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Montaigne Les Essais III chap. 9 De la Vanité En fin je vois par nostre exemple, que la societé des hommes se tient et se coust, à quelque prix que ce soit : En quelque assiette qu'on les couche, ils s'appilent, et se rengent, en se remuant et s'entassant : comme des corps mal unis qu'on empoche sans ordre, trouvent d'eux mesmes la façon de se joindre, et s'emplacer, les uns parmy les autres : souvent mieux, que l'art ne les eust sçeu disposer. Le Roy Philippus fit un amas, des plus meschans hommes et incorrigibles qu'il peut trouver, et les logea tous en une ville, qu'il leur fit bastir, qui en portoit le nom. J'estime qu'ils dresserent des vices mesme, une contexture politique entre eux, et une commode et juste societé. Je vois, non une action, ou trois, ou cent, mais des moeurs, en usage commun et reçeu, si farouches, en inhumanité sur tout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece des vices, que je n'ay point le courage de les concevoir sans horreur : Et les admire, quasi autant que je les deteste. L'exercice de ces meschancetez insignes, porte marque de vigueur et force d'ame, autant que d'erreur et desreglement. La necessité compose les hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en loix. Car il en a esté d'aussi sauvages qu'aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps, avec autant de santé et longueur de vie, que celles de Platon et Aristote sçauroient faire. Et certes toutes ces descriptions de police, feintes par art, se trouvent ridicules, et ineptes à mettre en practique. Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societé : et des reigles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l'exercice de nostre esprit : Comme il se trouve és arts, plusieurs subjects qui ont leur essence en l'agitation et en la dispute, et n'ont aucune vie hors de là. Telle peinture de police, seroit de mise, en un nouveau monde : mais nous prenons un monde desja faict et formé à certaines coustumes. Nous ne l'engendrons pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy de le redresser, et renger de nouveau, nous ne pouvons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rompions tout. On demandoit à Solon, s'il avoit estably les meilleures loyx qu'il avoit peu aux Atheniens : Ouy bien, respondit-il, de celles qu'ils eussent reçeuës. Varro s'excuse de pareil air : Que s'il avoit tout de nouveau à escrire de la religion, il diroit ce, qu'il en croid. Mais, estant desja receuë, il en dira selon l'usage, plus que selon nature. Non par opinion, mais en verité, l'excellente et meilleure police, est à

Montaigne Les Essais III chap

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Varro s'excuse de pareil air : Que s'il avoit tout de nouveau à escrire de la religion, il diroit ce, qu'il en croid. Mais, estant desja receuë, il en dira selon l'usage, plus que selon nature. Montaigne Les Essais III chap. 9 De la Vanité

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Montaigne Les Essais III chap. 9 De la Vanité

En fin je vois par nostre exemple, que la societé des hommes se tient et se coust, à quelque prix que ce soit : En quelque assiette qu'on les couche, ils s'appilent, et se rengent, en se remuant et s'entassant : comme des corps mal unis qu'on empoche sans ordre, trouvent d'eux mesmes la façon de se joindre, et s'emplacer, les uns parmy les autres : souvent mieux, que l'art ne les eust sçeu disposer. Le Roy Philippus fit un amas, des plus meschans hommes et incorrigibles qu'il peut trouver, et les logea tous en une ville, qu'il leur fit bastir, qui en portoit le nom. J'estime qu'ils dresserent des vices mesme, une contexture politique entre eux, et une commode et juste societé.

Je vois, non une action, ou trois, ou cent, mais des moeurs, en usage commun et reçeu, si farouches, en inhumanité sur tout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece des vices, que je n'ay point le courage de les concevoir sans horreur : Et les admire, quasi autant que je les deteste. L'exercice de ces meschancetez insignes, porte marque de vigueur et force d'ame, autant que d'erreur et desreglement. La necessité compose les hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en loix. Car il en a esté d'aussi sauvages qu'aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps, avec autant de santé et longueur de vie, que celles de Platon et Aristote sçauroient faire.

Et certes toutes ces descriptions de police, feintes par art, se trouvent ridicules, et ineptes à mettre en practique. Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societé : et des reigles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l'exercice de nostre esprit : Comme il se trouve és arts, plusieurs subjects qui ont leur essence en l'agitation et en la dispute, et n'ont aucune vie hors de là. Telle peinture de police, seroit de mise, en un nouveau monde : mais nous prenons un monde desja faict et formé à certaines coustumes. Nous ne l'engendrons pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy de le redresser, et renger de nouveau, nous ne pouvons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rompions tout. On demandoit à Solon, s'il avoit estably les meilleures loyx qu'il avoit peu aux Atheniens : Ouy bien, respondit-il, de celles qu'ils eussent reçeuës.

Varro s'excuse de pareil air : Que s'il avoit tout de nouveau à escrire de la religion, il diroit ce, qu'il en croid. Mais, estant desja receuë, il en dira selon l'usage, plus que selon nature.

Non par opinion, mais en verité, l'excellente et meilleure police, est à chacune nation, celle soubs laquelle elle s'est maintenuë. Sa forme et commodité essentielle despend de l'usage. Nous nous desplaisons volontiers de la condition presente : Mais je tiens pourtant, que d'aller desirant le commandement de peu, en un estat populaire : ou en la monarchie, une autre espece de gouvernement, c'est vice et folie.

Ayme l'estat tel que tu le vois estre,S'il est royal, ayme la royauté,S'il est de peu, ou bien communauté,Ayme l'aussi, car Dieu t'y a faict naistre.