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Janusz Krzywicki
Modèles de la réalité et rhétorique
persuasive
dans les romans africains
1. Introduction
Le terme « modèle » désignera dans cette étude un phéno-
mène différent de la représentation. Par « modèle » il faudra
comprendre non pas un « reflet » du monde réel, mais l'agencement
interne du monde fictif évoqué par l'oeuvre littéraire, mis en
relation avec un domaine de la réalité. Cette relation, qui peut être
très complexe, est un facteur important de l'analyse des
composantes idéologiques du texte ou de la vision du monde qui
s'en dégage.
Au niveau le plus élémentaire, les éléments qui véhiculent la
vision du monde « contenue » dans l'oeuvre sont ceux qui appa-
raissent explicitement dans le texte, et qui par ce fait sont inter-
subjectivement accessibles, étant d'une manière ou d'une autre liés
au système de la langue. Toute lecture s'accompagne pourtant
aussi de réductions et de remplissage des « lieux d'indétermina-
tion »,1 opérations qui peuvent être indispensables à la compré-
hension et à la perception esthétique du texte, ou peuvent simple-
ment enrichir la lecture. La distinction entre les phénomènes né-
cessaires (ou impliqués par le texte), et ceux qui sont aléatoires,
est souvent très floue : la cohérence d'un texte peut être perçue à
différents niveaux, et ce qui est aléatoire pour un niveau peut être
un élément constitutif pour un autre.2 Etant donné que les
éléments « impliqués » influencent la compréhension dite « litté-
rale » du texte, et vice-versa, l'interprétation n'est pas en fait
extérieure à celui-ci. Le texte, qui au niveau linguistique a un
début et une fin, ne peut être délimité que lorsqu'il est perçu
6
comme une suite de signes (de lettres, de syllabes, de mots). Au
niveau du sens, ses limites restent toujours indéterminées.
Un autre phénomène inséparable de la lecture est celui de la
catégorisation des phénomènes de la fiction. Les catégories aux-
quelles les éléments de la représentation (de la réalité fictive
évoquée par le texte) sont subordonnées, sont toujours liées entre
elles par un ensemble de relations qui ne sont pas non plus
simplement dictées par le texte; ce dernier peut pourtant, étant
toujours perçu dans une situation dialogique avec d'autres
discours portant sur le domaine de la réalité qu'il évoque à travers
son univers fictif, contredire ou « rectifier » différentes
conjectures du lecteur. Ce phénomène de catégorisation permet de
voir dans le texte un ordre différent de celui que dicte sa forme
linguistique et linéaire.
Ainsi, lorsque nous parlons de la réalité modelée dans un
texte, nous pensons inévitablement à un ensemble de catégories
auxquelles les éléments du texte sont subordonnés lors de la
lecture. Un texte ne doit pas forcément être lié à un seul ensemble
de catégories. Une telle situation apparaît uniquement dans des
textes dont l'interprétation a été fixée par un discours extérieur.
C'est le cas par exemple de certains textes initiatiques ou des
dogmes qui dictent la lecture orthodoxe des écritures saintes.
Pourtant, il peut y avoir des conventions qui dans d'autres cas
aussi dictent la compréhension « normale », généralement
acceptée, de textes d'un type donné.
Parmi les conventions qui dictent la lecture « normale » des
textes romanesques, en Europe aussi bien qu'en Afrique, un rôle
privilégié est joué par le réalisme. La représentation réaliste au
sens strict du terme se limite à un seul type de rapports entre la
fiction et la réalité : celle-là est toujours perçue comme un reflet
plus ou moins fidèle de celle-ci, et les éléments de la
représentation renvoient à des catégories générales, dans un jeu
d'individualisation et de typisation complexe.
7
Les règles de la lecture réaliste ainsi conçue ne dictent pas la
compréhension de la réalité représentée dans l'oeuvre; elles
limitent seulement le type de relations à établir entre les éléments
du texte et les catégories suivant lesquelles nous percevons la
réalité, en les ramenant grosso modo à la relation d'inclusion.3 Le
réalisme postule en outre qu'une correspondance puisse être
établie entre les principes qui gouvernent le monde représenté et
ceux qui régissent le monde tout court. C'est à cette correspon-
dance que le réalisme doit l'illusion d'élargir notre connaissance
du monde.
Mais les règles du réalisme ne déterminent pas en soi le
niveau axiologique du texte. Celui-ci, dans le réalisme « pur »,
dépendra du contexte situationnel ou culturel de la lecture, ou de
l'attitude du lecteur conditionnée par d'autres facteurs. Et pourtant,
la catégorisation n'est souvent pas neutre du point de vue
axiologique. « Il le bat » peut être catégorisé comme « il lui fait
mal », mais aussi comme « il le punit », « il le soumet à une
épreuve », « il l'endurcit » etc. Chacune de ces catégories
comporte implicitement un jugement sur le phénomène. L'élément
de la persuasion peut donc apparaître déjà au niveau de la
catégorisation à laquelle le texte invite explicitement. Mais en plus
des commentaires et des termes à caractère persuasif, la
catégorisation – et, éventuellement, l'appréciation qu'elle suscite
par connotation – peut également être guidée par la structure du
texte, celle-ci pouvant impliquer des relations entre les éléments de
la réalité fictive ou du discours, et provoquer à les lier à des
modèles puisés ailleurs, dans la littérature ou – plus largement –
dans la culture.
Bien que le savoir sur la construction du discours soit intime-
ment lié à la faculté de persuasion depuis des millénaires, dans le
domaine de la littérature ce lien n'est pas toujours bien évident,
étant donné que la manipulation du langage n'y est pas
nécessairement motivée par le désir de convaincre, et le récit a sa
propre finalité qui dépasse la fonction persuasive. Au niveau
8
diégétique, l'oeuvre narrative est un conte qui peut ne pas avoir
d'autre but que d'être intéressant en soi. Il y a certainement des
oeuvres qui semblent dicter une lecture « gratuite » au moins dans
ce sens qu'elles ne mettent en valeur qu'une attitude esthétique ou,
à la rigueur, une vision de la réalité qui est axiologiquement
neutre, dans la mesure où les catégories de bien et de mal n'y
apparaissent pas d'une manière évidente. Les oeuvres qui n'ont
aucune implication morale ou, plus largement, ne proposent pas,
ouvertement ou subrepticement, une argumentation ou une
attitude envers ce qui est socialement perçu comme le bien et le
mal, sont pourtant relativement rares.
Parmi les procédés persuasifs que l'on peut observer dans les
oeuvres narratives, nous nous intéresserons ici particulièrement à
ceux qui contribuent à former un jugement sur les éléments du mo-
dèle construit à partir de la fiction littéraire. Les liens entre le mo-
dèle du monde (ou plutôt d'un de ses domaines) dégagé de l'oeuvre
et la fonction persuasive de celle-ci ne sont souvent pas évidents.
Dans les contes populaires, la catégorisation impliquant un juge-
ment axiologique découle souvent des relations constantes entre
des types de comportements et leurs conséquences. Ainsi,
d'habitude, l'effet de persuasion (et la fonction didactique) est
obtenu par l'insistance sur la récompense ou la punition qui suit le
comportement, et qui peut être perçue comme sa conséquence. Le
plus souvent, l'identification de la qualification – positive ou
négative – qui provoque la catégorisation du type « récompense »
ou du type « punition », ne pose pas de problèmes. Les contes
recourent fréquemment à des catégories de punition conventionali-
sées (comme par exemple le plongement dans l'eau bouillante dans
les contes bira) ou font appel à des catégories d'événements qui
sont nettement négatifs, comme la mise à mort ou l'exposition à
l'action des forces surnaturelles (magie, êtres ou esprits mal-
faisants). Les conséquences du comportement d'un personnage
peuvent ainsi être facilement appréhendées intuitivement comme
propices ou néfastes. Les termes de « récompense » et de « puni-
9
tion » sont d'ailleurs employés ici dans une acception très large;
souvent, la récompense ou la punition ne sont pas administrées
par un personnage, mais sont l'effet des principes gouvernant le
monde représenté des contes, sur lesquels l'homme n'a aucune ou
peu d'influence; elles sont l'effet du sort qui est loin d'être aveugle.
Ce type de liens entre le modèle du monde et le niveau
axiologique n'est pas propre aux seuls contes populaires. On le re-
trouve souvent dans les oeuvres de la littérature écrite qui ont une
intention didactique manifeste. Nous pouvons en trouver
d'excellents exemples non seulement dans la première période de
formation de la littérature africaine, quand les problèmes des
moeurs étaient souvent mis au premier plan, mais également dans
des oeuvres écrites actuellement.
Mais le lien entre le modèle du monde et l'intention
axiologique de l'oeuvre se complique à mesure que la technique
de l'écriture romanesque devient plus complexe.
2. Changements observés dans les romans africains
Dans une courte étude, il est impossible de montrer tous les
modèles de la réalité qui peuvent être dégagés des romans
africains. Nous devrons nous limiter à esquisser brièvement
l'évolution des relations qu'entretiennent – au niveau du sens – le
monde et le texte littéraire, sans insister sur l'aspect politique des
oeuvres, largement étudié dans de très nombreuses autres études..
2.1. Littérature réaliste en Afrique. Ses inspirations et sa
finalité
2.1.1. Influence du roman européen
Il est intéressant que, jusque dans les années 60, la littérature
africaine était surtout réaliste. Dans les traditions africaines, dans
ce que l'on appelle parfois l'« orature » ou la « littérature orale »,
la convention réaliste n'apparaît que rarement dans les textes spé-
cifiquement « littéraires », ceux qui mettent en oeuvre un monde
10
fictif. Dans la tradition orale, le monde imaginaire est
généralement un monde parallèle à la réalité, et suppose le plus
souvent une transformation assez évidente de celle-ci. Cela ne
concerne pas seulement les contes d'animaux, dans lesquels la
distorsion de la réalité est un élément inséparable de la poétique
du texte : les contes que l'on peut considérer comme
spécifiquement réalistes, et qui mettent en jeu des personnages
humains et leur vie quotidienne, recourent fréquemment à des
forces invisibles qui – du moins pour les adultes – sont purement
imaginaires ou qui ont en réalité une nature différente de celle qui
leur est prêtée dans la fiction littéraire. Le « réalisme » africain
traditionnel prend donc des formes auxquelles la notion du
réalisme au sens que lui donne généralement la critique littéraire
ne s'applique que difficilement. Et même ce qui dans la tradition
est considéré comme vrai, dans les mythes ou les récits
initiatiques, l'est le plus souvent non pas parce que ces textes
reflètent fidèlement le réel, mais justement parce qu'ils impliquent
des liens symboliques dissimulés, qui ne peuvent être dégagés
qu'à l'aide d'un savoir spécifique.
L'essor du roman réaliste en Afrique a donc été fortement
inspiré par la tradition européenne. Ce qui a été adopté en premier
lieu, c'est le principe de la vraisemblance et du caractère typique
des éléments de la représentation. Le roman réaliste africain, si on
le compare au réalisme européen, se caractérise pourtant par une
réduction relative des parties descriptives et – surtout – de l'intro-
spection, ce qui fait que nous y voyons souvent un type de
narration « behavioriste ». Ces traits caractéristiques d'une bonne
partie des oeuvres africaines peuvent être attribués soit au manque
de ces éléments dans la tradition précoloniale, soit – et cela nous
paraît plus intéressant – à une vision du monde qui est centrée
d'une part sur le comportement (et l'aspect social) plus que sur la
vie psychique de l'individu, et d'autre part sur l'homme plus que
sur l'objet.
11
2.1.2. Pour une nouvelle vérité sur l'Afrique et une nouvelle
conscience des élites africaines
L'adoption de la convention réaliste par les auteurs africains
est d'autant plus frappante que – dans l'intention de plusieurs écri-
vains – cette littérature devait manifester leur appartenance à la
culture ou à la société africaine, et souligner la spécificité de
celles-ci.
La fascination que le réalisme exerçait sur plusieurs écrivains
africains de l'époque semble découler de l'idée qu'ils se faisaient
de leur mission. Les jeunes élites africaines, jusqu'au début des
années soixante, jugeaient qu'il était particulièrement important de
s'opposer aux idées fausses sur l'Afrique et ses habitants,
répandues en Europe. Les torts qu'elles provoquaient étaient
ressentis d'autant plus fortement que certains Africains avaient
tendance à adopter envers leur propre culture l'attitude dictée par
l'Occident qui continuait à croire à sa mission civilisatrice. On
dirait que le meilleur moyen de s'attaquer aux idées fausses
consistait à leur opposer la seule vérité qui était à la portée de la
littérature : l'illusion de la réalité créée par le roman réaliste. La
littérature, tout en se servant de la fiction, devait paradoxalement
servir de témoignage sur la culture africaine et la situation
coloniale. C'est au nom de la vérité, semble-t-il, que Paul
Hazoumé, qui était pourtant fasciné par la culture occidentale,
bourrait Doguicimi (1938) de détails ethnographiques et
historiques.4 C'est pour sa valeur de témoignage qu'au début des
années cinquante, prenant une position bien plus radicale, Mongo
Beti (signant ses articles A. B.) soulignait l'efficacité du
témoignage – de l'illusion réaliste – dans la lutte anti-coloniale.
La convention réaliste permettait également de prendre une
distance plus grande envers le monde représenté, envers la culture
africaine aussi bien qu'envers la culture importée. Cela devait
paraître important, pour les premières générations d'intellectuels
africains formés à la culture occidentale, suspendus entre l'Afrique
et l'Europe dans un éclectisme culturel qu'il était difficile
12
de réduire, et qui est visible chez la plupart des écrivains de
l'époque. Mongo Beti, qui démantèle le projet civilisateur du
colonialisme dans ses premiers romans (Le Pauvre Christ de
Bomba 1956, Mission terminée 1957, Le Roi miraculé 1958),
T. M. Aluko qui montre ironiquement la confrontation des
cultures (dans One Man One Wife 1959, One Man, One Matchet
1964, et Kinsman and Foreman 1966), et même Ch. Achebe qui
introduit le lecteur dans la société ibo, et montre les mécanismes
intrinsèques qui, constituant un élément de cohésion avant la
colonisation, les rendent vulnérables dans la situation coloniale
(dans Things Fall Apart 1958, No Longer at Ease 1960, et Arrow
of God 1964), présentent tous un modèle de confrontation
binaire : deux traditions, deux façons de voir le monde s'affrontent
dans un dialogue de sourds. Le projet colonial aussi bien que le
fonctionnement des institutions traditionnelles sont déviés l'un par
l'autre, en donnant des résultats imprévisibles et contraires aux
intentions des protagonistes. L'effet persuasif consiste en général
à en montrer les conséquences, tout comme dans les romans de
moeurs des premiers écrivains africains comme Ousmane Socé
(Karim, roman sénégalais, et Mirages de Paris, 1934), ou un peu
plus tard chez Abdoulaye Sadji (Nini. Mulâtresse du Sénégal
1954, Maïmouna 1958). Pourtant, ce qui dans les contes
didactiques et dans les romans de moeurs apparaît comme la
conséquence d'un comportement individuel, est transposé ici à un
autre niveau, et porte sur les attitudes collectives et les
mécanismes sociaux et culturels. Dans les romans que l'on
pourrait qualifier d'anti-coloniaux, le conflit ne sert pas
simplement à valoriser l'une ou l'autre culture ou un modèle de
comportement donné; et bien que le jeu du point de vue dans
Le Pauvre Christ de Bomba ait un rôle démascateur, dévoilant iro-
niquement la déviation du projet d'évangélisation, tandis que dans
les premiers romans d'Achebe il tende à rapprocher le lecteur de la
culture africaine, mal connue et déformée par le regard européen, le
projet littéraire semble chaque fois dirigé contre autre chose :
13
contre l'illusion civilisatrice et contre l'image selon laquelle
l'Africain n'a de place que dans la mesure où il adopte une culture
d'emprunt; image renforcée – parfois paradoxalement et indépen-
damment des intentions de leurs auteurs – par des romans autobio-
graphiques tels que Climbié de Bernard Dadié (1956). Dans le
roman d'expression française, ce modèle binaire, mais avec une
tendance bien visible à valoriser le mysticisme islamique répandu
en Afrique de l'Ouest, trouvera sa culmination dans L'Aventure
ambiguë de Cheikh Hamidou Kane (1961). Pourtant, dans ce
roman, il semble y avoir un décalage entre le schéma diégétique
(la succession d'événements), et les procédés de persuasion que
l'on peut voir dans le langage, dans l'attitude du personnage
central, et dans les affirmations explicites des autres protagonis-
tes. L'acte final, accompli par le Fou au nom de la foi que sa
victime depuis quelque temps cherchait en vain en elle-même,
permet à Samba Diallo de trouver dans la mort l'union mystique à
laquelle il aspirait; mais sa mort est en même temps un échec
l'empêchant d'agir sur les Diallobé, de s'accomplir dans cette vie.
La dimension terrestre, associée dans ce roman à la culture occi-
dentale, a une solution radicalement opposée à la dimension spiri-
tuelle offerte par l'islam.5
Les romans qui sortent de ce modèle binaire peuvent
représenter, grosso modo, une des trois attitudes fondamentales.
Rarement, comme dans Rebel de Bediako Asare (1969), ils
refléteront une attitude de dénigrement envers la tradition et une
acceptation sans réserve de la civilisation occidentale.6 Ce roman
prête aux chefs traditionnels d'un village perdu et coupé du reste du
monde, l'intention de tromper la population. Il présente les diri-
geants comme un groupe d'égoïstes assoiffés de pouvoir, prêts à
utiliser tous les moyens pour le garder. La civilisation occidentale a
dans ce livre une influence salvatrice, et permet de sortir du cercle
vicieux de la famine et des sacrifices religieux inefficaces, en
donnant son soutien au seul villageois qui ose braver les chefs. Le
héros du livre, qui a failli être immolé sur l'autel, est sauvé au
14
dernier moment par le seul personnage européen du livre, et
devient l'apôtre du progrès. Une position extrémiste de ce type est
pourtant peu fréquente.
D'autres écrivains choisiront l'option opposée, et pencheront
vers la peinture de la société traditionnelle libre de la
confrontation culturelle. Les premiers exemples d'un tel modèle
sont fournis déjà par La Légende de M'Pfoumou ma Mazono de
Jean Malonga (1954), et Le Crépuscule des temps anciens de Nazi
Boni (1962). Les romans d'Elechi Amadi (The Concubine 1966,
The Great Ponds 1969, The Slave 1978) en donneront les
exemples les plus frappants. Dans ces oeuvres, le monde est perçu
entièrement à travers le regard africain, et le surnaturel est
fortement intégré à la peinture réaliste; les conflits présentés sont
ceux qui caractérisent la société traditionnelle, et c'est elle qui
porte – explicitement le plus souvent – un jugement sur l'attitude
ou le comportement des personnages.
La tendance à réconcilier les deux mondes culturels – celui
de l'Afrique et celui de l'Occident – qui s'accompagne parfois
d'une intention visible de valoriser la tradition africaine et de lui
chercher un rôle dans la réalité qui change – apparaît chez
quelques auteurs, comme Seydou Badian (Sous l'orage 1957, Le
Sang des masques 1976) ou Olympe Bhêly-Quénum (L'Initié
1979). On pourrait également rattacher à cette tendance les
romans qui mettent en valeur la solidarité traditionnelle, et
essaient de l'intégrer à un projet politique ou économique
moderne: Les Bouts de Bois de Dieu d'Ousmane Sembène (1960),
The African de William Conton (1961), Nothing Is Impossible de
Samuel Chimsoro (1983) et bien d'autres.7 Chez Ngugi Wa
Thiong'o, qui dans les années quatre-vingts s'éloignera du roman
réaliste pour pratiquer une littérature de propagande, ce mariage
de la tradition et de la pensée occidentale prendra la forme
curieuse de la défense du peuple qui est porteur de la tradition
africaine et des idéaux de la lutte anti-coloniale, et de la critique
15
des nouvelles classes privilégiées entreprise dans une perspective
vaguement marxiste (Devil on the Cross 1982).
2.2. Continuité de la tradition non-réaliste
Mais, même pendant cette période, la littérature africaine ne
suivait pas toujours la convention réaliste. Les premiers à s'en
éloigner étaient les textes qui d'une manière ou d'une autre trans-
posaient la tradition orale. Ils jouissaient, semble-t-il, d'une grande
popularité auprès du public européen, et non seulement africain,
puisque de nombreux textes de ce type ont été publiés par des
prêtres, des ethnographes, ou même par des écrivains européens :
Blaise Cendrars en fournit un exemple particulièrement étrange.
Certains écrivains africains, comme Birago Diop ou Amos
Tutuola, se sont spécialisés dans ce type d'écriture. D'autres,
comme Bernard Dadié ou Tchicaya U Tam'si, ont publié des
textes de ce genre en marge de leur activité littéraire. Ces textes
pourtant, isolés de l'environnement culturel qui leur était propre,
perdaient en général beaucoup de leur capacité de modeler le
monde, et – peut-être plus que dans les romans de l'époque – la
fonction créative semblait y prévaloir. La finalité propre de la nar-
ration, qui apparaissait évidemment aussi dans leur milieu culturel
d'origine, dominait souvent sur les autres fonctions. Leur niveau
axiologique – du moins en ce qui concerne le comportement des
personnages – pouvait le plus souvent être dégagé
indépendamment du milieu culturel, étant donné que le principe
élémentaire de la reconnaissance de la faute et de la punition est
assez généralisé. Mais le modèle du monde que les contes
traditionnels véhiculaient ne pouvait être perçu que dans certaines
conditions culturelles, là où le caractère répétitif des règles qui
gouvernent l'imaginaire constitue un fondement sur lequel des va-
riantes peuvent être construites, et qui permet l'improvisation de
nouveaux contes, ou là où il est possible de dégager leur contenu
symbolique non-apparent à l'aide d'un discours accompagnant le
texte. Pour les lecteurs européens, ces niveaux de signification
étaient inaccessibles; ce qui avait pour eux un attrait particulier,
16
c'était souvent l'exotisme et la fraîcheur du monde imaginaire que
ces textes mettaient en jeu, et qui – au sein de la culture
occidentale – pouvaient paraître comme des innovations. La
carrière de Tutuola en donne l'exemple le plus frappant, mais les
très belles Légendes africaines de B. Dadié (1953) étaient
probablement lues dans le même esprit, tandis que ses contes, tout
comme ceux de B. Diop, semblaient donner un souffle nouveau au
vieux genre didactique et humoristique qu'était la fable.8
Il est intéressant de remarquer que, malgré la tendance au
didactisme qui marquait fortement la littérature africaine, peu de
textes invitent à une interprétation allégorique. Les oeuvres
comme La Récompense de la cruauté de Paul Lomami-
Tchibamba, publiée seulement en 1972, sont extrêmement rares.
Il est relativement rare aussi de rencontrer, avant la fin des
années soixante, des oeuvres romanesques dans lesquelles les
éléments de la narration traditionnelle s'intègrent dans la
convention réaliste.9 Là où c'est le cas, le texte traditionnel est le
plus souvent nettement délimité : il est raconté par un personnage,
et jouit d'un statut différent de la narration au sein de laquelle il
apparaît. Il arrive pourtant que des éléments de l'imaginaire
traditionnel, qui dans la tradition occidentale seraient qualifiés de
fantastiques, soient entièrement intégrés à la représentation
réaliste. L'un des premiers écrivains qui ont essayé de le faire est
de nouveau P. Lomami-Tchibamba dans Ngando, le crocodile
(1948), où dans la présentation réaliste – au sens strict du terme –
de la vie quotidienne d'un quartier de Léopoldville, interviennent
les mauvais esprits, prenant la forme de crocodiles vivant sur une
des nombreuses îles sur le fleuve. Les hommes se mobilisent pour
les combattre, mais leur action ne prend pas uniquement un
caractère magique, comme c'est le cas le plus souvent dans la
tradition africaine, mais constitue une sorte d'expédition guerrière,
comme dans les romans d'aventures. Le livre est pourtant construit
sur une séquence qui est très fréquente dans les contes populaires,
et qui constitue le fondement de la vision du monde de la plupart,
17
sinon de toutes les cultures africaines : les hommes réagissent
contre l'intervention des forces invisibles et maléfiques, pour
protéger la société. Le schéma diégétique correspond ici au
modèle traditionnel du monde qui trouve d'innombrables
illustrations dans l'orature africaine.
Olympe Bhêly-Quénum est l'écrivain le plus visiblement fas-
ciné par ce domaine délicat où le visible et l'invisible s'interpé-
nètrent et agissent l'un sur l'autre. Deux de ses romans : Le Chant
du lac (1965) et L'Initié (1979) sont entièrement consacrés à la
lutte de l'homme contre les forces du mal. Dans le premier, une
prêtresse vaudoue réussit à vaincre le monstre qui habite le lac et
menace la population, tandis que dans le deuxième un médecin,
éduqué en Europe mais initié aux techniques traditionnelles
permettant de contrôler l'invisible, affronte un féticheur qui
recourt à la magie noire.
D'une manière moins spectaculaire, cette interpénétration du
visible et de l'invisible est illustrée dans les romans d'Elechi
Amadi, The Concubine, The Great Ponds, et The Slave. A la
différence des romans précédents, les forces invisibles n'y
prennent jamais une forme visible. Elles sont constamment
présentes, mais ne sont connaissables que par l'oracle qui
généralement ne fournit que des indications ambiguës, et ne
peuvent être neutralisées que par les sacrifices ou par la confor-
mation des comportements humains à la volonté des dieux ou des
esprits. Leur influence n'est pas toujours immédiatement évidente.
Elles agissent souvent par la maladie et la mort, auxquelles les
hommes ne peuvent pas se dérober. Le monde d'Elechi Amadi se
caractérise par un fatalisme que l'on rencontre rarement dans le
roman africain.
On peut voir dans tous ces textes une tentative d'élar-
gissement de la notion du réel au domaine qui – bien qu'invisible –
agit sur la réalité et en constitue un élément au même titre que
les éléments palpables et le monde humain; la convention réaliste
intègre le surréel, et lui donne parfois une présence physique, ce
18
qui, dans la tradition occidentale, n'est admissible que dans la
littérature fantastique.
Dans les textes de ce type la fonction persuasive est assurée,
ainsi que dans de nombreux textes de la tradition orale, par l'oppo-
sition de la vie humaine et sociale d'une part, et des forces qui la
menacent d'autre part. La peur, ou même l'horreur éveillée par ces
dernières, souvent soulignée dans ces textes, peuvent rendre
évidente la catégorisation axiologique des phénomènes, et
permettre d'éviter toute ambiguïté. Chez Amadi pourtant,
l'interaction des forces surnaturelles et du monde des humains est
plus complexe et plus ambiguë. La logique du monde représenté
implique que le jugement ne peut porter que sur les actions
humaines, comme dans le cas de la magie noire ou de la
désobéissance à la volonté des dieux. On dirait que les dieux et les
esprits sont hors de la portée de l'homme. Ils sont une donnée de la
réalité, et de ce fait sont axiologiquement neutres; le jugement peut
porter sur les effets de leur action, mais ne s'étend pas aux forces
surnaturelles elles-mêmes. Le personnage principal de The Slave,
brisé par les événements, se réfugie dans le temple du dieu qui a
peut-être – car personne ne peut le savoir définitivement –
contribué à la ruine de ses proches et de ses espoirs.
2.3. Crise de la fin des années soixante
Un changement important de l'attitude de plusieurs
romanciers envers la convention réaliste peut être observé dans la
deuxième moitié des années soixante. Auparavant déjà, un début
de courant non-réaliste nouveau pouvait être observé au théâtre,
par exemple chez Wole S.oyinka (A Dance of the Forest 1960)
dont les pièces ultérieures (Kongi's Harvest 1967, The Road 1969,
Madmen and Specialists 1971) seront souvent basées sur une
réalité scénique qui permettra – il est vrai – d'établir des
corrélations nombreuses avec la réalité, mais qui sera
manifestement fictive, et abandonnera totalement l'illusion
réaliste.
19
La parution de The Interpreters en 1965 annonce l'évolution
des romans africains vers une recherche de conventions
différentes du réalisme traditionnel. Ce roman est trop complexe
pour que l'on puisse entreprendre son analyse ici. On peut signaler
seulement que le monde fragmenté qu'il met en oeuvre correspond
à l'égarement des personnages qui cherchent chacun sa place dans
la nouvelle réalité qui hérite du passé sans le perpétuer; cette
réalité nous est présentée dans une pluralité de perspectives qui
donne comme effet un monde qui n'a pas d'ordre pré-établi
acceptable, et auquel, dirait-on, il faudrait donner un sens. Nous y
trouvons aussi bien des allusions à la réalité du Nigéria du début
des années soixante, qu'un amalgame de symboles ou de
potentiels symboles, dans lequel tout peut, mais ne doit pas
forcément prendre une signification qui dépasse le contexte immé-
diat, avec des références possibles à la tradition, aux croyances
syncrétiques, à la culture occidentale, et à la culture de la nouvelle
élite qui était en train de se former. Le langage des jeunes révoltés
est fortement émotionnel, reflétant leurs aspirations, leurs
fascinations et leurs phobies. Cependant, la position axiologique de
l'ensemble reste indéterminée.10 « Nous faisons tous violence
au silence », dit un personnage, et ces paroles elles aussi peuvent,
mais ne doivent pas forcément prendre une signification
symbolique dépassant largement le contexte dans lequel elles sont
prononcées.
Un autre roman qui s'éloigne visiblement de ce que l'on était
habitué à voir dans la littérature africaine, c'est Les Soleils des
indépendances d'Ahmadou Kourouma (1968). Cet ouvrage, qui a
été, d'après son auteur, pensé en malinké et transcrit en français,
ne se limite pas à refléter la réalité africaine selon le mode de
description qui – même dans des romans qui se proposaient de
donner une vision plus « vraie » de la réalité africaine – relevait
du roman européen. Le caractère africain du roman cesse d'être
une question d'idéologies, de croyances ou de thématique, et
devient plus total. Au lieu de plier la vision présentée au langage
20
et aux conventions littéraires de l'Occident, A. Kourouma choisit
de plier à sa vision de la réalité le langage emprunté et la
technique romanesque. Le langage n'est plus chez lui un
instrument neutre, qui sert à transmettre un contenu; il est une
concrétisation de l'être en tant que sujet.11 Son rôle ne se limite
pas à rendre une vision du monde particulière, dans le sens
intellectuel du terme. Les principaux personnages – Fama, prince
déchu du Horodougou, qui peste contre la bâtardise du monde, sa
femme Salimata, marquée par l'expérience de l'excision et du viol,
et par son désir éperdu d'avoir un enfant – et le narrrateur lui-
même – se manifestent à travers le langage comme sujets distincts
qui entretiennent un contact émotif avec l'entourage, avec la
réalité changeante, et avec la tradition. Le langage tend à rendre
systématiquement l'être-dans-le-monde, et non le monde en tant
que tel. A. Kourouma n'établit aucune hiérarchie entre les trois
attitudes, même si l'on peut trouver dans le texte de nombreux
procédés ironiques qui provoquent le lecteur à se distancer par
rapport à elles. Le point de vue du narrateur diffère de celui des
personnages, mais il relève de la même culture malinké, et semble
s'en éloigner moins que de la culture occidentale, des attitudes qui
la caractérisent, et de ses conventions linguistiques. Le modèle de
la réalité qui se dégage de l'ensemble de l'oeuvre paraît ainsi plus
proche de la culture Malinké que celui qu'a pu transmettre le
roman réaliste, s'il est vrai que pour les Malinké la vérité se situe
au-delà du langage, et que celui-ci ne peut qu'en donner des
approches provisoires qui la révèlent autant qu'ils la dissimulent.12
La même année 1968 a donné un autre roman important, et
une autre convention littéraire : Le Devoir de violence de Yambo
Ouologuem. Aucun roman, jusqu'alors, n'avait rompu avec la
convention réaliste avec autant d'audace. Emprunts, stéréotypes,
sarcasme, moyens rhétoriques puisés dans les chants des griots
aussi bien que dans des modèles européens, mettent en jeu un
univers manifestement fictif qui entretient des relations troubles et
contradictoires avec la réalité historique et humaine, et – surtout –
21
se situe par rapport aux discours existants sur l'Afrique et les
Africains. Paradoxalement, cet enfant terrible de la littérature afri-
caine, qui injuriait tout et tous, était à certains égards plus africain
dans sa démarche que les dizaines d'auteurs qui construisaient des
images réalistes de la vie d'Afrique. Non seulement parce qu'il
faisait appel, ironiquement, au chant du griot qui peut, sous le
déguisement de la louange, humilier la personne louée. Avec un
dédain manifeste de la vraisemblance, il cumulait dans son texte
les images les plus dramatiques, les plus frappantes, le plus
contrastant avec les idées qu'il combattait. Aux images fausses de
l'Afrique, Y. Ouologuem n'opposait pas une prétendue vérité
« objective »; une telle catégorie semble être étrangère à son
roman. Au discours il oppose le discours, et à la fiction –
la fiction. Il recourt à tout un éventail d'allusions, d'insinuations, et
de détails drastiques, qui concourent tous à agir sur le lecteur, et
non à rendre ou à refléter la réalité. Il fait oeuvre de rhétoricien
plus que de romancier au sens traditionnel du terme.
En 1968 également, une autre voix importante surgit, celle
d'Ayi Kwei Armah dans The Beautiful Ones Are Not Yet Born.
Dans son roman, qui pourtant garde l'allure d'une oeuvre réaliste,
on perçoit déjà sa vocation de rhéteur plus que celle de romancier,
projet qui se concrétisera dans ses textes ultérieurs (Two
Thousand Seasons 1973, The Healers 1979).
Pourtant, son projet – radicalement différent de celui de
Y. Ouologuem – ne se limite pas à s'insurger contre les discours
sur l'Afrique. Sa révolte est justifiée par un projet utopique de
société intègre et harmonieuse, basée sur la réciprocité, qui lui
dicte une réinterprétation de toute l'histoire africaine. Dans Two
Thousand Seasons, cette conception de société idéale renvoie à un
temps quasi mythique, à un état d'origine perdu que « ceux qui
voient », « ceux qui entendent », et « ceux qui proclament »
voudraient retrouver, par la lutte armée s'il le faut. Dans The
Healers, il apparaît plus clairement comme une utopie qui n'est
que partiellement, et toujours imparfaitement réalisable.
22
2.4. Littérature nouvelle
Les quatre romans édités en 1968 semblent avoir fortement
contribué à ouvrir les nouvelles voies de la littérature africaine.
Non pas qu'ils aient trouvé des imitateurs, bien que l'influence
directe de Y. Ouologuem soit par exemple bien visible chez
Ibrahima Ly ou chez Saïdou Bokoum, celle d'A. K. Armah chez
Amu Djoleto ou même chez Kofi Awoonor, et celle de S. oyinka
chez Ben Okri. Ils ont surtout provoqué, plus que les autres
auteurs, à chercher des formules romanesques plus variées que
celle que suivaient leurs prédécesseurs. Cependant, l'année 1968
ne constitue pas une césure. Il faudra attendre les années soixante-
dix et quatre-vingts pour voir des écrivains plus nombreux
rejoindre cette recherche des voies nouvelles. On répète souvent
qu'une quantité de romans africains nouveaux ont vu le jour grâce
à l'influence de Gabriel Garcia Marquez. Sans nier l'attrait que cet
écrivain a pu exercer sur certains romanciers africains comme Ben
Okri ou Sony Labou Tansi, il faut toutefois se rappeler que leurs
romans ont été précédés par un éveil et une recherche de formules
originales au sein même de la littérature africaine.
Les années soixante-dix et quatre-vingts se caractérisent par
une diversification très marquée des formules romanesques. La
tendance réaliste, loin de disparaître, trouve des continuations
variées. Nous en trouvons par exemple une variante critique dans
les romans de Meja Mwangi parlant de la vie urbaine (Kill me
Quick 1973, Going Down River Road 1976). La prose de Mwangi
s'inscrit d'une part dans la lignée ouverte par la peinture du milieu
urbain dans The Beautiful Ones Are Not Yet Born d'Ayi Kwei
Armah, mais répond d'autre part aussi à la radicalisation de
l'attitude d'une partie des intellectuels kenians attirés par le marxi-
sme. Le modèle de la réalité post-coloniale que présentent ces
romans, centrés dans un cas sur les sans-emploi sortis des écoles
et glissant vers la délinquence, et dans l'autre cas sur les ouvriers,
est celui du cercle vicieux, ou d'un cycle en spirale qui mène, dans
23
le meilleur des cas, à l'amélioration du sort des protagonistes par
des procédés illégaux ou moralement douteux.
Chez plusieurs écrivains qui ont commencé à publier des ro-
mans au tournant des années soixante-dix et quatre-vingts, on
ressent pourtant un besoin évident de dépasser la représentation
réaliste, et d'aller, ou de revenir, vers d'autres dimensions de la
parole.
Sony Labou Tansi, à partir de la publication de La Vie et
demie (1979), crée des univers rhétoriques que le lecteur ne peut
éviter de mettre en corrélation avec la réalité, mais qui débordent
toute tentative de réduction à une métaphore, à une allégorie, ou à
un ensemble d'analogies cohérent. Comme Y. Ouologuem l'a fait
avant lui, mais avec une violence inouïe de la parole et sur la
parole, il crée son monde fabuleux dans l'improbable. Il ne montre
pas, il interpelle le lecteur en poussant jusqu'au bout, et au-delà si
possible, l'horreur et – sourtout – l'absurde. « J'invente un poste de
peur en ce vaste monde qui fout le camp », a-t-il écrit dans la
préface de son premier roman (p. 9). Mais cette invention
s'approche parfois dangereusement de la réalité qu'elle transfigure.
Ce projet que Sony Labou Tansi définit au départ comme
« parler de l'absurdité de l'absurde » (idem), a pour effet de
montrer le pouvoir et la résistance dans une confrontation sans
fin, dans laquelle l'abandon – même quand il est possible – est
« une mort de la vie ». Vivre, « naître à la vie », c'est s'affirmer,
c'est résister au sein même de l'absurde, rien que pour ne pas
l'accepter. Car le renoncement, l'attente passive, comme dans Les
Yeux du volcan (1988), est plus absurde que l'action. Ce modèle de
la condition humaine semble être assez proche des prémisses sur
lesquels Camus construisait sa vision de l'homme.13 Il est pourtant
moins constructif. Pour Sony, l'action ne permet pas de sortir de
l'absurde, et n'impose pas à l'existence un sens moral qui
permettrait à l'homme de se défendre contre l'absurdité du monde.
Elle est simplement la seule attitude acceptable, la seule qui soit
digne du nom de la vie.
24
« Ce livre se passe entièrement en moi » – écrit Sony dans la
préface de La Vie et demie (p. 10). Mais cette intériorisation du
monde romanesque ne prend pas chez Sony la forme de
l'introspection, comme c'est le plus souvent le cas dans la culture
occidentale : c'est une projection des craintes sur un monde
inventé, à mi-chemin entre le cauchemar et le miroir déformant.
L'écriture de Sony n'a rien de psychologique; elle est création au
sens le plus strict du terme.
Un autre écrivain visiblement fasciné par la parole et par
l'imaginaire, est Tierno Monénembo. Son écriture semble parfois,
sans rompre les attaches complexes qu'elle garde avec la réalité,
tendre à se justifier par elle-même. Dans Les Crapauds-brouse
(1979), il essayait encore de raconter une histoire qui gardait des
liens évidents avec la convention réaliste. Mais déjà dans Les
Ecailles du ciel (1986), la narration enivre autant qu'elle montre
ou qu'elle interpelle. T. Monénembo y plonge dans un imaginaire
où la parole, ayant recouvert ses droits, renvoie à la réalité non
pas pour la refléter, mais pour y participer d'une manière étrange
et ambiguë. Au sein même de la fiction littéraire, « le réel » et
« l'imaginaire » s'interpénètrent en un échapattoir qui n'en est pas
vraiment un, et le conte s'ajoute à la musique et à l'alcool, au
même titre que ces derniers. Mais ni la parole, ni la réalité qu'elle
évoque ne sont pas innocentes. L'imaginaire dans l'univers de
Monénembo n'est pas simplement une fiction. Dans Un attiéké
pour Elgass (1993) la destruction de l'illusion par la parole amène
finalement une jeune femme au suicide. Pelourinho (1995) traite
surtout des relations entre le mythe (au sens large du terme) et les
attitudes humaines. Dans Cinéma (1997), la réalité porte une telle
empreinte de l'imaginaire qu'elle se confond avec lui.
La tentative de Tchicaya U Tam'si de relier deux univers cul-
turels, et deux modes de la parole dans Ces fruits si doux de
l'arbre à pain (1987), est plus éclectique. Tout comme les autres
textes de Tchicaya U Tam'si, le roman est imprégné de symboles
puisés dans les traditions des Bakongo, et provoque à lire le texte
25
à travers des ensembles de corrélations complexes entre le monde
représenté suivant une technique proche du réalisme et qui renvoie
à la réalité politique du Congo, et un monde bâti parallèlement et
apparemment sans relation évidente avec le premier : quelque part,
dans un village lointain, une fillette énigmatique, dotée du don de
clairvoyance, tisse des contes et des visions qui renvoient parfois à
des motifs connus de la tradition orale, et parfois, dans une sorte de
transe, révèlent, d'une manière confuse et selon un mode différent
de la parole, le sort des personnages qu'elle ne connaît pas, et qui
appartiennent à l'autre plan de la réalité romanesque. Nous nous
mouvons entre ces deux mondes : celui de la capitale occidentalisée
et des ambitions politiques, et celui de la campagne – de la tradition
– dominé par les valeurs intemporelles et entièrement coupé du
premier; la fille ne sait même pas reconnaître la ville qui apparaît
dans ses visions. Dans ces deux univers, la condition humaine est
pourtant déterminée par les mêmes préoccupations : l'aspiration au
bonheur, l'amour, l'inceste, la lutte contre la mort, l'inquiétude
devant l'inconnu; mais le monde traditionnel apparaît comme plus
stable, plus rassurant, indiquant plus clairement la place de
l'homme. C'est dans la tradition que le juge Raymond Poaty essaie
de puiser sa force, et c'est vers elle que se dirige, dans un
mouvement de somnambule, son fils Gaston, échappé à la mort.
Une symbiose différente entre la tradition et la forme roma-
nesque peut être observée chez Ben Okri. Il est probablement
l'écrivain le plus attaché à la parole en tant que telle, ainsi qu'à
l'imaginaire qu'elle permet de construire. A partir de son deuxième
roman, The Landscapes Within (1981), il semble entamer sa
recherche d'une formule narrative qui intégrerait les différents
éléments d'un monde dont le sens n'est pas donné, mais que l'on
pourrait – comme le jeune peintre Omovo – essayer d'approcher à
travers l'imaginaire. Son écriture semble osciller tout le temps
entre ce point de départ et la fascination que la narration elle-
même peut susciter. En cela, elle se rapproche peut-être davantage
26
de celle de Salman Rushdie que de celle de Gabriel Garcia
Marquez. L'image qu'il donne lui-même de la narration est celle
d'une route ou d'une rivière, qui coule ou que l'on parcourt, sans
que l'on sache forcément où elle va (The Famished Road, 1991).
Comme chez A. Tutuola, mais dans une formule poétique plus
mûre et plus complexe, l'univers de ses livres intègre parfaitement
le vécu quotidien et le monde des esprits, à travers le personnage
central de l'enfant abiku qui est aussi le narrateur de Songs of
Enchantment (1993). Et tout comme chez Tutuola, ce monde
imaginaire, bien qu'il garde des attaches nombreuses avec la réalité
nigériane, a surtout une présence en soi. C'est une écriture très peu
intellectuelle. Elle peut, comme tout récit, renvoyer à un sens ou
simplement à un mystère, mais celui-ci ne peut être approché
qu'intuitivement. De nouveau, on peut recourir à la figure d'Omovo
qui dans son enfance gribouillait une ligne complexe sans vraiment
savoir ce qu'il faisait. Son père y a reconnu l'image du destin
humain, et a poussé l'enfant vers la peinture. Ben Okri,
consciemment, continue à ressembler à cet enfant. Dans
Astonishing the Gods (1995), toute référence directe à l'Afrique
disparaît, et l'expérience spirituelle qu'il propose a une portée
universelle, mais le roman poursuit le même projet d'investigation
intuitive de l'imaginaire, qui devient une sorte d'itinéraire
initiatique, et le roman frôle l'allégorie, bien qu'il récuse explici-
tement toute tentative de substitution des éléments de l'imaginaire
par un signifié.
Ainsi donc, de plus en plus souvent, des écrivains africains
sont fascinés par la magie de la parole qui, sans être traditionnelle,
renoue avec le passé et l'oralité. Dans l'orature, la finalité propre de
la narration servait de support au récit qui, avant d'être didactique,
humoristique ou légendaire, devait surtout être intéressant et
transmis avec talent; elle décidait du lien entre le narrateur et
l'auditoire. Pour les avertis, le texte charriait des messages dont le
sens était sans cesse renouvelé.
27
Cette nature de la narration, objet de fascination et source
inépuisable de sens, se retrouve dans les textes de nombreux
écrivains d'aujourd'hui, qui apprennent à nouveau, dirait-on, à en
exploiter les potentialités. En diversifiant l'écriture romanesque, ils
ne sont pas moins authentiques; l'affranchissement des barrières
imposées par le réalisme permet à certains d'entre eux d'envisager
une littérature plus africaine : africaine non seulement par sa
thématique, mais surtout par les éléments de culture que leurs
textes impliquent, par des ensembles de relations qui lui sont
propres, et par l'attitude envers le langage qu'ils s'approprient et
plient à leurs besoins, et qui – de langue européenne au passé
colonial – devient une langue appropriée à l'Afrique changeante et
ouverte au monde.
Notes 1 J'emprunte cette notion à R. Ingarden qui parle de ce qu'il appelle
miejsca niedookreślenia, terme difficile à rendre en français. Ces élé-
ments, laissés en blanc par le texte, sont complétés lors de l'actualisation
et de la concrétisation de l'oeuvre (Ingarden 1960 et 1966). Ainsi par
exemple le terme « arbre », si le texte ne donne pas d'indications portant
sur sa forme ou l'espèce qu'il représente, peut se concrétiser aussi bien
comme un pin que comme un chêne, ou comme une forme dont l'espèce
reste indéterminée. Il peut avoir des feuilles vertes, jaunes ou rouges, ou
ne pas en avoir du tout. Selon R. Ingarden, on peut pourtant parler de
l'« aspect schématisé » des objets. Un arbre aura toujours un tronc et des
branches, à moins que le texte ne dise le contraire. Pour R. Ingarden, les
divergences de la lecture ne contredisent pas l'existence d'un sens
intentionnel qu'il est possible de dégager dans l'oeuvre. On peut
remarquer que l'idée d'un savoir schématisé intervenant lors de la lecture
apparaît également par exemple chez U. Eco (1979a et 1979b) sous
forme d'« encyclopédie » qui sert de base à la formation de conjectures
portant sur la représentation, et chez différents auteurs rattachés à la
pensée cognitive, où elle prend la forme de scénarios (scripts) et d'entités
imaginaires schématiques (frames). 2 Voir à ce sujet Y. Lotman (Łotman 1984).
28
3 La relation d'inclusion consiste en ce que l'élément de la fiction
littéraire est considéré comme un cas spécifique de la catégorie à laquelle
il est subordonné. 4 Je renvoie ici à l'excellent article de M. Kane (1987 : 46). 5 Ce dualisme entre le domaine terrestre et le domaine spirituel dans
la littérature d'inspiration islamique a été bien remarquée par K. Harrow
(1987). 6 Dans la première période de formation de la littérature africaine,
l'opposition entre les deux cultures est souvent résolue sans ambiguïté en
faveur de la civilisation occidentale, comme dans Trois volontés de
Malick d'Ahmadou Mapaté Diagne (1920) ou dans Force-Bonté de
Bakary Diallo (1926). Ces textes précèdent pourtant la formation du
modèle binaire en littérature, qui a été décrit plus haut. Il sera difficile de
retrouver cette attitude dans les textes ultérieurs. Le cas de la littérature
ghanéenne semble assez particulier, car – plus souvent qu'ailleurs, les
oeuvres littéraires y ont été utilisées à des fins éducatives, pour propager
le savoir « moderne ». 7 O. Sembène, malgré son attitude très critique envers certains
aspects de la tradition (la situation de la femme dans les ménages poly-
games, le rôle des marabouts, etc), semble voir dans le sens de l'intérêt
commun caractérisant les communautés traditionnelles une base sur
laquelle une nouvelle société pourrait être construite. Ce sentiment de
solidarité paraît aussi à W. Conton, fasciné par les idéaux du
panafricanisme, constituer un fondement possible du jeu politique menant
à la création des nouveaux états africains dans un premier pas, et à la
réalisation de l'Etat panafricain par la suite. Le cas de S. Chimsoro est
différent: le personnage principal de son roman, dans une société
capitaliste, construit une communauté familiale prospère au lieu de suivre
le modèle individualiste propre à la culture occidentale. 8 Il est frappant que la tradition francophone diffère nettement sur ce
point de celle de langue anglaise. Les recueils de contes transposés de la
tradition orale, si nombreux dans la littérature africaine d'expression
française, et précédés d'un nombre considérable de publications d'auteurs
européens, n'ont pas connu de phénomène correspondant en anglais. Il est
vrai que les Anglais encourageaient à l'époque coloniale les auteurs
africains à publier des textes en langues africaines, et dans ce type de
textes le recours à la langue d'origine était plus naturel. Pourtant, le fait
29
que l'Angleterre n'a pas eu son La Fontaine, et que la fable n'y a pas
connu la nobilitation dont elle a joui en France, semble également y avoir
contribué. Dans la tradition africaine, les contes avaient un statut ambigu.
Dans certains groupes, ils étaient considérés comme un genre inférieur,
que seuls les enfants et les femmes pouvaient raconter, tandis qu'ailleurs ils
faisaient partie de la culture générale des adultes, et non seulement
pouvaient être racontés par les hommes âgés, mais pouvaient également
servir à prouver leur éloquence et susciter une émulation, tout comme le
recours aux proverbes. 9 Comme le signale A. Koné (1993 : 125-189), il est possible de
déceler certaines ressemblances entre la structure des récits épiques et des
contes traditionnels d'une part, et d'un certain nombre de romans africains
d'autre part. Pourtant, parmi les romans qu'il analyse, seulement quelques
uns, comme La Légende de M'Pfoumou ma Mazono ou Crépuscule des
temps anciens, ont été édités avant 1965. La tentative la plus importante de
chercher un mode de narration différent des modèles européens
semble être celle de Gabriel Okara (The Voice 1964). 10 Certains procédés ironiques, comme p. ex. la peinture caricaturale
des attitudes assimilationnistes, ont un effet persuasif évident, mais
l'ensemble de l'oeuvre dépasse largement le cadre des attitudes affectées
dictées par une culture étrangère. 11 La narration subjective comme procédé systématique jouit d'une
tradition importante dans la littérature occidentale, et nous en trouvons de
nombreux exemples chez M. Proust, F. Kafka, W. Faulkner, P. Lager-
kvist, N. Sarraute et bien d'autres. Ce mode d'écriture est pourtant rare
dans la littérature africaine, les autobiographies mises à part. Le Regard
du roi qui n'avait peut-être pas été écrit par Camara Laye qui l'a signé, et
Le Pauvre Christ de Bomba de Mongo Beti, reposent tous les deux,
malgré tout ce qui les sépare, sur un procédé semblable de distanciation
ironique par rapport au seul point de vue donné dans la narration. Dans
les années soixante, Les Interprètes de S. oyinka semble être le seul roman
véritablement « décentré », où la parole appartient alternativement à
différents personnages ou à un narrateur-obervateur impartial. O.
Sembène avait essayé de recourir par endroits à un procédé semblable
dans Les Bouts de Bois de Dieu, mais cette technique servait surtout à
provoquer le lecteur à s'identifier aux grévistes et à ceux qui les
soutenaient, et elle était subordonnée à un message idéologique évident.
30
Chez A. Kourouma, il n'y a pas de place pour l'impartialité. Toute parole –
y compris le discours du narrateur – est la parole de quelqu'un dans ce
sens qu'elle est marquée par le sujet qui la manie. 12 Cfr. Ch. Miller (1990).
13 Cette ressemblance a été relevée dans plusieurs études critiques
(voir p. ex. Brambilla 1991, Vibert 1996, Miampika 1996).
Bibliographie
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avril-juillet 1955, pp. 133-140
Brambilla, Christina
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Sud, pp. 114-123
Eco, Umberto
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ngton
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Harrow, Kenneth
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Hamidou Kane and Tayet Salih », Nouvelles du Sud, 6-7,
pp. 143-157
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Warszawa
1966, Studia z estetyki, Państwowe Wydawnictwo Naukowe,
War szawa
31
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« Doguicimi » de Paul Hazoumé, L'Harmattan, Paris, pp. 31-47
Koné, Amadou
1993, Des textes traditionnels au roman moderne, Verlag für
Interkulturelle Kommunikation, Frankfurt
Kounzilat, A. et Malanda, A.-S. (éd.)
1996, Colloque Sony Labou Tansi et Sylvain Bemba, Editions ICES,
Corbeil-Essonnes
Łotman, Jurij
1984, Struktura tekstu artystycznego, Państwowy Instytut Wydawniczy,
Warszawa
Miampika, Landry-Wilfrid
1996, « Sony Labou Tansi : l'anti-modernité des Etats honteux ou la
parenthèse de la mocherie », in : Kounzilat et Malanda 1996, pp.
Miller, Christopher L.
1990, Theories of Africans. Francophone Literature and Anthropology in
Africa, The University of Chicago Press, Chicago and London
Vibert, Marie-Noëlle
1996, « Sony Labou Tansi entre morts et vivants », in : Kounzilat et
Malanda 1996, pp. 20-31