3
Montage/Freinage/Emballement par Denis Bellemare OÙ ÊTES-VOUS DONC? de Gilles Groulx est un film sur l’entrée dans la société. Il y a ceux qui entrent avec avidité, avec frénésie, comme on se jette dans la gueule du loup — et ceux qui n’entrent pas. J’aimerais bien reprendre ce résumé diégétique comme une métaphore, pour ne pas dire redoublement de toute énonciation marquée ou non dans le texte filmique. Le cinéma se pose la question de son entrée dans le système narratif re- présentatif industriel. Il y a ceux qui entrent avec avidité, avec frénésie, comme on se jette dans la gueule du loup — et ceux qui n’entrent pas. De façon critique, ces deux citations érigent un pôle dominant et un refus de celui-ci. Cette tension alimente sempi- ternellement le monde en deux sys- tèmes narratifs, idéologiques, politi- ques et en compartimente défini- tivement les positions. Sans nier des rapports de force avantageux pour cer- tains ni tomber dans une social- démocratie du texte aplanissant les forces de l’un et de l’autre pour un hy- pothétique juste milieu, nous pouvons réclamer une libre circulation du dehors et du dedans, du champ et du hors-champ, du texte et du hors-texte, de la continuité et de la discontinuité pour dynamiser les dualités du montage narratif et d'un montage plus discursif, enfin du cinéma classique et de la modernité. Ne pas décloisonner ces deux blocs narratifs conduit à une pauvre compré- hension du langage cinématogra- phique comme si une syntaxe, une grammaire du cinéma avaient déjà figé tous les codes. Dans un article de 1966 pourtant actuel Le cinéma moderne et la narrativité Christian Metz souligne cette situation d’un "cinéma nouveau qui aurait dépassé le stade du récit, que le film moderne serait objet absolu, oeuvre parcourable en tous sens, qu’il aurait évacué en quelque façon la narrativité constitutive du film classique."1 Car loin d’avoir abandonné le récit, les cinémas de la déconstruction, de la dédramatisation, du direct en ont enrichi les possibilités. Nous avons raison de nous méfier de l’anecdote, de l’histoire quand celle-ci est réduite à Denis Bellemare: Chargé de cours en cinéma à l’Université McGill et à l’Université du Québec à Chicoutimi. une stricte linéarité, à une simple conti- nuité dramatique du récit, il faut alors la comprendre dans un rabattement, un appauvrissement du montage narratif et non sa conséquence. La demande spectatorielle et l’offre narrative "Un fiim c’est un lock-in d’informations. Un espace de temps qui renferme im- pressions et perceptions. On entre et sort d’un film on ne s’y retrouve pas tous au même endroit... on ne compose pas nécessairement les mêmes images”2 L’instance narrative nous tend signe, trace, trajet, le spectateur se demande avant de parcourir ce cheminement quand et comment y entrer. L’insti- tution cinématographique dans ce ti- raillement de l’offre et de la demande a démarqué un circuit au codage bien rodé, le montage narratif classique. L’industrie en a court-circuité bien des complexités et des subtilités au point où cinéma narratif et cinéma commer- cial constituent le même mauvais objet. L’idéologie de l’un dénonce celle de l’autre sans nommer la sienne. Un cinéma de la transparence du récit se confronte à un cinéma de la production du discours. Les spectateurs ressemblent à ces détectives privés impuissants. Ils se démènent entre l’ordre établi et le désordre savant, le pouvoir légitime et le pouvoir parallèle. Ils s’initient dans ce labyrinthe des récits et des discours à toutes les positions, postures, et im- postures du cinéma. Toutes les questions du direct et de la fiction reposent les mêmes problè- mes. Et moi, je n’y vois qu’omni- présence textuelle, que production et qu’une réalité, celle du film. L’un et l’autre s’échangent indéfiniment leurs fonctions narratives par omission, l’el- lipse de l’un appelle la scène de l’autre, la discontinuité de certains segments du texte filmique en inquiète la conti- nuité. Ce numéro spécial sur le montage soulève la question du langage ciné- matographique, de son écriture et de ses différents niveaux narratifs: dié- gèse, récit, discours. L’offre québécoise: FREINAGE, EMBALLEMENT En associant le montage narratif uni- quement à une structure dominante de l’impérialisme culturel hollywoodien, un ensemble de cinéastes québécois l’ont ignoré et à la fois mal utilisé. Ils en ont pudiquement restreint les formes d’expression à sa représentation litté- rale et non fictive. Ni mensonges ro- mantiques, ni vérités romanesques. La motivation socio-politique qu’on a tant décriée ne demande pas obligatoi- rement de délaisser son effet récit au profit d'une pseudo transparence de la réalité écranique. Les événements semblent se révéler à eux-mêmes sans instance narrative, la narration ne se structure pas comme désir de raconter, mais comme nécessité de témoigner, de révéler. Il en résulte une sorte d’a- plat syntagmatique sans véritable pulsion, sans entraînement. Dans ces cas, la diégèse peut difficilement s’auto-suffire, elle exige une dyna- mique, une organisation autre que sa 33

Montage/Freinage/Emballementcollections.cinematheque.qc.ca/wp-content/uploads/...L’instance narrative nous tend signe, trace, trajet, le spectateur se demande avant de parcourir

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Montage/Freinage/Emballementcollections.cinematheque.qc.ca/wp-content/uploads/...L’instance narrative nous tend signe, trace, trajet, le spectateur se demande avant de parcourir

Montage/Freinage/Emballementpar Denis BellemareOÙ ÊTES-VOUS DONC? de Gilles Groulx est un film sur l’entrée dans la société. Il y a ceux qui entrent avec avidité, avec frénésie, comme on se jette dans la gueule du loup — et ceux qui n’entrent pas.

J’aimerais bien reprendre ce résumé diégétique comme une métaphore, pour ne pas dire redoublement de toute énonciation marquée ou non dans le texte filmique.Le cinéma se pose la question de son entrée dans le système narratif re­présentatif industriel. Il y a ceux qui entrent avec avidité, avec frénésie, comme on se jette dans la gueule du loup — et ceux qui n’entrent pas.

De façon critique, ces deux citations érigent un pôle dominant et un refus de celui-ci. Cette tension alimente sempi- ternellement le monde en deux sys­tèmes narratifs, idéologiques, politi­ques et en com partim ente défin i­tivement les positions. Sans nier des rapports de force avantageux pour cer­tains ni tom ber dans une social- démocratie du texte aplanissant les forces de l’un et de l’autre pour un hy­pothétique juste milieu, nous pouvons réclamer une libre c irculation du dehors et du dedans, du champ et du hors-champ, du texte et du hors-texte, de la continuité et de la discontinuité p ou r d yna m ise r les d u a lité s du montage narratif et d'un montage plus discursif, enfin du cinéma classique et de la modernité.

Ne pas décloisonner ces deux blocs narratifs conduit à une pauvre compré­hension du langage ciném atogra­phique comme si une syntaxe, une grammaire du cinéma avaient déjà figé tous les codes. Dans un article de 1966 pourtant actuel Le cinéma moderne et la narrativité Christian Metz souligne cette situation d’un"cinéma nouveau qui aurait dépassé le stade du récit, que le film moderne serait objet absolu, oeuvre parcourable en tous sens, qu’il aurait évacué en quelque façon la narrativité constitutive du film classique."1

Car loin d’avoir abandonné le récit, les cinémas de la déconstruction, de la dédramatisation, du d irect en ont enrichi les possibilités. Nous avons raison de nous méfier de l’anecdote, de l’histoire quand celle-ci est réduite à

Denis Bellemare: Chargé de cours en cinéma à l’Université McGill et à l’Université du Québec à Chicoutimi.

une stricte linéarité, à une simple conti­nuité dramatique du récit, il faut alors la comprendre dans un rabattement, un appauvrissement du montage narratif et non sa conséquence.La demande spectatorielle et l’offre narrative"Un fiim c’est un lock-in d ’informations. Un espace de temps qui renferme im ­pressions et perceptions. On entre et sort d’un film on ne s ’y retrouve pas tous au même endroit... on ne compose pas nécessa irem en t les mêmes images”2

L’instance narrative nous tend signe, trace, trajet, le spectateur se demande avant de parcourir ce cheminement quand et comment y entrer. L’insti­tution cinématographique dans ce ti­raillement de l’offre et de la demande a démarqué un circuit au codage bien rodé, le montage narratif classique. L’industrie en a court-circuité bien des complexités et des subtilités au point où cinéma narratif et cinéma commer­cial constituent le même mauvais objet. L’idéologie de l’un dénonce celle de l’autre sans nommer la sienne. Un cinéma de la transparence du récit se confronte à un cinéma de la production du discours.

Les spectateurs ressemblent à ces détectives privés impuissants. Ils se démènent entre l’ordre établi et le désordre savant, le pouvoir légitime et le pouvoir parallèle. Ils s’initient dans ce labyrinthe des récits et des discours à toutes les positions, postures, et im­postures du cinéma.

Toutes les questions du direct et de

la fiction reposent les mêmes problè­mes. Et moi, je n’y vois qu ’om ni­présence textuelle, que production et qu’une réalité, celle du film. L’un et l’autre s’échangent indéfiniment leurs fonctions narratives par omission, l’el­lipse de l’un appelle la scène de l’autre, la discontinuité de certains segments du texte filmique en inquiète la conti­nuité.

Ce numéro spécial sur le montage soulève la question du langage ciné­matographique, de son écriture et de ses différents niveaux narratifs: dié- gèse, récit, discours.L’offre québécoise:FREINAGE, EMBALLEMENT

En associant le montage narratif uni­quement à une structure dominante de l’impérialisme culturel hollywoodien, un ensemble de cinéastes québécois l’ont ignoré et à la fois mal utilisé. Ils en ont pudiquement restreint les formes d’expression à sa représentation litté­rale et non fictive. Ni mensonges ro­mantiques, ni vérités romanesques.

La motivation socio-politique qu’on a tant décriée ne demande pas obligatoi­rement de délaisser son effet récit au profit d'une pseudo transparence de la réalité écranique. Les événements semblent se révéler à eux-mêmes sans instance narrative, la narration ne se structure pas comme désir de raconter, mais comme nécessité de témoigner, de révéler. Il en résulte une sorte d’a­plat syntagmatique sans véritable pulsion, sans entraînement. Dans ces cas, la diégèse peut d iffic ilem ent s’auto-suffire, elle exige une dyna­mique, une organisation autre que sa

33

Page 2: Montage/Freinage/Emballementcollections.cinematheque.qc.ca/wp-content/uploads/...L’instance narrative nous tend signe, trace, trajet, le spectateur se demande avant de parcourir

simple manifestation extérieure. Elle appelle du récit, du système. De tels films ne s’assument pas comme texte singulier, résistent au travail du film. Il y a beaucoup de belles histoires dans le cinéma québécois mais fort peu de récits exemplaires liant le réel, l’imagi­naire, le symbolique.

Que signifie cette difficulté de pro­jection dans“un espace imaginaire aux confins du dedans et du dehors, de la re ­présentation et de l ’expression, de l ’af- fect et de la perception?”3

Il ne s’agit pas ici d’accabler davan­tage le cinéma québécois. Car bien des cinéastes ont tenté des démarches fructueuses en ce sens, ont activé des manques à combler. Je pense à Arcand, Carie, Forcier, Groulx, Leduc, Noël. Mais ces acquis narratifs ne doivent pas nous faire oublier une mé­connaissance certaine des diverses figures du récit et voire une évidente appréhension de la narration. Les formes d ’expression ciném atogra­phiques sont ainsi reléguées à un degré zéro d’écriture. Il y a alors frei­nage inconscient de tous les codes ci­nématographiques. Le montage n’est que collure, n’articule plus différents niveaux de lecture mais élabore le métrage d’un long enlignement d ’ac­tions diégétiques sans objet narratif. Les notions d’exhaustivité, d’arpen­tage, de recensement du territoire qué­bécois créent un trajet métonymique où la fiction ne lève pas, le récit prend difficilement.

Et tout cela n’est pas nécessairement question de bons sujets, de bons scé­narios. Je réfute l’argument méprisant de “québécitude” de notre cinéma quand nous savons pertinemment qu’en sémiologie du récit, les actes, les motivations, les lieux narratifs tendent indéfiniment à se répéter. L’espace so­ciologique inévitablement, terriblement peut-être, se ressemble mais l’espace filmique peut, doit différer. Le plein dié- gétique est fait malgré le vide de l’écri- tu re c in é m a to g ra p h iq u e . N ous sommes dans un cinéma de syntagme perdu.

Et si le montage appelle une figure, je l’associe alors au métronome. Je pense souvent au cinéma québécois oscillant entre le freinage craintif de tout acte narratif et l’emballement com­pulsif du discours et ce, sans juste milieu. Deux excellents films réactivent cette image périphérique du cinéma québécois: ON EST LOIN DU SOLEIL (1970) Jacques Leduc et OÛ ÊTES- VOUS DONC? (1969) Gilles Groulx. L’ùn se remarque par la parcimonie de ses éléments cinématographiques, l’autre par leur prolifération.

ON EST LOIN DU SOLEIL ressemble beaucoup par son contenu, son sys­tème à l’ensemble des films québécois. Il déjoue toutefois cette tendance du

freinage du récit en la redoublant sym­boliquement au niveau de la diégèse. La résignation des personnages témoi­gne d’une résistance obsessive à la fiction. Le film éprouve un véritable vertige du défilement. La syntag- matique opère difficilement comme continuité narrativement, le film freine les longues séquences ordinaires et les amoncelle en autant de paradigmes disparates, dissociés jusqu’à leur réso­lution finale.

OÛ ÊTES-VOUS DONC?, au con­traire, multiplie les signes, les accélère en autant de diégèses non remem­brées par le récit mais dynamisées par le discours.

OÛ ÊTES-VOUS DONC?Au titre OÙ ÊTES-VOUS DONC? de

Gilles Groulx, nous pouvons substituer la question: De quoi sommes-nous donc faits, et la relancer au cinéma: Film, de quoi es-tu composé? Refor­mulant le corps québécois, sa matière, son origine, Groulx questionne à la fois le corps filmique. Il distribue diffé­remment les formes de l'expression ci­nématographique (ce qui structure son langage) et les formes de contenu nar­ratif (son possible récit), il les confronte à leurs matières premières, produc­trices pour en obtenir une substance nouvelle, un film autre.

Le film narratif classique ne remet pas en question son existence, il se donne à voir à travers le récit. Signifiant et signifié tendent vers le même but, se confondent. Dans OÛ ÊTES-VOUS DONC? Christian, Georges, et Touffe doivent se situer par rapport à un sys­tème et le système du film montre ce qui les produit comme sujets. L’appel à l'état et au devenir du cinéma, des hommes et des choses nous reporte chez Groulx à une antériorité où les notions particulières d’anthologie, de répertoire et de registre comme texte narratif décentrent, même absentent l’idée de récit.

Voyons comment les matières de l ’e xp ress io n c in é m a to g ra p h iq u e : l’image mouvante, le son phonétique, la musique, le bruit, la mention écrite produisent le film, l’homme québécois et ses signes.

Antériorité / diégèseLa narration classique se construit

comme un enchaînement logique d’ac­tions dans un récit. Groulx renverse cette proposition en un choc consécutif de réactions. La première image du film se désigne comme l’image pre­mière de la perception au cinéma régi par la pulsion scopique: le gros plan d’un oeil. La première scène de la dié­gèse nous rappelle les premières pages de notre histoire. Un Amérindien indique une direction vague dans un

grand territoire enneigé. Les premières paroles du film de langue am é­rindienne constituent la voix originelle, le mot premier de Georges mystérieux et initiatique: Wénépok. Voix et voie du récit émergent sur la surface écranique en une longue et blanche horizontalité, une vaste ondulation d ’un lac calme et plat. Le point de départ inscrit, Groulx structure en parallèle constant une mé­taphore du texte filmique en devenir, un espace narratif à remplir.

Et tels les chroniqueurs de la rhétori­que ancienne: “ le scriptor, le compila- tor, le commentator, l’auctor”4, son souci d ’exhaustivité, de l’énumération l’emporte. Il inventorie le territoire de l'horizontal au vertical, du nord au sud, d’est en ouest, d’hier à aujourd'hui, de la nature à la culture, du singulier au pluriel pour montrer, dire des sys­tèmes, du système, un système. La dé­marche narrative se compare à une biopsie de prélèvements diégétiques sur le corps signé québécois. Se greffe autour des personnages une structure complexe travail, société, désirs où excédés de signaux divergents, les signes perdent leurs sens. Les person­nages, le récit disparaissent sous l’ava­lanche cumulative des codes, des media.

OÛ ÊTES-VOUS DONC? se veut un montage associatif et évolutif du che­minement idéologique de la société qué bé co ise , de l ’a p p ro p r ia tio n - dépropriation de son espace iconique, sonore, perceptif.

Excédant le strict montage métrique, ry th m iq u e , G rou lx tend ve rs un montage tonal, peut-être même har­monique, des différentes matières de l’expression cinématographique. Il crée des interactions codiques où les cor­respondances de tonalités spatiales, sonores, affectives, idéologiques révè­lent le réel, l’imaginaire et le symboli­que et ses personnages.

J'ai précisé “ tend” vers le montage tonal car toutes les défin itions du montage par Eisenstein appartiennent si spécifiquement à son oeuvre qu’au­cun autre film n’y convient parfai­tement. Mais si nous acceptons ce désir du travail filmique, de la produc­tion du texte, du choc des plans pour créer un nouveau discours, la compa­raison se justifie. Il est important ici de déplacer les codes de la picturalité vers la sonorité pour bien soutenir la cita­tion.“Dans le montage tonal, nous conce­vons le mouvement dans son sens le plus large. La conception du mouve­ment va en effet embrasser les vibra­tions de toutes sortes qui peuvent se dégager d'un plan: le montage va donc être basé ici sur la résonnance émo­tionnelle propre à chaque morceau en particulier à sa dominante. ’’s

34

Page 3: Montage/Freinage/Emballementcollections.cinematheque.qc.ca/wp-content/uploads/...L’instance narrative nous tend signe, trace, trajet, le spectateur se demande avant de parcourir

Ainsi au début du film, deux plans l’un d’un champ enneigé, l’autre d ’un lac immense, participent par leur tona­lité de surface à l’idée d’une étendue mystérieuse, voire d ’une masse inquié­tante. De même cette horizontalité pri­mordiale est inversée par la verticalité économique du système des villes."Le montage harmonique est organi­quement le développement suprême auquel on peut accéder dans la vie du montage tonal. Ce qui le distingue de ce dernier, c’est l'évaluation d ’ensem­ble de toutes les potentialités de chaque p lan."6Répertoire sonore et iconique

Dans cette même lignée tonale asso­ciative, là où une image première de la perception devient la première image du récit, Groulx complète cette quête du sens par une première texture sonore, une longue vibration sonore tantôt suivie du son simple d'une bom­barde.

Il projette cette longue chaîne sonore et iconique dans la même visée idéolo­gique, d’une organisation première de plus en plus complexe, de son institu­tionnalisation jusqu'au brouillage des pistes. Les choeurs réc ita tifs de l'homme blanc succèdent aux chants de guerre amérindiens. Et puis la période pionnière gigue et turlute et entonne des chansons populaires. Et viennent les chansonniers et la petite musique pop engloutis tous deux par l’impossible invasion de la radio, de la télévision, de la publicité.

Les sons, au début clairement distri­bués, prennent petit à petit un autre vé­hicule de diffusion. Leurs sens recon­vertis en signes économiques scandent la cacophonie criarde des messages épuisant toute signification. Le paysage sonore règle désormais une conduite semblable: l’interchangeabilité des codes pour fins de consommation.

OÛ ÊTES-VOUS DONC? est à la base un film sur la chanson québé­coise, Groulx a pris cette occasion pour en saisir l’ampleur. Il n’y a pas de son en soi, mais leur médiatisation, leur codification culturelle. Et il en est ainsi de l’image, jusqu’à ce que Touffe soit elle-même investie, produite comme image de la télévision.

La tra jecto ire visuelle évolue en phases, d’abord il y a les “stimuli puis leur transformation en modèle per­ceptif et en modèle sémantique’’7 forte­ment ins titu tionna lisé . Toutes les strates de reconnaissance du signe iconique sont représentées dans ce film par la perception à leur état de signe, de signal jusqu'à leur relative iconicité. Exemple, deux citations dans le film, Georges et Christian s’en vont à la ville, sur la route, il y a une montage dont ils s'éloignent. Le choeur récitatif module en son off.

"Il y a un phénomène qui consiste à voir grossir les choses à mesure qu'on s ’en éloigne. C’est une expérience de l ’es­pace pensait Georges”.

Et Groulx reporte cette réflexion sur la perception visuelle au cinéma, la p roduction de l ’ image, la tran s ­fo rm a tion par l ’ image. C hris tian , Georges et Touffe se retrouvent dans une cabine de projection, le projection­niste leur montre des chutes, des prises de vues de gens dans la rue. "Vous savez, avec le cinéma, l ’impor­tant n ’est pas d’expliquer mais que quelque chose soit compris de quel­qu'un... Voyez si on vous montre des gens en 300mm, ne le croyez pas, c’est truqué. La distance est fausse, le point de vue dissimulé. C'est immoral parce que ça montre le monde d’un point de vue indéterminé. Faut détruire tous les objectifs au-dessus de 90mm."

L’image se structure au niveau de ses signes, du simple panneau indica­teur jusqu’au placard publicitaire, au niveau de ses media, la photographie, les journaux, la télévision, le cinéma. Mais à l’intérieur du cinéma elle répète le même morcellement. Nous con­naissons alors les différentes intensités narratives, esthétiques du film, ses chutes, ses bandes d’actualités, du cinéma direct, du cinéma théâtralisé, du policier, de la comédie. Et dans un trop plein d’imagicité, Groulx ironise l’hypertrophie esthétique de l’image re­présentative: une cabane à sucre, une belle maison québécoise à la campa­gne. Il les nomme “ image pieuse” , réfé­rence à la prétention contemplative de la beauté de l’image pour elle-même.

À ce réservoir de sons et d’images, les personnages doivent s’affronter, débrouiller les pistes. Touffe entre dans le système et devient chanteuse. Christian embarque totalement dans la société de spectacle. Georges s’y inscrit en creux, en analyste, en soli­taire.

Le montage final est disloqué, il con­tamine sons et images en une éner­gique confusion, le roulement excessif doit évacuer la différence.Du discours comme narration film ique

Groulx pousse au maximum la pluri- co d ic ité c iném atograph ique pour mieux multiplier ses marques d’énon- ciation. Il est sur-présent à son film. Tout est acharnement de décodage, de recodage pour percer le sens derrière les apparences. Il court-circuite les ju ­melages habiles de la société de consommation et son économie lib idi­nale. Il dénonce l’appropriation idéolo­gique, l’institutionnalisation de notre espace perceptif par la publicité, la radio, la télévision, le cinéma.

Choeurs récitatifs, mentions écrites sous-titrées et intertitrées form ent autant d’effets de rupture où le film se constitue par une organisation inter­

posée de la signification, le sens s’éla- bore par le processus de l’écriture.

Les fragments ne sont plus directe­ment lisibles, seul le déchiffrement de leurs rapports peut en donner la réso­lution. Le film se donne à nous comme un démembrement hystérique de l’es­pace sonore et iconique, un déchi­quetage, décodage exacerbé par les détournements et perversions idéolo­giques des signes.

Et alors Groulx déstabilise le relais classique du code des points de vue du récit, Savoir, Pouvoir, Voir, il n’alimente plus la pulsion percevante du specta­teur, il la décortique codes par codes et y substitue une autre optique. Voir... Chercher... Comprendre... en chute libre.

Pour conclure, Gilles Groulx parle ainsi du film AU HASARD BALTHAZAR (1966) de Robert Bresson. Il est étrange comme cela nous renvoie à OÛ ÊTES-VOUS DONC?"Ce film étant de la plus grande rigueur esthétique et morale, ce n ’est donc pas une parabole; c'est le film-objet; il est la chose signifiée, il montre ce qu’il dit et nous laisse notre perception des choses. Ce film prophétise que le jour vient et il sera banal et quotidien comme le sont les autres jours, où il faudra dans la confusion des sons et des images ayant perdu tout sens choisir de vivre à l ’intérieur ou à l ’exté­rieur.

1 Metz, Chritian. Essais sur la signifi­cation au cinéma, tome 1, Paris, Édi­tions Klincksieck, 1971.

2 Cinémathèque québécoise. Gilles Groulx, rétrospective fév. 78.

3 S am i-A li. L’espace im ag ina ire , Paris, TEL Gallimard, 1974.

4 Barthes, Rolland. L’ancienne rhéto­rique, Communication #16, 1970.

5 Eisenstein, S.M. Le film : sa for­me/son sens, Paris, Christian Bour­geois éditeur, 1976.

6 idem7 Eco, Umberto. Pour une reformu­

lation du concept de signe iconique,Communication #29.

8 Piotte, Jean-Marc, Straram, Patrick. Gilles cinéma Groulx le lynx inquiet,Montréal, Cinémathèque québé­coise, 1971.

35