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Modèles et mouvements de politique criminelle

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Mireille DELMAS-MARTY

Modèles et M o u v e m e n t s

de Pol i t ique Criminel le

ECONOMICA

49, rue Héricart, 75015 Paris 1983

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© Ed. ECONOMICA, 1982

Tous droits de reproduction, de traduction, d'adaptation et d'exécution réservés pour tous pays.

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c 'est une démarche inhabituelle et peut-être un peu provocatri- ce que deux auteurs choisissent de rédiger une introduction

commune au texte signé d'un seul d'entre eux. C'est aussi une démarche inhabituelle et sans doute assez révélatrice que deux au- teurs choisissent d'introduire en commun aux textes qu'ils signent seuls et publient simultanément, l'un dans cet ouvrage, l'autre à la Revue française d'administration publique (1).

Le fait est qu'à tort ou à raison, en dépit ou à cause de leurs origines et de leurs disciplines différentes, ces textes sont l'abou- tissement d'un même itinéraire et qu'il est apparu à leurs auteurs qu'il pouvait n'être pas inutile d'en retracer les étapes. La pre- mière de toutes a pour caractéristique de n'avoir pas existé. Elle est en blanc. Elle est un vide, une absence. Le constat de l'absence de moyens de comparaison. De moyens sûrs, voulons-nous dire. Le passage d'un système à l'autre, d'un droit à l'autre, d'un appareil pénal ou administratif à l'autre ne se fait guère, encore aujourd'hui, qu'à coup de juxtapositions ou d'approximations. Juxtaposition de monographies nationales — ou de morceaux pré- découpés de monographies — et l'on parle volontiers d'administra- tion comparée. Approximation sur des principes ou des concepts, et l'on parle déjà de science. Au moins prend-on parfois la précau- tion d'atténuer d'un s — les sciences administratives, les sciences criminelles — la portée de sa revendication scientifique. Il n'em- pêche. On est loin du compte. La rigueur qu'exige de nous la dis- cipline dont nous sommes le plus familier, nous ne la retrouvions guère à peine franchissions-nous les bornes de la science juridique appliquée au droit national. Nous errions alors dans les limbes d'une pré-science, à tous les sens du terme, pour n'avoir pas compris les nécessités d'une ultra-théorie (2). D'une théorie qui, dépassant les théories, se construise sur des concepts transversaux aux systèmes et aux appareils nationaux et leur découvre une langue et une

(1) G. Timsit, «Le modèle occidental d'administration», RFAP, 1982.11. (2) G. Timsit, «La science administrative d'hier à demain... et après-demain», RDP,

oct. 1982.

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grammaire communes. Car c'est bien de cela que nous manquions. Et seulement de cela : tout le reste, nous l'avions. Les matériaux eux-mêmes — l'information nécessaire sur les systèmes ou les appareils nationaux — nous en disposions : les monographies natio- nales, juxtaposées ou non, à quoi se réduisent aujourd'hui les études d'administration ou de politique criminelle comparées. Un appareil très sophistiqué aussi était à notre disposition. L'analyse systémique par exemple — dont c'étaient alors les beaux jours - offrait les moyens d'une conceptualisation et d'une «transversalisation» - qu'on nous pardonne... - de l'analyse et de la réflexion sur un en- semble hétérogène de droits ou d'administrations nationaux et étrangers. Et pourtant nous restions insatisfaits, conscients — à peine, c'est vrai — de ce blanc, de ce vide, de cette absence qui nous pesaient. C'est que l'analyse systémique, pour ne citer qu'elle, était centrée sur les bords du système, et qu'en fait elle relevait plutôt de cette science «externe» dont parle Saussure à propos de la linguistique, alors que nous cherchions les moyens d'une science «interne» (1). Notre définition du droit, de l'administration ou de la politique criminelle supposait que, comme Saussure à propos de la langue, nous en écartions, au moins à ce stade, «tout ce qui est étranger à son organisme, à son sys- tème» (2), c'est-à-dire toutes les relations entre la science dont nous nous proposions l'étude et les autres sciences — l'histoire, la socio- logie, l'économie, etc... — qui toutes s'occupent de problèmes essen- tiels à la compréhension et l'appréhension des phénomènes admi- nistratif, pénal ou juridique, mais qui toutes négligent ce fait encore plus essentiel, encore plus fondamental que le droit, la politique criminelle ou l'administration, comme la langue, «est un système qui ne connaît que son ordre propre» (3). Il fallait distinguer, à l'intérieur par exemple de la science administrative, non pas tant les disciplines qui la constituent — débat toujours recommen- cé et désormais un peu vain sur la pluri-ou l'interdisciplinarité - que les éléments «internes» ou «externes» du phénomène admi- nistratif qu'elle prend pour objet. L'analyse systémique pouvait, certes, permettre de défricher les bords du système. Il fallait cependant d'abord explorer l'intérieur même du système et mettre à jour l'ordre et le réseau de relations qui le structurent et le consti- tuent.

Avant de penser l'environnement externe, concevoir, donc, l'ordre interne. C'est-à-dire concevoir, au delà de la diversité des

(1) F. de Saussure, Cours de linguistique générale, éd. critique préparée par Tullio de Mauro, Payot, p. 40.

(2) Ibid. (3) Ibid., p. 43.

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systèmes, un ordre qui soit propre à la science administrative ou à la politique criminelle (1). Saisir le singulier alors que les faits obser- vés s'expriment obstinément au pluriel. Saussure, Hjelmslev, Benve- niste pour la langue, Claude Levi-Strauss en anthropologie avaient déjà rencontré et traité ce genre de problèmes ; avec cette difficulté supplémentaire pour l'anthropologie que les alphabets offraient aux linguistes une première référence formalisée, tandis qu'il apparte- nait à l'anthropologie de découvrir elle-même, de se donner elle- même les éléments de base, les relations et les oppositions fonda- mentales qui constitueraient l '«atome» rendant manifeste la struc- ture sociale elle-même, celle de la parenté ou du mythe par exemple.

Pour nous, les difficultés étaient tout à la fois semblables et autres. Comme l'anthropologie, le droit ne fournit au chercheur aucun élément fondateur des structures cachées en lesquelles se décomposent les ensembles analysés. Rien qui puisse être comparé à ce que sont les alphabets pour les linguistes. Aux difficultés nées de cette lacune s'ajoutait une difficulté propre : l'existence massive et apparemment incontournable pour qui vient étudier le phéno- mène de la politique criminelle ou de l'administration, d'un sys- tème «juridique», donc hautement conceptualisé, comme enfermé en une forteresse qu'il se serait bâtie lui-même. Retranché derrière ses propres concepts, vécu à l'impératif et non à l'indicatif, il finit par s'imposer même au langage ordinaire. Ainsi du mot «vol», qui à lui seul fait entrer de force le comportement désigné dans le champ du droit pénal : aucun autre mot ne permet d'exprimer de façon neutre, c'est-à-dire sans postuler par avance une réponse de nature pénale, le fait de soustraire la chose d'autrui sans son consente- ment. Ainsi, dans d'autres domaines, des concepts de décen- tralisation-déconcentration. La conceptualisation juridique est si élaborée qu'elle interdit — ou rend fort difficile — la réflexion sur l'objet juridique, faute de mots pour l'exprimer. On avait sans doute oublié d'appliquer au droit cette constatation paradoxale, familière aux linguistes, que «plus nette est la structure apparente, plus difficile il devient de saisir la structure profonde, à cause des mo- dèles conscients et déformés qui s'interposent comme des obsta- cles entre l'observateur et son objet» (2).

Pour analyser dans son ordre interne l'objet soumis à l 'étude de la science administrative ou de la politique criminelle, il fallait donc écarter les sytèmes apparents, ceux qu'interposent les textes, la doctrine et la jurisprudence. C'est-à-dire, avant tout, repenser le

(1) Terme que nous employons en raccourci de «science de la politique crimi- nelle» .

(2) Levi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon 1958, p. 308.

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langage juridique qui, fondant ces systèmes apparents, interdit d'en sortir. Ici comme ailleurs, il était nécessaire de «secouer tout ce qui est inhérent au langage, c'est-à-dire une certaine rationalisation que le langage apporte nécessairement, donc détruire cette rationalisa- tion à l'intérieur du langage, mais en se servant encore du langage »( 1 ).

Ici plus qu'ailleurs. On pressent, à travers l'exemple du vol, que la langue juridique est figée, appauvrie par rapport à la langue ordi- naire, dont elle aurait comme perdu les propriétés essentielles. Si la langue occupe une place à part dans les systèmes de signes, c'est en effet qu'elle possède, elle seule, ce pouvoir étonnant de se pen- ser elle-même : «on peut construire des langues sur les langues, ce qu'on appelle des métalangues, des langues qui servent à décrire une langue, dont c'est la seule et unique fonction» (2). Pour cons- truire une métalangue, une grammaire par exemple, le linguiste se fonde sur cette spécificité de la langue, parmi les systèmes sémiologiques, qu'elle s'organise selon deux dimensions, selon deux axes : sémiotique, le sens refermé sur lui-même, le signe qui doit être «reconnu» ; sémantique, le sens résultant de l'enchaîne- ment, de l'adaptation des différents signes entre eux, de l'ouver- ture vers le monde, le discours qui doit être «compris». Or les faits de langue ne sont pas tous identiques et, par rapport au langage ordinaire qui naît de l'intersection des deux axes, le langage juridique, lui, à dominante sémiotique, rejoint les systèmes de signes étroitement codés d'avance, tandis que d'autres langages à dominante sémantique, la poésie par exemple, occu- pent des positions exactement et symétriquement opposées. Ainsi comprendrait-on que pour des raisons du même ordre, mais inver- ses, poésie et droit aient tant de mal à se penser.

La réflexion sur le droit supposerait donc, en un premier temps, l'introduction de la dimension sémantique, de cette «ouverture vers le monde» familière au langage ordinaire. Certains mots juridiques pourraient encore servir, quitte à être précisés ou élargis dans leur définition. D'autres devraient être remplacés dans l'inévitable explo- sion d'une langue «qui se retourne contre elle-même et qui essaie de

se refabriquer à partir de cette explosion préalable» (3). Explosion nécessaire, car elle permet d'ouvrir le système, d 'élargir le champ observé aux manifestations extrajuridiques du phénomène, jusque là cachées derrière l'écran de la conceptualisation juridique. Cette phase correspond - n'est-il pas vrai - à la démarche suivie en scien- ce administrative, ébauchée en politique criminelle, avec les analyses

(1) Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1974, t. 2, p. 37. (2) Ibid., t. 2, p. 35. (3) Ibid., t. 2, p. 37.

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fonctionnaliste et systémique. En faisant référence au monde exté- rieur, donc en introduisant, précisément, une dimension sémanti- que jusque là exclue, ce type d'analyse instaure une distance entre l'observateur et son objet. Distance féconde qui donne le moyen de franchir l'obstacle du système juridique apparent : placé au dehors, l'observateur peut en effet saisir, de son regard comme libéré, le système véritable qui se découvre alors. Il lui devient possible à l'étape suivante - celle que nous abordons ici - de le dé- crypter, d'en dégager l'ordre interne. Ordre propre au système admi- nistratif ou de politique criminelle, il ne se limite plus aux seuls signes juridiques - l'écume des choses - mais au niveau le plus fon- damental se compose d'un ensemble de signes à la fois simple et beaucoup plus complexe.

Retour à la sémiotique, donc, mais à une sémiotique enrichie par le dépassement de la sémiotique purement juridique et qui s'attacherait à découvrir ou à connaître les signes qui, reconnus, permettraient de fonder l'unité et d'opérer le classement des systè- mes administratifs ou des politiques criminelles.

L'analyse serait alors commandée par le respect des principes fondamentaux de toute sémiotique (1) : «Qu'à aucun moment on ne s'occupe en sémiotique de la relation du signe avec les choses dénotées, ni des rapports entre le signe et le monde», ce qui exclut toute analyse, à ce stade au moins, de type fonctionnaliste ou systémique ; que «le signe a toujours et seulement valeur générique et conceptuelle et qu'il n'admet donc pas de signifié particulier ou occasionnel», ce qui exclut, à ce stade au moins, toute analyse de type psychologique ou psychanalytique ; qu'enfin «les oppositions sémiotiques sont de type binaire» — «la seule question qu 'un signe suscite pour être reconnu est celle de son existence, et celle- ci se décide par oui ou non» — ce qui implique à ce stade au moins la nécessité de construire des modèles à partir de la présence ou de l'absence d'unités, de principes ou de relations que l'on aura identi- fiés, dont on aura décrit les marques distinctives, et à partir des- quels seront recherchés et découverts des «critères de plus en plus fins de la distinctivité». L'ensemble permettrait l'élaboration de schémas dont la structure interne pourrait être définie par les corré- lations existantes et dont les transformations par engendrement, dérivation, etc..., pourraient alors être suivies et analysées avec la rigueur nécessaire.

De l'analyse fonctionnaliste ou systémique, externe au système, force est donc de passer à cette analyse interne, systémale, disons-

(1) Ibid., t. 2, p. 223.

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nous. Elle seule permet de penser tout à la fois le droit et au delà du droit et donc de substituer aux systèmes apparents, fortement implantés en nous par l'appareil conceptuel du droit, le système réel dans sa complexité, sa diversité, mais aussi son ordre propre.

Ce pas fut d'abord franchi dans l'analyse des modèles d'admi- nistration (1). Entraînée par l'exemple, la recherche de politique criminelle pouvait à son tour tenter par l'analyse «systémale» le dépassement d'un système juridique particulièrement opaque et fermé dans sa nécessité première, primitive presque, de droit pénal inéluctable.

Dégager les éléments de base, puis les relations et oppositions fondamentales dans la dépendance, la solidarité qui les commandent, enfin construire les modèles formels à partir de ces «invariants», la méthode était la même. Elle devait aboutir au même résultat, surprenant, rassurant, qu'en matière juridique comme en linguistique «il semblerait qu'une représentation aussi abstraite nous éloignât de ce que l'on appelle la réalité. Tout au contraire, elle cor- respond à l'expérience la plus concrète» (2).

Et s'il fallait maintenant nous interroger sur les perspectives de la démarche dans laquelle nous nous sommes engagés, deux directions au moins pourraient être explorées, autour de l'analyse des modèles.

D'abord affiner la construction de ces modèles. Dans cette perspective, la recherche pourrait, notamment, accumuler et engran- ger ce matériau de base que constituent les théories et les doctrines sur l'administration ou les politiques criminelles. Rarement objecti- vées, théories et doctrines colorent en général les analyses de science administrative ou de politique criminelle sans que jamais l'on se préoccupe d'en extraire ce qu'elles peuvent apporter de cer- tain et qui transparaît des coïncidences existant entre elles. Inter- prétation partielle, chacune, d'un système, leur accumulation, leur superposition — comme celle de calques transparents qui ne porteraient, chacun, que certains des traits du modèle global — per- mettrait de reconstituer le système dans son ensemble, dans sa structure fondamentale. Recherche liée à la construction de modèles, elle n'est ni ne doit être une recherche historique : elle utiliserait les idées, les théories et les doctrines comme territoires de la recherche pour y découvrir au delà, ou au tréfonds — recher- che archéologique - , les relations, les oppositions, les atomes constitutifs de la matière à partir desquels reconstruire/déconstruire les objets et les phénomènes soumis à l'étude.

(1) G. Timsit, «Modèles, structures et stratégies d'administration, éléments pour une prospective administrative», RDP 1980, n° 4.

(2) Benveniste, précité, t. 1, p. 21.

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Alors deviendrait possible, avec quelque chance de succès et sur de nouvelles bases, de s'engager dans la seconde direction — la plus explorée — celle des rapports entre les systèmes et leur environ- nement, et les fonctions qu'ils y assurent. Exploration aujourd'hui menée dans la dispersion, et dont les insuffisances sont trop évi- dentes aux yeux même de ceux qui s'y sont lancés pour que l'on ne s'interroge pas, alors pourtant qu'elle est parvenue à des résultats non négligeables, sur les raisons de l'insatisfaction et du désenchan- tement que connaissent ceux qui ont exploré ces voies. Exploration aux confins du système, nécessaire sans doute à son ouverture, mais encore prématurée à ce stade, car limitée par l'ignorance du système. Exploration à reprendre, demain... ou après-demain, en une nouvelle sémantique enrichie à son tour de toute la connaissan- ce d'un territoire enfin balisé, d'un système enfin établi dans son ordre propre.

Gérard Timsit, Professeur à l'Université de Paris I

Mireille Delmas-Marty, Professeur à l'Université de Paris XI

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CHAPITRE INTRODUCTIF

Ce qui s'oppose, en se composant, éter- nellement se pose.

Héraclite, Fragment 67

E t si «politique criminelle» n'étaient que mots pour rien, ou plu- tôt, mots trop riches de toutes les significations que chacun y

attache, trop divers de toutes les formes, toutes les couleurs que chaque culture leur a données ; cadre trop lâche d'où les images toujours s'échappent ?

SECTION 1

UN CADRE TROP LACHE

Depuis Feuerbach nommant politique criminelle «l'ensemble des procédés répressifs par lesquels l 'Etat réagit contre le cri- me» (1), et la limitant ainsi à une sorte de réflexion sur le droit pénal, la perspective s'est progressivement élargie. En s'inspirant de l'approche de Marc Ancel, qui souligne la nécessité d'inclure dans la politique criminelle «à la fois les problèmes de prévention et le système de répression» (2), on retiendra comme délimitation provisoire du champ à explorer : l'ensemble des procédés par les- quels le corps social organise les réponses au phénomène criminel.

(1) Manuel de droit pénal, 1803. (2) APC, n° 1, 1975, p. 15 et s. V. également G. Levasseur, «La politique criminel-

le», Arch. de philosophie, T. XVI, 1971, p. 131 et s. et «Réflexions sur la prévention gé- nérale», APC, n° 3, 1977, p. 13 et s. Pour une revue systématique des différentes défini- tions retenues, J. Bernat de Celis, «La politique criminelle à la recherche d'elle-même», APC n° 2, 1977, p. 3 et s.

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Perspective élargie à divers titres : des procédés seulement ré- pressifs à tous autres «procédés», notamment ceux à base de répa- ration ou de médiation ; de l'Etat au «corps social» tout entier, mais à la condition que celui-ci «organise» ses réponses, ce qui exclut le cas d'une réponse totalement isolée, non admise par le groupe ; de réagir à «répondre», afin d'introduire à côté de la réponse «réactionnelle» (a posteriori) la réponse préventive (a priori) ; enfin du crime au «phénomène criminel», englobant tout comportement de refus des normes, infraction ou déviance. Dépas- sant ainsi de loin la seule réflexion sur le droit pénal, la politique criminelle ne se confond pour autant ni avec la criminologie tradi- tionnelle — puisqu'elle ne se donne pas pour objet principal l'étude du phénomène criminel — ; ni avec les doctrines contem- poraines de criminologie critique, nouvelle criminologie ou crimino- logie radicale, qui se veulent théories critiques du contrôle social (1) — car elle ne retient pas l'analyse marxiste comme seul fondement épistémologique — ; ni avec l'interactionnisme et la sociologie de la réaction sociale (2) - car elle se veut diachronique, insistant sur la transformation des phénomènes observés. Mais dire ce que la politique criminelle n'est pas ne suffit évidemment pas à décrire ce qu'elle est, encore moins à saisir son unité à travers la diversité, l'étrangeté parfois, de ses facettes multiples : du phéno- mène criminel aux réponses du corps social.

§

Diversité, tout d'abord, du phénomène criminel, trop connue pour qu'on s'y attarde. Il suffit, pour en prendre la mesure, de rappeler quelques points de repère.

A — Le crime, d'abord, est désigné par chaque société selon ses critères, multiples, parfois contradictoires. Critères imposés, plus ou moins clairement, par les grandes religions. Ici, le non-respect des parents, le meurtre, l'adultère, le vol, le faux témoignage et diver- ses convoitises (les dix commandements de Dieu des religions ju- daïque et chrétienne). Ailleurs, l'adultère, la diffamation, le vol et le brigandage (infractions had, à peine fixe, du droit musul- man) (3). Plus loin de nous, sans doute (le Dharma dans la religion

(1) Cf. no t ammen t L. Aniyar de Castro, Conocimiento y orden social : criminologia como legitimacion y criminologia de la liberacion, Instituto de criminologia, Universidad

del Zulia, 1981. (2) Cf. Gassin, De quelques tendances récentes de la criminologie anglaise et nora-

américaine, RSC, 1977.249. (3) M. Mostafa, préface M. Ancel, Principes de droit pénal des pays arabes, LGDJ,

1973, p. 9 et s. ; également The islamic justice system, ouvrage collectif sous la direc- tion de C. Bassiouni, Oceana Publications, 1982, p. 3 et s.

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hindoue) (1), le refus de faire le devoir propre à sa caste et à son stade de vie, la mise à mort des animaux, l'insoumission au père ainsi que le manque de respect aux aînés, la rupture avec la tradi- tion, le fait de mettre le bien de sa personne avant celui de la communauté, le fait d'avoir des relations sexuelles avant le maria- ge. Egalement, pour les maîtres taoistes de la Chine classique qui refusent de répartir les choses entre le Mal et le Bien, la référence aux 24 dispositions qu'il faut réprimer pour obtenir «la rectitude et la quiétude, l'illumination et la vacuité» (2) : 6 appétits (ceux des honneurs et des richesses, des distinctions et du prestige, de la re- nommée et de la fortune), 6 entraves (celles qu'imposent le maintien et le comportement, la sensualité et le raisonnement, le tempérament et la réflexion), 6 sentiments (haine et désir, joie et colère, peine et plaisir), 6 attitudes (celles qui consistent à éviter ou à aller au devant, à prendre ou à donner, à acquérir des connaissan- ces ou à exercer des talents).

Critères raciaux : dans l'Italie de Mussolini, «l'avortement pro- voqué, en portant atteinte à la maternité comme source intarissa- ble de la vie des individus et de l'espèce, constitue en réalité une offense à la vie même de la race, et, partant, de la Nation et de l'Etat» (3). De même, la politique criminelle de l'Allemagne hitlé- rienne, fondée sur la communauté du sang et du sol, impose-t-elle un droit pénal nouveau «qui est un droit de race» (4).

Critères politiques aussi : «toutes les législations des Etats so- cialistes contiennent des dispositions exprimant la règle que l'infraction est un acte socialement dangereux que la loi définit comme étant défendu sous la menace d'une peine... La majorité des codes, en proclamant que l'infraction est un acte socialement dangereux, essaient de préciser en quoi consiste un tel acte. Ils indiquent les biens visés par l'acte. Il s'agira donc du régime social ou politique, du système économique socialiste, de la propriété socialiste, de l 'homme et de ses droits politiques, patrimoniaux, de

(1) R. Vachon, «L'Orient hindou et le crime», in L'Afrique du Nord et l'Asie de l'Ouest, Développement et société, Université de Montréal, 1975, p. 52 et s.

(2) Tchouang Tseu, L. II, 87, 89, cité par Granet, La pensée chinoise, Albin Michel, 1968, Les recettes de sainteté, p. 434. Adde Tsien Tche-hao, La Chine, LGDJ, 1976, montrant, à côté du taoisme «indissociable de la pensée chinoise», l'accueil d'influen- ces extérieures (p. 44) et l'impact du «conservatisme du confucianisme» (p. 39 et s.).

(3) A. Bocco, «Relazione ministeriale al Re per l'approvazione del testo definitivo del Codice penale», 19 oct. 1930, cité par D. de Tragiache, Un aspect de la politique démographique de l'Italie fasciste : la répression de l'avortement, Mélanges de l'Ecole française de Rome, 1980, p. 691 et s.

(4) H. Donnedieu de Vabres, La politique criminelle des Etats autoritaires, Sirey 1938.

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travailleurs et d'autres droits civils, de l'ordre juridique socia- liste» (1).

Relativité du crime dans l'espace, mais aussi dans le temps. Certaines infractions disparaissent, ainsi l'adultère, gommé du Code pénal français par une loi de 1975. D'autres surgissent, telles les atteintes à la vie privée par l'enregistrement, la fixation ou la trans- mission des paroles ou de l'image d'une personne sans son con- sentement (art. 368 CP français dans sa rédaction de 1970). Plus significatif encore est le développement, à côté de la délin- quance traditionnelle à caractère personnel et le plus souvent occasionnel, d'une véritable criminalité institutionnelle, à caractère organisé, généralement sur un plan à la fois national et interna- tional, dont l'objet permanent est le crime : mafia, tueurs profes- sionnels, grands réseaux de trafiquants, groupements terroristes, grandes filières de fraudes économiques et financières, etc.

Ailleurs, c'est l'appréciation de la gravité qui se modifie : punis- sable de mort dans le Code pénal français de 1810, l'infanticide est aujourd'hui frappé de dix à vingt ans de réclusion et, à l'occasion, puni en fait de trois mois d'emprisonnement ferme et de quelques mois avec sursis (2). L'évolution est parfois rapide : moins d'un an entre la circulaire du ministre de la Justice français du 7 février 1981, relative à l'application de la loi du 2 février renfor- çant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, et celle du 21 octobre 1981, relative aux orientations nouvelles de politique crriminelle ; et pourtant les cibles avaient nettement changé entre février — «apporter une réponse à la violence» (telle que celle-ci se trouve définie dans la loi) — et octobre — «combattre plus effi- cacement la délinquance économique et financière».

Encore le crime est-il défini juridiquement, ce qui lui donne une certaine stabilité. Rien de tel avec l'«état dangereux», aux contours plus imprécis encore et plus étranges.

(1) I. Andrejew, préface M. Ancel, Le droit pénal comparé des pays socialistes, Ed. Pedone, 1981, p. 49 et s. Comp. art. 2 CP chinois (1er janv. 1980) donnant comme but au droit pénal de combattre les crimes contre-révolutionnaires, de défendre la dictature du prolétariat, de protéger la propriété socialiste et la propriété personnelle légitime et aussi de protéger les droits personnels, démocratiques et autres des citoyens, de maintenir l'ordre public et l'ordre de production, du travail, de l'enseignement, de la recherche scientifique et de la vie du peuple, cf. Tsien Tche-hao, «Analyse des récents Code pénal et Code de procédure pénale de la République populaire de Chine», RSC, 1980. 641.

(2) Dans le cas d'un double infanticide jugé par la Cour d'assises du Rhône en fin 1981, Le Monde, 25 déc. 1981. Pour d'autres exemples, voir M. Delmas-Marty, Les chemins de la répression, PUF, 1980, p. 102 et s.

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B — L'état dangereux est-il visé lorsque les sociétés dites «pri- mitives» désignent les «sorciers» traditionnels, ventriloques, bossus, femmes enceintes, forgerons et fossoyeurs ? Différents des autres, ces sorciers ne sont pas toujours rejetés pour autant, mais se voient à l'occasion confier une fonction d'autorité. Pourtant : «média- teurs désignés entre les forces surnaturelles et les hommes, entre les morts et les vivants, capables de produire les plus grands bien- faits et les pires catastrophes, ils sont naturellement désignés par l'opinion comme les auteurs d'un malheur lorsqu'il s'en produit. La sorcellerie n'est plus précisément un crime, mais elle en est très proche. Elle est, diraient les criminologues modernes, un état dangereux» (1).

A côté des sorciers, la «sorcière» : dans la France de l'Ancien Régime, la femme insoumise à son mari devient en effet symbole de désordre, «une beste imparfaite, sans foy, sans loy, sans crainte, sans constance» (2) ou même symbole de mort, «thème obligé qui donne aux textes l'occasion de réaliser un face à face tour à tour angoissé, vengeur ou résigné avec l 'Amour comme avec la Mort» (3). Etat dangereux d'une autre sorte, celui des mendiants et vagabonds professionnels qui, à la différence des «vrais... pau- vres», sont exclus de l'Aumône générale. On s'efforce de les distin- guer des chômeurs temporaires (ordonnance parisienne de 1551), tout en accordant un statut intermédiaire aux voyageurs pauvres, pélerins et paysans affamés, «inscrits pour une, et une seule, dis- tribution, la «passade» (4). Un tel statut évoque d'ailleurs la règle que les premières communautés de chrétiens avaient dû, en leur temps, imposer afin de respecter la loi de l'hospitalité sans pour autant se laisser abuser par un certain parasitisme ; «tout homme qui vient au nom du Seigneur doit être accueilli. Ensuite, éprouvez- le et tâchez de le connaître, car vous devez discerner la droite de la gauche. Si le nouveau venu ne fait que passer, secourez-le de votre mieux ; mais il ne demeurera chez vous que deux ou trois jours, si c'est nécessaire. S'il veut s'établir chez vous et qu'il soit artisan, qu'il travaille et se nourrisse. Mais s'il n'a pas de métier, ayez l'intel- ligence de ne pas laisser parmi vous un chrétien vivre sans rien faire. S'il refuse d'agir ainsi, c'est un trafiquant du Christ. Gardez- vous des gens de cette sorte» (5).

(1) H. Lévy-Bruhl, «Ethnologie juridique», in Ethnologie générale, Encyclopédie La Pléiade, p. 1170.Comp. Colloque de Louvain, 1979, La dangerosité a-t-elle encore un sens ?

(2) N.Z. Davis, Les cultures du peuple, rituels, savoirs et résistances au 16e siècle, Aubier-Montaigne, 1979, La chevauchée des femmes, p. 210 et s.

(3) A. Farge, Le miroir des femmes, Bibliothèque bleue, Montalbe, 1982, p. 76. (4) N.Z. Davis, précité note 2, Assistance, humanisme et hérésie, p. 40 et s. (5) A. Jaubert, Les premiers chrétiens, Seuil, coll. Le temps qui court, p. 93.

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Quant aux sociétés industrialisées les plus modernes, elles ont aussi leurs marginaux, «gens à risques» (1) ou déviants, mais com- ment les reconnaître ? Dans le cadre d'une récente enquête, les critè- res suggérés à un échantillon de personnes interrogées sur la déviance ont été volontairement pris dans un éventail des plus lar- ges et quelque peu saugrenu : hippies, naturistes, fous et malades mentaux, adeptes d'une secte, drogués, handicapés physiques, alcooliques, gitans, nomades et forains, couples non mariés, divorcés, mères célibataires, travailleurs immigrés, clo- chards, vagabonds, mendiants, homosexuels, motards, proxénè- tes et prostituées, resquilleurs, jeunes «loubards», etc. (2).

C'est dire l'imprécision de cette notion dont témoigne d'ailleurs le besoin, éprouvé par chaque auteur traitant de déviance, de proposer sa propre définition (3). Imprécision qui fait du regard des autres le critère extrêmement subjectif de la dévian- ce... comme d'ailleurs celui des comportements symétriquement valorisés par le groupe social (4). Pourtant ce caractère polysémi- que n'exclut pas certaines tentatives de classification, les plus pertinentes prenant en compte les différents degrés de réaction. Ainsi V. Peyre distingue-t-il plusieurs degrés ou niveaux de réac- tion qui, bien entendu, s'interpénètrent :

— réaction sociale informelle et diffuse (dans la sphère des relations primaires, relations de voisinage par exemple), se tradui- sant par un sentiment lui-même diffus de crainte, de réproba- tion ou d'hostilité ;

— réaction sociale informelle, mais active, parce qu'elle comporte un acte, rejet du déviant, renvoi à une instance, dénon- ciation ;

— réaction sociale instituée, mais dans un contexte local et s'exprimant à travers des organismes privés ou officieux (Office du logement, par exemple) ;

(1) Sur la notion d'enfants «à risques», le projet de gestion informatisée de médecine infantile (fichier Gamin) présenté en 1980 par le Ministre de la Santé opère un tri entre les enfants, au moyen de la modélisation de quelque 170 facteurs de risques médicaux ou sociaux. Rejeté par la Commission informatique et liberté (rapport 1981, p. 28 à 30) en raison de son caractère hétérogène (des données d'ordre administratif, social, socio-professionnel voisinant avec des indications purement médicales) et des risques «d'inégal remplissage quantitatif et qualitatif», le projet modifié est à nouveau soumis à la CNIL pour avis (1982).

(2) Enquête sur «Le contrôle social de la déviance», Laboratoire de sociologie criminelle, Université de Paris 2, citée dans Les chemins de la répression, précité, p. 48 et s.

(3) Voir notamment L. Aniyar de Castro, Criminologia de la reaccion social, Insti- tuto de criminologia, Universidad del Zulia, Maracaïbo, 1977 ; M. Clinard, Sociology of deviant behavior, Holt, Rinehart and Winston Inc., 1963 ; Cohen, Deviance and Control, Prentice-Hall Inc., Englewood Cliffs, NJ, 1966.

(4) L. Aniyar de Castro, précité, p. 21 et s.

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- réaction mettant en œuvre les institutions et appareils de l'Etat, soit sur un mode d'intégration (idéologie et persuasion), soit sur un mode de répression (sanction et exclusion) (1).

Il est vrai qu'en ce sens la relativité de la notion d'état dange- reux ou de déviance apparaît comme le reflet de la diversité des réponses du corps social au phénomène criminel.

En effet, la relativité ne touche pas seulement criminalité et état dangereux ; elle existe au cœur même de la politique crimi- nelle, dans le choix des réponses qui leur sont données par la société.

A — Les réponses au crime sont, ici encore, soumises au temps et à l'espace. Si l'on reprend l'exemple français des deux circulai- res ministérielles de 1981, le changement n'est-il pas frappant entre la première ligne directrice proposée — «à l'égard de la criminalité agressive et violente, l'intimidation et la neutralisation doivent souvent prendre le pas sur d'autres considérations» — et la seconde — «éviter une nouvelle inflation carcérale» ?

Sur un plan beaucoup plus général, l'histoire, l'ethnographie et le droit comparé montrent la diversité des pratiques : châtiments corporels (dont la variété et le pittoresque feraient sourire, s'ils n'éclairaient de façon terrifiante l'infini de l'imagination humaine), privation ou restriction de liberté, injonctions diverses, privation de droits, peines pécuniaires, afflictives, correctives, infamantes, mesures de sûreté, de sécurité ou d'action sociale, et encore, en dehors des sanctions proprement dites, réactions directes d'auto- défense, admonestations policières, processus de médiation divers, conciliations et arbitrages, rituels d'apaisement, etc.

Rien de commun, à première vue, entre, par exemple, les duels de chants qui autrefois constituaient les principales institutions judiciaires de régulation des conflits de la communauté Inuit (2),

(1) V. Peyre, «La déviance et la délinquance dans le contexte de la sociologie de la déviance, déviance secondaire et carrière criminelle» in La théorie de la stigmatisation et la réalité criminologique, 18e Congrès français de criminologie, 1979, Presses universitaires d'Aix-Marseille, p. 47 et s.

(2) N. Rouland, Les modes juridiques de solution des conflits chez les Inuits, Etudes Inuit, 1978, vol. 3, notamment p. 124 et s. Comp. R. Verdier, «Pouvoir, justice et vengeance chez les Kabiye (Togo), in La Vengeance dans les sociétés extra occidentales, Cujas, 1980, p. 210 : «si deux maisons en venaient aux armes, les Anciens dépêchaient une vieille femme, la mère de tous, pour répandre de la cendre sur les lieux ; les adversaires devaient alors renoncer à se battre».

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l'amputation de la main de tout voleur prévue par le Coran (1), le travail au profit de la communauté («community service order») du droit anglo-américain (2), ou les classiques «peines principa- les» d'amende et d'emprisonnement.

Diversité encore des réponses préventives. D'abord la préven- tion d'ordre général, augmentation des effectifs de police et de gendarmerie, amélioration des dispositifs de sécurité des édifices ou des véhicules de transport en commun, financement d'associations de prévention, etc. (3). Plus diverses encore, les réponses de prévention spéciale, celles qui s'adressent à une caté- gorie déterminée de délinquants potentiels et peuvent consister en admonestations plus ou moins vigoureuses ou simples rituels d'apaisement, par gestes, paroles, ou même sourires : «les souri- res ont, à mon avis, des fonctions importantes dans l'ordre public, et il convient de les examiner par rapport aux places qu'ils occupent dans le flux des comportements. Les sourires servent de merci et de je vous en prie. Ils permettent d'annoncer qu'on ne se disputera pas avant même de savoir de quoi l'on pourrait disputer» (4).

Il est vrai que les différents thèmes s'enchevêtrent car la répres- sion de l'infraction est aussi — dit-on — prévention ; tandis que cer- tains mécanismes de prévention de l'infraction constituent en même temps des réponses à l 'état dangereux.

B — Les réponses à l'état dangereux tendent, en effet, à ini- tier l'individu aux normes du groupe selon des procédés plus ou moins contraignants : éducation par la famille, l'école, le milieu pro- fessionnel ou le milieu social environnant, véritable contrôle social exercé par la communauté ou par l'Etat. Un exemple célèbre dans l'Europe du XVIIe siècle, le «charivari», apparaît à cet égard comme un curieux instrument de contrôle social qui, au mieux, s'efforçait de faire régner l'ordre au sein d'une communauté, «avec son mélange de bouffonnerie et de cruauté», mais pouvait aussi tourner au pire «lorsque les voisins ou villageois étaient en

(1) Sur les condamnations à l'amputation d'une main prononcées par des tribunaux religieux au Pakistan jusqu'en décembre 1970, voir Amnesty International, rapport 1980, p. 269 et s. (faisant également état de nombreuses condamnations à la peine du fouet).

(2) J. Verin, RSC 1979.636. Pour une extension au droit français, voir travaux parle- mentaires relatifs au projet d'abrogation de la loi dite «Sécurité et Liberté», notam- ment rapport Forni, Document Ass. Nat., n° 1032,19 juill. 1982.

(3) Voir Réponses à la violence et Prévenir la violence, La Documentation françai- se, 1977, 1980.

(4) Cf. E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Ed. de Minuit, 1973, t. 2, p. 157. Egalement G. Salem, «Rites d'expression et d'apaisement ; aspects systémi- ques et éthologiques», Arch. suisses de neurologie, neurochirurgie et de psychiatrie, vol. 129 (1981), fasc. 1, p. 157 et s.

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désaccord profond sur la conduite de la vie domestique des ménages ou sur les droits de la justice populaire; la foule vociférante pouvait fracasser la communauté et laisser dans son sillage la violence et la mort ; l'envie et la fureur pouvaient pousser le rituel social de la moquerie au delà des limites habituelles» (1). De la même façon se développent aujourd'hui les diverses réactions évoquées plus haut, de la simple hostilité de voisinage à un contrôle social institué par l'Etat et laissant entrevoir, à travers l 'enfermement de l'individu considéré comme dangereux, l'horizon du «goulag».

Devant ces images multicolores, l'observateur éprouve comme un malaise. Malaise déjà sensible autrefois — «plaisante justice qu'une rivière borne ! vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà»... — mais qui s'exprime aujourd'hui en un véritable appel — «la politique criminelle à la recherche d'elle-même» (2), «la crise de la politique criminelle» (3). L'appel de ceux qui voudraient, malgré tout, regarder.

SECTION II

MALGRE TOUT REGARDER

Regarder, c'est d'abord s'efforcer de baliser le territoire de la politique criminelle. «Politique» criminelle, donc, comme toute politique, à la fois une forme d'organisation de la vie sociale basée sur l'attribution du pouvoir qui détermine la répartition des biens, garantit les institutions au sens large (la famille, l'école, l'église...) et propose les valeurs ; et une action, une stratégie, un mouvement pour atteindre un certain but. Or ce mouvement est précisément orienté en fonction des valeurs proposées, donc de «données arbitraires qui cherchent à se réaliser dans des actions singulières et possiblement rationnelles ; le plaisir, Dieu, la gloire, la connaissance, la puissance... sont des valeurs que rien ne peut justifier ni réfuter, sinon leur conformité à des passions tout aussi arbitraires» (4). En ce sens, toute «politique» est commandée par une idéologie, si l'on prend le terme au sens précis défini par J. Baechler de «discours orienté par lequel une passion cherche à se réaliser dans une valeur..., formation discursive polémique, grâce à laquelle une

(1) N.Z. Davis, «Charivari, honneur et communauté à Lyon et à Genève au XVIIe siècle» in Le charivari, Ecole des hautes études, Table ronde, Paris, 1977, Mouton, p. 207 et s.

(2) J. Bernat de Celis, précité.

(3) V. Troisième Colloque international de politique criminelle organisé par le Centre de recherches de politique criminelle, APC n° 4, 1980, p. 11 et s. (rapports Jescheck, McClintock, Lejins).

(4) J. Baechler, Qu'est-ce que l'idéologie?, Gallimard, coll. Idées, 1976, p. 55.

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passion cherche à réaliser une valeur par l'exercice du pouvoir dans une société» (1).

Baliser le territoire de la politique criminelle, c'est donc repérer les courants idéologiques qui peuvent l'influencer. Il ne s'agit pas encore, à ce stade, de décrire des systèmes de politique criminelle, mais seulement de rechercher, à travers les principaux courants, les lignes directrices susceptibles de fournir une clé pour comprendre la diversité des faits observés. On écartera donc ici — pour y revenir plus loin — les systèmes archaïques, systèmes féodaux et sociétés dites «primitives» qui n 'ont pas suscité à proprement parler de cou- rants idéologiques car ils reposent sur une adhésion quasi unanime aux institutions et aux valeurs qui constituent l'ordre traditionnel au sein du groupe. Le «temps des idéologies» est en effet contem- porain de l'avènement du monde moderne, monde pluraliste où les citoyens d'une même nation se divisent et s'affrontent sur les titulaires du pouvoir, la répartition des biens, la reconnaissance des institutions et le choix des valeurs.

Certes, la politique criminelle a d'abord pour objet permanent d'assurer la cohésion et la survie du corps social en répondant au besoin de sûreté des personnes et des biens. Mais, précisément dans le monde moderne, les choix de politique criminelle — qu'il s'agisse de délimiter le phénomène criminel ou de définir les réponses à ce phénomène — s'orientent de façon différente selon que ce besoin de sûreté est apprécié, ressenti, compris à travers telle ou telle valeur jugée fondamentale. En ce sens, les grands courants iédologiques commandent ces choix, au moins pour partie, en les situant selon trois axes principaux : liberté, égalité, autorité ; étant observé qu'en réalité le courant égalitaire se détermine selon deux axes, égalité et liberté ou égalité et autorité.

§ .-

Remontant à la fin du Moyen Age et caractérisé par les quatre conquêtes des XVIIe et XVIIIe siècles — raison, nature, individu, propriété - , le courant libéral n'a évidemment de sens qu'en référence à la liberté : état primitif de l'homme, origine première, principe que l'Etat et la société ne peuvent ni contraindre, ni limi- ter, la liberté est ce qui donne à l'homme sa qualité d'être humain, ce qui l'instaure comme humanité. Cependant la liberté en appelle toujours à la raison pour trouver les règles qui la gouvernent, c'est pourquoi elle n'est pas seulement état de nature, mais aussi recher- che de la loi. Absolue dans la mesure où elle apparaît le bien

(2) Ibid., p 61.

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N° 10828. Dépôt légal : Janvier 1983