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1 Modestine MODESTINE Etat d’urgence : Guerre à la guerre Amazon Killer Envoi li-braire Transhumanisme: nique la race USA WATER CLOSED Le mensuel du réveil des ânes MARINE À L’USINE Livret A : Ciao Rousseau

MODESTINE, le mensuel du réveil des ânes #1

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Premier numéro - Mars 2016

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MODESTINE

Etat d’urgence :Guerre à la guerre

Amazon Killer Envoi li-braire

Transhumanisme: nique la race

USAWATER CLOSED

Le mensuel du réveil des ânes

MARINE À L’USINELivret A : Ciao Rousseau

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Directeur de la rédaction : Eric OuzounianRédacteur en chef : Charles de JouvenelRédactrice en chef adjointe (enquêtes) : Séléna DjennaneSecrétaire général de la rédaction : Antoine Grasland Chef des informations : Maxime Berthelot Maquettistes : Orianne Vialo & Marie Martel Iconographe : Léo Chabannes de Balsac , Charles Thiefaine, Bertrand ChabannesOnt collaboré à ce numéro : Maxence Fabrion, Maëlys Peiteado, Aurélien Monsegu, Charles Thiefaine, Pierre-Yves Baillet, Louis Witter, Cloé Arrault, Marion Bordier,Yohann Bourgin, Anthony Denay, Jules Fobe, Raphaël Gilleron, Nicolas Brouste, Kessen Ndour, Thomas Chemel,Tess Barbier, Aurélien Barbet, Eloi Besson, Léo d’Imbleval, Antoine MbembaHommage à Roger de LilleDirecteur de la publication : Michel Baldi

L’ÉDITORIAL SOMMAIRE

Modestine9 rue Alexandre Parodi

75010 - ParisDépot légal : à parution

Modestine, c’est l’histoire d’un voyage. En compagnie de l’émérite ânesse qui avait permis à Robert Louis Stevenson de traverser les Cévennes en 1878. Une pérégrination

à travers les grands espaces américains. Un territoire mis à mal par une sécheresse sans précédent, et dont le modèle de consommation irraisonné pose de plus en plus question. Il faut croire que l’eau préfère la compagnie d’une nation qui n’aurait pas la sottise de faire d’un personnage comme Donald Trump un potentiel chef d’Etat. Car nécessairement, de Donald Trump il sera question. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’il fait désormais figure de favori pour l’investiture du camp républicain, en dépit du scepticisme régnant chez les pontes du parti. Certains rêvent probablement d’envoyer quelques maîtres du Penshak Silat, un art martial encore méconnu mais en plein essor, régler le problème. Le retour en France se fera à travers différentes contrées, au Nord notamment où la souffrance des ouvriers les conduit irrémédiablement dans les bras du Front national. « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde », disait Bertold Brecht.Les terres agricoles de Normandie font également partie du programme. Des terres envahies, elles aussi, par l’agriculture intensive. Pourtant, certains espèrent une alternative. « On n’est pas le produit d’un sol, mais de l’action qu’on y mène », selon Félix Castan, philosophe occitan. Une simple étape, sur la route d’un Salon de l’agriculture, devenu au fil des années et de la précarisation de la condition des agriculteurs, une séance de doléances musclée. Un lexique emprunté à l’ancien temps, celui de la royauté notamment, où le partage des pouvoirs ne figurait que dans l’imagination des plus fantasques. Un partage des pouvoirs de plus en plus illusoire à l’heure de l’état d’urgence instauré par le gouvernement Valls. Pourtant, des alternatives existent, et Amazon Killer représente le premier pas vers un nouveau paradigme. Une plongée vers le futur pour oublier la sinistrose actuelle et se projeter vers l’avenir. Un futur plus radieux ? Pas forcément, à en croire les avancées du transhumanisme. Ce qui n’était, il y a quelques années, qu’un thème incontournable dans les œuvres de science-fiction, devient peu à peu un enjeu important sur le moyen terme, voire sur le court, comme en témoignent certaines techniques médicales devenues monnaie courante. Un voyage intense, dont il faudra savourer chaque instant, chaque turpitude, pour mesurer les enjeux d’hier et d’aujourd’hui, mais aussi et surtout ceux de demain.

INTERNATIONAL 4Waterclosed.............................4Ca trump énormément..........22Ulster promise......................62

ACTUALITÉS 36

COMPTOIR DES BRÈVES 88; 130; 156

POLITIQUE 64Loi du travail : un projet qui passe mal ................................64Etat d’urgence : la meilleure des polices......................................68Si tu CRIF pas, t’achètes pas..................................76La mafia n’a qu’à bien se tenir.....82Les ouvriers du Valenciennois dans le désarroi..........................90

ECONOMIE 98La marmotte met les tunes dans le papier d’alu.......................98

SOCIÉTÉ 106Bouse blues...................................106Bienvenue à Gattaca....................114i-Robot..........................................126Au pays du Geek..........................132

CULTURE Amazone Killer..........................140

SPORT 144Le penshak quoi ?.......................144En-quête de sport .......................152

DIVERS 158Billet d’humeur........................158

Charles de Jouvenel

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FRACTURE

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Depuis quatre ans, l’Ouest américain est en proie à une sécheresse sans précédent. Feux de forêt, réserves d’eau pratiquement à sec, la Californie et le Nevada sont les Etats les plus touchés. En cause ? Le dérèglement climatique mais aussi, et surtout, l’agriculture intensive, l’exploitation énergétique ou encore les prélèvements massifs d’eau de la part de firmes internationales. Sans oublier la consommation excessive des particuliers.

u Par Marion Bordier

HYDRAULIQUE

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international

n plein cœur du désert de Sonora, Phoenix, dans l’Arizona, accueille près d’un million et demi d’habitants. La sixième

agglomération des Etats-Unis a grandi au milieu des cactus Saguaro1 et des villes fantômes. Avec l’exploitation du charbon dans les centrales, l’électricité a vu le jour, suivie de ses dérives, à l’image de la climatisation poussée à fond. En un siècle et demi, vivre sous un soleil de plomb est devenu possible. Mais à quel prix ? Chaque jour, une personne résidant dans l’Arizona utilise 600 litres d’eau, contre 150 pour un Européen et à peine 10 pour un Africain. « Par an, cela équivaut à 36 piscines olympiques », déplore Ismaël Khelifa, auteur du documentaire L’ère de l’Homme, qui montre comment l’humanité est devenue une source de domination nocive pour la planète. Ce modèle de surconsommation est aussi fou que la couronne verdoyante de Phoenix, composée de 184 terrains de golf arrosés par un système d’irrigation de 540 kilomètres qui prend sa source dans le fleuve Colorado. Plus pour très longtemps vraisemblablement puisque le cours d’eau se transforme en ruisseau. Au nord du Mexique, il a presque disparu, laissant des ponts ne surplomber que la terre craquelée. Depuis plusieurs années, il ne se jette même plus dans le golfe de Californie, sauf exception en 2014. Un « pulse flow2 » avait été rendu possible grâce au projet

de Jennifer Pitt. La directrice du Colorado River Program a participé à la négociation du traité Minute 319, dédié au partage de l’eau entre les Etats-Unis et le Mexique. Cependant, le phénomène, qui a laissé les enfants éberlués, n’a pas duré. Et pour cause, selon la NASA (National Aeronautics and Space Administration), entre 2004 et 2014, le bassin du Colorado aurait diminué de 75%. Une situation alarmante à l’image de celle des réserves de Las Vegas, situées dans le désert le plus sec de tous les Etats-Unis : le Mojave.Fontaines de l’hôtel Bellagio, piscines à profusion, buffets à volonté : tel est le visage de la capitale du jeu. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de constater que le niveau du lac Mead, qui la fournit en eau, diminue de façon drastique. Ainsi, de plus en plus

de rides strient ses roches. Déjà trois marinas ont été fermées. Une troisième pompe pourrait même être érigée, les deux autres étant trop hautes par rapport à la surface de l’eau. Selon des chercheurs du Scripps Institution of Oceanography of Californian University, basée à San Diego, il y aurait une chance sur deux pour que, d’ici 2021, le lac Mead ait disparu. Pourtant, Las Vegas n’a le droit de prélever que 2% de l’étendue artificielle, née de la construction du barrage hydroélectrique Hoover sur le fleuve Colorado.

L’eau : une ressource considérée comme un

bien

L’aridité est de plus en plus visible dans l’Ouest américain, bien que les plus aisés n’en ressentent pas encore les conséquences. Lisa, 25 ans, assistante réalisatrice à Hollywood, raconte ses premières expériences dans les villas de Los Angeles : « Souvent, ce sont des manoirs de dix-sept pièces avec quatre salles de bain, plusieurs piscines, parfois à débordement. La superficie des jardins est comparable à celle de la moitié du parc Monceau à Paris. Tout est vert, avec l’arrosage automatique qui se déclenche à chaque quart d’heure. La crise de l’eau ? Les propriétaires

1. Grands cactus du genre Carnegiea, originaires du désert de Sonora qui empiète sur l’Arizona et le nord du Mexique. On le trouve aussi dans le sud

californien.2. « Courant d’impulsion. »

LE FLEUVE COLORADO DISPUTÉ

a création du Compact du Colorado en 1922 a partagé les prélèvements des eaux du fleuve entre sept Etats : l’Arizona, la Californie, le Colorado, le Nevada, le Nouveau Mexique, le

Wyoming et l’Utah. Le calcul fut basé sur son débit moyen constaté entre 1905 et 1925 (période la plus humide depuis plusieurs siècles) et sur le nombre d’habitants des divers Etats. Le Nevada n’en comptait alors que 77 000 contre 2,7 millions en 2010. Il ne reçoit par conséquent que 2 % du total du fleuve. Las Vegas est confrontée à la même problématique, surtout depuis le jugement de la Cour suprême des États-Unis, rendu dans le litige opposant l’Arizona à la Californie. Depuis 1963, il oblige le « Golden state1 » à limiter ses prélèvements en eau du Colorado à 5,4 km³ au lieu de 6,4.

1. « État doré », surnom donné à la Californie.

MINUTE 319 A PERMIS AU COLORADO DE REJOINDRE LA MER

n mars 2014, l’écoulement du fleuve Colorado vers le Golfe de Californie a repris grâce à l’ouverture des portes du barrage de dérivation de Morelos. Pendant

huit semaines, 130 millions de m³ d’eau se sont écoulés. Un événement rendu possible grâce à Minute 319, un complément du traité qui encadre le partage des eaux entre les Etats-Unis et le Mexique, signé en 1944.

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s’en fichent. Pour eux, ce n’est pas un problème. Toute l’eau souhaitée, ils peuvent l’acheter. » Comme si l’eau n’était qu’un simple bien alors qu’elle demeure une ressource indispensable. Un fait constaté par James Workman, éditeur de The Source, le magazine de l’IWA (International Water Association), basé à San Francisco : « L’eau n’a aucune valeur d’échange. Elle n’appartient à personne et il n’y a absolument aucune incitation à sauvegarder et à partager une ressource qu’on ne peut posséder. Nous payons pour des infrastructures, de l’énergie, de la main-d’œuvre, mais pas pour un élément dérivé de rivières, pompé ou conservé dans des barrages. » Voilà pourquoi, dans l’opinion publique mais aussi dans le monde politique, « la problématique environnementale est trop souvent reléguée au dernier rang, comme en Californie », explique Corentin Sellin, à la tête du blog Il était une fois en Amérique(s) sur le site LeMonde.fr.

Des conditions naturelles de plus en plus

démesurées

L’aspect désertique du sud-est de la Californie, de la zone méridionale du Nevada et de l’Arizona, ainsi que le peu de pluie – avec des précipitations inférieures à 250 millimètres par an – sont des phénomènes de plus en plus marqués. Et ce, en partie à cause du dérèglement climatique. L’absence de neige constitue également un manque concernant l’approvisionnement des réserves en eau. Cette situation « dure depuis des années dans la région », constate Nancy Black Hernandez, journaliste et militante environnementale, résidant à Santa Barbara.L’aridité vide les réserves et perturbe le cycle de l’eau. « Lorsqu’il ne pleut pas, les nappes superficielles3 s’assèchent et la végétation meurt, excepté les cultures qui bénéficient de l’irrigation. Peu d’eau s’évapore alors et l’ascendance d’air humide dans l’atmosphère devient faible.

3. Eaux de surface.

LE TROUBLION EL NIÑO

l Niño (« courant de l’Enfant Jésus ») est ainsi nommé parce qu’il apparaît après Noël. Ce phénomène climatologique provoque une perturbation du climat

usuel par un dérèglement du grand courant marin Walker au large du Pérou et de l’Équateur. Il en résulte une hausse de la température de l’Est de l’océan Pacifique sud. La circulation atmosphérique en est perturbée. Les zones de précipitations et de sécheresse s’en retrouvent déplacées vers la partie orientale de l’océan Pacifique. Les conséquences sont nombreuses pour les États-Unis : tempêtes de neige dans le sud-est, pluies diluviennes en Californie, tornades en Floride, etc.

Entre 2004 et 2014, le bassin du Colorado aurait diminué de 75%. © Cloé Arrault

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À Escondido, à côté de San Diego, les pelouses asséchées sont assepergées de peinture verte qui dure douze semaines, n’est pas toxique et résiste à la pluie. © Michael Conroy

Pas de condensation, pas de nuage, pas de précipitation », schématise Karine Rosier, maître de conférences en géographie humaine à l’Université Bordeaux-Montaigne de Pessac. Quant aux plantes, plus il fait chaud, plus leur taux d’évapotranspiration4 est important. Les pluies diluviennes d’El Niño n’ont rien arrangé. Certes, un rapport du NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration), datant de février 2016, montre que le phénomène a apporté une quantité de pluie au-dessus de la moyenne et beaucoup de neige sur les sommets. Toutefois, il ajoute que cela n’a pas été suffisant pour combler les déficits

en eau accumulés depuis quatre ans. « Les sols les plus asséchés n’ont pu retenir l’eau », soupire Nancy Black Hernandez. Inondations, coulées de boues et glissements de terrain : tels ont été les déboires de la Californie, en octobre dernier, à cause d’El Niño.

Puiser la ressource toujours plus loin

Les réservoirs américains se classent parmi « les plus grands au monde », indique Karine Rosier. Pourtant, la situation devient tellement critique que l’hydroforage s’effectue désormais

à des profondeurs de plus en plus élevées, jusqu’à atteindre des nappes datant de l’ère glaciaire. Une pratique qui n’est pas sans conséquences. Depuis plusieurs années, des affaissements du sol dans l’Ouest américain sont constatés. Ce phénomène a fait l’objet d’une étude publiée en août 2014 et réalisée par des géophysiciens du Scripps en Californie. Ils ont établi un lien entre le manque d’eau et le mouvement de la croûte terrestre. Par endroit dans les montagnes californiennes, la terre s’est soulevée de quinze millimètres, contre seulement quatre en moyenne pour le reste de la région entre 2003 et 2014. « La plaque sous-continentale est maintenue par ce qui se trouve au-dessus d’elle, comme les réservoirs en eau par exemple. Lorsque le niveau de ces derniers diminue, elle bouge », éclaircie Florence Naizot, chargée de mission pour l’application de la directive européenne « Cadre sur la stratégie pour le milieu marin » au sein du ministère de l’Environnement.La surexploitation de la ressource hydraulique pourrait avoir une incidence sur l’activité sismique et la faille de San Andreas. Objet de toutes les inquiétudes, en raison de la menace du « Big One5 ». Selon les géologues, il y aurait 70% de

4. Quantité d’eau évaporée par le sol, les nappes phréatiques et transpirée par les plantes.

5. Séisme qui, selon les géologues, devrait faire trembler la côte ouest des Etats-Unis - dont une grande partie repose sur la faille de San Andreas - d’ici une trentaine d’années.

LES DÉBUTS DE LA SÉCHERESSE CALIFORNIENNE

out comme en février 2016, le rapport du National Oceanic and Atmosphere Administration (NOAA) indique qu’en février 2011 un surplus de précipitations tombé dans le sud, notamment en

Floride et au Texas, n’a pas suffi à endiguer la sécheresse sur le reste du pays. La situation s’était améliorée du Mississipi au Nevada. En revanche, elle avait empiré au Texas et dans les Carolines. En janvier 2011, 24% du territoire américain avait vécu une sécheresse modérée ou extrême. Une aridité qui n’avait cessé de s’intensifier. Huit États avaient alors connu leur 10ème mois de janvier le plus sec depuis les

premiers relevés, en 1885.

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« probabilité » pour que ce séisme, d’une ampleur extrême, se produise dans les trente années à venir. Mais Daniel Amorese, chercheur en sismologie à l’Institut de physique du globe de Paris, reste perplexe : « Ces déformations de la croûte terrestre peuvent favoriser des tremblements de terre plus gros et plus nombreux en Californie, mais de là à imaginer qu’elles puissent provoquer un séisme de magnitude huit sur l’échelle de Richter6… »

La sécheresse de la main de l’Homme

L’Homme quitte l’Holocène7 pour entrer dans une nouvelle ère géologique : l’Anthropocène8. Dans cette phase où il se prend pour le roi du monde, il modifie la planète, au travers de sa consommation et de ses prélèvements en eau totalement déraisonnés. 3 600 mètres cube : c’est la quantité d’eau douce prélevée et destinée à la consommation humaine par an dans le monde. Les communes sont responsables de 10% de ces ponctions, l’industrie à hauteur de 20% et l’agriculture aux alentours de 70%. Pour satisfaire le droit à l’alimentation, 3 000 litres d’eau par jour et par personne sont nécessaires. « Attention, sur ces 3 000 litres, les trois-quarts sont de l’eau pluviale (verte). Pour le reste, c’est de l’eau issue des nappes, des rivières et des lacs utilisée pour l’eau potable et l’agriculture irriguée », nuance Guillaume Benoit, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts. De plus, le droit à l’alimentation est très demandeur en eau : mille fois plus que pour répondre à celui de l’eau potable, ingérée telle quelle mais aussi au travers des aliments qui la contiennent. Ce besoin est d’autant plus gourmand lorsque l’agriculture est intensive, ce qui est le cas pour une majeure partie des exploitations aux Etats-Unis. Une caractéristique qui permet au pays d’être la première puissance agricole mondiale, ex-aequo avec

l’Union européenne. Pourtant, les conditions climatiques dans les Grandes Plaines et la vallée de San Joaquin – où se trouvent la plupart des zones de culture – ne sont pas idéales. La Californie est

d’ailleurs la région la plus affectée par la sécheresse depuis ces cinq dernières années. Pourtant, 90% des salades consommées sur la côte Est proviennent de l’Etat californien. Un désert transformé en véritable verger où les fruits et les légumes semblent avoir réussi leur coup d’Etat contre le cactus, maître du sable. « Grâce à l’irrigation, il a été possible de faire pousser n’importe quoi, n’importe où. Ce système représente 40% de

la production alimentaire mondiale. Ses atouts ? Il permet d’assurer une grande productivité de qualité, contrairement au pluvial », explique Guillaume Benoit.Epis de maïs, citronniers, amandiers et cotonniers, la poussée de chacune de ces denrées demande des quantités d’eau gigantesques. Un kilo de coton nécessite 5 263 litres, selon le dossier scientifique sur l’eau : usages – cultures du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), publié en 2000. Un besoin encore plus impressionnant lorsque le produit est cultivé dans une zone aride et non-tempérée. En 2015, plusieurs agriculteurs californiens n’ont pas pu faire de récoltes, notamment ceux dépourvus du statut de senior. Dans le « Far West », la loi de la prior-appropriation water rights, apparue en 1849 lors de la ruée vers l’or, est toujours de mise. « C’est le diktat du ‘’ first in time, first in right ’’, autrement dit le premier arrivé est le premier servi », explicite Esther Vincent, responsable de la qualité et de la préservation de l’eau du District de conservation de l’eau du nord du Colorado. Certains préfèrent même revendre leur eau car l’utiliser pour produire est moins rentable. D’autres, devancés par les sociétés de forage lors de « ventes aux enchères » de ressources hydriques, s’en vont cultiver au Mexique, qui

L’EXODE DES AGRICULTEURS VERS L’OUEST

ux Etats-Unis, la plupart des cultures se trouvent dans les Grandes Plaines et dans la vallée californienne de San Joaquin. Pourtant, au XIXème siècle, la majeure partie de la production de

céréales se fait dans la « Corn Belt1 » et celle de fruits dans la « Sun Belt2 ». Entre les années 30 et 40, des tempêtes de poussière, le « Dust Bowl3 » et une sécheresse assaillent ces régions. Les récoltes sont détruites, la terre des champs n’est plus que poussière. Plusieurs millions de personnes migrent vers la Californie, notamment des agriculteurs. Voilà qui explique pourquoi le « Far West » est le verger et le potager des Etats-Unis.

1. « Ceinture de maïs ». 2. « Ceinture de soleil ». 3. « Bassin de poussière ».

CHAQUE JOUR, PAR PERSONNE,

3000 LITRES D’EAU SONT

NÉCESSAIRES POUR SATISFAIRE

LE DROIT À L’ALIMENTATION

6. Unité de mesure de la quantité d’énergie libérée lors d’un séisme.7. Période géologique s’étendant sur les 10 000 dernières années.

8. Ère géologique où les actions de l’Homme en viennent à modifier la planète.

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Manifestation devant l’usine d’embouteillage Nestlé d’Arrowhead à Los Angeles le 20 mai 2015. © Reuters - Patrick T Fallon

leur accorde des permis de prélèvement. « Résultat ? Ce sont les cultivateurs mexicains qui se retrouvent à sec », constate Sylvie Paquerot, professeure agrégée de sciences juridiques et politiques de l’Université d’Ottawa, au Canada. Cette situation est d’autant plus inquiétante que le Colorado ne coule presque plus au Mexique. C’est un véritable exode climatique. Ayant tout perdu à cause de la terre aride, certains migrent vers le pays de l’Oncle Sam, souvent afin de travailler pour ceux qui utilisent des quantités inouïes d’eau. « Logés à proximité des immenses champs de culture où l’eau coule à flot et dans lesquels ils travaillent, ils ne sont pas approvisionnés », dénonce Olivier Petitjean, le rédacteur en chef du site Partage des eaux.Ce sont toujours les pauvres qui pâtissent des problèmes environnementaux. « Dans la Central Valley, certains habitants n’ont plus

d’eau et sont obligés d’en acheter en bouteille », dénonce Nancy Black Hernandez. Même problème dans l’Arizona où, au fil des années, la terre s’est transformée en ciment. « La plupart des ‘’ rancheurs ’’ sont partis depuis bien longtemps car il leur était devenu impossible de répondre à la soif de leurs bêtes et d’arroser leurs pâturages. Des Amérindiens, comme les Navajos, s’en sont également allés. Ils n’avaient plus une goutte d’eau à cause des prélèvements des industriels », relate Laurence de Bure qui siège au Conseil d’administration du American Indian Institute d’Arizona. La privatisation de l’eau prend de l’ampleur, au point de devenir une véritable catastrophe pour les peuples primitifs des Etats-Unis. Des sociétés comme Danone, Coca, PepsiCo ou encore Nestlé, qui demeure la première entreprise d’eau embouteillée dans le monde, se partagent le marché. Un business

PAR JOUR NESTLÉ

PUISE DES CENTAINES

DE MILLIERS DE LITRES

D’EAU DE LA FORÊT DE SAN BERNARDINO

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très lucratif puisqu’en 2014, il a permis à cette dernière de dégager quinze milliards de dollars de bénéfices. Plusieurs associations accusent la société suisse de continuer à puiser des quantités colossales d’eau issues de la forêt de San Bernardino (rien que 105 millions de litres en 2014) alors que son autorisation d’extraction n’est plus valable depuis 1988 ! La firme continue de pomper 250 000 litres d’eau par jour, mis en bouteille et vendus sous la marque Arrowhead. Contacté par nos soins, Nestlé met en avant, pour sa défense, son ancienneté remontant à « plus de 120 ans dans certaines localités californiennes ». La firme transnationale ajoute qu’elle prend « à cœur d’apporter sa contribution à la préservation environnementale sur le long terme ». Quant à l’eau en bouteille, elle affirme qu’elle ne représente qu’« une petite portion des 1% de l’eau utilisée en Californie ». Par ailleurs, en ce qui concerne The USDA Forest Service, le service forestier des Etats-Unis attaqué en justice pour sa passivité par le Center for Biological Diversity, The California-based Courage Campaign Institute et The Story of Stuff Project,

il n’a pas répondu à nos demandes d’entretien.

L’offre et la demande

Selon le Département américain de l’Agriculture (USDA), il s’agit de la pénurie d’eau la plus grave de ces vingt-cinq dernières années. 67% des élevages sont touchés, impliquant une inflation de 3 à 4% sur le prix des denrées alimentaires en 2013. Pour preuve, le pot de beurre d’amandes coûte quinze dollars. « Depuis la sécheresse, le prix des fruits et des légumes a considérablement augmenté », soupire Andrew Morris qui réside à Alameda, en Californie. Et pour cause, l’offre se fait de plus en plus discrète en raison de la raréfaction de sa matière première : l’eau. En trois ans d’aridité, les surfaces de blé, de maïs et de coton ont été réduites de 31%. Selon un rapport du National Center and Atmosphere Administration, le 2 février 2016, 9% du foin, 11% du bétail, 7% de la production de blé et moins de 1% de la production de soja étaient en situation de sécheresse. « La viande

aussi est plus chère, surtout le bœuf », ajoute le jeune californien. Si un kilo de bœuf requiert 15 500 litres d’eau, la même quantité de porc, de poulet, de céréales ou de pommes en nécessite entre 700 et 4 800, selon le Water Footprint Network, une organisation non gouvernementale visant à résoudre la crise de l’eau. Arrosage des pâturages ou des cultures par eau pluviale ou irriguée, abreuvage des animaux, nettoyage des bâtiments de production : tels sont les facteurs pris en compte.Mais contre toute attente, le site Planetoscope indique une diminution de la quantité de bœuf consommée depuis plusieurs années. Si 1976 est une année record avec 41 kilos engloutis par chaque Américain, il n’était plus question que de 24 kilos en 2012. Une tendance observable sur la consommation de toutes les viandes confondues. Elle aurait ainsi baissé de moins de 10% entre 2004 et 2012, passant de 84 à 75,5 kilos par habitant et par an. Un premier chiffre contesté par la FAO (Food and Agriculture Organization) – ou Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture – qui

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parle de 125 kilos.Cette tendance se justifie davantage par la sécheresse que par le changement des habitudes alimentaires des protégés du pays de l’Oncle Sam. Avec le manque d’eau, le cheptel national bovin a atteint un niveau inférieur à celui de 1962, entraînant une diminution de l’offre, une hausse des prix et donc une baisse de la consommation. Cependant, l’usage intempestif des ressources hydrauliques est toujours d’actualité, essentiellement avec l’agriculture intensive9. De ce fait, le niveau des réservoirs d’eau devient critique, au point que leur capacité de renouvellement soit menacée. « L’état catastrophique des aquifères10 s’explique par le labour intempestif qui, à terme, empêche le sol d’absorber l’eau qui devrait les remplir. Puis, à force de pomper les réserves des nappes phréatiques, des lacs et des rivières, le seuil de réapprovisionnement naturel est dépassé. Et à ce stade, c’est le début de la fin », note Guillaume Benoit, non sans une grimace. Or, selon l’ingénieur des ponts, des eaux et des forêts, chaque année, les Etats-Unis dépassent d’une vingtaine de mètres cube d’eau cette limite de prélèvement. Un chiffre qui les classe en troisième position de

ce classement, derrière la Chine et l’Inde, avec respectivement trente et cinquante mètres cube.

Le secteur énergétique sur le banc des accusés

Outre le secteur agricole, celui de l’énergie augmente aussi le stress lié aux problématiques hydrauliques du « Far West ». L’Agence internationale de l’énergie (AIE) indique qu’en 2010 « les prélèvements d’eau à des fins de production énergétique se sont élevés à 583 milliards de mètres cube, dont 66 milliards pour la consommation d’eau, c’est-à-dire le volume prélevé qui n’est pas retourné à sa source ». Quant au gaz de schiste, malgré quelques gisements dans l’Utah, le Wyoming et le Colorado, « son exploitation n’est pas dominante dans l’ouest, surtout extrême », indique Philippe Rozin, maître de conférences en économie à l’IAE (Institut d’Administration des Entreprises) de Lille. Toutefois, des défauts de cimentation dans les parties supérieures du forage contribuent à la dégradation de la qualité de l’eau des nappes phréatiques, bien que ces dernières se situent en

théorie à un kilomètre du gisement. Des fuites du fluide, injecté à haute pression et qui contient bon nombre de produits chimiques pour fracturer la roche, sont responsables de cette pollution. Cette problématique environnementale rejoint celle soulevée par l’extraction du pétrole, dont les puits, en plus d’être présents en Californie, se font davantage nombreux dans l’Utah, le Wyoming et le Colorado. En 2014, les Etats-Unis sont devenus le premier producteur de pétrole au monde avec 11,64 millions de barils par jour, au détriment de l’Arabie saoudite. En plus du relâchement de produits toxiques dérivés du forage dans les rivières, l’industrie du pétrole est à l’origine de déforestations massives. Une catastrophe écologique qui empêche le renouvellement des nappes phréatiques puisque l’eau ne coule plus dans le sol tant il est sec. Elle glisse à la surface au lieu de s’infiltrer.Au niveau des centrales nucléaires, trois étaient dénombrées dans l’Ouest américain en 2014 : Columbia, Diablo Canyon et Palo Verde. Pour les refroidir, de l’eau est directement prélevée au sein des réserves de surface. Selon la Société française d’énergie

Un gisement de pétrole de Monterey en Californie. © David McNew

9. Forme d’agriculture dont le but est le rendement maximum. 10. Nappes phréatiques.

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nucléaire (SFEN), seulement 2,5% de l’eau puisée ne seraient pas restitués à son milieu naturel. En réalité, il serait plutôt question de 95%, réchauffés de quelques degrés, qui retourneraient dans leur rivière, nappe ou lac. Cette catastrophe trouve notamment sa source dans quelques dizaines de mines d’or situées dans le Nevada, faisant du « Silver State11 » le quatrième producteur mondial de ce métal. En effet, des pompes et des jets d’eau transforment la terre en boue. Mélangées à du cyanure, les précieuses pépites peuvent en être extraites. Concernant les centrales thermiques à charbon, elles représentent 56,7% de la consommation d’eau pour la production énergétique. Une

donnée qui ne tomberait qu’à 51,9% d’ici 2035, selon l’AIE. Cela signifie que plus de la moitié de l’eau consommée pour le secteur de l’énergie sera utilisée par la technologie la plus vieille et la plus polluante. Dotés d’une vision à court terme, les Américains ont bâti leur empire à la hâte. Pour preuve, leurs infrastructures, notamment les ponts, vieillissent à vue d’œil.

Un réveil en douceur

Malgré la situation alarmante, les particuliers restent les plus gros consommateurs d’eau. « Il est tentant de blâmer une entité en particulier. Si je dois chercher la personne à qui rendre des comptes, je n’ai qu’à me regarder dans le miroir. Tous

ceux qui utilisent l’eau – fermiers, industriels, entreprises, propriétaires, riches, pauvres, etc. – ont une part de responsabilité face à l’aridité », affirme James Workman. Une réalité que les Américains ont toujours tenté de surpasser, mais qu’ils commencent à reconnaître désormais. « Tant qu’ils ne sont pas directement confrontés au problème, ils ne réagissent pas. Il y a eu des dépenses colossales en matière d’eau car ils pensaient que les nappes phréatiques étaient inépuisables. Aujourd’hui, ils se sont rendu compte que non et ils croient encore pouvoir tout arranger », lance ironiquement Mohamed Larbi Bouguerra, membre de l’Académie de l’eau.Le mois dernier, Barack Obama a décidé de protéger plus de 260 millions d’hectares de terres et d’étendues d’eau californiennes. Et ce, grâce à l’« Antiquities Act » datant de 1906. Le texte permet au président des Etats-Unis de sauvegarder les territoires fédéraux menacés si cela relève d’un intérêt culturel, historique ou scientifique. Certains élus tentent également de rattraper les erreurs de leurs prédécesseurs, à l’image du gouverneur de Californie, Jerry Brown, dont le père, Pat, siégeait au même poste. L’objectif du démocrate ? Réduire de 25% la consommation d’eau de la région. « Impossible ! », coupe d’emblée Guillaume Benoit. « Un rapport américain de la

11. « État d’argent », surnom du Nevada.

“ Si je dois chercher la personne à

qui rendre des comptes, je

n’ai qu’à me regarder dans

le miroir ”

Les cartes montrent une hausse entre 2005 et 2060 des besoins en eau à cause du dérèglement climatique, de l’évapotranspiration et de l’augmentation de la consommation humaine. © Rapport Brown

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National Climate Assessment sur le changement climatique, réalisé en 2014, prouve le contraire. D’ici à 2060,

les besoins en eau pour l’agriculture et la consommation personnelle vont augmenter, notamment à cause de l’évapotranspiration », ajoute l’ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts (cf. cartes). Avec 80% du territoire californien en pénurie d’eau, soit 17 000 hectares, les autorités n’ont d’autre choix que d’agir au plus vite.

Les agglomérations à l’œuvre

Les pelouses de Californie, mais aussi de Las Vegas, se voient peu à peu remplacées par des gazons synthétiques ou par des plantes peu consommatrices en eau. Les brins d’herbe sont délaissés au profit des cactus, des agaves12 et des galets. Une police de l’eau veille à ce qu’aucun robinet ou tuyau ne fuite, mais aussi à ce qu’aucun jardin ne soit arrosé tous les jours, comme à Atlanta, où l’herbe jaunâtre est de mise sur les terrains privés et dans les espaces publics. « L’idéal serait un système d’arrosage programmé qui, basé sur les données des stations météorologiques, se déclencherait en fonction du degré d’évapotranspiration », explique Esther Vincent. Ceci est compliqué à déployer car remettre en cause le modèle de consommation d’un Etat, c’est essayer de changer sa réalité sociale et économique. « Face au problème de la sécheresse, réduire

les usages de l’eau est la solution la moins coûteuse. Mais modifier le mode de vie de millions de gens est délicat, surtout lorsqu’il est confortable, qu’ils n’ont connu que celui-ci et qu’ils ne sont pas prêts de s’en défaire », déplore Olivier Petitjean. Déclarer la guerre à l’hypercarnisme13, aux vêtements en coton, aux changements fréquents de téléphone portable (composé de minerais coûteux en eau), aux brumisateurs de rue et mettre en place un système de compteurs-quota, les Etats-Unis n’en sont pas encore à ce stade. Pourtant, ces mesures draconiennes limiteraient efficacement le gaspillage. « Chaque consommateur pourrait se voir attribuer une certaine quantité d’eau en fonction des réserves à proximité », imagine Guillaume Benoit. « Il faudrait déjà que des compteurs d’eau normaux soient installés chez les habitants de villes comme Sacramento… », ironise James Workman. Donner une deuxième vie à ses eaux grises14 serait également une solution. Un principe pratiqué par Nancy Black Hernandez et qu’elle tente de populariser : « Une douche d’environ dix minutes équivaut à 75 litres d’eau. Et moi, cette eau, je la réutilise pour alimenter mon jardin. Au total, en recyclant celle de la machine à laver, des éviers, des lavabos, de la douche, nous économisons 50% de notre consommation. » Revenir à

12. Plantes originaires du Mexique, du sud-ouest des Etats-Unis, d’Amérique centrale et d’Amérique du sud.13. Consommation excessive de viande.

14. Eaux peu chargées en matières polluantes ayant souvent servi à cuisiner, faire la vaisselle, se doucher, se brosser les dents ou à laver le linge.

LES TECHNIQUES DE DÉSALINISATION

a désalinisation est le procédé utilisé par bon nombre de

pays qui souffrent de la sécheresse parmi lesquels la Grèce, l’Espagne, l’Australie, l’Algérie, l’Arabie Saoudite, les Emirats, Israël, la bande de Gaza ou les Etats-Unis. Diverses techniques sont utilisées. L’osmose inverse repose sur une infiltration sous pression au travers de membranes dont les infimes pores retiennent les grains de sel. Egalement en place : la distillation multi-effets, le système flash, la distillation par dépression (basée sur le fait que la température d’évaporation dépend de la pression), la distillation par four solaire qui concentre les rayons du soleil grâce à un miroir parabolique, afin de porter à haute température l’élément qui contient l’eau destinée à être évaporée. Mais aussi l’électrodialyse qui consiste à appliquer un courant électrique qui fait migrer les ions vers les électrodes et enfin la condensation sur une surface dont la température est inférieure au point de rosée.

LE NOUVEAU « FARM BILL »

e projet de loi agricole américain de 2014 a supprimé les aides découplées à l’hectare. Une mauvaise nouvelle pour les agro-industriels. Le prix du blé a augmenté de 32 % et celui du maïs

de 40 %. Le subventionnement des dispositifs d’assurance a par ailleurs été confirmé. En cas de chute des prix des céréales et des oléagineux1, les paiements directs peuvent ainsi fortement s’accroître, rendant les dépenses liées aux subventions encore plus imprévisibles qu’auparavant. Le secteur du lait a, pour sa part, bénéficié d’un nouveau programme de garantie de la marge des producteurs et d’un dispositif d’achat public sur le marché des produits laitiers. Quant aux mécanismes de mutualisation et de fixation mensuelle des prix payés aux éleveurs, ils ont été conservés.

1. Plantes cultivées pour leurs graines ou fruits riches en lipides dont on extrait des

huiles alimentaires.

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une utilisation raisonnée, comme au temps où les Indiens régnaient en maîtres sur les plaines américaines, cela devient aujourd’hui une nécessité indiscutable. Laurence de Bure travaille avec eux afin de redonner vie à leurs techniques ancestrales de préservation de l’eau. Un savoir-faire disparu en raison du processus de déculturation qui leur a été imposé par les colons. « Avec l’association Waterock L3C, nous essayons de remettre au goût du jour la création de murets de pierres qui, en période de fortes pluies, bloquent l’eau et la poussent à pénétrer dans le sol plutôt qu’à glisser dessus. La terre redevient fertile et les nappes phréatiques sont réapprovisionnées », sourit la jeune femme.

Une économie éco-responsable

Chacun peut agir à son niveau.

Cette pratique, reposant sur une collectivité d’actions individuelles, est encouragée par de nombreux panneaux autoroutiers. Des images de robinets vides, agrémentées

du slogan « It’s everyone’s turn, together we can save more15 », surplombent ainsi les routes californiennes. Par ailleurs, pour que la prise de conscience soit drastique et que la consommation baisse réellement, certains prônent une augmentation du prix de l’eau, à l’image des fluctuations du prix de l’essence. « Lorsque le coût du baril est en hausse, les gens font plus attention », fait remarquer Florence Naizot. Une comparaison nuancée par Guillaume Benoit : « Si le cours de l’or bleu augmentait, les gens prendraient conscience de sa valeur, c’est-à-dire vitale. Après, il faut que ce changement soit notable mais limité afin d’éviter les faillites de petits exploitants agricoles. » En effet, ces derniers n’ont pas été épargnés par les restrictions. En juin dernier, les agriculteurs californiens ont été privés d’extraction de l’eau en surface, du moins pour ceux dont

“ Une douche

d’environ 10 minutes équivaut à 75 litres d’eau ”

Le parcours du procédé de désalinisation pour la plupart des usines. © Odmer 2

15. « C’est le rôle de chacun. Ensemble, nous pouvons préserver davantage. »

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les droits de prélèvement dataient d’une période comprise entre 1903 et 1914. Résultat, ce sont les puits et les aquifères qui ont souffert de cette mesure. Quoi qu’il en soit, changer de modèle agricole devient une nécessité. OGM16 résistants aux conditions les plus extrêmes ou agriculture respectueuse de l’environnement ? Les États-Unis semblent avoir fait leur choix avec la signature en février 2014 d’un nouveau Farm Bill. Cette loi de programmation agricole réduit les avantages accordés aux grandes cultures agro-industrielles au profit de celles biologiques. « Pour résoudre ses problèmes

d’eau, l’Ouest américain doit clairement changer de modèle de production et se baser sur l’agroéconomie. Cela éviterait l’érosion des sols, l’écoulement de l’eau et l’évapotranspiration inutile. Considérer le sol comme un écosystème plein de vie : voici la clé », confie Guillaume Benoit. De son côté, Florence Naizot conseille d’adapter les cultures au climat : « Plutôt que d’arroser et d’arroser les végétaux, au point de les noyer dans des zones arides, autant mettre en place un système d’irrigation au goutte-à-goutte. » En outre, le ranching17 serait également une nouvelle méthode d’élevage. Peu d’animaux par

hectare, un habitat et une nourriture naturels qui ne demandent aucun apport hydraulique : la biodiversité et ses ressources en ressortiraient renforcées.

Des projets qui laissent perplexes

Malgré quelques initiatives isolées, les actions pour faire réellement bouger les choses restent limitées et l’Ouest américain continue de se déshydrater. Pendant ce temps, son voisin canadien siège fièrement au deuxième rang du classement des ressources hydrauliques. Posséder 20% de

LE MODE DE VIE : UN FACTEUR DE

DISPARITION

es habitudes de consommation et de production de chaque

peuple modifient la nature et menacent la pérennité de l’espèce humaine. L’exemple des Vikings est parlant. Durant deux siècles, ils ont prospéré au Groënland grâce à l’agriculture, à l’élevage et au commerce maritime. Jusqu’à ce que le climat devienne plus rude. Peu à peu, la glace s’est formée de part et d’autres de la mer, bloquant les bateaux. La neige a empêché toute culture. Au lieu de s’adapter, les enfants d’Odin se sont entêtés à conserver leur mode de vie jusqu’à ce que leur civilisation s’éteigne. Les Inuits, eux, prospèrent encore sur ces terres gelées.

16. Organismes Génétiquement Modifiés17. « Ranching » ou élevage extensif : méthode d’élevage respectueuse de la faune et de la flore, caractérisée par une faible densité d’animaux à l’hectare.

Hormis le fourrage et le sel, aucun apport alimentaire supplémentaire n’est de mise en cas d’aridité.

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l’eau douce de la planète, dont 7% sont renouvelables, c’est un véritable atout qui a suscité de nombreux projets américains en matière de transfert de l’eau. Mais tous ont été bloqués en raison de leur coût. « Construire des centaines de kilomètres de tuyaux pour transporter des litres et des litres d’eau, ou bien les acheminer par bateau, demanderait des sommes colossales ! », lance Sylvie Paquerot. Qui accepterait de payer le prix de cette eau qui augmente au fur et à mesure des kilomètres parcourus ? Personne, du moins pour l’instant. De plus, face à cette éventualité, l’opinion publique canadienne s’est toujours

montrée défavorable. Selon un sondage réalisé en 2004 par la firme EKOS Research Associates, près de 66% des Canadiens refuseraient que leur pays vende ses ressources hydrauliques à son voisin. Un accord sur l’interdiction des prélèvements massifs d’eau au sein des bassins hydrographiques18, datant de 1999, a même été ratifié par toutes les provinces canadiennes. La même année, les gouvernements américain et canadien ont également convenu que la question de la légitimité et des impacts des transferts d’eau relevait de la Commission Mixte Internationale.

Pour le moment, les Etats-Unis se contentent d’édifier des usines de désalinisation, comme celle de Kay Bailey Hutchison, basée à El Paso au Texas. La plus grande, située à Carlsbad, dans la région de San Diego, a ouvert en décembre dernier. Toutefois, la productivité du procédé peut laisser perplexe. « La désalinisation mondiale ne peut satisfaire que la consommation en eau mensuelle de l’Egypte, composée de 90 millions d’habitants », rappelle Mohamed Larbi Bouguerra. Quant aux rejets, outre le dioxyde de carbone, les usines abandonnent des quantités de sel titanesques. « Une partie du chlorure de sodium est recrachée

Monument Valley, pays Navajo avant que l’homme blanc ne s’installe. © Cloé Arrault

18. Zones délimitées par des lignes de partage des eaux, qui récupèrent les eaux des nappes phréatiques et de pluie. Grâce à leur relief, ces eaux coulent vers un réservoir commun (rivière, fleuve, étang, lac, mer, océan).

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dans la mer et le reste est laissé sur la terre ferme. Le problème, c’est que cela va perturber le degré de salinité des sols et des eaux maritimes », s’inquiète Florence Naizot. Modification des écosystèmes et du degré de gélification de l’eau ou encore impact sur les icebergs, les conséquences de ces rejets peuvent être très néfastes pour l’environnement. Autre point notable, toute usine de désalinisation a besoin d’une unité de production d’énergie, comme d’une centrale nucléaire par exemple, pour fonctionner. Avec ces infrastructures, le « Big One » mettrait en péril toute la Californie qui se retrouverait radioactive et submergée. Los Angeles et San Francisco rejoindraient alors l’Atlantide sous les eaux.« L’Homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est », disait Albert Camus. Il peut choisir de continuer à penser que « tant qu’il restera du whisky », tout ira bien, comme Oscar Goodman. Il peut aussi perdurer dans sa tentative de domination de la nature, tout en sachant que la croissance démographique, la production alimentaire et les besoins en eau ne vont cesser de s’accroître. Prix

en hausse, écarts sociaux creusés, catastrophes naturelles multipliées, exodes et conflits : voici l’Amérique qui sera laissée aux générations à venir si rien ne bouge. Quoi qu’il

en soit, la nature reprend toujours ses droits. Elle offre tout ce dont l’humanité a besoin pour vivre. Aux citoyens de ne pas être trop gourmand. l

LES RISQUES SANITAIRES DU MANQUE D’EAU

a baisse du niveau des eaux de surface entraîne une diminution de leur qualité. L’écoulement est de plus en plus difficile, les polluants stagnent et les microorganismes prolifèrent. Selon

l’Organisation Mondiale de la Santé, les maladies infectieuses d’origine hydrique causent la mort de 3,2 millions de personnes par an. La malaria et la schistomiase sont les deux infections parasites causées par l’eau les plus importantes en termes de santé publique et d’impact économique. La première tue plus d’un million de personnes chaque année, principalement au Sahara et dans le Sud de l’Afrique. Les premiers symptômes - des tremblements et de la fièvre - durent plusieurs heures et se produisent tous les trois à quatre jours. Sans traitement, le volume de la rate et du foie augmentent. Une jaunisse, une anémie ou un colmatage des vaisseaux des tissus cérébraux par les cellules rouges du sang peuvent être suivis par la mort. La schistosomiase touche, quant à elle, 247 millions de personnes. Cette maladie chronique est provoquée par des larves parasites, elles-mêmes libérées par des gastéropodes1 d’eau douce qui pénètrent dans la peau lorsque la personne entre en contact avec l’eau infectée.

1. Mollusques.

Bas du réservoir, près Almaden, de San José en Californie © Reuters - Robert Galbraith

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international

Depuis le 1er février, les Etats-Unis se prononcent pour désigner les deux prétendants à la Maison Blanche. Si la lutte est plus serrée que prévue dans le camp démocrate, Donald Trump déjoue les pronostics au sein du parti républicain, dont l’emblème de l’éléphant n’a jamais été aussi symbolique.

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utre-Atlantique, le marathon électoral est lancé. Quatre ans après la réélection de Barack Obama, les

Américains s’apprêtent à élire le 45ème président de l’histoire des États-Unis. L’interminable course à la présidentielle américaine a ainsi débuté le 1er février dernier avec le caucus de l’Iowa. Au cours de cette étape électorale, les partis démocrate et républicain organisent des réunions pour permettre aux candidats de convaincre directement les électeurs. Lors de celles-ci, les militants sélectionnent leur candidat. Ce choix peut s’opérer par un vote à bulletin secret, un vote à main levée ou encore un vote « groupé ». Ce procédé, plébiscité pour sa proximité, présente néanmoins l’inconvénient d’instaurer une multitude d’étapes intermédiaires. Les électeurs choisissent des représentants au niveau de leur circonscription ou de leur district, qui nomment ensuite des délégués de comté. Dans la foulée, ces derniers désignent leurs homologues à l’échelle étatique. Ces représentants de l’État sont alors chargés d’élire les délégués, qui sont les « vrais » décideurs de la campagne électorale. Ce sont eux qui désigneront le candidat de leur parti l’été prochain lors de la convention nationale. Celle du parti de l’éléphant (NDLR : symbole des républicains) se tiendra du 18 au 21 juillet à Cleveland, dans l’Ohio, tandis que la convention démocrate se déroulera du 25 au 28 juillet à Philadelphie, en Pennsylvanie.A l’inverse des caucus, les primaires, dont la première a eu lieu

dans le New Hampshire, se caractérisent par leur simplicité. Elles s’apparentent davantage à des élections classiques. Les citoyens se rendent à leur bureau de vote et glissent le nom de leur candidat dans l’urne. En réalité, ce vote désigne les délégués représentant le candidat choisi. Les primaires peuvent être ouvertes à l’ensemble des électeurs ou réservées aux personnes inscrites sur la liste électorale du parti concerné. Contrairement au système français, chaque citoyen américain est tenu de s’identifier en tant que démocrate, républicain ou indépendant lorsqu’il s’inscrit sur la liste électorale de son État. Ce long processus prendra fin le 14 juin avec la primaire démocrate de Washington D.C. (district de Columbia).

Les super-délégués et les grands électeurs :

arbitres décisifsÀ l’issue des primaires, les républicains et les démocrates sortent leur calculette pour compter les délégués. 4 481 sont attribués à l’occasion de la primaire du parti de l’âne (NDLR : symbole des démocrates), tandis que 2 472 sont mis en jeu à l’occasion de celle des républicains. Pour être investi, il est nécessaire d’obtenir un minimum de 2 383 délégués du côté démocrate, contre 1 237 sous la bannière de l’éléphant. Toutefois, une donnée essentielle peut troubler la quiétude d’une convention nationale : les super-délégués. Automatiquement nommés en raison de leur statut d'élu, d’ancien élu ou d’officiel du parti, ils sont libres de soutenir le

candidat de leur choix lors de la convention.Ces véritables électrons libres auront notamment une importance capitale pour les démocrates lors du grand rendez-vous de Philadelphie, en cas de coude-à-coude entre Hillary Clinton et Bernie Sanders. Et pour cause, le parti démocrate compte 724 super-délégués dans ses rangs, qui représentent près d’un huitième (13%) du total des votes à la convention. Cette part non-négligeable pourrait être fatale à Bernie Sanders, même s’il parvient à remporter plus de délégués que l’ancienne secrétaire d’État américaine. « Je suis assez pessimiste sur les chances de Sanders : environ 10% des délégués démocrates sont des ‘’ super-délégués ’’ qui votent pour qui ils veulent. Et la quasi-intégralité de ces délégués votera pour Clinton. Ce qui signifie que, pour l'emporter, Sanders doit non pas battre Clinton avec 51% des suffrages exprimés, mais 59% », explique Anthony Mansuy, journaliste à Society.Une fois le candidat intronisé, le sprint final pour la Maison Blanche s’engage. Après une âpre bataille, rythmée par le bal incessant des meetings et des débats télévisés, l’élection présidentielle du 8 novembre sonnera la fin des hostilités. Si le choix des citoyens américains aura évidemment un impact essentiel sur l’issue du scrutin, sa portée ne sera pas totalement décisive pour autant. Et pour cause, le président américain n’est pas élu au suffrage universel direct. Les voix des citoyens des cinquante États permettent en réalité de désigner des représentants qui éliront dans la foulée le prochain locataire de

« ENVIRON 10% DES DÉLÉGUÉS DÉMOCRATES SONT DES ‘‘ SUPER-DÉLÉGUÉS ’’ QUI VOTENT POUR QUI

ILS VEULENT. [...] POUR L’EMPORTER, SANDERS DOIT NON PAS BATTRE CLINTON AVEC 51% DES SUFFRAGES

EXPRIMÉS, MAIS 59% »- Anthony Mansuy, journaliste à Society

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la Maison Blanche : les grands électeurs. Au nombre de 538, ils sont répartis proportionnellement en fonction de la population de chaque État. Ainsi, la Californie, le Texas et la Floride, avec respectivement 55, 38 et 29 grands électeurs, pèsent lourd dans la balance lors de l’élection générale. Toutefois, « la Californie n’est plus représentative de la nation », note Corentin Sellin, agrégé d’histoire, spécialiste des États-Unis et fondateur du blog Il était une fois en Amérique(s). Quant aux États les moins peuplés, ils reçoivent au minimum trois grands électeurs.Pour l’emporter, un candidat doit donc obtenir la majorité absolue auprès des représentants du peuple américain, laquelle est fixée à 270 grands électeurs. En raison de ce système, spécifique aux États-Unis, un candidat peut remporter davantage de voix que son adversaire et perdre quand même l’élection. Ce fut notamment le cas lors de l’élection présidentielle américaine de 2000. Malgré une

avance de 550 000 voix sur George W. Bush, Al Gore avait finalement perdu. Le candidat républicain lui avait coupé l’herbe sous le pied en glanant cinq grands électeurs de plus. Tout s’est joué en Floride. Dans cet État, George W. Bush a devancé Al Gore de 537 voix sur un total de six millions de bulletins. Un tel paradoxe est rendu possible par l’application de la règle du « winner-takes-all » en vigueur dans la majorité des États. Le candidat qui arrive en tête en Californie, même d’une seule voix, récolte la totalité des 55 grands électeurs. Ce système explique les fortes disparités entre les résultats populaires, souvent serrés, et les résultats des grands électeurs, qui octroient régulièrement une majorité écrasante à l’un des candidats.

L’économie, le terrorisme et l’immigration au cœur

de la campagneAvant de penser au duel frontal de l’automne prochain, les républicains et les démocrates doivent d’abord

se soumettre à l’impitoyable épreuve des primaires. Entre coups bas et affrontements de plusieurs visions de l’Amérique de demain, les candidats tentent de s’emparer, chacun dans leur style, des préoccupations des citoyens. « Selon les sondages dans l’Iowa et le New Hampshire (NDLR : premiers États des primaires), l’économie et le terrorisme sont les deux thématiques qui se sont détachées », révèle Corentin Sellin. Les États-Unis ayant perdu leur leadership mondial sur l’économie en 2014 au profit de la Chine, il n’est donc pas surprenant de voir ce thème au centre de la campagne. « La Bourse se porte très bien, le chômage va mieux, mais il y a un nivellement vers le bas », affirme Roberto de Primis. Le chercheur associé à l'Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM (Université du Québec à Montréal), spécialiste de la

Près de 50 ans après la disparition de Martin Luther King, la défense de la cause noire reste au centre des préoccupations aux États-Unis, notamment au sein du parti démocrate. © United States Information Agency

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politique américaine, s’appuie sur la fusion entre American Airlines et US Airways, opérée en 2015, pour étayer son raisonnement. « 2 000 personnes ont été engagées entre 15 et 17 dollars de l’heure. C’est complètement différent d’il y a quelques années, où les employés touchaient 60 dollars de l’heure », explique-t-il. Cet exemple est symptomatique du malaise de la classe moyenne qui « se sent dans une situation de plus en plus inconfortable ».Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le terrorisme s’immisce systématiquement dans les débats politiques. Cette nouvelle élection présidentielle n’y échappe pas. Le sujet est d’autant plus sensible que la fusillade de San Bernardino en Californie le 2 décembre dernier, moins de trois semaines après les attentats de Paris, a ravivé le spectre du terrorisme sur le sol américain. Tous les candidats sont unanimes sur le sujet et chacun défend l’idée d’une intervention militaire

en Syrie. Toutefois, républicains et démocrates s’opposent sur leur vision de la guerre contre l’État islamique. Le parti de l’éléphant a développé une conception très manichéenne du conflit, avançant la théorie du conflit de civilisation, tandis que les démocrates ont refusé de tomber dans de telles extrémités. Outre l’économie et le terrorisme, l’immigration s’est également invitée au sein des primaires, notamment à travers Donald Trump. Le 16 juin dernier, à l’occasion de l’annonce de sa candidature aux primaires républicaines, le magnat de l’immobilier déclarait : « Quand le Mexique nous envoie des gens, ils n’envoient pas les meilleurs éléments. Ils envoient ceux qui posent problèmes. Ils apportent avec eux la drogue. Ils apportent le crime. Ce sont des violeurs. » Des propos forts pour appuyer sa proposition de construire un mur à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, aux frais de

l’État mexicain. Toutefois, cette prise de position pourrait coûter très cher au milliardaire américain, selon Corentin Sellin. « Il a passé son temps à insulter les minorités ethniques, alors qu’il ne faut pas oublier qu’elles ont permis à Barack Obama de l’emporter en 2008 et en 2012 », rappelle le fondateur du blog Il était une fois en Amérique(s). Avant d’ajouter : « L’impopularité de Trump auprès des latinos et des autres minorités s’élève à 90%. » Comme si cela ne suffisait pas, le sulfureux businessman a récidivé début décembre, s’en prenant cette fois aux musulmans. Le candidat républicain souhaite purement et simplement leur interdire l’entrée aux États-Unis. D’après lui, ils entretiennent majoritairement « une grande haine à l’égard des Américains ». L’attitude de Donald Trump est en totale opposition avec celle des candidats du parti de l’âne. En effet, Hillary Clinton et Bernie Sanders ont opté pour une position plus humaniste vis-à-

Bernie Sanders séduit les jeunes avec un discours progressiste. © Flickr - Phil Roeder

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vis des immigrés afin de mieux les accueillir et les intégrer au sein de la société américaine.

Le vote des minorités essentiel pour l’emporterPour espérer remporter l’investiture du parti et se donner une chance d’accéder à la Maison Blanche, les candidats peuvent très difficilement se passer du vote des minorités. Si les WASP (White Anglo-Saxon Protestant), ces descendants des immigrants protestants d'Europe du Nord et de l'Ouest, constituent une part importante de la population américaine, ils ne sont cependant plus majoritaires aux États-Unis. Aujourd’hui, ils représentent environ 40% des habitants du pays. « Il y a de moins en moins de WASP aux États-Unis, on va de plus en plus vers une Amérique diversifiée. A l’horizon 2050, il y aura un renversement de la population avec une majorité de minorités », affirme Roberto de Primis. Dans ce contexte, les républicains et les démocrates ne peuvent faire l’impasse sur la communauté afro-américaine. Cette dernière rassemble près de 39 millions de personnes aux États-Unis, représentant 12% de la population totale américaine (320 millions d’habitants).Historiquement, elle s’est toujours tournée vers le parti de l’âne, d’où les appels du pied répétés d’Hillary Clinton au cours de ces derniers mois pour s’assurer son soutien. Depuis qu’elle s’est lancée dans la course à l’investiture démocrate, l’ex-secrétaire d’État tente de prouver sa légitimité pour reprendre le flambeau de Barack Obama. Cependant, son passé ne plaide pas en sa faveur. Hillary Clinton avait soutenu une loi pénale sur la criminalité en 1994, prévoyant des peines d’emprisonnement plus longues et plus fréquentes. Cette loi a contribué à l'explosion du nombre de détenus noirs dans les prisons américaines depuis le milieu des années 1990. « Je ne veux pas lier indûment Hillary Clinton aux politiques adoptées par son mari, mais il est vrai que les réformes pénales et la réforme

de la sécurité sociale ont eu des répercussions négatives sur une bonne partie de la communauté afro-américaine », admet Christophe Cloutier-Roy, chercheur en résidence à l'Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM (Université du Québec à Montréal).Néanmoins, l’électorat latino et afro-américain soutient largement Hillary Clinton dans ces primaires, même si « l’écart se réduit à l’échelle nationale », prévient Corentin Sellin. Depuis son succès tonitruant dans le New Hampshire avec 60% des voix, Bernie Sanders a fait basculer les primaires démocrates dans une nouvelle dimension. « Il est passé d’une candidature de témoignage à une candidature

viable pour la nomination », affirme le fondateur du blog Il était une fois en Amérique(s). Cette percée du sénateur du Vermont est d’autant plus marquante qu’il a reçu « l’appui de plusieurs figures centrales de la lutte pour les droits civiques, notamment le chanteur Harry Belafonte, l’essayiste Ta-Nehisi Coates (NDLR : journaliste et auteur du livre Une colère noire) et Erica Garner, la fille d’Eric Garner, l’un des hommes tués récemment par des policiers blancs, dont la mort a servi de catalyseur au mouvement Black Lives Matter », précise Christophe Cloutier-Roy.La défense de la cause noire s’est même invitée lors du dernier Super Bowl, le 7 février dernier. Pendant le traditionnel show de la mi-temps, Beyoncé a transformé un

Hillary Clinton s’appuie sur Chelsea et Bill, sa fille et son mari, lors de ses meetings pour rendre sa candidature plus authentique. © Flickr - Ted Eytan

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moment de divertissement en un grand moment politique avec son interprétation de Formation, en s’inspirant notamment des codes vestimentaires du Black Panther Party, mouvement révolutionnaire afro-américain qui fête ses cinquante ans d’existence. De plus, le clip de la chanson, révélé 24 heures auparavant, ne manque pas de références. De l’ouragan Katrina aux violences policières, l’artiste originaire du Texas n’épargne pas la police, tout en rendant hommage à l’activisme noir et à l’identité afro-américaine. Son attitude « politique » lui a valu de s’attirer les foudres de quelques Américains, au point de voir un mouvement se former à son encontre.Dans ce contexte tendu, la primaire démocrate en Caroline du Sud le 27 février revêtait une importance particulière en sa qualité de premier vrai test pour Hillary Clinton auprès de la communauté afro-américaine. Et contre toute attente, l’ancienne First Lady a écrasé Bernie Sanders en remportant 73,5% des voix, contre seulement 26% pour son rival direct à l’investiture du parti. Selon les sondages à la sortie des urnes, Hillary Clinton a même empoché 86% des voix des électeurs noirs. Un score qui constitue un succès encore plus grand que celui de Barack Obama qui avait convaincu 78% de cet électorat, vital pour le parti démocrate dans les États du Sud, il y a huit ans. En Caroline du Sud, les électeurs noirs représentaient six votants sur dix. Une bonne nouvelle pour la candidate démocrate à l’aube du « Super Tuesday » puisque sept États du Sud (l’Alabama, l’Arkansas, la Géorgie, l’Oklahoma, le Tennessee, le Texas et la Virginie), présentant une composition similaire à celle de la Caroline du Sud, s’apprêtent à voter le 1er mars.

Donald Trump, le businessman politique

« Make America great again », soit « restaurer la grandeur de l'Amérique ». Donald Trump s’est contenté de recycler ce slogan utilisé par le républicain

Ronald Reagan pendant sa campagne présidentielle de 1980. Extravagant, provocateur et vulgaire, le géant de l’immobilier n’est plus considéré comme le plaisantin du paysage politique américain. Aujourd’hui, il semble plus que jamais en position idéale pour remporter l’investiture du parti républicain. « Il possède un talent oratoire. Il détient ce sens de la formule pour parler aux gens les plus simples et les prendre aux tripes », explique Yannick Mireur, politologue français, spécialiste des États-Unis, et fondateur de Politique américaine, revue francophone de référence sur les États-Unis. Ce discours percutant, simple et clair, qui s’inscrit dans « la culture du tweet », selon Benjamin Sutherland, correspondant du magazine britannique The Economist, est particulièrement efficace auprès des couches les plus défavorisées de la population américaine. À coups de propos populistes, islamophobes et

misogynes, le milliardaire gagne du terrain dans les sondages, au grand dam de l’état-major du Grand Old Party.La réussite actuelle de Donald Trump repose sur sa conception atypique de la politique. « Il ne faut pas voir Donald Trump comme un politicien. À partir du moment où on l'envisage comme un chef d'entreprise, dont l'obsession est d'identifier une demande à combler avec une offre, on comprend mieux le bonhomme. Trump envisage la politique comme le business », analyse Anthony Mansuy. Une offre rapidement identifiée par le milliardaire. « Comme beaucoup, il a perçu le ras-le-bol d'une frange blanche et désargentée de la société américaine. Un peu comme en France, ce ras-le-bol se traduit, en partie, par une opposition entre citoyens selon des critères raciaux, sociaux et religieux. Et Trump, en bon dénicheur d'opportunités, a identifié là une brèche », ajoute le journaliste de Society.

Alors qu’il semblait en bonne position pour bousculer Donald Trump avant le « Super Tuesday », Marco Rubio n’a finalement remporté que le caucus du Minnesota le 1er mars. Il est le grand perdant du « Super Tuesday ». © Flickr - Gage Skidmore

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Pour conquérir toujours plus d’électeurs, l’homme d’affaires monopolise l’attention des médias. Une infographie réalisée par le magazine culturel américain The Atlantic permet de s’en rendre compte. Elle montre en temps réel le nombre de sujets consacrés aux candidats. Lors des 100 derniers jours, le nom de Donald Trump a ainsi été cité plus de 130 000 fois à la télévision, contre seulement 55 000 fois pour celui d’Hillary Clinton.

Ennemi public n° 1Malgré les tentatives répétées de l’establishment républicain pour torpiller l’ascension fulgurante de cet électron libre, Donald Trump semble de plus en plus intouchable. Le retrait de Jeb Bush, au soir de sa cuisante défaite en Caroline du Sud le 20 février, en est une preuve supplémentaire. Pour Yannick Mireur, « le retrait de Bush, c’est le signe que Trump est inévitable ». Avant de poursuivre : « Un candidat

comme Donald Trump cadre très bien aux schémas médiatiques. Trop d’information tue l’information donc il faut percuter et rentrer dans un cycle de surenchère. » Le milliardaire a parfaitement intégré l’équation médiatique au sein de sa campagne, multipliant les coups d’éclat et les propos virulents à l’encontre des dirigeants américains, des minorités ou de Marco Rubio et Ted Cruz, ses adversaires directs pour l’investiture républicaine. « Donald Trump est une menace pour les États-Unis. S’il est élu, il serait une menace pour le monde et une menace pour toute possibilité de politique internationale civile, pacifique et sonore », prévient John P. McNeil, candidat démocrate à la Chambre des représentants en Caroline du Nord.Cependant, Donald Trump n’est pas seulement persona non grata dans le camp démocrate. Il l’est au sein même des républicains. « Trump est irresponsable, ce n’est pas un conservateur, c’est un danger. S’il

était élu, ce serait le pire président des États-Unis du siècle écoulé », lance sans concession David

Holt, représentant du 30ème district au Sénat de l’État d’Oklahoma. Toutefois, la machine de guerre enclenchée par l’homme d’affaires n’a que faire des critiques émises par ses détracteurs, car jouissant d’une puissance financière sans égal et d’un discours tranchant et grossier qui ne cesse de séduire un électorat toujours plus large, se sentant abandonné par le microcosme de Washington. « J’ai la sensation que Donald Trump a la capacité de faire ressortir le côté obscur des personnes. Il polarise énormément », note Roberto de Primis. Une remarque en adéquation avec l’analyse d’Anthony Mansuy : « Si Trump est en tête des opinions favorables chez les républicains, il est aussi, dans ce même parti, en tête des opinions défavorables. » Toujours est-il que l’homme à la mèche blonde continue de creuser l’écart avec ses adversaires et s’est offert une petite garantie en l’emportant dans le New Hampshire et en Caroline du Sud. Aucun vainqueur dans ces deux États n’a raté la nomination du parti républicain. Le défi est

Donald Trump ne cesse d’accaparer l’antenne des chaînes américaines. Lors des 100 derniers jours, son nom a été cité plus de 130 000 fois à la télévision, contre seulement 55 000 fois pour celui d’Hillary Clinton. © Flickr - Gage Skidmore

« TRUMP EST IRRESPONSABLE, CE N’EST PAS UN CONSERVATEUR, C’EST UN DANGER. CE SERAIT LE PIRE PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS DU SIÈCLE ÉCOULÉ »

- David Holt, représentant du 30ème disctrict au Sénat de l’État d’Ojklahoma

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donc colossal pour Marco Rubio et Ted Cruz. Cerise sur le gâteau, Donald Trump a reçu l’appui inattendu de Chris Christie le 26 février. Le gouverneur du New Jersey est le premier poids lourd du parti républicain à afficher son soutien au sulfureux businessman.

Hillary Clinton face à l’héritage de son mari

Pendant que l’establishment du parti de l’éléphant tente de renverser Trump, Hillary Clinton mène, quant à elle, une campagne beaucoup plus « fade ». Trop peut-être ? « En France, les médias ont ignoré la primaire de Clinton en 2008, mais le parti ne redonne que très rarement une chance à un candidat perdant. Elle doit donc prouver que sa candidature a un sens nouveau. Mais pour l’instant, ce nouveau message est difficile à situer », concède Corentin Sellin. Pour tenir la cadence électorale et casser l’image glaciale qu’elle

renvoie auprès des Américains, la candidate démocrate mise sur trois atouts. Tout d’abord, elle dispose de la carte du genre puisqu’elle peut devenir la première femme présidente des États-Unis, huit ans après l’élection du premier président noir en la personne de Barack Obama. Cette notion amène logiquement l’ex-secrétaire d’État à jouer la carte des minorités, en insistant sur la communauté afro-

américaine. Enfin, Hillary Clinton peut tabler sur la carte de la famille afin de rendre sa candidature plus authentique. À la fin de ses meetings, il n’est pas rare de voir sa fille, Chelsea, et son mari, Bill, faire leur apparition pour défendre les convictions de l’ancienne First Lady. Cet atout peut se transformer en piège, tant l’héritage moral et politique de Bill Clinton n’est pas facile à assumer. « C’est une lame à double tranchant pour elle. Bill Clinton demeure un ancien président populaire, dont le passage à la Maison Blanche est associé à une période de paix et de prospérité relatives », juge Christophe Cloutier-Roy. En effet, la politique de dérégulation du système financier, à l’origine de la crise des subprimes en 2007, et l’affaire Monica Lewinsky (NDLR : une jeune stagiaire qui a eu des relations sexuelles avec Bill Clinton) sont imputables à la présidence de son mari. « Hillary Clinton utilise des cartes différentes de Bill, ils sont complémentaires », tempère Roberto de Primis.

Seule contre Sanders et le FBI

Malgré des sondages qui la placent largement en tête pour décrocher l’investiture du parti démocrate, Hillary Clinton doit se méfier de Bernie Sanders. Inconnu des observateurs étrangers avant son coup d’éclat dans le New Hampshire, le sénateur du Vermont a réussi à refaire une partie de son retard pour donner la réplique à sa rivale. « Bernie représente un abandon de la politique d'establishment qui semble être saisi par une grande partie de la nation, étant donné l'échec des partis établis pour effectuer un changement réel qui représente la majeure partie de l'Amérique », note John P McNeil. Se présentant comme socialiste, Bernie Sanders parvient à séduire la classe moyenne et les jeunes diplômés en misant sur un discours orienté vers une gauche progressiste et en insistant sur les inégalités de revenus. « Les moins de 45 ans votent massivement pour Sanders tandis que les plus de 45 ans se reportent majoritairement sur

Clinton », résume Corentin Sellin. Cette situation inquiète John P. McNeil : « Si les moins de 45 ans démocrates et indépendants refusent de participer à l'élection parce qu'ils ne se retrouvent pas en Hillary ou quelqu'un dans le parti républicain qui les représente, ce sera une très mauvaise année pour les démocrates et pour le pays. Dès lors, la droite aura un boulevard avec un faible taux de participation. » Néanmoins, l’apport massif des super-délégués à la convention nationale du parti démocrate offre un matelas confortable

« HILLARY CLINTON UTILISE DES CARTES DIF-

FÉRENTES DE BILL, ILS SONT COMPLÉMEN-

TAIRES »

- Roberto de Primis, spécialiste de la polititique américaine

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LES SWING STATES : ÇA BALANCE D’UNE

ÉLECTION À L’AUTRE

es swing states, également appelés « États-charnières » ou « États-pivots », sont

des Etats dans lesquels aucun des deux partis politiques majeurs n’a de prise sur le vote populaire. D’un scrutin à l’autre, les électeurs sont susceptibles d’alterner entre les républicains et les démocrates. Ainsi, chaque candidat, peu importe sa couleur politique, a des chances de l’emporter. Lors de l’élection présidentielle, comme la règle du « winner-takes-all » s’applique dans l’ensemble des Etats (à l’exception du Maine et du Nebraska), les swing states peuvent avoir une portée décisive sur l’issue du scrutin.Bien que le statut d’un État puisse évoluer au fil du temps, un découpage géographique est apparu ces dernières décennies. « Les swing states changent car la démographie des États change », note Roberto de Primis, spécialiste de la politique américaine. Les États traditionnellement républicains sont situés dans le sud et le nord-ouest des États-Unis tandis que les États généralement démocrates occupent la côte Ouest et le nord-est du pays. Par ailleurs, l’Indiana et la Caroline du Nord sont des swing states à tendance républicaine alors que le Nouveau-Mexique, l’Iowa et le New Hampshire sont, eux, d’orientation démocrate. Enfin, le Nevada, le Colorado, la Floride, la Virginie et l’Ohio sont dénués de toute connotation politique. Ce sont des électrons libres.

à la dernière femme encore en course pour la présidence des États-Unis. Un point noir pourrait cependant assombrir dans un futur proche la candidature d’Hillary Clinton. « L'enquête du FBI sur les emails de Clinton fera tout basculer », lâche Anthony Mansuy. En cause, l’usage de sa messagerie privée lorsqu’elle était à la tête de la diplomatie américaine, de 2009 à 2013. Une pratique bannie par la loi fédérale. Le juge Emmet G. Sullivan a d’ores et

déjà ordonné que des responsables du département d’État américain et des collaborateurs d’Hillary Clinton soient entendus sous serment.

Les républicains déjà condamnés ?

Après huit années à la Maison Blanche, les démocrates affrontent cette année des républicains qui veulent à tout prix revenir au pouvoir.

© L

CB

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« Ce sont des vampires, ils ont le sang aux lèvres », prévient Roberto de Primis, avant de dresser une analyse des forces en présence : « Du côté des républicains, Trump est trop incontrôlable, Cruz est un stratège et Rubio est un jeune un peu confus lors des débats. En face, Sanders tient un discours très gauchiste et Clinton se contente d’un discours de système. » Pour l’heure, les sondages prédisent un duel entre Donald Trump et Hillary Clinton. Cette éventualité, qui prend chaque jour plus de relief, fait craindre des attaques d’une violence inouïe de la part de celui qui n’a pas sa langue dans

sa poche, selon Yannick Mireur. « Si Clinton se retrouve face à Trump, elle se fera dessouder. Il va la massacrer. La situation est tellement extraordinaire que rien n’est exclu », explique-t-il. La politique américaine laisse de moins en moins de place aux négociations et tend désormais à privilégier les face-à-face. « De plus en plus, la politique américaine devient un ring de boxe », constate Roberto de Primis. La dynamique des primaires peut d’ailleurs laisser des blessures très profondes. « C’est leur côté pernicieux », indique Yannick Mireur. Ces dernières seront marquées par le « Super Tuesday » (cf. encadré

p. 34) le 1er mars et l’impact décisif des swing states (cf. encadré p. 33).Bien que Donald Trump semble parfaitement s’accommoder de la violence de la politique américaine, « ses chances d’être président sont à peu près nulles » pour Corentin Sellin. Une position que rejoint Anthony Mansuy. « Si Cruz ou Trump sont intronisés, ils n'ont aucune chance, même face à Sanders. En fait, seul Rubio a une chance de l'emporter », confie-t-il. Marco Rubio semble en effet le mieux armé pour contrer l’influence

de Donald Trump. Après le retrait de Jeb Bush, il pourrait notamment bénéficier du « trésor de guerre » de son ancien mentor. Ces derniers jours, Marco Rubio a multiplié les attaques contre Donald Trump, mais leur impact sur les sondages reste limité. Le sénateur de Floride apparaît même comme « la seule alternative pour représenter le parti républicain et battre Hillary Clinton », aux yeux de David Holt. Toujours est-il que le choix du nouveau locataire de la Maison Blanche ne sera pas le seul enjeu de cette année électorale. « Tout le monde est focalisé sur la présidentielle mais il y a aussi un changement général le jour de l’élection, avec le renouvellement de la totalité de la Chambre des représentants et d’une partie du Sénat », précise Roberto de Primis. Le pouvoir exécutif ne peut gouverner sans le pouvoir législatif aux États-Unis, d’où l’importance de ces élections. Pour John P. McNeil, « l'Amérique semble prête pour une révolution politique ». Il reste à savoir de quelle nature elle sera au soir du 8 novembre. l

SUPER TUESDAY : TRUMP ET CLINTON PAR K.O.

e « Super Tuesday » a rendu son verdict le 1er mars… Et il est sans appel. Donald Trump et Hillary Clinton sont les grands vainqueurs de cette journée cruciale des

primaires américaines. Le sulfureux candidat du Grand Old Party n’a laissé que des miettes à ses adversaires en l’emportant dans le Massachusetts (49%), en Alabama (43%), le Tennessee (39%), la Géorgie (39%), la Virginie (35%), l’Arkansas (33%) et le Vermont (33%). Ted Cruz a limité les dégâts en s’emparant de son fief du Texas (44%), de l’Alaska (36%) et de l’Oklahoma (34%) tandis que Marco Rubio s’est contenté d’une victoire lors du caucus du Minnesota (37%). Le sénateur de Floride est le grand perdant de la soirée. Toutefois, Ted Cruz s’en est bien sorti grâce à son succès dans le Texas, deuxième meilleur pourvoyeur en délégués nationaux. Il devrait ainsi obtenir 102 délégués texans, contre seulement 48 pour le magnat de l’immobilier. Bien que Donald Trump soit toujours le favori pour l’investiture républicaine avec 285 délégués nationaux dans sa besace, Ted Cruz peut toujours croire en ses chances avec l’apport de 161 délégués.Du côté des démocrates, Hillary Clinton n’a laissé aucune chance à Bernie Sanders. Elle s’est notamment montrée impériale dans les États du Sud avec des victoires écrasantes dans l’Alabama (78%), en Géorgie (71%), en Arkansas (66%), le Tennessee (66%), le Texas (65%) et en Virginie (64%). Cependant, Bernie Sanders est parvenu à sauver la mise en s’adjugeant les faveurs de ses terres du Vermont (86%), du Minnesota (62%), du Colorado (59%) et de l’Oklahoma (52%). Sa défaite sur le fil dans le Massachusetts (49%), État voisin du Vermont, lui laissera des regrets. À l’issue de ce « Super Tuesday », Hillary Clinton est très largement en tête, avec 1 001 délégués acquis à sa cause, devant Bernie Sanders, qui doit se contenter d’un maigre contingent de 371 délégués.

“ L’Amérique semble prête

pour une révolution politique ”

- John P. McNeil, candidat démocrate à la Chambre des représentants

en Caroline du Nord.

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LOI MÉDIA : LA COQUILLE VIDE DE PELLERIN

Une proposition de loi pour la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias, est enfin inscrite au programme de l’Assemblée nationale. Le texte, déjà surnommé loi « anti-Bolloré », ne cible pas un groupe médiatique en particulier mais une application universelle. Mandatée par Patrick Bloche, député PS, la législation tant attendue

sera discutée au Palais Bourbon à partir du 8 mars prochain.

u Par léo ChaBannes de BalsaC

epuis 30 ans, protéger l’indépendance des médias est un objectif affirmé par bon

nombre de gouvernements. Pourtant, en quelques années, sept milliardaires et industriels français ont acquis à eux seuls la quasi-totalité des médias du pays. En septembre 2015, la ministre de la Culture de l’époque, Fleur Pellerin, avait donc réaffirmé sa volonté de faire du pluralisme médiatique une priorité et s’en était portée garante. Quelques mois après, le projet de loi apparaissait. Sous l’égide de Patrick

Bloche, conseiller de Paris depuis 1995 et député socialiste, la loi dite « anti-Bolloré » affirme sa volonté d’éviter les excès éditoriaux au sein des rédactions. Il faut dire que Vincent Bolloré, président du groupe Vivendi, à la tête du groupe Canal+ depuis l’été 2015, symbolise à lui tout seul l’utilisation d’un médias à des fins personnelles. Le projet de loi s’inscrit donc dans un contexte de censure et d’interventionnisme encore jamais sanctionné : « On l’appelle la loi ‘‘anti-Bolloré’’ alors que, bien sûr, elle vise les actionnaires de tous les médias, rappelle Patrick Bloche. Quelque part, j’y vois la justification de l’initiative que nous avons souhaité prendre. »

Une proposition superficielle

L’un des principaux objectifs de la loi est la mise en place de comités d’éthique dans toutes les rédactions ainsi que leur généralisation à l’ensemble du secteur de l’audiovisuel. Les comités, qui étaient jusqu’ici facultatifs, seraient ainsi rendus obligatoires. Ils seront choisis pour trois ans et devront être indépendants des actionnaires. L’ensemble sera suivi et validé par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Mais le rôle d’autorité de ce dernier ne satisfait pas les syndicats. Jean-Baptiste Rivoire, directeur du magazine Spécial Investigation et membre du SNJ-CGT, n’hésite pas

à remettre en cause le système de nomination du président du CSA : « Il est directement nommé par le président de la République. Il existe alors déjà une dépendance au pouvoir politique. » Patrick Bloche précise de son côté que beaucoup de travail a déjà été fait pour redonner son indépendance au CSA, notamment via l’instauration un collège de voix. Le président n’a donc pas les pleins pouvoirs. « Le cœur du problème, c’est que rien n’est fait de manière transparente, dénonce Julia Cagé, économiste et auteur de l’ouvrage Sauver les médias : capitalisme, financement participatif et démocratie, la liste des candidats et les auditions devraient être publiques dès le départ. » Marie-Christine Saragosse, PDG de France Médias Monde, n’a par exemple jamais été auditionnée alors qu’elle partait favorite dans la course à la tête du CSA. La loi pour renforcer la liberté des rédactions était attendue depuis longtemps et va donc dans le bon sens. Néanmoins, le projet soumis par Patrick Bloche à l’Assemblée est loin de satisfaire tout le monde : « Il faut qu’il y ait une régulation beaucoup plus forte, qui protège concrètement l’indépendance des journalistes, avec des sanctions financières contraignantes », conclut Julia Cagé. Pour le moment, la loi envisage seulement des rappels à l’ordre via des lettres recommandées. A peine de quoi effrayer un milliardaire avide de titres médiatiques. lPatrick BLoche, député PS et rapporteur de la proposition de loi. © Lionel

Bonaventure

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THE NEW DAY, LE PETIT DERNIER DES JOURNAUX

ANGLAIS

u Par niColas Brouste

Alors que The Independant, l’un des titres historiques de la presse britannique, va cesser de paraitre sur format papier le 26 mars prochain, un nouveau quotidien a pris le pari inverse. The New Day, lancé le 29 février dernier, ne sera disponible qu’en kiosque. Avec pour but de séduire les

désabusés des anciens journaux.

’est un évènement pour la presse anglo-saxonne. Lundi 29 février, les Britanniques ont

assisté à la naissance d’un quotidien. Une première depuis trente ans. Lancé dans les grandes villes anglaise, The New Day souhaite occuper une place délaissée par la presse traditionnelle : « Le projet a commencé lorsque nous cherchions à savoir pourquoi le public se désintéressait des journaux, explique Elizabeth Holloway, journaliste au New Day, nous avons découvert que les Anglais sont toujours intéresser par la presse écrite, mais il y a certaines choses qu’ils n’aiment pas dans les journaux actuels. Nous avons donc créé un quotidien qui prenait en compte les envies des lecteurs. » Un des partis pris du journal réside dans l’absence de prise de position politique. La rédactrice en chef, Alison Philips, se targue de vouloir conserver sa neutralité. Un choix incarné par l’absence de ligne éditorial : « Nous ne sommes pas neutres, nous sommes équilibrés », précise Elizabeth Holloway. Le nouveau quotidien traite donc l’actualité en croisant les points de

vue des différents acteurs afin de laisser le lecteur libre de se forger sa propre opinion.

Une campagne marketing bien rodée

Si The New Day ne paraît que sur papier, il se distingue également de la concurrence par l’absence de site internet. Le journal est bien présent sur le web via les réseaux sociaux, mais se limite à une carte de visite : « Nous n’avons pas créé de site internet, car notre objectif était de remplir un espace laissé vide dans le marché de la presse écrite, se justifie Elizabeth Holloway. Nous n’avions donc pas intérêt à investir dans un secteur où de nombreux médias sont déjà présents. » Pour son lancement, le groupe de presse Trinity Mirror, propriétaire du titre, a dépensé près de cinq millions de livres Sterling en publicité télévisée et décidé de distribuer le premier numéro gratuitement. Les suivants seront vendus à moitié prix pendant les deux prochaines semaines. « La presse britannique est beaucoup lue et diffusée, donc les tirages sont plus élevés », analyse Philippe Thureau-Dangin, journaliste et maître de conférence spécialiste de la transition des médias. Une différence de taille avec la presse française qui se répercute dans le prix du journal : 50 pence, soit 60 centimes d’euro. Même pas le prix d’une baguette de pain... l© The New Day

AU PS, LES RATS QUITTENT LE NAVIRE

Après Martine Aubry, qui a menaçait dans Le Journal du Dimanche du

28 février vouloir « sortir de la direction du Parti Socialiste », le député socialiste Pouria Amirshahi a annoncé le 4 mars qu’il quittait le PS. Régulièrement critique envers la politique du gouvernement, il juge aujourd’hui « sans ressort » et « sans idées »le parti au qu’il a rejoint en 1987

APPEL À LA GRÈVE GÉNÉRALE

La réforme du code du travail, menée par la ministre Myriam El Khomri, n’a

pas fini de faire du bruit. Après une pétition en ligne signée par près d’un million de personnes, les opposants à la loi prévoient une grande journée d’action. Un appel à la grève générale a donc été lancé pour le mercredi 9 mars. Un mouvement à l’origine citoyenne mais rapidement repris par les principaux syndicats étudiants qui prévoient une « manifestation de masse ». La CGT, elle, se mobilisera le 31 mars.

FLUCTUAT NEC MERGITUR ?

Et si une crue record de la Seine à Paris était pour les prochains mois ? Elle

dépasserait le niveau atteint en 1910, priverait d’électricité près d’1,5 millions de personnes, immobiliserait les transports, bloquerait les ponts, inonderait les rues et nécessiterait l’intervention rapide de 1 500 militaires sur le terrain. Que l’on se rassure, ce scénario catastrophe n’est pour l’instant qu’un exercice organisé par la Préfecture de Police et l’Union européenne. « L’EU Sequana 2016 » se tiendra du 7 au 18 mars et permettra de mieux appréhender les effets potentiels d’une crue centennale.

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BREXIT, LES MIGRANTS EN PREMIÈRE LIGNE

Malgré les concessions obtenues le 19 février auprès de Bruxelles par le Premier ministre britannique, David Cameron, le référendum sur la sortie de la Grande-Bretagne reste maintenu au 23 juin prochain. En cas de « Brexit », François Hollande a déjà prévenu : il y aura des conséquences, notamment

« sur la manière de gérer la situation en matière de migration ».

u Par aurélien Monsegu

près avoir soumis ses exigences à Donald Tusk, président du Conseil

européen le 10 novembre dernier, David Cameron, Premier ministre britannique s’est félicité du résultat des négociations conclues le 19 février. Ces dernières portaient sur quatre points majeurs : la gouvernance économique, la souveraineté, la compétitivité et l’immigration. C’est sur ce dernier point que le bât blesse. Si le locataire du N.10, Downing Street, souhaite qu’un travailleur venant d’un autre pays de l’Union ait l’obligation de justifier de quatre ans de cotisations pour bénéficier des mêmes prestations sociales qu’un Britannique, la question de l’avenir des migrants de Calais inquiète le gouvernement français. Au point d’en faire le sujet central du sommet franco-britannique qui se tenait le 3 mars dernier à Amiens.

La fin des accords du Touquet ?

Emanuel Macron, ministre de l’Économie, a allumé la première mèche, à propos des migrants qui transitent chaque jour par la Jungle de Calais pour rejoindre le Royaume-Uni : « Le jour où cette relation (entre la Grande-Bretagne et l’UE) sera rompue, les migrants ne seront plus à Calais », déclarait-il dans les colonnes du quotidien britannique The Financial Times au matin de la rencontre franco-britannique. Un

avertissement repris par François Hollande lors de sa conférence de presse commune avec David Cameron : « Il ne faut pas faire peur, mais dire la vérité. Il y aura des conséquences si le Royaume-Uni quitte l’UE (…) y compris sur la question des personnes » et « sur la manière de gérer les situations en matière de migrations », a déclaré le chef de l’Etat. Aujourd’hui, les contrôles sont renforcés au départ de Calais en vertu des accords du Touquet signés en 2003 par Nicolas Sarkozy. Si la Grande-Bretagne venait à sortir de l’Union, il n’y aurait plus de circulation intracommunautaire, et donc plus d’obligation d’empêcher les migrants de traverser la Manche. Ces derniers verraient alors leur condition de vie s’améliorer puisqu’ils ne seraient plus obligés de risquer leur vie.

Une rallonge de 20 millions d’euros

Reste que ces accords du Touquet, jugés « déséquilibrés » en juillet dernier par la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme, résultent d’un accord bilatéral entre les deux pays, et non d’une législation européenne. Ils pourraient donc perdurer, même en cas de Brexit : « Nous coopérons plus facilement en étant membres de l’UE que si le Royaume-Uni ne l’était plus, a admis Harlem Désir, secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, sur RFI, parce que

par exemple, nous travaillons aussi avec des outils européens communs comme Europol ou le système informatique de Schengen. Même si la Grande-Bretagne n’est pas membre de Schengen, elle coopère au travers de ce système, et d’autres méthodes d’échanges d’informations. » En attendant le résultat du référendum sur la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne prévu le 23 juin prochain, David Cameron a décidé de revoir à la hausse la contribution britannique à la gestion de la crise. Actuellement supérieure à 60 millions d’euros, elle augmentera d’une vingtaine de millions supplémentaires qui seront affectés « à des infrastructures prioritaires de sécurité à Calais pour soutenir le travail des forces de l’ordre françaises », « à la gestion des centres d’hébergement », ainsi qu’à « l’éloignement des migrants » qui ne sont pas « en besoin de protection ». God save the Queen. Et les migrants. l

Une sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne pourrait permettre aux migrants de traverser librement la Manche. © Louis Witter / Hans Lucas.

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UNION EUROPÉENNE : CONTRE L’AUSTÉRITÉ, UN PLAN B ?

L’accord anti-« Brexit », obtenu le 29 février dernier par David Cameron, le Premier ministre britannique, a prouvé aux partis anti- austérité européens que des concessions pouvaient être arrachées.

À condition de placer Bruxelles dos au mur.

u Par MaxiMe Berthelot

e pari était risqué et lui sera peut-être défavorable à l’arrivée. En promettant

d’organiser un référendum sur la sortie de la Grande Bretagne de l’Union européenne lors des dernières élections législatives, David Cameron voulait chasser sur les terres du UKIP, le parti eurosceptique, mais aussi obtenir des concessions de la part de Bruxelles. À l’image de ce qu’avait pu faire Margareth Thatcher en 1979 avec son célèbre « I want my money back ! » Donald Tusk, président du Conseil

européen, a certes cédé aux exigences britanniques, mais l’issue du référendum prévu le 23 juin 2016 reste incertaine. Cette stratégie, gagnante au moins à court terme, a renforcé les partis anti-austérité européens dans leur volonté de proposer des solutions alternatives aux politiques de rigueur actuelles.

L’échec grec, ou l’exemple de ce qu’il ne faut pas faireIl y eu d’abord la tentative Tsipras. Lors de sa campagne pour les législatives de 2015, l’actuel Premier

ministre grec déclarait vouloir en finir avec l’austérité et sortir de l’Union européenne s’il n’obtenait pas gain de cause à Bruxelles. Une fois élu, le 26 janvier 2015, il cédera face à la pression des partenaires européens et se pliera aux exigences de la Troïka1 : « Tsipras a commis une grossière erreur pour rassurer les créanciers de la Grèce, analyse Jean-François Ponsot, maître de conférences à la faculté d’économie de Grenoble et membre des Economistes atterrés, il a expliqué vouloir négocier tout en annonçant d’emblée qu’il resterait dans la zone

Depuis sa démission du gouvernement Tsipras, en juillet 2015, Yanis Varoufakis sillonne l’Europe pour mobiliser autour d’un plan B anti-austérité. © Wikipédia

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euro. Dès lors, comment voulez-vous instaurer un véritable rapport de force... » Yanis Varoufakis, ancien ministre des Finances et membre de Syriza, le parti du Premier ministre, symbolise à lui seul l’échec d’Alexis Tsipras. Figure de proue du nouveau gouvernement, il incarnait cette gauche anti-austérité intransigeante envers Bruxelles, avant de finalement démissionner pour faciliter les négociations avec la Troïka. Pourtant, il aurait aimé aller jusqu’au bout. Un plan B était même déjà prêt dans le cas où les banques grecques auraient fermé.

Varoufakis, l’homme qui murmurait à l’oreille des

nations

L’idée était simple : mettre en place un système de paiement numérique parallèle libellé en euros et échangeable sur le site internet de l’autorité fiscale grecque. Le but était de contourner la fermeture des banques pour remédier au manque de liquidités tout en échappant au contrôle de la Banque centrale européenne. En sommes : permettre à la Grèce de retrouver sa souveraineté monétaire. « Ce n’était pas une mauvaise idée, estime Jean-François Ponsot, mais il n’y avait aucune garantie pour que ça marche. La monnaie repose sur la confiance de la population. Il aurait par exemple fallu payer les fonctionnaires avec cette nouvelle monnaie électronique pour impulser une dynamique. »Si Alexis Tsipras n’a pas donné son accord à cette solution alternative, Yanis Varoufakis, lui, continue de sillonner l’Europe pour mobiliser contre l’austérité. Après Berlin le 9 février, il était à Madrid dix jours plus tard pour un rassemblement des mouvements altermondialistes et anti-rigueur européens. Avec pour objectif de s’adresser à l’Allemagne de Die Linke, la France du Front de gauche mais aussi et surtout l’Irlande du Sinn Féin, le Portugal du Bloc de gauche et l’Espagne de Podemos. Trois pays qui ont récemment fait l’objet de plan de sauvetage : « Toute l’Europe est

un champs de bataille, et en ce moment, la partie la plus visible se joue en Espagne », a lancé l’ancien ministre des Finances grec lors de son passage dans la capitale espagnole. Son but ? Mettre en place « un plan B contre l’austérité et pour une Europe démocratique ».

Vers un mouvement internationaliste ?

Avant ça, le 11 septembre 2015, Yanis Varoufakis et plusieurs leaders de l’extrême gauche européenne dont le Français Jean-Luc Mélenchon, l’ancien ministre des finances italien Stefano Fassina et l’Allemand Oskar Lafontaine, fondateur de Die Linke, avaient signé une tribune dans Mediapart intitulée « Pour un plan B en Europe ».En janvier 2016, à l’initiative du Parti de Gauche, certains leaders anti- austérité européens se sont réunis lors d’un « Sommet du plan B ». Au programme, l’abrogation des traités budgétaires, le refus du traité transatlantique (TTIP), la fin de la toute puissance de l’Eurogroupe et de la BCE, ou encore la création d’un Parlement de la zone euro : « Si tous les participants étaient d’accord pour en finir avec l’austérité, plusieurs plans B, parfois opposés, sont ressortis des débats, se souvient Jean- François Ponsot. Certains, comme moi, souhaitaient que la Grèce sorte de l’euro. D’autres voulaient la sortie de tous les pays. Et puis il y a ceux qui étaient pour le maintien de tout le monde. Aucune proposition n’a donc fait l’unanimité. »Division entre les partis, mais aussi en leur sein. À ce titre, l’Espagne est en première ligne. Après la victoire sans majorité du Parti Populaire (PP) du Premier ministre sortant Mariano Rajoy, lors des dernières élections législatives en décembre 2015, le parti de la gauche radicale, Podemos, pourrait établir une alliance avec le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) pour ravir le pouvoir à la Droite. Au risque de revoir ses revendications à la baisse : « Pablo Iglesias, le leader de Podemos, pourrait édulcorer certaines de ses revendications en cas d’alliance, redoute Gerard Giménez, militant de parti espagnol.

L’ESPAGNE DEVRA REVOTER

Voilà maintenant près de trois mois que l’Espagne n’a plus de gouvernement.

Mercredi 2 mars, les débats au Parlement nouvellement remanié n’ont pas permis de dégager une majorité absolue au socialiste Pedro Sanchez, allié aux libéraux. Les élections législatives de décembre 2015 avaient mis fin au bipartisme qui opposait les conservateurs aux socialistes. Ce blocage historique en Espagne ne semble avoir que deux issues possibles : que l’un des extrêmes, de gauche ou de droite, cesse de s’abstenir. Ou que la population soit réinvitée à voter.

DISCUSSIONS POUR LA

CRIMÉE

Jean-Marc Ayrault, ministre des Affaires étrangères et du Développement

international, a reçu jeudi 3 mars ses homologues allemand (Frank-Walter Steinmeier), russe (Sergeï Lavrov), ukranien (Pavlo Klimkine). Cette réunion s’est inscrite dans la lignée des sommets européens depuis l’annexion de la Crimée par la Russie.

LA NOUVELLE-ZÉLANDE VOTE POUR UN

NOUVEAU DRAPEAU

Après 18 mois de débats, le référendum sur le nouveau drapeau de

Nouvelle-Zélande a débuté jeudi 3 mars. Durant trois semaines, trois millions de bulletins seront distribués à travers le pays pour que les habitants décident s’ils préfèrent garder le drapeau actuel, ou en adopter un autre qui arborerait la fougère argentée. Cette dernière viendrait alors remplacer l’Union Jack présent en haut à gauche du l’étendard historique.

1. La Banque centrale européenne, la Commission européenne et le Fonds monétaire international qui supervisent les plans de sauvetage des Etats membres de l’Union européenne

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Au niveau européen, il n’est donc pas sûr que la coalition PSOE-Podemos aboutisse à un accord ambitieux sur des sujets tels que la restructuration de la dette publique ou la réduction des déficits. »Autre point de friction, la question épineuse de la sortie de la zone euro : « Podemos veut le maintien de l’Espagne dans la zone euro, poursuit Gerard Giménez, mais se dit également favorable à un front uni avec des partis de gauche européens dont certains, comme Syriza, ont déjà envisagé d’abandonner la monnaie unique... »Si la frange la plus à gauche du parti est favorable à un plan B, certains cadres, désormais proches du pouvoir, sont en revanche plus mitigés. Pablo Iglesias n’était pas présent lors du sommet de Madrid et Jorge Lago, membre du conseil citoyen de Podemos, n’a pas hésité a remettre en cause l’idée d’un plan B dans les colonnes de la revue Viento Sur : « La difficulté de la négociation entre le gouvernement Tsipras et la Troika (...) ne peut être analysée sans parler des divisions entre Tsipras et les partisans du fameux Plan B (en Grèce mais aussi en dehors). Une opposition qu’on pourrait résumer comme l’acceptation réaliste d’un conflit politique inévitable (sansscénario de sortie de l’euro) face à un récit fictif qui voudrait résoudre des problèmes réels (...). Ce projet

tient davantage de l’incantation (il y a une solution, elle doit bien exister, il doit y avoir un plan B), que de l’analyse concrète (et purement matérialiste) des relations de force et des possibilités réelles d’action. » Ajoutez à cela les formations politiques qui n’ont pas encore tranché, et la perspective d’un mouvement internationaliste s’éloigne un peu plus : « En France, le Parti de gauche était au départ opposé à une sortie de l’euro, rappelle Jean-François Ponsot, Jean-Luc Mélenchon semble désormais envisager la chose comme une des solutions possibles. »En attendant, Yanis Varoufakis poursuit ses efforts pour tenter de mobiliser un maximum de partis anti-austérité sur le Vieux continent. Après avoir récemment lancé à Berlin DiEM 25, un mouvement politique pour plus de démocratie en Europe, il conseillera le Parti travailliste britannique sur les questions relatives à l’Europe et à l’austérité. Il devrait également organiser une nouvelle mobilisation

européenne le 28 mai prochain. « À l’avenir, le Portugal pourrait aussi jouer un rôle important, rajoute Jean-François Ponsot, le nouveaux gouvernement socialiste a réussi à obtenir une marge de manœuvre sur la politique budgétaire. » Un nouveau gouvernement, dirigé par le socialiste Antonio Costa, arrivé au pouvoir en octobre 2015 via un accord historique avec plusieurs partis de la gauche radicale (dont le Bloc de gauche, proche de Syriza) en échange d’inflexions significatives dans le programme. Outre-Manche, c’est le Sinn Féin, l’ancien bras politique de l’IRA, qui progresse lors des dernières législatives comptabilisant 14% des voix et empêchant les partis traditionnels d’obtenir la majorité. « Soit l’Europe restera dans un consensus mou sur l’austérité, soit les partis anti- rigueur au pouvoir oseront se rendre à Bruxelles pour négocier, conclut l’économiste français, Il faudra alors être clair : soit on change de politique, soit on se donne trois semaines pour négocier une sortie de la zone euro. Car le risque d’une nouvelle crise financière nous guette. Cela pousserait chaque pays à développer sa propre stratégie, avec le risque de voir l’extrême droite accéder au pouvoir, comme c’est déjà le cas en Hongrie ou en Pologne ». No pasarán ! qu’ils disaient. l

Pablo Iglesias, le leader de Podemos, n’était pas aux côtés de Yanis Varoufakis lors du sommet de Madrid mi-février. © Wikipédia

“ Le plan B tient

davantage de l’incatation ”

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L’ITALIE VOTE L’UNION CIVILE HOMOSEXUELLE PIANO, PIANO…

En Italie, le Sénat a voté le 25 février un projet de loi pour l’union des homosexuels. Un premier pas vers l’égalité au pays du Vatican. Mais le rejet de l’adoption pour les couples du même sexe continue d’alimenter le débat. Ses partisans se mobiliseront le 5 mars prochain.

u Par Jules FoBe

« ous y sommes enfin arrivés. » Daniele Priori, secrétaire

général de GayLib, association de défense des droits homosexuels en Italie, ne mâche pas ses mots. Après que le Sénat ait approuvé la loi sur les unions civiles le 25 février, le président du Conseil italien Matteo Renzi s’est félicité de cette réforme « que l’Italie attend depuis des années. » Trente ans exactement, puisque les premiers débats sur le sujet remontent à 1986. Résultat final : 173 votes favorables, 71 contre, avec toutefois un texte corrigé, le droit d’adoption et l’obligation de fidélité ayant été retirés. La prochaine étape consiste à obtenir le vote définitif de la loi devant la chambre des députés, dans un délai de deux mois. Jusqu’ici, l’Italie est le dernier pays de l’Europe

occidentale à refuser toute forme de reconnaissance aux couples de même sexe. Bien que notre voisin transalpin ait encore « beaucoup de retard à rattraper, il s’agit là d’un premier pas historique », constate Daniele Priori.

Plusieurs freins au changement

L’Italie est la terre du Catholicisme et l’Eglise, qui n’hésite pas à intervenir dans les débats politiques, y a un poids considérable : « Il est évident que le fait d’avoir le Pape à Rome joue énormément, explique Daniele Priori. Cette avancée n’aurait certainement pas eu lieu sans le changement de garde du Vatican. »Mais l’Eglise n’est pas la seule raison à l’enlisement des discussions concernant l’union civile

homosexuelle. Selon Daniele Priori, « la société italienne a beaucoup de mal à accepter le changement, dans tous les domaines de notre vie. » Un constat symptomatique dans un pays à l’identité encore assez conservatrice. « Chaque pays a sa propre culture et son époque. Le véritable problème ne vient pas de l’Eglise, mais plutôt des ignorants et des homophobes très présents en Italie », poursuit Priori.

Mi-victoire, mi-échec pour tous

Le changement est encore long pour les couples homosexuels. « Pour les familles de même sexe, l’urgence était l’adoption », reconnaît le secrétaire général de GayLib. La communauté arc-en-ciel a largement réagi, dénonçant un « accord au rabais » du gouvernement Renzi. Une grande manifestation est d’ailleurs prévue dans les rues de Rome le 5 mars prochain. Daniele Priori, lui, ne participera pas : « J’espère que cette journée ne mettra pas en péril les progrès déjà accomplis » se justifie-t-il. Le risque serait de braquer les partis conservateurs, notamment le Centre Droit, Nuovo centrodestra, dont le fondateur Angelino Alfano avait déclaré : « C’est un beau cadeau pour l’Italie d’avoir empêché que deux personnes du même sexe puissent avoir un enfant. » Tout est dit. Et Daniele Priori de conclur : «iI faut raisonner sur ce qu’on a obtenu, une réelle égalité arrivera bientôt.» Qui va piano va sano. l Rassemblement contre l’homophobie dans les rues de Palerme. « Champions du monde de

l’homophobie» peut-on lire sur le panneau de droite. © Wikipédia

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PETITE « ÈRE » DE DÉJÀ VUEn décembre dernier, le président congolais Denis Sassou Nguesso annonçait l’avancement des prochaines élections présidentielles. Le scrutin prévu en juillet 2016, se tiendra ce 20 mars. Coincée entre une opposition divisée et la peur du peuple d’un retour à la violence,

la route vers la démocratie congolaise est encore longue.

u Par antoine MBeMBa

« l faut instaurer au plus vite une nouvelle dynamique dans le pays, consécutive

au vote de la nouvelle Constitution. » Voilà la raison évoquée par le président Sassou Nguesso pour avancer l’élection présidentielle initialement prévue en juillet 2016, au 20 mars. Le 6 novembre 2015, à l’issue d’un référendum populaire, une nouvelle constitution était adoptée par le peuple congolais. La limite d’âge fixée à 70 ans et la limite de deux mandats consécutifs disparaissaient au passage. De quoi permettre une nouvelle candidature de Denis Sassou Nguesso, 73 ans et 31 ans

de pouvoir au compteur. Officiellement, une victoire sans conteste : 72% de participation et un « oui » triomphant à 92%. Au lendemain du vote, le Front Républicain pour le respect de l’ordre constitutionnel et l’alternance démocratique (FROCAD) évaluait le taux de participation à… 10%. Sur l’état de la démocratie au Congo, facteur déterminant dans l’analyse de tels résultats, Brett Carter, doctorant-chercheur au Center on Democracy de Stanford, indique : « Personne n’est en mesure d’affirmer que le Congo est une démocratie. Il y a eu des nombreux rapports faisant état de fraudes électorales, et ce

gouvernement est connu pour intimider ses électeurs et enfermer ses opposants. »

Une commission pour les gouverner toutes

Pour John Clark, professeur à l’université internationale de Floride et expert de l’Afrique subsaharienne, « le Congo est ce que l’on appelle un régime électoral autoritaire. Il s’orne de démocratie. » Fort d’une nouvelle constitution et d’une candidature annoncée officiellement le 26 février dernier, Sassou Nguesso s’est donc pourvu d’un nouveau sceau « démocratique » : la Cnei

Denis Sassou Nguesso, président congolais, est candidat à sa rééléction le 20 mars prochain. © Ici Brazza

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(Commission nationale électorale indépendante). Officialisée par la loi du 23 janvier 2016, elle est composée de douze membres proposés par les partis politiques de la majorité, de l’opposition, du centre et de la société civile. C’est elle qui sera chargée d’organiser le scrutin du 20 mars. Problème : son animation a été confiée à des personnes nommées par décret par Sassou Nguesso lui-même. La composition de la commission a été immédiatement boudée par une opposition qui remet en cause son indépendance et regrette sa trop faible représentation. Il faut dire qu’avant la Cnei il y eu la Conel. Avant la Conel, la Conosel et même la Conosela avant elle. Autant d’acronymes pour autant de commissions électorales fantasques. Le peu de temps qu’aura eu la Cnei pour s’organiser ne gage pas d’une amélioration en la matière.

La guerre civile, menace fantôme

Les agissements de Sassou Nguesso n’auront causé qu’une timide réaction de la part de la communauté internationale. Pour Brett Carter, elle aura été « conditionnée par la crise du Burundi que la plupart des gouvernements occidentaux ont vu comme le pire cas de figure. Le fait que Sassou parvienne à instaurer un découragement local et disperser les mouvements de contestation rend l’Occident plus indulgent. » Une indulgence qui n’est pas pour aider le peuple congolais à se révolter. « Le bon moment pour un soulèvement populaire, c’était l’annonce de la révision constitutionnelle, déplore l’universitaire, mais à partir de là, une forme de résignation s’est installée. Un soulèvement tel qu’il y a pu en avoir au Burkina Faso est très peu probable. »Une résignation qui n’est pas innocente et qui découle de la stratégie de campagne de Sasssou Nguesso consistant à se placer comme le candidat de la stabilité, jouant sur la peur du retour à la guerre civile dans laquelle le pays a été plongé à la fin des années 1990. Ne pas voter Nguesso, serait risquer la violence. Et pour cause : « Il ne quittera jamais le pouvoir pacifiquement, souligne

Carter, même s’il était dégagé de force, des éléments du corps militaire dont la fortune dépend du sort de Sassou conspireraient pour dégager à leur tour le président suivant.» John Clark dresse lui aussi un constat pessimiste : « Les Congolais ne sont simplement pas prêts à se faire tirer dessus pour une cause qu’ils jugent sans espoir. »

Du rififi chez MokokoEn 1991, se tenait au Congo la Conférence nationale souveraineté, entérinant l’avènement du multipartisme et contribuant à la déchéance du pouvoir de Sassou Nguesso. Un homme aura joué un rôle de premier plan dans l’organisation de cette conférence : Jean-Marie Mokoko. Cet officier, chef d’État Major des armées de 1987 à 1993, conseillait Sassou Nguesso jusqu’en 2005. Le 3 février dernier, Mokoko claquait la porte du cabinet présidentiel pour annoncer quatre jours plus tard sa candidature à l’élection du 20 mars. En peu de temps, il est ainsi passé du statut de proche de Sassou Nguesso à celui de son concurrent le plus sérieux. « Au vu du courage dont il a fait preuve en 1991, les Congolais sont enclins à lui pardonner le rôle de conseiller qu’il a tenu », estime Brett Carter. Malgré sa récente proximité avec le pouvoir, Mokoko a pour lui une popularité et une réputation qui font force de légitimité. Seulement voilà, le 13 février dernier, la diffusion d’une vidéo faisant état de sa collaboration avec des services français pour fomenter un coup d’État en 2007 est venue ternir son image. Le Général Mokoko sera entendu quatre fois en une semaine à ce propos par la Direction générale de la surveillance du territoire, chacune de ses entrevues alimentant un peu plus le feuilleton et la crainte d’une invalidation de sa candidature. Le 23 février, en marge de la visite du chantier d’un hôpital au sud du Congo, Denis Sassou Nguesso saisissait la balle au bond, avouant ne pas craindre les neuf adversaires qui lui feront face le 20 mars : « Nous sommes confiants, c’est la relation que nous entretenons avec notre peuple qui nous guide », déclarait-il, serein. l

BÉNIN : AFFLUENCE AUX

PRÉSIDENTIELLESnitialement prévu le 28 février mais reporté à cause d’un retard dans la distribution des

cartes d’électeurs, le premier tour des élections présidentielles béninoises se tiendra le dimanche 6 mars. Pour succéder à l’actuel président Boni Yayi, pas moins de 33 candidats vont s’opposer lors de ce scrutin. Parmi eux, deux hommes d’affaires, un financier, un économiste et un banquier d’affaires sont les plus à même d’accéder au second tour.

FUKUSHIMA : DÉBUT DES PROCÈSourant mars, trois ex-dirigeants de la société japonaise Tepco, en

charge de l’exploitation de la centrale nucléaire de Fukushima, comparaitront devant la justice japonaise. C’est le premier procès impliquant des responsables de l’accident nucléaire survenu il y a cinq ans. Si officiellement personne n’est mort des radiations directement dégagées par la centrale, il faudra encore des années avant de déterminer les retombées environnementales et sociales de l’incident.

CHINE : LA FIN DE L’INHUMATION ?

es chinois ne pourront peut être plus se faire inhumer, comme les habitants de la

région d’Anqing. Ils n’auront plus le choix que d’accepter la crémation de leurs proches. Cette décision est révélatrice d’une volonté générale des gouvernements locaux de se réserver des terrains pour la construction de logements ou pour les champs de culture. Les durcissements des quotas de crémation ont vocation à s’imposer de plus en plus dans l’Empire du milieu. Seul problème : le rituel de l’inhumation est une tradition liée

au culte des ancêtres.

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AFFAIRE BEMBA : LA CPI RENDRA SON VERDICT LE 20 MARS

La Cour Pénale Internationale rendra, le 20 mars, son verdict concernant les accusations de crimes contre l’humanité portées sur Jean-Pierre Bemba, vice-président de la République Démocratique du Congo entre 2003 et 2006. Parmi les chefs d’accusation, figurent notamment les exactions commises par ses troupes

sur le territoire centrafricain.

u Par Charles de Jouvenel

’est l’un des plus longs procès que la Cour Pénale Internationale (CPI) a eu à

instruire depuis sa création. Une partie des crimes jugés ont eu lieu en 2003.Cependant, c’est en 2008 qu’un mandat d’arrêt international a permis l‘arrestation de Jean-Pierre Bemba à Bruxelles, puis son transfert à La Haye (Pays-Bas), siège de la CPI. Par la suite, divers problèmes (notamment le décès de l’une des juges de la chambre préliminaire de la CPI) ont repoussés l’audience de confirmation des charges au début de l’année 2009. En janvier de cette même année seront confirmés les deux chefs d’accusation pour crimes contre l’humanité et les trois chefs d’accusation pour crimes de guerre. Tenu finalement entre le 22 novembre 2010 et le 13 novembre 2014, le procès aura vu le niveau de responsabilité de Jean-Pierre Bemba évoluer. Initialement poursuivi pour sa « responsabilité individuelle », Bemba est aujourd’hui considéré comme responsable des crimes de ses hommes. Ces derniers, issus du Mouvement de libération du Congo (le MLC, dont Jean-Pierre Bemba est le président et fondateur) avaient été dépêchés sur le territoire centrafricain à la demande du pouvoir local.Une responsabilité jugée aberrante par son avocat, Maitre André Kilolo au micro de RFI : « Ces soldats ont combattus sous le drapeau centrafricain. Toute la question qui concerne le commandement des opérations sur terrain, la gestion de la discipline des troupes, le contrôle effectif des soldats étaient gérés par la hiérarchie centrafricaine. »

Une version remise en question par Pascal Turlan, conseiller auprès du procureur de la CPI, interrogé à ce sujet et pour qui « Jean-Pierre Bemba avait le contrôle de ses troupes » et « n’a pas agi. »

Une absence qui pose question

L’absence à la barre du président centrafricain de l’époque, Ange-Félix Patassé, est remise en cause par la défense, mais pas seulement. C’est en effet à sa demande que Jean-Pierre Bemba avait envoyé un contingent du MLC sur le territoire centrafricain, dans le but de réprimer la rébellion menée par le général Bozizé. Son nom figure d’ailleurs sur le mandat d’arrêt et dans des documents de l’accusation. La Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) s’est plusieurs fois exprimée sur le sujet, demandant à la CPI de prendre ses responsabilités et de poursuivre tous les responsables de ces exactions. Peine perdue, Jean-

Pierre Bemba est toujours le seul accusé dans ce dossier. Dans une autre, en revanche, il semble clair qu’il ne tombera pas seul.

Une affaire dans l’affaireCar Jean-Pierre Bemba va finir par connaître la Cour Pénale Internationale mieux que quiconque. Le 29 septembre 2015, il est en effet retourné dans le box des accusés, cette fois-ci pour y répondre à des accusations de subornation de témoin. Selon le procureur, il aurait en effet coordonné depuis sa cellule la corruption de quatorze d’entre eux. Une opération menée notamment par son avocat, Me André Kilolo. Figurent aussi au rang des accusés, Fidèle Balala (secrétaire général du MLC), Jean-Jacques Mangenda (assistant juridique) et Narcisse Arido (témoin cité par la défense). Les cinq hommes risquent jusqu’à 5 ans de prison. Une goutte d’eau pour Jean-Pierre Bemba, déjà détenu depuis plus de 7 ans. l

L’ancien vice-président congolais, Jean-Pierre Bemba, lors de son procès devant la CPI le 29 septembre 2015, à la Haye. © Peter Dejong

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Fin mars, Barack Obama se rendra en visite officielle à Cuba. Il y a maintenant près de 120 ans, un autre président américain, Theodore Roosevelt, effectuait le même trajet, les armes à la main, afin de participer à la guerre d’indépendance du pays contre l’Espagne. Il en profita ensuite pour changer radicalement la politique étrangère

américaine.

u Par Yohann Bourgin

Les 21 et 22 mars, Barack Obama ira à La Havane pour rendre une visite historique à

son homologue cubain Raul Castro. Il deviendra le premier président américain en exercice à se rendre à Cuba depuis 1928 et la visite de Calvin Coolidge à Gerardo Machado, président libéral qui entendait à

l’époque faire de Cuba « la Suisse des Amériques ».Cette visite s’inscrit dans une volonté manifeste de rapprochement entre les deux pays qui pourrait mettre fin à la plus longue période d’embargo commercial de l’époque contemporaine. Le différend remonte à 1962 et la vague de de

nationalisations, qui avait exproprier des entreprises américaines. Les relations entre les deux pays s’étaient dégradées davantage avec le rapprochement de l’île avec l’URSS. Cette situation avait alors exclu Cuba de toute possibilité d’échanges internationaux avec le reste du monde. Reprenant l’idée de Bill Clinton, selon laquelle « Cuba ne représente plus une menace pour les Etats-Unis » Barack Obama a, depuis 2008, grandement assoupli les restrictions imposées à l’île.Si l’on connait bien l’enjeu que représentait Cuba à l’heure de la Guerre Froide de par sa proximité des côtes américaines, notamment lors de la crise des missiles de 1962. L’intérêt américain pour la petite île caribéenne est bien antérieur.

La question de l’interventionnisme

Tout au long du XIXe siècle, les Etats-Unis ont suivi la doctrine dictée en 1823 par leur président James Monroe, qui prônait la neutralité de l’Amérique dans les affaires européennes. Une phrase de ce discours non-interventionniste contenait cependant une ambiguïté : « Aux Européens, le vieux continent, aux Américains, le Nouveau Monde », laissant entendre que l’Amérique du Sud pourrait à l’avenir faire l’objet de

CUBA : LE GRAND TOURNANT DE LA DIPLOMATIE AMÉRICAINE

Les Rough Riders, victorieux à Cuba en 1898, accompagnés de leur Colonel Theodore Roosevelt (ici au centre). © William Dinwiddie -Library of Congress

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velléités expansionnistes des Etats-Unis. Pourtant, l’anti-impérialisme l’emporta jusqu’à la fin du siècle.Les Etats-Unis ont beau déjà être la première puissance commerciale du monde, ils connaissent un krach financier d’ampleur encore inédite. La panique de 1893 voit une série de faillites bancaires mettre le Trésor américain en difficulté. Celui-là ne devra son salut qu’à l’investissement du financier J.P Morgan.Les Etats-Unis sont en proie à un énorme surplus de production dans tous les secteurs, ils doivent alors se tourner vers les marchés extérieurs et auront besoin pour cela de disposer d’une grande flotte à la fois marchande et militaire. Qui plus est, le canal du Panama, alors en construction, représente une opportunité fantastique de s’assurer revenus et influence. Mais pour en prendre le contrôle, il faudra sécuriser tous les Caraïbes et donc réinterpréter la doctrine Monroe.

« Une splendide petite guerre »

La première base militaire américaine de la région fut installée à Pearl Harbor avant une prise du pouvoir économique à Hawaï dont le roi fut vite déposé : « Certains américains pensent que les Etats-Unis doivent avoir une mission civilisatrice propre et attirer les populations primitives sous leur aile éclairée, note Jacques Binoche, auteur d’Histoire des Etats-Unis (Ellipses, 2003), La première occasion de pratiquer cet impérialisme leur est donnée par la révolte des dernières colonies espagnoles. En 1895, les habitants de Cuba engagent une révolte durement réprimée par les Espagnols. La presse américaine couvre les événements de façon très critique et parle de «camps de concentrations» espagnols. »En 1898, l’USS Maine en station à La Havane, explosa. Si à l’époque les accidents étaient fréquents sur ce type de navire, l’opinion américaine, guidée par certaines révélations mensongères de journaux New-Yorkais, en conclut à un attentat espagnol. Les Etats-Unis entrent en guerre deux mois plus tard.Interventionniste revendiqué,

l’ancien chef de la police new-yorkaise, devenu secrétaire adjoint à la Marine, Theodore Roosevelt, s’engage à la tête du régiment de cavalerie d’élite levé pour la guerre : les Rough Riders. A Cuba, malgré l’infériorité numérique, le succès militaire est fulgurant. Theodore Roosevelt gagne son image de « héros de la liberté » grâce à ce qu’il appellera plus tard « une splendide petite guerre ». Rapidement, la contagion indépendantiste fait son œuvre dans toutes les anciennes colonies espagnoles. La paix est signée à Paris, l’Espagne cède alors les Philippines, Porto Rico et Guam aux Etats-Unis, elle reconnaît aussi l’indépendance de Cuba. Les Etats-Unis étendent alors leur puissance maritime bien au-delà des Caraïbes en s’installant aux Samoas, dans le Pacifique. « Désormais, le goût de l’empire possédait aussi bien les politiciens que les milieux d’affaire à travers tout le pays. Le racisme, le paternalisme, et les questions de profit se mêlaient aux discours sur la destinée de la civilisation », commente Howard Zinn, dans Une Histoire populaire des Etats-Unis (Agone, 2002).En 1901, l’amendement Platt est voté par le Congrès des Etats-Unis. Inscrit dans la Constitution cubaine, il officialise le droit d’ingérence américain sur l’île. La même année, le président américain McKinley meurt, son vice-président prend sa place, il s’agit du héros de Cuba : Theodore Roosevelt.En 1904, celui-ci mettra définitivement fin à la politique non-interventionniste des Etats-Unis en apportant son « corolaire à la doctrine Monroe » : « L’injustice chronique ou l’impuissance qui résulte d’un relâchement général des règles de la société civilisée peut exiger, [en fin de compte], en Amérique ou ailleurs, l’intervention d’une nation civilisée et, dans l’hémisphère occidental, l’adhésion des États-Unis à la doctrine de Monroe peut forcer les États-Unis, [à contrecœur cependant], dans des cas flagrants d’injustice et d’impuissance, à exercer un pouvoir de police internationale. »L’histoire cubaine en sera la meilleure illustration. l

AIR COCAÏNE : CHRISTOPHE NAUDIN

EXTRADÉ

Le Français Christophe Naudin, extradé d’Egypte, est arrivé en République

dominicaine dans la nuit du 3 au 4 mars, où il sera mis en examen pour son implication dans l’évasion de deux autres Français condamnés sur place pour trafic de drogue. Il avait en effet choisi de planifier l’extradition de Pascal Fauret et Bruno Odos, deux pilotes arrêtés en mars 2013 par les autorités dominicaines aux commandes d’un avion contenant 680kg de cocaïne. L’affaire, surnommée depuis « Air Cocaïne », avait été jugée par la justice dominicaine le 11 février dernier.

BRÉSIL : LULA DANS LE CAMBOUIS

Le domicile de l’ex-président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva (2003-2010) a

été perquisitionné par la police, vendredi 4 mars, dans le cadre de l’opération « Lavage rapide » lancée en 2014. Cette dernière a pour but d’enquêter sur un vaste réseau de corruption au sein de la compagnie publique pétrolière Petrobras. Il aurait coûté pas moins de deux milliards de dollars à la compagnie et profité à des élus de la coalition au pouvoir.

CUBA : TRÊVE D’AUTORITARISME

Depuis la fin de l’embargo américain sur Cuba décidé par le Président Obama en

décembre 2015, l’île tente de panser les stigmates autoritaires du passé. Sept dissidents, emprisonnés en 2003 pour opposition affichée au régime castriste, ont été autorisés à quitter le pays pour effectuer un seul et unique voyage. Un privilège octroyé à la faveur de leur « bonne conduite ». Une décision jugée politique, à quelques semaines de la visite de Barack Obama, la première d’un Président américain depuis 1928.

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Alors que l’OMS estime que le virus Zika pourrait infecter 3 à 4 millions de personnes d’ici à la fin de l’année 2016, les chercheurs s’interrogent sur les moyens d’éviter de nouvelles épidémies. Outre la prévention, l’épandage d’insecticides et la recherche de vaccins, la modification génétique fait désormais partie des solutions envisagées. Avec son lot

de questions, d’incertitudes mais aussi d’espoirs.

out a commencé en 2011 au Brésil, lorsque Oxitec, une start-up de l’université d’Oxford, lançait dans la nature

des insectes mâles porteurs d’un gène dépendant à la tétracycline, un antibiotique que l’on ne trouve qu’en laboratoire. L’objectif ? Remplacer les mâles sauvages par

des mâles OGM de façon à réduire la population d’une espèce donnée en affaiblissant sa descendance. Ciblant l’Aedes aegypti, une des espèces de moustiques vectrice de la dengue mais aussi du virus Zika. Ces modifications génétiques ont permis de réduire de plus de 90% les populations de moustiques visées. Des résultats probants même si

certains pays, comme les Etats-Unis ou les membres de l’Union européenne, refusent pour l’instant ces expérimentations.

Eradiquer les espèces pathogènes

D’autres chercheurs vont même plus loin, allant jusqu’à envisager de supprimer les espèces de moustiques les plus menaçantes. Tony Nolan et Andrea Crisanti, affiliés à l’Imperial College de Londres, ont par exemple entrepris de rendre stériles les femelles Anophèle gambiae, principal vecteur du paludisme en Afrique et responsable de près de 450 000 décès par an : « L’enjeu est d’inactiver le gène conférant la fertilité de façon à ce que l’espèce s’éteigne au bout de plusieurs générations, explique Eric Marois, chercheur coresponsable du groupe Anopheles (Inserm/CNRS) à l’université de Strasbourg et cosignataire de l’article publié par les deux chercheurs britanniques fin novembre dans la revue Nature biotechnology. Ils ont inséré une « cassette » à deux compartiments dans le génome du moustique : le

u Par MaxiMe Berthelot

ZIKASTRATIONPOUR LES MO

L’Anaphèle gambiae, principal vecteur du paludisme responsable de la mort de près de 450 000 personnes par an. © CC

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Le moustique Tigre Aedes aegypti, vecteur du Zika, de la dengue et du chikungunya, est dans le viseur des scientifiques © CC

premier a inactivé le gène de la fertilité, le second comportait le caractère infectieux, appelé ‘‘gène égoïste’’ , chargé de propager la mutation aux gènes sauvages lors de la reproduction. C’est ce qu’on appelle le forçage génétique ». En temps normal, le caractère porté sur un chromosome a 50% de chance d’être hérité. Avec cette technique, les chercheurs agissent sur les deux branches du chromosome, portant ce pourcentage à presque 100%. « Cette prouesse scientifique n’aurait pas été possible sans le système Crispr-Cas9, un nouvel outil qui fourni un ARN « guide » capable de cibler le gène à découper, ainsi qu’une enzyme (ciseau moléculaire), le Cas9, permettant de couper un chromosome de façon rapide et extrêmement précise », poursuit le chercheur français.

Un impact incertain sur l’écosystème

Si révolutionnaires soient-elles, ces techniques encore au stade expérimental soulèvent plusieurs interrogations. Comment être sûr que ces modifications génétiques ne vont pas déséquilibrer l’écosystème d’origine des insectes concernés ? L’être humain va-t-il être impacté ? Les virus ne vont-ils pas s’adapter et muter ? « Il est clair qu’on explore une stratégie qui implique d’énormes responsabilités, admet Eric Marois, nous n’avons pas encore le recul nécessaire, nous manquons de réponses écologiques. Il va falloir financer des études pour mesurer la biomasse occupée par le moustique. S’il représente 80% des espèces de moustiques vivant dans son milieu, son éradication aura plus d’impact que s’il ne représentait que 7% ... » Quant aux risques de voir l’ADN humain modifié à la suite d’une piqure d’un moustique OGM : « C’est une aberration,

s’amuse le scientifique, lorsqu’un moustique vous pique, il vous injecte de la salive et non pas de l’ADN. Si c’était le cas, nous aurions déjà des ailes et nous nous reproduirions dans l’eau ! » Quoiqu’il en soit, la Floride, régulièrement en proie à des épidémies de dengue et de chikungunya, attend l’aval de l’Académie des sciences et de la Food and drugs administration (FDA) pour avoir recours aux moustiques OGM. En France, le Haut Conseil des biotechnologies devrait rendre un rapport sur le sujet en juin 2016 : « Le recours au forçage génétique est une méthode propre, rappelle Eric Marois, elle pourrait donc être une vraie alternative à l’épandage massif d’insecticides dont les effets néfastes, tels que l’apparition de cancers ou la baisse de la fertilité, commencent à se faire sentir. En éradiquant une espèce de moustique, nous réalisons une frappe chirurgicale alors que les insecticides empoisonnent tout un écosystème ». Mais ce point de vue ne fait pas l’unanimité. Anthony James, chercheur à l’Université d’Irvine en Californie, juge cette technique dangereuse : « Ils laissent une niche ouverte qui risque d’être occupée par un nouveau vecteur,

explique-t-il au journal Le Monde, et avec les migrations incessantes, le moustique peut revenir ». Avec son équipe, il propose plutôt de lui intégrer un gène résistant au paludisme de façon à ce que ce dernier ne soit plus infecté et ne puisse plus transmettre sa maladie. « Cette méthode peut être risquée car les moustiques ou le parasite pourraient muter et s’adapter », rétorque Eric Marois.Si ces trois techniques ne sont pas encore opérationnelles, elles ont au moins le mérite d’ouvrir de nouvelles perspectives : « La lutte la plus efficace est celle effectuée sur le vecteur lui-même, estime Isabelle Leparc-Goffart, responsable du centre national de référence de Marseille spécialisé dans les maladies vectorielles, mais il faudra en mesurer les risques, sans parler de la législation, notamment européenne, qu’il faudra faire évoluer». Ces avancées pourraient également permettre aux pays concernés de faire des économies. Selon l’OMS la lutte contre le virus Zika devrait coûter près de 56 millions de dollars d’ici à juin 2016. En avril 2014, le Pdg d’Oxitec, Hadyn Parry, annonçait n’avoir dépensé que 18 millions de dollars en seize ans pour ses expérimentations… Un petit insecte pour de gros enjeux. l

GÉNÉTIQUEUSTIQUES

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NEW-YORK : LA GARE AU PRIX DÉRAILLANT

La gare la plus chère du monde a été inaugurée jeudi 3 mars au pied du

World Trade Center à New York. Le projet aura duré douze ans et couté près de 4 milliards de dollars. La nouvelle station permet de relier la navette du New Jersey à 11 lignes de métro new-yorkaises. Le bâtiment est surmonté de poutres évoquant des ailes d’aigle, symbole du pays.

ZIKA : LES RECHERCHES

AVANCENT eu à peu, les pistes des scientifiques autour du mystérieux virus Zika se

précisent. En se basant sur des cas déclarés entre 2013 et 2014 en Polynésie française, les chercheurs ont établi un lien entre le Zika et le syndrome de Guillain Barré, une affection neurologique paralysante. Quelques cas de transmission du virus par voie sexuelle ont également été signalés. D’après les estimations de l’Organisation mondiale de la santé, 3 à 4 millions de personnes pourraient être contaminée d’ici à la fin de l’année 2016.

UNE HEURE POUR LA PLANÈTE

’Earth Hour revient en mars pour son édition 2016. Créée en 2007, ce

moment écologique vise à éteindre toutes les lumières pendant une heure pour préserver la planète en abaissant la consommation d’énergie. Pour la première édition, 2,2 millions de personnes et 2 000 commerces avaient participé. Rendez-vous le samedi 19 mars de 20h30 à 21h30. A vos bougies !

LA RÉUNION SURFE DE NOUVEAU SUR LA VAGUE

Fin de la traversée du désert pour les surfeurs réunionnais. La mise en place de filets de protection contre les requins sur les spots de surf de l’île a relancé les compétitions locales. Au plus

grand bonheur des jeunes athlètes.

u Par MaëlYs Peiteado

Les Réunionnais voient enfin le bout du tunnel. Après cinq ans de gel des activités nautiques

sur les côtes de l’île, les compétitions reprennent officiellement. La Ligue de surf réunionnaise a annoncé la tenue les 5 et 6 mars, de la première manche de la Coupe espoir. Elle se tiendra sur le spot des Roches-Noires, à Saint-Gilles les Bains. Le site, très prisé des sportifs et des baigneurs, s’était peu à peu vidé pendant la «crise requin.» Depuis 2011, 18 attaques dont 7 mortelles ont été recensées. Aujourd’hui, la zone des Roches-Noires, comme les autres plages de l’île, est équipée de filets métalliques protecteurs empêchant le passage des squales. Le dispositif était en projet depuis des années, mais les polémiques autour de la crise enlisaient les négociations entre les municipalités et les acteurs concernés.La compétition, réservée aux moins de 18 ans, devrait réunir beaucoup de « marmay » - jeunes - privés d’eau depuis bien longtemps. Colin Doyez, champion de la dernière coupe de La Réunion et demi-finaliste de la

coupe de France 2014, fait partie de ceux-là. Il ne pourra être présent car il participera à un tournoi à l’étranger, mais il attendait le retour du surf sur l’île depuis un moment : « C’est enfin la reprise, l’adrénaline et le stress des lycras », s’enthousiasme-t-il.

« Ça me rendait fou de voir où on en était arrivé. »

Nid de champions de surf, La Réunion a vu ses jeunes pousses s’exporter en métropole pour continuer à pratiquer « en sécurité ». Pendant quatre ans, Colin a bravé l’arrêté préfectoral et surfé plusieurs fois sans les filets, « avec le risque de ne plus rentrer sur la plage ». « C’était affreux, se souvient-il, alors que j’avais grandi sur ces vagues, je ne pouvais plus y aller. Ça me rendait fou de voir où on en était arrivé ». Le lycéen connaissait bien Elio Canestri, la dernière et plus jeune victime de la crise requin, mortellement attaqué en 2015 à l’âge de 13 ans. Il y a un an, le Pôle espoir local a mis en place des vigies et fait signer une charte à ses élèves leur interdisant l’accès à l’eau en dehors de ces surveillances. Pour Eric Sparton, président de la Ligue, c’est un « système efficace ». Il explique le concept des vigies : « Deux bateaux, dont un sondeur chargé de récupérer les éventuelles personnes à l’eau, surveillent en amont des vagues. Des groupes de quatre ou six binômes de plongeurs, aidés du comité de plongée local, se postent également sous l’eau pour guetter l’arrivée des squales ». Preuve de la confiance mise dans ce dispositif, le reste des compétitions se déroulera hors filets, avec l’encadrement des seules vigies. lDR/Facebook Colin Doyez surfe sur le spot des Roches Noires après 4 ans

de crise requin

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LIFE ON MARS *

Jusqu’au 28 août 2016, le Palais de la Découverte accueille l’exposition Explorez Mars. L’occasion de découvrir les mystères de cette planète

mythique, que l’Homme n’a pas encore totalement conquise.

u Par Jules FoBe & léo d’iMBleval

« s there life on Mars ?» En 1971, David Bowie se posait déjà la question, deux ans

après les premiers pas de l’Homme sur la Lune. La conquête de cette dernière avait été annoncée par John Kennedy en 1961, alors président des Etats-Unis. Il aura fallu seulement huit ans à la NASA pour y arriver. L’exploration de la planète rouge, elle, semble bien plus tardive. « Le contexte politique n’est plus le même, la Guerre Froide est terminée, explique l’astronome Andy Richard, aujourd’hui, cela coûte trop cher. Il faudrait une entente internationale pour envoyer des Hommes sur Mars. » Patience, patience… « En étant optimiste,

j’espère voir ce jour de mon vivant », confie-t-il.

Mars plus voisine que jamais

En attendant, le Palais de la Découverte propose de vivre l’expérience d’une virée martienne lors de l’exposition Explorez Mars. Notre voisine n’a jamais été aussi proche. Andy Richard en est assuré : « Cette exposition montre qu’on a découvert beaucoup de choses. La planète rouge est autant mystérieuse qu’accessible. » Si les pas de l’Homme n’ont pas encore foulé son sol, les sondes et robots envoyés ont transmis énormément

d’informations. Pourquoi est-elle rouge ? Connaît-elle la vie ? Quelle température y fait-il ? Quelle est son atmosphère ? L’exposition répond de manière concrète et interactive à toutes ces questions. Par exemple, en comparant le vent terrien au vent martien, on prend conscience de la différence de pression atmosphérique entre les deux planètes : sur Mars, un vent de 90km/h ne se ressent quasiment pas. « Il n’y a pas de champ magnétique, donc l’atmosphère disparaît », précise l’astronome. Des maquettes taille réelle des robots envoyés sur Mars sont également exposés : la sonde Pathfinder, et les rovers Opportunity

* Chanson composée par David Bowie, extraite de l’album Hunky Dory (1971)

L’exposition Explorez Mars est au Palais de la découverte jusqu’au 28 août 2016 © Nasa

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2013 TX68 S’APPRÊTE À FAIRE SON RETOUR SUR NOS ÉCRANS DE CONTRÔLES

2013 TX68, souvenez-vous, c’est cet astéroïde détecté pour la première fois le 6 octobre 2013 alors qu’il passait à quelques 2 millions de kilomètres de notre bonne vieille Terre.

Eh bien, presque trois ans plus tard, le 5 mars prochain, celui-ci fera son retour et pourrait cette fois frôler la planète bleue. « Pourrait », car si certaines prévisions parlent d’un passage de 2013 TX68 à 17 000 km d’altitude (soit nettement plus bas que nos satellites gravitant à 36 000 km du sol), d’autres font état d’une valeur nettement moins alarmante : 14 millions de km. Mais d’où peut donc provenir une telle incertitude ? Tout simplement du fait que les scientifiques n’ont disposé que de très peu de temps pour observer la trajectoire de l’astéroïde lors de sa première venue. Un manque d’informations qui conduit même certains d’entres eux à craindre une collision lors de son prochain passage, prévu le 28 septembre 2017. Un risque qui reste minime pour Paul Chodas, spécialiste des NEO (Near-Earth Object) pour la NASA : « La probabilité d’une collision est beaucoup trop faible pour être une préoccupation réelle. Et je compte sur les prochaines observations pour la réduire encore davantage. » Avec une probabilité de collision calculée à 1 pour 250 millions à l’heure actuelle, difficile en effet de se montrer alarmiste. D’autant qu’en cas de malchance extrême, notre atmosphère se chargerait de réduire 2013 TX68 en miettes.

LUCHINI PREND LA PLUME

e 2 mars dernier, le comédien Fabrice Luchini a présenté son premier

livre, Comédie Française, ça a débuté comme ça… Il y fait le récit d’une vie passée sous le signe de l’amour de la littérature, à la recherche constante de la perfection. Le néo-écrivain y retrace sa vie, de son poste d’apprenti coiffeur à 14 ans, jusqu’à son titre de meilleur acteur obtenu à la Mostra de Venise en 2015. Comédie Française, ça a débuté comme ça… (Flammarion, 19 euros)

BATMAN VS SUPERMAN : LE CHOC DES

TITANS ?

our le retour de Batman sur grand écran, Ben Affleck reprend le costume du

chevalier noir pour un affrontement épique avec Superman. Il permettra le lancement de la fameuse et très attendue Justice League. Pourtant, le succès est loin d’être garanti. Les séances test organisées par la Warner n’ont pas eu l’effet escompté et les producteurs commencent à prendre peur. Pour le verdict, il faudra attendre le 23 mars prochain. Les places sont déjà en préventes sur les sites spécialisés.

PARIS, CAPITALE DU DÉSIR

e Salon de l’Érotisme revient à Paris les 12 et 13 mars 2016 au Parc des

expositions de Paris - Le Bourget. Au programme : strip-teases, stands, spectacles et prestations sensuelles en tout genre. Pour le plus grand désir des visiteurs.

et Curiosity, tous les deux encore en activité.

Un trésor se cache au Palais de la Découverte

Mais la pépite de l’exposition est ailleurs. Il s’agit d’un véritable fragment de la mythique planète rouge, retrouvé dans le Sahara libyen. Ce dernier est présenté au public qui peut le toucher de ses propres mains. « Ici, l’exposition prend tout son sens, c’est une occasion rarissime », se réjouit Andy Richard, avec un brin d’émotion dans

la voix. Comment cette petite pierre verte et noire, un peu rugueuse, est-elle arrivée jusque là ? « Il y a un million d’années, un astéroïde a percuté Mars si violemment que des milliers de pierres ont été éjectées dans l’espace », continue l’astronome.« Explorez Mars » a pour but particulier de sensibiliser les enfants : « Ce sont eux qui profiteront des futures découvertes spatiales », conclut Andy Richard. Qui sait, le premier Homme à marcher sur Mars passera peut-être par le Palais de la Découverte… l

La planète Mars n’en finit plus de nourrir l’imaginaire des terriens. Et ce jusqu’au cinéma. © Jules Fobe

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SPECTRE : UN JAMES BOND FANTOMATIQUE

Spectre était attendu depuis trois ans par les fans du célèbre agent secret britannique. Sam Mendes et Daniel Craig avaient fait la quasi-unanimité avec Skyfall. Alors que le DVD sort le 11 mars en France,

retour sur l’une des plus grosses déceptions de l’année 2015.

L’attente devenait insupportable. James Bond détournait l’attention de son public pour masquer

l’arnaque. Et elle a bien eu lieu … Tout a commencé avec la sortie de Writing’s On The Wall, le générique du film interprété par Sam Smith. Succéder à Adèle et son Skyfall n’était pas chose aisée et la musique du Britannique a très vite été qualifiée de pire bande originale de la franchise. Ce qui ne l’a pas empêché d’être le premier artiste de toute l’histoire à classer un thème de James Bond à la première place des charts britanniques. Pour lequel il

remportera notamment… un oscar.

Un film incroyable de médiocrité

Tout commence à Mexico, James Bond déambule dans les rues bondées de la ville le jour de la Fête des Morts. Une question brûle les lèvres dès la première scène : où est passé le Daniel Craig de Skyfall ? L’acteur britannique n’est plus crédible. Tout en sur-jeu, il adopte une démarche digne des personnages de GTA comme s’il ne voulait pas s’encombrer à jouer

correctement un rôle qui commence à le fatiguer. Il ne devrait d’ailleurs plus endosser le costume de l’espion. L’acteur Mark Strong, un de ses proches, a affirmé le 24 février dernier sur le site du magazine Shortlist : « J’aurais adoré jouer un méchant dans un Bond sous l’ère de Daniel Craig, parce que c’est un pote et que cela aurait été super. Mais je crois qu’il a fait son temps dans la peau de Bond, donc ça n’arrivera sûrement jamais. »À la réalisation, Sam Mendes ne s’embête pas trop non plus. Sans inventivité et à grand renfort d’explosions, d’effondrements et de scènes interminables de baston, tourne cette fois à vide. Il faut dire qu’il n’est vraiment pas aidé par un scénario bateau et inintéressant. Les rebondissements n’en sont pas vraiment et nous laissent complètement indifférents.

Que sauver ?Au milieu de tout cela, le méchant (en est-ce vraiment un ?) incarné par le génial Christoph Waltz ne relève vraiment pas le niveau. Et reste sans cesse en retrait au point de s’effacer complètement du tableau. Du générique (un monument de mauvais goût et de kitsch) jusqu’à la dernière scène, Spectre est une énorme déception. Seules la photographie et la voiture sont à sauver … C’est déjà ça. l

u Par eloi Besson

Avec Spectre, Daniel Craig ne signe pas son meilleur James Bond. © 2015SonyPicturesReleasingGmbH CC

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LES ARCHIVES DE BOB DYLAN ENFIN

EXPOSÉESL’université américaine de Tulsa, dans l’Oklahoma, a racheté l’ensemble des archives de Bob Dylan pour plus de 13 millions d’euros. Les visiteurs pourront prochainement découvrir la collection privée du chanteur âgé de 74 ans. Riche de plus de 6 000 pièces, elle contient notamment des centaines d’heures de concerts, plusieurs carnets manuscrits, un blouson en cuir ou encore de nombreuses lettres. Le gros des documents, notamment les innombrables écrits du chanteur, sera également accessible aux chercheurs qui se passionnent depuis des années pour cet artiste si discret.

SALON DU LIVRE 2016.

Du 17 au 20 mars prochain, le salon du livre est de retour au Parc des expositions de la porte de Versailles. Pour sa 36e édition, le salon fait dans la nouveauté. L’événement s’appelle désormais « Livre Paris » et voit le retour de la soirée nocturne qui se tiendra jeudi 17 mars. Polars, BD’s et romans attendent les visiteurs, avec comme pays invité cette année, la Corée du Sud.

MALI : UN DJIHADISTE DEVANT LA COUR PÉNALE

INTERNATIONAL

Mardi 1er mars, Ahmed Alfaqi Al Madi comparaissait devant la Cour pénale internationale. Membre du groupe Ansardine, il est accusé d’avoir participé en 2011 à la destruction de huit mausolées de Tombouctou. Cette comparution constitue la première étape reposant sur la qualification des faits dans la perspective d’un futur procès. Conformément aux accords de Rome, les attaques délibérées contre les bâtiments civils militaires constituent en effet un crime de guerre.

LES STONES À CUBAL’annonce par le site rollingstones.com d’un concert du groupe à Cuba montre s’il en était encore besoin le sens de l’histoire de Lord Mick et ses comparses. Ils joueront le 25 mars à La Havane, et seront les premières rockstars à se produire dans un pays ou ce genre musical

a longtemps été interdit.

u Par WYatt Fair Foot

our mémoire, le premier concert des Stones a eu lieu il y a 50 ans au Marquee Club de Londres.

Une telle longévité dans l’univers du rock est effarante. En 1962, JFK est président des Etats-Unis, la France signe les accords d’Evian, Fidel Castro est un jeune révolutionnaire sympathique et un jeune groupe prometteur, les Beatles, enflamme les charts britanniques.Les Stones sont depuis un demi-siècle l’exemple parfait du consensus. Aucun fan de rock ne mettra en doute le fait que ce groupe personnifie cette musique, illustre aussi bien le mantra « sex, drugs & Rock’n’roll », ait écrit les plus beaux albums et réalisé les concerts les plus inoubliables.Ils n’apparaissent désormais plus que dans les pages people des magazines, lorsque les demoiselles Jagger, stylistes ou mannequins, se baladent avec papa dans les rues de Los Angeles ou quand Theodora Richards se fait arrêter à New York en possession de stupéfiants, montrant ainsi une réelle volonté de reprise de l’entreprise familiale.Mais si leur carrière approche de sa

fin, elle a été la plus incroyable et la plus longue de l’histoire. De 1964 où Satisfaction les propulse au rang de superstars, jusqu’à ce concert devant un million de spectateurs sur la plage de Copacabana au Brésil en 2006, ils n’ont jamais quitté les sommets. Les années 80 ont été fatales sur le plan discographique, mais les concerts immenses des années 90 ont montré que sur scène, ils étaient quasiment inégalables.Il faut avoir vu les Stones dans une salle de taille moyenne au milieu des années 90, se marcher sur les pieds dans un espace réduit, trouver enfin le groove après quelques regards meurtriers et égrener un à un ces morceaux qui sont devenus hymnes générationnels pour comprendre qu’il furent bel et bien le plus grand groupe de rock’n’roll du monde. Leur principaux rivaux (Hendrix, Morrison) étaient déjà morts en 1972. Eux, allaient encore durer 40 ans. A l’instar de John Coltrane ou Miles Davis dans le jazz, ils sont les icônes d’une musique aujourd’hui un peu datée, mais dont l’aspect sulfureux autorise quelquefois de diaboliques résurrections. l

Les Rolling Stones à Sao Paulo en février 2016 © Christina O’Neill

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ette course, considérée comme « le sommet de l’aviron pour les athlètes étudiants »,

est surtout « un des évènements sportifs les plus anciens » de Grande-Bretagne pour Henry, président du club d’aviron de Cambridge. Véridique car elle ne date pas d’hier. Tout commence en 1829, quand deux amis décident de se défier lors d’une course d’aviron. Charles Wordsworth, de l’université de Christ Church à Oxford et Charles Merivale, de Saint John’s à Cambridge, se rencontrent alors que le premier est en vacances à Cambridge. D’abord prévue à Londres pendant les vacances de Pâques suivantes, la première des 161 courses qui opposeront les deux écoles britanniques aura finalement lieu à Henley le 10 juin 1829.

Bateaux, sous l’eauMais, c’est la soixante neuvième course, disputée le 30 mars 1912, qui restera dans les mémoires. Les conditions climatiques sont compliquées et le vent souffle très fort sur la Tamise. Après un peu plus d’un mile (1,6 km), le bateau de Cambridge se remplit d’eau, si bien que l’équipage doit s’arrêter. Les rameurs d’Oxford prennent le large, mais leur bateau commence également à être submergé. Les deux navires sont donc contraints d’abandonner. La course sera reprogrammée le lendemain et les Bleus marine d’Oxford s’imposeront de six longueurs face aux Bleus ciel de Cambridge. A trois reprises, le vainqueur a été désigné avant même la fin de la course sous les yeux de l’équipage du bateau adverse en train de couler. En

1925, c’est Oxford qui finit la tête sous l’eau. En 1859 et 1978, c’est au tour de Cambridge de se noyer. Trente-cinq ans plus tôt, les deux navires avaient effectué une course inoubliable, terminée par le seul ex-aequo jamais enregistré. Si la course dure généralement entre dix-huit et vingt minutes, elle peut parfois se jouer à très peu de choses.

Hégémonie universitaire et lutte contre le cancer

Trente minuscules centimètres, c’est l’écart le plus serré de l’histoire de la course. En 2003, les Bleus marine d’Oxford s’imposent de peu, en 18’6’’, comme leurs adversaires. Mais le record de l’épreuve a été établi en 1998 par l’équipage de Cambridge qui a effacé les 4,2 miles (6 800 mètres) parcourus sur la Tamise en 16’19’’. Si chaque école a connu sa période de gloire, les palmarès sont extrêmement équilibrés puisque Cambridge ne mène que de deux petites unités, 81-

79. « Je veux permettre à Cambridge d’augmenter son avance au total des victoires, explique Henry, pour qui gagner cette année est très important. J’ai déjà couru deux fois, pour deux défaites... » À moins d’un mois de l’évènement, Henry sent la pression monter. Alors, il se force à relativiser : « Il faut voir cette course comme n’importe quelle autre, en oubliant les centaines de milliers de personnes massées sur les rives de la Tamise et surtout notre famille et nos amis qui sont également présents là-bas. Il faut appréhender la course en se disant que c’est notre bateau face à celui d’à côté. Rien d’autre. » Un face-à-face qui est aussi caritatif puisque tous les bénéfices de cette course sont reversés à la recherche contre le cancer.Quoi qu’il arrive, ce 162e affrontement promet de nombreuses surprises. Rendez-vous donc le 27 mars au cœur de la capitale britannique pour assister, à coup sûr, à une grande passe de rames. l

OXFORD-CAMBRIDGE : LES AVIRONS FILENT À L’ANGLAISE

Le 27 mars prochain, Londres et la Tamise seront le théâtre du 162e affrontement entre les universités d’Oxford et de Cambridge. Sobrement nommé « The boat race » (la course de bateaux), ce duel en aviron entre les deux écoles les plus prestigieuses du Royaume-Uni est

un évènement très attendu outre-Manche.

L’équipe d’Oxford sous le Hammersmith Bridge. © PA

u Par aurélien BarBet

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62Modestine

international

Selon les résultats des législatives irlandaises du 27 février, les principaux partis du gouvernement sont loin de la majorité. Face à eux, la montée du parti républicain Sinn Féin pourrait même réconcilier deux clivages

historiques.

u Par Pierre-Yves Baillet & MaëlYs Peiteado

e gouvernement irlandais constate son échec de sa coalition face aux résultats des élections législatives. Une alliance politique

inédite se dessine. Fine Gael et Fianna Fail, deux partis historiquement ennemis, pourraient bien s’allier pour contrer la montée de leur homologue républicain Sinn Féin. Les deux frères ennemis sont tous deux loin de la majorité absolue requise. Désavoué, le gouvernement en place depuis des années n’a pas beaucoup d’issues sauf celle d’une grande réconciliation. Dans l’état actuel des choses, une coalition viable semble très difficile à mettre en place d’autant plus que le Sinn Féin souffre d’un passé intimement lié au groupe paramilitaire et indépendantiste IRA (Armée républicaine irlandaise). Malgré l’indépendance de l’Irlande officialisée par le traité de 1921, les tensions entre les catholiques nationalistes et protestants unionistes de la zone se sont concentrées sur le nord de l’île, où la souveraineté britannique est restée forte. Après trente ans de lutte armée, ponctuée d’une guerre civile, le conflit nord-irlandais prend fin dans les années 1990. Périodes clés des tensions historiques, le cessez-le-feu entre le gouvernement britannique et l’IRA, décrété en

1994, ainsi que le Belfast Agreement (Accords du Vendredi Saint) de 1998 ont façonné la politique Irlandaise actuelle.

Division des républicains

Les clivages politiques irlandais découlent de la lutte pour l’indépendance du pays. Ils mettent aux prises, d’une part, les unionistes et, de l’autre, les nationalistes. Au sein même de ces grandes tendances, plusieurs mouvements se détachent. Ces divisions politiques s’expliquent par le fait que, pour de nombreux républicains, le processus de paix a encore un goût amer. Après les accords, le républicanisme, historiquement opposé à la présence britannique en Irlande du Nord, s’est divisé. Le parti People Before Profit, (les gens avant le profit) qui se définit comme socialiste, constitue l’un des courants de pensée hérité du républicanisme. Il estime que la conjoncture dans laquelle se situe l’Irlande ne légitime pas l’utilisation de la violence à des fins politiques. Sinn Féin, qui s’est finalement satisfait des accords cités plus haut et s’est détaché de sa branche armée IRA en 1970, défend une autre approche du républicanisme. Pour Liam O’Ruaric, philosophe de formation et opposant au

Belfast Agreement, ces accords représentent « une période de défaite. » D’après lui, les termes du traité auraient été moins avantageux pour les nationalistes que ceux initialement prévus par l’accord de Sunningdale forçant les unionistes à s’allier aux nationalistes et qui a finalement échoué en 1973. Le Belfast Agreement mentionnait, entre autres, le maintien de la souveraineté britannique en Irlande du Nord tant que la majorité de la population y serait favorable, et un partage inédit des pouvoirs entre les catholiques et protestants. Le philosophe poursuit : « C’est véritablement une victoire pour Londres et une défaite pour tous les opposants à l’empire britannique. » Pourtant, le Sinn Féin s’y est plié. « Paradoxalement, il a été beaucoup plus difficile de vendre les accords de 1998 aux unionistes qu’aux nationalistes et républicains. Ces derniers avaient pourtant dû faire bien plus de concessions », avait déclaré Jonathan Powell, le chef de Cabinet de Tony Blair à l’époque.Les préconditions aux négociations stipulaient aussi que tous les groupes paramilitaires impliqués dans le conflit devaient être désarmés. Un dernier point inacceptable pour l’IRA qui, devant l’intransigeance des britanniques, fini par rompre le cessez-le-feu et organiser l’attentat de Canary Wharf à Londres en février

L’IRLANDE EN MAL DELÉGISL

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1996. L’explosion a fait une centaine de blessés.

Le Sinn Féin y laisse des plumes

Il aura fallu attendre 1997 pour que le processus de paix reparte sur les rails, sous l’impulsion du nouveau Premier ministre Tony Blair qui, pour la première fois, invita le Sinn Féin à prendre part aux négociations. Dix ans plus tard, le 8 mai 2007, le nouveau gouvernement d’union entre protestants et catholiques est officiellement inauguré.Pour certains républicains, le Belfast Agreement est une véritable trahison. En l’acceptant, le Sinn Féin aurait retourné sa veste et renoncé à la politique sur laquelle elle s’est fondée. « Aucun autre parti politique en Europe n’a subi une telle révision radicale de ses principes de base, pas même les anciens partis communistes en Europe centrale et orientale qui se sont transformés en entités sociales-démocrates au lendemain de la chute du bloc soviétique », souligne Kevin Rafter, professeur à l’université de Dublin et journaliste irlandais.

La paix qui existe aujourd’hui en Irlande serait de ce fait « négative », selon Neil Jarman, directeur de l’Institute of Conflict Research. Le pays jouit en effet d’une « absence de violence, pourtant les structures qui y ont mené sont toujours en place. La société est toujours divisée par des problèmes identitaires. » explique-t-il.

Uniformisation de la pensée politique

Si les accords ont eu du mal à passer, d’un côté comme de l’autre, les programmes des différents partis s’accordent sur plusieurs points économiques et sociaux. Ils déplacent donc leur programme politique uniformisé sur des problématiques symboliques comme le nombre de jours où le drapeau britannique doit flotter à Belfast dans l’année. Mais aussi la création ou non d’une loi sur la langue irlandaise ou encore le changement de nom de la ville de « Londonderry » en « Derry ».Pour Liam O’Ruaric tout « indique une crise profonde du républicanisme et de l’unionisme irlandais en tant que forces idéologiques sociales et historiques. Comme une sorte

d’amnésie. Les idéologies de « base » qui opposent l’Irlande et la Grande-Bretagne se sont vidées de leur contenu ». De façon symptomatique selon lui, « ce qui domine la vie politique en Irlande du Nord, c’est la question du passé. Les partis politique ont peur de l’avenir ». Le monument de commémoration du célèbre Titanic à Belfast en est un bon exemple. L’ensemble des partis ont travaillé main dans la main durant quelques années sur sa construction. L’illustration d’un consensus insoupçonné sur un épisode du passé. Un « shortpass », une histoire commune qui éclipse pour un temps les clivages. Mais le système politique d’Irlande du Nord, de par sa nature, n’offre aujourd’hui aucune alternative, comme le précise Neil Jaman : « Tous les partis sont au gouvernement, il n’y a donc pas d’opposition réelle, ni d’alternative ou d’opportunité de changement. » Désormais le temps presse, et les différents protagonistes sont dos au mur. Une solution doit être trouvée avant le 10 mars, et la première réunion au Parlement. Sans quoi l’Espagne ne sera pas le seul territoire européen dénué de gouvernement. l

Manifestation contre la fermeture d’un hôpital psychiatrique Stormon,Belfast© Pierre-Yves Baillet

GOUVERNANCE APRÈS LESATIVES

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politique

Si le Premier ministre Manuel Valls a décidé le report de la présentation de l’avant projet de loi El Khomri d’une quinzaine de jours, la révolte née sur le web s’organise maintenant dans

la rue.

u Par tess BarBier

e rapport a été rendu public le 18 février et la gauche, déjà divisée sur la question de la déchéance de nationalité, a vivement

critiqué la décision du gouvernement.

Une loi « catastrophique » qui opère une « régression

des lois »

« C’est une contre révolution sur un siècle d’histoire du droit du Travail ! » déplore Gérard Filoche, membre du bureau national du PS, au micro de Jean-Jacques Bourdin. La

mesure intervient au moment où l’on s’apprête à fêter les 80 ans du Front Populaire. Le premier gouvernement socialiste de la IIIe République est à l’origine de réformes sociales incontournables : les quinze jours de congés payés, la réduction du temps de travail avec la semaine de quarante heures et l’établissement des conventions collectives.La volonté de rendre l’accord d’entreprise supérieur d’un point de vue législatif au Code du travail fait dissensus. Matière très récente, le texte de loi est apparu à la moitié du XIXème siècle et a pour vocation de protéger les droits des salariés.

« On a créé le ministère du Travail en 1906 pour qu’il échappe aux exigences de l’économie », rappelle Gérard Filoche. D’après lui, il n’y a pas de négociation possible avec le patronat. Le contrat de travail est un lien de subordination juridique. Le salarié est subordonné à son patron, il n’y a pas de relation d’égal à égal. Gérard Filoche prend l’exemple de l’usine Smart, en Moselle, où le patron a soudainement imposé le passage aux 39 heures, payées 37, alors que la majorité des ouvriers étaient contre à 62%. « Lors de l’élection du syndicat de l’entreprise, le syndicat battu peut saisir le patron

© Capture d’écran Twitter

PROJET DE LOIINDIGNATION

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pour faire un vote contre ceux qui sont majoritaires sans quorum ! », fait-il remarquer. « C’est la mesure la plus antidémocratique » déclare l’ex-inspecteur du travail. Comme le révèlent nos confrères du Monde, la réforme serait directement inspirée des propositions du Medef et de la droite. Martine Aubry, à l’origine de la loi des 35 heures, n’avait d’ailleurs pas tardé à réagir mercredi dernier avec la publication d’une tribune cinglante dans Le Monde à l’égard du gouvernement de Valls. Pour Julien Bayou, porte-parole d’EELV, le projet de loi, élaboré « par des personnes qui n’ont jamais travaillé est à côté de la plaque car il n‘assure aucune sécurité, ni protection au salariat.» « Le barème prud’hommal et la baisse des salaires va à rebours de tout ce qui constitue le salariat » affirme-t-il. Julien Bayou est formel : « aucun membre des Verts n’est présent au gouvernement » et « le débat devrait plutôt se focaliser sur l’emploi en développant les activités porteuses d’avenir via un « Green New Deal » et sur le revenu universel. »Pour les jeunes socialistes, le gouvernement doit revoir sa copie. « La création d’emplois ne passera pas par de nouvelles attaques contre les droits sociaux, mais par des politiques d’investissement et d’augmentation du pouvoir d’achat plus ambitieuses, afin de permettre aux entrepreneurs de remplir leurs carnets de commandes » font-ils savoir sur le site web. Le report de présentation est une « première victoire » mais « ne doit pas nous détourner de l’objectif principal qui est le retrait définitif du texte. »

Une révolte numérique La pétition en ligne « Loi Travail : non merci ! » a engendré près d’un million

signatures en dix jours. Derrière cette initiative, la féministe Caroline De Haas et plusieurs syndicalistes ou membres du mouvement pour la création d’une primaire à gauche. Au même moment, Dominique Reynié, ancien candidat des Républicains aux régionales a décidé de se frotter à l’exercice en lançant la contre pétition « Oui à la loi travail, non au chômage ». Elle compte 7 000 signatures dont celle de Pierre Gattaz, patron du MEDEF. La mobilisation est telle que le gouvernement ne peut l’ignorer. C’est sur Internet, qu’il a répliqué. Le cabinet du ministère décide de créer un compte Twitter baptisé « LoiTravail » au ton plutôt didactique. Le premier message : « On parle beaucoup de moi mais on me connaît mal. Et si on faisait connaissance ? » a aussitôt été raillé par les internautes. Une communication numérique au « fond

rince » jugée « ridicule » par Julien Bayou, porte-parole d’EELV. « Cela témoigne d’un véritable décalage : la communication est jeune et moderne, et elle supporte des idées éculées », ajoute-t-il. Même constat pour Benjamin Lucas, président des Jeunes socialistes : « la communication digitale est révélatrice d’une défaite du projet ». Sur le même réseau social, dix jeunes Youtubeurs se sont mobilisés avec la création du hashtag #OnVautMieuxQueCa accompagné d’une vidéo d’indignement incitant tous les jeunes à partager leurs mauvaises conditions de travail.

La flexibilité ne créera pas d’emplois

Alors que la France enregistre 1, 3 millions de chômeurs de plus en quatre ans, ce projet de loi ne semble

LES MESURES QUI FÂCHENT

u En cas de licenciement illégal, l’indemnité prud’homale est plafonnée à 15 mois de salaire.u Les 11 heures de repos obligatoire par tranche de 24 heures peuvent être fractionnées.u Une entreprise peut, par accord, baisser les salaires et changer le temps de travailu Les temps d’astreinte peuvent être décomptés des temps de reposu Le dispositif « forfaits-jours », qui permet de ne pas décompter les heures de travail, est étenduu Les apprentis mineurs pourront travailler 10 heures par jour et 40 heures par semaineu Le plancher de 24 heures hebdomadaires pour un contrat à temps partiel n’est plus la règle dans la loi (confirmation d’une loi antérieure).u Il suffit d’un accord d’entreprise pour que les heures supplémentaires soient 5 fois moins majorées.u Une mesure peut-être imposée par référendum contre l’avis de 70% des syndicats.u Une entreprise peut faire un plan social sans avoir de difficultés économiques.u Après un accord d’entreprise, un-e salarié-e qui refuse un changement dans son contrat de travail peut être licencié.u Par simple accord on peut passer de 10h à 12h de travail maximum par jour.

EL KHOMRI :GÉNÉRALE

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pas favoriser l’emploi. Le CICE représente 40 milliards d’avantages fiscaux offerts par Hollande aux entreprises, mais ne semble pas avoir porté ses fruits : « Les grandes entreprises du CAC 40 ont rétabli leurs marges mais ce n’est pas pour autant qu’elles ont réembauché », prévient Mireille Bruyère, Maître de conférences en économie à l’université de Toulouse 2. Le collectif les « économistes atterrés » condamne la « stratégie illusoire » du gouvernement : « Le chômage n’a pas reculé. Les politiques d’austérité brident la demande de sorte que l’emploi ne repart guère et les réformes déjà actées du droit du Travail n’ont fait que multiplier le nombre d’emplois précaires. »Pour Mireille Bruyère, cet avant projet de loi est macroéconomique : il « généralise » des comportements individuels. Ce qui n’est « pas tenable » car « si on généralise cette flexibilité », on crée « une désorganisation qui implique une perte de confiance » et donc « une baisse du carnet de commande des entreprises », explique-t-elle. Aujourd’hui, un certain pessimisme pèse sur notre société. « Seul l’homme politique peut redonner de la confiance en garantissant des investissements écologiques et en favorisant la consommation des plus petits ménages », déclare Mireille Bruyère. « Je met au défi les organismes libéraux de prouver que la flexibilité crée de l’emploi » déclare-t-elle. Un code du travail plus prohibitif avec des licenciements restrictifs, comme

le souhaitent les opposants au projet de cette loi, ne créerait pas d’emploi. Au contraire, il ferait baisser les inégalités. Fléau de notre société, les inégalités émanent des conditions de travail précaires. Autre indicateur trompeur : le taux de chômage n’est pas viable : « Les chiffres (du chômage) sont tout à fait manipulables » explique l’économiste. « Administrativement, c’est tout à fait variable puisqu’il suffit que des demandeurs d’emploi soient radiés pour une petite période pour que les chiffres changent ». Aussi, la flexibilité au travail mettrait en concurrence les travailleurs avec des salariés « insiders » plus méritants et mieux payés que les autres. La discorde née directement d’une conception différente du travail. Le MEDEF et les économistes du travail nous affirment qu’il y a « un disfonctionnement du marché du travail » qu’il faut résoudre par « l’équilibre de l’offre et la demande» explique Mireille Bruyère. D’après elle, comparer les salariés à des biens et services est une erreur.

Une manifestation prévue le 9 mars

Le succès de la pétition en ligne poserait la question d’un possible référendum d’initiative populaire. « Le mécanisme qu’on appelle pompeusement « référendum d’initiative populaire » s’appelle en réalité «référendum d’initiative partagée », puisqu’il impose, en plus de recueillir le soutient d’un dixième des électeurs inscrit, d’obtenir le soutien d’un cinquième des

parlementaires » affirme Jonathan Freckert, juriste en Droit social. Pour mettre en place un tel dispositif, il faudrait réunir environ 4 millions de signatures. Preuve pour Jonathan Freckert que « malgré l’avancée démocratique qu’a constitué ce mécanisme lancé par la droite avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, la France est encore très méfiante à l’égard des mécanismes impliquant la société civile. »Quelques jours après le lancement de la pétition en ligne, un appel à manifester le 9 mars a été créé sur Facebook par une poignée de jeunes militants. Le rendez-vous est donné à 14h place de la République. « Il n’y aura pas de cortège », mais « un grand rassemblement » explique l’un des organisateurs, souhaitant rester anonyme pour que l’événement reste spontané. Des associations, des jeunes partis politiques et plusieurs syndicats viendront manifester. Seront entre autres présents, l’UNEF, les Jeunes Ouvriers Chrétiens, les Jeunes Ecolos et les Jeunes de la CGT. Ils seront une « vingtaine » à se greffer à l’événement. La République aura des airs d’ « Agora » avec des « témoignages », un « Flashmob ». Le report de la présentation du projet de loi est pour Julien Bayou une façon de « reculer, pour faire tomber la pression. » C’est donc « la conjonction de toutes ces forces » qui pourrait « permettre de faire bouger les choses » puisque « le gouvernement n’est pas dans l’optique de remettre en question de projet de loi », conclut le collectif des organisateurs. l

© Capture d’écran Twitter

© Capture d’écran Twitter

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politique

ÉTAT D’URGENCE : POLICE PARTOUT, JUSTICE

NULLE PARTDe plus en plus contesté, l’état d’urgence vient d’être prorogé de trois mois supplémentaires le 26 février dernier. Avec des résultats et une efficacité antiterroriste qui restent à prouver. Alors que les libertés individuelles sont mises à mal par cet état d’exception qui dure, ses détracteurs se lâchent pour démystifier le « tout sécuritaire ». En n’oubliant pas d’égratigner les méthodes gouvernementales.

u Par anthonY denaY

© Charles Thiefaine

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’année 2015 aura indéniablement marqué un tournant dans la politique antiterroriste de la France. Les

circonstances, inédites par leur violence, leur tragédie et leur découverte macabre, ont contraint un exécutif pris de court à réagir dans l’urgence. François Hollande, drapé dans les habits d’un chef de guerre confectionnés à l’improviste, s’est érigé en rempart contre la barbarie djihadiste. Au cours de son allocution au congrès de Versailles le 16 novembre 2015, devant une assistance acquise à la cause de l’union sacrée, il a annoncé être contraint d’adopter des mesures exceptionnelles pour faire face à des circonstances qui l’étaient tout autant. Personne n’était alors en mesure de formuler la moindre interrogation, encore moins de contester la promulgation de l’état d’urgence. L’heure était au rassemblement, au retranchement derrière un exécutif jugé sur l’instant courageux, réactif et protecteur. Plusde trois mois après, alors que la menace terroriste n’est pas écartée et que l’idée de nouvelles attaques n’est malheureusement pas

illusoire, que faire avec l’état d’urgence ? Le prolonger ? Le suspendre ? La question divise et n’en finit pas de cliver le personnel politique. Si une large majorité de la population est favorable à la prorogation de cet état d’exception (79% selon un sondage IFOP pour Atlantico, rendu public le 30 janvier), des élus élèvent la voix et n’hésitent plus à s’opposer frontalement à son maintien. Quelles dispositions prévoit réellement l’état d’urgence pour être si contesté aujourd’hui ? Schématiquement, il transfert un certain nombre de compétences de l’autorité judiciaire (indépendante) à l’autorité administrative. Et cela dans un souci de rapidité et d’efficacité pour la police en périodes troubles, telles que celle qui nous connaissons. Les forces de l’ordre se voient dès lors attribuer des prérogatives inédites en temps normaux : la possibilité de perquisitionner au domicile d’un individu jugé « suspect » (ou en voie de radicalisation dans le contexte actuel), sans le mandat d’un juge judiciaire mais sur seule autorisation d’un préfet ou du ministre de l’Intérieur ;

“ Comme dans le film Minority

Report (sic), chacun pourra se

retrouver accusé de délit prédictif, sur

la simple base d’un vague soupçon. Ce virage m’inquiète car il renvoie aux

heures les plus sombres de notre

histoire ”- Noël Mamère, député européen

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celle de l’assigner à résidence pour une durée indéterminée dès lors que des soupçons laissent envisager un passage à l’acte ; ou encore le droit d’interdire certaines manifestations ou regroupements civils. Cet état d’exception voit le jour le 3 avril 1955, dans le contexte de la guerre d’Algérie et du soulèvement du Front de Libération National (FLN), outre-Méditerranée. Comme le stipule l’article 1 de la loi numéro 55-385 : « L’état d’urgence peut être déclaré sur une partie ou sur l’intégralité du territoire métropolitain, des départements d’outre-mer (…) soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité public. » L’état d’urgence a été utilisé à plusieurs reprises sous la 5ème République, la dernière fois en 2005 au moment des émeutes de banlieues.

L’état d’urgence est à distinguer de l’état de siège, régi par l’article 36 de la Constitution et qui prévoit « un transfert de pouvoirs de police de l’autorité civile à l’autorité militaire, la création de juridictions militaires et l’extension des pouvoirs de police ». Le Président de la République peut alors s’appuyer sur l’article 16 qui lui octroie les pleins pouvoirs et lui confère la stature de seul décideur. Il n’a été appliqué qu’une seule fois depuis 1958, lors de la tentative de putsch des généraux français opposés à l’ « abandon » de l’Algérie française par le Général de Gaulle à Alger en 1961. L’état de siège prendra fin lorsque « le quarteron de généraux à la retraite », dixit l’homme de l’appel du 18 juin, sera arrêté.

Noël Mamère a les boulesLa loi de 1955 prévoit que l’état d’urgence n’est valable que 12

jours. Le président de la République l’instaure par décret en conseil des ministres. C’est ce qui s’est passé le 13 novembre au soir, quand François Hollande a réuni en toute urgence ses ministres à l’Elysée pour prendre des mesures immédiates à la suite des attentats. Fermeture des frontières et état d’urgence ont alors été décrétés. Douze jours plus tard, comme prévu par la loi, le projet de prorogation de trois mois supplémentaires de cet état d’exception a été soumis au vote du Parlement. L’angoisse de nouvelles attaques kamikazes, associée à la détresse générale, ont poussé l’Assemblée à voter massivement pour son maintien. Bruno Le Roux, le président du groupe socialiste dans l’hémicycle, résumait en ces termes l’attente de citoyens apeurés et pétrifiés à l’idée de nouvelles attaques : « Les Français sont prêts, je le crois, à une restriction des libertés toute relative, encadrée, contrôlée et limitée

Noël Mamere manifestant contre l’état d’urgence en compagnie de la Ligue des droits de l’Homme. © Charles Thiefaine

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dans le temps. » Seuls six députés avaient alors eu l’outrecuidance de nager à contre-courant de l’obsession sécuritaire ambiante : les PS Pouria Amirshahi, Barbara Romagnan et Gérard Sebaoun ainsi que les Verts Isabelle Attard, Sergio Coronado et Noël Mamère ont voté contre cette première prolongation. Trois mois plus tard, Noël Mamère s’en justifie : « J’étais contre depuis le départ. Comme vous le savez, j’ai été l’un des cosignataires d’un appel pour la liberté d’expression et de manifester (appel des 58, réunissant des personnalités de différents horizons, ndlr). J’ai également fait partie du cortège de la Ligue des droits de l’Homme qui a défilé dans les rues de la capitale le dimanche 22 novembre pour protester contre cette mesure liberticide. » Avant d’argumenter les raisons qui l’ont poussé à se marginaliser de l’opinion collective : « Je la considère inutile et dangereuse. Je ne suis pas le seul à le dire, des magistrats et des juristes soutiennent ma thèse. Cette dérive peut nous conduire à une société des suspects et des soupçons. Comme dans le film Minority Report (sic), chacun pourra se retrouver accusé de délit prédictif, sur la simple base d’un vague soupçon. Ce virage m’inquiète, car il renvoie aux heures les plus sombres de notre histoire. Le régime de Vichy faisait son beurre de la délation et de la méfiance généralisée. Toutes proportions gardées, je ne veux pas que la France retombe dans ses travers. »Cet unanimisme a paru moins clair le 16 février. Ce jour-là, l’Assemblée se prononçait sur une nouvelle prorogation de trois mois, à partir du 26 février. Une semaine plus tôt, les sénateurs avaient voté son maintien (316 voix pour, 28 contre), rejoints par les députés, mais avec une majorité en capilotade au regard de celle acquise en novembre. 212 voix pour, 31 contre, 3 abstentions. Plus de la moitié des députés n’ont même pas fait acte de présence. Le gouvernement n’est pas passé loin du camouflet, d’autant plus si l’on admet que l’échec de ce projet de prolongation aurait été imputé aux élus de la majorité gouvernementale, très divisés sur la question. Manuel Valls, Jean-Christophe Cambadélis, le premier secrétaire du PS, et Jean-Marie Le Guen, le ministre chargé des relations avec le Parlement, ont

dû jouer des coudes pour « inciter » leurs camarades socialistes à se rallier à leur cause. Des méthodes cavalières parfois à la limite du harcèlement anti-démocratique. Le triumvirat avait déjà expérimenté ces méthodes d’intimidation du temps de leur passage à l’UNEF (Union Nationale des Etudiants de France), un syndicat étudiant au sein duquel les trois comparses ont fait connaissance et fourbi leurs armes politiciennes. La MNEF, une mutuelle étudiante, fut également un terrain de prédilection. Laurent Mauduit, journaliste à Mediapart et auteur de A tous ceux qui refusent de se résigner (paru en septembre 2014 aux éditions Don Quichotte), dénonce le passé associatif trouble des acolytes, entre emplois fictifs et falsification de diplômes en ce qui concerne Cambadélis. Robi Morder, politologue et ancien membre du bureau national de l’UNEF de 1980 à 1984, résume en ces mots leurs premiers pas politiques : « Ils se

Manuel Valls, la posture martiale, sera intransigeant sur la prorogation de l’état d’urgence © DR.

« LA SEMAINE DU VOTE, LES MURS DE L’ASSEMBLÉE

ONT TREMBLÉ. CERTAINS ÉLUS NE VOULAIENT MÊME PLUS RÉPONDRE AU TÉLÉPHONE

OU ÉTEIGNAIENT CARRÉMENT LEUR PORTABLE. ILS SE CACHAIENT DANS LES COULOIRS »

- Romain Bruno, membre du MJS

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sont rencontrés à cette époque. Ils avaient des sensibilités idéologiques distinctes. Valls était déjà Rocardien, Camba’ (sic) davantage Mitterrandien. Avec Alain Bauer (criminologue) et Stéphane Fouks (conseiller en communication), ils formaient une petite bande hétéroclite dans ses convictions mais habitée par une ambition sans commune mesure. »

Pressions à l’Assemblée Certains élus récalcitrants ont-ils subi les foudres et les pressions répétées du gouvernement pour voter la prorogation ? Certainement, à en croire certaines sources. Noël Mamère l’admet à mots à peine voilés : « Bien sûr qu’il y a eu des intimidations. Valls ne pouvait pas se permettre de voir son projet de loi tomber à l’eau à cause de sa majorité. Donc oui, des coups de gueule se sont fait entendre dans les couloirs de l’Assemblée la semaine du vote. » Le député Vert n’a pas de noms à fournir. « Je ne vais pas commencer à faire de la délation à mon âge. Ceux qui sont concernés se reconnaîtront. » Le MJS, association des jeunes socialistes, très critique

sur la ligne Valls et volontairement « Hamoniste », en référence à l’ancien ministre de l’éducation Benoît Hamon, s’est majoritairement opposé à la prorogation de l’état d’urgence. Romain Bruno, du MJS, met en cause les médias en guise d’introduction : « Certains médias accentuent les événements et créent un climat de peur et de défiance généralisée. BFM-TV et I-Télé font passer en boucle les mêmes intervenants qui rabâchent les mêmes arguments. On ne peut pas s’étonner du résultat. » Avant de charger les méthodes gouvernementales : « La semaine du vote, les murs de l’Assemblée ont tremblé. Certains élus ne voulaient même plus répondre au téléphone ou éteignaient carrément leur portable. Ils se cachaient dans les couloirs. À l’approche des prochaines législatives de 2017, les réfractaires se voyaient menacés d’être privés d’investiture dans leur circonscription, ou bien étaient victimes de chantages. C’était du style : ‘Tu veux un poste au gouvernement, entrer dans un ministère ? Eh bien tu sais ce qu’il te reste à faire lors du vote à

l’Assemblée’. » Comprendre : un retournement de veste à la dernière minute n’est pas à exclure chez certains élus. Hormis les frondeurs jugés « irrécupérables » et considérés comme quantité négligeable, les personnalités sur la tangente, et à deux doigts de troquer leurs convictions contre une bonne place ont été travaillées au corps. Jean-Patrick Gille, député d’Indre-et-Loire, n’a subi aucune pression. Pour la simple raison qu’il n’a jamais fait mystère de ses idées. « Je n’en fais pas étalage en toutes circonstances, mais bien sûr que j’ai mes idées, et sur la question de l’état d’urgence elles sont très éloignées de celles du gouvernement. Ça se sait et j’ai acquis l’étiquette d’ ‘indécrottable’. On ne m’a donc rien dit au moment du vote car on savait que je les aurais envoyés bouler. Je tiens également à signaler que Jean-Jacques Urvoas, le nouveau garde des sceaux et ancien président de la commission des lois en compagnie de Jean-Frédéric Poisson, s’était montré pour le moins dubitatif sur le bien-fondé de la prorogation de l’état d’urgence. Il avait notamment

Les cortèges de manifestants contre l’état d’urgence se multiplient dans Paris. © Charles Thiefaine

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déclaré qu’il ‘prenait garde à ce que les procédures gloutonnes permises par l’état d’urgence ne viennent pas dévorer le droit commun des libertés’. Mais ça, c’était avant de se voir proposer le poste ». On ne peut pas faire plus clair.

« La liberté est la condition même de la sécurité » 

 Le premier des arguments avancé par les détracteurs de l’état d’urgence est son caractère anti-démocratique et sa mise à mal de la séparation des trois pouvoirs chère à Montesquieu. De fait, cet état confisque une partie des prérogatives qui sont ordinairement l’apanage du pouvoir judiciaire dans un souci de renforcement de l’exécutif. Plus besoin de l’autorisation du Procureur de la République pour perquisitionner le domicile d’un « suspect », le simple aval du préfet départemental (en liens constants avec le ministre de l’intérieur) suffit. Marion Lagaillarde est juge au TGI de Bobigny et secrétaire nationale du syndicat de la magistrature. Le regard perdu dans le vague, le débit lent et posé, cette grande brune au visage enfantin égrène les raisons qui ont conduit son organisation à prendre position contre la prolongation. « En période d’état d’urgence, c’est l’exécutif qui décide de certaines mesures qui sont à tout le moins restrictives des libertés publiques, en particulier de la liberté d’aller et venir, comme dans le cas de l’assignation à résidence. En temps normal, un juge décide d’une perquisition sur la base d’indices graves et concordants qui permettent de penser qu’une personne a commis une infraction déterminée. Dans le cadre de l’état d’urgence, l’exécutif (préfet, ministre de l’intérieur) prend cette décision sans qu’il y ait d’infraction déterminée mais sur la base du soupçon d’un comportement suspect, les termes exacts étant : ‘quand il y a des raisons sérieuses de penser qu’un comportement serait susceptible de troubler l’ordre public’ ». Après avoir formulé la fameuse citation « Police partout, justice nulle part » à plusieurs reprises telle un mantra, elle ajoute, visiblement soucieuse : « Il y a une

espèce de formulation qui fait du critère général un critère très vague. C’est très prédictif et davantage lié à un comportement qu’à un acte positif. Il ne s’agit pas tant de la question de la séparation des pouvoirs mais du champ de contrôle de telle ou telle institution. » Le pouvoir change de main, au détriment du pouvoir judiciaire indépendant. Avec toutes les dérives que cela peur charrier. La dernière Cop 21 organisée à Paris en décembre dernier l’a bien illustré. Des manifestations altermondialistes organisées par des militants écologiques ont été sévèrement

réprimées voire totalement interdites. Avec une justification toute trouvée : en période d’état d’urgence, les forces de police administratives étaient suffisamment occupées dans la lutte antiterroriste pour ne pas encadrer des manifestations susceptibles de dégénérer ou de finir en pugilat. « Le Conseil d’Etat (plus haute juridiction administrative française) va vérifier de façon formelle si le comportement des personnes qui font l’objet d’une assignation à résidence répond bien aux critères susceptibles de

Les pancartes brandies à bout de bras symbolisent le ras-le-bol d’un état d’exception qui dure. © Charles Thiefaine

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troubler l’ordre public. C’est ce qui a donné lieu à assigner à résidence des militants écologistes durant la Cop 21, ce dont on a beaucoup parlé. Il n’y avait pas besoin de faire le lien avec la lutte antiterroriste car personne ne prétendait que ces militants écolos en étaient, il s’agissait seulement de constater le trouble à l’ordre public sur le plan opérationnel car les policiers allaient être occupés à encadrer les manifs plutôt qu’à lutter contre le terrorisme ». L’efficacité de l’état d’urgence est aussi en question. Beaucoup dénoncent un coup de communication démagogique du gouvernement, un effet de manche dont les conséquences positives sur la lutte antiterroriste seraient loin d’être évidentes. Amnesty International, dans son rapport annuel présenté à la presse le 24 février, s’est attelé à mettre en garde les pouvoirs publics sur le virage autoritaire orchestré par un gouvernement en quête de légitimité. Nicolas Krameyer est responsable du programme Liberté d’expression et défenseurs des droits humains chez AIF et ne cache pas ses doutes et ses inquiétudes. Dans le vaste hall attenant à la salle de conférences où AIF vient d’achever son compte-rendu annuel, Krameyer enfonce le clou : « Il faut bien comprendre

qu’Amnesty International ne s’est pas opposée à l’instauration de l’état d’urgence au soir du 13 novembre car l’actualité dramatique obligeait le gouvernement à réagir. Cependant, comme l’indique son nom, un état d’urgence doit répondre à une crise temporaire, mais ne doit en aucun cas perdurer dans le temps. De plus, cet état d’exception est juridiquement bâtard. Une assignation à résidence peut découler d’un comportement suspect et non d’un acte concret le justifiant. Or, la notion de comportement n’est pas définie dans le droit français. De plus, AIF s’intéresse aux victimes des dérives liées à cet état. Le fait est qu’il y a une concordance de témoignages quant à la violence employée et à l’arbitraire des choix de personnes perquisitionnées ou assignées à résidence. Les motifs invoqués sont flous et s’appuient le plus souvent sur une pratique religieuse jugée trop importante. Les soupçons ne sont en aucun cas étayés par des comportements concrets. Comme le dit le défenseur des droits Jacques Toubon : Attention à ne pas instaurer une ère des soupçons ». Et de cibler une loi qui est passée presque inaperçue dans le vacarme provoqué par l’état d’urgence : la loi renseignement adoptée le 24 juillet 2015, qui prévoit une surveillance accrue des personnes « suspectées » de radicalisation. Une nouvelle étape dans la surveillance généralisée qui inquiète les défenseurs des libertés individuelles. « La menace terroriste existe en France depuis 40 ans. Elle est par nature permanente et le droit est le seul à même de la combattre efficacement tout en préservant les libertés fondamentales. La liberté est la condition même de la sécurité », appuie Krameyer.

Le grand banditisme au secours du terrorisme

Marion Lagaillarde, du syndicat de la magistrature, estime que la frontière entre lutte antiterroriste et privation de liberté est tenue. Une assignation à résidence est par exemple considérée comme une restriction de liberté, et non

une privation. Les personnes assignées à leur domicile le sont 12 heures par jour. Si elles l’étaient 13 heures, on pourrait parler de privation de liberté. Pour 12 heures, la loi considère qu’il y a uniquement restriction. Pour le défenseur des droits Jacques Toubon, qui se penche sur les dérives de l’état d’urgence depuis son intronisation, la mesure stigmatise la population musulmane et foule aux pieds les fondements de l’Etat de droit. « Lors des perquisitions, on assiste fréquemment à des comportements non-déontologiques de la part de la police administrative, qui est normalement habilitée à faire de la prévention et à encadrer des rassemblements, comme les manifestations. En aucun cas, elle ne dispose des compétences de la police judiciaire, seule à même mener des enquêtes, comme celles préalables aux perquisitions à domicile. Des personnes handicapées ou malades ont été arbitrairement assignées à résidence, ce qui a posé des soucis pour leur suivi médical ». Un dispositif qui pose de nombreuses interrogations sur les résultats concrets. Luc Poignant, du syndicat CGT de la police de Paris, assure que « l’état d’urgence a été utile pour ses services car il a accru les moyens mis à leur disposition ». Même si rares ont été les réseaux djihadistes à avoir été court-circuités, l’accélération des procédures administratives a, selon lui, permis de saisir de la drogue et des armes aux domiciles de personnes issues du grand banditisme. « Le terrorisme est financé en partie par le grand banditisme, donc il y a une corrélation très nette entre les deux ». Marion Lagaillarde conclut, fataliste : « Je veux bien que l’on dise que l’état d’urgence est utile mais les chiffres sont là pour le contredire : depuis novembre, il y a eu 3300 perquisitions et 407 assignations à résidence. Sur ce total, seules 5 informations ont été ouvertes et 1 personne a été placée en examen ». Un total famélique pour un état d’exception qui n’a pas fini de faire parler. l

« DES PERSONNES HANDICAPÉES OU MALADES ONT ÉTÉ ARBITRAIREMENT ASSIGNÉES À RÉ-

SIDENCE, CE QUI A POSÉ DES SOUCIS POUR LEUR SUIVI

MÉDICAL »- Marion Lagaillarde

secrétaire nationale du syndicat de la magistrature

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politique

BDS: ANTISEMYTHO

u Par Kessen ndour & MaxiMe Berthelot

Depuis le 29 février et jusqu’au 7 mars prochain, le BDS organise la 12ème édition de la Semaine contre l’apartheid israélien. L’événement, partagé chaque année par plus de 150 universités et pays dans le monde, inquiète de plus en

plus l’Etat d’Israël.

Des enfants palestiens allèguent leur liberté lors d’une manifestation à Ramala en août 2014. © Charles Thiefaine

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réé par la société civile palestinienne en 2005, le BDS, pour « Boycott, Dés inves t i ssemen t , Sanctions », œuvre pour

le respect des droits des Palestiniens. Son but ? Sensibiliser l’opinion publique à la colonisation et à l’occupation des territoires palestiniens par Israël. Son moyen d’action ? Boycotter « tous les produits israéliens (…) mais aussi les événements sportifs, culturels et universitaires (…) jusqu’à ce qu’Israël respecte entièrement les préceptes du droit international ». Le pays a déjà été condamné plus d’une trentaine de fois par l’ONU pour sa politique d’occupation et d’expansion militaire sur les territoires palestiniens et la non-reconnaissance du droit inaliénable des Palestiniens à l’autodétermination. Fort d’une centaine d’organisations signataires qui réclament la fin de la colonisation des terres arabes, l’égalité complète pour les citoyens arabo-palestiniens d’Israël et le respect du droit au retour des Palestiniens de 1948, le mouvement a décidé de faire pression sur Israël, sans user de la violence. Principalement par le biais de distributions de tracts, de sessions d’information et de manifestations.

Des paroles et des actesDepuis 2005, plusieurs actions contre les entreprises proches d’Israël ont déjà été menées dans l’Hexagone. En mars 2015, une campagne de sensibilisation avait été entreprise auprès de la clientèle du magasin Lidl de Lunel. En 2011, le BDS démontrait le profit que tirait Partner Communications, un prestataire d’Orange, en vendant ses services aux colons et aux soldats israéliens. Une victoire, puisque le géant français annonçait en janvier dernier rompre son accord avec l’entreprise israélienne. Le mouvement est aussi à l’origine de lettres ouvertes envoyées aux organisateurs du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême pour dénoncer le fait que la société israélienne Sodastream, partenaire de l’événement, emploie des Palestiniens. Les 74 salariés ont

depuis été licenciés.« Notre mode opératoire est entièrement non-violent, explique Camille, militante en charge de la communication au BDS 34, nous distribuons des tracts devant les supermarchés pour informer les consommateurs sur les entreprises qui tirent parti de l’occupation. » Une démarche civique et pacifique en faveur du désinvestissement qui vise à montrer au consommateur la place importante qu’Israël occupe dans la production mondiale de produits de consommation courante.Il en va de même pour les boycotts. Le BDS a déjà obtenu l’annulation de nombreux concerts sur le sol israélien mais aussi en Europe, comme ce fut le cas en 2009 en Espagne avec le chanteur juif américain Matisyahu qui avait refusé de soutenir la cause palestinienne. À l’inverse, d’autres artistes comme Roger Waters, bassiste des Pink Floyd, la chanteuse américaine Lauryn Hill, le Malien Salif Keïta, la Française Vanessa Paradis ou encore le Norvégien Moddi, ont déprogrammé leurs représentations en Israël pour marquer leur opposition au gouvernement de Benyamin Netanyahou. « Nous n’appelons pas au boycott des individus et des artistes israéliens. Seulement de ceux qui soutiennent ou sont soutenus par le gouvernement. Lors de l’Open de Tennis à Montpellier, du 31 janvier au 7 février dernier, s’est posé le cas d’un tennisman israélien. Et bien nous n’avons pas appelé à son boycott car nous n’étions pas sûrs de ses convictions », assure le BDS 34, actif dans la région de Montpellier. Le mouvement a même mené une campagne contre le site de location d’appartements de particulier à particulier Airbnb pour qu’il retire les propositions en provenance des colonies de Cisjordanie. De quoi se faire des ennemis.

Le boycott, « une menace stratégique »

En tête des anti-BDS, le gouvernement israélien, par le biais de son président Reuven Rivlin, a qualifié le mouvement de « menace stratégique ». En France, Les produits boycottés. © BC

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la Licra (Ligue contre le racisme et l’antisémitisme) de l’Hérault et l’Ordre indépendant de B’nai B’rith (la plus vieille organisation juive toujours en activité dans le monde) de Montpellier ont attaqué des manifestants pro-BDS en justice. Une façon de mettre la pression sur le gouvernement Valls. Roger Cukierman, président du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France), a même été jusqu’à écrire à la direction de France Télévisions pour accuser David Pujadas « d’attaques antisionistes voire antisémites », après la diffusion d’un reportage sur le BDS le 10 février dernier. Cette tactique semble fonctionner puisque le Premier ministre Manuel Valls a fermement condamné

le mouvement le 16 décembre 2015 devant l’Assemblée nationale : « Nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour condamner ces campagnes, a-t-il prévenu, il y a trop souvent, dans un certain nombre d’initiatives, (…) la volonté de confondre critique légitime de la politique de l’Etat d’Israël avec l’antisionisme, ce dernier étant susceptible de basculer dans l’antisémitisme. » Le 18 janvier dernier, devant les amis du Crif, il déclarait même vouloir [contraindre] davantage les manifestations appelant au boycott des produits israéliens : « J’en ai déjà parlé et j’en reparlerai avec le ministre de l’Intérieur. Les pouvoirs publics doivent changer d’attitude vis-à-vis de ce genre de manifestions. Ça suffit, on ne

peut pas tout se permettre dans ce pays ! »Mardi 16 février, c’était au tour du Conseil de Paris d’adopter un vœu purement consultatif condamnant le boycott des produits israéliens. Paris et sa maire Anne Hidalgo (PS) « ont affirmé leur opposition au mouvement de boycott d’Israël, et dans le même temps, leur attachement à la promotion de la paix entre Israéliens et Palestiniens ». Un parti pris motivé par la crainte de voir plusieurs lieux culturels, tels que l’Opéra Garnier, ciblés par le boycott et délaissés des touristes. « Une atteinte à la liberté d’expression » contraire à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen ainsi qu’à la Convention européenne des droits de l’Homme pour les pro-BDS, à

La campagne mondiale de boycott menée par le BDS contre l’Apartheid israëlien réuni des partisans pro-palestinien à travaers le monde © Kate Aucburn

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l’image de certains élus du Parti communiste et du Front de gauche.

Une menace interdite en France

D’autres organismes combattent le mouvement à coups de déclarations accusatrices. Le 28 février, l’Organisation juive européenne (OJE) postait sur sa page Facebook la vidéo d’une manifestation réprimée place de la République à Paris, accompagnée d’un texte désignant le BDS comme une

« organisation pro-palestinienne qui fait l’apologie du terrorisme ». « Les soucis commencent pour les organisations pro-palestiniennes qui font l’apologie du terrorisme et qui appellent au boycott d’Israël (…), pouvait-on y lire. Et d’affirmer : Répandre la haine en se faisant passer pour des humanistes, ça c’était avant ! »Quatorze membres du BDS, qui distribuaient des tracts devant une enseigne Carrefour du Haut-Rhin en 2009 et 2010, ont effectivement été condamnés le 20 octobre dernier par la Cour de cassation

pour délit de «  provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée  » (article 24, alinéa 8 de la loi sur la presse). Le mouvement n’a jamais été condamné pour « apologie du terrorisme », violences ou propos racistes. Reste que cette décision, rendue par la plus haute juridiction du pays, fait de la France la seule et unique démocratie au monde à avoir interdit un appel au boycott d’un mouvement associatif ou citoyen qui voulait critiquer la politique d’un Etat tiers.

Les Israéliens divisés politiquement…

Bien que le boycott vise à faire respecter les droits des Palestiniens, certains Israéliens y voient un antisémitisme masqué. « Le boycott n’est pas religieux, mais son fond est clairement antisémite dans la mesure où la nouvelle expression de l’antisémitisme n’est plus le racisme du XXème siècle, explique Cécile Benichou, ancienne employée de la Chambre de commerce et d’industrie Israël - France (CCIIF), ce n’est plus focalisé sur la religion comme au temps de l’antijudaïsme du Moyen-Age. Il ne s’agit plus non plus d’une critique économique visant à associer ‘’ le juif ‘’ au banquier capitaliste qui vole le peuple. L’antisémitisme d’aujourd’hui s’exprime par l’antisionisme. On doit pouvoir critiquer la politique d’Israël. Mais quand on regarde les manifestations du BDS, quand on lit sur les réseaux sociaux les paroles libérées et écœurantes de ses membres, quand on voit la haine et la rage dans leurs yeux à l’évocation d’Israël, on comprend vite que cet activisme n’est pas très sain. »Pourtant, une distinction doit être faite entre s’attaquer à la politique du gouvernement de Benyamin Netanyahou et s’en prendre aux représentants du culte juif ou du judaïsme. Pour preuve, le mouvement BDS est aussi soutenu par des membres de la communauté juive, comme le Réseau juif

Des militants pro-palestiens rendent hommage aux victimes de l’opération Bordures Protectrice en août 2014. © Charles Thiefaine

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international antisioniste et l’Union juive française pour la paix. Sur son site Internet, cette dernière estime, par exemple, « qu’interdire le boycott d’Israël est antidémocratique ».

…et surtout impactés économiquement

Pour Shir Hever, économiste auprès du Centre d’information alternative et auteur d’une conférence sur les conséquences de ces actions sur la société israélienne, « le boycott, même avec un faible impact, fragilise l’économie israélienne très dépendante des échanges avec l’international. » Avec des conséquence importantes, comme la fuite des capitaux des riches Israéliens vers l’étranger. En août 2014, Yair Lapid, le ministre des Finances de l’Etat hébreux, estimait pour l’agence de presse Algérie Presse Service que le mouvement « pourrait coûter 2,3 milliards d’euros » à l’économie de son pays. Sans parler des conséquences sur l’emploi : « Si nous nous retrouvons dans la réalité d’un boycott européen, 1000 Israéliens perdront immédiatement leur poste », mettait-il alors en garde. Deux ans plus tard, environ 80 usines israéliennes spécialisées dans la production de produits laitiers sont menacées de fermeture définitive. En cause, la décision de l’Union européenne,

premier partenaire d’exportation d’Israël, d’interdire l’importation de produits laitiers en provenance des colonies israéliennes implantées en Cisjordanie occupée.Le gouvernement de Benyamin Netanyahou a donc décidé de réagir en mettant sur pied, en février dernier, une structure anti-boycott dépendante du ministère des Questions stratégiques. Elle sera dirigée par un ancien du Shabak (Service de sécurité intérieure israélien) et composée d’anciens militaires et membres des services de renseignement. L’objectif est de récolter un maximum d’informations sur le BDS dans les pays où cette organisation est active, pour ensuite les analyser et établir une stratégie de riposte avec l’aide du ministère des Affaires étrangères. Parallèlement, et d’après le site Internet suisse Le Temps : « Ayelet Shaked, ministre de la Justice et ‘’ numéro deux ‘’ du parti Foyer juif (extrême-droite), prépare un projet de loi permettant de faire condamner, par les tribunaux pénaux et civils israéliens, les ONG et les militants qui auraient appelé au boycott de l’Etat hébreu. » Une prise de décision qui serait survenue au printemps 2015, après que la Palestine est passée à deux doigts d’obtenir l’exclusion d’Israël de la Fédération internationale de football (FIFA).Reste que le BDS, dont le but

est de faire entendre la cause palestinienne, pourrait à long terme entretenir la déstabilisation du Moyen-Orient : « Une intensification de l’instabilité géopolitique dans la région pourrait affaiblir à la fois la demande intérieure et extérieure, surtout si la campagne actuelle de boycott d’Israël venait à s’amplifier, redoute l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Elle pourrait également entraîner une hausse des dépenses militaires, qui compliquerait le financement des dépenses civiles requises. » En attendant, s’il est condamné par la France, la Grande-Bretagne et le Canada, le mouvement a le mérite de rappeler le caractère discriminant des accords du Protocole de Paris signés en 1994. Toujours en vigueur, ils vont à l’encontre du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes puisqu’ils confèrent à Israël le droit de définir une politique commerciale commune avec l’autorité palestinienne, laissant à cette dernière une autonomie limitée dans le domaine. Encore aujourd’hui, toute création d’une entreprise palestinienne doit être validée par le gouvernement israélien, libre de fixer les tarifs douaniers ainsi que les restrictions quantitatives d’importation et d’exportation à sa guise. l

L’UNRWA, UN CONSTAT D’ÉCHEC

Face à l’incapacité des Nations-Unies à faire respecter à l’Etat hébreu ses résolutions et les droits des populations des territoires colonisés, l’organisation internationale a décidé en 1949 de créer « l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient » (UNRWA - United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East). Un programme d’assistance financé par de nombreux pays donateurs. Dirigé par un Commissaire général, ses attributions sont nombreuses bien que son existence constitue en soi un aveu d’impuissance. L’Office est notamment aux cotés de l’UNESCO, en charge des services d’enseignement (général et supérieur, professionnel, technique et scientifique) pour les réfugiés de Palestine. Sur le plan de la santé son rôle est également incontournable, tant sur la prévention que dans le traitement des maladies. Dans le but de satisfaire les besoins élémentaires des réfugiés palestiniens, l’Office bénéficie de l’appui technique de l’Organisation Mondiale de la Santé. Enfin, l’aspect social n’est pas négligé. La lutte contre la pauvreté pousse les membres du programme à dispenser des services de base en matière de secours aux réfugiés palestiniens. Les plus démunis d’entre eux se voient offrir des produits de première nécessité afin de satisfaire à leurs besoins vitauxEnfin, le programme favorise l’exécution de projets de développement économique et social en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

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politique

Un projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, mais aussi l’efficacité des garanties lors de la procédure pénale a été déposé le 3 février dernier. Il va être débattu à l’Assemblée Nationale jusqu’au 8 mars. Fondateur de Crim’HALT, association pour l’implication de la société civile contre la grande criminalité, Fabrice Rizzoli

dénonce les maux d’un combat qui peine à être efficace.

Fabrice Rizzoli expert du crime organisé en France et en Italie. © Jules Fobe

u Par Jules FoBe

FABRICE RIZZOLI :ORGANISÉ ET

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ujourd’hui, où en est la France en matière de lutte contre le crime organisé ?

Fabrice Rizzoli : Ces dernières années, beaucoup de progrès ont été faits sur la perception du crime organisé et sur les moyens de lutte. Je crois que les attentats de janvier, puis de novembre, sont venus balayer cela de l’agenda politique. Aujourd’hui, l’attention des politiques est totalement tournée vers le terrorisme, ce que je peux comprendre. La perception de la dangerosité du crime organisé est terminée. C’est dommage, car il y avait eu pas mal d’avancées. La création de l’AGRASC1, a permis de mettre en place un réel encadrement autour des confiscations de biens qui n’existait pas avant. Il s’agit encore d’une confiscation pénale, il faut que la personne soit condamnée de manière définitive. Toutefois, c’est un véritable progrès. Aujourd’hui, Charles Duchaine est à la tête de cette agence. Il faut savoir que ce dernier est l’ancien magistrat ayant suivi l’affaire Guérini. C’est un symbole fort. Je pense également à la création du SIRASCO2, un organe de veille de la police judiciaire, dont une partie des rapports annuels sont publics. Là aussi, c’est un progrès : les citoyens peuvent faire un état des lieux sur ce qui est réalisé. Les attentats terroristes ont fait passer tout cela au second rang des priorités.

Le projet de loi tend à renforcer la lutte contre le crime organisé par des mesures relevant de l’action administrative permettant de mieux détecter et surveiller la menace criminelle…

F.R : Je me permets tout d’abord de constater que l’on confond à tort « terrorisme » et « crime organisé ». Je ne vois pas pourquoi les deux seraient mélangés. Ce sont des entités disparates, avec des objectifs distincts, contre lesquelles il faut souvent lutter de manière différente. Ensuite, dans les mesures contre le crime organisé, on retrouve l’éternel désir de renforcement de la coopération internationale. Selon moi, les choses doivent d’abord se faire à l’intérieur des frontières nationales. Dans les propositions du projet de loi, je retiens une chose en particulier : la soi-disant « présomption d’infraction de blanchiment. » À partir du moment où l’on manipule de l’argent illégalement, avant que le magistrat n’ait de preuve, il y aurait donc cette « présomption » en question. Ce n’est pas inintéressant : à partir du moment où vous habitez dans un paradis fiscal, vous êtes donc déjà présumé coupable, à moins

que vous n’apportiez une preuve du contraire. Malgré tout, on reste dans un cadre pénal, et je ne sais absolument pas comment cela va se passer. Le magistrat tient toujours le rôle de prouver que le bien ou les avoirs en question sont les fruits de trafics. Je propose le modèle italien, c’est-à-dire une confiscation administrative : ainsi, les coupables et les complices doivent justifier l’origine légale de leurs biens devant un tribunal administratif. Néanmoins, ils ne risquent pas la prison. À mon sens, cela fonctionne beaucoup mieux et on confisque plus. Par exemple, pensez à quel point on pourrait embêter les mafieux dans l’ouverture potentielle d’un café. Je crois beaucoup au droit administratif.

Selon vous, les perquisitions domiciliaires de nuit, désormais rendues possibles dans le cas de risque d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique, vont-elles accroître l’efficacité des procédures pénales ?

F.R. : Je n’y crois absolument pas. Je suis contre les mesures administratives allant à l’encontre des libertés publiques. Tout ce qui est de l’ordre de l’enfermement, de l’intrusion dans les ordinateurs, des perquisitions, des gardes-à-vues, doit se faire sous le contrôle d’un juge. Je suis contre le principe « d’administrer » tout cela. En réalité, ce que change ce projet de loi, c’est que l’on ne soit plus obligé de passer par le magistrat. Le policier peut donc casser une porte s’il le veut. Je ne suis pas d’accord. Pour moi, un juge doit toujours signer quand on casse une porte et qu’on entre chez les gens. En termes d’efficacité, je n’y crois pas non plus. Regardez les chiffres pour les dernières perquisitions administratives suite

1. Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués.2. Service d’Information de Renseignement et d’Analyse Stratégique sur la Criminalité Organisée.

“ Les attentats

terroristes sont venus

balayer le crime

organisé de l’agenda

politique ”

« ON MÉLANGE CRIME TERRORISME »

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© Le Monde

aux attentats : on a cassé des portes pour y trouver de la drogue. La belle affaire : partout où vous perquisitionnez, vous trouvez de la drogue ! Très peu d’armes ont été trouvées. Ce que je retiens, c’est qu’on va pourrir les libertés publiques pour peu d’efficacité.

Les « IMSI catchers » apparaissent comme des techniques indispensables à la conduite des enquêtes. Pourtant, à l’heure actuelle, comment expliquer l’absence de dispositions les autorisant légalement ?

F.R. : Sans vouloir me contredire, j’adore tous ces processus de lutte contre le crime organisé qui passent par l’interception téléphonique. Les IMSI catchers sont remarquablement efficaces. On a par exemple pu écouter des conversations entières de mafieux italiens dans des voitures : c’est génial. Mais encore une fois, il faut qu’un magistrat

contrôle les opérations. En Italie, il y a tout un protocole visant à détruire les conversations interceptées en rapport avec des personnes non concernées : la famille, la maîtresse … Le problème prend sa source dans le fait que cette technique impacte la liberté publique de tous ceux qui sont autour de l’appareil. Si cela ne passe pas par le juge, des abus vont forcément être commis. Lorsqu’on touche aux libertés publiques, il faut toujours que ce soit entre les mains d’un juge. Cela risque de concerner des gens qui n’ont rien à voir avec ces histoires. Je me souviens d’un cas en Italie, où l’on est tombé sur le président de la République. L’ennemi, c’est le crime organisé et personne d’autre.

Le projet de loi inclue également une nette amélioration concernant la protection des témoins lors du procès, jusqu’ici quasiment inexistante : on parle de la

possibilité de témoigner à huis clos.

F.R. : Je comprends que l’on veuille améliorer les choses. Je n’en ai pas parlé plus tôt, mais outre l’AGRASC et du SIRASCO, il y a eu d’autres améliorations, même si ce n’est encore qu’un début. Je vous rappelle que la loi Perben de 2004 prévoyait un statut de repenti, que je préfère appeler « collaborateur de justice » : nous ne sommes pas à l’Eglise ! Depuis cette loi, on aurait pu demander à un gangster Corse ayant commit dix meurtres de collaborer avec la justice. Il aurait alors purgé un tiers de sa peine et sa famille aurait été protégée. Ce statut existait déjà, sauf que le décret d’application n’a jamais été signé. Il a fallu attendre que l’avocat Antoine Sollacaro et le président de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) soient assassinés en 2012 à Ajaccio pour qu’on se dise : « Ça suffit, là il va nous falloir des gens à l’intérieur

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du système. » En novembre 2013, Manuel Valls signe enfin le décret d’application … La difficulté de la France, c’est que l’enquête est souvent réduite à son strict minimum.

Depuis 2002, il y a tout de même la possibilité de témoigner « sous X ». Y a-t-il une différence avec le témoignage à huis clos ?

F.R. : Absolument pas. « Sous X », on ne témoigne pas forcément au tribunal. Le témoin venait apporter son témoignage au magistrat, mais son nom ne figurait pas dans la procédure. Il n’était cependant pas du tout protégé ! Imaginons : je suis un gangster, je témoigne sous X, mais ma famille n’est pas protégée, et elle risque de se faire assassiner. C’est une catastrophe. Être protégé au moment du témoignage, c’est différent. Aujourd’hui, les gens vont

témoigner tout en étant protégés. Ils peuvent par exemple vivre dans une localité secrète en France avec des faux papiers. Et surtout, on protège la famille. Je rappelle que souvent, le problème n’est pas de se protéger soi-même, mais de protéger sa femme et ses enfants.

Des mesures de réinsertion des témoins sont pourtant prévues : elles s’inspirent de celles en vigueur pour les repentis, comme l’emprunt d’une nouvelle identité...

F.R. : S’il y a des avancées dans ce domaine, je suis pour. On en vient au réel problème. On prévoit de les protéger, mais la France ne sachant pas assurer de réelle protection, toutes les implications n’ont pas été prévues. J’ai du mal à voir un gangster se retirer à Lille, quitter son activité, avec un nouveau nom

d’emprunt. Comment va-t-il gagner sa vie ? Il est habitué à « sortir du calibre », à toucher une enveloppe tous les mois… Très clairement, tout est à refaire. Il a besoin de mesures d’accompagnement, et je suis même favorable à l’idée de lui verser un salaire tous les mois, autour de 1 200 euros. Si cela peut lui éviter de retomber dans la criminalité, ça en vaut la peine ! On ne peut pas faire vivre les gens dans un cocon, il faut les réinsérer dans la vie professionnelle. Je suis conscient que cela pose beaucoup de questions : il n’y a déjà pas assez de travail pour tout le monde, et on va aider un criminel ?

Selon vous, que manque-t-il en France pour être réellement efficace dans la lutte contre la criminalité organisée ?

F.R. : Il serait temps de donner un rôle à la société civile. Pourquoi, dans ce projet de loi, ne parle-t-on pas de la réutilisation des biens confisqués ? Où est la réflexion citoyenne nationale ? Il n’y a rien… Je ne comprend pas pourquoi les biens confisqués ne reviennent pas aux citoyens.

Le rôle du procureur de la République est notablement renforcé, et enfin défini comme le véritable directeur d’enquête. Il a donc la mainmise sur le travail des enquêteurs et des juges du siège ?

Je n’espère pas ! Pour qu’il ait la mainmise sur les enquêteurs, il faudrait que les OPJ dépendent de lui. Quand un procureur a, sous sa responsabilité, un gendarme, un douanier, ou un agent de la police judiciaire, ces derniers doivent leur carrière au ministère de tutelle. Renforcer le rôle du procureur ne sert à rien, car il est aux ordres de l’exécutif. C’est-à-dire qu’il doit sa nomination à l’exécutif, puisqu’il est nommé en Conseil des

IMSI CATCHERS : ENTRE TECHNIQUE PRIMORDIALE ET ATTEINTE À LA VIE PRIVÉE

es « IMSI catchers » interviennent en complément des surveillances physiques. Ces dispositifs se comportent comme des antennes-relais téléphoniques fictives dans une zone donnée. En faisant

écran aux « réelles » antennes-relais, ils captent les données émises par les téléphones en activité dans le secteur. Il s’agit des renseignements techniques de connexion, tels que les numéros de téléphone, les émetteurs et les destinataires des appels.Certains « IMSI catchers » sont également équipés de fonctionnalités leur permettant de procéder à la géolocalisation des terminaux et d’intercepter les conversations.L’intérêt de ces outils est qu’ils identifient les moyens de communication et les identifiants téléphoniques d’un suspect. Une fois l’identification opérée, le service de police judiciaire saisi peut procéder aux réquisitions utiles pour le déroulement de l’enquête. Dans le respect des dispositions du code de procédure pénale, ils peuvent ainsi obtenir l’historique des données de connexion, et les données de géolocalisation en temps réel.Toutefois, leur utilisation inquiète les défenseurs de la vie privée car ils ne sont pas conçus pour les écoutes ciblées. Tous les téléphones à proximité sont trompés par ces « fausses antennes ».En France, officiellement, les services de renseignement n’ont pas le droit d’en utiliser. Officieusement, nul doute que la loi est contournée. Les auteurs du projet de loi ne s’en cachent pas : il s’agit de faire rentrer dans un cadre légal des pratiques existantes jusqu’alors illégales.

« S’ILS ACCEPTENT TOUS MES AMENDEMENTS CE SERA UNE BONNE LOI »

3. Officiers de Police Judiciaire

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ministres. En Italie, le procureur est nommé par le Conseil supérieur de la magistrature. C’est toute la France qui déteste l’indépendance de ses magistrats. À la rigueur, il aurait fallu renforcer le rôle du juge d’instruction…

Justement, les pouvoirs du juge d’instruction semblent largement diminués…

F.R. : Exactement, alors qu’ils

étaient déjà diminués ! De plus, on dit qu’il est indépendant, ce qui n’est pas le cas. Imaginons que le juge d’instruction enquête sur une affaire complexe, comme le trafic d’armes, et qu’il tombe sur un élu. Pour pouvoir enquêter sur cet élu, il faut qu’il fasse ce que l’on appelle une «information judiciaire». Celle-ci est cautionnée par le procureur de la République. Mais celui-ci étant nommé par la plus haute sphère politique, vous imaginez bien qu’il

ne donne pas suite aux enquêtes.

Peut-on traduire cette disposition par un nécessaire rétablissement de la confiance de l’opinion publique dans le ministère public, et donc dans l’institution judiciaire ?

F.R. : On pourrait, sauf qu’on fait tout le contraire. Si on veut restituer la confiance entre le citoyen et la justice, il faut que le magistrat d’enquête soit indépendant. Il ne faut pas qu’il représente l’Etat, mais la justice. L’Etat et la justice sont deux choses distinctes, c’est une notion importante. Il faut absolument que le procureur représente la justice, et non pas l’Etat.

Finalement, que retenez-vous de ce nouveau projet de loi ?

F.R. : C’est une bonne chose s’ils valident tous mes amendements (sourires).

C’est-à-dire ?

F.R. : Je vais proposer de nouveaux amendements à ce projet de loi. Je vais demander l’usage social des biens confisqués aux mafieux, mais aussi que les OPJ soient dépendants du procureur, lui-même indépendant de l’exécutif. S’ils acceptent tout, c’est une bonne loi. l

Le livre « La mafia de A à Z », de Fabrice Rizzoli, est son deuxième opus après « Le petit dictionnaire énervé de la mafia » © Tim Buctu

ARMES EN CIRCULATION EN FRANCE : QUE DIT LA LOI ?

elon les estimations, 10 millions d’armes seraient en circulation sur le territoire français, parmi lesquelles seulement 4 millions sont légalement détenues (chiffre officiel). La faute à un trafic extrêmement juteux existant en marge du marché légal. Celui-ci dispose d’arsenaux de guerre tombés

aux mains d’organisations mafieuses, notamment après l’effondrement du bloc soviétique et des guerres des Balkans.Parmi ces armes de guerre, le fusil d’assaut de type kalachnikov est sans doute le plus connu, mais il n’est pas pour autant le plus répandu. On estime à 4000 le nombre d’armes de guerre en circulation, mais les saisies s’élèvent seulement à 175 en 2015. Les services de l’Intérieur expliquaient que «ces armements restent difficiles à acquérir, puisqu’ils sont essentiellement utilisés par des membres du grand banditisme».Selon la loi, les armes sont classées en quatre catégories selon leur dangerosité, par rapport aux modalités de répétition du tir et du nombre de coups tirés. Les armes de catégorie D regroupent les poignards, les matraques, ou encore les bombes lacrymogènes. Elles peuvent être en vente libre, ou soumises à une simple procédure d’enregistrement. Les armes de catégorie C concernent en particulier les armes à feu utilisées par les chasseurs, qui doivent présenter un permis. Pour la catégorie B, c’est-à-dire les armes de poing et un certain nombre d’armes à feu d’épaule, il faut obligatoirement une autorisation. Peuvent l’obtenir sous conditions les personnes pratiquant le tir sportif, ou celles soumises à des risques sérieux du fait de leur activité professionnelle. Enfin, la catégorie A regroupe les armes de guerre, chimiques ou incendiaires. Leur détention est interdite.

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actualités

LE COMPTOIR DES BRÈVES

MALAISE BREIZHUn sentiment de malaise. C’est très certainement ce qu’a dû ressentir Stéphane Le Foll, tiraillé entre Bruxelles, qui le priait de trouver une solution à la surproduction européenne de lait et de porc, et la Bretagne, qui le sommait de défendre les intérêts des éleveurs français. Malaise encore pour la coalition en Syrie qui a appris que le bombardement d’un hôpital de MSF venait de faire 25 morts, et qu’une fois de plus, Etats-Unis et Russie se renvoyaient la responsabilité. Malaise également à Bobigny où les magistrats ont convenu d’attaquer l’État en déni de justice compte tenu de délais devenus « insupportables ». Malaise enfin au Paris Saint-Germain devant les excuses aussi maladroites que contraintes de Serge Aurier, défenseur star du club qui avait traité la veille son entraîneur de « fiotte » sur les réseaux sociaux. Pas sûr que cela suffise. Kenavo Serge !

AUX ARMES CITOYENS !C’est un bel anniversaire fêté à l’université du Texas à Austin. Pour les 50 ans de sa fusillade de masse qui avait fait 14 morts (la première sur un campus universitaire), les parlementaires locaux ont décidé de voter la fin de l’interdiction du port d’arme par les étudiants dans l’enceinte de l’établissement. 51 000 élèves pourront donc enfin porter de quoi se défendre des 50 999 autres. Ça dégaine aussi en mer de Chine, où dans un certain désir d’apaiser les tensions, Pékin a déployé une armada de missiles sur un île disputée par Taïwan et le Vietnam, faisant valoir, elle aussi, son droit à « l’autodéfense ». C’est certainement pour le même désir de se défendre qu’a été volé du matériel hautement radioactif en Irak. Mais que les terroristes se rassurent, leurs données personnelles sont bien gardées ! Tim Cook, PDG d’Apple, se refuse toujours à débloquer leurs téléphones malgré les injonctions des tribunaux et du FBI.

LES BONS COMPTES FONT LES BONS AMISDe toute évidence, les mauvais aussi… Nicolas Sarkozy a ainsi été mis en examen pour l’affaire du financement illégal de sa campagne de 2012. Et comme ce n’est pas au vieux singe que l’on apprend à faire la grimace, son ami de toujours, Patrick Balkany, devait lui aussi s’expliquer sur une affaire de gros sous : une petite broutille s’élevant tout de même à 117 millions d’euros disparus des caisses de sa commune. Un peu plus à droite qu’à Levallois, à Montretout, Jean-Marie Le Pen a lui été contraint de tout montrer à la vingtaine d’agents venus perquisitionner ses bureaux en raison de salaires versés par l’Union européenne à des assistants parlementaires dont on doute du réel intérêt pour Bruxelles. Là encore une broutille estimée à plus de 7 millions d’euros. En Ariège, un curé à la retraite venait lui d’être condamné à 18 mois de sursis pour détournement des deniers du culte pour une somme ridicule : 700 000 euros. Petit joueur !

LUNDI 15 FÉVRIER

MARDI 16 FÉVRIER

MERCREDI 17 FÉVRIER

Semaine du 15 au 21 février 2016

©BC

©BC

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ON PREND LES MÊMES ET ON RECOMMENCEL’éternel recommencement débute au FMI, à la tête duquel Christine Lagarde a été reconduite pour un mandat de cinq ans. Elle était, c’est vrai, la seule candidate en lice. Le recommencement c’est aussi ce raid aérien des Etats-Unis en Libye. C’est aussi un accord arraché par David Cameron, le Premier ministre britannique, à l’Union européenne qui demande un traitement de faveur par rapport aux autres pays. Ce dernier n’est pas allé jusqu’à dire « I want my money back », mais au vu de son sens du compromis unilatéral, l’on comprendra bien aisément de quelle grande figure de la diplomatie britannique il s’inspire. Et si l’entente cordiale commençait par une bonne communication ? Et si, après tout, l’éternel recommencement était inévitable ? Car comme le disait Umberto Eco, décédé ce même vendredi : « Une poule est l’artifice qu’utilise un œuf pour produire un autre œuf ».

VENDREDI 19 FÉVRIER

RETOUR VERS LE FUTURLe changement, c’est définitivement demain ! François Hollande s’est fait un point d’honneur à visiter tous les territoires d’outre-mer. C’est maintenant chose faite avec une visite éclair à Wallis-et-Futuna. Où pendant quelques heures, et grâce au décalage horaire, le président a vécu un lundi dans l’archipel français du Pacifique avant de revenir la veille au Pérou. Avec en prime, une pluie tropicale continue et deux lundis pour le prix d’un ! En métropole, notre retour vers le passé s’effectuait dans l’Est de la France, à Verdun précisément, qui commémorait le centenaire d’une des batailles les plus sanglantes de notre histoire. Comme un air de déjà-vu aussi en politique intérieure où la perspective d’un nouveau recours au 49.3 se profile à l’Assemblée pour la réforme du travail, ce que le François Hollande du passé appelait « un déni de démocratie ». Les Etats-Unis, eux, semblent s’être perdus dans les couloirs du temps en apprenant l’abandon d’un certain Bush à la course présidentielle. Malheureusement, nous sommes bien en 2016, pas en 1989, ni en 2000 ou 2004… Nom de Zeus Marty !

« L’ADULTE NE CROIT PAS AU PÈRE NOËL, IL VOTE »En prononçant cette phrase, Pierre Desproges était probablement loin de se douter que trente ans plus tard, les mêmes présidents africains « démocratiquement élus », selon la formule consacrée, seraient toujours en place aujourd’hui. En Ouganda tout d’abord, Yoweri Museveni a ce samedi été réélu pour un cinquième mandat. Lui emboîtant immédiatement le pas, le Zimbabwéen Robert Mugabe, âgé de 92 ans, a lui été désigné comme candidat de son parti pour la prochaine élection présidentielle de 2018. On vote aussi au Niger, et plutôt deux fois qu’une ! Etonnant, étant donné qu’une infime partie de la population possède des papiers d’identité, il suffit d’être identifié par deux personnes pour pouvoir glisser son bulletin dans l’urne… De son côté, David Cameron a fixé la date de son Brexit tout en indiquant qu’il ferait campagne pour le non. Outre-Atlantique, c’est Hillary Clinton et Donald Trump qui ressortent vainqueurs des primaires du Nevada et de la Caroline du Nord, mais sans gloire, puisqu’aucun des deux ne l’a emporté avec un score à trois chiffres…

SAMEDI 20 FÉVRIER

DIMANCHE 21 FÉVRIER

DES LIAISONS DANGEREUSESLes ennemis d’hier ne sont pas forcément ceux de demain pour les Etats-Unis qui ont ainsi annoncé une visite historique de Barack Obama à La Havane, fin mars. D’un côté, la carotte, de l’autre, le bâton. A l’autre bout de la planète, en Corée du Sud, la Maison Blanche a envoyé quatre avions furtifs, en renfort d’un de ses porte-avions nucléaires et du sous-marin d’attaque USS North Carolina pour des « exercices » près du remuant voisin du dessus. La Corée du Nord avait donné le ton, une semaine auparavant, en procédant à un tir de fusée longue portée sans avoir eu la courtoisie de prévenir avant de dégainer. Ce tir avait été vivement condamné par l’ONU, ce célèbre médiateur spécialisé dans les conflits de voisinage, qui multiplie les fronts, à défaut des succès, notamment au Soudan du Sud où l’une de ses bases a été attaquée le même jour, faisant 18 morts. Le pays est déchiré depuis plus de deux ans par une guerre civile opposant deux ethnies rivales. L’ONU, las de tous ces tracas, en viendrait presque à vouloir voir se dresser des murs, mais comme le Pape l’a envoyé au nez de Donald Trump : « Ce n’est pas très chrétien ».

JEUDI 18 FÉVRIER

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politique

LES OUVRIERS DU NORD: DU RAS-LE-BOL AU VOTE FNAlors que le chômage frappe la région de plein fouet, les ouvriers du Nord se sentent oubliés. De plus, les conditions de travail et de vie des salariés d’usine ne s’améliorent guère. La situation critique de l’industrie française provoque un rejet de la politique et une augmentation du nombre d’adhérents

du Front national.

u Par Charles thieFaine

Un ouvrier commence sa journée de travail chez Alstom. © Charles Thiefaine

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i usine fumante, ni terril de charbon noir, ni rouage métallique criard. Le promeneur cheminant le long des

lisières de l’Escaut pourrait croire que l’industrie est en voie de disparition. Toyota, Bombardier, Peugeot PSA, Vallourec ou encore Alstom. Le Valenciennois est un fleuron de la métallurgie française, au sein d’une région où l’activité économique dépend encore fortement de la présence de ses usines aux allures d’entrepôts interminables. Alstom est située au cœur de la zone industrielle de Petite-Forêt, une ville aux alentours de Valenciennes. Des logements ouvriers, en briques rouges, cernent l’usine faite de tôles blanches et bleues. 1 200 salariés s’y relaient pour fabriquer des trains. Loin des clichés du mineur ou du sidérurgiste d’Usinor, au visage buriné par le feu et à l’épiderme violacée1, les ouvriers rencontrés sont tout à fait ordinaires. La tête coiffée d’une casquette

Alstom, ils vont et viennent dans l’usine en activité. Certains commencent leur journée, d’autres la terminent et s’empressent de rentrer, afin de profiter d’un repos bien mérité. Plusieurs d’entre eux s’arrêtent et acceptent de discuter politique : « Ça fait 30 ans que ça dure. Ils mangent tous dans le même plat », lance Danglet, à la mise en bougie (l’ajustement des roues et des roulements sur les trains). « Sarko nous a entubé, Hollande c’est pas

mieux », ajoute Joseph, prestataire. « C’est bonnet blanc, blanc bonnet. Ils n’ont rien d’autre à s’occuper que des accents circonflexes », fustige Vincent, câbleur électrique depuis 25 ans chez Alstom. Il rajoute : « Avec les discours politiques des autres partis, Marine Le Pen n’a même pas besoin de faire campagne ». « Quel que soit le gouvernement, la droite, la gauche, c’est toujours sur les petits qu’on tape », assène Stéphane, salarié depuis 2001. Avant d’ajouter : « On a l’impression qu’ils agissent uniquement pour être réélus ».

Une dépolitisation générale dans le milieu

ouvrier

La plupart des salariés n’hésitent pas à témoigner de leur lassitude vis-à-vis de la classe politique. Déçus par l’action ou l’inaction des gouvernements, certains ont arrêté de voter. D’autres votent, « parce

1. Denain, un crime signé Usinord-R.Guienne & A.Perrard

Des manifestants soutiennent les salariés deVallourec, menacés de licenciement. © Charles Thiefaine

“ Ça fait 30 ans que ça dure. Ils

mangent tous dans le même

plat ”

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que c’est un devoir de citoyen, mais ça ne change rien », lance Joseph. Au travail, on ne parle plus politique. « Il n’y a plus de débat », explique Stéphane, peintre-caisse. « Chez FO on ne fait pas de politique », explique Vincent Jozwiak, secrétaire du syndicat Force ouvrière (FO) chez Alstom. Même au sein des syndicats, on s’abstient de donner son opinion par crainte de scinder les salariés, De plus, une évolution socio-professionnelle des emplois a fortement diminué la portée de la voix des ouvriers, accroissant ainsi la dépolitisation de ces derniers. « Lorsque j’ai commencé, nous étions 1 200, dont 600 ouvriers. Aujourd’hui, on est 1 100 mais il n’y a plus que 270 ouvriers. Tout le reste, ce sont des cadres ou des ingénieurs, venus d’ailleurs pour la plupart », explique Vincent Jozwiak. Cette disparition de la classe ouvrière au profit d’un salariat plus large et éclaté influe sur l’impact des syndicats dans les négociations. « Un cadre est exploité autant que les autres mais il y a un retard de prise de conscience. On commence à peine

à avoir des cadres et des ingénieurs chez FO. Et malheureusement, il y a moins d’embauches chez les ouvriers », ajoute Vincent Jozwiak. L’individualisme grandissant touche aussi les salariés d’usine. « Dans n’importe quelle entreprise, les salariés se soucient prioritairement de leur sort. Si leur emploi n’est pas menacé, ils ne s’occupent pas de la politique, surtout les jeunes », raconte Thomas Mercier, agent de production chez Toyota (Onnaing) et secrétaire syndical CFDT de la métallurgie Nord-Hainaut. Et d’ajouter : « Quand j’ai commencé le syndicalisme il y a dix ans, les politiques n’étaient pas proche de nous, c’est pour ca que je ne m’y intéressais pas. Prendre une position aujourd’hui est difficile. Le parti Lutte ouvrière tracte devant les entreprises par exemple. Mais les gens s’en foutent de ce qu’ils racontent. Ils ne se sentent pas concernés. » Le détachement est sans équivoque. Un sentiment d’abandon gangrène la classe salariale, à commencer peut-être par les ouvriers du Valenciennois, plantés en première

ligne d’une guerre économique qui fait rage. « On nous tire à vue », dénonce un métallurgiste de l’usine CMD à Cambrais. Une usine au bord de la faillite. Il lâche dans un soupir : « Les gens ne se mobilisent même plus et deviennent fatalistes. Mais s’il n’y avait qu’ça … »

Le chômage flotte sur le sort des ouvriers

Les salariés d’usine du Valenciennois sont inquiets. Et il y a de quoi. Les usines ferment ou s’installent ailleurs les unes après les autres. Parmi elles, figure Vallourec : une entreprise vieille de plus d’un siècle, réputée dans le monde entier pour ses tubes sans soudure vendus aux compagnies pétrolières. Touchée par la chute des cours du pétrole, elle enchaîne les plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) depuis 2014, au détriment des ouvriers de la région. Une manifestation de soutien aux salariés, menacés de licenciement, était prévue le 25 février dernier à Valenciennes. L’occasion pour les

Au départ de l’usine de Saint-Saulves, les ouvriers de Vallourec manifestent contre la fermeture du laminoire. © Charles Thiefaine

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métallurgistes d’exprimer leur colère et leur lassitude. Après deux heures de marche depuis l’usine de Saint-Saulve, les salariés de Vallourec arrivent en héros sur la place d’Armes. « Nous sommes Vallourec, sauvons Vallourec », claironnent des ouvriers venus de toute la région. « Je suis venu soutenir les métallos », indique Frédéric, métallurgiste chez CMD. Près de 850 personnes défilent dans les rues pour contester la décision du patron de Vallourec de fermer le laminoir. Ce plan de licenciement économique vise jusqu’à 300 salariés de la tuberie. Mais plus inquiétant encore, ce PSE s’inscrit dans une lignée qui n’est pas prête de s’arrêter, pour Vallourec comme pour d’autres usines métallurgiques du Valenciennois. « Nous travaillons avec 92 sous-traitants, ce n’est pas que Vallourec qui est menacé », détaille Jean-Pascal, au service

environnement de la tuberie de Vallourec. « Si le laminoir ferme, c’est la mort de l’entreprise. Les 300 licenciements, ce n’est que le début », explique-t-il. Un partenariat est prévu avec Ascométal, un autre fabriquant d’acier. Mais aucune décision ne se concrétise et les ouvriers de Vallourec sont uniquement informés par la télévision. « Aucune réponse concrète pour le maintien des emplois ne nous a été communiquée », brame Frédéric Sanchez, secrétaire général CGT de la métallurgie. « D’un côté, ils disent qu’ils sont victimes de la crise et touchent 500 millions d’euros de subventions de l’Etat. De l’autre, ils suppriment des postes tout en se délocalisant en Chine. En quoi tout cela nous concerne ? », s’interrogent Mathieu et Jérôme, électromécanicien et technicien à la fabrication à chaud dans la tuberie de Vallourec. « J’ai trente ans, j’ai

commencé ici il y a onze ans. Je ne sais faire que ça », précise Mathieu, le regard démoralisé.Se retrouver sans activité est devenu une inquiétude quotidienne pour les ouvriers du Valenciennois. Certains craignent un nouvel épisode Usinor. À l’époque, l’usine sidérurgique avait entamé un plan de restructuration en stoppant une part de ses activités dans la région. Les premières fermetures s’étaient soldées par la faillite totale de l’entreprise, plongeant la région dans une situation critique. Comme en 1974, Vallourec cherche à redresser la pente en exportant une partie de sa production à l’étranger. Pour autant, « les ouvriers constituent la première variable d’ajustement », rappelle Vincent Jozwiak. D’après l’Insee, le chômage dans la région Nord-Pas-de-Calais est passé de 8,2% en 1982 à 13,2% à la fin de l’année 2015. « J’ai commencé en 1985, nous

« SI LE LAMINOIR FERME C’EST LA MORT DE L’ENTREPRISE. LES 300 LICENCIEMENTS, CE N’EST QUE

LE DÉBUT »

Un ouvrier de Bombardier vient soutenir les ouvriers de Vallourec à Valenciennes. © Charles Thiefaine

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étions 600, on est plus que 85. Il y a d’abord eu la fermeture de l’aciérie, puis de la fonderie. Et maintenant, on est tous sur le point d’être licenciés parce que l’entreprise est en redressement judiciaire », explique Abilio, responsable électrique chez Akers, une entreprise spécialisée dans la fabrication de machines pour la métallurgie. Il reprend, sourire aux lèvres : « J’ai 56 ans, ce sera dur de retrouver du boulot, j’irai à Pôle emploi jusqu’à la retraite. » Malgré une volonté des politiques de réorienter cette région vers d’autres secteurs, la tâche n’est pas facile. « Ils parlent de reformer 500 000 personnes. Je veux bien mais dans quoi ? Cela ne sert à rien de former des gens à des métiers qui n’ont pas de débouchés » explique Thomas Mercier. « Toyota veut supprimer son équipe de nuit. Cela représente 700 salariés. UMV, l’usine fabriquant des boîtes de vitesses pour PSA, ne va pas très bien non plus. De nombreux emplois vont disparaître. On a besoin d’une vision sur les métiers de demain », soupire-t-il.

Les conditions de vie et de travail : « le retour à

Germinal »Malgré une augmentation des mesures de sécurité individuelles, les conditions de travail des salariés d’usine ne se sont pas améliorées dans toutes les entreprises. Bien au

contraire. La course à la productivité, les plannings plus tendus, les temps de livraison plus courts ou encore la stagnation des salaires ont rendu, pour nombre d’employés, la tâche plus dure qu’il y a dix ans. « Les temps de montage sont raccourcis », appuie Yannick Pedini, secrétaire CGT Bombardier Crespin et agent de production. « Chez Toyota Onnaing, on cherche à tout prix à gagner en productivité », déplore Thomas Mercier. « On essaie par exemple de réduire au maximum les déplacements pour gagner du temps. Mais ces déplacements sont pour nous le moyen de faire fonctionner nos articulations », enchaîne-t-il. Chez Alstom, la délocalisation de la fabrication de certaines pièces est à l’origine de la pénibilité au travail. « Avant, nous produisions toutes les pièces de préparation en interne. Nous étions assis à user uniquement de nos mains. C’était comme une pause », se rappelle Vincent Jozwiak, en mimant la scène, « aujourd’hui ces pièces sont importées. » La précarisation de l’emploi frappe également les salariés d’usine. De plus en plus d’intérimaires et de contrats professionnels sont recensés au sein des entreprises. « Chez Toyota, il y aujourd’hui près de 600 intérimaires », commente Ludovic Bouvier, secrétaire général régional de l’Union des syndicats et des travailleurs métallurgistes (USTM-CGT), « c’est le retour

à l’époque de Germinal ». Des combines sont utilisées pour rémunérer au minimum les employés : « Avec les forfaits jours, il n’y a aucun contrôle horaire et certaines heures supplémentaires ne sont pas payées », éclaire Vincent Jozwiak, « c’est devenu un parcours du combattant pour avoir nos heures payées. Ce qui n’était pas le cas il y a dix ans. » Par ailleurs, certains ouvriers estiment que les salaires n’ont pas évolué proportionnellement à l’augmentation du coût de la vie. « Depuis le passage à l’euro, le coût de la vie a augmenté », témoigne Vincent Jozwiak, « aujourd’hui la part consacrée à l’achat de nourriture représente plus d’un tiers du salaire d’un ouvrier». Cyril, électricien chez Alstom depuis vingt ans et père de deux enfants, certifie : « Les mois sont de plus en plus difficiles. La part du chauffage, par exemple, est devenue très conséquente dans mon budget. »

Le Front national profite de la situation

L’avenir incertain des ouvriers du Nord et la dégradation des conditions de vie de certains d’entre eux sont repris par le Front national, qui se place volontiers en sauveur de la situation. Le libéralisme effréné, la hausse du chômage, le manque de proximité entre la

Un livreur posté dans son semi-remorque confit ses opinions politiques avant de rentrer dans l’enceinte d’Alstom. © Charles Thiefaine

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Un représentant syndical harangue les manifestants © Charles Thiefaine

Deux employés de Vallourec discutent en attendant le départ de la manifestation.© Charles Thiefaine

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politique et la classe ouvrière ou encore la délocalisation des entreprises françaises constituent un terreau idéal pour y développer les arguments de l’extrême-droite. « Je vote Front national au premier tour depuis les dernière élections », déclare Christian, chef d’équipe de maintenance industrielle à l’usine Demeyer. Une usine de 800 salariés spécialisée dans la fabrication de meubles en kit. Il ajoute : « Ma femme ne trouve pas d’emploi, le chômage grimpe et je pense que l’ouverture des frontières n’est pas bonne pour l’industrie française. » Certains ouvriers reprochent au gouvernement de ne pas réussir à préserver ses entreprises et de manquer de protectionnisme. « En France, on ne sait pas protéger nos usines », lâche Vincent Jozwiak. Le Front national n’hésite pas à reprendre les méthodes et les arguments du Parti communiste pour séduire son électorat. « Nous distribuons des tracts devant les usines », confirme Valérie Caudron, conseillère municipale Front national à la mairie de Valenciennes. « On entend au Front national les

mêmes discours que Georges Marchais », indique Vincent Jozwiak. À propos de Vallourec, Valeurs Actuelles, l’hebdomadaire situé très à droite titre « La descente aux enfers de Vallourec ». Profitant de l’essoufflement du Parti communiste, « le FN est bien le seul parti de France à réclamer depuis toujours la fermeture des frontières et nous les avons entendus », peut-on lire sur un communiqué du FN à propos de la fermeture du laminoir de Vallourec. La plupart des nouveaux adhérents votent principalement pour contester la politique menée par le gouvernement. « On a essayé à gauche et à droite. Rien ne change, alors pourquoi pas Marine Le Pen.

Elle a de bonnes idées », poursuit Joseph à la sortie d’Alstom. « Ça vaut le coup d’essayer », révèle sans scrupule le livreur devant chez Alstom. Des camions entrent et sortent dans l’enceinte de l’entreprise. « Il ne reste plus qu’à voter FN. De toute façon, on n’a rien à perdre. On est déjà dans l’lac », atteste sans vergogne un autre livreur, posté dans son semi-remorque. Malgré l’augmentation évidente du nombre d’électeurs du Front national au sein des salariés d’usines du Nord, ils sont encore discrets et ne revendiquent pas ouvertement leur opinion. « Nos électeurs ont peur de parler. Il faut voir comment on est accueilli quand on va devant les usines », affirme Valérie Caudron. « Ils sont nombreux, c’est clair, mais ils n’en parlent pas », dénonce Thomas Mercier, agent de production chez Toyota. « J’ai une tête à voter Front national ? », lance un salarié d’Alstom, offusqué. « Tout ce que je souhaite, c’est que mes enfants aient du pain sur la table », dévoile Jean-Michel, technicien pour Alstom et Bombardier. Et qu’on ne leur retire pas de la bouche2. l

2. Germinal-E.Zola

Christian, élécteur Front national, explique pourquoi il a choisi de voter pour ce parti. © Charles Thiefaine

« ON ENTEND AU FRONT NATIONAL LES

MÊMES DISCOURS QUE GEORGES MARCHAIS »

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economie

u Par Cloé arrault

Le Livret A est une exception française. Il est le seul exemple en Europe de placement défiscalisé dont les intérêts sont en partie

versés par l’Etat. Malgré son taux d’intérêt très bas, passé pour la première fois sous le seuil des 1% en juillet 2015, il reste très répandu en France. Près de 94% des ménages en possédaient un en 2014. Pour comprendre cet attachement à l’épargne populaire, il faut remonter à la fin du Premier Empire. C’est en 1816 que tout débute. La France se relève alors difficilement des guerres napoléoniennes et l’Etat est endetté. Afin de restaurer la stabilité financière du pays, Louis-Emmanuel Corvetto, ministre des Finances de Louis XVIII, crée une caisse qui se chargera de collecter les dépôts réalisés par les notaires afin de financer la dette publique. La Caisse des dépôts et consignations (CDC) est née. Deux ans plus tard, en 1818, le Livret A est créé. C’est à la Caisse des dépôts que reviendra la tâche de la gestion de l’épargne populaire.Près d’un siècle plus tard, en 1905, la Caisse commence à financer le logement. Mais c’est au sortir de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, qu’elle se verra attribuer sa double mission sociale actuelle : rémunérer

l’épargne populaire et financer le logement social, en accordant des crédits à bas coût aux bailleurs sociaux et autres organismes, comme les HLM (Habitations à loyer modéré). Depuis, d’autres missions lui ont été attribuées. Les politiques de la ville, le financement des Petites et moyennes entreprises (PME) ou encore celui des collectivités locales, sont autant de missions désormais à la charge du fonds d’épargne, géré par la Caisse des dépôts. Collecte et centralisation 

Dès sa création, la Caisse des dépôts, détenue par l’Etat, est placée sous la responsabilité du Parlement. La loi prémunit ainsi l’organisme « contre tout acte arbitraire éventuel du pouvoir exécutif en le plaçant sous la garantie du Parlement ». Pour mener à bien le financement de ses missions sociales, la CDC centralise l’argent des épargnes défiscalisées, à savoir le Livret A, le Livret de développement durable (LDD) et le Livret d’épargne populaire (LEP). En d’autres termes, la Caisse regroupe et récupère l’argent des livrets distribués par les établissements bancaires. Elle les place ensuite sur un fonds d’épargne. La valeur de cette centralisation est établie par un décret du 16 mars 2011, qui la fixe

à 65% du solde total de la collecte. Avec ces fonds, la CDC accorde des prêts à bas coût au secteur public.De leur côté, les établissements financiers participant à la collecte doivent financer les PME et les travaux d’économie d’énergie dans l’immobilier avec la partie non centralisée des fonds. Étant donné que la commercialisation du Livret A engage des frais, les banques touchent une commission, également fixée par décret, à hauteur de 0,3%. Cette rémunération leur permet d’obtenir plus de liquidités, en vue de respecter les règles prudentielles, de couvrir leurs frais et de financer les PME. La Caisse des dépôts, quant à elle, gère l’argent du Livret A à prix coûtant, c’est-à-dire sans rémunération.

 « Libérés des livrets » Le taux de rémunération du Livret A est déterminé tous les semestres selon un calcul fixé par le Comité de la réglementation bancaire et financière. Celui-ci est indexé sur le taux d’inflation. À l’heure actuelle, le taux rémunérateur du Livret A s’élève à 0,75%. Avec une inflation à hauteur de 0,2%, les épargnants gagnent 0,55% net. Si vous avez placé 100 euros, vous gagnerez alors 5,50 euros. « Si la

ANARQUE DE L’ÉTAT :La Caisses des dépôts et consignations vient de fêter ses 200 ans. Chargée de collecter l’épargne des Français, « la vieille dame de la rue de Lille », comme elle est surnommée parfois, est toujours aussi active. Son indépendance politique relative l’a souvent écarté de ses missions originelles. À tel point que les citoyens se demandent

quelquefois si les règles du jeu sont vraiment respectées.

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formule de calcul était respectée, nous obtiendrions un taux d’intérêt du Livret A de 0,50% », signale un cadre de la Banque de France. L’institution propose une révision du taux deux fois par an, en fonction des conditions économiques. Mais c’est au ministre de l’Economie que revient le dernier mot . Celui-ci peut décider de ne pas suivre ces recommandations et ainsi maintenir le taux en l’état. Chose qui s’est produite en février 2016 : le taux de 0,75% a été maintenu, malgré la baisse de l’inflation. « C’est une décision politique, poursuit le cadre de la Banque de France. Passer en-dessous des 1% d’intérêt était déjà un choc historique. » Jamais de son histoire le Livret A n’avait si peu rapporté aux épargnants. Selon les dernières données publiées par la Caisse des dépôts, le fonds d’épargne a connu ces dernières années un phénomène de décollecte. De fait, les épargnants

ont davantage retiré leurs économies qu’ils n’en ont placées. Cette décollecte s’élève à 1,13 milliard d’euros pour le seul début d’année 2016. Ce chiffre est cependant à nuancer. En 2011, le total des dépôts s’élevait à 222,5 milliards d’euros, contre 243 milliards en 2014. Une nette augmentation alors que la CDC connaissait une décollecte de 3,15 milliards d’euros au cours de l’année 2014. Si ce phénomène semble engendrer de grandes pertes, ce chiffre n’est qu’une infime partie du solde total de l’argent des livrets d’épargne, centralisés à la Caisse des dépôts.

Des règles constamment réécrites 

Jusqu’en décembre 2008, le Livret A n’était distribué que par deux types d’établissement bancaire : le réseau de la Caisse d’épargne et

les différents bureaux de poste (aujourd’hui la Banque postale). À ces deux là s’ajoutait le Crédit mutuel, qui proposait le Livret Bleu, un substitut marketing du Livret A. Le taux de centralisation de ces trois banques s’élevait alors à 100%. Elles versaient donc l’intégralité du fruit de leur collecte au fonds d’épargne de la CDC. Elles recevaient en échange une commission de l’ordre de 1,2% afin de couvrir les frais de ladite collecte. Au début des années 2000, les autres établissements de crédit voyaient dans la distribution du Livret A un moyen d’augmenter leurs liquidités. Elles saisissent la Commission européenne, invoquant une distorsion de concurrence. À l’été 2008, soumis à l’ordonnance de l’instance européenne, le Parlement se résout à ouvrir la collecte à toutes les banques. Elle sera effective en janvier 2009. S’ensuit alors une augmentation record d’ouverture d’épargnes par les Français.

Le mécanisme de la collecte du Livret A. © LCB

L’ART DU LIVRET A

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“ Le problème c’est que la CDC, c’est l’État ”

Près de 8,5 millions de Livrets A sont souscrits dans les nouvelles banques distributrices, à l’issue de l’année 2009. Mais cette ouverture du marché de l’épargne inquiète bon nombre d’organismes HLM et d’associations œuvrant dans le domaine du logement social. La CDC elle-même émet des réserves quant à la décision de Bruxelles. Tous craignent que cette ouverture ne mette en péril l’équilibre financier du fonds d’épargne, et dans le même temps, le financement du logement social. Les nouvelles banques distributrices pourraient être tentées d’attirer des clients avec l’épargne populaire, puis de proposer d’autres placements plus rémunérateurs. Cela abaisserait le total de la collecte sur le fonds d’épargne de la Caisse. Le lobbying déjà puissant des banques fait par ailleurs pressentir une baisse de l’argent des livrets centralisés à la CDC. Cette seconde crainte se confirmera peu de temps après. Invoquant des frais de gestion importants, les banques réussissent à faire tomber le taux de centralisation fixé à 100%. Selon la Fédération bancaire française, un taux inférieur était nécessaire, faute de quoi les crédits accordés aux PME s’en trouveraient mécaniquement impactés. Malgré les promesses passées par le gouvernement, Bercy promulgue le décret du 1er mars 2011 et fixe le taux de centralisation à 65%. Pour rassurer les opposants à cette réforme, le ministère des Finances inclut, au sein du décret, une clause de sauvegarde. Elle prévoit une augmentation du taux de centralisation chaque mois où la part centralisée serait inférieure à 125% du montant des prêts. En d’autres termes, la Caisse est assurée d’une collecte 1,25 fois supérieure au montant des prêts qu’elle accorde aux logements sociaux et aux politiques de villes. Cette clause de sauvegarde est rehaussée à 135% en décembre 2015.En parallèle, les retombées de la

crise financière de 2008 se font ressentir. Afin de prévenir la situation d’illiquidité des banques, les accords de Bâle III entrent en scène. Ils constituent un ensemble de réglementations et d’initiatives prises pour renforcer le système financier. Elles imposent aux établissements de crédit d’augmenter rapidement leurs fonds propres (leurs réserves). Les banques françaises se retrouvent alors dans une situation inconfortable. Augmenter leurs capitaux sur les marchés financiers ne sera pas suffisant dans le temps imparti. Dès lors, Bercy et la Caisse des dépôts annoncent discrètement

la parution d’un nouveau décret disposant d’une rétribution de 30 milliards d’euros, issus des livrets réglementés, aux banques distributrices (dont 20 milliards du seul Livret A). À l’époque, le ministre de l’Économie, Pierre Moscovici, précise que « ces ressources permettront [aux banques] de prêter davantage pour le financement de l’économie, principalement au bénéfice des Petites et moyennes entreprises (PME) ». En contrepartie, une réforme, entrée en vigueur le 31 juillet 2013, baisse d’1% le taux de commissionnement des établissements distributeurs. Depuis

L’Etat ponctionne autant la collecte de la Caisse des dépôts que les banques © Métropolis.

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le 11 décembre dernier, ce taux rémunérateur tombe définitivement à 0,3%. Officiellement, cet argent est réinjecté dans le circuit financier afin d’aider au financement des PME. Une question de priorité pour le gouvernement, qui espère ainsi relancer l’économie. En pratique, ces 30 milliards d’euros, qui ne sont plus centralisés par la CDC, sont bien conservés par les banques. Toutefois, ce solde ne dépendra que des banques elles-mêmes, conduisant alors à une nouvelle fragilisation du système de financement des logements sociaux pour tous les acteurs du secteur.

La Caisse des dépôts, « bras armé de l’exécutif »  Depuis sa création, la Caisse des dépôts est soumise à une autorité législative, tout en restant proche de l’exécutif. Elle est contrôlée par une commission de surveillance composée de treize membres, dont

le directeur général est nommé par le président de la République. Autour de ce système de financement social et public, d’autres institutions régissent le marché financier français. Les principaux dirigeants de la Banque de France, de la CDC et du Trésor public sont directement nommés par l’État. En tout premier lieu, la Caisse des dépôts est créée pour sécuriser le Livret A et le maintenir à l’abri des crises financières et de l’arbitraire de l’Etat. Un fondement discutable aux vues de la promiscuité avec l’exécutif. « Les relations entre la Caisse et l’exécutif ne sont pas logiques. La CDC n’est pas une filiale de l’Etat et elle n’est pas sous la tutelle du ministère des Finances », dénonçait Henri Emmanuelli, président de la Commission de surveillance de la CDC et député des Landes. Pour certains, elle constitue même un outil de l’Etat. « C’est un peu le bras armé de l’exécutif », déclare Pierre Madec, économiste au département d’analyse et prévision

de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). « C’est même la banque de l’État », renchérit Jean-Philippe Gasparotto, secrétaire général de l’Union des syndicats CGT du groupe des dépôts et consignations de Paris. Depuis l’ouverture de la distribution du Livret A à tous les établissements de crédit, plusieurs décrets ont été perçus comme favorisant les banques, au profit du fonds d’épargne géré par la CDC. Si la Caisse des dépôts rend des comptes à sa commission de surveillance, ce n’est pas le cas des banques. Une raison qui expliquerait le surplus de liquidité du fonds d’épargne offert aux établissements de crédit ? « La partie non centralisée de la collecte, c’est-à-dire le solde restant aux banques, n’est pas complètement soumise au libre arbitre de ces dernières, explique un banquier du CIC. C’est l’exécutif qui décide en partie de la direction que prendront les fonds alloués aux PME et à la politique de la ville . » Les banques

Rapport annuel du fonds d’épargne de la Caisse des dépôts et consignations de l’année 2013. © capture d’écran.

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n’auraient donc finalement pas la gouvernance de la mission qui leur est confiée. L’Etat pourrait même décider de placer certains fonds, initialement prévus pour financer des prêts aux PME et des travaux d’optimisation énergétique, sur les marchés financiers. Mais encore une fois, en l’absence de comité de surveillance, impossible de connaître les directions exactes de ces placements.

Le jeu des placements financiers 

L’exécutif n’est pas le seul à placer l’argent du fonds d’épargne sur les marchés financiers. Pour réaliser des plus-values et ainsi se rémunérer, la Caisse des dépôts et les banques placent, elles aussi, une partie des fonds de la collecte dans la sphère financière, sous forme de titres1, d’actions2

et d’obligations3. En général, les placements effectués sont fiables. Par exemple, les obligations émises par l’Etat, qui servent à financer la dette souveraine ou le déficit public, sont sécurisées. Elles sont soumises à un taux fixe et à une date de remboursement précise. L’Etat étant toujours solvable, l’acteur achetant une obligation est à peu près certain qu’il sera remboursé. Le rendement de l’obligation est cependant peu

élevé. « La CDC, avec le fonds d’épargne, achète des obligations à l’Etat français et lui sert une rémunération minuscule, explique un cadre de la CDC. Et de poursuivre, l’Etat est le meilleur émetteur, ses rendements sont sécurisés. Nous sommes sûrs d’avoir une rémunération. » Selon certaines informations, l’Etat, par l’intermédiaire de la CDC, aurait perdu en 2013 1,2 milliard d’euros sur les marchés financiers, dont 450 millions dans la dette grecque. Des montants colossaux mais qui restent à nuancer. En 2011, 102 milliards d’euros étaient dirigés vers les marchés financiers alors que la collecte ne s’élevait qu’à 222,5 milliards d’euros. Pour l’année 2014, 94 milliards d’euros étaient placés en actifs financiers sur un total de 243 milliards d’euros centralisés sur le fonds d’épargne.

Un jeu risqué  Il est très difficile de connaître tous les détails de l’action, des acteurs, de l’argent, sauf par l’intermédiaire des publications de rapports annuels de la Caisse des dépôts et de la Cour des comptes. « Il faut que la commission de surveillance dispose de la prérogative d’approuver les comptes, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Elle ne doit pas être réduite à approuver ou à s’opposer »,

s’était exprimé Henri Emmanuelli en avril 2015 dans les colonnes de Challenges. Un point de vue partagé par Pierre Madec : « Il est possible que la CDC, sans vouloir cacher les mauvais placements dans le rapport financier, ne les fasse pas apparaître distinctement. » Les longues et redondantes pages des comptes financiers de la Caisse des dépôts font bien évidemment apparaître des notions telles que les détails du portefeuille4, les placements à risque5, les placements toxiques6 et les pertes potentielles7. Les chiffres exacts n’apparaissent nulle part. Le flou subsiste.Jean-Philippe Gasparotto dénonce : « Les fonds d’épargne de la CDC ont été piégés dans certains produits toxiques liés à des dettes publiques souveraines ou subsouveraines. Comme celles de la Grèce, de l’Italie et même celles des collectivités françaises. » Un actif toxique est un titre qu’on ne peut plus vendre. Aucun acteur ne veut placer son argent sur cet actif car ce dernier n’a plus aucune valeur sur le marché. Si le taux d’intérêt est plus bas que l’inflation, les acteurs perdent de l’argent. Le rôle de la CDC est aussi d’épurer certains placements. « En rachetant des placements dits toxiques, la Caisse des dépôts essaye de les rendre moins pourris, d’investir et de les rendre plus fiables », détaille

1. Sur le marché financier, tout a une valeur mobilière. Cette dernière est une catégorie de titres. Ce sont soit des actions, soit des obligations.2. Le capital d’une entreprise est divisé en un certain nombre d’actions. L’actionnaire, celui qui les détient, reçoit une part des bénéfices réalisés par l’entreprise. Le concept est le même pour la Caisse des dépôts et l’Etat. 3.Une obligation est un titre de créance (crédit) émis par une entreprise ou par l’Etat. Ses besoins sont énormes et ses recettes ne lui suffisent pas pour financer sa dette et son déficit. L’Etat a donc recours à des particuliers pour se financer en proposant des obligations. En d’autres termes, un titre de créance sur le Trésor public, négociable en Bourse. Les emprunts d’Etat peuvent être de court, moyen ou long terme (de 5 à 30 ans). Chaque année, l’Etat va également payer à l’investisseur des intérêts sur cet emprunt. 4.C’est ici que la Caisse des dépôts réunit tous ses actifs financiers, à savoir les titres,

les actions et les obligations. Ces titres, une fois placés sur le marché, rapportent de l’argent, une plus-value (si les placements sont bons). Ainsi, ces actifs génèrent des revenus et permettent de rémunérer l’épargne. Cela assure la liquidité et finance l’économie. 5. Le risque d’un placement est souvent la contrepartie de la performance attendue. On caractérise un placement de « risqué » quand le résultat de la corrélation entre les taux choisis (variable ou fixe) et le taux de l’inflation ne peuvent être entièrement anticipés. Un résultat positif ne peut être garanti. Ce sont donc des pertes potentielles. 6. Autrement dit, ce sont des actifs toxiques. Ils désignent des placements (actifs financiers) basés sur les subprimes. Ils deviennent illiquides et entraînent une forte dépréciation des bilans, voire la faillite des institutions financières qui les détiennent sous la forme de portefeuilles.7. Une perte potentielle provient d’un placement.

« LES FONDS D’ÉPARGNE DE LA CDC ONT ÉTÉ PIÉGÉS DANS CERTAINS PRODUITS TOXIQUES LIÉS À DES

DETTES »

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l’économiste Pierre Madec. Les pertes potentielles peuvent provenir d’un placement à risque, parfois peu liquide, et peuvent atteindre un rendement faible. Miser sur une mauvaise entreprise, une variation du taux de l’inflation ou un krach boursier peuvent mener les acteurs à perdre de l’argent. « Les fonds d’épargne ont déjà dû éponger de lourdes pertes dans certains investissements avec Dexia, Euro Disney et EADS (Groupe Airbus) par exemple », souligne Jean-Philippe Gasparotto.

Un moyen de financer le déficit public ? 

Selon le magazine Challenges, en 2011, l’Etat aurait utilisé 56,5 milliards d’euros du portefeuille de titres de la CDC pour l’investir dans la dette de la zone euro. En 2013, selon Le Figaro cette fois, l’Etat aurait émit 28% d’actions et d’obligations, via ce même portefeuille pour financer les dettes de l’Etat. Des chiffres ainsi qu’une gestion de l’exécutif qui restent invérifiables. « On ne sait pas ce que fait l’Etat avec l’argent des fonds qu’on encaisse », dénonce un banquier. « L’argent que l’Etat prend à la CDC se perd dans le tonneau de l’analyse du déficit, renchérit Jean-Philippe Gasparotto. Et ce sont, en général, de grosses sommes. »

Il est donc impossible de savoir exactement ce que fait l’Etat de l’argent qu’il prélève à la Caisse des dépôts et aux banques. De 2011 à 2014, selon les rapports annuels du fonds d’épargne de la CDC, l’Etat prend chaque année entre 56 et 63% du budget du portefeuille de titres émetteurs. Sur ce pourcentage, l’Etat peut investir, placer de l’argent sur le marché financier et vendre des obligations. Il peut ainsi renflouer sa dette publique qui représente aujourd’hui 96,9% du PIB, sa dette souveraine ou subsouveraine (les collectivités locales par exemple). « Les obligations à court terme peuvent potentiellement servir à financer la dette, mais aussi les dépenses courantes, les dépenses publiques », précise Pierre Madec.

En moyenne, le portefeuille de la CDC s’élève à 95 milliards d’euros.Grâce aux portefeuilles de taux et de titres, ainsi qu’aux prêts accordés, la Caisse des dépôts réalise des bénéfices de 500 millions à 1 milliard d’euros chaque année. Les titres du portefeuille sont placés sur les marchés. Ces titres, actions et obligations rapportent de l’argent si la conjoncture économique de Bercy (la Bourse) est favorable. Le fonds d’épargne de la CDC dégage donc un rendement. « Le problème c’est que la CDC, c’est l’État. Il prend tout ou presque tous les bénéfices », souligne une nouvelle fois Jean-Philippe Gasparotto. L’Etat aurait pris environ 800 millions d’euros en 2015 sur les bénéfices de la Caisse. L’argent partirait-il dans le déficit

LA CDC PAS PRÊT(E) D’ÊTRE COMPÉTITIVE

es modalités de centralisation et de commissionnement des banques ont un impact direct sur les taux de prêts accordés par la Caisse des dépôts aux secteurs publics. Avec un taux du

Livret A élevé par rapport au taux d’inflation, les ressources de la CDC deviennent donc plus coûteuses aux organismes HLM emprunteurs. S’ensuit mécaniquement une augmentation des loyers des logements sociaux construits ou réhabilités. Dans le même temps, les taux de marché proposés par les établissements privés n’ont jamais été aussi bas. Les taux d’intérêt proposés par la CDC ne sont plus compétitifs. Certains bailleurs sociaux et autres organismes HLM n’hésitent donc pas à se tourner vers des ressources privées et des banques traditionnelles, plutôt que vers le fonds d’épargne de la Caisse des dépôts.

Même les nouvelles banques et les gérants d’épargne utilisent le faible taux du Livret A pour vendre leurs services. © Yomoni

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Selon la Cour des comptes, près de 4 milliards d’euros non réclamés dormiraient dans les banques et assureurs. © Jimelovski.

public ? « C’est évident, la question ne se pose même pas », s’exclame le secrétaire de la CGT. Une ponction que l’Etat justifie par sa garantie publique sur les fonds placés. En 2011, l’exécutif aurait pris 963 millions d’euros dans les caisses du fonds d’épargne pour combler le déficit public. « La CDC a versé 60% de ses bénéfices à l’Etat en 2014, tandis que le montant atteignait 87% du rendement de la Caisse des dépôts en 2013 », notifiait Henri Emmanuelli en avril 2015, toujours dans les colonnes de Challenges. En 2014, l’Etat a donc ponctionné 980 millions d’euros sur les bénéfices de la Caisse. Une somme à laquelle il faut rajouter la totalité des résultats du fonds d’épargne, soit 805 millions d’euros. Au total, la CDC aura versé 1,8 milliard d’euros à l’Etat en 2014. Cette même année, les bénéfices du fonds d’épargne, après ponction de l’Etat, ont atteint les niveaux de fonds propres de 2007. Ce fut d’ailleurs la pire année pour la CDC. À terme, la ponction de l’Etat dans le fonds d’épargne prive ce dernier de

l’effet multiplicateur de ses propres placements. « Une chose est sûre, la mission de la CDC, qui est de protéger l’argent du fonds d’épargne d’une utilisation frauduleuse de l’Etat, est mise à mal », affirme un cadre de la CDC. En ponctionnant ainsi la Caisse, l’Etat risque de fragiliser l’édifice du budget public. Ce dernier risquerait de ne pas avoir assez de ressources pour se retourner en cas de situation critique.À l’occasion de la célébration du bicentenaire de la Caisse des dépôts, le 12 janvier 2016, François

Hollande a fait une promesse. Désormais, l’Etat jure de réduire son prélèvement annuel sur l’ensemble des ressources de la CDC. Il promet également « l’engagement de 500 millions d’euros à travers la création du Fonds national des aides à la pierre qui permettra d’amplifier la construction de logements sociaux en 2016 ». Ce fonds national, qui rassemble l’Etat, les HLM et les collectivités locales, « sera affecté au seul logement social ». À ce jour, c’est la première mission de la Caisse des dépôts. En 2015, le nombre d’habitats financés par le fonds d’épargne de la Caisse a connu une augmentation de 2,9%. C’est en tout cas ce qu’annonce le ministère du Logement sur le site du gouvernement. 109 000 habitats, hors DOM et hors ANRU (l’Agence nationale pour la rénovation urbaine), ont bénéficié du financement de la Caisse, ce qui constitue une forte baisse face aux chiffres de 2013. Cette année-là, le fonds d’épargne de la CDC avait financé 117 000 logements. Loin de l’objectif du financement de 150 000 habitats par an fixé par le président de la République. l

« ON NE SAIT PAS CE QUE FAIT

L’ETAT AVEC L’ARGENT DES FONDS QU’ON

ENCAISSE »

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société

Dans la Ferme des Aurès en Normandie, le 25 février 2016. Durant ce Salon de l’agriculture, des salariés remplaceront Laurence à la traite des vaches restantes.© Louis Witter - Hans Lucas

Depuis plusieurs mois, les éleveurs de vaches laitières sont en proie à une crise sans précédent du milieu agricole. En raison du lait vendu à un prix dérisoire et de la surcharge de travail, de nombreux exploitants sont au bord de la rupture,

tant chez eux qu’à Paris, au Salon de l’agriculture.

u Par louis Witter

LA FILIÈRE À LA TO

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ous le toit de la salle des fêtes du Vieux Moulin à Yvetot, en Haute-Normandie, l’ambiance est aux retrouvailles. Sur la table,

dressée près de la porte d’entrée, les mains piquent dans de petites assiettes des bouchées de fromage local et de rillettes de porc. Ce 23 février, c’est l’assemblée générale de la Confédération paysanne, second syndicat agricole de France après la très puissante FNSEA. Une table ronde est organisée autour du thème « ensemble, quelles alternatives proposons-nous pour garder des paysans nombreux et heureux qui répondent positivement aux attentes

de la société ? » Cette assemblée, sur fond de crise agricole, réunit aussi bien des élus régionaux, des associatifs ou des membres de la société civile que les principaux concernés : les paysans du département de Seine-Maritime. Autour de la table, les conversations vont bon train, mais les sourcils se froncent rapidement quand les uns et les autres abordent les problèmes auxquels ils doivent faire face au quotidien. Ce soir-là, figure un invité de marque : Mikel Hiribarren, le secrétaire général de la Confédération paysanne. Quand il évoque les différences entre son syndicat et son principal rival, la FNSEA, ce n’est

pas avec animosité. Pour ce Basque, engagé depuis de nombreuses années dans la lutte paysanne, « le schéma reproduit aujourd’hui par les jeunes, qui reprennent les exploitations familiales, est le schéma mis en oeuvre par les parents sur leurs terres. On ne peut pas leur en vouloir pour cela. Mais face à cette industrialisation de l’agriculture, nous, à la Confédération paysanne, on essaye d’apporter une nouvelle vision. » Cette nouvelle vision, c’est justement celle que prône ce syndicat, proche de la terre, de l’agriculture biologique et caractèristique de bon nombre de luttes pour l’écologie, qu’elles aient lieu sur le plateau de

DU LAIT FACEURMENTE

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Millevaches, à Sivens ou encore à Notre-Dame-des-Landes.

Des questions et des doutesSylvie Claes, une productrice de lait, est l’une des premières à prendre la parole publiquement dans cette table ronde. Elle dresse un constat quant aux moyens de production et à leur perception au sein de la société : « Dans nos campagnes, on a perdu du dynamisme justement parce que les paysans traversent un moment de désespoir. Mais le modèle que nous défendons, à la Confédération paysanne, lui, trouve un écho dans la société ». En effet,

de plus en plus de consommateurs s’intéressent à ce qui se trouve dans leur assiette ou dans leur verre. Pour elle, c’est un enjeu majeur, ne serait-ce que pour l’alimentation de son bétail. Depuis quelques temps, afin de mettre en avant le lait de sa production, elle a décidé de nourrir ses vaches uniquement avec de l’herbe, contrairement à d’autres exploitants qui les nourrissent au blé et au soja, souvent importés. « Faire de l’agriculture biologique en Haute-Normandie, c’est uniquement par militantisme », concède la productrice de lait. La faute à une terre trop riche, qui n’incite pas le monde agricole à revoir ses méthodes de production.

À la tribune, Jean-Joseph Roussignol, le président de l’association Solidarité Paysans de Seine-Maritime, prend à son tour la parole. Cette association, lutte contre l’exclusion en milieu rural. Elle a vu sa masse de travail doubler ces derniers temps. En cause, la chute des prix du lait. Face à cette situation préoccupante, Jean-Joseph Roussignol tire la sonnette d’alarme : « Nous suivons près de 150 paysans en très grande difficulté, juste dans le département. C’est énorme. » Avant d’ajouter : « Il nous faudra bientôt plus d’aides de la région, on va être dans l’obligation d’embaucher des salariés pour aider les gens dans le besoin. » Dans l’assemblée, un homme se lève et déclare : « Il faut que la société civile s’engage à nos côtés ! Que des gens se pointent en nombre

dans une chambre d’agriculture pour dénoncer le productivisme qui, lui, tue les paysans qui veulent produire moins pour augmenter leurs prix ! » Or, pour la Confédération paysanne, c’est bien là que se situe le problème. Les éleveurs produisent toujours plus, pensant gagner plus. Ils sont finalement responsables de la baisse des prix du lait. La solution, selon le syndicat agricole, serait de sensiblement diminuer la production, dans l’optique de remonter les prix. Une idée simple, mais qui serait seulement viable à court ou moyen terme, selon Mikel Hiribarren.

Des syndicats au terrainL’avenir de la filière laitière ne dépend-il que des syndicats ? Dans certaines

Au salon de l’agriculture le 28 février 2016. Sur le stand des vaches laitières, une pancarte indique «Je suis éleveur, je meurs». © Louis Witter - Hans Lucas

« DANS NOS CAMPAGNES, ON A

PERDU DU DYNAMISME JUSTEMENT PARCE QUE LES PAYSANS

TRAVERSENT UN MOMENT DE

DÉSESPOIR »

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Dans la Ferme des Aurès en Normandie, le 25 février 2016. Laurence, François et Bastien finissent de remplir de nourriture leur fourgon. Ils ont prévu une semaine de blé et de soja pour leurs vaches Prim’Holstein qu’ils présentent au Salon de l’agriculture à Paris. © Louis Witter - Hans Lucas

Au Salon de l’agriculture le 25 février 2016. François et Bastien rejoignent Laurence déjà arrivée depuis une demie-heure sur le salon. © Louis Witter - Hans Lucas

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exploitations normandes, la réalité est différente. Jeudi 25 février, une grande excitation règne à la Ferme d’Autès à Criquiers, dans le pays de Bray. Laurence et François, tous deux éleveurs laitiers, partent pour le Salon de l’agriculture afin de présenter leurs vaches de race Prim’Holstein à un concours. Sur les coups de dix-huit heures, les animaux partent avec Laurence dans un véhicule spécial vers Paris. Quant à François, il est accompagné d’un ami breton, Bastien, venu l’aider à présenter sa vache. Sur la route de Paris, ils se remémorent les bons souvenirs des anciens salons. François en est à son quatrième. « D’ordinaire, je ne sors pas de chez moi, je suis trop bien à la maison avec mes vaches. Paris, c’est trop grand », confie-t-il. Au volant, Bastien, va bientôt s’installer à son compte dans une ferme des Côtes-d’Armor. Un pari risqué qu’il assume parfaitement : « S’installer en temps de crise, c’est risqué, mais c’est un bon coup. Tu payes ton matériel moins cher, ton terrain aussi, et je ne te parle même pas des vaches. Plus personne ne veut reprendre des laitières. Alors quand tu veux te lancer, tu peux faire quelques économies si tu tentes le coup en temps de crise. »Après avoir pris un virage serré à l’entrée de Gisors, il commence à aborder la crise qui secoue son milieu : « Moi les syndicats, je n’y fais même plus attention. Entre la FNSEA dont le président deviendra ministre si la droite passe et la Confédération, rien ne me va. Tu vois, j’ai pas mal bossé au Canada. Là-bas, ils ont leurs syndicats, mais en premier lieu, ils ont un grand syndicat des éleveurs laitiers, donc il n’y a pas de place pour les querelles de chapelle. Quand il y a une crise, ils doivent tous se mettre autour d’une table et réfléchir aux solutions. En France, nos syndicats se tirent dessus à longueur de journée, mais ils n’ont jamais réfléchi ensemble aux solutions à apporter ! Alors qu’il y a pourtant de bonnes idées chez les deux ! » Enfin, vient le périphérique parisien, encore un peu bouché en ce début de soirée. Au loin apparaissent la Tour Eiffel et son scintillement. François, amusé, se tourne vers Bastien. « Eh dis moi, ça ferait pas un beau piquet de clôture ça ? », lui lance-t-il. Arrivés à Porte de Versailles, l’heure est aux

préparatifs. De nombreux camions stationnent devant les grandes portes du pavillon numéro un, où seront logées pendant une semaine les bêtes des agriculteurs participant au salon. Des vaches, le pas traînant, des porcs et des moutons descendent des camions. Au milieu de toute cette cacophonie, Bastien finit sa cigarette tandis que François se prépare à cette semaine bruyante : « Ça, c’est Paris ! A chaque fois que je viens au salon, je suis obligé de prendre des médocs pour le mal de tête. Il y a beaucoup trop de bruit ! » Ce soir, pas d’hôtel pour les deux agriculteurs, ils dormiront dans leur voiture en attendant le lendemain.

La colère des éleveursLe vendredi en fin d’après-midi, les éleveurs préparent la venue de François Hollande, prévue le lendemain à 6h30 avant l’arrivée des visiteurs. Dans l’une des nombreuses allées du salon, une pancarte annonce la couleur : « Hollande dégage ! » Pour les éleveurs laitiers notamment, l’édition 2016 du Salon de l’agriculture est l’occasion de montrer au président de la République et aux médias leur profond désarroi. Laurence, qui gère cette année la région Normandie, réunit ses troupes. Elle explique aux autres participants le déroulé de la visite présidentielle. À sa manière : « Quand il arrivera, on se mettra tous de dos, en formant une haie d’honneur. C’est important que l’on ignore le président. En plus, on aura tous nos tee-shirts, prenez-les ! », ordonne-t-elle, en véritable chef de file. Sur ces tee-shirts, une inscription résume la situation : « Je suis éleveur, je meurs. » François l’essaye en riant. « Il me va bien, hein ? Faites des photos ! », plaisante-t-il. Malgré sa bonne humeur, cet éleveur passionné subit lui aussi la crise actuelle. Il s’est installé en 2007 à Ronchois, en Seine-Maritime, dans une ferme de 144 hectares. Avec ses 135 vaches, il produit en moyenne chaque année 1 200 000 litres de lait. Malgré son importante production, il devient de plus en plus difficile de boucler les fins de mois et de subvenir à ses besoins, tout en remboursant ses prêts. « Finalement, avec la vente, je ne fais pas de gros bénéfice. Je dois payer un loyer de 550 euros par

mois, on s’autorise à faire les courses deux fois par mois pour 200 euros, mais on ne peut pas se permettre plus », explique-t-il. Toutefois, la solution n’est pas forcément politique à ses yeux : « Le problème, c’est aussi la grande distribution. Regarde-les au Salon de l’agriculture. Ils ont des énormes stands, ils prônent le ‘’ made in France ‘’ alors que pour certains, ça ne fait qu’un an qu’ils s’y sont mis. C’est surtout eux qui nous tuent, en prenant d’énormes marges sur les ventes ! » Aujourd’hui, François vend son litre de lait à 27 centimes d’euro. Selon lui, c’est sa pire année depuis qu’il a commencé à produire. « Quand je me suis installé

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avec ma femme en 2010, on arrivait à le vendre 32 centimes le litre, ça n’allait pas trop mal à l’époque. Mais là, ça a gravement chuté ! Qui prend la marge à votre avis ? Certainement pas nous », note-t-il avec dépit. Quant à la question de la revalorisation des prix, François reste partagé : « Le souci avec cette proposition, c’est que si le prix augmente, les laiteries et la grande distribution vont augmenter leur propre marge. Ils ne nous donneront rien, ou presque. On a aussi peur de ça. Personnellement, je vends mon lait à la CLHN, la Coopérative Laitière de Haute-Normandie. Malheureusement, c’est celle qui achète le lait le moins

cher, sur toute la France. Je n’ai pas vraiment de chance sur ce coup-là ! »

Soutien du publicLe jour de l’ouverture du salon, le samedi 27 février, les éleveurs laitiers ont accueilli le président de la République comme ils l’avaient prévu : de dos, tee-shirts contestataires sur le dos. Certains l’ont même hué ou lui ont lancé de la bouse de vache, malgré tout esquivée par le président. Pour François, « il est normal de protester, de montrer aux politiciens que l’on souffre ». Même s’il pense que cela ne changera pas grand-

chose. « On les voit défiler chaque année. Ils annoncent parfois des choses intéressantes mais nous savons bien que ça ne fait pas concrètement avancer la situation », affirme-t-il. Quand Laurence aborde la crise actuelle et son métier, les larmes ne sont pas loin. Cette passionnée au moral d’acier s’est lancée dans l’aventure laitière en février 2010, après un BTS d’analyse et de conduite des systèmes d’exploitation. Pour elle, comme pour Bastien et François, « les syndicats n’ont qu’une portée politique. Ils ne font plus que ça, de la politique ». Pourtant, Laurence est

Au salon de l’agriculture le 28 février 2016. Des visiteurs s’intéressent à Dubaï, la vache de François. « On ressent le soutien des gens qui viennent et qui se penchent sur notre travail. Ça fait du bien», dit-il. © Louis Witter - Hans Lucas

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syndiquée aux Jeunes agriculteurs, une émanation juvénile de la FNSEA. « C’est avant tout afin de ne pas rester seule », explique-t-elle. Avant d’ajouter : « Ça nous permet de nous retrouver tous ensemble de temps en temps, pour discuter de la situation, de l’avenir, et voir ceux qui font le même métier que nous et qui sont confrontés aux mêmes problèmes. » Mère de famille depuis peu, Laurence a peur pour l’avenir de son fils. « Nous, on reprend les exploitations de nos familles par passion, mais demain, qui reprendra le flambeau ? J’espère que j’arriverais à transmettre cette passion à mon fils, mais je ne l’obligerai jamais à reprendre la ferme. Il fera ce qu’il aura envie de faire, ce qui le passionnera. Qui, demain, sera prêt à continuer un travail de passion où l’on bosse souvent plus de cent heures par semaine pour 750 euros par mois ? », s’interroge-t-elle, la voix brisée par la tristesse.Au deuxième jour du salon, François est revigoré par la présence d’un public qui s’intéresse à son métier et le soutient. Dans la foule, des gens de tout horizon et de tout âge, seuls, en couple, mais surtout en famille. Les visiteurs, qui sont au fait de l’actualité

pour la plupart, n’hésitent pas à aller assurer les éleveurs de leur soutien. Ce matin, François et d’autres ont pu s’entretenir avec le responsable d’une enseigne de grande distribution. Ils en sont sortis satisfaits. « Le responsable

avec qui on a parlé ce matin était super. Il a été très transparent sur les manières de faire de son enseigne et il nous a assuré qu’ils allaient l’être encore plus. Espérons que ceux, comme Intermarché ou Leclerc, qui nous mettent plus bas que terre en fassent de même. Mais je pense qu’il suffirait qu’un premier montre l’exemple et les autres suivraient sans doute », dit-il, les yeux fatigués. Cette nuit, il était de garde sur le salon. Dubaï, l’une de ses vaches, connaît un grand succès auprès des visiteurs. Près du bovin qui s’applique à boire, un père explique à son enfant d’où sort le lait : « Regarde Hadim, regarde ! Tu vois en-dessous de la vache, là ? C’est d’ici qu’il vient ton lait le matin, c’est fou, hein ? » Pour cette famille parisienne, c’est le deuxième Salon de l’agriculture. « Les enfants ont l’habitude de voir des animaux, mais c’est toujours intéressant de les emmener ici. Ils peuvent en voir plus, puis discuter un peu avec ceux qui s’en occupent. On est aussi là pour les soutenir, c’est vrai. Il faut qu’on montre à nos éleveurs qu’on est là, avec eux », explique le père, tenant la main de son fils âgé de huit ans. Derrière François, un homme salue

“ Qui demain sera prêt à continuer

un travail de passion où l’on bosse souvent plus de cent heures par

semaine pour 750 euros par

mois ? ”

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Laurence et lance aux éleveurs laitiers un « bon courage ! » tonitruant, avant de rebrousser chemin vers le stand des fromages.

Un concours et puis s’en vont

Le lundi, la marche vers la victoire commence réellement pour Laurence et François. Dubaï; la vache de François, et Fastar Ots; celle de Laurence, participent au grand concours du Salon de l’agriculture. Aux environs de seize heures, François laisse transparaître son stress. « Bon, ça ne devrait plus tarder maintenant, enfin j’espère », soupire-t-il. Un quart d’heure plus tard, l’animal, tacheté de blanc, est emmené au clippage. Plusieurs personnes s’attèlent à faire la toilette de la vache juste avant sa présentation. Sa tonte est affinée, son pelage est lustré puis parfumé, son pis est relevé. Bastien et deux autres clippers, clope au bec, inspectent soigneusement chaque recoin de Dubaï. François, quant à lui, ne se tient pas bien éloigné de sa petite protégée. Bien qu’il tente une ou deux blagues avant son entrée en scène, il n’est pas tout à fait détendu. Son entrée sur le ring se fait sous les applaudissements de ses amis qui hurlent « Doubi ! Doubi ! », à tue-tête, pour soutenir leur camarade. Laurence est passée quelques minutes plus tôt, avec Fastar Ots. Une défaite dont elle a du mal à se remettre. Selon son mari, la vache est tombée malade un peu avant le concours et n’a pas produit la quantité de lait escomptée. Sévère avec lui-même, il concède : « On l’a mal préparée je pense », partageant la tristesse de sa femme. François sort à son tour du ring, le visage marqué par la déception. Dubaï n’est arrivée qu’en quatrième position. « Sincèrement, je m’attendais à mieux, enfin à une meilleure place pour Dubaï. Après, c’est comme au foot, on ne conteste pas une décision de l’arbitre. Si j’étais dans le jury du concours, je pense que je n’aurais pas choisi la même vache pour la première place ! », confie-t-il en amenant sa bête vers l’espace de traite, de légers trémolos dans la voix.

Mardi 1er mars, Laurence, François et leurs vaches ont quitté Paris pour s’en retourner dans leurs fermes respectives, non sans quelques regrets. Après cinq jours de brouhaha continu et de préparation intensive du concours, ils ont laissé place sur leur stand à de nouvelles races qui seront à leur tour présentées dans d’autres compétitions Porte de Versailles. Pour les trois passionnés, amoureux de leur métier, ce salon leur aura offert l’opportunité de voir une fois de plus d’autres éleveurs laitiers de la France entière, confrontés aux mêmes problématiques qu’eux. Il leur aura également permis de constater le réel regain d’intérêt du grand public pour ceux qui fabriquent les produits, et non plus uniquement pour les produits eux-mêmes, comme les autres années. Les politiques qui se sont rendus sur le salon ont été un peu chahutés par des fermiers en colère. François et Laurence ne le regretteront pas. Aujourd’hui, tous deux attendent un geste politique afin de faire évoluer leur situation. De son côté, Bastien reprend une exploitation dans l’espoir de voir une amélioration

pour lui et sa profession. Sa perte de confiance dans les syndicats ne semble pas être un cas si isolé. Sur le stand, beaucoup d’éleveurs semblaient fatigués de ces tirs croisés entre syndicats rivaux. Tous, aujourd’hui, veulent seulement voir leur quotidien s’améliorer et leur travail reconnu à sa juste valeur. Cependant, pas certain que les mesures à venir aillent dans leur sens. La Confédération agricole dénonce, chaque jour avec plus de virulence. Ce dernier mettrait en péril la filière laitière ainsi que la filière viande française. Un autre débat, un autre sujet, dont Laurence et François ne veulent pas entendre parler. La priorité est de faire avancer l’exploitation et de vendre leur lait, ne serait-ce que pour subsister en attendant des jours meilleurs. Pour le moment, et alors que Laurence, François et Bastien tentent d’avancer à leur rythme, le modèle d’industrialisation de l’agriculture, mené par la FNSEA et encouragé par l’Europe, se meurt. Nul n’a encore trouvé l’alternative parfaite. Ni les puissants syndicats, ni les paysans eux-mêmes, et encore moins les politiciens. l

Au salon de l’agriculture le 29 février 2016. A sa sortie du ring, François est déçu de sa quatrième place, «je pensais que Dubaï allait faire mieux cette année, elle avait ses chances». © Louis Witter - Hans Lucas

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Au salon de l’agriculture le 29 février 2016. Durant le clippage de Dubaï, François stresse un peu. Bastien le raisonne et tente de l’encourager pour son entrée sur le ring. © Louis Witter - Hans Lucas

Au salon de l’agriculture le 29 février

2016. François amène sa vache

sur le ring. ©

Louis Witter - Hans

Lucas

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société

Gagnant du terrain dans l’imaginaire collectif, le mouvement transhumaniste se déploie dans plusieurs strates distinctes. Ses enjeux sont multiples et la concomitance qui l’unit à la

naissance vient révéler de vieilles utopies humaines.

u Par aurélien Monsegu

Le transhumanisme, courant culturel visant à améliorer l’humain, en expansion depuis plusieurs années, soulève des

problématiques au cœur du monde de la bioéthique. Bien des clivages séparent les différentes visions du mouvement et les débats sont légions. En plus de la guérison de certains handicaps et de l’amélioration des caractéristiques physiques d’un humain moyen, la

question de la naissance et des ouvertures rendues possibles par la fécondation in-vitro divisent tout autant qu’elles fascinent. Les enjeux soulevés par le travail sur la redéfinition d’un humain parfait sont multiples et englobent l’ensemble du corps social. Enracinement des inégalités, mise à l’écart des « plus faibles », problèmes d’éthique, questions philosophiques : les premiers balbutiements en transgénèse1 et en sélection des

embryons laissent place à tous les fantasmes. Dans le domaine, ce sont les Etats-Unis qui mènent le bal et plus précisément la Californie, où des organismes comme la Fertility Institute permettent à des couples de choisir le sexe de l’enfant ou la couleur de ses yeux. La pratique y est parfaitement démocratisée au sein des classes moyennes et accessible à tout les couples, à condition d’en avoir les moyens

Illustration possible d’un dispositif d’ectogènése© Le libre penseur

1. Le fait d’implanter un ou plusieurs gènes dans un organisme vivant.

TRANSHUMANISME :DES MO

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(compter environ 24 000 euros pour une procédure de sélection du sexe). Mais les dérives inhérentes à ce commencement eugénique sont également installées. Le célèbre site de rencontre « Beautiful People » propose d’ailleurs des gamètes d’apollons afin d’avoir plus de chances d’engendrer une progéniture à l’aspect physique en adéquation avec les normes sociales de beauté. Les donneurs sains (disposant d’un patrimoine génétique favorable) mais qui ne correspondent pas aux normes sociétales de la beauté (grande taille obligatoire, aucune prédisposition à l’obésité etc) sont refusés. D’autres entreprises, comme la « Look-a-like Sperm Bank », proposent un enfant ressemblant à une célébrité.Il faut dire que le monde scientifique a énormément avancé dans le domaine ces 30 dernières années. Les travaux du professeur japonais Yoshinori Kuwabara puis d’Helen Hung Ching Liu, ont permis de reproduire In vitro les premières semaines et les derniers jours de la gestation, posant ainsi de solides bases dans le domaine de l’ectogénèse2. Majoritairement réalisés aux Etats-Unis, les travaux de la chercheuse chinoise ont soulevé bien des questionnements au sein du monde de la bioéthique. Henri Atlan, intellectuel français et auteur de « L’utérus artificiel », confiait au Parisien en 2013 que la grossesse par ventre artificiel interposé « rendra la procréation de plus en plus médicalisée et la parentalité de moins en moins biologique. » Créant une égalité nouvelle entre les hommes et les femmes (puisqu’aucun des deux parents ne portera l’enfant), elle pourrait

permettre aux femmes stériles ou présentant des comportements à risque pour le bébé (comme l’obésité, le tabagisme, etc...) de mettre au monde un enfant sans que ces paramètres n’interfèrent. Mais pour le chercheur, « cette technique ne sera pas parfaitement maitrisée et démocratisée avant le milieu

du XXIe siècle ». Il est d’ailleurs important de rappeler qu’après de multiples scandales, la chercheuse avait choisit d’interrompre ses travaux. Loin de cet excentrisme américain, la législation française interdit purement et simplement toute sélection génétique de l’embryon

2. Procréation d’un être humain qui permet le développement de l’embryon et du fœtus dans un utérus artificiel

© Sylvain Roume

LE MEILLEUR NSTRES

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sans raisons médicales valables (comme une grave maladie héréditaire par exemple). Au cœur du processus de validation d’une procréation « In vitro », Cécile Oheix travaille comme assistante médicale en génétique à l’hôpital de Poissy : « Je travaille en relation direct avec les couples souhaitant recourir à la procréation In vitro. Mon rôle est de déterminer la possibilité du couple à faire un enfant sans recours à la fécondation In vitro et les éventuels risques encourus par le futur bébé. Si le diagnostic présente un « risque élevé », je dirige le couple vers l’AMP (assistance médicale à la procréation) pour que les médecins puissent entamer la procédure. » Les différentes questions posées par la PMA sont prises très au sérieux en France et créent le clivage au sein du monde médical, mais pas uniquement. Les couples souhaitant y recourir doivent donc être suivis et surtout, ne pas avoir le désir comme unique moteur de cette volonté. Le chemin pour arriver à la dernière étape peut être long et parsemé d’embuches. La démarche procédurale est compliquée et plusieurs tests (comme le prélèvement d’ovocytes ou une stimulation ovarienne) sont requis avant d’arriver à l’ultime

étape : « certains couples peuvent attendre durant 4 ans et subir toute une batterie d’examens qui ne sont pas faciles à vivre. Mais cela peut éviter le recours à des prélèvements invasifs proposés durant la grossesse », précise Cécile.

Un futur certainLa France se plie également à ces règles et les DPI (diagnostics préimplantatoires) seraient en phase de devenir obligatoires dans le cas d’un risque élevé d’anomalie héréditaire. Certains parents ne souhaitent cependant pas être tenus au courant des risques de maladie et refusent les tests. Pour Cécile Oheix, le travail doit se faire dans la prévention, la tenue de séminaires participatifs avec les parents souhaitant recourir à la PMA afin de les tenir informés des tenants et des aboutissants de la procédure. Il est important de constater que la France trie déjà, elle aussi, les embryons depuis plusieurs années (1994 précisément), preuve que le chemin de la sélection est en marche. Le caractère inéluctable de ce futur se dessine en se basant sur plusieurs points précis. Premièrement la croissance exponentielle que connaît la technique sur la sélection

des embryons et la transgénèse. La Sillicon Valley investit énormément d’argent dans ces technologies et dans une communication bien rodée.En quelques années, les progrès techniques ont drastiquement bondis et l’engouement populaire pour ces nouvelles possibilités reste au cœur de son développement. Ceux qui sont friands de la sélection du sexe ou de la possibilité de changer la couleur des cheveux d’un enfant sont avant tout les parents : l’offre n’existe pas sans demande. Pour Jacques Testart, biologiste français et père du premier bébé éprouvette (en 1982), le choc de cet eugénisme nouveau ne sera perçu que lorsqu’il aura atteint un seuil critique : « Hélas, je ne crois pas que la machine du nouvel eugénisme (bienveillant et sollicité par les couples) sera arrêtée par des règlements ou une réaction populaire. Les élus ont légalisé en 1994 le tri des embryons (DPI) en croyant y mettre des limites, ce qui est illusoire. Le choc eugénique sera évident quand on saura produire pour chaque couple des centaines d’embryons afin d’en choisir le meilleur, et cela en supprimant les épreuves actuelles de la FIV (fécondation in-vitro) qui en limitent le recours. » Même si la formule « choc eugénique » reste très

© Sylvain Roume

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spectaculaire, cette expression d’un doute profond n’en reste pas moins légitime. Actuellement, le coût de ces opérations est le frein majeur d’un développement à plus grande échelle de ces pratiques aux USA. Comme chaque nouvelle technologie, il n’est pas difficile d’imaginer une baisse des coûts et une plus grande généralisation de la pratique. Poussé à son paroxysme, sans barrières précises et rigoureuses, ce raisonnement pourrait effectivement mener la société aux prémices d’un eugénisme initialement souhaité.

Des motivations à double tranchant

Si Jacques Testart révèle les limites de cette volonté d’influer

sur la naissance, il n’omet pas non plus de questionner les raisons profondes d’un souhait qu’il juge infondé : « On fait de l’homme compétitif .» Lorsqu’on lui demande si cette vision d’un humain que l’on souhaite plus « standardisé », ou avec moins d’imperfections, découle d’une fuite en avant productiviste qui ne concerne pas uniquement le milieu médical, le chercheur est intransigeant : « Cette fuite en avant répond aux exigences économico-politique de compétitivité (néo-libéralisme) et à l’idéologie transhumaniste, laquelle est davantage portée par l’informatique que par la biomédecine. Outre la question éthique, cette attitude révèle que l’absence (l’insuffisance) de compétitivité cache la volonté de créer un système où l’homme

« naturel » serait dominé par le post humain. On est dans l’idéologie même si de nombreux chercheurs ou praticiens n’y voient que l’exploit. » Cette recherche de l’exploit, inhérente à toutes les sciences, laisse libre court aux dérives ou au dévoiement lorsqu’elle touche un sujet comme celui-ci. Devons-nous tenter « d’améliorer » l’homme sous prétexte que la science le permet ? Pour Alexandre, militant français transhumaniste et adhérent à l’association « Technoprog ! », ces questions ne se posent pas en ces termes : « L’eugénisme de « choix individuel » est déjà pratiqué, par exemple lorsqu’on propose d’avorter si l’embryon présente des risques de trisomie ou de maladie grave. À l’échelle individuelle, je ne vois aucun argument moral qui empêcherait

« LES ÉLUS ONT LÉGALISÉ EN 1994 LE TRI DES EMBRYONS EN CROYANT Y METTRE DES LIMITES »

- Jacques Testart

Les scientifiques travaillent sur l’implantation de sens supplémentaires © Sylvain Roume

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les parents de choisir certaines caractéristiques de leur enfant si cela devient possible. » Cette vision progressiste peut paraître utopique pour certains ou au contraire complétement déconnectée pour d’autres. Il est vrai qu’il est un peu simple d’omettre certains points névralgiques mis en avant par les plus réticents. D’ailleurs, lorsqu’il est interrogé sur la difficulté actuelle de transcender sa classe sociale et sur l’enracinement inégalitaire que viendrait implémenter une « amélioration » de l’humain à la naissance moyennant finance, le militant précise son point de vue : « L’enracinement des inégalités est un risque. C’est pourquoi nous militons pour que ces « augmentations » (au sens large : technologiques, génétiques etc) soient accessibles au plus grand nombre et non réservées à une élite par le truchement d’un procédé de rareté artificiel. On peut faire une analogie avec le téléphone portable : à ses débuts, on l’imaginait réservé à une élite de gens fortunés, et aujourd’hui

pratiquement tout le monde en possède un, même dans certains pays pauvres. » La distinction entre les mouvements transhumanistes français et américains se fait

principalement à ce niveau : la considération à grande échelle et les retombées pour l’intérêt général. Force est de constater que la barrière financière est actuellement le seul levier d’activation de la sélection du sexe, en Californie par

exemple, mais quid de ce système si les médecins deviennent capables de nous implanter des sens ? Voir la musique, capter les ondes infrarouges ou les ultrasons, toucher les couleurs, etc... L’implémentation de sens supplémentaires viendrait sublimer les inégalités sociales. Pour Technoprog !, la volonté initiale du transhumanisme reste celle d’allonger la vie, à ne pas confondre avec supprimer la mort. Pourtant, il faut déjà constater le dévoiement actuel des motivations transhumanistes, avec la sélection selon les critères de beauté etc. Quelles pourraient être les dérives vis-à-vis de l’allongement de la vie ? « Si on remonte assez loin dans le passé, l’espérance de vie était de 25 ans, et pratiquement personne ne dépassait 50 ans. Les personnes qui ont aujourd’hui 50 ans sont donc d’horribles mutants transhumanistes qui ont perdu le goût de la vie selon cette logique ! Est-ce que la vie aurait davantage de valeurs si on limitait sa durée à 35 ans ? Je ne pense pas. Il y a bien sûr des gens qui ne savent déjà pas

« CE QUE JE REMETS EN QUESTION,

C’EST AVANT TOUT LE CHOIX

RATIONNEL »

© Sylvain Roume

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quoi faire le dimanche après-midi, mais les transhumanistes n’auraient aucun problème à s’occuper pendant 10, 20 ou 50 ans de plus, explique Alexandre, dont la logique est implacable. Nous ne faisons même pas 1% des choses que nous pourrions faire (expérimenter, découvrir créer, voyager, concevoir, ressentir …) dans l’espace d’une vie. Comme disait Laurent Alexandre, j’ai des choses à faire pour mille ans et il n’y a que les dépressifs et les neurasthéniques qui veulent mourir à 80 ans. » Evidemment, il est concevable d’être séduit par ce discours rationnel et plein d’espoirs, bien qu’il soit nécessaire de remettre les choses en perspective.

La place du hasard Les questions centrales restent celles de l’égalité et des motivations profondes. La disproportion de l’espérance de vie sur la planète est actuellement très développée, avec trente ans d’écart entre les populations d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord, et celles d’Afrique australe ou subsaharienne. En plus d’aggraver les inégalités à l’échelle nationale puis internationale, la question démographique est également un

paramètre de la problématique de l’allongement de la vie. Pour vivre plus longtemps, il faut que la planète puisse le permettre. L’Humanité est estimée au nombre de 7,35 milliards en juillet 2015, alors qu’en 1900 nous étions 1,55 milliard. Cette croissance démographique très prononcée se fait déjà ressentir d’une manière lourde : appauvrissement des sols, qualité de l’air détériorée, problèmes de consommation, réchauffement climatique, etc... Si l’homme obtient la capacité d’allonger son temps de vie, il faut également penser aux générations futures et à notre environnement vital. Alexandre regrette également qu’une majeure partie des transhumanistes de la Silicon Valey soient autocentrés : « On peut regretter que la plupart de ces transhumanistes soient libertariens. Ils sont d’abord soucieux de s’augmenter eux-mêmes avant de songer aux impacts globaux sur la société. » Il est difficile de ne pas rapprocher la volonté d’allonger la vie avec celle de contrôler la mort. Certaines rumeurs rapportent même que des ingénieurs de chez Google X (la branche de Google spécialisé dans le spatial et les nouvelles technologies) travaillent sur le téléchargement de l’esprit humain

dans des machines. En s’éloignant des rumeurs et de l’excentricité, il n’est pas difficile de constater que ce désir d’allongement de la vie se rapproche de la volonté de maîtriser les facteurs naturels échappant encore à notre contrôle. Jean-Pierre Dupuy, polytechnicien, ingénieur des mines et professeur à Stanford, confiait aux équipes d’Infrarouge en 2015 une partie de ses craintes : « Ce que je mets en cause, c’est l’introduction du choix rationnel vis-à-vis de la décision d’avoir un enfant. La commercialisation est une conséquence naturelle. Ce que je remets en question, c’est avant tout le choix rationnel. Il y a deux conditions pour que la vie ait un sens : premièrement, qu’elle ait une fin et deuxièmement, qu’elle soit tissée de hasard. Retirer le hasard et la fin de la vie, c’est retirer le sens de la vie et par conséquent le sens de la mort pour arriver à la suppression du sens tout court. » Le choix viendra pénaliser ceux qui ne choisissent pas, de par une pression sociale intrinsèquement liée à la problématique d’un choix dans la conception d’un homme « parfait ».Il est également paradoxal de voir que les paroles d’un homme

© Sylvain Roume

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de science comme Jean-Pierre Dupuy se rapprochent de celle de Benoît Dubigeon, homme d’église et ancien Ministre de la Province Ouest des Mineurs Franciscains de France. « Tout ce qui permet à l’homme d’arriver à son accomplissement est un atout pour moi, que ce soit par le biais de technologie ou non. Ce que je refuse, c’est l’exclusion totale de toute transcendance possible. Si je réduis l’humanité à tout ce que nous pouvons contrôler, alors la vie perd de son relief. Pour un homme d’église, la transcendance et la verticalité, c’est Dieu. Je le traduis personnellement par la disponibilité : Je ne suis pas ce que je fais mais je suis ce que je reçois. Mais c’est également l’art pour les artistes, le sens de l’histoire pour les communistes etc. Peut-être pouvons-nous appeler ça « hasard », mais pour moi c’est avant tout la disponibilité, ce qu’un homme d’église appelle la providence. Ce que je refuse catégoriquement, c’est la suppression de la verticalité et la volonté de contrôle absolu sur tout ce que nous ne maîtrisons pas. » C’est également cette vision de sens profond que l’on retrouve dans les paroles de deux hommes que tout séparent théoriquement.La suppression des handicaps à la

naissance ou l’allongement (qu’il soit conséquent ou non) du temps de vie est difficile à remettre en question. Mais il faut rappeler que nous ne sommes qu’aux prémices de ce que certains qualifient déjà « d’eugénisme libéral ». Car les premiers mouvements eugénistes ne datent pas d’hier et les premières politiques de stérilisation des handicapés dans le but de favoriser la reproduction des plus forts ont pris fin avec la découverte des camps de concentration. Aujourd’hui, les étapes sont moins marquantes, moins affirmées et brutales, mais peut-être est-il nécessaire de pousser le raisonnement initial au fond des choses pour en débusquer les faiblesses.

Une prétention humaineQue ce soit « le nouvel eugénisme libérale », « le transhumanisme et l’intervention de l’homme dans l’évolution », ou même plus simplement « l’homme amélioré », force est de constater que différentes définitions existent de par le nombre croissant de protagonistes se revendiquant d’un mouvement ou de l’autre et par la complexité technique qui entoure ces sujets. Pour Henri Atlan, il faut avant tout démystifier les choses : « Les

biotechnologies n’agissent pas sur l’évolution de l’espèce humaine, car celle-ci s’étend sur des centaines de milliers d’années alors que celles-là n’agissent qu’à court terme. Les capacités humaines ont été augmentées depuis l’invention de la roue, de l’écriture, la fabrication des lunettes jusqu’aux médicaments et prothèses de toutes sortes que produisent les technologies. » L’intellectuel éclaircit son propos : « L’espèce humaine est restée ce qu’elle était depuis le néolithique et le restera encore longtemps. Même si la condition humaine, c’est-à-dire les façons de s’organiser en sociétés et de cultiver ses capacités, évolue en effet depuis toujours, pour le meilleur mais aussi le pire. Le fait que le tri des embryons et la transgénèse aient des effets incertains est le propre de toutes les techniques qui doivent être encadrées dans un juste milieu pour ne pas tomber ni dans la technophilie béate ni dans la technophobie. » Il est temps pour l’homme d’essayer de définir des cadres de pratiques, de mettre en place des barrières et de cerner l’ensemble des problématiques. Tout cela n’est que technique, à nous d’en tirer les profits et de sublimer la science pour impacter l’intérêt général dans une salvation sociale inédite. l

Le choix de l’embryon parfait. © Nioz

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société

CYBERPUNK, PRÉCURSEUR DES TEMPS MODERNES

Au cours du XXe siècle, la littérature de science-fiction a connu un véritable essor. La démocratisation de ce genre a permis des avancées scientifiques, notamment dans le transhumanisme. Avec l’arrivée du cyberpunk,

le transhumanisme artistique s’est développé.

u Par raPhaël gilleron

’exploration du futur a toujours été une source d’inspiration, portée notamment par la science-fiction, catalyseur des

fantasmes futuristes de l’humanité. Durant de nombreuses années, les scientifiques se sont basés sur ce genre littéraire pour rechercher l’immortalité, la cryogénisation des corps, la mémoire sauvegardée sur un ordinateur avant de l’implanter à un clône, ou encore la robotique pour améliorer la condition humaine. Autant de choses se retrouvent dans le transhumanisme. La science avance et peut désormais modifier l’ADN. La technologie Crispr a permis la manipulation génétique. Aujourd’hui, la réalité a rattrapé la fiction et notre quotidien voit l’essor de machines rendues autonomes par les algorithmes inventés par les géants du web. La littérature de science-fiction a imaginé ces améliorations et le cinéma a été le premier à le mettre en scène.

Frankenstein, le premier de son temps

Alors que les Etats-Unis sont en pleine crise financière, à la suite du crash boursier de 1929, James Whale est le premier réalisateur à s’essayer au transhumanisme. En 1931, il sort le film Frankenstein, premier du genre, sur l’amélioration humaine. Le synopsis est simple.

Persuadé qu’il est capable de rivaliser avec la puissance divine, le docteur Henry Frankenstein décide de créer une créature humaine à partir d’organes et de membres recueillis dans les cimetières. Accompagné de son fidèle serviteur bossu, Fritz, il réussit à animer sa création à l’aide de l’électricité tirée de la foudre. C’est la première fois que le transhumanisme apparaît au cinéma. Une suite verra le jour en 1935, intitulée La Fiancée de Frankenstein. Les salles obscures ont vu défiler de nombreux films sur le transhumanisme, aidés par des auteurs tels que Philip K. Dick. En 1966, il publie un roman de science-fiction dénommé « Les androïdes rêvent-il de moutons électriques ? » (« Do Androids Dream of Electric Sheep ? »), précurseur dans la réalité à court terme. Le monde s’est

livré une guerre nucléaire et la Terre n’est plus qu’un amas de ruines et de poussières, où les gens qui n’ont pas souhaité partir sur Mars cherchent à tout prix à recevoir de l’empathie. Une boite à empathie dénommée Mercer rend cette quête possible. Le film Bladerunner, réalisé par Ridley Scott en 1982, en est l’adaptation cinématographique. Cette vision noire du monde va trouver son genre au début des années 80.

Neuromancien, roman fondateur du mouvement

Cyberpunk

L’année 1984 est un tournant pour la science-fiction. William Gibson, auteur américain, publie Neuromancien. Pastiche d’anticipation futuriste, ce roman est le premier d’un nouveau genre : le cyberpunk. Issu de l’association des mots « cybernétique » et « punk », « ce mouvement littéraire réuni la science-fiction, à savoir l’espace et les extra-terrestres et le roman noir », explique Laurent Coureau, fondateur de la Spirale.org. « Dans cet univers, les mondes sont empreints de violence, de noirceur. Ils mettent une réalité plus ou moins proche. Il y a un croisement entre l’univers de la rue et la science-fiction. » Neuromancien et le premier roman d’une trilogie dénommée Sprawl Trilogy. Il présente une dystopie1

.

1. Société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste

« LES MONDES SONT EMPREINTS DE VIOLENCE,

DE NOIRCEUR. ILS METTENT UNE RÉALITÉ PLUS OU MOINS PROCHE. IL Y A

UN CROISEMENT ENTRE L’UNIVERS DE LA RUE ET LA

SCIENCE-FICTION »

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L’histoire se déroule dans un monde capitaliste très sauvage, gouverné par des multinationales sans pitié. La drogue est omniprésente et des pirates du cyberespace, appelés les cowboys, sont connectés au réseau informatique. Ils naviguent dans la matrice via une prise neuronale et des électrodes, ce qui leur permet d’avoir une perception visuelle et sensorielle des données numériques. William Gibson définit Neuromancer comme un mot valise basé sur neuro, romancer et necromancer, qui apparaît lui-même en trompe l’œil. Neuro signifie nerfs, intelligence (le plus souvent artificielle) et mancien, « qui prédit l’avenir ». Ce roman a directement inspiré la trilogie Matrix, un univers où l’Homme est asservi par la matrice et ses machines mais tentent de résister afin de retouvrer ses droits et sa liberté.

« Gibson n’a pas révolutionné le genre »

William Gibson et Bruce Sterling sont considérés comme les précurseurs de ce mouvement, mais ils ne sont pas pour autant les vrais fondateurs du Cyberpunk. « Il n’y a pas de rupture. William Gibson n’a pas révolutionné le genre, il est dans la continuité des grands auteurs des années 60. Il a amené sa pierre à l’édifice », détaille Laurent Coureau. Il est l’héritier de bon nombre d’auteurs dont Philip K. Dick, pour ne citer que lui, et est considéré comme le fondateur du mouvement car il a été le premier à conceptualiser le cyberespace : « À l’époque, il y avait seulement une émergence d’internet mais tout cela restait préhistorique. Il a réussi, tout comme Bruce Sterling, à intégrer très tôt ce qui se passe maintenant. » Bruce Sterling a publié en 1986, un recueil de nouvelles intitulé Mirrorshades : The Cyberpunk Anthology (Mozart en

verres miroirs). Une anthologie2, presque un acte de naissance du cyberpunk. Pour lui, « le courant cyberpunk provient d’un univers où le dingue informatique et le rocker se rejoignent, d’un bouillon de culture, où les tortillements des chaînes génétiques s’imbriquent. » Par la suite, le mouvement cyberpunk s’est élargi à l’art.

L’art, une autre vision du cyberpunk

Avec son univers très sombre, ce genre a permis la multiplication des supports. Ses thématiques se retrouvent notamment dans l’art avec une esthétique très forte : « L’esthétisme dans le cyberpunk ? Il faut le dire, c’est un univers bandant ! L’univers de la nuit avec la drogue et le sexe apportent une liberté dans l’expression artistique », note Laurent Coureau. La représentation matérielle est un

caractère tangible du mouvement cyberpunk et certaines personnes s’y sont essayées. « Les architectes italiens ou anglais dans les années 60 se sont intéressés à cette critique de la société de consommation et ont préféré produire toutes sortes d’objets curieux sur le futur de l’urbanisme avec les moyens du bord (collages, maquettes et autres) », raconte Nicolas Nova, lors d’une interview donné à la Spirale.org. La création d’objets fictifs est un facteur important de développement du mouvement cyberpunk et de sa croissance depuis sa création.Le monde est en constante évolution. L’omniprésence de la technologie dans notre quotidien implique que, pour certains, nous sommes dans la science-fiction. Le Cyberpunk est un mouvement précurseur ayant anticipé les bouleversements de notre monde, dépassant le simple cadre fictif. La vision d’un futur sombre qui attend les Hommes … l

2. Recueil de morceau choisis d’œuvres littéraires ou musicales

“ C’est un univers bandant ! L’univers de la nuit avec la drogue et le sexe apportent une

liberté dans l’expression artistique ”

Une ville sombre, symbole d’un monde en dégénérescence où l’homme n’est plus que l’ombre de lui-même. © Youtube

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société

Le salon ioT World (23 et 24 mars à Paris), consacré aux objets connectés, sera l’occasion pour les entreprises de robotique de présenter leurs innovations. Dans le domaine médical notamment, les applications sont multiples, tout comme les perspectives de développement.

u Par niColas Brouste

es termes de robots médicaux inspirent à la plupart la vision d’une machine humanoïde tenant le scalpel, comme

si le métier de médecin serait mieux exercé par une machine. La réalité est beaucoup plus sobre, dans la forme comme dans le fond. Il faut tout d’abord distinguer la robotique de la mécanisation. La première est apparue dans les années 40 dans le magazine Astounding Science-Fiction. A l’époque, il publiait des nouvelles et a participé à l’essor de ce type de littérature. Parmi les contributeurs, se trouve Isaac Asimov (1920-1992). L’écrivain américain, originaire de Russie, fut le premier à parler de robotique dans ses histoires. Neuf de ses nouvelles furent publiées dans un recueil, intitulé Les Robots, dans les années 50. Ce type d’écriture n’était pas pris au sérieux, mais les temps ont changé et les robots sont désormais très présents dans les œuvres de fiction moderne, que ce soit au cinéma, à la télévision, dans les jeux-vidéo, et bientôt dans nos hôpitaux.« Ce ne sont pas des robots mais des appareils sophistiqués permettant la télémanipulation. C’est la manipulation à distance par l’intermédiaire de l’informatique et de l’électronique », affirme Philippe

Marre, secrétaire général de l’Académie nationale de chirurgie. Il n’existe pas d’automates dans les blocs opératoires. De tels appareils relèvent pour l’instant de la science-fiction. Même si une automatisation est hypothétiquement possible, le robot serait incapable d’opérer correctement. De nos jours, ce sont les outils mécaniques qui se multiplient dans les blocs opératoires. « Ce type de matériel existe depuis les années 90, la technologie utilisée serait en partie issue de l’expérience acquise par la NASA lors des voyages sur la Lune en matière de robotique », rappelle le chirurgien. La machine qui possède le quasi-monopole sur le marché est le robot Da Vinci, produit par Intuitive Surgical. « Il est encore très peu utilisé. Et seulement pour des gestes ponctuels, explique le docteur Marre. Le robot Da Vinci peut aider à faire énormément de choses, c’est une machine universelle par rapport à des petits robots conçus pour une seule tâche. »

« La manipulation est partagée entre l’humain et

le robot »C’est sous cette forme que l’on peut parler de robotique dans le domaine médical. Sur un plan fonctionnel, chaque geste du robot Da Vinci,

ou de tout autre outil mécanisé, est dirigé par un chirurgien. C’est ce que l’on appelle la « co-manipulation » ou télé-chirurgie : « Nous concevons des machines qui font en sorte que chaque manipulation soit partagée entre l’humain et le robot. Le robot produit des effets mécaniques en même temps que le chirurgien », clarifie le professeur Guillaume Morel de l’Université Pierre et Marie Curie. Mais alors quel est l’intérêt pour un hôpital d’acheter des appareils pouvant coûter jusqu'à deux millions d’euros pour le Da Vinci, sans compter les frais de maintenance ? « Parfois, les instruments des chirurgiens ne sont pas optimaux et ne suffisent pas, ou plus. Nous cherchons à leur fournir plus de précision », explique Guillaume Morel. Les recherches vont surtout dans le sens de la chirurgie mini-invasive et des interventions percutanées. Dans certaines procédures, il est nécessaire d’avoir une grande précision, ce dont la main humaine n’est parfois pas capable. « Dans le cadre d’opérations qui demandent, par exemple, d’introduire une aiguille dans le cerveau, pour brûler une tumeur avec des micro-ondes ou faire une biopsie, les robots permettent d’avoir la précision nécessaire pour un tel geste », détaille le professeur en robotique.

LA ROBOTIQUE, MÉDICALE

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MEILLEURE ALLIÉE DE L’HOMME

Ce type d’outils vise donc à faire moins de dégâts d’ouverture.Un mode opératoire, nommé « chirurgie mini-invasive », qui devient une méthode très appréciée des chirurgiens : « Avec ces techniques, on fait la même chose qu’avec la chirurgie conventionnelle, avec peu ou pas d’incisions, affirme le docteur Marre. Les opérations se font par les voies naturelles : bouche, anus, génitales. » L’outil d’opération est systématiquement accompagné d’une caméra robotisée qui donne le suffixe « scopie » à ces procédures. Les avantages sont nombreux. En premier lieu, l’intervention est beaucoup moins dangereuse, les

risques étant diminués car les ouvertures sont beaucoup plus petites. Elles ne requièrent donc pas systématiquement une anesthésie générale. Ces opérations coûtent moins cher car elles demandent moins de temps pour être effectuées. Cet avantage est double : une baisse du temps passé au bloc induit une fatigue moindre pour le chirurgien, ce qui réduit le risque d’erreur humaine. Finalement, même les patients semblent se remettre beaucoup plus vite : « Ils peuvent arriver le matin, se faire opérer dans la journée et partir le soir. Les procédures mini-invasives ne sont pas aussi épuisantes pour le patient

qu’une chirurgie ouverte », plaide le secrétaire de l’Académie.

Des robots très contrôlésCes nouveaux outils soulèvent de nouvelles questions : si le robot dérape, qui rembourse les dégâts ? Le chirurgien ou les fabricants de la machine ? « Comme pour tout instrument médical, les robots sont sujets à de nombreuses certifications, accompagnées de 1 500 pages de tests et d’autorisations de mise sur le marché, précise Guillaume Morel. Les étapes sont très contrôlées. Si un outil électrocute un patient, les assurances lancent une expertise

La problèmatique de la robotique dans le domaine chirurgical ne pose pas de questions éthiques mais seulement techniques. © AFP Photo - Gérard Julien

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technique pour savoir si la faute est mécanique ou humaine. » Pour être mises sur le marché, ces machines doivent recevoir une certification « CE médical » attribuée par un organisme de réglementation. En France, l’organisme de référence est le Laboratoire national de métrologie et d’essais (LNE). Dès l’instant où la certification est reçue, la machine est viable.Un autre aspect essentiel est à prendre en compte dans l’utilisation de ces technologies : il s’agit de l’assurance. Si l’assureur peut se fier aux différentes étapes de certification de ces outils, le risque d’erreur humaine reste sur le tapis. « Pour bien maîtriser ce robot, une formation est indispensable. Il faut apprendre à opérer avec », explique Philippe Marre. En France, trois grandes écoles proposent cet enseignement : l’Ecole européenne de chirurgie (EEC) à Paris, l’Institut de recherche contre les cancers de l'appareil digestif (IRCAD), par le biais de l’European Institute of Telesurgery (EITS) à Strasbourg et l’Ecole de chirurgie de Nancy. « La formation permet de rendre les opérations viables sur le plan assurantiel. Sans cela, le chirurgien ne touche pas au robot », ajoute le

médecin. Si l’opération ne se passe pas bien et que le médecin n’a pas reçu de formation pour utiliser le robot, l’hôpital et le chirurgien peuvent être condamnés à verser de très lourdes indemnités. C’est d’ailleurs de cette manière que la compagnie vendant le robot Da Vinci, Intuitive Surgical, a fait fortune. « Aux Etats-Unis, le niveau moyen des chirurgiens est généralement inférieur, même s’il y en a de très bons. C’est une des raisons de la réussite du robot Da Vinci : si vous n’opérez pas avec le robot, l’assurance ne vous couvre pas », confie Philippe Marre. L’appareil permettrait d’assurer le geste et d’éviter certaines erreurs. Mais l’utilisation de ce robot peut nuire aux compétences du médecin si ce dernier n’a pas été formé à l’utilisation de cette machine compliquée. La mesure de sécurité imposée par les assurances peut ainsi devenir un handicap pour certains chirurgiens.

Les partenariats publics-privés à la rescousse

Qu’apportent ces machines sur le plan financier ? Sont-elles rentables ? Qui finance

leur développement ? « Il existe différentes manières de procéder quand les robots sont développés par des chercheurs travaillant pour l’Etat. Les recherches peuvent être financées seulement par l’Etat, mais en général, ce sont des partenariats publics-privés, ou uniquement des financements privés », clarifie Guillaume Morel. Selon lui, ces partenariats permettent de travailler sur de véritables besoins. Une fois la technologie développée, elle est brevetée par les industriels qui peuvent produire les machines dans la foulée et les vendre. Les projets trop ancrés dans le domaine scientifique sont intéressants sur le plan économique, en dépit du fait qu’ils n’aient encore qu’un faible intérêt du point de vue de l’application. « Le marché est en pleine explosion au niveau mondial. Il augmente de 300 % par an. General Electrics est même obligé de freiner le développement de ses produits, sinon leurs mises sur le marché coûteraient trop cher », révèle Guy Cavernot de BA Healthcare. « Le boom est explicable par des chiffres très simples : un pontage coronarien à cœur ouvert coûte 78 000 euros. Avec des méthodes mini-invasives, il coûte 6 000 euros », explique-t-il.

Robot de téléchirurgie avec des outils pour effectuer les différentes étapes des opérations. © Max Aguilera - Hellweg Da Vinci Robot

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Ces calculs de rentabilité sont une donnée prépondérante. C’est la Haute autorité de santé (HAS) qui établit un avis sur le sujet et détermine d’un point de vue médical et économique la valeur d’une telle intervention. La HAS demande à l’entreprise des essais cliniques prouvant l’utilité de la machine dans le cadre d’une opération spécifique. Si les résultats des essais sont probants, elle émet un avis positif au ministère de la santé. Ce dernier autorise alors, généralement par un décret publié dans le Journal Officiel, la remboursabilité par la Sécurité Sociale.

« Les machines ne remplaceront jamais

l’homme »

Les réalités techniques de la robotique en médecine montrent que c’est un domaine d’avenir. Mais quelles sont vraiment ses perspectives, et supplantera-t-

elle un jour l’humain ? « Le métier évolue. De nouvelles techniques d’analyse et d’opération sont inventées et nécessitent des machines automatisées de plus en plus complexes. Mais l’Homme intervient partout car il faut les entretenir et les manier correctement. Les machines ne remplaceront jamais l’Homme », observe le docteur Marre. Mais se dirige-t-on vers une chirurgie automatisée ? Selon le secrétaire général de l’Académie nationale de chirurgie, c’est dans le domaine du possible pour certaines opérations stéréotypées. La technologie nécessaire n’a cependant pas encore atteint ce niveau, et le chirurgien reste toujours maître de la machine. Même dans le cadre d’une automatisation des robots au sein des blocs opératoires, l’Homme reste au centre de l’action : « Le patient confie sa vie au médecin, la question de la relation entre un malade et son docteur existera toujours. Le malade est une

personne, cet aspect doit rester au centre de la problématique », conclut le chirurgien émérite.Le développement de ces technologies démontre la place centrale de l’homme dans la médecine d’aujourd’hui et de demain. Se pose alors la question du rapport entre l’Homme et le robot. Certes, s’entourer d’automates nous facilite la vie, mais la perspective d’une dépendance de l’homme vis-à-vis des machines grandit à mesure que se développe la cybernétique. Au fil des siècles l’évolution des techniques médicales démontre que la main humaine reste indispensable à la médecine. Il semblerait que l’avenir tend à le confirmer. l

L’OPÉRATION LINDBERGH :

UNE PROUESSE CHIRURGICALE

e 7 septembre 2001, le professeur Jacques Marescaux a opéré

une patiente à Manhattan. Elle se trouvait dans un bloc opératoire dans les locaux de l’IRCAD, à Strasbourg. L’opération a duré quarante-cinq minutes, soit le temps nécessaire à l’ablation de la vésicule biliaire de la patiente. Le robot chirurgien, téléguidé par le docteur Marescaux, a parfaitement exécuté son travail, et l’équipe de secours n’a pas eu à intervenir. Cette première chirurgie transatlantique, baptisée « opération Lindbergh », du nom du premier aviateur à avoir traversé l’Atlantique, est entrée dans les annales de la médecine et a provoqué, dans la profession, un réel engouement pour cette technique.

Robot de téléchirurgie Da Vinci par Intuitive Surgical. © Fort Believer Community Hospital

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actualités

LE COMPTOIR DES BRÈVES LES POMPIERS PYROMANES

Ce lundi, les grands stratèges de Washington et Moscou se sont mis d’accord sur une trêve en Syrie qui devra être validée par le régime, et « l’opposition ». Enfin, entendons par là l’opposition démocratique. L’Etat Islamique et Al-Nosra, non concernés par l’accord, pourront donc s’en donner à cœur joie sans trop de culpabilité. Cessez-le-feu en Syrie, mais couvre-feu en Inde, dans l’Etat d’Haryana où dix-neuf personnes sont mortes dans des émeutes de caste. La communauté des Jats y manifestait pour obtenir des quotas en matière d’emploi public et de places à l’université. Si en 2014 ce droit leur avait bien été donné par le gouvernement, la Cour suprême avait annulé cette décision. On ne va quand même pas se laisser marcher dessus par ces culs de Jats ! En France, Marisol Touraine entend aussi éteindre les feux, ceux des cigarettes, en proposant une mesure révolutionnaire : augmenter le prix du paquet de clopes. La contrebande a de l’avenir, attention au retour de flammes.

COMME UN CHEVEU SUR LA SOUPEOu comme un bout de plastique dans un Snicker. La société Mars se voit contrainte de rappeler ses barres chocolatées. « Mars…Et ça repart ! » Mais que l’on se rassure, la direction évoque « Un incident isolé et strictement délimité ». Un incident isolé qui ne concerne en effet que… cinquante-cinq pays. Les chiffres, c’est décidemment capricieux. Claude Guéant peut en témoigner puisqu’il vient d’être mis en examen dans l’affaire des sondages de l’Elysée où 7,5 millions d’euros avaient été dépensés en cinq ans, parfois sans appel d’offre et à des amis comme Patrick Buisson. Les actionnaires ont eux aussi des trous dans les poches puisqu’une étude, publiée par la société de gestion internationale Henderson, révèle qu’en 2015, 1 150 milliards de dollars de dividendes ont été versés par les entreprises, soit un recul de 2,2% par rapport à l’année précédente. La fin d’année est difficile pour tout le monde. Il leur faudra penser à prendre de bonnes résolutions comme Obama qui annonce une nouvelle fois la fermeture de Guantanamo… Allez Barack, cette fois-ci ce sera la bonne !

LA FOLIE DES GRANDEURS« Trop c’est trop » et Martine Aubry compte bien le faire savoir. Avec plusieurs autres personnalités de gauche, elle signe dans Le Monde un réquisitoire contre la présidence de François Hollande qui ne représenterait pas seulement « l’échec du quinquennat » mais « un affaiblissement durable de la France ». On ne doute pas qu’à un an des présidentielles, l’entreprise probablement désintéressée de la maire de Lille infléchira la politique de la France. Elle saura sans aucun doute avoir le triomphe modeste. Une folie des grandeurs que partage certainement François Hollande qui assiste aujourd’hui à un miracle : une baisse dans la courbe du chômage ! À moins que ce ne soit encore un mirage comptable : sa campagne devra encore attendre. Mais tous les espoirs sont permis et l’ambition peut parfois payer. C’est la leçon que nous donne l’Etat aujourd’hui puisque Google s’apprêterait enfin à s’acquitter des 500 millions, voire un milliard, qu’il devrait au fisc français.

VOLTE-FACEIl n’y a que les abrutis qui ne changent pas d’avis. Du coup, trois mois après son élection, le premier ministre canadien, Justin Trudeau, a décidé d’abroger la loi sur la déchéance de nationalité visant les terroristes binationaux. Une loi votée en urgence l’année dernière, en réaction à l’attentat d’un aspirant djihadiste. Tabernacle, que cela rappelle des choses aux Français de France. Mais là où le bât blesse, c’est que selon un sondage de l’institut américain Yougov, les abrutis aussi peuvent changer d’avis. Ainsi, l’on apprend qu’un sympathisant de Donald Trump sur cinq pense que l’abolition de l’esclavage était une mauvaise idée, et qu’un tiers de ces mêmes électeurs seraient en faveur d’une interdiction des gays et lesbiennes sur le territoire américain. La justice française, elle, ne change pas d’avis et autorise l’expulsion des tribus autochtones de la « jungle » de Calais, résolvant ainsi très certainement le problème. Cachez ces gueux que je ne saurais voir nous dit en somme la grande aveugle.

LUNDI 22 FÉVRIER

MARDI 23 FÉVRIER

MERCREDI 24 FÉVRIER

JEUDI 25 FÉVRIER

Semaine du 22 au 28 février 2016

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QUAND LA SANTÉ VA…Ce vendredi, Total a été condamné à 750 000 euros d’amende dans l’affaire du programme « pétrole contre nourriture », en vigueur de 1996 à 2003 en Irak, censé atténuer les effets de l’embargo de l’ONU sur la population. Celui-ci s’était en effet rapidement transformé en programme « pétrole contre pot-de-vin » et c’est la santé publique irakienne qui avait trinqué. En France c’est le retour de la syphilis qui inquiète la santé publique. Avec près de 500 nouveaux cas par an, la tombeuse de Baudelaire, Gauguin, Feydeau, Goncourt, Schubert et Maupassant menace de venir garnir tout un tas de lits dans nos hôpitaux. Espérons que la prise en charge de nos futurs vérolés soit plus rapide que les trois heures qu’a attendu un homme aux urgences à Brest avant de mourir sur son brancard et n’être finalement ausculté que pour… une confirmation de décès.

VENDREDI 26 FÉVRIER

MORT AUX VACHES !« Bon à rien », « Connard », « Fumier » et jets de crottin… L’accueil réservé à François Hollande à l’inauguration du salon de l’agriculture a été pour le moins mitigé cette année. Mais à en croire le président, c’est un mal pour un bien : « Si je suis venu au salon ce n’est pas simplement pour faire un tour, c’est pour entendre y compris des cris de douleur, des cris de souffrance ». Il aura donc été servi, et ce, sans répliquer un seul « Casse-toi pauv’con » ! Une gageure au salon depuis le départ de Chirac, lui qui savait mieux que personne « faire un tour ». Des Chouans différents mais une défiance identique à Notre-Dame-des-Landes où plus de 15 000 manifestants se sont rassemblés pour dire non au projet d’aéroport. Cette fois-ci, c’est le Premier ministre qui est visé après avoir déclaré qu’un référendum devrait légitimer le projet. « La réponse est non » pour José Bové. Dans le pays nantais comme à Paris, porte de Versailles s’il-vous-plaît, les fourches sont de sortie.

MÉFIEZ-VOUS DES CONTREFAÇONSRien de plus frustrant qu’une tromperie sur la marchandise. C’est certainement ce que se sont dit Jean-Vincent Placé et Emmanuelle Cosse, les Verts fraichement arrivés au gouvernement et déjà contraints d’avaler des couleuvres en apprenant que Ségolène Royal se dit prête à « donner le feu vert » (pour ne pas dire le feu aux Verts) pour prolonger de 10 ans la durée de vie des centrales nucléaires françaises. Un sentiment d’avoir été dupé certainement comparable à ce que les militants de la gauche radicale ont dû ressentir en apprenant que Jean-Luc Mélenchon se disait favorable à ce que « tous les jeunes Français et toutes les jeunes Françaises soient appelés à participer à ce que l’on appellera ou une garde nationale ou une garde républicaine ». Soit un service militaire qui ne porterait pas son nom. Un travestissement probablement mieux opéré que celui de ce jeune SDF usurpateur d’identité écroué à Chartres qui était sur le point de se faire engager en tant que médecin urgentiste. Qui ne tente rien n’a rien et comme disait l’autre : plus c’est gros, plus ça passe.

SAMEDI 27 FÉVRIER

DIMANCHE 28 FÉVRIER

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société

1. Jeu stratégique de cartes à collectionner.2. Les tournois et parties LAN s’effectuent entre ordinateurs connectés en réseau local.

E-SPORT : SUIVEZ LE GEEK

u Par MaëlYs Peiteado

e glissant discrètement dans la salle plongée dans le noir, Pascal, 47 ans, est accompagné de sa femme et de sa fille de 14 ans. « T’as

vu chérie, on n’est pas les seuls vieux ! », lance-t-il, le sourire jusqu’aux oreilles, en scrutant la soixantaine

d’autres spectateurs qui n’ont pas hésité à s’asseoir par terre pour assister à la Millstone, une compétition du jeu-vidéo Hearthstone1. Dans un silence digne de Roland-Garros, deux joueurs côte à côte s’affrontent devant une foule principalement composée de jeunes adultes. Hérité de la Corée

du Sud, le sport électronique touche plus de quatre millions de Français depuis les années 2010. En ligne ou en LAN2, des joueurs du monde entier s’affrontent sur des jeux de rôle, de stratégie ou de combat. Un véritable écosystème s’est construit autour de la pratique qui représente un marché

Deux joueurs s’affrontent sur Hearthstone dans l’arena e-sport de Millenium. C’est la première fois qu’elle est ouverte à la communauté du jeu.

Du 26 au 28 mars, la Gamers Assembly, compétition française de jeux-vidéo, se tiendra à Poitiers. Dans le même temps, deux parlementaires rendront leur rapport sur ce marché prometteur mais polémique. Rencontre avec les acteurs de l’e-sport, qui aspirent à la

reconnaissance de leur pratique.

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de plus en plus florissant puisqu’il pourrait atteindre les 500 millions de dollars en 2016.« GG ! », (« bien joué », en anglais) annoncent les commentateurs présents pour signifier la fin de la partie sous un tonnerre d’applaudissements. Le tournoi est organisé par Millenium, la plus grosse structure française de sport électronique de France. Elle compte plusieurs dizaines de joueurs, dont la moitié sont des professionnels. Malheureusement, Pascal vient de rater le match de son idole. Il s’agit de Torlk, joueur professionnel et véritable star de YouTube avec son acolyte Marmotte. En réalité, il n’est qu’à quelques mètres du père de famille et prend des selfies avec son public. Streamer3 indépendant pendant quelques temps, il a été recruté par la chaîne dédiée à Hearthstone. Depuis, sa notoriété ne cesse de grimper au sein de la communauté. « C’est indispensable pour moi de le voir, je suis un grand fan, mais je n’ose pas y aller », avoue Pascal, à mi-chemin entre la crise de nerf et l’extase.

« Le stream, c’est ma vie »Errant dans les locaux de Millenium, partagés avec les rédactions de Jeuxvidéo.com et Allociné, quatre jeunes hommes de la toute nouvelle équipe World of Warcraft4 attendent que leur nouveau streamer démarre son premier live au nom de l’entreprise. « Il doit être en panique. Nous, on vérifie s’il a une bonne présence vocale et reste courtois », explique le chef d’équipe. Maintenant qu’il travaille pour une structure comme Millenium, ça ne rigole plus. Détenu par le groupe Webedia, propriété du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière qui se targue de cumuler 21,2 millions de visiteurs uniques par mois, le site a de gros moyens. « Ceux qui disent que le rachat de Millenium par Webedia a tué son esprit sont jaloux », défend Zoltan, très catégorique sur le sujet. Ancien streamer indépendant, il voit son intégration au sein de la boîte comme une bénédiction. « Le stream, c’est ma vie. Et mon but maintenant, c’est

que notre équipe soit la numéro un de France », lance-t-il avec confiance. Pour atteindre un tel niveau, les joueurs professionnels français peuvent s’entraîner jusqu’à plus de 50 heures par semaine.Dans l’équipe, pas une seule fille. « Sous la pression, elles font n’importe quoi », affirme Zoltan sans concession. Si aujourd’hui les mentalités sexistes inhérentes aux jeux-vidéo s’estompent, des cas isolés persistent. Pendant longtemps, les femmes ont été mises de côté dans les compétitions, tandis que les hommes évoluaient déjà en équipes entre eux. Un écart de niveau s’est donc naturellement creusé entre les deux sexes. Qu’à cela ne tienne, au moment où Zoltan délivre son prêche, Marion Lopez, joueuse semi-pro de Counter Strike5, visite les locaux en compagnie du directeur des équipes de Millenium. Ce ne sera officiel que le lendemain, mais le groupe a recruté son équipe féminine.

Un sport (pas) comme les autres

En France, un sport est reconnu comme tel s’il est fédéralisé. Or, le

ministère des Sports est réticent à l’idée d’intégrer le sport électronique dans son institution, car « il est constamment stigmatisé sur des questions de violence, de sexisme ou encore d’addiction », et « il est difficile de percevoir en quoi c’est une activité physique », estime Nicolas Besombes, doctorant en STAPS et sociologue du sport. Selon lui, l’e-sport rassemble les notions essentielles de performance motrice, réglementation et compétition. « Le joueur fait des gestes extrêmement précis et rapides, et établit un projet tactique pour vaincre son adversaire. Ces aspects cognitifs le rapprochent bien plus du sport que les échecs. Même avec deux bras cassés, je peux jouer aux échecs si je guide quelqu’un pour jouer à ma place. Dans l’e-sport, c’est impossible », affirme-t-il.Cette pratique découle d’Internet et est naturellement très mondialisée. À haut niveau, les équipes sont internationales ou européennes, pas nationales. Rudy Salles, député chargé d’informer le gouvernement sur l’e-sport, a déjà rendu un rapport sur le jeu-vidéo. « Les entreprises françaises, pourtant très compétentes,

3. Joueur qui diffuse en direct sa partie, généralement sur le site Twitch, plateforme de streaming et de vidéo à la demande.4. Jeu de rôle en ligne où les joueurs développent leurs personnages et

interagissent tous ensemble en temps réel. 5. Jeu de tir à la première personne en ligne. Il est multi-joueurs et se pratique en équipe.

De 12h30 à 22h, les spectateurs de tout âge défilent pour assister au tournoi. © Maëlys Peiteado

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ne sont pas aidées par les banques et finissent par s’exporter à l’étranger pour se développer. Cette tendance se retrouve dans l’e-sport », remarque-t-il.

L’e-sport à la bonne franquette

En quelques années, des compétitions internationales ont fleuri en France. Pomf et Thud, deux frères passionnés de Starcraft II6, décident en 2011 de lancer avec une bande de potes une chaîne de streaming et commentaire de tournois e-sport. Une première dans l’Hexagone. En 2012, ils organisent Iron Squid, le premier tournoi Starcraft II français d’envergure, devant 3 000 aficionados rassemblés au Grand Rex. En ligne, l’événement a été regardé par plus de 92 000 téléspectateurs en simultané, un record.Depuis ses plateaux perchés dans le 20ème arrondissement de Paris, O’gaming TV diffuse cinq chaînes. Moins de dix minutes avant le coup d’envoi du streaming, Chips, l’un des commentateurs stars de League of Legends7 avec Noi, se prélasse, doigts de pied en éventail sur un canapé de la régie. Lui et ses homologues n’ont pas beaucoup récupéré ces derniers jours. Le matin, ils castent8 le tournoi coréen LCK de 9 heures à 14 heures à cause du décalage horaire, avant de reprendre la compétition européenne à 18 heures, et ce jusqu’à parfois une heure du matin. « Ca fait trois jours de suite que je me lève à six heures du matin pour me coucher autour de deux heures. Si ce soir c’est pareil, je ne vais pas tenir le coup. Je suis au bout du rouleau là », confie Chips en soufflant. Les commentateurs arrivés in extremis sur le plateau, le live peut enfin commencer. Dans un décor digne du mythique Donjons et Dragons9, Chips et Noi reviennent brièvement sur les matches de la veille avant de s’attarder sur les deux équipes européennes qui ouvrent le bal. Pas de fiche, juste deux ordis, une télévision latérale pour suivre le game10. Face à eux, sur un

canapé, deux autres commentateurs observent le jeu de leur côté. Durant quatre heures, ils vont se relayer à chaque nouvelle partie.

Casser la « Noi » Le match n’a pas commencé, mais voilà que déjà 8 000 personnes regardent le cast, comme l’indique l’un des écrans de la régie. Dans une heure, ils seront 24 000. Georges, le réalisateur, balade ses yeux avisés entre les quatre écrans de son bureau. Il contrôle la qualité du son et de l’image sur le cleanfeed11 et en plateau. Avec des plaques de carton-pâte ou même de simples rideaux en guise de murs, les plateaux ne sont pas insonorisés. Et ce n’est pas cela qui empêche le reste de l’équipe de s’esclaffer à quelques mètres. Heureusement, ces débordements oraux sont vite supplantés par l’enthousiasme émanant du plateau, où la température est montée d’un cran. « C’est le triple kill ! Oh mon

dieu, c’est terrible ! Il s’est fait chasser comme un mouton ! », s’écrie Noi entre deux phrases en franglais12, langage officiel des adeptes de jeux-vidéo. Alors que l’une des deux équipes entame une action décisive à l’écran, le commentateur se lance dans une tirade ponctuée crescendo des mots skill13, tanky14 ou middle lane15, qui n’ont plus de secrets pour les web-spectateurs. Ici, contrairement au football, l’hystérie autour d’une « passe décisive » dure bien au-delà de dix secondes. « Calme-toi Noi… », marmonne Georges d’un air moqueur. « On essaie vraiment de mettre de l’énergie communicative dans nos commentaires, c’est ce qui plaît aux gens », explique Shoam, animateur d’une émission diffusée sur le site. « La mort de l’e-sport en France ne sera possible que si des structures à taille humaine comme O’gaming ferment », estime un autre régisseur. Mais vu l’ampleur du phénomène et sa tendance à se renouveler, il devrait

Chips et Noi, les streamers phares d’O’gaming TV, analysent les tactiques des équipes League of Legends. Ici, ils s’époumonnent au championnat du monde d’octobre 2015. © O’gaming TV

6. Jeu de stratégie en temps réel de simulation de bataille.7. Jeu de combat stratégique multi-joueurs. Deux équipes s’y affrontent dans une arène.8. Commenter une partie en direct. Un casteur est un commentateur, un cast est un commentaire.9. Jeu de société tactique médiéval et fantastique. Un des premiers jeux de rôle.10. « Partie » en anglais.

11. Flux vidéo et audio que la web-tv reçoit du tournoi, il est clean car sans le commentaire anglais par défaut. 12. Langage mélangeant l’anglais et le français, et très utilisé dans le monde du jeu-vidéo. 13. L’habilité ou la compétence d’un joueur. 14. L’aptitude d’un joueur de LoL à recevoir des coups.15. La zone centrale de la carte dans le jeu League of Legends.

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être « sans fin », assure-t-il. A 27 ans, Alexis ne se revendique pas de ladite génération e-sport. Ses débuts dans le jeu-vidéo en ligne, il les a passé, entre autres, sur World of Warcraft, jeu aujourd’hui bien moins exercé en compétition internationale. En France, certains tournois sont accessibles dès l’âge de 16 ans et la plupart des joueurs professionnels ont la vingtaine. Pourtant, selon le SELL16, l’âge moyen des joueurs français est de 35 ans.

Pas d’argent, mais des idées

Quelques pics d’adrénaline plus tard, un jeune homme en kit complet du Parisien « stan smith-chemise-blazer » déboule dans la régie. Parfait contre-exemple du « geek amorphe et caverneux » fantasmé par les médias généralistes, Thomas alias Zaboutine, est le rédacteur en chef du service des actualités. Travaillant en parallèle « dans la finance », il dirige une équipe d’environ trente pigistes qui écrivent à domicile. Discrètement, il rejoint le canapé du plateau, puis prend le micro dans la foulée, le temps

d’une analyse sur l’équipe sortante. L’antenne est rendue une dizaine de minutes pour une pause et quelques bières. « Bon sang je hais cette chanson ! », s’insurge Noi, un air renfrogné sur son visage poupon. « Comme on n’a pas vraiment d’argent, on diffuse des chansons libres de droits sur YouTube. Il y a de tout, alors on essaie de choisir la playlist la moins pire mais on l’entend en boucle », explique un régisseur. En plus de souscrire à un abonnement à hauteur de 6,99 euros par mois, les internautes peuvent aussi soutenir le site avec des dons. « Avec les dons, je casse un cadre en deux, en termes de salaire », fanfaronnait d’ailleurs Zoltan devant son tableur de Millenium, où s’accumulaient les dizaines de dons compris entre 50 et 500 euros. Ce soir-là à O’gaming, ce ne sont que quelques dizaines d’euros qui tombent des poches des internautes, mais dans le « Hall of Fame17 », le donateur le plus généreux est déjà à presque 7 000 euros de dons cumulés. « On a moins d’argent, mais des idées », se rassure Shoam. Avant de conclure : « C’est aussi ça le prix de l’indépendance ».

L’argent gagné est réinjecté dans la structure et la trentaine d’employés sont autoentrepreneurs, car l’e-sport s’est développé dans un vide juridique, ses acteurs n’ayant pas de statut propre. Une situation problématique, notamment pour les joueurs qui, sans statut d’athlètes, ont des difficultés à obtenir des visas pour les compétitions.

Tournois pirates et athlètes coréens

À l’étage, un autre tournoi commence, en ligne cette fois-ci, sur Starcraft. Ici, aucun mur ne sépare franchement la régie du plateau, ni même du reste de l’équipe installé sur un îlot d’ordinateurs entre des trophées de scrabble, des piles de Canard PC et un R2-D2 miniature. « Il est illégal », confie Alexis au sujet du tournoi. Blizzard, l’éditeur, interdit les paris sur son jeu mais la compétition, organisée par le site russe Cybbet, dépendant de la législation du Costa Rica, ne s’en prive pas. Et les joueurs non plus : « Comme il est ouvert à tous, les bons joueurs s’en mettent plein les poches », remarque Alexis entre deux vocalises de Chips s’échappant du sous-sol.Ce soir, Bomber, un « demi-dieu » de Starcraft selon les mots de Thud, est l’un des participants. Il vient de Corée du Sud, où l’e-sport est beaucoup plus ancré dans la culture. Starcraft ? Ce n’est autre que le sport national. Des joueurs sponsorisés par la compagnie Jin Air, se font tirer le portrait, clavier en main, sur les ailes des avions. Le salaire des meilleurs d’entre eux peut monter jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros par an avant même d’atteindre la majorité. « Si elles peuvent se le permettre, les équipes recrutent des Coréens. Ce sont les Brésiliens de l’e-sport », compare Noki, le directeur artistique et co-fondateur du site.En termes d’heures regardées, la chaîne Starcraft II d’O’gaming est la première au niveau mondial. Si la web-tv a tout de même le droit de le caster, la législation en France autour de ce genre de compétition reste stricte. Les seuls gains que les joueurs peuvent tirer du tournoi sont

16. Syndicat des éditeurs de logiciels de loisir, qui représente 95% des éditeurs français de jeux-vidéo.

17. Ici, les plus gros donateurs du site.

Dans leurs locaux de 300m2, le site O’gaming TV diffuse cinq chaînes, chacune dédiée à un jeu particulier. © Maëlys Peiteado

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les cashprizes18 que les équipes du podium se partagent. À l’étranger, ils peuvent atteindre jusqu’à plusieurs millions de dollars répartis entre les

joueurs. L’organisation de tournois est d’autant plus révélatrice du manque de réglementation autour de la position du casteur, streamer ou

gamer. Combinant show, compétition sportive et cast télévisuel, les compétitions organisées par O’gaming nécessitent de « monter plusieurs dossiers au lieu d’un seul », déplore la structure.

Une juridiction brumeuseParce que la pratique est méconnue, l’e-sport souffre d’une réglementation contraignante et pas forcément adaptée. Les compétitions de jeux-vidéo sont juridiquement considérées comme des loteries. Mais « tant que leurs participants peuvent y accéder gratuitement, elles sont autorisées, sans difficultés par leurs organisateurs », souligne l’ARJEL19. De ce fait, une compétition devient illicite à partir du moment où les participants doivent payer un droit d’entrée. En France, les joueurs sont, la plupart du temps, invités par l’organisateur ou qualifiés au préalable. Outre cette notion de « sacrifice financier » évoquée par l’article de loi relatif aux jeux de chance, et qui, mal interprétée, peut porter préjudice

LA FUTURE LÉGISLATION AU CŒUR DES PRÉOCCUPATIONS

es parlementaires Rudy Salles et Jérôme Durain doivent rendre un rapport sur l’e-sport au mois de mars. Il s’agit d’éclaircir les points juridiques et économiques qui empêchent la pratique

d’évoluer et qui inquiètent le gouvernement, à savoir le statut des acteurs, la fédéralisation de l’e-sport, la protection des mineurs, la prévention des addictions et sa reconnaissance comme un sport. Ils ont contacté puis rencontré différents acteurs de la pratique, dont O’gaming et Millenium. Ces deux structures sont assez satisfaites de ces entretiens et souhaitent la création d’un groupement d’acteurs de l’e-sport qui établirait un label et une charte sous le contrôle de l’Etat. Rudy Salles explique que la création d’une nouvelle institution n’est pas la priorité, mais si tel était le cas, ce ne serait pas de « gaieté de cœur ». Le gouvernement préfère en effet le rattacher à un ministère. A noter que l’e-sport repose sur des jeux dont les droits d’auteurs reviennent aux éditeurs. Aujourd’hui, leur diffusion n’est pas forcément payante. Dès lors, la création d’une fédération semble difficile. Toutefois, Gamers Origin entend bien se défendre face aux éditeurs qui ont tout à gagner d’une future législation.

A Gamers Origin, les joueurs streament 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Pour tenir le rythme, certains dorment dans les locaux en attendant de trouver un appartement sur Paris. © Maëlys Peiteado

18. Récompense à une compétition en argent. 19. Autorité de régulation des jeux en ligne régulant, informant et contrôlant pour protéger les joueurs, prévenir l’addiction au jeu et lutter contre la fraude.

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à l’organisateur, la part de hasard dans certains jeux-vidéo tels que Hearthstone, jeu de cartes stratégique, expose l’e-sport à des questions juridiques brumeuses. Après des débats houleux sur la question de l’e-sport lors du vote à l’Assemblée nationale de la Loi numérique en janvier (voir encadré), l’article 42, qui écarte l’ARJEL de la réglementation de l’e-sport, a été adopté, ouvrant ainsi la voie à une législation moins répressive. Il doit encore être examiné au Sénat d’ici le mois d’avril. « À bon niveau dans Hearthstone, le taux de chance approche les 40% », estime Lowelo, joueur professionnel et streamer pour le site Gamers Origin. « C’est là tout le charme du jeu. Aux échecs, un novice n’aurait aucune chance contre un pro, ça pousse les petits joueurs à jouer. Mais le facteur dominant reste le skill », souligne-t-il, entre deux gorgées de boisson énergisante. Spécialité de Gamers Origin, Hearthstone serait le deuxième jeu PC le plus joué au monde selon Lowelo, notamment grâce à son accessibilité. « En plus d’être très casual20 ,il est maintenant jouable sur smartphone et tablette », explique-t-il.

Quand ils ne streament pas, ils jouent

Quand l’équipe ne « streame » pas,

elle joue. Au fond d’une sorte de cave en pierres, le couple Uneed et Leva s’entraîne, bouteille de vin en main, pour un tournoi en Roumanie. À quelques mètres, Purple, joueur canadien numéro un mondial d’Hearthstone, « streame » dans une salle isolée, imperturbable et très détendu. Calmement, il s’adresse aux internautes en leur répondant via le chat pour analyser la partie. De l’autre côté du mur, Babel, un collègue, le fait de façon plus festive. Gamers Origin illustre bien la polyvalence des streamers. Certains, comme Uneed ou Purple, ont une approche plus pédagogique tandis que Babel et Lowelo attirent par leur côté fun. « C’est la règle d’Internet, plus on est pro comme à la télé, moins on est proche du public », affirme ce dernier.Pour les fans d’Hearthstone, la parole de ces streamers est souvent d’or. Des amateurs d’e-sport vont même jusqu’à payer des cours pour progresser sur leurs jeux de prédilection. Allongé sur l’un des lits de camp de la pièce d’à côté, Thefishou donne un cours en ligne, pieds nus, via la plateforme eGGon-school. Tout en observant son « élève » jouer, il le conseille et le guide. Selon le niveau du coach ou sa cote de popularité, les prix varient entre 8 et plus de 40 euros de l’heure. Cet après-midi, il en gagnera 35. Une façon pour

les joueurs de mettre du beurre dans les épinards quand les annonceurs et la publicité, indispensables pour la rentabilité de Gamers Origin, ne suffisent pas.

Mettre des visages sur des pseudos

Un des meilleurs souvenirs de Lowelo reste la DreamHack21 2015. « Il y avait tellement de monde, c’était

impressionnant. J’ai dû prendre des photos et signer des autographes. Je me sentais con, je n’y avais jamais pensé, je n’avais qu’une signature basique », rigole-t-il, les yeux encore brillants. Avant d’intégrer Gamers Origin et voir ses fans IRL22, Lowelo a débuté dans sa chambre : « Dans ma bulle, j’étais plus productif, mais à long terme, la solitude n’est jamais bonne et j’ai craqué. » Puis un jour, c’est la consécration. Alors qu’il se trouve sur le trottoir du Meltdown Paris, un bar e-sports près de Bastille, un policier s’arrête et le dévisage. « Je pensais qu’il allait m’arrêter », se souvient le streamer. « Hé ! Mais c’est pas Lowelo ? », s’est finalement écrié l’agent, se révélant être un fan.Véritable QG des gamers parisiens, le Meltdown Paris, entreprise française lancée en 2012 qui s’exporte maintenant dans une quinzaine de pays, accueille chaque jour des visiteurs venus enchaîner les parties de Starcraft autour d’une mousse. Ce samedi soir, c’est le lancement de Street Fighter V23. Les ordinateurs sont remplacés par des joysticks arcade rétro sur lesquels s’écrasent frénétiquement les doigts des adeptes. Dans ce sous-sol situé près de la

« On se sent moins alien », Thomas, rédacteur

chez Millénium

20. Pour joueur occasionnel. 21. Festival français dédié au digital.

22. De l’anglais « in real life », dans la vraie vie.23. Jeu de combat.

Capture d’écran du jeu Hearthstone, deuxième jeu sur PC le plus joué au monde. © YouTube

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rue de Lappe, une cinquantaine de personnes s’entassent presque chaque soir dans les canapés face aux nombreux écrans accrochés aux murs. Sous une température avoisinant les 30 degrés et les excès de décibels, certains se défoulent sur la piste de danse lumineuse rappelant Dance Dance Revolution24. D’autres observent Luffy, champion français de Street Fighter IV, se laissant battre par un petit garçon d’à peine dix ans venu avec ses parents. Ici, il n’est pas rare de croiser son joueur ou streamer français favori, et encore moins de l’aborder en toute simplicité. Yoshka, qui prend le relais de Luffy face à l’écran, est

un habitué des lieux. « La première fois, je suis venu seul puis, petit à petit, je me suis mis à parler à des gens. Aujourd’hui, quand j’arrive, je dois saluer tout le staff », raconte-t-il.Des d’études ont montré l’impact socialisant du jeu-vidéo, explique Nicolas Besombes : « On peut s’affronter à n’importe quel moment et partout dans le monde, forcément ça crée du lien. Les joueurs partagent une culture commune, cet aspect communautaire contredit les idées reçues ». Il poursuit : « La sociabilité se développe sous plusieurs formes : la compétition, la recherche de performance et de reconnaissance ou le partage

entre amis. »Thomas, rédacteur bénévole chez Millenium, confirme : « Un endroit comme le Melt permet de se sentir moins alien ». Il assimile le phénomène e-sport aux débuts du rock : « C’est un boom culturel nouveau et mal vu. Les gens ont peur de l’inconnu. » La pratique, très générationnelle, inquiète beaucoup les parents. Pour celui qui espère un jour obtenir un contrat, ça n’a pas toujours été facile à la maison. « C’était très compliqué, mes parents ont mis du temps avant d’accepter le fait que j’aime les jeux-vidéo. » Aujourd’hui, c’est avec fierté qu’il échange sur une pratique bientôt incontournable. l

Au Meltdown, il n’est pas rare de croiser son streamer ou joueur français préféré, ni même de l’accoster en toute simplicité. © Maëlys Peiteado

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culture

Le 17 mars prochain s’ouvrira à Paris le 36ème Salon du livre. En filigrane apparaissent les plaintes de libraires toujours plus en difficulté, assommés par la vente en ligne. En 2014, Elliot Lepers, jeune « designer politique », solutionnait le problème en deux heures,

d’une application au nom évocateur : Amazon Killer.

u Par antoine MBeMBa

’est désarmant de simplicité. Aussi facile que toute autre extension Google Chrome. Il suffit d’un clic

sur le site Amazon Killer. Une fois les quelques secondes de téléchargement écoulées, la recherche d’un livre sur le site Amazon s’agrémente – au moment de « l’ajout au panier » – d’un bouton qui se fond dans le paysage. Estampillé « acheter en librairie », il renvoie à la plateforme Place des Libraires, indiquant où trouver son bouquin. En librairie, donc.Derrière ces lignes de code se cache Elliot Lepers, qui se définit lui-même comme un « designer politique ». Ce jeune homme de 23 ans est animé du désir d’éveiller la conscience collective au travers de petits gestes quotidiens. Viscéralement engagé, il fait ses armes à 19 ans, au sein d’Europe Ecologie Les Verts, en tant que directeur artistique de la campagne d’Eva Joly. Les lunettes rouges, c’est son idée. Plus que ça, on lui doit un tas d’innovations qui lui valent de se présenter comme un « activiste numérique ».Toujours marqué politiquement, il lance en octobre 2015 un contre-référendum, intitulé « Oui à une

politique de gauche », en réponse à celui proposé par Jean-Christophe Cambadélis au même moment [NDLR : « Face à la droite et l’extrême-droite, souhaitez-vous que le gouvernement tienne ses

engagements et mène une politique de gauche ? »]. D’Elliot Lepers sont également nées MachoLand, une plateforme participative qui dénonce le sexisme, et 90jours, une application smartphone qui suit et promeut sans forcer nos

petits gestes écolos du quotidien. Il fait aussi partie des quinze personnes à l’origine de la pétition « Loi Travail : non, merci ! », qui rejette le contenu du projet de loi gouvernemental porté par Myriam El Khomri. L’initiative a récolté près d’un million de signatures à ce jour. Elliot Lepers a la volonté d’user du numérique comme un outil d’amélioration du geste politique. Interview.

Ça veut dire quoi « designer politique » ?

Elliot Lepers : C’est une façon de voir les choses, aidé dans mon cas par le fait d’avoir été formé en école d’art. Je ne voulais pas étudier les sciences politiques, je ne voulais pas faire fonctionner le système tel qu’il existe. L’école d’art permet de voir le monde autrement, et le design en est l’instrument principal. Pour moi, c’est analyser les contraintes qui pèsent sur un système pour l’améliorer. Prenons l’exemple d’une chaise. Son design est soumis à des contraintes de poids, de fabrication, etc. Le but c’est de trouver la solution la plus adaptée à ces contraintes. C’est ce que je fais avec la politique.

Donc, un acte politique

« C’EST IMPORTANT DE RAPPROCHER LA POLITIQUE DES GESTES

DE LA VIE QUOTIDIENNE »

ELLIOT LEPERS : « UNE AUT

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Pour contrer l’influence d’Amazon, Elliot Lepers a lancé le module Amazon Killer. © Edouard Ducos

efficace doit forcément s’orner de « design » ?

E. L. : D’abord, je pense qu’on a perdu le sens de la politique. J’ai plein de potes qui me disent : « Je suis apolitique. » Mais pas du tout. Ils sont « apartisans ». La politique a été volée par des appareils de partis, elle échappe aux gens qui ne s’y intéressent plus. J’essaye de trouver des moyens de nous réconcilier avec la politique, avec des solutions qui s’intègrent dans notre mode de vie. C’est important de rapprocher la politique des gestes de la vie

quotidienne. On a tendance à trop oublier ce parallèle. En fin de compte, la politique au sens propre ne change pas, et le design me sert à la remettre en valeur et à rappeler que la politique ne doit pas être hors-sol. Elle doit être en prise directe avec le quotidien des gens.

Il vous vient d’où, cet engagement politique ?

E. L. : J’ai toujours été très engagé. J’ai toujours été délégué de classe, par exemple. Je me rappelle qu’à 7 ans, j’ai écrit au maire de ma ville pour lui indiquer qu’il y avait

trop de mégots sur la plage. Et ma première pétition date du CM2. Je voulais redistribuer les invendus de la cantine… Le fait que mon père soit journaliste [NDLR : John Paul Lepers] aide aussi. Ça a rendu la politique plus accessible à moi qu’à beaucoup d’autres.

Comment vos exigences numériques se sont-elles articulées autour d’un tel engagement ?

E. L. : Ce n’était pas compliqué. Internet, de base, c’est quelque chose de politique. C’est né dans

RE SOCIÉTÉ EST POSSIBLE »

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“ La société, telle qu’elle est, n’offre que deux manières de

réagir : lutter ou se soumettre ”

les campus américains à la fin des années 1960. Et immédiatement, l’invention a été soumise à une notion de partage, de mise en commun des connaissances. Le code a été partagé, alors qu’il aurait pu être vendu au plus offrant. Cette notion de bien commun, de technologie libre, est foncièrement politique.Ce qui me plaît avec le numérique, c’est qu’il génère une fragilité des représentants. Prenons l’exemple d’un patient qui va voir son médecin. Au préalable, il peut s’informer des contre-indications de tel ou tel médicament. C’est la même chose en classe, où un élève peut en savoir plus que son professeur en quelques secondes et quelques clics. L’exemple des marques est frappant aussi, avec cette notion de retour client, qui embauchent une bardée de « community managers » pour répondre aux plaintes des mécontents sur Internet.Bref, le numérique modifie la relation verticale, la relation hiérarchique de la société. Il met en valeur le pouvoir des individus face aux institutions. C’est un vecteur de politique fort, de mise en capacité du plus faible, qui crée un équilibre et un contexte favorables à l’émergence d’une idée politique. Le numérique ne doit pas être soumis à un usage politisé, mais à un usage politique. C’est différent.

Comment vous est venue l’idée d’Amazon Killer ?

E. L. : Ça m’est venu en 2014. À l’époque, il y avait une grosse bataille législative, menée par Fleur Pellerin, qui voulait interdire la gratuité des frais de port sur la vente de livres en ligne. En réponse, Amazon avait descendu son coût

de frais de port à un centime. C’était une confrontation parlante, entre le monde du numérique et une classe politique qui ne le comprends pas. J’ai trouvé la démarche d’Amazon assez petite. Alors j’ai créé le code d’Amazon Killer en deux heures à l’été 2014. Cette simplicité du codage est révélatrice des possibilités du numérique ! Je ne l’ai publié qu’au mois de décembre suivant. J’étais déprimé de voir tous ces gens qui faisaient leurs courses de Noël sur Amazon.

Il y a eu des retours de la part d’Amazon ?

E. L. : Aucun.

De la part de librairies indépendantes ?

E. L. : Oui, de ce côté-là, j’ai eu plein de retours très sympas et satisfaits.

En quoi cette démarche est-elle marquée politiquement ?

E. L. : Il faut savoir que quand on cherche un livre sur Google, le premier résultat, c’est Amazon. Une fois qu’on est sur Amazon, on est très vite embarqué vers la partie paiement du site. On est presque coincé, il n’y a pas de bretelle de sortie. C’était ça mon projet : créer une voie de sortie. Parce que, derrière tout ça, quand on achète quelque chose sur Amazon, il y a toute une machine qui se met en branle. Il y a des sujets qui sont sous-entendus dans cet achat : l’évasion fiscale, des abus dans le droit du travail… Il y a une réelle responsabilité à acheter quelque chose sur Amazon.

Le but était aussi de rappeler le contact humain en faisant revenir les gens en librairie ?

E. L. : Le fait de parler à son libraire, c’est bien. Mais ça ne va pas révolutionner les choses. Cela dit, ça permet de choisir la société que l’on veut. Amazon Killer ne va pas changer le monde, mais je pense qu’avec ses 20 000 utilisateurs, cette application explique comment changer le monde. Ça montre qu’une autre société est possible. Ça génère une indispensable compréhension de l’alternative. Parce que c’est clair que 20 000 téléchargements d’Amazon Killer contre le nombre d’utilisateurs d’Amazon, ça ne fait pas le poids. Mais la vertu d’Amazon Killer réside dans son côté pédagogique.

Quel est le point commun entre Amazon Killer et vos autres travaux : la plateforme MachoLand et l’application 90 jours ?

E. L. : Le point commun, c’est de montrer que c’est possible d’avoir une action réelle sur les choses ! La preuve avec Amazon Killer, les ventes d’Amazon ont baissé et les ventes en librairie ont augmenté. Je n’en prends aucun mérite, mais je pense que mon application contribue à un mouvement plus large.De toute manière, c’est simple. La société, telle qu’elle est, n’offre que deux manières de réagir : lutter ou se soumettre. Je comprends qu’on se soumette. Il y a plein de raisons de le faire, tout comme il y a plein de nombreuses raisons de refuser le statu quo. L’idée transversale dans tout ce que je fais, c’est la réappropriation des combats du quotidien. l

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sport

rt de combat ancestral, science de la maîtrise du corps et de l’esprit, le Penchak Silat est une discipline aussi

physique que mentale. Les pratiquants peuvent utiliser leurs pieds, leurs poings et l’aspect psychique afin de prendre l’ascendant avant même le début du combat.Pratiqué par le peuple malais, qui regroupe l’Indonésie, la Malaisie, Singapour ou encore le Brunei Darussalam, il fait partie intégrante de la culture des peuples de la région Nusantara, le berceau de la civilisation malaise. « Penchak » se définit comme un enchaînement de « mouvements variés et habiles du corps », tandis que Silat signifie « art de combattre ». L’union des deux termes se traduit par « l’aptitude à combattre avec des mouvements variés et appropriés. » Pour les Malais, le Penchak Silat est bien plus qu’un simple art martial, c’est une véritable institution, dont le but est de former un peuple courageux, discipliné, loyal et patient.S’il existe depuis des temps immémoriaux, il s’est peu à peu modernisé au fil des siècles. Cette discipline a étudié le comportement de certains animaux afin de s’imprégner de leurs attitudes et de

les adapter à l’anatomie humaine, jusqu’à devenir des « hommes-tigres », « hommes-singes » ou encore « hommes-serpents ». Le Penchak Silat a su évoluer, grâce à l’apprentissage de nouvelles méthodes, et s’est inspiré d’autres disciplines afin d’avoir un aspect très large. Cela a permis de structurer cet art martial très riche et complet en techniques de combat. « Il y a près de 150 styles actuellement référencés, qui font appel à toutes les techniques de combat des arts martiaux », explique Sébastien Veroult, professeur de penchak silat au Fight Tiger Club. « La rivalité entre les villages et les clans a engendré une réflexion propre et donc des styles différents. Ces derniers ont eu une réflexion approfondie de l’enseignement de techniques, comme la défense, ce qui a amené une émergence de styles propres à chaque village ou clan. »

La religion, moteur du développement

Cet art martial est présent depuis longtemps dans le patrimoine culturel de la population malaise. Pourtant, aucun récit historique ne retrace son expansion avant le XVIIIème siècle. Nulle source ne permet de

déterminer avec précision le début du Penchak et du Silat, dissociés à l’origine. C’est en 1948 que ces deux termes sont reliés, lors de la création de la première Fédération nationale indonésienne, l’Ikatan Penchak Silat Indonesia (IPSI). La pratique se basait principalement sur le Silat se décline sous trois formes : l’art et la gestuelle et l’esthétisme, le self-défense, ainsi que la spiritualité, basée sur les Langkah1. Son principe est fondé sur le côté mystique et l’énergie que le corps développe, tandis que la religion apporte un dogme monothéiste avec l’Islam qui a permis d’unifier cet art sous une même croyance. La religion tient une part importante au sein de cette discipline. Si l’histoire du Penchak Silat est inconnue avant le XVIIIème siècle, celle des peuples malais est moins obscure. Les premiers écrits parlent de la diffusion de l’Islam à cette époque. Le Silat aurait donc connu un développement important à partir du moment où la religion musulmane s’est propagée. Cela explique également pourquoi un bon nombre d’écoles traditionnelles réservées aux personnes de confession musulmane se sont créées. Le Penchak Silat est ainsi affilié à l’Islam, qu’il s’agisse de sa diffusion comme de sa pratique. Sur

1. Il s’agit de combinaisons codifiées de techniques que l’on peut comparer au Kata au karaté ou au Taos au kung-fu.

Le Penchak Silat est en pleine effervescence depuis quelques années. Mais quel est cet art martial ? Immersion dans un sport encore méconnu mais en pleine expansion en France, notamment à Paris. Le 26 mars prochain la capitale accueillera la 31ème édition

du Festival des arts martiaux.

u Par raPhaël gilleron

PENCHAK SILAT : LA CAST

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les 840 universités qui ont vu le jour, la plupart acceptent les personnes de toutes les religions, l’Islam étant à part. Au-delà de la présence de la spiritualité dans cet art, cet aspect religieux donne une importance toute autre au côté psychique.

L’importance de la spiritualité

Le spirituel a toujours été un facteur important au sein des sports de combat asiatiques. Le respect de l’étiquette ainsi que des valeurs fortes, qui ont traversé le temps, sont indispensables. Les arts martiaux sont ancestraux et la parole du maître envers son disciple est sacrée. Cette spiritualité s’exprime par la richesse des costumes et la

musique traditionnelle, le Gamelan, accompagnée d’une gestuelle très soignée. L’esthétisme est en lien direct avec les gestes défensifs car sa signification est plus abstraite. On l’associe au Hibing, la forme dansante de cet art martial. Le corps doit suivre la musique. En Indonésie, chaque mouvements réalisé par un spécialiste donne des frissons à tout le public. « C’est vraiment très beau à voir », raconte David Guéridon, instructeur de Penchak Silat et fondateur du STBSA2 .Il y a également le Panglipur qui permet au Penchak Silat de mettre l’accent sur un aspect beaucoup plus mystique. « Cela fait sept ans que je pratique le style Panglipur. Il a été créé en 1903 et mélange différents styles du Penchak. Il s’agit du Cimande, du Syabandar-kari-madi ainsi que du Cika-long. Le Panglipur

met en pratique neuf Jurus3 de base », détaille le troisième Dan4 de la FFKDA (Fédération française de Karaté et disciplines associées). « La découverte du style Panglipur fut pour moi comme une révélation après avoir connu Charles Joussot et Franck Ropers. Mon maître Cecep Arif Rahman m’a beaucoup apporté. J’ai pu découvrir une pratique complète en matière de Penchak Silat avec le côté traditionnel et le self-défense mais aussi le travail de l’énergie interne avec le Syabandar qui constitue un élément important dans cette pratique. » Le Jurus et le Langkah font partie intégrante du Penchak Silat et de son aspect spirituel. David Guéridon donne ses cours en respectant tous les points de l’enseignement qu’il a reçu. Il n’a rien dénaturé car « il est important de respecter son maître et de conserver

2. Silat Traditionnel Boxing Self Association3. Exercices de déplacement afin d’améliorer l’esquive4. Système de grade obtenu après la ceinture noire montrant la qualification de l’instructeur et son niveau dans la discipline.

Les élèves apprennent les premiers exercices de souplesse pour pratiquer le Penchak Silat © Raphaël Gilleron

AGNE FAÇON MALAISE

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Sébastien Veroult fondateur du Fight TigerClub, à Neuilly-sur-Seine. © Raphaël Gilleron

l’essence de ce qu’il m’a enseigné. » Si les Orientaux recherchent ce côté sacré, il n’en est pas forcément de même pour les Occidentaux comme le raconte Charles Joussot, pionnier du Penchak Silat en France depuis les années 1980 : « Tuan Raban faisait du lavage de cerveau avec une spiritualité trop présente. C’était malsain, on aurait pu penser à une secte. Certains ont très mal tourné. Une fois, un jeune a passé un week-end avec un professeur et s’est fait manipuler. En rentrant chez lui, il a annoncé à ses parents qu’il avait décidé de changer de religion

et qu’il avait même une nouvelle famille ! Pour moi qui me bats contre la religion dans cet art, j’ai tout de suite mis le holà ! » La laïcité est prépondérante depuis la séparation entre l’Eglise et l’Etat en 1905 mais les maîtres venus d’Indonésie ne sont pas habitués à cette notion. Il est donc impératif de calmer le jeu car l’arrivée de cet art martial en Europe est encore très récente et les demandes ne sont pas les mêmes.

Ouverture au mondeSi le Penchak Silat existe depuis très

longtemps avec plus de cinq millions de personnes qui le pratiquent au quotidien en Asie, il est arrivé tardivement sur les autres continents. Pour que le développement soit mondial, il aura fallu attendre le 11 mars 1980 et la création de la Fédération internationale de Penchak Silat : Persekutuan Pencak Silat Antarabangsa ou Persilat en abrégé. Créée à Jakarta, en Inde, elle regroupe les quatre grandes fédérations de Penchak Silat, à savoir celles d’Indonésie, de Malaisie, de Singapour et du Brunei Darussalam. Grâce à cette nouvelle infrastructure, le Penchak Silat va pouvoir quitter sa région d’origine afin de migrer vers l’Europe et l’Australie. Toutefois, chaque nouveau pays, adepte cet art martial, doit préserver et construire son enseignement en conformité avec les valeurs qui sont inculquées aux pratiquants depuis des générations. Il y a désormais une responsabilité partagée entre les pays afin de faire émerger ce sport sur la scène internationale.À la suite de la création de la Fédération internationale, mise en place pour gouverner et promouvoir les activités du Penchak Silat, de nombreuses fédérations ont été mises en place, notamment en Europe. On en dénombre aujourd’hui près de 28 dans le monde, ce qui démontre son expansion croissante. Sur le « Vieux Continent », c’est en grande partie grâce à l’arrivée de Pha Turpjin (1929-1996) que s’est développé le Penchak Silat. Installé en 1966 au Pays-Bas, il a rapidement commencé à enseigner son art martial. Véritable expert (il le pratique depuis l’enfance), il a fait ses armes au sein de l’armée indonésienne durant dix ans, de 1946 à 1956, avant de rejoindre le PSRRI5 , un mouvement rebel. Il était alors membre d’un commando chargé d’éliminer le plus vite possible leurs adversaires à l’aide de torsions cervicales ou d’ergots tranchants et empoisonnés sur bagues. Ces méthodes faisaient déjà référence au Penchak Silat. Pha Turpjin est considéré un pionnier en Europe et c’est par son intermédiaire que

5. Partisans Siliwangi Révolutionner de la République Indonésienne

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PHA TURPJIN EST CONSIDÉRÉ COMME LE PIONNIER DU PENCHAK SILAT EN EUROPE ET C’EST PAR SON

INTERMÉDIAIRE QUE CET ART MARTIAL EST ARRIVÉ EN FRANCE

Le professeur et son disciple montre comment réussir à stopper un agresseur armé d’un couteau © Raphaël Gilleron

cet art martial est arrivé en France. Il fut le maître de Charles Joussot, qui faisait régulièrement des allers-retours entre la France et les Pays-Bas. Pha Turpjin lui a appris toutes ses techniques afin que cette discipline se développe. Il a également créé son propre style, dénommé « Persudaraan Setia HatiTeraté Madiun » et reconnu par les maîtres indonésiens.

Le cas français Charles Joussot est le premier à avoir ouvert une école à Paris. Il est pourtant arrivé sur cette discipline sur le tard : « J’ai commencé par la boxe anglaise, puis j’ai également pratiqué la savate et le karaté, mais j’ai arrêté car ça ne me plaisait pas forcément. Je n’arrivais pas à trouver ce que je recherchais, à savoir le contact. » C’est alors qu’il a connu le Penchak Silat. À la suite d’une démonstration de Pha Turpjin, il est séduit par son enseignement, trouvant « qu’il était plein de richesse car n’ayant pas de compétition et de

code. » Une révélation qui l’a poussé à poursuivre dans cette voie. Après avoir étudié auprès de Pha Turpjin durant plusieurs années, il a lancé sa propre structure : « J’ai ouvert mon premier club en 1984, rue de Dunkerque dans le 10ème arrondissement de Paris. » Il forme alors toutes les personnes qui dirigent maintenant leur propre école ou académie. Aujourd’hui, avec l’essor du Penchak Silat, de nombreuses institutions ont vu le jour dans la France entière, sans que l’on puisse connaître avec précision leur nombre, ni même celui des adhérents. Certains sont affiliés à la Fédération Française de Karaté, d’autres non. Franck Ropers, fondateur de sa propre académie, a également créé la Fédération française du sport travailliste (FFST), affiliée à la FFKDA, contrairement à la Federal International System Force de l’Ordre (FISFO) fondée par Charles Joussot, qui a pris du recul par rapport aux organisations. En a résulté une cacophonie autour

de l’art martial, jetant le flou sur les chiffres de la discipline. Toutefois, on sait avec certitude qu’il y a de nombreux clubs de self-défense. Le Penchak Silat se développe donc en France dans une profusion d’académies revendiquées mais totalement désorganisées.

Le Penchak Silat vu par la méthode Joussot

Dans un premier temps, Charles Joussot voulait continuer à suivre la voie de son maître. Mais voyant que sa clientèle était composée à 95% d’agents de sécurité qui venaient étudier un nouvel art martial, il a décidé de révolutionner ce sport : « J’ai décidé d’évoluer vers le self-défense afin de pouvoir faire connaître le penshak silat aux professionnels de la sécurité. Pour ce faire, j’ai supprimé tout ce qui était trop traditionnel à mes yeux, à savoir les mouvements lents et tout ce qui ne permet pas de pouvoir se défendre, tout en conservant l’essence originelle. »

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Présentation des deux combattants. © Larvor-Wiki

Il a fait évoluer les techniques afin de les adapter à la réalité urbaine, que ce soit pour une agression à mains nues ou avec des armes blanches (catégorie D) telles qu’un couteau ou un bâton. Figure également une pratique essentielle réalisée à chaque entraînement : « Le conditionnement physique est spécifique au self-défense. On se tape sur les membres, afin d’apprendre au cerveau à recevoir des coups. Cela permet au corps de s’habituer à la souffrance et au cerveau de se conditionner », développe Sébastien Veroult, ancien disciple de Charles Joussot toujours affilié à la FISFO. Avant d’ajouter : « L’entraînement est basé sur le renforcement musculaire, puis physique. On crée des situations afin d’apprendre et d’évoluer. À la fin, il y a toujours un combat pour travailler sur l’instinct afin de pouvoir réagir efficacement. »Avec le développement de ces nombreuses techniques de self-

défense, Charles Joussot met ses compétences et ses connaissances au service de divers groupes d’intervention. Son enseignement a même été réclamé par la police de Los Angeles et de New York aux Etats-Unis. Il a également fait des initiations au personnel de sécurité en hôpital psychiatrique, mais aussi pour Air France au début des années 2000. Aujourd’hui encore, il est toujours en collaboration avec les forces de l’ordre : « Ils veulent toujours apprendre de nouvelles méthodes. Je continue donc mes recherches d’application sur le terrain. » Charles Joussot est maintenant implanté dans une vingtaine de pays, de par son réseau et son école FISFO. Une nouvelle filiale doit ouvrir à Venise en septembre 2016. S’il a su réinventer un style, il n’en demeure pas moins que le Penchak Silat plus traditionnel se perpétue.

La tradition au service de

l’art martial « Les arts martiaux sont ancestraux, il ne faut donc pas couper les racines du Penchak Silat » affirme Xavier Auguste, professeur à Reims. Dans sa forme traditionnelle, cette discipline est principalement axée sur une répétition de mouvements. Les cours commencent par 20 à 30 minutes de conditionnement cardio-vasculaire. La base de cet entraînement est le cross-fit6 . Une étape physique, mais qui permet de gagner en endurance. Il faut toujours une énorme préparation physique afin de se prémunir en cas d’agression. Chaque individu est différent. La forme du corps est importante et va déterminer la progression d’une personne pour les mois et les années à venir. L’essentiel n’est donc pas se mettre la pression, mais d’avoir une évolution progressive. La connaissance de son propre corps

6. Réalisation d’un maximum d’exercices en un laps de temps très court, le tout en mouvement.

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L’arbitre rythme le combat. © Gunawan Kartapranata

se fait au fur et à mesure afin de permettre au combattants d’accéder à un bon niveau de sérénité et de lucidité.Avec toutes ces notions en tête, il est possible de débuter un cours d’essai. Même un novice en matière d’art martial peut réussir à suivre l’instruction sur le conditionnement cardio-vasculaire. Il faut tout de même avoir un certain bagage sportif pour suivre l’entraînement, sans quoi le novice pourrait se retrouver à cracher ses poumons. Quand vient le début du cours sur les mouvements avec un bâton ou un couteau, l’histoire est différente. Si les gestes sont assez simples à réaliser, il faut avoir une bonne coordination du corps afin de pouvoir faire basculer son adversaire. C’est tout de suite beaucoup plus difficile de refaire les mouvements sans se tromper. Il faut être vif, rapide, et parfois même utiliser un peu de vice. À la suite de ces différents exercices, la séance se termine par le Langkah. Les enchaînements sont basés sur la souplesse et l’agilité tout en gardant les bases du Penchak Silat. Il y a également les Jurus. « Au sein de l’académie, le but est de travailler un Penchak Silat plus traditionnel. C’est pour cela que l’on pratique beaucoup le Langkah. À Reims, on s’est concentré sur

huit techniques », détaille Xavier Auguste. Ces exercices, beaucoup plus traditionnels, permettent à un individu de savoir canaliser son énergie, et plus encore, de gérer ses émotions.

« La peur peut faire beaucoup de dégâts »

La pratique du Penchak Silat permet d’apprendre à connaître son corps afin de mieux ressentir ses émotions et canaliser sa peur. Lors d’une première séance de self-défense, un combat est systématiquement organisé afin de mettre directement l’individu dans le bain et lui faire ressentir la douleur. C’est le conditionnement physique qui vise à faire ressentir cette douleur et donc à conditionner le cerveau à la souffrance des coups. Les combats se font avec des gants pour ne pas aller trop vite. « Commencer par un combat, simple et ludique, permet de ne pas être anxieux et de pouvoir appréhender le fait d’avoir mal. On utilise des gants les premières fois, puis ensuite la rudesse des combats va permettre à un individu de pouvoir gèrer son stress, et donc sa peur », explique Sébastien Veroult, instructeur de Penchak Silat au Fight Tiger Club. Cet échelonnement du

combat permet au corps de s’habituer à souffrir, mais aussi de pouvoir plus facilement faire face à un éventuel agresseur dans la rue. « Lors d’un stage pour les femmes, la vue d’un simple couteau en plastique peut faire revivre un choc », enchaîne-t-il. Avant de poursuivre : « C’est très compliqué à gérer pour ces femmes qui ont pu être battues par leur mari. Elles se mettent à pleurer et ne peuvent passer au-dessus. La crainte peut faire beaucoup de dégâts. » La peur est un facteur déterminant lors d’une agression et peut conditionner l’issue du combat avant même le premier coup, mais, comme l’explique Charles Joussot, elle est à double tranchant : « Elle peut faire réagir les gens différemment. Certains vont être figés sur place et ne pourront pas réagir face à leur agresseur. Mais pour d’autres, cela peut produire l’effet inverse et leur donner un supplément d’âme. » C’est donc pour cette raison qu’il faut travailler le corps et l’esprit afin de maximiser ses chances dans l’optique de rivaliser avec son potentiel agresseur et ne pas être pris de panique en face-à-face. « Il y a énormément de préparation physique car il faut irriguer tout le corps. Si la personne se fait agresser, la peur restreint le champ

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L’entraînement permet aux élèves de pouvoir contrôler leurs émotions lors des combats. © Raphaël Gilleron

de vision. De ce fait, il n’y a plus que le cœur et le cerveau qui soient abondamment irrigués. Le reste du corps est tétanisé. Il faut donc apprendre à irriguer tout le corps le mieux possible », estime Xavier Auguste. Canaliser ses émotions est indispensable, notamment durant l’attente avant un spectacle.

« Ils veulent faire croire que les arts martiaux sont tous amis mais c’est de la

connerie »

Le 26 mars prochain, se déroule la 31ème édition du Festival des arts martiaux à Bercy. Un spectacle qui met à l’honneur les arts martiaux le temps d’une soirée afin de faire découvrir, voire redécouvrir, ces disciplines. « Avant un spectacle, on ressent toujours cette adrénaline ! C’est pour cela que j’aime être présent », raconte Sébastien Veroult. Si ce rendez- vous est devenu une fête qui met à l’honneur les arts martiaux, l’histoire est différente en coulisses : « Le festival vulgarise les arts martiaux car il faut que cela soit beau, très esthétique, mais il n’y a aucune puissance. 150 000 euros de budget pour organiser un festival, 150 000 euros de bénéfice net. Certains artistes sont payés pour leur passage, d’autres non », explique Charles Joussot. Avant de

renchérir : « On a trois gâteaux secs et un quart d’eau par personne, c’est ridicule... Ils veulent faire croire que les arts martiaux sont tous amis mais c’est de la connerie ! »Un autre problème se pose actuellement. Ces disciplines deviennent de plus en plus reconnues au niveau international, augmentant le nombre de pratiquants chaque année. En contrepartie, ils ont perdu de leur côté spirituel, psychique et perdent leur essence originelle. « Je pense que les arts martiaux ont été dénaturés afin d’aller chercher les anneaux olympiques, mais aussi pour que la fédération puisse récupérer un cachet plus important », détaille Xavier Auguste. « J’ai pratiqué le Karaté pendant presque 20 ans mais j’ai décidé d’arrêter car je ne reconnaissais plus la discipline dans laquelle j’avais débuté. Le Karaté, ce n’est pas seulement

des mouvements simples avec un grand cri comme maintenant. Mais, comme pour le Judo, ou encore le Taekwondo, on se rapproche désormais davantage d’un sport que d’un art martial ». L’appât du gain et de la reconnaissance internationale serait-elle en train de prendre le pas sur les arts martiaux ? Pour ces deux spécialistes, le mal est fait, à leur plus grand désarroi. D’art martial ancestral en Indonésie et en Malaisie, le Penchak Silat a su évoluer à son arrivée en Europe. Sous l’impulsion de Charles Joussot, qui a révolutionné les techniques traditionnelles pour l’orienter vers le self-défense, il s’est affirmé comme étant une discipline de référence. Qu’il s’agisse du côté spirituel, avec le Penchak traditionnel, ou de savoir se défendre en cas d’agression dans la rue, cet art martial démontre l’ensemble de ses capacités. Il reste tout de même très dangereux car, comme le précisait Maître Masatoshi Nakayama, ancien directeur de Japon Karaté Association : « Le Penchak Silat est l’une des formes de combat les plus dangereuses, voire mortelles, qui n’ont jamais existé. » Désormais, le plus dur reste à faire afin que se propage l’essence de cet art martial sans le dénaturer comme d’autres auparavant. l

LE PENCHAK SILAT EST L’UNE DES FORMES DE

COMBAT LES PLUS DANGEREUSES

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sport

LE JOURNALISME EN QUÊTE

u Par MaxiMe Berthelot

Scandale de la FIFA, dopage dans l’athlétisme, paris truqués au tennis… Autant d’affaires révélées par des médias étrangers. Pourtant, l’investigation n’est pas absente du journalisme sportif français, elle y est juste moins présente qu’ailleurs. La dynamique pourrait même s’inverser dans les années

à venir. Décryptage.

a scène se passe à Zurich, en Suisse, en plein scandale de la FIFA. Walter De Gregorio, porte-parole de l’instance suprême du football

mondial, vient de conclure sa conférence de presse. Après avoir répondu aux journalistes, il s’apprête à quitter la salle lorsque Marc Sauvourel et Frédéric Roullier, reporters pour l’émission Enquêtes de foot diffusée sur Canal +, décident de l’interroger à l’écart : « Frédéric essayait d’en savoir plus car la FIFA venait de nous servir le baratin habituel », raconte Marc Sauvourel. Avant de poursuivre : « Je le filmais lorsqu’un confrère de l’agence Reuters est venu m’interpeller : ‘’ Ce n’est pas bien ce que vous faites. C’est à cause de gens comme vous qu’on n’a plus d’infos ! ’’ Ce à quoi je lui ai alors répondu : ‘’ Et c’est à cause de gens comme vous que l’on ne fait plus d’info. »Cet échange est révélateur de la fracture qui existe au sein des médias sportifs. Il y aurait ceux qui creusent et ceux qui restent en surface : « J’ai déjà entendu des collègues me dire : ‘’Vous, à Stade 2, vous êtes là pour foutre la merde‘’, se souvient Nicolas Geay, journaliste au service des sports de France Télévisions et commentateur

sur le Tour de France. Ces personnes-là confondent leur métier avec celui d’attaché de presse… »

Un problème de légitimitéIl faut dire que le journaliste sportif a longtemps souffert d’un manque de crédibilité vis-à-vis de ses confrères généralistes. Il serait trop passionné pour prendre le recul nécessaire à l’analyse d’un milieu toujours plus politisé. Déjà en 1989, Jacques Marchand, un ancien de L’Equipe, écrivait dans son ouvrage La Presse sportive (CFPJ) : « Il s’agit de reconnaître le journaliste sportif comme un journaliste de l’information qui connaît les techniques de collecte et de communication, tout en étant spécialiste du sport. » En 1957, l’Union syndicale des journalistes français (USJF1) a même été créée dans le but de construire la légitimité de la profession.Aujourd’hui, malgré la place grandissante du sport dans la société, ce déficit d’image persiste : « Sans vouloir tomber dans la caricature, beaucoup de journalistes sportifs sont avant tout de grands passionnés qui exercent leur métier en tant que fan, observe

Romain Verley, journaliste pour Cash Investigation et auteur de deux numéros de Complément d’enquête : Lance Armstrong, les secrets d’un parrain (mars 2013) et Platini, l’homme qui aimait le pouvoir (novembre 2014). Ils travaillent dans un milieu verrouillé où ils côtoient quasi quotidiennement leurs sources. C’est pourquoi beaucoup préfèrent ne pas se griller. » Eric Mugneret, fondateur du magazine spécialisé L’Enquête Sport, dont le premier numéro est paru en septembre 2015, regrette lui aussi cette proximité : « Un collègue m’a déjà expliqué qu’il était au courant d’une affaire sur un joueur mais qu’il n’en parlerait jamais car c’était un ami. Comment voulez-vous que les choses avancent… » Peut-être en se dotant des moyens financiers et éditoriaux nécessaires pour y parvenir.

Un retard à rattraper

Lorsqu’on y regarde de plus près, le constat est sans appel. Les derniers scandales ayant secoué le monde du sport n’ont pas été révélés par la presse sportive française. La corruption à la FIFA ? Le journaliste

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écossais Andrew Jennings en parlait déjà en 2006 dans son livre Carton rouge ! Les dessous troublants de la FIFA (Presses de la Cité) ; le dopage au sein de la Fédération russe d’athlétisme ? Le spécialiste de la question s’appelle Hans- Joachim Seppelt et travaille pour la chaîne publique allemande ARD. L’attribution frauduleuse des Coupes du monde de football ? Le journal allemand Der Spiegel émettait déjà des doutes en 2006 lors de l’organisation de la compétition en Allemagne. Et quand les médias français publient des révélations sur le monde du sport, il s’agit le plus souvent de médias généralistes. L’affaire des quotas de joueurs de couleur en équipe de France de football ou encore celle de la sextape impliquant les footballeurs Mathieu

Valbuena et Karim Benzema ont respectivement été publiées par Mediapart et Le Monde.Alors comment expliquer ce retard ? « En France, la culture de l’investigation n’est pas développée. D’une manière générale, on a peur de s’attaquer aux puissants, analyse Antoine Grynbaum, journaliste freelance et auteur de Football et politique : les liaisons dangereuses (Jean-Claude Gawsewitch, 2010) et Président Platini (Grasset, 2014). Le milieu du sport s’est institutionnalisé mais il reste pour beaucoup porteur de rêves. Dès lors, il apparaît difficile de dénigrer un spectacle que l’on vend. » Car c’est là que le bât blesse. On ne peut parler du retard français en matière d’investigation sans aborder la question des moyens financiers. Il faut du temps

pour enquêter, et le temps - c’est bien connu - c’est de l’argent. « En 2007, l’ARD, chaîne du service public allemand, a consenti à créer une cellule de cinq journalistes spécialisés dans le dopage pour assister Hans-Joachim Seppelt », explique Nicolas Geay. Et d’ajouter : « Lors des révélations sur le dopage de Lance Armstrong, nous avions les mêmes informations qu’eux mais pas les mêmes moyens pour en rendre compte. » Outre- Manche, les choses sont encore plus simples, les journalistes n’hésitant pas à payer leurs sources pour avoir des infos. Pour exister, les médias sportifs français sont donc forcés de s’adapter : « Nous privilégions les reportages à destination du grand public, avec davantage de pédagogie que de scoop », admet

Affaire Armstrong, Qatargate, FIFA... Malgré les barrières, les médias sportifs français tentent d’enquêter. © Photos DR. Montage Maxime Berthelot

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Nicolas Geay. Pour Marc Sauvourel de Canal +, il s’agit surtout de « faire bouger les lignes éditoriales ».

Nouvelle génération contre les nouveaux actionnaires

Malgré le manque de moyens financiers, la presse française a cependant déjà été à l’origine de plusieurs révélations. En 2005, Damien Ressiot (cf. encadré) publiait dans L’Equipe les résultats d’analyses d’échantillons d’urine positifs à l’EPO2 prélevés sur Lance Armstrong lors du Tour de France 1999. Plus récemment, les journalistes Eric Champel et Philippe Auclair faisaient la Une du magazine France Football (numéro du 29 janvier 2013) pour leur enquête sur les conditions frauduleuses de l’attribution du Mondial 2022 au Qatar. La volonté d’enquêter serait donc au moins aussi importante que les questions financières. L’évolution de la société, tournée vers toujours plus de transparence, devrait également démocratiser l’investigation dans les années à venir : « Les gens ne supportent plus l’impunité dont jouissent les puissants, constate Frédéric Roullier, 25 ans, il y a donc un engouement pour l’investigation car les gens veulent savoir. Le succès de notre émission le prouve. » Avec 300 000 téléspectateurs en moyenne pour chaque numéro, le magazine Enquêtes de foot, diffusé sur Canal+, est aujourd’hui le deuxième programme préféré des abonnés de la chaîne cryptée. Pourtant, ce qui fut au départ un vrai choix de la rédaction, appuyé par une nouvelle génération de journalistes, est aujourd’hui freiné par Vincent Bolloré et la nouvelle direction du groupe Canal : « Avec l’arrivée de beIN Sports en 2012, Canal+ a perdu les droits de retransmission de plusieurs compétitions, décrypte Frédéric Roullier. La direction des sports de l’époque a alors décidé de favoriser le reportage puis l’enquête. Ainsi, l’émission Enquêtes de foot a vu le jour avec comme credo de ne pas craindre de se faire des ennemis. » Raté.En septembre 2015, après la diffusion du numéro OM, la fuite en avant ? dédié au mercato estival mouvementé vécu par le club marseillais, les choses se sont corsées : « Les dirigeants de l’OM ont appelé la direction de Canal

pour se plaindre de notre travail, poursuit Frédéric Roullier. Cette dernière a immédiatement retiré l’émission de la plateforme de vidéo à la demande. La raison évoquée : « Un reportage injustement partial et ‘’ l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire pour froisser les partenaires. ’’ Mais notre travail était solide. Nous avons même contacté la direction de l’OM qui a refusé de nous répondre. » Marc Sauvourel va plus loin : « Le vrai problème est ailleurs. Canal diffuse la Ligue 1, donc l’Olympique de Marseille. Or, on ne critique pas une compétition dont on a acheté chèrement les droits. Cet exemple témoigne de la réorientation qui est en train de s’opérer dans le monde des médias : toujours plus de concentration entre les mains d’une poignée d’actionnaires. » Depuis, les deux compères et leur équipe travaillent sur des sujets moins brûlants, sans avoir abandonné leur soif d’enquête.L’arrivée d’une nouvelle génération de journalistes pluridisciplinaires, et surtout moins complaisants envers le monde du sport, est donc en train d’impulser une nouvelle dynamique dans les médias sportifs français. L’investigation, ou du moins la volonté d’en faire, s’impose petit à petit, même si beaucoup de chemin reste encore à parcourir : « Lorsque j’étais à L’Equipe, les jeunes journalistes

étaient formatés, raconte Damien Ressiot, ils étaient polyvalents, parlaient tous trois langues et maîtrisaient parfaitement les réseaux sociaux. Mais ils n’avaient pas la grinta nécessaire pour enquêter. Il faudrait mieux former les jeunes à l’investigation. » Pour son magazine L’Enquête Sport, Eric Mugneret a de son côté fait appel à des journalistes qui viennent d’horizons divers : « L’idée est d’apporter un regard nouveau, de casser le moule », admet-il.Reste cette lame de fond, bien présente, qu’il faudra accompagner pour qu’elle ne vienne pas se briser sur le premier actionnaire mécontent venu : « Toutes les chaînes se mettent à l’enquête, la presse sportive, autant qu’elle le peut, se met au format long », note Antoine Grynbaum. Avant de conclure : « J’enseigne à des étudiants en journalisme et j’observe qu’ils ne voient plus le sport comme un simple spectacle dont il faudrait analyser les résultats. Ils ont conscience que le sport n’est plus tout rose. Il faudra du temps, peut-être une dizaine d’années, mais j’ose espérer que l’investigation a de l’avenir. » l

1. En 1958, l’USJF devient l’Union des journalistes de sport en France (UJSF).2. L’EPO, ou érythropoïétine, est un produit dopant.

DAMIEN RESSIOT, DE L’EQUIPE A L’AGENCE ANTI-DOPAGE

près 25 ans passés à L’Equipe, dont 15 en tant que spécialiste du dopage, Damien Ressiot a abandonné sa carte de presse en juin dernier. Depuis octobre 2015, il est directeur des contrôles

pour l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD) : « Je ne suis pas parvenu à prouver que le dopage existe dans le football, le rugby ou encore le tennis, confie- t-il, c’est un aveu de faiblesse de ma part. Et puis je voulais faire autre chose. » Pourtant, c’est à lui que l’on doit les premières preuves de dopage de Lance Armstrong publiées en 2005. Et ce ne fut pas toujours facile d’enquêter : « Madame Amaury, propriétaire de L’Equipe mais aussi d’Amaury Sport Organisation, société propriétaire du Tour de France, intervenait souvent sur la ligne éditoriale du journal. Elle s’en servait comme un support événementiel. Heureusement, ma direction m’a toujours soutenu. » Titulaire d’un D.U. dopage obtenu à l’université de Montpellier, il espère maintenant profiter des nouveaux moyens techniques mis à sa disposition pour continuer à lutter contre ce qu’il considère comme « un vrai problème de santé publique ».

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actualités

LE COMPTOIR DES BRÈVES

AUX FRONTIÈRES DU RÉELOn sait que les frontières sont parfois poreuses et en ce 29 février, la croisée des chemins semble être à l’origine de tous les maux du monde. En Grèce d’abord, des heurts ont éclaté entre migrants et policiers à la frontière avec la Macédoine. En cause : le blocage des réfugiés après de nouvelles restrictions d’entrée en Macédoine. La libre circulation, ce n’est pas pour maintenant. A Calais non plus d’ailleurs… L’opération du démantèlement de la « jungle » a été entravée par l’action de No-Borders, « pas de frontières » qui empêchaient notamment certains migrants de monter dans les cars et d’accepter les propositions du gouvernement. Sans frontières certes, mais avec blocage. En Syrie au contraire, fin du blocage pour l’ONU qui peut enfin franchir la frontière après trois jours de cessez-le-feu et venir en aide aux quelques 154.000 personnes des localités assiégées. Au Moyen-Orient enfin, où l’on sait que les frontières peuvent bouger au grès du vent, deux soldats israéliens, qui ont fait confiance à une application GPS de leur téléphone, se sont retrouvés par erreur en plein camp palestinien. Des combats ont éclatés, et pour un temps sans nouvelles d’un de leur soldat qui avait fui à pied, l’état-major israélien a décidé de lancer le protocole « Hannibal » qui prévoit la levée de toutes les restrictions dans l’usage de la force afin d’empêcher l’enlèvement du soldat par l’ennemi. Bilan : un Palestinien tué, quatre autres blessés. Ce protocole avait été utilisé en août 2014, dans la bande de Gaza, au cours de l’opération « Bordure protectrice ».

HISTOIRES BELGESQuand l’actualité nous fait des blagues… Alors c’est l’histoire d’un drone belge, de grande envergure et fonçant à 140 km/h dont les propriétaires ont perdu le contrôle et ainsi forcé un Rafale de l’armée française à se lancer à sa poursuite. L’engin que l’on ne doit pas à Dassault, s’est finalement écrasé dans un champ, sans faire de dommages. Belges ou pas, les blagues, Marine Le Pen, elle, elle les aime bien. Riant aux éclats quand un agriculteur lui a proposé de venir caresser sa vache baptisée Elysée, « parce qu’il faut vous en rapprocher », ou multipliant les saillies contre les membres du gouvernement qu’elle compare à des paillassons, ses paillardises ont bien plu aux paysans du salon de l’agriculture. Plus drôle encore : la blague du ministre nord-coréen des affaires étrangères qui a officiellement déclaré que son pays avait décidé de ne plus participer au Conseil des droits de l’homme de l’ONU ! Une grosse perte, à n’en pas douter. Dans les Alpes-Maritimes on sait aussi s’amuser. Surtout grâce à Eric Ciotti, qui entend bien engager un bras de fer avec Apple et interdire les I-phones, si ceux-ci ne sont pas déchiffrables par les autorités. Aux Etats-Unis, c’est la blague Trump qui continue puisque lors du Super Tuesday, ce dernier a triomphé dans sept états, prouvant ainsi sa place de grand favori chez les Républicains. Là par contre, on ne sait plus trop si on doit encore en rire…

LUNDI 29 FÉVRIER

MARDI 1 MARS

Semaine du 29 février au 4 mars 2016

©BC

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TOUT FOUT LE CAMP

Tremblement de terre à Levallois-Perret, où l’on apprend aujourd’hui qu’Isabelle Balkany a été victime d’une arnaque au chèque bancaire, et ce, pour une somme considérable : plus de 3 000 euros ! L’arroseur arrosé, quand on sait que son mari a déjà été mis en examen pour fraude fiscale, blanchiment de fraude fiscale, corruption passive et déclarations mensongères sur son patrimoine. Coup de grisou comparable au Front National, qui annonce aujourd’hui renoncer à son défilé du 1er mai. Jean-Marie Le Pen a immédiatement fait part de son « indignation » et a appelé à se retrouver comme à l’accoutumée devant la statue de Jeanne d’Arc. On ne sait toujours pas si la Pucelle d’Orléans a entendue son appel à l’aide lancé l’an dernier, mais on commence à en douter. On marche aussi sur la tête aux Etats-Unis, dans un camp Républicain au bord du chaos après le triomphe de Donald Trump lors du Super Tuesday. Assez paradoxalement, son succès risque de créer un schisme au sein du parti conservateur qui envisagerait même un putsch contre son poulain le plus prometteur. Un éléphant républicain, ça Trump décidemment énormément.

VENDREDI 4 MARS

LE NOUVEL OBSCURANTISMEQue se passe-t-il sous la tiare du Pape ? Pas moyen de le savoir, les voies du Seigneur sont impénétrables. En tout cas, ça à l’air de sacrément s’agiter. Le Souverain Pontif a ainsi déclaré dans un entretien à La Vie que la France se devait de devenir un état plus laïc. On ne sait pas trop si on doit le renvoyer à la lecture du Livre ou de notre Constitution, mais une chose est sûre, aucun problème au niveau de l’interprétation des textes, les religieux sont passés maîtres. François a par ailleurs jugé bon d’employer le terme « d’invasion arabe » pour décrire la situation européenne actuelle. Il n’a pas encore invoqué Charles Martel mais la graine est plantée. Au Malawi non plus les croyances ne mènent pas qu’à la paix et l’amour. Sept personnes soupçonnées de sorcellerie ont ainsi été lynchées et brûlées comme au temps de l’Inquisition. Obscurantisme encore, mais en France cette fois, puisque selon une enquête de l’Ipsos, 27% d’entre nous pensent que l’auteur d’un viol est moins responsable si la victime portait une tenue sexy. On imposerait bien la burqa, mais François risque encore de râler…

ÇA VOLE HAUTDécollage réussi pour Emmanuelle Cosse, ministre du logement, qui pour son tout premier déplacement officiel depuis sa nomination en a profité pour marquer son désaccord avec le gouvernement au sujet du projet d’aéroport de Notre-Dames-des-Landes. Attention au décrochage ! Du côté du vol MH-370 de la Malaysia Airlines, l’enquête pourrait avancer avec la découverte de « possible débris du Boeing 777 » retrouvés au Mozambique, voisin de la Réunion où avait été authentifiées certaines parties de l’avion. A Roissy maintenant, on n’est pas passés loin de devoir authentifier des parties d’Airbus et par paquets de gros morceaux. Un drone a ainsi frôlé à 1 600 mètres d’altitude un avion en plein phase d’atterrissage. Un « incident grave » selon le bureau d’enquête et d’analyse que l’on devrait à l’essor des drones récréatifs. La France et le Royaume-Uni n’ont eux, que peu de considération pour ces drones petits-bras, et viennent d’annoncer un accord de deux milliards d’euros pour un programme commun de fabrication de drones de combat. Les Etats-Unis l’ont maintes fois prouvé, ces petites bêtes sont très fortes pour répandre la démocratie.

MERCREDI 2 MARS

JEUDI 3 MARS

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billet d’humeur

e vous écris pour vous faire part de mon mécontentement relatif au fonctionnement du tri sélectif en matière de verre. Faut reconnaître que c’est une bonne idée et je suis d’accord avec le

principe. C’est bien de faire ça. Mais ça ne marche pas. Je sais pourquoi en plus et je vais vous expliquer en vous racontant une expérience que j’ai eu pas plus tard que Vendredi dernier.

J’étais chez moi avec quelques amis venus boire le dernier verre après un rude moment de labeur à recréer du tissu social dans des endroits où on a même plus le droit de fumer. La discussion a duré longtemps parce qu’on parlait de politique. De philosophie même. On est rentré chez moi parce que ça fermait. Et donc après il a fallu retourner plusieurs fois chez Brahim pour ne pas uriner de la poussière.J’ai été dormir après et le lendemain j’ai rangé et j’ai bien mis les bouteilles en verre dans un sac discret. Et je suis arrivé devant le container de recyclage des susdites bouteilles en verre. Lorsque j’ai jeté la première bouteille, le bruit m’a fait peur. Il en restait quinze. Je blêmissais de plus en plus, les tympans déchirés par chaque impact de verre sur la bouteille précédente ;

Mes voisins, les passants, et même cet enfoiré de Brahim chez qui pourtant, on avait presque tout acheté la veille, me regardaient tous d’un air scandalisé. Comme si j’étais le plus infâme ivrogne du quartier. La honte de l’arrondissement.

Madame la ministre, c’est ça qui ne va pas. C’est un problème de container. Ça fait trop de bruit. Et moi j’en ai marre qu’on me regarde avec mépris alors que je recrée du tissu social. Alors que celui qui n’a que deux bouteilles à mettre dans le container, c’est qu’il ne fait pas son boulot correctement. Voila l’injustice ! C’est ceux qui travaillent le plus sur qui on jette l’opprobre. Voila pourquoi il faut équiper la France de containers IN-SO-NO-RI-SES. C’est pas les énarques qui penseraient à un truc pareil. Moi, si c’est insonorisé, j’y vais. Comme cela, je n’ai plus aucun risque, on n’entend rien.

Je pense que c’est une idée brillante que vous pouvez donner à vos collaborateurs, mais comme c’est des énarques, ça va prendre du temps. Mais c’est pas bon pour le pays, parce que pendant ce temps, de braves citoyens balancent leurs bouteilles en verre dans la poubelle verte, parce ça, ça ne fait pas de bruit.

Madame la ministre de l’environnement,

u Par WYatt Fair Foot

BJ- Container bouteilles

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