de frais d'avocat

en cas de procès lancés par les personnes ciblées dans le reportage.

Toutes ces contraintes socio-économiques, éditoriales, temporelles sont liées

entre elles et sont directement issues de la contrainte organisationnel propre au

processus de coopération, et plus implicitement, au rapport de dépendance

qu'entretient Cat et Cie avec le diffuseur.

Enfin, si l'on s'attache plus spécifiquement à la figure du journaliste-réalisateur

qui est elle-aussi centrale pour la fabrication de reportages d'investigation, on

constate que leur travail est pris dans une tension entre créativité et respect de

128 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels, Editions La Découverte, Paris,2005, 2014 , p.10.

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conventions poussant leur travail vers une forme de standardisation. Les journalistes-

réalisateurs réguliers de Cat et Cie doivent répondre à des contrats narratifs et

énonciatifs qui tendent à ritualiser le genre de l'investigation et le principe même de

dénonciation que l'on peut trouver dans l'émission Pièces à conviction.

De fait, que ce soit le producteur ou les journalistes-réalisateurs qui sont des

acteurs clés de la fabrication de reportages, on constate que leur autonomie est faible

face au poids du diffuseur qui leur assure du travail. Cependant, les diffuseurs ont

aussi besoin de compter sur la force de proposition de ces petites sociétés de

production qui permettent un certain rayonnement de la production audiovisuelle

française. Et celles-ci n'ont pas dit leur dernier mot car les flux d'images et de sons

sur des écrans multiples semblent prendre de l'ampleur au fil des ans. De même, les

programmes audiovisuels pris dans leur ensemble ne cessent de se renouveler du web

au satellite, ce qui peut laisser des opportunités à saisir pour les producteurs ainsi que

des projets de films aux journalistes-réalisateurs dans lesquels ils pourront exprimer

leur créativité.

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Conférence filmée :

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Corpus

Entretiens avec des membres de l'équipe de Cat et Cie :

Denis Boutelier, producteur associé et rédacteur en chef : 2h30

Frédéric Texeraud, producteur général : 1h15

Stenka Quillet, journaliste-réalisatrice : 1h30

Xavier Deleu, journaliste-réalisateur : 2h

Pascal Henry, journaliste-réalisateur : 1h30

Stéphane Girard, journaliste-réalisateur : 1h30

Antoine Hirchy, enquêteur-stagiaire : 1h30

Entretien avec la rédactrice en chef de l'émission Pièces à conviction au siège de

France Télévisions :

Marie de la Chaume : 1h15

Reportages d'investigation étudiés de l'émission Pièces à conviction :

Issus du catalogue de Cat et Cie sur son site internet :

https://www.catetcie.fr/catalogue2017

Bornes chronologiques des reportages étudiés : du 10 décembre 2014 au 28 mars 2018

Nombres de reportages étudiés : 13

Réalisés par Xavier Deleu, Stéphane Girard, Stenka Quillet, Pascal Henry

Deux synopsis de deux reportages d'investigation étudiés :

« Maisons de retraites : les secrets d'un gros business » réalisé par Xavier Deleu et diffusé

le 19 octobre 2017

« Areva, les secrets d'une faillite » réalisé par Pascal Henry et diffusé le 19 octobre 2016.

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Table des matières

Introduction.........................................................................................................................5

CAT ET CIE : UN ESPACE DE PRODUCTION PRIVILEGIÉ DE

REPORTAGES D'INVESTIGATION .........................................................................15

Chapitre-1 : Cat et Cie : une petite structure audiovisuelle indépendante, spécialiste

de la production de reportages d'investigation ..............................................................17

1) De Tac Presse à Cat et Cie : un changement structurel et organisationnel.............17

a) La production d'émissions phares d'investigation...........................................................18

b) Une équipe plus restreinte de permanents.......................................................................20

c) Vers des programmes de stock..........................................................................................23

d) Une économie de prototype/ un savoir-faire artisanal....................................................24

2) Cat et Cie : entre diversification des contenus et une situation quasi monopolistique pour

l'émission Pièces à conviction............................................................................................25

a) Le goût des affaires politico-financières..........................................................................25

b) Une relation de confiance entre la rédaction de Pièces à conviction et l'équipe de Cat et

Cie........................................................................................................................................27

Chapitre-2 : Un travail coopératif entre les acteurs des deux structures : Cat et Cie et

la rédaction de Pièces à conviction...................................................................................29

1) Le producteur et rédacteur en chef de Cat et Cie : Denis Boutelier comme chef

d'orchestre entre Pièces à conviction et les journalistes-réalisateurs...................................31

a) Le mobilisation de ressources financières par le producteur...........................................32

b) La mobilisation de ressources humaines........................................................................ 34

2) Des interactions plurielles dans les étapes de fabrication................................................37

a) Une écriture du synopsis ou pré-enquête à plusieurs mains...........................................38

b) Des journalistes-réalisateurs comme chefs d'orchestre dans les étapes de tournage et

montage................................................................................................................................39

UNE COOPÉRATION SOUS TENSIONS ET SOUS CONTRAINTES ENTRE

CAT ET CIE ET LA RÉDACTION DE PIÈCES À CONVICTION.......................42

Chapitre-1 :Des contraintes socio-économiques entre les acteurs de Cat et cie et

la rédaction interne de Pièces à conviction............................................................43

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1) Des concurrences entre sociétés de production pour produire des sujets pour Pièces

à conviction (PAC)...................................................................................................43

2) Des coûts élevés de production VS un budget limité et fixe pour le diffuseur.......45

3) Des logiques de soumission à l'audience et aux annonceurs .................................48

4) Les risques financiers des procès.........................................................................51

5) Des statuts d'intermittents pour les journalistes-réalisateurs : entre succès et

précarité...................................................................................................................52

Chapitre-2 : Des contraintes éditoriales et temporelles dans la fabrication d'un

reportage d'investigation pour l'émission Pièces à conviction.......................................55

1) Des contraintes éditoriales...............................................................................................56

a) L'art de vendre un sujet : une écriture au conditionnel...................................................56

b) Répondre au genre de l'investigation à la télévision …..................................................59

2) Des contraintes temporelles.............................................................................................62

a) Une tension entre programmes de flux et de stock..........................................................62

b) Une tension entre exigences, enjeux et temps limité de l'enquête...................................64

DES JOURNALISTES TIRAILLÉS ENTRE VOLONTÉ DE CRÉATIVITÉ ET

RISQUES DE STANDARDISATION DES REPORTAGES........................................67

Chapitre -1 : Respecter un contrat narratif et énonciatif qui ritualisent une forme de

dénonciation propre au « genre de l'investigation »......................................................68

1) Un travail du journaliste-réalisateur qui doit tenir compte « des promesses » de

l'émission Pièces à conviction.............................................................................................68

2) Des récurrences dans la construction narrative d'une enquête.........................................72

a) Dénoncer « le secret des grands au détriment des petits ».............................................72

b) La contrainte de l'élaboration d'un suspense..................................................................73

3) Les formes plurielles de l'énonciation dans le genre de l'investigation...........................75

a) L'implication du journaliste : l'obligation de mise en scène des journalistes-

réalisateurs..........................................................................................................................75

b ) Le recours aux experts : une co-construction du reportage d'investigation..................77

c ) Créer l'indignation par le discours de témoins-clés : expertise VS sentiment...............78

Chapitre-2 : Une très relative autonomie esthétique dans le travail des journalistes-

réalisateurs ?.......................................................................................................................79

1) Vers un éventuel déploiement d'une esthétique propre à chaque journaliste-

réalisateur.............................................................................................................................80

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a) L'importance du décor et l'incarnation de personnalités politiques pour Stenka

Quillet..................................................................................................................................80

b) L'art de la feuilletonisation pour Pascal Henry..............................................................81

c) L'importance de l'interview filmée pour Xavier Deleu....................................................81

d) La place centrale de l'humour pour Stéphane Girard.....................................................82

2) Le respect des conventions..............................................................................................83

Conclusion.........................................................................................................................85

Bibliographie.....................................................................................................................89

Sources................................................................................................................................92

Corpus.................................................................................................................................93

Table des annexes..............................................................................................................97

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Table des annexes

Annexe 1 : Entretien avec Marie de la Chaume, rédactrice en chef de l'émission

Pièces à convictions.................................................................................................98

Annexe 2 : Entretien avec Frédéric Texeraud, producteur général de Cat et

Cie..........................................................................................................................121

Annexe 3 : Entretien avec Stenka Quillet, journaliste-réalisatrice, rattachée à Cat et

Cie..........................................................................................................................138

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Annexe 1

Entretien avec Marie de la Chaume, rédactrice en chef de l'émission

Pièces à conviction, le 9 juillet 2018 à France Télévisions

Pouvez-vous revenir sur votre trajectoire de rédactrice en chef de Pièces à conviction?

Depuis combien de temps êtes-vous à ce poste? Et quelles sont vos missions

principales?

Je suis arrivée en 2008 à France Télévisions en tant que rédactrice en chef adjointe de

Pièces à conviction qui à l'époque était en prime time et était bimestriel c'est-à-dire qu'il

passé tous les deux mois et qui était présenté par Elise Lucet jusqu'en 2011. J'étais adjointe

pendant à peu près trois saisons et ensuite la direction de France Télévisions a demandé à

Elise Lucet de choisir entre la 2 et la 3 parce qu'elle présentait le 13h sur la 2 et Pièces à

conviction sur la 3. A l'époque, la direction, Rémy Pflimlin ne souhaitait pas que les

présentateurs soient sur deux chaînes à la fois donc on lui a demandé de choisir. Elle a

choisit la 2, elle est partie assez dépitée je dois dire car Pièces à conviction est une

émission à laquelle elle était attachée et là toute la grille de la France 3 a été bouleversée.

On a arrêté de faire du prime time et l'émission est passée en deuxième partie de soirée

donc comme elle l'est aujourd'hui c'est-à-dire depuis 2011 en deuxième partie de soirée. Le

rédacteur en chef de l'époque dont j'étais l'adjointe a quitté l'entreprise et moi j'ai été

nommée à son poste en juin 2011 et il a fallu reprendre en main l'émission qui avait changé

de format, changé de mode de production, changé de présentateur, changé de studios,

changé de décors, changé de beaucoup de choses. Sur le fond, c'est toujours resté une

émission d'investigation mais jusqu'en 2011 on avait une rédaction intégrée et tout le

monde était ici dans les bureaux : les journalistes, les enquêteurs, les assistants de prod.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Tout était produit par France Télévisions jusqu'en 2011 où on est passé d'une émission avec

des reportages produits en interne à des reportages qui sont tous produits par des sociétés

extérieures. Je n'ai plus de rédaction. Enfin on est deux rédacteurs en chef : Jean-François

Gringoire et moi. Il y a un chargé d'enquête, chargé de plateau en fait, il a une fonction

d'adjoint enfin pas officiellement mais c'est comme un adjoint. Il s'appelle Gérard Parret et

il y a une assistante de prod à mi-temps. Donc c'est une toute petite structure en interne. On

est passé d'une douzaine de personnes à trois et demi et on a une présentatrice qui ne

travaille pas à plein temps, qui présente le JT à Lille et qui vient une fois par mois à Paris

pour présenter Pièces parce que c'est une émission mensuelle. Tout ce qui a motivé ces

changements c'est l'économie. C'était pour faire des économies, c'est le schéma qui est de

plus en plus appliqué aujourd'hui dans les productions. Je vais dire qu'on a essuyé les

plâtres d'une certaine manière. Depuis 2011, on est sur un format de 52 minutes, un

lancement, 52 minutes, plateau. Il y a que le plateau qui est produit par France Télé, le

reste c'est un achat à une prod extérieure.

Avec combien de société de production travaillez-vous en dehors de Cat et Cie?

Depuis 2011, on a dû en faire une bonne quinzaine.

Et depuis les trois dernières années?

Une dizaine.

Et comment choisissez-vous ces sociétés de production? Est-ce que vous connaissez

bien les producteurs ?

Pas forcément. Déjà ce sont des gens qui doivent remplir pas mal de critères pour travailler

avec nous. En général, s'ils nous contactent ce n'est pas juste pour dire qu'ils veulent

travailler avec nous, c'est parce qu'ils ont un ou plusieurs projets à nous soumettre. Si ce

projet nous intéresse il y a des critères qui doivent aussi être remplis par la boîte de

production c'est-à-dire une expérience dans l'investigation qui est quand même un domaine

assez particulier dans lequel il faut avoir juridiquement les épaules pour prendre des

risques et accepter de prendre des risques, avoir aussi (hésitations) un réalisateur-

journaliste d'envergure, qui ne soit pas débutant parce qu'on s'intéresse à des affaires qui

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sont quand même assez costauds donc il faut que ce soit quelqu'un qui est d'expérience. Ils

sont tous freelance. Les journalistes sont freelance, souvent le producteur a une idée, il

nous l'a soumet, l'idée nous intéresse. Après il faut qu'il trouve un journaliste, parfois c'est

le journaliste qui nous vient tout seul avec une idée. On lui dit : " Il faut que tu trouves un

producteur. " Donc on le conseille un peu parce qu'on en connaît plein et voilà. Il n'y a pas

de modèles, je ne peux pas vous donner un modèle, ce qui compte avant tout, c'est

l'enquête qu'on nous propose voilà.

Est-ce que vous pourriez définir votre ligne éditoriale, les thématiques fortes et les

sujets qui reviennent et pourquoi ces sujets là en particulier ?

Notre ligne éditoriale est avant tout basée sur l'investigation et principalement sur l'argent

public. On a à peu près 80% de nos émissions qui touchent à ces questions d'argent public.

On a peut-être eu deux ou trois dans l'année qui ne touchaient pas à l'argent public. On est

sur ce qu'on appelle des affaires qui sont souvent aussi des affaires politco-financières. On

est sur des enquêtes sur des institutions aussi beaucoup. On a fait beaucoup d'enquêtes sur

l'assemblée nationale, le Sénat, les hauts-fonctionnaires, les ambassades, le Parlement

européen. Enfin voilà on a quand même ce créneau là beaucoup. On ne s'interdit rien, c'est

pour ça qu'on affiche pas notre identité comme étant une émission qui enquête sur l'argent

public parce qu'on ne veut pas s'interdire de très belles enquêtes. Les deux dernières qu'on

a fait par exemple. On a fait une enquête sur l'OM et la Mafia, c'est pas de l'argent public

mais l'affaire est dingue, le dossier est en instruction en ce moment. On a eu accès à des

pièces, on a pu vraiment raconter cette affaire comme jamais on l'avait entendu et pareil

l'émission qui est passée sur Monaco. On n'est pas sur l'argent public mais c'est quand

même une affaire qui est hyper révélatrice. C'est une histoire en fait, c'est pas un dossier où

je vais faire Monaco par ci, Monaco par là, non c'est une histoire qu'on va décortiquer, tirer

le fil jusqu'au bout parce qu'elle va nous apporter un éclairage sur Monaco qu'on ne connaît

que par son prince et son prix de Formule 1 en fait. Donc on est généralement sur des

affaires.

Qu'est-ce qui vous différencie des autres magazines d'informations ?

On est tous seul à faire ça en fait. Alors sur le terrain de l'investigation évidemment on n'est

pas les seuls mais sur notre prisme à la fois de l'argent public, des affaires politico-

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financières, on est tous seul en fait à traiter ça. Alors Cash si aventure un petit peu, ils l'on

fait récemment sur Sarkozy-Kadhafi qu'on avait déjà fait. Ils n'ont pas tellement trouvé

grand chose, on le saurait s'ils avaient trouvé la preuve ultime mais non je pense qu'on est

assez seul dans notre façon de faire, dans nos thématiques et dans le côté investigation

parce qu'on fait pas des sujets de société. Là on fait une émission sur les déchets

industriels, on ne va pas s'intéresser à savoir ce que vivent les riverains etc , on va plus

aller chercher les mécanismes qui amènent, qui vont jusqu'à ce que les gens polluent, qui

contrôlent ? Quelles sont les politiques etc. ? C'est un prisme qui est de la pure

investigation, pure enquête et pas du tout magazine de société quoi. Les thématiques qu'on

traite sont peut-être traitées par d'autres magazines, c'est notre approche qui est différente.

Et comment vous définiriez cette pure investigation ?

Parce que je pense que le journalisme, le journaliste d'investigation est un journaliste qui

est évidemment un journaliste de terrain mais qui est aussi un journaliste de dossiers, qui

est capable de décortiquer des lois, des règlements, parfois des dossiers d'instruction. C'est

pas par hasard qu'on s'appelle Pièces à conviction, c'est parce que vraiment on a cette

exigence là toujours d'aller jusqu'au fond, jusqu'au bout d'une histoire et d'avoir toutes les

clés, de tout comprendre. On ne survole rien dans cette émission. Tout est archi-décortiqué,

toujours.

Considérez-vous que vous êtes plus une émission de reportages ou de documentaires ?

Qui décide que l'appellation sera plutôt " reportages d'investigation " que "

documentaires " ?

Alors là cette différence ne devrait pas exister, c'est juste le CNC qui considère que c'est du

documentaire. Pour moi la définition du documentaire ne correspond pas à ce qu'on fait à

Pièces à conviction pour l'instant parce que je pense que le documentariste a un point de

vue, il n'est pas à la recherche d'informations, c'est la base du documentaire. Nous on

travaille comme des journalistes, le point de vue du journaliste on s'en fout, il ne part pas

avec des a priori et tout ce qui nous intéresse c'est de ramener de l'information avant tout

donc si pour vous, le reportage c'est le journalisme je vous dirai que c'est du reportage.

Pour moi ça n'a rien à voir avec le documentaire ou alors ce serait un documentaire

d'investigation (rires) mais ça n'a pas de sens. Pour moi ça n'a pas de sens. Documentaire

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pour moi c'est vraiment quelque chose de subjectif et de personnel et voilà. Et qui n'est pas

en lien avec l'information je pense.

Et quel est votre type de contrat avec Cat et cie ? Et les exigences contractuelles que

vous attendez de la part de cette société en particulier ?

C'est de respecter. Enfin la base de signature de contrat c'est un synopsis d'enquête, ce n'est

pas une enquête aboutie en général mais c'est quand même un synopsis qui nous donne les

axes d'enquêtes, les différentes zones à enquêter même si c'est pas abouti si vous voulez.

On se met vraiment d'accord sur le prisme par lequel on va regarder et travailler le sujet.

Ce synopsis là est remis à l'administration des productions et le contrat est établi avec pour

base ce synopsis. Après je travaille pas du tout avec un seul producteur. Je travaille avec

pas mal de producteurs.

Mais j'ai pu constater que vous avez fait beaucoup d'émissions avec eux en

particulier...

On travaille depuis longtemps avec eux. Mais concernant ce que j'attends dans le contrat.

Donc le synopsis c'est la base du contrat donc j'attends de leur part que le contrat soit

rempli, que le sujet livré soit évidemment en accord avec le synopsis, avec l'enquête sur

laquelle on s'est bien mis d'accord. Et puis évidemment une livraison à temps. Après je

vous passe toutes les phases de fabrication mais évidemment une livraison du PAD en

temps et en heure pour une diffusion qui est prévue évidemment en avance. C'est ça que

j'attends de leur part. Et puis évidemment sur la base, si on doit parler de journalisme ou de

déontologie, on attend d'eux qu'ils travaillent en accord avec l'esprit du service public et on

a quand même des précautions. Enfin je sais pas, travailler pour le service public pour moi

c'est quelque chose d'important. J'y attache beaucoup d'importance, on n'utilise pas les

caméras cachés à tort et à travers, on évite de piéger les gens. On évite d'être dans

l'agressivité. Enfin je pense qu'il y a aussi une conduite à tenir en tournage qui n'est pas

forcément stipulée sur les contrats mais qui est tacite entre nous, avec les producteurs.

Avec quel producteur ou quelle société de production travaillez-vous le plus ?

Là sur cette année ça était Cat.

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Et quels sont les noms des autres sociétés avec qui vous travaillez ?

Là on travaille avec Capa, KM, Grand angle, Upside, Bangumi peut-être, TV Presse.

Et pourquoi voulez-vous travailler avec le producteur Denis Boutelier ?

En fait avec Denis on a pas mal d'affinités professionnelles, il a super bien compris

l'identité de l'émission. Il a bien saisi ce qui était pour nous et pas pour nous, ça je veux

dire que c'est assez frappant. Cela signifie qu'il nous nourrit aussi d'idées et que moi je sais

aussi de mon côté que quand j'ai une idée j'ai souvent envie de la confier à Cat et Cie parce

qu'au-delà de Denis qui est un très bon rédacteur en chef, il y a aussi des journalistes qu'on

a finalement fidélisé. Ils bossent pratiquement que pour Pièces depuis quelques temps.

Tous les noms que vous avez cités à part Xavier qui en ce moment est ailleurs. Xavier a

travaillé qu'une seule fois avec nous en fait mais il est le bienvenu bien sûr.

Et est-ce que par exemple le réalisateur Stéphane Girard peut vous appeler et vous

proposer une idée sans passer par Denis ?

Oui s'il le souhaite. Après ça ne s'est pas fait avec Stéphane Girard mais rien n'est interdit

enfin je veux dire il n'y a pas d'obligation, je ne dois pas forcément être appelée par un

producteur. Il arrive que ce soit les journalistes qui m'appellent, qui me disent : " Tiens j'ai

pensé à ça, ça t'intéresse ou pas ? " Puis après le producteur. En fait, au bout d'un moment

ça fait longtemps que vous travaillez avec les gens donc ils vous appellent en direct. Ils ne

sont pas obligés de passer par le producteur si vous voulez. C'est souvent le producteur qui

appelle mais pas que.

Est-ce que Denis a déjà refusé certaine de vos propositions de sujets ? Est-ce que vous

pensez qu'il pourrait se permettre de refuser certaine de vos idées ?

Il pourrait le faire. En général ce qu'il fait c'est que si je lui dis : " Tiens on pourra bosser

là-dessus ", il va gratter, il va mettre un enquêteur dessus et puis si il y a rien qui sort, en

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général on est tous les deux d'accord pour dire que ce n'était pas une bonne idée. Mais il ne

m'a jamais dit d'emblée : " Je ne travaillerai pas dessus ", ça non. Non parce que je vous

dis, il a pas mal d'affinités avec l'investigation et je pense que ça l'amuse aussi de travailler

sur cette émission

La plus grande proportion des idées vient quand même plus de votre côté ou de Denis

?

Oui parce que nous on a quand même, oui on a quand même des choses sur lesquelles on a

envie de travailler quoi. Par exemple, l'émission qui a très bien marché cette année sur les

maisons de retraite, c'est moi qui ait eu l'idée. On a refait une autre émission. Hésitation.

Les hauts-fonctionnaires c'était nous, le parlement européen c'était nous, je sais plus ce

qu'il y avait après, enfin bon, oui c'est 50/ 50 à peu près.

Qu'est-ce qui prime pour vous dans le choix des sujets ? Vous m'avez dit l'argent

public mais est-ce que vous êtes en quête de nouveauté ? Est-ce que vous regardez

beaucoup l'audience pour savoir ce qui marche ou non ?

Le critère numéro 1 pour moi, au-delà de la qualité de l'enquête etc qui est une évidence,

c'est le côté inédit car comme on est une émission qui est diffusée tard, très très tard, 23h30

c'est très très tard et on ne peut absolument pas se permettre que le téléspectateur est une

impression de déjà vu. Par exemple quand on enquête sur les maisons de retraite, il y a eu

déjà beaucoup beaucoup beaucoup d'enquêtes sur les maisons de retraite mais toutes ces

enquêtes sont sur la maltraitance. Or avec notre prisme de l'argent public, on donne un

nouvel angle à cette thématique si vous voulez. On n'est pas entrain d'afficher une émission

sur la maltraitance dans les maisons de retraite, je pense que ça n'aurait pas marché. En

revanche, on a fait le business des maisons de retraite et là pour le coup, ça donne un côté

complètement inédit à ce sujet qui n'a jamais été traité comme ça, ni en télé, ni en presse

écrite. C'était tout neuf, tout neuf vraiment. Et là pour le coup, quand on arrive à ça c'est-à-

dire à avoir un sujet grand public mais avec un prisme inédit ce sont les meilleurs

ingrédients qui soient pour avoir une émission qui soit regardée.

Avez-vous d'autres exemples d'émissions faites avec Cat et Cie qui ont bien marché ?

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(Hésitations) Oui euh l'année dernière, qu'est-ce qu'on a fait cette année qui a bien

marché ? Je sais plus " Bernard Arnault » on l'a fait cette année avec Stenka. Bernard

Arnault. Il avait été beaucoup médiatisé, il y avait eu des émissions sur lui notamment dans

Complément d'enquête sur France 2 mais une fois encore on avait un prisme inédit qui était

: " Pourquoi il ne paye pas d'impôts ou très peu d'impôts ? Comment fait-il ? Et donc on est

sur des angles qui sont très serrés en fait donc pour le coup, l'émission a bien marché.

Pareil, toujours avec Stenka l'année dernière on a fait une émission sur Kerviel et la société

générale, toujours un sujet déjà traité plein de fois, sauf que nous on est encore arrivé avec

un angle inédit qui était sur ce que savait la justice qui n'avait pas été fait et pour le coup on

était tombé à pic et c'était exactement la bonne question au bon moment et l'émission a très

bien marché.

En dehors de vous qui valide les sujets ? Est-ce qu'il y a une directrice des

programmes ou des magazines?

Il y a une directrice des magazines qui a aussi une adjointe et qui valident le synopsis avant

la signature du contrat donc elles valident le contrat. Elles disent : " ok j'ai envie qu'on

travaille là-dessus, en général ça passe, il y a jamais eu de problèmes parce que de toute

façon on lui en parle avant et elle découvre pas le truc au moment de la signature si vous

voulez, ça c'est sa première intervention. Pour sa deuxième intervention, en général, elle

vient elle ou son adjointe au visionnage final, en même temps que le service juridique. Il y

a une personne du service juridique de France Télé qui vient le dernier jour de montage

quand le sujet est terminé.

Est-ce que vous avez déjà subi des pressions ou "censures " ?

Jamais, ça m'est jamais arrivé, je touche du bois.

Depuis combien de temps existe le service juridique ? A t-il été toujours présent au

moment du visionnage depuis le début de l'émission à l'aube des années 2000 ?

Toujours, toujours mais c'est partout pareil, c'est normal, heureusement d'ailleurs.

Et ce service juridique il est composé de plusieurs personnes ?

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Oui, chaque personne à des programmes. Il y en a quelqu'un qui s'occupe des magazines de

France 5, une autre des magazines d'informations de la 2 et de la 3. Je ne sais pas

exactement comment ça fonctionne mais ils font du conseil juridique. Ils nous conseillent

pendant la phase de montage mais quand on reçoit des courriers, on reçoit toujours des

courriers de gens qui ne sont pas contents etc, des avocats, parfois des attaques en

diffamation, parfois des réquisitions judiciaires etc. C'est au service juridique que ça arrive

et c'est le service juridique qui répond.

Mais dans le cadre d'un procès, est-ce que c'est la société de production qui doit payer

s'il y a des procédures ou des mises en examen ?

Oui mais enfin France Télé ils sont super réglos hein. Juridiquement, la responsabilité c'est

en fait la responsabilité du producteur mais il arrive qu'il y ait des, enfin, en général il y a

une certaine solidarité de France Télévisions si vous voulez avec les producteurs. France

Télévisions envoie son avocat. Ils sont même prêts à régler même si il y a des

condamnations je sais que c'est déjà arrivé. Il y a quand même une solidarité qui n'est pas

forcément, qui est tacite encore une fois car ce n'est pas marqué dans le contrat mais

France Télé ne lâche pas les producteurs c'est-à-dire que si on a un souci sur Monaco parce

que il y a eu je ne sais quoi, un truc que nous tous avons validé et qui passe et que Cat et

Cie perd devant le juge, France Télé va forcément aider la prod. J'en suis sûre.

Mais pourquoi avez-vous beaucoup travaillé ces derniers temps avec Cat et Cie en

particulier ?

Pour pas mal de raisons. Alors parce que ils ont beaucoup d'idées, parce qu'il y a beaucoup

de journalistes qui sont fidèles à cette boîte et qui sont des enquêteurs, qui ont le bon profil

pour nous et que Denis a une force de proposition importante et comme je vous l'ai dis il a

bien saisi l'identité de l'émission, ce qui n'est pas forcément le cas pour tout le monde. C'est

pour des qualités d'ordres éditoriales, c'est pas pour des raisons techniques parce qu'ils ont

des salles de montage.

Et sur le plan relationnel, avez-vous un lien de confiance assez fort avec Denis

Boutelier ?

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Oui oui bien sûr.

Si vous perdez ce lien avec Denis Boutelier vous pourrez toujours continuer à

produire autant que vous voulez ?

Oui.

Quelle est la nature des échanges que vous entretenez avec les producteurs, les

réalisateurs, les monteurs ? Pendant l'enquête est-ce que vous échangez beaucoup ?

Réorientez-vous les axes ?

On fait des réunions de préparation qui vont donner lieu à l'écriture d'un synopsis c'est-à-

dire qu'on se parle des pistes sur lesquelles il faut aller, des pistes peut-être à éliminer

(hésitations). Voilà on a tous un peu travaillé sur le dossier avant de se voir donc on

échange des idées etc.

Est-ce que vous avez un exemple d'émission pour illustrer ce travail collaboratif avec

Cat et Cie ?

Récemment on est entrain de travailler sur une émission pour le mois de novembre, on était

dans cette phase là en fait, sur les maires qui dérapent avec Delphine Lopez. Au départ c'est

une proposition de Denis qui n'était pas exactement comme ça, je sais plus comment c'était

anglé, c'était un truc plus...Quand il m'a proposé le truc sur les maires, en fait, l'idée était

que les maires c'est pourri, c'était un peu l'idée du truc, tous les maires pourris de France

etc. Je lui ai dis : " Ecoute quand même, moi j'ai beaucoup d'admiration pour les maires

c'est vrai, je trouve que ce sont des gens qui prennent beaucoup de risques et qui donnent

beaucoup de leur temps pour finalement pas grand chose en retour " et je lui ai dis : " On

va pas partir comme ça de but en blanc pour casser du sucre sur les maires, je veux pas de

cette approche là mais la question est intéressante parce que c'est difficile de tenir une

mairie etc " et donc on est parti sur les maires qui dérapent, qui ne sont pas forcément des

maires pourris mais qui sont parfois des maires qui n'ont pas réussi. Alors il y a les pourris

et il y a ceux qui n'ont pas réussis à gérer parce que voilà, il faut trouver pleins d'exemples,

pleins de trucs marrants. Pour l'instant on est en phase d'écriture, d'enquête. Elle a

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

commencé un tout petit peu à tourner, on sait à peu près sur quelles villes on va partir, il y

en a une qu'on a éliminé il y a deux jours. Il y en a peut-être une nouvelle enfin je veux dire

c'est mouvant mais le synopsis a été écrit et signé mais il va rester, ce n'est pas du marbre,

ce que je veux dire c'est que le synopsis on le signe assez rapidement pour que la boîte

puisse avoir un contrat et rémunérer le journaliste. Le journaliste continue à enquêter,

l'enquête n'est pas aboutie quand on fait le synopsis en fait. Le journaliste continue a

enquêter donc on fait des réunions régulières. On s'est vu la semaine dernière.

Qui participe à ces réunions éditoriales ?

Il y a Denis et la journaliste et moi ou Jeff ou les deux comme on est deux réd' chefs.

Est-ce que ces réunions sont régulières ?

Elles sont régulières surtout, alors physiquement on se voit beaucoup avant de lancer le

tournage, quand le tournage est en cours, les journalistes ne sont pas super dispos pour

faire des réunions donc c'est plus des coups de fils réguliers au réd' Chef pour savoir, pour

me mettre à jour si vous voulez. Il me dit : " oui alors il a tourné ça " , " Tiens lance un

dérush sur ça si il y a des choix à faire etc ". Enfin parfois le réalisateur m'appelle aussi, par

exemple Delphine m'appelle parfois, mais on va dire que c'est principalement par Denis. Je

préfère passer par le producteur oui. C'est plus logique en fait. Si Delphine m'appelle c'est

peut-être parce qu'elle est en tournage, qu'elle se pose une question ou qu'elle n'arrive pas à

joindre Denis que ci que ça. Mais vraiment à 90% du temps, on passe par le producteur/

rédacteur en chef pour avoir les infos du déroulement.

J'essaie de comprendre cette interaction entre deux rédacteurs en chef...

Vous verrez rarement un rédacteur en chef seul. Il a toujours au moins un adjoint parce que

c'est hyper dur d'être tout seul.

Mais entre Denis qui est rédacteur en chef / producteur associé qui a des idées aussi et

vous qui avez une ligne éditoriale à tenir pour une émission en particulier donc

j'essaie de voir le lien entre les deux...

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

On est exactement comme les rédacteurs en chef d'une même émission, c'est un peu

comme si on travaillait pour la même émission si vous voulez. J'ai ce rapport là avec

Denis.

Est-ce que vous avez eu des différends, des désaccords entre vous ? Est-ce que vous

auriez des anecdotes ? Peut-être au niveau de l'axe, des intervenants, dans le

reportage ?

(Hésitations) Je n'ai pas un truc qui me revient comme ça parce que je pense que ce n'est

pas des désaccords. A partir du moment où on entretient des coups de fils réguliers et que

je suis informée de ce qui ce passe, on n'arrive pas à des désaccords parce qu'il y a un suivi.

Il n'est pas quotidien mais au moins hebdomadaire et qu'il n'y a pas de malentendus et que

tout à coup, je ne vais pas me rendre compte qu'en fait ils ont un fait un truc qui n'est pas

du tout intéressant non. Ce serait le cas si on ne communiquait pas ensemble en fait.

Mais quel serait l'erreur fatale qui vous mènerez à ne plus travailler avec ce

producteur ? Si on devait imaginer des scénarios ?

Du bidonnage, très mauvais comportement sur le terrain je ne sais pas, ça peut-être un truc

qui dégénère, je sais pas, il peut y avoir des soucis mais ça ne m'est jamais arrivé. Ce sont

des questions déontologiques hein surtout je crois.

Et quelle a été votre formation personnelle ?

Moi j'ai fais une école de journalisme qui s'appelle l'IPJ et avant j'ai fais une licence

d'anglais et j'ai passé les concours d'écoles et je suis entrain à l'IPJ il y a longtemps (rires).

Et quel a été votre parcours avant d'arriver à Pièces à conviction ?

J'ai travaillais dans des JT à la 5 qui n'existe plus, c'est là que j'ai commencé à travailler

aux services news, enfin société, aux infos. Après j'ai travaillé à France 3 au service

étranger pendant plusieurs années, au JT toujours. Enfin j'ai fais 7 ans de JT, après j'ai

arrêté, je suis passée en magazine, j'ai beaucoup travaillé pour Arte, il y avait une émission

qui s'appelait le 7 et demi, c'est l'équivalent d'Arte reportages en fait et j'ai bossé pendant

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plusieurs années, après je suis allée à M6. Je suis arrivée comme journaliste puis je suis

devenue réd' chef adjointe à un magazine mensuel qui s'appelait, Pourquoi ça marche ?,

qui était un magazine de reportages sur les nouvelles tendances, nouveaux modes de vie et

tout ça était en prime. C'était un gros truc à produire, il y avait beaucoup de sujets enfin

c'était sympa. Après l'émission s'est arrêtée, j'ai bossé pour Téva, je m'occupais des

magazines, je m'emmerdais parce que moi j'ai besoin de fabriquer, fabriquer, fabriquer,

fabriquer et je suis partie travailler pour 17 Juin production sur une série de documentaires

sur les bébés pour France 2. Après j'ai travaillais pour France 5 sur une série de

documentaires sur les chefs d'Etat et les personnalités politiques étrangères, là j'étais réd

chef sur ce truc là et je suis arrivée à Pièces à conviction après avoir terminé mes portraits

de chef d'Etat étrangers et de personnalités politiques étrangères pour France 5. J'ai terminé

en 2008 et en septembre 2008 je suis arrivée ici.

À quel moment avez-vous rencontré Denis ?

Je l'ai rencontré à M6, il était journaliste à Capital. Et moi je faisais l'émission qui

s'appelait Pourquoi ça marche ? . Il y avait une boite de prod à M6 qui s'appelait C Prod,

une filiale et on travaillait à C Prod, on s'était croisé professionnellement et on s'est

retrouvé, je sais plus comment il m'a rappelé, là quand je suis arrivée en 2011 quand on a

externalisé les productions.

C'est à ce moment là qu'il vous a rappelé ?

Oui car avant on travaillait en interne donc je ne travaillais pas avec le producteur. On a

changé de mode de production et quand c'était externalisé ... parce qu'on l'a appris en

juillet, c'était pour une émission en septembre, on a appris en juillet qu'on avait plus de

rédaction, c'était très très tard donc il a fallu activer les réseaux, appeler tout le monde en

disant : " Voilà maintenant on passe à l'extérieur, vite, vite, vite, il faut produire, il faut faire

des enquêtes ". Enfin voilà, ça s'est passé comme ça.

Quels sont les critères d'une émission réussie : audimat, couverture presse, buzz,

replay ?

C'est une conjonction de tout ce que vous venez de dire.

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Est-ce que vous avez un exemple d'émission dont vous êtes fière qui a été produite par

Cat et Cie ?

Cette année c'était " Les maisons de retraites " parce qu'on a battu un record d'audience et

que aussi on a eu la chance ce jour-là d'être diffusé beaucoup plus tôt que d'habitude et puis

on est tombé enfin il y a vraiment plein de paramètres, comme je vous ai dis un sujet grand

public avec un axe inédit, en général chez nous, c'est l'argent donc ça c'était déjà une bonne

recette. En plus c'est une émission qu'on a dû lancer à peu près en avril pour une diffusion

en octobre. En avril, il n'y avait rien dans les médias, il n'y avait pas d'actualités autour de

cette question là particulièrement. Mais en août, des grèves ont commencé, alors que

Xavier était déjà en tournage, d'ailleurs on le voit dans son tournage qu'il y a des grèves

mais c'est pas quand on a lancé l'émission, c'est un coup de bol. Après, ça a commencé à

pas mal frétiller à tel point qu'il y a eu Ruffin à l'Assemblée nationale toujours fin août qui

a pris la parole, il y a eu des manifs en septembre et puis quand même pas mal d'actualités,

les gens entendaient, voyaient rien à la télé. Il y a eu un sujet dans le 20h de France 2 parce

que c'est long à faire, ce sont des enquêtes et nous on est arrivé pile au bon moment en

octobre alors que ça faisait la Une partout quoi et nous on avait eu le temps de faire un 52

minutes et voilà. Donc il y a eu ça, en amont la couverture presse. Là Monaco on a eu une

super couverture presse. Les vieux aussi. Quand je dis couverture presse c'est la presse

écrite, c'est la radio, c'est les sujets dans le JT de France 3, ça peut-être le plateau de C à

vous, ça peut-être voilà on est invité régulièrement sur ce genre de truc. Il y a le buzz sur

les réseaux sociaux qui joue beaucoup, sur la page Facebook par exemple de France 3, on a

battu des records notamment avec un sonore de cette émission sur les vieux, les réseaux

sociaux, la diff et après il y a le replay.

Parmi votre équipe, y a t-il une personne en plus qui s'occupe des réseaux sociaux ?

C'est celle qui est à mi-temps et qui s'occupe de la prod, elle a deux casquettes.

Est-ce que vous faites de l'investigation pour tenter d'avoir un débat de société? Est-

ce que vous voulez faire bouger les choses ? Si on s'attache à la présentation du site

internet de Cat et Cie ils expliquent leur souhait de participer à la vie publique ? Est-

ce que de votre côté c'est aussi le cas ?

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Oui complètement, de toute façon s'ils disent ça c'est à force de travailler pour Pièces à

conviction (rires). Je pense que PAC est une émission citoyenne.

Pensez-vous qu'il y a des impacts sur le public ?

Oui il y a eu quand même des cas dans lesquels les choses ont vachement bougé,

notamment lorsqu'on a fait notre enquête, c'est notre première enquête sur les institutions,

sur le Sénat, c'était il y a trois ou quatre ans, ça a mit le feu au Sénat, ça a créé des débats

même à l'Assemblée nationale. Ils ont commencé à casser du sucre sur le Sénat en disant

qu'il y avait trop d'abus et puis il y a eu des débats. Enfin je veux dire on a fait l'actualité

avec cette diffusion en fait, en dénonçant les abus, les notes de frais, les privilèges. Et c'est

vrai que cette émission a provoqué quelque chose c'est évident. Et quand on travaille sur

des affaires comme Sarkozy-Kadhafi à l'époque pareil, on a avancé des pièces à conviction

qui n'avaient jamais été diffusées donc on est arrivé avec des trucs qui sont forts et qui font

bouger les choses, ça c'est vraiment un gage de réussite si vous voulez pour nous.

Est-ce qu'à l'inverse vous avez des sujets que vous jugez ratés ?

J'en ai plein (rires) tout n'est pas réussi (hésitations). Raté selon quels critères ? Alors de

mon point de vue, je me rends compte bien avant le visionnage que le sujet est raté, on est

présent au montage, j'arrive très tôt en montage, au bout d'une semaine. On voit tous les

rushs, on se met d'accord sur les plans. Avant la diffusion c'est environ six mois pour sortir

une enquête et le montage dure cinq semaines. En moyenne, j'ai cinq mois pour enquêter et

tourner et après j'ai cinq semaines pour monter.

Est-ce que ces contraintes là sont figées ?

Non mais il y a des moments où c'est moins long, d'autres où c'est plus long.

Quel est le budget annuel pour l'émission ?

Non il n'y a pas de chiffres. Cependant, je peux vous dire à combien on achète un sujet de

52 minutes qui est un prix fixé par le syndicat des producteurs qui s'appelle le SATEV donc

les chaînes de télévision en reportages et pas en documentaires, elles achètent 1600 euros

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la minute et donc pour un 52 minutes ça équivaut à 84000 euros. Et après le producteur, à

partir du moment où il fait plus de 45 minutes, il peut demander au CNC d'être aussi

financé et en général les producteurs qui travaillent pour nous sont aussi financés par le

CNC, ce qui fait qu'ils ont une enveloppe qui est plus importante que 84000 euros.

Et c'est 84000 euros sont donnés au producteur ou à l'équipe ?

C'est pour le producteur, enfin pour la société, après il fait ce qu'il veut hein. C'est pas mes

oignons pour le coup (rires).

Depuis le début de l'émission, est-ce que ce budget varie ?

Non il bouge pas, c'est un contrat qui a été signé, d'années sur années ça ne bouge pas, c'est

toujours le même tarif. Que l'équipe parte à Tokyo ou à Perpignan c'est le même tarif.

Globalement des réalisateurs expliquaient que cette contrainte temporelle était un

peu compliquée à gérer ? Qu'en pensez-vous ?

Je pense que c'est du luxe d'avoir autant de temps pour travailler un reportage télé.

Complément d'enquête, ils ont trois semaines entre le moment où ils lancent le sujet et le

moment où ils diffusent, c'est du luxe aujourd'hui en télé, d'avoir des mois et des mois pour

travailler sur son sujet.

Aimeriez-vous raccourcir ce temps pour PAC ?

Moi non pas du tout, je pense que c'est indispensable pour enquêter parce que c'est un

processus qui est très long. Alors que le réalisateur dit : " on manque de temps ", c'est

normal évidemment parce que lui il sait qu'au fur et à mesure de son enquête et de son

avancée, il va encore découvrir des trucs et il y a un moment c'est un peu frustrant parce

que par manque de temps, on est obligé d'abandonner des pistes donc c'est évident, s'il

pouvait mettre un an pour faire quelque chose ce serait super. Après ils ont aussi des

contraintes qui sont financières c'est-à-dire qu'ils sont payés pour travailler tant de mois,

souvent ils sont payés au forfait. On leur dit : " voilà tu vas travailler quatre mois " donc si

il rallonge, rallonge, rallonge leur temps de travail, ils ne sont pas gagnants non plus.

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Vous retrouvez-vous parfois dans des situations où vous devez appeler le réalisateur

ou le producteur pour leur dire qu'il faut accélérer ?

On fait des rétro-planning tout le temps, ils savent. Par exemple, pour la dernière émission

sur Marseille, ils étaient super à la bourre on a fait une émission sur l'OM et la Mafia et ça

été livré hyper tard mais le principal c'est que c'est diffusé en tant et en heure mais ils ont

eu du mal avec l'idée, beaucoup de mal même. Lors de la diffusion le producteur envoie le

PAD (prêt à diffuser) qui est en fait un disque dans une société de post-production, c'est

nous PAC qui gère la post-production. C'est la phase avant la diffusion, c'est l'habillage, les

synthés, les sous-titres, le traitement de tous les bons titres parce que nous on a un

habillage particulier. On fait ça à Centreville avec une monteuse et notre chargé de prod et

ça prend deux jours et en général le deuxième jour à midi, JF ou moi et le journaliste qui a

fait le sujet, on va à Centreville pour valider les flous, les sous-titres, tout ce que je viens

de vous citer et le sujet est fini dans la soirée et là il est prêt à être diffusé. Après nous on

enregistre le plateau, en général, c'est la veille de la diffusion. Le plateau se fait à France

télévisions et ensuite il faut assembler c'est-à-dire insérer les éléments c'est-à-dire le

lancement, le sujet, le plateau, on assemble, on mixe ça c'est toujours fait à Centreville car

il faut mixer tous les plateaux et là ça vous fait le PAD de l'émission avec la présentatrice

au début, à la fin etc.

Et après où va le PAD ?

Le PAD part au centre de diffusion qui s'appelle le Varet qui est le centre de diffusion de

France 3, des émissions de France 3, rue Varet, j'y suis jamais allée. A Centreville c'est de

la post-prod, c'est une boite, on travaille avec eux depuis toujours en fait.

Reste t-il d'autres acteurs qui n'ont pas été cité pour fabriquer un reportage ?

On a un graphiste aussi qui travaille avec nous. Et le graphiste de Cat et Cie travaille avec

notre graphiste parce qu'on a une charte quand même. On a un habillage, par exemple, dès

qu'il y a une archive elle est traitée, dès qu'il y a un bon titre, un document il est traité, dès

qu'il y a une photo, elle est traitée. On met pas les trucs comme ça voilà et tout ce qui est

traité, c'est fait par notre graphiste, ça fait parti du travail de post-production. Il créé des

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

éléments qui seront insérés pour remplacer. Par exemple, on met une photo du Prince de

Monaco, Jérémie notre graphiste récupère la photo, la traite avec l'habillage de Pièces, il

lui donne un côté bleutée, il lui met un contour un peu différent. Il créé cet élément là, il

l'envoie à Centreville et notre monteuse à Centreville insère cet élément qui va venir

remplacer la photo initiale. C'est tout un travail d'habillage qui est important et qui est fait

par le graphiste qui fabrique les éléments. Par exemple, quand Julien chez Cat et Cie doit

créer une animation ou une carte de France pour expliquer je ne sais quoi, il connaît notre

charte et il peut même faire valider par Jérémie, montrer à Jérémie si c'est bien dans notre

charte, ils sont en contact tous les deux quoi. Et lui Jérémie est un indépendant, il travaille

à l'extérieur mais il intervient. Deux rédac chef, le graphiste, la post-prod en intermittence

et dans la société Centreville, le service juridique et puis après il y a le plateau.

En termes de hiérarchie est-ce qu'il y a d'autres personnes au-dessus de vous qui

participe plus implicitement à ce réseau de coopération ?

Il y a la directrice des magazines et son adjointe.

Vous considérez-vous dans quelque chose de mouvant en terme de réseau entre les

différents acteurs entre PAC et Cat et Cie ?

La direction est au courant de ce qu'on fait, des thèmes sur lesquels on va mais on a pas de

discussions très approfondies avec eux. Je pense qu'ils nous font confiance et puis c'est pas

leur rôle non plus, si il devait se plonger dans tous les synopsis de toutes les émissions

d'infos je pense qu'il n'aurait pas le temps en une semaine de le faire quoi. Donc eux ce qui

les intéresse c'est d'être au courant des sujets qu'on lance en gros, thématiques etc. Quand il

y a des trucs un peu teutchy qui se passent comme en ce moment, il y a un sujet sur lequel

nous travaillons et il y a un journaliste qui travaille pour une boite de prod qui se fait

embaucher pour récupérer de l'information avec sa caméra cachée.

Est-ce que vous pensez qu'il y a des risques de non-reconduction de l'émission ?

Oui bien sûr, tous les ans il y a des risques oui.

Est-ce que vous avez une part d'incertitude de votre côté ?

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Particulièrement cette année.

À quel moment de l'année savez-vous si l'émission est reconduite ou non ?

Normalement c'est avant l'été mais là ce sera après l'été. D'habitude on le sait en avril,

d'habitude les grilles commencent en septembre, la grille de France 2 est faite depuis un

mois de septembre à juin. La grille de France 3 n'est pas faite et la grille va commencer en

janvier donc là nous on le sait et d'habitude c'est en septembre donc nous on sait qu'on a

des émissions jusqu'en décembre mais la nouvelle grille commence en janvier et on ne

connaît pas le contenu de la nouvelle grille. Moi je sais que j'ai 9 émissions par an. J'ai les

dates de diffusion jusqu'en décembre par exemple, j'en ai pas en septembre, j'ai une

émission en octobre, novembre, décembre. Voilà j'ai les dates de diffusion et je sais que je

dois fournir des émissions pour ces dates là. Après en 2019, j'en sais rien (long silence)

donc c'est compliqué à gérer parce que normalement les enquêtes faut les lancer en amont

comme je vous ai expliqué donc là j'ai eu une dérogation pour lancer l'enquête de janvier

alors que je ne suis même pas sûre qu'on sera encore à l'antenne mais parce que c'est pas

possible sinon on a pas le temps de faire l'enquête. On peut pas lancer en septembre une

émission pour janvier, c'est trop court donc là oui en effet, il y a une certaine incertitude, ça

on peut le dire.

Est-ce que vous savez dès à présent le quota de sujets que vous pourriez donner à telle

ou telle société de production audiovisuelle ?

Non on raisonne par sujets, par enquêtes, non il n'y a pas de quotas de boîte défini, il n'y a

pas de boîtes avec lesquelles on ne veut pas travailler. Et je souhaite que ça continue, je n'ai

pas envie d'être juste avec une boîte je trouve qu'on se prive de talents, on se prive d'idées,

on se prive voilà. Je trouve que ça enrichit l'émission de collaborer avec des gens différents

et des boîtes différentes. Je pense que c'est important.

Quel est votre avis sur la loi secret des affaires ? Est-ce que vous pensez que ça peut

rajouter des procédures ?

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Oui bien sûr, je suis contre cette loi (rires), ça ne va pas être facile de trouver un journaliste

qui est d'accord avec cette loi, c'est évidemment des bâtons dans les roues après c'est vrai

que de toute façon, les pires pressions que l'on peut subir viennent des entreprises, elles

sont bien pires que les politiques et celle de l'Eglise, quand on s'attaque à la religion (rires).

Mais c'est vrai que les entreprises ont toujours été virulentes, les avocats, les courriers, les

coups de fils à la direction, les menaces, les intimidations enfin je veux dire c'est pas

nouveau hein. Après le problème c'est qu'aujourd'hui il y a cette loi qui n'est pas

extrêmement bien définie. A mon avis, il faut faire quand même assez attention de savoir si

telle ou telle information qu'on va donner relève ou non d'un secret industriel parce que

c'est ça le truc. Pour l'instant on n'y a pas été confronté dans nos reportages, enfin depuis

que la loi a été votée, on n'a pas été confronté à ces questions là mais je sais que ça va

aggraver les choses. C'est pour ça aussi qu'il faut travailler avec des producteurs qui ont les

épaules pour faire de l'enquête, qui ont les épaules pour prendre des risques parce que il y a

toujours des risques juridiques quand on fait une enquête. Il faut être capable de défendre

ce qui a été avancé dans le sujet, je veux que ça passe à la télé et tant pis si jamais je suis

attaqué, que je dois payer un avocat pour me défendre. Je veux défendre ces informations

là, je veux qu'elles passent à l'antenne, je veux dire il y a aussi un engagement, c'est un

travail. Quand Denis vous explique qu'il a un sens civique etc, on l'a tous autour de cette

émission parce qu'on se bat pour qu'il y ait des informations qui sortent, qui soient révélées

et on sait que parfois on prend des risques mais en général on ne perd pas puisque tout est

vérifié, archi-vérifié. On a toutes les preuves de tout, enfin on part pas comme ça les mains

dans les poches (rires). C'est quand même béton mais malgré tout il y a des attaques. Là on

a une attaque en diffamation avec une autre boîte de prod, je pense qu'on va gagner mais ça

engage des frais.

Et ces attaques sont-elles régulières ?

C'est régulier, après ce n'est pas toujours des attaques, ça peut-être des courriers, ça peut-

être des coups de fils mais ça peut-être aussi une lettre d'avocat qui nous dit : " Voilà mon

client vous attaque en diffamation ". Il n'y a rien eu de grave si vous voulez mais il y a

quand même une tension.

Et est-ce qu'il y aurait des sujets, thématiques sur lesquelles vous ne prendrez jamais

le risque de faire un sujet ou de diffuser des images? Par exemple, dans le reportage

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

sur « Les djihadistes français », le journaliste-réalisateur Xavier Deleu n'a pas pu

diffuser une séquence introductive dans laquelle un djihadiste le prévient par skype

qu'il y aura une attaque prochaine ? Qu'en pensez-vous ?

Pour Xavier c'était contextuel, il y a eu une espèce de directive au sein de la boîte sur les

paroles de ces gens là etc et je pense qu'aujourd'hui on les diffuserait, il n'est pas tombé au

bon moment.

Auriez-vous pris le risque de diffuser ces images ?

Le risque, il y a un moment si ma direction me dit voilà : " France Télé ne diffuse pas parce

que France Télé ne veut pas diffuser une interview de djihadistes " et ben on n'est obligé

d'obéir à ce qu'on nous dit. Là en l'occurrence c'est la direction de l'information, moi je ne

dépends pas des programmes, je dépends de l'information. Il y a la direction de

l'information et en dessous il y a la directrice des magazines puis Pièces à conviction.

Est-ce que vous avez déjà eu à faire à la direction de l'information ou des magazines

pour qu'ils stoppent un sujet ?

Non (rires) heureusement, non jamais mais on ne peut pas. Il faut savoir quand même que

censurer un sujet d'investigation ça peut faire très très mal à la boîte, ça peut se savoir, ça

peut faire du mal à France Télé c'est-à-dire que si on nous dit : " vous n'allez pas là dessus

c'est trop politique, ça va vous attirer des soucis ", le lendemain c'est dans Le Canard

Enchaîné vous voyez ce que je veux dire. Ce sont quand même des domaines,

l'investigation, où ce qui travaillent avec nous font très attention, ils savent très bien qu'il

ne faut pas toucher à l'investigation parce que ça ressemblerait tout de suite à de la censure.

Etes-vous engagée dans des causes politiques ?

Je ne suis pas engagée officiellement sur des causes, ça serait compliqué d'ailleurs d'avoir

plusieurs casquettes. J'ai des convictions personnelles si vous voulez mais je n'ai pas

d'engagement auprès d'un parti ou d'une ONG non.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Est-ce qu'il des règles propres à ce type de journalisme, des attentes auxquelles vous

devez vous soumettre ou est-ce qu'il y a une marge de manoeuvre possible ?

Il y a une certaine liberté, enfin je veux dire on ne fait pas de l'infotainement, ce n'est pas

du divertissement non plus hein. C'est quand même une émission qui se veut sérieuse. En

revanche, sur le fond on ne va pas y toucher, mais sur la forme moi je pense qu'on a pris un

coup de vieux et c'est pour ça qu'on travaille depuis quelques temps à un espèce de

relooking de notre habillage et du look général de l'émission si vous voulez.

De la charte graphique uniquement ?

Graphique et narrative. On veut essayer de lancer un mode de narration un peu différent

avec une plus grande implication du journaliste et de ses choix.

Le journaliste apparaîtrait plus à l'image ?

Oui je pense. Je pense qu'on est dans un récit qui est classique aujourd'hui où il y a une

voix off qui fait des commentaires et quand on passe d'une séquence à l'autre, il y a la voix

off et nous on essaie d'écrire un commentaire qui est souvent une espèce de grand écart

pour passer d'un séquence à l'autre qui n'aura rien à voir. On a envie de casser cette

narration là qui est classique et parfois un peu tirée par les cheveux, en chapitrant

systématiquement comme un bouquin toutes nos enquêtes, hyper-chapitrées et ça passe par

l'habillage et une intervention face caméra, toujours formatée de la même manière du

journaliste qui raconte les choix qu'il a pu faire, les situations dans lesquelles il a pu se

trouver. Une narration qui donne des informations sur le travail du journaliste c'est pas de

l'incarnation, je ne demande pas que le journaliste soit à l'image tout le temps entrain

d'ouvrir des portes, fermer des portes, mettre des micros, c'est pas ça, c'est plus

l'implication du journaliste dans la narration parce que c'est un choix du journaliste donc

c'est la piste sur laquelle on est entrain de travailler.

Est-ce que vous vous posez ces questions là tous les ans ?

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Non on ne se pose pas ces question tous les ans mais cette année je trouve qu'on a

particulièrement pris un coup de vieux. En fait, on a fait un séminaire entre nous ici. A ce

séminaire, il y avait JF, son adjoint, il y avait Dominique Tiers, il y avait Vierna qui

présente l'émission, il y avait Leslie qui est en prod, il y avait Gérard qui est l'adjoint et il y

a eu une petite intervention des gens des audiences qui sont venus nous faire un bilan de

l'année. Voilà donc on est parti sur des idées de changements avec des propositions qui ont

été faites et au coup par coup. Je parle avec les journalistes avec lesquels on bosse et les

réd' chef donc on est allé chez Cat et Cie la semaine dernière où on les a tous vu et on a pas

mal discuté de ce qu'on voulait faire. Il y a eu des changements dans la forme. J'ai fais le

tour des boîtes de prod avec lesquelles je travaille jusqu'en décembre qu'il faut aller briefer

parce qu'ils sont entrain déjà de tourner. Là il y en a trois : KM, Capa et Cat et Cie. Donc là

il y en a trois jusqu'à la fin de l'année donc eux on les a brieffé. On leur a expliqué ce qu'on

avait envie de faire et moi cette après-midi, j'ai rendez-vous avec le directeur adjoint de

l'info parce qu'il n'est pas dans la boucle pour l'instant, je dois lui soumettre nos idées et ce

sont des idées qui coûtent pas chères donc il ne devrait pas nous emmerder donc voilà. Il y

a un peu de changements.

Est-ce que vous pensez pouvoir faire autre chose que de l'investigation dans

votre carrière future ?

Oui personnellement je fais de la télévision (rires), là il se trouve que depuis 10 ans c'est de

l'investigation mais ça reste de la télé donc j'ai déjà travaillé pour des programmes qui

n'étaient pas dans l'investigation.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Annexe 2

Entretien avec Frédéric Texeraud, producteur général de Cat et Cie, le 12

juillet 2018 dans les locaux de la société de production Cat et Cie

Quel est votre statut dans la société Cat et Cie ?

Je suis mandataire social de la société, le principal actionnaire, avec Denis on gère la ligne

éditoriale globale de la société et avec Corine Texeraud qui est la directrice des productions

et qui est aussi une des trois actionnaires de Cat et Cie. On est trois actionnaires pour trois

postes clés de la société. Moi en tant que producteur et président de la société ou

mandataire social.Denis en tant que producteur et rédacteur en chef ou directeur éditorial,

directeur de la rédaction quand on était agence de presse. On ne l'est pas encore, on va le

redevenir mais on a pas fait la demande et Corine Texeraud est directrice des productions,

c'est elle qui fait les contrats des réalisateurs. Denis aussi, c'est un choix collégial quand on

choisit un réalisateur, c'est entre Denis, moi et Corine. En fonction du type de film qu'on a

à faire, soit le réalisateur arrive avec son projet dans ce cas là, il n'y a pas de discussion,

soit c'est nous qui avons un projet ou une chaîne qui nous interroge sur un projet et dans ce

cas là, il faut qu'on décide à qui on propose le film. Donc dès fois les gens ne sont pas

forcément libres et nous on travaille aujourd'hui avec un groupe restreint de réalisateurs

particulièrement d'investigation parce que ça demande des compétences particulières. Il y a

donc Stéphane Girard, Stenka Quillet, Pascal Henry, Xavier Deleu, j'en oublie forcément, il

y a Delphine Lopez, Céline D'estelle, j'en oublie forcément mais voilà, ça reste une petite

équipe avec laquelle on travaille en confiance même si on fait rentrer des nouveaux mais

sur des projets qu'on nous amène. Là par exemple, il y a une journaliste de l'AFP qui est

basée en Ukraine et qui nous propose un projet sur l'Ukraine donc on est entrain de

travailler avec elle pour monter un projet de film. Pour elle ce sera son premier film donc

on va lui adjoindre un réalisateur plus expérimenté donc voilà l'équipe est pas du tout figée.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Et parmi le réalisateur qu'on va choisir, ça va dépendre, ça peut-être un que j'ai nommé ou

un extérieur, ça va dépendre.

Quels sont les employés permanents de Cat et Cie?

Sur le service de production : Corine Texeraud qui est la directrice de production

Nicolas Gomèz : chargé de production qui est un adjoint de Corine

Patricia Gontarzy : administratrice de la production, administratrice comptable

Julien Lautreloup : graphiste qui travaille sur la partie graphique des films, tout ce qui est

mis en image, surtout dans les films d'investigation, il y a beaucoup de tableaux, de mises

en valeur de documents, c'est lui qui fait ça en interne et puis aussi toute la ligne graphique

de la société de manière générale car tous nos projets de films sont présentés de la même

manière donc on a des chartes, c'est lui aussi qui s'occupe de notre présence sur les réseaux

sociaux et sur internet qui gère le site et tout ce qui est un peu numérique

Sur le service éditorial, on retrouve Denis et moi comme patron en quelques sortes.

Pourquoi avez-vous décidé de créer Cat et Cie ?

Cat et Cie a été créée en 2012 parce qu'avant on avait Tac Presse qui était une agence de

presse et Cat et Cie c'est une structure qu'on a créée pour faire du documentaire parce que

Tac Presse faisait beaucoup de petits formats : ça allait de Combien ça coûte ? à Capital

etc. et on avait envie de faire des films plus lourds. Il y avait beaucoup de monde à Tac

Presse, là on est sur une petite équipe où tout est géré en interne donc c'est plus agile

comme structure. Tac Presse était un gros bateau très lourd. Là grosso modo, Cat et Cie

c'est entre 10 et 12 documentaires par an mais ce ne sont que des films de 52 min. Alors de

temps en temps, on peut faire un 30 min quand c'est Envoyé spécial ou Complément

d'enquête qui nous le demande car comme ce sont des clients, on ne va pas non plus

refuser tout le temps même si on en fait le moins possible voilà et donc c'est une douzaine

de films par an et Tac Presse c'était 40, 50, 60 films par an mais de tous formats : des 5 min

aussi.

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Pourquoi avez-vous déposé le bilan avec Tac Presse ?

Parce qu'en fait le contexte économique avait changé. Tac Presse avait été créé en 2003 et

en 2003, il n'y avait pas les chaînes de la TNT, c'était un paysage complètement différent et

évidemment il y avait pas non plus toute la longue traîne numérique d'exploitation des

films aujourd'hui donc c'était un autre univers et on était structure qui était faite pour avoir

une émission fixe. On travaillait à l'époque pour Canal +, on faisait 50% des émissions

Spécial Investigation et quand ça s'est arrêté Tac Presse n'a pas été capable de compenser la

perte de chiffre d'affaires et ça a fermé.

Est-ce qu'aujourd'hui Cat et Cie est dans une configuration où c'est Pièces à

conviction qui fait vivre la société ?

C'est à peu près 40% de notre chiffre d'affaires. Pièces à conviction, on l'est connaît depuis

longtemps mais avant quand on travaillait pour Canal, toutes nos enquêtes allaient à Canal

donc Tac Presse travaillait déjà avec Envoyé Spécial, on travaille encore pour Envoyé

Spécial avec Cat et Cie depuis le début de la création puisque Envoyé Spécial on se connaît

depuis (hésitations) toujours, depuis la fin du XXème siècle si vous voulez (rires). Et pour

Pièces à conviction, ça doit faire 4 ou 5 ans qu'on travaille vraiment avec eux beaucoup. En

fait, depuis qu'on a arrêté Tac Presse, la partie investigation est passée de Canal + à France

3, notre d'activité d'investigation est essentiellement pour Pièces à conviction mais aussi

quand on travaille pour Envoyé Spécial, c'est de l'investigation aussi hein donc il y a des

sujets qu'on fait pour Envoyé Spécial mais qu'on pourrait faire pour Pièces et vice versa.

Actuellement on travaille plus pour Pièces mais il y a pu avoir des périodes où on

travaillait plus pour Envoyé Spécial. Je dirais que ça fait 3 ans pour Pièces où on est

vraiment intégré, on produit plus de la moitié de l'émission quoi, la moitié de l'ensemble

des formats qu'ils produisent chaque années. Ils doivent avoir 9 émissions par an et nous

on en fait entre 4 et 5 par an. Après ça fait parti des films qu'on voulait développer sur Cat

et Cie c'est-à-dire des films d'investigation qui nécessitent des gros investissements en

argent et en temps, pour moi c'est vraiment du documentaire. C'est un genre documentaire

particulier qui nécessite des compétences particulières et qu'on est assez peu à pratiquer à

ce niveau là sur la place de Paris. Nous historiquement on est référencé là-dedans parce

qu'on en a toujours fait ça et Denis avant même d'intégrer Tac Presse puis Cat et Cie en

faisait déjà à Capa pour Canal + déjà il y a 15 ans quoi c'est-à-dire au début de

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l'investigation sur les chaînes françaises parce que c'est un genre qui est assez nouveau. En

France dans les années 80, il n'y avait pas de films d'investigation à la télévision, à l'époque

de l'ORTF encore moins.

Quel a été votre parcours professionnel ?

Moi j'ai commencé à produire avec Tac Presse mais avant j'étais directeur administratif et

financier d'une agence de presse qui s'appelait Production Tony Comiti que j'avais

développé avec son fondateur en 1995. De 1995 à 2003 j'ai bossé là-bas, on avait une ADN

très forte dans le grand reportage et films de guerre. Ils ne font pas la même chose que

nous donc on en a fait beaucoup avec Tac Presse après parce que ça c'est vraiment mon

expérience et mes contacts, mes réseaux, et petit à petit, on est passé d'un film de guerre.

Avec l'arrivée des chaînes toute infos, le film de guerre a été complètement différent c'est-

à-dire qu'avant on partait et puis quand on revenait on faisait le film et puis les gens

découvraient ce qu'il s'était passé quelque part dans le monde mais aujourd'hui avec

internet, les smartphones et les chaînes d'infos en continu, tout le monde est constamment

informé en direct de ce qui se passe dans n'importe quel endroit de la planète donc ça nous

a obligé à réfléchir différemment à notre propos c'est-à-dire que quand on part, on part pas

juste sur un angle de rapporteur mais aussi d'investigateur, on essaie d'enquêter pour savoir

(hésitation), d'amener un plus à l'information au flux d'informations déversés sur les

réseaux numériques et donc voilà c'est pour ça qu'on est passé sur l'investigation parce que

de plus en plus, on a été amené à comprendre le pourquoi du comment.

De combien de personnes êtes vous passées entre Tac Presse et Cat et Cie ?

A Tac Presse, il y avait 25 personnes, aujourd'hui on est 5. C'était 25 personnes en

permanents, il y avait une rédaction, il y avait plusieurs rédacteurs en chef. Denis était

directeur de la rédaction, il avait deux rédacteurs en chef sous lui et on avait une rédaction

de 6 ou 7 , 4 ou 5 grands reporters et des journalistes et des stagiaires donc ça c'était en

plein temps fixe. Aujourd'hui, on a plus de rédaction fixe, on travaille que au film par film

et au coup par coup. Quant à Pièces à conviction, il n'y a plus de rédaction interne mais

Envoyé Spécial, Complément d'enquête en ont toujours donc ça dépend des émissions.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Pourquoi les chaînes font elles appel à des producteurs extérieurs, plutôt que

produire en interne ?

Pour plusieurs raisons, d'abord parce que ça coûte cher d'avoir des rédactions et qu'elles

sont souvent moins productives parce qu'il y a un phénomène d'inertie, qu'on a eu aussi à

Tac Presse. A un moment donné, les gens sont là et attendent qu'on leur confie des films, ce

n'est pas eux qui ont choisi leur sujet etc. et petit à petit, il y a une envie qui s'émousse un

peu, alors dans les grandes chaînes, les gens changent de services ou d'émissions donc ça

va à peu près donc il y a toujours ce risque là d'inertie. Puis il y a aussi le fait que les

chaînes françaises en échange de leur droit d'émettre sous soumises à des quotas de

productions indépendantes donc ça fait parti de leur engagement auprès du CSA et auprès

de l'Etat. L'idée derrière tout ça est d'avoir un tissus de sociétés indépendantes donc

potentiellement créatives en terme de contenus car comme n'étant pas intégrées dans des

grosses machines, n'étant pas broyées, l'idée c'est de conserver cette force de production

qui dynamise le paf français de manière générale quoi.

Faites-vous une différence entre un documentaire et une enquête d'investigation?

Non moi je considère que si l'investigation est traitée correctement c'est forcément du

documentaire parce c'est une histoire qu'il faut raconter, le point de vu journalistique c'est

la même chose qu'un point de vue d'auteur, de toute façon un journaliste essaie d'être

objectif par rapport aux informations auxquels il a accès mais il y a toujours le filtre de la

personne qui écrit le commentaire, qui dirige le montage etc etc donc de ce point de vue là,

c'est une vision d'auteur parce que c'est un film. De la même manière que dans la presse

écrite, vous reconnaissez la pâte d'un journaliste, pas seulement à cause de la qualité de son

enquête mais aussi de la qualité de son écriture tout simplement, donc pour moi les

enquêtes sont des documentaires oui bien sûr. Mais on a créé Cat et Cie pour faire du

documentaires pour faire ces films là parce que à Tac Presse on faisait des petits formats,

par exemple des 26 min par exemple pour Capital sur pelle/râteau les trucs de l'été et puis

à force on y croyait plus quoi.

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Y'a-t-il également des raisons économiques ?

Après oui ce sont des raisons économiques, on peut le voir comme ça mais ce n'est pas que

économique. Oui le CNC intervient au plan de financement de ce type de films mais en

même temps ce sont des films qui coûtent beaucoup plus chers que les autres donc bon. Le

CNC intervient pour que ces films puissent exister et nous ça nous intéresse parce que ça

correspond à notre envie intellectuelle donc voilà. Petit à petit, le CNC a compris que dans

le cadre de sa mission, il devait aider ce genre de films et les aider plus que les autres .

Est-ce que sans le CNC vous pourriez faire des reportages pour PAC ?

Il faudrait que PAC mette plus d'argent (rires), on le ferait pas avec juste l'argent de PAC

parce qu'en fait vous avez plusieurs types de financement, évidemment vous avez des aides

d'Etat au niveau des régions, il y a le crédit d'impôt audiovisuel, il y a d'autres organismes

qui attribuent des subventions type la Procirep. Vous avez les autres chaînes de pays

souvent francophones qui rentrent aussi au plan de financements ou alors nos distributeurs

qui mettent des avaloir donc en moyenne un budget d'un film pour PAC ça coûte dans les

170 000 euros et FR3 met 84 500 euros donc ils mettent la moitié quoi grosso modo.

Vous considérez-vous comme un simple prestataire de service technique pour cette

émission ?

Non on travaille en parfaite osmose avec Marie de la Chaume et Jean-François Gringoire

qui sont les deux rédacs chef de cette émission qui sont ici chez eux et on fabrique des

trucs ensemble. Justement dans d'autres vies professionnelles, j'ai eu des rapports avec des

diffuseurs qui étaient plus de sous-traitance, d'usine centrale à sous-traitant si vous voulez

mais là c'est pas pareil parce que forcément si vous travaillez sur des voitures de luxe, on

ne vous traite pas pareil que sur des voitures de petite série qui valent 3 balles hein je sais

pas comment dire. Quand vous faites des films d'investigation c'est plus apparenté à de la

ferrarri qu'à de la clio.

Si PAC s'arrête l'année prochaine, comment voyez-vous l'avenir de Cat et Cie et ses

productions ?

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Ça fait presque 5 ans maintenant que Cat et Cie met de l'énergie pour développer du doc,

on met du temps à rentrer sur des chaînes comme Arte etc. mais voilà maintenant on a

signé au moins un film avec toutes les cases documentaires de la télévision française sauf

Arte avec lesquels on va rentrer en développement sur un projet donc notre panel

commence à s'élargir et donc là on a aussi une autre envie qui est de revenir un petit peu

sur le grand reportage, grand reportage étranger etc parce que c'est un souffle quoi même

dans une équipe. C'est vrai que travailler pendant 6 mois sur les maisons de retraite ou les

problèmes dans les hôpitaux etc c'est quand même assez lourd donc c'est bien de s'aérer et

proposer aux gens et même à nous d'aller faire un tour une fois à Valdivostock et même à

San Francisco ou en Syrie ou en Ukraine même si parfois c'est sur des terrains chauds ou

parfois pas. Ça permet d'ouvrir notre panel de films tout en restant dans notre logique

éditoriale de découverte et d'enquête et donc dans notre exigence éditoriale ça y rentre. Par

exemple, on recommence à travailler avec M6 sur la case Enquête exclusive parce que

justement c'est une case qui nous permet de partir à l'étranger.

Et concernant votre avenir avec l'émission Pièces à conviction ?

PAC est notre plus gros client unique donc c'est sûr que si ça s'arrête, ça nous pose un

problème mais moins qu'à l'époque de Tac Presse et Spécial Investigation parce qu'on a été

échaudé mais on était sur des niveaux différents de chiffres d'affaires. Là 4 films de PAC

en pure chiffre d'affaires sans CNC on est à 400 000 euros quoi grosso modo, à Tac Presse

ça représentait 2 millions et demi donc forcément quand ça s'arrête c'est plus dur de

remplacer 2 millions et demi c'est à dire 10 films par an, non plus 12 films que d'en

remplacer 4 donc c'est une dépendance. Mais on est référencé depuis longtemps comme

une des boîtes qui fait de l'investigation un peu de haut niveau sur la télévision française,

on a des demandes auxquels on ne peut pas forcément répondre parce que les films, on est

déjà entrain de les traiter

Et quels sont vos principaux concurrents sur l'investigation en termes de boîte de

production ?

On n'est pas vraiment concurrent car chacun à son marché mais par exemple Premières

lignes pour Cash Investigation a le même ADN que le notre, on se connaît bien d'ailleurs,

les gens passent entre les deux structures et puis après il y a Magneto qui en fait un peu

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

aussi, les autres en font un par ci par là, Capa en fait presque pas. On n'est pas très

nombreux sur ce créneau parce que c'est dur à faire, parce qu'après une fois que vous avez

fait le film, si derrière il y a le moindre procès, ça peut coûter très cher. Nous on se défend,

quand on nous envoie des recommandés, nous assigne etc, ça va nous coûter 2 ou 3 000

euros d'avocat bon ça va mais si on rentre dans une procédure pour un film, une procédure

ça va durer 5 ans, il y en a pour 30 000 euros donc sur un film où la chaîne vous a donné

84 000 EUROS (rires) ça représente une part importante donc on fait quand même

attention et c'est pour ça que les chaînes ont envie de travailler avec des producteurs

aguerris de ce côté là parce qu'ils n'ont pas envie d'avoir des problèmes post diffusion, en

tout cas, le moins possible, ils savent bien que ça fait parti de l'ADN de leur propre

émission que de se faire emmerder par les gens qui sont l'objet de leur films mais pas trop

quoi. Nous on a une avocate qui s'appelle Virginie Marquet qui est une avocate du droit de

la presse, c'est une ancienne avocate de France Télé, c'est aussi l'avocate de Premières

Ligne, elle est rompu à l'investigation. Nous on paye nos propres frais d'avocat, on engage

notre propre responsabilité dans les contrats qu'on signe. Si on est attaqué ils ont le droit de

demander qu'on se substitue à eux, on est responsable de nos propres films, ça se passe

bien entre les services car ils ne veulent pas se retrouver tout seul face à un problème.

Produisez-vous plutôt des programmes de flux ou de stock ?

17 juin média, ils produisent du flux avec des magazines sur la santé ou Faites entrer

l'accusé, c'est tout le temps la même chose mais c'est des machines à cash, c'est une usine,

tous les deux ans vous revenez exactement sur les mêmes sujets, vous le faites exactement

de la même manière parce qu'il y a pas non plus 10 000 trucs enfin voilà. Nous a contrario

on est que sur des histoires inédites même si on peut retraiter des fois des sujets qu'on a

déjà traité il y a 4 ou 5 ans mais c'est jamais exactement la même chose et si on y va c'est

parce qu'on pense que ça évolué. Par exemple, pour PAC on a fait 3 Areva d'affilé parce

que petit à petit à force de gratter ça sortait, ça sortait.

Quelle relation entretenez-vous avec la rédaction interne de Pièces à conviction ?

Marie est là souvent, on se connaît depuis très longtemps, au moins 20 ans (rires). Je l'ai

rencontré quand elle était journaliste à M6, je crois qu'elle a bossé chez moi quand j'étais

chez Comiti bref on se connaît depuis très longtemps mais si vous voulez le cheminement

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

c'est que quand on est avec Denis, quand on monte au client, quand on prend des rendez-

vous avec les chaînes pour proposer des sujets, on y va ensemble. On a préparé avec Denis

sur quoi on va etc., on essaie d'orienter aussi en fonction de ce qu'on pense qui peut

intéresser la ligne éditoriale évidemment de l'émission qu'on va voir. On n'arrive pas juste

avec quelque chose qu'on a envie de faire, il faut aussi que ça corresponde se dit-on à la

ligne éditoriale de l'émission donc en général, on fait les premières réunions éditoriales

ensemble et une fois qu'on a fait cette réunion éditoriale avec Marie, Jean-François pour le

cas de PAC, derrière ils nous disent : " ça oui, travaillez dessus en définissant l'angle " et

après c'est Denis qui gère tout seul, on définit un journaliste qu'on va faire travailler en

enquête.

Les réunions éditoriales avec la rédaction de PAC sont-elles régulières ?

Les réunions éditoriales se font quand on commence à être en finition des sujets qu'on a

lancé. Par exemple, là on vient de livrer nos deux derniers au mois mai/ juin pour PAC et là

on vient d'en relancer en juin. On est allé voir PAC, on a pris rendez-vous pour les sujets à

venir et là on vient de relancer les deux autres qui vont être prêts en fin d'année donc je

pense qu'au mois d'octobre ou de novembre on va se revoir pour relancer une salve de

sujets.

La rédaction de PAC vous fait-elle part de certaine incertitudes ?

Ils ont des imputations budgétaires qui fonctionnent par semestre donc si vous voulez là

actuellement ils ont des problèmes pour lancer des films qui seront diffusés au delà de

janvier/ février. Incertitude de savoir si l'émission sera renouvelée. Je pense que l'émission

sera renouvelée mais sous quels formats, ça je pense que c'est moins clair. Peut-être que

l'émission sera diffusée en prime à 20h30, alors qu'actuellement on est à 23h30. Les gens

qui voient PAC à 23h, ils connaissent l'émission, l'investigation, ils savent ce que c'est, à

20h30, il faut une autre écriture avec plus de fluidité.Marie a été voir sa direction, en lui

expliquant qu'elle doit lancer des films maintenant si l'émission est à l'antenne, elle ne peut

pas attendre. Elle a pu débloquer deux sujets, on a choisi des sujets qui peuvent être

déclinés en prime si le format change. On voulait enquêter sur le business de la mort mais

on s'est dit qu'on ne le lançait pas car si jamais l'émission passe en prime, on ne peut pas

balancer un truc sur les pompes funèbres à 20h30, c'est la réflexion qu'on a avec PAC. Le

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rôle de la rédactrice en chef et son adjoint est de trouver, commander, fabriquer des films

qui concernent leur public et ce public on sait que ce n'est pas le même à 23h qu'à 20h30 et

que les thématiques ne sont pas les mêmes. Là sur Monaco s'il serait passé à 20h30 on

aurait un peu changé le truc mais il n'y a pas de problèmes comme c'est une thématique qui

est un peu clinquante, la corruption à Monaco, on est quand même dans des trucs plus

grand public, mais si on entre dans de l'arnaque aux pompes funèbres c'est sûr qu'on se

prend un bide en termes d'audience.

Considérez-vous que l'émission Pièces à conviction est plutôt un programme de stock

ou de flux ?

Pour PAC c'est du stock, pour moi c'est pas du tout du flux, le flux c'est quelque chose qui

n'est pas destiné à être rediffusé. La politique de France TV c'est de ne pas rediffuser, ce

qui n'est pas la politique d'autres chaînes. Par exemple, quand on fait un enquête exclusive

pour M6, il le rediffuse systématiquement 2 ou 3 fois sauf si le film est raté. Sur les yatchs

de luxe, on fait ça pour M6, ils l'ont rediffusé 4 fois et ils continuent de le vendre à

l'international donc c'est vraiment du stock . Quand on fait des sujets en investigation, on

peut faire des fois des sujets plus événementiels, plus liés à l'actualité mais en fait c'est très

lié à l'actualité pendant un moment puis après ça devient, ça redevient plus universel. Par

exemple, Areva vous pouvez toujours balancer des films sur Areva qui racontent son

histoire.

Combien de rediffusion les diffuseurs ont-ils droit ?

Un maximum de 3 diffusions pendant 3 ans pour les programmes de stock sur les grandes

chaînes donc ça ne leur permet pas de réutiliser leurs matériaux car ils doivent laisser

passer du temps. Si vous faites une enquête sur Areva, vous n'allez pas rediffuser le même

film un an après et quand ils veulent rediffuser leurs films, il faut qu'ils repayent des droits

aux producteurs. S'ils veulent rediffuser une quatrième fois il faut qu'ils repayent. Leur but

est de faire en sorte de rediffuser des films qui sont encore sous droit. PAC n'utilise jamais

ces rediffusions au grand damne de Marie d'ailleurs parce que là par exemple, ils ont

proposé/demandé à Marie de faire une liste de films à rediffuser cet été, elle s'est creusée la

tête, elle a fait une liste de films et puis finalement, ils ne rediffusent pas cet été donc ça

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c'est la politique de France 3 mais tout ça pour dire que c'est du stock, il y a vraiment des

possibilités de réutilisation, d'exploitation pendant plein d'années en fait.

Pensez-vous que l'on peut parler d'oeuvre audiovisuelle ?

C'est clairement une oeuvre audiovisuelle, c'est l'archétype d'une oeuvre audiovisuelle, ce

sont des films avec des contrats d'auteurs, de la création graphique. C'est pas parce que le

contenu à une validation journalistique très marquée que ce ne sont pas des oeuvres

documentaires classiques.

Trouvez-vous juste que l'on puisse parler d'une forme de standardisation des

émissions de PAC ?

Moi je trouve que tous les films sont différents parce que je connais les réalisateurs. Moi je

trouve que Stenka Quillet n'a pas du tout le même style que Julie Pichot qui passait là tout

à l'heure ou que Delphine Lopez qui a fait un film sur les fourrières ou que Xavier Deleu

ou que Stéphane Girard, ils ont tous une écriture à eux. Là où je trouvais que ce n'était pas

une bonne idée c'est qu'à un moment ils ont voulu que ce soit la même voix qui lise des

commentaires, sachant que c'est une erreur parce ça dépersonnalise les films. Par contre la

charte graphique c'est un repère, elle ne dépersonnalise pas le film, le film garde sa

personnalité, l'auteur garde sa personnalité mais l'émission garde sa personnalité elle-aussi

parce qu'elle encadre un propos où l'auteur garde toute sa liberté finalement. Par exemple,

Stenka se met souvent en scène avec des pièces, des décors etc, il y en a qui se mette en

scène eux, il y en a qu'on voit jamais à l'écran mais par contre on les entend.

Pouvez-vous décrire le style de Stéphane Girard ?

Stéphane Girard a une énorme proximité avec les gens qu'ils filment pour une raison très

simple c'est que c'est lui qui filme déjà, il est tout seul. Il a une culture cinématographique

parce qu'il vient plutôt du cinéma, il a fait l'INSAS donc il sait vraiment ce que c'est une

narration y compris fictionnalisée et donc il sait ce que c'est que raconter une petite

histoire. Il sait comment raconter une petite histoire qui n'a rien avoir a priori avec le sujet

d'investigation traité. En fait, il sait mettre en valeur son sujet par des petites histoires. Il

raconte un petit truc, par exemple, il est allé voir les jardiniers pour son film sur le Sénat, il

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commence à parler de leur conditions de travail avec eux etc. Un autre réalisateur n'aurait

pas pensé à faire ça et n'aurait pas été capable de faire comme lui l'a fait, donc lui il a

vraiment sa patte, son style. Stenka essaie de faire vivre ses personnages et son décor

différemment. Mais chacun prend le sujet en fonction de ce qu'il pense qu'il peut lui

apporter. Par exemple, là on refait un sujet sur la vieillesse à domicile, tout le monde n'était

pas prêt à faire ce sujet parce que les gens savent que c'est un sujet difficile, Xavier Deleu

l'a fait par exemple, les gens peuvent refuser des films pour avoir une proximité avec son

sujet donc effectivement il y a un regard d'auteur posé par les journalistes c'est

indiscutable, après on peut le trouver chaud ou froid mais comme pour des doc classiques.

Il y a de bons réalisateurs, d'autres moins bon. Il y en a qui font ni chaud, ni froid et

d'autres qui sont géniaux parce que leur voix porte, parce leur manière de poser leur regard

est intéressante quoi.

Quelles sont les émissions qui font vivre Cat et Cie depuis sa création ?

Là c'est PAC (40% du chiffre d'affaires, 4 ou 5 films par an)

Envoyé spécial (2 par an, 2 films de 52 min)

Les Docs de France 5 ( 2 ou 3 films par an)

Enquête exclusive pour M6 (2 films par an)

Les Docs de France 3 (1 film par an)

Le Docs de France 2 (1 film par an)

Canal + ça fait longtemps qu'on travaille plus avec eux donc là je ne sais pas (rires). On ne

travaille pas avec TF1 car ils n'ont pas de formats qui nous intéresse véritablement et que,

par exemple, les Grands reportages, ça s'est super formaté quand même. Par exemple Zone

interdite sur M6, ils peuvent faire des films qui sont vraiment de niveau doc sur des

phénomènes de société etc mais il y a vraiment une pression de formatage même si ça ne

se voit pas trop. Par contre, si vous prenez Enquête exclusive, c'est pas du tout formaté ça,

sauf quand ils font leur connerie sur les flics, mais ça c'est autre chose et c'est pas le genre

de films qu'on fait avec eux mais autrement c'est vraiment en fonction du sujet, du

réalisateur, ils n'ont pas d'exigences à part le respect de la promesse de leur émission et que

ça fasse "waaouh".

Le monde en face sur France 5 (on en a fait un)

Les docs du dimanche sur France 5 ( on en fait deux par an)

Arte on est entrain d'ouvrir.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Et là on est entrain de faire un film avec Spicy et LCP parce que c'est un projet ambitieux

parce qu'il traite de l'extrémisme juif et des colons à travers des personnages qui sont des

français immigrés en Israël et ben on n'a pas trouvé de diffuseur historique, ils nous ont

dit : "on ira pas sur ça car votre dossier est trop chaud quoi parce que c'est de l'histoire des

juifs en Palestine etc. ", ils ne veulent pas entrer là dedans, c'est des trucs à avoir des

emmerdes donc ils ne veulent pas y aller. Le risque est aussi sur le diffuseur, le fait de

cliver n'est pas un problème pour une chaîne comme Spicy, le fait de cliver c'est un

problème pour France TV.

Trouvez-vous que le service public peut-être source de contraintes en terme de choix

de sujets ?

Quand on a fait le film, "Au nom du père, du fils et du djihad "qui était fait pour M6 au

départ et que M6 ne voulait pas diffusé en l'état et finalement on a proposé à France 2 à

Infrarouge et Infrarouge l'a diffusé tel quel et donc on a racheté le film à M6 en fait pour

vendre à FR2. C'est notre responsabilité intellectuelle de base, tout ce qu'on fait on doit

pouvoir l'assumer. Ce qu'on ne peut pas accepter, assumer, ce sont des propos racistes, ce

n'est pas notre truc quoi. Avec Denis on a choisi de faire un métier dans lequel on peut

prendre un haut-parleur et crier dedans, on le fait. C'est la chance qu'on a, on est au coeur

du monde. On a la chance d'être dans un pays démocratique et d'être un espèce de

baromètre de cette démocratie. Plus on peut gueuler et plus on peut gueuler fort, plus les

gens sont en sécurité si vous voulez, c'est ce qu'on retient de notre métier et c'est la raison

pour laquelle on le fait, lui, moi et Corine.

Avez-vous des retours sur l'impact de ces émissions ?

Ce sont des mises en abîme, des échos. Après notre film sur les maisons de retraite par

exemple, il y a eu des voix qui ont circulé. Pour nous le film c'est un symptôme, on ne créé

pas une actualité qui n'existe pas, on est juste là pour la relayer mais si de temps en temps,

on peut monter le son et ben on le fait. On ne change pas le monde, mais on a un haut-

parleur et on a la chance de pouvoir parler dedans voilà. Et à travers l'investigation en

particulier mais aussi à travers un grand reportage international quand on fou nos caméras

dans une guerre qu'on ne connaît pas. Informer, rendre visible et porter échos, porter la

voix, ce n'est pas la voix qu'on porte, c'est la voix des gens, on est des rapporteurs en fait,

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

nous ce qui nous intéresse c'est la réalité donc on attrape une réalité et on donne l'occasion

à un de ces protagonistes de l'exprimer et de faire porter sa voix le plus loin possible.

Quelle est la plus grande contrainte pour faire un film ?

Nous on fait avec ce qu'on a donc on essaie d'inventer des solutions, par exemple, si on fait

un 52 min pour PAC, on me file 84 000 euros je fais avec et quand je fais un 52 min pour

France 3, il me file 50 000 euros, je fais avec aussi, c'est la même durée, c'est la même

chaîne mais c'est pas la même case mais les deux sont diffusés en deuxième partie de

soirée donc tout ça est relatif . Nous notre but en tant que producteur est d'équilibrer les

choses sur la longueur. On dépense beaucoup d'argent sur PAC, heureusement il y a le

crédit d'impôt c'est 15% de financements supplémentaires, c'est la différence entre perdre

de l'argent et en gagner en petit peu. Pour PAC c'est pas là où on marge le plus, ça dépend

des films en plus. On ne peut pas sortir une moyenne, par exemple, là on a fait Monaco,

mine de rien c'était très long, très cher etc et Stéphane Girard a fait un film sur les députés

européens, il est allé à Bruxelles etc mais pourtant ça a coûté moins cher parce qu'il a une

manière de tourner et pourtant il co-réalise Monaco et Pascal Henry fait l'enquête. D'un

point de vue éditorial, ce sujet a été compliqué à faire et à force on a trouvé un

financement. on va avoir un peu moins de financement que si on était sur un grosse chaîne

mais on veut le faire quand même donc nous on fait l'effort, Stéphane fait l'effort.Donc oui

il y a des films qu'on veut absolument voir naître, il y a des choses qu'on veut dire. Dans

ces cas là, c'est difficile de nous interdire de les faire même si il n'y a pas de marge, et

même si on peut perdre sur un, après c'est du catalogue, c'est de la visibilité. C'est aussi

montrer aux chaînes qu'on n'est pas que leur laquais et que même s'il nous prête pas des

sous, on peut quand même le sortir et ça ne veut pas dire que le film ne verra jamais le jour.

C'est important d'amener un niveau d'autonomie, en tout cas d'égalité éditoriale et sur la

contrainte financière, on s'y adapte, là les salles de montage sont à nous. Aujourd'hui, on

peut tourner un film avec un 5D c'est un appareil photo, ça coûte 2000 balles. On peut faire

un film de très bonne qualité avec presque rien, si je prends mon salaire de producteur

délégué (en fait c'est la prestation de la société sur un film de 52 min, c'est normé par des

accords qui ont été passés entre des chaînes Tv et les syndicats de producteurs) c'est 20 000

euros. Juste pour vous donner une idée il est de 20 000 euros pour un 52 minutes, ça veut

pas dire qu'on est obligé de les prendre, on les met au devis donc ça nous laisse un peu de

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

marge. On peut décider de se payer sur un film qui est correctement financer et ne pas se

payer sur un film qui manque de financement..

Et en termes de matériel ?

On a des salles de montage et on loue des caméras en longue durée. A Tac on en avait mais

à Cat on a décidé de ne pas en avoir sinon il faudrait une personne pour gérer le matériel, il

faut gérer la préparation etc. donc quand on va chez le loueur, ils nous en file une autre.

Avez-vous un exemple de sujet qui a été refusé pour PAC ?

Les arnaques des écoles de second cycle avec des faux diplômes.On en a parlé à PAC ils

ont dit : " c'est pas pour nous " mais eux-mêmes nous ont dit : " vous allez le vendre c'est

une super idée mais c'est pas notre ligne éditoriale " et donc on l'a vendu à Complément

d'enquête. Autre exemple, on a développé avec PAC une idée de film sur la Somalie parce

qu'il y avait des histoires de détournements de fonds européens. Stéphane Girard avait

bossé dessus et, finalement PAC nous a dit : " on ira pas dessus". On en a parlé à M6, on va

peut-être le faire pour Enquête exclusive, il sera moins investigation, plus grand reportage,

on aura que 30% à la place de 70% d'enquête de détournements sur les fonds européens et

plus de reportage de guerre, on ne vend pas les mêmes films à chaque diffuseurs.

Avez-vous déjà dû abandonner la production d'un film pour diverses contraintes ?

Quand on a vraiment envie de faire un film, nos projets passent de chaînes en chaînes

jusqu'à qu'on arrive à les caser. On voulait faire un film sur la vallée des migrants, on est

passé partout, celui-là, on arrivait pas à le faire, bon ça peut arriver. Autre exemple,

l'équipe de PAC a aimé une de nos idées, on voulait faire le film pour avril, ils nous ont dit

plutôt pour juin. On leur a dit : " non ". On voulez montrer que Johnny Hallyday a détourné

la loi française pour son héritage, il a mis en place un putain de truc, comprendre ce

phénomène et cette tendance des fiscalités françaises à aller voir ailleurs en fonction des

lois des pays. Si on avait fait ce film avec leur créneau, on aurait rien sorti parce qu'on

n'avait pas le temps donc on aurait sorti un reportage de plus sur Johnny Hallyday et on

aurait pas fait ce qu'on voulait faire et on estimait que personne serait content donc on leur

a dit : "nous on le fera pas, soit on le fait pour le mois d'octobre, soit on le fait pas." Eux ils

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

pensaient qu'après le mois de juin, plus personne en parlerait, que l'affaire serait traitée et

que les ayants droits s'entendraient, ils voulaient qu'on le fasse en 3 mois tout compris.

Quelle différence faites-vous entre grand reportage et documentaire d'investigation ?

Ce n'est pas étanche, ça peut se mélanger, par exemple, le reportage sur la Somalie était

écrit comme un film d'investigation et finalement on va le faire comme un grand reportage

avec une touche d'investigation donc bon. Pour moi, le grand reportage c'est rapporter,

ouvrir. L'investigation c'est rentrer dans ce qui est caché. Avec l'investigation on va

chercher des choses qui ne sont pas visibles ou qui ne sont même pas autorisées du tout.

On n'est pas dans une réalité visuelle, on est dans des documents, dans des méthodes, des

concepts, toutes sortes de techniques comme l'infiltration qui est un bon outil de

l'investigation.

Quel est votre avis sur la loi « secret des affaires » ?

Pour moi, c'est une atteinte à la loi de 1880 sur la liberté de la presse donc c'est un véritable

problème. A la place de rendre des comptes à la 17ème chambre spécialisée dans la presse,

on se retrouverait devant un tribunal de commerce et nous notre démarche à rien de

commerciale, sans liberté de la presse, pas de démocratie, elle s'étiole, elle se fatigue et elle

finit par disparaître.

Que pensez-vous de l'avenir des émissions d'investigation ?

C'est Canal + qui a lancé ça dans les années 2005-2006 mais après petit à petit c'est passé

sur le service public donc je vois mal comment une chaîne privée qui fait de la pub peut

faire de l'investigation. France TV a aussi un cahier des charges éditoriales, le

gouvernement lui file une feuille de route donc France TV doit parler des régions mais

aussi il faut qu'il y ait de l'information et dans l'information, il y a de l'investigation, c'est

un travail de service public que d'informer sur tout et sans entraves. Tant que l'Etat sera

garant de la liberté de la presse en France, je pense qu'il y aura des émissions

d'investigation comme il y aura des journalistes d'investigation. On voit le succès de

Médiapart ou le succès du Canard Enchaîné qui ne se dément pas ou un journal comme Le

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Monde, oui, il y a une appétence des français à savoir le pourquoi du comment donc ça

marche en presse écrite, ça marche en télé.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Annexe 3

Entretien avec Stenka Quillet, journaliste-réalisatrice pour Pièces à

conviction, rattachée à Cat et Cie, le 12 février 2018 au café le « New

Mail » près du métro Malakoff-Plateau de Vanves

Pouvez-vous vous présenter ?

Je m'appelle Stenka Quillet, je suis journaliste réalisatrice, je fais des reportages

d'investigation, enfin des reportages on va dire, des enquêtes depuis quinze ans et je

travaille depuis 3 ans seulement sur le magazine Pièces à convictions sur France 3.

Auparavant, je travaillais pas mal sur Spécial investigation sur Canal + qui a pris fin

et puis j'avais quelques collaborations avec Envoyé Spécial et Le Monde en face.

Quelle a été votre trajectoire étudiante?

J'ai commencé par faire des mathématiques mais ça c'était pour attendre car je savais

que je voulais faire du journalisme et donc j'ai fais le Celsa à Paris puis ensuite j'ai

commencé par faire du news, ça m'a déçue, dans une super radio à France inter, en

stage de fin d'études donc c'était génial mais en fait, je me suis rendue compte que

interviewer des gens passionnants pour ne garder que 10 secondes dans un papier qui

en fera une minute, c'était très frustrant pour moi et j'ai mis du temps à comprendre

qu'il fallait que je fasse du magazine. Il y avait pas vraiment de culture journalistique

autour de moi, je viens d'un milieu où il y a zéro journalistes et où ces émissions là

n'intéressaient pas forcément mon entourage donc j'avais pas du tout de culture

journalistique, je baignais pas du tout dans un bain de culture journalistique donc j'ai

mis du temps à me trouver parce qu'il y avait pas forcément de personnes pour

m'aider à trouver ma voie et puis en radio, oui à l'époque en fait, j'avais fais les news

en stage de fin d'étude l'été à France inter aux infos générales au journal et donc là je

me suis dis : « faut que je fasse autre chose, ça me plaît pas, ça va pas en fait »,

j'avais mon mémoire de fin d'étude en retard donc je l'ai fais à ce moment-là sur « Là-

bas si j'y suis », qui est une émission de grands reportages, enfin de reportages de

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Daniel Marmec (à vérifier) qui existe plus sur France inter et c'était une super belle

émission de reportages radio en fait c'est-à-dire que pendant 1h avec en toile de fond

les luttes sociales, quelque chose de très politique mais j'aimais beaucoup ça parce

qu'on allait donner la parole aux gens, on laissait le temps de la parole aux gens qu'on

interviewait, il y avait des ambiances, on sentait vraiment le terrain et tout ça c'était

restituer par la radio, je trouvais ça génial donc j'ai fais mon mémoire de fin d'études

en retard sur eux et puis ensuite j'ai repris mes études en me disant que c'était peut-

être pas du journalisme que je veux faire. J'ai repris des études linguistiques , je

voulais faire un truc plus scientifique et puis à la fin de mes études linguistique, je

suis revenue faire du journalisme et là j'ai bossé à RFI donc je faisais du magazine

dans un magazine qui s'appelait le magazine des migrations où on faisait des

reportages de 8 à 12 min et moi j'étais hyper contente parce que là pour le coup, je

pouvais donner la parole aux gens, on les entendait, on sentait l'ambiance derrière eux

alors que c'était des reportages, des interviews que je faisais à Paris 1, j'allais pas très

loin, mais voilà j'interrogeais, j'allais voir toutes les cultures, de gens qui venaient de

pays différents à Paris et vraiment j'ai adoré ça quoi et puis après j'ai basculé dans la

télé de manière un peu étonnante, c'était pas prévu, je pensais continuer la radio, la

radio c'était très dur parce que la radio en magazine vous en vivez pas et c'est payé

euh, je me souviens que pour un reportage de 8 min, j'étais payé 250 francs même pas

150 francs et 300 francs donc euh ça fait combien aujourd'hui, euh 15 euros ça fait

100 francs donc j'étais payée 20 euros le reportage, voyez le truc (rires) ou alors 40

euros quand je faisais un 12 min donc c'était impossible quoi, c'était une économie, ça

tenait même pas la route et du coup, je me suis retrouvée dans la télé et là petit à

petit, j'ai trouvé ma place dans des émissions d'enquête euh j'ai fais un petit peu de

M6 au début euh donc voilà euh c'était pas mal, c'était moins de l'enquête, c'était plus

savoir filmer les gens, les interviewer au bon moment qui était une bonne école puis

après j'ai basculé sur ce qui me plaisait vraiment, c'était l'enquête quoi voilà donc

Envoyé Spécial et tout ça.

Comment vous êtes-vous formée à l'image ? Directement sur le terrain ?

Sur le terrain oui tout à fait, alors après j'ai fais une formation pour savoir filmer

toute seule mais sur le tard mais qui était uniquement technique c'est-à-dire qu'en

effet savoir filmer et mettre en image oui c'est quelque chose qui se transmet sur le

terrain.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Comment avez-vous rencontré le producteur Denis Boutelier ?

Je faisais du Spécial investigation. A l'époque, je bossais pas mal pour une boîte qui

s'appelait Magneto Presse et je faisais du Spécial Investigation pour Canal + chez eux

et il y a une journaliste que j'avais connu dans une autre boîte de prod 5 ans

auparavant qui m'a appelé, Denis et elle, donc Céline D'estelle était rédactrice en chef

chez Cat et Cie, elle ne l'est plus aujourd'hui mais à l'époque, elle était rédactrice en

chef. Je l'avais connu dans une autre boîte de prod où on était toutes les deux

journaliste/ réalisatrice et donc elle m'appelle en disant : « alors voilà on vient de

vendre un Envoyé Spécial, on a pensé à toi pour le faire, tu en as déjà fait c'est pour

ça, est-ce que ça te dirais ? » et c'est comme ça que je suis rentrée chez Cat and Cie.

Je leur ai montré mon CV, je leur ai expliqué ce que je savais faire, j'avais eu des

petits soucis sur un Envoyé Spécial précédemment avec les anciennes présentatrices

d'Envoyé Spécial donc je l'ai dis à Denis en disant que le dernier que j'ai fais pour

elle, ça c'était pas très bien passé, elles étaient pas très contentes donc vérifie quand

même qu'elles aient envie de collaborer avec moi et elles ont dit « oui, oui, il n'y a

pas de soucis ». Le précédent que j'avais fais des années auparavant c'était pas très

bien passé, il avait fallu le remonter et le remonter etc ce qui arrive en fait assez

souvent mais qui peut créer des tensions etc.

Vous disiez tout à l'heure que vous avez beaucoup aimé donné la parole à des

migrants, est-ce que vous avez eu des engagements associatifs par exemple dans

votre jeunesse ou même actuellement ?

Non j'ai essayé d'en avoir mais j'arrive pas à m'organiser pour avoir du temps pour le

faire mais je pense que je fais ce métier là parce que c'est une forme d'engagement en

fait, c'est un engagement pour euh, ça va faire un peu grandiloquent mais moi ce qui

m'a porté vers ce métier c'est la recherche de la vérité, la défense de la liberté, c'est un

des piliers de la démocratie et du journalisme euh, c'est aller chercher des

informations dont parfois, on aimerait qu'elles restent cachées donc oui mon

engagement il est là.

Est-ce que vous avez des engagements/ combats politiques ?

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Non du tout, non j'en ai pas enfin disons que non j'en ai pas en fait, à travers mes

reportages, j'en ai pas, je défends une euh comment dire, une idée de la justice sociale

et des libertés démocratiques voilà mais je suis pas euh, je vais pas défendre des

valeurs de gauche ou de droite.

Comment définiriez-vous la « ligne éditoriale » de Cat et Cie ? Pourquoi les

choix de tels ou tels reportages ? Qu'est-ce que vous évoque Cat et Cie?

Bah moi je ne vais pas vous raconter ce que les gens voient à la télé mais l'envers du

décor c'est-à-dire les coulisses, telle que je la vis et les raisons pour lesquelles j'aime

bosser avec cette boîte parce que finalement toutes les agences de presse ou boîte de

production télévisée produisent des documentaires ou des magazines qui

correspondent au format demandé par une émission en particulier, si vous faites de

l'Envoyé spécial ça va avoir un ton, si vous faites du Pièces à conviction, ça va en

avoir un autre et euh comment dire donc on fait un peu à peu près tous la même chose

finalement après ce qui peut nous différencier les uns des autres, c'est la manière dont

on le fait, nos relations de travail les uns avec les autres mais finalement ce qu'on

produit, c'est un petit peu pareil et la créativité, la mise en image etc je pense qu'elle

se trouve ailleurs. On peut en avoir, on peut tenter des choses mais on est quand

même dans des petites boîtes quoi et on peut tenter d'autres choses, après c'est

davantage sur du documentaire qui sont plus destinés à des cases documentaires. Cat

par exemple, ils ont produits un film alors là pour le coup très très libre qui s'appelle

« Au nom du père et du Djihad» de Stéphane Maltère et donc sur l'épopée d'une

famille syrienne réfugiée en France enfin réfugiée en France, venue s'installer en

France et puis ensuite enfin c'est le père qui est venue en France et qui a épousé une

femme française etc et qui a une famille, qui a choisi comme religion l'Islam et qui

voilà et donc voilà le document de Stéphane Maltère pour le coup, c'est un document

très libre, qui n'est pas fait pour une case magazine particulier, alors qui a été diffusé

sur Infrarouge où là on n'a plus de liberté justement dans la mise en image, comment

on raconte les choses, ce qu'on dit etc, entre ce qu'on veut et ce qui est vrai en fait, le

résultat de l'enquête. Mais la manière de mettre en image est très différente et pour

moi Cat c'est ça, ce sont des gens qui font très bien leur boulot, qui sont très grands

professionnels pour des émissions avec un format connu mais qui prennent aussi des

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risques en produisant des films comme celui de Stéphane Maltère parce que c'est un

risque financier, on ne sait pas si ça va être vendu, dans de bonnes conditions etc et je

pense qu'ils ont avancé des deniers pour que Stéphane puisse faire son film et puis après

c'est une ambiance de travail euh très agréable avec des relations professionnelles enfin

bon

Est-ce que vous travaillez ensemble au sein de la structure, est-ce qu'il y a des

discussions entre vous, des collaborations par exemple pour un sujet en particulier ?

Quelle serait la part de collaboratif ?

C'est super collaboratif, tout le monde peut donner son avis, je ne sais pas si vous avez vu,

vous êtes allée là-bas, on a un open space, avant c'était pas le cas mais du coup les idées

fusent, on se donnent des coups de mains, on se donnent des contacts et moi c'est ça que

j'apprécie, il n'y a pas trop de batailles d'égo comme il peut y en avoir peut-être dans

d'autres structures et les gens s'entraident. On se refile des numéros, on euh voilà. Et quand

on a entendu quelque chose concernant le reportage ou le documentaire du copain bon on

lui dit, ça échange pas mal et donc oui c'est très coopératif. Moi, mon rôle c'est de sortir

une enquête et de faire, réfléchir à la mise en image.

Travaillez-vous en équipe?

Il y a longtemps quand j'ai fais de Envoyé spécial chez eux, il y avait une enquêtrice qui

avait travaillé pour moi, là dernièrement non j'ai travaillé toute seule enfin si j'ai eu l'aide

un petit peu d'un enquêteur mais c'est pas la norme hein. Parfois il y a des enquêteurs qui

aident, moi il se trouve que mes enquêtes je les ai faites toute seule ces derniers temps,

mais j'aurais très bien pu, enfin j'ai eu l'aide d'un enquêteur un peu. C'était Antoine Hirchy.

Est-ce que c'est Denis Boutelier qui coordonne et donne la ligne éditoriale ?

Oui mais ça peut-être aussi un sujet que j'apporte, ça peut arriver. Je lui dis : " Tiens ce

serait sympa de faire ça, qu'est-ce que tu en penses? ", " Ah bah oui, écris moi quelque

chose dessus : pourquoi ce sujet? C'est quoi l'actualité? Qu'est-ce qui se passe et tout? "

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Donc là, on écrit un ou deux feuillets, on donne à Denis, il nous lit, on en discute et puis il

se dit : " Ah bah oui, tiens ça vaut le coup ", ça va dans tous les sens en fait.

Peut-on parler d'une structure horizontale ou bien il y a une hiérarchie affirmée?

Disons, qu'il y a une responsabilité juridique donc Denis il est rédac chef, il est

responsable. Moi je suis réalisatrice donc je suis aussi responsable mais on est quand

même dans un rapport hiérarchique. Avec le juridique, il y a quand même une hiérarchie,

lui c'est mon boss, c'est lui qui sait, c'est à lui que je peux m'en remettre si jamais je butte

sur un morceau d'enquête ou une idée pour filmer quelque chose. On est dans une

collaboration quand même et il est mon supérieur entre guillemets. Mais il se trouve que

c'est une boîte où, ce que j'aime dans cette boîte c'est qu'il n'y a pas de plafond de verre.

Vous pouvez arriver et avoir 25 ans, avoir une super idée qui déchire et ils vont dire : "Ok

d'accord, c'est ton film donc tu vas le faire ! Bon on va te mettre peut-être un journaliste

senior qui va t'aider parce que c'est compliqué mais c'est toi qui va tourner, on va te mettre

un super caméraman, on va te mettre un super monteur et puis tu vas le faire ".

Êtes-vous caméraman ?

Non enfin j'ai fais une formation mais c'est juste pour pouvoir prendre la caméra en plus de

mon caméraman si nécessaire mais c'est très difficile d'être bon dans les deux en fait. Je

suis toute seule en enquête mais après j'ai un ou une ou des caméraman qui travaillent avec

moi, des ingénieurs du son de moins en moins parce qu'il y a de moins en moins de budget

et ensuite on a un chef monteur ou une chef monteuse pour la partie montage qui sont des

gens vachement intéressants et importants parce que pour le coup, ils me permettent d'avoir

du recul aussi sur les choses.

Quelle relation avez-vous avec votre équipe? Avez-vous des désaccords par moment

avec le caméraman ?

Alors comme je suis réalisatrice, j'essaie d'avoir toujours une idée de réalisation et donc je

dis aux camérmans : " Voilà pour ce film là, mon idée c'est ça " ou alors on la trouve

ensemble mais c'est moi la réalisatrice et je suis aussi l'auteur du film donc c'est quand

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même un métier de l'image. Tout le monde ne le fait pas mais moi c'est une partie qui me

plaît beaucoup donc j'essaie vraiment de me creuser les méninges pour ça. Exemple du

dernier film que j'ai fais, qui a été diffusé, sur la société générale et Jérôme Kerviel et mon

idée était que le décor soit plus grand que les gens et qu'il soit très présent et donc par

exemple, on voit quelqu'un qui était interne à la Société Générale et qui allait dans le sens

de Jérôme Kerviel, qui s'appelle Philippe Houbé et lui je l'ai assis donc j'ai cherché ce lieu,

j'ai finis par le trouver grâce à un collègue qui m'a donné cette idée là dans la boîte. Et

donc je lui ai proposé de s'asseoir devant une baie vitrée, derrière laquelle on voit La

Défense mais pour voir La Défense et c'est là que la collaboration avec le caméraman est

importante. Comme vous avez énormément de lumière qui arrive derrière les baies vitrées

de cette chambre d'hôtel où on se trouve et ben il faut énormément de lumière dans la pièce

pour pouvoir éclairer le personnage et voir quand même le décor derrière, ça c'est un truc

technique donc c'est là que je réfléchis avec le caméraman et je lui dis : " Voilà moi je

voudrais que Philippe Houbé soit assis là, que derrière lui on voit La Défense, enfin voilà

tu l'éclaires de manière à ce qu'on le voit lui et La Défense " . Techniquement c'est très

spécial. Après, Jérôme Kerviel était dans une très très grande pièce qui ressemblait un peu,

qui pouvait avoir l'aspect d'un tribunal puisqu'il y avait une galerie tout en haut mais qui

était vide, il était seul au milieu. Mon idée c'était que c'est affaire qui est devenue un peu

plus grande que Jérôme Kerviel lui même. C'est devenu un dossier et lui est juste un

homme mais c'est devenu un dossier donc je voulais raconter ça le fait que c'est costume

plus grand que lui, c'est un décor plus grand qui écrase un peu les gens et c'est l'histoire

d'une banque extrêmement puissante face à un trader et quelqu'un qui aurait pu être un peu

un lanceur d'alerte, Philippe Houbé. Certes, il n'a pas ce statut là mais qui a dit : " Voilà

moi je pense qu'il a raison parce que ceci, parce que cela, au risque, au péril de sa carrière

parce qu'il a été viré hein. (Kerviel a fait de la prison, Houbé non.) Puis mon autre

intention de réalisation, alors il y avait ça, ensuite je savais que c'était un film où ça allait

être des gens qui parlent assis et tenir en haleine des téléspectateurs sur une histoire que

vous racontez pendant une heure avec des gens qui sont assis. Il faut soit que ce qu'ils vous

disent soit super passionnant et que vous soyez scotché ou bien alors il faut trouver un truc

qui soit un peu agréable à l'image. Donc déjà, il y avait cette idée de décor qui me

permettait de ne pas voir juste des gens assis sur une chaise. Et ensuite, mon autre écueil

était que c'était très technique le film. Il y a une partie justement avec Philippe Houbé qui

est super technique donc il faut quand même que tout ça reste agréable à voir pour qu'on

puisse écouter et entendre ce qu'ils disent donc l'idée, c'était pas sorcier, c'était juste qu'il y

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ait une caméra fixe, une caméra sur rail qui bouge donc vous avez Philippe Houbé qui est

là, vous avez une caméra qui est là, puis il y a des lumières pour l'éclairer lui et La Défense

et puis là vous avez une caméra sur un petit rail comme ça sur lequel la caméra peut

bouger. Donc pendant l'interview la caméra bouge, bon en plus, le caméraman avait trouvé

un truc génial, il a mis la caméra sur un petit moteur et du coup, ça rend la scène un peu

vivante. C'est la mise en image que je voulais donc j'en parle à mon caméraman et l'autre

truc que je voulais aussi : la Société générale a priori il allait pas nous répondre, on leur a

demandé car on demande à chaque fois aux gens sur lesquels on fait une enquête,

déontologiquement c'est règle du jeu et puis de toute façon, il faut le faire car ils peuvent

peut-être dire oui on sait jamais et peut-être qu'ils vont nous donner des informations

supers intéressantes donc l'idée c'était quand même de rendre vivante la Société générale

donc même chose on l'a filmé en drone en tournant autour d'elle et puis on l'a filmé sur un

time-lapse motorisé, vous avez le jour qui tombe ou vous avez des gens qui arrivent à la

Société générale et en fait, on va accéléré cette image là. On va filmer pendant trois heures

pour avoir 20 secondes quoi. Donc on a la lumière qui change, les nuages qui changent, les

gens qui passent et donc on fait ça non seulement en time-lapse mais en plus avec la

caméra qui avance un petit peu donc tout ça c'est des mises en images qu'on a pensé avant

par rapport à moi ce que je voulais. Bon j'avais l'idée de la caméra qui bouge mais bon c'est

super classique hein, j'ai pas inventé le fil à couper le beurre. J'avais eu cette idée de décor

plus grand que les gens très bien éclairés pour qu'on les voit et puis Richard m'a proposé

cette time-lapse motorisée en sachant que mon intention de réal était de rendre vivante la

Société générale, que ça devienne un personnage à part entière et pas juste un building

statique où il se passe rien quoi. Alors tout ça c'est de la collaboration avec le chef monteur,

ça fait trois fois que je travaille avec lui-même, on s'entend super bien donc souvent en fait

on déjeune ensemble avant que je commence à tourner puis on réfléchit au film parce que

lui c'est quelqu'un de créatif aussi. Il va faire avec la matière que je lui amène il va créer

quelque chose qu'il adore, qui est super beau et donc là on a eu l'idée tous les deux d'un

objet qui serait une scène récurrente dans le film et cet objet c'était une machine écrire

comme pour une déposition à la police éclairée dans le noir avec un écran derrière sur

lequel on projetterait des images parce qu'en fait l'angle du film était : "la justice a t-elle été

sous influence dans l'affaire Société Générale Kerviel? Donc on est comme dans un bureau

de police où prend les dépositions et on tape les choses donc il y a une sorte d'objet

symbolique comme ça au milieu du film qui est récurrent mais ça c'est ma patte avec ce

monteur là. Chaque fois, on se dit : " Tiens ce serait quoi l'objet qui symbolise notre angle

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et notre histoire voilà " mais encore une fois parce que ce sont des enquêtes où les gens

sont très statiques et donc ça risque d'être super chiant et qu'on peut pas juste dans un 52

min mettre que des gens assis dans un fauteuil, il faut un peu réfléchir à comment on

raconte l'histoire en images.Dans le film précédent c'était sur DSK donc on avait un

échiquier parce que DSK c'est un grand joueur d'échec.

Pensez-vous ces rhétoriques visuelles symboliques sont votre identité pour PAC?

Oui sur Pièces à conviction mais avec Olivier Ferraro le monteur en fait c'est né de notre

collaboration, je l'avais dans un film précédemment mais c'était pas forcément récurrent.

Peut-on dire qu'il y a un format attendu ou une forme de standardisation pour Pièce

à conviction?

Alors ils viennent de changer la voix off, c'est plus Nicolas Viskovatchy qui est resté

longtemps maintenant c'est à nouveau la voix des réalisateurs. Je pense que oui il y a eu

une uniformisation enfin une standardisation, depuis toujours parce qu'en fait ils ont besoin

d'une identité forte pour qu'on se dise : " Ah tiens c'est Pièces à conviction " ou " Ah tiens

c'est Cash " c'est pareil. Je veux dire ils ont une identité super forte quoi et ça marche.

Après en tant que réalisateur, je ne vous dis pas que c'est forcément super agréable parce

qu'il y a des fois on a envie d'essayer quelque chose : " on nous dit ben non ça va être

comme ça et tout ". Chez Pièces à conviction ils ont une manière d'écrire qu'il faut

respecter mais c'est pas ultra contraignant. Par exemple, il y a des formules que ça fait 20

ans que je les entends à la télé et moi en général, je dis aux chaînes : " on n'écrira pas ça

dans mon sujet quoi, je ne veux pas, on ne mettra pas "cerise sur le gâteau", " qu'à cela ne

tienne". Enfin toutes ces formules toutes faites, ce n'est pas possible, ce sont des

embrayeurs de langage qu'on entend dans tous les reportages et qui font que j'ai

l'impression que tous les reportages sont les mêmes quoi donc j'essaie de lutter un peu

contre ça et là j'ai une petite marge de manoeuvre mais en même temps, on ne fait pas de la

littérature dans l'investigation vous voyez ce que je veux dire c'est-à-dire qu'on raconte des

choses tellement complexes parfois. Enfin moi je suis sur des dossiers finances, fiscalité

assez compliqués. J'essaie de faire de jolies images qu'il y ait un sens, qui soit en rapport

direct avec ce que je raconte pour créer un sens à l'image mais mon texte, il va être assez

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simple, c'est déjà tellement compliqué à comprendre que je vais essayer de faire quelque

chose de sobre.

Est-ce que dans cette volonté de rendre plus intelligible la complexité de l'affaire

traitée, il y a derrière une logique d'audience et une volonté d'emporter l'adhésion du

public? Est-ce que dans votre écriture et votre manière de raconter les histoires vous

recherchez un impact sur le public?

Ben ça on ne peut pas le mesurer, enfin si on mesure l'audimat et tout mais on ne peut pas

voir si les gens vont changer leur rapport à la consommation après un reportage sur cette

thématique, je sais pas. J'ai fais des sujets sur l'agroalimentaire est-ce que ça change?

Est-ce qu'en faisant un reportage vous souhaitez faire bouger les choses, dénoncer ?

Oui on est là pour dénoncer hein Albert Londres disait : " porter la plume dans la plaie "

c'est ça notre job en fait. Après on ne peut pas savoir dans quel sens ça va faire bouger les

gens, soit ils vont se dire : " Ah ben non "... C'est amusant parce dans le Pièce à conviction

sur DSK Business donc Dominique Strauss-Kahn qui était devenu Président du conseil

d'administration d'une société financière. A la fin du sujet, il y a eu des gens qui m'ont dit :

" Olala dis donc il a déconné, il aurait jamais dû devenir président du conseil

d'administration de ce truc là " et d'autres qui m'ont dit : " Non non mais c'est pas lui hein,

il est responsable de rien ". Donc moi j'avais livré en toute objectivité mon boulot, les

documents que j'avais trouvé, l'interprétation qu'on pouvait en faire objectivement avec des

professionnels, des experts et les gens se faisaient leur opinion derrière. Quand je fais ce

truc là, je suis pas là pour démonter DSK, je suis là pour montrer, pour apporter des

preuves de la connaissance qu'il avait cette société dont il avait pris la tête. Par contre, il y

a des sujets sur lesquels je vais être un peu plus militante. Vous me dites si j'ai un

engagement : oui au niveau de l'écologie, je pense qu'il y a urgence donc quand j'en parle

j'ai une position que j'assume, sur cette question là oui. Là je vous parle de finances et tout

mais j'ai fais des films avant sur les graines, la privatisation des semences par l'industrie,

l'agroalimentaire etc et oui là pour le coup, j'ai une position que j'assume et que je défends

car je pense qu'il faut vraiment qu'on change de modèle agricole sinon on va dans le mur et

il se trouve que c'est quand même notre vie qui est en jeu derrière, celle de nos enfants etc

donc là oui mais je vais pas essayer d'influencer les gens, je vais leur amener des

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informations qui permettent aux gens de se faire une opinion. Par exemple dans "La guerre

des graines", je pense que très peu de gens ne savent pas que quand on voit un joli près en

France, c'est un près qui a été semé avec des graines achetées à l'industrie. Les près ça

pousse pas tout seul et ces graines, l'industrie les a privatisé il y a plusieurs décennies pour

que ça lui rapporte de l'argent etc, pour les améliorer biologiquement et qu'elle soit

productive mais pour aussi en retirer une manne financière et de fait, on a privé les paysans

de quelque chose qui leur appartenait depuis des millénaires donc là voilà je raconte un

truc que les gens ne savaient pas forcément mais qui est à la base de notre alimentation et

qui change tout et je leur propose un autre regard sur ça, une information avec un regard

sur des gens qui combattent ça mais c'est pas moi qui va influencer après les gens se font

l'opinion qu'ils veulent quoi.

Parce que souvent, il y a une mise en avant d'une justice sociale, est-ce qu'on peut

dire qu'il y a toujours des rapports de force avec une certaine élite qu'elle soit

politique, économique avec monsieur X ? Comment parler d'un monde inconnu à

monsieur X ?

Il y a un rapport de force, ils ne sont pas transparents sur ce qu'ils font puisque nous on

essaie d'aller chercher ce qui ne se dit pas. On sort des documents parfois secrets ou des

documents qui peuvent être publics mais auxquels les gens ne savaient pas qu'ils pouvaient

avoir accès (toux). Après on propose de les décrypter donc oui il y a un rapport de force, je

pense à une scène de Cash Investigation que j'ai trouvé très forte. C'était sur les téléphones

portables, Elise Lucet va voir le responsable ou le fabricant français, je crois que la marque

est waveway, elle lui dit : " Regardez votre écran là, vous utilisez du coltan dans les mines,

elle va lui montrer l'image " et le mec lui répond : " Puisque c'est comme ça, à partir de

maintenant on fera en sorte que ce ne soit plus le cas " Moi je trouve ça super, alors est-ce

qu'il la fait. Du coup, elle arrive dans un rapport de force et si le mec lui dit : " non mais

c'est pas vrai et s'enfuit etc ", ça montre bien qu'il s'en fiche et qu'il a pas du tout envie de

rendre des comptes sur ça. Quand, on a en face un responsable politique, économique qui

dit : " ce que vous montrez là, ça m'interpelle, je vais faire en sorte qu'on change les

choses ". Le rapport de force est intéressant, si en effet, il y a un impact derrière sur la

manière de fabriquer les choses, en l'occurrence un téléphone portable. Le rapport de force

est intéressant quand il a un impact. Et d'ailleurs, je crois que Cash Investigation a une

émission qui s'appelle Cash Impact, ils reviennent sur des enquêtes pour voir si des choses

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ont changé. C'était le cas sur les Panama papers ou les luks leaks. C'est important quand

même quand on voit tout ce qu'a fait Edouard Perrin dans Cash sur tout ce qui évasion

fiscale. On avait l'impression que c'était un sujet de financier qui n'était pas pour tout le

monde, or c'est pour tout le monde, 60 à 80 milliards d'euros qui s'évadent de France

chaque années et qui pourrait servir à financer plein de choses versus quelques centaine de

millions de fraudes au minima sociaux, je crois que c'est 800 millions de fraude au RSA

versus 80 milliards d'évasion fiscale. J'ai la sensation que la télé pendant très longtemps a

montré les mecs qui fraudent le RSA, le RMI, la Sécu etc et le vrai problème était ailleurs

et ça c'était un peu l'arbre qui cachait la forêt. Le vrai problème était dans l'évasion fiscale.

Je trouve génial que ces sujets qui sont passés en prime time aient pris une forme rigolote,

pédagogique pour que les gens se disent : " Tiens ce sujet m'intéresse et en plus on m'en

parle de manière à ce que je comprenne ce qu'on me dit " puisque c'est hyper technique ces

trucs là. Du coup, ça un impact sur l'opinion, on n'est plus entrain de regarder uniquement

les mecs qui fraudent au RSA, on regarde aussi les entreprises qui font de l'évasion fiscale.

Est-ce que au cours d'une enquête, vous faites souvent recours à des experts ?

Oui je les interview car je ne connais pas tout. J'ai pris des cours sur la bourse quand j'ai

fais le film sur la Société Générale : Jérôme Kerviel. J'avais commencé à prendre des cours

sur la bourse car je me retrouvais avec des documents, fallait que je les comprenne donc

c'est ça que je trouve formidable dans mon métier, c'est que j'apprends plein de trucs tout le

temps quoi. Il faut être intellectuellement en alerte. Sur DSK par exemple, c'est un

commissaire aux comptes qui vient regarder les comptes car moi je n'ai pas d'expertise

pour lire des comptes et voir ce qu'il va pas. Donc toujours avoir recours aux experts.

Est-ce que dans la phase d'écriture vous faites des story-board avant de filmer?

En fait, on écrit l'histoire, tout le monde ne le fait pas mais idéalement et de mon point de

vue et j'ai été rédac chef chez Cat et Cie c'est ce que je proposais aux journalistes que je

drivais mais il y en a qui le faisaient pas. Personnellement, ça m'aide et ça me rassure

d'écrire un séquencier, je sais que dans telle séquence je vais aller interviewer telle

personne que j'ai déjà eu au téléphone et cette personne va me dire ça. Parfois les gens, ils

vous disent des trucs en plus que vous aviez pas du tout prévu. C'est la petite pépite qui

peut tout changer et qui amène vraiment un truc et donc dans ma séquence 1, il y a par

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exemple Philippe Houbé qui me racontera tel ou tel truc sur la Société Générale, dans ma

séquence 2, il y a Jérôme Kerviel qui me donne sa version, dans ma séquence 3 il se passe

ça et donc après j'arrive en montage avec un plan du film mais qui peut changer en fait

mais c'est un plan écrit sans images.

Quel est le temps idéal selon vous pour construire un sujet, une enquête

d'investigation?

Alors pour la manière dont je bosse car je ne connais pas pour les autres, ça dépend des

sujets. Comme je me retrouve avec des dossiers hypers techniques, il faut que je

comprenne et j'ai une tendance à vouloir éplucher tous les documents disponibles pour

vraiment bien maîtriser le truc, savoir de quoi je parle et parfois c'est très compliqué car il

y en a énormément. J'ai besoin d'entre 6 et 7 mois et encore ça ne me paraît pas assez.

Cash, ils sont sur un an. Je trouve que c'est un immense plus de pouvoir avoir le temps de

bosser 5 mois de plus. Je l'ai fais en 6/7 mois, c'est ce que j'ai pu observer sur mes sujets.

Dans les 6 mois, on retrouve donc le travail d'enquête, le tournage et le montage?

Oui et puis la post prod en fait car derrière ça continue. Cette après-midi, je vais faire

l'habillage du film donc tous les documents qui sont dans Pièces à conviction, ils ont un

habillage c'est-à-dire qu'il y a une identité visuelle, ils sont toujours illustrés de la même

manière quoi donc là il faut que j'aille vérifier ce truc là et ce qu'on appelle les synthés,

c'est le nom des gens en-dessous donc je vais vérifier ce truc là donc la post-prod c'est

aussi mettre sa voix, faire le com, faire le mix du com. Mixer et enregistrer sa voix sur le

film donc tout ça prend du temps aussi. Il faut tout revérifier donc ces trois semaines de

boulot en plus peut-être, je suis plus en plein temps dans ces moments-là mais ça me prend

du temps.

Avez-vous des thématiques de prédilection?

Oui la souveraineté alimentaire, la finance et la fiscalité. La Société Générale c'est une

histoire de trading donc de la finance et d'autres sujets dans lesquels je vais parler d'évasion

ou d'optimisation fiscale.

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Est-ce que vous faites plus un travail de bureau ou une enquête de terrain, des

conférences, des rencontres plurielles ?

Ça peut-être les deux, c'est beaucoup de documents, soit les gens me les confient, soit je les

trouve toute seule parce qu'en fait, il y a beaucoup beaucoup de documents qui sont publics

mais tout le monde ne le sait pas et tout le monde ne sait pas comment aller les chercher et

qu'on peut y avoir accès, comment les chercher et comment les lire derrière. En fait, il y a

pas mal de documents publics, c'est la bonne nouvelle (rires) et puis parfois des gens, des

lanceurs d'alerte et des sources comme on dit. Je peux aller faire des conférences, aller

rencontrer des gens pour discuter de leur expérience dans ce domaine.

Utilisez-vous des nouvelles technologies pour travailler comme le data journalisme?

Des méthodes plus quantitatives ou qualitatives?

Je suis dans les deux en fait, j'aime bien. Pour Dsk Business par exemple, j'ai sorti tous les

comptes disponibles de la société, j'ai eu besoin de regarder l'évolution pour maîtriser un

peu le sujet même si j'en utilise qu'une infirme partie mais moi j'ai besoin d'avoir

connaissance de l'iceberg, de la partie immergée de l'iceberg pour pas me tromper donc oui

dans tout ce qui est finance et fiscalité, c'est quand même nécessaire de collecter

énormément de données et après de le relier avec quelque chose de qualitatif. C'est un mix

entre les deux mais si je faisais un truc ce serait différent. Si vous voulez quand j'interview

quelqu'un c'est pas parce que monsieur X me dit que c'est vert que je vais dire ah bah c'est

vert. Je vais voir Monsieur x parce que derrière il y a une quantité de documents qui me

disent c'est vert. Et Monsieur X va me dire c'est vert parce que c'est là, c'est vert de cette

manière là. Il va décrypter l'information de base que j'ai trouvé et qui me dit que c'est vert

c'est-à-dire que c'est quelqu'un qui va porter parole sur une information qui est vérifiée.

D'un point de vue technique/ technologique, communiquez-vous beaucoup sur des

réseaux ou des plateformes pour échanger des données?

Moi pas trop, j'aimerai bien car je trouve que ce que fait l'ICIJ est génial, je pense que c'est

l'avenir du journalisme c'est-à-dire qu'on n'est plus dans une bataille d'égo mais tous

ensemble on peut être beaucoup plus fort et c'est pas j'ai une information que je vais garder

et je vais essayer de la sortir le premier même si il y a quand même ça parce qu'il se

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coordonne pour dire que ça reste que entre eux et on va sortir à ce moment-là mais cette

initiative collaborative je trouve ça génial. Ensuite, on est plus fort à plein de journalistes

que tout seul face à un géant de l'agroalimentaire et puis du coup, on peut échanger des

données, avoir une expertise vachement plus approfondie, on n'est pas tous seul face à un

dossier hyper complexe, on échange avec le voisin, je trouve ça génial, vraiment.

Êtes-vous amenée à revenir sur des sujets ou des données de précédents reportages

dans ces thèmes de la fiscalité et la finance?

Non ça m'est pas encore arrivé pour l'instant, c'est chaque fois différent mais je pense que

c'est pas le cas de tout le monde. Moi je suis assez jeune, dans l'investigation, je pense à un

collègue Pascal Henry qui doit avoir un peu plus de 50 ans et qui pour le coup a fait trois

films sur Areva et du coup, je pense que ça veut dire que ça source d'origine...S'il a réussi à

faire trois films c'est que les gens qui l'a rencontré sur la première enquête et ses sources lui

ont certainement permis d'obtenir d'autres informations par la suite et c'est l'intérêt de se

spécialiser dans un sujet, vous avez un carnet d'adresses, un réseau de gens qui peuvent

vous alimenter soit en informations, soit en explications.

Y'a t-il de nombreux retours de la part du public ? Des messages aux chaînes ou

autres?

Non il y en a sur You Tube, il y a des pouces bleus levés ou pas. Moi j'en ai pas mais je fais

des sujets qui passent à 23h30 le mercredi soir donc (rires) et qui s'adresse à un public de

gens qui ne sont pas forcément (hésitation). Je ne suis pas sûre que les gens écrivent

énormément aux chaînes de télé et tout le monde ne va pas sur twitter. En fait, je ne suis

pas twitter le soir de la diffusion d'un de mes films donc peut-être qu'il y a plein de retours

mais en fait je ne peux pas du tout l'évaluer, j'en ai aucune idée. En revanche, ce que je

peux vous dire c'est que l'un des films que j'ai fais et que je préfère sur un sujet qui est

vraiment (hésitation) enfin j'ai beaucoup d'affection pour ce film qui s'appelle " La guerre

des graines " donc sur la privatisation des semences par l'industrie. C'est un film qui n'a pas

fait une audience de dingue quand il est passé sur France 5 à 22h30, il a dû faire 500 000

téléspectateurs, ce qui est pas très très bon pour cette case là mais en revanche ça va faire

quatre ans qu'il est sorti et il continue de tourner partout en France, un petit peu à l'étranger

dans les réseaux de jardiniers, d'agriculteurs, de citoyens. On est invité régulièrement avec

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Clément Monfort qui est le co-réalisateur du film à venir faire des petites conférences. On

peut difficilement y aller parce que vraiment c'est assez souvent mais du coup c'est un film

qui continue à avoir une vie avec des retours de gens. Et ça me rend super heureuse en fait

car ça se passe dans des groupes de gens qui se réunissent pour regarder du film ensemble,

en débattre ensemble. Ils invitent des gens, des spécialistes derrière qui vont débattre du

sujet donc le film a sa vie. On l'a lâché dans la nature et puis il vit sa petite vie tranquille,

tout seul. De temps en temps, on nous appelle pour venir l'escorter quelque part et je trouve

ça génial. Là sur ce film, je sens le retour qu'il y a dessus.

Est-ce que pour la créativité vous ne vous sentez pas brimée à Pièces à conviction?

Est-ce que vous faites d'autres projets en dehors du journalisme d'investigation?

Oui aujourd'hui, j'en ai besoin. Pendant longtemps, j'ai eu besoin d'apprendre à bien faire

mon métier. A l'école de journalisme, on avait appris à faire du France info, j'aimais pas du

tout ça et du coup, je me suis retrouvée à écrire mon mémoire sur " Là-bas si j'y suis " qui

était juste la créativité à l'état pur en radio quoi donc c'est toute l'attention que moi j'incarne

personnellement entre bien faire son job en tant que journaliste, faire l'enquête rigoureuse

qui ne pose pas question, où tout soit nikel au carré et réussir à l'exprimer de manière un

peu plus créative. Et aujourd'hui, oui j'en suis là et donc " La guerre des graines " c'est un

film un peu plus créatif, on s'est permis des choses.

Comment définiriez-vous cette créativité dans le film? Qu'est-ce que vous vous êtes

permis de plus?

On s'est permis des temps de silence par exemple. Alors on en met en investigation parce

que il faut aussi qu'on est le temps de réfléchir à ce qu'on vient d'entendre et de voir en tant

que téléspectateur donc ça nous arrive d'en mettre mais là par exemple dans " La guerre

des graines " , au beau milieu du film c'est une scène qu'on a filmé qui était très belle. On

est dans le jardin d'une écologiste, éco-féministe internationale qui défend les graines dans

le monde entier et donc on est dans sa ferme éco-environnementale en Inde et puis il y a un

des élèves car elle fait des cours pour apprendre aux gens à créer leur propre graine et il y a

une des personnes qui est venue suivre ces ateliers une semaine là qui est lui-même indien

et puis il a amené sa flûte où je sais plus quoi et il joue un morceau pour la beauté de la

nature et nous on se retrouve à filmer ce truc là avec Clément puisqu'on a vécu sur place

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pendant plusieurs jours, on se retrouve à filmer ce truc là et en fait on a décidé de l'inclure

dans le film et d'en faire une respiration un moment, ça dure quelques secondes mais c'est

un moment où on dit rien, où il se passe rien. Alors c'est juste ça alors c'est en adéquation

avec ce qu'on raconte, c'est pas un truc qui vient de nul part etc mais oui ce sont des petits

moments comme ça où nous a ressenti une forme de grâce dans ce qu'on filmait, dans ce

que les gens nous donnait et dans la lumière ce matin là etc et on essayait de retranscrire

cette chose là dans le film et moi ça me rend très heureuse quand on peut mettre des petits

moments comme ça de respiration qui sont très beaux. Donc oui quand je fais du Pièces à

conviction ou quand je faisais du Spécial Investigation ou même de l'Envoyé Spécial, je

sais bien qu'il va falloir répondre à une norme pour rentrer un peu dans des cases, je ne

pense pas que c'est là que je vais pouvoir proposer des choses super créatives, j'en suis bien

consciente même si je propose quand même des choses, des images etc mais ça va pas être,

je veux dire ce n'est pas un concours de poésie non plus quoi c'est un film d'investigation

qui explique des choses et la poésie je vais aller la chercher ailleurs.

Là par exemple je vais écrire un livre, je vais faire un autre film très personnel en lien avec

l'écologie, c'est une enquête mais voilà. Il y a d'autres lieux pour la créativité je pense mais

c'est vrai que c'est hyper contraignant, c'est très dur de rentrer dans les cases des émissions

pour lesquelles vous travaillez, ça peut l'être parce que ça gomme votre identité et il faut

accepter ça, il faut accepter de disparaître derrière l'identité de l'émission d'une certaine

manière.

La chaîne peut-elle refuser votre travail fini après montage ?

Non la chaîne vient voir le film quand on l'a presque fini ou quand on l'a fini ça dépend des

émissions. Elle vient voir ce qu'on a fait et puis on retravaille ensemble donc on retravaille

surtout ce qu'elle comprend pas, ce qui est trop compliqué, ce qui n'est pas assez bien

expliqué mais parfois on retravaille aussi le commentaire.

Faites-vous ce travail de vérification avec le rédacteur en chef ?

Oui avec Denis et puis avec les rédac chef de l'émission oui et puis oui oui moi ça m'est

arrivé, un visionnage c'est le chef monteur, moi, Denis Boutelier, les deux rédaceturs en

chef de l'émission Pièces à conviction et autres fois, c'était Spécial Investigation et ça a pu

être Envoyé spécial, on regarde tout ça ensemble et chacun dit : " là j'ai rien compris", "

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qu'est-ce que tu as voulu dire là? " , " là c'est trop compliqué laisse tomber " donc on

discute.

Est-ce un art d'écrire et raconter un histoire dans une émission d'investigation ?

C'est hyper compliqué parce qu'en plus quand ils arrivent en visionnage moi ça fait cinq ou

six mois que j'ai la tête dedans, j'ai tout compris, je maîtrise tout et en fait leur regard va

être super important parce qu'ils ont un recul que moi je n'ai plus et ce qui est devenu

limpide pour moi, soit je ne l'ai pas assez bien expliqué parce que c'est super facile j'ai

compris voilà, soit c'est complètement personne n'y comprend rien parce que j'ai la tête

dans des dossiers depuis des mois et des mois donc eux ils arrivent avec un retard extérieur

qui permet de replacer le curseur à la bonne distance.

Peut-on parler de vulgarisation?

Oui surtout sur la finance et la fiscalité. Pour Kerviel, les mécanismes auxquels je me suis

intéressée pour essayer de comprendre si vraiment il était complètement responsable de ce

qu'il avait fait ou pas, c'est tellement compliqué, c'est tellement compliqué. En fait, ce que

je trouve compliqué à l'image c'est que ça passe vite, en presse écrite ce que vous ne

comprenez pas, vous pouvez y revenir dessus tout de suite. L'image ça passe, si vous

n'avez pas compris c'est déjà passé et la suite du coup, vous risquez de ne pas la

comprendre donc oui on est obligé de regarder de nombreuses fois, ça c'est sûr.

Peut-on pas parler d'un scénario type pour les émissions d'investigation ?

Non moi j'en ai jamais, jamais. Alors là je fais ce que je veux, je fais une proposition et

c'est ma manière à moi de raconter une histoire donc là il y a de la subjectivité ou de la

créativité et c'est rarement remis en cause. En tout cas, j'ai la chance de travailler avec des

gens qui laissent libre cours à ça quoi.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Faites-vous une différence entre le journalisme d'enquête et le journalisme

d'investigation ?

(hésitation) Non enfin peut-être que l'investigation on monte un cran de plus parce qu'on va

aller chercher des documents ou alors quand on a les sources qui nous filent des documents

que jamais personne n'a vu. Il y a cette relation aux sources je pense. A côté d'un mec

comme Edouard Perrin avec les Lux Leaks, les Panama papers et les gens de l'ICIJ, je me

sens toute petite ça c'est sûr. Je n'ai pas du tout accès enfin je ne suis pas du tout dans le

même réseau qu'eux quoi.

Peut-on parler d'une forme de "caste " dans le journalisme d'investigation ?

A un moment donné oui, peut-être qu'on a ses galons (rires) mais je ne sais pas. En même

temps, ça ces des questions que je trouve un peu compliquée parce que par exemple est-ce

qu'il y a des petits reporters, je veux dire il y a des grands et des petits (rires) voyez? On

fait tous un métier différent, il est super dur, allez faire un truc en séquence avec un portrait

par exemple de quelqu'un, alors vous allez chercher aucun documents, aucune sources et

va falloir établir un contact très particulier avec la personne pour en sortir un beau portrait

et vous allez devoir trouver des personnes que vous allez filmer. Il va falloir qui se passe

un truc entre elle et la caméra sinon ça ne marche pas, c'est hyper compliqué. Et si vous

faites le portrait de quelqu'un sur six mois, je prends un exemple comme ça, mais ça va être

super compliqué aussi parce que la personne va avoir des hauts, des bas, va falloir gérer

cette relation aussi, tout est compliqué dans notre métier donc pour moi, il y a peut-être un

sentiment d'appartenance à une caste de la part de certains mais même moi quand je dis

que j'ai beaucoup d'admiration pour Edouard Perrin, je me sens toute petite enfin voilà, je

raconte ça aussi.

Et concernant votre livre?

C'est sur le bio, c'est une enquête très subjective, je pars du principe que moi je mange bio

depuis très longtemps et j'explique pourquoi et je raconte pourquoi toute ma famille se

moque de moi depuis des années et pourquoi eux ils ont l'impression que c'est un truc de

bobos parisiens quoi et donc je fais un livre enfin bon voilà, qui est une sorte d'enquête

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subjective où j'assume ma position mais où j'essaie de comprendre :est-ce que le bio est

vraiment bio? Est-ce qu'il y a un bio plus bio que l'autre ? Pourquoi est-ce si cher ?

Êtes-vous née à Paris ?

Non en province mais j'habite Paris depuis 20 ans.

Et vos parents sont dans le journalisme ou d'autres secteurs ?

Des secteurs complètement différents, dans l'aéronautique.

Faites-vous beaucoup de reportages à l'étranger ?

Plus trop parce que j'ai un petit garçon, j'en ai fais à une époque mais ça ne me manque

pas, il y a plein de choses à dire en France et puis en plus comme je suis dans la défense

de l'écologie, je pose une question en ce moment : est-ce quand on fait un truc à l'étranger,

est-ce qu'on aurait pas plutôt intérêt à trouver des gens qui le fasse pour nous pour baisser

notre empreinte carbone ? Pourquoi est-ce que toute une équipe doit prendre un avion pour

aller faire un truc à l'autre bout du monde ? Alors qu'on pourrait peut-être le faire faire par

des gens qui sont déjà au bout du monde. Je veux dire des journalistes il y en a partout, en

fait, je réfléchis à une plateforme collaborative mais d'images dans le monde entier. Après

il y a la manière de filmer, on filme pas tous de la même manière etc. Les codes culturels

attachés à chaque pays, du coup je suis plutôt contente de moins voyager, je pollue moins.

Enfin j'assume ma position de militante écologique enfin en tout cas, disons que dans les

actes quotidiens de la vie, j'essaie d'être dans une démarche écologique pour moi et ma

famille. C'est une réflexion personnelle, citoyenne, de tous les jours.

Est-ce que dans l'immersion, par exemple sur une thématique de la fiscalité, il n'y

aurait pas dans le cadrage des pré-notions sur le sujet qu'on ne peut dépasser une fois

le reportage réalisé ?

Je doute en permanence, je remets toujours en question ce que j'ai l'impression de savoir,

c'est hyper important parce qu'un tel va me dire ça, puis je vais rencontrer un tel qui va me

dire complètement autre chose et j'essaie de synthétiser tout ça et de trouver. Quand par

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exemple, je vais chercher un commissaire aux comptes pour regarder les comptes de LSK

donc la boite de DSK au Luxembourg, le mec il faut qu'il n'ait aucun conflit d'intérêt avec

DSK et en même temps ce que j'ai choisi de faire, c'est que je lui ai montré les comptes

sans lui dire le nom de la boite et quel illustre personnage était à la tête de cette boite.

Comme ça, il pourra mes les analyser sans aucun préjugés, donc il analyse juste les

chiffres, le nom n'est plus là et ça je le fais à chaque fois quand je fais une expertise sur

quelqu'un je retire le nom et je dis : " j'ai besoin de savoir ce que vous pensez de ce type

là, de ce document là " etc . J'anonymise les comptes et du coup, j'ai quelqu'un qui arrive

sans aucun préjugés sur la boite, la personne etc. On est juste dans l'expertise technique

pure et ensuite, une fois que l'interview a été faite, je préviens les gens en leur disant : "

voilà par exemple il s'agit de DSK, est-ce que vous avez des conflits d'intérêt avec cette

personne etc " et je vérifie que ce soit pas le cas etc. Donc en fait, j'essaie de trouver des

gens qui vont me dire noir, d'autre blanc parce qu'ils prêchent un peu pour leur paroisse et

puis au milieu j'essaie de trouver des gens mais on parle pas vraiment d'immersion mais

moi je me mets en immersion dans les chiffres et les dossiers mais pour essayer d'être dans

une analyse pure et simple de chiffres et de documents et ne pas être dans une

interprétation qui pourrait induire des préjugés chez moi. Peut-être que la manière de

penser et de raconter le terrain déteint sur vous puisque vous avez la version à eux et vous

avez pas l'autre version ou les autres versions possibles donc j'essaie toujours de me dire : "

Est-ce que ce que me dit cette personne là c'est objectif ? D'où est-ce qu'il me parle ? De

quel côté est-il? " Et moi de quel côté. Sur l'écologie je vais me positionner. Le livre que

je fais, j'assume que je bouffe du bio parce que si je le dis pas ça va pas, c'est pas possible.

Êtes-vous à l'origine du choix des sujets pour DSK et Jérôme Kerviel et la Société

Générale ?

Non c'est Denis qui m'avait proposé et quand je l'ai entendu en parler, je suis allée le voir

en lui disant que j'adorerai faire ce sujet, ça me passionnait et donc voilà c'est la rencontre

entre Denis qui avait eu cette idée là et moi qui avait eu envie de la faire. Ensuite, je fais

une pré-enquête, ensuite j'ai des gens au téléphone qui vont changer l'idée ou pas que j'ai

du truc ou la conforter mais ça part d'une pré-enquête mais qui change en fonction de ce

que je vérifie ou pas. En effet, cette pré-enquête, c'est une sorte d'hypothèse et elle va être

confortée ou pas mais si elle est pas ça change tout.Donc le doute reste majeur quoi. C'est

lui qui guide et qui permet tout le temps de se remettre en question parce qu'on ne peut pas

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raconter de connerie, de bêtises oui c'est pas possible. J'ai l'idée que c'est ce truc là parce

que je l'ai lu dans tel magazine je ne sais pas, je raconte n'importe quoi et puis je l'ai vu, j'ai

entendu quelqu'un m'en parler je nee sais pas dans une soirée, un dîner tout ça, je fais mon

enquête : " Ah bah moi j'ai cette idée là ". Et après sur le terrain, je rencontre trois

personnes qui vont me dire mais non pas du tout, c'est autre chose, ça évolue heureusement

et je le vérifie à travers des données objectivables.

Défendiez-vous des causes particulières quand vous étiez étudiante ?

J'avais adhéré à une association de défense des médias, l'Acrimed parce que quand j'étais

étudiante, il y avait eu " la vraie fausse interview de PPDA avec Fidel Castro". Quand

j'étais un peu plus jeune, il y avait eu cette petite fille en Colombie qui était morte sous les

caméras télé. Il y avait eu ça, il y avait la vraie fausse interview, je me demande si il y avait

pas eu la cassette de Pierre Karl où on voit qu'en fait entre le PDG de TF1 et le Ministre de

la Défense, il y avait une sorte de collusion entre pouvoirs et médias donc on était

vachement outrés dans mon école de journalisme, cette sorte de connivence entre eux.

J'avais vu Arlette Chabot tutoyer des politiques ou alors être très très proche de politique

dans les coulisses d'une émission politique et ça me choquait vachement en fait. Je trouve

ça très compliqué d'être présentatrice du journal le soir et puis femme d'un ministre. Je n'ai

pas fais de journalisme politique en France parce que je ne voulais pas me retrouver dans

des cercles où je fréquente en permanence des politiques et où il faut montrer patte blanche

pour accéder à des infos, c'est un jeu mais je ne connais pas bien, c'est l'impression que j'en

ai de l'extérieur mais j'ai l'impression que l'étanchéité est très dure à garder parce qu'il y a

des tentatives de séduction en permanence quoi, de séduction intellectuelle j'entends, pas

physique...Donc voilà je faisais partie d'Acrimed parce que j'avais l'impression que ça

défendait une objectivité des médias, une non-collusion avec les cercles de pouvoirs et puis

parce que c'est sain que les médias puissent se critiquer, être dans l'auto-critique, continuer

à douter sur est-ce qu'on fait bien les choses, ça me paraît hyper sain en fait, continuer à

avoir un peu de distance par rapport à ce qu'on fait.

Comment vous projetez-vous dans votre carrière de journaliste d'investigation?

Quand on est une femme, on vieillit très mal dans le métier, je connais très peu de femmes

de plus de 50/55 ans qui fassent encore des sujets d'investigation.

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C'est un milieu masculin pour vous l'investigation ?

C'est peut-être entrain de changer parce qu'il y a quand même beaucoup de nanas de mon

âge et des plus jeunes parmi les copines mais vraiment je me pose des questions sur la

pérennité en tant que femmes dans ce milieu là. Après l'investigation c'est très usant, c'est

quand même des insomnies à se demander : " tiens mais ça je ne l'ai pas fais, il faut que je

fasse ça, j'ai oublié de vérifier tel truc ou est-ce que j'ai raison d'interviewer machin ? etc ".

Donc il y a un moment je pense que j'en aurai marre aussi de ne pas dormir la nuit, de ne

pas bien dormir la nuit. Donc il y a le fait que c'est très usant, qu'il n'y a pas beaucoup de

place pour les femmes ou alors ce sont des postes de pouvoir en tant que rédac chef ou

dans des chaînes etc donc la question et est-ce que j'ai envie de faire ça ou pas ? Et après il

y a la part de créativité donc voilà donc moi mon avenir je le vois plutôt dans la part de

créativité donc c'est aller vers autre chose quoi. Après être rédac chef j'aimerais bien,

j'adore transmettre, je trouve ça génial, c'est une expérience que j'ai adoré.

Est-ce que vous avez des dates limites rigides pour rendre un sujet ?

Oui en général on se donne une date et là avec Pièces s'est vraiment une très belle

collaboration, on s'entend très bien et du coup si je leur dis que ça va être un peu juste et

que j'ai besoin d'un mois de plus, on s'arrange. Eux ils ont intérêt à ce que je sorte le film,

enfin ils savent que je fais pas ça pour traîner du pied. Si je leur dis que j'ai besoin d'un

mois de plus c'est que vraiment j'en ai besoin et que je considère que le reportage ne sera

pas assez bien, si je n'ai pas un temps de plus d'enquête quoi. Oui en général, on se fixe une

deadline parce que ça va pas durer trois ans non plus et puis en plus, comme je suis

freelance, je suis payée au forfait donc j'ai une somme d'argent à louer c'est ni plus, ni

moins donc je fais mon budget et je sais que je vais pouvoir vivre pendant six ou sept mois

sur ce budget là donc j'ai intérêt à le faire en six/spet mois, ça c'est la contrainte

économique. Il y a une contrainte économique, c'est vachement plus simple de staffer en

contrat dans une chaîne, chez Envoyé spécial, alors il y a d'autres contraintes hein, il faut

venir tous les matins, à telle heure machin, vous êtes pas du tout libre de votre temps. Là à

Cat et Cie, j'y vais quand je veux, si je veux bosser chez moi je le fais, il n'y a pas de

contrôle hiérarchique du boulot que je fais, on me fait confiance, ça c'est un grand luxe. Au

début quand vous êtes freelance, les rédac chefs, ils aiment bien vous avoir sous la main

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pour vérifier et puis même il y a des freelance qui sont très contents d'avoir le rédac chef

qui est juste à côté pour leur poser toutes les questions, quand on a besoin d'être épaulé.

C'est agréable aussi d'être au bureau tous les jours en sachant qu'il y a le rédac chef qui est

là et qu'on va pouvoir le voir à volonté, en fonction des questions qu'on se pose quoi. Moi

comme j'ai un peu plus de bouteille, je peux bosser toute seule et puis on se voit avec le

rédac chef de temps en temps, on fait le point. Mais donc oui j'ai un forfait, je négocie avec

Cat et cie, telle somme d'argent pour ce film là, qui est toujours à peu près la même. Enfin,

elle a un peu évolué sans trop, pour un 52 minutes quand vous êtes junior sur certaine

chaînes c'est, alors je parle sur les chaînes hertziennes car la TNT, c'est bien en-dessous

mais c'est entre 15 et 18 000 et après quand vous êtes seniors c'est entre 18, 25 et puis si

vous êtes une super star, je pense que ça peut se négocier encore à 30 000 euros peut-être

sur six/ sept mois. Mais après il y a des films qui sont, par exemple, je sais que France 5,

Les Doc du dimanche soir, c'est de l'ordre de 18 000 euros, ça va peut-être jusqu'à 20 000

mais en fait, ce sont des films que vous pouvez faire en quatre mois, ça va beaucoup plus

vite donc moi si je me retrouve à devoir prendre un mois de plus parce que mon enquête

est super dure, ça devient mon problème économique, ce n'est pas celui de la chaîne ou

celui de la boîte donc il faut que j'estime de quel temps j'ai besoin pour réussir à sortir cette

enquête, quels sont les éléments que j'ai déjà au début qui font que je suis déjà bien avancé

ou pas et est-ce que j'aurai le temps? Est-ce que je pourrais bien vivre avec cette somme là?

Enfin voilà c'est tout un dosage.

Et pour Pièces à conviction vous arrive t-il de travailler dans les locaux de la chaîne?

Non dans les locaux de Cat et Cie. A France Télévisions, il n'y a pas de bureaux pour les

journalistes, on y va pour les réunions importantes mais sinon il n'y a pas de bureaux.

Quelles sont les qualités requises pour être un bon enquêteur?

Etre très exigeant vis-à-vis de soi-même et multiplier les sources,bon multiplier les sources

c'est la base du métier, rigueur et exigence. Je pense qu'il faut douter énormément et les

gens que je connais qui font de l'investigation, oui il faut douter quoi, il faut continuer à

douter jusqu'au bout, la rigueur, douter, multiplier les sources et être curieux mais ça c'est

pour tous les journalistes, puis réfléchir quoi.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Aujourd'hui, vous travaillez pour Pièces à conviction, vous faites un livre, une enquête

et avez-vous des projets d'écriture de documentaires ?

Oui c'est un sujet lié à l'écologie mais un peu plus philosophique. Alors là c'est pas du tout

de l'investigation pour le coup.

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BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018

Résumé :

La fabrication d'un reportage d'investigation est rendue possible par le déploiement

d'un réseau d'acteurs qui mettent leur force à contribution pour produire, penser, écrire,

tourner et monter un sujet d'enquête. Les sociétés de production audiovisuelle indépendantes

jouent un rôle clé pour fabriquer de tels programmes audiovisuels suite à la signature d'un

contrat avec un diffuseur.

Ce travail de recherche se propose d'analyser la relative autonomie des sociétés de

production audiovisuelle face aux attentes du diffuseur et aux exigences que requiert l'identité

d'une émission. En prenant l'exemple de la société Cat et Cie et l'émission Pièces à

conviction, il interroge les conditions matérielles, la ligne éditoriale, les ressources humaines

et financières de Cat et Cie ainsi que la relation que cette société de production entretient avec

la rédaction de Pièces à conviction et plus largement, du diffuseur France Télévisions. Il se

propose également de montrer les contraintes socio-économiques, éditoriales, temporelles

inhérentes au processus de coopération des deux structures étudiées. Enfin, ce mémoire

questionne le travail des journalistes-réalisateurs en tant qu'acteur central, pris entre volonté

de créativité et forme de standardisation des reportages.

Mots clés: société de production, reportages d'investigation, télévision, journalisme audiovisuel,

diffuseur, Cat et Cie, Pièces à conviction

Nota : cette page, dernière de couverture, sera retournée avant reliure.