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Mémoires d'une jeune fille dérangéeexcerpts.numilog.com/books/9782715809949.pdf · Bianca Lamblin MÉMOIRES D'UNE JEUNE FILLE DÉRANGÉE ÉDITIONS BALLAND 33, rue Saint-André-des-Arts

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MÉMOIRES D'UNE

JEUNE FILLE DÉRANGÉE

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© Éditions Balland, 1993.

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Bianca Lamblin

MÉMOIRES D'UNE

JEUNE FILLE DÉRANGÉE

ÉDITIONS BALLAND

33, rue Saint-André-des-Arts 75006 Paris

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A Marianne

et à Sylvia

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Pour la première fois, après avoir longtemps hésité, j'ai décidé de rapporter ce qui, dans ma vie, a été un drame. En vérité, ce sont les événements qui me contraignent à écrire ce récit, quelque répugnance que j'éprouve à le faire. Si mon histoire n'est pas banale, cela tient sans doute à la personnalité de deux de ses protagonistes : Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Ensemble nous formions un trio, ou du moins c'est ainsi qu'on m'avait présenté les choses.

Aujourd'hui, après cet été de 1990, je vais donc tenter de relater cet épisode flamboyant tel que je l'ai vécu, pour témoigner de ce qu'il fut, cesser de me cacher sous un pseudonyme et me montrer enfin à visage découvert à mes contemporains. J'ai parfaite- ment conscience que ce témoignage sera peut-être tourné en dérision par certains : affronter des person- nages aussi considérables semblera, à ceux qui en sont restés les admirateurs, bien présomptueux. J'en prends le risque. La façon dont Simone de Beauvoir, puis

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Sartre, m'ont traitée en 1940, l'humiliation et les souffrances qu'ils m'ont infligées furent si graves que la simple vérité que je veux exposer sonnera, je l'espère, plus clair, plus juste que les mensonges que l'on trouve dans les Lettres à Sartre. Mon chagrin de 1940 s'est réveillé cinquante ans après, à la lecture de ces Lettres et du Journal de guerre qui en accompagnait la publi- cation. Je vis se dévoiler enfin le sens de ce que j'avais vécu naguère sans comprendre.

J'ai essayé maintes fois d'écrire cette aventure. En vain. J'étais toujours empêchée, bloquée par un obs- tacle puissant et inconnu. Je ne pouvais parler à personne de ce qui m'était arrivé; j'ai gardé le secret envers tout le monde, sauf envers mon mari et, plus tard, mes filles lorsqu'elles furent adultes. Sûrement aussi quelques rares amis ou camarades de Sorbonne se sont-ils doutés que j'avais eu des relations avec Simone de Beauvoir et Sartre, mais ils sont peu nom- breux.

Au début de l'année 1990, Gallimard a publié les Lettres à Sartre et le Journal de guerre que Simone de Beauvoir a tenu de 1939 à 1941. Sylvie Le Bon 1 a jugé nécessaire de livrer au public ces textes, avant tout de caractère intime, mais qui concernaient beau- coup de gens, et spécialement la période même où ma vie a été complètement bouleversée par ma ren- contre avec Simone de Beauvoir. Sylvie Le Bon a

1. Sylvie Le Bon est la fille adoptive de Simone de Beauvoir. C'est elle qui a la responsabilité légale de la publication des textes de Simone de Beauvoir. C'est donc elle qui fit éditer les Lettres à Sartre et le Journal de guerre (Gallimard) sans doute selon le souhait de Simone de Beauvoir.

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s i m p l e m e n t év i t é d e c i te r m o n n o m e t l ' a r e m p l a c é

p a r le p s e u d o n y m e « Lou i se V é d r i n e » E n effet ,

q u e l q u e t e m p s a u p a r a v a n t , a y a n t l u d a n s u n en t re f i l e t

d u Monde q u e Sylvie Le B o n a v a i t d é c i d é d e fa i re

d o n à la B i b l i o t h è q u e n a t i o n a l e d ' u n ce r t a in n o m b r e

d e le t t res d e S i m o n e d e B e a u v o i r , je lu i ava is écr i t

p o u r lu i r a p p e l e r la p r o m e s s e f o r m e l l e d e S i m o n e d e

B e a u v o i r d e n e j a m a i s c i te r m o n n o m d a n s ses l e t t res

o u M é m o i r e s . J ' i g n o r a i s , a u m o m e n t o ù je l u i écrivis ,

q u ' e l l e p r é p a r a i t u n e é d i t i o n d e s Let t res à Sar t re .

M a l g r é le c o n t e n u d e ces Let t res e t d e ce J o u r n a l

q u i m ' a t t e i n t si g r a v e m e n t , je d é c l a r e ici d e façon

l i m i n a i r e q u e m o n récit n ' e s t p a s i n s p i r é p a r u n dés i r

d e vengeance , m a i s p a r la s i m p l e v o l o n t é d e d i r e la véri té .

La p u b l i c a t i o n d e ces t ex tes a susc i t é u n g r a n d

n o m b r e d ' a r t i c l e s , les u n s l o u a n g e u r s , les a u t r e s

écœurés . J ' a i l u ce r t a ins d ' e n t r e e u x , d u Monde à

L ibéra t ion en p a s s a n t p a r Elle. D e s a m i s m ' a v a i e n t

p a r l é d e l eu r c o n t e n u , m e m e t t a n t en g a r d e , s ' e f fo rçan t

d e m e d i s s u a d e r d e les lire. M a i s je n ' a i p a s p o u r

h a b i t u d e d e f u i r u n d a n g e r , je l ' a f f ron te , m ê m e si

l ' expér i ence d o i t e n ê t re d o u l o u r e u s e . P o u r t a n t , a p r è s

avo i r ache té ces t ro is v o l u m e s , il m e f a l l u t p l u s i e u r s

s e m a i n e s a v a n t d ' o s e r les ouvr i r . J ' é t a i s d é c h i r é e p a r

d e u x s e n t i m e n t s con t ra i r e s : je v o u l a i s s avo i r ce q u e

S i m o n e d e B e a u v o i r ava i t écr i t s u r m o i à Sar t re , e t

e n m ê m e t e m p s je l ' a p p r é h e n d a i s . I l f a u t d i r e q u e

1. Louise Védrine est le pseudonyme dont m'avait dotée Simone de Beauvoir dans les Lettres au Castor et à quelques autres (Gallimard, 1983), de Jean-Paul Sartre. Je développerai ultérieurement les circons- tances de cette affaire.

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certains extraits cités par la presse étaient de nature à me donner la chair de poule.

Pour comprendre la gravité de la crise que je tra- versais, je dois souligner qu'il ne s'agissait pas seu- lement d'événements de ma jeunesse, depuis long- temps dépassés, mais que pour moi Simone de Beauvoir était restée une amie. Durant toute sa vie,

nous avons continué à nous voir régulièrement. J'avais en elle une totale confiance, je la croyais capable de tout comprendre, et la considérais comme foncière- ment droite; je pensais que son amitié était sincère, quoique tout à fait différente du lien affectif qui nous avait unies dans ma jeunesse. Cette image que je portais en moi, elle n'a rien fait pour la détruire, bien au contraire, elle la préservait de toute souillure. Main- tenant que j'ai lu les Lettres et le Journal de guerre, je n'arrive pas à m'expliquer comment j'ai pu être trom- pée à ce point. Certes, j'ai toujours beaucoup de mal à imaginer la duplicité des autres, mais ma candeur n'est pas infinie. En ce cas, c'est comme si l'image idéalisée de mon professeur, forgée dans mon adoles- cence, était restée intacte toute ma vie et avait joué le rôle d'un écran masquant ses vrais sentiments. Comme, en ces temps lointains, Simone de Beauvoir ne me racontait que peu de chose sur elle ou sur ses proches, se dérobant d'un « il n'y a rien d'intéressant à en dire », ou mentant carrément; comme elle évitait soigneusement de me mettre en contact avec ses amis, de me faire pénétrer dans son univers, je n'avais pas beaucoup de points de repère.

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Je me rends compte à présent que j'ai été victime des impulsions donjuanesques de Sartre et de la pro- tection ambivalente et louche que leur accordait le Castor. J'étais entrée dans un monde de relations complexes qui entraînaient des imbroglios lamen- tables, des calculs minables, de constants mensonges entre lesquels ils veillaient attentivement à ne pas s'embrouiller. J 'ai découvert que Simone de Beauvoir puisait dans ses classes de jeunes filles une chair fraîche à laquelle elle goûtait avant de la refiler, ou faut-il dire plus grossièrement encore, de la rabattre sur Sartre. Tel est, en tout cas, le schéma selon lequel on peut comprendre aussi bien l'histoire d'Olga Kosa- kievicz 1 que la mienne. Leur perversité était soigneu- sement cachée sous les dehors bonasses de Sartre et

les apparences de sérieux et d'austérité du Castor. En fait, ils rejouaient avec vulgarité le modèle littéraire des Liaisons dangereuses.

Pour moi, j'étais totalement convaincue que leur union était indestructible. Cette conviction reposait, certes, sur la façon dont Simone de Beauvoir m'avait présenté leurs sentiments et leur engagement, mais aussi sur l'idée que j'avais de l'amour et de la fidélité. Au temps du « trio » (c'est-à-dire en 1939), j'étais persuadée qu'ils m'aimaient tous deux sincèrement. Le fait que mes relations avec l'un et l'autre reposaient sur la base ferme de leur amour réciproque ne me donnait aucune jalousie, mais au contraire une sen-

1. Olga Kosakievicz, ancienne élève de Simone de Beauvoir, forma avec elle et Sartre le premier « trio » à Rouen. Cette jeune fille a inspiré à Sartre le personnage d'Ivich, dans l'Age de raison et à Simone de Beauvoir celui de Xavière, dans l'Invitée.

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sa t ion d e g r a n d e sécuri té . J ' a v a i s le s e n t i m e n t d ' a v o i r

c o n s t i t u é avec e u x u n t r i ang le défini t i f . A v a n t q u e je n e c o n n u s s e Sar t re , il n ' ex i s t a i t en t re S i m o n e d e B e a u -

v o i r e t m o i q u ' u n l ien d ' a m i t i é pass ionnée . D è s son

a p p a r i t i o n d a n s le c h a m p affectif, t o u t d e v i n t b e a u -

c o u p p l u s difficile e t c o m p l i q u é .

Le m o n d e d a n s l e q u e l ils se m o u v a i e n t l ' u n e t

l ' a u t r e é t a i t d ' a i l l e u r s très é lo igné d u m i e n . Il n e

r e s s e m b l a i t en r ien à ce lu i q u e j ' avais c o n n u j u s q u e -

là. Auss i étais- je l ivrée à l e u r fanta is ie p a r m o n i g n o -

rance m ê m e des b u t s q u ' i l s p o u r s u i v a i e n t . D e m o n

côté, j 'é ta is t e l l e m e n t exa l t ée p a r ce t te d o u b l e pass ion ,

p a r l ' é t r ange té d e no t re a v e n t u r e q u e j 'évoluais , c o m m e

M a d a m e Bovary , d a n s u n e sor te d e rêve éb lou i q u i

m ' e m p ê c h a i t d e déchi f f re r les ind ices des m e n s o n g e s

q u ' i l s m e fa isa ient , d e d i s s ipe r les i l lus ions d a n s les-

que l l e s j 'é ta is p r i se c o m m e d a n s u n e nasse. I l est

p r o b a b l e auss i q u ' e n s ' e n g a g e a n t d a n s cet te affaire ils

ne s ' é t a i en t pas r e n d u c o m p t e d e la v io lence affective

q u i d o r m a i t en m o i e t des h a u t e s exigences q u ' i m -

p o s a i t m o n idée d e l ' a m o u r . D e l eu r p o i n t d e vue ,

no t r e h i s to i re é ta i t bana l e , t o u t a u p l u s u n e p â l e

r épé t i t i on d u t r io avec O l g a . P o u r m o i , elle é t a i t

u n i q u e , v i ta le , je m ' y étais e n g a g é e t o t a l e m e n t . D e ce

m a l e n t e n d u p r o v i e n n e n t les r é c r i m i n a t i o n s cons tan tes

d u Cas to r , d a n s ses le t t res à Sartre , c o n c e r n a n t ce

q u ' e l l e n o m m e m o n « p a t h é t i q u e » q u i , si souven t ,

l ' agaçai t . Mai s , q u a n d on s ' a m u s e à a l l u m e r u n feu,

o n ne sa i t j ama i s j u s q u ' o ù il s ' é t endra , j u s q u ' o ù le v e n t l ' a t t i sera .

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L'autre motif, moins important sans doute, mais qui a joué un certain rôle dans ma décision d'écrire ma propre histoire, c'est que je ne pouvais plus sup- porter d'être l'objet passif dont les biographes ou les pamphlétaires se complairaient à décrire les traits, je voulais enfin être le sujet qui relate ce qu'il a vécu et non plus simplement un objet pour les autres.

La publication à New York en 1990 d'une bio- graphie de Simone de Beauvoir, par Deirdre Bair, a provoqué mon exaspération 1 Dans un livre docu- menté, en apparence, Deirdre Bair, universitaire amé- ricaine qui se prévaut de nombreuses et longues entre- vues avec Simone de Beauvoir, raconte à sa façon mon histoire avec les deux écrivains. Dans le texte même

de la biographie et dans l'index de ce gros livre, elle donne mon nom de jeune fille, mon nom de femme mariée et livre la clef de mon pseudonyme, Louise Védrine.

Lorsque j'appris par des membres de ma famille américaine que j'avais ainsi acquis une notoriété dou- teuse, je fus alarmée et furieuse, puisque ma ligne de conduite constante avait été de me taire sur l'aventure du « trio » et que j'avais demandé (et obtenu) de Simone de Beauvoir et de Sartre la promesse de ne jamais citer mon nom dans leurs œuvres. Aux États- Unis, je ne connais pas grand monde, et d'ailleurs les lois n'y protègent pas la vie privée : il était impossible et vain d'attaquer le livre, déjà paru et qui se vendait bien. Mais j'étais très inquiète d'une probable tra-

1. Deirdre Bair, Simone de Beauvoir, a Biography, Simon and Schuster, 1990.

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d u c t i o n en français. Ici, t a n t m o n m a r i q u e m o i - m ê m e

conna iss ions u n très g r a n d n o m b r e d e gens . B e r n a r d

ava i t e u b e a u c o u p d ' é t u d i a n t s , e t m o i p l u s i e u r s géné -

r a t ions d ' é lèves , sans c o m p t e r t ous nos a m i s et col-

lègues. O r le l ivre d e D e i r d r e Ba i r c o n t i e n t certes des

fai ts avérés, m a i s auss i u n très g r a n d n o m b r e d 'aff ir-

m a t i o n s d o u t e u s e s , q u i f rô len t la c a lomn ie .

J e consu l t a i d o n c u n avoca t , q u i m e déconse i l l a

t o u t e ac t ion a u x É t a t s - U n i s , m a i s m ' a f f i r m a q u ' o n

p o u v a i t à l ' avance aver t i r le f u t u r é d i t e u r d e la t ra -

d u c t i o n française q u e je m ' o p p o s a i s c a t é g o r i q u e m e n t

à la p u b l i c a t i o n d e m o n n o m e t a u d é v o i l e m e n t d u

p s e u d o n y m e . S u i v i r e n t d i x - h u i t m o i s d e t r ac ta t ions

difficiles en t r e les éd i t i ons Faya rd , D e i r d r e Ba i r e t m o n

avoca t , a u t e r m e d e s q u e l s M Bai r accep ta enfin d e

r e m p l a c e r m o n n o m p a r ses p r o p r e s ini t ia les : D . B .

Simone de Beauvo i r p a r u t e n français e n 1 9 9 1 , chez

Fayard .

Il est difficile d e c o m p r e n d r e c o m m e n t D e i r d r e Bai r

ava i t t ravai l lé . M a n i f e s t e m e n t , elle ava i t p r i s p o u r

a r g e n t c o m p t a n t , sans j ama i s les vérifier, les a l l éga t ions

m a l v e i l l a n t e s e t m e n s o n g è r e s d e S i m o n e d e B e a u v o i r m e concernan t . C e t t e de rn i è re s ' é ta i t d ' a i l l e u r s b i en

g a r d é e d e m e d i r e c l a i r e m e n t q u ' u n e un ivers i t a i re

a m é r i c a i n e p r é p a r a i t u n t rava i l i m p o r t a n t sur elle : le

p e u q u ' e l l e ava i t laissé é c h a p p e r é ta i t évasif, s o u v e n t

c r i t ique , e t elle m ' a v a i t « d é f e n d u » d e lire le l ivre

l o r s q u ' i l pa ra î t r a i t . C e t t e i n t e rd i c t i on a u r a i t d û évei l ler

m a suspic ion . Cas to r s ' é t a i t m o n t r é e , à sa façon, naïve ,

m a i s je n ' y avais g u è r e p r ê t é a t t e n t i o n : t a n t d e choses

é ta ien t écrites sur elle d e p a r le m o n d e q u e j 'é tais

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dépassée p a r sa no to r i é t é , e t ava i s r e n o n c é d e p u i s

l o n g t e m p s à en su iv re la c h r o n i q u e .

D e p l u s , S i m o n e d e B e a u v o i r s ' é t a i t a r r a n g é e p o u r

q u e D e i r d r e Ba i r n ' e n t r e p a s e n c o n t a c t avec m o i , d e

façon à d e m e u r e r la seu le source d ' i n f o r m a t i o n s u r n o t r e h i s to i r e c o m m u n e . Il r é s u l t a i t d e t o u t e s ces

m a n œ u v r e s u n e i m a g e d e m o i , e t d e B e r n a r d , t o u t à

fa i t i n a c c e p t a b l e e t q u i m ' a b e a u c o u p c h o q u é e .

La p a r u t i o n d e d ive rses p u b l i c a t i o n s 1 e n t r e 1 9 8 9

e t 1 9 9 1 , d a n s l e sque l l e s j ' é ta is n o m m é m e n t m i s e e n

cause, m ' a d o n c c o n d u i t e à la déc i s ion d ' é c r i r e m o i - m ê m e le réci t d e l ' a v e n t u r e d e m e s d i x - h u i t ans.

Q u a t r e ans ap rè s la m o r t d e S i m o n e d e B e a u v o i r ,

1 9 9 0 a r e p r é s e n t é l ' a n n é e p i v o t , so r te d e r é p é t i t i o n ,

c i n q u a n t e ans p l u s t a r d , d e l ' e f f o n d r e m e n t d e 1 9 4 0 .

M a i s ce t te fois, ce n ' e s t p a s le s e n t i m e n t d ' a b a n d o n

e t d e d é c h i r e m e n t q u i m ' a s u b m e r g é e , c ' e s t u n e

i m m e n s e tr istesse, u n e d é c e p t i o n si r ad i ca l e q u e j ' a i

é p r o u v é u n e n a u s é e d e d é g o û t en d é c o u v r a n t q u e l l e

é ta i t la v é r i t a b l e p e r s o n n a l i t é d e cel le q u e j ' ava is a i m é e

t o u t e m a vie. U n e colère sa lva t r ice s ' e s t levée e n m o i ,

q u i m ' a p e r m i s d ' é m e r g e r d e m a s t u p e u r , e f façant m a

t i m i d i t é , e t t o u t ce q u i m ' a t o u j o u r s l igotée . J ' a i enf in

p u r acon te r ce t te h i s to i re .

Il f a u t m a i n t e n a n t q u e je l iv re s u c c i n c t e m e n t

q u e l q u e s d o n n é e s a u t o b i o g r a p h i q u e s q u i p o u r r o n t a i d e r

à m e s i tue r d a n s l ' e sp r i t d u l ec t eu r e t à a p p r é c i e r u l t é r i e u r e m e n t cer ta ines réac t ions d e Sar t re e t S i m o n e

d e Beauvo i r .

1. Notamment le livre de Gilbert Joseph, Une si douce occupation, Albin Michel, 1991.

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J e suis née à L u b l i n e n P o l o g n e , en avri l 1 9 2 1 , d e

p a r e n t s juifs. L o r s q u e j ' eus q u i n z e moi s , m e s p a r e n t s

q u i t t è r e n t la P o l o g n e p o u r Paris , sans e spo i r ni dés i r

d e re tour . U n oncle , J a c q u e s B ienen fe ld , négoc i an t

h e u r e u x en affaires, v o u l a i t d é v e l o p p e r son c o m m e r c e

d e pe r les fines d ' O r i e n t . Il p r o p o s a à p l u s i e u r s d e ses

p a r e n t s p o l o n a i s o u au t r i ch iens , p o r t a n t c o m m e lu i le

n o m d e B ienen fe ld , d e ven i r le re jo indre en France

p o u r t r ava i l l e r sous sa d i r ec t i on d a n s la société q u ' i l

a v a i t fondée . M o n p è r e v e n a i t d e t e r m i n e r à V i e n n e

ses é t u d e s d e m é d e c i n e : il hés i t a b e a u c o u p à a b a n -

d o n n e r la carr ière m é d i c a l e , d o n t il sava i t p o u r t a n t

q u ' e l l e ava i t d e for tes chances d e p ré sen te r p o u r lu i ,

e n t a n t q u e J u i f , d e g r a n d e s difficultés. F i n a l e m e n t ,

il a ccep ta l 'offre d e m o n onc le et les pe rspec t ives d ' u n e v ie t o u t à fa i t nouve l l e .

Ce cho ix f u t difficile, m a i s , u n e fois q u ' i l ava i t p r i s

u n e déc is ion , m o n p è r e n e c h a n g e a i t j ama i s d ' av is .

D e p l u s , e n 1 9 2 0 , m a m è r e a t t e n d a i t m a naissance,

m o t i f s u p p l é m e n t a i r e p o u r émig re r . L ' insécur i t é d ' u n e

E u r o p e cen t ra le e t s i n g u l i è r e m e n t d ' u n e P o l o g n e p é r i o -

d i q u e m e n t t raversées d e v io len t s c o u r a n t s a n t i s é m i t e s

d é t e r m i n a i t les J u i f s à fu i r vers des cont rées p l u s

d é m o c r a t i q u e s . A ins i le sacrifice d e sa carr ière é ta i t - i l

c o m p e n s é p a r l ' e spo i r d ' u n e vie l ibre , p l u s heureuse ,

o ù il p o u r r a i t é lever des en fan t s en t o u t e q u i é t u d e .

N o u s d e v î n m e s d o n c français e t c ' es t f rançaise q u e je

m e suis t o u j o u r s sentie.

A l eu r ar r ivée à Par is en 1 9 2 2 , m e s p a r e n t s é t a i en t

très pauv re s . Ils l ogè ren t t o u t d ' a b o r d d a n s d e u x

pe t i t e s p ièces a u s ix i ème é t age sans ascenseur , en

c o m p a g n i e d u frère d e m o n père , d e m a t a n t e et d e

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m o n p e t i t cous in , N i c h a , q u i a v a i t m o n âge. C o m m e

a u c u n d ' e u x n e p a r l a i t f rançais , i ls n e p o u v a i e n t e n v i -

sager d e t r ava i l l e r a v a n t d e l ' a p p r e n d r e : ils f u r e n t

a s s idus a u x cours d e l ' éco le Ber l i t z g r â c e a u x q u e l s ils

f i rent d e r ap ide s p rogrès .

P r o g r e s s i v e m e n t , n o t r e s i t u a t i o n m a t é r i e l l e s ' a m é -

l io ra e t m e s p a r e n t s p u r e n t s ' i n s t a l l e r d a n s u n v é r i t a b l e

a p p a r t e m e n t . M a l h e u r e u s e m e n t , u n p e u p l u s t a r d ,

l o r s q u e j ' eus e n v i r o n six ans , m a m è r e p r i t f r o id e t

c o n t r a c t a u n e p leurés ie . C ' é t a i t e n 1 9 2 7 , ju s t e a v a n t la na i ssance d e m a s œ u r Ela. Les m é d e c i n s d é c i d è r e n t

q u e m a m è r e d e v a i t p a r t i r en s a n a t o r i u m : m a s œ u r n o u v e a u - n é e et m o i n o u s t r o u v â m e s l ivrées a u x m a i n s

des g o u v e r n a n t e s . M o n p è r e é t a i t a p p e l é à v o y a g e r

très s o u v e n t , ca r il é t a i t c h a r g é d e l ' a c h a t d e s pe r l e s

fines a u x l i eux m ê m e s o ù el les é t a i e n t p ê c h é e s : l ' î l e

d e B a h r e i n , d a n s le go l f e P e r s i q u e . La f a m i l l e v i v a i t

éclatée. I l f u t d o n c d é c i d é d e n o u s r a p p r o c h e r d e

m a m a n : n o u s p a s s â m e s p r è s d e d e u x ans d a n s u n

p e t i t h ô t e l a u v i l l a g e d e Leysin , ce q u i n o u s p e r m e t t a i t

d ' a l l e r avec n o t r e g o u v e r n a n t e v o i r m a m a n d a n s s o n

s a n a t o r i u m , p l u s h a u t d a n s la m o n t a g n e , d e u x fois

p a r s ema ine . D a n s m a v ie d ' e n f a n t et , p l u s g r a v e m e n t ,

d a n s celle d e m a p e t i t e s œ u r , ce f u t u n e f r ac tu re d o n t

n o u s a v o n s t o u j o u r s ressent i les effets. Le c h o c q u e

j ' avais é p r o u v é lors d e la m a l a d i e d e m a m è r e , q u a n d

j 'avais c o m p r i s q u ' e l l e p o u v a i t en m o u r i r , a v a i t a l t é ré

m a santé . Les p h o t o s d e ce t te é p o q u e m o n t r e n t u n e

p e t i t e fille m a i g r i c h o n n e , t i m i d e e t cr ispée , d o n t les

cernes m a n g e n t la m o i t i é d u v isage . T o u s les soirs, je

v o m i s s a i s m o n d îne r . Les « c o p a i n s » q u e je m ' é t a i s

faits à l ' h ô t e l , m e s e n t a n t d é s a r m é e p a r c e q u e m a l -

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heureuse, se liguaient souvent contre moi : j'étais deve- nue leur souffre-douleur. Cependant l'hiver, selon les théories d'un médecin dont j'ai oublié le nom, on nous mettait presque nus, et c'est ainsi que nous avons fait nos premiers pas à skis : le soleil était censé prévenir tous les maux. Il n'y avait donc pas que des désagréments à vivre en Suisse sans aller à l'école.

Au retour en France, mon oncle manifesta le désir d'avoir mon père « sous la main » (il avait de plus en plus confiance dans sa droiture); mes parents louèrent une villa avec un grand jardin, toute proche de la riche demeure de mon oncle : rue des Bons- Raisins à Suresnes. Les convictions républicaines de mes parents les poussèrent à m'inscrire à l'école communale du Plateau, au milieu d'une cité ouvrière, où je parvins à rattraper mes années d'école buisson- nière. J'étais une enfant vive, intelligente, curieuse de tout, étourdie, maigre et anémiée. Ma tête était cou- verte de boucles de couleur cuivre foncé. Ma mère, qui savait très bien coudre, me faisait de jolies robes : elle avait reporté sur moi sa coquetterie. Mais, jus- tement, l'école où j'allais, le milieu dans lequel se passaient mes journées, n'acceptait pas ces délicatesses. Je me souviens du jour où, arrivant dans la cour de récréation, portant mon béret incliné sur le côté, comme ma mère l'avait arrangé, je fus saluée par un tollé : l'habitude voulait qu'on le porte enfoncé droit sur la tête presque jusqu'aux yeux. Rigolant méchamment, mes camarades s'emparèrent du béret, en firent un projectile qui sautait de main en main, pendant que, éperdue, pleurant, je courais en tous sens pour le récupérer. A neuf ans, je ne pouvais évidemment pas

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comprendre les beautés de la lutte des classes! Bien qu'à cette époque j'aie eu le bonheur de retrouver ma mère, et que notre vie de famille fût plus normale, je garde de ces deux années à Suresnes un souvenir mitigé : malheureuse en classe, heureuse dans mon jardin.

Je pris l'habitude de grimper à la fourche d'un grand cèdre avec un livre pour l'après-midi. D'ailleurs je lisais beaucoup, et, comme je lisais vite, qu'on ne pouvait me fournir constamment de nouveaux livres, je relisais sans cesse, souvent des fadaises. Toute la Bibliothèque Rose y passa, la Comtesse de Ségur en tête. Je souriais aussi à la tendre caricature de Ces dames aux chapeaux verts, ou découvrais des horizons ignorés avec Croc-Blanc. Plus tard, je lus avec délice la Petite Fadette et tous les charmants romans de George Sand, puis divers ouvrages d'Anatole France et d'Alphonse Daudet. J'aimais également les recueils illustrés, tels Bécassine, les Pieds Nickelés, ou les Aven- tures de Bicot.

Lorsque j'eus dix ans, il fallut penser à aller au lycée. Mes parents décidèrent de regagner Paris pour que je puisse plus commodément y faire mes études. Ils louèrent un petit appartement dans le 16e arron- dissement et, en octobre, je découvris le lycée Molière. J'étais bonne élève, ardente au travail, toutes sortes de sujets m'intéressaient. J'étais surtout fière d'être première en latin. En plus du lycée, j'étais entrée au Conservatoire international de musique, et je m'exer- çais au piano beaucoup plus que je ne l'avais fait à Suresnes. Mes parents avaient acheté un quart-de- queue Pleyel, dont j'aimais le son très pur. Ma mère

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me poussait à faire de la musique, car le regret la poignait de n'avoir jamais pu, dans sa jeunesse polo- naise si pauvre, avoir accès à la pratique d'aucun art, malgré un sens artistique réel; ainsi, elle reportait sur moi son désir frustré. Je ne tardai pas à faire de grands progrès et, à la fin de la cinquième, Pierre Lucas, le directeur du Conservatoire, fit venir maman pour lui conseiller de me retirer du lycée : il voulait que je fasse cinq à six heures de piano par jour, car il pensait que j'étais particulièrement douée et que je pouvais envisager une carrière de pianiste. Mes parents hési- tèrent beaucoup, mais j'étais passionnée, volontaire et fermement décidée à me consacrer à mon instrument. Je luttai pendant tout l'été; il y eut des cris, des pleurs; j'étais si sûre de moi et si tenace que je parvins à convaincre mes parents et qu'ils finirent par céder. A la rentrée, je fréquentai donc des cours privés pour mes études générales; le reste du temps, je travaillais mon piano. Cet état de choses dura deux ans. A la fin de cette période, après mûre réflexion, voyant certaines de mes insuffisances et les embûches d'une carrière artistique, j'abandonnai l'idée de devenir concertiste et décidai de retourner à mes études. Je repris donc le chemin du lycée et me heurtai aux difficultés que provoquent deux ans d'absence. Cette quatrième et cette troisième, durant lesquelles je n'avais pour ainsi dire rien appris, me manquaient cruelle- ment. Mais, à force de travail, je réussis à passer mon premier bachot.

La nature de mes lectures avait quelque peu changé. J'aimais les histoires douceâtres de Delly, mais je suivais aussi les conseils de mes professeurs et j'abordai

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la vraie littérature. La meilleure amie de ma mère, femme très cultivée, m'avait offert une belle édition superbement reliée de Tristan et Iseut, dans la version de Joseph Bédier. J'étais si fascinée par cette légende, si éprise de son style et de la superbe aventure qu'elle relate, que je ne cessais de lire et relire ce texte. J'appris bien plus tard par l'étude de Denis de Rougemont, l'Amour et l'Occident, que non seulement toute la littérature, mais même les sentiments des gens d'Oc- cident ont été imprégnés par ce modèle légendaire. Je pense que pour moi il a été révélateur et formateur à la fois : il me plaisait parce que c'était une belle et tragique histoire d'amour, mais il a sans doute accen- tué ma propension à la sentimentalité.

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BIANCA LAMBLIN

J'ai longtemps hésité à raconter ce qui, dons ma vie, a été un drame, auquel furent mêlés étroitement Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. A dix-sept ans, j'ai éprouvé envers Simone de Beauvoir, qui fut mon professeur de philosophie, un attachement passionné. A cette passion s'est ajoutée quelques mois plus tard une liaison amoureuse avec Sartre : en 1939, nous formions un «trio», configuration sentimentale rare et hasardeuse, qui a été délibérément brisée d'abord par Sartre puis par le Castor en 1940. Cette double rupture, en un moment historique si lourd de menaces pour une Juive comme moi, m'a plongée dans une gra- ve et persistante dépression. Telle fut la première cassure. Après la guerre, j'ai néanmoins repris des relations d'amitié avec le Castor. Pendant quarante ans, et jusqu'à sa mort, je l'ai ren- contrée tous les mois. J'avais (encore) confiance en elle. C'est ce qui explique que la lecture des Lettres à Sartre et du Journal de guerre parus en 1990 m'ait fait à nouveau tant de mal. Ce fut la seconde cassure. Leur contenu m'a révélé sous un tout autre visa- ge celle que j'avais aimée toute ma vie et qui m'avait constam- ment abusée. J'y lisais le dépit, la jalousie, la mesquinerie, l'hypo- crisie, la vulgarité. C'est la raison principale qui m'a déterminée à écrire le récit de cette aventure à la fois banale et exceptionnelle. Que Sartre m'ait sacrifiée à sa quête perpétuelle et vaine de séduction pour m'abandonner ensuite sans vergogne, soit. Mais que Simone de Beauvoir serve de pourvoyeuse à son compa- gnon est plus étonnant. Que dire d'un écrivain engagé comme elle dans la lutte pour la dignité de la femme et qui manipula et trompa, sa vie durant, une autre femme ? Ce livre n'assouvit aucune vengeance; il prétend simplement mettre en lumière la vérité sur celle cachée sous le pseudonyme de Louise Védrine.

Bianca Lamblin

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