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MOI MA SŒUR 1

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MOI MA SŒUR

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DU MÊME AUTEUR

Mon eau bleue roman, 1971

Auteuil première roman, 1975

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J E A N B A N Y

MOI MA SŒUR

É D I T I O N S D U S E U I L 27, rue Jacob, Paris V I

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ISBN 2-02-004362-9

© É d i t i o n s d u S e u i l , 1 9 7 6 .

La loi d u 11 m a r s 1957 in terd i t les copies ou reproduc t ions destinées à une u t i l i sa t ion collective. Toute représenta t ion ou reproduct ion intégrale ou par t ie l le fa i te p a r quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l ' au teu r ou de ses ayan ts cause, est i l l icite et const i tue une contrefaçon sanct ionnée

p a r les ar t icles 425 et su ivants d u Code pénal .

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Je descends dans la rue. C'est dans la rue que tout commence. Que ma vie même. Dans la rue les morts passent.

Là-haut les volets sont fermés. Là-haut ma sœur est morte, elle va mourir. Elle ne mettra plus jamais ses bottes, ses bas, avant que je l'encule. Je l'enculais. Avant. Il y a longtemps. Elle préférait ça. Je l'aimais.

Ma maîtresse d'avant, ma fiancée est toujours avec le charcutier. Je le connais. Nous allions à l'école. Parfois on faisait un billard. Il a une voi- ture bleue, longue. Il y a des chromes, de gros phares antibrouillard. La stéréo.

Ma sœur, je suis descendu dans la rue, elle veut du lait. Je suis passé devant la charcuterie où habite maintenant ma fiancée d'avant. Oui, du lait, elle me demande du lait. Blanc. La pureté. Se refaire un sang neuf. Elle porte une perruque. Ses cheveux sont tombés. Je brosse et nettoie sa per- ruque. Une perruque blonde platinée. Ma sœur est blanche comme Cendrillon. Elle n'a plus de sang. Elle va mourir. Il y a des nuits que je veille, que je parle, que je la regarde.

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Elle m'a demandé du lait. Quelque chose d 'épais, de doux. J'ai mal. Je voyais ses seins. Il n'y a plus rien. Le bout violet, bleu, tremble.

Le lait dans la rue. Ça sent la campagne. Il y a une ferme dans la province de ma vie. C'est de la paille sale, du lait caillé, une odeur de vache. Mon grand-père est mort chez les fous. Je parle de lui maintenant. C'était sa ferme. Il y avait des bœufs qui meuglaient tandis que l'autobus klaxonnait avant de prendre son tournant. Le lait. C'était du vrai lait. Regarde si c'est beau le lait. Si ça sent fort quand ça bout dans les bidons. Il faut se lever tôt. Comme avant. Un couteau scout à la ceinture. Une petite chaîne avec des anneaux. Une culotte tyrolienne. Des coups de lance-pierres dans le cul des pétasses du bourg. Elles en jouissaient, des coups de lance-pierres. Nous faisions chanter les rossignols aussi. Maintenant, j'aime les oiseaux. Je deviens bon. Le lait : des bulles de mousse bleues, vertes. Une chambre à gaz. Boire du poison et se raidir.

J'ai été obligé de faire trois ou quatre épiceries pour trouver ma quantité de lait. Ils me faisaient des histoires. Cent litres dans des boîtes en carton. Je posais l'argent sur le comptoir de verre. Le moteur de la Rover continuait à tourner.

J'ai réussi à tout caser dans l'ascenseur. La concierge est venue me tenir la porte. Elle ne com- prenait rien à tout ce chargement. Elle savait pour là-haut. Elle n'a rien demandé.

J'ai éventré les boîtes avec une lame de rasoir. J'ai rempli la baignoire. Une odeur d'acacia, de

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sucre, de tulipe. Il y avait de la musique nègre. Une sorte de veille tam-tam. Ma sœur m'appelait, me cherchait, disait qu'elle voulait que tout cesse. Mourir.

Je l'ai prise dans mes bras. Sa tête, ses jambes pendaient. Je l'ai posée avec délicatesse dans le bain de lait. Elle a dit qu'elle voulait mourir là. Mourir là comme une reine. Elle est morte là. Je suis resté dans la salle de bains. Sa perruque a glissé. Ça a fait une traîne. Un flottement bizarre. Et puis son crâne, comme rasé, a cogné contre la baignoire. Je suis resté sans bouger. Un instant peut-être long sans bouger. J 'attendais qu'elle glisse. Que son dos glisse le long de la paroi de faïence. Que tout soit fini. Moi, j 'aurais voulu mou- rir, mourir aussi. En même temps, à la même seconde. On ne peut pas.

Je savais que ça allait venir. Bientôt maintenant. Pas un mot. Nous ne nous regardions pas. Moi, derrière elle, comme caché, comme honteux qu'elle me laisse. Le lavabo. Me cogner la tête contre le lavabo jusqu'à ce qu'elle explose.

Elle mourut. Je l'ai sortie vite, portée, gardée dans mes bras des heures. Dans mes bras, comme un petit animal, ses genoux sur son cœur.

Elle était maigre comme un bois d'hiver. Sa blancheur paraissait fade, comparée au crémeux du lait.

Elle a mis du temps à devenir morte. Jusqu'à la nuit. Tant qu'il s'est dégagé d'elle un peu de cha- leur ; j 'ai pensé qu'elle allait me parler, se réveiller.

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Ses dernières volontés furent les miennes. Avant, elle n'avait envie de rien. Si pourtant, peut-être, un voyage. Si, un voyage. Mais quel voyage ! Nous allions au jour le jour. Quel voyage ? L'idée m'en était revenue tandis qu'elle était à l'hôpital. Je savais la suite. Dans ma tête, sans y penser, je préparais déjà tout ça.

Oui, tout prévu pendant son absence. Dans l'appartement, je tournais, je m'agitais, je trébu- chais sur les coins de tapis.

Ne plus vivre maintenant. Les femmes ? J'ai aimé une femme. Maintenant,

elle couche avec un charcutier. Elle est grosse. Elle porte un médaillon de Lourdes en or entre ses gros seins. Moi, je suis jeune. Un peu plus de vingt-cinq ans. Elle n'est pas si laide que ça, pas si grosse. Je l'ai aimée. Je la vois laide. J'ai un peu souffert. J'étais venu tranquille. Je ne souffre plus. Mainte- nant, il ne m'arrivera plus jamais d'histoire d'amour.

Ma sœur ne m'a jamais trompé. Ma route s'ar- rête là. Dans cette salle de bains. Ma vie s'arrête là. Là. Assis sur ces WC. Ma tête contre le lavabo. Ma sœur, froide, cassée, dans mes bras.

Le lait dans la mort, pour la mort. Une naïve idée de la guérir. La guérison d'un seul coup. Une manière de miracle. Ou alors, qu'elle meure tran- quille. Les douloureuses souffrances endormies. Le lait comme un calme. Un grand saut en arrière.

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L'incontrôlable recherche de l'enfance. L'odeur de la ferme. La belle ferme. Avec les tartines qui n'en finissaient plus de se tartiner. Se lever de plus en plus tôt pour se dépêcher de jouer. Courir après les poules. Entre les bêtes grasses, la fermière. Une certaine peur d'être mordu, happé par un bec, mais lever haut la tête et passer courageusement, l'un pour l'autre, entre les dindons, les pintades, les bêtes violettes. Chercher les microbes, les puce- rons, les larves, sous les feuilles, avec ma petite sœur rouge. Ses socquettes blanches tirées sur des sabots tout neufs. Des sabots qui venaient du marché aux bestiaux. La vie dans la basse-cour. On s'aimait déjà, sans le savoir. Inconscients d'amour. Il nous faudrait attendre longtemps, souffrir longtemps. Et, bien qu'heureux, tout heu- reux, nous souffrions déjà, peut-être, de savoir qu'un jour nous souffririons pour de vrai. Nous souffrions de rien. Une espèce de muraille déjà, et les autres derrière. Pourquoi ? Je cherche encore.

Vinrent des années. Vinrent des amants. Ils la blessèrent. Des hommes aux manières de bêtes. Des façons de la malmener dans ses jours sans défense. Moi, je la cherchais sûrement. Je l'atten- dais. Silence. Patience. Et toujours, malgré le temps qui passait, sans le savoir.

Il y eut une averse. J'ai trouvé une femme au hasard d'un cinéma. Je suis tombé dans ses bras comme dans une maison de campagne. Ça a duré le temps d'être triste et malheureux. Sur d'autres

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rails. Ne pas se voir. Parallèles et contraires. Ça a duré pourtant. Je prenais des précautions douces avec elle. Je lui parlais en silence. Elle s'appelait Simone. Je la déshabillais des yeux. J'attendais ses ordres. Elle ne savait même pas en donner. J'ai attendu longtemps, des années, ses ordres. Rien n'est venu. J'avais dix-huit ans. J'ouvrais les mains. Elle, elle allait tête basse dans ma vie. Ce qu'elle aimait surtout, c'était plaire. Que l'on se retourne sur elle. Elle allait jusqu'à bourrer de coton son soutien-gorge. Elle avait pourtant ce qu'il fallait. Elle avait de brèves aventures dans le quartier. Mais elle me plaisait. Elle me plaisait sûrement à cause de tout ça. Je croyais l 'aimer à cause de tout ça. Elle avait des larmes quand elle me racontait ses malheurs de lit. C'est moi qu'elle aimait. Mais qu'elle aimait bien se faire tripoter le ventre, de temps en temps, par d'autres hommes, et qu'elle n'y pouvait rien. Ses amants d'un jour n'y reve- naient pas.

Elle avait une drôle de manière de se déshabil- ler. De se mettre au lit. Elle me parlait d 'amour avec une pointe maritime dans la voix. Une sorte de chant breton. Il y avait une certaine joliesse dans tout ça, dans son jargon sur l'avenir.

L'argent, nous en avions. Je n'ai jamais manqué d'argent. A dix-huit ans, je travaillais déjà. Elle, elle s'occupait dans la lingerie. Elle approvision- nait les bazars. Son travail, c'étaient des coups de téléphone. Moi, j 'étais magasinier. Maintenant, je suis chef magasinier, dans une entreprise de car- tonnage. Le patron de l'entreprise, c'est mon oncle.

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J'aime bien l'odeur du carton. Montrer aux autres. Soulever les ballots, mettre ma blouse grise. Le samedi et le dimanche, je change de vie. Je m'en- ferme chez nous avec ma sœur. Je mets un pull à col roulé, des espadrilles. Je change de tout. De nourriture, de mots, de rêves. Je ne suis pas mal- heureux de travailler. Travailler sans ambition. Je vais à mon travail en voiture. Il y a la radio. J'aime les embouteillages. J'ai le temps. Je me lève tôt. Je suis toujours en avance. Mon oncle est bon avec moi. Je gagne ma vie.

Ses mots, les mots de ma charcutière, c'étaient des projets de retraite. Un bout de banc, un bout de port. L'achat d'un salon de coiffure. Elle me disait : « Là-bas, je te serai le plus souvent fidèle. Nous serons tous les deux. »

Maintenant, elle habite de l'autre côté de la rue. Je ne reviendrai plus sur elle, ou alors par inadver- tance.

Elle ne travaille plus dans la lingerie. Le bureau est devenu un comptoir de marbre. Une caisse à musique. Des additions, des sous. Bientôt elle aura les doigts bouffis, elle portera d'énormes et mons- trueuses bagues. Moi, je serai mort.

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Curieusement, je ne suis pas triste. C'est plutôt un grand abattement. Une immense fatigue. Ma sœur est morte et il ne me reste plus rien. Plus rien à envisager. Plus d 'amour à donner. Personne.

Je suis resté longtemps dans la salle de bains. Ça tournait dans ma tête, des souvenirs oubliés, des idées. Et des larmes coulaient sur mes joues. Mes larmes sont pour moi. Je les garde. Pauvre Jeanne. Jeanne-Marie.

Elle a été à l'hôpital, et puis ils l 'ont ramenée. Nous sommes restés à attendre. Les nuits sont passées. Tout est en ordre. Fini. Ma sœur, ma femme, ma mère, ma maîtresse est morte. Ma vie s'arrête là. Et pourtant un long chemin à faire. Un drôle de voyage. Une promesse. Même pas une promesse. Une sorte de jeu entre nous. Comme d'aller à Venise.

J'ai été dans notre chambre. Je l'ai posée sur la couverture arabe. Il y a longtemps que je connais- s tout ça. Nos morts. Le déroulement. Je suis retourné dans la salle de bains. Je me suis passé de l'eau froide sur le visage. Je me suis lavé les mains. J'ai téléphoné à l'usine pour dire que je n'irais plus, qu'ils préviennent mon oncle.

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Elle venait de mourir. Elle était déjà froide, et moi, j'avais besoin de manger. Faim, et en même temps envie de vomir. Quelle dérision !

J'ai englouti un reste de purée qui traînait dans la cuisine, un morceau de lapin froid, j'ai bu au goulot du vin rosé chaud.

J'ai ouvert la bonde de la baignoire pour que le lait s'en aille. J'ai fermé tous les volets, toutes les fenêtres, tous les rideaux. J'ai brûlé dans l'évier de la cuisine tous les papiers que je ne voulais pas que l'on retrouve. J'ai fermé toutes les armoires et laissé les clefs dessus. J'ai fermé le gaz, l'élec- tricité, l'eau. J'ai arrosé toutes les plantes de l'appartement pour leur donner une chance. J'ai arrosé les meubles et les tapis en même temps. J'ai fait les bagages. Il y a longtemps que j'avais acheté la malle. La bâche, les sacs.

D'abord, je l'ai enveloppée dans un drap blanc, un drap de notre grand-mère. Puis, dans la cou- verture bayadère. Enfin, dans le sac étanche toilé. J'ai déposé avec délicatesse ma pauvre sœur dans la malle. J'ai calé avec des coussins pour qu'elle ne bouge pas. J'ai fait ma valise. J'ai pris du temps. Des chemises. Deux costumes. Des pulls. Les affai- res de toilette. Tout ça a duré le temps de plein de disques. Des disques à nous. Des chants nègres, des litanies, des opéras. Des heures de musique. Je pleurais. Des larmes hâtives que j'essuyais d'un revers de main. J'ai eu envie de vomir. Une sorte