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Trolleyologie et utilitarisme
Mémoire
Michel Crispo
Maîtrise en philosophie
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Michel Crispo, 2017
Trolleyologie et utilitarisme
Mémoire
Michel Crispo
Sous la direction de :
Patrick Turmel, directeur de recherche
iii
Résumé
En 1967, Philippa Foot formule une expérience de pensée tellement
populaire qu’elle deviendra une véritable sous-discipline de l’éthique. Le dilemme
du tramway et plusieurs de ses variantes permettent de formuler et d’illustrer
plusieurs critiques à l’encontre d’une théorie normative importante, l’utilitarisme.
Ces critiques peuvent être regroupées sous deux problèmes principaux : le
sacrifice des autres et le sacrifice de soi. Les partisans de l’utilitarisme répondent
néanmoins à ces critiques de plusieurs façons. Certains soutiennent que des
erreurs d’interprétations de la théorie utilitariste sont à l’origine des critiques.
D’autres rejettent les intuitions à la base de ces problèmes. Finalement, certains
profitent des critiques pour développer une variante de l’utilitarisme qui répond aux
commentaires. Nous soutenons dans le mémoire qu’aucune de ces stratégies ne
constitue une réponse finale aux critiques soulevées.
iv
Table des matières Résumé iii
Table des matières iv
Liste des figures v
Dédicace vi
Introduction 1
Chapitre 1 : Le dilemme du tramway et ses variantes 6
1.1 Le dilemme du tramway 6
1.2 « Bystander’s three options » 10
1.3 La transplantation et le « fat man » 12
1.4 La doctrine du double effet 18
1.5 Le dilemme du « loop » 20
1.6 « Loop + Main Line » 23
1.7 Doctrine du triple effet 24
1.8 « Six behind one », « Extra push », « Two loop case » et « Illuminated Trolley » 26
1.9 Conclusion 29
Chapitre 2 : Les limites de l’utilitarisme 31
2.1 Objection du sacrifice des autres 32 2.1.1 Le sacrifice de certaines personnes 32 2.1.2 Le problème des fanatiques 38 2.1.3 Le problème de la distribution 44
2.2 Objection du sacrifice de soi 47 2.2.1 Le problème du sacrifice de soi 48 2.2.2 Le problème de l’intégrité 51
2.3 Le rôle de l’intention 55
2.4 Conclusion 58
Chapitre 3 – La défense de l’utilitarisme 60
3.1 Erreurs d’interprétation (réfuter a) 61
3.2 Le rejet des demandes déraisonnables (réfuter b) 66
3.3 Acceptation des cas extrêmes et des critiques (réfuter c) 69 3.3.1 Utilitarisme de la règle 70 3.3.2 Utilitarisme négatif 78 3.3.3 Utilitarisme à deux niveaux 84
3.4 Conclusion 89
Conclusion 90
Bibliographie 94
v
Liste des figures
Figure 1. Dilemme du tramway original 7
Figure 2. Dilemme du tramway - observateur extérieur 8
Figure 3. « Bystander's three options » 11
Figure 4. « Fat man » 14
Figure 5. « Trap door » 17
Figure 6. « Loop » 21
Figure 7. « Loop + main line » 24
Figure 8. « Six behind one » 26
Figure 9. « Two loop case » 27
Figure 10. « Extra push » 28
1
Introduction
Au mois de juin 2005, un commando spécial de quatre soldats de l’armée
américaine se retrouve dans un village d’Afghanistan rempli de soldats ennemis
pour une mission secrète : retrouver un chef terroriste lié aux talibans. Les
membres du commando sont cependant repérés par deux bergers, un adolescent
de 14 ans et leurs troupeaux de chèvres, mettant en danger non seulement la
réussite de leur mission, mais également leurs propres vies. En raison de plusieurs
circonstances, seules deux options s’offrent aux soldats américains; soit ils
respectent leurs règles d’engagement et laissent la vie sauve aux bergers qui iront
avertir les talibans, faisant ainsi échouer leur mission et mettant leurs vies en
danger, ou bien ils tuent les bergers et l’adolescent, ces derniers devenant des
victimes malheureuses d’un calcul rationnel qui déterminera ultimement que les
conséquences positives d’un tel acte (la vie épargnée des soldats de l’armée
américaine, la mort du chef taliban, etc.) surpassent la mort de victimes
innocentes. Les soldats décideront finalement de laisser la vie sauve aux bergers,
faisant finalement échouer leur mission et ne laissant qu’un seul survivant parmi
les soldats américains.
Ce dilemme moral tiré d’un fait réel illustre bien l’opposition classique entre
deux courants éthiques - l’utilitarisme et l’éthique déontologique - qui a fait couler
beaucoup d’encre au cours des derniers siècles. En effet, plusieurs débats moraux
contemporains peuvent être abordés sous l’angle de cette opposition entre, d’un
côté, ceux qui jugent de la moralité des actions à partir de leurs conséquences et,
de l’autre, ceux qui affirment qu’il existe des règles morales qu’on ne doit jamais
transgresser, peu importe les conséquences. S’inscrivant à l’intérieur de ce débat,
la philosophe britannique Philippa Foot, dans un article de 1967 intitulé « The
Problem of Abortion and the Doctrine of the Double Effect », formule une
expérience de pensée qui aura une influence majeure dans l’approfondissement
de cette impasse à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle. Cette
expérience de pensée, connue sous le nom de « dilemme du tramway », fera
même naître une sous-discipline en éthique connue sous le nom de
2
« trolleyology » qui creusera davantage la première version de l’expérience de
pensée créée par Foot, en proposant différentes variantes du dilemme original.
Plus précisément, la « trolleyology » développe une réflexion sur les limites et les
mérites de deux théories morales : l’utilitarisme et l’éthique déontologique.
Dans le cadre de ce mémoire, nous allons nous concentrer sur les limites de
la première de ces théories normatives, l’utilitarisme, qui stipule qu’on doit
maximiser les bonnes conséquences et minimiser les mauvaises conséquences.
Pour être plus précis, l’utilitarisme de l’acte, tel que développé d’abord par Jeremy
Bentham, soutient que la valeur d’une action dépend de ses conséquences sur la
somme des plaisirs et des souffrances des individus. En effet, puisque les
motivations principales des individus concernent la recherche de plaisirs et
l’évitement de douleurs, Bentham soutient qu’on doit chercher à maximiser ces
premiers et à minimiser ces dernières. Dans cette optique, la bonne action sera
celle qui permet de choisir un état de fait où la somme totale de plaisirs par rapport
aux souffrances sera maximale. John Stuart Mill, élève de Bentham, défendra
également une conception semblable de l’utilitarisme, mais avec quelques
nuances, en affirmant :
La doctrine qui donne comme fondement à la morale l’utilité ou le principe du plus grand bonheur, affirme que les actions sont bonnes ou sont mauvaises dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur. Par « bonheur », on entend le plaisir et l’absence de douleur; par « malheur », la douleur et la privation de plaisir.1
Ainsi, ce sont les conséquences de l’action qui sont importantes, et plus
précisément le bonheur ou le plaisir qu’elles créent par rapport à la douleur ou la
souffrance qu’elles provoquent. En résumé, le principe de la plus grande somme
de bonheur stipule qu’on devrait chercher à produire le plus grand bonheur pour le
plus grand nombre.
1 Mill, 1988, p.48-49
3
Dans les deux premières parties de ce mémoire, nous nous en tiendrons à
la version classique de l’utilitarisme de l’acte, c’est-à-dire celle développée
principalement par Bentham et Mill, bien que quelques différences séparent ces
auteurs. Nous allons également ignorer le problème de la définition de l’utilité, que
celle-ci soit le plaisir, le bonheur, le bien-être, les préférences ou les intérêts. Nous
utiliserons ces termes indépendamment des différences et des critiques qui ont été
apportées à propos de chacune de ces perspectives sur ce que l’on doit ou peut
réellement maximiser et sur les interprétations possibles de ce qui est utile. Ainsi,
dans la suite de notre texte, nous traiterons ces éléments comme s’ils étaient
équivalents, de sorte que lorsque nous disons que l’utilitarisme soutient la
maximisation des plaisirs, nous entendons également la maximisation du bonheur
ou du bien-être.
Dans cette optique, ce mémoire propose d’étudier le dilemme du tramway et
les différentes variantes développées au cours des années dans le but de
déterminer les critiques de l’utilitarisme qu’elles illustrent et comment ce dernier
répond à ces critiques.
Avant de commencer, nous devons cependant répondre aux voix de plus en
plus nombreuses qui s’élèvent pour ridiculiser et minimiser l’importance de ce type
d’expériences de pensée, stipulant que le dilemme du tramway est beaucoup trop
éloigné de la réalité pour pouvoir en tirer réellement quoi que ce soit de pertinent2.
Bien que ces scénarios soient en effet artificiels, il n’en demeure pas moins qu’ils
permettent de comprendre les intuitions morales des individus. En utilisant des
scénarios artificiels, on peut développer une sorte de méthode scientifique
permettant de changer un seul paramètre de l’expérience de pensée afin de
déterminer si ce changement possède une certaine importance morale dans les
intuitions des agents. On arrive ainsi à tester indépendamment chaque élément ou
distinction pour voir si ceux-ci ont une importance morale. De plus, on parvient à
construire des théories normatives à partir des intuitions morales des individus
2 Bauman et als., 2014
4
révélées par ces expériences ou encore à tester les théories normatives existantes
afin de déterminer si elles passent le test de la réalité. Bien entendu, ces intuitions
morales ne peuvent pas être déterminantes et finales dans le rejet ou l’approbation
de théories normatives, car de ce qui est ne peut être déduit nécessairement ce
qui devrait être. Il n’en demeure pas moins qu’elles peuvent être révélatrices
lorsqu’elles sont utilisées à bon escient. Dans cette optique, Frances Kamm
défend le recours à ces expériences de pensée en affirmant :
Philosophers using this method try to unearth the reasons for particular responses to a case and to construct more general principles from these data. They then evaluate these principles in three ways: Do they fit the intuitive responses? Are their basic concepts coherent and distinct from one another? Are the principles or basic concepts in them morally plausible and significant, or even rationally demanded? The attempt to determine whether the concepts and the principles are morally significant and even required by reason is necessary in order to understand why the principles derived from cases should be endorsed.3
Dans un premier temps, nous présenterons le dilemme du tramway et
différentes variantes de cette expérience de pensée afin de mettre de l’avant
certaines distinctions et certains principes qui semblent avoir une importance
morale chez les individus. Pour cette première partie, nous nous référerons aux
articles écrits entre autres par Philippa Foot et Judith Jarvis Thomson concernant
le dilemme du tramway ainsi que la variante principale, intitulée le « fat man ». À
partir de ces expériences de pensée, nous recenserons certains principes et
distinctions morales qui ont été apportées afin d’expliquer les intuitions morales
des individus.
À partir de ce point, nous développerons deux critiques principales pouvant
être adressées à l’encontre de l’utilitarisme : le problème du sacrifice des autres et
le problème du sacrifice de soi. La forme de ces critiques est généralement
semblable, c’est-à-dire que ces dernières affirment tout d’abord que l’utilitarisme
nous demande d’agir de telle façon. Or, aucune théorie morale ne peut prôner
3 Kamm, 1998, p.6-7
5
d’agir de cette façon. Subséquemment, l’utilitarisme ne serait pas une théorie
morale acceptable. C’est donc à partir de plusieurs expériences de pensée que
nous verrons que l’utilitarisme permet ou oblige le sacrifice de certains aspects des
individus, que ce soit leurs intérêts, leurs désirs, leur bien-être, ou, dans le pire des
cas, leurs vies. De plus, l’utilitarisme ne demande pas seulement à l’agent de
sacrifier d’autres individus, mais également, parfois, de se sacrifier si cela permet
une plus grande somme totale d’utilité. L’intégrité physique, morale et
psychologique de l’agent peut alors être sacrifiée au bénéfice des autres.
Dans la dernière partie, nous tacherons de répertorier les réponses
apportées par les défenseurs de l’utilitarisme pour réfuter les objections formulées
à son égard, afin d’évaluer ensuite si ces réponses sont suffisantes pour dépasser
les critiques. L’utilitarisme peut répondre aux objections de trois façons. Il peut
démentir l’affirmation selon laquelle l’utilitarisme demande d’agir d’une manière
injuste en soutenant qu’il s’agit d’une erreur d’interprétation de sa doctrine.
L’utilitarisme peut également défendre les situations qui semblent contre-intuitives,
notamment en rejetant les intuitions des individus allant à l’encontre de
l’utilitarisme. Une dernière voie consiste à concéder qu’il se trompe lorsque
confronté à certains cas extrêmes, mais que cela ne suffit pas à rejeter sa théorie
morale puisque toute théorie normative sera confrontée à des cas limites. Nous
terminerons en examinant quelques variantes de l’utilitarisme (utilitarisme de la
règle, utilitarisme négatif et utilitarisme à deux niveaux) qui ont tenté de répondre
aux objections formulées à son endroit.
6
Chapitre 1 : Le dilemme du tramway et ses variantes 1.1 Le dilemme du tramway
Le « dilemme du tramway » est une expérience de pensée développée en
1967 par Philippa Foot dans un article intitulé « The Problem of Abortion and the
Doctrine of the Double Effect ».4 Dans son texte, Philippa Foot fait intervenir
plusieurs expériences de pensée afin de découvrir les distinctions morales
importantes qui doivent être considérées dans des problèmes d’éthique appliquée,
notamment concernant l’avortement. Ainsi, après avoir utilisé le cas d’une
personne bouchant la sortie d’un tunnel et celui d’un juge pouvant emprisonner
des innocents afin de sauver la vie de plusieurs autres personnes, elle a recours à
une expérience de pensée qui sera reprise de nombreuses fois et qui subira un
grand nombre de modifications, à savoir le dilemme du tramway.
Le dilemme du tramway (figure 1), dans sa version originale, demande au
lecteur de se mettre dans la peau d’un conducteur de tramway alors que l’appareil
n’a plus de frein et se dirige vers cinq personnes travaillant sur un chemin de fer.
Le conducteur ne peut avertir ni prévenir les cinq travailleurs et ces derniers n’ont
aucun moyen de se sauver et d’ainsi éviter la collision avec le tramway. De plus,
aucune autre personne n’est présente pour empêcher la collision, de sorte que l’on
sait, hors de tout doute, que les travailleurs seront frappés par le tramway, les
tuant assurément.
Néanmoins, le conducteur du tramway dispose de la possibilité de faire
dévier le tramway et d’emprunter un autre embranchement de la piste,
embranchement sur lequel un autre individu travaille, seul. Son geste aura donc
nécessairement comme conséquence de tuer cet individu. Les conditions
mentionnées précédemment à propos des cinq travailleurs s’appliquent également
à cette personne : on ne peut l’avertir ni la prévenir et elle ne peut pas éviter la
4 Foot, 1967
7
collision :
To make the parallel as close as possible it may rather be supposed that he is the driver of a runaway tram which he can only steer from one narrow track on to another; five men are working on one track and one man on the other; anyone on the track he enters is bound to be killed.5
L’agent doit alors se mettre dans la peau du conducteur et se demander s’il
fait dévier le tramway sur la voie secondaire, sauvant ainsi les cinq individus, mais
tuant la personne seule, ou bien s’il laisse le train sur la voie principale, tuant ainsi
ces cinq personnes, mais épargnant la vie de la personne sur la voie secondaire.
Figure 1. Dilemme du tramway original6
Voilà comment se présente la version originale du dilemme du tramway.
Mais il est important de mentionner que dans la plupart des versions subséquentes
de ce dilemme, la position de l’agent fut modifiée. Au lieu d’être le conducteur du
tramway, il est plutôt question d’un spectateur de la scène qui n’a absolument
aucune implication et aucune responsabilité professionnelle dans la collision à
venir entre le tramway et les autres personnes. Il devient un observateur extérieur
5 Ibid., p.10 6 Julien, 2012
8
qui peut tirer un levier permettant de faire bifurquer le tramway sur la voie
secondaire (figure 2).
Figure 2. Dilemme du tramway - observateur extérieur7
Dans une autre version, l’agent est une personne qui se réveille dans le
tramway et se rend compte que le conducteur a perdu connaissance. L’agent est
la seule personne pouvant faire dévier le tramway.8 Ces différences ont pour but
de s’assurer, contrairement à ce qui pouvait être suggéré au départ, que l’agent
n’a aucune responsabilité dans la création du danger et n’a aucune obligation
professionnelle envers les individus se trouvant sur le chemin de fer.
Pour Judith Jarvis Thomson, celle qui a relevé cet important élément et qui
a proposé la modification, la distinction entre la version originale et celle impliquant
une personne extérieure au problème est importante puisqu’elle influence la
réponse à apporter au dilemme. Il faut savoir que Thomson était critique envers la
position de Foot, selon qui l’élément important dans le dilemme du tramway réside
dans la préséance des devoirs négatifs sur les devoirs positifs, c’est-à-dire entre
un principe de non-interférence et un principe d’aide aux personnes en difficulté.
Selon Foot, le dilemme du tramway, dans sa version originale, implique deux 7 Edmonds, 2013, p. 9 8 Thomson, 1976
9
devoirs négatifs qui s’affrontent : d’une part, ne pas tuer les cinq personnes,
d’autre part, ne pas tuer la personne sur la voie secondaire. Dans cette version du
dilemme, l’agent est en partie responsable de la mort des cinq personnes puisqu’il
est le conducteur du tramway, c’est-à-dire qu’il est en train – sans jeu de mots! - de
tuer les cinq individus. Or, selon Thomson, la situation est complètement différente
si la personne n’a aucune implication dans le problème. Dans ce cas, un devoir
positif (venir en aide aux cinq personnes) affronte un devoir négatif (ne pas tuer la
personne seule). En effet, lorsque l’agent est une personne extérieure au
problème, elle n’est pas responsable de la mort des cinq individus, contrairement
au conducteur de tramway qui peut détenir une certaine responsabilité. Dans ce
cas, si l’on adopte la position de Foot concernant la préséance des devoirs
négatifs sur les devoirs positifs, la décision de l’agent serait donc de laisser mourir
les cinq personnes plutôt que de tuer la personne seule.
Néanmoins, selon Thomson, la position de Foot de favoriser les devoirs
négatifs sur les devoirs positifs est erronée puisqu’elle mène l’observateur
extérieur à laisser les cinq personnes mourir (devoir positif de venir en aide) pour
respecter son devoir négatif de ne pas tuer d’individu, ce qui va à l’encontre de nos
intuitions. De plus, il semble absurde, pour Thomson, qu’une si petite différence (le
conducteur plutôt qu’un spectateur impartial) puisse avoir un impact aussi grand
sur la résolution du problème et vienne modifier la réponse apportée au dilemme
du tramway. Quoi qu’il en soit, l’élément important à retenir est que les versions
subséquentes du dilemme du tramway placent l’agent dans la peau d’un
observateur extérieur ayant le choix de tirer un levier pour faire dévier le tramway
sur une voie secondaire, l’agent n’étant ainsi pas responsable de la situation pour
plutôt être complètement extérieur à celle-ci.
Dans le cadre de ce mémoire, nous allons nous référer à la version de
l’observateur extérieur avec la possibilité de tirer le levier lorsque nous
mentionnerons le « dilemme du tramway » et non pas à la version originale de
Foot. Il est plus facile, de cette façon, d’isoler certaines variantes et distinctions
10
importantes. Cela nous permet également de discuter plus directement des textes
ultérieurs qui se sont attaqués à ce problème, utilisant, au moins comme point de
départ, cette version du dilemme du tramway.
Cela étant dit, le problème demeure entier, même avec la présence d’un
observateur extérieur : ce dernier doit-il tirer le levier pour faire dévier le tramway,
entraînant la mort d’une seule personne, ou doit-il ne pas agir et laisser les cinq
personnes mourir? À ce propos, si l’on en croit les études en psychologie morale
et en philosophie expérimentale réalisées à ce sujet, c’est environ 90 % des gens
à qui on présente le dilemme qui affirment qu’ils tireraient le levier afin de faire
dévier le tramway, sauvant ainsi les cinq individus sur la voie principale au
détriment de la personne sur la voie secondaire.9
1.2 « Bystander’s three options »
Pour revenir à Judith Jarvis Thomson, celle-ci a proposé une autre variante
du dilemme du tramway dans un article récent10 qui illustre le problème du sacrifice
de soi et de la possibilité de tirer le levier. En effet, dans cette variante intitulée le
« bystander’s three options » (figure 3), l’agent dispose du même choix que dans
le dilemme du tramway original, c’est-à-dire qu’il peut laisser le tramway percuter
cinq individus ou tirer le levier vers la droite pour faire bifurquer le tramway sur la
voie secondaire où se trouve une seule personne. Mais il peut également tirer le
levier vers la gauche, ce qui fait dévier le tramway sur une deuxième voie
secondaire où il se trouve lui-même. Il ne peut pas éviter le tramway, de sorte qu’il
mourra dans la collision avec le tramway.
9 Hauser et al. (2007) ont obtenu un résultat de 89 %, alors que Mikhail (2007) a obtenu 90 % pour la version « Switch », c’est-à-dire avec un observateur extérieur tirant le levier et 94 % pour le dilemme du tramway original. Des résultats moins élevés de 77 % ont été obtenus par un test en ligne de la BBC (http://news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/magazine/4954856.stm) 10 Thomson, 2008
11
Figure 3. « Bystander's three options »11
Dans ce contexte, Thomson soutient que l’agent ne peut pas choisir de tirer
le levier vers la droite pour sacrifier un autre individu puisqu’il « fait payer le coût
de la bonne action à un autre individu parce qu’il n’est pas prêt lui-même à payer
ce prix. »12 Ainsi, si nous ne sommes pas prêts à sacrifier notre propre vie pour
sauver les cinq personnes, nous ne pouvons pas exiger de l’autre personne sur la
voie secondaire de le faire également, de sorte que nous ne pouvons pas tirer le
levier vers la droite dans ce dilemme.13 Pour le dire autrement, nous ne pouvons
pas prendre la décision de sacrifier une tierce personne qui ne voudrait pas, si elle
avait le même choix dont nous disposons, se sacrifier. Cette variante du dilemme
du tramway permet à Thomson de développer le principe qui stipule qu’on ne peut
11 Julien, 2012 12 Ibid., ma traduction, p.365. 13 Or, des expériences menées par Huebner et Hauser (2011) semblent contredire en partie les intuitions de Thomson, puisqu’ils ont découvert qu’entre 33,7 % et 38,3 % des gens étaient prêts à se sacrifier en tirant le levier vers la gauche, une proportion légèrement moindre que ceux qui tirent le levier vers la droite pour sacrifier l’autre individu (entre 43 % et 48 %). De plus, les auteurs relèvent une différence dans ce dilemme par rapport au dilemme du tramway original, dans la mesure où sont introduites des raisons relatives à l’agent dans le « bystander’s three options » puisque nous pouvons avoir des raisons relatives à nous-mêmes de ne pas tirer le levier. En effet, dans ce cas, nous connaissons un des individus impliqués dans cette variante, contrairement au dilemme du tramway original.
12
pas tuer une autre personne pour en sauver cinq si nous pouvons nous sacrifier
afin de les sauver. Selon Thomson, puisque peu d’individus sont enclins à payer
ce prix, alors on ne peut pas tuer une autre personne pour sauver d’autres
individus. Qui plus est, on peut dériver de ce dernier principe une autre maxime qui
nous indique qu’on peut laisser cinq personnes mourir si la seule façon de les
sauver implique de se sacrifier personnellement.
À partir de ces principes, on peut comprendre pour quelles raisons l’agent
ne peut pas, dans le dilemme du tramway original, tirer le levier même s’il n’a pas
la possibilité de se sacrifier, puisque pour Thomson, ce n’est pas parce qu’on ne
possède pas la possibilité de le faire que cela a une valeur morale et que cela doit
modifier notre façon de répondre au problème. Thomson ne voit pas pour quelles
raisons la solution éthique dans le cas du dilemme du tramway devrait être
différente de celle du « bystander’s three option’s », dans la mesure où la seule
différence entre ces deux cas est que, dans le dernier, nous avons la possibilité de
nous sacrifier. Si nous ne pouvons pas tirer le levier dans le second cas, alors
nous ne le pouvons pas davantage dans le premier cas. Elle en conclut alors que
l’on doit laisser mourir cinq personnes si cela implique de tuer une personne.14
1.3 La transplantation et le « fat man »
Cela étant dit, malgré leurs divergences à propos du principe permettant de
solutionner le dilemme du tramway, Foot et Thomson ne croient pas que les
agents moraux devraient avoir recours à l’utilitarisme pour déterminer la bonne
action à accomplir. En effet, dans le même texte où elle introduit le dilemme du
tramway, Foot fait intervenir une autre expérience de pensée qui invoque
également un cas où les vies de cinq individus peuvent être sauvées par la mort
14 Une étude de Di Nucci (2013) vient soutenir la position de Thomson dans la mesure où il a découvert que les gens étaient plus nombreux à laisser le tramway percuter les cinq personnes après avoir répondu au dilemme du « bystander’s three options » que lorsque ce n’est pas le cas (61 % par rapport à 33 %). Cependant, il est important de mentionner que le pourcentage de personnes qui tire le levier dans le dilemme du tramway original lorsqu’aucun autre dilemme ne leur est fourni auparavant est beaucoup plus bas (67 %) que dans les autres études effectuées.
13
d’une autre personne innocente. Dans cette expérience de pensée intitulée « la
transplantation », le lecteur doit se mettre dans la peau d’un médecin qui traite cinq
patients qui ont chacun des problèmes de santé graves impliquant la défaillance
d’un de leurs organes. Si rien n’est fait dans les plus brefs délais, ces cinq
individus mourront. Or, il s’avère que le médecin sait qu’une autre personne en
parfaite santé actuellement en visite à l’hôpital dispose des organes nécessaires à
la survie des cinq patients. L’agent pourrait alors tuer cet individu afin de
redistribuer ses organes aux cinq patients et les sauver d’une mort certaine, et ce,
sans que personne ne soit au courant et sans aucune conséquence négative
(professionnelle ou judiciaire) sur le médecin. Les patients sauvés pourraient vivre
normalement et recouvrer la santé. La question dans ce contexte est de savoir si
l’agent doit tuer la personne pour sauver les cinq patients ou s’il doit plutôt ne rien
faire et laisser les cinq patients mourir.
Un autre exemple semblable a été développé par Judith Jarvis Thomson,
mais en partant du dilemme du tramway créé par Foot. Dans cette variante du
dilemme du tramway, nommée « Fat Man », « Footbridge » ou « Push »
(figure 4)15, Thomson demande au lecteur de se mettre à la place d’une personne
sur un viaduc qui voit en dessous de lui un tramway qui se dirige sur cinq individus
travaillant sur le chemin de fer. Or, il se trouve qu’il y a une autre personne à côté
d’elle sur le viaduc qui regarde la scène se dérouler. Cet « homme gros » (ou avec
un lourd sac à dos selon la version neutre) se retrouve sur le bout du viaduc et
regarde en dessous d’elle ce qui va se passer. On sait hors de tout doute qu’on
pourrait facilement pousser cette personne en bas du viaduc afin qu’elle tombe sur
la voie ferrée, ce qui aurait pour effet de provoquer une collision avec le tramway.
Cette collision ferait ainsi dérailler le tramway en raison de la corpulence de
l’individu, de sorte que les cinq individus sur la voie ferrée seraient sauvés au
détriment de la grosse personne (ou celle avec le lourd sac) qui mourra
assurément. Il est important de mentionner qu’il n’y a aucune personne aux
alentours et que l’agent n’est pas de forte taille, de sorte qu’il ne peut pas choisir
15 Thomson, 1976
14
de se sacrifier. La question dans ce contexte est de savoir s’il est permis ou même
requis moralement de pousser la personne sur la voie ferrée.
Figure 4. « Fat man »
16
D’un point de vue strictement utilitariste, il semblerait que de tuer la
personne, dans le cas de la transplantation, ou de pousser la grosse personne,
dans le dilemme du « fat man » soient les bonnes actions à faire, puisque cela
permettrait de sauver la vie des cinq personnes au détriment de la vie d’un seul
individu (en prenant pour acquis dans notre expérience de pensée que cela ne
provoque pas d’autres effets négatifs, comme la peur d’être tuée pour se faire
prélever des organes par exemple). Dans ces deux cas, en suivant l’utilitarisme de
l’acte, on a juste à mettre en balance les différentes conséquences qui pourraient
advenir selon chaque possibilité d’action et choisir celle qui permet de minimiser la
souffrance et maximiser le bien-être. Dans le cas de la transplantation, tuer la
personne permet de ne faire qu’une seule victime puisque la transplantation
d’organes permet de sauver les cinq autres individus. En ne faisant rien, le résultat
de notre action (ou inaction) est la mort des cinq personnes, ce qui est un état de
fait pire que celui où on tue la personne pour prélever ses organes. Il en va de
même dans le cas du « fat man » où l’action de pousser la grosse personne
16 Edmonds, 2013, p. 37
15
permet ultimement d’en sauver cinq. Le résultat du calcul utilitariste entre les
conséquences négatives et les conséquences positives est en fin de compte
meilleur lorsqu’on pousse la grosse personne que lorsqu’on ne le fait pas, puisque
dans ce dernier cas, cinq personnes décèdent tandis que dans l’autre, une seule
personne meurt. Bref, dans les deux expériences de pensée, l’utilitarisme semble
nous indiquer qu’il est de notre devoir moral de faire advenir les meilleures
conséquences, à savoir de tuer la personne pour sauver les cinq autres.
Cependant, notre intuition morale semble nous dire qu’il est mal de tuer
l’individu pour prélever ses organes ou de pousser la personne afin de faire
dérailler le train. On croit instinctivement qu’il y a une différence entre les cas du
« fat man » et de la transplantation d’un côté, et celui du dilemme du tramway de
l’autre côté. L’utilitarisme de l’acte ne peut pas rendre compte de cette différence
entre ces expériences de pensée, puisque pour cette dernière, les conséquences
de nos actions sont la seule variable importante. Lorsque les conséquences sont
identiques, comme c’est le cas dans les trois expériences de pensée mentionnées
précédemment, l’utilitarisme nous indique qu’on doit minimiser les conséquences
négatives et maximiser les conséquences positives, peu importe le moyen utilisé
(en considérant que cela ne crée pas d’autres conséquences).
Or, il semble y avoir une différence entre ces cas, car notre intuition morale
désapprouve le prélèvement des organes de la personne innocente ou la poussée
de la grosse personne alors qu’elle approuve la bifurcation du tramway sur la
personne seule. Ces intuitions sont d’ailleurs confirmées par des expériences
réalisées en psychologie qui ont démontré que lorsqu’ils sont confrontés aux
problèmes du « fat man » ou de la transplantation, seulement 10 % des gens
croient qu’il est moralement permis de pousser la grosse personne ou de tuer la
personne innocente pour prélever ses organes.17 Comparativement au 90 %
d’approbation dans le cas du dilemme du tramway, on peut voir que les gens ont
instinctivement la conviction qu’il y a une différence morale importante entre ces 17 10 % dans le cas de la transplantation et du « fat man » pour Mikhail (2007) et 11 % pour Hauser (2007)
16
expériences de pensée, distinction que l’utilitarisme rejette. On retrouve cette
asymétrie entre ces deux expériences de pensée chez tous les individus, peu
importe leur niveau d’éducation, leur sexe, leur âge, leur religion, leur pays ou leur
niveau socio-économique. On peut même observer des résultats semblables chez
les enfants âgés de trois ans.18
Ceci dit, une explication différente a parfois été suggérée pour différencier le
cas du dilemme du tramway avec celui du « fat man » ou de la transplantation.
Pour certains19, la dissemblance se retrouve principalement au niveau du contact
physique requis dans les deux derniers cas, qui oblige l’agent à s’impliquer
physiquement et psychologiquement. L’agent doit ainsi participer activement à la
réalisation du bien, ce qui est plus complexe et fait intervenir davantage
d’incertitudes et de réticences chez les participants. Pour remédier à ce problème,
un autre dilemme semblable a été développé afin de conserver l’utilisation de la
grosse personne comme moyen de sauvetage des cinq individus. Dans cette
version modifiée intitulée « trap door » ou « drop man » (figure 5), l’agent doit cette
fois tirer un levier afin d’activer une trappe, sur le viaduc, qui fait tomber la grosse
personne sur la voie ferrée. Dans cette version, les résultats sont les mêmes, mais
l’agent n’a pas à s’impliquer physiquement pour faire advenir le bien. Néanmoins,
bien que davantage de personnes choisissent de tirer le levier plutôt que de
pousser la grosse personne, il y a, somme toute, moins de personnes qui tirent le
levier dans le « trap door » que dans le dilemme original20. On peut alors constater
que le contact physique vient certes jouer un rôle, mais que la majorité des gens
croient qu’il y a néanmoins quelque chose de mal dans le fait d’utiliser une
personne comme moyen pour arriver à une fin, aussi noble fusse-t-elle21 : « Nous
sommes plus réticents à faire du mal à quelqu’un intentionnellement, comme un
18 Pellizzoni et als., 2009. 19 Clavien, 2009 20 Mikhail (2007) a obtenu un résultat de 37 %, ce qui est encore nettement inférieur au 90 % du dilemme du tramway. 21 Une étude de Greene, Cushman et als. (2009) soutient que c’est l’utilisation de la force personnelle plutôt que le contact physique ou la proximité spatiale qui provoque la plus grosse désapprobation morale chez les individus.
17
moyen pour réaliser une fin, plutôt que de faire du mal seulement comme un effet
secondaire. »22
Figure 5. « Trap door »23
Dans un article récent et publié après plus de trente années de réflexion sur
ce problème, Thomson croit finalement que la réponse réside dans les moyens
choisis afin de faire advenir le bien. Plus précisément, plus le moyen utilisé par
l’agent pour faire le bien est drastique, moins les individus sont enclins à utiliser ce
moyen pour sauver la vie des personnes en danger :
[...] what seems to vary is at heart this : how drastic an assault on the one the agent has to make in order to bring about, thereby, that the five live. The more drastic the means, the more strikingly abhorrent the agent’s proceeding. That, I suspect, may be due to the fact that the more drastic the means, the more striking it is that the agent who proceeds infringes a negative duty on the one.24
Cela permet d’expliquer les raisons pour lesquelles les sujets semblent réticents à
pousser la grosse personne sur le chemin de fer, comparativement à la possibilité
de tirer le levier dans le cas du dilemme du tramway, puisqu’ ils trouvent que
22 Edmonds, 2013, ma traduction p.140 23 Ibid., p 140 24 Thomson, 2008, p.374
18
pousser une grosse personne ou de la faire tomber sur le chemin de fer est un
moyen drastique et extrême de faire le bien. Cela démontre également pourquoi
Foot croyait que la distinction principale concernant la primauté des devoirs
négatifs sur les devoirs positifs permettait de résoudre le dilemme du tramway et
ses variantes, puisque violer les premiers semble plus extrême, choquant et
drastique que de brimer les seconds. Or, pour Thomson, c’est plutôt l’utilisation de
moyens excessifs qui permet d’expliquer les intuitions des gens.
1.4 La doctrine du double effet
Quoi qu’il en soit, il est important de mentionner que dans l’article du
dilemme du tramway original, Foot examine une autre théorie qui pourrait
permettre d’expliquer la différence entre ces expériences de pensée, à savoir la
doctrine du double effet. Cette théorie a été développée principalement par
Thomas d’Aquin et se fonde sur la distinction entre les intentions d’une personne
et les conséquences prévues, mais non voulues par cet individu : « The doctrine of
double effect is based on a distinction between what a man foresees as a result of
his voluntary action and what, in the strict sense, he intends. »25 La doctrine du
double effet (DDE) stipule qu’il est parfois moralement permis de faire advenir une
mauvaise conséquence si cette dernière est non voulue et non intentionnelle.
Selon la DDE, une action peut être moralement bonne même si elle cause
certains éléments négatifs, pourvu que l’action respecte quatre conditions. Tout
d’abord, l’action considérée indépendamment de ses effets négatifs ne doit pas
être mauvaise en soi (1). Par exemple, si nous réalisons un massage cardiaque à
un individu qui fait une crise cardiaque et que nous lui cassons une côte en le
faisant, l’action de lui faire un massage cardiaque n’est pas mauvaise en soi
malgré l’effet négatif de la côte brisée. À l’inverse, si nous lui donnons un coup de
couteau pour changer le mal de place, l’action est mauvaise en soi, malgré la
bonne intention. En second lieu, l’agent doit avoir pour intention de faire le bien et
25 Foot, 1967, p.9
19
ne doit pas souhaiter faire le mal comme moyen ou comme fin, et ce, même s’il
peut prévoir le mal qui découle de son action (2). Pour revenir à mon exemple,
notre intention doit être de sauver la personne et non pas de profiter du moment
afin de nous venger d’un tort qu’elle nous a causé auparavant en lui cassant une
côte de façon intentionnelle. De plus, il ne doit y avoir aucun autre moyen de
réaliser le bien sans causer les effets négatifs (3). Finalement, les maux
occasionnés ne doivent pas être beaucoup plus grands, proportionnellement au
bien qui est souhaité (4). Ainsi, nous ne pourrions pas avoir recours à la DDE pour
justifier mon action si nous pouvions simplement avoir utilisé un défibrillateur
cardiaque ou si les torts que nous causons étaient beaucoup plus grands que le
bien. Il est important de mentionner que la DDE ne s’applique pas nécessairement
à tous les cas, mais elle permet d’expliquer, dans certaines situations, les raisons
pour lesquelles il est moralement acceptable de faire advenir des conséquences
négatives, en toute connaissance de cause, à un individu ou à un petit groupe de
personnes.
Dans cette optique, la DDE semble venir appuyer les intuitions de la
majeure partie des individus lorsqu’ils croient qu’il est moralement permis de faire
dévier le tramway sur l’embranchement, mais qu’il est moralement blâmable de
pousser la grosse personne ou de tuer une personne innocente pour prélever ses
organes. C’est d’ailleurs ce que soutient Foot lorsqu’elle écrit : « The doctrine of
double effect offers us a way out of the difficulty, insisting that it is one thing to
steer towards someone foreseeing that you will kill him and another to aim at his
death as part of your plan. »26
Dans le premier cas, l’intention n’est pas de tuer la personne sur la voie
secondaire, mais de faire dévier le tramway hors de la route des cinq individus, et
ce, même si nous savons que cela occasionnera la conséquence non voulue de la
mort de la personne seule. On peut constater que les quatre conditions de la DDE
mentionnées précédemment sont respectées, car l’action de tirer le levier n’est pas
26 Ibid., p.11
20
mauvaise en soi. L’agent possède l’intention de sauver cinq personnes et non pas
de tuer l’individu sur le chemin secondaire. De plus, il n’y a aucun autre moyen de
sauver ces cinq personnes et cet effet positif est beaucoup plus gros que l’effet
négatif qui en découle, la mort d’un homme. Cependant, dans le cas de la
transplantation ainsi que dans celui du « fat man », on peut constater que les
conditions ne sont pas respectées par le meurtre de la personne seule ou la
poussée de la grosse personne, puisque dans ces deux cas, l’action exécutée, est
mauvaise en soi. Dans ces deux expériences de pensée, la personne seule est
utilisée comme moyen en vue d’une fin, c’est-à-dire qu’elle est utilisée dans le but
de sauver les cinq personnes sur le chemin principal. Ce n’est pas le cas dans le
dilemme du tramway, où la mort de la personne sur la voie secondaire est une
conséquence prévue de mon action, mais non pas voulue. Plus précisément, la
mort de la personne seule n’est pas utile pour sauver les cinq hommes, elle n’est
qu’une conséquence fâcheuse.
1.5 Le dilemme du « loop »
Une autre variante du dilemme du tramway vient remettre en cause la DDE
comme explication de la différence entre ces cas. En effet, dans le dilemme intitulé
« loop » (figure 6)27, on se retrouve dans une situation semblable au dilemme du
tramway dans la mesure où on est toujours confronté au même choix, c’est-à-dire
celui de laisser aller le tramway sur cinq individus ou tirer un levier afin de le faire
dévier sur une voie secondaire. Or, cette fois-ci, la voie secondaire sur laquelle on
peut faire bifurquer le tramway continue son chemin derrière la personne et
retourne sur la voie principale, de sorte que le tramway pourrait poursuivre sa
route et percuter les cinq personnes. Or, nous savons que la collision impliquant
l’homme sur la voie secondaire fera dérailler le tramway et l’empêchera d’atteindre
les autres personnes, mais sans cet impact avec lui, le tramway aurait continué sa
route et aurait fauché les cinq individus sur la voie principale.
27 Thomson, 1985
21
Figure 6. « Loop »28
La question, dans ce cas, est de savoir s’il est toujours permis de faire
dévier le tramway sur la voie secondaire, puisqu’il semblerait qu’on utilise
désormais la personne sur la voie secondaire comme moyen afin de sauver les
cinq individus sur la voie principale. En effet, dans ce cas-ci, nous avons besoin
que le train entre en collision avec la personne sur la voie secondaire, puisque cet
événement est nécessaire afin de faire dérailler le train et sauver les cinq
personnes. Dans le dilemme du tramway, si la personne finissait ultimement par se
sauver et éviter la collision, nous en serions plus heureux, puisqu’en fin de compte
personne ne décéderait. Ce n’est pas le cas cette fois, où nous avons besoin
d’utiliser cette personne pour arriver à notre fin. Afin de respecter la DDE, il
semblerait que, dans ce cas, on ne puisse pas faire dévier le tramway sur la voie
secondaire. Car dans ce nouveau dilemme, le moyen utilisé pour freiner le
tramway n’est plus de tirer le levier, mais d’assurer la collision avec la personne
seule. Le mal provoqué est utilisé comme moyen afin de faire advenir le bien, de
sorte que cette action ne respecte pas une des conditions de la DDE.
28 Edmonds, 2013, p. 41
22
Cependant, les intuitions des gens à propos de ce dilemme sont plus
ambivalentes dans la mesure où une proportion moins importante des gens
interrogés croit qu’il est permis moralement de tirer le levier dans ce cas que dans
celui du dilemme du tramway.29 Si l’on affirme que les gens peuvent tirer le levier
dans le dilemme du « loop », alors il faut rejeter la DDE, ou du moins l’importance
morale de ne pas utiliser quelqu’un comme moyen pour accomplir une fin. C’est
d’ailleurs la première position qu’a prise Thomson dans un article datant de 1985.30
Selon elle, on peut tirer le levier dans ce nouveau dilemme, car ce changement ne
fait en réalité aucune différence, ce qui l’oblige à abandonner la DDE pour trouver
un autre principe explicatif. Pour Thomson, il est peu crédible qu’un détail aussi
minime que l’ajout de quelques mètres de chemin de fer puisse changer notre
réponse à ce dilemme éthique : « we cannot really suppose that the presence or
absence of that extra bit of track makes a major moral difference as to what an
agent may do in these cases. »31
Tel que mentionné précédemment, elle va plutôt affirmer que le principe
explicatif réside dans la violation des droits des individus. En effet, dans le cas de
la transplantation ou du « fat man », les droits des victimes sont violés, puisque
dans le premier cas, on tue une personne alors que dans le second, on la pousse
contre son gré. Or, dans le dilemme du tramway, on ne fait que tirer un levier,
c’est-à-dire qu’on agit sur la future menace, le tramway, ce qui ne viole aucun droit.
On peut alors voir pourquoi on peut tirer le levier dans le dilemme du « loop »,
puisqu’on agit sur le tramway et non pas sur l’homme situé sur la voie secondaire.
Or, cette distinction a été critiquée comme étant trop vague et contredisant les
intuitions morales des individus.32 En effet, on peut se demander en quoi consiste
la définition des droits de Thomson et si elle inclut seulement le droit de ne pas se
faire pousser alors qu’elle exclut celui de ne pas se faire tuer par un tramway au
bénéfice des autres. De plus, les intuitions morales des individus indiquent le fait
29 Hauser et als. (2007) ont observé que 55 % des gens tireraient le levier comparativement au 48 % obtenu par Mikhail (2007). 30 Thomson, 1985 31 Ibid., p.1403 32 Kamm, 1989 et Kamm, 2016
23
que la situation est plus compliquée moralement que Thomson semble le croire.
En effet, on voit que le dilemme du « loop » devient beaucoup plus controversé et
fait moins consensus, comme en font foi les réponses des individus qui ont affirmé
dans une proportion d’environ 50 % qu’on peut tirer le levier dans le cas du
« loop ».
1.6 « Loop + Main Line »
Une autre avenue empruntée par Michael J. Costa est celle de la position
mitoyenne soutenant que la DDE ne s’applique pas en tout temps et qu’on doit
alors trouver un principe complémentaire pour expliquer le problème du « loop ».
Pour Costa33, Thomson a tort d’affirmer que les quelques mètres supplémentaires
de chemin de fer ne créent pas de différence. Selon lui, la distinction réside dans le
fait que la vie de la personne seule n’est pas en danger dans la situation initiale du
dilemme du tramway alors que dans le « loop », les vies de toutes les personnes
impliquées sont en danger. Peu importe le choix de l’agent, des vies seront
fauchées, dont certaines seront assurément utilisées comme moyens afin de
sauver d’autres vies. Puisque toutes les vies sont en danger, l’agent peut tirer le
levier et dévier le tramway sur la personne seule, car peu importe le choix de
l’agent, certaines personnes vont mourir et être utilisées pour empêcher la mort
des autres personnes. Bref, l’élément qui est important moralement est que l’agent
n’introduit pas un nouveau danger sur une personne innocente, mais elle ne fait
que redistribuer un danger existant.
Pour démontrer plus amplement son point de vue, il développe un autre
exemple semblable où l’agent ne pourrait pas cette fois tirer le levier. Cette
variante s’appelle le « loop + main line » (figure 7). La situation est identique au
« loop », mais cette fois-ci, la voie principale ne fait pas de boucle, mais continue
plutôt son chemin. Il n’y a que la voie secondaire qui fait un retour sur la voie
principale et qui retourne vers les cinq individus avant de se poursuivre
33 Costa, 1987
24
normalement, de sorte que la personne seule n’est pas menacée par le tramway si
le chemin de fer continue sur la voie principale. En résumé, le choix de l’agent est,
soit de faire dévier le tramway sur la personne seule afin de faire dérailler le
tramway et éviter que ce dernier frappe les cinq individus, soit le laisser foncer sur
les cinq personnes. Pour Costa, dans ce cas-ci, on ne peut pas tirer le levier,
puisqu’on utilise la personne comme moyen pour sauver les cinq autres, alors
qu’aucun danger ne planait sur elle. Ainsi, la distinction complémentaire à la DDE,
selon Costa, concerne la différence entre rediriger un danger existant et en créer
un autre. Il est foncièrement différent pour Costa de rediriger un danger existant
que de créer un nouveau danger, même si les conséquences sont les mêmes en
fin de compte. Or, on peut se demander s’il est vrai que dans le « loop + main
line », on ne peut pas tirer le levier sur la voie secondaire uniquement en raison du
fait que la voie principale se poursuit et que la personne seule n’est pas en danger.
Figure 7. « Loop + main line »34
1.7 Doctrine du triple effet
Finalement, une troisième voie est possible pour expliquer le problème du
« loop ». Pour Frances Kamm, ce dilemme illustre clairement les failles de la DDE
et, plutôt que de la rejeter, Kamm soutient qu’on doit la réviser. Elle propose ainsi
34 Costa, 1987, p. 463
25
d’adopter ce qu’elle appelle la « doctrine du triple effet » (DTE). Dans celle-ci,
Kamm développe la distinction entre faire quelque chose afin qu’un mal arrive
(« in order to ») et faire quelque chose parce qu’un mal va se produire
(« because »), mais pas dans le but qu’il se produise.35 Pour illustrer cette
différence, elle prend comme exemple un individu souhaitant faire une soirée
festive chez lui tout en sachant que cela créera beaucoup de ménage à faire alors
que celui-ci n’a aucunement le goût de faire le ménage. Cependant, il sait que ses
invités vont se sentir redevables envers lui d’avoir réalisé cette soirée et qu’en
conséquence, ils vont l’aider à nettoyer. Il n’organiserait pas cette soirée s’il devait
faire tout le ménage seul, mais puisque ses amis vont l’aider, il décide d’organiser
la soirée. On peut voir ainsi que le mal occasionné, c’est-à-dire le fait de provoquer
un sentiment de dette envers l’hôte de la soirée est une condition de possibilité de
l’organisation de la soirée et du plaisir que tout le monde pourra retirer de la soirée.
Cependant, l’intention de l’hôte n’est pas que ses invités se sentent redevables
envers lui, mais plutôt qu’ils aient du plaisir. Néanmoins, c’est en raison du
mauvais sentiment de dette qu’éprouveront ses invités qu’il peut organiser sa
soirée, et ce, même si ce sentiment n’est pas souhaité. Ce sentiment est quand
même une condition de possibilité de la réalisation de son objectif premier, à savoir
le plaisir éprouvé.
La même chose se produit dans le cas du « loop », dans la mesure où l’on
change la voie du tramway non pas dans le but de frapper l’individu, mais parce
que le tramway va frapper l’individu. Il s’agit en quelque sorte d’une raison qui
explique notre action et non pas le but de notre action, qui demeure toujours de
sauver les cinq personnes.
35 Kamm, 2006
26
1.8 « Six behind one », « Extra push », « Two loop case » et « Illuminated Trolley »
Une autre variante du dilemme du tramway intitulée le « six behind one »
(figure 8) vient illustrer la position de Kamm36. Dans celle-ci, nous avons affaire au
dilemme du tramway, mais la différence réside dans la voie secondaire où six
hommes se retrouvent derrière une personne, cette dernière permettant cependant
de faire dérailler le train sans que les six autres individus soient frappés. Ainsi, si la
personne n’était pas présente, six hommes seraient tués par le tramway dans la
voie secondaire en tirant le levier. Dans cette variante, l’intention de l’individu est
de sauver les cinq individus se trouvant sur la voie principale, mais le fait que le
tramway va percuter la personne seule devant les six autres et faire dérailler le
tramway est une condition nécessaire de l’action, dans la mesure où il ne l’aurait
pas fait s’il n’y avait pas eu cette personne permettant d’arrêter le train : « You
divert the trolley, not in order to, but rather merely because it will, hit the one,
thereby coming to a halt before it would cause an even greater catastrophe by
hitting the six further down the track. »37 La DTE permet de distinguer entre le « six
behind one », qui est moralement permis, et le « fat man », qui ne l’est pas.
Figure 8. « Six behind one »38
36 Otsuka, 2008 37 Ibid., p. 102 38 Edmonds, 2013, p. 55
27
Cette explication a été critiquée par Matthew Liao39 et Michael Otsuka
notamment40, qui soutiennent que la DTE ne s’applique pas au « loop ». En effet,
ils se demandent si la distinction apportée par Kamm possède une quelconque
signification normative. Pour montrer que l’intention de l’individu est réellement de
frapper la personne seule, Otsuka se réfère au dilemme du « two loop case »
(figure 9), qui consiste au même dilemme que le « loop », mais cette fois, il y a un
chemin secondaire qui retourne sur la voie principale sans frapper personne
auparavant, et une autre boucle où cette fois, il y a un individu qui, avec la collision
avec le tramway, va le faire dérailler et sauver les cinq personnes. L’agent doit
donc tirer le levier deux fois pour que le tramway se rende sur cette seconde
boucle.
Figure 9. « Two loop case »41
On peut également se référer au dilemme nommé « Extra push » (figure 10) où on
doit tirer le levier deux fois pour s’assurer que le tramway percute réellement
l’individu faisant dérailler le tramway. Ces exemples démontrent que l’intention de
l’agent est identique dans tous ces cas, c’est-à-dire que le but n’est pas de
39 Liao, 2009 40 Otsuka, 2008 41 Edmonds, p. 65
28
rediriger le tramway, mais de frapper la personne seule afin de faire dérailler le
tramway.
Figure 10. « Extra push »42
En fait, il faut comprendre que Kamm tentait de justifier son principe en se
référant à une distinction entre les actions primaires et les actions secondaires.
Selon elle, quelqu’un souhaite intentionnellement faire x si, et seulement si, x est la
raison principale de son action. Ainsi, dans le « loop », la raison principale de notre
action est d’éviter les cinq personnes sur la voie principale de se faire frapper par
le tramway. Or, pour Liao, même avec cette distinction, il n’en demeure pas moins
qu’on utilise les autres pour nos fins. Dans l’exemple de la fête organisée pour nos
amis, on manipule les autres et leurs sentiments afin de leur faire du bien. On juge
à leur place que les désagréments occasionnés par la fête sont inférieurs au bien
qu’on leur cause. Dans le cas du « loop », on utilise quand même la personne
seule sans son consentement pour réaliser le sauvetage des autres individus.
Pour démontrer que l’intention de l’agent est réellement d’utiliser la
personne sur la voie secondaire, il fait appel à un dilemme intitulé « Illuminated
trolley ». Dans cette expérience de pensée qui ressemble au « fat man », tirer le
levier allume des lumières sur le tramway, qui stimulent des capteurs de lumière et
42 Edmonds, 2013, p. 64
29
par un mécanisme, provoquent la chute de la grosse personne sur la voie ferrée,
entraînant le déraillement du tramway à la suite du contact avec cette grosse
personne. Otsuka souhaite ainsi montrer par l’absurde que l’intention de l’individu
n’est pas d’illuminer le tramway, mais bien d’utiliser la grosse personne pour
sauver les cinq autres individus. Bref, la DTE perd sa force d’explication morale
alors que la distinction qu’elle propose ne permet pas de résoudre l’aporie du
dilemme du «loop» :
The illumination of the trolley, and its diversion down the circular looping track, are valuable merely as means to get it to come to a halt by hitting the one. Moreover, the doctrine of Triple Effect would be drained of its force and thereby trivialized as a moral constraint on action if it were possible to steer clear of its prohibited aims and intentions by an artificial construction of your reasons for action as other than in order to get the trolley to hit the one in these two cases.43
1.9 Conclusion
La présentation du dilemme du tramway et de plusieurs de ses variantes ne
vise pas à énumérer de façon exhaustive toutes les variantes développées à la
suite de la publication initiale du dilemme du tramway par Philippa Foot. L’objectif
de la première partie était plutôt de présenter plusieurs expériences de pensées
qui illustrent certaines distinctions morales qui ont un impact sur les jugements
moraux réalisés par les individus. Par exemple, tel qu’exprimé auparavant, les
agents prennent en considération, dans leurs jugements moraux, la façon dont le
bien est provoqué. Il semble également y avoir une différence morale entre
rediriger un mal existant ou introduire un nouveau danger à une personne
innocente. Dans la seconde partie de ce mémoire, nous tenterons de faire un lien
entre les distinctions illustrées par ces différents dilemmes et une théorie
normative importante, l’utilitarisme. L’objectif de cette deuxième partie sera de
démontrer que l’utilitarisme ignore ces distinctions morales et de faire le lien avec
certaines critiques qui ont été adressées à l’encontre de l’utilitarisme. En utilisant le
43 Otsuka, 2008, p.106
30
dilemme du tramway et ses variantes, ces critiques peuvent être mieux illustrées et
rendues plus concrètes.
31
Chapitre 2 : Les limites de l’utilitarisme
Utilitarianism occupies a central place in the moral philosophy of our time. It is not the view most people actually hold [...] but for a much wider range of people it is the view towards which they find themselves pressed when they try to give a theoretical account of their moral beliefs.44
Lorsqu’on demande aux gens de justifier leurs décisions de tirer le levier
dans le cas du dilemme du tramway, ils ont majoritairement recours à une intuition
simple et évidente; ils tirent le levier parce qu’une seule vie perdue est mieux que
cinq. Ils appliquent une logique mathématique en calculant intuitivement les
conséquences de leur action et déterminent ainsi qu’il vaut mieux tirer le levier, car
une vie de perdue est un état de fait moins mauvais que cinq vies fauchées.
Le conséquentialisme, et plus précisément sa forme la plus connue,
l’utilitarisme, possède justement une grande influence théorique en éthique
normative, notamment parce que cette doctrine morale semble exprimer et
théoriser rationnellement des intuitions morales présentes chez la majorité des
individus.45 Néanmoins, lorsqu’on explore davantage ces intuitions en présentant
des dilemmes moraux qui font appel à d’autres éléments que cette maximisation
des conséquences positives, on s’aperçoit que d’autres principes ou distinctions
morales peuvent avoir une importance morale, remettant ainsi en question la vision
d’un agent moral cherchant uniquement à maximiser l’utilité.
Dans ce contexte, une stratégie classique des opposants à l’utilitarisme
consiste à dire que l’utilitarisme nous demande d’agir de telle façon. Or, aucune
théorie morale ne peut prôner d’agir de cette façon. Donc, l’utilitarisme n’est pas
44 Scanlon, 1982, p. 593 45 On constate d’ailleurs que de plus en plus d’études en psychologie morale tentent de déterminer à quel point les individus émettent des jugements utilitaristes et comment des facteurs extérieurs (comme la consommation d’alcool) ou intérieurs (lésions au cerveau ou autisme) influencent ces jugements. Des expériences ont même été effectuées avec des tribus primitives, où le tramway était remplacé par une horde d’éléphants, mais avec la même structure du dilemme. Voir Petrinovich et O’Neill, 1996, Hauser, Young et Cushman, 2008 ou Schwitzgebel et Cushman, 2012.
32
une théorie morale crédible. C’est de cette façon que nous procéderons dans cette
section en regroupant plusieurs critiques sous deux problèmes principaux, à savoir
le problème du sacrifice des autres et le problème du sacrifice de soi. Dans un
premier temps, nous examinerons le problème du sacrifice des autres, qu’il
s’agisse de leurs désirs, de leurs intérêts ou même de leur vie. Dans un deuxième
temps, nous explorerons le problème du sacrifice de l’agent qui doit parfois mettre
de côté ses projets, ses valeurs, ses intérêts ou ses biens matériels. Nous
introduirons finalement un troisième problème qui concerne le rôle de l’intention
dans l’approbation ou la désapprobation morale des actions.
Nous tenterons donc, dans cette partie, de faire un lien entre certaines
variantes du dilemme présentées auparavant et certaines critiques qui ont été
adressées à l’encontre de l’utilitarisme. Nous ne ferons pas la liste exhaustive de
ces critiques, mais uniquement celles qui sont mises en lumière par les différentes
variantes du dilemme du tramway. Il est important de mentionner que ces critiques
ne se veulent pas définitives, car elles se basent sur certaines intuitions morales
qui pourraient ne pas être partagées par les utilitaristes. Elles permettent de
constater les limites de l’utilitarisme, ces dernières devant être critiquées,
acceptées ou dépassées. Dans la troisième et dernière section, nous examinerons
d’ailleurs les réponses de l’utilitarisme face à ces objections.
2.1 Objection du sacrifice des autres
2.1.1 Le sacrifice de certaines personnes
Considérez cet exemple46 : vous êtes le shérif d’une petite ville isolée où un
viol vient d’être commis. La plupart des gens de la ville sont convaincus qu’un
certain individu est le responsable de ce viol alors que vous savez qu’il n’est pas le
violeur. Cependant, si vous ne condamnez pas à mort cette personne, il y aura des
émeutes et une guerre civile dans le village, ayant ultimement comme
46 McCloskey, 1957
33
conséquence la mort de plusieurs individus. Dans ce contexte, il semble que
l’utilitarisme nous indique que l’on doit mettre à mort la personne, puisque les
conséquences négatives de sa mort sont inférieures aux conséquences négatives
des émeutes, à savoir la mort de plusieurs individus. Il est alors possible qu’un
système de punition injuste soit celui qui permet de maximiser l’utilité.
Pour les critiques de l’utilitarisme, cet exemple, ainsi que les expériences de
pensée du « fat man » et de la transplantation, démontre que l’utilitarisme mène à
des situations absurdes où la bonne action à accomplir est une action injuste et
choquante. Ce sont des cas où le sacrifice de certaines personnes (innocentes ou
non) permet de maximiser la somme totale de bonheur, justifiant ainsi le meurtre
de ces personnes. Or, tel que démontré précédemment par les résultats obtenus
dans de nombreuses expériences, particulièrement dans le cas du dilemme du
tramway et de ses variantes; les gens considèrent qu’il est mal de sacrifier
certaines personnes pour le bien de tous, c’est-à-dire d’utiliser quelqu’un comme
moyen afin d’accomplir une fin.
Plusieurs philosophes ont d’ailleurs tenté de défendre un principe interdisant
en toutes circonstances le sacrifice d’individus au nom d’un bien supérieur. On
peut retracer la formulation explicite de ce principe à Kant qui énonçait dans son
texte Fondements de la métaphysique des mœurs, un principe semblable,
s’appliquant nécessairement à tout être rationnel: « tout être raisonnable, existe
comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté
puisse user à son gré. »47 Selon cette conception qui a influencé l’élaboration des
premières chartes des droits et des libertés, chaque être humain possède une
inviolabilité qui empêche les autres personnes de l’utiliser contre son gré pour
accomplir une fin, peu importe la valeur de cette dernière. En d’autres termes,
chaque être humain possède une dignité sacrée simplement du fait d’être un
homme ou une femme, et ce principe ne peut pas être enfreint pour des raisons
utilitaristes. C’est pour cette raison que dans les cas du « fat man » et de la
47 Kant, 1993, p.104
34
transplantation, les agents moraux ne veulent pas tirer le levier ou tuer la personne
innocente, puisque, bien qu’ils ne soient généralement pas en mesure de
l’expliquer, ils ne peuvent concevoir d’utiliser une personne comme moyen pour
sauver les autres individus.48
Pour John Rawls, par exemple, cette inviolabilité de l’être humain est fondée
sur le principe de justice qui engendre des limites infranchissables, et ce, peu
importe les conséquences positives pouvant survenir. Selon Rawls, si l’on
demandait aux individus de faire comme s’ils ne connaissaient pas leurs
caractéristiques particulières (position sociale, race, sexe, etc.) et de choisir un
principe de justice devant gouverner la société, les gens choisiraient de s’assurer
de pouvoir réaliser leur conception du bien en octroyant à chaque personne une
inviolabilité qui empêche de sacrifier quiconque à la société au nom d’un bien
commun. En effet, puisque chacun ignore dans quel groupe il se retrouvera et
sous quelles conditions, chaque individu a intérêt, rationnellement, à s’assurer que
personne ne puisse être sacrifié pour le bien du plus grand nombre. De cette
façon, chaque être humain peut poursuivre ses propres buts et sa propre
conception du bonheur. C’est un principe de justice qui empêche de brimer les
droits d’un individu au profit des autres et ce principe est établi de façon rationnelle
entre les membres de la société :
Each person possesses an inviolability founded on justice that even the welfare of society as a whole cannot override. For this reason justice denies that a loss of freedom for some is made right by a greater good shared by others. It does not allow that the sacrifices imposed on a few are outweighed by the larger sum of advantages enjoyed by many. [...] Since each desires to protect his interests, his capacity to advance his conception of the good, no one has a reason to acquiesce in an enduring loss for himself in order to bring about a greater net balance of satisfaction.49
48 D’ailleurs, ce principe opératif, mais non expressif est l’un des principes que tous les humains posséderaient malgré les différences dans les codes moraux particuliers. Pour en savoir plus sur les études concernant une faculté morale innée chez les êtres humains, voir Hauser, 2006 et 2008 ou Mikhail, 2007. 49 Rawls, 1971, p. 3-4
35
Rawls s’attaque ici directement à l’utilitarisme en affirmant qu’il est irrationnel de
vouloir des principes de justice permettant le sacrifice de certaines personnes si
l’on ne sait pas dans quelle position nous allons nous retrouver.
D’ailleurs, dans un texte postérieur au dilemme du tramway, Foot soutient
un principe semblable, lorsqu’elle expose sa conception de la moralité. En effet,
bien qu’elle ne se base pas sur le voile d’ignorance et la position originale, elle
soutient aussi une inviolabilité de chaque être humain et une impossibilité morale
d’un sacrifice humain réalisé de façon délibérée pour le plus grand bien de tous.
Contrairement à Rawls, ce n’est pas en vertu d’un principe de justice pour la
société, mais plutôt d’une contrainte morale qui limite les actions des agents
moraux. Néanmoins, tout comme Rawls, c’est la raison qui fonde ce principe qui
offre à chacun une intégrité morale infranchissable par les autres membres de la
société :
The existence of a morality which refuses to sanction the automatic sacrifice of the one for the good of the many (...) secures to each individual a kind of moral space, a space which others are not allowed to invade. Nor is it impossible to see the rationale of the principle that one man should want no evil, serious evil, to come on another, even to spare more people the same loss. It seems to define a kind of solidarity between human beings, as if there is some sense in which no one is to come out against one of his fellow men. 50
Ainsi, les dilemmes de la transplantation et du « fat man » illustrent une
limite de l’utilitarisme puisque ce dernier suggère que la bonne action à effectuer
est de minimiser les souffrances du plus grand nombre en sacrifiant la vie d’un
individu. Dans le cas de la transplantation, on utilise la personne en parfaite santé
comme moyen afin de sauver la vie des cinq autres personnes, sans égard à la
victime et au détriment de ses propres fins. Dans le cas du « fat man », on utilise la
grosse personne comme moyen afin de faire dérailler le train et sauver les cinq
individus sur la voie principale. Dans ces deux expériences de pensée, une
personne est tuée dans le but de sauver cinq autres individus, c’est-à-dire qu’elle
50 Foot, 1985, p. 36
36
est utilisée comme moyen pour atteindre la fin (sauver les cinq personnes).
On peut alors constater une importante différence entre ces deux
expériences de pensée et le dilemme du tramway. En effet, dans le dilemme du
tramway, on n’utilise pas la personne sur la voie secondaire comme moyen afin de
sauver les cinq personnes, on ne fait que dévier le tramway sur une autre voie où
se trouve une autre personne. On n’utilise pas la personne sur la voie secondaire
comme moyen afin de réaliser la fin voulue. Pour illustrer cette différence, il suffit
de constater que si, ultimement, la personne sur la voie secondaire arrivait à
s’échapper dans le dilemme du tramway, nous en serions heureux puisqu’aucun
individu ne décéderait. Or, ce n’est pas le cas dans le problème du « fat man »,
puisque nous avons besoin que la personne se fasse frapper par le train afin de
réaliser la fin poursuivie. La même chose se produit dans le cas de la
« transplantation », où nous avons absolument besoin d’utiliser les organes de la
personne en parfaite santé pour sauver les cinq individus.
La question demeure, dans ce contexte, de savoir ce qu’on entend lorsque
l’on affirme que l’on doit accorder une inviolabilité à tout individu et que l’on ne peut
brimer ses droits. Dans le cas du dilemme du tramway original, on peut se
demander si le fait de tirer le levier brime les droits de la personne sur la voie
secondaire.51
Quoi qu’il en soit, il est important à ce stade de mentionner que cet
argument n’est pas une critique définitive de l’utilitarisme. Il s’agit d’une critique
externe qui ne part pas des mêmes prémisses. Un défenseur de l’utilitarisme
pourrait certainement rétorquer qu’il n’existe pas réellement quelque chose comme
des droits absolus ou une inviolabilité des êtres humains. Ces notions n’auraient
pas de réel fondement ou ne tireraient leur valeur qu’indirectement, comme
moyens de produire les meilleures conséquences possibles. Pour un utilitariste, ce
qui existe, ce sont des êtres vivants qui souffrent ou qui ont du plaisir. En dernière
51 Hanna, 1993
37
instance, donc, ce ne sont que ces deux éléments - la souffrance et le plaisir - qui
ont une importance morale et qui doivent être considérés par les agents moraux.
Dans cette optique, ce qui compte réellement n’est pas des notions comme des
droits ou un principe d’inviolabilité, mais la minimisation de la souffrance et la
maximisation du plaisir. En conséquence, la fin justifie les moyens et n’importe qui
peut être sacrifié au nom d’un plus grand bien.
Il n’en demeure pas moins que cette conception ne va pas de pair avec les
intuitions des individus, car lorsqu’ils sont confrontés à ces dilemmes, ils sont
davantage portés à blâmer l’agent qui pousse la personne dans le dilemme du
« fat man » que l’agent qui tire le levier dans le dilemme du tramway. Il semblerait
donc que le sacrifice de certaines personnes au nom d’un bien supérieur n’est pas
toujours moralement permis et que d’autres éléments doivent être pris en
considération.
Ceci dit, il faut noter que les dilemmes moraux présentés aux individus
impliquent généralement des situations au sein desquelles les personnes à
l’intérieur des dilemmes ne possèdent aucune caractéristique physique et morale
concrète, et ce, dans des situations parfois éloignées de la réalité. Il y a peut-être
une différence entre les dilemmes qui impliquent des agents neutres dont nous
n’avons aucune information et des dilemmes qui concernent des individus pour
lesquels nous disposons d’informations, particulièrement lorsqu’il s’agit de
personnes considérées comme étant mauvaises ou méritant leur sort. Pour s’en
convaincre, il suffit de constater le pourcentage d’appui à l’utilisation de la torture,
relativement élevé aux États-Unis.52 On peut également se référer à l’appui dont
bénéficia le chef de police de Frankfort, Wolfgang Daschner, lorsqu’il avait
suggéré, en 2002, de torturer le ravisseur d’un enfant afin de retrouver celui-ci
avant qu’il ne décède. Néanmoins, en règle générale, sans considération pour les
particularités des individus impliqués, les gens considèrent habituellement que le
sacrifice d’individus n’est pas permis, peu importe la fin poursuivie. Nous
52 Ipsos Reuters, 2016
38
reviendrons sur la défense de l’utilitarisme contre ces critiques et les intuitions des
individus dans la troisième section.
2.1.2 Le problème des fanatiques
Comme nous l’avons soutenu précédemment, l’utilitarisme, dans sa forme
classique, autorise le sacrifice de certains individus au nom du plus grand bien
pour le plus grand nombre, ou, pour le dire autrement, au nom de la somme totale
de bonheur, et ce, sans égard envers les individus qui pourraient être sacrifiés
dans le processus. Cependant, le sacrifice ne concerne pas uniquement la vie des
individus, mais également les intérêts et les désirs d’une minorité. Ainsi, une autre
objection formulée à l’encontre de l’utilitarisme concerne le problème des
fanatiques. En effet, le principe utilitariste du plus grand bien pour le plus grand
nombre semble encourager une certaine discrimination envers les intérêts et
désirs des individus ou groupes minoritaires dont les comportements ou les
aspirations suscitent de la souffrance ou du déplaisir au groupe majoritaire,
diminuant donc grandement la somme totale de bien-être. L’utilitarisme viendrait
ainsi justifier l’interdiction de ces comportements au nom du principe de la somme
totale de bonheur, car ceux-ci causent davantage de déplaisir lorsqu’on accumule
les effets négatifs sur l’ensemble de la population en comparaison au petit nombre
d’individus affectés. Ce petit nombre a beau être affecté de manière beaucoup plus
intense par la restriction de l’accomplissement de leurs désirs et intérêts, il n’en
demeure pas moins qu’en certaines occasions, on peut imaginer que ces effets
négatifs ne font pas le poids par rapport aux intérêts de l’ensemble de la
population. Par exemple, on pourrait penser à un cas limite où l’utilitarisme
encouragerait le recours à la peine de mort préventive lorsque certaines personnes
sont soupçonnées de vouloir commettre un acte terroriste, en raison des
souffrances occasionnées (la peur, le ressentiment, etc.) à la majorité de la
population; souffrances extrêmement grandes lorsqu’elles s’accumulent sur une
échelle totale comprenant pratiquement l’ensemble de la population. Il est certes
vrai que, dans la majorité des cas, ces tourments ne feraient pas le poids par
39
rapport aux souffrances occasionnées par les peines de mort infligées aux
individus soupçonnés de terrorisme ainsi qu’à leurs proches. Néanmoins, on peut
penser que dans des cas extrêmes, la somme totale de souffrances liée à la peine
de mort préventive pourrait être moindre en raison du petit nombre d’individus
touchés par celle-ci comparativement à la somme totale de déplaisir de l’ensemble
de la population, qui est petite pour chaque individu pris isolément, mais dont
l’addition surpasse celle des individus soupçonnés de terrorisme.
De façon semblable, puisque l’utilitarisme ne fait aucune distinction entre les
différents plaisirs et leurs sources, l’utilitarisme prend en considération tous les
types de plaisirs, même ceux qui trouvent leur source dans la restriction de ceux
des autres. La difficulté réside dans la démarche du calcul utilitariste qui tient
compte des désirs positifs des individus, comme vouloir lire un livre, tout comme
des désirs négatifs, celui de vouloir que les autres ne puissent pas lire ce livre. On
peut alors se retrouver dans une situation où une majorité de la population est
autorisée à empêcher et interdire la satisfaction des désirs d’une minorité qui lui
pose problème. Par exemple, on pourrait prohiber la pratique des rituels religieux
de certains groupes minoritaires en raison des préférences de la majorité de
souhaiter que certaines religions ne puissent s’exprimer. Ainsi, en tenant compte
des désirs négatifs des individus, l’utilitarisme peut brimer la liberté des gens et les
empêcher de s’accomplir. Cette censure est socialement problématique, dans la
mesure où elle restreint des individus à poursuivre leurs conceptions du bonheur,
ces dernières n’étant pas destructrices et n’empêchant pas les autres à poursuivre
la leur. À ce propos, Rawls résume bien le problème en affirmant :
Thus if men take a certain pleasure in discriminating against one another, in subjecting others to a lesser liberty as a means of enhancing their self-respect, then the satisfaction of these desires must be weighed in our deliberation according to their intensity, or whatever, along with other desires. If society decides to deny them fulfillment, or to suppress them, it is because they tend to be socially destructive and a greater welfare can be achieved in others ways.53
53 Rawls, 1971, p. 27
40
Bref, l’utilitarisme cautionne la discrimination envers certains individus en les
empêchant d’avoir un impact négatif sur l’ensemble de la population. On ne
cherche pas à savoir si cet impact est justifié pour plutôt se fier au principe d’utilité
pour le plus grand nombre. En agissant ainsi, on sacrifie parfois des activités
parfaitement légitimes d’une minorité.
L’utilitarisme peut toutefois se défendre en affirmant qu’il est erroné de
croire qu’il permet cette privation des désirs. L’utilitarisme peut soutenir qu’il ne
justifie pas cette interdiction, car la restriction des désirs d’une minorité ne peut
jamais être compensée par le plaisir retiré de la privation de ces désirs par la
majorité.54 Ainsi, il serait faux de prétendre que l’utilitarisme justifie ces actes, car
ce serait une erreur de calcul et d’appréciation de la force des désirs des individus.
Néanmoins, cette dernière défense semble insuffisante dans la mesure où celle-ci
est dépendante à la contingence. Si une situation advenait où les désirs intolérants
étaient supérieurs aux douleurs occasionnées à la minorité, il serait non seulement
permis de provoquer cette douleur, mais il serait également moralement
obligatoire. Une majorité pourrait alors empêcher une minorité d’exercer leur liberté
ou leurs désirs privés.
Néanmoins, une difficulté demeure : l’utilitarisme est une théorie morale qui
accorde une certaine pertinence morale à des désirs malveillants. Par exemple,
dans le calcul utilitariste, l’agent moral doit considérer le plaisir d’un violeur par
rapport à la souffrance de la victime. Bien que ces éléments ne fassent
pratiquement jamais pencher la balance du côté du violeur, il n’en demeure pas
moins que l’utilitarisme doit prendre en compte dans son calcul d’utilité ce plaisir
qu’on considère généralement comme immoral et illégitime :
En d’autres termes, il importe peu de savoir si les préférences intolérantes de la majorité sont suffisamment nombreuses et intenses pour l’emporter sur les souffrances qu’implique leur satisfaction. Le problème est que de telles préférences semblent moralement illégitimes, qu’aucune pertinence morale ne devrait être attribuée à
54 Hare, 1981
41
l’utilité dérivée de leur satisfaction et qu’elles ne devraient donc pas entrer en ligne de compte dans l’analyse morale d’une situation.55
Une troisième voie peut être explorée pour se défaire de ce problème en
discriminant les plaisirs devant être pris en considération dans le calcul d’utilité.
Cette critique concerne justement le problème hédoniste de l’utilitarisme classique.
En effet, si on ne fait aucune discrimination lorsqu’on doit prendre en considération
les plaisirs des individus dans le calcul d’utilité, alors on inclut dans ce calcul des
plaisirs qu’on pourrait qualifier d’irrationnels, ou, plus précisément, de sadiques.
On peut penser à l’exemple paradigmatique de la foule réunie au Colisée, dans la
Rome antique, éprouvant du plaisir à la vue d’un groupe de chrétiens se faisant
dévorer par les lions. Dans cet exemple, le plaisir de la foule est plus grand que les
malheurs causés aux chrétiens, de sorte qu’est autorisé ce divertissement que l’on
considère comme immoral. La difficulté, dans ce contexte, est de déterminer la
valeur à accorder aux plaisirs sadiques. Si tous les plaisirs doivent être inclus dans
le calcul d’utilité, alors on ne peut pas faire de distinctions entre les différents
plaisirs et le plaisir retiré de la poésie doit être mis au même niveau que celui de
voir un autre individu se faire dévorer par les lions.
On peut alors se défaire de ce problème en discriminant certains plaisirs et
en fondant une théorie qui va déterminer la valeur morale à accorder à chacun.
C’est la position de John Stuart Mill qui se réfère au « juge compétent » afin de
soutenir que toute personne rationnelle ayant vécu plusieurs types de plaisirs va
s’apercevoir que certains sont supérieurs aux autres, notamment des plaisirs
intellectuels par rapport à des plaisirs de la chair. Mill se sort de cette impasse en
se référant à une sorte d’utilitarisme des préférences où le but n’est plus de
maximiser tous les plaisirs, mais uniquement ceux qu’un « juge compétent »
pourrait cautionner. Le problème en hiérarchisant les plaisirs selon ce qu’un « juge
compétent » pourrait déterminer est d’introduire une notion peu définie et arbitraire
pour justifier la restriction des plaisirs. La notion du « juge compétent » peut ainsi
être appelée à chaque fois qu’un problème concernant la légitimité des plaisirs est 55 Rüegger, 2011, p. 133
42
souligné, de sorte qu’il devient vide de sens et autorise un paternalisme qui
discrimine les plaisirs de façon arbitraire. La justification de ce concept est
circulaire et problématique dans la mesure où on va affirmer que tel plaisir est
supérieur à un autre parce qu’un juge compétent ayant fait l’expérience des deux
plaisirs l’affirme.56 Si quelqu’un soutient le contraire, on va le réfuter en disant qu’il
n’a pas réellement fait l’expérience de ces deux types de plaisirs. Le problème est
qu’on tente d’établir quelque chose d’objectif où il est question de goûts et de
phénomènes complexes difficiles à saisir objectivement.
Une autre façon de hiérarchiser les différents plaisirs est d’avoir recours à
une distinction entre les préférences personnelles et les préférences externes à
l’intérieur d’un utilitarisme des préférences.57 Il s’agit d’une distinction entre les
biens, les ressources ou les opportunités qu’un individu souhaite posséder pour
lui-même par rapport à ceux qu’un individu souhaite que les autres possèdent.
Selon cette distinction développée, entre autres, par Dworkin, les seconds ne
devraient pas être considérés dans le cadre de l’utilitarisme, parce que la force des
intérêts considérés dans le calcul utilitariste ne serait pas uniquement ce que
l’individu désire pour lui-même, mais également à quel point les autres désirent
qu’il puisse les posséder.
Les chances qu’auraient chaque personne d’obtenir ce dont elle a besoin ou ce qu’elle souhaite ne dépendraient plus exclusivement de l’urgence de ses besoins ou de l’intensité de ses préférences par comparaison avec les intérêts concurrents des autres personnes, mais aussi du nombre de ceux qui souhaitent la voir favorisée ou ignorée dans cette compétition pour l’attribution des ressources.58
Par exemple, si un individu raciste souhaite que les personnes de couleur ne
jouissent pas des mêmes opportunités que les autres, alors ce désir doit être pris
en considération dans le calcul d’utilité et mis en balance par rapport aux désirs
personnels des personnes de couleur. Si suffisamment d’individus possèdent ce
56 Sidwick, 1981, Moore, 1988 57 Dworkin, 1978 58 Rüegger, 2011, p. 135
43
souhait raciste, alors les préférences personnelles des personnes de couleur
seront brimées, ce qui vient limiter l’égale considération des individus, principe
essentiel de l’utilitarisme.
La distinction entre préférences personnelles et préférences externes
permet alors une application du principe utilitariste d’égale considération des
intérêts tout en ne discriminant pas ces derniers de façon aléatoire, c’est-à-dire en
évitant de tomber dans un paternalisme moral. On peut ainsi éviter le problème
des fanatiques en demeurant fidèle au principe de neutralité évaluative qui
empêche de se prononcer sur le contenu particulier des préférences individuelles.
Bref, le principe de l’utilitarisme qui demande aux agents moraux d’accorder un
poids égal aux préférences de chaque individu imposerait également d’exclure les
préférences qui nient ce principe.
Néanmoins, cette distinction ne permet pas d’éliminer tous les cas où les
désirs d’une majorité imposent un sacrifice à une minorité. En effet, au-delà des
plaisirs sadiques ou discriminatoires, on peut raisonnablement croire que certaines
préférences personnelles peuvent mener à une situation injuste où une personne
est sacrifiée au nom du plaisir de la majorité. Imaginez une situation59 où vous êtes
responsable de la transmission de la finale de la coupe du monde de football,
regardée par des centaines de millions d’individus sur la planète. Le bras d’une
personne se retrouve coincé dans les lignes électriques de la transmission de la
partie. La seule façon d’arrêter sa douleur est d’interrompre la retransmission pour
les 15 dernières minutes de la partie, privant ainsi les millions d’individus du plaisir
de regarder la finale. Selon l’utilitarisme, on peut croire qu’on ne devrait pas
interrompre le signal puisque la souffrance engendrée à l’individu est moindre que
tout le plaisir récolté par ces millions de personnes regardant la finale. On peut voir
dans cet exemple un cas où les préférences personnelles et légitimes des
individus (regarder la partie de football) permettent et même obligent l’agent moral
à laisser souffrir une personne pour le bien du plus grand nombre.
59 Scanlon, 1998
44
Bref, il semble alors que l’utilitarisme peut justifier une tyrannie de la
majorité envers la minorité au nom de son principe du plus grand bonheur pour le
plus grand nombre. L’utilitarisme peut se sortir de cette impasse en soutenant qu’il
est faux de dire qu’il permet le sacrifice de certaines personnes puisque le sacrifice
ne peut jamais être compensé par les plaisirs de la majorité ou en discriminant
certains plaisirs et en hiérarchisant ces derniers. Nous reviendrons dans la
troisième partie sur les réponses de l’utilitarisme à ces objections.
2.1.3 Le problème de la distribution
Une autre variante du problème du sacrifice des intérêts ou des désirs des
individus concerne le problème de la distribution de la somme totale de bonheur à
l’intérieur de la population. En effet, non seulement l’utilitarisme ne s’intéresse pas
à la façon dont la somme totale de bonheur est produite, mais elle ne s’occupe pas
de sa distribution entre les individus. Ainsi, une action qui aura pour effet d’ajouter
à la somme totale de bonheur pour la société sera jugée bonne, et ce, même si
elle diminue grandement le bonheur de plusieurs membres à l’intérieur de celle-ci
au profit d’un seul individu qui sera infiniment plus heureux. Le sacrifice des
plaisirs d’une partie de la population sera alors possible et encouragé lorsque la
somme totale de bien dans la société augmentera :
The striking feature of the utilitarian view of justice is that it does not matter, except indirectly, how this sum of satisfaction is distributed among individuals any more than it matters, except indirectly, how one man distributes is satisfaction over time. [...] Thus there is no reason in principle why the greater gains of some should not compensate for the lesser losses of others; or more importantly, why the violation of the liberty of a few might not be made right by the greater good shared by many. 60
60 Rawls, 1971, p. 23
45
Encore une fois, on peut avoir recours à une expérience de pensée pour
illustrer le problème. Imaginez une situation où une personne responsable de
l’économie d’un pays doit prendre la décision d’abolir ou non l’esclavage. Les
circonstances dans lesquelles le pays se trouve font en sorte que l’économie
dépend presque entièrement de l’esclavage et les citoyens ne pourront pas
continuer à produire et exporter des biens et services s’ils ne profitent pas de cette
force de travail. Si la personne devant prendre la décision est une parfaite
utilitariste, elle comparera les avantages de posséder des esclaves aux
inconvénients occasionnés. Si la situation est telle que l’esclavage permet plus de
conséquences positives que de conséquences négatives, alors la bonne action à
réaliser est de permettre l’esclavage. Il semble pourtant immoral de forcer
certaines personnes à travailler pour permettre aux autres personnes de la société
de disposer d’une plus grande quantité de bonheur. On peut constater que ce
problème est relié à la critique précédente concernant le sacrifice de certaines
personnes permises par l’utilitarisme. Mais ce cas permet de mettre en lumière le
problème de la distribution de la somme totale à l’intérieur de la société dans la
mesure où ce qui compte dans le cadre de l’utilitarisme est la somme totale et non
pas la distribution de cette somme. L’agrégation des utilités individuelles dans une
somme totale où seule cette dernière doit être maximisée ne dit rien sur les
individus composant cette somme.61 Il n’y a donc aucune différence morale entre
une société où peu de gens disposent d’un immense bonheur à une autre société
dont chaque individu possède un bonheur un peu plus limité si la somme totale de
bonheur est identique. Ainsi, une société avec une somme totale de bonheur de
100 pour utiliser un exemple numérique, mais dont un seul individu possède tout le
bonheur au détriment des autres, sera conçue comme supérieure à une société de
80, mais dont chacun possède une certaine part de bonheur. L’exemple
paradigmatique de ce problème est illustré par le personnage d’Ivan, dans Les
frères Karamazov de Dostoïevski62, qui demande à son frère s’il serait juste d’avoir
un monde avec des gens heureux et en paix, mais avec un enfant endurant toute
la souffrance du monde. Bien que la somme totale de bonheur dans ce monde soit 61 Parfit, 1984 62 Dostoïevski, 1971
46
immense, la distribution de celle-ci se fait au détriment d’un seul individu et on peut
se demander si un monde tel que décrit par Ivan est juste et souhaitable.
Ce problème est lié à l’abstraction que représente la somme totale de
bonheur où chaque individu avec ses désirs, ses plaisirs et ses souffrances se
confond dans un tout au sein de la somme totale de bonheur. Celle-ci ignore
toutes les particularités des individus à l’intérieur de cette totalité s’ils n’ont pas
d’influence sur cette somme. Ainsi, l’utilitarisme ne prend pas au sérieux les
distinctions entre les individus et commet une faute d’impersonnalisation. En effet,
elle ignore complètement que ce sont avant tout des êtres humains qui composent
cette totalité et que chacun, à l’intérieur de celle-ci, souhaite s’accomplir et
poursuivre ses propres fins. Les gens ne souhaitent pas se sacrifier au nom du
plus grand bonheur de tous. Ce problème tire son origine de la volonté de
l’utilitarisme d’étendre à toute la société le processus de choix individuel. Ce n’est
pas parce que chaque individu souhaite maximiser son intérêt personnel que l’on
doit appliquer ce principe à l’ensemble de la société et confondre tous les intérêts
individuels dans une somme totale devant être maximisée elle aussi. Les fins de la
société ne sont pas nécessairement les mêmes que les fins individuelles :
The reasoning which balances the gains and losses of different persons as if they were one person is excluded. [...]There is no reason to suppose that the principles which should regulate an association of men is simply an extension of the principle of choice for one men.63
La distribution de la somme de bonheur à l’intérieur de la société n’a pas
d’importance autre que celle de son influence sur cette somme. Néanmoins, il
semble contre-intuitif de préférer une société où un seul individu est extrêmement
heureux et tous les autres misérables à une société où tous les individus peuvent
bénéficier d’un peu de ce bonheur. L’utilitarisme classique semble alors choquer
certaines de nos intuitions, particulièrement lorsqu’on considère la société dans
son ensemble.
63 Rawls, 1971, p. 25
47
2.2 Objection du sacrifice de soi
Dans la première section de la deuxième partie, nous avons tenté de
démontrer comment l’utilitarisme permettait parfois le sacrifice de certains individus
lorsque cela augmentait la quantité totale de bonheur. L’agent moral délibérant sur
la bonne action éthique à effectuer devait parfois sacrifier les désirs, les intérêts ou
même les vies de certaines personnes afin de maximiser la somme totale de bien-
être. Or, la seconde partie de cette section montrera que le sacrifice ne concerne
pas seulement les personnes extérieures à l’agent moral, mais également sa
propre personne. L’utilitarisme demande parfois à l’agent de sacrifier ses propres
désirs, ses intérêts, ses biens matériels ou même sa vie.
Ainsi, le second problème concerne plus particulièrement la conception de
l’individu dans l’utilitarisme. En effet, tel que mentionné précédemment, on peut
apercevoir la réduction qu’opère l’utilitarisme concernant les individus à l’intérieur
de son système dans la mesure où l’on oublie les personnes dans le calcul
utilitariste pour uniquement prendre en considération les plaisirs et les peines. Les
particularités des individus sont utilisées dans le seul but de connaître leur
influence sur la somme de plaisir et de peine créée. Cela découle du problème de
« regarder tous les intérêts, idéaux, aspirations et désirs sur le même niveau,
ceux-ci étant tous représentés comme des préférences, avec peut-être différents
degrés d’intensité, mais néanmoins traités pareillement. »64
Ainsi, l’intensité de ces désirs leur donne leur force dans le calcul utilitariste
et c’est ce qui détermine l’importance à leur accorder dans le calcul utilitariste au
détriment d’une vision plus compréhensive et globale permettant à chacun de se
réaliser pleinement à travers leurs conceptions de la vie bonne, particulièrement si
cette conception n’a pas pour conséquence de mettre l’intensité de leurs désirs au
premier plan. Un individu qui a besoin de peu et qui travaille personnellement sur
la réduction de l’intensité de ses désirs est alors pénalisé dans une théorie
64 Sen et Williams, 1982, ma traduction, p. 8
48
normative qui fait de la force des passions une variante importante dans la
détermination de la bonne action à accomplir. Par exemple, les besoins d’une
personne qui souhaite intensément boire de l’alcool ou prendre de la drogue
auront plus de poids moralement dans le calcul utilitariste qu’une autre personne
qui contrôle ses passions et qui souhaite modérément lire un livre.
Essentially, utilitarianism sees persons as locations of their respective utilities – as the sites at which such activities as desiring and having pleasure and pain take place. Once note has been taken of the person’s utility, utilitarianism has no further direct interest in any information about him. 65
Cette impartialité requise par l’utilitarisme dans le cadre du calcul utilitariste
concerne également l’agent moral qui doit prendre une décision. En effet,
l’utilitarisme demande à l’agent de s’oublier dans le processus délibératif de
l’action morale et de se dissoudre dans l’abstraction de la somme totale de
bonheur. Ainsi, l’agent doit refuser d’accorder davantage d’importance à sa propre
personne et ainsi ignorer ses projets de vies, ses désirs, ses ressources ou même
sa propre vie. Ces éléments doivent être mis objectivement dans la balance du
calcul d’utilité et cette deuxième partie tentera de démontrer pour quelles raisons
cela est problématique.
2.2.1 Le problème du sacrifice de soi
Tel que mentionné précédemment, l’oubli des caractéristiques des individus
à l’intérieur du système utilitariste ne s’applique pas uniquement aux personnes
formant la somme totale de bonheur, mais également à l’agent devant se
conformer au devoir d’utilité afin de faire advenir le plus grand bien pour le plus
grand nombre. La critique envers l’utilitarisme porte sur les trop grandes demandes
exigées de l’agent.66 L’utilitarisme interdit à l’agent de faire des choses qu’on croit
pourtant intuitivement qu’il devrait pouvoir faire, ou au contraire oblige celui-ci à
65 Ibid., p. 4 66 Williams dans Smart et Williams, 1973 et Sen et Williams, 1982
49
faire certaines choses qu’il ne devrait pas avoir à faire. Celui-ci demande à l’agent
de se mettre dans une position objective où ses désirs et ses plaisirs sont mis sur
un pied d’égalité avec ceux des autres. L’agent moral n’est alors qu’une personne
parmi d’autres qui ne peut pas accorder davantage de poids à des individus, des
projets ou des désirs qui lui tiennent particulièrement à cœur. On peut alors
constater qu’il n’y a pas que les individus extérieurs, c’est-à-dire ceux qui peuvent
être touchés par la décision de l’agent, qui sont dissous dans l’abstraction de la
somme totale de bonheur, mais également l’agent lui-même. Ce dernier n’est alors
qu’un individu parmi d’autres devant maximiser l’utilité totale à chacune de ses
actions, oubliant ainsi toute autre motivation qu’il pourrait avoir.
Dans les cas extrêmes, ces trop grandes demandes concernent le sacrifice
de la vie de l’agent moral. Pour illustrer le problème, nous devons revenir au
dilemme du « bystander’s three options » mentionné dans le premier chapitre.
Dans ce dilemme, l’agent dispose de la possibilité de sauver les cinq personnes
sur la voie principale en tirant un levier vers la droite pour faire dévier le tramway
sur la voie de droite où se trouve un individu. L’agent peut également tirer le levier
vers la gauche pour faire dévier le tramway sur la voie de gauche où il se trouve.
L’utilitarisme exigerait alors de l’agent qu’il fasse dévier le tramway vers lui ou sur
la personne de droite. Si on introduit dans ce dilemme des caractéristiques
l’obligeant à faire dévier le tramway vers lui (il n’a pas la possibilité de le dévier
vers la voie de droite, il y a plus qu’une personne sur la voie de droite, sa mort
aurait moins d’impact négatif sur ses proches que celle des autres personnes,
etc.), alors l’utilitarisme exige de l’agent d’abandonner sa propre vie au bénéfice
des autres individus et du plus grand bien. On peut alors constater les grandes
demandes exigées par l’utilitarisme, puisqu’on réclame à l’agent de sacrifier ce
qu’il a de plus cher, sa propre vie, pour sauver celles de purs inconnus. On peut se
demander si une théorie normative qui demande aux agents moraux de sacrifier
leur propre vie peut réellement être suivie par ceux-ci, puisqu’on leur en fait
chèrement payer l’adhésion. Il est alors facile de voir à quel point l’utilitarisme est
extrêmement exigeant puisqu’il faut parfois sacrifier sa propre vie. Néanmoins,
50
cette critique n’est pas définitive dans la mesure où ce n’est pas parce que dans
les faits, les gens ne souhaitent pas sacrifier leurs vies que ce n’est pas la bonne
action à faire. Ce n’est pas parce qu’une chose n’est pas qu’elle ne devrait pas
être. Il n’en demeure pas moins qu’une théorie normative qui exige de sacrifier sa
propre vie pour le bien commun risque de ne pas posséder une réelle influence sur
les individus.
De plus, même lorsqu’il n’est pas question de sacrifier sa vie, l’utilitarisme
demeure très exigeant, dans la mesure où nous devons toujours produire les
meilleures conséquences, nous empêchant ainsi de fuir l’impératif utilitariste. Il ne
suffit pas d’agir en accord avec les impératifs utilitaristes lorsque nous sommes
confrontés à un problème moral, mais nous devons toujours maximiser la somme
de bien-être lors de chacune de nos actions. Par exemple, après avoir fait du
bénévolat durant toute la semaine, je pourrais avoir envie de profiter de mon
vendredi soir afin de faire une autre activité qui me plaît, mais qui ne produit pas
les meilleures conséquences sur tous, comme aller au cinéma par exemple. Or,
pour l’utilitarisme, ce n’est pas la bonne action à faire, puisqu’elle ne maximise pas
les conséquences positives sur toutes les personnes qui pourraient être touchées
par mes actions.
On peut également penser à une autre situation où un représentant d’un
organisme de charité nous rencontre à la maison et nous indique que son
organisme a besoin d’argent afin de venir en aide à des individus qui sont dans la
pauvreté. Avec notre don en argent, ils vont être en mesure de sauver la vie de
plusieurs enfants et de leur fournir nourriture et eau potable. Dans ce contexte,
l’utilitarisme ne nous demande pas seulement de faire un don en argent à
l’organisme, mais également de donner pratiquement tous nos avoirs, puisque ces
derniers permettent davantage de maximiser l’utilité s’il est utilisé par ces
personnes plutôt que par nous. Ainsi, il n’est pas suffisant de faire un don d’argent,
mais il faut également tout donner et s’oublier soi-même dans ce processus. On
voit ainsi les grandes demandes reliées à l’utilitarisme, qui n’exige pas seulement
51
d’augmenter la somme totale de bonheur dans le monde, mais qui oblige de la
maximiser lors de toutes nos actions.
Le problème réside dans le fait qu’on considère ces bonnes actions comme
étant dignes de louanges, mais non obligatoires. L’utilitarisme demande des
agents qu’ils accomplissent des actions surérogatoires, qui exigent davantage de
ce que l’on considère généralement comme étant demandé des individus. Ainsi,
une théorie normative qui ordonne de produire les meilleures conséquences
possible en toutes circonstances signifie qu’on doit toujours agir de cette façon.
L’utilitarisme, dans ce contexte, nous indique qu’il est immoral d’agir d’une façon
qui semble pourtant correcte pour la majorité des individus. Cette trop grande
exigence fait en sorte que l’individu devient une machine d’utilité qui doit s’oublier
pour produire les meilleures conséquences, ignorant la complexité de l’agent,
c’est-à-dire ses désirs, ses projets de vie ou sa personnalité propre. L’utilitarisme
sous-estime l’individualité de la personne en minimisant l’importance des fins
personnelles que les êtres humains se donnent et qu’ils souhaitent réaliser, de
sorte que l’espace accordé aux agents moraux est restreint et empêche
l’accomplissement personnel. On demande aux individus de se mettre dans une
posture objective et impersonnelle, une sorte de « point de vue de nulle part »67
difficilement réalisable et non souhaitable.
Il est important de mentionner que cette critique concernant les trop grandes
demandes de l’utilitarisme sera réfutée par Singer notamment.68 Nous allons
revenir sur ce point dans la troisième section.
2.2.2 Le problème de l’intégrité
Le problème précédent est étroitement lié au problème de l’intégrité, c’est-
à-dire à la possibilité pour les êtres humains de se réaliser et de faire autre chose
67 Nagel, 1989 68 Singer, 1972
52
que de maximiser le plaisir de tous les individus. Encore une fois, c’est la réduction
de toute action à ce principe qui pose problème. Pensons à un individu qui se
demande quel métier il devrait faire. Il aimerait être libraire, puisqu’il a toujours
aimé les livres et ce, même s’il sait que ce travail lui rapportera peu d’argent et
demandera beaucoup de son temps. Or, il pourrait également facilement devenir
investisseur à la bourse, puisqu’il a toujours eu de la facilité avec les chiffres et
l’argent en jouant à la bourse. Cependant, ce n’est pas un travail qu’il chérit et qui
lui permettrait de se réaliser. Néanmoins, en faisant le calcul, il se rend compte
que s’il travaille comme investisseur et donne pratiquement tout son salaire à des
œuvres de charité, il pourra produire davantage de bonheur que s’il œuvre comme
libraire avec son maigre salaire. La perte de bonheur reliée au fait de ne pas aimer
son travail est plus que compensée par tout le bien-être qu’il produira pour les
autres à la suite de ses dons monétaires aux organismes de charité. L’utilitarisme,
dans ce contexte, ordonnerait donc à l’individu d’oublier son désir de devenir
libraire pour plutôt se consacrer à un emploi aliénant, mais producteur de bonheur
pour les autres. L’utilitarisme dicterait donc aux individus d’abandonner leurs
projets personnels et leurs aspirations pour se consacrer pleinement et en toutes
circonstances à la maximisation du bonheur des autres individus.
Cet exemple permet de mettre en lumière le problème de l’intégrité, c’est-à-
dire le trop peu d’importance accordée aux projets des agents dans le cadre de
l’éthique utilitariste. Ces derniers sont considérés uniquement de la façon qu’ils
contribuent à la somme totale de bien-être. Les individus ne peuvent donc pas se
réaliser et deviennent des machines à produire de l’utilité, tel que décrit
précédemment. Il n’y a donc aucune valeur morale accordée à l’autonomie de la
personne, c’est-à-dire à faire des choix qui lui sont propres. Les individus ont
pourtant des plans de vies différents et ne veulent pas tous agir de la même
manière. Cependant, si tout le monde suivait l’utilitarisme, les projets ou les désirs
des individus ne seraient comblés que lorsqu’ils augmentent de façon considérable
la somme de bien-être tout en ne demandant pas trop de ressources qui pourraient
être utilités ailleurs.
53
À ce propos, celui qui a le mieux décrit ce problème, Bernard Williams, se
questionne à savoir « (...) comment un homme en tant qu’agent utilitariste peut-il
en venir à regarder comme une satisfaction parmi d’autres, et dont on peut faire
l’économie, un projet ou une manière d’être autour desquels il a bâti sa vie, et ce
uniquement parce que les projets d’autrui ont structuré la scène causale de telle
sorte que le calcul utilitariste en décide ainsi. »69 À ce propos, Williams propose
deux expériences de pensées afin d’illustrer certaines limites auxquelles aboutit
l’impératif d’utilité. Tout d’abord, dans le premier cas, on doit se mettre dans la
peau d’une personne qui est chimiste, qui a de la difficulté à trouver un emploi et
qui a une femme et des enfants à nourrir. Il se fait offrir un poste dans une
compagnie produisant des armes biologiques et chimiques, mais celui-ci est contre
l’utilisation de ses recherches pour de telles fins meurtrières. Or, ses collègues lui
affirment que s’il ne prend pas l’emploi, une autre personne avec beaucoup plus
de zèle que lui va prendre l’emploi. Que doit-il faire alors?
Dans le second cas, une personne arrive dans un pays d’Afrique et constate
que l’on s’apprête à tuer vingt opposants politiques afin d’éviter une révolte. Or,
puisque les dirigeants de ce pays sont honorés de sa visite, on lui propose d’en
tuer lui-même un seul alors que les 19 autres seront libérés, ces derniers étant si
heureux de rester en vie qu’’ils en oublieront alors tout projet de révolte
subséquente. Si la personne refuse d’agir, les autorités vont tuer les vingt
personnes. Qu’est-ce que la personne doit faire dans ce contexte?
Dans ces deux cas, l’utilitarisme demanderait à l’individu de maximiser les
conséquences positives, ou plutôt de minimiser les conséquences négatives, de
sorte qu’il n’a qu’à effectuer un calcul objectif et impartial des conséquences des
actions et choisir celle qui produira le plus de bonheur (ou le moins de malheur).
Cependant, l’utilitarisme refuse de prendre en considération la possibilité qu’une
action qui maximise le plus grand bonheur pour le plus grand nombre puisse aller
69 Williams dans Smart et Williams, 1973, ma traduction, p.116
54
à l’encontre des valeurs de la personne et de son identité personnelle, de sorte
que les valeurs importantes pour un individu qui le définissent sont réduites
uniquement à l’utilité ou la désutilité qu’elles apportent. On peut notamment
constater que le deuxième cas est semblable aux cas du « fat man » et de la
transplantation dans la mesure où l’agent doit tuer une personne innocente afin de
réaliser le plus grand bonheur, c’est-à-dire pour sauver un plus grand nombre de
personnes. Or, l’utilitarisme et son impératif d’observateur extérieur et impartial
font qu’ultimement, l’agent doit tuer un individu de ses propres mains alors qu’il
peut être réticent à le faire ou que cela peut aller à l’encontre de ses valeurs. Les
conséquences sur la santé mentale de l’agent ne sont qu’une variable parmi
d’autres conséquences à l’intérieur du calcul d’utilité. Dans le cas où les
conséquences sur les autres individus sont graves, l’agent doit quand même obéir
au principe utilitariste malgré les effets désastreux sur sa santé psychologique et
sur son identité personnelle.
De plus, les projets des agents moraux ne sont qu’une variable parmi
d’autres par l’utilitarisme. Or, ces projets sont essentiels dans la vie des individus
puisque, bien qu’ils ne mènent pas nécessairement au bonheur, il n’en demeure
pas moins qu’ils donnent parfois un sens à la vie des personnes. Pour illustrer le
tout différemment, on peut considérer l’exemple d’une personne s’étant entraînée
pour les Olympiques et qui, lors de la finale de la compétition, devrait laisser
gagner le compétiteur d’un pays plus grand puisque sa victoire procurera
davantage de bonheur à l’ensemble de sa population, cette dernière étant
beaucoup plus nombreuse. On se demande alors pourquoi les individus devraient
toujours maximiser la somme totale de bien-être aux dépens de projets personnels
qui sont extrêmement importants et qui leurs permettent de se réaliser. Toutefois,
dans l’utilitarisme, tout autre but poursuivi est réduit à la quantité de bien-être
produit par la poursuite de ce but. En résumé, comme l’affirme ultimement
Williams, le problème de l’utilitarisme est de croire qu’on peut juger la meilleure
action à accomplir du « point de vue de l’univers », réduisant toute autre
perspective qu’elle-même à zéro et ignorant ainsi le fait qu’on a affaire à des êtres
55
humains lorsqu’on parle de moralité. On ne peut donc pas demander aux agents
d’abandonner toute individualité propre afin de se conformer à la prescription
utilitariste :
The point is that [the agent] is identified with his actions as flowing from projects or attitudes which in some cases he takes seriously at the deepest level, as what his life is about (…). It is absurd to demand of such a man, when the sums come in from the utility network which the projects of others have in part determined, that he should just step aside from his own project and decision and acknowledge the decision which utilitarian calculation requires. It is to alienate him in a real sense from his actions and the source of his action in his own convictions. It is to make him into a channel between the input of everyone's projects, including his own, and an output of optimific decision; but this is to neglect the extent to which his projects and his decisions have to be seen as the actions and decisions which flow from the projects and attitudes with which he is most closely identified. It is thus, in the most literal sense, an attack on his integrity.70
La vision réductionniste de l’utilitarisme n’arrive pas à prendre en
considération tous les éléments ou les distinctions morales importants qui
influencent la façon dont réagissent les individus lorsqu’ils sont confrontés à un
problème moral. Ce problème est peut-être commun à plusieurs théories éthiques
normatives qui réduisent l’ensemble des principes moraux à un seul, mais il n’en
demeure pas moins que l’utilitarisme est aussi coupable de ce travers, alors que
tenir compte de la réalité était une de ses forces déclarées. Le dilemme du
tramway et ses variantes illustrent bien que ce n’est pas toujours le cas et que
d’autres principes déterminent les comportements moraux des individus.
2.3 Le rôle de l’intention
Finalement, le dilemme du tramway et ses variantes permettent de mettre
en lumière une autre limite de l’utilitarisme qui n’est pas directement reliée aux
deux critiques précédentes concernant le sacrifice de certaines personnes ou de
l’agent. En effet, l’intention de l’agent semble jouer un rôle dans le critère 70 Ibid., p. 116-117
56
d’évaluation moral des actions des individus.
Considérez ces quatre cas71 :
1- Un tremblement de terre fait débouler une roche d’une colline, qui finit par
percuter un homme, le tuant instantanément;
2- Un chien fait débouler une roche d’une colline, qui finit par percuter un homme,
le tuant instantanément;
3- Un chimpanzé lance une roche à un homme, le tuant instantanément;
4- Un homme lance une roche à un autre homme, le tuant instantanément.
Intuitivement, les deux premiers cas n’ont aucune importance morale, alors que le
dernier cas en a certainement une. Concernant le troisième, c’est plus ambigu.72
En effet, les deux premiers exemples concernent des phénomènes physiques
accidentels qui n’ont aucune cause psychologique. C’est tout le contraire avec le
quatrième cas, où l’action de lancer un objet implique une intention avec un objectif
à atteindre. On ne peut pas savoir hors de tout doute si le but de l’homme ou du
chimpanzé était de frapper ou de tuer la personne, mais il n’en demeure pas moins
qu’ils avaient l’intention de lancer la roche. Ces quatre exemples ont tous la même
conséquence négative, mais possèdent néanmoins différentes implications
morales :
All four cases end in the same negative consequence, but what differentiates these cases on moral grounds is a distinction between intentional and accidental actions, the motives underlying the intentional actions, the relationship between foreseen and intended consequences, and the characteristics of the agent and the target.73
Ainsi, plusieurs éléments doivent être considérés pour évaluer l’approbation ou la
désapprobation morale d’actions aux conséquences semblables.
71 Exemples tirés de Hauser, 2006. 72 Laidre, 2009 73 Hauser, 2006, p. 208
57
D’ailleurs, ces cas illustrent une intuition de base en éthique qui est inscrite
dans la plupart des systèmes légaux, à savoir l’importance morale de l’intention.
En effet, la plupart des systèmes de justice font justement une distinction entre
l’intention d’un individu et les conséquences indirectes de son geste. Ces lois
semblent être le reflet d’une intuition très forte qu’on retrouve chez tous les
individus, notamment chez les enfants à partir de quatre ans, âge auquel ils font la
différence entre une action intentionnelle qui cause du tort à une autre personne et
une action qui cause les mêmes conséquences, mais de façon non
intentionnelle.74 En effet, ils n’évaluent pas ces deux actions de la même façon, la
première étant davantage blâmable que l’autre.
Si l’on considère que cette distinction est importante et moralement
pertinente, cela souligne une lacune de l’utilitarisme, particulièrement à propos du
critère d’évaluation morale d’une action. En effet, cette théorie ne peut pas
expliquer ou considérer cette distinction, puisque pour elle, les intentions des gens
ne sont pas utiles moralement, à l’exception des conséquences concrètes qu’elles
peuvent avoir. Qu’un individu ait fait le bien alors qu’il souhaite faire le mal n’a pas
d’importance, car tout ce qui compte concerne le résultat final, c’est-à-dire la
somme totale d’utilité produite. De la même manière, on devrait louer moralement
un individu qui souhaitait faire le mal, mais qui a finalement provoqué davantage
de bien, sans avoir voulu produire cet effet. On aperçoit alors forcément que
l’utilitarisme ne peut pas rendre compte d’une forte intuition morale chez les
individus qui soutiennent l’importance des intentions des personnes pour juger de
la moralité d’une action. En d’autres termes, pour un utilitariste, les intentions ne
devraient pas avoir d’importance morale autre que leur impact sur les
conséquences de l’action, mais dans ce cas, l’utilitarisme ignore une distinction
importante qui apparaît pourtant très tôt dans le développement des enfants et qui
se retrouve dans la plupart des systèmes légaux ainsi que dans les intuitions
morales des individus.
74 Siegal et Peterson, 1998, Leslie et al., 2012
58
2.4 Conclusion
Le dilemme du tramway et ses différentes variantes ont permis de mettre en
lumière deux critiques principales à propos de l’utilitarisme : le sacrifice des autres
individus et le sacrifice de soi. Dans le premier cas, l’utilitarisme demande à
l’agent, dans certains cas, de sacrifier la vie de certaines personnes afin de faire
advenir une plus grande quantité totale de bien-être. L’utilitarisme peut non
seulement prendre les vies des individus, mais il autorise parfois l’interdiction et la
restriction de la satisfaction des désirs ou des intérêts tout à fait légitimes d’une
partie de la population lorsque ceux-ci causent une perte totale de bien-être. Tel
que démontré, le problème réside dans le fait que l’utilitarisme prend en
considération tous les désirs ou intérêts des individus dans son calcul d’utilité,
même lorsque le plaisir retiré concerne la restriction des désirs et intérêts des
autres personnes dans la société. L’utilitarisme n’est également qu’indirectement
intéressé à la distribution du bien-être dans la société, de sorte que le seul
impératif considéré concerne la maximisation du bien-être total. La façon dont est
distribuée ce bonheur à chaque individu n’a donc qu’une importance indirecte et
marginale, occasionnant ainsi certains problèmes de justice à l’intérieur des
sociétés.
Dans le second cas - le sacrifice de soi - c’est l’agent moral suivant les
impératifs utilitaristes qui doit sacrifier ses désirs, ses intérêts, ses projets
personnels ou, dans les cas extrêmes, sa propre vie. L’agent doit agir de façon
impartiale et n’être qu’un individu parmi d’autres dans cet objectif de l’utilitarisme
de maximiser la somme totale de bien-être. L’intégrité de l’agent n’est donc pas
importante dans la mesure où il doit effectuer l’action qui permet de maximiser la
somme totale, peu importe en quoi consiste l’action et si cette dernière va à
l’encontre des valeurs ou des aspirations personnelles de l’agent .
Néanmoins, tel qu’expliqué tout au long du chapitre, ces critiques ne se
veulent pas définitives dans la mesure où les utilitaristes vont réfuter ces
59
objections de plusieurs manières. La prochaine section examinera les différentes
façons dont l’utilitarisme répondra à ces objections.
60
Chapitre 3 – La défense de l’utilitarisme
À la suite des nombreuses critiques formulées à l’encontre de l’utilitarisme,
celui-ci a tenté de défendre sa théorie normative en utilisant différentes approches.
Dans la première partie de ce mémoire, nous avons examiné le dilemme du
tramway, plusieurs de ses variantes et certaines distinctions morales que ces
expériences de pensée illustrent. Dans la seconde partie, nous avons fait un
rapprochement entre ces expériences de pensée, leurs distinctions et quelques
critiques classiques adressées à l’utilitarisme. Celles-ci procèdent généralement de
la même façon, c’est-à-dire qu’elles affirment dans un premier temps que
l’utilitarisme nous demande d’agir de telle façon (a). Or, aucune théorie morale ne
peut prôner d’agir de cette façon (b). Subséquemment, l’utilitarisme n’est pas une
théorie morale acceptable (c). Cette démarche a été recréée dans la section
précédente où deux critiques principales ont été formulées à la suite des
expériences de pensée. La première objection concernait le sacrifice des autres
requis par l’utilitarisme, tandis que le deuxième problème portait sur le sacrifice
personnel requis par l’agent moral.
L’utilitarisme peut alors répondre aux objections de trois façons. Elle peut
d’abord réfuter les interprétations des cas extrêmes effectuées par ses critiques en
démontrant les erreurs commises lors du calcul d’utilité (réfuter a). L’utilitarisme
peut également défendre les situations qui semblent injustes ou trop exigeantes,
notamment en rejetant les intuitions des individus allant à l’encontre des impératifs
utilitaristes (réfuter b). Une dernière voie consiste à accepter les critiques tout en
affirmant que cela ne suffit pas à invalider sa théorie morale puisque toute théorie
normative sera confrontée à des cas limites (rejeter c).
Finalement, certains vont prendre en considération les critiques adressées à
l’encontre de l’utilitarisme pour la réformer et adopter une variante qui ne sera pas
sujette aux objections. Nous allons examiner plus particulièrement trois de ces
variantes : l’utilitarisme de la règle, l’utilitarisme négatif et l’utilitarisme à deux
61
niveaux. Nous verrons en quoi elles consistent pour par la suite déterminer si elles
échappent aux objections du sacrifice des autres et du sacrifice de soi.
3.1 Erreurs d’interprétation (réfuter a)
Les critiques envers l’utilitarisme se basent parfois sur des cas extrêmes,
démontrant que l’utilitarisme prône des agissements qui heurtent nos intuitions
morales. L’une des réponses consiste simplement à dire qu’il est faux d’affirmer
que l’utilitarisme demande d’agir d’une telle façon. Il s’agirait d’une erreur
d’interprétation de la doctrine utilitariste par ses opposants. Selon cette avenue, les
résultats contre-intuitifs seraient plutôt l’effet d’erreurs lors du calcul des
conséquences.75 Ainsi, les façons d’agir face aux cas extrêmes présentés
précédemment sont erronées, car elles ne calculent pas convenablement les
conséquences et les probabilités des événements positifs par rapport aux
conséquences négatives.
Cette défense se base sur notre imperfectibilité, c’est-à-dire sur notre
méconnaissance du futur, des conséquences de nos actions et de la bonne façon
de maximiser le bien-être des autres. Il est difficile de savoir ce que constitue le
bien pour les personnes éloignées de nous. Il est beaucoup plus facile d’anticiper
notre propre bien-être que celui des autres, particulièrement lorsqu’il s’agit
d’individus éloignés. Par exemple, acheter un bien non essentiel permet de
s’assurer une quantité minimale de bonheur en comparaison à un don en biens à
des gens dans des pays pauvres. Dans le premier cas, je connais beaucoup mieux
le bien-être que cela va apporter par rapport à l’incertitude reliée au bien-être créé
avec mon don, peut-être inutile, pour les bénéficiaires de mon action. Ainsi, notre
connaissance imparfaite des besoins des autres crée parfois des erreurs
d’interprétation dans la doctrine utilitariste. Contrairement à l’objection des trop
grandes demandes, il serait donc faux de penser que l’on doit donner tout notre
argent, nos biens et notre temps à des œuvres de charité, car les conséquences
75 Hare, 1981
62
positives ne sont pas aussi grandes qu’on ne le croit.
Dans un second temps, il est également difficile de calculer avec précision
les conséquences de nos actions sur les autres individus, particulièrement
lorsqu’elles sont éloignées dans le temps. En raison de la complexité de la chaîne
causale des événements, on ne peut avoir de certitude par rapport aux
conséquences que nos actions auront sur des personnes ou des événements
lointains. Dans cette optique, il est plus facile de se concentrer à venir en aide à
nos proches, puisque nos actions ont davantage de chance de faire advenir les
conséquences positives voulues.76 Pour reprendre un exemple mentionné
précédemment, un don monétaire à des organismes de charité venant en aide aux
pauvres permet des conséquences positives éloignées dans le temps. Le
processus permettant de transformer cet argent en bien pour le plus grand nombre
est plus obscur et incertain. Il y a une dichotomie entre l’incertitude reliée aux
conséquences positives et la certitude des conséquences négatives engendrées
(la perte de mon argent et l’utilité pouvant en être retirée). Ainsi, il serait faux de
prétendre que l’utilitarisme demande aux individus de donner tout leur argent et
leur temps aux personnes pauvres, puisque cette interprétation ne prend pas en
considération l’incertitude reliée aux bienfaits positifs par rapport à la certitude des
conséquences négatives. Les critiques de l’utilitarisme ne tiennent pas compte de
l’utilité espérée de nos actions, qui considère les probabilités reliées à chacune
des conséquences.
Le même processus est à l’œuvre lorsque l’on demande de pousser la
grosse personne, car la probabilité de blesser et même de tuer la grosse personne
est beaucoup plus grande et rapprochée dans le temps que le bien créé par mon
action, à savoir le sauvetage des cinq individus. C’est le même phénomène à
l’œuvre dans le cas de la torture du séquestreur d’enfant où les conséquences
négatives (la douleur infligée au ravisseur) étaient certaines, alors que les
conséquences positives (retrouver l’enfant en vie) étaient peu probables. Il serait
76 Sidwick, 1981, Jackson, 1991
63
alors erroné d’affirmer que l’utilitarisme permet la torture, puisque le calcul d’utilité
doit prendre en considération non seulement les conséquences pouvant arriver,
mais également les probabilités de chacune.77 Les critiques de l’utilitarisme font
alors une erreur d’interprétation de la doctrine utilitariste en ignorant l’utilité
espérée. Il faudrait plutôt multiplier la valeur de chaque conséquence par la
probabilité que celle-ci se produise. En agissant de la sorte, on évite certaines
critiques par rapport à l’incertitude reliée aux conséquences de nos actions
lorsqu’elles sont éloignées géographiquement ou dans la chaîne causale
d’événements.
Néanmoins, cette défense semble insuffisante dans la mesure où elle
permet de rejeter certains cas exceptionnels, mais certainement pas tous les cas.
Pour le dire autrement, cette défense se base sur des circonstances généralement
vraies, mais non universelles. Par exemple, on peut imaginer une situation où un
sans-abri sans famille et sans proches devrait se rendre dans un hôpital et sacrifier
sa vie s’il possède une certitude presque parfaite de sauver de nombreuses vies
avec ses organes, puisque le bonheur créé à tous ces individus et à leurs proches
est assurément plus grand que le malheur engendré à ce sans-abri. On peut
constater que si ce n’était pas de sa faible efficacité, la torture ou le sacrifice ne
serait pas fortement condamnés par les utilitaristes. N’importe quelle action peut,
en conséquence, être effectuée si elle permet de maximiser l’utilité, et ce, même si
celle-ci est dégradante, grossière ou heurte notre identité. Une théorie morale,
dans ce contexte, devrait plutôt donner les bonnes réponses pour les bonnes
raisons.
Qui plus est, cette défense à propos des erreurs d’interprétation et du
mauvais calcul des probabilités était plus crédible à une autre époque où il était
difficile d’anticiper les bienfaits créés par des dons monétaires. En effet, donner
notre argent à des organisations de charité est maintenant beaucoup plus facile et
il est même possible, désormais, de connaître le pourcentage des dons qui
77 Jackson, 1991
64
aideront concrètement les plus pauvres. Comme le souligne Singer lui-même78, il
est maintenant aisé de savoir la valeur attendue des dons et de l’utilité que les
pauvres en retirent. Par exemple, des sites internet font la recension du
pourcentage de dollar donné en charité qui va directement à ceux qui en ont
besoin. On peut même parrainer un enfant dans un pays pauvre et recevoir des
lettres de celui-ci décrivant la façon dont l’argent a été dépensé et les bienfaits sur
sa vie qu’on a causés. Bref, l’information est maintenant plus facilement accessible
et peu coûteuse à obtenir. On peut se demander si l’objection de l’incertitude ne
fait pas qu’offrir aux agents moraux une excuse a posteriori permettant de justifier
un comportement égoïste et intéressé.
On peut également soutenir que les critiques mentionnées dans la
deuxième section proviennent d’une erreur dans la conception de valeur. En effet,
le problème résiderait dans la façon de calculer la somme totale de bien-être. Les
utilitaristes peuvent tout d’abord rejeter la possibilité que le sacrifice d’individus
puisse parfois maximiser le bien-être ou rejeter l’impératif de devoir toujours
maximiser le bien-être, peu importe les moyens utilisés. Concernant la première
option, l’utilitarisme peut affirmer que la valeur associée à la vie est infiniment plus
grande que d’autres plaisirs qui découleraient de ce sacrifice. C’est pourquoi les
cas extrêmes qui échangent la vie de quelques individus contre un plaisir pour
l’ensemble des personnes, comme les chrétiens donnés en pâture aux lions,
viennent heurter nos intuitions fondamentales, puisque certains plaisirs ne peuvent
tout simplement pas compenser une perte immense comme la souffrance ou la
mort occasionnée à quelques individus. Il serait alors faux d’additionner certaines
composantes de la vie humaine, comme le plaisir ou le bonheur, pour justifier
certaines pertes plus importantes. Pour contrer une critique classique adressée à
l’encontre de l’utilitarisme79, le plaisir d’une huître ne pourrait jamais être échangé
contre le bonheur humain, et ce, même si l’huître bénéficie de ce plaisir
indéfiniment, puisque la somme de ce plaisir ne peut être comparée au plaisir
humain. Pour le dire autrement, aucune personne ne serait prête à échanger le 78 Singer, 2009 79 Crisp, 1997
65
plaisir retiré de manger du chocolat contre sa vie, même si on arrivait à accumuler
une quantité phénoménale du premier plaisir. Cela démontre que certains plaisirs
inférieurs ne peuvent jamais compenser la perte du plaisir supérieur qu’est la vie.
On peut constater que selon cette perspective, les gens accordent une valeur
erronée à certains plaisirs ainsi qu’à leur accumulation et se trompent lorsqu’ils
doivent mettre dans la balance différents plaisirs et peines.
Néanmoins, il semblerait que cette défense n’élimine pas les problèmes
reliés aux dilemmes où les vies de plusieurs individus sont en jeu, puisque ce sont,
dans tous les cas, des biens supérieurs que l’on doit mettre en comparaison.
Lorsque l’agent doit décider entre différentes vies à sauver ou entre différents
types identiques de souffrances, n’importe quelle action est permise afin de
diminuer les douleurs ou maximiser les plaisirs. Par exemple, dans le dilemme du
« fat man », l’utilitarisme demanderait quand même à l’agent de pousser la grosse
personne sur la voie ferrée, puisque ce qui est en jeu est la vie de la grosse
personne par rapport aux vies des cinq individus sur la voie principale. Toute
action demeure ainsi justifiée et il n’y a clairement pas d’erreurs d’interprétation
dans ces cas.
Concernant la seconde possibilité, c’est-à-dire celle de rejeter l’impératif de
devoir toujours maximiser l’utilité peu importe les moyens utilisés, nous
reviendrons plus loin sur certaines variantes de l’utilitarisme qui ont développé ce
point, notamment l’utilitarisme négatif qui se concentre plutôt sur la diminution de
la douleur plutôt que la production du plaisir.
Bref, pour les opposants de l’utilitarisme, les erreurs d’interprétation peuvent
certes advenir, mais il n’en demeure pas moins qu’on peut facilement imaginer des
situations concrètes où une action généralement considérée comme étant
immorale doit être effectuée selon le principe utilitariste du plus grand bonheur
pour le plus grand nombre. Les critiques formulées auparavant se basent sur des
cas que l’on peut raisonnablement croire comme étant dépourvu d’erreurs de
66
calcul et, dans cette optique, l’utilitariste exige d’accomplir des actions qui
semblent être mauvaises. Il suffirait alors que de ne constater qu’une exception ou
un cas extrême pour discréditer l’utilitarisme, car celui-ci ne donnerait pas la bonne
réponse.
3.2 Le rejet des demandes déraisonnables (réfuter b)
Une autre façon de défendre l’utilitarisme consiste à dire qu’on ne peut pas
rejeter l’utilitarisme à partir de cas particuliers. En effet, même si certaines
situations semblent heurter nos intuitions morales, on ne peut pas se fier à ces
dernières pour rejeter ce qu’on devrait faire, puisqu’on n’a aucune idée de leurs
sources, de leur fiabilité ou de leur constance dans le temps. En effet, selon cette
perspective, on peut se demander si les intuitions que l’on possède par rapport à
ces cas particuliers proviennent de notre culture, de notre passé ou de notre intérêt
personnel.
Tout d’abord, de récentes études en psychologie, menées notamment par
Joshua Greene, semblent soutenir que nos intuitions morales dans le cas du
dilemme du tramway et du « fat man » seraient le produit de l’évolution80. En
faisant passer un test d’imagerie par résonance magnétique (IRM) à des sujets
auxquels on demandait de répondre aux dilemmes du tramway et du « fat man »,
Greene a observé que les parties du cerveau impliquées dans la déviation du
tramway sur la voie secondaire dans le dilemme original concernaient les endroits
reliés habituellement aux délibérations rationnelles et aux processus cognitifs,
alors que les réponses impliquant le refus de pousser la grosse personne faisaient
activer les zones du cerveau associées aux émotions. Il en conclut que l’éthique
déontologique fait partie des vestiges de notre passé évolutif où nous devions
disposer d’heuristiques permettant généralement de ne pas tuer nos semblables
afin de pouvoir nous donner un avantage comparatif sur les autres créatures, à
savoir la coopération à grande échelle entre individus.
80 Greene, 2001
67
Certains se sont empressés de reprendre ces résultats pour affirmer que
l’éthique utilitariste est la plus appropriée puisqu’elle fait appel à la réflexion et la
raison des individus, contrairement à l’éthique déontologique qui ne serait qu’un
réflexe émotif lié à la préservation de l’espèce.81 Néanmoins, il est beaucoup trop
tôt pour conclure à la supériorité de l’utilitarisme sur la base d’études sur le
fonctionnement du cerveau.82 Tout d’abord, le cerveau étant extrêmement
complexe, les scientifiques sont encore loin de pouvoir parvenir à des conclusions
spécifiques et hors de tout doute. D’autres recherches sont à effectuer dans ce
domaine avant de fonder des certitudes sur ces données psychologiques. De plus,
il demeure le problème de l’utilisation des sciences et des faits naturels pour
arriver à des conclusions normatives.83 Le débat est encore ouvert à propos du
sophisme naturaliste, c’est-à-dire l’atteinte de conclusions normatives à partir de
faits descriptifs, dans le domaine de l’éthique.
Quoi qu’il en soit, plusieurs critiques développées dans le deuxième chapitre
faisaient appel aux intuitions des individus à propos de ce qu’il est bien ou non de
faire. Certains vont rejeter ces intuitions en raison de leur caractère instable. En
effet, les intuitions des individus sont beaucoup trop influençables pour pouvoir
fonder le rejet d’une théorie éthique. À ce propos, une étude réalisée par Lewis
Petrinovich et Patricia O’Neill84 a examiné l’influence du choix des mots et de
l’ordre de présentation des dilemmes moraux sur les réponses effectuées par les
individus. Dans cette expérience, on demande aux participants leur accord ou leur
désaccord concernant la possibilité de tirer le levier dans le cadre du dilemme du
tramway. On sépare le groupe en deux et on examine la différence entre une
formulation du dilemme qui implique de sauver la personne seule ou les cinq
personnes par rapport à la formulation du dilemme qui demande leur approbation
par rapport à la mort de la personne seule ou des cinq individus. Les résultats
81 Singer, 2005 et Greene, 2014 82 Nagel, 2013 83 Berker, 2009 84 Petrinovich et O’Neill, 1996.
68
démontrent que les gens approuvent davantage les actions qui impliquent de
sauver les individus que lorsqu’il s’agit de tuer les mêmes personnes, et ce, même
si les conséquences sont identiques.
Dans le cadre de la même étude, ils ont également observé une importante
différence dans les réponses des personnes selon l’ordre de présentation des
dilemmes. En effet, les gens approuvent davantage le dilemme du tramway
lorsqu’il est présenté avant le dilemme du « fat man » que lorsqu’il est proposé
après celui-ci. Une autre étude a démontré que les gens étaient davantage portés
à pousser la grosse personne lorsqu’ils avaient regardé auparavant un sketch
humoristique que lorsqu’ils avaient vu un documentaire sur un village espagnol.85
On peut alors croire que les intuitions et les réponses apportées aux dilemmes
moraux peuvent être influencées par une multitude de facteurs interdépendants qui
sont difficiles à isoler et mettre en lumière. En conséquence, fonder une critique de
l’utilitarisme sur les intuitions des gens face aux cas extrêmes est problématique,
puisque ces intuitions sont changeantes et peuvent être manipulées par des
éléments qui n’ont pas d’importance normative.
Ainsi, certains utilitaristes vont rejeter les critiques de l’utilitarisme qui se
basent sur les intuitions des individus, en particulier lorsqu’il n’y a aucun
raisonnement logique permettant de les soutenir.86 C’est le cas notamment de
Peter Singer qui soutient que « la façon dont les gens jugent les dilemmes moraux
n’a aucune incidence sur la validité de mes conclusions »87, ces dernières étant
justement utilitaristes. Pour Singer, affirmer que l’utilitarisme demande trop aux
individus sert l’intérêt personnel des agents qui pourraient plutôt maximiser l’utilité
et les conséquences positives avec leurs ressources. Ils préfèrent penser à eux et
agir de façon immorale en rejetant l’utilitarisme sous le prétexte que cette théorie
éthique est trop exigeante envers les agents moraux. Or, nos intuitions seraient
plutôt déterminées culturellement afin de protéger les mieux nantis et défendre
85 Valdesolo et Desteno, 2006 86 Kagan, 1991 87 Singer, 1972, ma traduction, p. 236
69
leurs acquis, leur permettant ainsi de continuer à s’enrichir au détriment d’une
action moralement bonne qui exige un certain désintéressement chez l’agent
moral. Selon cette perspective, nos intuitions devraient ainsi être considérées
comme étant acquises afin de satisfaire nos intérêts personnels aux dépens des
populations dans les pays les plus pauvres qui auraient plus besoin de nos
ressources. Ainsi, si les gens étaient davantage informés, s’ils raisonnaient mieux
et s’ils étaient plus en mesure de faire preuve d’empathie, particulièrement pour
ceux qui ont besoin d’aide, alors ils ne verraient pas la théorie utilitariste comme
étant trop exigeante. Dans cette optique, la bonne avenue consiste plutôt à revoir
nos intuitions et interroger leur pertinence.
3.3 Acceptation des cas extrêmes et des critiques (réfuter c)
Si l’on accepte les intuitions morales des individus et si l’on croit que les
critiques formulées à l’encontre de l’utilitarisme sont légitimes, alors on peut réagir
en adoptant plusieurs postures face à l’utilitarisme. On peut tout d’abord adopter
un nihilisme moral, c’est-à-dire adopter la croyance qu’il n’existe aucune théorie
éthique adéquate et que l’on peut faire ce que l’on veut. Les cas extrêmes
viendraient donc démontrer qu’aucune théorie normative ne peut réellement saisir
l’entièreté de la vie morale et guider les agents dans toutes les situations pouvant
survenir dans leurs vies. On devrait donc abandonner la recherche d’une théorie
morale adéquate pour plutôt rejeter les questions de moralité et d’éthique.
On peut également rechercher la meilleure théorie morale, et ce, même si
cette dernière est parfois déficiente dans certaines situations. Selon cette
perspective, on concède aux critiques de l’utilitarisme que certains cas extrêmes
mentionnés précédemment posent problème, mais qu’il n’en demeure pas moins
qu’en général, l’utilitarisme est la meilleure réponse aux dilemmes éthiques,
puisqu’elle est intuitive et facilement applicable.
Il est également possible de soutenir une vision plus pragmatique ou
70
pluraliste de l’éthique. L’utilitarisme serait alors l’une des théories morales qui doit
être mise à la disposition des individus lors de leur délibération éthique.88 En
suivant cette voie, les agents moraux doivent bénéficier de plusieurs théories
éthiques lorsqu’ils ont à faire un choix moral et choisir celle qui s’applique le mieux
à la situation selon certaines raisons et valeurs propres à l’agent.
Finalement, on peut également affirmer que si certaines théories sont
erronées, c’est parce que l’on n’a pas encore trouvé la bonne théorie morale et
que l’on doit donc continuer à la chercher. Dans ce contexte, on peut inventer une
toute nouvelle théorie, ou encore modifier l’utilitarisme afin qu’il ne soit plus
vulnérable aux critiques. Nous allons donc tenter d’examiner quelques-unes des
plus importantes variantes de l’utilitarisme pour déterminer si elles évitent les deux
gros problèmes mentionnés dans le chapitre 2, à savoir l’objection du sacrifice des
autres et l’objection du sacrifice de soi. Il est important de noter qu’il ne s’agit pas
d’une étude en profondeur des mérites et des limites de ces trois théories.
3.3.1 Utilitarisme de la règle
Plutôt que de juger de la moralité d’un acte individuel, l’utilitarisme de la
règle évalue les codes moraux. En effet, cette théorie morale soutient qu’une
action est bonne non pas si elle maximise par elle-même le montant total de bien-
être dans le monde, mais plutôt si elle est conforme à ce que prescrit la règle
morale qui elle permet de maximiser le bien-être dans le monde.89 Dans cette
optique, la bonne règle morale est celle qui permet de maximiser les
conséquences positives par rapport aux conséquences de l’adoption d’autres
règles morales. Ainsi, l’individu doit se conformer à la règle et non pas déterminer
dans chaque cas particulier comment maximiser l’utilité. Pour un partisan de
l’utilitarisme de la règle, c’est donc en suivant les règles qu’on peut maximiser le
bonheur pourvu que ces règles aient été déterminées selon les principes
utilitaristes. Il revient en fin de compte plus désavantageux (d’un point de vue 88 Legault, 1999 89 Hooker, 2000, Brandt, 1992
71
utilitariste) de laisser certaines exceptions advenir selon le jugement de chacun
plutôt que de respecter en tout temps les règles morales maximisant l’utilité, et ce,
même si quelques exceptions auraient pu maximiser l’utilité d’un point de vue
unique et circonstanciel.
Ainsi, on peut voir que la différence principale entre l’utilitarisme de l’acte et
l’utilitarisme de la règle concerne l’endroit où est appliqué le principe utilitariste :
sur l’action dans le premier, et sur la règle morale dans le second. Le code moral
idéal est alors l’ensemble des règles suivies par tous les individus permettant de
faire advenir les meilleurs résultats par rapport aux conséquences d’un autre
ensemble de règles. Une fois ce code moral idéal établi, on peut alors juger les
actions des individus selon leur conformité avec ces règles. L’action juste sera
celle qui respecte le code idéal. Un représentant de cette école, Brad Hooker,
résume l’utilitarisme de la règle ainsi:
An act is wrong if and only if it is forbidden by the code of rules whose internalization by the overwhelming majority of everyone everywhere in each new generation has maximum expected value in terms of well being (with some priority for the worst-off). The calculation of a code’s expected value includes all costs of getting the code internalized. If in terms of expected value two or more codes are better than the rest but equal to one another, the one closest to conventional morality determines what acts are wrong.90
Par exemple, un utilitariste de la règle pourrait affirmer que l’on doit toujours
obéir à la règle qui stipule qu’il faut dire la vérité, alors que pour un utilitariste de
l’acte, on doit déterminer à chaque parole s’il vaut mieux ou non dire la vérité,
selon le principe de la maximisation totale de bien-être. Dans ce dernier cas, des
exceptions peuvent advenir où il vaudra mieux ne pas dire la vérité si les
conséquences de cette action créent davantage de bien que de mal. Or, pour un
utilitariste de la règle, il vaut mieux, somme toute (c’est-à-dire d’un point de vue de
la maximisation de l’utilité totale), toujours respecter les règles morales qui ont été
déterminées par la perspective utilitariste et ne pas permettre d’exceptions. Ainsi,
90 Hooker, 2000, p. 32
72
autoriser certaines exceptions et demander aux individus de faire un calcul
utilitariste à chaque cas ne permet pas de maximiser l’utilité pour plusieurs raisons,
notamment parce que les gens sont faillibles. En effet, les agents peuvent se
tromper lorsqu’ils réalisent ce calcul et croire que l’exception qu’ils s’apprêtent à
effectuer permet de créer davantage de bien dans le monde, ce qui peut non
seulement s’avérer faux, mais également diminuer la force des règles morales et
influencer d’autres individus à les transgresser.
L’un des aspects intéressants de cette doctrine est qu’elle permet de faire
fonctionner convenablement les institutions sociales, puisque ces dernières ont
besoin de la confiance des individus pour fonctionner. Par exemple, on s’attend à
ce que le système de santé s’organise afin que les médecins ne soient pas des
utilitaristes de l’acte, sinon il leur serait permis, et moralement obligatoire, de tuer
certains individus pour le bien de la majorité. Le dilemme de la transplantation est
un bon exemple d’une situation qui exigerait des médecins de tuer une personne
s’ils arrivaient à cacher aux autres ce meurtre et s’ils parvenaient à diminuer
l’impact négatif. L’utilitarisme de la règle soutient plutôt qu’il vaut mieux se doter
d’un système moral qui empêche le meurtre, et ce, même si, en de rares
occasions, le meurtre aurait davantage de conséquences positives. L’utilité de la
société est réellement maximisée lorsqu’on se dote de règles qui ne peuvent être
transgressées. L’utilitarisme de la règle permet donc aux individus de faire
confiance aux autres et aux institutions :
(...) only rule utilitarianism can explain why a society will be better off if people's behavior is constrained by a network of moral rights and moral obligations which, barring extreme emergencies, must not be violated on grounds of mere social-expediency considerations. Prior to the emergence of rule-utilitarian theory, utilitarians could not convincingly defend themselves against the accusation that they were advocating a super-Machiavellistic morality, which permitted infringement of all individual rights and all institutional obligations in the name of some narrowly defined social utility.91
91 Harsanyi, 1977, p.627
73
Robert Goodin affirme d’ailleurs que l’utilitarisme s’applique mieux lorsqu’il
est un critère décisionnel au niveau institutionnel, car ses apparentes faiblesses
deviennent des forces :
The strength of utilitarianism, the problem to which it is a truly compelling solution, is as a guide to public rather than private conduct. There, virtually all its vices – a; the things that make us wince in recommending it as a code of personal morality – loom instead as considerable virtues.92
Il s’agit alors d’évaluer les différentes règles établies par les institutions à l’aune du
principe utilitariste afin de déterminer si celles-ci augmentent, en fin de compte, le
bien-être pour l’ensemble de la société que ces institutions gouvernent. Ainsi,
l’impartialité qu’exige l’utilitarisme représente une force, puisque personne n’est
avantagé indûment par les décisions gouvernementales. De plus, le processus
étant clair et transparent, les citoyens peuvent saisir la rationalité derrière les
décisions et avoir une plus grande confiance envers les institutions. Les normes
politiques et les normes éthiques se rejoignent alors et permettent de maximiser
l’utilité d’un point de vue collectif.
De plus, les utilitaristes de la règle affirment que contrairement à
l’utilitarisme de l’acte, leur système ne se contredit pas lui-même. En effet,
l’utilitarisme de l’acte n’emploierait pas la procédure permettant de maximiser
l’utilité, car demander à chaque individu de toujours calculer les conséquences de
leurs actions à chaque instant est contre-productif et ne permet pas d’arriver aux
meilleurs résultats.93 Pour reprendre un exemple mentionné précédemment
concernant le mensonge, il semble coûteux en temps et en énergie de devoir
déterminer à chacune de nos paroles si on doit dire la vérité ou non en calculant la
façon de maximiser l’utilité. La solution serait plutôt d’adopter un ensemble de
règles approximatives qui guident l’individu dans ses actions, lui permettant de
gagner du temps et d’empêcher des erreurs d’interprétation. En agissant de cette
façon, c’est-à-dire en suivant l’utilitarisme de la règle, les individus peuvent alors 92 Goodin, 1995, p.8 93 Pettit et Brennan, 1986
74
maximiser concrètement l’utilité et faire généralement coïncider le respect des
règles à la maximisation de l’utilité. On ignore ainsi les cas extrêmes qui
nécessiteraient une longue délibération menant à un résultat incertain pour suivre
un code moral idéal qui parvient dans la majorité des cas à maximiser l’utilité.
Ainsi, concernant les critiques mentionnées dans le deuxième
chapitre, on peut raisonnablement croire que l’utilitarisme de la règle évite en
partie le problème du sacrifice des autres, puisqu’un code moral idéal devrait avoir
une règle empêchant le meurtre et pour laquelle les exceptions ne sont pas
permises.
Néanmoins, on peut se demander si l’utilitarisme de la règle permet
réellement d’éviter le problème du sacrifice. Intrinsèquement, il n’y a rien qui
empêche celui-ci d’adopter un code moral qui va autoriser le sacrifice de certaines
personnes lorsque cela permet de maximiser l’utilité. Le code moral optimal
pourrait avoir une règle qui empêche le meurtre, sauf dans certains cas
d’exception dont les paramètres seraient définis. Par exemple, on peut penser à
une règle à l’intérieur du code moral idéal qui interdit le meurtre sauf si cela permet
de sauver d’autres vies et que la victime est détestée de tous. Cette règle aurait
ainsi pour conséquence de maximiser l’utilité en sauvant les vies de certaines
personnes tout en ayant comme seul coût la mort d’une personne, évitant ainsi les
autres conséquences négatives à la suite de cette action. Bref, l’utilitarisme de la
règle et son code moral idéal semblent généralement proscrire le sacrifice des
autres, mais cet interdit n’est pas inhérent à l’utilitarisme de la règle et il est
tributaire des circonstances et des particularités de la société et des individus
adoptant le code moral idéal.
Concernant le problème du sacrifice de soi, l’utilitarisme de la règle évite
également la critique, puisque l’adoption d’un code moral accepté par tous répartit
les demandes de sacrifice sur l’ensemble de la population. En effet, l’adoption d’un
code moral demandant à chacun de faire sa part permet de ne pas exiger à l’agent
75
le don de tous ses avoirs en raison du laxisme des autres individus. Les sacrifices
demandés à quelques individus sont moindres, car les coûts sont justement
répartis sur l’ensemble des agents moraux. Par exemple, si tous les individus des
pays riches suivaient la suggestion de Peter Singer de donner 5 % de leurs
revenus pour éradiquer la pauvreté94, certains individus n’auraient pas besoin de
donner l’ensemble de leurs temps et de leurs avoirs à des organismes de
bienfaisance. On peut donc promouvoir le bien de façon juste puisque la répartition
des coûts se fait sur l’ensemble des individus.
De plus, un code moral idéal peut laisser une certaine place aux projets et à
l’intégrité de l’agent. Les règles acceptées par la société accorderont ainsi une
certaine préférence à l’agent et à ses proches, puisqu’il vaut mieux un état de fait
où une certaine partialité est accordée en comparaison à un monde où les gens
mettent sur un même pied d’égalité tous les intérêts des hommes. Dans ce dernier
cas, le code moral idéal ne serait pas productif et n’aurait pas de réelle emprise sur
la réalité. Il vaut mieux, en suivant l’utilitarisme de la règle, adopter un code moral
idéal qui permettra aux individus de se soucier de leurs projets de vie tout en leur
demandant également de prendre en considération une partie des besoins des
autres individus. L’utilitarisme de la règle évite alors le problème des trop grandes
demandes en permettant à chaque individu de se réaliser sans tomber dans un
autre extrême qui justifierait un égoïsme complet. Ainsi, selon l’utilitarisme de la
règle, cette façon de faire permet réellement de maximiser l’utilité en ne
demandant pas trop aux individus moraux qui doivent compenser pour les autres
personnes qui ne donnent pas leur argent ou leur temps, comme le demande
l’utilitarisme de l’acte.
Néanmoins, certaines critiques ont été adressées à l’encontre de cette
nouvelle forme d’utilitarisme, notamment une objection d’incohérence.95 En effet,
selon cette critique, l’utilitarisme de la règle se contredit en affirmant que l’on doit
maximiser les conséquences positives en adoptant un code moral idéal d’un côté, 94 Singer, 2009 95 Lyons, 1965, Smart, 1973, Mulgan, 2005
76
mais en refusant, de l’autre côté, la possibilité à l’agent d’obéir concrètement au
principe d’utilité lorsqu’une action permettant de maximiser les conséquences
positives contredit la règle dudit code. La critique porte sur le critère d’évaluation
des actions, qui ne correspond pas à la maximisation des conséquences positives,
mais plutôt au respect de la règle du code moral idéal. L’emphase serait mise sur
le respect des règles et non pas sur le principe de maximisation du bien-être sur
lequel se base l’utilitarisme.
Si l’utilitarisme de la règle incorpore ces cas problématiques et ajoute
certaines sous-règles justifiant ces exceptions, alors le code moral deviendra
tellement compliqué qu’il sera impossible à internaliser par les agents. S’il souhaite
rendre compte de toutes ces exceptions pour maximiser l’utilité, il tombera alors
nécessairement dans un utilitarisme de l’acte, puisque la meilleure règle, ou le
meilleur code moral est, finalement, celui qui consiste en une seule règle, celle de
toujours maximiser le bien-être. Par exemple, un code moral idéal pourrait avoir
une règle qui interdit le mensonge à l’exception des cas qui permettent de sauver
des vies. Cette règle est sous-optimale, c’est-à-dire que l’on pourrait maximiser
l’utilité en indiquant d’autres exceptions qui permettent généralement plus de bien
que de mal. Cependant, en ajoutant constamment des cas d’exceptions aux
règles, on obtient un code moral compliqué et difficile à internaliser. Pour remédier
à cette difficulté, il serait mieux de n’avoir qu’une seule règle simple et facile à
appliquer, qui est de maximiser l’utilité. On voit ainsi que l’utilitarisme de la règle
est attaqué sur deux fronts, car d’un côté, on soutient que l’utilitarisme de la règle
empêche l’application du principe utilitariste, alors que de l’autre côté, on affirme
que l’utilitarisme de la règle tombe nécessairement dans l’utilitarisme de l’acte et
que la distinction entre les deux est donc inutile.
L’utilitarisme de la règle réplique à ces objections en se retirant de l’impératif
de devoir toujours maximiser les conséquences pour plutôt faire appel au test de la
généralisation et de la justice, en demandant ce qui arriverait si tout le monde
agissait selon l’exception à la règle. En fait, on revient à la raison pour laquelle
77
l’utilitarisme de la règle a été élaboré au départ : la maximisation des
conséquences positives survient non pas lorsque tous les individus appliquent le
calcul utilitariste à chaque action, mais plutôt lorsqu’il est effectué à l’échelle des
codes moraux à adopter. Pour l’utilitarisme de la règle, il ne s’agit pas d’une
incohérence, mais plutôt de la bonne façon de réellement maximiser les
conséquences positives. De plus, ils peuvent éviter en partie les pièges de
l’injustice et des trop grandes demandes en adoptant un code moral idéal qui joint
le principe de maximisation du bien-être à d’autres principes, comme un principe
de justice, d’intégrité, etc..96
Cela étant, il demeure le problème de motivation, c’est-à-dire les
conséquences de se donner un code moral idéal alors que la plupart des individus
ne respectent pas toujours ce code moral idéal ni les règles qui en découlent.97
Pour reprendre l’exemple cité auparavant, si on détermine que le code moral idéal
possède une règle stipulant que l’on doit donner 5 % de notre revenu afin
d’éradiquer la pauvreté et maximiser l’utilité, dans la réalité, ce n’est pas tout le
monde qui obéit à cette règle, de sorte que le 5 % est nettement insuffisant.
L’utilité n’est pas maximisée en raison du fait que tous les individus ne respectent
pas la règle du code moral idéal. Il faut alors déterminer si l’utilité est maximisée en
donnant 5 %, peu importe les actions des autres, ou donner davantage en raison
du fait que les autres ne le font pas, ce qui empêche l’utilitarisme de la règle de
répondre parfaitement au problème des trop grandes demandes tout en
encourageant l’égoïsme. En tout état de cause, il est difficile d’arriver à des règles
permettant de maximiser le bien-être total qui prennent en considération l’état
actuel du monde et les réactions des individus tout en ne demandant pas trop à
l’agent moral.98 Quoi qu’il en soit, cette critique n’est pas déterminante dans le rejet
de l’utilitarisme de la règle. On voit plutôt que le point principal de divergence
concerne la façon réelle dont la maximisation de l’utilité peut être atteinte en
prenant en considération les individus et la façon dont ils agissent moralement.
96 Hooker, 2000 97 Kagan, 2000 et Mulgan, 2005 98 Voir Hooker (2000) pour une tentative.
78
3.3.2 Utilitarisme négatif
Tel que décrit précédemment, l’utilitarisme propose deux fins à accomplir :
maximiser le plaisir et diminuer la souffrance. L’utilitarisme négatif, quant à lui, se
concentre sur la diminution de la douleur plutôt que sur la production du plaisir :
In terms of a fundamental solidarity of all suffering beings against suffering, something that almost all of us should be able to agree on is what I will term the “principle of negative utilitarianism”: Whatever else our exact ethical commitments and specific positive goals are, we can and should certainly all agree that, in principle, and whenever possible, the overall amount of conscious suffering in all beings capable of conscious suffering should be minimized. (...) Out of this solidarity we should not do anything that would increase the overall amount of suffering and confusion in the universe—let alone something that highly likely will have this effect right from the beginning.99
L’intuition à la base de l’utilitarisme négatif est le rejet de la symétrie entre le plaisir
et la douleur. Le premier est certes important à maximiser, mais jamais au
détriment de la seconde, beaucoup plus importante moralement et devant
absolument être évitée. Il n’y a pas, selon l’utilitarisme négatif, d’équivalence
morale entre le bonheur et la douleur :
I believe that there is, from the ethical point of view, no symmetry between suffering and happiness, or between pain and pleasure. Both the Utilitarians and Kant (...) seem to me (at least in their formulations) fundamentally wrong in this point, which is, however, not one for rational argument (...). In my opinion man suffering makes a direct moral appeal, namely, the appeal for help, while there is no similar call to increase the happiness of a man who is doing well anyway. (A further criticism of Utilitarianism would be that pain cannot be outweighed by pleasure, and especially not one man's pain by another man's pleasure. Instead of the greatest happiness of the greatest number, one should more modestly demand the least amount of suffering for anybody; and further, that unavoidable suffering should be distributed as equally as possible.)100
99 Metzinger, 2004, p. 622 100 Popper, 1950, p. 570-571
79
Il est cependant important de mentionner qu’il y a différentes versions de
l’utilitarisme négatif.101 La version développée en partie par Karl Popper, que l’on
pourrait appeler « forte », soutient qu’il n’y a aucune obligation morale à augmenter
la quantité de bonheur.102 On peut encourager l’augmentation de celle-ci, mais
jamais au détriment de la seule obligation morale, à savoir la diminution de la
souffrance. En conséquence, une action sera bonne si elle permet de minimiser la
quantité de douleur, peu importe ses conséquences sur la quantité de plaisirs. On
peut constater que selon cette doctrine, infliger une souffrance afin d’en soulager
une autre plus grande est permis, mais il est interdit d’en provoquer une, aussi
petite soit-elle, afin de faire advenir un plus grand bonheur.
La version de l’utilitarisme négatif qu’on pourrait appeler « faible » rejette
également l’asymétrie entre la maximisation du bonheur et la minimisation de la
douleur.103 Cependant, elle considère que la première est moralement moins
importante que la seconde, sans renier l’obligation morale de la maximisation du
bonheur. L’intuition sur laquelle se base cette doctrine est que l’on croit
généralement qu’il faut une plus grande quantité de bonheur pour combler une
quantité moindre de souffrance. Par exemple, une personne qui a le cancer va
accepter de se prêter à des séances de chimiothérapie ou de radiothérapie qui
sont douloureuses dans l’espoir d’obtenir un bien supérieur à la souffrance, c’est-
à-dire la possibilité de continuer à jouir de la vie. Pour certaines personnes qui sont
plus âgées ou qui ont seulement la possibilité d’augmenter cette jouissance de
quelques mois, ils considèrent parfois que ces souffrances ne valent pas la peine.
Il s’agit donc de déterminer quelle quantité de souffrance peut être échangée pour
du bonheur. Une plus grande importance doit être accordée à la minimisation de la
douleur dans le cadre du calcul d’utilité.
Cependant, la difficulté réside dans la façon d‘appliquer cette doctrine, c’est-
à-dire le moyen de déterminer le poids exact à accorder à chacun des éléments
101 Griffin, 1979 102 Popper, 1950. 103 Arrhenius et Bykvist, 1995
80
dans le calcul d’utilité.104 Le problème concerne le multiplicateur à utiliser pour
accorder davantage d’importance à la minimisation de la souffrance par rapport à
la maximisation du bonheur. Il est déjà très difficile pour un individu de déterminer
la souffrance qu’il est prêt à endurer pour avoir l’espoir d’une vie meilleure; alors,
lorsque l’on doit évaluer des souffrances et des plaisirs chez différentes
personnes, la situation devient immensément compliquée et difficile à appliquer.
De plus, nous n’avons pas accès à la vie intérieure des individus, de sorte qu’une
douleur que je considère comme étant grave peut être bénigne pour une autre
personne. L’expérience de la douleur est un phénomène personnel difficile à
comparer et à rendre objectif. L’agent doit alors prendre la meilleure décision
possible selon une connaissance plus qu’approximative des données pertinentes
au calcul d’utilité. L’obstacle est d’autant plus grand lorsque l’on introduit dans le
calcul des êtres humains qui n’existent pas encore, c’est-à-dire lors de
comparaisons intergénérationnelles où il faut déterminer quelle quantité de peine
présente vaut une quantité quelconque de bonheur futur. Il semble donc qu’en
ayant recours à la version faible, il faut nécessairement ajouter un principe de
justice supplémentaire pour déterminer la bonne façon d’agir, de sorte que le
principe d’utilité n’est pas suffisant et est même parfois dépassé :
Why a policy of allowing one generation to suffer for the good of future generations seems wrong (if indeed it is wrong) is that it does not distribute benefits and burdens at all equally: one lot gets all the burdens and another all the benefits. And why it seems right (if indeed it is right) to require a very great surplus of benefit over burden in order to justify the policy is that if, in case of conflict, a principle of utility is ever to over-ride a principle of justice, it will only be in virtue of there being a very great deal of utility at stake.105
Il faut ajouter que l’on considère généralement cette doctrine plus
appropriée dans le cadre des institutions, dans la mesure où l’utilitarisme négatif
se révèle être une procédure décisionnelle des mesures publiques adéquate, où il
n’est pas permis de provoquer un mal pour le bien de l’ensemble de la
104 Griffin, 1979 105 Ibid., p. 54
81
population.106 L’avantage de l’utilitarisme négatif dans ce cadre est d’empêcher
l’État d’agir de façon paternaliste en faisant la promotion d’une conception du bien.
Selon une conception libérale des institutions, le rôle général de l’État est de
minimiser les douleurs de ses citoyens et de laisser ces derniers poursuivre leurs
conceptions du bonheur dans leurs vies privées. À l’échelle individuelle, les
individus souhaitent parfois s’infliger quelques douleurs pour se procurer
davantage de bonheur, comme dans le cas d’une personne qui fait un régime afin
d’être en meilleure santé. Cependant, selon une certaine vision de la politique, à
l’échelle des décisions gouvernementales, le rôle de l’État serait de diminuer les
douleurs tandis que chaque individu serait responsable de ses propres plaisirs.
L’État devrait donc, dans cette optique, se concentrer à diminuer les entraves à la
réalisation des individus pour laisser ces derniers choisir de la façon dont ils
atteindront le bonheur :
Philosophers should consider the fact that the greatest happiness principle can easily be made an excuse for a benevolent dictatorship. We should replace it by a more modest and more realistic principle: the principle that the fight against avoidable misery should be a recognized aim of public policy, while the increase of happiness should be left, in the main, to private initiative.107
L’utilitarisme négatif soutient ainsi qu’en agissant pour minimiser la
souffrance, on évite les problèmes politiques reliés à l’utopisme, c’est-à-dire des
régimes politiques qui souhaitent améliorer la société dans laquelle ils évoluent en
infligeant certaines souffrances à une minorité au nom de leurs idéaux ou de leur
conception du bien, on pense par exemple au fascisme. Plutôt qu’un
gouvernement qui planifie et organise toute la société selon la maximisation de ce
qu’il considère comme étant le bien, l’utilitarisme négatif défend plutôt une vision
que l’on pourrait qualifier de minimale, dans la mesure où elle suggère de
s’appliquer principalement à diminuer les souffrances de ses citoyens. Si l’objectif
des institutions à l’intérieur de l’utilitarisme négatif est de diminuer la souffrance de
ses citoyens, elles peuvent quand même se transformer en une force totalitaire en
106 Popper, 1969 107 Ibid, 1969, p. 345
82
tentant d’absolutiser cette fin et en oubliant toute autre considération comme la
liberté des citoyens. Les institutions n’échappent pas complètement à ce problème
puisqu’elles pourront quand même accomplir n’importe quelle action qui permettra
de diminuer la souffrance totale même si cette action semble immorale.
Quoi qu’il en soit, on peut donc voir que l’utilitarisme négatif, dans sa
version forte, semble répondre au problème de l’injustice, dans la mesure où l’on
ne peut sacrifier un individu pour provoquer une plus grande quantité de bonheur.
Ainsi, dans l’exemple de la personne qui souffre par rapport aux gens qui retirent
du plaisir de l’écoute de la coupe du monde de football, l’utilitarisme négatif
soutiendrait qu’on doit interrompre la retransmission de la partie afin d’éliminer la
souffrance de la personne, puisqu’elle est plus importante que tout le plaisir
pouvant être obtenu par les individus. La version faible répondrait plus ou moins à
cette objection en stipulant plutôt qu’il faut déterminer si la quantité de souffrance
occasionnée est compensée par le plaisir de tous les téléspectateurs.
Néanmoins, on peut se demander de quelle façon l’utilitarisme négatif
répondrait au dilemme du tramway et à la variante du « fat man ». Dans les deux
cas, on peut croire que l’utilitarisme négatif demanderait de sacrifier la personne
seule, puisqu’au total, les douleurs sont diminuées. En effet, dans les deux cas, le
sacrifice de la personne seule permet de faire souffrir une seule personne, tandis
que ne rien faire occasionne la souffrance de cinq individus. Une plus petite
souffrance serait échangée contre une grande souffrance, de sorte que
l’utilitarisme négatif demanderait à l’agent de pousser la personne ou de tirer le
levier.
De plus, l’utilitarisme négatif ne résout pas le problème du sacrifice de
l’agent, particulièrement par rapport au problème des trop grandes demandes, car
on exige des agents moraux de diminuer la souffrance totale dans le monde, celle-
ci étant pratiquement infinie. Dans l’état actuel des choses, il y aura toujours
quelqu’un qui souffre en raison d’un manque de ressources. L’agent moral aura
83
donc probablement à donner tout son temps et tout son argent, puisque le déplaisir
occasionné à l’agent est infiniment inférieur à celle des autres individus vivant dans
la pauvreté et la misère. Par exemple, en présence d’un seul individu dans le
monde souffrant de malnutrition, l’humain ne pourrait pas consacrer ses
ressources à l’augmentation de son plaisir, mais devrait plutôt faire don de celles-ci
à la réduction de la souffrance occasionnée. Toutefois, cette objection n’est peut-
être pas suffisante, puisque comme l’a affirmé Singer,108 il s’agit peut-être
réellement de la chose à faire alors que nous sommes détournés de notre devoir
moral par notre égoïsme.
Finalement, on a reproché à l’utilitarisme négatif, dans sa version forte, de
se contredire, car si l’on arrivait à accomplir ses injonctions, il mènerait à
l’extinction des hommes.109 En effet, si l’objectif de l’utilitarisme négatif est de
diminuer la souffrance, alors il faudrait au moins arrêter de procréer. En effet, faire
naître un enfant serait immoral, puisqu’on augmente la quantité de souffrance
totale dans le monde, c’est-à-dire qu’on ajoute un individu qui va nécessairement
souffrir un jour (souffrir physiquement, psychologiquement, etc.), sans compter la
souffrance de l’accouchement lui-même. De cette façon, une fois tous les êtres
humains morts, il n’y aurait plus de souffrance dans le monde, puisque la
possibilité même de souffrance aurait été complètement éradiquée. Puisque le
bonheur n’a pas d’impact par rapport aux souffrances, le meilleur état de fait est
donc celui où les êtres humains n’existent plus, puisque la souffrance aurait
disparu. En ne considérant aucunement le bonheur dans le calcul d’utilité, la
version forte de l’utilitarisme négatif se contredit elle-même en appelant une
extinction des agents moraux qui permettent la réalisation de la doctrine de
l’utilitarisme négatif.110
108 Singer, 2009 109 Smart, 1958 110 C’est néanmoins une avenue proposée par certains philosophes pessimistes (Caraco, 1982, Benatar, 2006 et Ligotti, 2010), même s’ils ne se réfèrent pas explicitement à l’utilitarisme négatif.
84
3.3.3 Utilitarisme à deux niveaux
L’utilitarisme à deux niveaux est une autre variante de l’utilitarisme qui a été
développée par Richard Hare.111 Celle-ci stipule qu’une décision morale devrait
généralement être basée sur un ensemble de règles morales intuitives, sauf lors
de certaines occasions exceptionnelles où l’agent moral devrait plutôt s’engager
dans une délibération morale critique. Il s’agit, en quelque sorte, d’une synthèse de
l’utilitarisme de la règle et de l’utilitarisme de l’acte dans la mesure où le premier
s’applique, dans la plupart des cas, dans la vie de tous les jours; tandis que le
second s’applique lors de la délibération critique, qui exige temps et réflexion afin
de réfléchir à la meilleure action à accomplir lorsque les règles intuitives ne sont
pas suffisantes :
I shall be calling the two levels the intuitive and the critical (...). The intuitive and critical levels of thinking are both, unlike the metaethical, concerned with moral questions of substance; but they handle them in different ways, each appropriate to the different circumstances in which, and purposes for which, the thinking is done.112
Il faut alors choisir entre ces deux méthodes selon les circonstances dans
lesquelles l’agent moral se trouve. Cette théorie se base sur les compétences
inégales des êtres humains à penser de façon critique et abstraite et à déterminer
la bonne façon d’agir dans les circonstances concrètes de la vie ordinaire.
Ainsi, l’utilitarisme à deux niveaux indique que l’on doit se fier à nos
intuitions ainsi qu’à notre internalisation des règles morales lors de la plupart des
situations concrètes qui se présentent à nous, puisque cela est plus pratique, c’est-
à-dire puisque cela s’applique mieux à la rapidité des décisions dont les agents
moraux doivent faire preuve lors de problèmes éthiques réguliers. Pour Hare, le
premier niveau de raisonnement correspond au niveau intuitif, c’est-à-dire à des
principes simples, généraux et applicables à une multitude de cas. Néanmoins, ce
niveau est parfois insuffisant lorsque des situations exceptionnelles adviennent et 111 Hare, 1981 112 Ibid., p. 25-26
85
qu’elles ne peuvent être résolues simplement par ces méthodes. Il faut alors avoir
recours à une réflexion plus élaborée qui exige davantage de temps.
Hare identifie trois moments où l’agent moral doit passer du mode intuitif au
mode critique et délibératif. Premièrement, il doit avoir recours à la réflexion
critique lorsque deux règles morales intuitives entrent en conflit. Ensuite, lorsqu’un
cas particulier survient, l’agent doit s’interroger à savoir si les principes intuitifs qu’il
possède s’appliquent réellement à la situation. Enfin, et il s’agit probablement du
moment le plus important, il doit avoir recours à une délibération réflexive critique
lorsqu’il doit choisir les principes ou règles morales qu’il devra appliquer
intuitivement.
Dans ces cas, l’agent moral doit adopter le mode de pensée critique qui
exige davantage de réflexion afin de trouver la bonne façon d’agir. C’est à ce
niveau que les dilemmes moraux peuvent être résolus. Il est important de
mentionner qu’à ce stade, Hare soutient qu’on doit appliquer un utilitarisme des
préférences, c’est-à-dire qu’au lieu de maximiser les plaisirs des individus, on doit
plutôt chercher à maximiser les préférences bien informées des individus.
Généralement, les gens désirent les mêmes choses qui leur apportent du bien-
être. Mais il arrive parfois que ces deux choses divergent. Par exemple, une
personne peut vouloir effectuer un jeûne (souffrance) afin de posséder un plus
haut niveau spirituel (préférence). L’avantage de cette doctrine est de ne pas avoir
recours à des choses bonnes ou mauvaises en soi, puisque tout dépend des
préférences individuelles.
Hare utilise la figure du prolétaire pour illustrer la position du premier niveau
(instinctif). Celle-ci correspond à l’individu qui n’a pas le temps de réfléchir à ses
devoirs moraux et qui doit se fier à ses instincts pour agir concrètement dans le
monde qui l’entoure. Dans le second niveau (critique), il s’agit plutôt de se
positionner comme archange, c’est-à-dire un individu absolument impartial qui
aurait une connaissance parfaite des conséquences de ses actions. Il est
86
important de mentionner qu’il ne s’agit pas de diviser les gens entre ces
prototypes, mais plutôt d’adopter chaque position en fonction des circonstances.
Pour Hare, les critiques formulées à partir des cas extrêmes sont
fallacieuses, car il est erroné d’appliquer la théorie utilitariste à ces cas et les
mettre en opposition aux intuitions des individus. Les gens ont plusieurs principes
moraux qui leur permettent de bien agir dans la majorité des situations. Ces
principes peuvent parfois les induire en erreur dans certaines situations
exceptionnelles, mais somme toute, ils leur permettent de choisir la bonne action à
accomplir :
It is no argument against act-utilitarianism that in some unusual cases it would take a bad man to do what according to the utilitarian is the morally right or even the morally rational thing; good men are those who are firmly wedded to the principles which on nearly all actual occasions will lead them to the right thing, and it is inescapable that on unusual occasions moderately good men will do the wrong thing.113
De plus, Hare rejette les problèmes des fanatiques et de la distribution en affirmant
qu’il s’agit principalement d’erreurs d’interprétation de la doctrine utilitariste. En
effet, selon lui, le problème des fanatiques ne se produit pas dans la réalité, car
l’intensité du désir du fanatique ou du sadique n’est pas assez grande pour faire
pencher la balance de son côté. Les torts causés sont beaucoup plus grands en
proportion de tout le plaisir pouvant être retiré par ce type d’individus. Concernant
le problème de la distribution, Hare réplique en soutenant que le plaisir décroît à
mesure que l’individu possède du plaisir, de sorte que les inégalités sont
nécessairement restreintes. Qui plus est, les inégalités sont porteuses de désutilité
en créant du ressentiment, de la haine, etc. Pour Hare, la justice réside plutôt dans
le fait que l’utilitarisme accorde un poids égal et impartial aux différents intérêts des
individus, peu importe le rang ou la classe sociale.
Néanmoins, dans le cas des dilemmes moraux explorés précédemment,
113 Hare, 1982
87
l’utilitarisme à deux niveaux de Hare ne semble pas régler les conflits, car il y a
tout d’abord une incohérence dans l’application concrète de la théorie, qui justifie
pratiquement n’importe quelle action en accord avec les intuitions de l’individu.114
On autorise le recours à des principes intuitifs lors de situations concrètes sans
fonder la pertinence morale de ces intuitions et de ces règles de vies. Tel que
mentionné précédemment, les intuitions des individus sont changeantes selon le
contexte et il est problématique de se fier à elles pour déterminer la bonne action à
accomplir.115
Une réflexion sur ces intuitions et ces principes peut advenir au niveau
réflexif et critique, mais on peut se demander si la majorité des agents vont
réellement passer à ce niveau s’ils peuvent économiser temps et énergie en ayant
recours à des principes découlant de leurs intuitions fondamentales :
L’objection s’adresse donc spécifiquement au type de théorie proposé par Hare, qui, d’un côté, représente les réponses intuitives comme profondément enracinées, cernées d’émotions morales fortes, suffisamment robustes pour voir l’agent traverser des situations dans lesquelles une réflexion sophistiquée pourrait l’égarer, mais qui, de l’autre, donne, en même temps, de ces réponses une explication qui en fait un moyen pour assurer des résultats utilitaristes. La théorie néglige le fait que ces réponses ne sont pas un mécanisme de boîte noire destiné à générer le meilleur résultat probable dans des conditions déroutantes.116
Le même problème est à l’œuvre lorsqu’on passe à l’aspect réflexif et critique de la
délibération morale, où il ne s’agit finalement que d’une réflexion un peu plus
poussée sur la façon d’appliquer réellement le système utilitariste lorsque la
situation est plus compliquée et que les conséquences de nos actions y sont plus
difficiles à cerner. La réflexion est déterminée d’avance dans la mesure où il ne
faut que trouver les meilleurs moyens de réaliser la doctrine utilitariste. La théorie
114 Williams, 1985 et Williams, 1988 115 D’ailleurs, plusieurs études en psychologie ont déterminé que le contexte jouait un grand rôle dans la réponse des individus à des dilemmes moraux. Pour un survol du situationnisme, voir Ross et Nisbett, 1991. 116 Williams, 1988, p.190
88
de Hare est alors soumise aux mêmes critiques mentionnées auparavant à
l’encontre de l’utilitarisme.
Concernant les dilemmes moraux élaborés tout au long de ce texte, on peut
raisonnablement croire qu’Hare soutiendrait des agissements en accord avec nos
intuitions lorsque de tels dilemmes se produisent et que nous n’avons pas le temps
de réfléchir longuement. Cependant, nous devrions passer à un mode réflexif et
critique lorsque l’on peut prendre le temps de réfléchir et lorsque la situation est
trop complexe. Cependant, pour Hare, ce mode critique représente un utilitarisme
des préférences au sein duquel le temps délibératif permet de procéder à un réel
examen des conséquences de nos actions et où nous devons maximiser les
préférences totales. On peut alors penser que, d’un côté, l’aspect intuitif empêche
de sacrifier des individus ou de se sacrifier soi-même (temps, argent, ou même
notre vie), mais que, d’un autre côté, si nous effectuons un réel travail réflexif qui
demande du temps, une posture impartiale et la meilleure possibilité de prévoir
toutes les conséquences de nos gestes; la meilleure action serait finalement
parfois de sacrifier certaines personnes voire de se sacrifier, puisque nos
préférences peuvent parfois être inférieures aux autres. Hare ne proposerait donc
rien de nouveau dans la mesure où les dilemmes moraux font appel à un travail
réflexif qui se conclut par l’application de l’utilitarisme des préférences. D’un côté,
les actions morales des individus, déterminées à partir de leurs intuitions, sont
légitimées par la nécessité d’avoir recours à des règles générales dans la vie
quotidienne. D’un autre côté, la partie critique et délibérative demande seulement
de déterminer la bonne façon d’appliquer la bonne théorie morale, l’utilitarisme des
préférences. Selon celle-ci, il serait alors permis et moralement requis de sacrifier
certaines personnes si cela permet de maximiser les préférences totales. On
n’évite donc pas les problèmes reliés aux sacrifices des autres ou au sacrifice de
l’agent.
89
3.4 Conclusion
À partir de plusieurs expériences de pensée, différentes critiques peuvent
être formulées à l’encontre de l’utilitarisme et de la façon dont les agents devraient
réagir. Néanmoins, nous avons vu dans ce chapitre que l’utilitarisme peut se
défendre en affirmant que ses opposants se trompent lorsqu’ils interprètent la
doctrine utilitariste. Ils calculeraient mal les conséquences de leurs actions,
notamment par rapport à leurs probabilités ou à leur poids. Une autre stratégie
consiste à défendre les cas qui semblent heurter nos intuitions morales en rejetant
ces dernières et en démontrant leur faillibilité.
Finalement, certaines personnes vont plutôt accepter les cas
problématiques et leurs critiques pour tenter de réformer l’utilitarisme et se défaire
des objections. Nous avons donc examiné les théories de trois variantes de
l’utilitarisme : l’utilitarisme de la règle, l’utilitarisme négatif et l’utilitarisme à deux
niveaux. Force est de conclure qu’aucune de ces théories n’arrive à répondre
parfaitement au problème du sacrifice des autres ou de l’agent.
90
Conclusion
En 1967, sans le savoir, Philippa Foot formule une expérience de pensée
tellement populaire qu’elle deviendra une véritable sous-discipline de l’éthique. Le
dilemme du tramway, qui donne à l’agent le choix entre laisser un tramway
percuter cinq individus ou faire dévier le tramway sur une voie secondaire sur
laquelle se trouve une seule personne, est encore commenté aujourd’hui, presque
cinquante ans après sa première diffusion.117 Bien qu’artificiel, ce scénario a été
utilisé pour découvrir plusieurs principes ou distinctions à la base des intuitions des
individus.
Le dilemme du tramway a d’abord permis de voir que les gens préfèrent
généralement faire dévier le tramway sur la voie secondaire afin qu’une seule
personne décède au lieu de cinq. Ce résultat irait donc dans la même veine que
l’utilitarisme, théorie morale qui soutient qu’il faut maximiser les conséquences
positives de nos actions par rapport aux conséquences négatives. Néanmoins,
plusieurs variantes de l’expérience de pensée originale ont été proposées afin de
tester des changements qui rendent cette maximisation non souhaitable. Dans la
version intitulée « bystander’s three options » développée par Judith Jarvis
Thomson, l’agent ne peut pas faire dévier le tramway sur la personne seule,
puisqu’il est injuste de sacrifier une tierce personne alors que nous ne sommes
pas prêts à nous sacrifier. Deux autres dilemmes où la mort d’une personne est
provoquée pour en sauver cinq semblent inacceptables aux yeux des personnes,
la « transplantation » et le « fat man ». Nous avons vu que la doctrine du double
effet permettait d’expliquer la différence morale ressentie par les individus entre
ces deux expériences de pensée et le dilemme du tramway. Il y aurait une
différence entre les intentions d’une personne et les conséquences prévues, mais
non voulues de son action.
117 Kamm, 2016
91
Cette distinction a été remise en cause avec le dilemme du « loop », où
l’intention de l’agent est de faire dévier le tramway sur la personne seule afin de
sauver les cinq individus. Nous avons vu que Kamm a tenté de réformer la doctrine
du double effet pour tenir compte de ce problème en introduisant la doctrine du
triple effet. La distinction à la base de la doctrine concerne le fait d’agir dans le but
qu’un mal advienne par rapport à agir parce qu’un mal va se produire, mais sans
avoir l’objectif qu’il se produise. Cette théorie a été critiquée par plusieurs auteurs
avec l’aide de différentes variantes du dilemme du tramway pour démontrer que le
principe du triple effet n’a pas de signification normative.
À partir de ces expériences de pensée et de plusieurs autres, nous avons
formulé deux grandes critiques à l’utilitarisme : le problème du sacrifice des autres
et le problème du sacrifice de soi. Le premier problème concerne la possibilité de
devoir sacrifier les intérêts, désirs ou vies de certaines personnes. Il n’y a aucune
limite à ce que l’utilitarisme demande de faire, de sorte que l’agent doit parfois agir
de telle sorte qu’il doit enlever la vie d’une ou de plusieurs personnes lorsque cela
permet de maximiser la quantité totale de bien-être. De plus, l’utilitarisme est
vulnérable au problème des fanatiques, c’est-à-dire à ces individus qui ne veulent
pas seulement jouir de certains biens ou désirs, mais également empêcher les
autres de pouvoir satisfaire leurs désirs. L’objection concerne le devoir de
considérer tous les types de plaisirs dans le calcul d’utilité, incluant ceux qui
trouvent leur source dans la restriction de celui des autres. La distribution de la
somme totale de bien-être ne compte pas directement pour un utilitariste, de sorte
qu’une société fortement inégalitaire avec un petit groupe d’individus hautement
heureux sera préférée à une autre organisation sociale plus égalitaire si la
première possède une somme totale de bien-être supérieure.
Le sacrifice requis par l’utilitarisme peut également s’appliquer à l’agent, qui
doit parfois mettre de côté ses projets, ses valeurs, ses intérêts, ses désirs, ou
même sa vie pour accomplir l’impératif utilitariste. Intuitivement, il semble que l’on
exige des sacrifices beaucoup trop grands de la part de l’agent, qui doit par
92
exemple abandonner son temps et ses biens à des organismes de charité qui, eux,
parviendront à maximiser l’utilité. L’utilitarisme peut aller jusqu’à demander à
l’agent de donner sa vie lorsque cela permet de sauver plusieurs autres vies.
L’utilitarisme obligerait ainsi l’agent à faire des choses que nous croyons
intuitivement non obligatoires. De plus, l’agent doit abandonner la réalisation de
ses projets de vie et de ses valeurs, des composantes importantes dans l’identité
d’une personne. Tout élément est sacrifié au nom d’un seul impératif, la
maximisation de la somme totale de bien-être.
Finalement, l’utilitarisme a tenté de se défendre face à ses nombreuses
critiques. Ces dernières ont souvent recours à des cas extrêmes pour démontrer
l’absurdité à laquelle elles aboutissent. La procédure est généralement la même,
c’est-à-dire qu’elles interprètent la doctrine utilitariste pour affirmer que celle-ci
demande d’agir de telle façon dans telle situation. Elles soutiennent ensuite
qu’aucune théorie morale crédible ne peut demander aux agents d’agir de telle
façon. Ainsi doit-on conclure que l’utilitarisme n’est pas une bonne théorie éthique.
Comme nous l’avons vu, l’utilitarisme peut alors répondre en rejetant
l’interprétation effectuée par les critiques de l’utilitarisme. Selon cette solution, les
interprétations seraient coupables de mal calculer les probabilités des
conséquences de nos actions et donneraient des valeurs erronées aux éléments
devant être pris en considération dans le calcul d’utilité. Nous avons cependant
partiellement rejeté cette défense en soutenant que l’on pouvait imaginer des cas
qui ne laissaient place à aucune erreur d’interprétation. Dans un second temps,
l’utilitarisme peut blâmer le recours aux cas extrêmes pour dévaloriser l’utilitarisme.
Les intuitions à la base de ces cas seraient suspectes et manipulables, de sorte
qu’on ne pourrait pas fonder le rejet d’une théorie morale en faisant appel à celles-
ci.
Une dernière avenue consiste à accepter les cas extrêmes et les critiques
formulées pour tenter de réformer l’utilitarisme. En agissant de la sorte, on évite les
problèmes et on perfectionne une théorie morale ayant de bonnes bases. Dans
93
cette optique, nous avons étudié trois variantes de l’utilitarisme. L’utilitarisme de la
règle soutient l’adoption de règles morales permettant de maximiser l’utilité. C’est
donc en suivant ces règles qu’on peut réellement maximiser l’utilité, car on évite
les erreurs et les pertes de temps. Néanmoins, comme nous l’avons constaté, rien
n’empêche l’utilitarisme de la règle d’adopter un code moral qui sera soumis aux
mêmes critiques. L’utilitarisme négatif, quant à lui, rejette la symétrie entre la
maximisation du plaisir et la minimisation de la douleur. Cette dernière serait
moralement plus importante à accomplir et la valeur à y accorder varie selon la
version faible ou forte de cette doctrine. Toutefois, elle ne permet pas d’éviter le
problème du sacrifice des autres, car on peut toujours imaginer une situation où la
vie d’une personne sera sacrifiée pour sauver la vie de plusieurs personnes. La
souffrance étant infinie, l’utilitarisme négatif ne répond pas au problème du
sacrifice de l’agent, qui devra consacrer tout son temps et ses avoirs à la
diminution des souffrances des autres. Finalement, l’utilitarisme à deux niveaux
autorise l’individu à agir selon ses propres règles morales intuitives dans les
nombreux problèmes éthiques de la vie quotidienne, tout en devant s’engager
dans un travail réflexif et critique lorsque certaines situations problématiques
surviennent. Ce travail réflexif conduit nécessairement à l’application de
l’utilitarisme des préférences. Les problèmes envers cette forme d’utilitarisme
demeurent les mêmes, car au niveau intuitif, l’individu est autorisé à appliquer ses
règles morales générales alors qu’au niveau réflexif, il ne s’agit que d’appliquer
une autre variante de l’utilitarisme qui ne diffère pas substantiellement de
l’utilitarisme de l’acte.
L’avantage des expériences de pensée est de tester concrètement
l’application d’une théorie morale et de distinguer les problèmes qu’elle peut
rencontrer. L’objectif est peut-être moins de trouver une théorie qui n’aura aucun
point faible que d’être conscient des forces et faiblesses de chacune pour ne pas
se laisser aveugler par un seul impératif. En ce sens, ce texte n’a fait qu’effleurer
cet objectif à propos de l’utilitarisme, d’autres recherches pouvant être effectuées à
partir d’expériences de pensée différentes.
94
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