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MONTAIGNE
LES ESSAIS
Livre II
Traduction en franccedilais modernedu texte de lrsquoeacutedition de 1595
par Guy de Pernon
2019
ccopy Guy de Pernon 2008-2019Tous droits reacuteserveacutes
Merci agrave celles et ceux qui mrsquoont fait part de leurs encouragements etde leurs suggestionsqui ont pris la peine
de me signaler des coquilles dans ce travailet tout particuliegraverement agrave
Mireille Jacquessonet
Patrice Bailhache
pour leur regard aigu et leur perseacuteveacuterancedurant toutes ces anneacutees
Sur cette eacutedition
Les eacuteditions des laquo Essais raquo de Montaigne ne manquent pas Maisqursquoelles soient laquo savantes raquo ou qursquoelles se preacutetendent laquo grand public raquoelles nrsquooffrent pourtant que le texte original plus ou moins laquo toiletteacute raquoet force est de constater que les laquo Essais raquo tant commenteacutes sont pour-tant rarement lus Crsquoest que la langue dans laquelle ils ont eacuteteacute eacutecritsest maintenant si eacuteloigneacutee de la nocirctre qursquoelle ne peut plus vraimentecirctre comprise que par les speacutecialistes
Dans un article consacreacute agrave la derniegravere eacutedition laquo de reacutefeacuterence raquo1Marc Fumaroli faisait remarquer qursquoun tel travail de speacutecialistes nepeut donner laquo lrsquoeacuteventuel bonheur pour le lecteur neuf de deacutecouvrirde plain-pied Montaigne autoportraitiste ldquoagrave sauts et gambadesrdquo raquoEt il ajoutait laquo Les eacutediteurs une fois leur devoir scientifique remplise proposent comme Rico pour Quichotte de donner une eacutedition enfranccedilais moderne pour le vaste public Qursquoils se hacirctent raquo
Voici justement une traduction en franccedilais moderne fruit drsquoun tra-vail de quatre anneacutees sur le texte de 1595 (le mecircme que celui de lalaquo Pleacuteiade raquo) qui voudrait reacutepondre agrave cette attente
Destineacutee preacuteciseacutement au laquo vaste public raquo et cherchant avant toutagrave rendre accessible la savoureuse penseacutee de Montaigne elle proposequelques dispositifs destineacutes agrave faciliter la lecture
ndash Dans chaque chapitre le texte a eacuteteacute deacutecoupeacute en blocs ayant unecertaine uniteacute et numeacuteroteacutes selon une meacutethode utiliseacutee depuis fortlongtemps pour les textes de lrsquoAntiquiteacute constituant des repegraveres in-deacutependants de la mise en page
ndash La traduction des citations srsquoaccompagne dans la marge des reacute-feacuterences agrave la bibliographie figurant agrave la fin de chaque volume Cecieacutevite de surcharger le texte et de disperser lrsquoattention
ndash Des titres en marge indiquent les thegravemes importants et consti-tuent des sortes de laquo signets raquo qui permettent de retrouver plus com-modeacutement les passages concerneacutes
ndash Lorsque cela srsquoest aveacutereacute vraiment indispensable agrave la compreacute-hension jrsquoai mis entre crochets [ ] les mots que je me suis permisdrsquoajouter au texte (par exemple page 15 sect 24)
1Celle de Jean Balsamo Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin Galli-mard Coll laquo Pleacuteiade raquo 2007 (texte de 1595) Lrsquoarticle citeacute est celui du laquo Mondes desLivres raquo du 15 juin 2007 intituleacute laquo Montaigne retour aux sources raquo
ndash Lrsquoindex ne concerne volontairement que les notions essentiellesplutocirct que les multiples occurrences des noms de personnages ou delieux comme il est courant de le faire Ainsi le lecteur curieux oupresseacute pourra-t-il plus facilement retrouver les passages dont le thegravemelrsquointeacuteresse
ndash les notes de bas de page eacuteclairent les choix opeacutereacutes pour la traduc-tion dans les cas eacutepineux mais fournissent aussi quelques preacutecisionssur les personnages anciens dont il est freacutequemment question dans letexte de Montaigne et qui ne sont pas forceacutement connus du lecteurdrsquoaujourdrsquohui
On ne trouvera pas ici une nouvelle biographie de Montaigne ni deconsideacuterations sur la place des laquo Essais raquo dans la litteacuterature lrsquoeacuteditionmentionneacutee plus haut pour ne citer qursquoelle offre tout cela et mecircmebien davantage
Disons donc seulement pour terminer qursquoagrave notre avis et con-trairementagrave lrsquoadage ceacutelegravebre traduire Montaigne nrsquoest pas forceacutement le trahirAu contraire Car srsquoil avait choisi drsquoeacutecrire en franccedilais il eacutetait bienconscient des eacutevolutions de la langue et srsquointerrogeait sur la peacuterenniteacutede son ouvrage
laquo Jrsquoeacutecris ce livre pour peu de gens et pour peu drsquoanneacutees SrsquoilIII-9114srsquoeacutetait agi de quelque chose destineacute agrave durer il eucirct fallu y employerun langage plus ferme puisque le nocirctre a subi jusqursquoici des varia-tions continuelles qui peut espeacuterer que sous sa forme preacutesente il soitencore en usage dans cinquante ans drsquoici raquo
Puisse cette traduction apporter une reacuteponse convenable agrave son in-quieacutetude
Pernon feacutevrier 2009
Chapitre 1
Sur lrsquoinconstance de nosactions
1 Ceux qui srsquoemploient agrave examiner les actions humaines ne ren-contrent jamais autant de difficulteacutes que lorsqursquoil srsquoagit de les rassem-bler et de les preacutesenter sous le mecircme jour Crsquoest qursquoelles se contre-disent de telle faccedilon qursquoil semble impossible qursquoelles fassent partie dumecircme fonds Dans sa jeunesse Marius se trouvait ainsi ecirctre tantocirct lefils de Mars et tantocirct le fils de Veacutenus
2 Le pape Boniface VIII prit dit-on sa charge comme un re-nard srsquoy comporta comme un lion et mourut comme un chien2 Et quipourrait croire que crsquoest Neacuteron le symbole mecircme de la cruauteacute quisrsquoest exclameacute laquo Plucirct agrave Dieu que je nrsquoeusse jamais su eacutecrire raquo alorsqursquoon lui faisait signer selon lrsquousage la sentence drsquoun condamneacute ndashtant il avait le cœur serreacute drsquoenvoyer un homme agrave la mort
3 Il y a tellement drsquoexemples de ce genre et chacun de nouspeut en trouver tellement pour lui-mecircme que je trouve surprenant devoir quelquefois des gens intelligents se donner bien de la peine pourles faire srsquoaccorder car lrsquoirreacutesolution me semble le deacutefaut le plus cou-rant et le plus visible de notre humaine nature Ainsi en teacutemoigne cevers fameux de Publius [Syrus] lrsquoauteur de farces
Mauvaise reacutesolution celle qursquoon ne peut modifier2Montaigne a repris en la traduisant lrsquoeacutepitaphe latine du pape Boniface VIII Celle-
ci est mentionneacutee dans les Annales drsquoAquitaine de J Bouchet[10]
10 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
4 Il peut sembler raisonnable de juger un homme drsquoapregraves lestraits les plus ordinaires de son existence mais eacutetant donneacutee lrsquoinstabi-liteacute naturelle de nos mœurs et de nos opinions jrsquoai souvent penseacute queles bons auteurs eux-mecircmes ont bien tort de srsquoobstiner agrave vouloir fairede nous un composeacute solide et stable Ils choisissent un caractegravere uni-versel et sur ce patron ils classent et interpregravetent tous les actes drsquounpersonnage et srsquoils ne peuvent les y plier suffisamment ils y voientde la dissimulation Auguste leur a pourtant eacutechappeacute crsquoest que cethomme-lagrave toute sa vie durant a preacutesenteacute en permanence une varieacuteteacutedrsquoattitudes si manifeste et si soudaine qursquoil a deacutecourageacute les juges lesplus audacieux et que son cas est demeureacute un problegraveme non reacutesoluLa constance est la chose pour moi la plus malaiseacutee agrave croire chez leshommes et lrsquoinconstance la plus aiseacutee Qui jugerait de leurs actes endeacutetail un par un aurait bien des chances drsquoapprocher la veacuteriteacute
5 Dans toute lrsquoAntiquiteacute il est bien difficile de trouver une dou-zaine drsquohommes ayant conformeacute leur vie agrave un projet preacutecis et stablece qui est le principal objectif de la sagesse Car pour toute la reacutesumerdrsquoun mot dit un Ancien pour embrasser drsquoun coup toutes les regraveglesde notre vie on peut dire qursquoil srsquoagit de vouloir et ne pas vouloir sanscesse la mecircme chose laquo je nrsquoai rien agrave ajouter dit-il pourvu que laSeacutenegraveque [96]
II 20 volonteacute soit juste car si elle ne lrsquoest pas il est impossible en effetqursquoelle soit toujours une raquo En veacuteriteacute jrsquoai appris autrefois que le vicenrsquoest qursquoun deacute-regraveglement1 et un manque de modeacuteration Et par conseacute-quent il est impossible que la constance lui soit associeacutee
6 Deacutemosthegravene aurait dit que le commencement de toute vertucrsquoest la reacuteflexion et la deacutelibeacuteration et sa fin et sa perfection la constanceSi nous deacutecidions de la voie agrave prendre par le raisonnement nous pren-drions la meilleure mais personne nrsquoy pense
Il veut il ne veut plus puis il veut de nouveau la mecircme chose Horace [34] I2 v 98 Il heacutesite et sa vie est une perpeacutetuelle contradiction
7 Ce que nous faisons drsquoordinaire crsquoest suivre les variations denotre deacutesir agrave gauche agrave droite vers le haut vers le bas lagrave ougrave le ventdes circonstances nous emporte Nous ne pensons agrave ce que nous vou-lons qursquoagrave lrsquoinstant ougrave nous le voulons et nous changeons comme cetanimal qui prend la couleur de lrsquoendroit ougrave on le pose2 Ce que nous
1Montaigne eacutecrit laquo des-reglements raquo jrsquoai conserveacute le trait drsquounion qui renforcelrsquoideacutee
2Il srsquoagit bien sucircr du cameacuteleacuteon Le mot est attesteacute degraves le XIIe s
Chapitre 1 ndash Sur lrsquoinconstance de nos actions 11
nous sommes proposeacute de faire agrave lrsquoinstant nous le changeons aussitocirctet aussitocirct encore nous revenons sur nos pas Tout cela nrsquoest qursquoagita-tion et inconstance
Nous sommes agiteacutes comme une marionnette Horace [33] II7 v 82de bois par les muscles drsquoun autre
8 Nous nrsquoallons pas de nous-mecircmes on nous emporte commeles choses qui flottent tantocirct doucement tantocirct violemment selon quelrsquoeau est agiteacutee ou calme1
Ne voit-on pas que chaque homme ignore ce qursquoil veut Lucregravece [46]III v 1070Qursquoil cherche sans cesse et bouge continuellement
Comme srsquoil pouvait ainsi deacutecharger son fardeau
9 A chaque jour son ideacutee nouvelle notre humeur change au greacutedu temps
Les penseacutees des hommes ressemblent agrave ces rayons Homegravere [31]XVIII-135-6Changeants dont Jupiter a feacutecondeacute la terre lui-mecircme2
Nous flottons entre diverses opinions nous ne voulons rien libre-ment rien absolument rien constamment
10 Celui qui saurait eacutedicter et srsquoimposer mentalement des loiset une organisation claires ferait montre toujours et partout drsquouneconduite eacutegale agrave elle-mecircme gracircce agrave un ordre et une relation adeacutequatesentre ses principes et les choses reacuteelles Empeacutedocle avait remarqueacute aucontraire chez les gens drsquoAgrigente cette incoheacuterence ils srsquoabandon-naient aux deacutelices de la vie comme srsquoils devaient mourir le lendemainet bacirctissaient pourtant comme srsquoils ne devaient jamais mourir
11 On expliquerait facilement la vie drsquoun homme ainsi reacutegleacuteComme on le voit pour Caton drsquoUtique qui a frappeacute une seule touchedu clavier a tout frappeacute voilagrave une harmonie de sons bien accordeacutes etqursquoon ne peut nier Et chez nous agrave lrsquoinverse autant drsquoactions autantde jugements particuliers Le plus sucircr selon moi serait de les rap-porter aux circonstances sans chercher plus loin et sans en tirer deconclusion
1Montaigne eacutecrit laquo bonasse raquo Il existe un mot laquo bonace raquo encore usiteacute de nos jourspour deacutesigner le calme plat On pourrait lrsquoutiliser ici
2Montaigne citera plus loin encore ces mecircmes vers (Chap 12 sect 388)
12 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
12 Pendant les troubles qui ont agiteacute notre malheureuse socieacuteteacuteon me rapporta qursquoune fille tout pregraves de lrsquoendroit ougrave je me trouvaissrsquoeacutetait jeteacutee drsquoune fenecirctre pour eacutechapper aux violences drsquoun voyoude soldat qui eacutetait son hocircte elle ne srsquoeacutetait pas tueacutee dans sa chuteet pour aller au bout de sa tentative avait voulu se trancher la gorgeavec un couteau On lrsquoen avait empecirccheacutee mais sans toutefois lrsquoem-pecirccher de se blesser gravement Elle reconnaissait elle-mecircme que lesoldat ne lrsquoavait encore harceleacutee que par des paroles des sollicitationset des cadeaux mais qursquoelle avait eu peur qursquoil en vicircnt pour finir agrave lacontraindre Et cela avec les mots la contenance et le sang teacutemoignantde sa vertu agrave la faccedilon drsquoune autre Lucregravece1
13 Or jrsquoai appris qursquoen reacutealiteacute avant et depuis les faits elleavait eacuteteacute une fille plutocirct facile Comme le dit le conte tout beauet honnecircte que vous soyez quand vous ne serez pas parvenu agrave vosfins nrsquoen concluez pas trop vite agrave une chasteteacute agrave toute eacutepreuve chezvotre maicirctresse cela ne veut pas dire que le muletier nrsquoy trouve soncompte2
14 Antigonos ayant pris en affection un de ses soldats pour soncourage et sa vaillance ordonna agrave ses meacutedecins de le soigner pourune maladie cacheacutee et qui le tourmentait de longue date Srsquoaperce-vant apregraves sa gueacuterison qursquoil allait avec beaucoup moins drsquoentrain aucombat il lui demanda ce qui lrsquoavait ainsi transformeacute et rendu pol-tron laquo Vous-mecircme sire lui reacutepondit-il en mrsquoayant ocircteacute les maux pourlesquels je ne tenais pas agrave la vie raquo3
15 Le soldat de Lucullus qui avait eacuteteacute deacutevaliseacute par les enne-mis se vengea drsquoeux en les attaquant de belle faccedilon Quand il se futremplumeacute de ce qursquoil avait perdu Lucullus qui lrsquoavait pris en estimevoulut le charger drsquoune entreprise hasardeuse en recourant aux exhor-tations les plus belles qursquoil pouvait imaginer
Avec des mots qui auraient fait drsquoun poltron un courageuxHorace [34] II2 v 36
1Lucregravece femme de Tarquin Collatin dont la vertu devint leacutegendaire pendant queson mari participait au siegravege drsquoArdeacutee elle fut violeacutee une nuit par Sextus Tarquin quisrsquoeacutetait introduit chez elle A son pegravere et son mari qursquoelle fit venir elle reacuteveacutela le crimeqursquoelle avait subi et se tua ensuite devant eux drsquoun coup de poignard
2A Lanly [58] traduit par laquo ne trouve avec elle son heure raquo expression qui mesemble un peu trop obscure
3Montaigne ne fait ici que deacutemarquer un passage de Plutarque mais si lrsquoon srsquoy re-porte ([79] Vie de Peacutelopidas p 537 2-4) on pourra admirer comment il sait rendre enquelques lignes toute la saveur de ce long passage
Chapitre 1 ndash Sur lrsquoinconstance de nos actions 13
ndash Employez-y reacutepondit-il quelque pauvre soldat deacutevaliseacute
Tout rustaud qursquoil fut il reacutepondit Horace [34] II2 v 39Il ira ougrave tu veux celui qui a perdu sa bourse
Et il refusa cateacutegoriquement drsquoy aller
16 On raconte que Mahomet1 quand il vit ses troupes enfon-ceacutees par les Hongrois sans que Hassan chef de ses janissaires fassepreuve de grande deacutetermination dans le combat avait outrageusementrudoyeacute ce dernier Alors Hassan pour toute reacuteponse alla seul se ruerfurieusement dans lrsquoeacutetat ougrave il eacutetait les armes agrave la main sur le premiergroupe drsquoennemis qui se preacutesenta ougrave il disparut Quand on lit cela onse dit que ce nrsquoest peut-ecirctre pas tant une maniegravere de se justifier qursquounchangement drsquoavis ni tant une vaillance naturelle qursquoun nouveau deacute-pit
17 Ne soyez pas eacutetonneacute de trouver aujourdrsquohui si poltron celuique vous avez vu hier si courageux la colegravere la neacutecessiteacute la com-pagnie le vin ou mecircme le son drsquoune trompette lui avaient donneacute ducœur au ventre Et ce courage nrsquoest pas ducirc agrave la raison ce sont lescirconstances qui lrsquoont affermi Ce nrsquoest donc pas eacutetonnant si des cir-constances contraires le rendent diffeacuterent
18 Cette variation et cette contradiction que lrsquoon peut voir ennous si changeantes ont conduit certains agrave imaginer que nous avonsdeux acircmes et drsquoautres deux forces qui nous accompagnent et nousfont mouvoir chacune agrave sa faccedilon lrsquoune vers le bien lrsquoautre vers lemal Car ils pensent qursquoune diversiteacute si soudaine peut difficilementecirctre associeacutee agrave un sujet simple
19 Ce nrsquoest pas seulement le vent des eacuteveacutenements qui mrsquoagi-te selon sa direction je mrsquoagite et me trouble moi-mecircme aussi dufait de lrsquoinstabiliteacute de ma situation et celui qui srsquoobserve ne se trouveguegravere deux fois dans le mecircme eacutetat Je donne agrave mon acircme tantocirct un vi-sage tantocirct un autre selon que je la tourne drsquoun cocircteacute ou de lrsquoautreSi je parle de moi de diverses faccedilons crsquoest que je me regarde diverse-ment Toutes les contradictions srsquoy retrouvent drsquoune faccedilon ou drsquoune
1Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit laquo Mechmet raquo En fait il srsquoagirait deMahomet II sultan neacute en 1430 qui srsquoempara de Constantinople en 1453 crsquoest en 1479qursquoil fit une expeacutedition contre les Hongrois elle se termina par un eacutechec Lrsquoeacutedition de1595 eacutecrit laquo Mahomet raquo
14 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
autre timide et insolent chaste et luxurieux bavard et taciturne ac-tif et languissant intelligent et obtus morose et enjoueacute menteur ethonnecircte savant et ignorant prodigue et avare Je vois tout cela enmoi en quelque sorte selon lrsquoangle sous lequel je mrsquoexamine Qui-conque srsquoexamine attentivement deacutecouvre en lui-mecircme et jusqursquoenson propre jugement cette versatiliteacute et cette discordance Je ne peuxrien dire de moi absolument simplement et solidement sans confu-sion et sans meacutelange drsquoun seul mot laquo Distinguo1 raquo est lrsquoeacuteleacutement leplus universel de ma Logique
20 Je suis convaincu qursquoil faut dire du bien de ce qui est bienet suis plutocirct enclin agrave preacutesenter les choses qui peuvent lrsquoecirctre sous unjour favorable La bizarrerie de notre condition fait que nous sommessouvent pousseacutes par le vice lui-mecircme agrave faire ce qui serait un biensi bien faire ne se deacutefinissait que par la seule intention Car drsquoun actecourageux on ne doit pas conclure que son auteur est vaillant celuiqui le serait vraiment le serait toujours et en toutes circonstances Sichez un homme ce courage eacutetait habituel et non un accegraves passager ilferait de lui quelqursquoun de precirct agrave toutes les eacuteventualiteacutes qursquoil soit seulou en compagnie en champ clos comme agrave la bataille ndash car quoi qursquoonen dise il nrsquoy a pas un courage pour la ville et un autre pour la guerreIl supporterait aussi courageusement une maladie dans son lit qursquouneblessure agrave la guerre et ne craindrait pas plus de mourir dans sa maisonqursquoau combat Nous ne verrions pas le mecircme homme se jeter dansune bregraveche avec une macircle assurance et se deacutesoler ensuite comme unefemme de la perte drsquoun procegraves ou drsquoun fils
21 Quand on est lacircche devant lrsquoinfamie et ferme face agrave la pau-vreteacute faible devant le scalpel du chirurgien mais intreacutepide contre leseacutepeacutees adverses ce sont les actes qursquoil faut louer non leur auteur
22 Nombre de Grecs dit Ciceacuteron craignent la vue de lrsquoennemimais se montrent fermes face aux maladies Chez les Cimbres et lesCeltibegraveres crsquoest tout le contraire laquo Rien ne peut ecirctre uniforme en effetCiceacuteron [20] II
27 65 qui ne repose sur un principe ferme raquo23 Il nrsquoest pas de vaillance plus extrecircme en son genre que
celle drsquoAlexandre mais elle ne lrsquoest que dans son genre ni assez com-plegravete ni universelle Aussi incomparable qursquoelle soit elle a pourtant
1Terme de logique neacuteo-scolastique proceacutedeacute consistant agrave diviser les arguments enpaires dont chacune comporte au moins un eacuteleacutement opposeacute agrave lrsquoun des eacuteleacutements delrsquoautre Les commentateurs considegraverent que le deacutebut du chapitre 11 (laquo Sur la cruauteacute raquo)est composeacute selon ce proceacutedeacute
Chapitre 1 ndash Sur lrsquoinconstance de nos actions 15
des taches crsquoest ainsi qursquoon le voit tellement perturbeacute par les plusleacutegers soupccedilons envers les siens qui voudraient attenter agrave sa vie et secomporter dans ses investigations drsquoune faccedilon si violente et si injustemucirc par une crainte qui met sa raison sens dessus dessous De mecircmeles superstitions dont il faisait grand cas donnent de lui une imagequelque peu pusillanime Et lrsquoexcegraves de repentir dont il fit montre lorsdu meurtre de Clytus teacutemoigne aussi du cocircteacute changeant de son carac-tegravere
24 Notre comportement nrsquoest qursquoun assemblage de piegraveces rap-porteacutees1 et nous voulons gagner des honneurs sous des couleurs usur-peacutees La vertu ne veut ecirctre pratiqueacutee que pour elle-mecircme et si on em-prunte parfois son masque dans un autre but elle nous lrsquoarrache aus-sitocirct du visage Crsquoest une teinture vive et tenace et quand lrsquoacircme srsquoenest impreacutegneacutee on ne peut lrsquoen seacuteparer sans qursquoelle emporte le mor-ceau avec elle Voilagrave pourquoi pour juger drsquoun homme il faut suivrelongtemps et soigneusement sa trace si la constance de son compor-tement ne se maintient drsquoelle-mecircme laquo [comme chez] celui qui apregraves Ciceacuteron [19]
V 1 34examen a deacutetermineacute la route agrave suivre raquo si la varieacuteteacute des circonstancesle fait changer de pas (ou plutocirct changer de route car on peut hacircter lepas ou ralentir) alors laissez-le aller car il srsquoen va laquo agrave vau-le-vent raquo2comme le dit la devise de notre Talbot3
25 Ce nrsquoest pas eacutetonnant dit un auteur ancien [Seacutenegraveque] quele hasard ait tant drsquoinfluence sur nous puisque nous vivons au greacutedu hasard Celui qui nrsquoa pas fixeacute drsquoavance en gros une direction agraveson existence ne peut pas organiser ses actes dans le deacutetail A qui nrsquoapas en tecircte le plan de lrsquoensemble il est impossible de disposer leseacuteleacutements A quoi bon faire provision de couleurs si lrsquoon ne sait ce
1Une citation de Ciceacuteron[17] I 21 (laquo Ils meacuteprisent la volupteacute mais sont trop faiblesdans la souffrance ils deacutedaignent la gloire mais une mauvaise reacuteputation les abat raquo)a eacuteteacute ajouteacutee ici agrave la main (par Montaigne) dans lrsquointerligne de lrsquolaquo exemplaire de Bor-deaux raquo curieusement elle ne figure pas dans lrsquoeacutedition de 1595 Aurait-elle donc eacuteteacuterajouteacutee posteacuterieurement agrave la copie dont semblent avoir disposeacute P de Brach et Mlle deGournay
2Je nrsquoai pas trouveacute la formulation preacutecise de la laquo devise raquo de Talbot Montaigne eacutecritlaquo avau le vent raquo pour laquo a vau le vent raquo qursquoA Lanly traduit par laquo au greacute du vent raquoMais cela ne me semble pas rendre complegravetement le sens que je rapprocherais plutocirctde lrsquoexpression laquo agrave vau-lrsquoeau raquo qui est encore usiteacutee aujourdrsquohui laquo agrave vau raquo crsquoest laquo agraveval raquo donc laquo en aval raquo vers le bas suivant simplement la pente naturelle ndash mais aussiavec une valeur deacutepreacuteciative Jrsquoai donc conserveacute lrsquoexpression telle quelle en ajoutantles traits drsquounion pour mieux la marquer
3John Talbot comte de Shrewsbury capitaine anglais mort agrave la bataille de Castillonen 1453 non loin du chacircteau de Montaigne
16 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
qursquoon va peindre Personne ne fait le plan geacuteneacuteral de sa vie nousnrsquoy reacutefleacutechissons qursquoau coup par coup Lrsquoarcher doit drsquoabord savoirougrave viser pour bien placer sa main lrsquoarc la corde la flegraveche et donnerlrsquoimpulsion convenable
26 Nos projets eacutechouent parce qursquoils nrsquoont pas de direction nide but Aucun vent nrsquoest favorable pour celui qui nrsquoa pas de port dedestination Je ne souscris pas au jugement qui fut rendu en faveurde Sophocle contre son fils qui lrsquoaccusait ce nrsquoest pas en voyant unede ses trageacutedies que lrsquoon pouvait affirmer qursquoil eacutetait compeacutetent danslrsquoadministration de sa maison
27 Je ne trouve pas non plus que la conjecture faite par les Pa-riens qursquoon avait envoyeacutes pour faire des reacuteformes chez les Mileacutesiensait eacuteteacute suffisante pour justifier les conseacutequences qursquoils en tiregraverent Envisitant lrsquoicircle ils avaient remarqueacute les terres les mieux cultiveacutees et lesmaisons de campagne les mieux entretenues et avaient noteacute les nomsde leurs maicirctres Quand ils tinrent lrsquoassembleacutee des citoyens de la villeils nommegraverent ces gens-lagrave comme nouveaux gouverneurs et magis-trats estimant que srsquoils eacutetaient soigneux de leurs affaires priveacutees ils leseraient aussi des affaires publiques
28 Nous sommes tous faits de piegraveces et de morceaux drsquoun ar-rangement si varieacute et de forme si changeante que chaque eacuteleacutement agravechaque instant joue son rocircle Et il y a autant de diffeacuterence entre nous etnous-mecircmes qursquoentre nous et un autre laquo Sois sucircr qursquoil est bien difficileSeacutenegraveque [96]
cxx drsquoecirctre toujours un seul et le mecircme raquo29 Puisque lrsquoambition peut enseigner aux hommes la vaillance
la tempeacuterance la libeacuteraliteacute et mecircme la justice puisque la cupiditeacutepeut instiller au cœur drsquoun banal employeacute eacuteleveacute dans lrsquoombre et danslrsquooisiveteacute assez drsquoassurance pour le faire se jeter tregraves loin de chez luiagrave la merci des vagues et de la colegravere de Neptune sur un frecircle esquifndash et qursquoelle peut enseigner aussi la discreacutetion et la prudence puisqueVeacutenus elle-mecircme suscite reacutesolution et hardiesse dans la jeunesse en-core soumise agrave la laquo discipline raquo et aux verges et aguerrit le tendrecœur des jeunes filles dans le giron de leurs megraveres
Conduite par Veacutenus la jeune fille passe furtiveTibulle [104]II 1 v 75 sq Au milieu de ses gardiens coucheacutes et endormis
Et seule dans les teacutenegravebres va rejoindre son amant
ce nrsquoest pas faire preuve de grande intelligence que de nous jugerseulement drsquoapregraves nos comportements exteacuterieurs il faut sonder plus
Chapitre 1 ndash Sur lrsquoinconstance de nos actions 17
profond et voir quels sont les ressorts qui mettent lrsquoensemble en mou-vement Mais crsquoest une entreprise bien hasardeuse ndash et je voudrais quemoins de gens srsquoen mecirclent
Chapitre 2
Sur lrsquoivrognerie
1 Le monde nrsquoest que varieacuteteacute et dissemblance Mais les vices euxsont tous semblables en ce qursquoils sont des vices crsquoest peut-ecirctre ainsique lrsquoentendent les Stoiumlciens Mais srsquoils sont tous eacutegalement des vicesles vices ne sont pas tous eacutegaux entre eux et lrsquoon ne peut croire quecelui qui a franchi de cent pas les limites
Au-delagrave en deccedilagrave ne peut ecirctre ce qui est bien Horace [33] I1 v 107
ne soit pas pire que celui qui nrsquoen est qursquoagrave dix pas et que le sacrilegravegene soit pas pire que le vol drsquoun chou dans notre jardin
On ne saurait prouver qursquoils sont aussi coupables Horace [33] I3 115-117Celui qui vole un chou dans le jardin drsquoautrui
Et celui qui la nuit pille le sanctuaire des dieux
Il y a donc en cela autant de diversiteacute qursquoen toute autre chose2 Ne pas faire de distinction dans le type et lrsquoimportance des
peacutecheacutes est une attitude dangereuse les meurtriers les traicirctres et lestyrans y ont trop inteacuterecirct Il nrsquoest pas juste que leur conscience trouveun soulagement dans le fait que tel autre est oisif ou lascif ou moinsassidu agrave la deacutevotion Chacun a tendance agrave souligner le peacutecheacute du voisinet agrave atteacutenuer le sien Les eacuteducateurs eux-mecircmes classent souvent malles peacutecheacutes agrave mon avis
3 Socrate disait que le rocircle principal de la sagesse eacutetait de dis-tinguer le bien et le mal et nous pour qui le meilleur est toujours mecircleacute
20 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
au vice devons dire la mecircme chose de la science qui permet de distin-guer entre les vices sans elle exactement appliqueacutee le vertueux et lemauvais nous demeureraient meacutelangeacutes et indiscernables
4 Lrsquoivrognerie quant agrave elle me semble un vice grossier et bes-tial Il en est drsquoautres auxquels lrsquoesprit semble prendre plus de part etil y a mecircme des vices qui ont je ne sais quoi de noble si jrsquoose dire Ilen est auxquels se mecirclent la science le zegravele la vaillance la prudencelrsquoadresse et la finesse celui-ci est purement corporel et terrestre Crsquoestpourquoi la nation la plus grossiegravere qui soit de nos jours est la seulequi lui accorde de la valeur1 Les autres vices altegraverent lrsquointelligence celui-ci la deacutetruit et srsquoattaque au corps
Sous lrsquoempire du vinLes membres se font lourds les jambes se deacuterobentLucregravece [46]
III 575-78 On titube la langue est pacircteuse lrsquointelligence coule agrave picLes yeux sont vagues et puis ce sont des crisDes sanglots des querelles
5 La pire des situations pour un homme crsquoest quand il perd laconnaissance et le controcircle de lui-mecircme On dit alors que comme lemoucirct qui fermente dans un reacutecipient pousse vers le haut tout ce qui estau fond le vin fait srsquoeacutepancher les secrets les plus intimes de ceux quien ont absorbeacute outre mesure2
Tu saisDes sages deacutevoiler les secretsHorace [36] III
xxi 14-16 Et les soucis dans ta joyeuse bacchanale
6 Josegravephe raconte3 qursquoil tira les vers du nez agrave un ambassadeurque ses ennemis lui avaient envoyeacute en le faisant boire en quantiteacute Au-guste qui avait chargeacute Lucius Pison conqueacuterant de la Thrace de geacutererses affaires priveacutees nrsquoeut jamais agrave srsquoen plaindre pas plus que Tibegraverede Cossus agrave qui il confiait tous ses projets Et pourtant on sait que cesdeux-lagrave eacutetaient tellement adonneacutes agrave la boisson qursquoil fallut souvent lesramener ivres du Seacutenat tous les deux
Ivres comme toujours et gonfleacutes par le vin4Virgile [113]VI 15 1Tous les commentateurs disent ici laquo lrsquoAllemagne raquo qui nrsquoeacutetait pas tregraves appreacutecieacutee
en effet des Franccedilais de lrsquoeacutepoque2Voir notamment Seacutenegraveque ([27] De la tranquilliteacute de lrsquoacircme XVII p690) laquo Liber
lrsquoinventeur du vin srsquoappelle ainsi non parce qursquoil deacutelie les langues mais parce qursquoillibegravere lrsquoacircme des soucis dont elle est esclave raquo
3Flavius Josegravephe [39] sect44
Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 21
7 On fit autant confiance agrave Cimber pour tuer Ceacutesar bien qursquoilsrsquoenivracirct souvent qursquoagrave Cassius le buveur drsquoeau Ce qui lui fit dire plai-samment laquo supporter un tyran moi qui ne puis supporter le vin raquoEt nous voyons les Allemands noyeacutes dans le vin se souvenir tout demecircme de leur quartier du mot de passe et de leur grade1
On ne les vaincra pas si facilement Juveacutenal [41]XV 47-48Tout avineacutes qursquoils sont beacutegayants titubants
8 Je nrsquoaurais pas cru qursquoil pucirct y avoir une ivresse si profondesi complegravete qursquoelle laisse pour mort si je nrsquoavais lu dans les histo-riens anciens des histoires comme celle qui suit Attale avait convieacute agravesouper Pausanias (qui plus tard tua Philippe de Maceacutedoine ce roi quimontrait par ses belles qualiteacutes quelle eacuteducation il avait reccedilue dans lamaison en compagnie drsquoEpaminondas) Et pour lrsquohumilier il le fit tel-lement boire qursquoil livra sa beauteacute sans mecircme srsquoen apercevoir commele fait une putain buissonniegravere aux muletiers et aux serviteurs les plusvils de la maison
9 Et voici ce que mrsquoa raconteacute une dame que jrsquohonore et estimefort Pregraves de Bordeaux vers Castres ougrave elle habite une villageoiseveuve et reacuteputeacutee chaste sentant les premiers effets de la grossessedisait agrave ses voisines que si elle avait un mari elle se croirait volon-tiers enceinte Mais le soupccedilon srsquoaccroissant de jour en jour et jusqursquoagravelrsquoeacutevidence elle en vint agrave faire deacuteclarer au procircne de son eacuteglise que siquelqursquoun reconnaissait ecirctre lrsquoauteur de la chose et lrsquoavouait elle pro-mettait de lui pardonner et srsquoil le jugeait bon de lrsquoeacutepouser Un de sesvalets de labourage que cette proclamation avait enhardi deacuteclara alorsqursquoil lrsquoavait trouveacutee un jour de fecircte ayant tellement bu endormie pregravesdu foyer si profondeacutement et dans une posture si indeacutecente qursquoil avaitpu se servir drsquoelle sans mecircme la reacuteveiller Ils sont marieacutes et viventencore
10 Il est certain que lrsquoAntiquiteacute nrsquoa guegravere deacutecrieacute ce vice Leseacutecrits de bien des philosophes en traitent agrave la leacutegegravere et il y en a mecircmejusque chez les Stoiumlciens2 qui vont jusqursquoagrave conseiller de se laisseraller de temps en temps agrave boire plus que de raison de srsquoenivrer pourdeacutetendre lrsquoacircme
4Le vers exact est laquo Inflatum hestero venas ut semper Iaccho raquo1A Lanly [58] conserve laquo leur rang raquo et preacutecise en note (II 16 note 14) laquo apparem-
ment la section lrsquoescouade agrave laquelle ils appartiennent raquo Je comprends diffeacuteremment2On trouve cette ideacutee dans Seacutenegraveque [96] LXXXIII
22 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
En ce noble combat aussi le grand Socrate jadisPseudo-Gallus(Maximianus)[51] I 47
Remporta dit-on la palme
A Caton ce grand censeur et correcteur des mœurs des autres ona aussi reprocheacute de boire ferme
On raconte aussi que le vieux CatonHorace [36] iii21 Reacutechauffait bien souvent sa vertu dans le vin
11 Cyrus roi de grand renom parmi toutes les qualiteacutes dont ilse pare pour se montrer supeacuterieur agrave son fregravere Artaxerxegraves met en avantcelle drsquoecirctre un bien meilleur buveur que lui1 Et dans les nations lesmieux organiseacutees et les plus policeacutees concourir agrave qui boira le plus eacutetaitde tradition Jrsquoai entendu Silvius excellent meacutedecin parisien dire quepour empecirccher notre digestion2 de devenir paresseuse pour aiguillon-ner ses forces et lui eacuteviter ainsi de srsquoengourdir il est bon de la reacuteveillerune fois par mois par un excegraves de boisson On dit aussi que les Persesdeacutelibeacuteraient sur leurs affaires apregraves avoir bu
12 Ma nature et mon goucirct sont plus opposeacutes agrave ce vice que maraison Car outre le fait que je me range facilement sous lrsquoautoriteacute desopinions des Anciens si je trouve que crsquoest vraiment un vice lacirccheet stupide il est tout de mecircme moins mauvais et moins pernicieuxque les autres qui heurtent de front la socieacuteteacute Et si nous ne pouvonsnous donner du plaisir sans qursquoil nous en coucircte un peu comme onle dit je trouve que ce vice coucircte moins agrave notre conscience que lesautres drsquoautant plus qursquoil nrsquoest pas difficile agrave satisfaire ce qui nrsquoestpas neacutegligeable
13 Un homme drsquoacircge avanceacute et de grande digniteacute me disait qursquoentreles trois principaux agreacutements de la vie qui lui restaient il comptaitcelui-lagrave Car ougrave trouver ces agreacutements sinon parmi nos penchants na-turels 3 Mais il en usait mal Il faut en cette affaire fuir la deacutelicatesseet un choix trop soigneux du vin Si vous faites reposer votre plaisir
1Plutarque [79] Artaxerxegraves II et [78] Propos de table i 42laquo estomac raquo au XVIe siegravecle avait un sens moins preacutecis qursquoaujourdrsquohui et servait
plutocirct agrave deacutesigner lrsquoappareil digestif en entier3La phrase qui preacutecegravede ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595 Soit la copie dont dis-
posaient les eacutediteurs (P Brach Mlle de Gournay) eacutetait leacutegegraverement diffeacuterente de lrsquoexem-plaire de Bordeaux soit il srsquoagit drsquoun ajout de leur propre chef Mais je pencherais plutocirctpour la premiegravere hypothegravese car on ne voit pas bien ce qui aurait pu les pousser agrave ajouterune telle reacuteflexion
Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 23
sur sa qualiteacute vous vous exposez agrave souffrir en en buvant un meacutediocreIl faut avoir le goucirct moins strict et plus relacirccheacute Pour ecirctre bon buveuril ne faut pas avoir le palais si deacutelicat
14 Les Allemands boivent agrave peu pregraves toutes sortes de vins avecle mecircme plaisir leur but crsquoest drsquoavaler plus que de deacuteguster Ils ytrouvent bien mieux leur compte leur plaisir est plus ample et plus agraveleur porteacutee Drsquoailleurs boire agrave la franccedilaise aux deux repas et modeacutereacute-ment crsquoest trop restreindre les faveurs de ce dieu Il faut y consacrerplus de temps et de perseacuteveacuterance
15 Les Anciens y consacraient souvent des nuits entiegraveres etcela se prolongeait souvent dans la journeacutee Il faut donc donner agrave notreconsommation ordinaire plus drsquoampleur et de force De mon tempsjrsquoai vu un grand seigneur1 ceacutelegravebre par ses campagnes et ses victoiresqui ne buvait guegravere moins de vingt bouteilles2 de vin au cours de sesrepas ordinaires et ne srsquoen montrait pas moins tregraves sage et tregraves aviseacuteaux deacutepens de nos affaires [franccedilaises]
16 Le plaisir auquel nous attachons de lrsquoimportance dans notreexistence doit occuper plus de place dans celle-ci Il faudrait commeles employeacutes et les travailleurs manuels ne refuser aucune occasion deboire et avoir ce deacutesir toujours en tecircte Il semble que nous en raccour-cissions chaque jour lrsquousage et que les deacutejeuners les soupers et lesgoucircters aient eacuteteacute comme je lrsquoai vu dans mon enfance bien plus freacute-quents et communs autrefois qursquoaujourdrsquohui Serait-ce le signe de ceque nous allons vers quelque ameacutelioration Certainement pas Crsquoestpeut-ecirctre au contraire que nous sommes plus porteacutes agrave la paillardiseque ne lrsquoeacutetaient nos pegraveres ce sont deux activiteacutes qui se contredisent etsrsquoaffaiblissent mutuellement Drsquoune part notre estomac srsquoest affaibliet drsquoautre part la sobrieacuteteacute nous rend plus galants et plus deacutelicats dansles exercices amoureux
17 Je mrsquoeacutetonne encore de ce que jrsquoai entendu mon pegravere racon- Le pegravere deMontaigneter agrave propos de la chasteteacute en son temps Crsquoeacutetait bien agrave lui drsquoen parler
il eacutetait assez porteacute par goucirct et par nature agrave la compagnie des femmesIl parlait peu et bien et agreacutementait son langage de citations tireacutees deslivres modernes surtout espagnols et parmi ces derniers un surtout
1Aucun commentateur de Montaigne nrsquoa identifieacute ce personnage2Montaigne eacutecrit laquo cinq lots raquo Le laquo lot raquo valait 4 pintes et la pinte un peu moins
drsquoun litre Il est difficile de croire Montaigne sur ce point On sait qursquoil nrsquoest guegravereregardant quant agrave la qualiteacute et la vraisemblance de ses laquo informations raquo
24 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
qursquoon appelle laquo Marc-Auregravele raquo1 Il eacutetait drsquoun abord doux humble etmodeste mais avec un souci particulier de la deacutecence pour sa per-sonne et ses vecirctements qursquoil fucirct agrave pied ou agrave cheval Il faisait preuvedrsquoune eacutetonnante fideacuteliteacute agrave la parole donneacutee il eacutetait consciencieux etscrupuleux drsquoune faccedilon telle que cela tendait plutocirct agrave la superstition
18 Quoique de petite taille il eacutetait plein de vigueur et drsquounestature bien droite et bien proportionneacutee son visage eacutetait agreacuteableet son teint plutocirct mat Il eacutetait adroit et excellait dans tous les noblesexercices jrsquoai vu encore moi-mecircme des cannes lesteacutees de plomb aveclesquelles on raconte qursquoil exerccedilait ses bras pour se preacuteparer agrave lancer labarre ou la pierre ou agrave lrsquoescrime et des souliers aux semelles plom-beacutees pour se rendre plus agile agrave la course et au saut Dans le saut agravepieds joints il a laisseacute le souvenir de quelques petits exploits
19 Je lrsquoai vu agrave plus de soixante ans se moquer de nos exercicesdrsquoagiliteacute se jeter avec sa robe fourreacutee sur le dos drsquoun cheval sauter ettourner au-dessus drsquoune table en se soutenant seulement par le pouce il ne montait guegravere les marches vers sa chambre que quatre agrave quatreSur le sujet dont je parle ndash la chasteteacute ndash il disait que dans toute une pro-vince il y avait agrave peine une femme de qualiteacute qui eucirct mauvaise reacuteputa-tion et il parlait de relations familiegraveres hors du commun et au-dessusde tout soupccedilon comme celles que lui-mecircme notamment entretenaitavec drsquohonnecirctes femmes Et quant agrave lui il jurait sur les saints ecirctre de-meureacute vierge jusqursquoagrave son mariage bien qursquoil eucirct pris part longuementaux guerres drsquoItalie dont il nous a laisseacute un journal qui relate point parpoint tout ce qui srsquoy passa aussi bien dans les affaires publiques quedans les siennes propres Il se maria agrave un acircge assez avanceacute en 1528 agravetrente-trois ans comme il srsquoen revenait drsquoItalie Mais revenons agrave nosbouteilles
20 Les inconveacutenients de la vieillesse qui neacutecessitent soutienet reacuteconfort pourraient bien susciter en moi avec quelque raison ledeacutesir de recourir agrave cet expeacutedient car crsquoest agrave peu pregraves le dernier desplaisirs que le cours des ans nous enlegraveve La chaleur naturelle disentles bons compagnons envahit drsquoabord les pieds crsquoest celle qui estlieacutee agrave lrsquoenfance De lagrave elle se reacutepand dans le milieu du corps ougrave ellesrsquoinstalle pour longtemps et crsquoest lagrave qursquoelle produit selon moi lesseuls veacuteritables plaisirs de la vie du corps les autres volupteacutes sont
1Marc-Auregravele ou lrsquoHorloge des Princes drsquoAntonio de Guevara qui connut un grandsuccegraves
Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 25
bien faibles en comparaison Vers la fin comme une vapeur qui monteet srsquoexhale elle parvient agrave la gorge ougrave elle fait sa derniegravere pause
21 Je ne puis pourtant pas comprendre comment on peut en ve-nir agrave allonger le plaisir de boire au-delagrave de la soif et se former en ima-gination un appeacutetit artificiel et contre nature Mon estomac ne pourraitaller jusque-lagrave il est deacutejagrave bien assez occupeacute agrave venir agrave bout de ce qursquoilabsorbe pour ses besoins De par ma constitution je ne ressens le be-soin de boire que pour compleacuteter ce que jrsquoai mangeacute crsquoest la raisonpour laquelle le dernier coup que je bois est presque toujours le plusgrand Et comme en vieillissant notre palais semble encrasseacute par lerhume ou abicircmeacute par quelque autre mauvaise disposition le vin nousparaicirct meilleur dans la mesure ougrave nous avons nettoyeacute nos papilles Entout cas il est rare que jrsquoen appreacutecie bien le goucirct degraves la premiegravere fois1
22 Anarcharsis2 srsquoeacutetonnait de voir que les Grecs buvaient dansde plus grands verres agrave la fin du repas qursquoau deacutebut crsquoeacutetait il mesemble pour la mecircme raison que celle qui pousse les Allemands agravele faire et agrave se jeter alors des deacutefis agrave qui boira le plus Platon deacutefendaux enfants de boire du vin avant dix-huit ans et de srsquoenivrer avantdrsquoavoir atteint les quarante Mais agrave ceux qui ont passeacute cet acircge il par-donne3 de srsquoy complaire et de placer largement leurs convives souslrsquoinfluence de Dyonisios ce Dieu qui rend aux hommes leur gaieteacuteet leur jeunesse aux vieillards qui adoucit et amollit les passions delrsquoacircme comme le fer srsquoamollit sous lrsquoeffet du feu
23 Dans ses Lois il considegravere que de telles assembleacutees ougrave lrsquoonboit sont utiles pourvu qursquoil y ait un chef de groupe qui puisse lesreacutegler et contenir leurs deacutebordements car lrsquoivresse constitue une ma-niegravere sucircre drsquoeacuteprouver la nature de chacun et en mecircme temps capablede donner aux personnes drsquoun certain acircge le courage de srsquoadonner auplaisir de la danse et de la musique choses pourtant utiles mais aux-quelles ils nrsquoosent se livrer dans leur eacutetat normal Car le vin est capabledrsquoinciter lrsquoacircme agrave la modeacuteration et il est bon pour la santeacute du corps
24 Toutefois il fait siennes ces restrictions en partie emprun-teacutees aux Carthaginois qursquoon eacutevite le vin dans les expeacuteditions guer-riegraveres que tout magistrat ou juge srsquoen abstienne quand il est sur lepoint drsquoaccomplir sa charge et de deacutelibeacuterer sur des affaires publiques
1Les deux phrases preacuteceacutedentes ne figurent que dans lrsquoeacutedition de 15952La source est certainement dans Diogegravene Laeumlrce[44] Anacharsis I 1043Le texte manuscrit de Montaigne comporte nettement ici laquo ordonne raquo La correction
apporteacutee par les eacutediteurs de 1595 offre un sens plus satisfaisant
26 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
qursquoon nrsquoy consacre pas la journeacutee qui doit ecirctre deacutevolue agrave drsquoautres oc-cupations ni la nuit que lrsquoon destine agrave faire des enfants
25 On raconte que le philosophe Stilpon accableacute par la vieillessehacircta volontairement sa mort en buvant du vin pur1 Crsquoest aussi le vinmais cette fois involontairement qui vint agrave bout des forces affaibliespar lrsquoacircge du philosophe Arceacutesilas Crsquoest drsquoailleurs une vieille et plai-sante question que de savoir si lrsquoacircme du sage peut succomber agrave la forcedu vin
Si le vin vient agrave bout de la sagesse bien retrancheacuteeHorace [36] III28
26 A quel degreacute de vaniteacute nous conduit cette bonne opinion quenous avons de nous Lrsquoacircme la mieux reacutegleacutee au monde la plus parfaitenrsquoa deacutejagrave que trop agrave faire pour se maintenir droite sur ses pieds et eacuteviterdrsquoecirctre terrasseacutee par sa propre faiblesse Il nrsquoen est pas une sur mille quisoit droite et ferme un seul instant dans sa vie et lrsquoon pourrait mecircmedouter que sa condition naturelle lui permicirct jamais de lrsquoecirctre Quant agrave yjoindre la constance ce serait la derniegravere des perfections ndash agrave supposerque rien ne vienne la bousculer ce que mille eacuteveacutenements peuvent faire
27 Le grand poegravete Lucregravece eut beau philosopher et faire preuvede deacutetermination un breuvage amoureux suffit pourtant agrave lui faireperdre la raison2 Pense-t-on qursquoune apoplexie ne puisse eacutetourdir aussibien Socrate qursquoun portefaix Certains ont oublieacute jusqursquoagrave leur nom dufait de la maladie et une leacutegegravere blessure a alteacutereacute le jugement de cer-tains autres On peut ecirctre sage tant qursquoon voudra on nrsquoen est pas moinshomme Et qursquoy a-t-il de plus fragile de plus miseacuterable de plus prochedu neacuteant La sagesse ne vient pas modifier nos dispositions naturelles
Sous lrsquoeffet drsquoune crainte violente on voit se reacutepandreLucregravece [46]III v 155 Sueurs et pacircleurs par tout le corps
La langue srsquoembarrasse la voix srsquoeacuteteint la vue se troubleLes oreilles sifflent et les membres deacutefaillentEt lrsquohomme enfin succombe
28 Mecircme le sage cille des yeux devant le coup qui le menaceSrsquoil est au bord drsquoun preacutecipice il ne peut que trembler comme un
1Les vins grecs eacutetaient tregraves corseacutes et tregraves alcooliseacutes un peu comme le Porto ou leMadegravere de nos jours et on les consommait coupeacutes drsquoeau
2Cette histoire serait (selon P Villey[55]) tireacutee de la Vie de Lucregravece de lrsquoobscurauteur latin Crinitus
Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 27
enfant car la Nature srsquoest reacuteserveacutee ces leacutegegraveres marques de son autoriteacutedont notre raison ne peut venir agrave bout pas plus que la vertu stoiumlquepour lui rappeler qursquoil est mortel et quelle est sa faiblesse Il pacirclit sousle coup de la peur il rougit de honte il geacutemit sous les attaques drsquouneforte crise de coliques [neacutephreacutetiques] sinon drsquoune voix deacutesespeacutereacutee etretentissante mais plutocirct enroueacutee et comme casseacutee
Qursquoil pense que rien drsquohumain ne lui est eacutetranger Teacuterence [109]I 1
29 Les poegravetes qui arrangent tout agrave leur faccedilon nrsquoosent pourtantpas dispenser leurs heacuteros de laisser couler leurs larmes
Ainsi parle Eneacutee en pleurs et il laisse partir la flotte Virgile [112]VI 1
30 Qursquoil lui suffise de modeacuterer et de brider ses inclinations ilnrsquoest pas en son pouvoir de les empecirccher Notre Plutarque lui-mecircmesi parfait et si excellent juge des actions humaines en voyant Brutuset Torquatus tuer leurs enfants fut saisi de doute et se demanda si lavertu pouvait aller agrave ces extreacutemiteacutes ou si ces personnages nrsquoavaientpas plutocirct eacuteteacute mus par quelque autre passion Toutes les actions quisortent de lrsquoordinaire sont sujettes agrave une interpreacutetation deacutefavorable dufait que notre goucirct ne srsquoadapte pas plus agrave ce qui est au-dessus qursquoagrave cequi est en dessous de lui
31 Laissons de cocircteacute lrsquoeacutecole1 qui fait expresseacutement professionde fierteacute Mais quand dans celle qui est estimeacutee la plus douce nousentendons ces vantardises de Meacutetrodore2 laquo Fortune je trsquoai devan-ceacutee et je te tiens jrsquoai barreacute toutes les issues pour que tu ne puissesmrsquoatteindre raquo
32 Quand Anaxarque sur lrsquoordre de Nicocreacuteon tyran de Chypremis dans une auge de pierre et assommeacute agrave coups de maillets de ferne cesse de dire laquo Frappez rompez ce nrsquoest pas Anaxarque crsquoestson enveloppe que vous eacutecrasez raquo3 Quand nous entendons nos mar-tyrs au milieu des flammes crier au tyran laquo Crsquoest assez rocircti de ce
1Montaigne eacutecrit laquo secte raquo Il srsquoagit probablement ici des Stoiumlciens et des Eacutepicuriensdans la phrase qui suit
2Les commentateurs ne sont pas drsquoaccord sur lrsquoidentiteacute de ce personnage pour Vil-ley il srsquoagirait de laquo Meacutetrodore de Lampsaque philosophe eacutepicurien raquo Mais A Lanlyfait observer fort justement (II 22 note 69) que laquo ce Meacutetrodore eacutetait disciple drsquoAnaxa-gore raquo et qursquoil srsquoagirait plutocirct drsquoun laquo autre Meacutetrodore neacute agrave Athegravenes vers 330 av J-Cqui fut disciple et ami drsquoEacutepicure raquo
3Cette anecdote est tireacutee de Diogegravene Laeumlrce[44] IX 39
28 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
cocircteacute deacutecoupe-le mange-le et recommence avec lrsquoautre raquo1 Quandnous entendons comme le rapporte Josegravephe cet enfant tout deacutechireacutepar les tenailles et transperceacute par les dards drsquoAntiochus deacutefier encorece dernier en criant drsquoune voix ferme et sucircre drsquoelle-mecircme laquo Tyran tuperds ton temps je me sens toujours aussi bien ougrave est cette douleurougrave sont ces tortures dont tu me menaccedilais Ne connais-tu donc quecela Ne vois-tu pas que ma constance te donne plus de peine que jenrsquoen ressens de ta cruauteacute Ocirc lacircche coquin tu trsquoavoues vaincu et moije deviens plus fort au contraire Essaie drsquoobtenir de moi des plaintesde faire en sorte que je fleacutechisse et que je me soumette si tu le peuxDonne du courage agrave tes sbires agrave tes bourreaux car voilagrave que leur cou-rage les abandonne ils nrsquoen peuvent plus Arme-les excite-les2 raquo
33 Certes on peut supposer qursquoen ces acircmes-lagrave il y a quelque deacute-rangement et quelque folie si sainte soit-elle Quand on en arrive agrave dessentences stoiumlciennes telles que laquo Jrsquoaime mieux ecirctre fou que volup-tueux raquo comme le dit Antisthegravene ou quand Sextius deacuteclare qursquoil aimemieux ecirctre transperceacute par le fer de la douleur que par celui de la vo-lupteacute quand Eacutepicure se laisse atteindre par la goutte et que refusantle repos et la santeacute il deacutefie de gaieteacute de cœur les maux qui lrsquoaccablentmeacuteprisant les douleurs les moins fortes deacutedaignant de lutter contreelles et de les combattre et qursquoil en appelle agrave de plus violentes et plusdignes de lui
Deacutelaissant ses troupeaux timides qursquoun sanglier eacutecumantVirgile [112]IV v 158 Lui vienne ou qursquoun lion fauve vienne de la montagne
34 Qui ne voit que ce sont lagrave les bonds que fait un cœur loin deson gicircte naturel Notre acircme ne saurait atteindre si haut sans quitter saplace il faudrait qursquoelle lrsquoabandonne et srsquoeacutelegraveve et prenant le mors auxdents qursquoelle emporte et transporte son homme si loin qursquoil srsquoeacutetonnelui-mecircme ensuite de ce qursquoil a fait
35 Crsquoest ainsi que dans les hauts faits de la guerre lrsquoexcitationdu combat pousse souvent des soldats courageux agrave srsquoaventurer dansdes endroits si dangereux que revenus agrave eux ils sont eux-mecircmes ef-frayeacutes de ce qursquoils ont fait Les poegravetes eux aussi sont souvent eacuteprisdrsquoadmiration pour leurs propres œuvres et ne retrouvent mecircme plusle cheminement qui les a conduits lagrave chez eux on appelle cela laquo ar-deur raquo et laquo folie raquo
1Paroles attribueacutees agrave saint Laurent cf Prudence Des Couronnes Hymne II2In Flavius Josegravephe Histoire des Macchabeacutees VIII
Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 29
36 Si comme le dit Platon1 un homme ordinaire frappe en vainagrave la porte de la poeacutesie de mecircme selon Aristote2 aucune acircme si bonnesoit-elle nrsquoest exempte drsquoun grain de folie et il a bien raison drsquoappe-ler laquo folie raquo toute envoleacutee qui si louable soit-elle deacutepasse notre proprejugement et notre raisonnement Car la sagesse est le fonctionnementbien reacutegleacute de notre acircme qursquoelle conduit avec mesure et dont elle reacute-pond Platon preacutetend donc que la faculteacute de propheacutetiser est au-delagrave denotre pouvoir et qursquoil faut ecirctre au-delagrave de nous pour lrsquoatteindre Il fautque notre sagesse soit eacutetouffeacutee par le sommeil ou par quelque maladieou bien deacuteplaceacutee par un ravissement ceacuteleste
1Platon[75] Ion sect533-534 mais aussi Seacutenegraveque [27] De la tranquilliteacute de lrsquoacircmeXVII p 691
2Montaigne prend aussi cela dans Seacutenegraveque Seacutenegraveque [27] De la tranquilliteacute delrsquoacircme XVII p 691
Chapitre 3
Une coutume de lrsquoicircle deZeacutea
1 Si philosopher crsquoest douter comme disent certains alors dire deschoses futiles et selon ma fantaisie comme je le fais crsquoest certaine-ment douter encore plus car crsquoest aux novices de questionner et dedeacutebattre et crsquoest au maicirctre de reacutesoudre les problegravemes Mon maicirctrecrsquoest lrsquoautoriteacute de la volonteacute divine qui nous dirige sans conteste etqui se situe bien au-dessus de ces vaines et humaines discussions
2 Philippe eacutetant entreacute avec son armeacutee dans le Peacuteloponnegravesequelqursquoun dit agrave Damidas que les Laceacutedeacutemoniens auraient beaucoupagrave souffrir srsquoils ne se livraient pas agrave lui laquo Quel poltron tu fais reacutepondit Plutarque [78]
xxxiv F˚ 216c
Damidas De quoi pourraient-ils souffrir ceux qui ne craignent pas lamort raquo Comme on demandait aussi agrave Agis ce qursquoun homme pouvaitfaire pour vivre libre laquo En meacuteprisant la mort raquo dit-il
3 Ces mots et mille autres du mecircme genre que lrsquoon rencontreagrave ce propos signifient eacutevidemment qursquoil ne faut pas se contenter drsquoat-tendre patiemment que la mort vienne nous prendre car il y a dans lavie des choses plus difficiles agrave supporter que la mort elle-mecircme Enteacutemoigne lrsquohistoire de cet enfant Laceacutedeacutemonien pris par Antigonos etvendu comme esclave quand son maicirctre voulut lrsquoobliger agrave commettredes actes reacutepugnants il lui dit laquo Tu verras qui tu as acheteacute Jrsquoauraishonte de servir comme esclave ayant la liberteacute agrave ma disposition raquo Etce disant il se jeta du haut de la maison
32 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
4 Comme Antipater menaccedilait brutalement les Laceacutedeacutemonienspour leur faire accepter ce qursquoil voulait ils lui dirent laquo Si tu nousmenaces de quelque chose de pire que la mort nous mourrons bienplus volontiers raquo Et agrave Philippe de Maceacutedoine qui leur avait eacutecritqursquoil srsquoopposerait agrave tous leurs projets ils reacutepondirent laquo Quoi nousCiceacuteron [20] V
14 empecirccheras-tu aussi de mourir raquo Et lrsquoon dit en effet que le sage vitaussi longtemps qursquoil le doit et non autant qursquoil le peut Le meilleurcadeau que la Nature ait pu nous faire et qui nous ocircte toute raisonde nous plaindre de notre condition crsquoest de nous avoir laisseacute la clefdes champs elle nrsquoa mis qursquoune seule entreacutee agrave la vie mais cent millefaccedilons drsquoen sortir
5 laquo Nous pouvons manquer de terre pour vivre mais nous nepouvons manquer de terre pour y mourir raquo crsquoest ce que reacutepondit Boio-catus aux Romains Pourquoi te plains-tu de ce monde Il ne te retientpas Si tu vis dans la peine crsquoest ta lacirccheteacute qui est en cause pourmourir il nrsquoest besoin que de le vouloir
La mort est partout Dieu y a bien veilleacute Seacutenegraveque [93] I151-153 On peut bien enlever la vie agrave son prochain
Mais on ne peut lui ocircter la mort Tous les chemins y megravenent
6 Et la mort nrsquoest pas seulement le remegravede drsquoune seule maladiecrsquoest le remegravede agrave tous les maux Crsquoest un port tregraves sucircr qursquoon nrsquoa jamaisagrave redouter mais souvent agrave rechercher Que lrsquohomme se donne la mortou qursquoil la subisse qursquoil aille au-devant drsquoelle ou qursquoil lrsquoattende toutrevient au mecircme drsquoougrave qursquoelle vienne crsquoest toujours la sienne Quelque soit lrsquoendroit ougrave le fil se rompe il y est tout entier crsquoest lagrave lebout de la pelote1 La mort la plus belle crsquoest celle que lrsquoon a choisieLa vie deacutepend de la volonteacute des autres mais la mort ne deacutepend quede la nocirctre Il nrsquoest pas une chose pour laquelle nous devons nousaccommoder autant de notre caractegravere qursquoen celle-lagrave La reacuteputationnrsquoa rien agrave voir avec une entreprise comme celle-lagrave et crsquoest folie desrsquoen soucier
7 Vivre crsquoest ecirctre esclave si la liberteacute de mourir nous fait deacute-faut Les proceacutedeacutes courants de la gueacuterison agissent aux deacutepens de la
1Allusion au travail des Parques Clotho filait les jours et les eacuteveacutenements de la vieet Lacheacutesis coupait le fil de celle-ci Grand ou petit le laquo fil raquo est complet au sens ougrave ilrepreacutesente une vie entiegravere
Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 33
vie on nous incise on nous cauteacuterise on nous ampute on nous tiredes aliments et du sang un pas de plus et nous voilagrave gueacuteris tout agravefait Pourquoi la veine du gosier nrsquoest-elle pas aussi docile que celledu bras Aux plus fortes maladies les plus forts remegravedes Servius leGrammairien atteint par la goutte ne trouva pas de meilleure solutionque de srsquoappliquer du poison sur les jambes pour les tuer qursquoellessoient plutocirct inertes pourvu qursquoelle soient insensibles Dieu nous per-met bien de prendre congeacute quand il nous met dans un tel eacutetat que lavie est pour nous pire que la mort
8 Crsquoest une faiblesse de ceacuteder aux maux [qui nous accablent]mais crsquoest folie de les nourrir
9 Les Stoiumlciens disent que pour un sage crsquoest une faccedilon de vivreconforme agrave la nature que de renoncer agrave la vie bien qursquoil soit en pleinbonheur srsquoil le fait quand il convient Et pour le sot de se mainteniren vie bien qursquoil soit malheureux Ce qui compte crsquoest de conformersa vie pour lrsquoessentiel agrave la Nature1
10 Je nrsquooffense pas les lois faites contre les voleurs quand jrsquoem-porte ce qui mrsquoappartient ou quand je coupe ma propre bourse pasplus que celles visant les incendiaires quand je brucircle mon propre boisJe ne suis donc pas soumis aux lois faites contre les meurtriers parceque je me suis moi-mecircme ocircteacute la vie
11 Heacutegeacutesias disait que comme la faccedilon de vivre la faccedilon demourir devait deacutependre de notre choix Le philosophe Speusippe af-fligeacute drsquohydropisie depuis longtemps et qui se faisait porter en litiegravererencontrant Diogegravene srsquoeacutecria laquo Salut agrave toi Diogegravene raquo laquo Pour toi pointde salut reacutepondit celui-ci toi qui supportes de vivre dans un tel eacutetat raquoEt de fait quelque temps apregraves Speusippe las drsquoune si peacutenible exis-tence se donna la mort
12 Mais ceci ne va pourtant pas sans contestation Certains preacute-tendent en effet que nous ne pouvons abandonner notre poste dans lemonde sans lrsquoordre formel de celui qui nous y a mis et que crsquoest agraveDieu qui nous a envoyeacutes ici-bas non seulement pour nous-mecircmesmais pour sa gloire et pour servir autrui qursquoil appartient de nous faireprendre congeacute quand il lui plaira et que ce nrsquoest pas agrave nous drsquoendeacutecider On preacutetend aussi que nous ne sommes pas neacutes pour nous
1Ce passage est une sorte de traduction tregraves compliqueacutee de Ciceacuteron [16] III 18 etil est plutocirct obscur Jrsquointerpregravete assez librement ici pour tenter de lui donner un senscoheacuterent Ni la traduction de P Villey ([55] II 351 note 20 ni celle drsquoA Lanly ([58]II 27) ne mrsquoont sembleacute ici satisfaisantes
34 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
seuls mais aussi pour notre pays les lois peuvent nous demanderdes comptes dans leur inteacuterecirct propre et peuvent se retourner contrenous jusqursquoagrave nous faire peacuterir au besoin Si nous nous comportons au-trement nous sommes punis en ce monde-ci et dans lrsquoautre1
Tout pregraves se tiennent accableacutes de tristesseVirgile [112]VI 434 Ceux qui se sont donneacute la mort eux-mecircmes
Et qui haiumlssant la lumiegravere ont jeteacute leur acircme aux Enfers
13 Il faut bien plus de constance pour user la chaicircne qui nousretient que pour la rompre et plus de fermeteacute drsquoacircme chez Reacutegulusque chez Caton Crsquoest le deacutefaut de jugement et lrsquoimpatience qui nousfont hacircter le pas Aucun eacuteveacutenement facirccheux ne peut faire faire demi-tour agrave la forte vertu elle se nourrit des malheurs et de la douleur les menaces des tyrans les supplices et les bourreaux lrsquoaniment et lavivifient
Comme le checircne que la hache double eacutelagueHorace [36] IV4 57-60 Sur lrsquoAlgide feacutecond au noir feuillage
Ses pertes ses blessures le fer mecircme qui le frappeLui donnent une vigueur nouvelle
14 Et comme dit cet autre
Non la vertu nrsquoest pas ce que tu penses pegravereSeacutenegraveque [93] I190-192 La crainte de la vie ndash crsquoest faire face aux maux
Ne jamais se retourner ne jamais reculer
Dans le malheur il est facile de meacutepriser la mort Martial [50] 6115-16 Il faut plus de courage pour supporter sa condition
15 Crsquoest le fait de la couardise et non celui de la vertu quedrsquoaller se tapir dans un trou sous une massive pierre tombale poureacuteviter les coups du sort La vertu ne change pas de chemin et ne changepas drsquoallure quelque orage qursquoil fasse
Si lrsquounivers en morceaux srsquoeacutecroulaitHorace [36] III3 7-8 Elle en accepterait impavide la chute
1Le texte de 1595 ne comporte que laquo punis en lrsquoautre monde raquo Pourtant surlrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit nettement lrsquoajout manuscrit laquo et en celui cy et raquo
Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 35
16 Le plus souvent pour fuir certains accidents nous sommespousseacutes vers un autre et quelquefois mecircme en fuyant la mort nousnous y jetons
Nrsquoest-ce folie que de mourir de la peur de la mort Martial [50] II80 2
17 Comme ceux qui par peur du preacutecipice srsquoy jettent eux-mecircmes
Par crainte du malheur beaucoup se mettent en peacuteril Lucain [45]VII 104-107Brave est celui qui devant le danger
Est precirct agrave lrsquoaffronter srsquoil le fautMais saura aussi lrsquoeacuteviter srsquoil le peut
Et souvent mecircme lrsquohomme qui craint la mort Lucregravece [46]79-82Prend en deacutegoucirct la vie et le jour en horreur
Il se donne la mort dans un fol deacutesespoir oubliantQue la source des maux est la peur de la mort
18 Dans ses Lois Platon condamne agrave une seacutepulture ignomi-nieuse celui qui agrave ocircteacute la vie agrave son plus proche parent et ami crsquoest-agrave-direlui-mecircme et a changeacute le cours de sa destineacutee sans y ecirctre contraint parun jugement public ni par quelque regrettable et ineacutevitable coup dusort ni pour eacutechapper agrave une honte insupportable mais agrave cause de la lacirc-cheteacute et de la faiblesse drsquoune acircme craintive Et lrsquoopinion qui deacutedaignenotre vie est ridicule car enfin cette vie crsquoest notre Etre mecircme crsquoestnotre Tout Ceux qui ont un Etre plus noble et plus riche peuvent semoquer du nocirctre mais il est contraire agrave la nature de se meacutepriser et defaire si peu de cas de soi-mecircme Crsquoest une maladie tregraves speacuteciale et quine se rencontre chez aucune autre creacuteature que lrsquoHomme que de sehaiumlr et meacutepriser soi-mecircme
19 Crsquoest une pueacuteriliteacute du mecircme genre qui nous pousse agrave vouloirecirctre diffeacuterents de ce que nous sommes Le reacutesultat de cette attitude estsans profit pour nous car il se contredit et se combat lui-mecircme celuiqui deacutesire passer de lrsquoeacutetat drsquohomme agrave celui de lrsquoange nrsquoen tire aucunavantage et de toutes faccedilons il nrsquoen vaudrait pas mieux puisqursquoilne serait plus lagrave qui donc pourrait se reacutejouir de ce changement et leressentir agrave sa place
Pour eacuteprouver malheur et souffrance agrave venir Lucregravece [46]874Il faut bien que lrsquoon vive quand cela se produit
36 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
20 La seacutecuriteacute lrsquoinsensibiliteacute agrave la douleur lrsquoimpassibiliteacute leretrait des maux de cette vie tout ce que nous achetons au prix denotre mort tout cela ne nous procure aucun avantage crsquoest en vainque celui qui ne peut jouir de la paix eacutevite la guerre crsquoest en vain qursquoilfuit la peine celui qui ne peut savourer le repos
21 Parmi les partisans du suicide il y a eu un grand deacutebat sur laquestion laquo quelles occasions sont assez fondeacutees pour faire prendre agraveun homme le parti de se tuer raquo On appelle cela laquo sortie raisonnable1 raquoCar bien que lrsquoon preacutetende qursquoon meurt souvent pour des causes insi-gnifiantes puisque celles qui nous maintiennent en vie ne sont guegravereimportantes il faut pourtant apporter quelque mesure en cette affaireIl y a des sentiments eacutetranges et irrationnels qui ont pousseacute non seule-ment certains hommes mais des peuples tout entiers agrave se deacutetruireJrsquoen ai donneacute plus haut des exemples2 et nous apprenons aussi dansles livres que les vierges mileacutesiennes mues par une fureur geacuteneacuterale sependaient les unes apregraves les autres jusqursquoagrave ce que le magistrat y metteun terme en ordonnant que celles qui seraient trouveacutees ainsi penduesfussent traicircneacutees par toute la ville avec leur corde et toutes nues
22 Threicion exhorta Cleacuteomegravene agrave se tuer agrave cause de la mau-vaise situation de ses affaires alors qursquoil venait de fuir une mort plushonorable lors de la bataille qursquoil venait de perdre et agrave accepter celle-ci moins honorable mais qui du moins ne permettrait pas au vain-queur de lui imposer une mort ou une vie honteuses Cleomegravene faisantpreuve alors drsquoun courage digne des Laceacutedeacutemoniens et des Stoiumlquesrefusa ce conseil comme eacutetant lacircche et effeacutemineacute laquo crsquoest un expeacutedientdit-il qui ne me fera jamais deacutefaut mais dont il ne faut pas user aussilongtemps que subsiste la moindre espeacuterance vivre est quelquefoisune preuve de constance et de vaillance et je veux que ma mort elle-mecircme serve mon pays je veux qursquoelle soit un acte drsquohonneur et decourage raquo Threacuteicion ne crut qursquoen lui-mecircme et se tua Cleacuteomegravene enfit autant mais plus tard apregraves avoir tenteacute la derniegravere chance qui luirestait Tous les maux ne valent pas la peine qursquoon veuille mourir pourleur eacutechapper
23 Et de plus les choses humaines sont tellement sujettes auxchangements qursquoil est bien difficile de dire agrave quel moment aucun nrsquoes-poir nrsquoest plus possible
1Dans le texte de 1595 lrsquoexpression est en grec2Cf Livre I chapitre 14
Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 37
Mecircme eacutetendu dans la cruelle aregravene le gladiateur vaincu Juste Lipse [40]Saturn sermlibri Œuvres1637 t III p541
Espegravere vivre encore bien que la foule menaccedilanteAit tourneacute le pouce vers le sol1
24 Un ancien proverbe dit que tous les espoirs sont permis tantque lrsquoon est en vie Seacutenegraveque reacutepond agrave cela laquo Oui mais pourquoiaurais-je dans lrsquoideacutee que le sort peut tout faire pour celui qui est vivantplutocirct que de penser au contraire que le sort ne peut rien contre celuiqui sait mourir raquo On voit par exemple Josegravephe menaceacute drsquoun dan-ger si eacutevident et si proche parce que le peuple entier srsquoeacutetait souleveacutecontre lui qursquoil nrsquoavait raisonnablement aucun moyen drsquoen reacutechapper et pourtant comme un de ses amis lui conseillait de se suicider bienlui en prit de srsquoobstiner agrave espeacuterer car le sort sans aucune explicationhumaine possible deacutetourna ce malheur si bien qursquoil y eacutechappa sanssubir aucun mal Cassius et Brutus au contraire achevegraverent de mettrefin agrave ce qui restait de la liberteacute romaine dont ils eacutetaient pourtant lesprotecteurs par la preacutecipitation et la hacircte avec lesquelles ils se tuegraverentavant que le moment soit opportun et les circonstances favorables2
25 A la bataille de Serisolles3 Monsieur drsquoEnghien deacutesespeacutereacutepar la tournure du combat fort deacutesastreuse agrave lrsquoendroit ougrave il se trouvaittenta par deux fois de se trancher la gorge avec son eacutepeacutee et faillit parsa preacutecipitation se priver drsquoune bien belle victoire4
26 Jrsquoai vu cent liegravevres srsquoeacutechapper jusque sous les dents des leacute-vriers
Tel a surveacutecu agrave son bourreau Seacutenegraveque [96]XIII
Souvent le temps et les jours si divers dans leur cours Virgile [112]XI 425
1Le geste de tourner le pouce vers le bas signifiait que la mise agrave mort eacutetait souhaiteacutee2Apregraves le meurtre de Ceacutesar Brutus Cassius et leurs partisans durent srsquoenfuir de
Rome Antoine ayant souleveacute le peuple contre eux Ils se rendirent maicirctres de lrsquoOrientMais en 42 en Maceacutedoine Cassius battu agrave lrsquoaile gauche par les troupes drsquoAntoine etOctave se tua sans savoir que Brutus eacutetait vainqueur sur lrsquoaile droite Et Brutus qui dutse replier le lendemain apregraves une nouvelle bataille se jeta sur sa propre eacutepeacutee (DrsquoapregravesA Lanly II 30 note 57)
3La bataille eut lieu le 15 Avril 1544 Selon lrsquoeacutedition Strowski [52] t IV p 182 blaquo Montaigne a peut-ecirctre pris ceci dans les Commentaires de Montluc qursquoil a pu connaicirctreen manuscrit et qui ont paru lrsquoanneacutee mecircme de sa mort en 1592 raquo Voici le texte deMontluc laquo Monsieur de Pignan de Montpellier qursquoestoict a luy me dit par deux foisil se donna [sic] de la pointe de lrsquoespeacutee dans le gorgerin se volant thuer soy-mesmeset me dict au retour qursquoil srsquoestoict veu en tel estat lors qursquoil eust voulu qursquoon luy eustdonneacute de lrsquoespeacutee dans la gorge raquo
4Ce paragraphe ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595
38 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
Ont reacutetabli des destins compromis et souvent la FortuneRevenue vers ceux qursquoelle avait abattus les a mis en lieu sucircr
27 Pline dit qursquoil nrsquoy a que trois sortes de maladie que lrsquoon a ledroit drsquoeacuteviter en se tuant Et la plus peacutenible des trois crsquoest celle de lalaquo pierre raquo dans la vessie quand elle cause une reacutetention drsquourine1 Seacute-negraveque lui ne cite que celles qui perturbent pour longtemps les faculteacutesde lrsquoesprit
28 Il en est qui considegraverent qursquoil vaut mieux mourir agrave sa guiseplutocirct que drsquoencourir une mort plus atroce Damocrite chef des Eacuteto-liens emmeneacute comme prisonnier agrave Rome trouva le moyen de srsquoeacutevaderpendant la nuit Mais poursuivi par ses gardes il se passa lrsquoeacutepeacutee agrave tra-vers le corps
29 Antinouumls et Theacuteodote voyant leur ville drsquoEacutepire reacuteduite agrave laderniegravere extreacutemiteacute par les Romains proposegraverent au peuple un suicidecollectif mais ceux qui eacutetaient drsquoavis de se rendre lrsquoayant emporteacute ilsallegraverent au devant de la mort en se ruant sur les ennemis ayant bienlrsquointention drsquoattaquer et non de se proteacuteger
30 Lrsquoicircle de Gozzo2 ayant eacuteteacute enleveacutee par les Turcs il y a quelquesanneacutees un Sicilien qui avait deux jolies filles bonnes agrave marier les tuade sa main et leur megravere ensuite accourue en apprenant leur mort Celafait sortant dans la rue avec une arbalegravete et une arquebuse il tua endeux coups les deux premiers Turcs qui srsquoapprochegraverent de sa portepuis mettant lrsquoeacutepeacutee au poing il se lanccedila furieusement au combat ougraveil fut mis en piegraveces Ainsi eacutechappa-t-il agrave lrsquoesclavage apregraves en avoirdeacutelivreacute les siens
31 Les femmes juives apregraves avoir fait circoncire leurs enfantsse jetaient avec eux dans des preacutecipices pour eacutechapper agrave la cruauteacutedrsquoAntiochus On mrsquoa raconteacute qursquoun prisonnier de qualiteacute se trouvanten prison et ses parents ayant eacuteteacute avertis qursquoil serait certainementcondamneacute ceux-ci pour eacuteviter lrsquoinfamie drsquoune telle mort chargegraverentun precirctre de dire au malheureux que le meilleur moyen qursquoil avait dese libeacuterer eacutetait de se recommander agrave tel saint en faisant tel et tel vœu
1Montaigne on le sait a souffert une grande partie de sa vie de laquo coliques neacutephreacute-tiques raquo ndash comme on appelle aujourdrsquohui ce qursquoil appelait la laquo maladie de la pierre raquo
2Goze Gozzo est une petite icircle agrave lrsquoouest de Malte La source de cette histoire setrouve dans Guillaume Paradin Histoire de son temps 1575 f˚ 99 v˚ (Le passage ougrave ilest question de cette icircle est une addition manuscrite sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquodonc posteacuterieure agrave 1588)
Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 39
de ne rien manger du tout durant huit jours quelque deacutefaillance et fai-blesse qursquoil en ressenticirct Ce qursquoil fit et ainsi eacutechappa du mecircme coupet sans mecircme y penser agrave la vie et au danger qui la menaccedilait
32 Scribonia conseilla agrave son neveu Libo de se suicider plutocirctque de srsquoen remettre agrave la justice il lui dit que crsquoeacutetait vraiment faire lejeu des autres que de conserver la vie pour la remettre entre les mainsde ceux qui viendraient la lui prendre trois ou quatre jours plus tard etque crsquoeacutetait rendre service agrave ses ennemis que de garder son sang pourle leur offrir comme agrave la cureacutee
33 On lit dans la Bible que Nicanor perseacutecuteur de ceux quisuivaient la loi de Dieu avait envoyeacute ses sbires pour se saisir du bonvieillard Rasias surnommeacute le laquo Pegravere des Juifs raquo agrave cause de sa vertu Cebrave homme voyant qursquoil nrsquoy avait plus rien agrave faire que sa porte eacutetaitbrucircleacutee et que ses ennemis eacutetaient precircts agrave le saisir choisit courageu-sement de mourir plutocirct que de tomber entre les mains des soudardset se laisser maltraiter contre lrsquohonneur ducirc agrave son rang et il se frappade son eacutepeacutee Mais dans sa hacircte il ne put ajuster le coup et courutalors se jeter du haut drsquoun mur passant agrave travers la troupe qui srsquoeacutecartapour lui laisser passage et tomba la tecircte la premiegravere Mais conservantneacuteanmoins quelque reste de vie encore il rassembla son courage et seredressa tout ensanglanteacute et meurtri fendit la foule parvint jusqursquoagraveun rocher abrupt et escarpeacute et lagrave nrsquoen pouvant plus il saisit agrave deuxmains ses entrailles par lrsquoune de ses plaies beacuteantes et les jeta sur sespoursuivants appelant sur eux la vengeance de Dieu qursquoil prenait agraveteacutemoin
34 De toutes les violences qui sont infligeacutees agrave la consciencela plus condamnable agrave mon avis est celle qui attente agrave la chasteteacute desfemmes parce que srsquoy mecircle naturellement quelque plaisir corporel etque de ce fait la reacutesistance opposeacutee ne peut ecirctre complegravete et qursquoagrave laforce se trouve mecircleacutee peut-ecirctre quelque acquiescement Lrsquohistoire eacutec-cleacutesiastique fait grand cas de plusieurs exemples de personnes deacutevotesqui demandegraverent agrave la mort de les garantir contre les outrages que lestyrans srsquoapprecirctaient agrave faire subir agrave leur foi et agrave leur conscience1 Peacutela-gie et Sophronie furent toutes deux canoniseacutees Sophronie se tua en sepreacutecipitant dans la riviegravere avec sa megravere et ses sœurs pour eacuteviter drsquoecirctre
1Dans lrsquoeacutedition de 1588 la phrase concernant laquo Peacutelagie et Sophronie raquo se trouvaitplaceacutee avant celle qui commence par laquo Lrsquohistoire eccleacutesiastique raquo
40 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
violeacutee avec elles par des soldats et Peacutelagie elle se tua pour eacuteviterdrsquoecirctre violeacutee par lrsquoEmpereur Maxence
35 Ce sera peut-ecirctre un honneur pour nous dans les siegravecles fu-turs que lrsquoon sache qursquoun savant de notre temps et notamment unparisien1 srsquoest mis en peine de persuader les dames de notre eacutepoqueqursquoelles devaient plutocirct choisir une autre faccedilon de faire que de ceacutederau deacutesespoir et adopter une aussi horrible solution Je regrette qursquoilnrsquoait pas connu pour lrsquoajouter agrave ses contes ce bon mot que jrsquoapprisagrave Toulouse drsquoune femme passeacutee entre les mains de quelques soldats laquo Dieu soit loueacute dit-elle qursquoune fois dans ma vie au moins je mrsquoensois soucircleacutee sans peacutecheacute raquo
36 En veacuteriteacute ces cruauteacutes ne sont pas dignes de la douceur fran-ccedilaise Et Dieu merci elles nrsquoempoisonnent plus notre air depuis celouable avertissement laquo Il suffit qursquoelles disent ldquoNonrdquo en le faisant raquosuivant la regravegle de ce cher Marot
37 Lrsquohistoire abonde en exemples de gens qui de toutes sortesde faccedilons ont eacutechangeacute contre la mort une vie de douleurs LuciusAruntius se tua pour fuir disait-il lrsquoavenir aussi bien que le passeacuteTacite [100]
VI 48 1-3 Granius Silvanus et Statius Proximus se tuegraverent apregraves avoir obtenu lepardon de Neacuteron soit parce qursquoils ne voulaient pas tenir leur vie dela gracircce drsquoun homme si deacutetestable soit pour ne pas risquer drsquoavoir agraveimplorer son pardon une seconde fois tellement il eacutetait courant chezlui de soupccedilonner et drsquoaccuser les gens honnecirctes
38 Spargapizegraves fils de la reine Tomyris prisonnier de guerre deCyrus employa pour se suicider la premiegravere faveur qursquoil lui fit en leTacite [100]
XV 714 faisant deacutetacher nrsquoayant pas attendu autre chose de sa liberteacute que depouvoir se venger sur lui-mecircme de la honte drsquoavoir eacuteteacute pris
39 Bogez gouverneur drsquoEion pour le compte du roi Xerxegraveseacutetant assieacutegeacute par lrsquoarmeacutee atheacutenienne conduite par Cimon refusa lemarcheacute qui lui eacutetait proposeacute de srsquoen retourner en toute seacutecuriteacute en Asieavec tous ses biens ne pouvant supporter de survivre agrave la perte de ceque son maicirctre lui avait confieacute et apregraves avoir deacutefendu jusqursquoau boutsa ville ougrave il ne restait plus rien agrave manger il jeta drsquoabord dans leStrymon tout lrsquoor et tout ce qui lui sembla pouvoir constituer un butinpour lrsquoennemi puis ayant donneacute lrsquoordre drsquoallumer un grand bucirccher etdrsquoeacutegorger femmes et enfants concubines et serviteurs il les mit dansle feu et srsquoy jeta lui-mecircme
1Il srsquoagit drsquoHenri Estienne dans son Apologie pour Heacuterodote XV xxii
Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 41
40 Ninachetuen seigneur indien1 ayant senti que le vice-roi duPortugal songeait agrave le deacuteposseacuteder sans aucune raison apparente de lacharge qursquoil exerccedilait en la presqursquoicircle de Malacca pour lrsquoattribuer auroi de Campar prit en secret cette reacutesolution il fit dresser une estradeplus longue que large reposant sur des colonnes tapisseacutee avec un luxeroyal et abondamment orneacutee de fleurs et de parfums puis vecirctu drsquounerobe de drap drsquoor incrusteacutee drsquoune quantiteacute de pierreries de grand prixil sortit dans la rue et gravit lrsquoescalier menant agrave lrsquoestrade sur laquelleun bucirccher de bois aromatiques avait eacuteteacute allumeacute dans un coin
41 La foule accourut pour voir agrave quelles fins avaient eacuteteacute faitsces preacuteparatifs inaccoutumeacutes Ninachetuen exposa alors avec un vi-sage courrouceacute et deacutetermineacute lrsquoobligation que la nation portugaise avaitenvers lui comment il srsquoeacutetait comporteacute fidegravelement dans sa charge qursquoayant si souvent montreacute aux autres les armes agrave la main que lrsquohon-neur lui eacutetait bien plus cher que la vie il nrsquoeacutetait pas homme agrave en aban-donner le soin pour son inteacuterecirct personnel que le sort lui refusant toutmoyen de srsquoopposer agrave lrsquoinjure qursquoon voulait lui faire son courage luiordonnait de faire cesser la souffrance que cela lui causait et de ne passervir de fable pour le peuple ni de triomphe pour des personnes quivalaient moins que lui Cela dit il se jeta dans le brasier
42 Sextilia femme de Scaurus et Paxea femme de Labeo pourpermettre agrave leurs maris de fuir les dangers qui les menaccedilaient et aux-quels elles nrsquoeacutetaient mecircleacutees que par affection conjugale risquegraverent leurpropre vie pour leur venir en aide leur servant drsquoexemple et leur tenantcompagnie dans une situation extrecircmement critique Et ce qursquoelles Tacite [100]
VI 29avaient fait pour leurs maris Cocceius Nerva le fit pour sa patrie avecmoins de succegraves mais avec autant drsquoamour Ce grand jurisconsulteen parfaite santeacute riche et reacuteputeacute et bien en cour aupregraves de lrsquoEmpe-reur eacutetait tellement affligeacute par lrsquoeacutetat deacuteplorable des affaires publiquesromaines qursquoil se tua pour cette seule raison
43 On ne peut rien ajouter agrave la deacutelicatesse de la mort de lafemme de Fulvius familier drsquoAuguste2 Auguste avait deacutecouvert queFulvius avait laisseacute filtrer un secret important qursquoil lui avait confieacute etquand Fulvius vint le voir le matin il lui en fit grise mine Fulviussrsquoen retourna chez lui deacutesespeacutereacute et dit piteusement agrave sa femme que lemalheur dans lequel il eacutetait tombeacute eacutetait si grand qursquoil eacutetait reacutesolu agrave sesuicider laquo Ce ne sera que justice puisque tu ne trsquoes pas meacutefieacute de mes
1Cette histoire est raconteacutee dans le livre de Simon Goulard [30] IX xxvii f˚ 278 r˚2Voir Plutarque [78] IX Du trop parler
42 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
bavardages dont tu avais pourtant souvent eacuteprouveacute la leacutegegravereteacute Maislaisse-moi me tuer la premiegravere raquo Et sans balancer plus longtemps ellese passa une eacutepeacutee agrave travers le corps
44 Deacutesespeacuterant de sauver sa ville [Capoue] assieacutegeacutee par les Ro-Tite-Live [105]XXVI13-14-15
mains et drsquoobtenir leur miseacutericorde malgreacute plusieurs tentatives faitesen ce sens Vibius Virius lors de la derniegravere deacutelibeacuteration du Seacutenat de laville arriva finalement agrave cette conclusion que le mieux eacutetait drsquoeacutechap-per par leurs propres mains au sort qui les attendait ainsi les ennemisles tiendraient-ils en haute estime et Hannibal comprendrait qursquoil avaitabandonneacute des amis ocirc combien fidegraveles Il convia donc ceux qui lrsquoap-prouvaient agrave un bon souper preacutepareacute chez lui et apregraves avoir fait bonnechegravere agrave boire ensemble ce qui leur serait preacutesenteacute breuvage qui deacuteli-vrerait leurs corps des souffrances leurs acircmes des insultes leurs yeuxet leurs oreilles de tous ces vilains maux que les vaincus ont agrave endurerde la part de vainqueurs tregraves cruels et outrageacutes laquo Jrsquoai dit-il pris desdispositions pour qursquoil y ait des gens precircts agrave nous jeter dans un bucirccherdevant ma porte quand nous aurons expireacute raquo
45 Nombreux furent ceux qui approuvegraverent cette noble reacuteso-lution mais bien peu lrsquoimitegraverent Vingt-sept seacutenateurs le suivirent etapregraves avoir tenteacute de noyer dans le vin la peacutenible penseacutee de ce qui al-lait suivre terminegraverent leur repas en prenant de ce plat mortel Puissrsquoembrassant les uns les autres apregraves avoir deacuteploreacute ensemble le tristesort de leur pays les uns se retiregraverent chez eux les autres demeuregraverentavec Vibius pour ecirctre jeteacutes dans le feu avec lui Ils eurent tous une silongue agonie le vin ayant empli leurs veines et retardeacute lrsquoeffet du poi-son que certains faillirent agrave une heure pregraves voir les ennemis entrerdans Capoue qui fut prise le lendemain et manquegraverent de subir lesmisegraveres qursquoils avaient si chegraverement voulu fuir
46 Taurea Jubellius un autre citoyen de la ville rencontrant leconsul Fulvius qui revenait apregraves avoir fait une honteuse boucheriedes deux cent vingt-cinq seacutenateurs lrsquointerpella fiegraverement par son nomet lui dit laquo Commande qursquoon me massacre aussi apregraves tant drsquoautresafin que tu puisses te vanter drsquoavoir tueacute un homme bien plus vaillantque toi raquo Et comme Fulvius le deacutedaignait le prenant pour un fou etaussi parce qursquoil venait de recevoir des nouvelles1 de Rome ougrave lrsquooncondamnait la sauvagerie de ses exeacutecutions et qui lui liaient les mains
1A Lanly ([58] II 34 note 94) fait tregraves justement remarquer que traduire laquo litteras raquodu texte de Tite-Live par laquo lettres raquo est un latinisme (pour ne pas dire une erreur) carlaquo on sait que litteras (plur) signifie ldquoune lettrerdquo raquo Selon Tite-Live en effet Fulvius avait
Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 43
Jubellius poursuivit ainsi laquo Puisque ma patrie est envahie que mesamis sont morts que jrsquoai tueacute de ma main ma femme et mes enfantspour les soustraire agrave la deacutesolation de ce deacutesastre et qursquoil mrsquoest impos-sible de mourir de la mecircme faccedilon que mes concitoyens demandons agravela vertu de me deacutelivrer de cette vie odieuse raquo Et tirant un glaive qursquoiltenait cacheacute il srsquoen transperccedila la poitrine et tomba agrave la renverse auxpieds du consul
47 Alors qursquoAlexandre assieacutegeait une ville des Indes ceux quisrsquoy trouvaient se voyant condamneacutes prirent la courageuse reacutesolution Quinte-Curce
[83] IX 4de le priver du plaisir de cette victoire et malgreacute lrsquohumaniteacute qursquoonlui precirctait preacutefeacuteregraverent se faire brucircler tous ensemble en mecircme tempsque leur ville Voilagrave bien une guerre drsquoun type nouveau les ennemiscombattaient pour les sauver et eux pour se perdre et faisaient pourassurer leur mort tout ce que lrsquoon fait drsquoordinaire pour assurer sa vie
48 Les habitants firent alors sur la place un grand tas de leursbiens et de leurs meubles firent monter lagrave-dessus femmes et enfantsentouregraverent tout cela de bois et de mateacuteriaux faciles agrave enflammeret ayant laisseacute sur place cinquante jeunes hommes pour exeacutecuter ceqursquoils avaient reacutesolu tentegraverent une sortie ougrave comme ils lrsquoavaient sou-haiteacute faute de pouvoir lrsquoemporter ils se firent tous tuer Les cinquantehommes resteacutes au-dedans apregraves avoir massacreacute toute acircme encore vi-vante trouveacutee de par la ville et avoir mis le feu au bucirccher srsquoy jetegraverenteux aussi preacutefeacuterant mettre fin agrave leur noble liberteacute en devenant insen-sibles agrave jamais plutocirct que drsquoendurer les souffrances et la honte Ilsmontraient ainsi aux ennemis que si le sort lrsquoavait voulu ils auraienteu aussi bien le courage de leur ocircter la victoire que celui de les en frus-trer en faisant en sorte qursquoelle soit hideuse et mecircme mortelle commeil en fut pour tous ceux qui attireacutes par la lueur de lrsquoor qui coulait dansces flammes srsquoen eacutetaient trop approcheacutes et y peacuterirent suffoqueacutes et brucirc-leacutes car la foule qui srsquoy pressait eacutetait telle qursquoils ne pouvaient parveniragrave srsquoeacutecarter
49 Les Abydeacuteens1 serreacutes de pregraves par Philippe [de Maceacutedoine]se reacutesolurent agrave faire de mecircme Mais ayant trop peu de temps pour celale roi ne supporta pas de voir cette exeacutecution faite dans une telle preacute-cipitation et apregraves avoir saisi les treacutesors et les meubles qursquoils avaient
bien reccedilu une lettre ndash mais agrave laquelle eacutetait jointe le senatusconsulte qui condamnait sesactes Crsquoest pourquoi jrsquoai preacutefeacutereacute traduire par laquo des nouvelles raquo
1Abydeacuteens habitants de la ville drsquoAbydos sur lrsquoHellespont Source de lrsquoeacutepisode Tite-Live [105] XXI 17-18
44 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
disposeacutes en divers endroits et qursquoils destinaient au feu ou agrave la destruc-tion retira ses soldats et leur accorda trois jours pour se tuer en bonordre et tout agrave leur aise Ce furent trois jours de sang et de meurtresau-delagrave mecircme de la cruauteacute que lrsquoon eucirct attendue drsquoun ennemi et per-sonne nrsquoen reacutechappa agrave moins drsquoen avoir eacuteteacute mateacuteriellement empecirccheacuteIl y a une multitude drsquoexemples de deacutecisions de cette sorte prises parle peuple et qui semblent drsquoautant plus effroyables que lrsquoeffet en estplus universel Elles le sont pourtant moins que des reacutesolutions indivi-duelles ce que la raison ne pourrait faire en chacun elle lrsquoopegravere surtous car lrsquoexaltation collective annihile le jugement individuel
50 Du temps de Tibegravere les condamneacutes en attente de leur exeacutecu-tion perdaient leurs biens et se voyaient priveacutes de seacutepulture Mais ceuxqui lrsquoanticipaient en se suicidant eacutetaient enterreacutes et pouvaient reacutedigerun testament
51 Mais il arrive aussi que lrsquoon deacutesire mourir dans lrsquoespoir drsquounplus grand bien laquo Je deacutesire dit saint Paul1 ecirctre deacutetruit pour ecirctre avecJeacutesus-Christ raquo Et aussi2 laquo Qui me deacutelivrera de ces liens raquo Cleacuteom-brotos Ambraciota ayant lu le laquo Pheacutedon raquo de Platon fut tellement seacute-duit par la vie future que sans autre raison il alla se preacutecipiter dans lamer On voit par lagrave combien il est impropre drsquoappeler laquo deacutesespoir raquocette destruction volontaire agrave laquelle lrsquoardeur de lrsquoespeacuterance nousconduit souvent et souvent aussi une tranquille et calme deacutetermina-tion fondeacutee sur le jugement Jacques du Chastel eacutevecircque de Soissonslors du voyage que Saint-Louis effectua outre-mer voyant que le roisrsquoapprecirctait agrave revenir en France avec toute lrsquoarmeacutee sans avoir vraimentreacutegleacute les questions religieuses preacutefeacutera3 srsquoen aller au Paradis et apregravesavoir dit adieu agrave ses amis srsquoeacutelanccedila seul contre lrsquoarmeacutee ennemie agrave lavue de tous et fut mis en piegraveces
52 Dans un royaume des terres nouvellement deacutecouvertes4 lejour drsquoune procession solennelle quand lrsquoidole adoreacutee du peuple estpromeneacutee en public sur un char drsquoune taille surprenante on en voitqui se taillent des morceaux de leur chair pour les lui offrir et certains
1Dans lrsquoEacutepicirctre aux Philippiens (I 23)2Aux Romains VII 243Montaigne eacutecrit laquo plus tost raquo En choisissant la mort lrsquoeacutevecircque arriva probablement
laquo plus tocirct raquo au Paradis en effet mais il me semble qursquoil faut plutocirct voir ici une op-position entre laquo rentrer en France raquo et laquo aller au Paradis raquo Drsquoougrave ma traduction parlaquo preacutefeacutera raquo
4Il ne srsquoagit pas seulement de lrsquoAmeacuterique mais aussi comme ici des Indes
Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 45
mecircme se prosternent au milieu de la place se faisant rompre et eacutecrasersous les roues pour acqueacuterir apregraves leur mort la veacuteneacuteration due agrave leursainteteacute
53 Dans le cas de cet eacutevecircque [dont parle Tacite1] mort lesarmes au poing la noblesse lrsquoemporte sur les sentiments car lrsquoardeurdu combat accaparait en partie ces derniers
54 Certains eacutetats ont voulu eacutedicter des regravegles pour deacutecider si lesmorts volontaires eacutetaient justifieacutees et opportunes ndash ou non A Marseilleon conservait aux frais de la citeacute dans les temps anciens du poisonagrave base de cigueuml pour ceux qui voulaient hacircter leur fin Ils devaientdrsquoabord faire approuver leur deacutecision par les Six Cents crsquoest-agrave-direleur Seacutenat car il nrsquoeacutetait pas admis de porter la main sur soi autrementqursquoavec lrsquoaccord drsquoun magistrat et pour des causes jugeacutees leacutegitimes
55 Cette loi existait aussi ailleurs Sextus Pompeacutee2 allant enAsie passa par lrsquoicircle de Zeacutea de Neacutegrepont Pendant qursquoil srsquoy trouvait iladvint par hasard (comme nous lrsquoapprit un de ses gens) qursquoune femmede grand prestige ayant rendu compte agrave ses concitoyens des raisonsqui lrsquoamenaient agrave vouloir mourir pria Pompeacutee drsquoassister agrave sa mortpour la rendre plus honorable ce qursquoil fit Et apregraves avoir longtempsmais en vain employeacute lrsquoeacuteloquence dans laquelle pourtant il excellaitpour tenter de la persuader drsquoabandonner ce dessein il accepta enfinqursquoelle ficirct ce qursquoelle deacutesirait Elle avait passeacute quatre vingt dix ans dansun eacutetat physique et moral tregraves heureux mais ce jour-lagrave coucheacutee surson lit et mieux pareacutee que de coutume appuyeacutee sur le coude elle dit laquo Que les dieux et plutocirct ceux que je laisse que ceux que je mrsquoapprecircteagrave retrouver te sachent greacute ocirc Pompeacutee de nrsquoavoir pas deacutedaigneacute de meconseiller la vie et drsquoecirctre le teacutemoin de ma mort Pour ma part le des-tin mrsquoayant toujours montreacute un visage favorable de peur que lrsquoenviede trop vivre ne mrsquoen fasse voir un contraire je mrsquoen vais par uneheureuse fin donner congeacute aux restes de mon acircme en laissant de moideux filles et une leacutegion de petits enfants raquo
56 Cela fait ayant exhorteacute les siens en leur precircchant lrsquounionet la paix leur ayant partageacute ses biens et recommandeacute sa fille aicircneacuteeaux dieux de la maison elle prit drsquoune main sucircre la coupe ougrave se trou-vait le poison et ayant fait ses deacutevotions agrave Mercure lrsquoayant prieacute de laconduire en un seacutejour heureux dans lrsquoautre monde elle avala brusque-ment le breuvage mortel Puis elle informa lrsquoassistance des progregraves du
1Cf Tacite [100] VI xxix 1-22Le plus jeune des fils de Pompeacutee apregraves avoir fait la guerre aux triumvirs il fut
vaincu par Agrippa et srsquoenfuit agrave Milet ougrave il fut assassineacute par un officier drsquoAntoine
46 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
poison comment les diverses parties de son corps se sentaient saisiespar le froid lrsquoune apregraves lrsquoautre jusqursquoagrave ce que ayant dit qursquoil lui enva-hissait le cœur et les entrailles elle appelacirct ses filles pour remplir leurdernier devoir et lui fermer les yeux
57 Pline raconte que chez certain peuple hyperboreacuteen du faitde la douce tempeacuterature de lrsquoair les vies ne se terminent ordinairementque par la volonteacute des habitants eux-mecircmes Mais eacutetant las et saouls devivre ils ont coutume agrave un acircge avanceacute apregraves avoir fait bonne chegraverede se preacutecipiter dans la mer du haut drsquoun certain rocher reacuteserveacute agrave cetusage
58 Une souffrance insupportable1 et une mort encore pire mesemblent les plus excusables incitations au suicide
1Le mot laquo insupportable raquo a eacuteteacute rajouteacute agrave la main sur laquo lrsquoexemplaire de Bordeaux raquoCurieusement ce mot ne figure pas dans lrsquoeacutedition de 1595 Preuve que Mlle de Gournayet P de Brach disposaient drsquoune copie quelque peu diffeacuterente ou simple oubli
Chapitre 4
On verra ccedila demain
1 Crsquoest avec raison me semble-t-il que je deacutecerne la palme agraveJacques Amyot sur tous nos eacutecrivains franccedilais Crsquoest drsquoabord agrave causedu naturel et de la pureteacute de sa langue en quoi il surpasse tous lesautres pour la constance mise agrave un travail aussi long et pour la pro-fondeur de son savoir qui lui a permis de reacuteveacuteler avec tant de bonheurun auteur si eacutepineux et si ardu Car on peut me dire ce que lrsquoon veut certes je nrsquoentends rien au Grec mais le sens est si bien ajusteacute et coheacute-rent dans toute sa traduction qursquoil est eacutevident qursquoil a vraiment perceacutela penseacutee mecircme de lrsquoauteur ou bien qursquoune longue freacutequentation lui apermis drsquointeacutegrer agrave son propre esprit lrsquoessentiel de celui de Plutarqueau point qursquoil ne puisse rien lui precircter qui vienne le deacutementir ou quipuisse le contredire Mais par-dessus tout je lui sais greacute drsquoavoir sufaire le choix drsquoun livre aussi noble pour en faire preacutesent agrave son pays siagrave propos2
2 Nous autres les ignorants aurions eacuteteacute perdus si ce livre nenous avait pas tireacutes du bourbier gracircce agrave lui nous osons agrave lrsquoheureqursquoil est parler et eacutecrire les dames en donnent des leccedilons aux maicirctresdrsquoeacutecole bref crsquoest notre breacuteviaire Si cet excellent homme vit en-core3 je lui suggegravere de faire de mecircme avec le livre de Xeacutenophon
2Le livre drsquoAmyot [78] a paru en 1572 et on estime que ce chapitre a eacuteteacute com-poseacute lrsquoanneacutee suivante Dans une peacuteriode aussi troubleacutee en France la lecture des œuvresmorales de Plutarque pouvait en effet ecirctre consideacutereacutee comme bien laquo agrave propos raquo
3Amyot eacutetait neacute en 1513 il avait donc agrave peu pregraves soixante ans agrave lrsquoeacutepoque ougrave Mon-taigne eacutecrivait cela Il ne mourut qursquoen 1593 mais ne traduisit pourtant jamais Xeacuteno-phon
48 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
Crsquoest une tacircche plus aiseacutee qui convient donc mieux au grand acircge Etpuis je ne sais trop pourquoi il me semble que mecircme srsquoil se sort tregraveshabilement des passages obscurs son style est tout de mecircme plus na-turel quand il nrsquoest pas contraint par la difficulteacute et qursquoil suit son coursnaturel
3 Jrsquoen eacutetais justement agrave ce passage ougrave Plutarque dit1 en par-lant de lui-mecircme que Rusticus assistant agrave lrsquoune de ses confeacuterences agraveRome y reccedilut un courrier2 de la part de lrsquoEmpereur et attendit pourlrsquoouvrir que tout soit fini selon lui lrsquoassistance loua particuliegraverementde ce fait le seacuterieux du personnage Et en effet Plutarque en traitant laquestion de la curiositeacute et de cette passion avide et gourmande pour leslaquo nouvelles raquo qui nous fait abandonner toute autre chose avec tant depreacutecipitation et drsquoimpatience pour parler agrave un nouveau venu et perdretout respect toute attitude conforme aux convenances pour deacutecachetersoudain ougrave que nous nous trouvions les lettres que lrsquoon nous apportea eu raison de louer le seacuterieux de Rusticus il aurait drsquoailleurs pu yajouter encore un eacuteloge de sa civiliteacute et de sa courtoisie pour nrsquoavoirpas voulu interrompre le cours de sa propre allocution Mais je ne suispas sucircr agrave lrsquoinverse qursquoon puisse lui faire des louanges pour sa sagesse car il pouvait bien se faire que recevoir agrave lrsquoimproviste une lettre3 etnotamment drsquoun Empereur sans la lire immeacutediatement puisse avoirdes conseacutequences preacutejudiciables
4 Le deacutefaut contraire agrave la curiositeacute crsquoest la nonchalance verslaquelle je penche bien sucircr par tempeacuterament jrsquoai vu des gens qui srsquoyabandonnaient au point que trois ou quatre jours apregraves on retrouvaitdans leur poche les lettres qursquoon leur avait envoyeacutees sans avoir eacuteteacutedeacutecacheteacutees
5 Je nrsquoen ai jamais ouvertes non seulement celles que lrsquoonmrsquoavait confieacutees mais mecircme celles que le hasard mrsquoavait fait tomberentre les mains Et crsquoest pour moi un cas de conscience si mes yeuxsurprennent par meacutegarde quand je suis aupregraves drsquoun haut personnage
1Plutarque [78] De la curiositeacute X v2Montaigne eacutecrit laquo un pacquet raquo Mais comme le fait remarquer A Lanly ([58] II
39 note 5) laquo le mot paquet est usuel au XVIe siegravecle pour laquo lettre raquo3Dans le texte de Montaigne on a laquo lettres raquo mais Plutarque employait le mot grec
signifiant laquo une lettre raquo et il srsquoagit probablement ici drsquoun latinisme
Chapitre 4 ndash On verra ccedila demain 49
quelque chose de la lettre1 importante qursquoil lit Personne ne fut jamaismoins curieux que moi et ne fureta moins dans les affaires drsquoautrui
6 Du temps de nos pegraveres Monsieur de Boutiegraveres parce qursquoilsoupait en bonne compagnie faillit perdre Turin pour avoir remis agraveplus tard la lecture drsquoun avertissement concernant les trahisons quisrsquoeacutechafaudaient contre cette ville qursquoil commandait Et Plutarque lui-mecircme mrsquoa appris que Jules Ceacutesar eucirct eacuteteacute sauveacute si allant au Seacutenat lejour ougrave il fut assassineacute par les conjureacutes il avait lu un document qursquoonlui preacutesenta Il raconte aussi agrave propos drsquoArchias le Tyran de Thegravebesque le soir mecircme ougrave Peacutelopidas avait reacutesolu de le tuer pour que son paysretrouve la liberteacute il avait reccedilu de la part drsquoun autre Archias Atheacuteniencelui-lagrave une lettre lrsquoinformant point par point de ce qui lrsquoattendait mais ce courrier lui ayant eacuteteacute remis durant son deacutejeuner il ne lrsquoouvritpas de suite disant ce mot qui depuis devint proverbial en Gregravece laquo Onverra ccedila demain raquo
7 Un homme sage peut agrave mon avis dans lrsquointeacuterecirct des autrescomme le fit Rusticus pour ne pas troubler maladroitement une assem-bleacutee ou pour ne pas interrompre une affaire importante remettre agrave plustard la lecture des nouvelles qursquoon lui apporte Mais crsquoest une choseinexcusable notamment srsquoil occupe des fonctions publiques que dele faire dans son propre inteacuterecirct ou pour son plaisir pour ne pas inter-rompre son deacutejeuner ou son sommeil par exemple A Rome la placelaquo consulaire raquo comme on lrsquoappelait eacutetait la plus honorable agrave table carcrsquoeacutetait celle qui eacutetait la plus deacutegageacutee et la plus commode drsquoaccegraves pourceux qui pouvaient survenir pour srsquoentretenir avec celui qui y eacutetait as-sis Ce qui teacutemoigne du fait que pour ecirctre agrave table ils nrsquoen demeuraientpas moins attentifs agrave leurs affaires et agrave ce qui pouvait se produire
8 Ceci eacutetant dit il est tout de mecircme bien difficile en ce quiconcerne les actions humaines de formuler raisonnablement une regravegleassez preacutecise pour que le hasard nrsquoy conserve pas ses droits
1Lagrave encore laquo lettres raquo mais srsquoagissant de quelque chose que lrsquoon surprend parhasard il est difficile de conserver ce pluriel ndash que lrsquoon vient de rencontrer agrave plusieursreprises et qui est probablement un latinisme
Chapitre 5
Sur la conscience
1 Voyageant un jour avec mon fregravere le sieur2 de la Brousse pen-dant nos guerres civiles nous rencontracircmes un gentilhomme de bellemine qui eacutetait du parti opposeacute au nocirctre ce que jrsquoignorais car il sedonnait une autre contenance Et le pire dans ces guerres crsquoest queles cartes sont tellement meacutelangeacutees que votre ennemi ne se distinguede vous drsquoaucune faccedilon visible ni dans son langage ni dans son com-portement qursquoil est formeacute sous les mecircmes lois et qursquoil a le mecircme airet les mecircmes mœurs que vous et qursquoil est donc fort malaiseacute drsquoeacuteviterla confusion et le deacutesordre Et cela me faisait craindre de rencontrernos propres troupes en un lieu ougrave je ne sois pas connu et de me voirobligeacute de deacuteclarer mon nom et mecircme de faire bien pire agrave lrsquooccasion
2 Comme cela mrsquoeacutetait arriveacute autrefois Car par une meacuteprise decette sorte jrsquoavais perdu hommes et chevaux et on mrsquoy avait tueacute entreautres un page italien de bonne famille que jrsquoeacutelevais avec soin Etcrsquoest ainsi que srsquoeacuteteignit avec lui une si belle enfance pleine de pro-messes Mais pour en revenir agrave notre gentilhomme de rencontre il ma-nifestait une telle frayeur et je le voyais tellement deacutefaillir agrave chaquefois que nous rencontrions des hommes agrave cheval ou que nous traver-sions des villes qui eacutetaient du parti du roi que je finis par deviner quecrsquoeacutetait sa conscience qui le mettait dans cet eacutetat Il semblait agrave ce pauvre
2En principe le mot laquo sieur raquo deacutesignait une personne de rang infeacuterieur agrave celui qursquoonnommait laquo seigneur raquo Michel Eyquem fils aicircneacute eacutetait laquo seigneur de Montaigne raquo et ilnomme ses fregraveres laquo le sieur de La Brousse raquo le laquo sieur drsquoArsac raquo les domaines qursquoilsavaient reccedilus nrsquoeacutetaient pas des laquo seigneuries raquo
52 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
homme qursquoagrave travers son masque et malgreacute les croix de sa casaque onpouvait lire jusque dans son cœur et percer ses secregravetes intentions Tantest merveilleux le travail de la conscience elle nous amegravene agrave nous tra-hir nous accuser et nous combattre et quand il nrsquoest point agrave cela deteacutemoin elle en produit pourtant un contre nous nous-mecircmes
Elle nous frappe comme un bourreau drsquoun invisible fouetJuveacutenal [41]XIII v 195
3 Les enfants se racontent cette histoire Bessos un Peacuteonienagrave qui lrsquoon reprochait drsquoavoir de gaieteacute de cœur abattu un nid de moi-neaux et de les avoir tueacutes disait qursquoil avait eu raison parce que cesoisillons ne cessaient de lrsquoaccuser faussement du meurtre de son pegravereCe parricide eacutetait jusque-lagrave demeureacute occulte et inconnu mais les fu-ries vengeresses de la conscience le firent reacuteveacuteler par celui-lagrave mecircmequi aurait ducirc en subir la punition
4 Heacutesiode corrige1 ainsi le mot de Platon selon lequel la peinesuit de peu la faute en disant qursquoelle naicirct au mecircme moment que lafaute en mecircme temps que le peacutecheacute est commis Quiconque attend lapunition la subit et quiconque lrsquoa meacuteriteacutee lrsquoattend La meacutechanceteacute seretourne contre elle
Un mauvais dessein est surtout mauvais pour son auteurAulu-Gelle [8]5
Comme la guecircpe qui pique et blesse autrui mais plus encore elle-mecircme car elle y perd son aiguillon et sa force agrave jamais
Elles laissent leur vie dans la blessure qursquoelles fontVirgile [114]IV v 238
5 Les cantharides2 trouvent en elles-mecircmes le contrepoison pourleur propre poison par une opposition naturelle De mecircme agrave mesureque nous prenons du plaisir au vice un deacuteplaisir contraire srsquoinstalleen notre conscience qui vient nous tourmenter par des ideacutees peacuteniblesque nous soyons eacuteveilleacutes ou en train de dormir
Car bien des coupables se sont accuseacutes eux-mecircmesLucregravece [46] V1157 Durant leur sommeil ou dans le deacutelire de la fiegravevre
Et ont ainsi reacuteveacuteleacute des fautesQui jusqursquoalors eacutetaient resteacutees cacheacutees
1Ceci est plutocirct surprenant car Heacutesiode est bien anteacuterieur agrave Platon 2Les cantharides ou laquo mouches drsquoEspagne raquo passaient pour avoir des proprieacuteteacutes
aphrodisiaques et veacutesicantes
Chapitre 5 ndash Sur la conscience 53
6 Apollodore recircvait qursquoil eacutetait eacutecorcheacute vif par des Scythes quile faisaient ensuite bouillir dans une marmite et que son cœur lui mur-murait laquo Je suis la cause de tous tes maux raquo Aucune cachette ne peutecirctre utile aux meacutechants disait Eacutepicure car ils ne peuvent jamais ecirctresucircrs drsquoecirctre dissimuleacutes leur conscience les deacutevoile agrave eux-mecircmes1
Crsquoest la premiegravere punition du coupable Juveacutenal [41]XIII v 2De ne pouvoir ecirctre absous par son propre tribunal
Si elle nous remplit de crainte la conscience nous remplit aussidrsquoassurance et de confiance en nous Et je puis bien dire que jrsquoai mar-cheacute dans plusieurs situations peacuterilleuses drsquoun pas bien plus fermeparce que jrsquoeacutetais intimement convaincu de ce que je voulais et de lrsquoin-nocence de mes desseins
Selon le jugement qursquoil porte sur lui-mecircme Ovide [67] I485-486Notre cœur est rempli drsquoespeacuterance ou de crainte
Il en est mille exemples il me suffira drsquoen donner trois concernantle mecircme personnage
7 Scipion accuseacute un jour devant le peuple romain pour des faitsgraves au lieu de srsquoexcuser ou de flatter ses juges leur deacuteclara laquo Crsquoestbien agrave vous de vouloir deacutecider de la tecircte de celui agrave qui vous devez cetteautoriteacute de juger de tout raquo Et une autre fois pour toute reacuteponse auxaccusations porteacutees contre lui par un Tribun du peuple et au lieu deplaider sa cause il dit laquo Allons mes chers concitoyens rendre gracirccesaux dieux pour la victoire qursquoils me donnegraverent contre les Carthaginoisun jour semblable agrave celui-ci raquo Et comme il se mettait en route versle temple voilagrave que toute lrsquoassembleacutee et son acusateur lui-mecircme lesuivent2
8 Caton avait inciteacute Petilius agrave demander des comptes agrave proposde lrsquoargent deacutepenseacute dans la province drsquoAntioche Scipion venu au Seacute-nat pour cela montra le livre de comptes qursquoil avait sous sa toge etdeacuteclara que ce livre contenait exactement les recettes et les deacutepenses
1On peut penser au ceacutelegravebre laquo Lrsquooeil eacutetait dans la tombe et regardait Caiumln raquo de VictorHugo
2Drsquoapregraves Aulu-gelle [8] Nuits Attiques IV 18 Mais P Villey (ed Strowski [52]IV P 192) cite le passage et indique laquo je nrsquoai trouveacute aucun texte qui explique cesmots de Montaigne ldquo et son accusateur mesme rdquo qui sont en contradiction avec le reacutecitdrsquoAulu-Gelle raquo
54 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
mais comme on lui demandait de le deacuteposer au greffe il refusa disantque ce serait une honte pour lui et de ses propres mains devant toutle Seacutenat il le deacutechira et le mit en piegraveces
9 Je ne crois pas qursquoune acircme mecircme bien endurcie1 aurait pumontrer faussement une telle assurance Il avait le cœur naturellementtrop grand et il eacutetait habitueacute agrave un destin trop eacuteleveacute dit Tite-Live pourTite-Live [105]
XXXVIII 52 pouvoir ecirctre criminel et srsquoabaisser agrave deacutefendre son innocence10 Crsquoest une dangereuse invention que celle de la torture et il
semble bien que ce soit plus une eacutepreuve drsquoendurance que de veacuteriteacuteCelui qui peut la supporter cache la veacuteriteacute tout autant que celui qui nele peut pas Pourquoi en effet la douleur me ferait-elle plutocirct dire cequi est que ce qui nrsquoest pas Et agrave lrsquoinverse si celui qui est innocentde ce dont on lrsquoaccuse est assez fort pour supporter ces souffrancespourquoi celui qui en est coupable ne le serait-il pas lui aussi quanden eacutechange ce qursquoon lui propose est drsquoavoir la vie sauve Je pense quele fondement de cette invention reacuteside dans la consideacuteration accordeacuteeagrave lrsquoeffort de la conscience Car dans le cas du coupable il se pourraitqursquoelle lrsquoaffaiblisse et srsquoajoute agrave la torture pour lui faire confessersa faute agrave lrsquoinverse elle fortifierait lrsquoinnocent contre ses tourmentsMais en veacuteriteacute crsquoest un moyen plein drsquoincertitude et de danger Quene dirait-on pas que ne ferait-on pas pour eacutechapper agrave des souffrancesaussi horribles
La souffrance oblige agrave mentir mecircme les innocentsPublius Syrus[92]
11 Il arrive donc que le juge qui a soumis un homme agrave lalaquo question raquo pour ne pas le faire mourir srsquoil est innocent le fait finale-ment mourir et innocent et tortureacute Il en est tant qui se sont accuseacuteseux-mecircmes en faisant de fausses confessions Et parmi eux je citeraiPhilotas en voyant les circonstances du procegraves que lui fit Alexandreet le deacuteroulement de sa torture
12 On preacutetend que crsquoest la chose la moins mauvaise2 que la fai-blesse humaine ait pu inventer Bien inhumaine pourtant et inutile agrave
1Montaigne eacutecrit laquo cauterizee raquo Drsquoapregraves Littreacute crsquoest un terme de morale chreacutetienne(XVIe s fig conscience cauteriseacutee laquo conscience endurcie corrompue raquo (Calvin) ndash TLF)Mais crsquoest aussi un terme meacutedical depuis Henri de Mondeville (1314) laquo brucircler un tissuorganique pour le deacutesinfecter raquo Jrsquoai preacutefeacutereacute laquo endurcie raquo qui est plus dans lrsquousagedrsquoaujourdrsquohui me semble-t-il dans ce contexte
2Les eacuteditions anteacuterieures agrave 1588 portaient ici laquo le mieux raquo
Chapitre 5 ndash Sur la conscience 55
mon avis Plusieurs peuples en cela moins laquo barbares raquo que les Grecset les Romains qui les appellent pourtant ainsi1 estiment qursquoil est hor-rible et cruel de faire souffrir et deacutemembrer un homme dont la fautenrsquoest pas aveacutereacutee Que peut-il contre cette ignorance Nrsquoecirctes-vous pasinjustes sous preacutetexte de ne pas le tuer sans raison de lui faire subirquelque chose de pire encore que la mort Et pour preuve qursquoil en estbien ainsi voyez comment bien des fois il preacutefegravere mourir sans raisonque de passer par cette eacutepreuve Elle est plus peacutenible que le supplicefinal lui-mecircme et bien souvent tellement insupportable qursquoelle le de-vance et mecircme lrsquoexeacutecute
13 Je ne sais drsquoougrave je tiens cette histoire2 mais elle reflegravete bien laconscience dont sait faire preuve notre justice Devant le Geacuteneacuteral drsquoar-meacutee grand justicier une villageoise accusait un soldat drsquoavoir enleveacuteagrave ses jeunes enfants ce peu de bouillie qui lui restait pour les nourrirlrsquoarmeacutee ayant tout ravageacute Mais pas de preuves Le Geacuteneacuteral sommala femme de bien consideacuterer ce qursquoelle disait car elle devrait reacutepondrede son accusation si elle mentait Mais comme elle persistait il fitalors ouvrir le ventre du soldat pour connaicirctre la veacuteriteacute Et la femmese trouva avoir raison Voilagrave bien une condamnation instructive
1On sait que les Grecs nommaient laquo barbares raquo les peuples qui nrsquoeacutetaient pas grecsCe nrsquoest que bien plus tard que le mot prit le sens peacutejoratif que nous lui connaissonsmais on voit que tel eacutetait le cas au XVIe siegravecle deacutejagrave
2La source est dans Froissart IV 78 Le geacuteneacuteral dont il srsquoagit est Bajazet 1er selonlrsquoeacutedition Strowski [52]
Chapitre 6
Sur les exercices
1 Il est difficile pour le raisonnement et lrsquoinstruction mecircme si nousajoutons foi agrave ce qursquoils nous disent de nous conduire jusqursquoagrave lrsquoactionsi nous nrsquoexerccedilons2 pas notre acircme par des expeacuteriences agrave prendre lrsquoal-lure agrave laquelle nous voulons la faire aller sans ces expeacuteriences quandle moment sera venu de la faire agir elle se trouvera bien embarras-seacutee Voilagrave pourquoi ceux des philosophes qui ont chercheacute agrave atteindre laqualiteacute la plus haute ne se sont pas contenteacutes drsquoattendre tranquillementet agrave lrsquoabri les difficulteacutes du sort de peur que celles-ci ne surviennentalors qursquoils seraient encore inexpeacuterimenteacutes et novices dans ce combatAu contraire ils ont pris les devants et se sont lanceacutes volontairementagrave lrsquoeacutepreuve des difficulteacutes Les uns ont abandonneacute leurs richesses poursrsquoentraicircner agrave vivre dans une pauvreteacute volontaire Les autres ont re-chercheacute le travail physique une vie austegravere et peacutenible pour srsquoendurcircontre les maux et mieux supporter la fatigue Drsquoautres encore se sontpriveacutes des parties du corps les plus preacutecieuses comme celles de la geacute-neacuteration ou les yeux3 de peur que leur usage trop agreacuteable et tropdoux ne vienne agrave relacirccher et attendrir la fermeteacute de leur acircme
2 Mais agrave mourir ce qui est la plus grande tacircche que nous ayonsagrave accomplir les exercices pratiques ne sont drsquoaucun secours On peut
2Le mot laquo exercitation raquo employeacute par Montaigne dans le titre de ce chapitre peutsignifier aussi bien laquo exercice raquo laquo expeacuterience raquo laquo pratique raquo laquo entraicircnement raquo Crsquoesten fait un peu de tout cela agrave la fois qursquoil srsquoagit
3Montaigne pense probablement agrave Deacutemocrite dont la leacutegende raconte qursquoil srsquoeacutetaitcreveacute les yeux
58 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
bien par lrsquoexpeacuterience et lrsquohabitude se fortifier contre les douleurs lahonte la misegravere et autres semblables accidents Mais srsquoagissant de lamort nous nrsquoavons droit qursquoagrave un seul essai Et nous sommes tous desapprentis lorsque nous la rencontrons
3 Il srsquoest trouveacute autrefois des hommes qui savaient si bien eacuteco-nomiser le temps qursquoils avaient agrave vivre qursquoils ont essayeacute de goucircter etde savourer la mort elle-mecircme et ils ont appliqueacute leur esprit agrave tenterde voir ce qursquoeacutetait ce passage Mais ils ne sont pas revenus nous endonner des nouvelles
Nul ne se reacuteveille quand lrsquoa saisiLucregravece [46]III 942-43 Le froid repos de la mort
4 Canius Julius noble Romain doueacute drsquoun courage et drsquoune fer-meteacute extraordinaires avait eacuteteacute condamneacute agrave mort par ce maraud de Ca-ligula Apregraves avoir donneacute plusieurs fois deacutejagrave des preuves de sa reacutesolu-tion et alors qursquoil eacutetait sur le point drsquoecirctre remis aux mains du bourreauun philosophe de ses amis lui demanda laquo Eh bien Canius en quelledisposition se trouve en ce moment votre acircme Que fait-elle Et agravequoi pensez-vous raquo laquo Je pensais raquo lui reacutepondit-il laquo ayant rassembleacutemes forces agrave me tenir precirct pour essayer de voir si en cet instant dela mort si court si bref je pourrais observer quelque deacuteplacement delrsquoacircme et savoir si elle eacuteprouvera quelque chose du fait de sa sortie etsi jrsquoapprends lagrave-dessus quelque chose je voudrais revenir ensuite si jele puis en avertir mes amis raquo Voilagrave quelqursquoun qui philosophait nonseulement jusqursquoagrave la mort mais pendant la mort mecircme Quelle belleassurance quelle noblesse de cœur de vouloir que sa mort lui serve deleccedilon et drsquoecirctre capable de penser agrave autre chose en une affaire si grave
Il gardait cet empire sur son acircme agrave lrsquoheure de la mortLucain [45]VIII 636
5 Il me semble pourtant qursquoil existe un moyen de lrsquoapprivoiseret en quelque sorte de lrsquoessayer Nous pouvons en faire lrsquoexpeacuteriencesinon entiegravere et parfaite mais au moins telle qursquoelle ne soit pas inutileet qursquoelle nous rende plus fort et plus sucircr de nous Si nous ne pouvonslrsquoatteindre nous pouvons lrsquoapprocher nous pouvons la reconnaicirctre etsi nous ne parvenons pas jusqursquoau cœur mecircme de la place nous enverrons au moins les avenues qui y conduisent
6 Ce nrsquoest pas sans raison qursquoon nous fait observer notre som-meil il a quelque ressemblance avec la mort Comme nous passons
Chapitre 6 ndash Sur les exercices 59
facilement de la veille au sommeil Et comme nous perdons facile-ment conscience de la lumiegravere et de nous-mecircmes Le sommeil pour-rait peut-ecirctre passer pour inutile et contre nature puisqursquoil nous privede tout sentiment mais la nature nous apprend qursquoelle nous a fait aussibien pour mourir que pour vivre et degraves la naissance elle nous donnela repreacutesentation de cet eacutetat dans lequel elle nous conservera eacuteternel-lement apregraves elle pour nous y habituer et nous en ocircter la crainte
7 Mais ceux dont le cœur a lacirccheacute agrave la suite drsquoun accident violentet qui ont perdu connaissance ceux-lagrave agrave mon avis ont bien failli voirson veacuteritable visage car en ce qui concerne le moment et lrsquoendroitdu passage lui-mecircme il y a peu de chances pour qursquoil puisse causerquelque souffrance ou quelque ennui car nous ne pouvons eacuteprouveraucun sentiment en dehors de la dureacutee1 Il nous faut du temps poursouffrir et celui de la mort est si court si preacutecipiteacute qursquoil nous est im-possible de la ressentir Ce sont ses laquo travaux drsquoapproche raquo que nousavons agrave craindre et de ceux-lagrave nous pouvons acqueacuterir lrsquoexpeacuterience
8 Bien des choses semblent plus grandes dans notre imagina-tion qursquoelles ne le sont en reacutealiteacute Jrsquoai passeacute une bonne partie de ma vieen parfaite santeacute ndash non seulement parfaite mais vigoureuse et mecircmebouillante Me sentir ainsi plein de verdeur et de joie de vivre me fai-sait consideacuterer les maladies comme des choses tellement horribles quequand jrsquoen ai fait lrsquoexpeacuterience jrsquoai trouveacute leurs atteintes leacutegegraveres etfaibles en comparaison de ce que je redoutais
9 Voici quelque chose que je ressens tous les jours si je suisbien au chaud dans une piegravece confortable pendant une nuit orageuseougrave souffle la tempecircte je mrsquoinquiegravete et mrsquoafflige pour ceux qui sontdehors agrave ce moment-lagrave Y suis-je moi-mecircme que je nrsquoai mecircme pasenvie drsquoecirctre ailleurs
10 Le simple fait drsquoecirctre toujours confineacute dans une piegravece mesemblait quelque chose drsquoinsupportable jrsquoy fus contraint brutalementdurant une semaine puis un mois agiteacute mal en point et bien faibleEt jrsquoai constateacute que quand jrsquoeacutetais en bonne santeacute je trouvais les ma-lades bien plus agrave plaindre que je ne lrsquoeacutetais moi-mecircme agrave leur placeet que lrsquoideacutee que je mrsquoen faisais augmentait de moitieacute ou presque lareacutealiteacute et la veacuteriteacute de cet eacutetat Jrsquoespegravere qursquoil en sera de mecircme pour lamort et qursquoelle ne meacuterite ni la peine que je prends agrave mrsquoy preacuteparer ni
1Voilagrave une notation dont la finesse tranche sur les ideacutees convenues
60 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
les secours que je recherche pour en amortir le choc Mais on ne saitjamais on ne peut jamais trop srsquoen preacutemunir
11 Pendant notre troisiegraveme guerre de religion ou la deuxiegravemeUne gravechute (je ne mrsquoen souviens plus tregraves bien ) jrsquoeacutetais alleacute un jour me prome-
ner agrave une lieue de ma demeure qui se trouve ecirctre au beau milieu1 detous les troubles occasionneacutes par les guerres civiles qui seacutevissent enFrance Je pensais ecirctre en seacutecuriteacute eacutetant si pregraves de chez moi que jenrsquoavais pas besoin drsquoun meilleur eacutequipage jrsquoavais pris un cheval do-cile mais pas tregraves sucircr Comme je revenais et que je tentais de fairefaire agrave ce cheval quelque chose agrave quoi il nrsquoeacutetait pas encore bien preacute-pareacute un de mes gens grand et fort monteacute sur un puissant roussin2
dont la bouche ne ressentait plus rien3 mais au demeurant frais etvigoureux cet homme dis-je pour faire le malin et devancer ses com-pagnons poussa la becircte agrave bride abattue droit dans le chemin que jesuivais et vint fondre comme un colosse sur le petit homme sur sonpetit cheval et le foudroyer de toute sa force et de son poids nousprojetant lrsquoun et lrsquoautre cul par-dessus tecircte Et voilagrave le cheval eacutetaleacutetout eacutetourdi et moi agrave dix ou douze pas de lagrave eacutetendu sur le dos le vi-sage tout meurtri et eacutecorcheacute lrsquoeacutepeacutee que jrsquoavais agrave la main ayant valseacuteagrave dix pas de lagrave au moins ma ceinture mise en piegraveces et incapable defaire un mouvement ou de ressentir quoi que ce soit non plus qursquounesouche (Crsquoest le seul eacutevanouissement que jrsquoaie jamais connu jusqursquoagravemaintenant)
12 Ceux qui eacutetaient avec moi apregraves avoir essayeacute par tous lesmoyens de me faire revenir agrave moi me tenant pour mort me prirentdans leurs bras et mrsquoemportegraverent avec bien des difficulteacutes jusqursquoagrave mademeure qui eacutetait agrave environ une demi lieue de lagrave4 Sur le chemin apregravesavoir eacuteteacute consideacutereacute comme treacutepasseacute pendant deux heures au moins jecommenccedilai agrave bouger et respirer mon estomac eacutetait tellement remplide sang que pour pouvoir lrsquoen deacutecharger la nature avait eu besoin deressusciter ses forces On me remit sur mes pieds je rendis un plein
1Le chacircteau de Montaigne est en effet situeacute entre le Poitou et la Guyenne reacutegion ougraveont eu lieu de nombreux combats durant les guerres de religion
2Cheval puissant geacuteneacuteralement utiliseacute pour les labours ou pour transporter descharges Cheval moins laquo noble raquo que les laquo destriers raquo dont il a eacuteteacute question au livreI 48 et que lrsquoon montait pour la chasse ou la guerre
3Donc difficile agrave manier comme les chevaux trop malmeneacutes (crsquoest par la bouche enquelque sorte que le cavalier communique ses ordres au cheval)
4Montaigne preacutecise laquo lieue franccedilaise raquo car les lieues nrsquoavaient pas la mecircme valeurdans toutes les provinces La laquo lieue franccedilaise raquo valait environ 445 km
Chapitre 6 ndash Sur les exercices 61
seau de sang agrave gros bouillons1 et plusieurs fois le long du chemin ilen fut de mecircme Par ce moyen je commenccedilai agrave reprendre un peu devie mais ce ne fut que peu agrave peu et cela prit si longtemps que mespremiegraveres sensations eacutetaient beaucoup plus proches de la mort que dela vie
Car lrsquoacircme encore peu assureacutee de son retour Le Tasse (Tor-quato Tasso)[103] XII 74
Eacutebranleacutee qursquoelle est ne peut srsquoaffermir
13 Ce souvenir fortement graveacute dans mon acircme qui me montrele visage de la mort et ce qursquoelle peut ecirctre si proches de la veacuteriteacuteme reacuteconcilie en quelque sorte avec elle Quand je recommenccedilai agrave yvoir ma vue eacutetait si trouble si faible si morte en somme que je nediscernais encore rien drsquoautre que la lumiegravere
Comme un homme qui tantocirct ouvre les yeux et tantocirct les referme Le Tasse (Tor-quato Tasso)[103] VIII 26
Moitieacute eacutendormi moitieacute eacuteveilleacute
Quant aux fonctions de lrsquoesprit2 elles renaissaient en mecircme tempsque celles du corps Je mrsquoaperccedilus que jrsquoeacutetais tout ensanglanteacute monpourpoint eacutetait tacheacute partout du sang que jrsquoavais rendu La premiegraverepenseacutee qui me vint ce fut que jrsquoavais reccedilu un coup drsquoarquebuse enpleine tecircte Et de fait on tirait beaucoup autour de nous Il me sem-blait que ma vie ne srsquoaccrochait plus qursquoau bord de mes legravevres et jefermais les yeux pour mieux me semblait-il la pousser dehors je pre-nais plaisir agrave mrsquoalanguir et agrave me laisser aller Cette ideacutee ne faisait queflotter agrave la surface de mon esprit elle eacutetait aussi molle et aussi faibleque tout le reste mais en veacuteriteacute non seulement elle eacutetait exempte dedeacuteplaisir mais elle avait mecircme cette douceur que ressentent ceux quise laissent glisser dans le sommeil
14 Je crois que crsquoest dans cet eacutetat que se trouvent ceux que lrsquoonvoit deacutefaillants de faiblesse agrave lrsquoagonie et je considegravere que nous avonstort de les plaindre pensant qursquoils sont en proie aux pires douleurs oulrsquoesprit agiteacute de penseacutees peacutenibles Jrsquoai toujours penseacute contre lrsquoopi-nion de beaucoup drsquoautres et mecircme drsquoEtienne de La Boeacutetie que ceux
1A Lanly traduit ici par laquo un plein seau de caillots de sang pur raquo ce qui me sembleun peu contradictoire dans les termes Par ailleurs je ne suis pas sucircr que lrsquoon puisserendre laquo bouillons raquo par laquo caillots raquo Crsquoest pourquoi jrsquoai preacutefeacutereacute laquo agrave gros bouillons raquo
2Montaigne eacutecrit laquo acircme raquo mais il semble bien que dans ce contexte il srsquoagisse plutocirctde ce que nous nommons laquo esprit raquo
62 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
que nous voyons ainsi renverseacutes et comme assoupis agrave lrsquoapproche deleur fin ou accableacutes par la longueur de la maladie ou par une attaquedrsquoapoplexie ou par lrsquoeacutepilepsie
Souvent ceacutedant devant son malLucregravece [46]III v 487 sq Sous nos yeux et comme frappeacute par la foudre
Un homme srsquoeacutecroule il eacutecume geacutemit et tremble Il deacutelire se raidit se tord halegravete et srsquoeacutepuise en convulsions
ou encore ceux qui sont blesseacutes agrave la tecircte et que nous entendonsgeacutemir ou pousser par moments des soupirs agrave fendre lrsquoacircme et bienque nous puissions en obtenir quelques signes qui semblent montrerqursquoils ont encore leurs esprits de mecircme que les quelques mouvementsque nous leur voyons faire ndash jrsquoai toujours penseacute dis-je qursquoils avaientlrsquoesprit et le corps comme ensevelis et endormis
Il vit et ne le sait mecircme pasOvide [63] I 3v 12
15 Je ne pouvais croire qursquoavec des membres aussi abicircmeacutes etdes sens aussi deacutefaillants lrsquoesprit puisse trouver en lui-mecircme assezde forces pour se maintenir conscient de ce fait aucun raisonnementne devait venir les tourmenter et leur faire ressentir la misegravere de leurcondition par conseacutequent ils nrsquoeacutetaient pas vraiment agrave plaindre
16 Je nrsquoimagine pas drsquoeacutetat plus insupportable que celui drsquoavoirlrsquoacircme vivante mais mal en point sans pouvoir se manifester crsquoestce que je dirais de ceux que lrsquoon envoie au supplice apregraves leur avoircoupeacute la langue sauf qursquoen ce genre de mort la plus muette semblela plus digne si elle srsquoaccompagne drsquoun visage ferme et grave Maiscrsquoest le cas encore de ces pauvres prisonniers tombeacutes entre les mainsdes horribles bourreaux que sont les soldats de notre eacutepoque qui lestourmentent par toutes sortes de cruauteacutes pour les contraindre agrave pro-mettre une ranccedilon excessive qursquoils ne pourront honorer et qui sontmaintenus dans une situation et en un lieu ougrave ils ne disposent drsquoaucunmoyen drsquoexprimer ni de faire connaicirctre leurs souffrances physiques etmorales Les poegravetes ont imagineacute quelques dieux favorables agrave la deacuteli-vrance de ceux qui connaissent ainsi une mort qui tarde agrave venir
Jrsquoai reccedilu lrsquoordre drsquoapporter au Dieu des EnfersVirgile [112]IV 702 Son tribut1 et je te deacutelivre de ton corps
1Ce laquo tribut raquo est un cheveu Crsquoest Iris qui parle
Chapitre 6 ndash Sur les exercices 63
17 Les quelques mots et reacuteponses bregraveves et incoheacuterentes qursquoonarrache parfois aux prisonniers agrave force de leur crier dans les oreilleset de les rudoyer les mouvements qui semblent exprimer quelqueconsentement agrave ce qursquoon leur demande tout cela ne signifie nulle-ment qursquoils vivent du moins qursquoils vivent vraiment Crsquoest ce qui nousarrive agrave nous aussi quand nous sommes au bord du sommeil avantqursquoil se soit complegravetement empareacute de nous nous ressentons commeen un songe ce qui se passe autour de nous nous entendons les voixdrsquoune oreille vague et incertaine comme si elles ne parvenaient qursquoaubord de lrsquoacircme et les reacuteponses que nous faisons aux derniegraveres parolesqursquoon nous a adresseacutees si elles ont un sens le doivent en grande partieau hasard
18 Et maintenant que jrsquoai reacuteellement eacuteprouveacute cela il ne fait plusde doute pour moi que jrsquoen avais bien jugeacute auparavant Et tout drsquoabordparce que bien qursquoeacutetant eacutevanoui je mrsquoabicircmais les ongles agrave vouloirouvrir mon pourpoint (je ne portais pas drsquoarmure) sans mecircme avoirpourtant conscience drsquoecirctre blesseacute crsquoest qursquoil y a des mouvements quise produisent en nous et qui ne relegravevent pas de notre deacutecision
A demi-morts les doigts srsquoagitent Virgile [112] X396comme pour saisir encore lrsquoeacutepeacutee
Ceux qui tombent jettent ainsi les bras en avant par une impulsionnaturelle nos membres se precirctent ainsi assistance et ont des mouve-ments indeacutependants de notre volonteacute
On dit que les chars armeacutes de faux Lucregravece [46]III v 642 sqcoupent si vite les membres
qursquoon en voit des morceaux srsquoagiter agrave terreavant mecircme que la douleur ndash tant le coup est rapide ndashait eu le temps de parvenir agrave lrsquoacircme
19 Mon estomac eacutetant encombreacute de tout ce sang cailleacute mesmains srsquoy portaient drsquoelles-mecircmes comme elles le font souvent agrave unendroit qui nous deacutemange contre lrsquoavis de notre volonteacute Il y a beau-coup drsquoanimaux et mecircme des hommes dont on voit les muscles secontracter et remuer apregraves leur mort Chacun sait par expeacuterience qursquoil ya des parties de son corps qui se mettent en mouvement se dressent etsrsquoaffaissent bien souvent sans sa permission Or ces mouvements quenous subissons qui ne nous affectent qursquoen surface ndash laquo par lrsquoeacutecorce raquo
64 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
pourrait-on dire- ne peuvent preacutetendre nous appartenir pour que cesoient vraiment les nocirctres il faut que lrsquoindividu y soit tout entier en-gageacute et les douleurs que ressent le pied ou la main pendant que nousdormons ne font pas vraiment partie de nous
20 Comme jrsquoapprochais de chez moi ougrave la nouvelle de machute eacutetait deacutejagrave parvenue et que les gens de ma famille arrivaient avecles cris habituels pour ce genre de choses non seulement je reacutepondispar quelques mots agrave ce qursquoon me demandait mais de plus on raconteque jrsquoai penseacute agrave commander qursquoon donnacirct un cheval agrave ma femme queje voyais srsquoempecirctrer et se deacutemener sur le chemin qui est pentu et mal-aiseacute Il semble que cette ideacutee aurait ducirc provenir drsquoun esprit eacuteveilleacute ndashet pourtant le mien ne lrsquoeacutetait pas du tout En fait mes penseacutees eacutetaientcomme vides neacutebuleuses provoqueacutees par les sensations venant desyeux et des oreilles elles ne venaient pas reacuteellement de moi Je nesavais ni drsquoougrave je venais ni ougrave jrsquoallais je ne pouvais appreacutecier ni consi-deacuterer ce qursquoon me demandait ce nrsquoeacutetaient que les faibles effets que lessens produisent drsquoeux-mecircmes comme par habitude et ce que lrsquoesprity apportait crsquoeacutetait en songe tregraves leacutegegraverement concerneacute comme leacutecheacuteseulement et irrigueacute par les molles impressions venues des sens
21 Mon eacutetat pendant ce temps eacutetait en veacuteriteacute tregraves doux et pai-sible je ne ressentais aucune affliction ni pour autrui ni pour moi crsquoeacutetait de la langueur et une extrecircme faiblesse sans aucune douleurJe vis ma maison sans la reconnaicirctre Quand on mrsquoeut coucheacute ce re-pos me procura une infinie douceur car jrsquoavais eacuteteacute rudement tirailleacutepar ces pauvres gens qui avaient pris la peine de me porter sur leursbras par un long et tregraves mauvais chemin et fatigueacutes les uns apregravesles autres avaient ducirc se relayer deux ou trois fois On me preacutesentaalors force remegravedes dont je ne pris aucun persuadeacute que jrsquoeacutetais drsquoavoireacuteteacute mortellement blesseacute agrave la tecircte Et crsquoeucirct eacuteteacute sans mentir une mortbienheureuse car la faiblesse de mon raisonnement mrsquoempecircchait drsquoenavoir conscience et celle de mon corps drsquoen rien ressentir Je me lais-sais couler si doucement si facilement et si agreacuteablement que je neconnais guegravere drsquoaction moins peacutenible1 que celle-lagrave
22 Quand je parvins agrave revivre et agrave reprendre des forces
lorsqursquoenfin mes sens reprirent quelque vigueurOvide [63] Iiii 14
1Lrsquoeacutedition de 1588 comportait ici laquo si plaisante raquo Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquoces mots sont ratureacutes et remplaceacutes agrave la main par laquo moins poisante raquo A Lanly[58] in-dique ici agrave tort laquo Dans les eacuteditions anteacuterieures on lisait ldquosi agreacuteablerdquo raquo
Chapitre 6 ndash Sur les exercices 65
crsquoest-agrave-dire deux ou trois heures plus tard je sentis revenir bru-talement mes douleurs tous mes membres ayant eacuteteacute comme mouluset froisseacutes par ma chute et je mrsquoen trouvai si mal les deux ou troisnuits suivantes que je crus pour le coup mourir encore une fois maisdrsquoune mort plus aigueuml celle-lagrave ndash et je ressens encore aujourdrsquohui1 lesseacutequelles de ce traumatisme Je ne veux pas oublier ceci la derniegraverechose que je parvins agrave retrouver ce fut le souvenir de cet accident et je me fis redire plusieurs fois ougrave jrsquoallais drsquoougrave je venais agrave quelleheure cela mrsquoeacutetait arriveacute avant de parvenir agrave comprendre ce qui srsquoeacutetaitpasseacute Quant agrave la faccedilon dont jrsquoeacutetais tombeacute on me la cachait par fa-veur pour celui qui en avait eacuteteacute la cause et on mrsquoen inventait drsquoautresMais longtemps apregraves un matin quand ma meacutemoire parvint agrave srsquoen-trrsquoouvrir et agrave me repreacutesenter lrsquoeacutetat dans lesquel je mrsquoeacutetais trouveacute aumoment ougrave jrsquoavais aperccedilu ce cheval fondant sur moi (car je lrsquoavaisvu sur mes talons et mrsquoeacutetais tenu pour mort mais cette ideacutee avait eacuteteacutesi soudaine que la peur nrsquoavait pas eu le loisir de srsquoy introduire) ilme sembla qursquoun eacuteclair venait me frapper lrsquoacircme et que je revenais delrsquoautre monde
23 Le reacutecit drsquoun eacuteveacutenement aussi banal serait au demeurant as-sez deacuterisoire nrsquoeacutetait lrsquoenseignement que jrsquoen ai tireacute pour moi-mecircme car en veacuteriteacute pour srsquohabituer agrave la mort je trouve qursquoil nrsquoest pas demeilleur moyen que de srsquoen approcher Or comme dit Pline2 chacunest pour soi-mecircme un tregraves bon sujet drsquoeacutetude pourvu qursquoil soit capablede srsquoexaminer de pregraves Ce que je rapporte ici ce nrsquoest pas ce que jecrois mais ce que jrsquoai eacuteprouveacute ce nrsquoest pas la leccedilon drsquoautrui mais lamienne
24 Il ne faut pourtant pas mrsquoen vouloir si je la fais connaicirctre3Car ce qui mrsquoest utile peut aussi ecirctre utile aux autres agrave lrsquooccasionEt de toutes faccedilons je ne fais de tort agrave personne puisque je me sersseulement de ce qui mrsquoappartient Et si je dis des sottises crsquoest agrave mesdeacutepens et sans dommage pour quiconque crsquoest une divagation quimourra avec moi et sera sans conseacutequences On ne connaicirct que deuxou trois eacutecrivains de lrsquoAntiquiteacute qui aient emprunteacute ce chemin et onne peut pas dire srsquoils avaient traiteacute le sujet comme je le fais ici puisque
1Les eacuteditions de 1580 et 1582 portaient ici laquo me sens encore quatre ans apregraves de raquo2Pline [77] XXII 24 C3Tout le deacuteveloppement qui suit jusqursquoagrave la fin de ce chapitre est un ajout manus-
crit sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo donc posteacuterieur agrave 1588 Il est caracteacuteristique delrsquoeacutevolution des laquo Essais raquo vers la laquo peinture du Moi raquo
66 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
nous ne connaissons que leurs noms personne apregraves eux ne srsquoest lanceacutesur leurs traces Crsquoest une deacutelicate entreprise et plus encore qursquoil nrsquoyparaicirct que de suivre une allure aussi vagabonde que celle de notreesprit de peacuteneacutetrer les profondeurs opaques de ses replis internes dedistinguer et de saisir au vol tant de menues apparences dans son agi-tation Et crsquoest un passe-temps nouveau et extraordinaire qui nousarrache aux occupations communes de ce monde et mecircme aux plusimportantes drsquoentre elles
25 Il y a plusieurs anneacutees que je suis moi-mecircme le seul objet demes penseacutees que je nrsquoexamine et nrsquoeacutetudie que moi Et si je mrsquointeacuteresseagrave autre chose crsquoest pour lrsquoappliquer aussitocirct agrave moi-mecircme le faire enquelque sorte entrer en moi Et je ne pense pas avoir tort si commeon le fait pour drsquoautres sciences incomparablement moins utiles jefais part aux autres de ce que jrsquoai appris dans celle-ci ndash bien que je nesois guegravere satisfait de mes progregraves en la matiegravere Il nrsquoest rien drsquoaussidifficile agrave deacutecrire que soi-mecircme ni de moins utile pourtant Mais en-core faut-il se coiffer encore faut-il srsquoapprecircter et srsquoarranger avant de semontrer en public Je me preacutepare donc sans cesse puisque je me deacutecrissans cesse Il est drsquousage de consideacuterer comme mal le fait de parler desoi et on lrsquointerdit obstineacutement par haine de la vantardise qui sembletoujours srsquoattacher agrave ce que lrsquoon dit de soi-mecircme Au lieu de moucherlrsquoenfant on lui arrache le nez 1
La peur de la faute nous pousse au crimeHorace [32] 31
26 Je trouve plus de bien que de mal agrave ce remegravede Mais quandbien mecircme il serait vrai qursquoil y ait neacutecessairement de la preacutesomptiondans le fait de vouloir entretenir les gens agrave propos de soi si je res-pecte mon dessein drsquoensemble je ne dois pas refuser quelque chosequi montre cette disposition maladive puisqursquoelle est en moi Et jene dois pas cacher cette faute-lagrave que je ne me contente pas de pra-tiquer mais que je confesse publiquement Et drsquoailleurs pour dire ceque jrsquoen pense on a tort de condamner le vin sous preacutetexte que certainssrsquoenivrent on ne peut abuser que des bonnes choses Et je considegravereque cette regravegle ne concerne que la faiblesse du commun des mortels crsquoest une bride pour les veaux2 dont ni les saints (qui parlent drsquoeux-
1La formule est plaisante qui montre bien les meacutefaits drsquoune position trop radicaleAujourdrsquohui on dirait peut-ecirctre laquo On jette le beacutebeacute avec lrsquoeau du bain raquo
2P Villey [55] croit devoir faire remarquer dans son Lexique que les laquo brides pour lesveaux nrsquoexistent pas raquo Outre le fait qursquoil ne devait pas souvent freacutequenter les marcheacutes
Chapitre 6 ndash Sur les exercices 67
mecircmes si haut et fort) ni les philosophes ni les theacuteologiens ne fontusage Je ne mrsquoen sers donc pas non plus moi qui ne suis pourtantaussi peu lrsquoun que lrsquoautre Srsquoils nrsquoeacutecrivent pas deacutelibeacutereacutement sur eux-mecircmes cela ne les empecircche pas quand lrsquooccasion srsquoen trouve de sepousser bien en vue sur lrsquoestrade1
27 De quoi parle le plus Socrate sinon de lui-mecircme Agrave quoiamegravene-t-il le plus souvent ses disciples agrave parler sinon drsquoeux-mecircmesPlutocirct que de la leccedilon tireacutee de leur livre nrsquoest-ce pas du mouvement etde lrsquoeacutetat de leur acircme Nous nous deacutevoilons religieusement agrave Dieu etagrave notre confesseur comme nos voisins2 le font devant tout le mondeMais nous ne disons me reacutepondra-t-on que les choses dont nous nousaccusons Crsquoest donc que nous disons tout Car notre vertu elle-mecircmeest coupable et sujette au repentir Mon meacutetier et mon art crsquoest devivre Que celui qui me deacutefend drsquoen parler selon lrsquoideacutee lrsquoexpeacuterienceet la pratique que jrsquoen ai ordonne agrave lrsquoarchitecte de parler des bacirctimentsnon pas selon ses conceptions mais selon celles de son voisin selon lascience drsquoun autre et non selon la sienne Si crsquoest de la gloriole quede faire connaicirctre soi-mecircme ses meacuterites pourquoi Ciceacuteron ne met-ilpas en avant ceux drsquoHortensius et Hortensius ceux de Ciceacuteron
28 Peut-ecirctre attend-on que je teacutemoigne de moi par des œuvreset des actes et pas seulement par des paroles Mais ce que je deacute-cris ce sont surtout mes cogitations sujet informe qui ne peut guegravereavoir de retombeacutees palpables Crsquoest tout juste si je puis les faire en-trer dans des paroles qui sont surtout faites drsquoair Des hommes parmiles plus savants et les plus deacutevocircts ont veacutecu en eacutevitant drsquoexercer touteaction visible Mes faits et gestes en diraient plus long sur le hasardque sur moi-mecircme Ils teacutemoignent de leur rocircle et non du mien sice nrsquoest de faccedilon conjecturale et incertaine comme des eacutechantillonsdrsquoun aspect particulier Je mrsquoexpose au contraire tout entier commeun laquo eacutecorcheacute raquo3 sur lequel on verrait drsquoun seul coup drsquooeil les veinesles muscles les tendons chacun agrave sa place En parlant de la toux je
aux bestiaux et mecircme srsquoil ne srsquoagissait pour Montaigne que drsquoune boutade agrave proposdrsquoun lien imaginaire lrsquoacception actuelle (et populaire ) de laquo veaux raquo mrsquoa sembleacute justi-fier amplement mon choix de conserver lrsquoexpression
1Montaigne eacutecrit laquo se jetter bien avant sur le trottoir raquo et laquo jeter sur le trottoir raquo estaujourdrsquohui eacutequivoque Mais il srsquoagissait bien sucircr pour lui homme de cheval de lrsquoen-droit ougrave lrsquoon faisait trotter les chevaux pour en montrer la valeur Jrsquoai eacuteteacute tenteacute drsquoutiliserlaquoplateauraquo ndash malgreacute lrsquoanachronisme
2Les voisins en question sont les Protestants dont les confessions eacutetaient publiques3Montaigne utilise ici le mot laquo skeletos raquo que Pareacute et Ronsard entre autres avaient
deacutejagrave franciseacute en laquo squelette raquo agrave lrsquoeacutepoque Mais plutocirct que drsquoun laquo squelette raquo Montaigne
68 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
montrais une partie de moi-mecircme et avec lrsquoeffet de la pacircleur ou desbattements du cœur une autre avec plus ou moins de certitude
29 Ce ne sont pas mes actes que je deacutecris crsquoest moi crsquoestmon essence mecircme Je considegravere qursquoil faut ecirctre prudent quand on sejuge soi-mecircme et se montrer fort consciencieux pour en teacutemoignersoit en bien soit en mal indiffeacuteremment Si jrsquoavais le sentiment drsquoecirctrevraiment bon et sage ou presque1 je le proclamerais agrave tue-tecircte Crsquoestune sottise et non de la modestie que drsquoen dire moins sur soi quece que la veacuteriteacute exige Se payer moins qursquoon ne le vaut crsquoest ecirctrelacircche ou pusillanime selon Aristote Aucune vertu ne se fait valoirpar le mensonge et la veacuteriteacute nrsquoest jamais un bon terreau pour lrsquoerreurParler de soi plus qursquoil ne faut ce nrsquoest pas toujours de la preacutesomptionmais bien souvent de la sottise Se complaire outre mesure dans ceqursquoon est tomber amoureux de soi-mecircme de faccedilon immodeacutereacutee voilagraveagrave mon avis la substance de ce vice qursquoest la preacutesomption Le remegravedesuprecircme pour le gueacuterir crsquoest de faire tout le contraire de ce que nousordonnent ceux qui en deacutefendant de parler de soi deacutefendent encoreplus de penser sur soi
30 Crsquoest en la penseacutee que reacuteside lrsquoorgueil la langue ne peuty prendre qursquoune faible part Srsquooccuper de soi pour ces gens-lagrave crsquoestcomme se complaire en soi-mecircme se freacutequenter avoir des rapportsavec soi-mecircme crsquoest pour eux trop srsquoaimer Crsquoest possible2 Mais cetexcegraves ne naicirct que chez ceux qui ne srsquoexaminent que superficiellementqui se jugent drsquoapregraves la reacuteussite de leurs affaires3 qui nomment recircve-rie et oisiveteacute le fait de srsquooccuper de soi et qui considegraverent que for-
veut manifestement parler drsquoun corps destineacute agrave lrsquoeacutetude anatomique et crsquoest pourquoijrsquoai utiliseacute laquo eacutecorcheacute raquo
1Le texte (manuscrit) de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo comporte ici laquo ou pres de la raquondash et non laquo tout a fait raquo Il peut donc srsquoagir drsquoune erreur faite par les eacutediteurs de 1595 ndash agravemoins qursquoils nrsquoaient jugeacute que laquo tout agrave fait raquo srsquoaccordait mieux avec le sens de la phraseDans ma traduction je combine un peu les deux versions
2Lrsquoeacutedition de 1595 a omis laquo Il peut estre raquo que lrsquoon peut lire sur la partie manus-crite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo malgreacute la rature qui se trouve agrave cet endroit Jereacuteintroduis donc cette petite phrase ndash qui a tout de mecircme son importance ndash dans matraduction
3A Lanly traduit ici laquo qui se voient [seulement en second lieu] apregraves leurs affaires raquoJe ne partage pas son point de vue laquo Apregraves raquo peut fort bien signifier laquo drsquoapregraves raquo enmarquant une cause et non une succession temporelle Du moins si jrsquoen crois lrsquoexempledonneacute (malheureusement sans reacutefeacuterence ) par le Dictionnaire du Moyen Age et de laRenaissance de GreimasKeane laquo Apregraves le naturel drsquoapregraves nature raquo Je me risque doncagrave traduire laquo drsquoapregraves la reacuteussite de leurs affaires raquo car cela me semble plus convaincantde toutes faccedilons dans le contexte
Chapitre 6 ndash Sur les exercices 69
mer son caractegravere et acqueacuterir de lrsquoeacutetoffe crsquoest bacirctir des laquo chacircteaux enEspagne raquo Ils se prennent pour une chose exteacuterieure et eacutetrangegravere agraveeux-mecircmes
31 Si quelqursquoun srsquoenivre de la connaissance qursquoil a de lui-mecircmeparce qursquoil regarde au-dessous de lui qursquoil tourne les yeux vers le hautvers les siegravecles passeacutes il laquo baissera les cornes1 raquo en y trouvant tantde milliers drsquoesprits qui foulent le sien aux pieds Si sa vaillance leconduit agrave quelque flatteuse preacutesomption qursquoil se souvienne des viesde Scipion drsquoEpaminondas de tant drsquoarmeacutees de tant de peuples quile laissent si loin derriegravere eux Nulle qualiteacute particuliegravere ne fera srsquoen-orgueillir celui qui tiendra compte en mecircme temps de tant drsquoautresmaniegraveres drsquoecirctre imparfaites et faibles qui sont en lui et au bout ducompte le neacuteant de la condition humaine
32 Parce que seul Socrate avait vraiment fait sien le preacutecepte deson Dieu laquo se connaicirctre raquo et que par le biais de cette eacutetude il en eacutetaitarriveacute agrave se meacutepriser lui seul fut estimeacute digne du nom de Sage Quecelui qui se connaicirctra de cette faccedilon se fasse hardiment connaicirctre etde vive voix
1laquo baissera la tecircte raquo par humiliteacute bien sucircr Maislaquo lrsquoexpression est belle il nous lafaut choyer raquo
70 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
Chapitre 7
Sur les reacutecompenseshonorifiques
1 Ceux qui eacutecrivent la vie de Ceacutesar Auguste remarquent agrave proposde sa discipline militaire qursquoil eacutetait aussi geacuteneacutereux pour les dons agraveceux qui les meacuteritaient qursquoil eacutetait regardant pour les reacutecompenses pu-rement honorifiques2 Il avait pourtant reccedilu de son oncle3 toutes les reacute-compenses militaires avant mecircme drsquoecirctre jamais alleacute agrave la guerre Ce futune belle ideacutee adopteacutee par la plupart des gouvernements que drsquoeacutetablircertaines distinctions purement honorifiques pour marquer et reacutecom-penser la valeur personnelle les couronnes de laurier de checircne demyrte la forme de certains vecirctements le privilegravege drsquoaller en voiturepar la ville ou de nuit avec des flambeaux une place reacuteserveacutee dansles assembleacutees publiques le droit de porter certains surnoms ou titresdrsquoajouter certaines marques agrave ses armoiries et autres choses du mecircmegenre dont lrsquousage a eacuteteacute admis sous diffeacuterentes formes selon les payset qui durent encore
2Selon P Villey [55] ce chapitre aurait eacuteteacute eacutecrit par Montaigne agrave lrsquooccasion de laquo lacreacuteation de lrsquoOrdre du Saint-Esprit destineacute agrave remplacer lrsquoOrdre de Saint-Michel quieacutetait tombeacute dans un grand discreacutedit raquo
3Jules Ceacutesar le vainqueur des Gaules
72 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
2 Nous avons pour notre part ainsi que nombre de nos voisinsles ordres de chevalerie qui ne sont eacutetablis qursquoagrave cette fin1 Crsquoest enveacuteriteacute une bien bonne et profitable coutume que cette faccedilon de recon-naicirctre la valeur drsquohommes rares et excellents et de leur faire plaisiren leur attribuant des reacutecompenses qui ne coucirctent rien au peuple ni auPrince Ce qursquoon a constateacute depuis fort longtemps et qursquoon peut voirencore de nos jours crsquoest que les gens de qualiteacute sont plus jaloux dece genre de reacutecompenses que de celles ougrave ils pourraient trouver gain etprofit ndash et cela nrsquoest pas sans motif ni sans grande apparence de raisonsemble-t-il En effet si au prix qui doit ecirctre simplement une questiondrsquohonneur on mecircle drsquoautres avantages mateacuteriels et financiers ce meacute-lange au lieu drsquoaugmenter la consideacuteration attendue la rabaisse et ladiminue
3 LrsquoOrdre de Saint-Michel2 qui a eacuteteacute si longtemps en faveurparmi nous nrsquoavait pas drsquoautre avantage que celui de ne point en avoirCe qui faisait qursquoautrefois il nrsquoeacutetait pas de charge ni de fonction agrave la-quelle la noblesse ne preacutetendicirct avec autant de deacutesir et drsquoengouementqursquoelle nrsquoaspirait agrave celui-lagrave ni qualiteacute qui pucirct lui apporter autant derespect et de consideacuteration crsquoest que la valeur aspire et accepte plusvolontiers une reacutecompense de mecircme nature qursquoelle-mecircme et preacutefegraverela gloire agrave lrsquoutiliteacute Les autres dons nrsquoont pas un usage aussi nobledrsquoautant plus qursquoon les utilise agrave tout propos par des gratificationson paie le service drsquoun valet la diligence drsquoun courrier ceux qui fontdanser qui font de la voltige qui plaident3 de mecircme pour les servicesles plus ordinaires que lrsquoon peut recevoir ndash et mecircme car le vice sepaie la flatterie les maquerelles la trahison Ce nrsquoest pas eacutetonnant sila valeur reccediloit et recherche moins volontiers cette sorte de monnaiecourante que celle qui lui est propre et particuliegravere noble et geacuteneacutereuseAuguste avait raison drsquoecirctre beaucoup plus eacuteconome et parcimonieuxpour celle-ci que pour lrsquoautre drsquoautant plus que lrsquohonneur est un privi-legravege qui tire sa principale qualiteacute de sa rareteacute et qursquoil en est de mecircmepour la valeur
1A lrsquoorigine ces laquo ordres raquo avaient eacuteteacute creacuteeacutes pour lutter contre les laquo infidegraveles raquoDevenus souvent trop puissants etou trop riches (Templiers) ils furent peu agrave peu reacuteduitspar la royauteacute et transformeacutes en effet en ordres purement honorifiques
2Cet ordre fut fondeacute en 1469 par Louis XI Si lrsquoon en croit Montluc il avait en-core tout son prestige sous Henri II vers 1550 Ce serait sous Charles IX que des abus(eacutevoqueacutes par Montaigne) lui auraient ocircteacute sa reacuteputation
3Il me semble qursquoil faut ainsi comprendre laquo le dancer le parler raquo Pour laquo levoltiger raquo il srsquoagit de figures exeacutecuteacutees agrave cheval que Montaigne a deacutejagrave eacutevoqueacutees ailleurs
Chapitre 7 ndash Sur les reacutecompenses honorifiques 73
A qui nul ne semble meacutechant qui peut paraicirctre bon Martial [50]XII 182
4 On ne tient pas compte pour faire lrsquoeacuteloge de quelqursquoun dusoin avec lequel il eacuteduque ses enfants car crsquoest une chose ordinairesi estimable qursquoelle soit On ne fait pas de cas non plus drsquoun grandarbre dans une forecirct qui en est pleine Je ne crois pas qursquoaucun citoyende Sparte se soit jamais glorifieacute de sa vaillance puisque crsquoeacutetait lagrave unequaliteacute fort reacutepandue parmi eux De mecircme pour la fideacuteliteacute et le meacute-pris des richesses On ne donne pas de reacutecompense pour une vertusi grande soit-elle quand elle est devenue une habitude Et je ne saismecircme pas si on la trouverait grande puisqursquoelle est courante
5 Puisque ces reacutecompenses honorifiques nrsquoont pas drsquoautre prixni de valeur que le seul fait drsquoecirctre reacuteserveacutees agrave un petit nombre il nrsquoestbesoin pour les aneacuteantir que drsquoen faire largesse Qursquoil se trouve plusdrsquohommes qursquoautrefois pour meacuteriter de faire partie de notre Ordre cenrsquoeacutetait pas une raison pour en ternir la renommeacutee Et il se peut fort bienen effet que plus nombreux soient ceux qui le meacuteritent car il nrsquoest pasde vertu qui se reacutepande plus facilement que la valeur militaire Il enest une autre vraie parfaite et philosophique ndash et jrsquoemploie ce motselon lrsquousage actuel ndash dont je ne parle pas bien plus importante quela vertu militaire et plus complegravete crsquoest une force et une assurancede lrsquoacircme qui la rend capable de meacutepriser de la mecircme faccedilon toutessortes drsquoeacuteveacutenements facirccheux toujours eacutegale agrave elle-mecircme uniformeet constante une vertu dont la nocirctre nrsquoest qursquoun pacircle reflet Lrsquousagelrsquoeacuteducation lrsquoexemple et la coutume ont une grande influence sur lavertu militaire dont je parle et peuvent aiseacutement la rendre courantecomme on le voit bien par ces temps de guerres civiles Et si lrsquoonpouvait de nos jours reacuteunifier notre peuple et lrsquoenflammer pour uneentreprise commune nous ferions refleurir notre ancienne reacuteputationmilitaire
6 Il est sucircr qursquoautrefois lrsquoOrdre de Saint-Michel en tant quereacutecompense ne concernait pas seulement la vaillance mais allait au-delagrave Elle nrsquoa jamais servi de reacutetribution pour un valeureux soldatmais pour un glorieux Capitaine Lrsquoobeacuteissance ne meacuteritait pas une reacute-compense aussi honorable autrefois elle supposait une connaissanceexperte et plus universelle des choses de la guerre englobant la plupartndash et les plus grandes ndash des qualiteacutes militaires car les talents du soldat Tite-Live [105]
XXV 19et ceux du geacuteneacuteral ne sont pas les mecircmes Elle supposait aussi unecondition sociale compatible avec une telle digniteacute Mais je preacutetends
74 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
que mecircme si plus de gens en eacutetaient dignes de nos jours qursquoil nrsquoyen avait autrefois il ne fallait pourtant pas lrsquoaccorder de faccedilon aussilibeacuterale il eucirct mieux valu ne pas lrsquoattribuer agrave tous ceux qui lrsquoeussentmeacuteriteacutee plutocirct que de perdre pour toujours comme on vient de le fairelrsquousage drsquoune chose aussi utile
7 Aucun homme de valeur ne songe agrave tirer avantage de ce qursquoila en commun avec bien drsquoautres Et ceux qui de nos jours ont lemoins meacuteriteacute cette reacutecompense sont ceux qui font le plus semblant dela deacutedaigner voulant par lagrave se mettre au rang de ceux agrave qui on fait dutort en reacutepandant inducircment et en avilissant une marque qui leur eacutetaitparticuliegraverement due
8 Espeacuterer qursquoen effaccedilant et abolissant celle-ci on pourra soudainremettre en honneur et renouveler une institution de ce genre ce nrsquoestpas une entreprise bien adapteacutee agrave une eacutepoque aussi deacutereacutegleacutee et maladeque la nocirctre Le reacutesultat en sera que la nouvelle institution souffrira degravessa naissance des deacutefauts qui viennent preacuteciseacutement de causer la ruinede lrsquoautre1 Il faudrait que les regravegles drsquoattribution de ce nouvel ordresoient tregraves rigides et rigoureuses pour assurer son prestige et cettepeacuteriode troubleacutee nrsquoest pas en mesure de tenir ainsi laquo la bride courte raquoet bien reacutegleacutee Par ailleurs avant qursquoon puisse accorder agrave ce nouvelOrdre quelque creacutedit il faut qursquoon ait oublieacute le preacuteceacutedent et le meacuteprisdans lequel il a sombreacute
9 On pourrait placer ici quelque deacuteveloppement sur la consideacute-ration agrave accorder agrave la vaillance et agrave ce qui diffeacuterencie cette vertu desautres Mais Plutarque a si souvent traiteacute de cette question qursquoil seraitbien inutile de rapporter ici ce qursquoil en dit Ce qui meacuterite drsquoecirctre sou-ligneacute crsquoest que notre socieacuteteacute met la laquo vaillance raquo au premier rang deses vertus ndash comme le montre son nom qui vient de laquo valeur raquo ndash etque dans nos usages quand nous disons de quelqursquoun que crsquoest laquo unhomme de valeur raquo ou laquo quelqursquoun de bien raquo dans le style qui est ce-lui de notre cour et de notre noblesse cela ne signifie rien drsquoautre quelaquo vaillant homme raquo de la mecircme faccedilon que chez les Romains Car leterme geacuteneacuteral de laquo vertu raquo chez eux tire son eacutetymologie de laquo force raquo2
10 La seule forme veacuteritable et essentielle de noblesse en Francecrsquoest la fonction militaire Il est fort probable que la premiegravere laquo vertu raquo
1Cette phrase deacutejagrave preacutesente dans le texte de 1588 a eacuteteacute oublieacutee dans la traductiondrsquoA Lanly ([58] II 57)
2En latin laquo virtus raquo est en effet de la mecircme racine que laquo vis raquo la force Cf [26] IXIX sect4 Cette eacutetymologie ( ) vient en fait de Ciceacuteron [20] II 18
Chapitre 7 ndash Sur les reacutecompenses honorifiques 75
qui se soit manifesteacutee parmi les hommes ait eacuteteacute celle par laquelle lesplus courageux se sont rendus maicirctres des plus faibles et ont acquis dece fait un rang et une reacuteputation particuliers et que crsquoest lagrave lrsquoorigine dela digniteacute qui est demeureacutee attacheacutee agrave cette appellation A moins quece ne soit ducirc au fait que ces peuples tregraves belliqueux ont donneacute le plusgrand prix et le titre le plus eacuteleveacute agrave celle des vertus qui leur eacutetait la plusfamiliegravere De la mecircme faccedilon que notre passion et ce souci fieacutevreux quenous avons de la chasteteacute des femmes fait que les expressions laquo bonneeacutepouse raquo laquo femme de bien raquo laquo femme drsquohonneur et de vertu raquo ne sontpour nous que des faccedilons de dire laquo femme chaste raquo Comme si pourles obliger agrave ce devoir nous mettions agrave lrsquoeacutecart tous les autres commesi nous eacutetions precircts agrave leur pardonner toute autre faute pour obtenirqursquoelles ne commettent pas celle-lagrave
Chapitre 8
Sur lrsquoaffection des pegraverespour leurs enfants
1 Madame2 si lrsquooriginaliteacute et la nouveauteacute qui donnent drsquohabitudedu prix aux choses ne viennent plaider en ma faveur je ne me sortiraijamais agrave mon honneur de cette folle entreprise Mais elle est si extra-vagante et drsquoun aspect si eacuteloigneacute de lrsquousage commun que cela pourrapeut-ecirctre lui ouvrir une voie Crsquoest une humeur meacutelancolique et donctregraves opposeacutee agrave ma complexion naturelle causeacutee par le chagrin de la so-litude dans laquelle je mrsquoeacutetais moi-mecircme jeteacute il y a quelques anneacutees3qui mrsquoa mis en tecircte cette ideacutee de me mecircler drsquoeacutecrire Me trouvant alorsentiegraverement vide et deacutepourvu de toute autre matiegravere agrave traiter je mesuis pris moi-mecircme comme argument et sujet pour ce qui est le seullivre au monde de cette espegravece et drsquoun dessein aussi bizarre qursquoex-travagant Il nrsquoy a drsquoailleurs rien dans cet ouvrage qui vaille la peinedrsquoecirctre remarqueacute sauf cette bizarrerie car agrave un sujet si faible et si meacute-diocre aucun ouvrier fucirct-ce le meilleur du monde nrsquoeucirct eacuteteacute capablede donner une forme qui le rende digne drsquoecirctre preacutesenteacute
2Madame drsquoEstissac est la megravere de Charles drsquoEstissac qui accompagnera Montaignedans son voyage en Italie Elle eacutetait veuve depuis 1565 et avait une fille Claude quieacutepousa en 1587 le comte de La Rochefoucauld
3Drsquoapregraves Montaigne lui-mecircme crsquoest en 1571 que lasseacute de ses charges publiques ilavait deacutecideacute de se retirer dans sa laquo librairie raquo
78 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
2 Ayant donc agrave me deacutecrire sur le vif il eucirct manqueacute quelquechose agrave ce portrait Madame si je nrsquoeusse repreacutesenteacute lrsquohonneur que jrsquoaitoujours rendu agrave vos meacuterites Et jrsquoai voulu le mettre en eacutevidence au deacute-but de ce chapitre parce que parmi vos autres qualiteacutes lrsquoaffection quevous avez porteacutee agrave vos enfants tient certainement lrsquoune des premiegraveresplaces Quand on sait agrave quel acircge Monsieur drsquoEstissac votre mari vouslaissa veuve1 combien de grands et honorables partis vous ont eacuteteacute of-ferts comme il se doit agrave une Dame de France de votre condition etcomment vous avez su veiller pendant tant drsquoanneacutees avec constanceet fermeteacute au travers de tant drsquoeacutepineuses difficulteacutes aux inteacuterecircts deces enfants quand on sait comment cela vous a conduite aux quatrecoins de la France et comment vous en ecirctes encore preacuteoccupeacutee et quelrsquoon voit lrsquoheureux aboutissement que vous leur avez trouveacute gracircce agravevotre sagesse ou votre heureuse fortune on dira certainement commemoi que nous nrsquoavons pas de meilleur exemple drsquoaffection maternelleque le vocirctre agrave notre eacutepoque
3 Je loue Dieu Madame que cette affection ait eacuteteacute si bien em-ployeacutee Car les espoirs que donne de lui-mecircme Monsieur drsquoEstissacvotre fils laissent bien espeacuterer que vous en recevrez lrsquoobeacuteissance et lareconnaissance que lrsquoon peut attendre drsquoun bon fils quand il en auraatteint lrsquoacircge Mais comme du fait de son jeune acircge il nrsquoa pu remarquerles tregraves grands services qursquoil a reccedilus si souvent de vous je souhaiteque ces eacutecrits srsquoils lui tombent un jour entre les mains quand je nrsquoau-rai plus de bouche ni de paroles pour le dire en teacutemoignent pour moi mais il en aura une attestation plus vive encore de par les effets heu-reux qursquoil eacuteprouvera si Dieu le veut Crsquoest assez dire qursquoil nrsquoest pasde gentilhomme en France qui soit plus que lui redevable agrave sa megravere etqursquoil ne peut donner agrave lrsquoavenir de meilleure preuve de sa qualiteacute qursquoenreconnaissant la megravere que vous ecirctes
4 Srsquoil y a une loi vraiment naturelle crsquoest-agrave-dire quelque ins-tinct que lrsquoon retrouve universellement et perpeacutetuellement chez les ani-maux aussi bien que chez les hommes ndash ce qui ne va pas sans contro-verses drsquoailleurs ndash je peux dire qursquoagrave mon avis apregraves le souci de seconserver en vie et de fuir ce qui peut nuire ce qui vient en deuxiegravemelieu crsquoest lrsquoaffection du geacuteniteur pour sa progeacuteniture Et puisque lanature semble nous lrsquoavoir recommandeacutee particuliegraverement en se sou-
1Elle eacutetait probablement tregraves jeune encore en effet en 1565 On sait qursquoelle se rema-ria drsquoailleurs en 1580 (donc peu de temps apregraves que Montaigne eut composeacute ce texte)avec Robert de Combaut premier maicirctre drsquoHocirctel drsquoHenri III
Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 79
ciant drsquoeacutetendre et de faire avancer lrsquoun apregraves lrsquoautre les eacuteleacutements decette œuvre1 qui est la sienne il nrsquoest pas tregraves eacutetonnant que lrsquoattache-ment soit moindre en sens inverse des enfants vers les parents
5 Ajoutons agrave cela cette autre consideacuteration drsquoAristote celui Aristote [6] IX7qui fait du bien agrave quelqursquoun lrsquoaime mieux qursquoil nrsquoen est aimeacute et que
celui agrave qui nous sommes redevable teacutemoigne de plus drsquoamour pournous que nous en teacutemoignons pour lui Tout ouvrier aime mieux sonouvrage qursquoil nrsquoen serait aimeacute si lrsquoouvrage eacutetait capable drsquoavoir dessentiments Parce que nous cheacuterissons lrsquoexistence et que lrsquoexistenceest faite de mouvement et drsquoaction chacun de nous est donc preacutesentdans ce qursquoil fait Celui qui fait le bien exerce une action belle et hono-rable celui qui reccediloit agit seulement de la faccedilon qui lui est utile Or cequi est utile est bien moins digne drsquoecirctre aimeacute que ce qui est honorableCe qui est honorable est stable et permanent et fournit agrave celui qui enest lrsquoauteur une satisfaction constante Lrsquoutile au contraire se perd etsrsquooublie facilement le souvenir nrsquoen est pas aussi frais ni aussi douxLes choses nous sont drsquoautant plus chegraveres qursquoelles nous ont plus coucircteacutendash et donner coucircte plus que de prendre
6 Puisqursquoil a plu agrave Dieu de nous doter de quelque capaciteacute deraisonnement afin que nous ne fussions pas comme les animaux ser-vilement assujettis aux lois communes mais que nous nous y appli-quions en vertu de notre jugement et de notre libre volonteacute il nousfaut bien nous adapter un peu agrave la simple autoriteacute de la Nature maisnon pas nous laisser tyranniser par elle seule la raison doit gouvernernos penchants Je suis pour ma part extrecircmement peu sensible agrave cesmouvements qui se produisent en nous sans que notre jugement inter-vienne Ainsi par exemple sur le sujet dont je traite ici je ne suis pasporteacute comme on le fait agrave embrasser les enfants encore agrave peine neacutesdont lrsquoacircme est inerte et le corps drsquoune forme qui pourrait les rendreaimables mais qui est encore agrave peine reconnaissable et je nrsquoai passupporteacute de bon cœur qursquoils soient eacuteleveacutes aupregraves de moi
7 Une affection raisonnable et veacuteritable devrait naicirctre et se deacute-velopper en mecircme temps qursquoeux et alors srsquoils le meacuteritent la pro-pension naturelle marchant de pair avec la raison nous allons leur
1On est encore loin de laquo lrsquoHomme-machine raquo ce nrsquoest mecircme pas encore Descartesbien sucircr Mais Montaigne emploie bel et bien le mot laquo machine raquo qursquoil faut certainemententendre ici au sens large de laquo construction assemblage raquo Traduire par laquo meacutecanique raquocomme le fait A Lanly [58] II p 60 me semble aller un peu loin
80 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
vouer une affection vraiment paternelle mais de la mecircme faccedilon dansle cas contraire nous devons porter sur eux un jugement aussi eacutequi-table sans ceacuteder agrave la force exerceacutee par la nature Crsquoest bien souventlrsquoinverse qui se produit et nous sommes couramment plus eacutemus parles treacutepignements jeux et niaiseries pueacuteriles de nos enfants que nousne le sommes par la suite de leurs actions bien penseacutees1 Comme sinous les aimions pour notre distraction comme de petits singes etnon comme des hommes Et celui qui les a gaveacutes de jouets dans leurenfance le voilagrave qui renacirccle maintenant devant la moindre deacutepenseagrave faire pour eux une fois adultes Il semble bien que la jalousie quenous eacuteprouvons agrave les voir se montrer dans le monde et en tirer plaisirquand nous sommes sur le point de le quitter nous-mecircmes nous in-cline agrave nous montrer plus chiches et plus eacuteconomes envers eux il nenous plaicirct guegravere de les voir marcher sur nos talons comme pour nouspousser vers la sortie Si cela devait constituer un sujet de crainte etpuisque lrsquoordre des choses fait qursquoils ne peuvent en veacuteriteacute ni existerni vivre si ce nrsquoest aux deacutepens de notre existence et de notre vie ndashalors il ne fallait pas nous mecircler drsquoecirctre pegraveres
8 En ce qui me concerne je trouve qursquoil est cruel et injuste dene pas les faire profiter de nos biens de ne pas les traiter en compa-gnons dans la gestion de nos affaires domestiques quand ils en sontdevenus capables et de ne pas rogner sur nos avantages pour assurerles leurs puisque crsquoest pour cela que nous les avons engendreacutes Voilagravequi est injuste un pegravere vieux casseacute par lrsquoacircge et agrave demi mort jouissantseul dans un coin du foyer de biens qui suffiraient agrave la promotion etagrave lrsquoentretien de plusieurs enfants et les laissant pourtant perdre leursmeilleures anneacutees faute de moyens sans pouvoir srsquoeacutelever dans le ser-vice public et dans la connaissance des gens du monde On les acculeau deacutesespoir ou agrave chercher une issue quelconque si peu leacutegitime soit-elle pour faire face agrave leurs besoins
9 Crsquoest ainsi que jrsquoai pu voir de mon temps plusieurs jeunesgens de bonne famille si habitueacutes agrave voler que nulle mesure prise contreeux ne pouvait les en deacutetourner Jrsquoen connais un fort bien neacute agrave quiLes voleursjrsquoai parleacute un jour de cette question agrave la demande drsquoun de ses fregraverestregraves brave et tregraves honorable gentilhomme Il me reacutepondit en mrsquoavouanttout bonnement qursquoil avait eacuteteacute conduit agrave cette bassesse par la rigueuret lrsquoavarice de son pegravere mais qursquoagrave preacutesent il y eacutetait tellement habitueacute
1Comment rendre laquo actions toutes formeacutees raquo Il mrsquoa sembleacute que cette laquo forme raquoeacutetait celle de lrsquoesprit et du raisonnement
Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 81
qursquoil ne pouvait plus srsquoen deacutefaire Et justement il venait drsquoecirctre surprisen train de voler les bagues drsquoune Dame au lever de laquelle il srsquoeacutetaittrouveacute avec beaucoup drsquoautres
10 Il me rappela ce que jrsquoavais entendu dire agrave propos drsquoun autregentilhomme il eacutetait si bien formeacute et habitueacute agrave ce beau meacutetier danssa jeunesse que devenu maicirctre de ses biens et deacutecideacute agrave abandonnerces pratiques il ne pouvait pourtant srsquoempecirccher quand il passait pregravesdrsquoune boutique ougrave se trouvait une chose dont il avait besoin de la deacute-rober ndash quitte agrave envoyer ensuite quelqursquoun pour la payer Et jrsquoen aivu plusieurs si entraicircneacutes et si adonneacutes agrave cela que mecircme agrave leurs compa-gnons ils volaient des objets qursquoils leur rendaient ensuite
11 Je suis Gascon et pourtant il nrsquoest pas de vice sur lequel jesois moins porteacute [que le vol] Je le hais plutocirct par tempeacuterament queje ne le condamne par conviction je ne soustrais rien agrave personnemecircme si crsquoest une chose que je deacutesire Notre reacutegion est en veacuteriteacute unpeu plus mal vue que les autres en France sur ce sujet Nous avonspourtant vu de notre temps et agrave plusieurs reprises des gens de bonnefamille drsquoautres contreacutees entre les mains de la Justice et convaincusde nombreux vols fort graves Jrsquoai bien peur que ces deacutepravations netrouvent leur source dans les vices des pegraveres
12 On peut certes me reacutepondre comme le fit un jour un Sei-gneur fort intelligent qursquoil nrsquoeacuteconomisait ses richesses que pour entirer lrsquoavantage drsquoecirctre honoreacute et rechercheacute par les siens et que lrsquoacircgelui ayant enleveacute toutes ses forces crsquoeacutetait lagrave le seul moyen qui lui restaitpour conserver son autoriteacute dans sa famille et eacuteviter de devenir pourtout le monde un objet de deacutedain et de meacutepris (En fait ce nrsquoest passeulement la vieillesse dit Aristote qui conduit agrave lrsquoavarice mais toutesorte de faiblesse) Crsquoest une faccedilon de voir les choses Mais crsquoest remeacute-dier agrave un mal que lrsquoon aurait ducirc empecirccher de naicirctre Un pegravere est bienmalheureux srsquoil ne conserve lrsquoaffection de ses enfants que parce qursquoilsont besoin de ses secours ndash si lrsquoon peut appeler cela de lrsquoaffection
13 Ce qursquoil faut crsquoest se rendre respectable par sa valeur etses capaciteacutes aimable par sa bonteacute et la douceur de son comporte-ment Quand la matiegravere est riche mecircme ses cendres ont leur valeur nous accordons du respect et de la consideacuteration aux os et reliquesdes personnes dignes drsquoecirctre honoreacutees Pour quelqursquoun qui a connu leshonneurs dans sa maturiteacute il nrsquoest pas de vieillesse si deacutecreacutepite et ra-bougrie qursquoelle soit qui ne conserve quelque chose de veacuteneacuterable etnotamment pour ses enfants dont il faut avoir formeacute lrsquoacircme agrave suivre
82 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
leurs devoirs non par la neacutecessiteacute et le besoin non plus que par larudesse et la force
Il me semble qursquoon est loin de la veacuteriteacute si lrsquoon croitTeacuterence [111]Adelphes 1 v40
Que lrsquoautoriteacute est plus ferme et plus solidement eacutetabliePar la force que par lrsquoaffection
14 Je condamne toute violence dans lrsquoeacuteducation drsquoune acircme tendreque lrsquoon veut former pour lrsquohonneur et pour la liberteacute Il y a je nesais quoi de servile dans la seacuteveacuteriteacute et la contrainte et je considegravereque ce que lrsquoon ne peut obtenir par la raison la sagesse et lrsquohabileteacutene srsquoobtiendra jamais par la force Crsquoest ainsi que jrsquoai eacuteteacute eacuteleveacute ondit que tout petit je nrsquoai eacuteteacute fouetteacute que deux fois et modeacutereacutementJe devais rendre la pareille agrave mes propres enfants ndash mais ils meurenttous en nourrice Leacuteonore qui est ma seule fille agrave avoir eacutechappeacute agrave cetriste destin a atteint six ans et plus sans que lrsquoon ait employeacute poursa formation et le chacirctiment de ses fautes drsquoenfant autre chose quedes paroles et bien douces (lrsquoindulgence de sa megravere y ayant aiseacutementpourvu) Et quand bien mecircme mon attente serait deacuteccedilue il y a biendrsquoautres causes auxquelles srsquoen prendre sans en rendre responsablema meacutethode drsquoeacuteducation que je sais ecirctre juste et naturelle Jrsquoaurais eacuteteacuteencore plus exigeant sur ce plan avec des garccedilons moins neacutes pour ser-vir et de nature plus libre jrsquoaurais aimeacute emplir leur cœur de noblesseet de liberteacute Je nrsquoai jamais vu obtenir drsquoautre reacutesultat avec le fouet quede rendre les acircmes plus lacircches ou plus vilainement obstineacutees
15 Voulons-nous ecirctre aimeacutes de nos enfants Voulons-nous leurenlever toute raison de souhaiter notre mort (Mecircme si aucune raisonne peut ecirctre ni juste ni excusable pour un souhait aussi horrible laquo nulcrime nrsquoest fondeacute en raison raquo) Faisons ce qui est en notre pouvoir pourTite-Live [105]
XXVIII 28 faciliter leur vie raisonnablement Et pour cela il ne faudrait pas nousmarier si jeunes que notre acircge puisse se confondre avec le leur crsquoestlagrave un handicap qui nous plonge dans de grandes difficulteacutes Et je le disspeacutecialement pour la noblesse qui comme on dit est drsquoune conditionoisive et ne vit que de ses rentes car ailleurs dans les familles ougraveil faut gagner sa vie le nombre des enfants et le fait de vivre en leurcompagnie fait partie des arrangements du meacutenage et ce sont lagrave autantdrsquoeacuteleacutements suppleacutementaires et utiles pour srsquoenrichir
Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 83
16 Je me suis marieacute agrave trente-trois ans et jrsquoapprouve le choix detrente-cinq qursquoon dit ecirctre le conseil drsquoAristote1 Platon2 ne veut pasqursquoon se marie avant les trente ans mais il a raison de se moquer deceux qui se mettent agrave lrsquoœuvre apregraves cinquante-cinq et considegravere leurprogeacuteniture comme indigne drsquoecirctre nourrie et de vivre Thalegraves fixa ence domaine les limites les plus justes jeune il reacutepondit agrave sa megraverequi le pressait de se marier que ce nrsquoeacutetait pas encore le moment etdevenu vieux que ce nrsquoeacutetait plus le moment Il faut refuser commeinopportune toute action qui ne vient pas agrave son heure
17 Les Gaulois consideacuteraient comme extrecircmement reacutepreacutehensiblele fait drsquoavoir des relations charnelles avant lrsquoacircge de vingt ans et ils re-commandaient speacutecialement aux hommes qui se destinaient agrave la guerrede conserver bien plus longtemps leur virginiteacute consideacuterant que lescœurs srsquoamollissent et se deacutevoient par la copulation avec les femmes
Mais alors uni agrave une jeune eacutepouse Le Tasse (Tor-quato Tasso)[103] X 39
Et tout heureux drsquoavoir des enfantsSon affection de mari et de pegravere avait affadi son courage
18 Moulay-Hassan roi de Tunis que lrsquoEmpereur Charles V reacute-tablit sur son trocircne critiquait la meacutemoire de son pegravere auquel il repro-chait sa freacutequentation des femmes et le qualifiait de laquo mou effeacutemineacutefaiseur drsquoenfants raquo
19 Lrsquohistoire grecque3 a retenu que Iecos de Tarente ChrysosAstylos Diopompos et drsquoautres tant qursquoils voulurent maintenir leurcorps en forme pour la course des jeux Olympiques la palestre etautres exercices physiques se privegraverent de tout rapport sexuel pendantce temps
20 Dans une certaine reacutegion des Indes Espagnoles on ne per- Gomara [25]II xii f˚ 63 r˚mettait aux hommes de se marier qursquoapregraves quarante ans et on le per-
mettait pourtant aux filles de dix ans21 Un gentilhomme de trente-cinq ans nrsquoa pas encore lrsquoacircge de
laisser la place agrave son fils qui en a vingt il est en eacutetat de se montrerdans les expeacuteditions guerriegraveres et agrave la cour de son prince il a besoin
1Aristote [5] VII 162Platon [73] V3Platon [71] VIII
84 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
de ses biens et srsquoil doit certainement les partager il ne doit pour autantsrsquooublier Crsquoest bien le cas ougrave peut srsquoappliquer cette reacuteponse que lespegraveres ont couramment agrave la bouche laquo Je ne veux pas me deacuteshabilleravant drsquoaller me coucher raquo
22 Mais un pegravere terrasseacute par les ans et les maux que sa faiblesseet sa mauvaise santeacute privent de la socieacuteteacute des hommes celui-lagrave faittort agrave lui-mecircme et aux siens de couver inutilement un grand tas derichesses Crsquoest pour lui le moment srsquoil est sage de laquo se deacuteshabillerpour aller se coucher raquo sans aller jusqursquoagrave se mettre nu en chemisemais en gardant une robe de chambre bien chaude et le reste de seseffets dont il nrsquoa plus que faire il doit en faire cadeau de bonne gracircceagrave ceux agrave qui selon lrsquoordre naturel des choses elles doivent finalementappartenir Il est bien normal qursquoil leur en laisse lrsquousage puisque lanature vient agrave lrsquoen priver Dans le cas contraire il ne peut srsquoagir de sapart que de meacutechanceteacute et de jalousie Ce fut la plus belle des actionsde lrsquoEmpereur Charles-Quint ndash imitant en cela certains personnagesantiques de mecircme stature que lui ndash que drsquoavoir su reconnaicirctre que laraison nous commande de nous laquo deacuteshabiller raquo quand nos vecirctementsnous pegravesent et nous embarrassent et de nous laquo coucher raquo quand lesjambes nous trahissent Il se deacutefit de ses richesses de sa grandeur etde sa puissance en faveur de son fils lorsqursquoil sentit que lui faisaientdeacutefaut la fermeteacute et la force neacutecessaires agrave la conduite des affaires avecla gloire qursquoil y avait acquise
Veille agrave deacuteteler agrave temps ton cheval vieillissantHorace [34] I1 Pour qursquoil ne soit objet de la riseacutee treacutebuchant et soufflant
23 Ne pas savoir reconnaicirctre assez tocirct ne pas sentir lrsquoincapaciteacuteet la terrible deacutegradation que lrsquoacircge amegravene naturellement avec lui danslrsquoacircme et dans le corps agrave eacutegaliteacute pour les deux il me semble ou peut-ecirctre plus encore du cocircteacute de lrsquoacircme voilagrave la faute qui a ruineacute la reacuteputa-tion de la plupart des grands hommes de ce monde Jrsquoai vu et mecircmeconnu de mon temps des personnages ayant une grande autoriteacute quindash crsquoeacutetait facile agrave voir ndash avaient terriblement perdu leurs capaciteacutes drsquoau-trefois que je connaissais pourtant par la reacuteputation qursquoils en avaienttireacutee en des temps meilleurs Jrsquoaurais preacutefeacutereacute les voir retireacutes chez euxconfortablement et ayant deacutelaisseacute les affaires publiques et militairesque leurs eacutepaules nrsquoeacutetaient plus capables de supporter crsquoeucirct eacuteteacute plushonorable pour eux
Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 85
24 Jrsquoai autrefois eacuteteacute le familier de la maison drsquoun gentilhommeveuf et tregraves acircgeacute mais resteacute pourtant fort vert en sa vieillesse Il avaitplusieurs filles agrave marier et un fils deacutejagrave en acircge drsquoaller dans le mondeCela entraicircnait pour lui des deacutepenses et des visites drsquoeacutetrangers qui nelui plaisaient guegravere non seulement par souci drsquoeacuteconomie mais plusencore parce qursquoil avait avec lrsquoacircge adopteacute un mode de vie fort eacuteloigneacutedu nocirctre Je lui dis un jour avec une certaine impertinence commejrsquoai lrsquohabitude de le faire qursquoil ferait bien mieux de nous laisser laplace de laisser agrave son fils la maison principale ndash car crsquoeacutetait la seule quifucirct bien agenceacutee et confortable ndash et de se retirer dans une terre qursquoilavait dans le voisinage ougrave personne ne viendrait troubler son repospuisqursquoil ne pouvait eacuteviter autrement drsquoavoir agrave nous supporter eacutetantdonneacutee la situation de ses enfants Il me donna raison un peu plus tardet srsquoen trouva bien
25 Cela ne veut pas dire pour autant qursquoon ne puisse revenir surlrsquoengagement pris Je pourrais moi qui suis agrave mecircme de jouer ce rocirclelaisser agrave mes enfants la jouissance de ma maison et de mes biens maisavec la liberteacute de me deacutedire srsquoils me donnaient un motif de le faire Jeleur en laisserais donc lrsquousage ce qui me conviendrait mieux et je mereacuteserverais lrsquoautoriteacute sur lrsquoensemble de mes affaires aussi largementqursquoil me plairait de le faire Car jrsquoai toujours penseacute que cela devait ecirctreun grand plaisir pour un vieux pegravere que de mettre lui-mecircme ses enfantsau courant de ses affaires et de pouvoir tant qursquoil est en vie controcirclerleur comportement en leur donnant des avis et des conseils tireacutes desa propre expeacuterience et de remettre ainsi la reacuteputation ancienne de samaison entre les mains de ses successeurs se donnant par lagrave mecircmedes garanties quant aux espeacuterances qursquoil peut fonder sur leur conduitefuture Et dans cette perspective je ne voudrais pas fuir leur compa-gnie je voudrais au contraire les conseiller de pregraves et profiter dans lamesure de ce qui est possible agrave mon acircge de leur alleacutegresse et de leursfecirctes
26 Sans vivre au milieu drsquoeux (je ne le pourrais pas sans trou-bler leur reacuteunion par la tristesse lieacutee agrave mon acircge et les contraintes duesagrave mes maladies) sans faire non plus des entorses aux regravegles et fa-ccedilons de vivre que jrsquoaurais alors1 je voudrais au moins vivre aupregravesdrsquoeux dans une aile de ma maison non pas celle qui est la plus en vue
1La traduction drsquoA Lanly [58] a omis la deuxiegraveme partie de cette parenthegravese quifigure pourtant bien dans le texte de 1580 deacutejagrave
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mais la plus commode Je ne voudrais pas faire comme le Doyen deSaint Hilaire de Poitiers1 que je vis il y a quelques anneacutees plongeacutepar sa meacutelancolie dans une telle solitude que lorsque jrsquoentrai dans sachambre il y avait vingt-deux anneacutees qursquoil nrsquoen eacutetait sorti mecircme pourfaire quelques pas Et il eacutetait pourtant valide et pouvait se deacuteplacer ilne souffrait que drsquoun rhume qui lui oppressait la poitrine Crsquoest agrave peinesrsquoil permettait agrave quelqursquoun de venir le voir une fois par semaine il setenait constamment enfermeacute seul dans sa chambre mis agrave part le valetqui lui apportait agrave manger une fois par jour et qui ne faisait qursquoentreret sortir Sa seule occupation eacutetait de se promener de long en large etde lire quelque ouvrage (car il avait quelque connaissance des lettres)et il srsquoobstinait en fait agrave vouloir mourir en cet eacutetat ce qursquoil fit drsquoailleurspeu de temps apregraves
27 Par de doux entretiens jrsquoessaierais quant agrave moi de deacutevelop-per chez mes enfants une vraie amitieacute et de la bienveillance agrave monendroit On obtient cela facilement avec des personnes bien neacutees carsi ce sont des becirctes furieuses comme notre eacutepoque en produit parmilliers il faut les haiumlr et les fuir comme telles Je mrsquoeacutelegraveve contrecette coutume qui consiste agrave interdire aux enfants drsquoemployer le motlaquo pegravere raquo et les oblige agrave user drsquoune autre eacutetrangegravere agrave la famille et plusreacuteveacuterencieuse la nature nrsquoayant pas drsquoordinaire suffisamment pourvuagrave notre autoriteacute Nous appelons Dieu tout-puissant laquo pegravere raquo et deacutedai-gnons que nos enfants nous appellent ainsi Jrsquoai redresseacute cette erreurdans ma propre famille Crsquoest eacutegalement une folie et une injustice depriver les enfants qui ont grandi de la familiariteacute avec leurs pegraveres etde vouloir maintenir agrave leur endroit une morgue austegravere et meacuteprisantepensant par lagrave les maintenir dans la crainte et lrsquoobeacuteissance Crsquoest unecomeacutedie bien inutile qui rend les pegraveres tregraves ennuyeux pour leurs en-fants et pire encore ridicules Ils ont la jeunesse et la force entre leursmains et par conseacutequent sont porteacutes par des vents favorables et ont lafaveur du monde ils considegraverent donc avec moquerie les mines fiegravereset tyranniques drsquoun homme qui nrsquoa plus guegravere de sang ni au cœurni dans les veines veacuteritable eacutepouvantail de chegraveneviegraveres Quand bienmecircme je pourrais me faire craindre jrsquoaimerais encore mieux me faireaimer
1Il srsquoagit de Jean drsquoEstissac doyen de Saint Hilaire de 1542 agrave 1571 et qui mouruten 1576 Selon Jean Plattard [54] Montaigne a pu le voir en effet en 1574 lorsqursquoil serendit au camp de Ste Hermine
Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 87
28 La vieillesse manque de tant de choses elle est tellementimpuissante et si facilement meacuteprisable que le mieux qursquoelle puissefaire crsquoest de gagner lrsquoaffection et lrsquoamour des siens le commande-ment et la crainte ne sont plus des armes pour elle Jrsquoai connu un de cespegraveres qui avait eacuteteacute tregraves autoritaire dans sa jeunesse et qui lrsquoacircge venuet bien qursquoen aussi bonne santeacute que possible frappe mord et jurecrsquoest le plus tempecirctueux personnage de France les soucis et la vigi-lance le rongent et tout cela nrsquoest qursquoune comeacutedie agrave laquelle la familleparticipe de son grenier de son cellier et mecircme de sa bourse ce sontles autres qui ont la meilleure part alors qursquoil en conserve pourtantles clefs dans son sac et qursquoil les surveille plus que ses propres yeuxPendant qursquoil se reacutejouit drsquoeacutepargner en eacutetant chiche sur les deacutepenses detable on megravene la vie agrave grandes recircnes dans tous les coins de sa maisonen jouant en deacutepensant en se racontant les histoires de ses vaines co-legraveres et de sa preacutevoyance inutile Chacun est en faction contre lui Sipar hasard quelque petit serviteur srsquoattache agrave lui on se met aussitocirct agravereacutepandre sur lui des soupccedilons attitude agrave laquelle la vieillesse se precirctetregraves facilement Que de fois il srsquoest vanteacute aupregraves de moi de tenir labride aux siens et de lrsquoobeacuteissance et du respect qursquoil en obtenait etcomme il voyait clair dans ses affaires
Lui seul ignore tout Teacuterence[111]AdelphesIV 2Je ne connais pas drsquohomme qui puisse plus que lui faire eacutetat de
qualiteacutes naturelles et acquises propres agrave lui assurer la maicirctrise de lasituation ndash et il en est deacutechu comme srsquoil nrsquoeacutetait qursquoun enfant Crsquoestbien pour cela que jrsquoai choisi son cas parmi plusieurs autres que jeconnais car il est exemplaire
29 Ce serait matiegravere agrave discussion que de savoir si cet hommeest mieux ainsi ou srsquoil serait mieux autrement En sa preacutesence toutcegravede devant lui On laisse sa preacutetendue autoriteacute suivre son cours onne lui reacutesiste jamais ouvertement On le croit on le craint on le res-pecte autant qursquoil veut Donne-t-il congeacute agrave un valet Il plie bagage levoilagrave parti mais en apparence et pour lui seulement Les pas de lavieillesse sont si lents les sens si troubles qursquoil continuera agrave vivre etagrave remplir son office dans la maison pendant un an sans ecirctre remar-queacute Et quand le moment est venu on fait venir des lettres de loinimplorant la pitieacute suppliantes pleines de promesses de mieux fairepar lesquelles le valet laquo congeacutedieacute raquo revient en gracircce Monsieur passe-t-il quelque marcheacute envoie-t-il quelque lettre qui deacuteplaise On la fait
88 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
disparaicirctre et lrsquoon invente ensuite toutes sortes de causes pour excuserle fait que rien nrsquoa eacuteteacute exeacutecuteacute ou qursquoaucune reacuteponse nrsquoa eacuteteacute donneacuteeAucune lettre de lrsquoexteacuterieur ne lui parvenant en premier il ne voit quecelles qursquoon a jugeacute lui convenir Si par hasard il srsquoen saisit comme ila pour habitude de se les faire lire par une certaine personne elle ytrouve immeacutediatement ce qursquoon veut qursquoil y trouve ndash et voilagrave que celuiqui en fait lrsquoinjurie dans sa lettre lui demande pardon Il ne voit enfinde ses affaires qursquoagrave travers lrsquoimage la mieux dessineacutee et arrangeacutee pourlui donner satisfaction il srsquoagit de ne reacuteveiller ni son humeur chagrineni sa colegravere Jrsquoai vu sous des formes diffeacuterentes des maisons geacutereacuteeslongtemps et avec constance qui aboutissaient au mecircme reacutesultat
30 Les femmes ont naturellement tendance agrave contredire leursmaris Elles saisissent agrave deux mains tous les preacutetextes de srsquoopposer agraveeux et la premiegravere excuse trouveacutee leur sert de justification drsquoensembleJrsquoen ai vu une qui deacuterobait de grosses sommes agrave son mari pour ndashdisait-elle agrave son confesseur ndash faire des aumocircnes plus conseacutequentesAllez donc croire agrave cette pieuse libeacuteraliteacute Il nrsquoest aucune affaire quileur semble avoir assez de digniteacute si elle leur est conceacutedeacutee par leurmari Il faut qursquoelles lrsquousurpent ou par la ruse ou par la force maistoujours de faccedilon injuste pour lui confeacuterer de la gracircce et de lrsquoautoriteacuteComme je lrsquoeacutevoquais plus haut quand elles srsquoaffrontent agrave un pauvrevieillard au profit de leurs enfants alors elles srsquoemparent de ce preacute-texte et lrsquoutilisent pour assouvir leur passion en srsquoen faisant gloire comme si elles eacutetaient soumises au mecircme esclavage que leurs enfantselles aussi elles intriguent facilement contre la domination et lrsquoauto-riteacute du maicirctre Si les enfants sont des garccedilons grands et entreprenantseux aussi subornent sans heacutesitation par la force ou par des faveursmaicirctre drsquohocirctel intendant et tous les autres
31 Les vieillards qui nrsquoont ni femme ni fils connaissent plus ra-rement ces malheurs mais plus cruellement encore et de faccedilon plusindigne aussi Le vieux Caton disait de son temps laquo autant de va-lets autant drsquoennemis raquo Compte tenu de la diffeacuterence entre la pureteacutede son siegravecle et celle du nocirctre on peut se demander srsquoil nrsquoa pas voulunous preacutevenir de ce que femme fils et valets eacutetaient autant drsquoennemispour nous Ecirctre vieux et deacutecreacutepits nous procure du moins cet avantagecommode de ne nous apercevoir de rien de demeurer ignorants de cequi nous entoure de nous laisser tromper facilement Si nous eacutetionsvraiment conscients de tout cela pauvres de nous Et speacutecialement en
Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 89
ce moment ougrave les juges qui ont agrave trancher nos diffeacuterends sont geacuteneacutera-lement du cocircteacute de la jeunesse et se laissent couramment acheter
32 Si cette tromperie eacutechappe agrave ma vue du moins ne mrsquoeacutechappe-t-il pas que je suis tregraves facile agrave tromper Dira-t-on jamais assez le prixde lrsquoamitieacute aupregraves de ces arrangements que sont les mariages Et avecquelle deacutevotion je respecte ce lien drsquoamitieacute quand je le rencontre chezles animaux Si les autres me trompent au moins je ne me trompe pasmoi-mecircme en mrsquoestimant capable de me preacuteserver de leurs trompe-ries ou en me rongeant la cervelle pour y parvenir Je me garde deces trahisons en regardant en moi-mecircme et non par une curiositeacute in-quiegravete et agiteacutee jrsquoeacutevite plutocirct de penser agrave cela et reacutesolument Quandjrsquoentends parler de la situation de quelqursquoun je ne me moque pas delui je regarde plutocirct en moi-mecircme pour voir ce qursquoil en est tout cequi le concerne me concerne aussi Ce qui lui arrive me met en gardeet porte mon attention de ce cocircteacute-lagrave Tous les jours et agrave tout momentnous disons drsquoun autre ce que nous dirions plus agrave propos de nous-mecircmes si nous savions aussi bien retourner vers nous notre regardque le diriger vers les autres Et bien des auteurs nuisent de cette faccedilonagrave la deacutefense de leur propre cause en courant teacutemeacuterairement au devantde celles qursquoils attaquent et en lanccedilant agrave leurs ennemis des traits quipourraient bien mieux leur ecirctre destineacutes
33 Feu Monsieur le Mareacutechal de Monluc1 ayant perdu son filsmort en lrsquoicircle de Madegravere bon gentilhomme en veacuteriteacute et qui donnait degrandes espeacuterances me faisait part entre autres regrets de la tristesseet du cregraveve-cœur qursquoil ressentait agrave lrsquoideacutee de nrsquoavoir jamais pu vraimentse livrer agrave lui A cause de son humeur paternelle grave et de ses minesconvenues il avait disait-il perdu tout moyen de bien connaicirctre sonfils et de lrsquoappreacutecier de lui manifester la grande affection qursquoil lui por-tait et le jugement eacutelogieux qursquoil portait sur sa valeur laquo Et ce pauvregarccedilon raquo ajoutait-il laquo nrsquoa jamais vu de moi qursquoune attitude renfrogneacuteeet pleine de meacutepris il est parti avec cette ideacutee que jrsquoai eacuteteacute incapablede lrsquoaimer ou de lrsquoestimer comme il le meacuteritait Pour qui donc est-ceque je gardais la reacuteveacutelation de cette particuliegravere affection que je luivouais Nrsquoeacutetait-ce pas lui qui aurait ducirc en avoir le plaisir et la re-connaissance Je me suis forceacute et tortureacute pour conserver ce masquestupide et jrsquoy ai perdu le plaisir de converser avec lui en mecircme tempsque son affection il ne pouvait ecirctre que froid agrave mon eacutegard nrsquoayant ja-
1Le Mareacutechal de Monluc qui a eacutecrit ses souvenirs intituleacutes Commentaires est morten 1577 et son fils en 1566
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mais eacuteprouveacute de ma part que de la rudesse et une autoriteacute tyrannique raquoJe trouve que ces regrets eacutetaient justes et senseacutes car comme je le saispar une expeacuterience bien trop vive moi-mecircme il nrsquoest aucune consola-tion pour la perte de nos amis qui soit aussi douce que celle de savoirque nous nrsquoavons rien oublieacute de leur dire et que nous avons eu aveceux une communication parfaite et entiegravere O mon ami Est-ce mieuxpour moi ou moins bien drsquoavoir pu goucircter cela Certes bien mieuxDrsquoen avoir le regret me console et mrsquohonore Nrsquoest-ce pas un agreacuteableet pieux devoir pour moi que drsquoen faire agrave tout jamais le deuil Est-ilun plaisir qui vaille cette privation
34 Je me confie aux miens autant que je le puis et leur faitpart tregraves volontiers de mes projets du jugement que je porte sur euxcomme sur nrsquoimporte qui je suis presseacute de me montrer et de me preacute-senter car je ne veux pas qursquoon puisse se meacuteprendre sur mon comptede quelque faccedilon que ce soit
35 Parmi les coutumes particuliegraveres qursquoavaient nos ancecirctres lesGaulois agrave ce qursquoen dit Ceacutesar il en eacutetait une selon laquelle les enfantsne se preacutesentaient devant leurs pegraveres et ne se montraient en publicen leur compagnie que lorsqursquoils commenccedilaient agrave porter les armes comme pour signifier qursquoagrave partir de ce moment ils pouvaient aussifaire partie des connaissances et des familiers de leurs pegraveres
36 Jrsquoai encore observeacute une autre sorte drsquoindeacutelicatesse de la partde certains pegraveres de mon eacutepoque celle qui consiste agrave ne pas se conten-ter drsquoavoir priveacute leurs enfants durant toute la dureacutee de leur longueexistence de la part qui devait normalement leur revenir sur leur for-tune mais de laisser encore agrave leur femme apregraves eux cette mecircme auto-riteacute sur tous leurs biens avec le droit drsquoen disposer agrave leur fantaisie Etjrsquoai vu ainsi un seigneur appartenant aux premiers officiers de la Cou-ronne qui pouvait normalement espeacuterer preacutetendre agrave plus de cinquantemille eacutecus de rente mourir neacutecessiteux et accableacute de dettes agrave plusde cinquante ans et sa megravere dans son extrecircme deacutecreacutepitude jouissantencore de tous ses biens de par la volonteacute du pegravere qui avait de soncocircteacute veacutecu pregraves de quatre-vingts ans Cela ne me semble pas du toutraisonnable
37 Je trouve donc de peu drsquointeacuterecirct pour quelqursquoun dont les af-faires vont bien drsquoaller chercher une femme qui lui donne la chargede srsquooccuper drsquoune dot importante il nrsquoest pas de dette exteacuterieure quicause plus de ruine aux maisons Mes preacutedeacutecesseurs ont courammentsuivi cette regravegle fort agrave propos et jrsquoai fait de mecircme Mais ceux qui
Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 91
nous deacuteconseillent les eacutepouses riches de peur qursquoelles soient moinsdociles et moins reconnaissantes se trompent ils ont tort de nous faireperdre de reacuteels avantages sur une aussi leacutegegravere conjecture Il nrsquoen coucirctepas plus aux femmes deacuteraisonnables de passer par dessus une bonneraison que par dessus une mauvaise Plus elles ont tort et plus ellessont contentes drsquoelles-mecircmes Lrsquoinjustice les attire comme lrsquohonneurde leurs actions vertueuses attire celles qui sont senseacutees et elles sontdrsquoautant plus senseacutees qursquoelles sont riches comme elles sont plus vo-lontiers et plus fiegraverement chastes quand elles sont belles
38 Il est juste de laisser lrsquoadministration des affaires de la mai-son aux megraveres tant que les enfants ne sont pas en acircge selon la loide pouvoir srsquoen charger Mais le pegravere les aura bien mal eacuteleveacutes srsquoil nepeut espeacuterer que dans leur maturiteacute ils auront plus de sagesse et decompeacutetences que sa femme vu la faiblesse ordinaire de ce sexe Il se-rait toutefois vraiment contre nature de faire deacutependre la situation desmegraveres des deacutecisions de leurs enfants On doit leur donner largement dequoi faire face agrave leurs besoins selon la condition de leur maison et enfonction de leur acircge drsquoautant que la pauvreteacute et lrsquoindigence sont bienplus choquantes pour elles et plus difficiles agrave supporter que pour leshommes il vaut encore mieux faire supporter cela aux enfants
39 En geacuteneacuteral la plus saine faccedilon de reacutepartir nos biens en mou-rant me semble ecirctre de le faire selon lrsquousage du pays Les lois y ontmieux penseacute que nous et mieux vaut les laisser se tromper dans leurchoix que de prendre ce risque nous-mecircmes Ces biens ne sont pasveacuteritablement les nocirctres puisque drsquoapregraves des lois eacutedicteacutees en dehorsde nous ils sont destineacutes agrave certains de nos successeurs Et mecircme sinous avons quelque liberteacute de modifier cela jrsquoestime qursquoil faut uneraison grave et eacutevidente pour nous amener agrave deacuteposseacuteder quelqursquoun dece que le sort lui avait acquis et que la justice lui attribuait et quecrsquoest abuser de faccedilon deacuteraisonnable de cette liberteacute que de lrsquoutiliserpour satisfaire nos fantaisies personnelles Jrsquoai eu cette chance de nepas avoir lrsquooccasion drsquoecirctre tenteacute de deacutetourner mon affection de la regraveglecommune et leacutegitime Jrsquoen vois pour qui crsquoest peine perdue que drsquoes-sayer de les faire changer drsquoavis Un mot de travers suffit pour eux agraveeffacer les meacuterites de dix anneacutees Heureux celui qui se trouve lagrave au bonmoment pour flatter leurs derniegraveres volonteacutes Crsquoest la derniegravere actionqui est deacuteterminante non pas les soins les plus deacutevoueacutes et les plusassidus mais les plus reacutecents ceux qursquoon a donneacutes au bon momentVoilagrave des gens qui se servent de leur testament comme si crsquoeacutetait des
92 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
pommes ou des bacirctons pour gratifier ou pour corriger ceux qui y preacute-tendent en fonction de chacun de leurs actes Et crsquoest quelque chosede trop lointaine conseacutequence et de trop drsquoimportance pour ecirctre ainsiagiteacute agrave chaque instant Les sages lrsquoeacutetablissent une fois pour toutes ense fondant surtout sur la raison et la coutume
40 Nous prenons un peu trop agrave cœur les laquo substitutions mascu-lines1 raquo et recherchons pour nos noms une eacuteterniteacute ridicule Nous don-nons aussi trop drsquoimportance aux fragiles conjectures faites sur lrsquoave-nir des enfants agrave partir de ce que nous pouvons observer chez eux Onmrsquoeucirct peut-ecirctre fait une injustice en me deacuteplaccedilant de mon rang drsquoaicircneacuteparce que jrsquoeacutetais le plus balourd et le moins intelligent le plus lent agraveapprendre et le plus reacuteticent agrave lrsquoeacutegard des leccedilons non seulement parmimes fregraveres mais parmi tous les enfants de ma province qursquoil srsquoagissede travail de lrsquoesprit ou du corps Crsquoest une sottise de faire des choixparticuliers sur la foi de ces divinations qui nous trompent si souventSi on peut faire une entorse agrave la regravegle ordinaire et modifier les des-tins qui seraient normalement ceux de nos heacuteritiers il faut que ce soiten fonction drsquoune difformiteacute corporelle eacutenorme et eacutevidente un deacutefautdurable et qui ne se peut corriger et qui pour nous qui accordons tantdrsquoimportance agrave la beauteacute constitue un preacutejudice consideacuterable
41 Ce plaisant dialogue de Platon celui du leacutegislateur avec sesconcitoyens2 illustrera ce que je dis laquo Comment donc disent-ils sen-tant leur fin prochaine ne pourrons-nous pas disposer de ce qui est agravenous en faveur de qui nous plaira O dieux quelle cruauteacute qursquoil nenous soit pas possible de deacutecider agrave notre guise de ce que nous allonsdonner agrave nos proches selon la faccedilon dont ils nous auront servis pen-dant nos maladies notre vieillesse et veilleacute agrave nos affaires raquo A quoireacutepond le leacutegislateur laquo Mes amis qui ne tarderez sans doute pas agravemourir vous ne pouvez guegravere aujourdrsquohui connaicirctre qui vous ecirctes etconnaicirctre ce qui vous revient selon ce qui est inscrit au fronton de
1Note de lrsquoeacutedition P Villey [55] laquo Ce terme de droit deacutesigne une disposition parlaquelle on appelle successivement un ou plusieurs heacuteritiers agrave succeacuteder pour que celuiqursquoon a institueacute le premier ne puisse pas alieacutener les biens soumis agrave la substitution[]Il srsquoagit ici de substitution en faveur des macircles Un commentateur a observeacute que Mon-taigne a ceacutedeacute aux preacuteoccupations dont il signale ici les exageacuterations mucirc par le deacutesir deperpeacutetuer son nom il a fait un testament par lequel il disposait de plus qursquoil ne posseacute-dait et institueacute le puicircneacute de ses descendants heacuteritier de sa terre et du nom ce qui a donneacutelieu par suite du second mariage de sa fille Leacuteonore agrave un procegraves qui ne srsquoest termineacuteque deux siegravecles apregraves raquo (P Villey [55] II Sources et annotations p 041)
2Platon [71] XI
Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 93
Delphes Moi qui fais les lois je preacutetends que vous ne vous apparte-nez pas non plus que ne vous appartient ce dont vous jouissez Vouset vos biens vous appartenez agrave votre famille tant passeacutee que futureMais vous et votre famille vous appartenez avant tout agrave la Citeacute Crsquoestpourquoi ma tacircche est de vous empecirccher de faire un testament injustesous le coup de quelque passion ou sous lrsquoinfluence de quelque flat-teur habile en paroles Mais dans le respect de lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral de laCiteacute dans lrsquointeacuterecirct aussi de votre famille jrsquoeacutetablirai des lois et feraien sorte que selon la raison lrsquointeacuterecirct individuel soit sacrifieacute agrave lrsquointeacuterecirctcommun Partez paisiblement lagrave ougrave vous appelle la destineacutee humaineCrsquoest agrave moi qui ne favorise pas plus une chose que lrsquoautre et qui au-tant que possible me soucie du bien geacuteneacuteral que revient le soin de ceque vous laissez raquo
42 Mais je reviens agrave mon propos sur la question des femmes il me semble je ne sais trop pourquoi que rares sont celles qui ont delrsquoautoriteacute sur les hommes sauf celle qui leur est naturelle lrsquoautoriteacutematernelle et sauf en matiegravere de chacirctiment dans le cas de ceux quidu fait de quelque humeur maladive se sont volontairement soumisagrave elles Mais cela ne concerne pas du tout les vieilles femmes dont ilsrsquoagit ici Crsquoest lrsquoeacutevidence de cette consideacuteration qui nous a fait forgeret donner consistance si volontiers agrave cette laquo loi raquo que nul nrsquoa jamaisvue et qui prive les femmes de lrsquoaccession agrave la couronne1 Et il nrsquoestguegravere de seigneurie au monde ougrave on ne lrsquoallegravegue comme ici par uneapparence de raison qui lui donne autoriteacute mais le hasard lui a donneacuteplus de creacutedit en certains lieux qursquoen drsquoautres Il est dangereux de lais-ser au jugement des femmes la reacutepartition de notre succession selon lechoix qursquoelles feront des enfants qui est toujours injuste et fantasqueCar cet appeacutetit deacutereacutegleacute cette alteacuteration du goucirct qursquoelles montrent pen-dant leur grossesse elles lrsquoont constamment en leur acircme On les voitcouramment srsquoattacher aux plus faibles et aux moins bien faits ou agraveceux qui leur pendent au cou si elles en ont encore Crsquoest que nrsquoayantpas suffisamment de force de jugement pour choisir et adopter ce qui lemeacuterite elles se laissent plus volontiers emporter lagrave ougrave la nature regravegne
1Il srsquoagit de la laquo Loi salique raquo crsquoest-agrave-dire celle des Francs Saliens eacutecrite selonla tradition drsquoabord sous le regravegne de Clovis puis de Charlemagne Elle excluait lesfemmes de la succession agrave la terre et fut ensuite eacutetendue agrave la couronne sous les ValoisA lrsquoeacutepoque ougrave eacutecrivait Montaigne cette question eacutetait drsquoactualiteacute puisqursquoon pensait queHenri III nrsquoaurait pas drsquoenfants P Villey fait observer que Montaigne deacutefend cette loicomme laquo raisonnable raquo et non comme historiquement fondeacutee sur quelque texte ancien(P Villey [55] II Sources et annotations p 041)
94 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
sans partage comme les animaux qui ne reconnaissent leurs petits quetant qursquoils sont encore suspendus agrave leurs mamelles
43 Au demeurant il est facile de voir car lrsquoexpeacuterience le montreque cette affection naturelle agrave laquelle nous accordons tant drsquoimpor-tance a des racines bien faibles Pour un tregraves faible salaire nous arra-chons tous les jours agrave des megraveres leurs propres enfants pour leur faireprendre en charge les nocirctres nous leur faisons abandonner les leurs agravequelque cheacutetive nourrice agrave qui nous ne voudrions pas confier les nocirctresndash voire agrave des chegravevres Et nous leur deacutefendons non seulement de les al-laiter quel que soit le danger que cela puisse leur faire courir maismecircme drsquoen avoir soin pour se mettre complegravetement au service desnocirctres Et lrsquoon voit tregraves vite chez la plupart drsquoentre elles se deacutevelopperpar habitude une affection bacirctarde plus vive que la naturelle et uneplus grande sollicitude pour le soin des enfants qui leur ont eacuteteacute confieacutesque pour leurs propres enfants Et si jrsquoai parleacute de chegravevres crsquoest parceqursquoil est courant autour de moi de voir les femmes des villages lors-qursquoelles ne peuvent nourrir leurs enfants de leurs mamelles appelerdes chegravevres agrave leur secours Jrsquoai en ce moment deux laquais qui nrsquoontjamais teacuteteacute que pendant huit jours du lait de femme Ces chegravevres sonttregraves tocirct habitueacutees agrave venir allaiter les petits enfants reconnaissent leursvoix quand ils crient et accourent aupregraves drsquoeux Si on leur en preacutesenteun autre que leur nourrisson elles le refusent et lrsquoenfant fait la mecircmechose si on lui preacutesente une autre chegravevre Jrsquoen ai vu un lrsquoautre jour agravequi lrsquoon ocircta la sienne parce que son pegravere nrsquoavait fait que lrsquoemprunter agraveun voisin et qui ne put jamais srsquohabituer agrave une autre qursquoon lui propo-sait il a ducirc mourir de faim depuis Les animaux changent et altegraverentaussi facilement que nous leur affection naturelle
44 Heacuterodote dit qursquoen certaines reacutegions de la Libye on a desrelations libres avec les femmes mais que lrsquoenfant degraves qursquoil est ca-pable de marcher prend comme pegravere celui vers qui dans la foule sanaturelle inclination le porte Je crois que cela ne doit pas se faire sansde freacutequentes erreurs
45 Si je considegravere maintenant le fait que nous aimons nos en-fants pour la simple raison que nous les avons engendreacutes et que nousles appelons laquo autres nous-mecircmes raquo agrave cause de cela il me semble alorsqursquoil y a autre chose venant de nous qui ne soit pas de moindre valeurau contraire car ce que nous engendrons par lrsquoacircme les enfantementsde notre esprit de notre cœur et de notre savoir sont les produits drsquounepartie de nous plus noble que la partie corporelle et sont donc encore
Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 95
plus les nocirctres Dans cette geacuteneacuteration nous sommes agrave la fois pegravere etmegravere ces enfants-lagrave nous coucirctent bien plus cher mais nous apportentplus drsquohonneur srsquoils ont quelque valeur Car la valeur de nos enfantslaquo corporels raquo est beaucoup plus la leur que la nocirctre la part que nous yavons est bien leacutegegravere Mais pour ceux de notre esprit toute leur beauteacutetoute leur gracircce et leur valeur sont bien les nocirctres Et de ce fait ils nousrepreacutesentent bien mieux que les autres
46 Platon ajoute que ce sont lagrave des enfants immortels qui im-mortalisent leurs pegraveres et mecircme les deacuteifient comme ce fut le cas pourLycurgue Solon Minos Et comme les reacutecits anciens sont pleins drsquoexemplesde cet amour habituel des pegraveres pour leurs enfants il ne mrsquoa pas sem-bleacute hors de propos drsquoen eacutevoquer aussi quelques-uns de cette autresorte
47 Heacuteliodore ce brave eacutevecircque de Tricca preacutefeacutera perdre la di-gniteacute les avantages et la deacutevotion attacheacutes agrave son statut prestigieux depreacutelat que de perdre sa laquo fille1 raquo qui vit encore bien gracieuse maisil est vrai peut-ecirctre un peu trop soigneusement et aimablement pareacuteetrop amoureusement aussi pour une fille eccleacutesiastique et sacerdotale
48 Il y eut agrave Rome un nommeacute Labieacutenus personnage de grandeautoriteacute et de grande valeur et qui entre autres qualiteacutes excellait danstous les domaines de la litteacuterature il eacutetait le fils il me semble de cegrand Labieacutenus le premier des geacuteneacuteraux qui commandegraverent sous Ceacute-sar durant la Guerre des Gaules et qui srsquoeacutetant par la suite rallieacute auparti du grand Pompeacutee srsquoy maintint si courageusement jusqursquoau mo-ment ougrave Ceacutesar le deacutefit en Espagne Le Labieacutenus dont je parle ici sefit bien des envieux agrave cause de sa valeur et comme on peut le penserles courtisans et favoris des Empereurs de son temps furent ses enne-mis agrave cause de sa liberteacute et des sentiments paternels contre la tyranniedont il avait heacuteriteacute et dont il avait certainement impreacutegneacute ses eacutecrits etses livres Ses adversaires le poursuivirent devant la justice agrave Romeet obtinrent que plusieurs de ses ouvrages qursquoil avait fait connaicirctrefussent condamneacutes agrave ecirctre brucircleacutes Crsquoest avec lui qursquoa deacutebuteacute ce type desanction qui fut par la suite appliqueacute agrave plusieurs autres agrave Rome et quiconsistait agrave condamner agrave mort les eacutecrits et mecircme leurs esquisses
49 Il faut croire qursquoil nrsquoexistait pas suffisamment de moyenset de sujets de cruauteacute pour que nous allions y mecircler des choses que
1Cette laquo fille raquo est toute spirituelle puisqursquoil srsquoagit de son roman LrsquoHistoire eacutethio-pique qui a eacuteteacute traduit par Amyot
96 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
la nature a priveacutees de tout sentiment et donc de souffrance commela reacuteputation et les productions de lrsquoesprit et comme srsquoil nous fallaitaussi communiquer les maux corporels aux sciences et aux œuvresdes Muses Labieacutenus ne put supporter cette perte ni survivre agrave cetteprogeacuteniture qui lui eacutetait si chegravere Il se fit enfermer tout vif dans lemonument de ses ancecirctres se suicidant et srsquoenterrant ainsi du mecircmecoup On ne peut guegravere donner drsquoexemple drsquoaffection paternelle plusconvaincant que celui-lagrave Et Cassius Severus homme tregraves eacuteloquent etqui eacutetait le familier de Labieacutenus voyant brucircler les livres de ce derniersrsquoeacutecria que par le mecircme jugement on aurait ducirc le condamner lui aussiagrave ecirctre brucircleacute vif car il avait et conservait en meacutemoire tout ce que ceslivres contenaient
50 Semblable malheur arriva agrave Greuntius Cordus1 accuseacute drsquoavoirchanteacute les louanges de Brutus et Cassius dans ses livres Le Seacutenatdeacutetestable servile et corrompu digne drsquoun maicirctre pire que ne lrsquoeacutetaitTibegravere condamna ses eacutecrits agrave ecirctre brucircleacutes Et lui deacutecida de les accom-pagner dans la mort en srsquoabstenant de manger
51 Le bon Lucain avait eacuteteacute condamneacute agrave mort par ce gredin deNeacuteron Dans les derniers instants de sa vie alors que presque tout sonsang srsquoeacutetait deacutejagrave eacutecouleacute par ses veines qursquoil avait fait ouvrir par sonmeacutedecin pour se suicider et comme le froid saisissait ses extreacutemiteacuteset srsquoapprochait des parties vitales la derniegravere chose dont il se souvintce furent certains de ses vers dans son livre de la laquo Pharsale raquo Il lesreacutecita et mourut ce furent ses derniegraveres paroles Nrsquoeacutetait-ce pas lagrave unefaccedilon bien tendre et paternelle de prendre congeacute de ses laquo enfants raquoEst-ce que cela ne repreacutesentait pas fort bien les adieux et les eacutetreintesque nous donnons agrave nos proches quand ils meurent Nrsquoest-ce pas lagraveun exemple de notre tendance naturelle agrave nous remeacutemorer en cettederniegravere extreacutemiteacute les choses qui nous ont eacuteteacute les plus chegraveres durantnotre vie
52 Eacutepicure mourut il le dit lui-mecircme dans les souffrances ex-trecircmes causeacutees par les coliques neacutephreacutetiques mais consoleacute par la beauteacutede la doctrine qursquoil leacuteguait aux hommes Peut-on penser qursquoil eucirct tireacuteautant de contentement de ses nombreux enfants bien faits et bien eacutele-veacutes ndash srsquoil en avait eu ndash que de ses remarquables eacutecrits Srsquoil avait eule choix de laisser derriegravere lui un enfant contrefait et tareacute ou un livrebecircte et stupide nrsquoeucirct-il pas choisi ndash et non seulement lui mais tout
1Il srsquoagit en fait de Cremutius Cordus dont parle Tacite [100] IV 34
Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 97
homme aussi savant que lui ndash de subir le premier malheur plutocirct quele deuxiegraveme Ce serait peut-ecirctre de lrsquoimpieacuteteacute chez saint Augustin (parexemple) si on lui proposait drsquoenterrer ses eacutecrits dont notre religion atireacute si grand profit ou bien drsquoenterrer ses enfants srsquoil en avait eu1 et srsquoilne choisissait pas drsquoenterrer ses enfants Quant agrave moi je me demandesi je nrsquoaimerais pas bien mieux en avoir produit un parfaitement bienformeacute par ma freacutequentation des Muses que par la freacutequentation de mafemme
53 A cet enfant-ci mes laquo Essais raquo et tel qursquoil est ce que jedonne je le donne entiegraverement et deacutefinitivement comme on le faitpour des enfants corporels Le peu de bien que je lui ai donneacute je nrsquoendispose plus Il connaicirct peut-ecirctre bien des choses que jrsquoai oublieacutees iltient de moi ce que je nrsquoai pas conserveacute et qursquoil faudrait que je luiemprunte en cas de besoin comme si jrsquoeacutetais un eacutetranger Si je suisplus sage que lui il est plus riche que moi
54 Il est peu drsquohommes srsquoadonnant agrave la poeacutesie qui ne seraientpas plus flatteacutes drsquoecirctre les pegraveres de lrsquoEacuteneacuteide que du plus beau garccedilon deRome et qui ne supporteraient pas plus facilement la perte de lrsquoun quede lrsquoautre Car selon Aristote de tous les ouvriers crsquoest le poegravete qui estle plus amoureux de son œuvre Il est difficile de croire qursquoEacutepaminon-das qui se vantait de laisser pour toute posteacuteriteacute des filles qui feraientun jour honneur agrave leur pegravere (les deux fameuses victoires remporteacuteessur les Laceacutedeacutemoniens) eucirct volontiers consenti agrave les eacutechanger contreles plus belles filles de toute la Gregravece ou encore qursquoAlexandre et Ceacute-sar aient jamais souhaiteacute ecirctre priveacutes de la grandeur de leurs glorieuxfaits drsquoarmes contre lrsquoavantage drsquoavoir des enfants et des heacuteritiersquelque parfaits et accomplis qursquoils puissent ecirctre
55 En veacuteriteacute je doute fort que Phidias ou quelqursquoautre excellentsculpteur ait attacheacute autant drsquoimportance agrave la preacuteservation et agrave la du-reacutee de vie de ses enfants reacuteels qursquoil lrsquoaurait fait pour une œuvre ex-cellente acheveacutee agrave la perfection et dans les regravegles de lrsquoart apregraves unlong travail et beaucoup drsquoapplication Et quant agrave ces passions folleset coupables qui ont parfois enflammeacute drsquoamour les pegraveres pour leursfilles ou les megraveres pour leurs fils on en trouve aussi des exemplesdans cette parenteacute un peu particuliegravere en teacutemoigne le reacutecit que lrsquoonfait de Pygmalion qui ayant sculpteacute une statue de femme drsquoune extra-
1Saint Augustin avait bel et bien des enfants ses laquo Confessions raquo nous lrsquoapprennent Montaigne nrsquoavait certainement pas lu cet ouvrage
98 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
ordinaire beauteacute devint si eacuteperdument amoureux de cette œuvre quieacutetait pourtant la sienne qursquoil fallut que les dieux lui fassent la faveurde la rendre vivante
Il touche lrsquoivoire qui perdant sa dureteacuteOvide [62] X283 Srsquoamollit et cegravede sous ses doigts
Chapitre 9
Sur les armes des Parthes
1 Crsquoest une mauvaise attitude de la noblesse de notre temps etsigne de faiblesse que de ne prendre les armes qursquoen cas drsquoextrecircmeneacutecessiteacute et de srsquoen deacutefaire degraves que le danger semble tant soit peueacutecarteacute Il en reacutesulte bien des inconveacutenients quand tout le monde crieet court prendre ses armes au moment du combat il en est qui ensont encore agrave lacer leur cuirasse quand leurs compagnons sont deacutejagraveen deacuteroute Nos pegraveres donnaient agrave porter leur casque leur lance leursgantelets mais ne quittaient pas le reste de leur eacutequipement tant quedurait leur service Nos troupes sont maintenant troubleacutees et deacutesorga-niseacutees par la confusion due aux bagages et aux valets qui ne peuventsrsquoeacuteloigner de leur maicirctre dont ils portent les armes
2 Tite-Live parlant des gens de chez nous dit laquo Incapables de Tite-Live [105]XXVII48souffrir la fatigue ils peinaient agrave porter leurs armes sur lrsquoeacutepaule raquo Plu-
sieurs peuples allaient autrefois et vont encore aujourdrsquohui agrave la guerresans se proteacuteger ou avec des protections peu efficaces
La tecircte proteacutegeacutee par du liegravege Virgile [112]VII v 742
3 Alexandre le chef le plus audacieux qursquoil y ait jamais eu re-vecirctait rarement la cuirasse et le casque Et ceux de chez nous qui meacute-prisent cet attirail ne sont pas pour autant deacutesavantageacutes Srsquoil arrive eneffet que des gens soient tueacutes parce qursquoils nrsquoavaient pas drsquoarmure il enest agrave peu pregraves autant que lrsquoencombrement de leurs armes a mis en eacutetatdrsquoinfeacuterioriteacute agrave cause de leur poids ou parce qursquoils eacutetaient blesseacutes et
100 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
briseacutes agrave lrsquointeacuterieur agrave la suite drsquoun choc quelconque Car il semble bienen effet quand on voit le poids de nos armures et leur eacutepaisseur quenous ne cherchons qursquoagrave nous deacutefendre et que nous en sommes plusempecirctreacutes que vraiment proteacutegeacutes Nous avons bien assez agrave faire pouren soutenir le poids coinceacutes entraveacutes comme si combattre consistaitseulement agrave cogner avec elles et comme si nous nrsquoavions pas besoinde les deacutefendre comme elles doivent le faire pour nous
4 Tacite deacutecrit plaisamment les guerriers gaulois comme desgens armeacutes seulement pour se proteacuteger incapables de blesser qui queTacite [100] III
43-46 ce soit ni de lrsquoecirctre eux-mecircmes et ne pouvant se relever lorsqursquoils sonttombeacutes Lucullus vit certains hommes drsquoarmes chez les Megravedes quifaisaient front dans lrsquoarmeacutee de Tigrane lourdement armeacutes et empecirctreacutescomme dans une prison de fer Il en tira la conclusion qursquoil allait lesdeacutefaire aiseacutement et crsquoest par eux qursquoil commenccedila la charge qui lemena agrave la victoire
5 Et maintenant que les mousquets1 sont agrave la mode je croisqursquoon inventera quelque chose pour nous en proteacuteger et dans quoinous serons emmureacutes et qursquoon nous megravenera agrave la guerre enfermeacutes dansdes bastions comme ceux que les Anciens faisaient porter agrave leurs eacuteleacute-phants Crsquoest une conception fort eacuteloigneacutee de celle de Scipion Eacutemilienqui reacuteprimanda ses soldats pour avoir disposeacute des chausses-trapes souslrsquoeau agrave lrsquoendroit du fosseacute par lequel les gens de la ville qursquoil assieacutegeaitauraient pu sortir leur disant qursquoils devaient avoir lrsquoattaque agrave lrsquoespritet non la deacutefense Il craignait avec quelque raison que ces dispositionsne viennent endormir leur vigilance quand ils montaient la garde Ildit aussi agrave un jeune homme qui lui faisait admirer son beau bouclier laquo il est vraiment beau mon fils mais un soldat romain doit plutocirct faireconfiance agrave sa main droite qursquoagrave celle de gauche raquo
6 Et ce nrsquoest que lrsquohabitude qui puisse nous rendre supportablela charge de nos armures
Deux des guerriers que je chante ici avaientAriostoLudovico [48]XII 30
Le haubert sur le dos et le casque sur la tecircte Depuis leur entreacutee dans ce chacircteauJamais ils nrsquoavaient quitteacute leur armure Ils la portaient aussi aiseacutement que leurs vecirctements
1Montaigne eacutecrit laquo mousquetaires raquo mais il ne srsquoagit pas de bretteurs gasconsfaccedilon Dumas ce sont les soldats porteurs de mousquets ancecirctres de nos fusils et nonde rapiegraveres Jrsquoai donc preacutefeacutereacute parler de mousquets plutocirct que de mousquetaires
Chapitre 9 ndash Sur les armes des Parthes 101
Tant ils en avaient pris lrsquohabitude
Lrsquoempereur Caracalla parcourait le pays armeacute de pied en cap agrave latecircte de son armeacutee1
7 Les fantassins romains portaient non seulement le casquelrsquoeacutepeacutee et le bouclier mais encore ce dont ils avaient besoin pour vivrequinze jours et un certain nombre de pieux pour eacutelever leur rempartcharge qui pouvait faire jusqursquoagrave soixante livres quant agrave lrsquoarmure ditCiceacuteron ils eacutetaient tellement habitueacutes agrave lrsquoavoir sur le dos qursquoelle neles gecircnait pas plus que leurs propres membres laquo Car on dit que lesarmes du soldat sont ses membres raquo Ciceacuteron [20]
II 168 Leur discipline militaire eacutetait beaucoup plus rude que la nocirctreet produisait donc des effets fort diffeacuterents Voici un trait eacutetonnant agravece propos il fut reprocheacute agrave un soldat de Sparte drsquoavoir eacuteteacute vu agrave lrsquoabridans une maison pendant une expeacutedition Ces soldats eacutetaient tellementendurcis que crsquoeacutetait pour eux une honte en effet drsquoecirctre vus sous unautre toit que celui du ciel quel que soit le temps Et Scipion Eacutemilienreformant son armeacutee en Espagne ordonna agrave ses soldats de ne mangerque debout et rien qui soit cuit Agrave ce compte-lagrave nous ne megravenerionspas bien loin nos soldats drsquoaujourdrsquohui
9 Au demeurant Ammien Marcellin bon connaisseur des guerresromaines note soigneusement la faccedilon de srsquoarmer des Parthes et cedrsquoautant plus qursquoelle est tregraves diffeacuterente de celle des Romains [Commeelle me semble tregraves proche de la nocirctre jrsquoai voulu emprunter ce passageagrave son auteur ayant deacutejagrave pris autrefois la peine de dire en deacutetails ce queje savais sur la comparaison de nos armes avec celles des RomainsMais ce passage de mes brouillons mrsquoayant eacuteteacute deacuterobeacute ndash ainsi que plu-sieurs autres ndash par un homme qui eacutetait agrave mon service je ne veux pointle priver du profit qursquoil espegravere en tirer et drsquoailleurs il me serait biendifficile de macirccher deux fois la mecircme viande]2
10 laquo Ils avaient dit-il des armures tisseacutees avec des sortes depetites plumes elles nrsquoentravaient pas leurs mouvements et pourtant
1Drsquoapregraves Xiliphin abreacutegeacute de Dion Cassius Vie de Caracalla2Le passage entre crochets figure dans lrsquoeacutedition de 1580 et 1588 Mais il a eacuteteacute rayeacute
drsquoun trait de plume dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo et il ne figure pas dans lrsquoeacuteditionde 1595 Lrsquoeacutedition de P Villey [55] le donne en note (II p 405) mais A Lanly [58] ditseulement (II note 18 p 77) que laquo Les eacuteditions savantes donnent ici une phrase qui fi-gurait dans les eacuteditions publieacutees du vivant de Montaigne raquo ndash sans la citer Cette anecdotedonne un eacuteclairage de plus sur laquo lrsquohomme-Montaigne raquo et confirme qursquoil ne manquaitpas drsquohumour Crsquoest pourquoi jrsquoai jugeacute bon de la reproduire ici
102 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
eacutetaient si reacutesistantes que nos flegraveches rebondissaient sur elles (ce sontcomme les ldquoeacutecaillesrdquo dont nos ancecirctres faisaient couramment usage) raquoEt ailleurs il ajoute laquo Ils avaient des chevaux forts et robustes recou-verts de gros cuir et eux-mecircmes eacutetaient bardeacutes de pied en cap degrosses lames de fer arrangeacutees de telle faccedilon qursquoagrave lrsquoendroit des join-tures des membres elles se precirctaient aux mouvements On eucirct dit deshommes de fer car ils avaient des casques si parfaitement ajusteacutes auxformes naturelles des diffeacuterentes parties du visage qursquoil nrsquoy avait pasmoyen de les atteindre sauf par les petits trous ronds agrave lrsquoendroit desyeux qui leur donnaient un peu de lumiegravere et par des fentes sur le nezpar ougrave ils respiraient assez malaiseacutement drsquoailleurs raquo
Spectacle effroyable le meacutetal flexible de lrsquoarmureSemble animeacute par les membres qursquoil recouvreClaudien [22]
II 358 On dirait des statues de fer qui marchentDes guerriers de meacutetal et qui pourtant agrave travers lui respirent Les chevaux sont de mecircme leurs fronts menaccedilantsSont bardeacutes de fer et leurs flancs ferreacutesSe meuvent aussi agrave lrsquoabri des blessures
Voilagrave une description qui ressemble tregraves fort agrave lrsquoeacutequipement drsquounhomme drsquoarmes franccedilais bardeacute de toutes les piegraveces de son armure
11 Plutarque dit que Demetrios fit faire pour lui-mecircme et pourAlcinos le capitaine qui eacutetait le premier apregraves lui une armure com-plegravete qui pesait cent-vingt livres alors que les armures ordinaires nrsquoenpesaient que soixante
Chapitre 10
Sur les livres
1 Cela ne fait pas de doute il mrsquoarrive souvent de parler de chosesqui sont mieux traiteacutees par leurs speacutecialistes et plus agrave fond Je ne faisqursquoutiliser ici mes capaciteacutes naturelles et pas des connaissances ac-quises et si on me convainc drsquoignorance cela ne mrsquoatteindra pas carje serais bien en peine de me justifier envers autrui de ce que jrsquoavancequand je ne puis mrsquoen justifier envers moi-mecircme et nrsquoen suis pas sa-tisfait Qui est en quecircte de science qursquoil la cherche ougrave elle se trouve quant agrave moi il nrsquoest rien dont je fasse moins profession Ce sont icimes ideacutees et par elles je ne cherche pas agrave faire connaicirctre les chosesndash mais moi Je connaicirctrai peut-ecirctre un jour les sujets dont je traite oubien ils lrsquoont eacuteteacute autrefois quand le hasard mrsquoa porteacute lagrave ougrave ils eacutetaientclairs Mais2 je ne mrsquoen souviens plus Et si je suis homme qui a faitquelques lectures je nrsquoai pas de meacutemoire
2 Ainsi je ne garantis rien si ce nrsquoest de faire connaicirctre jusqursquoagravequel point va pour le moment la connaissance que jrsquoai de moi Qursquoonne srsquoattache pas aux sujets que je traite mais agrave la maniegravere dont je lestraite3
2Le texte de 1588 comportait ici une phrase dont voici la traduction laquo Jrsquoai unemeacutemoire qui nrsquoest pas capable de conserver trois jours durant ce que je lui ai confieacute raquo
3Lrsquoeacutedition de 1588 comportait ici un deacuteveloppement qui a eacuteteacute barreacute dans lrsquolaquo exem-plaire de Bordeaux raquo En voici la traduction laquo et agrave la confiance que je leur accordeCe que je prends aux autres ce nrsquoest pas pour me lrsquoattribuer je ne preacutetends agrave rien icisauf agrave raisonner et juger le reste nrsquoest pas mon affaire Je ne demande rien si ce nrsquoestqursquoon examine si jrsquoai bien su choisir ce qui convenait agrave mon propos Et si je cache par-fois volontairement le nom de lrsquoauteur des passages que jrsquoemprunte crsquoest pour reacutefreacutener
104 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
3 Qursquoon regarde en ce que jrsquoemprunte si jrsquoai su choisir quelquechose qui rehausse ou appuie convenablement le reste qui lui est bienDu bon usage
des citations de moi Car je fais dire aux autres non pas drsquoabord mais ensuite ceque je ne parviens pas agrave dire aussi bien agrave cause de la faiblesse de monlangage ou de mon esprit Je ne compte pas mes emprunts je les sou-pegravese Et si jrsquoavais voulu les faire valoir par leur nombre jrsquoen aurais misdeux fois plus Ils viennent tous ou fort peu srsquoen faut de noms si fa-meux et si anciens qursquoils me semblent se nommer drsquoeux-mecircmes sansavoir besoin de moi Dans les raisonnements comparaisons et argu-ments si jrsquoen transplante dans mon propre champ pour les meacutelangeraux miens je cache parfois volontairement le nom de leur auteur pourfreiner la teacutemeacuteriteacute de ces critiques hacirctives que lrsquoon profegravere agrave propos detoutes sortes drsquoeacutecrits et notamment reacutecents œuvres drsquohommes encorevivants et eacutecrites dans la langue laquo vulgaire raquo celle drsquoaujourdrsquohui cequi permet agrave tout un chacun drsquoen parler et qui semble donner agrave penserque la conception et le dessein de lrsquoœuvre elle-mecircme sont eux aussivulgaires Je veux que ces gens-lagrave croyant me donner une pichenettesur le nez la donnent en fait sur celui de Plutarque Et qursquoils se ri-diculisent agrave injurier Seacutenegraveque agrave travers moi Il me faut bien dissimulerma faiblesse sous ces grandes autoriteacutes
4 Jrsquoaimerais que quelqursquoun sache me deacutecouvrir lagrave-dessous parla clarteacute de son jugement et simplement en observant la force et labeauteacute des propos Car moi qui faute de meacutemoire ne parviens jamaisagrave les trier en reconnaissant leur origine je sais pourtant tregraves bien recon-naicirctre conscient que je suis de mes capaciteacutes que mon terreau nrsquoestpas capable de nourrir ces fleurs trop riches dont il est parsemeacute et quetous les fruits de mon propre cru ne sauraient les eacutegaler
5 Je suis tenu de me justifier si je mrsquoempecirctre dans mes deacutevelop-pements ou srsquoil y a de la vaniteacute et du vice dans ce que je dis et que jene le sente pas ou que je ne sois pas capable de voir quand on me lesmontre Car bien des fautes eacutechappent agrave notre vue mais il y a deacutefautde jugement lorsqursquoun autre nous les reacutevegravele et que nous ne parvenonsquand mecircme pas agrave les voir1 La science et la veacuteriteacute peuvent exister en
la liberteacute de ceux qui preacutetendent juger de tout et nrsquoayant pas le flair neacutecessaire pourgoucircter les choses par elles-mecircmes se fondent sur le nom de celui qui a eacutecrit et sur sarenommeacutee Je veux qursquoils soient bien attrapeacutes en condamnant Ciceacuteron ou Aristote parceqursquoils croient que crsquoest de moi raquo
1Cette phrase figure bien dans les eacuteditions de 1580 1588 et 1595 mais elle a eacuteteacuteomise dans sa traduction par A Lanly
Chapitre 10 ndash Sur les livres 105
nous sans le jugement et le jugement sans elles Savoir reconnaicirctre sonignorance est en veacuteriteacute lrsquoun des plus beaux et plus sucircrs teacutemoignages dejugement que je puisse trouver Pour disposer mes fragments je nrsquoaipoint drsquoautre sergent de bataille1 que le hasard Au fur et agrave mesure quemes ruminations2 se preacutesentent je les entasse tantocirct elles se pressenten foule tantocirct elles se traicircnent agrave la queue leu leu Je veux qursquoon puissevoir mon pas naturel et ordinaire si irreacutegulier soit-il Je vais agrave lrsquoallurequi me convient Drsquoailleurs je ne traite pas ici de sujets qursquoil seraitdeacutefendu drsquoignorer et dont on ne pourrait parler occasionnellement etmecircme un peu agrave la leacutegegravere
6 Jrsquoaimerais avoir une meilleure compreacutehension des chosesmais je ne veux pas en payer le prix Ce que je veux crsquoest passertranquillement et non laborieusement ce qui me reste agrave vivre Il nrsquoestrien qui meacuterite que je me casse la tecircte mecircme pas la science aussi im-portante qursquoelle soit Je ne cherche dans les livres qursquoagrave y prendre duplaisir par une honnecircte distraction Et si jrsquoeacutetudie ce nrsquoest que pour ychercher la science qui traite de la connaissance de moi-mecircme et quimrsquoinstruise agrave bien mourir et agrave bien vivre
Voilagrave le but vers lequel doit courir mon cheval en sueur Properce [80]IV 1 v 70
7 Si je rencontre des difficulteacutes en lisant je ne mrsquoen ronge pasles ongles je les laisse ougrave elles sont apregraves les avoir attaqueacutees unefois ou deux Si je restais planteacute lagrave je mrsquoy perdrais et jrsquoy perdraismon temps car jrsquoai un esprit primesautier et ce que je ne vois pasdu premier coup je le vois encore moins si je mrsquoy obstine Je ne faisrien si ce nrsquoest gaiement et lrsquoobstination la tension trop forte eacutetour-dissent mon jugement le rendent malheureux le lassent enfin Ma vuese brouille et se perd Il faut que je la porte ailleurs et que je lrsquoy re-mette par secousses De mecircme que pour juger du lustre de lrsquoeacutecarlateon nous conseille de la parcourir du regard agrave diverses reprises de nousy reprendre agrave plusieurs fois
8 Si tel livre mrsquoennuie jrsquoen prends un autre et ne mrsquoy replongeque dans les moments ougrave lrsquoennui de ne rien faire me prend Je ne suispas tregraves attireacute par les livres reacutecents car ceux des Anciens me semblent
1Lrsquoofficier chargeacute de veiller agrave la bonne disposition des troupes avant le combat2Agrave propos de laquo resveries raquo A Lanly deacuteclare laquo on traduit souvent par ideacutees folles
crsquoest exageacutereacute raquo ndash mais il propose laquo ideacutees fantasques raquo qui ne me semble guegraveremeilleur
106 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
plus pleins et plus solides ni par ceux des grecs parce que mon ju-gement ne peut srsquoexercer vraiment quand ma compreacutehension demeurecelle drsquoun enfant et drsquoun apprenti
9 Parmi les livres simplement agreacuteables je trouve chez les mo-dernes le Decameron de Boccace Rabelais et les Baisers de JeanSecond (si on peut les mettre dans cette cateacutegorie) meacuteritent qursquoony consacre un peu de temps Quant aux Amadis et aux eacutecrits de cegenre ils nrsquoont mecircme pas eu de succegraves aupregraves de moi dans mon en-fance Je veux dire encore ceci audacieusement ou teacutemeacuterairement ma vieille acircme un peu lourde ne se laisse plus volontiers chatouillerpar les charmes non seulement de lrsquoArioste mais mecircme par ceux dubrave Ovide sa faciliteacute et ses inventions qui mrsquoont ravi autrefois crsquoestagrave peine si elles me parlent encore maintenant
10 Je donne librement mon avis sur toutes choses et mecircme agravelrsquooccasion sur celles qui sont au-delagrave de ce que je sais et sur lesquellesje ne preacutetends nullement avoir de lrsquoautoriteacute Ce que je dis agrave leur pro-pos crsquoest pour montrer la largeur de mes vues et non la mesure deschoses Quand je suis rebuteacute par lrsquoAxioche de Platon ouvrage que jetrouve sans force pour un tel auteur je doute de mon jugement ilnrsquoest pas assez assureacute pour srsquoopposer agrave lrsquoautoriteacute de tant drsquoautres fa-meux jugements des Anciens ceux qursquoil considegravere comme ses maicirctreset ses professeurs et avec lesquels il est plutocirct content de se tromperIl ne srsquoen prend qursquoagrave lui il se reproche de srsquoarrecircter agrave lrsquoeacutecorce fautede pouvoir aller jusqursquoau fond ou de regarder la chose sous un jourtrompeur Il se contente de se preacuteserver seulement de la confusion et delrsquoexcegraves Quant agrave sa faiblesse il la reconnaicirct et la confesse volontiersIl pense donner une interpreacutetation correcte des apparences telles queses faculteacutes les lui preacutesentent mais elles sont faibles et imparfaites Laplupart des fables drsquoEacutesope ont plusieurs sens et interpreacutetations ceuxqui les mythologisent en choisissent un aspect qui cadre bien avec lafable mais pour la plupart drsquoentre elles ce nrsquoest que le premier et ilest superficiel il en est drsquoautres plus vivants plus essentiels et plusprofonds dans lesquels ils nrsquoont pu peacuteneacutetrer Et crsquoest ce que je faismoi aussi
11 Mais pour suivre mon ideacutee je dirai qursquoil mrsquoa toujours sem-bleacute qursquoen matiegravere de poeacutesie Virgile Lucregravece Catulle et Horace eacutetaientau premier rang et de loin Et tout particuliegraverement Virgile avec sesGeacuteorgiques que jrsquoestime ecirctre lrsquoouvrage le plus accompli de la poeacutesieet en comparaison duquel on peut voir facilement qursquoil y a des en-
Chapitre 10 ndash Sur les livres 107
droits dans lrsquoEacuteneacuteide auxquels lrsquoauteur eut certainement donneacute encorequelques coups de peigne srsquoil en avait eu le loisir Crsquoest le cinquiegravemelivre de lrsquoEacuteneacuteide qui me semble le plus reacuteussi Jrsquoaime aussi Lucain etle pratique volontiers non pas tant pour son style que pour sa valeurpropre et la validiteacute de ses opinions et de ses jugements
12 Quand au brave Teacuterence qui a toute la deacutelicatesse et la gracirccede la langue latine je le trouve admirable dans sa faccedilon de repreacutesenterles mouvements de lrsquoacircme et la peinture de nos caractegraveres Agrave chaqueinstant notre comportement me fait penser agrave lui Je puis le lire aussisouvent que je le veux jrsquoy trouve toujours quelque beauteacute et quelquegracircce nouvelle Ceux de lrsquoeacutepoque de Virgile se plaignaient de ce quecertains le comparaient agrave Lucregravece Je pense en effet que la comparaisonest ineacutegale mais jrsquoai bien du mal agrave soutenir ce point de vue quand jeme trouve sous le charme de quelque passage parmi les plus beaux deceux de Lucregravece Srsquoils srsquoirritent de cette comparaison que diraient-ilsdonc de ceux qui aujourdrsquohui comparent lrsquoArioste agrave Virgile et qursquoendirait lrsquoArioste lui-mecircme
Ocirc siegravecle grossier et deacutenueacute de goucirct Catulle [13]XLIII
13 Jrsquoestime que les anciens avaient encore plus agrave se plaindrede ceux qui eacutegalaient Plaute agrave Teacuterence (ce dernier est bien plus dis-tingueacute) que de ceux qui comparaient Lucregravece agrave Virgile Lrsquoestime et lapreacutefeacuterence que lrsquoon peut avoir pour Teacuterence doivent beaucoup au faitque le pegravere de lrsquoeacuteloquence latine1 parle si souvent de lui et qursquoil soit leseul de ce genre dont il parle mais aussi au jugement rendu par le pre-mier juge des poegravetes romains2 agrave propos de son compagnon [Plaute]Ce que jrsquoai souvent remarqueacute crsquoest comment agrave notre eacutepoque ceuxqui se mecirclent drsquoeacutecrire des comeacutedies (comme les Italiens qui y reacuteus-sissent assez bien) emploient trois ou quatre sujets qui proviennent deTeacuterence ou de Plaute pour bacirctir la leur Ils entassent en une seule co-meacutedie cinq ou six contes de Boccace Ce qui les fait accumuler ainsila matiegravere crsquoest qursquoils craignent de ne pouvoir se soutenir par leurspropres qualiteacutes il leur faut trouver un socle sur lequel srsquoappuyer etnrsquoayant pas assez pour capter notre attention ils veulent nous amu-ser Crsquoest tout le contraire pour celui dont je parle les perfections et
1Il srsquoagit bien entendu de Ciceacuteron On pourra remarquer que Montaigne eacutevoque icice qursquoil critique par ailleurs le fait que la reacuteputation de Teacuterence doive beaucoup agrave uneautoriteacute reconnue
2Horace [34] notamment dans II 2 v 150
108 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
les beauteacutes de sa faccedilon drsquoeacutecrire nous font perdre de vue son sujet Sadistinction et sa deacutelicatesse nous accaparent Il est partout si agreacuteable
Deacutelieacute et semblable agrave lrsquoonde pureHorace [34] II2 v 120
et il nous remplit tellement lrsquoacircme de ses charmes que nous en oublionscelles de son histoire
14 Ces consideacuterations mrsquoentraicircnent plus loin encore je voisque les bons poegravetes anciens ont eacuteviteacute lrsquoaffectation et la recherche nonseulement des extraordinaires hyperboles espagnoles et peacutetrarquistesmais mecircme des effets plus mesureacutes qui sont lrsquoornement de tous les ou-vrages poeacutetiques des siegravecles suivants Aussi nrsquoest-il pas un seul jugeeacutequitable qui les regrette chez les Anciens et qui nrsquoait pas plus drsquoad-miration sans conteste pour la qualiteacute constante et la perpeacutetuelle dou-ceur et beauteacute fleurie des eacutepigrammes de Catulle que pour toutes lespointes aceacutereacutees dont Martial arme la queue des siennes Crsquoest le prin-cipe que jrsquoindiquais deacutejagrave tout agrave lrsquoheure et que Martial reprend agrave soncompte laquo Il nrsquoavait pas de grands efforts agrave faire le sujet lui tenaitMartial [50]
Preacuteface lieu drsquoesprit raquo15 Ces Anciens-lagrave nrsquoont pas besoin de se mettre en peine ou
de srsquoexciter pour se faire comprendre ils ont suffisamment de quoirire sans avoir agrave se chatouiller partout Les autres doivent cherchersecours ailleurs il leur faut drsquoautant plus de corps qursquoils ont moinsdrsquoesprit et montent agrave cheval parce qursquoils ne sont pas assez forts surleurs jambes1 De la mecircme faccedilon que dans nos bals ces hommes debasse extraction qui discourent sur le port et la politesse de la noblessefaute de ne pouvoir les eacutegaler et qui cherchent agrave attirer notre attentionpar des sauts peacuterilleux ou autres mouvements eacutetranges bien dignes desbateleurs de foire
16 Et les dames tirent aussi plus drsquoavantages des danses ougrave il ya des figures varieacutees et des mouvements de corps que de ces danses deparade ougrave elle nrsquoont simplement qursquoagrave marcher drsquoun pas naturel avecleur contenance et leur gracircce ordinaires Jrsquoai vu ainsi des comeacutediensexcellents vecirctus de leur faccedilon ordinaire et avec un comportement nor-mal nous donner pourtant tout le plaisir que lrsquoont peut tirer de leur art tandis que les apprentis et ceux qui ne sont pas de si haute voleacutee ont
1Montaigne sait de quoi il parle lui qui aimait ecirctre agrave cheval parce qursquoil se trouvaittrop petit
Chapitre 10 ndash Sur les livres 109
besoin eux de srsquoenfariner le visage de se travestir de se contorsion-ner et de grimacer pour parvenir agrave nous faire rire Je ne peux mieuxillustrer ma conception que par la comparaison de ces deux poegravemes lrsquoEacuteneacuteide et le Roland Furieux Le premier srsquoenvole agrave tire drsquoaile avecun vol haut et sucircr de lui gardant toujours son cap Le second volette etsautille de conte en conte comme de branche en branche et ne se fie agraveses ailes que pour une courte eacutetape il doit reprendre pied agrave tout boutde champ de peur que le souffle et la force lui fassent deacutefaut
Les courses qursquoil ose sont bregraveves Virgile [112]IV v 194
Voilagrave donc sur ces sujets-lagrave les auteurs qui me plaisent le plus17 Mon autre lecture favorite et qui mecircle un peu plus lrsquoutiliteacute
au plaisir celle gracircce agrave laquelle jrsquoapprends agrave reacutegler mes comporte-ments et mes goucircts crsquoest Plutarque depuis qursquoil est traduit en fran-ccedilais1 et Seacutenegraveque Ils ont tous les deux cet avantage notable pour moique le savoir que jrsquoy recherche y est exposeacute sous forme de fragmentsqui ne reacuteclament pas une longue eacutetude ce dont je suis incapable Crsquoestle cas notamment des Opuscules de Plutarque et des Eacutepicirctres de Seacute-negraveque qui constituent la partie la meilleure et la plus utile de leurseacutecrits Cela ne me demande pas de gros efforts pour mrsquoy mettre et jeles abandonne ougrave il me plaicirct car il srsquoagit drsquoœuvres dont les eacuteleacutementsne se suivent pas ne sont pas deacutependants les uns des autres
18 Ces auteurs se rejoignent sur la plupart des opinions utiles etfondeacutees le hasard les a fait naicirctre agrave peu pregraves au mecircme siegravecle2 ils onttous deux eacuteteacute preacutecepteurs de deux empereurs romains3 ils eacutetaient tousles deux venus de pays eacutetrangers et tous deux riches et puissants Leurenseignement constitue le meilleur de la philosophie preacutesenteacutee de fa-ccedilon simple et pertinente Plutarque est plus uniforme et plus constantSeacutenegraveque plus ondoyant et divers Celui-ci se donne du mal se raidit etse crispe pour armer la vertu contre la faiblesse la crainte et les ten-dances vicieuses lrsquoautre donne lrsquoimpression de ne pas accorder tantde prix agrave ces efforts de deacutedaigner hacircter le pas et se tenir sur ses gardes
1Jacques Amyot a publieacute en 1572 sa traduction [78] des Œuvres morales de Plu-tarque dont il avait deacutejagrave publieacute degraves 1559 la Vie des hommes illustres (Cf [79]) Mon-taigne connaissait bien ces ouvrages
2Plutarque entre 45 et 50 Seacutenegraveque vers 4 av J-C3Seacutenegraveque fut le preacutecepteur de Neacuteron qui lrsquoobligea agrave se suicider en 65 Selon cer-
taines traditions peu sucircres Plutarque aurait eacuteteacute celui de Trajan et peut-ecirctre drsquoAdrien
110 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
Plutarque a des conceptions platoniciennes modeacutereacutees et qui srsquoaccom-modent facilement avec celles de lrsquoensemble des citoyens Lrsquoautre esteacutepicurien et stoiumlcien ses opinions sont plus eacuteloigneacutees de lrsquousage com-mun mais elles sont selon moi plus utiles pour lrsquoindividu et plusfermes On peut observer chez Seacutenegraveque une certaine mansueacutetude agravelrsquoeacutegard de la tyrannie des Empereurs de son temps Car je considegravereque crsquoest par obligation qursquoil a condamneacute la cause des nobles meur-triers de Ceacutesar Plutarque lui est toujours libre Seacutenegraveque est plein desubtiliteacutes et de traits drsquoesprit chez Plutarque crsquoest le contenu qui im-porte Celui-lagrave vous excite et vous eacutemeut celui-ci vous apporte davan-tage et reacutecompense mieux il nous guide quand lrsquoautre nous pousse
19 Quant agrave Ciceacuteron ceux de ses ouvrages qui peuvent servirmon dessein ce sont ceux qui traitent de la philosophie et speacuteciale-ment de la philosophie morale Mais si je dois dire hardiment la veacuteriteacute(car une fois franchies les barriegraveres de lrsquoimpudence rien ne peut plusnous retenir) sa faccedilon drsquoeacutecrire me semble ennuyeuse et mecircme tout ceqursquoon trouve chez lui Car ses preacutesentations ses deacutefinitions ses divi-sions ses eacutetymologies tout cela occupe lrsquoessentiel de son œuvre Ceqursquoil y a de vivant et de substantiel est eacutetouffeacute par ces longueurs dansla preacutesentation des choses Si jrsquoai passeacute une heure agrave le lire ndash ce qui estbeaucoup pour moi ndash et que je me remeacutemore ce que jrsquoen ai tireacute de sucet de substance la plupart du temps je nrsquoy trouve que du vent caril nrsquoen est pas encore venu aux arguments qui soutiennent son proposet aux raisonnements qui concernent preacuteciseacutement le point qui mrsquointeacute-resse
20 Pour moi qui ne demande qursquoagrave devenir plus sage et nonplus savant ou plus eacuteloquent ces expositions logiciennes et aristo-teacuteliciennes ne me conviennent pas Je veux qursquoon commence par laconclusion je sais suffisamment ce que sont la mort et la volupteacute pourqursquoon ne srsquoamuse pas agrave les disseacutequer Ce que je cherche tout de suitece sont des raisonnements valables et solides qui me permettent drsquoyfaire face Ni les subtiliteacutes des grammairiens ni lrsquoingeacutenieuse disposi-tion des mots et des arguments nrsquoy peuvent rien Je veux des raison-nements qui permettent de srsquoattaquer directement au problegraveme cru-cial et les siens tournent autour du pot Ils sont bons pour lrsquoeacutecolele barreau le sermon ougrave nous pouvons sommeiller tranquillementet ecirctre capables encore un quart drsquoheure apregraves de retrouver le fil dece qui srsquoest dit Crsquoest ainsi qursquoil faut parler aux juges que lrsquoon veut
Chapitre 10 ndash Sur les livres 111
convaincre agrave tort ou agrave bon droit aux enfants au peuple agrave qui il fauttout dire pour voir ce qui sera efficace
21 Je ne veux pas qursquoon srsquoescrime agrave me rendre attentif en mecriant cinquante fois laquo Eacutecoutez raquo comme le font nos heacuterauts LesRomains disaient laquo Faites attention raquo comme nous disons nous-mecircmes laquo Hauts les cœurs 1 raquo ndash et ce sont des mots qui nrsquoont pasde sens pour moi je viens de chez moi tout agrave fait preacutepareacute je nrsquoaipas besoin drsquolaquo amuse-gueule raquo pas besoin non plus qursquoon ajoute de lasauce je mange volontiers les mets tout crus et au lieu de mrsquoaiguiserlrsquoappeacutetit par ces preacuteparatifs et avant-goucircts on me le fatigue et affaditau contraire
22 Ai-je le droit agrave notre eacutepoque drsquoavoir cette audace sacri-legravege trouver longuets les dialogues de Platon lui-mecircme qui finissentpar eacutetouffer ce qursquoil veut dire et deacuteplorer que cet homme qui avaitde bien meilleures choses agrave dire passe autant de temps agrave ces discus-sions preacuteparatoires si longues et tellement inutiles Mon ignorance mefournira une excuse si je dis que je ne vois rien de beau dans sa faccedilondrsquoeacutecrire Jrsquoai surtout besoin des livres qui se servent des sciences nonde ceux qui les eacutetablissent
23 Plutarque Seacutenegraveque Pline et leurs semblables nrsquoont pointbesoin de dire laquo Faites attention raquo ils srsquoadressent agrave des gens qui sesont donneacutes agrave eux-mecircmes cette consigne ou alors il srsquoagit drsquoun aver-tissement plus consistant drsquoun morceau qui a sa propre raison drsquoecirctre
24 Je lis aussi volontiers les laquo Lettres agrave Atticus2 raquo non seule-ment parce qursquoelles contiennent beaucoup drsquoinformations sur lrsquohis-toire et les affaires de son eacutepoque mais surtout pour y deacutecouvrir sessentiments personnels Car jrsquoai en effet une vive curiositeacute comme jelrsquoai dit ailleurs pour lrsquoacircme et les opinions intimes de mes auteurs Ilfaut juger de leur talent mais non pas de leur faccedilon de vivre ni de leurvie elle-mecircme drsquoapregraves ce qursquoils livrent au monde dans leurs eacutecrits
25 Jrsquoai mille fois regretteacute que nous ayons perdu le livre que Bru-tus avait eacutecrit sur la vertu car il est inteacuteressant drsquoapprendre la theacuteoriechez ceux qui sont bons dans la pratique Mais le precircche est tout autrechose que le precirccheur et jrsquoaime peut-ecirctre autant lire Brutus chez Plu-tarque que par lui-mecircme Je suis plus inteacuteresseacute par les propos qursquoil
1laquo Sursum corda raquo ce sont les mots que le precirctre prononce pendant la messe aucommencement de la laquo preacuteface raquo et qui sont un appel agrave lrsquoattention
2Cet ouvrage est de Ciceacuteron Montaigne lrsquoeacutevoquera de nouveau dans le chapitre II13 sect9 de la preacutesente eacutedition Mais il avait pourtant fustigeacute seacutevegraverement cette laquo philoso-phie ostentatoire et bavarde raquo Cf [26] I 38 sect38
112 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
tenait sous sa tente agrave lrsquoun de ses amis intimes la veille drsquoune batailleque par ceux qursquoil tint le lendemain agrave son armeacutee et ce qursquoil faisait dansson cabinet de travail et dans sa chambre plutocirct que ce qursquoil faisait surla place publique ou au Seacutenat
26 En ce qui concerne Ciceacuteron je suis de lrsquoavis commun endehors de son savoir on ne trouve pas de grandes qualiteacutes chez lui ileacutetait bon citoyen drsquoune nature deacutebonnaire comme le sont tregraves souventles hommes corpulents et joviaux ce qursquoil eacutetait mais sans mentir ilavait bien de la mollesse de la vaniteacute et de lrsquoambition Et je ne peuxlrsquoexcuser drsquoavoir jugeacute bon de publier ses poeacutesies ce nrsquoest un grosdeacutefaut drsquoeacutecrire de mauvais vers mais crsquoen est un de nrsquoavoir pas senti agravequel point ils eacutetaient indignes de la gloire attacheacutee agrave son nom Quant agraveson eacuteloquence elle eacutechappe agrave toute comparaison et je crois que jamaispersonne ne lrsquoeacutegalera1
27 Ciceacuteron laquo le Jeune raquo qui nrsquoa ressembleacute agrave son pegravere que denom alors qursquoil commandait en Asie trouva un jour agrave sa table plu-sieurs eacutetrangers et entre autres Cestius assis au bas bout comme onle fait souvent quand on se faufile agrave la table des grands Il srsquoinformaaupregraves drsquoun de ses domestiques pour savoir qui eacutetait celui-lagrave et le do-mestique lui dit son nom mais comme il songeait agrave autre chose etavait oublieacute ce qursquoon lui avait dit il le lui redemanda encore deux outrois fois Alors le serviteur pour ne plus avoir agrave lui reacutepeacuteter si souventla mecircme chose et pour qursquoil srsquoen souvienne en lrsquoassociant agrave quelquechose lui dit laquo Crsquoest ce Cestius dont on vous a dit qursquoil ne faisaitpas grand cas de lrsquoeacuteloquence de votre pegravere aupregraves de la sienne raquo Ciceacute-ron [le Jeune] piqueacute au vif par ces paroles ordonna qursquoon empoignele pauvre Cestius et lui fit donner durement le fouet en sa preacutesenceVoilagrave un hocircte bien peu courtois
28 Parmi ceux-lagrave mecircme qui tout bien peseacute ont estimeacute quelrsquoeacuteloquence de Ciceacuteron eacutetait incomparable il en est qui nrsquoont pas man-queacute drsquoy remarquer des fautes comme ce grand Brutus son ami quidisait que crsquoeacutetait lagrave une eacuteloquence casseacutee et aux reins briseacutes (laquo fractamet elumbem raquo) Les orateurs contemporains lui reprochaient aussi ce
1Lrsquoeacutedition de 1588 avait ici un passage qui a eacuteteacute barreacute drsquoun trait de plume danslrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo et que ne reproduit pas lrsquoeacutedition de 1595 Le voici laquo Si est-ce qursquoil nrsquoa pas en cela franchi si net son advantage comme Vergile agrave faict enla poeumlsie car bientost apres luy il srsquoen est trouveacute plusieurs qui lrsquoont penseacute eacutegaler etsurmonter quoy que ce fust agrave bien fauces enseignes mais agrave Vergile nul encore deacutepuisluy nrsquoa oseacute se comparer amp agrave ce propos jrsquoen veux icy adjouter une histoire raquo
Chapitre 10 ndash Sur les livres 113
curieux souci drsquoune laquo chute raquo longue agrave la fin de ses peacuteriodes et remar-quaient qursquoy figuraient tregraves souvent ces mots laquo esse videatur1 raquo Ence qui me concerne jrsquoaime mieux une laquo chute raquo plus courte deacutecoupeacuteeen syllabes bregraveves et longues Il meacutelange bien parfois les rythmes qursquoilemploie mais rarement En voici un que mes oreilles ont retenu poursa rudesse laquo Pour moi jrsquoaimerais mieux ecirctre vieux moins longtempsplutocirct que drsquoecirctre vieux avant lrsquoacircge raquo
29 Ma preacutedilection va aux historiens car ils sont agreacuteables etfaciles agrave lire Et en mecircme temps celui que je recherche lrsquoHom-meen geacuteneacuteral srsquoy montre plus vivant et plus complegravetement que nulle partailleurs avec la varieacuteteacute et la veacuteriteacute de ses sentiments inteacuterieurs danslrsquoensemble comme dans les deacutetails la varieacuteteacute des faccedilons dont il srsquoas-semble avec les autres et celle des accidents qui le menacent Ceuxqui eacutecrivent des laquo Vies raquo dans la mesure ougrave ils srsquoattachent plus auxreacuteflexions qursquoaux eacuteveacutenements plus agrave ce qui vient du dedans qursquoagrave cequi se passe au dehors ceux-lagrave me conviennent donc tout agrave fait Voilagravepourquoi en tout eacutetat de cause Plutarque est mon homme Je trouvebien dommage que nous nrsquoayons pas une douzaine de Diogegravene Laeumlrceet qursquoil nrsquoait pas plus eacutecrit ou de faccedilon plus approfondie Car je suisaussi curieux de connaicirctre la vie de ceux qui sont de grands exemplespour lrsquohumaniteacute que de la diversiteacute de leurs opinions et de leurs ideacutees
30 Quand on eacutetudie lrsquoHistoire il faut feuilleter sans a prioritoutes sortes drsquoauteurs anciens et nouveaux qursquoils eacutecrivent en langueeacutetrangegravere ou en franccedilais pour y apprendre les diverses choses dont ilstraitent Mais Ceacutesar me semble meacuteriter particuliegraverement qursquoon lrsquoeacutetu-die et pas seulement pour lrsquoHistoire mais pour lui-mecircme tant il deacute-passe tous les autres par son excellence et sa perfection ndash et quoiqueSalluste soit lui aussi du nombre Certes je lis cet auteur avec un peuplus de respect et deacutefeacuterence qursquoon ne le fait pour les ouvrages hu-mains je lrsquoexamine tantocirct sous lrsquoangle de ses actes et du caractegravereextraordinaire de sa grandeur et tantocirct sous lrsquoangle de la pureteacute et dupoli inimitables de sa langue qui nrsquoa pas seulement deacutepasseacute celle detous les historiens comme le dit Ciceacuteron ndash mais peut-ecirctre Ciceacuteronlui-mecircme Il fait preuve de tant de sinceacuteriteacute en parlant de ses enne-mis que mises agrave part les fausses couleurs dont il essaie de couvrir samauvaise cause et le deacutegoucirct que peut inspirer sa pernicieuse ambitionil me semble que la seule chose agrave laquelle on puisse trouver agrave redire
1laquo Il semble que raquo
114 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
crsquoest qursquoil a eacuteteacute trop discret sur lui-mecircme car il nrsquoa pu exeacutecuter autantde grandes choses sans y avoir mis bien plus de lui-mecircme qursquoil ne lelaisse voir
31 Jrsquoaime les historiens qursquoils soient tregraves simples ou excellentsCeux qui font tregraves simplement leur travail ne se mecirclent pas drsquoy ajou-ter des choses de leur cru et nrsquoy apportent que le soin et la diligenceneacutecessaires pour rassembler tout ce qui vient agrave leur connaissance etenregistrent les choses de bonne foi sans choisir et sans trier ils nouslaissent juger nous-mecircmes de ce qui est vrai Tel est entre autresFroissart qui a meneacute son affaire avec une telle bonne foi que ayantcommis une erreur qursquoon lui a signaleacutee il ne craint nullement de lareconnaicirctre et de la corriger agrave lrsquoendroit mecircme ougrave elle se trouve Il nousfait connaicirctre la diversiteacute des bruits qui couraient et les variations desreacutecits qursquoon lui faisait Crsquoest la matiegravere mecircme de lrsquoHistoire nue et sansforme chacun peut en faire son profit en fonction de son intelligence
32 Ceux qui sont vraiment excellents sont capables de choisirce qui meacuterite drsquoecirctre connu ils peuvent discerner entre deux rapportsqursquoon leur fait celui qui est le plus vraisemblable Du comportementnaturel des Princes et de leur caractegravere ils deacuteduisent leurs intentionset leur attribuent les paroles qui conviennent agrave la situation Ils sontfondeacutes agrave modeler notre opinion drsquoapregraves la leur et ce nrsquoest certes pas lecas de beaucoup de gens
33 Ceux qui se situent entre les deux et qui sont les plus cou-rants nous gacirctent tout Ils veulent nous macirccher le travail ils srsquoauto-risent donc agrave juger et agrave faire pencher lrsquoHistoire du cocircteacute de lrsquoopinionqursquoils en ont Car dans la mesure ougrave leur jugement penche drsquoun cocircteacuteils ne peuvent pas srsquoempecirccher de modeler et conformer leur narra-tion selon ce pli Ils se mettent donc agrave choisir les choses dignes drsquoecirctreconnues et nous cachent souvent telle ou telle parole ou action priveacuteequi nous informerait bien mieux Ils escamotent comme des choses in-croyables les choses qursquoils ne comprennent simplement pas et peut-ecirctre aussi drsquoautres encore parce qursquoils ne savent pas les formuler enbon latin ou bon franccedilais Qursquoils fassent hardiment eacutetalage de leur eacutelo-quence et de leurs raisonnements qursquoils jugent de leur point de vuemais qursquoils nous laissent agrave nous aussi de quoi juger apregraves eux et doncqursquoils nrsquoaltegraverent ni ne fassent disparaicirctre rien par leurs choix et leurscoupures de la matiegravere elle-mecircme mais qursquoils nous la restituent pureet entiegravere avec toutes ses dimensions [Et les historiens les plus re-
Chapitre 10 ndash Sur les livres 115
commandables sont ceux qui savent de quoi ils parlent soit qursquoils aientparticipeacute aux faits qursquoils racontent soit qursquoils aient eacuteteacute les proches deceux qui les ont dirigeacutes1]
34 Plus souvent notamment agrave notre eacutepoque on choisit pourcette fonction drsquohistorien des gens du peuple pour la seule raisonqursquoils savent bien parler comme si nous cherchions agrave apprendre lagrammaire dans leurs livres Et ils ont bien raison de ne se soucierque de cela nrsquoayant eacuteteacute engageacutes que pour cela et nrsquoayant mis en venteque leur babil Agrave force de beaux mots ils nous confectionnent un beaugacircteau avec les bruits qursquoils reacutecoltent aux carrefours
35 Les seuls ouvrages historiques qui vaillent sont ceux qui onteacuteteacute eacutecrits par ceux-lagrave mecircme qui eacutetaient alors laquo aux affaires raquo ou quiparticipaient agrave leur conduite ou agrave la rigueur ceux qui ont la chancedrsquoen conduire drsquoautres du mecircme genre Crsquoest le cas de presque tousles ouvrages historiques des Grecs et des Romains Car plusieurs teacute-moins oculaires ayant eacutecrit sur le mecircme sujet (ce qui se produisait ence temps-lagrave ougrave la grandeur et le savoir eacutetaient souvent mecircleacutes dans unemecircme personne) srsquoil srsquoy trouve des fautes elles ne peuvent ecirctre quetregraves leacutegegraveres et concerner des faits tregraves obscurs [Si mecircme ils nrsquoavaientpas vu de leurs propres yeux ce qursquoils racontaient ils avaient au moinscet avantage drsquoavoir fait lrsquoexpeacuterience de situations semblables ce quirendait leur jugement plus sucircr2]
36 Que peut-on attendre drsquoun meacutedecin traitant de la guerre oudrsquoun eacutetudiant traitant des projets des princes Si lrsquoon veut soulignerles scrupules que les Romains avaient agrave ce propos un exemple suffira Asinius Pollion avait trouveacute dans les reacutecits de Ceacutesar lui-mecircme quelqueerreur due au fait que Ceacutesar nrsquoavait pu examiner par lui-mecircme tous lesrecoins de son armeacutee et qursquoil avait fait confiance agrave ceux qui lui rap-portaient souvent des choses insuffisamment veacuterifieacutees ou bien parceqursquoil nrsquoavait pas eacuteteacute assez preacuteciseacutement informeacute par ses lieutenants desopeacuterations qursquoils avaient meneacutees en son absence On peut voir par lagravecombien la recherche de la Veacuteriteacute est chose deacutelicate au point qursquoonne puisse pas se fier pour la relation drsquoune bataille agrave la connaissanceqursquoen a celui-lagrave mecircme qui lrsquoa commandeacutee non plus qursquoaux soldatson ne peut demander de savoir ce qui srsquoest passeacute pregraves drsquoeux sauf agrave
1Cette phrase entre crochets a eacuteteacute barreacutee sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo et nefigure pas dans lrsquoeacutedition de 1595 On peut se demander pourquoi car elle ne manquepas drsquointeacuterecirct
2Cette phrase elle aussi a eacuteteacute barreacutee dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo
116 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
en confronter les teacutemoins comme on le fait pour une information ju-diciaire ougrave lrsquoon admet les observations sur les preuves fournies pourchaque point de deacutetail de chaque eacuteveacutenement En fait la connaissanceque nous avons de nos affaires est bien plus vague Mais ceci a eacuteteacute agravemon avis suffisamment traiteacute par Bodin et bien dans le sens de mapropre conception des choses
37 Pour pallier un peu la trahison de ma meacutemoire et sa deacute-ficience (si totale qursquoil mrsquoest arriveacute plus drsquoune fois de reprendre enmains des livres comme srsquoils eacutetaient nouveaux et inconnus de moialors que je les avais lus soigneusement quelques anneacutees plus tocirctet tout barbouilleacutes de mes annotations) jrsquoai pris lrsquohabitude depuisquelque temps drsquoajouter agrave la fin de chaque livre ndash du moins de ceuxdont je ne veux me servir qursquoune seule fois ndash la date agrave laquelle jrsquoaiacheveacute de les lire et le jugement drsquoensemble que je porte sur euxafin que cela me rappelle au moins lrsquoimpression et lrsquoideacutee geacuteneacuteraleque je mrsquoeacutetais faite de lrsquoauteur en le lisant Je vais donc transcrireici quelques-unes de ces annotations
38 Voici ce que jrsquoai mis il y a environ dix ans sur mon Gui-chardin (car quelle que soit la langue de mes livres je leur parle avecla mienne) laquo Voici un historiographe consciencieux et par lequelagrave mon avis on peut apprendre la veacuteriteacute sur les affaires de son tempsaussi preacuteciseacutement que chez aucun autre Crsquoest qursquoil en a eacuteteacute lui-mecircmeacteur dans la plupart des cas et agrave un niveau important1 Il ne semblepas qursquoil ait deacuteguiseacute les faits par haine faveur ou vaniteacute ainsi en fontfoi les jugements tregraves libres qursquoil porte sur les puissants et notammentsur ceux par qui il avait eacuteteacute promu aux charges publiques comme lepape Cleacutement VII Quant agrave la partie dont il semble vouloir se preacuteva-loir le plus ses digressions et raisonnements il en est de bons avecde beaux traits mais il srsquoy est trop complu car pour ne rien vouloirlaisser agrave dire avec un sujet si ample et si dense quasiment infini il endevient flou et sent un peu le bavardage drsquoeacutecole
39 laquo Jrsquoai aussi remarqueacute que parmi tant drsquoacircmes et de faits qursquoiljuge tant de projets et de causes jamais il nrsquoen attribue un seul agrave lavertu agrave la religion2 ou agrave la conscience comme si ces qualiteacutes avaient
1Guichardin avait en effet occupeacute des postes importants ambassadeur de la reacutepu-blique de Florence aupregraves du roi de Castille Ferdinand V au service des papes gouver-neur de Modegravene et de Reggio (1518) puis de Parme (1521) de Bologne (1531-1534)
2P Villey [55] et A Lanly [58] agrave sa suite donnent ici au mot laquo religion raquo le sens delaquo scrupule raquo Je ne vois pas pour ma part de raison impeacuterative et suffisante pour ne pasconserver le mot
Chapitre 10 ndash Sur les livres 117
disparu du monde et il attribue la cause de toutes les actions si bellesqursquoelles nous paraissent agrave quelque meacutediocre motif ou au profit es-compteacute Il est impossible drsquoimaginer que parmi le nombre infini drsquoac-tions dont il se fait le juge il nrsquoy en ait eu aucune qui eucirct deacutecouleacute de lajustice Nulle corruption ne peut srsquoecirctre empareacutee des hommes si univer-sellement qursquoil nrsquoy en ait au moins un qui ait eacutechappeacute agrave la contagionCela me fait craindre que son jugement puisse ecirctre pris en deacutefaut peut-ecirctre a-t-il jugeacute des autres drsquoapregraves lui raquo
40 Dans mon exemplaire de Philipppe de Commines il y aceci laquo Vous trouverez lagrave une langue douce et agreacuteable drsquoune sim-pliciteacute naturelle une narration sans affectation dans laquelle la bonnefoi de lrsquoauteur se montre agrave lrsquoeacutevidence sans vaniteacute quand il parle delui-mecircme ni drsquoaffectation ou de haine quand il parle drsquoautrui ses reacute-flexions et exhortations srsquoaccompagnent plus de zegravele et de veacuteraciteacute quede science eacuterudite et partout se trouve chez lui lrsquoautoriteacute et la graviteacutequi sont celles drsquoun homme bien neacute et appeleacute aux grandes affaires raquo
41 Sur les Meacutemoires de Monsieur Du Bellay laquo Il est tou-jours plaisant de lire des choses eacutecrites par ceux1 qui ont tenteacute de lesconduire comme il faut Mais on ne saurait nier qursquoil y ait chez cesdeux seigneurs une grande perte de franchise et de liberteacute dans lrsquoeacutecri-ture qui brillait chez les anciens qui eacutecrivaient dans la mecircme veineqursquoeux Ainsi du Sire de Joinville familier de saint Louis drsquoEginhardchancelier de Charlemagne et plus reacutecemment de Philippe de Com-mines On trouve ici un plaidoyer pour le roi Franccedilois 1er contre lrsquoem-pereur Charles-Quint plutocirct qursquoune Histoire Je ne veux pas croireqursquoils aient rien changeacute pour ce qui est des faits essentiels mais ilssont passeacutes maicirctres dans lrsquoart de deacutevier le jugement fourni par les eacuteveacute-nements agrave notre avantage et souvent contre la raison et agrave passer soussilence tout ce qursquoil y a de deacutelicat dans la vie de leur roi En teacutemoignentlrsquooubli des disgracircces de Montmorency et de Brion et le fait que le nomde Mme drsquoEacutetampes nrsquoy figure mecircme pas On peut cacher les actionssecregravetes mais taire celles que tout le monde connaicirct et des chosesqui ont eu des conseacutequences publiques drsquoune telle importance crsquoest lagraveun deacutefaut inexcusable En somme si lrsquoon veut avoir une connaissancecomplegravete du roi Franccedilois 1er et des choses qui se sont passeacutees de sontemps il veut mieux srsquoadresser ailleurs si lrsquoon mrsquoen croit Le profit
1Lrsquoauteur principal est Martin Du Bellay mais son fregravere Guillaume a reacutedigeacute les livresV agrave VIII
118 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
que lrsquoon peut tirer de ce livre vient du reacutecit personnel des batailles etactions de guerre auxquelles ces gentilshommes se sont trouveacutes mecircleacuteset des tractations et neacutegociations conduites par le seigneur de Langey il y a lagrave-dedans quantiteacute de choses dignes drsquoecirctre connues et des reacute-flexions peu communes raquo
Chapitre 11
Sur la cruauteacute
1 Il me semble que la vertu est autre chose et quelque chose deplus noble que les simples tendances agrave la bonteacute qui naissent en nousLes acircmes naturellement raisonnables et bien neacutees vont du mecircme paset montrent dans leurs actes le mecircme visage que celui des acircmes ver-tueuses mais la vertu fait entendre je ne sais quoi de plus grand etde plus actif que lorsqursquoon se contente de se laisser tranquillement etpaisiblement conduire par la raison du fait drsquoun heureux naturel Il esttregraves bien et digne de louange de meacutepriser les offenses qursquoon vous faitquand on a un caractegravere naturellement aimable et doux mais il estencore mieux lorsqursquoune offense vous a piqueacute au vif et mis hors devous-mecircme drsquoutiliser les armes de la raison contre son deacutesir de ven-geance et de srsquoen rendre maicirctre apregraves un dur combat Dans le premiercas on agit bien dans le second vertueusement La premiegravere attitudepeut srsquoappeler laquo bonteacute raquo lrsquoautre laquo vertu raquo Car il semble bien que lenom de laquo vertu raquo preacutesuppose une difficulteacute une opposition et qursquoellene peut srsquoexercer sans adversaire Crsquoest peut-ecirctre pour cela que nousdisons de Dieu qursquoil est bon fort geacuteneacutereux et juste ndash mais pas laquo ver-tueux raquo ce qursquoil fait il le fait naturellement et sans effort
2 Comme quelqursquoun reprochait agrave Arceacutesilas que beaucoup degens passaient de son eacutecole agrave celle des Eacutepicuriens et jamais lrsquoinverseil reacutepondit subtilement par ce bon mot laquo Bien sucircr Avec des coqson fait beaucoup de chapons mais jamais on nrsquoa fait de coqs avec deschapons raquo Mais en veacuteriteacute pour ce qui est de la fermeteacute et la rigueur
120 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
de leurs opinions et de leurs preacuteceptes les Eacutepicuriens1 ne le cegravedentnullement aux Stoiumlciens Montrant plus de bonne foi que tous ces dis-cuteurs qui pour combattre Eacutepicure et se donner beau jeu lui fontdire des choses auxquelles il nrsquoa jamais penseacute deacutetournant ses proposdans une mauvaise direction tirant de la grammaire un argument pourinterpreacuteter autrement le sens de ses paroles et une autre opinion quecelle qursquoils savent pertinemment ecirctre la sienne en penseacutee comme danssa conduite un Stoiumlcien dit un jour que srsquoil avait renonceacute agrave ecirctre eacutepi-curien crsquoeacutetait entre autres choses pour cette bonne raison qursquoil trou-vait leur chemin trop eacuteleveacute et inaccessible laquo Car ceux qursquoon appelleCiceacuteron Eacutep
fam[106] t Vxv 19
amoureux de la volupteacute sont en reacutealiteacute amoureux de lrsquohonneur et dela justice et ils aiment et pratiquent toutes les vertus raquo Malgreacute toutcela2 et suivant ici lrsquoopinion courante ndash drsquoailleurs fausse agrave mon avis ndashquant agrave leur valeur respective je dirai donc que parmi les philosophesnon seulement stoiumlciens mais mecircme eacutepicuriens il en est plusieurs quiont jugeacute qursquoil nrsquoeacutetait pas suffisant drsquoavoir lrsquoacircme bien faite bien reacutegleacuteeet bien disposeacutee agrave la vertu qursquoil nrsquoeacutetait pas suffisant de placer nos reacute-solutions et nos penseacutees au-dessus des coups du sort mais qursquoil fallaitencore rechercher les occasions de faire nos preuves Ils veulent doncaller agrave la rencontre de la douleur de la neacutecessiteacute et du meacutepris pour lescombattre et tenir leur acircme en haleine laquo La vertu grandit beaucoupSeacutenegraveque [96]
XIII en luttant raquo3 Crsquoest lrsquoune des raisons pour lesquelles Eacutepaminondas qui eacutetait
drsquoune troisiegraveme laquo eacutecole raquo lui refusa des richesses que le sort avaitmis agrave sa disposition de faccedilon tregraves leacutegitime laquo pour ecirctre obligeacute disait-il de se battre contre la pauvreteacute raquo Et il se maintint toujours en effetdans la pauvreteacute la plus extrecircme Socrate se mettait me semble-t-ilencore plus rudement agrave lrsquoeacutepreuve en supportant pour se mortifier lameacutechanceteacute de sa femme ce qui est en somme une faccedilon de porter lefer dans la plaie Metellus seul de tous les seacutenateurs romains avait
1Montaigne parle de laquo secte raquo mais le mot a de nos jours une telle connotationpeacutejorative que jrsquoai preacutefeacutereacute lrsquoeacuteviter
2Comme on peut le voir si lrsquoon confronte cette traduction et le texte original cedernier est si emmecircleacute agrave cet endroit si truffeacute drsquoincises qui nrsquoen finissent pas qursquoil mrsquoaeacuteteacute absolument impossible de parvenir agrave le rendre intelligible sans en bouleverser gran-dement lrsquoorganisation Il est clair que Montaigne en ajoutant sans cesse des anecdotesdes citations ou des reacuteflexions drsquoapregraves coup agrave son texte ne prend pas toujours la peinede reconsideacuterer lrsquoensemble du passage ou mecircme de la phrase et que lrsquoon se trouve enfin de compte devant un fouillis inextricable Au lecteur de juger si jrsquoai eu raison deprendre de telles liberteacutes
Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 121
entrepris de reacutesister par son seul courage agrave la violence de Saturninustribun de la plegravebe agrave Rome qui voulait faire passer de force une loiinjuste en faveur du peuple ayant encouru de ce fait la peine capitaleque Saturninus avait deacutecreacuteteacutee contre ses opposants il dit agrave ceux qui ence peacuteril extrecircme le conduisaient sur la place laquo Crsquoest une chose bientrop facile et lacircche que de mal faire et bien faire quand il nrsquoy a pas dedanger est chose vulgaire Mais bien faire quand le danger est lagrave crsquoestle devoir mecircme de lrsquohomme vertueux raquo Ces propos nous montrenttregraves clairement ce que je voulais prouver la vertu refuse de prendre lafaciliteacute pour compagne et le chemin emprunteacute par les pas que dirigeune bonne inclination naturelle doux et en pente leacutegegravere nrsquoest pas celuide la veacuteritable vertu Celle-ci reacuteclame au contraire un chemin rude etplein drsquoeacutepines elle veut avoir des difficulteacutes exteacuterieures agrave surmonter(comme celles qursquoaffronta Meacutetellus) par lesquelles le destin se plaitagrave entraver sa course ou des difficulteacutes inteacuterieures comme celles quelui fournissent les passions deacutesordonneacutees et les imperfections dues agravenotre condition
4 Je suis arriveacute facilement jusqursquoici Mais parvenu au bout demon exposeacute voilagrave ce qui me vient agrave lrsquoesprit lrsquoacircme de Socrate la plusparfaite qursquoil mrsquoa eacuteteacute donneacute de connaicirctre serait donc agrave ce compte-lagraveune acircme de peu de meacuterite Car je ne puis concevoir chez lui aucunmouvement de vicieuse concupiscence Je ne puis imaginer aucunecontrainte ni aucune difficulteacute qui soit venue entraver le cours de savertu1 Je sais que la raison eacutetait chez lui si puissante et si maicirctressede tout qursquoelle nrsquoeucirct jamais permis de naicirctre au moindre deacutesir vicieuxA une vertu aussi eacuteleveacutee que la sienne je ne trouve rien agrave opposer je crois la voir srsquoavancer drsquoun pas victorieux et triomphant en grandepompe et tregraves agrave lrsquoaise cependant sans obstacle et sans entrave
5 Si la vertu ne peut briller qursquoen combattant des deacutesirs contrairesagrave elle dirons-nous pour autant qursquoelle ne peut se passer de lrsquoaide duvice et qursquoelle lui doive la consideacuteration et les honneurs dont on lrsquoen-toure Qursquoen serait-il alors de la belle et bonne volupteacute eacutepicuriennequi se targue de nourrir la vertu en elle-mecircme et de la faire folacirctrer sielle devait lui donner pour jouets la pauvreteacute la mort les souffrancesSi je pose comme preacutealable que la vertu parfaite se reconnaicirct agrave ceqursquoelle combat et supporte patiemment la douleur qursquoelle reacutesiste aux
1Montaigne ne vient-il pourtant pas de dire quelques lignes plus haut que Socratelaquo se mettait agrave lrsquoeacutepreuve en supportant la meacutechanceteacute de sa femme raquo
122 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
attaques de la goutte sans se laisser pour autant troubler si je lui fixecomme but obligeacute lrsquoacircpreteacute et la difficulteacute que deviendra donc la vertuparvenue agrave ce point ougrave non seulement elle meacuteprise la douleur maissrsquoen reacutejouit et trouve une agreacuteable excitation dans les terribles accegravesde coliques neacutephreacutetiques Qursquoen sera-t-il alors de cette vertu que leseacutepicuriens ont institueacutee et dont plusieurs drsquoentre eux nous ont laisseacutepar leurs actes des preuves inattaquables
6 Crsquoest le cas de bien drsquoautres encore qui il me semble ontdeacutepasseacute dans la reacutealiteacute les regravegles elles-mecircmes fixeacutees par leur doctrineAinsi de Caton drsquoUtique quand je le vois mourir et se deacutechirer lesentrailles1 je ne puis me contenter de croire simplement que son acircmeeacutetait alors totalement exempte de trouble et drsquoeffroi Je ne puis croireqursquoil se comportait seulement de la faccedilon dont les regravegles de lrsquoeacutecolestoiumlque lrsquoexigeaient demeurer calme sans eacutemotion impassible Il yavait me semble-t-il dans la vertu de cet homme trop de jovialiteacute et deverdeur pour srsquoen tenir agrave cela Je crois plutocirct qursquoil tira du plaisir et dela volupteacute drsquoune action si remarquable et qursquoil srsquoy complut davantageqursquoen aucune autre de sa vie laquo Il quitta la vie heureux drsquoavoir trouveacuteCiceacuteron [20] I
30 une bonne raison de se donner la mort raquo7 Jrsquoen suis tellement persuadeacute que je doute mecircme qursquoil eucirct ac-
cepteacute que lrsquooccasion drsquoune si belle action lui fucirct ocircteacutee Et si la qualiteacutede sa nature qui lui faisait srsquooccuper des inteacuterecircts publics plus que dessiens ne mrsquoen empecircchait jrsquoadopterais volontiers le point de vue selonlequel il savait greacute au hasard drsquoavoir mis sa vertu agrave si rude eacutepreuve etdrsquoavoir aideacute ce brigand2 agrave fouler aux pieds lrsquoantique liberteacute de sa pa-trie Il me semble lire en ce comportement je ne sais quelle joyeuseteacutede lrsquoacircme une bouffeacutee de plaisir extraordinaire et de volupteacute virile enconsideacuterant la noblesse et lrsquoeacuteleacutevation de son attitude
Plus fiegravere parce qursquoelle srsquoeacutetait reacutesolue agrave mourir Horace [36] I37
[une acircme] qui nrsquoest pas stimuleacutee par quelque espeacuterance de gloirecomme les jugements vulgaires et peu solides de certains hommes onttenteacute de le faire croire cette attitude est trop basse pour un cœur sinoble si fier et si ferme une acircme stimuleacutee par la beauteacute de la chose
1Assieacutegeacute dans Utique par Ceacutesar Caton se transperccedila de son eacutepeacutee2Ceacutesar
Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 123
en elle-mecircme il la voyait bien plus clairement et dans toute sa per-fection lui qui en pressait les ressorts que nous ne pouvons le faire
8 La philosophie mrsquoa combleacute drsquoaise en consideacuterant qursquoune sibelle action ne pouvait pas trouver drsquoautre vie que celle de Caton pourlrsquoaccueillir deacutecemment et qursquoil ne pouvait appartenir qursquoagrave la siennede finir ainsi Crsquoest pour cela qursquoil conseilla judicieusement agrave son filset aux seacutenateurs qui lrsquoaccompagnaient de reacutegler autrement leur proprecas laquo Caton que la nature avait doteacute drsquoun eacutetonnant seacuterieux et qui Ciceacuteron [18]
I31lrsquoavait encore renforceacute par une fermeteacute constante demeureacute solide surses principes devait mourir plutocirct que de supporter la vue drsquoun ty-ran raquo
9 Toute mort doit ecirctre conforme agrave ce que fut la vie qursquoelle clocirctNous ne devenons pas quelqursquoun drsquoautre au moment de mourir jrsquoex-plique toujours la mort par la vie qursquoon a eue Et si on mrsquoen preacutesenteune qui semble forte mais rattacheacutee agrave une vie qui fut faible je consi-degravere qursquoelle est plutocirct produite par quelque cause faible en rapportavec ce que fut cette vie
10 Lrsquoaisance de cette mort et cette faciliteacute qursquoil avait acquisepar la force de son acircme dirons-nous donc qursquoelles doivent atteacutenuerquelque peu lrsquoeacuteclat de sa vertu Et qui donc parmi ceux qui ont danslrsquoesprit quelque teinture de la vraie philosophie pourrait se conten-ter drsquoimaginer Socrate simplement exempt de crainte et de souffrancedans le malheur que fut pour lui son emprisonnement ses fers et sacondamnation Qui ne reconnaicirctrait en lui non seulement de la fer-meteacute et de la constance (crsquoeacutetait lagrave son attitude ordinaire) mais encoreje ne sais quel contentement suppleacutementaire une alleacutegresse enjoueacuteelors de ses derniers propos et ses derniers instants Et ce tressaille-ment de plaisir qursquoil ressent en se grattant la jambe quand on lui eutocircteacute ses fers nrsquoindique-t-il pas le mecircme genre de douceur et de joieen son acircme deacutebarrasseacutee des fers que constituaient les difficulteacutes an-ciennes et precircte maintenant agrave affronter la connaissance des choses agravevenir Que Caton me le pardonne pour moi sa mort est plus tragiqueplus tendue mais celle de Socrate est encore je ne sais comment plusbelle Aristippe deacuteclara agrave ceux qui deacuteploraient cette mort laquo Que lesdieux mrsquoen envoient une comme celle-lagrave raquo
11 On voit dans les acircmes de ces deux personnages et de leursimitateurs (car de semblables je doute fortement qursquoil y en ait jamaiseu) une si parfaite habitude de la vertu qursquoelle a fini par passer dans
124 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
leur tempeacuterament Il ne srsquoagit plus drsquoune vertu peacutenible ni des ordresdonneacutes par la raison et pour lrsquoaccomplissement desquels leur acircme doitse raidir crsquoest devenu lrsquoessence mecircme de leur acircme crsquoest son attitudenaturelle et ordinaire Ils lrsquoont rendue ainsi par une longue pratiquedes preacuteceptes de la philosophie qui ont rencontreacute en eux une belle etriche nature Les mauvaises passions qui naissent en nous ne trouventpas de chemin par ougrave elles pourraient srsquoinsinuer en eux La force etlrsquoinflexibiliteacute de leur acircme eacutetouffent et eacuteteignent les concupiscences degravesqursquoelles commencent agrave se mettre en mouvement
12 On ne peut douter il me semble qursquoil soit plus admirablepar une haute et noble reacutesolution drsquoempecirccher la naissance des ten-tations et de srsquoecirctre preacutepareacute agrave la vertu de faccedilon que les germes desvices eux-mecircmes soient deacuteracineacutes plutocirct que drsquoempecirccher par la forceleur progregraves et srsquoarmer et se raidir pour les arrecircter en chemin et lesvaincre Mais on ne peut douter non plus que cette seconde attitudene soit plus belle que le fait drsquoecirctre simplement doteacute drsquoune nature fa-cile et deacutebonnaire deacutegoucircteacutee drsquoelle-mecircme de la deacutebauche et du viceCar il me semble que cette troisiegraveme et derniegravere faccedilon drsquoecirctre rendeun homme innocent mais pas vertueux il est incapable de mal fairemais pas suffisamment apte agrave faire le bien Et de plus cette attitude estsi voisine de lrsquoimperfection et de la faiblesse que je ne sais commenten deacutemecircler les confins et comment les distinguer
13 De lagrave vient que les noms eux-mecircmes de laquo bonteacute raquo et drsquolaquo in-nocence raquo ont un sens quelque peu peacutejoratif Je note que plusieursvertus comme la chasteteacute la sobrieacuteteacute et la tempeacuterance peuvent nouseacutechoir par simple deacutefaillance corporelle La fermeteacute face au danger(srsquoil faut lrsquoappeler ainsi) le meacutepris de la mort la constance devant lescoups du sort peuvent se faire jour et se rencontrer chez les hommessimplement par le fait de ne pas juger comme il faudrait ce qui leurarrive et de ne pas prendre ces accidents pour ce qursquoils sont vraimentLe deacutefaut de compreacutehension et la becirctise ressemblent ainsi parfois agravedes comportements vertueux Et il est souvent arriveacute comme jrsquoai pule constater qursquoon a loueacute des hommes pour des actes qui auraient ducircleur valoir drsquoecirctre blacircmeacutes
14 Un seigneur italien tenait un jour en ma preacutesence des pro-pos qui nrsquoeacutetaient pas agrave lrsquoavantage de son pays il disait que la subtiliteacutedes Italiens et la vivaciteacute de leur penseacutee eacutetaient si grandes qursquoils preacute-voyaient tregraves longtemps agrave lrsquoavance les accidents et les dangers qui pou-vaient leur arriver et qursquoil ne fallait donc pas srsquoeacutetonner si on les voyait
Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 125
souvent en temps de guerre veiller agrave leur seacutecuriteacute avant que drsquoavoirreconnu srsquoil y avait un peacuteril que les Espagnols et nous-mecircmes quinrsquoeacutetions pas aussi fins allions plus loin parce qursquoil nous fallait voirde nos propres yeux et toucher du doigt le danger avant drsquoen avoirpeur et qursquoalors par contre nous nrsquoavions plus de reacutesistance mais queles Allemands et les Suisses plus grossiers et plus lourds que nousnrsquoavaient mecircme pas lrsquoideacutee de se ressaisir alors mecircme qursquoils eacutetaientaccableacutes de coups Il ne disait probablement cela que pour rire maisil est bien vrai qursquoaux affaires de la guerre les deacutebutants se livrentsouvent aux dangers avec une leacutegegravereteacute dont ils ne sauraient plus fairepreuve apregraves avoir eacuteteacute eacutechaudeacutes
Sans ignorer ce que peuvent dans les combats une gloire Virgile [112]XI v 154Toute neuve ndash et le si doux espoir de briller dans la lutte
Voilagrave pourquoi avant de juger lrsquoaction de quelqursquoun il faut enconsideacuterer les circonstances et celui qui en est lrsquoauteur tout entier
15 Et pour parler un peu de moi-mecircme mes amis ont parfoisappeleacute chez moi laquo sagesse raquo ce qui ne relevait que du hasard et prispour du courage et de la patience ce qui eacutetait plutocirct agrave mettre sur lecompte de la penseacutee et de lrsquoopinion Ils mrsquoont aussi attribueacute un titrepour un autre et tantocirct agrave mon avantage tantocirct agrave mon deacutetriment Audemeurant il srsquoen faut de beaucoup que je sois parvenu agrave ce premieret parfait niveau drsquoexcellence ougrave la vertu devient une habitude et jenrsquoai mecircme pas vraiment fait mes preuves dans le second Je nrsquoai pasfait de gros efforts pour brider les deacutesirs qui mrsquoont harceleacute ma vertuou plutocirct mon innocence est accidentelle et fortuite Si jrsquoeacutetais neacute avecun tempeacuterament moins bien reacutegleacute je crains bien que ma vie nrsquoen eucirctpris un tour assez pitoyable car je nrsquoeusse guegravere trouveacute en moi-mecircmede fermeteacute suffisante pour contenir des passions un peu violentes Je nesais pas entretenir des querelles ni mecircme des deacutebats avec moi-mecircmeJe ne puis donc me rendre gracircce de ce que je me trouve exempt decertains vices
Si jrsquoai peu de deacutefauts et peu graves Horace [33] Ivi 65Une nature bonne dans lrsquoensemble
Comme un beau corps malgreacute quelques taches leacutegegraveres
16 Crsquoest plus au hasard qursquoagrave la raison que je dois cela Elle mrsquoafait naicirctre drsquoune famille de bonne reacuteputation et drsquoun tregraves bon pegravere Je
126 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
ne sais srsquoil a fait passer en moi une partie de son tempeacuterament oubien si les exemples de la maison et la bonne eacuteducation reccedilue dansmon enfance y ont insensiblement aideacute mais peut-ecirctre aussi suis-jesimplement neacute ainsi
Que la Balance ou le Scorpion mrsquoaient vu naicirctreHorace [36] IIxvii 17-20 ndash redoutable regard ndash ou que la tyrannie du Capricorne
Ait pu reacutegner alors sur les flots drsquoHespeacuterie
17 Toujours est-il que jrsquoai de moi-mecircme en horreur la plupartdes vices La reacuteponse drsquoAntisthegravene agrave celui qui lui demandait ce quieacutetait le plus important agrave apprendre laquo deacutesapprendre le mal raquo semblemettre lrsquoaccent lagrave-dessus1 Je les ai en horreur dis-je de faccedilon si na-turelle et si personnelle que cette sorte drsquoinstinct que jrsquoai suceacute avec lelait de ma nourrice je lrsquoai conserveacute sans que nulle occasion ait jamaispu me le faire abandonner Il en est de mecircme en ce qui concerne mesjugements personnels parce qursquoils se sont parfois eacutecarteacutes de la voiecommune ils me conduiraient plus facilement agrave des actions que cetteinclination naturelle me fait haiumlr
18 Ce que je vais dire est monstrueux mais je vais pourtant ledire je trouve dans ma conduite plus de retenue et de regravegle que dansma penseacutee et mes deacutesirs moins deacutereacutegleacutes que ma raison
19 Aristippe professa des opinions si hardies en faveur de lavolupteacute et des richesses qursquoil mit en eacutemoi contre lui tous les philo-sophes Mais pour ce qui est de sa conduite Le tyran Denys lui ayantpreacutesenteacute trois belles filles pour qursquoil fasse son choix il reacutepondit qursquoilles prenait toutes les trois car on sait ce agrave quoi le choix de Pacircris avaitconduit2 Mais quand il les eut ameneacutees chez lui il les renvoya sansles avoir toucheacutees Son valet se trouvant en chemin trop lourdementchargeacute de lrsquoargent qursquoil portait il lui ordonna de jeter ce qui le gecircnait
20 Eacutepicure dont les principes sont irreacuteligieux et tourneacutes versle plaisir3 se comporta de faccedilon tregraves deacutevote et tregraves laborieuse durantsa vie Il eacutecrivit un jour agrave un de ses amis qursquoil ne vivait que de pain
1Cette phrase qui a eacuteteacute ajouteacutee sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo nrsquoest pas tregravesclaire il faut probablement comprendre laquo semble insister sur le fait qursquoil faut deacutetesterle vice raquo
2La guerre de Troie on le sait fut soi-disant provoqueacutee par ce choix3Le mot de Montaigne ici est laquo deacutelicats raquo A Lanly [58] reprend le mot proposeacute
par P Villey ([55] II p 428) laquo effeacutemineacutes raquo Mais dans ce contexte (les principesphilosophiques) le mot me semble mal venu
Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 127
bis et drsquoeau et il le priait de lui envoyer un peu de fromage pour lecas ougrave il voudrait faire un repas plus somptueux1 Est-il donc vrai quepour ecirctre vraiment bon il soit neacutecessaire de lrsquoecirctre par une dispositioninneacutee cacheacutee et universelle qui nrsquoa besoin ni de lois ni de la raisonni drsquoexemples
21 Les deacutebordements dans lesquels je me suis trouveacute entraicircneacutene sont pas Dieu merci des pires Je les ai bien condamneacutes chez moicomme ils le meacuteritent car mon jugement ne srsquoest pas trouveacute conta-mineacute par eux Au contraire je les condamne plus rigoureusement chezmoi que chez un autre2 Mais crsquoest tout car au demeurant je leur op-pose trop peu de reacutesistance et je me laisse trop facilement glisser verslrsquoautre cocircteacute de la balance sauf pour les modeacuterer et empecirccher qursquoils semeacutelangent agrave drsquoautres vices car ils srsquoentretiennent les uns les autreset srsquoenchaicircnent les uns aux autres si on nrsquoy prend garde Les miensje les ai mis agrave part et confineacutes de faccedilon qursquoils soient isoleacutes et les plussimples que jrsquoai pu
Je ne cheacuteris pas exageacutereacutement mon vice Juveacutenal [41]VIII v 164
22 Les Stoiumlciens disent que le sage quand il agit utilise toutesles vertus ensemble mecircme srsquoil en est une qui soit plus apparente queles autres (et agrave ce propos on pourrait faire lrsquoanalogie avec le corps hu-main car la colegravere ne peut srsquoexercer par exemple que si toutes nos pul-sions y participent mecircme si crsquoest la colegravere qui domine) Mais quandils veulent en tirer cette conclusion que celui qui commet une fauteagit ainsi agrave cause de tous ses vices agrave la fois je ne les crois pas aussifacilement Ou bien je ne les comprends pas car crsquoest le contraire queje ressens Ce sont lagrave des subtiliteacutes extrecircmes sans valeur concregraveteauxquelles la philosophie srsquoattache parfois
23 Je me laisse aller agrave quelques vices mais jrsquoen fuis drsquoautresautant qursquoun saint pourrait le faire
24 Les Peacuteripateacuteticiens contestent eux aussi cette conception quifait des vices un tout indissoluble et Aristote considegravere qursquoun hommesage et juste peut ecirctre intempeacuterant et incontinent
1Diogegravene Laeumlrce [44] Eacutepicure X p 1245 laquo Envoie-moi un pot de fromage afin queje puisse quand je le voudrai faire grande chegravere raquo
2Lrsquoeacutedition de 1595 est la seule agrave mettre ici laquo Je les accuse raquo Sur lrsquolaquo exemplaire deBordeaux raquo le texte eacutetait laquo ains au rebours il juge plus exactement amp plus rigoureuse-ment raquo corrigeacute en laquo Au rebours il les accuse plus rigoureusement raquo
128 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
25 Socrate avouait agrave ceux qui discernaient dans sa physionomiequelque inclination au vice que crsquoeacutetait bien lagrave sa propension naturellemais qursquoil lrsquoavait corrigeacutee par les regravegles qursquoil srsquoeacutetait imposeacutees Et lesfamiliers du philosophe Stilpon disaient qursquoeacutetant neacute tregraves porteacute sur levin et les femmes il eacutetait devenu gracircce agrave ses efforts abstinent de lrsquounet de lrsquoautre
26 Ce que jrsquoai de bon en moi je le tiens agrave lrsquoinverse du hasardde ma naissance je ne le dois ni agrave une loi ni agrave un preacutecepte ou agraveun quelconque apprentissage Lrsquoinnocence qui est la mienne est uneinnocence native Elle a peu de force et est sans artifice Parmi lesvices je hais cruellement la cruauteacute spontaneacutement et par jugementcomme eacutetant le plus extrecircme de tous Mais cela va chez moi jusqursquoagraveune telle faiblesse que je ne vois pas eacutegorger un poulet sans deacuteplaisiret ne supporte pas drsquoentendre geacutemir un liegravevre sous les dents de meschiens ndash bien que la chasse soit pour moi un plaisir violent
27 Ceux qui ont agrave combattre la volupteacute utilisent volontiers commeargument pour montrer qursquoelle est totalement vicieuse et deacuteraison-nable le fait que lorsqursquoelle est agrave son maximum elle srsquoempare totale-ment de nous au point que la raison ne peut plus srsquoy frayer un cheminEt ils en donnent pour exemple ce que nous ressentons quand nousavons commerce avec les femmes
Quand le corps deacutejagrave pressent le plaisir et que VeacutenusLucregravece [46]IV 1106-7 Est sur le point drsquoensemencer le champ feacuteminin
Car il leur semble en effet que le plaisir nous transporte si loin horsde nous que notre raison saisie et paralyseacutee par la volupteacute est alorsincapable de jouer son rocircle
28 Mais je sais qursquoil peut en aller autrement et qursquoon arriveraparfois si on le veut agrave remettre lrsquoacircme agrave ce moment lagrave sur la voiedrsquoautres penseacutees mais il faut la tendre et la raidir en la maintenantaux aguets Je sais qursquoon peut maicirctriser la force de ce plaisir et je mrsquoyconnais je nrsquoai pas trouveacute en Veacutenus une si impeacuterieuse deacuteesse quecertains et plus chastes que moi le preacutetendent Je ne considegravere pascomme un miracle comme le fait la reine de Navarre dans lrsquoun descontes de son laquo Heptameron raquo (un bon livre dans son genre) ni commequelque chose drsquoextrecircmement difficile de passer des nuits entiegraveresen toute liberteacute et tranquilliteacute avec une maicirctresse depuis longtempsdeacutesireacutee en respectant la promesse qursquoon lui a faite de se contenter de
Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 129
baisers et de caresses Je crois que le plaisir qursquoon prend agrave la chasseserait ici un meilleur exemple comme il y a moins de plaisir il y aaussi plus drsquoexaltation et de surprise et cela fait que notre raison nrsquoapas le loisir de se preacuteparer agrave la rencontre Quand apregraves une longuequecircte la becircte vient soudain se preacutesenter agrave nous dans un endroit oupeut-ecirctre nous lrsquoattendions le moins La surprise et lrsquoardeur des crisque lrsquoon pousse alors nous frappent au point qursquoil serait certainementmalaiseacute agrave ceux qui aiment cette sorte de chasse de tourner ailleursleurs penseacutees Et les poegravetes ne donnent-ils pas agrave Diane la victoire surles flammes et les flegraveches de Cupidon
Qui nrsquooublierait au milieu de tels plaisirs Horace [35] II27Les cruels soucis de lrsquoamour
29 Mais pour en revenir agrave mon propos1 jrsquoeacuteprouve une grandecompassion pour les malheurs drsquoautrui et je pleurerais facilement parcontagion si en quelque occasion que ce soit je pouvais pleurer Ilnrsquoest rien qui appelle mes larmes autant que les larmes et pas seule-ment les vraies mais nrsquoimporte lesquelles qursquoelles soient feintes oupeintes Je ne plains guegravere les morts je les envierais plutocirct mais jeplains tregraves fort les mourants Les sauvages ne mrsquooffensent pas autantparce qursquoils font rocirctir et mangent les corps des treacutepasseacutes que ceuxqui les font souffrir et les perseacutecutent quand ils sont vivants Et mecircmeles exeacutecutions judiciaires pour justifieacutees qursquoelles soient je ne puis ensoutenir la vue
30 Quelqursquoun2 pour teacutemoigner de la cleacutemence de Ceacutesar deacute-clara laquo Il eacutetait doux en ses vengeances Ayant forceacute agrave se rendre lespirates qui lrsquoavaient auparavant fait prisonnier et mis agrave ranccedilon commeil les avait menaceacutes de les faire mettre en croix il les y condamna mais ce fut apregraves les avoir fait eacutetrangler raquo Quant agrave Philomon son se-creacutetaire qui avait chercheacute agrave lrsquoempoisonner il le fit simplement mourirsans chercher agrave le punir plus durement Et ne parlons pas de cet auteurlatin qui ose alleacuteguer pour teacutemoignage de cleacutemence le fait de ne tuerque ceux par qui on a eacuteteacute offenseacute il est aiseacute de deviner qursquoil a eacuteteacute
1Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on peut voir que se trouvait ici la phrase laquo Crsquoesticy un fagotage de pieces descousues je me suis detourneacute de ma voye pour dire ce motde la chasse Mais raquo Le mot laquo Mais raquo a eacuteteacute barreacute drsquoun trait de plume et la phrase nefigure pas dans lrsquoeacutedition de 1595
2Crsquoest Sueacutetone [91] Ceacutesar LXXIV Crsquoest encore de lui qursquoil srsquoagit dans la phrasesuivante
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frappeacute par les vils et horribles exemples de cruauteacute dont les tyransromains instituegraverent lrsquousage
31 En ce qui me concerne tout ce qui dans la justice elle-mecircme est au-delagrave de la mort me semble de la pure cruauteacute Et no-tamment pour nous qui devrions avoir le souci de remettre agrave Dieu lesacircmes telles qursquoelles sont normalement ce qui est impossible apregraves lesavoir agiteacutees et deacutesespeacutereacutees par des tortures insupportables
32 Il y a quelque temps un soldat prisonnier aperccedilut depuis latour ougrave il eacutetait enfermeacute que la foule se rassemblait sur la place et quedes charpentiers y dressaient leurs ouvrages il crut que crsquoeacutetait pourlui et ayant pris la reacutesolution de se tuer ne trouva rien pour mettreson projet agrave exeacutecution qursquoun vieux clou de charrette que le hasardmit entre ses mains Il srsquoen donna donc deux grands coups agrave la gorgemais voyant que crsquoeacutetait en vain il srsquoen donna alors un troisiegraveme dansle ventre ougrave il laissa le clou enfonceacute Le premier de ses gardes quipeacuteneacutetra dans sa cellule le trouva dans cet eacutetat vivant encore mais agraveterre et tout affaibli par ses coups Pour profiter du temps qui lui restaitavant qursquoil deacutefaillicirct on lui prononccedila sa sentence et lrsquoayant entenduecomme il nrsquoeacutetait condamneacute qursquoagrave avoir la tecircte trancheacutee il sembla re-prendre un peu de forces il accepta le vin qursquoil avait drsquoabord refuseacuteet remercia ses juges de la douceur inespeacutereacutee de leur condamnationdisant qursquoil avait choisi de se donner la mort par crainte drsquoune mortplus dure et insupportable voyant les apprecircts qui se faisaient sur laplace il avait cru qursquoon allait le faire souffrir par quelque horrible sup-plice Et il parut deacutelivreacute de la mort parce que celle-ci nrsquoeacutetait plus lamecircme
33 Si lrsquoon veut que ces exemples de seacuteveacuteriteacute servent agrave main-tenir le peuple dans ses devoirs je conseillerais plutocirct qursquoils soientappliqueacutes aux cadavres des criminels Car les voir priveacutes de seacutepultureles voir bouillir et mettre en piegraveces cela ferait presque autant drsquoeffetsur le peuple que les souffrances qursquoon inflige aux vivants ndash bien quecela soit peu de chose ou rien du tout en fait comme Dieu le dit laquo Ilstuent les corps et apregraves il ne leur reste plus rien agrave faire raquo Et les poegravetesLuc XII 4soulignent agrave lrsquoenvi lrsquohorreur de ces actes pires que la mort
Un roi demi brucircleacute les os mis agrave nuEnnius inCiceacuteron [20] Ixvi
Deacutegouttant de sang noir traicircneacute agrave terre
Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 131
34 Je me suis trouveacute un jour agrave Rome au moment ougrave on allaitexeacutecuter Catena un voleur notoire1 On lrsquoeacutetrangla sans que cela sou-legraveve aucune eacutemotion dans lrsquoassistance mais quand vint le moment dele deacutemembrer le bourreau ne donnait pas un coup sans que la foule nereacuteagisse avec des cris plaintifs et des exclamations comme si chacuneucirct precircteacute sa propre sensibiliteacute agrave cette charogne
35 Il faut exercer ces excegraves inhumains sur lrsquoenveloppe inerteet non sur la chair vivante Ainsi Artaxerxegraves dans un cas agrave peu pregravessemblable amollit la rigueur des anciennes lois de Perse il ordonnaque les Seigneurs qui avaient failli agrave leur charge au lieu drsquoecirctre fouet-teacutes comme crsquoeacutetait lrsquohabitude fussent deacutepouilleacutes de leurs vecirctements etque ceux-ci soient fouetteacutes agrave leur place et au lieu de leur arracher lescheveux comme autrefois il ordonna qursquoon leur enlegraveve seulement leurchapeau
36 Les Eacutegyptiens si deacutevots pourtant estimaient qursquoils satis-faisaient tout agrave fait la justice divine en lui sacrifiant des simulacresde porcs peints en effigie voilagrave une invention hardie que celle quiconsiste agrave vouloir payer Dieu substance si essentielle en peinture etfaux-semblant
37 Je vis agrave une eacutepoque ougrave abondent les exemples effarants de cevice agrave cause des deacutesordres entraicircneacutes par nos guerres civiles Et lrsquoon nevoit rien de pire dans lrsquohistoire ancienne que ce agrave quoi nous assistonstous les jours Mais cela ne mrsquoy a nullement habitueacute Je ne pouvais pascroire avant de lrsquoavoir vu moi-mecircme qursquoil puisse y avoir des espritsassez monstrueux pour ecirctre capables de commettre des meurtres rienque pour le plaisir deacutecouper agrave la hache les membres de quelqursquounsrsquoexciter agrave inventer des tortures inusiteacutees et des morts nouvelles etsans que tout cela soit causeacute ni par lrsquoinimitieacute ni lrsquoappacirct du profitmais agrave cette seule fin que de jouir du plaisant spectacle des gesteset mouvements pitoyables des geacutemissements et des cris lamentablesdrsquoun homme mourant dans des souffrances terribles Voilagrave certes lepoint ultime que la cruauteacute puisse atteindre laquo Qursquoun homme tue un Seacutenegraveque [96]
XChomme sans colegravere sans crainte seulement pour le voir expirer raquo1Cette exeacutecution srsquoest deacuterouleacutee le 14 janvier 1581 Elle est raconteacutee par Montaigne
dans son laquo Journal de Voyage raquo ([56] p 1210) Catena avait commis 54 meurtres paraicirct-il et 10 000 personnes assistegraverent agrave son exeacutecution laquo Il fit une mort commune sansmouvemans et sans parole estoit home noir de trante ans ou environ Apregraves qursquoil futestrangleacute on le detrancha en quatre cartiers Ils ne font guiere mourir les homes quedrsquoune mort simple et exercent leur rudesse apregraves la mort [] le peuple qui nrsquoavoit passanti de le voir estrangler agrave chaque coup qursquoon donnoit pour le hacher srsquoeacutecrioit drsquounevoix piteuse raquo
132 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
38 En ce qui me concerne je nrsquoai jamais pu voir sans deacuteplaisirpoursuivre et tuer une becircte innocente sans deacutefense et qui ne nous arien fait Et comme il arrive assez couramment que le cerf se sentanthors drsquohaleine et agrave bout de forces nrsquoa plus rien drsquoautre agrave faire que dese retourner et de se rendre agrave nous qui le poursuivons implorant notrepitieacute
Et par ses plaintes sanglantVirgile [112]VII 501 comme une acircme en peine
cela mrsquoa toujours sembleacute un spectacle tregraves deacuteplaisant139 Je ne prends guegravere de becircte vivante agrave qui je ne redonne la cleacute
des champs Pythagore en achetait aux pecirccheurs et aux oiseleurs pouren faire autant
Je crois que crsquoest du sang des becirctes sauvagesOvide [62] XV106 Que le fer a eacuteteacute maculeacute tout drsquoabord
Un naturel sanguinaire agrave lrsquoeacutegard des becirctes teacutemoigne drsquoune propen-sion naturelle agrave la cruauteacute
40 Quand on se fut habitueacute agrave Rome aux spectacles de mises agravemort drsquoanimaux on en vint aux hommes et aux gladiateurs La Natureje le crains a donneacute agrave lrsquoHomme un penchant agrave lrsquoinhumaniteacute Personnene prend plaisir agrave voir des becirctes jouer et se caresser ndash et tout le mondeen prend agrave les voir srsquoentre-deacutechirer et se deacutemembrer
41 Qursquoon ne se moque pas de la sympathie que jrsquoai pour elles la theacuteologie elle-mecircme nous ordonne drsquoavoir de la mansueacutetude agrave leureacutegard Elle considegravere que crsquoest un mecircme maicirctre qui nous a logeacutes dansce palais pour ecirctre agrave son service et donc que les becirctes sont commenous de sa famille elle a donc raison de nous enjoindre drsquoavoir en-vers elles du respect et de lrsquoaffection Pythagore emprunta lrsquoideacutee dela meacutetempsychose aux Eacutegyptiens mais elle a eacuteteacute adopteacutee depuis parplusieurs peuples et le fut par nos druides
Les acircmes ne meurent pas apregraves avoir quitteacute leur seacutejourOvide [62] XV106 Elles vont vivre dans nouvelles demeures ougrave elles srsquoinstallent
42 La religion des anciens Gaulois consideacuterait que les acircmeseacutetant eacuteternelles ne cessaient de bouger et de changer de place drsquoun
1Au sect 28 pourtant Montaigne semblait faire lrsquoeacuteloge de lrsquoexcitation qui saisit le chas-seur
Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 133
corps agrave un autre et associait agrave cette fantaisie une certaine ideacutee de la Jus-tice divine ils pensaient que selon le comportement de lrsquoacircme quandelle avait habiteacute Alexandre par exemple Dieu lui assignait ensuite unautre corps agrave habiter plus ou moins peacutenible et ayant un rapport agrave sacondition
Il enferme les acircmes dans le corps silencieux des animaux Claudien [22]ii 482Celles des cruels dans des ours des voleurs dans des loups
Des fourbes dans des renards et apregraves les avoir promeneacuteesPar mille figures durant de longues anneacuteesLes purifie enfin dans le fleuve de lrsquooubliEt leur rend forme humaine
43 Si lrsquoacircme avait eacuteteacute vaillante ils la logeaient dans le corps drsquounlion voluptueuse dans celui drsquoun porc lacircche dans celui drsquoun cerfou drsquoun liegravevre malicieuse dans celui drsquoun renard et ainsi de suitejusqursquoagrave ce que purifieacutee par ce chacirctiment elle reprenne lrsquoapparence ducorps drsquoun autre homme
Moi-mecircme il mrsquoen souvient durant la guerre de Troie Pythagore inOvide [62] xv160-161
Je fus Euphorbe fils de Pantheacutee
44 Quant agrave ce cousinage entre nous et les becirctes je nrsquoen faispas grand cas Ni du fait que plusieurs peuples et notamment les plusanciens et les plus nobles ont non seulement admis des becirctes en leursocieacuteteacute et leur compagnie mais leur ont aussi donneacute un rang bien pluseacuteleveacute qursquoagrave eux-mecircmes Crsquoest qursquoils les consideacuteraient tantocirct comme fa-miliegraveres et favorites des dieux et avaient donc envers elles un respectet une deacutevotion plus grande qursquoenvers des hommes et tantocirct mecircme nereconnaissaient pas drsquoautres dieu ni diviniteacute qursquoelles laquo becirctes divini- Ciceacuteron [17] I
36seacutees par les barbares qui en tirent profit raquo
Les uns adorent le crocodile drsquoautres sont terroriseacutes Juveacutenal [41]XV 2-6Par lrsquoibis engraisseacute de serpents ici brille la statue drsquoor
Drsquoun singe agrave grande queue et des villes entiegraveres veacutenegraverentTantocirct un poisson tantocirct un chien
45 Lrsquointerpreacutetation tregraves judicieuse que donne Plutarque de cetteerreur est encore agrave leur honneur il dit que ce nrsquoeacutetait pas le chatou le bœuf que les Eacutegyptiens adoraient mais qursquoils adoraient en ces
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animaux-lagrave des repreacutesentations des faculteacutes divines dans le bœuf lrsquoen-durance et lrsquoutiliteacute dans le chat la vivaciteacute ou ndash comme chez nosvoisins les Bourguignons et dans toute lrsquoAllemagne ndash lrsquoincapaciteacute desupporter lrsquoenfermement ce qui repreacutesentait pour eux la liberteacute qursquoilsaimaient et adoraient plus que toute autre faculteacute divine et ainsi pourles autres Mais quand je rencontre parmi les opinions les plus mo-deacutereacutees des raisonnements qui tendent agrave prouver combien nous res-semblons eacutetroitement aux animaux combien ils participent de ce quenous consideacuterons comme nos plus grands privilegraveges et avec quellevraisemblance on peut les comparer agrave nous certes jrsquoen rabats beau-coup de notre preacutesomption et me deacutemets volontiers de cette royauteacuteimaginaire qursquoon nous attribue sur les autres creacuteatures
46 Si on peut discuter de tout cela il nrsquoen reste pas moins quenous devons un certain respect et un devoir geacuteneacuteral drsquohumaniteacute nonseulement envers les animaux qui sont vivants et ont une sensibiliteacutemais envers les arbres et mecircme les plantes Nous devons la justiceaux hommes et la bienveillance et la douceur aux autres creacuteaturesqui peuvent les ressentir Il y une sorte de relation entre nous et desobligations mutuelles Je ne crains pas drsquoavouer la tendresse due agravema nature si pueacuterile qui fait que je ne peux guegravere refuser la fecircte quemon chien me fait ou qursquoil me reacuteclame mecircme quand ce nrsquoest pas lemoment
47 Les Turcs ont des aumocircnes et des hocircpitaux pour les becirctesLes Romains avaient un service public chargeacute de la nourriture desoies gracircce agrave la vigilance desquelles leur Capitole avait eacuteteacute sauveacute1 LesAtheacuteniens ordonnegraverent que les mules et les mulets qui avaient servipour lrsquoeacutedification du temple appeleacute laquo Hecatompedon raquo fussent libreset qursquoon les laissacirct paicirctre partout sans restriction
48 Les gens drsquoAgrigente avaient lrsquohabitude drsquoenterrer seacuterieu-sement les becirctes qursquoils avaient aimeacutees comme par exemple les che-vaux ayant fait preuve drsquoun rare meacuterite les chiens et les oiseaux utilesou mecircme ceux qui avaient servi agrave distraire leurs enfants Et la magni-ficence dont ils faisaient preuve ordinairement en toutes choses sevoyait particuliegraverement agrave la somptuositeacute et au nombre des tombeauxeacuteleveacutes pour ces animaux-lagrave ils sont demeureacutes bien visibles des siegraveclesplus tard Les Eacutegyptiens enterraient les loups les ours les crocodiles
1Les oies du Capitole avaient eacuteveilleacute les deacutefenseurs par leurs cris empecircchant la villedrsquoecirctre envahie par surprise
Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 135
les chiens et les chats dans des lieux sacreacutes ils embaumaient leurscorps et portaient le deuil lors de leur treacutepas
49 Cimon fit eacutelever une seacutepulture honorable pour les jumentsavec lesquelles il avait gagneacute par trois fois le prix dans la course desJeux Olympiques Xantippe lrsquoancien fit enterrer son chien sur un capsur la cocircte qui a depuis gardeacute ce nom Et Plutarque avait scrupuleraconte-t-il de vendre et envoyer agrave la boucherie pour un faible profitun bœuf qui lrsquoavait longtemps servi
Chapitre 12
Apologie de RaymondSebond
1 Crsquoest en veacuteriteacute un domaine tregraves grand et tregraves utile que la connais-sance2 et ceux qui la meacuteprisent montrent bien par lagrave quelle est leursottise Mais je ne lui accorde pourtant pas une valeur aussi extrecircmeque certains le font comme Heacuterillos le philosophe qui placcedilait en ellele souverain bien et consideacuterait que crsquoeacutetait agrave elle que revenait le soinde nous rendre heureux et sages Je ne crois pas cela non plus quece que drsquoautres ont dit comme par exemple que la connaissance estmegravere de toute vertu et que tout vice est produit par lrsquoignorance Ou sicrsquoest vrai cela meacuterite une longue discussion
2 Notre maison a depuis longtemps eacuteteacute ouverte aux gens de sa-voir et elle est bien connue drsquoeux Mon pegravere qui lrsquoa dirigeacutee pendantcinquante ans et plus plein de cette ardeur nouvelle avec laquelle le roiFranccedilois premier srsquoadonna aux lettres et les mit agrave lrsquohonneur recherchasoigneusement et agrave grands frais la compagnie des gens savants il lesreccedilut chez lui comme des saints ou des personnes ayant reccedilu quelqueinspiration de sagesse divine recueillant leurs sentences et leurs reacute-flexions comme des oracles et avec drsquoautant plus de reacuteveacuterence et derespect religieux qursquoil avait moins de quoi en juger car il nrsquoavait au-
2Certes Montaigne utilise ici le mot laquo science raquo mais il ne saurait srsquoagir de ceque nous rangeons aujourdrsquohui sous ce mot Et jrsquoestime que le terme plus large delaquo connaissance raquo convient mieux car il nrsquoimplique pas forceacutement lrsquoideacutee drsquoune construc-tion globale et coheacuterente bacirctie sur des protocoles explicites
138 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
cune connaissance des lettres non plus que ses parents et ancecirctresQuant agrave moi si je les appreacutecie je ne leur voue pas cette adoration
3 Il y avait entre autres Pierre Bunel tregraves reacuteputeacute pour son sa-voir agrave lrsquoeacutepoque qui srsquoeacutetait arrecircteacute agrave Montaigne ougrave il avait eacuteteacute accueillipar mon pegravere pendant quelques jours avec drsquoautres personnes de songenre et qui lui avait laisseacute en partant un livre intituleacute laquo Theacuteolo-gie naturelle ou le livre des creacuteatures de Maicirctre Raymond Sebond raquoEt comme les langues espagnole et italienne eacutetaient familiegraveres agrave monpegravere et que ce livre est eacutecrit dans une sorte drsquoespagnol farci de ter-minaisons latines Bunel espeacuterait que sans avoir besoin de beaucoupdrsquoaide mon pegravere pourrait en faire son profit il le lui recommandacomme un livre tregraves utile dans les circonstances drsquoalors crsquoest qursquoeneffet les nouveauteacutes de Luther commenccedilaient agrave se reacutepandre et agrave eacutebran-ler en bien des endroits notre foi traditionnelle Et en cela il se montraitbien aviseacute son raisonnement lrsquoamenant agrave penser que ce commence-ment de maladie allait facilement deacutegeacuteneacuterer en un exeacutecrable atheacuteisme
4 En effet les gens du peuple nrsquoont pas la capaciteacute de jugerles choses par elles-mecircmes et se laissent entraicircner par le hasard et lesapparences Aussi degraves qursquoon leur donne la hardiesse de meacutepriser etcritiquer les opinions qursquoils avaient consideacutereacutees jusque-lagrave avec la plusgrande deacutefeacuterence comme celles ougrave il est question de leur salut degraves quelrsquoon met en doute et en question1 certains articles de leur foi les voilagravequi se mettent agrave consideacuterer avec la mecircme suspicion tous les autres carils nrsquoavaient pas pour eux drsquoautre autoriteacute ni de fondement que ce quelrsquoon vient justement drsquoeacutebranler Les voilagrave donc qui secouent commeun joug tyrannique tout ce qui leur venait de lrsquoautoriteacute des lois ou durespect de la tradition
Car on pieacutetine avec passion ce qursquoon redoutait tant autrefoisLucregravece [46] V1140
et ils commencent alors agrave ne plus rien admettre qursquoils nrsquoaient aupara-vant examineacute et explicitement accepteacute
5 Or il se trouve que quelques jours avant sa mort mon pegravereayant par hasard retrouveacute ce livre sous un tas drsquoautres papiers aban-
1Montaigne eacutecrit laquo en doubte et agrave la balance raquo Les commentateurs nrsquoont pas man-queacute de relever le fait que en 1576 il avait fait graver pour lui-mecircme une meacutedaille surlaquelle justement les plateaux drsquoune balance en eacutequilibre symbolisaient son impossi-biliteacute drsquoalors agrave adopter une opinion plutocirct qursquoune autre Mais ce scepticisme a connude fortes variations
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 139
donneacutes me demanda de le lui traduire en franccedilais Il est facile de tra-duire des auteurs comme celui-lagrave ougrave il nrsquoy a guegravere que le contenu agraverendre Mais quand il srsquoagit de ceux qui ont attacheacute beaucoup drsquoimpor-tance agrave la qualiteacute et agrave lrsquoeacuteleacutegance de leur langage les faire passer dansun idiome plus faible preacutesente bien plus de dangers Crsquoeacutetait lagrave une oc-cupation nouvelle et singuliegravere pour moi Mais comme par chance jeme trouvais ecirctre disponible agrave ce moment-lagrave et que je ne pouvais rienrefuser agrave ce que me demandait le meilleur pegravere qursquoon eut jamais jemrsquoacquittai de cette tacircche comme je pus Il en tira un plaisir extrecircmeet ordonna qursquoon fasse imprimer cela ce qui fut fait apregraves sa mort1
6 Je trouvais belles les ideacutees de cet auteur lrsquoorganisation de sonouvrage bien faite et son dessein plein de pieacuteteacute Du fait que beaucoupde gens prennent plaisir agrave le lire et notamment les dames agrave qui nousdevons assistance je me suis souvent trouveacute agrave mecircme de les secourir endisculpant ce livre des deux principaux reproches qursquoon lui fait Sonobjectif est hardi et courageux car il entreprend avec des argumentshumains et naturels drsquoeacutetablir et de deacutemontrer contre les atheacutees tousles articles de la religion chreacutetienne Et je dois dire qursquoil le fait defaccedilon si ferme et avec tant de bonheur que je ne pense pas qursquoil soitpossible de faire mieux en ce domaine ni mecircme que quiconque lrsquoaitjamais eacutegaleacute Cet ouvrage me semblait trop riche et trop beau pour unauteur dont le nom eacutetait si peu connu et dont la seule chose que noussavons est qursquoil eacutetait espagnol et meacutedecin agrave Toulouse il y a environdeux cents ans Je mrsquoenquis donc un jour aupregraves drsquoAdrien Turnegravebequi savait tout pour connaicirctre ce qursquoil en eacutetait au juste de ce livre Ilme reacutepondit qursquoagrave son avis il srsquoagissait drsquoune sorte de quintessence tireacuteede saint Thomas drsquoAquin car seul un esprit comme le sien plein drsquouneimmense eacuterudition et drsquoune admirable subtiliteacute eacutetait capable drsquoavoirde telles ideacutees De toute faccedilon quel qursquoen soit lrsquoauteur et lrsquoinventeur(et ce ne serait pas juste drsquoenlever ce titre agrave Sebond sans autres motifs)il srsquoagissait lagrave drsquoun homme de tregraves grand talent ayant de nombreusesqualiteacutes
7 La premiegravere critique que lrsquoon fait agrave son ouvrage crsquoest que la Premiegraverecritiquereligion des chreacutetiens ne repose que sur la foi et une inspiration par-
ticuliegravere de la gracircce divine et qursquoils se font du tort agrave vouloir lrsquoeacutetayerpar des arguments drsquoordre humain Et comme cette objection semble
1Les eacuteditions preacuteceacutedentes comportaient ici la phrase laquo avec la neacutegligence qursquoonpeut y voir drsquoapregraves le tregraves grand nombre de fautes que lrsquoimprimeur y laissa ayant euseul la responsabiliteacute de ce travail raquo
140 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
relever drsquoun zegravele pieux il nous la faut accueillir avec drsquoautant plusde douceur et de respect envers ceux qui la mettent en avant Ce rocircleconviendrait mieux agrave un homme verseacute dans la theacuteologie qursquoagrave moi quinrsquoy connais rien Mais voilagrave pourtant ce que jrsquoen pense cette veacuteriteacutesur laquelle la bonteacute de Dieu a bien voulu nous eacuteclairer est une chosesi divine et si eacuteleveacutee et deacutepasse tellement lrsquointelligence humaine qursquoilfaut bien qursquoil nous precircte encore son secours par une faveur extraordi-naire et privileacutegieacutee pour que nous puissions la concevoir et lrsquoaccueilliren nous et je ne crois pas que les moyens purement humains en soientcapables drsquoaucune faccedilon
8 Srsquoils lrsquoeacutetaient nombre de ces esprits singuliers et excellentset si bien doteacutes de qualiteacutes naturelles que lrsquoon a connus dans les siegraveclespasseacutes nrsquoeussent pas manqueacute par leurs reacuteflexions de parvenir agrave cetteconnaissance La foi seule peut nous permettre drsquoembrasser vraimentet fortement les profonds mystegraveres de notre religion Mais cela ne veutpas dire que ce ne soit pas une tregraves belle et tregraves louable entreprise quecelle qui consiste agrave utiliser pour le service de notre foi les faculteacutes natu-relles et humaines que Dieu nous a donneacutees Il ne fait drsquoailleurs pas dedoute que crsquoest lrsquousage le plus honorable que nous puissions en faireet qursquoil nrsquoest pas drsquooccupation ni de dessein plus digne drsquoun chreacute-tien que de chercher par toutes ses eacutetudes et ses reacuteflexions agrave embellireacutetendre et amplifier la veacuteriteacute de sa croyance Nous ne nous conten-tons pas de servir Dieu avec notre esprit et notre acircme nous lui devonsencore et lui rendons une veacuteneacuteration corporelle nous employonsnos membres eux-mecircmes nos mouvements et ce qui nous entoure1agrave lrsquohonorer Il faut faire la mecircme chose avec la raison et utiliser cellequi est en nous pour accompagner notre foi mais toujours avec cettereacuteserve il ne faut pas penser qursquoelle deacutepende de nous ni que nosefforts et nos arguments puissent jamais atteindre une connaissanceaussi surnaturelle et divine
9 Si elle nrsquoentre pas en nous par une impreacutegnation extraordi-naire si elle y entre non seulement par des raisonnements mais aussipar des moyens simplement humains elle ne peut y ecirctre dans toutesa digniteacute et toute sa splendeur Et pourtant je crains fort que nous nepuissions en jouir que par cette voie-lagrave Si nous tenions agrave Dieu par lrsquoin-termeacutediaire drsquoune foi vive si nous tenions agrave Dieu par lui et non par
1Je comprends ainsi les laquo choses externes raquo dont parle Montaigne ici
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 141
nous si nous avions une base1 et un fondement divins les vicissitudeshumaines nrsquoauraient pas le pouvoir de nous eacutebranler comme elles lefont notre fort ne serait pas precirct agrave se rendre devant une aussi faiblecanonnade Lrsquoamour de la nouveauteacute la contrainte due aux princesles succegraves drsquoun parti un changement teacutemeacuteraire et fortuit dans nos opi-nions rien de cela nrsquoaurait la force de secouer et alteacuterer notre croyanceNous ne la laisserions pas troubler par le premier argument venu ni lapersuasion fucirct-elle le fruit de toute la rheacutetorique qursquoil y eut jamais nous soutiendrions ces flots avec une fermeteacute inflexible et impassible
Comme un rocher eacutenorme refoule les flots qui le heurtentEt par sa masse disperse les ondesRugissant autour de lui2
10 Si le rayon de la diviniteacute nous touchait un peu cela se verraitpartout non seulement nos paroles mais nos actes eux-mecircmes enporteraient la lueur et lrsquoeacuteclat3 Tout ce qui viendrait de nous seraitillumineacute par cette noble clarteacute Nous devrions avoir honte de voir quedans les sectes humaines il nrsquoy eut jamais un seul adepte qui quelquedifficile et eacutetrange que fucirct sa doctrine nrsquoy ait conformeacute sa conduite etsa vie alors que dans une institution aussi divine et ceacuteleste que la leurles chreacutetiens ne sont marqueacutes que par des paroles
11 Voulez-vous voir cela Comparez nos mœurs agrave celles drsquounmusulman ou drsquoun paiumlen elles demeurent toujours infeacuterieures alorsque au regard de la supeacuterioriteacute de notre religion nous devrions brillerpar lrsquoexcellence agrave une distance extrecircme et incomparable Et lrsquoon de-vrait donc dire laquo Sont-ils si justes si charitables si bons Alors ilssont chreacutetiens raquo Les apparences exteacuterieures sont communes agrave toutesles religions espeacuterance confiance eacuteveacutenements ceacutereacutemonies peacuteni-tence martyres La marque particuliegravere de notre veacuteriteacute devrait ecirctrenotre vertu en mecircme temps qursquoelle est la marque la plus ceacuteleste et
1A Lanly [58] se contente de traduire par laquo un pied raquo Mais des exemples tels que laquo Si noz facultez intellectuelles amp sensibles sont sans fondement amp sans pied raquo oulaquo cette consideration qui nous a faict forger amp donner pied si volontiers agrave cette loy raquoou encore laquo lrsquohumaine raison a persuadeacute qursquoelle nrsquoavoit ny pied ny fondement quel-conque raquo montrent bien agrave mon avis que laquo pied raquo est agrave prendre ici non pas litteacuteralement(car alors que dire de laquo fondement raquo) mais dans le sens de laquo base raquo
2Anonyme imitant Virgile (Eacuteneacuteide VII 587) agrave la louange de Ronsard3Comme toujours chez Montaigne deux termes quasi eacutequivalents pour qualifier
quelque chose Nous eacuteviterions certainement aujourdrsquohui ce que nous ressentonscomme une redondance
142 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
la plus difficile et la plus noble deacutemonstration de la veacuteriteacute Il eut bienraison notre bon saint Louis quand ce roi tartare qui srsquoeacutetait fait chreacute-tien voulut venir agrave Lyon baiser les pieds du Pape et voir de ses yeuxla sainteteacute qursquoil pensait trouver en nos mœurs il eut bien raison delrsquoen dissuader instamment de peur que la vue de notre faccedilon de vivredissolue ne le deacutetournacirct au contraire drsquoune si sainte croyance Maisil est vrai que par la suite il en fut tout autrement pour cet autre quieacutetant alleacute agrave Rome pour les mecircmes raisons et y voyant la vie dissoluedes preacutelats et du peuple de ce temps-lagrave srsquoaffermit au contraire drsquoau-tant plus dans notre religion consideacuterant quelle devait ecirctre sa force etsa sainteteacute pour maintenir sa digniteacute et sa splendeur au milieu de tantde corruption et dans des mains aussi vicieuses
12 Si nous avions une seule goutte de foi nous deacuteplacerions lesmontagnes dit la sainte Bible1 Nos actions si elles eacutetaient guideacutees etaccompagneacutees par la diviniteacute ne seraient pas simplement humaineselles auraient quelque chose de miraculeux comme notre croyanceelle-mecircme laquo Croire est un moyen rapide de former sa vie agrave la vertu etQuintilien [84]
XII 2 au bonheur raquoLes uns font croire agrave tout le monde qursquoils croient ce qursquoils ne
croient pas Les autres plus nombreux se le font croire agrave eux-mecircmesincapables qursquoils sont de savoir vraiment ce que crsquoest que croire
13 Nous trouvons eacutetrange que dans les guerres qui accablent ence moment notre pays nous voyons les eacuteveacutenements fluctuer et eacutevoluerdrsquoune maniegravere commune et ordinaire crsquoest que nous nrsquoy apportonsrien que du nocirctre La justice qui est en lrsquoun des deux partis nrsquoy estque comme un ornement et une couverture elle y est bien alleacutegueacuteemais nrsquoy est ni reccedilue ni logeacutee ni eacutepouseacutee elle y est comme en labouche de lrsquoavocat et non dans le cœur et les sentiments du plaideurDieu doit son secours extraordinaire agrave la foi et agrave la religion et non agravenos passions Les hommes y sont les meneurs de jeu et se servent dela religion alors que ce devrait ecirctre tout le contraire
14 Le sentez-vous Crsquoest de nos propres mains que nous diri-geons la religion tirant comme drsquoune cire tant de formes diffeacuterentesagrave partir drsquoune regravegle si droite et si ferme Quand cela srsquoest-il mieuxvu qursquoen France en ce moment Ceux qui lrsquoont prise par la gauche
1Bible de L Segond Matth XVII 20 laquo Je vous le dis en veacuteriteacute si vous aviez de lafoi comme un grain de seacuteneveacute vous diriez agrave cette montagne lsquoTransporte-toi drsquoici lagraversquoet elle se transporterait rien ne vous serait impossible raquo
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 143
ceux qui lrsquoont prise par la droite ceux qui la voient en noir ceuxqui la voient en blanc ndash tous lrsquoutilisent de la mecircme faccedilon pour leursentreprises ambitieuses et brutales et srsquoy conduisent tellement de lamecircme faccedilon en matiegravere drsquoexactions et drsquoinjustices qursquoils font assureacute-ment douter de la diversiteacute des opinions qursquoils preacutetendent avoir surcette chose dont deacutependent la conduite et les regravegles de notre vie Est-ilpossible de voir sortir de la mecircme eacutecole et du mecircme enseignement desmœurs plus semblables des conduites plus identiques
15 Voyez avec quelle horrible impudence nous jouons avec lesraisons divines et comment nous les avons rejeteacutees et reprises sans au-cun scrupule religieux selon que le destin nous a fait changer de cocircteacutedans les orages qui ont tout bouleverseacute1 Prenez cette question si im-portante est-il permis au sujet de se rebeller et de srsquoarmer contre sonprince pour deacutefendre la religion Souvenez-vous qui reacutepondait agrave celapar lrsquoaffirmative lrsquoan passeacute et de quel parti cette affirmation consti-tuait le credo Souvenez-vous alors de quel autre parti lrsquoaffirmationcontraire constituait aussi le credo Et maintenant entendez-vous dequel cocircteacute proviennent les voix qui proclament lrsquoune et lrsquoautre Et siles armes font moins de bruit pour cette cause-ci que pour celle-lagrave Et nous mettons sur le bucirccher les gens qui disent que la veacuteriteacute doit sesoumettre agrave la neacutecessiteacute Mais la France ne fait-elle pas bien pis queseulement le dire
16 Acceptons de reconnaicirctre la veacuteriteacute celui qui trierait mecircmedans lrsquoarmeacutee reacuteguliegravere ceux qui y marchent par le seul zegravele de la foireligieuse et ceux qui ne se soucient que de la protection des lois deleur pays ou du service de leur prince celui-lagrave ne trouverait mecircme pasde quoi constituer une compagnie drsquohommes drsquoarmes complegravete Drsquoougravevient qursquoil srsquoen trouve si peu qui aient conserveacute la mecircme volonteacute etla mecircme deacutemarche dans nos troubles civils et que nous les voyonsau contraire aller tantocirct au pas tantocirct agrave bride abattue Drsquoougrave vientque nous voyons les mecircmes hommes tantocirct nuire agrave nos affaires parleur violence et leur intransigeance tantocirct par leur indiffeacuterence leurmollesse leur inertie Nrsquoest-ce pas parce qursquoils y sont pousseacutes pardes consideacuterations personnelles et occasionnelles et qursquoils agissent enfonction de leur diversiteacute
1Le texte dit laquo orages publics raquo Le mot laquo public raquo a pour le lecteur drsquoaujourdrsquohuiun sens trop preacutecis Je propose donc une peacuteriphrase pour rendre lrsquoideacutee qui est mesemble-t-il celle de bouleversements de la socieacuteteacute
144 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
17 Il me semble eacutevident que nous nrsquoaccordons volontiers agrave ladeacutevotion que ce qui flatte nos passions Il nrsquoest pas drsquohostiliteacute aussiextrecircme que celle des chreacutetiens Notre zegravele fait merveille quand il vadans le mecircme sens que notre penchant naturel pour la haine la cruauteacutelrsquoambition la cupiditeacute la deacutenonciation la reacutebellion Mais agrave lrsquoinversedu cocircteacute de la bonteacute de la bienveillance de la modeacuteration si par miraclequelque tempeacuterament exceptionnel ne lrsquoy pousse il ne srsquoy rend ni agravepied ni en courant Notre religion a pour but drsquoextirper les vices etelle les dissimule les nourrit les excite
18 Il ne faut pas rouler Dieu dans la farine1 ndash comme on ditSi nous croyions en lui je ne dis mecircme pas par veacuteritable foi maispar croyance ordinaire et si mecircme (je le dis agrave notre grande confusion)nous le croyions et connaissions sous un autre jour comme lrsquoun de noscompagnons nous lrsquoaimerions par-dessus toute chose pour lrsquoinfiniebonteacute et lrsquoinfinie beauteacute qui brillent en lui Et du moins marcherait-ilalors dans notre affection au mecircme pas que nos richesses nos plaisirsnotre gloire et nos amis
19 Mecircme le meilleur drsquoentre nous ne craint pas de lrsquooutra-ger alors qursquoil craint drsquooutrager son voisin son parent son maicirctreAvec drsquoun cocircteacute lrsquoobjet de lrsquoun de nos vicieux plaisirs et de lrsquoautre laconnaissance et la conviction drsquoune gloire immortelle est-il quelqursquoundrsquointelligence assez simplette pour vouloir mettre lrsquoun et lrsquoautre en ba-lance Et pourtant nous renonccedilons bien souvent agrave la seconde par purdeacutedain car qursquoest-ce qui peut bien nous pousser agrave blaspheacutemer sinonle goucirct lui-mecircme pour lrsquooffense
20 Comme on lrsquoinitiait aux mystegraveres orphiques et que le precirctrelui disait que ceux qui se vouaient agrave cette religion connaicirctraient apregravesleur mort un bonheur eacuteternel et parfait le philosophe Antisthegravene luidit laquo Si tu le crois pourquoi ne meurs-tu pas toi-mecircme raquo
21 Selon sa maniegravere brusque et plus loin de notre propos Dio-gegravene deacuteclara au precirctre qui cherchait aussi agrave le convaincre de rejoindreson ordre pour acceacuteder aux biens de lrsquoautre monde laquo Tu ne voudraistout de mecircme pas me faire croire qursquoAgeacutesilas et Eacutepaminondas quiont eacuteteacute de si grands hommes seront miseacuterables alors que toi qui nrsquoes
1Lrsquoexpression employeacutee par Montaigne laquo faire barbe (ou gerbe) de paille raquo signifiait donner de la paille pour du grain se moquer laquo Rouler dans la farine raquo qui srsquoemploieencore aujourdrsquohui couramment mrsquoa sembleacute conserver la mecircme ideacutee et convenir mieuxdans le contexte que celle de laquo faire prendre des vessies pour des lanternes raquo
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 145
qursquoun veau et ne fais rien qui vaille tu seras bienheureux parce que tues precirctre1 raquo
22 Si nous recevions ces grandes promesses de la beacuteatitude eacuteter-nelle en leur accordant la mecircme autoriteacute qursquoagrave un raisonnement philo-sophique nous nrsquoeacuteprouverions pas envers la mort une horreur aussigrande que celle que nous eacuteprouvons
Loin de se plaindre de sa dissolution le mourant se reacutejouirait Lucregravece [46]III 612De partir et laisser sa deacutepouille comme le serpent sa peau
Et le cerf devenu trop vieux ses cornes trop longues
23 Je veux ecirctre dissous dirions-nous et ecirctre avec Jeacutesus-ChristLa force du discours de Platon sur lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ne poussa-t-elle pas certains de ses disciples agrave la mort pour jouir plus promptementdes espeacuterances qursquoil leur donnait
24 Tout cela est le signe eacutevident que nous ne faisons de cettereligion la nocirctre qursquoagrave notre faccedilon et par nos propres moyens et queles autres ne sont pas reccedilues diffeacuteremment Nous nous sommes trou-veacutes dans un pays ougrave elle eacutetait en usage nous tenons compte de sonantiquiteacute ou du prestige de ceux qui lrsquoont soutenue nous craignonsles menaces qursquoelle profegravere agrave lrsquoencontre des meacutecreacuteants et nous cou-rons apregraves ce qursquoelle nous promet Ces consideacuterations-lagrave doivent ser-vir notre croyance mais ne sont que subsidiaires car elles sont drsquoordrehumain En un autre pays drsquoautres exemples de semblables promesseset menaces pourraient tout aussi bien nous amener agrave une croyancecontraire Nous sommes chreacutetiens de la mecircme faccedilon que nous sommesPeacuterigourdins ou Allemands
25 Platon dit qursquoil est peu drsquohommes suffisamment fermes dansleur atheacuteisme2 pour qursquoun danger pressant ne les ramegravene pas agrave recon-naicirctre la puissance divine Mais cela ne concerne pas un vrai chreacutetien
1Selon Diogegravene Laeumlrce ([44] Diogegravene p 717) Diogegravene aurait lanceacute une reacutepliquede ce genre laquo agrave des Atheacuteniens qui lui demandaient de se faire initier aux mystegraveres raquo et ilaurait dit laquo Laissez-moi rire Ageacutesilas et Eacutepaminondas croupiraient dans le bourbiertandis que nrsquoimporte quel pauvre type agrave condition drsquoecirctre initieacute seacutejournerait dans lesicircles des Bienheureux raquo
2Les eacutediteurs (Villey [55] p ex) font ici reacutefeacuterence au texte de Platon [71] X Maiscrsquoest plutocirct I 5 semble-t-il ougrave lrsquoon peut lire laquo quand quelqursquoun se trouve pregraves de ceqursquoil croit devoir ecirctre la fin peacutenegravetrent en lui la peur et le souci de choses dont auparavantil ne srsquoinquieacutetait pas raquo Et il faut noter que ni le mot laquo atheacutee raquo ni laquo atheacuteisme raquo ne figurentdans le texte de Platon
146 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
crsquoest lrsquoaffaire des religions mortelles et humaines que drsquoecirctre reccedilues pardes voies humaines Et quelle peut bien ecirctre la foi que la lacirccheteacute et lafaiblesse instillent et eacutetablissent en nous Plaisante foi qui ne croitce qursquoelle croit que faute drsquoavoir le courage de ne pas le croire Uneeacutemotion mauvaise comme le manque de fermeteacute ou la peur peut-elleproduire en notre acircme quelque chose de raisonnable
26 Ces hommes-lagrave eacutetablissent dit-il1 par la raison et le juge-ment que ce que lrsquoon raconte sur les enfers et les souffrances futuresest imaginaire mais quand lrsquooccasion srsquooffre drsquoen faire lrsquoexpeacuteriencequand la vieillesse et les maladies les rapprochent de la mort alors laterreur qursquoils en eacuteprouvent les remplit drsquoune croyance nouvelle tantest grande lrsquohorreur de ce qui les attend Et parce que de telles ideacuteesrendent les cœurs craintifs il deacutefend dans ses Lois toute mention desemblables menaces tout ce qui pourrait faire naicirctre lrsquoideacutee que lesDieux puissent causer agrave lrsquohomme un mal quelconque agrave moins quece ne soit comme dans le cas drsquoun meacutedicament pour son bien Ondit que Bion avait eacuteteacute contamineacute par lrsquoatheacuteisme de Theacuteodore et qursquoilsrsquoeacutetait longtemps moqueacute des hommes religieux mais quand la mortle surprit il se laissa aller aux plus stupides superstitions comme siles Dieux pouvaient disparaicirctre et apparaicirctre en fonction de lrsquoeacutetat deBion
27 Platon et ces exemples megravenent agrave la conclusion que noussommes rameneacutes agrave la croyance en Dieu par le raisonnement ou par lacontrainte Lrsquoatheacuteisme est une proposition en quelque sorte deacutenatureacuteeet monstrueuse malaiseacutee agrave faire admettre agrave lrsquoesprit humain si insolentet deacutereacutegleacute qursquoil puisse ecirctre Mais on a vu nombre drsquohommes par vaniteacuteet par fierteacute de concevoir des opinions originales et preacutetendant reacutefor-mer le monde adopter cette posture ils ne sont ni assez fous ni assezforts pour avoir veacuteritablement en conscience adopteacute cette opinion et sivous leur donnez un bon coup drsquoeacutepeacutee dans la poitrine vous les verrezjoindre les mains vers le ciel Et quand la crainte ou la maladie aurontfait retomber cette ferveur provocatrice et quelque peu instable ils ne
1Platon [73] I laquo Car les histoires que lrsquoon raconte au sujet de ce qui se passe chezHadegraves agrave savoir que celui qui en ce monde a commis lrsquoinjustice doit dans lrsquoautre enrendre justice ces histoires dont il se riait jusqursquoalors voici maintenant qursquoelles boule-versent son acircme raquo Comme indiqueacute agrave la note preacuteceacutedente rappelons que les mots laquo atheacutee raquoou laquo atheacuteisme raquo ne figurent pas explicitement dans le texte de Platon ndash bien entenduToutefois dans le texte de Montaigne ce laquo ils raquo renvoie bien agrave ceux dont il a eacuteteacute questionau paragraphe 25
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 147
manqueront pas de se reprendre et de se laisser discregravetement conduirepar les croyances et les exemples ordinaires Un dogme veacuteritablementassimileacute est une chose ces positions superficielles en sont une autre neacutees de la divagation drsquoun esprit deacutetraqueacute elles flottent inconsideacutereacute-ment et sans certitude dans lrsquoimagination Hommes bien malheureuxet eacutecerveleacutes qui srsquoefforcent drsquoecirctre encore pires qursquoils ne le peuvent
28 Lrsquoerreur du paganisme et lrsquoignorance de notre sainte veacuteriteacuteont conduit lrsquoacircme de Platon certes grande mais de grandeur humaineseulement agrave adopter cette fausse ideacutee que ce sont les enfants et lesvieillards qui sont les mieux disposeacutes envers la religion comme si ellenaissait et tirait sa force de notre deacutebiliteacute
29 Le nœud qui devrait lier notre jugement et notre volonteacute quidevrait eacutetreindre notre acircme et lrsquounir agrave notre Creacuteateur ce devrait ecirctreun nœud tirant sa force et ses entrelacs non pas de nos consideacuterationsde nos raisonnements et de nos eacutemotions mais drsquoune eacutetreinte divineet surnaturelle nrsquoayant qursquoune forme qursquoun visage qursquoun aspect lrsquoautoriteacute de Dieu et sa gracircce Or notre cœur et notre acircme eacutetant reacutegiset commandeacutes par la foi il est leacutegitime que celle-ci utilise au servicede son dessein toutes nos autres faculteacutes selon leurs capaciteacutes Aussine peut-on croire qursquoil nrsquoy ait dans toute cette machinerie du mondequelques marques et empreintes de la main de ce grand architecteet qursquoil nrsquoy ait pas parmi toutes les choses qursquoil y a dans le mondequelque image qui rappelle un peu lrsquoouvrier qui les a formeacutees et bacirctiesIl a laisseacute paraicirctre en ces ouvrages sublimes le caractegravere de sa diviniteacuteet si nous ne pouvons le deacutecouvrir cela ne tient qursquoagrave notre faiblesseCrsquoest ce qursquoil nous dit lui-mecircme ses œuvres invisibles il nous lesmanifeste par des œuvres visibles
30 Sebond srsquoest atteleacute agrave cette noble tacircche qui consiste agrave nousmontrer comment il nrsquoest rien dans le monde qui vienne deacutementir sonauteur Ce serait faire tort agrave la bonteacute divine si lrsquounivers ne correspon-dait pas agrave ce que nous croyons Le ciel la terre les eacuteleacutements notrecorps et notre acircme toutes choses y conspirent il suffit de trouverle moyen de les utiliser et elles nous instruisent si nous sommes ca-pables de comprendre Car ce monde est un temple sacreacute dans lequellrsquohomme a eacuteteacute introduit pour y contempler des statues qui nrsquoont paseacuteteacute faites de main humaine mais que la divine penseacutee a rendues sen-sibles le soleil les eacutetoiles les eaux la terre pour nous donner une re-preacutesentation de ce qui nrsquoest pas intelligible Les choses invisibles dues
148 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
agrave Dieu dit saint Paul se manifestent par la creacuteation du monde si nousconsideacuterons sa sagesse eacuteternelle et sa diviniteacute agrave travers ses œuvres
Dieu ne refuse pas agrave la terre la vue du ciel Manilius [49]IV 907 Crsquoest son propre visage et son corps qursquoil nous reacutevegravele
En le faisant rouler sans cesse au-dessus de nos tecirctesIl se donne agrave nous il srsquoimprime en nousPour que nous puissions bien le connaicirctreContempler sa marche et obeacuteir agrave ses lois1
31 Nos explications et nos raisonnements humains sont unesorte de matiegravere brute et steacuterile crsquoest la gracircce de Dieu qui leur donneforme crsquoest elle qui la faccedilonne et en fait la valeur De mecircme que lesactions vertueuses de Socrate et de Caton drsquoUtique demeurent vaineset inutiles pour nrsquoavoir pas eu leur veacuteritable finaliteacute pour avoir ignoreacutedrsquoaimer et drsquoobeacuteir au vrai creacuteateur de toutes choses pour avoir ignoreacuteDieu ndash ainsi en est-il de nos ideacutees et de nos raisonnements ils ont bienun corps mais crsquoest une masse informe sans contours sans eacuteclat sila foi et la gracircce de Dieu nrsquoy sont pas associeacutees Et la foi qui vientteindre et illustrer les arguments de Sebond les rend fermes et solides ils peuvent nous servir agrave nous diriger ils sont un premier guide agrave un no-vice pour le mettre sur le chemin de la connaissance ils le faccedilonnenten quelque sorte et permettent agrave la gracircce de Dieu de parachever etparfaire ensuite notre croyance
32 Je connais un personnage important fort cultiveacute qui mrsquoaconfesseacute avoir eacutechappeacute aux erreurs de la meacutecreacuteance gracircce aux argu-ments de Sebond Et mecircme si on leur ocirctait ce vernis si on leur enle-vait le secours et la confirmation de la foi et qursquoon les tienne pour depures inventions humaines ils se montreraient encore dans le combatcontre ceux qui sont tombeacutes dans les eacutepouvantables et horribles teacute-negravebres de lrsquoirreacuteligion aussi solides et fermes que tous ceux du mecircmegenre qursquoon pourrait leur opposer Aussi pouvons-nous dire agrave nos ad-versaires
Si vous avez de meilleurs arguments produisez-les Horace [34] I5
1Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo le passage qui suit a eacuteteacute entiegraverement barreacute drsquountrait de plume nouvel indice des preacutecautions que Montaigne avait peut-ecirctre jugeacute bonde prendre cette fois envers son imprimeur Je traduis laquo Si mon imprimeur aimeces preacutefaces ampouleacutees et manieacutereacutees sans lesquelles selon la mode drsquoaujourdrsquohui ilnrsquoest pas de bon livre srsquoil nrsquoen est pas bardeacute il ferait mieux drsquoutiliser des vers commeceux-lagrave qui sont de meilleure et plus ancienne race que ceux qursquoil est alleacute y accrocher raquo
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 149
Sinon soumettez-vous
Qursquoils subissent la force de nos preuves ou qursquoils nous en montrentdrsquoautres et sur quelque autre sujet de mieux tisseacutees et eacutetoffeacutees
33 Mais je me suis sans mecircme y penser deacutejagrave engageacute agrave demidans la seconde objection agrave laquelle je mrsquoeacutetais proposeacute de reacutepondrepour Sebond certains disent que ses arguments sont faibles et in-capables de deacutemontrer ce qursquoil veut et ils se font forts de les faireaiseacutement srsquoeffondrer Il faut srsquoattaquer agrave ces adversaires-lagrave un peu plusrudement car ils sont plus dangereux et plus perfides que les premiers
34 On interpregravete volontiers ce que disent les autres en fonctionde nos opinions a priori1 et pour un atheacutee tous les eacutecrits ont quelquechose agrave voir avec lrsquoatheacuteisme car il infecte la matiegravere innocente de sonpropre venin Ces gens-lagrave ont donc une opinion toute faite qui leur faittrouver fades les arguments de Sebond Au demeurant il semble qursquoonleur donne beau jeu et toute liberteacute de combattre notre religion par desarmes purement humaines alors qursquoils nrsquooseraient pas lrsquoattaquer danssa pleine majesteacute drsquoautoriteacute et de souveraineteacute
35 Le moyen que jrsquoutilise pour combattre cette freacuteneacutesie celuiqui me semble le plus propre agrave cela crsquoest de froisser et fouler aux piedslrsquoorgueil et la fierteacute humaine Il faut faire sentir agrave ces gens-lagrave lrsquoinaniteacutela vaniteacute et le neacuteant de lrsquohomme leur arracher des mains les faiblesarmes de la raison leur faire courber la tecircte et mordre la poussiegraveresous le poids de lrsquoautoriteacute et du respect de la majesteacute divine Car crsquoestagrave elle et agrave elle seule qursquoappartiennent la connaissance et la sagesse elle seule peut estimer quelque chose drsquoelle-mecircme et lrsquoestime quenous avons de nous nous la lui deacuterobons laquo Car Dieu ne permet pas Heacuterodote [37]
VII xqursquoun autre que lui srsquoenorgueillisse raquo36 Mettons agrave bas cette preacutesomption premier fondement de la
tyrannie de lrsquoesprit malin laquo Dieu reacutesiste aux orgueilleux et accorde Saint PierreEacutepicirctres I V 5sa gracircce aux humbles raquo
1Dans lrsquoeacutedition de 1588 on trouvait au lieu de la phrase preacuteceacutedente ceci laquo Celui quiest drsquoailleurs imbu drsquoune creacuteance reccediloit bien plus ayseacutement les discours qui lui serventque ne faict celuy qui est abreuveacute drsquoune opinion contraire comme sont ces gens icy raquoDans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo cette phrase a eacuteteacute surchargeacutee par une correctionmanuscrite que ne reprend pas exactement lrsquoeacutedition de 1595 laquo On couche volontiersle sens des escrits drsquoautrui a la faveur des opinions qursquoon a prejugees en soi et unatheiste se flate a ramener tous auteurs agrave lrsquoatheisme infectant de son propre venin lamatiere innocente Ceux cy ont quelque [] raquo Ma traduction suit le texte de 1595 Maisles diffeacuterences ne sont pas neacutegligeables comme de remplacer laquo escrits raquo par laquo dicts raquo
150 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
Lrsquointelligence est dans tous les dieux dit Platon1 et point ou peuchez les hommes
37 Crsquoest pourtant un grand encouragement pour nous chreacutetiensque de voir nos faculteacutes mortelles et peacuterissables si parfaitement as-sorties agrave notre foi sainte et divine que lorsqursquoon les utilise agrave proposde choses qui sont par leur nature eacutegalement mortelles et peacuterissablesces faculteacutes ne sont pas mieux adapteacutees agrave ces objets ni avec plus deforce ni plus exactement que ne le serait la foi elle-mecircme Voyonsdonc si lrsquohomme dispose drsquoautres arguments plus forts que ceux deSebond et srsquoil lui est possible de parvenir agrave quelque certitude par desdeacutemonstrations et des raisonnements
38 Saint Augustin plaidant contre les atheacutees2 trouve un motifde leur reprocher leur injustice dans le fait qursquoils considegraverent commefaux les articles de notre foi que la raison ne peut prouver Et pourmontrer que bien des choses peuvent ecirctre et avoir eacuteteacute alors que notreraisonnement ne peut en donner ni la nature ni les causes il meten eacutevidence certaines expeacuteriences connues et indubitables auxquelleslrsquohomme reconnaicirct ne rien comprendre Et il le fait comme toutes lesautres choses par une meacuteticuleuse et attentive recherche Mais on doitfaire mieux encore et montrer aux hommes que pour mettre en eacutevi-dence la faiblesse de leur raison il nrsquoest pas neacutecessaire de chercherdes exemples tregraves rares elle est si impotente et si aveugle qursquoil nrsquoy apas drsquoeacutevidence si claire soit-elle qui soit assez claire pour elle quele facile et le difficile sont pour elle une mecircme chose et que la naturedans son ensemble deacutesavoue sa juridiction et son intervention
39 Que nous dit la Veacuteriteacute quand elle nous conseille de fuir laphilosophie profane quand elle nous inculque si souvent que notresagesse nrsquoest que folie devant Dieu que de toutes les vaniteacutes la plusvaine crsquoest lrsquohomme lui-mecircme que lrsquohomme qui preacutesume de son sa-voir ne sait pas encore ce que crsquoest que savoir et que lrsquohomme quinrsquoest rien srsquoil pense ecirctre quelque chose srsquoillusionne sur lui-mecircme etse trompe Ces maximes du Saint-Esprit3 expriment si clairement et
1Platon [74] 51 laquo Il faut dire qursquoagrave lrsquoopinion tout homme participe qursquoagrave lrsquointellectionau contraire les dieux ont part mais des hommes une petite cateacutegorie seulement raquo
2Montaigne eacutecrit laquo ces gens icy raquo Il srsquoagit de ceux qui sont eacutevoqueacutes plus haut (sect33) laquo certains disent que ses arguments sont faibles et incapables de deacutemontrer ce qursquoilveut raquo et donc des atheacutees
3Ce sont les maximes laquo dicteacutees agrave saint Paul par le Saint-Esprit raquo comme il est eacutecritdans lrsquoEacutepicirctre aux Corinthiens II 8 ndash III 9 ndash VIII2 et lrsquoEacutepicirctre aux Galates VI Cettederniegravere ainsi que celle qui concerne laquo lrsquohomme qui preacutesume de son savoir raquo eacutetaientgraveacutees en latin sur les poutres de la laquo librairie raquo de Montaigne
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 151
si fortement ce que je veux soutenir que je nrsquoaurais pas besoin drsquoautrepreuve contre des gens qui se rendraient agrave son autoriteacute et srsquoy soumet-traient entiegraverement Mais les atheacutees dont je parle ne veulent ecirctre fouet-teacutes que par leurs propres moyens et nrsquoadmettent pas que lrsquoon combatteleurs raisonnements autrement que par la raison elle-mecircme1
40 Consideacuterons donc pour le moment lrsquohomme seul sans aideexteacuterieure armeacute de ses seules armes et deacutepourvu de la gracircce et de laconnaissance divine qui sont pourtant son honneur sa force et le fon-dement de son ecirctre Voyons comment il se comporte en ce bel eacutequi-page Qursquoil me fasse comprendre gracircce aux efforts de sa raison surquelles fondations il a bacircti ces grands avantages qursquoil pense avoir surles autres creacuteatures Qui lrsquoa convaincu que cet admirable mouvementde la voucircte ceacuteleste la lumiegravere eacuteternelle de ces flambeaux roulant si ad-mirablement au-dessus de sa tecircte lrsquoimpressionnante agitation de cettemer infinie aient eacuteteacute eacutetablis et se poursuivent depuis tant de siegraveclespour son profit et son service
41 Est-il possible de rien imaginer drsquoaussi ridicule cette miseacute-rable et cheacutetive creacuteature qui nrsquoest mecircme pas maicirctresse drsquoelle-mecircmequi est exposeacutee agrave toutes les agressions et qui se dit maicirctresse et im-peacuteratrice de lrsquounivers Elle nrsquoa mecircme pas le pouvoir drsquoen connaicirctrela moindre partie tant srsquoen faut qursquoelle puisse le commander Et ceprivilegravege que lrsquoHomme srsquoattribue celui drsquoecirctre le seul dans ce grandeacutedifice qui ait la capaciteacute drsquoen reconnaicirctre la beauteacute et lrsquoagencementle seul qui puisse en rendre gracircce agrave lrsquoarchitecte et tenir le livre despertes et des profits du monde qui donc le lui a attribueacute Qursquoil nousmontre les lettres patentes de cette belle et grande charge Ont-elleseacuteteacute octroyeacutees aux seuls sages Alors elles ne concernent que peu degens Les fous et les meacutechants sont-ils dignes drsquoune faveur aussi ex-traordinaire Et puisqursquoils sont de la pire espegravece comment ont-ils puecirctre preacutefeacutereacutes agrave tous les autres
42 Croirons-nous celui qui dit laquo Pour qui donc dirons-nous Ciceacuteron [17] IIliii 135que le monde a eacuteteacute fait Sans doute pour les ecirctres qui ont lrsquousage de la
raison les dieux et les hommes les plus parfaits de tous les ecirctres raquoNous ne combattrons jamais assez cet accouplage des dieux et deshommes Mais ce pauvret qursquoa-t-il donc en lui qui le rende digne drsquountel avantage Quand on considegravere cette vie incorruptible des corpsceacutelestes leur beauteacute leur grandeur leur mouvement si rigoureusementreacutegleacute
1En clair ils nrsquoadmettent pas que lrsquoon fasse appel pour essayer de les convaincre agravedes preuves laquo exteacuterieures agrave la raison raquo crsquoest-agrave-dire divines Ont-ils tellement tort
152 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
Quand nous levons les yeux vers la voucircte ceacutelesteLucregravece [46] V1204-6 Et vers les brillantes eacutetoiles fixeacutees dans ses hauteurs
Quand nous pensons aux reacutevolutions de la lune et du soleil
43 Quand on considegravere la domination et la puissance que pos-segravedent ces corps-lagrave non seulement sur nos vies et notre destineacutee1
Car il fait deacutependre des astres les actions et la vie des hommesManilius [49]III 68
mais mecircme sur nos penchants nos penseacutees nos deacutesirs qursquoils gou-vernent poussent et agitent selon leurs influences comme notre raisonnous lrsquoapprend et nous le montre
Elle voit que ces astres lointainsManilius [49] I60 Gouvernent notre terre de par leurs lois cacheacutees
Que lrsquounivers entier suit un rythme reacutegleacuteEt que nos destins deacutependent de ces signes
44 Quand on voit que ce nrsquoest pas seulement un homme maisaussi un roi les monarchies les empires et tout ce bas monde agrave la foisqui se trouve entraicircneacute par les moindres mouvements ceacutelestes
Si grands sont les effets de ses moindres mouvementsManilius [49] I55 et IV 93 Si puissant cet empire qui commande aux rois eux-mecircmes
et si notre vertu nos vices nos capaciteacutes et notre savoir et mecircme cesspeacuteculations que nous formons sur le cours des astres cette comparai-son que nous en faisons avec nous si tout cela vient comme nous lejugeons raisonnablement sur leur entremise et par leur faveur
Lrsquoun fou drsquoamourManilius [49]IV79 89 118 A traverseacute les mers et fait tomber Troie
De lrsquoautre le destin est de leacutegifeacuterer Des enfants tuent leur pegravere et des parents leur fils Et pour finir des fregraveres qui srsquoentre-tuent Ce nrsquoest pas notre affaire ces attentatsLe fer qui les punit les membres deacutechireacutesCrsquoest le fait du destin ndash et drsquoen parler aussi
1Il est plaisant aujourdrsquohui de voir un plaidoyer pour la laquo vraie religion raquo se fondersur lrsquoastrologie ndash par le moyen drsquoune citation drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 153
si enfin nous tenons de la distribution faite par le ciel cette part deraison que nous posseacutedons comment pourrait-elle nous eacutegaler agrave lui Comment pourrions-nous soumettre son essence et ses qualiteacutes agrave notreconnaissance
45 Tout ce que nous voyons dans ces corps ceacutelestes nous eacutetonne laquo Quels sont les instruments les leviers les machines les ouvriers Ciceacuteron [17] I
8qui eacutedifiegraverent un aussi grand ouvrage raquo Pourquoi les privons-nousdrsquoacircme de vie et de raison Y avons-nous trouveacute quelque stupiditeacuteimmobile et insensible nous qui nrsquoentretenons aucune relation aveceux que celle de lrsquoobeacuteissance Dirons-nous que nous nrsquoavons trouveacuteen aucune autre creacuteature qursquoen lrsquohomme cet usage drsquoun esprit capablede raisonner Eh quoi Avons-nous vu quelque chose de semblableau soleil Cesse-t-il drsquoexister parce que nous nrsquoavons rien vu de sem-blable Et ses mouvements cessent-ils parce qursquoil nrsquoen est pas de pa-reils Si ce que nous ne voyons pas nrsquoest pas notre connaissance srsquoentrouve terriblement reacuteduite laquo Que sont eacutetroites les bornes de notre Ciceacuteron [17] I
31esprit raquo Nrsquoest-ce pas lagrave un recircve ducirc agrave la vaniteacute que de faire de la Luneune Terre ceacuteleste Drsquoy imaginer des montagnes des valleacutees commeAnaxagore1 Drsquoy placer des habitations et des demeures humaines ety installer des colonies pour notre profit comme lrsquoont fait Platon etPlutarque2 Et de faire de notre Terre un astre eacuteclairant et lumineuxlaquo Parmi les infirmiteacutes de la nature humaine il y a cet aveuglement Seacutenegraveque [95]
II ixde lrsquoesprit qui non seulement le force agrave commettre des erreurs maislui fait aimer ses erreurs raquo laquo Le corps corruptible alourdit lrsquoacircme etcette demeure terrestre deacuteprime lrsquointelligence dans ses multiples pen-seacutees3 raquo
46 La preacutesomption est notre maladie naturelle et originelleLa plus malheureuse et la plus fragile de toutes les creacuteatures crsquoestlrsquohomme et4 crsquoest en mecircme temps la plus orgueilleuse Elle se sentet se voit logeacutee ici-bas au milieu de la boue et de lrsquoordure du mondeattacheacutee et cloueacutee agrave la pire la plus morte et la plus croupie reacutegionde lrsquounivers au dernier eacutetage du logis le plus eacuteloigneacute de la voucircte ceacute-
1Diogegravene Laeumlrce [44] Anaxagore II 8 laquo Crsquoest lui [] qui disait que la Lune a deshabitations mais aussi des sommets et des ravins raquo
2Plutarque [78] LXXI De la face qui apparoit au rond de la lune3Livre de la Sagesse IX 15 ndash citeacute par saint Augustin [7] XII xv4Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo laquo dict Pline raquo a eacuteteacute barreacute ce qui semble indiquer
que dans sa reacutevision Montaigne tenait agrave reprendre lrsquoaffirmation agrave son compte
154 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
leste avec les animaux de la pire condition des trois1 et pourtant ellese situe par la penseacutee au-dessus du cercle de la Lune et ramegravene leciel sous ses pieds Crsquoest par la vaniteacute de cette penseacutee que lrsquohommesrsquoeacutegale agrave Dieu qursquoil srsquoattribue des qualiteacutes divines qursquoil se considegraverelui-mecircme comme distinct de la foule des autres creacuteatures et deacutecoupeles parts qui reviennent agrave ses confregraveres et compagnons les animauxleur attribuant comme bon lui semble telle portion de faculteacutes ou deforces Comment peut-il connaicirctre par le moyen de son intelligenceles mouvements inteacuterieurs et secrets des animaux Par quelle compa-raison entre eux et nous conclut-il agrave la stupiditeacute qursquoil leur attribue
47 Quand je joue avec ma chatte qui sait si je ne suis pas sonLes animaux etlrsquoHomme passe-temps plutocirct qursquoelle nrsquoest le mien Nous nous taquinons reacuteci-
proquement Si jrsquoai mes heures pour jouer ou refuser de le faire ndash ilen est de mecircme pour elle2 Platon en deacutecrivant laquo lrsquoAcircge drsquoor raquo sousSaturne3 met la communication qursquoil entretenait avec les animaux aurang des plus importants avantages de lrsquohomme de ce temps En lesinterrogeant et en srsquoinformant aupregraves drsquoeux il connaissait leurs veacute-ritables qualiteacutes et les diffeacuterences qursquoils preacutesentaient et il en tiraitune parfaite intelligence une parfaite sagesse ce qui lui permettait demener sa vie bien plus heureusement que nous ne saurions le faireNous faut-il une meilleure preuve pour juger de lrsquoimpudence humaineagrave propos des animaux Ce grand auteur4 a eacutemis lrsquoopinion que dansla plupart des cas la nature leur a donneacute une forme corporelle fon-deacutee seulement sur lrsquousage que lrsquoon pourrait plus tard en tirer dans lesoracles ainsi qursquoon le faisait de son temps
48 Ce deacutefaut qui empecircche la communication entre les animauxet nous pourquoi ne viendrait-il pas aussi bien de nous que drsquoeuxReste agrave deviner agrave qui revient la faute de ne pas pouvoir nous com-prendre car nous ne les comprenons pas plus qursquoils ne nous com-prennent Et crsquoest pourquoi ils peuvent nous estimer becirctes commenous le faisons pour eux Il nrsquoest pas tregraves eacutetonnant que nous ne les com-
1Parmi les trois laquo conditions raquo lrsquoair lrsquoeau la terre la derniegravere est consideacutereacutee commeeacutetant laquo la pire raquo
2Les deux phrases preacuteceacutedentes ont eacuteteacute ajouteacutees dans lrsquoeacutedition de 1595 Faut-il y voirla main de Mlle de Gournay
3Platon [76] Le politique p 198 laquo Telle eacutetait Socrate la vie des hommes sousChronos raquo (Chronos en grec et Saturne en latin renvoient agrave la mecircme entiteacute)
4Platon dans le Timeacutee [74] 72
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 155
prenions pas nous ne comprenons pas non plus ni les Basques1 ni lesTroglodytes2 Et pourtant certains se sont vanteacutes de les comprendre Apollonius de Tyane Melampsus Tireacutesias Thalegraves et drsquoautres Et puis-qursquoil paraicirct agrave ce que disent les geacuteographes qursquoil est des peuples quise choisissent un chien pour roi il faut bien qursquoils interpregravetent sa voixet ses mouvements On doit drsquoailleurs remarquer cette eacutegaliteacute entrenous nous avons un peu conscience de ce que ressentent les ani-maux et eux sont agrave peu pregraves dans la mecircme situation vis-agrave-vis de nousIls nous flattent nous menacent et nous reacuteclament il en est de mecircmepour nous
49 Au demeurant nous voyons bien qursquoil existe entre eux unepleine et entiegravere communication et qursquoils srsquoentendent entre eux nonseulement ceux de la mecircme espegravece mais ceux drsquoespegraveces diffeacuterenteseacutegalement
Les animaux priveacutes de la parole et les becirctes sauvages Lucregravece [46] V1058-60Par des cris diffeacuterents et varieacutes signifient
La crainte ou la douleur ou le plaisir
Le cheval sait que le chien est en colegravere quand il aboie drsquoune cer-taine faccedilon et drsquoune autre sorte drsquoaboiement il ne srsquoeffraie pas Mecircmeles animaux deacutenueacutes de voix ont entre eux des systegravemes drsquoeacutechangede services qui nous donnent agrave penser qursquoil existe entre eux un autremoyen de communication leurs mouvements expriment des raison-nements et exposent des ideacutees
Ce nrsquoest pas loin de ce que lrsquoon voit chez les enfants Lucregravece [46] V1030Qui compensent du geste la deacuteficience de leur langage
50 Et pourquoi pas Nous voyons bien des muets discuter ar- Le langage dessignesgumenter se raconter des histoires par signes Jrsquoen ai vus qui eacutetaient
si adroits si bien formeacutes agrave cela qursquoen veacuteriteacute il ne leur manquait rienet se faisaient comprendre agrave la perfection Les amoureux se facircchentse reacuteconcilient se remercient se donnent rendez-vous enfin se disenttoutes choses avec les yeux
1On voit que mecircme pour un Gascon la langue basque eacutetait alors le symbole mecircmede la langue incompreacutehensible Mais le rapprochement avec les animaux nrsquoest pas desplus flatteurs
2Dans lrsquoAntiquiteacute on appelait ainsi un peuple plus ou moins leacutegendaire qui vivait ausud-est de lrsquoEacutegypte sur le golfe de Suez Strabon raconte qursquoils vivaient dans des trousde rochers et Pline qursquoils mangeaient mecircme des serpents qursquoils nrsquoavaient pas de languepropre mais poussaient de simples cris
156 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
Le silence mecircme sait prier et se faire entendreLe Tasse [102]Aminte acte II
51 Et que dire des mains Nous demandons nous promettonsnous appelons nous congeacutedions nous menaccedilons nous prions noussupplions nous nions nous refusons nous interrogeons nous admi-rons nous comptons nous confessons nous nous repentons nous crai-gnons nous avons honte nous doutons nous instruisons nous com-mandons nous incitons nous encourageons nous jurons nous teacutemoi-gnons nous accusons nous condamnons nous absolvons nous inju-rions nous meacuteprisons nous deacutefions nous nous facircchons nous flattonsnous applaudissons nous beacutenissons nous humilions nous nous mo-quons nous nous reacuteconcilions nous recommandons nous exaltonsnous festoyons nous nous reacutejouissons nous nous plaignons nous nousattristons nous nous deacutecourageons nous nous deacutesespeacuterons nous nouseacutetonnons nous nous eacutecrions nous nous taisons Que ne faisons-nouspas avec une varieacuteteacute aussi infinie que celle de la langue elle-mecircmeAvec la tecircte nous convions nous renvoyons nous avouons nous deacutesa-vouons nous deacutementons nous souhaitons la bienvenue nous hono-rons nous veacuteneacuterons nous deacutedaignons nous demandons nous eacutecondui-sons nous eacutegayons nous nous lamentons nous caressons nous reacutepriman-dons nous soumettons nous bravons nous exhortons nous mena-ccedilons nous rassurons nous interrogeons Et que dire des sourcils des eacutepaules Il nrsquoest pas de mouvement qui ne parle crsquoest un lan-gage intelligible sans qursquoil soit enseigneacute et crsquoest pourtant un langagepublic ce qui fait que quand on voit la varieacuteteacute des autres et lrsquousagespeacutecifique qui en est fait on est plutocirct porteacute agrave penser que celui-ci estbien le propre de la nature humaine Je laisse agrave part ce que la neacuteces-siteacute apprend agrave ceux qui en ont soudainement besoin les alphabets dedoigts la grammaire des gestes et les sciences qui ne srsquoexercent et nesrsquoexpriment que par ces moyens-lagrave De mecircme pour les peuples dontPline nous dit qursquoils nrsquoont pas drsquoautre languePline [77] VI
30 52 Un ambassadeur de la ville drsquoAbdegravere apregraves avoir longue-ment parleacute au roi Agis de Sparte lui demanda laquo Eh bien sire quellereacuteponse veux-tu que je rapporte agrave mes concitoyens raquo ndash laquo Que je trsquoailaisseacute dire tout ce que tu as voulu et tant que tu as voulu sans jamaisdire un mot raquo Nrsquoest-ce pas lagrave un silence eacuteloquent et bien intelligible
53 Au reste existe-t-il une sorte de savoir-faire humain quenous ne retrouvons pas dans les actions des animaux Est-il une so-
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 157
cieacuteteacute reacutegleacutee avec plus drsquoordre avec une plus grande diversiteacute de chargeset drsquooffices et maintenue avec plus de constance que celle des abeilles Et pouvons-nous imaginer qursquoune telle organisation des fonctions etdes actions puisse se faire sans lrsquousage de la raison et de la sagesse1
De ces signes et de ces exemples certains ont dit Virgile [114]IV 219Que les abeilles avaient reccedilu une part de lrsquoacircme divine
Et des eacutemanations ceacutelestes
54 Les hirondelles que nous voyons au retour du printempsfureter dans tous les coins de nos maisons cherchent-elles sans juge-ment et choisissent-elles sans discernement entre mille endroits celuiqui est le plus commode pour srsquoy installer Et dans le bel et admi-rable agencement de leurs eacutedifices comment les oiseaux pourraient-ils utiliser une forme carreacutee plutocirct qursquoune ronde un angle obtus plutocirctqursquoun angle droit sans en connaicirctre les qualiteacutes et les conseacutequencesPrennent-ils tantocirct de lrsquoeau tantocirct de lrsquoargile sans savoir que ce qui estdur srsquoamollit quand on lrsquohumecte Mettent-ils de la mousse ou du du-vet sur le plancher de leur palais sans avoir preacutevu que les membres fra-giles de leurs petits y seront plus au doux et plus agrave lrsquoaise Se protegravegent-ils du vent pluvieux et disposent-ils leur nid agrave lrsquoest sans connaicirctre lescaracteacuteristiques diffeacuterentes de ces vents et sans tenir compte du faitque lrsquoun est pour eux meilleur que lrsquoautre Pourquoi lrsquoaraigneacutee tisse-t-elle sa toile plus serreacutee en un endroit et plus lacircche agrave lrsquoautre utilise icitel nœud et tel autre ailleurs si elle nrsquoest pas capable de reacutefleacutechir deraisonner et de conclure
55 Nous voyons bien dans la plupart de leurs ouvrages agrave quelpoint les animaux sont supeacuterieurs agrave nous et combien notre artisanat2
peine agrave les imiter Nous pouvons toutefois observer dans nos travauxmecircme les plus grossiers les faculteacutes que nous y employons et com-ment notre acircme srsquoy implique de toutes ses forces Pourquoi en serait-ilautrement chez eux Pourquoi attribuer agrave je ne sais quelle dispositionnaturelle et servile les ouvrages qui surpassent tout ce que nous par-venons agrave faire que ce soit naturellement ou par le moyen de lrsquoart
1Le texte de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo portait ici laquo sans discours amp sans pro-vidence raquo Le passage de laquo providence raquo agrave laquo prudence raquo est-il une coquille ou bien unecorrection volontaire de la part de Mlle de Gournay
2Traduire ici laquo art raquo par laquo technique raquo comme le fait A Lanly [58] (II p 122) mrsquoasembleacute exageacutereacutement anachronique le mot nrsquoest apparu avec ce sens que deux siegraveclesplus tard selon le Petit Robert
158 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
En cela drsquoailleurs nous leur reconnaissons un tregraves grand avantage surnous puisque la nature avec une douceur maternelle les accompagneet les guide comme si elle les prenait par la main dans toutes les ac-tions et les agreacutements de leur vie alors qursquoelle nous abandonne nousau hasard et au destin contraints que nous sommes alors drsquoinventer leschoses neacutecessaires agrave notre conservation et qursquoelle nous refuse parfoisles moyens de parvenir par quelque organisation et effort de lrsquoespritque ce soit agrave lrsquohabileteacute naturelle qui est celle des animaux leur stu-piditeacute de becirctes surpasse tregraves facilement pour toutes les choses utilestout ce dont est capable notre divine intelligence
56 Vraiment agrave ce compte-lagrave nous aurions bien raison drsquoap-peler la Nature une tregraves injuste maracirctre Mais il nrsquoen est rien notreorganisme1 nrsquoest pas si difforme et si anormal Nature a choyeacute toutesses creacuteatures il nrsquoen est aucune qursquoelle nrsquoait bien doteacutee de tous lesmoyens neacutecessaires pour se proteacuteger elle-mecircme Jrsquoentends couram-ment les hommes ndash que la versatiliteacute de leurs sentiments porte tan-tocirct aux nues tantocirct les ravale aux antipodes ndash se plaindre de ce quenous sommes le seul animal abandonneacute nu sur la terre entraveacute etnrsquoayant pour srsquoarmer et se couvrir que les deacutepouilles des autres alorsque toutes les autres creacuteatures ont eacuteteacute pourvues par la nature de co-quilles de gousses drsquoeacutecorce de poil de laine de pointes de cuir debourre de plume drsquoeacutecailles de toison ou de soie selon leur besoin alors qursquoelle les a armeacutees de griffes de dents de cornes pour atta-quer et se deacutefendre qursquoelle leur a mecircme enseigneacute ce qui leur convientagrave chacune nager courir voler chanter alors que lrsquohomme ne saitni marcher ni parler ni manger et seulement pleurer sans apprentis-sage
Lrsquoenfant gicirct semblable au matelot que les flots deacutechaicircneacutesLucregravece [46] V223 sq Ont jeteacute au rivage tout nu agrave terre incapable de parler
Deacutemuni de tout ce qui est neacutecessaire pour vivreAgrave lrsquoinstant mecircme ougrave la nature lrsquoarracheDu ventre de sa megravere et le projette vers la lumiegravere Il remplit de ses vagissements plaintifs le lieu ougrave il est neacuteEt il a quelque raison de le faire puisqursquoil lui resteTant de maux agrave supporter au cours de sa vie Au contraire les animaux domestiques de toute espegraveceGros et petits croissent sans peine
1Le mot laquo police raquo est souvent employeacute pour deacutesigner la socieacuteteacute Mais le contexteconduit agrave privileacutegier ici la notion drsquoorganisation et laquo organisme raquo mrsquoa sembleacute convenir
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 159
Ils nrsquoont pas besoin de hochets bruyantsNi du babillage drsquoune nourrice caressante Ils nrsquoont pas besoin de vecirctements varieacutes selon les saisonsNon plus que drsquoarmes ou de hautes muraillesPour deacutefendre leur bien la TerreEt la nature inventive leur fournissent tout agrave foison
Eh bien Des plaintes comme celle-lagrave nrsquoont pas de raison drsquoecirctre il y a dans lrsquoorganisation du monde une eacutegaliteacute et un rapport plus uni-forme qursquoil nrsquoy paraicirct entre les animaux et nous-mecircmes
57 Notre peau reacutesiste autant que la leur aux injures du temps Les vecirctementsen teacutemoignent ces peuples qui nrsquoont pas encore fait usage de vecircte-ments Nos ancecirctres Gaulois nrsquoeacutetaient guegravere vecirctus pas plus que nosvoisins les Irlandais sous un ciel pourtant bien froid Mais nous enjugeons bien par nous-mecircmes car tous les endroits de notre corpsque nous aimons offrir au vent et agrave lrsquoair sont ceux qui sont faits pourle supporter1 Srsquoil est une partie de nous-mecircmes qui semble devoircraindre le froid ce devrait ecirctre lrsquoestomac ougrave se fait la digestion nos pegraveres le laissaient deacutecouvert et nos dames aussi tendres et deacuteli-cates soient-elles sont bien souvent deacutecolleteacutees jusqursquoau nombril Lesbandes et emmaillotements des enfants ne sont pas non plus neacuteces-saires les megraveres laceacutedeacutemoniennes eacutelevaient les leurs en laissant touteliberteacute agrave leurs membres sans les attacher ni les envelopper Notre fa-ccedilon de pleurer est commune agrave la plupart des animaux et il nrsquoen estguegravere qui ne se plaignent et geacutemissent longtemps encore apregraves leurnaissance car crsquoest un comportement bien naturel dans la faiblesse ougraveils se trouvent Quant agrave lrsquousage de se nourrir il est naturel chez nouscomme chez eux et ne neacutecessite pas drsquoapprentissage
Tout ecirctre en effet ressent lrsquousage Lucregravece [46] V1033Qursquoil peut faire de ses qualiteacutes
58 Qui douterait qursquoun enfant ayant acquis la force de se nour-rir ne sache chercher sa nourriture La terre en produit et lui en offresuffisamment pour ses besoins sans culture ni autre intervention Etsi ce nrsquoest en toute saison elle ne le fait pas davantage pour les ani-maux en teacutemoignent les provisions que nous voyons faire par les
1Ici les eacuteditions faites du vivant de Montaigne comme lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquoajoutaient laquo le visage les pieds les mains les jambes les eacutepaules la tecircte selon quelrsquousage nous y convie raquo
160 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
fourmis et autres espegraveces pour les saisons steacuteriles de lrsquoanneacutee Lespeuplades que nous venons de deacutecouvrir si abondamment pourvuesde provisions et de boissons naturelles obtenues sans soin ni travailparticuliers viennent de nous apprendre que le pain nrsquoest pas notreseule nourriture et que sans mecircme labourer notre megravere Nature nousavait fourni en suffisance tout ce qursquoil nous fallait et peut-ecirctre mecircmeplus pleinement et richement qursquoelle ne le fait agrave preacutesent que nous yavons ajouteacute notre industrie
Et la terre produisit drsquoelle-mecircme au deacutebutLucregravece [46] II1157 De blondes moissons et des vignes riantes
Elle donna aux mortels les fruits savoureuxEt les gras pacircturages et tout cela maintenantPeine agrave pousser et malgreacute nos efforts nos bœufs srsquoy eacutepuisentEt la force de nos laboureurs
Le deacuteregraveglement et lrsquoexageacuteration de nos appeacutetits deacutepassent toutesles inventions par lesquelles nous essayons de les assouvir
59 Quant aux armes nous en avons de plus naturelles que nrsquoenont la plupart des animaux les mouvements de nos membres sontplus varieacutes et nous en tirons naturellement parti sans lrsquoavoir apprisCeux des hommes qui sont formeacutes agrave combattre nus se jettent dans lesdangers de la mecircme faccedilon que les autres Si quelques becirctes sauvagesnous surpassent en agiliteacute nous en surpassons aussi bien drsquoautres Etcrsquoest par une sorte drsquoinstinct naturel que nous avons deacuteveloppeacute lrsquoartde fortifier notre corps et de le proteacuteger par des eacuteleacutements ajouteacutes Lapreuve qursquoil en est ainsi crsquoest que lrsquoeacuteleacutephant aiguise et affucircte les dentsdont il se sert agrave la guerre (car il en a de particuliegraveres1 pour cet usageqursquoil meacutenage et nrsquoemploie pas pour drsquoautres choses) Quand les tau-reaux vont au combat ils reacutepandent et projettent de la poussiegravere autourdrsquoeux les sangliers affinent leurs deacutefenses et lrsquoichneumon2 quand ildoit affronter un crocodile enduit son corps de limon bien peacutetri etbien presseacute qui lui fait comme une croucircte et une cuirasse Pourquoine dirions-nous pas qursquoil est tout aussi naturel de nous armer de boiset de fer
60 Quant au langage il est certain que srsquoil nrsquoest pas naturel ilLe langage
1Que nous appelons preacuteciseacutement laquo deacutefenses raquo2Rat carnassier pouvant atteindre un megravetre de long Il eacutetait adoreacute dans lrsquoancienne
Eacutegypte parce qursquoil passait pour deacutetruire les serpents et les œufs de crocodile
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 161
nrsquoest pas neacutecessaire Je crois pourtant qursquoun enfant qursquoon aurait eacuteleveacutedans une complegravete solitude eacuteloigneacute de tout contact humain (ce quiserait difficile agrave faire) aurait pourtant quelque espegravece de langage pourexprimer ce qursquoil pense car il nrsquoest pas croyable que Nature nous aitrefuseacute ce qursquoelle a donneacute agrave bien drsquoautres animaux Car est-ce autrechose que parler cette faculteacute que nous leur voyons de se plaindrede se reacutejouir de srsquoappeler au secours et agrave lrsquoamour comme ils le fontpar lrsquousage de leur voix Pourquoi les animaux ne se parleraient-ilspas entre eux puisqursquoils nous parlent et que nous leur parlons Decombien de faccedilons parlons-nous agrave nos chiens Et ils nous reacutepondent Nous conversons avec eux en usant drsquoun autre langage et drsquoautres motsque nous ne le faisons pour les oiseaux les pourceaux les bœufs leschevaux nous changeons drsquoidiome selon les espegraveces auxquelles nousnous adressons
Ainsi au milieu de leur noir bataillon Dante [2]PurgatoireXXVI
Les fourmis srsquoabordent-ellesSrsquoenqueacuterant peut-ecirctre de leur route et de leur butin
61 Il me semble que Lactance attribue aux animaux non seule-ment la parole mais le rire Et la diffeacuterence de langage que lrsquoon constateentre les hommes de diffeacuterentes contreacutees se retrouve chez les animauxdrsquoune mecircme espegravece Aristote cite agrave ce propos le chant des perdrixdiffeacuterent suivant les endroits ougrave on lrsquoobserve
Les divers oiseaux ont des chants diffeacuterents Lucregravece [46] Vvv 1078 1081et 1083-84
Selon le temps et certains font varier leur chant rauqueEn fonction de lrsquoatmosphegravere
62 Reste agrave savoir quel langage parlerait cet enfant eacuteleveacute dans unecomplegravete solitude Et ce que lrsquoon en dit par pure conjecture nrsquoa pasbeaucoup de valeur Si on oppose agrave ce que jrsquoai dit plus haut que lessourds de naissance ne parlent pas du tout je reacuteponds que ce nrsquoest passeulement parce qursquoils nrsquoont pu ecirctre formeacutes agrave la parole par les oreillesmais plutocirct parce que le sens de lrsquoouiumle dont ils sont priveacutes est associeacuteagrave celui de la parole et qursquoils sont eacutetroitement unis naturellement desorte que quand nous parlons il faut que nous nous parlions agrave nous-
162 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
mecircmes drsquoabord et que nous fassions reacutesonner dans nos oreilles1 ceque nous allons envoyer aux oreilles des autres
63 Jrsquoai dit tout cela pour souligner la ressemblance qursquoil y aentre les choses humaines et les animaux2 et pour nous ramener etrattacher agrave lrsquoensemble des ecirctres Nous ne sommes ni au-dessus ni au-dessous du reste tout ce qui est sous le ciel dit le sage3 suit une loiet un destin semblables
Ils sont tous entraveacutes par les chaicircnes de leur destineacuteeLucregravece [46] Vv 876
Il y a quelques diffeacuterences il y a des ordres et des degreacutes maissous lrsquoaspect drsquoune mecircme nature
Chaque chose se deacuteveloppe agrave sa faccedilon et toutes conserventLucregravece [46] Vvv 923-24 Les diffeacuterences eacutetablies par lrsquoordre immuable de la nature
64 Il faut maintenir lrsquohomme dans les limites de lrsquoordre socialLa penseacuteesource demaux
Le malheureux en effet nrsquoa pas le pouvoir drsquoaller au-delagrave il est en-traveacute et empecirccheacute il est assujetti aux mecircmes obligations que les autrescreacuteature de son rang il est de condition fort moyenne sans aucune preacute-rogative particuliegravere ni de preacuteeacuteminence veacuteritable et essentielle Celleqursquoil se donne dans sa penseacutee et son imagination nrsquoa rien de concretni de consistant Et srsquoil est vrai qursquoil est le seul parmi les animaux agravedisposer de cette liberteacute drsquoimagination et de cette absence de limitespour la penseacutee lui permettant de se repreacutesenter ce qui est ou ce quinrsquoest pas ce qursquoil deacutesire le faux aussi bien que le vrai crsquoest un avan-tage qui lui est cher vendu et dont il a bien peu agrave se glorifier car crsquoest
1A Lanly [58] (II p 125) traduit ici laquo ce que nous exprimons par la parole ilfaut que nous lrsquoexprimions drsquoabord agrave nous-mecircmes raquo Mais agrave mon avis dans le textede Montaigne il nrsquoest question que de la mateacuterialiteacute sonore et non du sens de ce quelrsquoon dit ndash ce que suggegravere pourtant le verbe laquo exprimer raquo
2Montaigne ne preacutecise pas explicitement agrave quoi srsquoapplique cette ressemblance ALanly [58] (II p 125 note 162) estime qursquoil peut srsquoagir de laquo lrsquoensemble des ecirctresvivants raquo Mais dans les paragraphes preacuteceacutedents crsquoest bien des animaux que Montaignea traiteacute et crsquoest pourquoi jrsquoajoute laquo les animaux raquo
3Eccleacutesiaste 9-2 Montaigne a deacutejagrave fait reacutefeacuterence agrave cette sentence au chapitre I 36laquo Tous ont mecircme sort juste et meacutechant bon pur et impur raquo (Bible [61] p 1350) etlrsquoavait fait graver en latin sur les poutres de sa laquo librairie raquo A Lanly [58] (II p 125note 163) croit devoir ajouter que laquo LrsquoEacutedition PUF remarque (p LXVIII) qursquoil nrsquoya rien de tel dans lrsquoEccleacutesiaste ni dans lrsquoEccleacutesiastique raquo Il se trompe confondant lanote 2 et la note 3 de ladite page ndash P Villey [55] indique seulement que laquo le texte delrsquoEccleacutesiaste est assez sensiblement diffeacuterent raquo Mais ce qursquoil cite est le verset 3 alorsque le 2 (citeacute plus haut ici) correspond tregraves bien
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 163
lagrave que se trouve la source principale des maux qui lrsquoassaillent peacutecheacutemaladie irreacutesolution agitation deacutesespoir
65 Je dis donc pour revenir agrave mon propos initial qursquoil nrsquoy aguegravere de chances pour que les animaux fassent par inclination natu-relle ou forceacutee les mecircmes choses que celles que nous avons choisi defaire et que nous faisons gracircce agrave notre habileteacute Il nous faut conclureque les mecircmes effets relegravevent des mecircmes faculteacutes et que des effetsplus importants sont dus agrave des faculteacutes plus grandes1 Et donc ad-mettre que ces dispositions que nous avons et la meacutethode que nousemployons pour reacutealiser nos ouvrages sont aussi celles des animauxet qursquoils en ont mecircme peut-ecirctre de meilleures Pourquoi imaginer chezeux une contrainte naturelle que nous ne ressentons pas nous-mecircmesAjoutons agrave cela qursquoil est plus honorable et plus conforme au divindrsquoecirctre ameneacute agrave agir selon des regravegles du fait drsquoune disposition naturelleet ineacutevitable plutocirct que par lrsquousage drsquoune liberteacute teacutemeacuteraire et fortuiteEt il est plus sucircr aussi de laisser agrave la nature plutocirct qursquoagrave nous-mecircmesle soin de diriger notre conduite La vaniteacute de notre preacutesomption esttelle que nous preacutefeacuterons devoir notre valeur agrave nos forces plutocirct qursquoagravesa libeacuteraliteacute nous attribuons aux autres animaux des biens naturelsnous les leur ceacutedons pour nous enorgueillir des biens que nous avonsacquis Crsquoest une attitude bien simplette car pour ma part jrsquoattacheraisautant de prix agrave des qualiteacutes bien agrave moi et naturelles qursquoagrave celles que jepourrais aller mendier et obtenir par apprentissage Nous ne pouvonsespeacuterer obtenir une situation plus enviable que celle drsquoecirctre favoriseacute parDieu et par Nature
66 Voyez par exemple comment font les habitants de Thracequand ils veulent se risquer sur quelque riviegravere geleacutee ils lacircchent unrenard devant eux2 et quand celui-ci est pregraves du bord il approchelrsquooreille de la glace pour savoir si le bruit de lrsquoeau en dessous estproche ou lointain en deacuteduit que lrsquoeacutepaisseur est plus ou moins grandeet donc avance ou bien recule Quand on voit cela ne peut-on penserque lui passent par la tecircte les mecircmes ideacutees que celles que nous aurionsnous aussi dans cette situation et qursquoil srsquoagit lagrave drsquoun raisonnement etdrsquoune conclusion qui viennent du bon sens naturel comme laquo ce quifait du bruit est agiteacute ce qui est agiteacute nrsquoest pas geleacute ce qui nrsquoest pasgeleacute est liquide et ce qui est liquide ne peut supporter de poids raquo Car
1La derniegravere partie de cette phrase ne se lit que dans lrsquoeacutedition de 15952Plutarque [78] LVIII Quels animaux sont les plus advisez f˚ 513 G
164 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
attribuer cette attitude uniquement agrave une finesse drsquoouiumle particuliegraveresans faire intervenir le raisonnement ni la deacuteduction crsquoest lagrave une chi-megravere et cela ne peut trouver place en notre esprit Il faut en juger demecircme pour de tregraves nombreuses sortes de stratagegravemes et drsquoinventionspar lesquelles les animaux se protegravegent de nos entreprises agrave leur en-contre
67 Et si nous croyons tirer quelque avantage du fait qursquoil nousest possible de les attraper de nous en servir drsquoen user agrave notre conve-nance il ne srsquoagit lagrave que drsquoun avantage du mecircme genre que celui quenous avons nous-mecircmes les uns sur les autres nous imposons cesconditions agrave nos esclaves Et en Syrie les Climacides nrsquoeacutetaient-ellespas des femmes elles qui agrave quatre pattes servaient de marchepiedet drsquoeacutechelle aux dames pour monter en voiture1 La plupart des genslibres acceptent de remettre pour de bien faibles avantages leur vie etleur personne agrave la discreacutetion drsquoautrui Les femmes et les concubinesdes Thraces se disputent le droit drsquoecirctre choisies pour ecirctre immoleacutees surle tombeau de leur mari Les tyrans ont-ils jamais manqueacute drsquohommesqui leur fussent entiegraverement deacutevoueacutes Et certains drsquoentre eux nrsquoont-ils pas ajouteacute agrave cette deacutevotion lrsquoobligation de les accompagner dans lamort comme dans la vie
68 Des armeacutees entiegraveres se sont ainsi remises entre les mains deleurs chefs La formule du serment dans la rude eacutecole des gladiateurscomportait ces mots laquo Nous jurons de nous laisser enchaicircner brucirclerbattre tuer par le glaive et supporter tout ce que les gladiateurs pro-fessionnels supportent de leur maicirctre en mettant tregraves religieusementet leur corps et leur acircme agrave son service raquo
Brucircle-moi la tecircte si tu le veux perce-moi drsquoun glaiveTibulle [104] I9 vv 21-22 Laboure-moi le dos agrave coups de fouet
Crsquoeacutetait un engagement veacuteritable et pourtant il srsquoen trouvait dixmille dans lrsquoanneacutee pour entrer dans cette corporation et y peacuterir
69 Quand les Scythes enterraient leur roi ils eacutetranglaient surson corps sa concubine favorite son eacutechanson son eacutecuyer son cham-bellan son valet de chambre et son cuisinier Et agrave lrsquoanniversaire de samort ils tuaient cinquante chevaux monteacutes par cinquante pages em-
1Plutarque [78] VII Comment on pourra discerner le flatteur drsquoavec lrsquoamy f˚ 41 A
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 165
paleacutes jusqursquoau gosier et ils les laissaient ainsi comme agrave la paradeautour de la tombe1
70 Les hommes qui sont agrave notre service le sont agrave meilleur mar- Les animauxdomestiquescheacute et sont moins bien traiteacutes que nos oiseaux nos chevaux et nos
chiens dont le confort nous cause tant de soucis Il ne me semblepas que les serviteurs les plus humbles fassent volontiers pour leursmaicirctres ce que les princes se font un honneur de faire pour leurs becirctesDiogegravene voyant que ses parents voulaient racheter sa servitude deacute-clara laquo Ils sont fous Crsquoest celui qui mrsquoentretient et me nourrit quiest mon esclave raquo Et ceux qui entretiennent des animaux doivent biense dire qursquoils les servent plutocirct que drsquoecirctre servis par eux
71 Et drsquoailleurs les animaux ont plus de noblesse que nous onnrsquoa jamais vu un lion asservi agrave un autre lion ni un cheval agrave un autrepar manque de courage De mecircme que nous allons agrave la chasse auxanimaux les tigres et les lions vont agrave la chasse aux hommes et ils fontla mecircme chose entre eux les chiens chassent les liegravevres les brochetsles tanches les hirondelles les cigales les eacuteperviers les merles et lesalouettes
La cigogne nourrit ses petits de serpents Juveacutenal [41]XIV 71-74Et de leacutezards trouveacutes dans les coins eacutecarteacutes
Lrsquoaigle de Jupiter chasse dans les forecirctsLe liegravevre et le chevreuil
72 Nous partageons le produit de notre chasse avec nos chienset nos oiseaux comme nous partageons avec eux efforts et habileteacuteEt au-dessus drsquoAmphipolis en Thrace chasseurs et faucons sauvagesse partagent eacutequitablement le butin par moitieacutes De mecircme le long desMarais Meacuteotides2 si le pecirccheur nrsquoabandonne pas honnecirctement auxloups une part de la prise eacutegale agrave la sienne ils vont aussitocirct deacutechirerses filets
73 Et si nous pratiquons des chasses qui demandent plutocirct dela subtiliteacute que de la force comme quand nous posons des collets oudes lignes avec des hameccedilons nous voyons la mecircme chose eacutegalementchez les animaux Aristote dit3 que la seiche sort de son cou un boyau
1Heacuterodote IV 71-72 qui dit toutefois que ces chevaux et ces jeunes gens avaient eacuteteacuteeacutetrangleacutes auparavant
2La mer drsquoAzov3Aristote [4] citeacute par Plutarque [78] LVIII Quels animaux sont les plus advisez f˚
519
166 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
long comme une ligne qursquoelle eacutetend au loin et ramegravene agrave elle quandelle veut Cacheacutee dans le sable quand elle aperccediloit un petit poissonqui srsquoapproche elle lui laisse mordiller le bout de ce boyau et petit agravepetit le ramegravene jusqursquoagrave ce que le petit poisson soit si pregraves drsquoelle quedrsquoun bond elle puisse lrsquoattraper
74 En ce qui concerne la force il faut bien dire qursquoil nrsquoest pasdrsquoanimal au monde qui soit en butte agrave autant drsquoattaques que lrsquohommeNe parlons pas de baleine drsquoeacuteleacutephant de crocodile ni drsquoautres ani-maux dont un seul peut venir agrave bout drsquoun tregraves grand nombre drsquohommes les poux suffirent agrave rendre vacante la dictature de Sylla1 Le cœur etla vie drsquoun grand empereur triomphant voilagrave le deacutejeuner drsquoun petitver
75 Pourquoi preacutetendre que lrsquohomme dispose drsquoune connais-sance et drsquoune science eacutedifieacutees par le raisonnement et le savoir-fairesimplement parce qursquoil est capable de distinguer les choses utiles pourson existence et pour soigner ses maladies ou capable de connaicirctreles vertus de la rhubarbe et du polypode2 Les chegravevres de Crecircte sielles ont reccedilu un coup drsquoune arme de trait vont choisir entre un mil-lion drsquoherbes diffeacuterentes le dictame3 qui les gueacuterira la tortue quandelle a mangeacute de la vipegravere cherche aussitocirct de lrsquoorigan pour se purger le dragon4 se frotte les yeux et les rend plus clairs avec du fenouil les cigognes se donnent agrave elles-mecircmes des lavements avec de lrsquoeau demer les eacuteleacutephants arrachent les flegraveches et javelots qursquoon leur a jeteacutesau combat non seulement de leur corps et de ceux de leurs compa-gnons mais aussi du corps de leurs maicirctres (en teacutemoigne celui du roiPorus qursquoAlexandre deacutefit) et ils les arrachent si habilement que nousne saurions le faire en causant aussi peu de douleur Alors pourquoine disons-nous pas en voyant tout cela qursquoil srsquoagit de science et dereacuteflexion Car alleacuteguer pour deacutepreacutecier les animaux qursquoils ne saventcela que par la seule leccedilon et enseignement de Nature ce nrsquoest pas
1Plutarque [79] Sylla p 887 ne mentionne pas explicitement les laquo poux raquo maisparle de laquo vermine raquo laquo Il resta longtemps sans srsquoapercevoir qursquoil avait un abcegraves dansles entrailles Or cet abcegraves corrompit sa chair et la changea en vermine raquo Drsquoailleursdans la phrase suivante Montaigne parle bien de laquo ver raquo
2La rhubarbe passe pour ecirctre un purgatif le polypode (sorte de fougegravere) est laxatifet facilite lrsquoeacutevacuation de la bile
3Plante aromatique aux feuilles laineuses Le Dictame de Crecircte a des proprieacuteteacutes vul-neacuteraires (gueacuterison des plaies)
4Une fois de plus on peut constater que Montaigne reprend sans aucun esprit cri-tique tout ce qursquoil trouve dans les laquo auteurs raquo
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 167
leur ocircter leurs titres de science et de sagesse crsquoest au contraire le leurattribuer agrave plus forte raison qursquoagrave nous encore puisqursquoils ont eu unemaicirctresse drsquoeacutecole aussi sucircre
76 Chrysippe eacutetait aussi meacuteprisant que tout autre philosophe Le chiendialecticienen ce qui concerne la condition des animaux Mais il avait observeacute
agrave un carrefour de trois chemins les mouvements drsquoun chien agrave la re-cherche de son maicirctre eacutegareacute ou poursuivant une proie qui fuyait devantlui Lrsquoayant vu essayer un chemin apregraves lrsquoautre et apregraves srsquoecirctre assureacuteqursquoaucun des deux premiers ne portait la trace de ce qursquoil cherchaitsrsquoeacutelancer dans le troisiegraveme sans heacutesiter il fut contraint de reconnaicirctreqursquoen ce chien-lagrave srsquoeacutetait opeacutereacute un raisonnement du genre laquo Jrsquoai suivimon maicirctre jusqursquoagrave ce carrefour il faut neacutecessairement qursquoil ait prislrsquoun de ces trois chemins puisque ce nrsquoest pas celui-ci ni celui-lagrave ilfaut donc forceacutement qursquoil soit passeacute par le troisiegraveme raquo Fondant sa cer-titude sur ce raisonnement le chien nrsquoa plus besoin alors de son flairpour le troisiegraveme chemin et nrsquoy fait plus drsquoenquecircte il srsquoen remet agrave laraison Cette attitude proprement dialecticienne cet usage de propo-sitions diviseacutees puis reconstruites lrsquoeacutenumeacuteration complegravete des termessuffisant agrave entraicircner la conclusion ndash ne vaut-il pas mieux dire que lechien tire cela de lui-mecircme plutocirct que de Georges de Treacutebizonde1
77 Il nrsquoest pas impossible drsquoeacuteduquer les animaux agrave notre faccedilonNous apprenons agrave parler aux merles aux corbeaux aux pies aux per-roquets et nous leur reconnaissons cette capaciteacute agrave nous offrir une voixet un souffle si souples et si maniables que nous pouvons les ameneragrave prononcer un certain nombre de lettres et de syllabes et cela teacute-moigne de ce qursquoils ont en eux-mecircmes une capaciteacute de raisonnementqui les rend aptes agrave cet apprentissage et deacutesireux de le faire On fini-rait par se lasser je crois de voir toutes les singeries que les bateleursapprennent agrave leurs chiens les danses dans lesquelles ils ne manquentpas une seule mesure de ce qursquoils entendent les divers mouvementset sauts qursquoils leur commandent rien que par la parole Mais je suisplus eacutetonneacute par le comportement pourtant assez courant des chiensdrsquoaveugles agrave la ville comme agrave la campagne Jrsquoai observeacute commentils srsquoarrecirctent agrave certaines portes ougrave ils reccediloivent habituellement des au-mocircnes comment ils savent eacuteviter les voitures et les charrettes alorsmecircme qursquoen ce qui les concerne ils auraient assez de place pour pas-ser Jrsquoen ai mecircme vu un le long drsquoun fosseacute de la ville deacutelaisser unsentier pourtant plat et commode et en choisir un bien pire simple-
1G de Trapezonce ou de Treacutebizonde (1395-1484) grammairien grec dont les traiteacuteseacutetaient en usage dans les eacutecoles au agrave lrsquoeacutepoque de Montaigne
168 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
ment pour eacuteloigner son maicirctre du fosseacute Comment pouvait-on avoirfait comprendre agrave ce chien que sa charge consistait agrave veiller sur laseacutecuriteacute de son maicirctre et agrave neacutegliger ses propres commoditeacutes pour leservir Comment pouvait-il savoir que tel chemin assez large pour luine lrsquoeacutetait pas pour un aveugle Tout cela peut-il se comprendre sansreacuteflexion et raisonnement1
78 Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit drsquoun chien qursquoila vu agrave Rome au Theacuteacirctre de Marcellus avec lrsquoEmpereur Vespasien lepegravere Ce chien servait agrave un bateleur qui jouait une piegravece agrave plusieursscegravenes et plusieurs personnages et il y tenait son rocircle Entre autreschoses il fallait qursquoil fasse le mort pendant un certain temps commesrsquoil avait avaleacute du poison Apregraves avoir avaleacute le pain qursquoon faisait passerpour le poison il commenccedila bientocirct agrave trembler et srsquoagiter comme srsquoileacutetait eacutetourdi et finalement srsquoeacutetendant de tout son long et se raidissantcomme srsquoil eacutetait mort il se laissa tirer et traicircner drsquoun endroit agrave unautre comme le voulait la piegravece puis quand il sut que le moment eacutetaitvenu il commenccedila drsquoabord agrave remuer doucement comme srsquoil sortaitdrsquoun profond sommeil et levant la tecircte regarda ici et lagrave drsquoune faccedilonqui eacutetonnait les spectateurs
79 Dans les jardins de Suse des bœufs eacutetaient employeacutes agrave ar-roser et agrave faire tourner de grandes roues qui servaient agrave tirer de lrsquoeauet auxquelles des baquets eacutetaient attacheacutes (comme cela se voit sou-vent en Languedoc) On leur avait ordonneacute de tirer par jour jusqursquoagravecent tours chacun et ils eacutetaient si habitueacutes agrave ce nombre qursquoil eacutetait im-possible mecircme de force de leur en faire tirer un tour de plus ayantaccompli leur tacircche ils srsquoarrecirctaient tout net Nous sommes nous ado-lescents avant mecircme de savoir compter jusqursquoagrave cent et nous venonsde deacutecouvrir des peuples qui nrsquoont aucune connaissance des nombres
80 Il faut plus drsquointelligence pour instruire autrui que pour ecirctreinstruit soi-mecircme Laissons de cocircteacute ce que Deacutemocrite pensait et vou-lait prouver agrave savoir que la plupart des arts nous ont eacuteteacute enseigneacutes parles animaux lrsquoaraigneacutee nous a appris agrave tisser et agrave coudre lrsquohirondelleagrave bacirctir le cygne et le rossignol agrave faire de la musique et nous avonsappris la meacutedecine en imitant ce que font plusieurs autres Aristote ditque les rossignols enseignent le chant agrave leurs petits et y consacrent dutemps et du soin et que crsquoest la raison pour laquelle le chant de ceux
1Lrsquoeacutedition de 1595 a omis laquo et sans discours raquo pourtant preacutesent dans lrsquolaquo exemplairede Bordeaux raquo
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 169
que nous eacutelevons en cage et qui nrsquoont pas eu le loisir de suivre lescours de leurs parents perd beaucoup de son charme Nous pouvons endeacuteduire que le chant srsquoameacuteliore par la discipline et par lrsquoeacutetude et quechez les oiseaux libres eux-mecircmes il nrsquoest pas unique et uniforme chacun en a pris sa part autant qursquoil le pouvait Et dans le zegravele delrsquoapprentissage ils rivalisent de telle faccedilon et se combattent de faccedilonsi courageuse que parfois le vaincu en meurt le souffle lui manquantplutocirct que la voix Les plus jeunes meacuteditent pensifs et srsquoentraicircnentagrave imiter certains couplets de la chanson lrsquoeacutelegraveve eacutecoute la leccedilon deson preacutecepteur et la reacutecite avec le plus grand soin Ils se taisent agrave tourde rocircle et on les entend corriger leurs fautes on perccediloit certaines cri-tiques du preacutecepteur
81 laquo Jrsquoai vu autrefois ndash dit Arrius1 ndash un eacuteleacutephant ayant unecymbale pendue agrave chaque cuisse et une autre agrave la trompe au son des-quelles tous les autres dansaient en rond se soulevant et srsquoinclinantselon la cadence de lrsquoinstrument qui les guidait et on trouvait du plai-sir agrave entendre cette harmonie raquo Aux spectacles donneacutes agrave Rome onvoyait couramment des eacuteleacutephants dresseacutes agrave se mouvoir et danser auson de la voix des danses agrave nombreuses figures avec des rythmes bri-seacutes et diverses cadences tregraves difficiles agrave apprendre On en a vus quireacutepeacutetaient en priveacute leur leccedilon et srsquoexerccedilaient avec soin et applicationpour ne pas ecirctre rabroueacutes et battus par leurs maicirctres
82 Mais lrsquohistoire de la pie dont Plutarque lui-mecircme se portegarant est extraordinaire Cette pie se trouvait dans la boutique drsquounbarbier agrave Rome et contrefaisait eacutetonnamment tout ce qursquoelle enten-dait Un jour il advint que des trompettes srsquoarrecirctegraverent et sonnegraverentlongtemps devant cette boutique agrave partir de lagrave et tout le lendemain lapie demeura comme pensive muette et meacutelancolique Tout le mondesrsquoen eacutetonnait et lrsquoon pensait que le son des trompettes lrsquoavait peut-ecirctreassourdie et eacutetourdie et que sa voix srsquoen eacutetait alleacutee avec son ouiumleMais on srsquoaperccedilut bientocirct que crsquoeacutetait par une profonde concentrationet une retraite inteacuterieure qursquoelle srsquoexerccedilait et preacuteparait sa voix agrave repro-duire le son des trompettes car les sons qursquoelle fit entendre agrave nou-veau eacutetaient bien ceux-lagrave avec lrsquoexpression parfaite de leurs pausesde leurs reprises et de leurs nuances Avec ce nouvel apprentissageelle avait abandonneacute et deacutedaignait maintenant tout ce qursquoelle savaitdire auparavant
1Lrsquoeacutepisode semble tireacute de lrsquoHistoire indienne de cet auteur
170 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
83 Je ne veux pas oublier non plus de mentionner cet autreexemple celui drsquoun chien que Plutarque dit encore avoir vu (et je sensbien que je ne respecte pas lrsquoordre de ces exemples en les preacutesentantmais je ne respecte pas drsquoordre non plus dans tout ce que jrsquoeacutecris) Plu-tarque se trouvait donc agrave bord drsquoun navire et le chien essayait en vainde laper lrsquohuile qui se trouvait au fond drsquoune cruche agrave cause de lrsquoeacutetroi-tesse du col et sa langue nrsquoeacutetait pas assez grande pour aller jusqursquoaufond Alors il alla chercher des cailloux et en remplit la cruche jusqursquoagravece qursquoil eut fait monter le niveau de lrsquohuile suffisamment pour pouvoirlrsquoatteindre Qursquoest-ce donc que cela si ce nrsquoest la preuve drsquoun espritbien subtil On dit que les corbeaux de Barbarie font de mecircme quandle niveau de lrsquoeau qursquoils veulent boire est trop bas
84 Cette histoire est un peu voisine de celle que raconte ausujet des eacuteleacutephants un roi de leur pays Juba quand la ruse de ceuxqui les chassent en fait tomber un dans les fosses profondes qursquoona preacutepareacutees pour cela et que lrsquoon a recouvertes de broussailles pourles dissimuler ses compagnons apportent en toute hacircte quantiteacute deHistoires
drsquoeacuteleacutephants pierres et de morceaux de bois afin que cela lui permette de se tirer delagrave Mais les faculteacutes de cet animal srsquoapparentent agrave celles de lrsquohommedans tellement drsquoautres situations que si je voulais rapporter en deacutetailsce que lrsquoexpeacuterience a montreacute jrsquoaurais aiseacutement de quoi eacutetayer lrsquoideacuteeque je deacutefends drsquoordinaire agrave savoir qursquoil y a plus de diffeacuterence drsquounhomme agrave lrsquoautre que drsquoun animal agrave un homme1
85 Dans une maison de Syrie le cornac drsquoun eacuteleacutephant deacutetour-nait agrave chaque repas la moitieacute de la ration qursquoon avait prescrite pourlrsquoanimal Un jour le maicirctre de maison voulut le nourrir lui-mecircme etversa dans sa mangeoire la quantiteacute drsquoorge qui avait eacuteteacute prescrite Alorslrsquoeacuteleacutephant regardant drsquoun mauvais œil son cornac partagea la rationen deux moitieacutes avec sa trompe montrant par lagrave lrsquoinjustice qui lui eacutetaitfaite Un autre encore ayant un cornac qui meacutelangeait des pierres agravesa nourriture pour en grossir lrsquoapparence srsquoapprocha de la marmiteougrave lrsquohomme faisait cuire la viande de son dicircner et la lui remplit decendres Ce sont lagrave des cas particuliers mais ce que tout le mondea pu voir et que tout le monde sait crsquoest que dans toutes les armeacuteesdes pays du Levant lrsquoune des plus grandes forces eacutetait constitueacutee parles eacuteleacutephants dont on tirait des effets incomparablement plus grands
1Montaigne a en effet exprimeacute deacutejagrave cette ideacutee plus haut Livre I chap 42 sect1 laquo il ya plus de distance de tel agrave tel homme qursquoil nrsquoy a de tel homme agrave telle beste raquo
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 171
que nous ne le faisons maintenant avec notre artillerie qui occupe agravepeu pregraves la mecircme place qursquoeux dans une bataille rangeacutee (ceux quiconnaissent lrsquohistoire ancienne peuvent facilement en juger)
Leurs ancecirctres avaient servi Juveacutenal [41]XII v 107 sqHannibal et Carthage nos geacuteneacuteraux et Molosse le Roi
Portant sur leurs dos bataillons et cohortesIls allaient eux aussi agrave la guerre
86 Il fallait bien qursquoon eucirct confiance en ces animaux et leur in-telligence en leur confiant ainsi la tecircte de la bataille car en cet endroitil eucirct suffi pour tout perdre qursquoils fassent le moindre arrecirct agrave cause dela taille et de la pesanteur de leur corps ou que le moindre effroi lesfasse se tourner contre leurs propres gens Il y a peu drsquoexemples quecela se soit produit et qursquoils se soient rejeteacutes sur leurs troupes alorsque nous-mecircmes nous nous rejetons les uns sur les autres et nous nousmettons en deacuteroute On leur confiait non un mouvement simple maisplusieurs parties diffeacuterentes du combat les espagnols employaient deschiens lors de la reacutecente conquecircte des Indes ils leurs payaient unesolde et les faisaient participer au partage du butin Et ces animauxmontraient autant drsquoadresse et de deacutecision agrave poursuivre ou arrecircter leurvictoire agrave charger ou reculer selon les circonstances agrave distinguer amiset ennemis qursquoils faisaient preuve drsquoardeur et de volonteacute
87 Nous admirons et appreacutecions mieux les choses qui nous sonteacutetrangegraveres que les choses ordinaires sans cela je ne me serais pas at-tardeacute agrave dresser cette longue liste car agrave mon avis celui qui examineraitde pregraves ce que lrsquoon peut voir chez les animaux qui vivent parmi nouspourrait trouver chez eux des choses aussi admirables que celles quelrsquoon recueille dans les pays eacutetrangers et agrave drsquoautres eacutepoques Crsquoest unemecircme nature qui srsquoy manifeste Celui qui en aurait eacutevalueacute lrsquoeacutetat actuelpourrait certainement en tirer la connaissance de son passeacute comme deson futur Jrsquoai vu autrefois des hommes ameneacutes par mer de lointainspays et parce que nous ne comprenions pas leur langage et que leurcomportement leur attitude leurs vecirctements eacutetaient tregraves eacuteloigneacutes desnocirctres qui drsquoentre nous ne les consideacuterait comme des sauvages et desbrutes Qui nrsquoattribuait agrave la stupiditeacute et agrave la becirctise le fait qursquoils soientmuets ignorants de la langue franccedilaise ignorant nos baisemains etnos reacuteveacuterences contorsionneacutees notre port et notre maintien Comme
172 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
srsquoil srsquoagissait du modegravele auquel doit forceacutement se conformer la naturehumaine
88 Nous condamnons tout ce qui nous semble eacutetrange et quenous ne comprenons pas Il en est de mecircme dans le jugement que nousportons sur les animaux ils ont bien des traits qui srsquoapparentent auxnocirctres et dont nous pouvons tirer par comparaison quelque conjec-ture Mais de ce qursquoils ont de particulier que savons-nous Les che-vaux les chiens les bœufs les brebis les oiseaux et la plupart desanimaux domestiques reconnaissent notre voix et lui obeacuteissent ainsila muregravene de Crassus qui venait agrave lui quand il lrsquoappelait comme fontles anguilles de la fontaine drsquoAreacutethuse et jrsquoai vu dans de nombreuxviviers les poissons accourir pour manger quand ceux qui les nour-rissent poussaient certains cris
Ils ont un nom et vers le maicirctreMartial [50] IV29 Accourent tous quand il les appelle
89 Nous pouvons juger de cela Nous pouvons dire aussi queles eacuteleacutephants sont capables drsquoavoir quelque notion de religion dans lamesure ougrave apregraves plusieurs ablutions et purifications on les voit leverleur trompe comme si crsquoeacutetait leurs bras et les yeux leveacutes vers le soleillevant se tenir longtemps en meacuteditation et contemplation agrave certainesheures du jour de leur propre chef sans qursquoils aient eacuteteacute eacuteduqueacutes en cesens Mais ce nrsquoest pas parce que nous nrsquoobservons rien de semblablechez les autres animaux que nous devons consideacuterer qursquoils nrsquoont pasde religion nous ne pouvons nous faire une ideacutee de ce qui nous estcacheacute
90 Nous pouvons cependant voir quelque chose dans ce com-portement observeacute par le philosophe Cleacuteanthe parce qursquoil a quelquechose agrave voir avec le nocirctre Il raconte qursquoil a vu des fourmis quitter leurfourmiliegravere en portant le corps drsquoune fourmi morte et que plusieursautres vinrent agrave leur rencontre comme pour parlementer avec elles apregraves avoir eacuteteacute ensemble quelque temps ces derniegraveres srsquoen retour-negraverent comme pour consulter leurs concitoyens et elles firent ainsideux ou trois fois lrsquoaller-retour agrave cause probablement de difficulteacutesrencontreacutees pour la capitulation Elles revinrent enfin apportant auxautres un ver depuis leur taniegravere comme pour payer la ranccedilon de lamorte et les premiegraveres chargegraverent le ver sur leur dos pour lrsquoemporterchez elles abandonnant le cadavre aux autres Voilagrave lrsquointerpreacutetation
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 173
que Cleacuteanthe donna de la scegravene montrant par lagrave que les animaux quine parlent pas ne sont pas pour autant priveacutes de communication entreeux Si nous nrsquoy participons pas crsquoest que nous en sommes incapableset crsquoest ecirctre bien sots que de vouloir donner notre opinion sur la ques-tion
91 Les animaux agissent encore de bien drsquoautres faccedilons qui deacute-passent de loin nos possibiliteacutes nous ne pouvons pas les imiter car cesont des choses que nous sommes mecircme incapables drsquoimaginer Ainsicertains affirment que lors de la derniegravere grande bataille navale qursquoAn-toine perdit contre Auguste sa galegravere de commandement fut stoppeacuteeau milieu de sa course par ce petit poisson que les latins nommentlaquo remora raquo agrave cause de la particulariteacute qursquoil a drsquoarrecircter nrsquoimporte quelnavire auquel il srsquoattache Et lrsquoempereur Caligula croisant avec unegrande flotte le long des cocirctes de la Roumeacutelie sa galegravere et elle seulefut arrecircteacutee net par ce mecircme poisson il le fit attraper et fut fort deacute-piteacute de constater qursquoun si petit animal pouvait srsquoopposer agrave la mer auxvents et agrave la force de tous ses avirons alors qursquoil eacutetait simplementattacheacute par la tecircte1 agrave sa galegravere (car crsquoest un poisson agrave coquille) Et ilsrsquoeacutetonna encore plus non sans raison de constater que rameneacute dans lebateau il avait perdu cette force qursquoil manifestait au dehors
92 Un citoyen de la ville de Cyzique2 acquit jadis une reacuteputa-tion de grand savant3 pour avoir eacutetudieacute le comportement du heacuterissonCelui-ci fait agrave sa taniegravere des ouvertures en divers endroits exposeacutes agravedivers vents Et quand il preacutevoit quel vent il va faire il bouche le troude ce cocircteacute-lagrave En observant cela le citoyen en question apportait enville des preacutedictions sur le vent qui allait souffler
93 Le cameacuteleacuteon prend la couleur du lieu ougrave il se trouve mais lepoulpe lui prend la couleur qui lui plaicirct selon les circonstances pour
1Montaigne eacutecrit laquo par le bec [] crsquoest un poisson agrave coquille raquo Mais le remora nrsquoapas plus de bec que de laquo coquille raquo Les remora ont sur la tecircte une large ventouse parlaquelle ils srsquoattachent agrave lrsquoenvers et tregraves solidement drsquoailleurs aux tortues aux requinsetc Quant agrave arrecircter les navires
2Ville de Phrygie3Montaigne emploie le mot laquo matheacutematicien raquo Claude Pinganaud [59] traduit par
laquo astrologue raquo A Lanly [58] par laquo meacuteteacuteorologue raquo mot qui srsquoaccorde mieux avec lecontexte mais qui nrsquoest apparu qursquoen 1783 Par ailleurs le dictionnaire Petit Robertindique que le mot a signifieacute laquo astronome raquo jusqursquoau XVIIIegraveme Mais les astronomesont longtemps eacuteteacute aussi des astrologues En fait il semble bien que le terme de laquo ma-theacutematicien raquo ait eu longtemps le sens geacuteneacuterique de laquo savant raquo et crsquoest celui que jrsquoaichoisi drsquoadopter ici
174 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
se dissimuler de ce qursquoil craint ou attraper ce qursquoil cherche Chez lecameacuteleacuteon ce changement est passif mais chez le poulpe il est actifNous connaissons nous-mecircmes quelques changements de couleur lafrayeur la colegravere la honte ou drsquoautres sentiments altegraverent le teint denotre visage Mais crsquoest un effet subi comme dans le cas du cameacuteleacuteonSi la jaunisse peut nous rendre jaunes nous ne pouvons pas faire celavolontairement Ces effets que nous constatons chez les animaux etqui sont bien plus grands que pour nous montrent bien qursquoil y a en euxquelque faculteacute supeacuterieure qui nous est cacheacutee Et il en est de mecircmevraisemblablement de plusieurs autres aspects de leurs capaciteacutes dontaucun signe ne parvient jusqursquoagrave nous
94 Parmi toutes les preacutedictions faites jadis les plus ancienneset les plus sucircres eacutetaient celles qui se tiraient du vol des oiseaux Nousnrsquoavons rien de semblable ni drsquoaussi eacutetonnant Cette regravegle cet ordredans lequel se fait le battement de leurs ailes et dont on tire des en-seignements sur les choses qui vont advenir il faut bien que cela soitmeneacute drsquoexcellente faccedilon pour avoir un si noble effet car crsquoest parlerpour ne rien dire que drsquoattribuer cet effet remarquable agrave quelque dis-position naturelle sans eacutevoquer lrsquointelligence le consentement et leraisonnement de lrsquoanimal qui le produit Ainsi la torpille est-elle ca-pable non seulement drsquoengourdir les membres qui la touchent maisau travers des filets formant la seine1 de transmettre cette pesanteur etcet engourdissement aux mains de ceux qui les remuent et les manientOn dit mecircme encore que si on verse de lrsquoeau sur elle son effet remonteagrave travers lrsquoeau jusqursquoagrave la main et vient endormir le sens du toucherCette force est eacutetonnante mais elle nrsquoest pas inutile agrave la torpille Ellela ressent et lrsquoutilise pour attraper la proie qursquoelle convoite elle secache sous le limon afin que les autres poissons qui viennent agrave pas-ser au-dessus soient frappeacutes et paralyseacutes par cette stupeur qui eacutemanedrsquoelle et tombent en son pouvoir
95 Les grues hirondelles et autres oiseaux migrateurs qui changentde demeure selon les saisons montrent par lagrave qursquoils ont conscience deleur faculteacute divinatrice et la mettent en pratique Les chasseurs nousassurent que si lrsquoon veut choisir parmi de nombreux petits chiens celuiqui est le meilleur pour le garder il suffit de laisser la megravere le choisirelle-mecircme si on les emporte hors de leur gicircte le premier qursquoelle yramegravenera sera toujours le meilleur ou encore si lrsquoon fait semblantde faire du feu tout autour de leur gicircte crsquoest celui de ses petits auquel
1Filets disposeacutes en demi-cercle
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 175
elle portera drsquoabord secours Drsquoougrave il ressort que les chiennes ont unefaccedilon de faire des preacutevisions que nous nrsquoavons pas ou qursquoelles ontpour juger des qualiteacutes de leurs petits un sens autrement plus aigu quele nocirctre [Car en ce qui concerne nos enfants il est certain que jusqursquoagraveun acircge avanceacute il nrsquoy a rien qui puisse nous permettre drsquoen faire le trisinon lrsquoapparence physique]1
96 La maniegravere de naicirctre drsquoengendrer de se nourrir drsquoagir de semouvoir de vivre et de mourir qui est celle des animaux est si prochede la nocirctre que tout ce que nous ocirctons aux causes qui les animentet que nous ajoutons agrave notre condition pour la placer au-dessus de laleur ne peut relever drsquoune vision raisonneacutee Comme regravegle pour notresanteacute les meacutedecins nous proposent en exemple la faccedilon de vivre desanimaux car ce mot a eacuteteacute de tout temps dans la bouche du peuple
Tenez chauds les pieds et la tecircte Au demeurant vivez en becirctes
97 La reproduction est la principale des fonctions naturellesNous avons quelque arrangement de membres qui sont speacutecialementapproprieacutes agrave la chose Cela nrsquoempecircche pas que les meacutedecins nous or-donnent de nous conformer agrave la position et la faccedilon de faire des ani-maux comme eacutetant plus efficace
Crsquoest agrave la faccedilon des becirctes agrave quatre pattes Lucregravece [46]IV 1261-64Que la femme semble-t-il est la plus feacuteconde
La semence atteint mieux son but poitrine en basEt reins en lrsquoair
Et ils rejettent comme nuisibles ces mouvements deacuteplaceacutes et cho-quants que les femmes y ont ajouteacute de leur cru pour les ramener agravesuivre lrsquoexemple et la meacutethode des animaux de leur sexe plus modeacute-reacutes et plus calmes
Car la femme srsquointerdit agrave elle-mecircme de concevoir si Lucregravece [46]IV 1269-73Ondulant de la croupe elle stimule le plaisir de lrsquohomme
Et fait jaillir de ses flancs eacutepuiseacutes le flotRejetant ainsi hors du sillon le socEt faisant deacutevier de son but la semence
1Le passage entre crochets figurait dans toutes les eacuteditions jusqursquoagrave celle de 1588(laquo exemplaire de Bordeaux raquo) ougrave il a eacuteteacute rayeacute drsquoun trait de plume Il nrsquoa pas eacuteteacute reprisdans lrsquoeacutedition de 1595 Je lrsquoindique cependant pour lrsquointeacuterecirct qursquoil preacutesente
176 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
98 Srsquoil est juste de rendre agrave chacun son ducirc les animaux quiservent aiment et deacutefendent leurs bienfaiteurs et qui poursuivent etmenacent les eacutetrangers ou ceux qui les maltraitent ont une attitude quioffre quelque ressemblance avec notre justice De mecircme en est-il lors-qursquoils observent une parfaite eacutequiteacute dans la reacutepartition de leurs biensentre leurs petits Quant agrave lrsquoamitieacute elle est sans comparaison plus viveet plus constante chez eux que chez les hommes Hircanos le chien duroi Lysimaque quand son maicirctre fut mort demeura obstineacutement surson lit sans vouloir boire ni manger Et le jour ougrave lrsquoon brucircla le corpsil srsquoeacutelanccedila et se jeta sur le feu ougrave il peacuterit brucircleacute Crsquoest aussi ce que fitle chien drsquoun deacutenommeacute Pyrrhus il ne quitta pas le lit de son maicirctreapregraves la mort de celui-ci et quand on emporta le deacutefunt il se laissaemmener avec lui pour finalement se lancer dans le bucirccher ougrave brucirclaitle corps de son maicirctre
99 Il y a certaines inclinations sentimentales qui naissent quel-quefois en nous sans que la raison y prenne part et qui viennent drsquouneardeur fortuite que certains appellent laquo sympathie raquo et dont les becirctessont capables tout comme nous Les chevaux ont ainsi des familiariteacutesles uns avec les autres au point que nous sommes bien en peine de lesfaire vivre ou voyager seacutepareacutement on les voit srsquoenticher parmi leurscompagnons drsquoune certaine couleur de poil ou drsquoune certaine mine1et quand ils en rencontrent un comme cela ils se joignent aussitocirct agrave luien lui faisant fecircte avec de grandes deacutemonstrations de bienveillance etprennent les autres en grippe Les animaux ont comme nous des preacute-feacuterences dans leurs amours et opegraverent quelque seacutelection parmi leursfemelles Ils ne sont pas exempts de nos jalousies et de haines extrecircmeset irreacuteconciliables
100 Les deacutesirs sont ou naturels et neacutecessaires comme le boire etle manger ou naturels et non neacutecessaires comme lrsquoaccouplement avecles femelles ou encore ni naturels ni neacutecessaires ceux des hommessont presque tous de cette derniegravere sorte ils sont superflus et artificielsCar il est eacutetonnant de voir agrave quel point la nature se contente de peuet combien peu elle nous a laisseacute agrave deacutesirer ce que lrsquoon preacutepare dansnos cuisines ne relegraveve pas de son autoriteacute et les Stoiumlciens disent qursquounhomme pourrait se nourrir drsquoune olive par jour Elle ne nous dicte pas
1Montaigne dit seulement laquo comme agrave certain visage raquo D M Frame [28] et ALanly [58] pensent que laquo nous raquo a eacuteteacute omis et considegraverent qursquoil srsquoagit drsquoun parallegravele faitavec lrsquoattitude des hommes Cela se tient mais laquo visage raquo a longtemps eu le sens delaquo contenance raquo laquo attitude raquo et peut donc srsquoappliquer agrave des chevaux
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 177
la qualiteacute de nos vins ni ce que nous ajoutons de surcroicirct agrave nos appeacutetitsamoureux
Point nrsquoest besoin du c de la fille drsquoun grand consul 1 Horace [33] Iii 70
101 Ces deacutesirs eacutetrangers que lrsquoignorance du bien et des ideacuteesfausses ont insinueacutes en nous sont si nombreux qursquoils chassent presquetous ceux qui sont naturels ni plus ni moins que si dans une citeacuteil y avait un si grand nombre drsquoeacutetrangers qursquoils viennent agrave en chasserles habitants naturels ou agrave affaiblir leur autoriteacute et leur pouvoir anciensrsquoen emparant entiegraverement pour lrsquousurper Les animaux se conduisentde faccedilon beaucoup mieux reacutegleacutee que nous et se maintiennent avecplus de modeacuteration dans les limites que la Nature nous a prescrites mais pas au point cependant de nrsquoavoir aucune ressemblance avec nosdeacuteregraveglements
Et de mecircme qursquoil est arriveacute que des deacutesirs freacuteneacutetiques ont pousseacuteles hommes agrave lrsquoamour avec des animaux les animaux se trouvent par-fois aussi eacutepris drsquoamour pour nous et se precirctent agrave des passions contrenature drsquoune espegravece agrave lrsquoautre Ainsi de lrsquoeacuteleacutephant rival drsquoAristophanele Grammairien dans lrsquoamour pour une jeune marchande de fleurs dansla ville drsquoAlexandrie il ne lui ceacutedait en rien dans le comportementdrsquoun soupirant passionneacute se promenant sur le marcheacute ougrave lrsquoon ven-dait des fruits il en prenait avec sa trompe et les lui apportait Il nela quittait pas des yeux ou le moins qursquoil lui eacutetait possible et passaitquelquefois sa trompe par dessous son col jusque dans son giron pourlui tacircter les seins
On raconte aussi lrsquohistoire drsquoun dragon amoureux drsquoune fille celledrsquoune oie eacuteprise drsquoun enfant dans la ville drsquoAsope et drsquoun beacutelier fai-sant sa cour agrave la musicienne Glaucia Et lrsquoon voit couramment dessinges furieusement eacutepris drsquoamour pour des femmes et lrsquoon voit aussicertains animaux macircles srsquoadonner agrave lrsquoamour de leurs congeacutenegraveres dumecircme sexe
102 Oppien et drsquoautres donnent quelques exemples qui montrentle respect que les animaux attachent agrave la parenteacute lors de leurs mariagesmais lrsquoexpeacuterience nous montre bien souvent le contraire
La geacutenisse nrsquoa pas honte de se livrer agrave son pegravere Ovide [62] Xv 325Et la pouliche au cheval dont elle est neacutee
1Comme souvent la citation donneacutee par Montaigne est inexacte ou incomplegravete Etle sens de ces vers est bien plus leste que celui geacuteneacuteralement donneacute par les traducteurs
178 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
Le bouc srsquounit aux chegravevres qursquoil a engendreacuteesEt lrsquooiselle agrave lrsquooiseau qui lui donna le jour
103 Pour ce qui est de lrsquoastuce malicieuse en est-il un meilleurexemple que celui du mulet du philosophe Thalegraves Comme il traver-sait une riviegravere alors qursquoil eacutetait chargeacute de sel il y treacutebucha malen-contreusement et mouilla les sacs qursquoil portait Srsquoeacutetant rendu compteque le sel dissous avait alleacutegeacute sa charge il ne manquait jamais en-suite degraves qursquoil rencontrait un ruisseau de srsquoy plonger avec ses sacsjusqursquoagrave ce que son maicirctre ayant deacutecouvert son stratagegraveme le fassecharger de laine Se trouvant deacutejoueacute il abandonna sa ruse Il y a desanimaux qui nous renvoient naturellement lrsquoimage de notre cupiditeacutecar ils cherchent obstineacutement agrave srsquoemparer de tout ce qursquoils peuvent etle dissimulent soigneusement mecircme srsquoils nrsquoen ont pas lrsquousage
104 Au chapitre des soins du meacutenage ils nous surpassent nonseulement dans cette preacutevoyance qui leur fait amasser et eacutepargner pourles jours agrave venir mais ils manifestent aussi une bonne connaissance dece qursquoil faut savoir en ce domaine Les fourmis eacutetendent hors de leurfourmiliegravere leurs graines et leurs semences pour les eacuteventer les ra-fraicircchir et les faire seacutecher quand elles voient qursquoelles commencent agravemoisir et agrave sentir le rance pour eacuteviter qursquoelles ne se corrompent etpourrissent Mais les preacutecautions et les soins qursquoelles apportent agrave ron-ger les grains de bleacute deacutepassent tout ce que lrsquoon peut imaginer Le bleacutene demeure pas toujours sec ni sain mais se ramollit se deacutetrempe et seliqueacutefie devenant comme du lait en commenccedilant agrave germer alors depeur qursquoil ne devienne semence et ne perde sa nature et ses proprieacuteteacutesde conservation neacutecessaires agrave leur nourriture elles rongent lrsquoextreacutemiteacutepar ougrave le germe sort habituellement
105 Quant agrave la guerre qui est la plus grande et la plus magni-fique des actions humaines jrsquoaimerais bien savoir si lrsquoon peut en tirerargument pour notre supeacuterioriteacute ou bien au contraire une preuve denotre faiblesse et imperfection Car elle est vraiment la science de nousdeacutechirer et entre-tuer de provoquer la ruine et la perte de notre propreespegravece et il me semble qursquoelle nrsquooffre pas grand-chose qui puisse ecirctredeacutesireacute par les animaux qui ne la connaissent pas
Quand donc un lion plus vaillantJuveacutenal [41]XV v 160 A-t-il ocircteacute la vie agrave un autre
Dans quelle forecirct un sanglier est-il mort sous la dentDrsquoun plus fort que lui
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 179
106 Mais les becirctes nrsquoen sont pas toutes exemptes pourtant Enteacutemoignent les furieux combats des laquo reines raquo drsquoabeilles comparablesaux campagnes guerriegraveres de deux princes ennemis
Souvent entre deux laquo reines1 raquo eacuteclate une discorde Virgile [114]IV v 67Provoquant une eacutemeute on peut alors imaginer
Lrsquoacharnement et la fureur guerriegravereQui srsquoemparent du peuple
Je ne lis jamais cette admirable description sans y voir repreacutesenteacuteesla sottise et la vaniteacute humaines Car ces mouvements guerriers qui noussaisissent drsquoeacutepouvante et drsquohorreur cette tempecircte de sons et de cris
Alors lrsquoeacuteclat des armes vers le ciel srsquoeacutelegraveve Lucregravece [46] iivv 325-328Et la terre alentour srsquoemplit de leurs reflets
Sous les pas des soldats le sol est eacutebranleacuteEt les clameurs pousseacutees font reacutesonner les monts
Il est plaisant de voir que cet effrayant deacuteploiement de tant de mil-liers drsquohommes armeacutes de tant de fureur drsquoardeur et de courage est sisouvent mis en branle pour de vaines raisons et qursquoil srsquoarrecircte si sou-vent pour des raisons anodines
Les amours de Pacircris dit-on plongegraverent la Gregravece Horace [34] I2Dans une guerre funeste contre les Barbares
107 Ainsi toute lrsquoAsie courut agrave sa perte et srsquoeacutepuisa en guerresagrave cause de lrsquoadultegravere de Pacircris Le deacutesir drsquoun seul homme un deacutepitun plaisir une jalousie intime toutes choses qui ne devraient mecircmepas conduire deux harengegraveres agrave srsquoeacutegratigner voilagrave bien le motif drsquounetelle tempecircte Et si nous voulons en croire ceux-lagrave mecircme qui en onteacuteteacute les principaux responsables et acteurs eacutecoutons le plus grand lechef victorieux entre tous et le plus puissant qui fut jamais le voici2
qui se moque et tourne en deacuterision de faccedilon comique et spirituelleplusieurs batailles hasardeuses livreacutees sur terre et sur mer le sang etla vie de cinq cent mille hommes qui le suivirent et subirent son sortles forces et les richesses des deux parties du monde eacutepuiseacutees pour leservice de ses entreprises
1Le mot du texte latin est laquo regibus raquo (rex roi) mais Virgile eacutevoque ici les abeilleset nous parlons de laquo reine raquo de nos jours agrave leur propos
2Il srsquoagit de lrsquoempereur Auguste auquel Martial precircte la parole dans les vers citeacutesensuite Lrsquoeacutepigramme preacutetend srsquoadresser agrave un laquo lecteur seacutevegravere raquo qui aurait reprocheacute agraveMartial ses vers licencieux et en guise drsquoexcuse le poegravete propose laquo ce sixain eacutegrillardde Ceacutesar Auguste raquo
180 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
Parce qursquoAntoine a fait lrsquoamour agrave GlaphyreMartial [50]XI 21 Fulvie mrsquoimpose de lui en faire autant
Moi besogner FulvieEt pourquoi pas Manius srsquoil me le demandeNon soyons raisonnableFaire lrsquoamour ou la guerre dit-elleAh Plutocirct perdre la vie que mon vit Sonnez trompettes
(Jrsquouse ici en toute liberteacute de mon latin avec la permission que vousmrsquoen avez donneacutee Madame1)
108 Et maintenant ce grand corps avec tant drsquoaspects et demouvements qui semblent menacer le ciel et la terre
Ils sont aussi nombreux que les vagues sur la mer de LibyeVirgile [112]VII vv 718 sq Quand le sauvage Orion lrsquohiver venu srsquoy plonge
Ils sont aussi drus que les eacutepis brucircleacutes du soleil agrave nouveauLrsquoeacuteteacute dans les plaines drsquoHermos ou les champs de LycieLes boucliers reacutesonnent et la terre eacutebranleacutee freacutemit sous leurs pas
Ce monstre furieux avec tant de bras et tant de tecirctes crsquoest toujourslrsquoHomme faible malheureux et miseacuterable Ce nrsquoest qursquoune fourmi-liegravere mise en eacutemoi et exciteacutee dont
Le noir bataillon srsquoavance dans la plaineVirgile [112]IV v 404
109 Un souffle de vent contraire le croassement drsquoun vol decorbeaux le faux pas drsquoun cheval le passage fortuit drsquoun aigle unsonge une parole un signe une brume matinale suffisent agrave le ren-verser et le jeter agrave terre Frappez-le seulement drsquoun rayon de soleilau visage et le voilagrave disparu aneacuteanti Qursquoon lui souffle seulement unpeu de poussiegravere dans les yeux comme aux abeilles de notre poegravete2et voilagrave toutes ses enseignes ses leacutegions rompues fracasseacutees et legrand Pompeacutee lui-mecircme agrave leur tecircte Car ce fut lui me semble-t-il queSertorius3 battit en Espagne avec toutes ces belles armes qui ont aussiservi agrave drsquoautres agrave Eumegravene contre Antigonos agrave Sureacutena contre Crassus
1Il srsquoagit de la princesse agrave laquelle il srsquoadressera encore plus loin et agrave laquelle il adeacutedieacute lrsquoApologie on pense geacuteneacuteralement qursquoil srsquoagit de Marguerite de Valois fille deHenri II et femme de Henri de Navarre futur Henri IV Les vers de Martial eacutetaient enlatin ce qui permettait de faire passer des choses un peu lestes
2Virgile dans les Geacuteorgiques dont il a eacuteteacute question plus haut3P Villey [55] fait remarquer que Montaigne se trompe ici ce nrsquoest pas Sertorius
mais le peuple des Characitaniens qui furent vainqueurs ici Mais il est vrai qursquoailleursSertorius a remporteacute une victoire sur Pompeacutee
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 181
Ces grandes colegraveres ces terribles combats Virgile [114]IV 86Une poigneacutee de poussiegravere les calmera
110 Qursquoon lance des abeilles agrave la poursuite de ce monstre armeacuteelles auront tocirct fait de le mettre en deacuteroute Il nrsquoy a pas si longtempsles Portugais faisant le siegravege de Tamly dans le territoire de Xiatime1les habitants de cette ville apportegraverent sur la muraille un grand nombrede ruches dont ils disposaient en quantiteacute et en chassegraverent les abeillesavec du feu vers leurs ennemis si bien que ceux-ci abandonnegraverent leurentreprise ne pouvant supporter leurs attaques et leurs piqucircres Ainsila victoire et la liberteacute de leur ville furent obtenues par ce secours drsquoungenre nouveau et avec tant de succegraves qursquoau retour du combat pas uneseule abeille ne manquait
111 Les acircmes des empereurs et celles des savetiers sont faitessur le mecircme moule Quand nous consideacuterons lrsquoimportance des actionsdes princes et leur poids nous nous persuadons qursquoelles sont pro-duites par des causes tout aussi importantes et pesantes Mais nousnous trompons ils sont mus et retenus dans leurs mouvements parles mecircmes ressorts que nous dans les nocirctres Crsquoest la mecircme raison quinous fait nous quereller avec un voisin et qui jette les princes dans laguerre Celle qui nous fait fouetter un laquais quand il srsquoagit drsquoun roilui fait ruiner une province Il ont des deacutesirs aussi futiles que les nocirctresmais ils ont plus de pouvoir2 De semblables deacutesirs agitent un ciron etun eacuteleacutephant
112 En ce qui concerne la fideacuteliteacute on peut dire qursquoil nrsquoest aucun Histoires dechiensanimal au monde qui soit aussi traicirctre que lrsquohomme Les livres drsquohis-
toire racontent comment certains chiens ont chercheacute agrave venger la mortde leur maicirctre Le roi Pyrrhus ayant rencontreacute un chien qui montaitla garde pregraves drsquoun homme mort et ayant entendu dire que cela faisaittrois jours qursquoil eacutetait lagrave donna lrsquoordre drsquoenterrer le corps et emmenace chien avec lui3 Mais un jour qursquoil assistait aux preacutesentations drsquoen-semble de son armeacutee le chien aperccedilut les meurtriers de son maicirctrecourut vers eux avec force aboiements et en grande colegravere fournis-sant ainsi le premier indice qui mit en route la justice et lui permit
1A Lanly indique ([58] T II p 141 note 274) que ce territoire contrairement agrave ceqursquoindique lrsquoeacutedition Villey nrsquoest pas en Inde mais que crsquoest celui drsquoune tribu du MarocLa ville de laquo Tamly raquo nrsquoa pas eacuteteacute vraiment identifieacutee
2A Lanly traduit ici laquo ils veulent plus raquo Il a tort agrave mon avis il srsquoagit bien drsquouneopposition laquo vouloirpouvoir raquo
3Source Plutarque [78] Quels animaux
182 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
de tirer vengeance de ce meurtre peu de temps apregraves Le chien dusage Heacutesiode en fit autant quand il confondit les enfants de Ganistorde Naupacte meurtriers de son maicirctre Un autre chien gardien drsquountemple drsquoAthegravenes ayant aperccedilu un voleur sacrilegravege qui emportait lesplus beaux joyaux se mit agrave aboyer contre lui tant qursquoil pouvait Maisles gardiens ne srsquoeacutetant pas reacuteveilleacutes pour autant il se mit agrave le suivreet le jour srsquoeacutetant leveacute se tint alors un peu plus loin de lui mais sansjamais le perdre de vue Si lrsquohomme lui offrait agrave manger il nrsquoen vou-lait pas mais faisait fecircte de la queue aux passants qursquoil rencontraitet acceptait de leurs mains ce qursquoils lui donnaient Si son voleur srsquoar-recirctait pour dormir il srsquoarrecirctait aussi au mecircme endroit Lrsquohistoire dece chien eacutetant parvenue aux gardiens du temple ils le suivirent agrave latrace questionnant les gens sur son poil et le retrouvegraverent enfin dansla ville de Cromyon1 avec le voleur qursquoils ramenegraverent agrave Athegravenes ougraveil fut puni Et les juges en reconnaissance de sa bonne conduite attri-buegraverent sur le Treacutesor Public une mesure de bleacute pour la nourriture duchien et prescrivirent aux precirctres drsquoavoir soin de lui Plutarque racontecette anecdote comme une chose tregraves connue et qui serait arriveacutee agrave soneacutepoque
113 Quant agrave la gratitude (car il me semble que nous avonsbien besoin de remettre ce mot en honneur) ce seul exemple y suf-fira2 Appion raconte cette histoire en disant qursquoil en a eacuteteacute lui-mecircmele spectateur laquo Un jour dit-il comme on offrait au peuple de Romele plaisir de voir combattre de nombreuses becirctes sauvages venues depays lointains et principalement des lions drsquoune taille extraordinairelrsquoun drsquoentre eux par son comportement furieux la grosseur et la forcede ses pattes ses rugissements altiers et effrayants avait attireacute sur luilrsquoattention de toute lrsquoassistance Parmi les esclaves qui furent offertsau peuple dans ce combat de fauves il y avait un certain Androdusde Dace qui appartenait agrave un noble romain de rang consulaire3 Lelion lrsquoayant aperccedilu de loin srsquoarrecircta drsquoabord tout net comme frappeacute
1Le dictionnaire Gaffiot donne laquo Bourg pregraves de Corinthe raquo avec une reacutefeacuterence dansOvide [62] 7 435
2Montaigne a tireacute cette histoire (connue encore de nos jours) du livre drsquoAulu-Gelle[8] V 14 Mais lrsquoesclave dont il est question y a pour nom Androclus et non Androclegravescomme on lrsquoappelle aujourdrsquohui Comme le suggegravere A Lanly ([58] II p 142 note 280)lrsquoimprimeur de Montaigne a probablement lu laquo d raquo au lieu de laquo cl raquo
3Aulu-Gelle a eacutecrit laquo servus viri consularis raquo laquo Consul raquo lrsquoun des deux magistratsqui exerccedilaient lrsquoautoriteacute suprecircme sous la Reacutepublique Jrsquoemploie laquo rang consulaire raquo il srsquoagit probablement de ce qursquoon appelait un laquo Proconsul raquo nom donneacute apregraves Syllaaux anciens consuls qui recevaient le gouvernement drsquoune province et posseacutedaient lespouvoirs militaire civil et judiciaire (drsquoapregraves le Petit Robert)
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 183
drsquoeacutetonnement puis srsquoapprocha tout doucement calmement et paisi-blement comme srsquoil cherchait agrave le reconnaicirctre Cela fait et convaincude ne pas se tromper il commenccedila agrave agiter la queue comme font leschiens qui font fecircte agrave leur maicirctre agrave leacutecher les mains et les cuisses dece pauvre malheureux glaceacute drsquoeffroi et precirct agrave deacutefaillir Mais devantlrsquoattitude bienveillante du lion Androdus reprit ses esprits il osa leregarder et lrsquoayant examineacute le reconnut crsquoeacutetait un spectacle singu-lier et plaisant de voir les caresses qursquoils eacutechangeaient Et le peupleayant pousseacute des cris de joie lrsquoempereur fit appeler cet esclave pouren apprendre les raisons drsquoune aventure aussi eacutetonnante
Il lui raconta alors cette histoire inouiumle et extraordinaire
114 laquo Mon maicirctre dit-il eacutetant proconsul en Afrique je fuscontraint de mrsquoenfuir agrave cause de la cruauteacute avec laquelle il me traitaiteacutetant battu tous les jours Et pour me cacher de la vue drsquoun personnageayant une si grande autoriteacute sur la province jrsquoai trouveacute que le mieuxeacutetait de mrsquoen aller seul dans les contreacutees sablonneuses et inhabitablesde ce pays-lagrave reacutesolu agrave me tuer moi-mecircme si je nrsquoy trouvais pas de quoime nourrir Le soleil eacutetant extrecircmement brucirclant agrave midi et la chaleurinsupportable je deacutecouvris une grotte bien cacheacutee et inaccessible etmrsquoy engouffrai Mais peu apregraves arriva ce lion avec une patte sanglanteet blesseacutee tout plaintif et geacutemissant agrave cause des douleurs qursquoelle luicausait Agrave son arriveacutee je fus terriblement effrayeacute mais quand il me vitreacutefugieacute dans un coin de son gicircte il srsquoapprocha tout doucement de moien me preacutesentant sa patte abicircmeacutee me la tendant comme pour me de-mander secours Je lui ocirctai alors un grand eacuteclat de bois qui srsquoy trouvaitet mrsquoeacutetant un peu familiariseacute avec lui je pus presser sa plaie et en fairesortir tout le pus qui srsquoy eacutetait amasseacute lrsquoessuyai et la nettoyai le mieuxpossible Comme il se sentait soulageacute et qursquoil souffrait moins il sereposa et srsquoendormit en me laissant sa patte entre les mains Agrave partirde lagrave nous veacutecucircmes ensemble lui et moi trois anneacutees durant danscette grotte Nous partagions la mecircme nourriture il mrsquoapportait lesmeilleurs morceaux des becirctes qursquoil tuait agrave la chasse je les faisais cuireau soleil faute de pouvoir faire du feu et je les mangeais A la longueje me lassai de cette vie de becircte sauvage et un jour que le lion eacutetaitparti chasser comme de coutume je partis Le troisiegraveme jour je fuspris par des soldats qui me ramenegraverent drsquoAfrique ici chez mon maicirctrelequel me condamna agrave mort et agrave ecirctre livreacute aux becirctes sauvages Je voisque le lion a eacuteteacute pris lui aussi peu de temps apregraves et qursquoil a voulumaintenant me reacutecompenser de mes soins et de la gueacuterison obtenuegracircce agrave moi
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Voilagrave lrsquohistoire qursquoAndrodus raconta agrave lrsquoempereur et qui se reacutepan-dit du coup de bouche en bouche Si bien qursquoagrave la demande de tous ilfut remis en liberteacute et amnistieacute de sa condamnation et pour contenterle peuple on lui fit mecircme don de ce lion Et depuis dit Appion onpeut voir Androdus promenant ce lion en laisse agrave Rome de taverneen taverne recevant lrsquoargent qursquoon lui donne Le lion se laisse couvrirdes fleurs qursquoon lui jette et chacun de dire en les rencontrant ldquo Voilagravele lion hospitalier voilagrave lrsquohomme qui lrsquoa soigneacute rdquo raquo
115 Nous pleurons souvent la perte des animaux que nous ai-mons ils en font autant pour nous
Apregraves srsquoavance sans ornements le cheval de Pallas AEligthon Virgile [112]XI 89 Il pleure et sa tecircte est baigneacutee de larmes
116 Chez certains peuples les femmes sont en commun chezdrsquoautres chacun a la sienne Nrsquoest-ce pas la mecircme chose chez les ani-maux Et nrsquoy voit-on pas de mariages mieux respecteacutes que les nocirctres
117 Les animaux se donnent une socieacuteteacute et une organisationils constituent entre eux des ligues pour se porter secours Quand desbœufs des porcs et autres animaux entendent les cris de celui qursquoonmaltraite tout le troupeau accourt agrave son aide se rallie pour le deacutefendreQuand un scare1 avale lrsquohameccedilon drsquoun pecirccheur ses congeacutenegraveres srsquoas-semblent en foule autour de lui et rongent la ligne Si drsquoaventure il yen a un qui se trouve pris dans une nasse les autres lui tendent leurqueue de lrsquoexteacuterieur il la serre tant qursquoil peut dans ses dents et ils letirent et le traicircnent ainsi au dehors Quand lrsquoun des leurs est attrapeacuteles barbeaux dressent une eacutepine denteleacutee qursquoils ont sur le dos et lafrottent contre la ligne qursquoils parviennent agrave scier de cette faccedilon
118 Quant aux services que nous nous rendons les uns auxautres pour les besoins de lrsquoexistence on en trouve bien des exempleschez les animaux eacutegalement On preacutetend que la baleine ne se deacuteplacejamais sans qursquoelle ait devant elle un petit poisson semblable au gou-jon de mer qursquoon appelle pour cette raison le laquo pilote raquo La baleine lesuit se laisse mener et manœuvrer aussi facilement que le gouvernailfait virer de bord un navire Et en guise de reacutecompense alors que touteautre chose becircte ou vaisseau qui entre dans la bouche de ce monstrey est immeacutediatement perdue et engloutie ce petit poisson lui srsquoy reacute-fugie en toute seacutecuriteacute pour y dormir Pendant son sommeil la baleine
1Poisson dont les dents sont soudeacutees et forment une sorte de bec il vit en Meacutediter-raneacutee
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 185
reste immobile mais aussitocirct qursquoil sort elle se remet agrave le suivre sanscesse si par malheur elle srsquoen eacutecarte elle va errer ccedila et lagrave et souventse heurte aux rochers comme un vaisseau qui nrsquoaurait plus de gouver-nail crsquoest ce que Plutarque atteste avoir vu1 dans lrsquoicircle drsquoAnticyre2
119 Il y a une socieacuteteacute du mecircme genre entre le petit oiseau qursquoonappelle laquo roitelet raquo et le crocodile le roitelet sert de sentinelle agrave cegrand animal Et si lrsquoichneumon3 son ennemi srsquoapproche pour le com-battre ce petit oiseau de peur qursquoil ne le surprenne endormi lrsquoeacuteveillepar son chant et agrave coups de bec pour lrsquoavertir du danger Il vit des restesde ce monstre qui le reccediloit familiegraverement dans sa bouche et lui per-met de becqueter dans ses macircchoires entre ses dents pour y prendreles morceaux de viande qui y sont resteacutes Et si le crocodile veut fer-mer la bouche il avertit drsquoabord le roitelet drsquoavoir agrave en sortir en larefermant peu agrave peu sans le serrer ni le blesser
120 Le coquillage qursquoon nomme la nacre vit aussi avec le pin-nothegravere qui est un petit animal du mecircme genre que le crabe qui luisert drsquohuissier et de portier il se tient agrave lrsquoouverture de ce coquillageqursquoil tient constamment entrebailleacute et ouvert jusqursquoagrave ce qursquoil y voieentrer un petit poisson qui est une proie qui leur convient alors ilentre dans la nacre la pince dans sa chair vive et la contraint ainside se refermer Alors tous deux ensemble mangent la proie qursquoils ontenfermeacutee dans leur place forte
121 Dans la faccedilon de vivre des thons on remarque une singu-liegravere connaissance des trois parties de la matheacutematique ils enseignentagrave lrsquohomme lrsquoastronomie car ils srsquoarrecirctent lagrave ougrave le solstice drsquohiver lessurprend et nrsquoen bougent plus jusqursquoagrave lrsquoeacutequinoxe qui suit Voilagrave pour-quoi Aristote lui-mecircme leur concegravede volontiers ce savoir Quant agrave lageacuteomeacutetrie et agrave lrsquoarithmeacutetique on peut voir qursquoils forment toujours leurbanc selon un cube carreacute sur toutes les faces avec un corps de ba-taillon solide fermeacute et disposeacute sur six faces eacutegales puis nagent danscette formation carreacutee aussi large derriegravere que devant de sorte que silrsquoon en voit et compte un rang on peut aiseacutement en deacuteduire lrsquoeffectifde toutes la troupe puisque leur nombre en profondeur est eacutegal agrave celuide la largeur et la largeur agrave la longueur
1Plutarque [78] Quels animaux XXXI2Ile de la mer Eacutegeacutee dans le golfe Maliaque (Dict Gaffiot) A Lanly ([58] II p 143
note 286) dit que laquo lrsquoatlas moderne comporte une icircle Antikythira au sud de Kythira(Cythegravere) raquo et se demande srsquoil ne srsquoagit pas de la mecircme Possible en effet
3Petit rat carnassier Cf note de la page 160
186 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
122 En ce qui concerne la fierteacute1 il est difficile drsquoen donnerun exemple plus frappant que celui du grand chien qui fut envoyeacute desIndes au roi Alexandre2 On lui preacutesenta drsquoabord un cerf agrave combattrepuis un sanglier puis un ours il nrsquoy precircta pas attention et ne daignamecircme pas bouger Mais quand il vit un lion il se dressa aussitocirct sur sespattes montrant par lagrave manifestement qursquoil consideacuterait celui-lagrave commeseul digne de se battre avec lui
123 Agrave propos du repentir et de la reconnaissance de ses fauteson raconte lrsquohistoire drsquoun eacuteleacutephant qui ayant tueacute son cornac dans unviolent accegraves de colegravere en eut un chagrin tel qursquoil ne voulut plus ja-mais manger et se laissa mourir Quant agrave la cleacutemence on cite le casdrsquoun tigre pourtant lrsquoanimal le plus inhumain de tous comme on luiavait donneacute agrave manger un chevreau il souffrit de la faim pendant deuxjours sans vouloir srsquoy attaquer et le troisiegraveme il brisa la cage ougrave ileacutetait enfermeacute pour aller chercher une autre proie ne voulant pas srsquoenprendre au chevreau qui eacutetait devenu son compagnon et son hocircte
124 Quant aux bonnes relations qui se tissent par la vie en so-cieacuteteacute on sait que nous habituons couramment agrave vivre ensemble deschats des chiens et des liegravevres Mais ce que lrsquoexpeacuterience apprend surles alcyons3 agrave ceux qui voyagent sur les mers et notamment sur la merde Sicile deacutepasse tout ce que lrsquoon peut imaginer Y a-t-il une seule es-pegravece drsquoanimaux pour laquelle la nature ait autant honoreacute les coucheslrsquoenfantement la naissance Les poegravetes nous apprennent en effet quelrsquoicircle de Deacutelos et elle seule qui auparavant allait agrave la deacuterive fut fixeacuteepour permettre agrave Latone drsquoenfanter Mais Dieu a voulu aussi que toutela mer fucirct calmeacutee rendue ferme et aplanie sans vagues sans vent nipluie pendant que lrsquoalcyon fait ses petits peacuteriode qui est justementproche du solstice le jour le plus court de lrsquoanneacutee et du fait de ceprivilegravege nous avons sept jours et sept nuits en plein cœur de lrsquohiverougrave nous pouvons naviguer sans danger Les femelles des alcyons nereconnaissent pas drsquoautre macircle que celui qui est le leur et elles lrsquoas-sistent toute leur vie sans jamais lrsquoabandonner Srsquoil devient deacutebile etimpotent elles le chargent sur leurs eacutepaules et le portent partout leservant jusqursquoagrave sa mort Mais personne nrsquoa encore pu trouver com-ment ni avec quoi lrsquoalcyon fait le nid de ses petits
1A Lanly [58] conserve laquo magnanimiteacute raquo Mais le mot a pris aujourdrsquohui un sensassez diffeacuterent me semble-t-il
2Source Plutarque [78] Quels animaux XIX3Source Plutarque [78] Quels animaux XXXV
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 187
125 Plutarque qui en a vu et manipuleacute plusieurs pense qursquoilsrsquoagit drsquoarecirctes de poissons jointes et lieacutees ensemble entrelaceacutees enlong et en travers avec des courbes et des arrondis ajouteacutes pour obte-nir finalement une forme de vaisseau rond et precirct agrave naviguer Et quandla construction est parfaitement acheveacutee lrsquoalcyon le porte agrave la vaguelagrave ougrave la mer en le battant doucement lui montre ce qui nrsquoest pas bienajusteacute et doit ecirctre radoubeacute les endroits ougrave la structure se deacutefait et quidoivent ecirctre renforceacutes pour affronter les paquets de mer Et agrave lrsquoinversele battement de la mer resserre ce qui est bien joint de telle sorte qursquoilne peut plus se rompre ni deacutefaire ni ecirctre endommageacute agrave coups de pierreou de barre de fer si ce nrsquoest agrave grand peine Et ce qui est le plus ad-mirable ce sont les proportions et la concaviteacute car elle est conccedilue etproportionneacutee de telle faccedilon qursquoelle ne peut recevoir ni admettre autrechose que lrsquooiseau qui lrsquoa construite Elle est impeacuteneacutetrable close etfermeacutee agrave toute autre chose tellement drsquoailleurs que lrsquoeau de la merelle-mecircme nrsquoy peut peacuteneacutetrer Voilagrave une description bien claire et priseagrave bonne source1 de ce bacirctiment Et pourtant il me semble qursquoelle nenous renseigne pas encore suffisamment sur la complexiteacute de cette ar-chitecture Et de quelle vaniteacute faut-il donc que nous fassions preuvepour placer en dessous de nous et deacutedaigner des choses que nous neparvenons pas agrave comprendre
126 Voici ce que lrsquoon peut ajouter pour prolonger un peu encorece propos concernant lrsquoeacutegaliteacute qui existe entre nous et les animaux ce privilegravege dont notre acircme se glorifie et qui consiste agrave ramener agravesa propre nature tout ce qursquoelle conccediloit agrave deacutepouiller de qualiteacutes mor-telles et corporelles tout ce qui vient agrave elle agrave contraindre les chosesqursquoelle estime dignes drsquoelle agrave se deacutevecirctir et agrave se deacutepouiller de leurs pro-prieacuteteacutes corruptibles et agrave laisser de cocircteacute comme des vecirctements super-flus et vils lrsquoeacutepaisseur la longueur la profondeur le poids la couleurlrsquoodeur la rugositeacute le poli la dureteacute la mollesse et tout ce qui est sen-sible pour les ramener agrave sa nature immortelle et spirituelle de faccedilonagrave ce que par exemple Rome ou Paris que jrsquoai dans lrsquoesprit Paris quejrsquoimagine je lrsquoimagine et le comprends sans qursquoil ait de grandeur ni delieu sans pierre sans placirctre et sans bois ndash eh bien Ce privilegravege-lagrave ilsemble bien appartenir aux animaux eux aussi Car un cheval habitueacuteaux trompettes aux coups drsquoarquebuse et au combat que nous voyonsse treacutemousser et freacutemir en dormant eacutetendu sur sa litiegravere comme srsquoilse trouvait au milieu des combats il est bien eacutevident qursquoil conccediloit en
1Plutarque [78] Quels animaux XXXV
188 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
esprit le son du tambour sans qursquoil y ait de bruit et une armeacutee sansqursquoelle ait drsquoarmes ni de corps
Tu verras en effet des chevaux vigoureux coucheacutes et endormisLucregravece [46]IV 987-989 Inondeacutes de sueur dans leurs recircves souffler sans relacircche
Et bander leurs forces pour remporter la palme agrave la course
127 Le liegravevre qursquoun leacutevrier imagine en songe et apregraves lequelnous le voyons haleter en dormant allonger la queue remuer les jar-rets mimant parfaitement les mouvements de la course crsquoest un liegravevresans poil et sans os
Alanguis en leur repos les chiens de chasseLucregravece [46]IV 991 sq Agitent soudain leurs pattes et jappent
Reniflent lrsquoair agrave petits coups comme sur la pisteDrsquoune becircte sauvage enfin trouveacutee Et souvent reacuteveilleacutesIls poursuivent encore le cerf illusoire le voient fuirJusqursquoagrave ce que lrsquoimage eacutevanouie ils reviennent agrave eux
128 Nous voyons souvent les chiens de garde gronder en recirc-vant puis aboyer vraiment et se reacuteveiller en sursaut comme srsquoils aper-cevaient un eacutetranger qui arrive Cet eacutetranger que voit leur esprit crsquoestun homme immateacuteriel sans dimension sans couleur et sans existencereacuteelle
Les petits chiens de compagnie espegravece caressanteLucregravece [46]IV 999 sq Souvent sursautent et se legravevent inquiets
Croyant avoir vu un visage inconnu un eacutetranger
129 Quant agrave la beauteacute du corps il faudrait drsquoabord savoir avantLa beauteacutecorporelle drsquoaller plus avant si nous sommes drsquoaccord sur sa deacutefinition Il est
vraisemblable que nous ne savons guegravere ce qursquoest la beauteacute en soien geacuteneacuteral puisque nous donnons tant drsquoaspects divers agrave notre beauteacutehumaine srsquoil en existait quelque forme preacutedeacutetermineacutee nous la recon-naicirctrions tous drsquoun commun accord comme nous le faisons pour lachaleur du feu Or nous en imaginons les formes agrave notre guise
Un teint de belge est vilain au visage romainProperce [80]XVIII 26
130 Aux Indes1 on deacutecrit ainsi la beauteacute noire et basaneacutee avecde grosses legravevres gonfleacutees le nez plat et large et le cartilage du nez
1Tireacute de Gomara [25] II 20
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 189
chargeacute de gros anneaux drsquoor pour le faire pendre jusqursquoagrave la bouche lalegravevre infeacuterieure est chargeacutee aussi de gros cercles enrichis de pierreriespour la faire tomber sur le menton et il est consideacutereacute comme eacuteleacutegantde montrer les dents jusqursquoau-dessous des racines Au Peacuterou les plusgrandes oreilles sont les plus belles et on les eacutetire autant que lrsquoon peutartificiellement Un de nos contemporains1 raconte qursquoil a vu chezun peuple drsquoorient ce souci de les agrandir ecirctre priseacute au point de lescharger de pesants bijoux si bien qursquoil pouvait sans peine passer sonbras mecircme vecirctu par un trou de leurs oreilles
131 Ailleurs on trouve des peuples qui se noircissent les dentsavec soin et meacuteprisent ceux qui les ont blanches Ailleurs encore onles teint en rouge Il nrsquoy a pas que chez les Basques que les femmesse trouvent plus belles avec la tecircte raseacutee mais dans bien drsquoautres payset qui plus est mecircme dans certaines contreacutees glaciales comme le rap-porte Pline Les mexicaines considegraverent comme un signe de beauteacute lapetitesse du front et si elles srsquoeacutepilent par tout le corps crsquoest sur cefront qursquoelles entretiennent et font croicirctre leurs cheveux avec art Ellesconsidegraverent comme si importante la taille de leurs seins qursquoelles preacute-tendent pouvoir donner le sein agrave leurs enfants par-dessus leur eacutepaulePour nous ce serait le signe mecircme de la laideur
132 Chez les Italiens la beauteacute est grosse et massive chez lesEspagnols segraveche et maigre Chez nous elle est blanche pour lrsquoun etbrune pour lrsquoautre Pour celui-ci elle est molle et deacutelicate et pour cetautre forte et vigoureuse Tel y demande mignardise et douceur telautre fierteacute et majesteacute De mecircme que pour Platon la sphegravere est la plusbelle figure pour les Eacutepicuriens crsquoest plutocirct la pyramide ou le carreacute ils ne peuvent ravaler un dieu agrave la forme drsquoune boule
133 Mais quoi qursquoil en soit Nature ne nous a pas privileacutegieacutesen cela plus que sur autre chose dans ses lois communes Et si nous yregardons de pregraves nous verrons que srsquoil y a quelques animaux moinsfavoriseacutes que nous sur le chapitre de la beauteacute il y en a un grandnombre drsquoautres qui le sont plus laquo En beauteacute nous sommes deacutepasseacutes Ciceacuteron [17] 1
10par beaucoup drsquoanimaux raquo Et mecircme par des animaux terrestres ndash noscompatriotes Car pour ce qui est des animaux marins si on laisse decocircteacute la forme du corps qui ne peut se comparer tellement elle estdiffeacuterente nous leur ceacutedons beaucoup pour la couleur lrsquoeacuteclat le polila souplesse Et nous ne le ceacutedons pas moins aux animaux des airs
1Selon P Villey il srsquoagirait de Balbi in Viaggio dellrsquoIndio orientali eacuted de 1590 p76
190 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
Quant agrave cette preacuterogative que constitue notre stature droite regardantvers le ciel son origine et que font valoir les poegravetes
Alors que les animaux face baisseacutee regardent vers la terreOvide [62] I84 Dieu a releveacute le front de lrsquohomme et lui ordonne
De contempler le ciel et drsquoeacutelever son regard vers les astres
elle est vraiment trop poeacutetique car il y a plusieurs bestioles qui ontle regard tout agrave fait dirigeacute vers le ciel et le cou des chameaux et desautruches je le trouve encore plus releveacute et plus droit que le nocirctre
134 Quels sont les animaux qui nrsquoont pas la face tourneacutee vers lehaut dirigeacutee vers lrsquoavant qui ne regardent pas en face drsquoeux commenous et qui ne deacutecouvrent pas dans leur posture ordinaire une aussigrande partie du ciel et de la terre que lrsquohomme Et quelles sont lesqualiteacutes de notre constitution corporelle eacutevoqueacutees par Platon ou Ciceacute-ron qui ne peuvent ecirctre aussi attribueacutees agrave mille sortes drsquoanimaux
135 Ceux qui nous ressemblent le plus ce sont les plus laids etles plus meacuteprisables de tous car en ce qui concerne lrsquoapparence duvisage ce sont les singes les magots
Combien nous ressemble le singe le plus laid de tous les ani-Ennius inCiceacuteron [17] I35
maux
Pour ce qui est de lrsquointeacuterieur et des parties vitales crsquoest le porc [silrsquoon en croit les meacutedecins1] Certes quand jrsquoimagine lrsquohomme tout nu(et mecircme srsquoil srsquoagit du sexe qui semble le mieux doteacute sur le plan dela beauteacute) ses tares ses servitudes naturelles et ses imperfections jetrouve que nous avons eu plus de raisons de nous couvrir qursquoaucunautre animal Nous avons des excuses pour avoir fait des emprunts agraveceux que la nature avait mieux favoriseacutes que nous et de nous ecirctre pareacutesde ce qui faisait leur beauteacute2 de nous ecirctre cacheacutes sous leurs deacutepouillesde laine de plume ou de soie
136 Remarquons drsquoailleurs que nous sommes le seul animaldont la nuditeacute3 offense ses semblables et le seul qui doit se cacherde ceux de son espegravece pour satisfaire ses besoins naturels Crsquoest aussi
1Le passage entre crochets ne figure que dans les eacuteditions anteacuterieures agrave lrsquolaquo exem-plaire de Bordeaux raquo
2Les eacuteditions jusqursquoagrave celle de 1588 comportaient ici laquo Et puis que lrsquohomme nrsquoavoitpas dequoy se presenter tout nud a la veue du monde il a eu raison de se cacher raquo
3Le texte est ici laquo deacutefaut raquo Jrsquoestime qursquoeacutetant donneacute le contexte ce laquo deacutefaut raquo est lemanque de laquo vecirctement naturel raquo drsquoougrave laquo nuditeacute raquo
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 191
un aspect digne de consideacuteration que ceux qui sont les maicirctres en lamatiegravere prescrivent comme remegravede aux passions amoureuses la vueentiegravere et libre du corps convoiteacute et preacutetendent que pour refroidir lrsquoaf-fection il nrsquoest besoin que de voir librement ce que lrsquoon aime
Qui deacutecouvre au grand jour les secregravetes parties Ovide [64] v429Du corps de lrsquoecirctre aimeacute sent sa passion srsquoeacuteteindre
Au milieu des transports
137 Et encore que cette recette puisse apregraves tout srsquoexpliquerpar une humeur un peu deacutelicate et deacutegoucircteacutee voilagrave un signe eacutetonnantde notre imperfection lrsquohabitude et la connaissance nous deacutetournentles uns des autres Ce nrsquoest pas tant la pudeur que lrsquohabileteacute et la sa-gesse qui rendent nos dames tellement porteacutees agrave nous refuser lrsquoentreacuteede leurs cabinets de toilette avant drsquoecirctre pareacutees et maquilleacutees pour semontrer en public
Nos Veacutenus le savent bien et cachent avec soin Lucregravece [46]IV vv1185-1187
Les coulisses de leur vie aux hommesQursquoelles veulent retenir et enchaicircner
alors que chez beaucoup drsquoanimaux il nrsquoest rien que nous nrsquoaimionset qui ne plaise agrave nos sens de leurs excreacutetions et seacutecreacutetions elles-mecircmes nous tirons non seulement des mets deacutelicats pour nos repasmais nos plus riches ornements et nos meilleurs parfums
138 Ce que jrsquoai dit lagrave ne concerne que notre faccedilon drsquoecirctre or-dinaires et nrsquoest pas sacrilegravege au point de vouloir y inclure jusqursquoagraveces divines surnaturelles et extraordinaires beauteacutes qursquoon voit parfoisbriller parmi nous comme des astres sous un voile corporel et ter-restre
139 Au demeurant et de notre propre aveu la part que nous ac-cordons aux animaux dans les faveurs de la nature est bien avantageusepour eux Nous nous attribuons des biens imaginaires et chimeacuteriquesdes biens futurs mais absents dont lrsquoesprit humain ne peut ecirctre cer-tain ou encore des biens que nous nous attribuons faussement pardeacutefaut de jugement comme la raison la science et lrsquohonneur Et nousleur laissons en partage des biens essentiels maniables et palpables la paix le repos la seacutecuriteacute lrsquoinnocence la santeacute La santeacute Le plusbeau et le plus riche preacutesent que la nature puisse nous faire Au pointque chez les philosophes mecircme stoiumlciens on va jusqursquoagrave dire qursquoHeacute-raclite et Pheacutereacutecyde srsquoils avaient pu eacutechanger leur sagesse contre la
192 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
santeacute et se deacutelivrer par ce marcheacute lrsquoun de lrsquohydropisie lrsquoautre de lamaladie de peau qui les tourmentaient ils lrsquoauraient fait volontiers
140 Et par lagrave ils donnent encore plus de valeur agrave la sagesse enla mettant en balance avec la santeacute qursquoils ne le font dans cette autreopinion qui leur est precircteacutee agrave savoir que si Circeacute avait preacutesenteacute agrave Ulyssedeux breuvages lrsquoun pour faire drsquoun sage un fou et lrsquoautre un fou drsquounsage Ulysse aurait plutocirct ducirc accepter celui qui lrsquoeucirct fait devenir fouque de consentir agrave ce que Circeacute puisse changer son apparence humaineen celle drsquoun animal Ils disent que la sagesse elle-mecircme aurait parleacute agraveUlysse de cette faccedilon laquo Quitte-moi abandonne-moi lagrave plutocirct que deme loger sous les traits et le corps drsquoun acircne raquo Quoi Cette grande et di-vine science les philosophes la quittent donc pour ce voile corporel etterrestre Ce nrsquoest donc plus par la raison par le jugement et par lrsquoacircmeque nous lrsquoemportons sur les animaux crsquoest par notre beauteacute notrejoli teint la belle disposition de nos membres et pour cette beauteacute-lagraveil nous faut renoncer agrave notre intelligence agrave notre sagesse et agrave tout lereste
141 Soit Jrsquoaccepte cet aveu franc et naiumlf Ils ont certes reconnuque ces faculteacutes dont nous faisons tellement de cas ne sont que vaineimagination Quand bien mecircme les animaux auraient toute la vertu lascience la sagesse et les capaciteacutes des Stoiumlciens ce ne seraient tou-jours que des animaux et ils ne seraient pas comparables agrave un hommemiseacuterable meacutechant insenseacute Car enfin tout ce qui nrsquoest pas commenous nrsquoest rien qui vaille et Dieu lui-mecircme pour qursquoon le recon-naisse doit nous ressembler comme il sera dit plus loin On voit parlagrave que ce nrsquoest pas par un raisonnement fondeacute mais par une sotte fierteacuteet par opiniacirctreteacute que nous nous preacutefeacuterons aux autres animaux et quenous nous isolons de leur condition et de leur compagnie
142 Mais pour en revenir agrave mon propos je dirai que nous avonspour notre part lrsquoinconstance lrsquoirreacutesolution lrsquoincertitude le chagrinla superstition lrsquoinquieacutetude des choses agrave venir et mecircme apregraves notrevie lrsquoambition la cupiditeacute la jalousie la haine les deacutesirs deacutebrideacutesinsenseacutes et indomptables la guerre le mensonge la deacuteloyauteacute le deacute-nigrement et la curiositeacute Certes nous lrsquoavons payeacutee tregraves cher cettebelle raison dont nous nous glorifions cette capaciteacute de juger et deconnaicirctre si nous lrsquoavons acheteacutee au prix de ce nombre infini de pas-sions avec lesquelles nous sommes sans cesse aux prises A moins de
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 193
faire valoir comme le faisait Socrate1 ce notable avantage que nousavons sur les animaux agrave savoir que lagrave ougrave la nature leur a prescrit cer-taines saisons et certaines limites pour la volupteacute amoureuse elle nousa au contraire laisseacutes libres de nous y livrer agrave toute heure et en touteoccasion laquo Le vin est rarement bon pour les malades et il leur nuit le Ciceacuteron [17]
III 27plus souvent aussi mieux vaudrait-il ne pas leur en donner du toutplutocirct que leur faire courir un danger manifeste dans lrsquoespoir drsquounegueacuterison douteuse De mecircme cette vivaciteacute de penseacutee cette perspi-caciteacute cette ingeacuteniositeacute que nous nommons laquo raison raquo puisqursquoelleest nuisible agrave beaucoup et utile agrave si peu peut-ecirctre serait-il preacutefeacuterablepour le genre humain qursquoelle ne lui eucirct pas eacuteteacute accordeacutee plutocirct que delrsquoavoir reccedilue si libeacuteralement et si largement raquo
143 De quelle utiliteacute pouvons-nous estimer qursquoelle ait pu ecirctrepour Varron et Aristote cette capaciteacute agrave comprendre tant de chosesLes a-t-elle dispenseacutes des difficulteacutes humaines Ont-ils eacuteteacute deacutechar-geacutes pour cela des maux qui accablent un portefaix Ont-ils tireacute de laLogique quelque consolation agrave la goutte Pour avoir su qursquoil srsquoagis-sait drsquoune inflammation des jointures lrsquoont-ils moins ressentie Ont-ils pu srsquoarranger avec la mort drsquoavoir su que certains peuples srsquoenreacutejouissent et drsquoavoir eacuteteacute trompeacutes parce qursquoils savent qursquoen certainspays les femmes sont publiques Et agrave lrsquoinverse bien qursquoils aient tenule premier rang pour le savoir lrsquoun chez les Romains lrsquoautre chezles Grecs et agrave lrsquoeacutepoque ougrave la science y eacutetait la plus florissante nousnrsquoavons pourtant pas appris qursquoils aient eu une vie particuliegraverement re-marquable On sait mecircme que le Grec a eu quelque difficulteacute agrave effacercertaines taches de la sienne2
144 Sait-on si la volupteacute et la santeacute sont plus deacutelectables pourcelui qui connaicirct lrsquoastronomie et la grammaire
Aurait-on le membre moins raide parce qursquoon est illettreacute Horace [35]VIII v 17
Et la honte et la pauvreteacute lui sont-elles moins importunes Juveacutenal [41]XIV 156-158Certes tu eacuteviteras ainsi maladies et deacutecreacutepitude
Chagrins et soucis et ta vie sera longueEt ton destin meilleur
1Dans les eacuteditions anteacuterieures agrave celles de 1595 on lit ici laquo la philosophie raquo maislaquo Socrate raquo est une correction manuscrite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo que lrsquoeacuteditionde 1595 prend en compte
2Source Cornelius Agrippa De incertitudine scientiarum LIV Selon M Rat ([56]note 3 p 1553) laquo les Eacutepicuriens accusaient Aristote drsquoavoir eu une jeunesse deacutevergondeacuteeet drsquoavoir du vivant de Platon fondeacute une eacutecole rivale de celle de son maicirctre raquo
194 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
145 Jrsquoai vu en mon temps cent artisans et cent laboureurs plussages et plus heureux que des recteurs de lrsquouniversiteacute et crsquoest agrave eux queje preacutefeacutererais ressembler La science fait peut-ecirctre partie des chosesneacutecessaires agrave la vie1 comme la gloire la noblesse la digniteacute ou toutau plus comme la richesse et autres qualiteacutes vraiment utiles ndash mais deloin il me semble et un peu plus en imagination que par nature
146 Notre communauteacute humaine nrsquoa guegravere besoin de plus defonctions de regraveglements et de lois que les grues ou les fourmis dans laleur Et neacuteanmoins on voit qursquoelles srsquoy conduisent tregraves normalementmecircme sans avoir drsquoinstruction Si lrsquohomme eacutetait sage il donnerait auxchoses leur juste prix selon leur utiliteacute et leur commoditeacute pour sonexistence
147 Si on nous reacutepartit selon nos actions et notre conduite ontrouvera un plus grand nombre drsquohommes remarquables chez les igno-rants que chez les savants ndash et ceci pour toute sorte de vertu La Romeprimitive me semble avoir fourni bien plus drsquohommes de grande va-leur pour la paix comme pour la guerre que la Rome savante qui causaelle-mecircme sa ruine Et quand bien mecircme tout le reste serait semblablelrsquohonnecircteteacute et la pureteacute demeureraient au creacutedit de lrsquoancienne car elleest synonyme de simpliciteacute
148 Mais je laisse cette question de cocircteacute car elle mrsquoentraicircneraitau-delagrave de mon propos Je dirai seulement encore ceci seules lrsquohu-militeacute et lrsquoobeacuteissance peuvent former un homme de bien Il ne faut paslaisser agrave lrsquoappreacuteciation de chacun le soin de savoir ougrave est son devoir il faut le lui prescrire et non le lui laisser choisir agrave sa guise Car sinonen fonction de la faiblesse et de la varieacuteteacute infinie de nos raisons et denos opinions nous nous forgerions en fin de compte des devoirs quinous conduiraient agrave nous deacutevorer les uns les autres comme le disaitEacutepicure2
149 La premiegravere loi que Dieu a jamais donneacutee agrave lrsquohomme ce futcelle de la pure obeacuteissance ce fut un commandement nu et simpleagrave propos duquel lrsquohomme nrsquoeut rien agrave savoir ni agrave dire drsquoautant quelrsquoobeacuteissance est le devoir normal drsquoune acircme raisonnable qui reconnaicirctlrsquoexistence drsquoun bienfaiteur ceacuteleste et supeacuterieur De lrsquoobeacuteissance et de
1La reacutedaction initiale eacutetait laquo La doctrine est encores moins necessaire au service dela vie que nrsquoest la gloire raquo etc La correction manuscrite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquoa eacuteteacute reprise par lrsquoeacutedition de 1595
2Rapporteacute par Plutarque [78] in Contre Colotegraves LXIX Mais P Villey ([55] t IIp 051) fait remarquer qursquoen reacutealiteacute Plutarque ne precircte pas ce propos agrave Eacutepicure mais agraveColotegraves et dans un sens un peu diffeacuterent
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 195
la soumission naicirct toute vertu comme tout peacutecheacute naicirct de lrsquoorgueil1Et agrave lrsquoinverse la premiegravere tentation qui vint agrave lrsquohumaine nature sonpremier poison crsquoest le diable qui lrsquoinsinua en nous nous promettantla science et la connaissance laquo Vous serez comme des dieux connais-sant le bien et le mal2 raquo De mecircme les Siregravenes dans le poegraveme drsquoHo-megravere pour tromper Ulysse et lrsquoattirer dans leurs piegraveges dangereux etfunestes lui promettent le savoir La peste pour lrsquohomme crsquoest depenser qursquoil deacutetient la connaissance Voilagrave pourquoi lrsquoignorance nousest tant recommandeacutee par notre religion comme eacutetant un eacuteleacutement fa-vorable agrave la croyance et agrave lrsquoobeacuteissance laquo Prenez garde qursquoon ne fassede vous une proie au moyen de la philosophie et par de vaines seacuteduc-tions tireacutees des choses du monde3 raquo
150 Il y a un consensus geacuteneacuteral entre tous les philosophes detoutes les eacutecoles sur ce point le souverain bien reacuteside dans la tran-quilliteacute de lrsquoacircme et du corps Mais ougrave trouver cette tranquilliteacute
Au total le sage ne voit que Jupiter au-dessus de lui Horace [34] I i106-108Libre honoreacute riche beau roi des rois florissant
De santeacute sauf quand il vomit sa bile
Il semble en veacuteriteacute que Nature pour nous consoler de notre eacutetatmiseacuterable et cheacutetif ne nous ait donneacute en partage que la preacutesomptionCrsquoest ce que dit Eacutepictegravete laquo Lrsquohomme nrsquoa rien qui lui appartienne enpropre sinon lrsquousage de ses penseacutees raquo Nous nrsquoavons reccedilu en partageque du vent et de la fumeacutee laquo Les dieux ont la santeacute dans la reacutealiteacutedit la philosophie et ne sont malades qursquoen imagination lrsquohomme aucontraire ne possegravede les choses qursquoen imagination et ses maux euxsont bien reacuteels raquo Nous avons bien eu raison de vanter la force de notreimagination car tous nos biens sont imaginaires Entendez faire le fierce pauvre et pitoyable animal
151 laquo Il nrsquoy a rien dit Ciceacuteron qui soit aussi doux que de se Ciceacuteron [20]V 36consacrer aux lettres de ces lettres par lesquelles lrsquoinfiniteacute des choses
lrsquoimmense grandeur de la nature les cieux sur ce monde lui-mecircme lesterres et les mers nous sont reacuteveacuteleacutes ce sont elles qui nous ont appris
1A Lanly [58] traduit laquo le cuider raquo par laquo lrsquooutrecuidance raquo D M Frame [28] parlaquo presumption raquo et P Villey [55] par laquo orgueil raquo Je suis ici cette derniegravere leccedilon Maislaquo cuider raquo crsquoest en fait penser que dans le sens de se faire une opinion On pourraitdonc aussi traduire par laquo la penseacutee raquo car lrsquoexemple qui suit dit nettement que le premierpeacutecheacute est bien celui de connaissance
2Genegravese III 53Saint-Paul Eacutepitre aux Colossiens II 8
196 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
la religion la modeacuteration la noblesse de cœur et qui ont arracheacute notreacircme aux teacutenegravebres pour lui faire voir toutes ces choses eacuteleveacutees bassespremiegraveres derniegraveres et intermeacutediaires ce sont elles qui nous donnentde quoi vivre bien et dans le bonheur et nous guident pour que notreexistence srsquoeacutecoule sans deacuteplaisir et sans souffrance raquo Cet homme-lagrave nesemble-t-il pas parler de la condition de Dieu eacuteternel et tout-puissant Et dans la reacutealiteacute des faits mille pauvres femmes ont veacutecu au villageune vie plus eacutegale et plus douce plus stable que ne fut la sienne
Ce fut un dieu oui un dieu grand MemmiusLucregravece [46] V8 Qui le premier trouva ce mode de vie
Qursquoon appelle aujourdrsquohui sagesse et qui par sa scienceArracha la vie agrave de telles tempecirctes et profondes teacutenegravebresPour lrsquoeacutetablir dans un tel calme et une si claire lumiegravere
152 Voilagrave de bien pompeuses et belles paroles mais un leacutegeraccident mit lrsquointelligence de leur auteur dans un eacutetat pire que celuidu moindre berger malgreacute ce dieu preacutecepteur1 et cette sagesse divineDrsquoune semblable impudence est cette promesse que lrsquoon trouve dansle livre de Deacutemocrite laquo Je vais tout dire raquo le sot titre qursquoAristotenous deacutecerne comme laquo dieux mortels raquo et le jugement de Chrysippedisant que Dion eacutetait aussi vertueux que Dieu lui-mecircme Et mon cherSeacutenegraveque reconnaicirct dit-il que Dieu lui a fourni de quoi vivre mais quecrsquoest de lui-mecircme qursquoil tire le bien-vivre conformeacutement agrave ce que ditcet autre auteur laquo Nous avons raison de glorifier notre vertu nous neCiceacuteron [17]
III 36 pourrions le faire si nous la tenions drsquoun dieu et non de nous-mecircmes raquo153 Et ceci encore de Seacutenegraveque laquo Le sage a un courage sem-Seacutenegraveque [96]
LIII blable agrave celui de Dieu mais sur fond drsquohumaine faiblesse et par lagrave illui est supeacuterieur raquo Rien drsquoaussi banal que des traits drsquoune telle sottise2Il nrsquoen est pas un parmi nous qui srsquooffense autant de se voir compareacute agraveDieu que de se voir ravaleacute au rang des autres animaux crsquoest que noussommes plus soucieux de notre inteacuterecirct que de celui de notre creacuteateur
154 Mais il faut fouler aux pied cette sotte vaniteacute et secouer vi-vement et courageusement les fondements ridicules sur lesquels srsquoeacutedi-fient ces ideacutees fausses Tant qursquoil sera persuadeacute de disposer de quelque
1Eacutepicure dont Lucregravece se fait lrsquoapocirctre en quelque sorte Montaigne fait ici allusionagrave une tradition selon laquelle Lucregravece aurait eacuteteacute rendu fou par un breuvage donneacute parsa femme et qursquoil aurait composeacute son poegraveme pendant des peacuteriodes de luciditeacute avant definir par se tuer
2Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo la formule de transition laquo et toutefois je reconoyqursquoil nrsquoy a raquo a disparu dans lrsquoeacutedition de 1595
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 197
moyen et de quelque force par lui-mecircme jamais lrsquohomme ne reconnaicirc-tra ce qursquoil doit agrave son maicirctre il fera toujours de ses œufs des poulescomme on dit il faudrait aller jusqursquoagrave le mettre tout nu en chemiseVoyons donc quelque exemple notable de sa philosophie
155 Posidonios1 tourmenteacute par une si douloureuse maladie qursquoellelui faisait se tordre les bras et grincer des dents pensait bien faire lanique agrave la douleur en srsquoexclamant laquo Tu as beau faire je ne dirai pasque tu es un mal raquo Il ressent les mecircmes souffrances que mon laquaismais il se fait fort de tenir au moins sa langue selon les lois de soneacutecole2 laquo Inutile de faire le fier en paroles et succomber en fait raquo Ciceacuteron [20] II
13156 Archeacutesilas3 souffrait de la goutte Carneacuteade eacutetant venu levoir et srsquoen retournant tout chagrin il le rappela pour lui montrer sespieds et sa poitrine laquo Il nrsquoest rien venu depuis le bas jusque lagrave-haut raquolui dit-il Cet homme-lagrave a une attitude un peu meilleure il sent son malet voudrait en ecirctre deacutebarrasseacute Mais son courage nrsquoen est pas abattu niaffaibli Le preacuteceacutedent lui se cramponne agrave sa raideur plus verbale jele crains que reacuteelle Quant agrave Denys drsquoHeacuteracleacutee4 souffrant de brucirclurescuisantes aux yeux il fut contraint drsquoabandonner ces stoiumlques reacutesolu-tions
157 Mais agrave supposer que la science fasse en effet ce qursquoon preacute-tend eacutemousser et atteacutenuer la dureteacute des infortunes qui nous pour-suivent que fait-elle sinon ce que fait beaucoup plus radicalementet plus eacutevidemment lrsquoignorance Le philosophe Pyrrhon exposeacute surles mers aux dangers drsquoune forte tempecircte ne trouva pas de meilleurexemple agrave donner agrave ceux qui eacutetaient avec lui que drsquoimiter le sang-froiddrsquoun porc qui voyageait avec eux et ne manifestait aucun effroi5 Au-delagrave de ses preacuteceptes la philosophie nous renvoie aux exemples delrsquoathlegravete et du muletier chez qui on observe geacuteneacuteralement beaucoupmoins de sensibiliteacute agrave la mort agrave la douleur et autres maux et bien plusde fermeteacute que la science nrsquoen fournit jamais agrave celui qui nrsquoest pas neacuteavec ces qualiteacutes ou ne srsquoy est pas preacutepareacute lui-mecircme spontaneacutement
1Posidonios drsquoApamie philosophe stoiumlcien il en a deacutejagrave eacuteteacute question au Livre I chap40 sect19
2Les eacuteditions anteacuterieures agrave celle de 1595 ajoutaient ici laquo Ce nrsquoest que vent et pa-roles raquo
3Archeacutesilas de Pitane fondateur de la seconde Acadeacutemie4Philosophe du IIegraveme siegravecle avant J-C que lrsquoon avait surnommeacute laquo Le Transfuge raquo
tellement il avait changeacute souvent drsquoeacutecole5Montaigne a deacutejagrave raconteacute cette histoire au Livre I chap 40 sect 18
198 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
158 Qursquoest-ce donc qui fait que lrsquoon incise et entaille plus faci-lement que les nocirctres les membres deacutelicats drsquoun enfant ndash ou ceux drsquouncheval ndash si ce nrsquoest qursquoils ne srsquoy attendent pas Combien en est-il quela seule force de lrsquoimagination a rendus malades Nous voyons cou-ramment des gens se faire saigner purger et prendre des meacutedicamentspour gueacuterir des maux imaginaires Quand les vraies maladies nous fontdeacutefaut la science nous precircte les siennes ce mauvais teint est signede quelque fluxion catarrheuse la saison chaude vous menace de sesfiegravevres cette coupure dans la ligne de vie de votre main gauche vousavertit de quelque importante et imminente indisposition Et pour finirlrsquoimagination srsquoadresse ouvertement agrave la santeacute elle-mecircme lrsquoalleacutegresseet la vigueur de la jeunesse ne peuvent demeurer en lrsquoeacutetat il faut leurenlever du sang et de la force de peur qursquoelles ne se tournent contrevous-mecircme Comparez la vie drsquoun homme soumis agrave de telles imagi-nations agrave celle drsquoun laboureur se laissant conduire par ses tendancesnaturelles mesurant les choses seulement en fonction du preacutesent sansscience et sans se faire de souci agrave lrsquoavance qui nrsquoa du mal que lors-qursquoil en ressent vraiment alors que lrsquoautre a souvent une pierre danslrsquoacircme avant de lrsquoavoir dans les reins Comme srsquoil nrsquoeacutetait pas bien as-sez temps de supporter le mal quand il est lagrave il lrsquoanticipe en esprit etcourt au devant de lui
159 Ce que je dis agrave propos de la meacutedecine nrsquoest qursquoun exempleet peut srsquoappliquer agrave nrsquoimporte quelle science Crsquoest de lagrave que vientcette conception des anciens philosophes pour qui la reconnaissancede la faiblesse de notre jugement constituait le souverain bien Monignorance mrsquooffre autant drsquooccasions drsquoespeacuterance que de crainte etcomme je nrsquoai drsquoautre regravegle pour ma santeacute que celles que je tire desexemples pris chez les autres et de ce que je vois se produire dansles mecircmes conditions je vois qursquoil en est de toutes sortes et je faismiens les rapprochements qui me sont les plus favorables Jrsquoaccueilleagrave bras ouverts une santeacute que je veux libre pleine et entiegravere et jrsquoaiguisemon appeacutetit pour mieux en jouir drsquoautant plus qursquoelle mrsquoest deacutesormaismoins ordinaire et plus rare Je me garde bien de troubler son repos etsa douceur en adoptant volontairement un nouveau mode de vie lesanimaux nous montrent suffisamment combien lrsquoagitation de lrsquoespritnous apporte de maladies
160 Quand on nous dit que les gens du Breacutesil ne mouraient quede vieillesse du fait de la tranquilliteacute et de la douceur de leur climatje crois plutocirct que ce qui est en cause crsquoest la tranquilliteacute et la seacutereacuteniteacutede leur acircme exempte de toute eacutemotion penseacutee ou occupation contrai-
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 199
gnante ou deacuteplaisante ce sont des gens qui passaient leur vie dansune admirable simpliciteacute et ignorance sans culture sans lois sans roisans quelque religion que ce soit
161 Et drsquoougrave vient ce que lrsquoexpeacuterience nous montre que leshommes les plus grossiers et les plus lourdauds sont les meilleurs et lesplus rechercheacutes en matiegravere drsquoexploits amoureux Et que lrsquoamour drsquounmuletier est souvent mieux accepteacute que celui drsquoun galant homme si-non que chez ce dernier lrsquoagitation de lrsquoacircme trouble sa force physiquela brise lrsquoeacutepuise comme elle se trouble et srsquoeacutepuise ordinairement elle-mecircme Qursquoest-ce qui la deacuterange qui la pousse le plus souvent agrave la fo-lie sinon sa promptitude son acuiteacute son agiliteacute sa force propre pourtout dire De quoi est faite la plus subtile folie sinon de la plus sub-tile sagesse De mecircme que des grandes amitieacutes naissent les grandesinimitieacutes et des santeacutes vigoureuses les maladies mortelles ainsi desmouvements particuliegraverement vifs de notre esprit naissent les plus ex-traordinaires folies et les plus excentriques il nrsquoy a qursquoun demi-tourde cleacute agrave donner pour passer de lrsquoune agrave lrsquoautre
162 Le comportement des fous nous montre bien comment lafolie opegravere agrave partir des plus vigoureuses opeacuterations de lrsquoesprit Quine sait combien est teacutenu lrsquoeacutecart entre la folie et les audacieux eacutecha-faudages drsquoun esprit libre ou avec les effets drsquoune vertu suprecircme etextraordinaire Platon dit que les gens atteints de meacutelancolie sont lesplus faciles agrave instruire et les meilleurs et il nrsquoen est pas qui soient au-tant qursquoeux sujets agrave la folie Quantiteacute drsquoesprits ont eacuteteacute ruineacutes par leurpropre vivaciteacute et leur propre souplesse Quelle plongeacutee vient de faire1agrave force drsquoexcitation et drsquoagitation drsquoesprit lrsquoun des poegravetes italiens lesplus imaginatifs les plus ingeacutenieux les mieux formeacutes agrave la poeacutesie an-tique et pure qursquoon ait vu de longtemps Nrsquoa-t-il pas lagrave de quoi savoirgreacute agrave cette vivaciteacute drsquoesprit qui a tueacute son esprit Agrave cette clarteacute quilrsquoa aveugleacute Agrave cette exigence cette tension de la raison qui lui ontocircteacute la raison Agrave la meacuteticuleuse et laborieuse quecircte de la connaissancequi lrsquoa conduit agrave la stupiditeacute Agrave cette rare aptitude aux exercices delrsquoesprit qui lrsquoempecircche deacutesormais de srsquoy livrer et va jusqursquoagrave le priverdrsquoesprit Jrsquoai ressenti encore plus de deacuteception que de compassion enle voyant2 agrave Ferrare en si piteux eacutetat se survivant agrave lui-mecircme ne seconnaissant plus ni mecircme ses propres ouvrages que sous ses yeux
1Il srsquoagit de Torquato Tasso dit Le Tasse auteur du tregraves ceacutelegravebre poegraveme Jeacuterusalemdeacutelivreacutee [103] interneacute agrave la suite de crises de deacutemence depuis 1574
2Le Journal de Voyage de Montaigne mentionne son passage agrave Ferrare le 16 no-vembre 1580 mais curieusement il nrsquoy est fait aucune mention de sa visite au poegravete
200 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
mais sans qursquoil le sache on a fait connaicirctre tels qursquoils eacutetaient sans lesavoir corrigeacutes ni mis en forme
163 Voulez-vous un homme sain bien eacutequilibreacute avec un com-portement solide et stable Reacutepandez sur lui les teacutenegravebres lrsquooisiveteacuteet la lourdeur drsquoesprit Nous devons nous abecirctir pour nous assagir etnous aveugler pour nous guider On dit que lrsquoavantage drsquoavoir peu dedeacutesirs et drsquoecirctre peu sensible aux douleurs et aux maux provoque jus-tement lrsquoinconveacutenient de nous rendre aussi moins sensibles et moinsattireacutes par la jouissance des biens et des plaisirs Cela est vrai maisla misegravere de notre condition fait que nous avons moins de choses dontjouir qursquoagrave fuir et que nous sommes moins sujets agrave lrsquoextrecircme volupteacuteqursquoagrave une petite douleur laquo Les hommes sont moins sensibles au plaisirTite-Live [105]
XXX 21 qursquoagrave la douleur raquo Nous ne ressentons pas la bonne santeacute comme nousressentons la moindre maladie
Une simple eacutegratignure nous tourmenteAlors que la santeacute ne nous est guegravere sensibleJe me reacutejouis de ne souffrir ni de la poitrine ni du piedMais je nrsquoai pas le sentiment drsquoecirctre bien portant1
164 Ce que nous appelons laquo bien-ecirctre raquo nrsquoest que lrsquoabsencedu laquo mal-ecirctre raquo Voilagrave pourquoi lrsquoeacutecole2 philosophique qui a le plusvanteacute la volupteacute ne lrsquoa cependant deacutefinie que comme lrsquoabsence desouffrance Ne pas avoir de mal crsquoest le plus grand bien que lrsquohommepuisse espeacuterer comme disait Ennius laquo Crsquoest trop de bonheur que deCiceacuteron [16] II
13 nrsquoavoir point de malheur raquoCar cette excitation cette deacutemangeaison que lrsquoon eacuteprouve dans
certains plaisirs et qui semble nous emporter au-delagrave de la simplebonne santeacute et de lrsquoabsence de douleur cette volupteacute active chan-geante et je ne sais trop comment dire cuisante et mordante ne viseen fait qursquoagrave un seul but eacuteviter la douleur Lrsquoardeur qui nous porte versles femmes ne fait que chercher agrave chasser la souffrance que nous causele deacutesir ardent et furieux ne demande qursquoagrave lrsquoassouvir et le mettre aurepos agrave dissiper cette fiegravevre Et de mecircme pour les autres deacutesirs Je disdonc que si la simpliciteacute nous achemine vers lrsquoabsence de mal ellenous achemine en fait vers un eacutetat tregraves heureux pour notre conditionIl ne faut donc pas lrsquoimaginer obtuse au point de nrsquoavoir aucun goucirct
1Vers latins tireacutes de Poemata de La Boeacutetie2Montaigne eacutecrit laquo secte raquo Mais celui-ci a pris agrave notre eacutepoque une connotation
franchement peacutejorative et il me semble injustifieacute de le conserver dans un tel contexte
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 201
165 Crantor1 avait bien raison de combattre lrsquoinsensibiliteacute aumal procircneacutee par Eacutepicure si elle se faisait telle que la venue du mal et sanaissance mecircme en soient absentes Je ne suis pas pour cette absencetotale de douleur qui nrsquoest ni possible ni souhaitable Je suis contentde ne pas ecirctre malade mais si je le suis je veux savoir que je le suiset si on me cauteacuterise ou incise je veux le sentir Car en fait si ondeacuteracinait la connaissance que nous avons du mal on extirperait enmecircme temps celle de la volupteacute et au bout du compte on aneacuteantiraitce qui fait lrsquohomme laquo Cette insensibiliteacute agrave la douleur se paie cher Ciceacuteron [20]
III 6lrsquoabrutissement de lrsquoesprit et lrsquoengourdissement du corps raquo Le mala sa place chez lrsquohomme il ne doit pas toujours fuir la douleur nitoujours suivre la volupteacute
166 Quand la science elle-mecircme ne parvient pas agrave nous don-ner la force de reacutesister agrave nos maux elle nous rejette dans les bras delrsquoignorance et crsquoest tout agrave lrsquohonneur de cette derniegravere Contrainte drsquoenarriver agrave cet arrangement la science nous lacircche la bride et nous per-met de nous reacutefugier dans le giron de lrsquoignorance de nous mettre ainsiagrave lrsquoabri des coups du sort En effet que veut-elle dire drsquoautre quandelle nous dit de ne plus penser aux maux qui nous eacutetreignent maisaux volupteacutes disparues de nous servir du souvenir des biens passeacutespour nous consoler des maux preacutesents et drsquoappeler agrave notre secours unplaisir eacutevanoui pour lrsquoopposer agrave ce qui nous tracasse
laquo Pour soulager les chagrins il [Eacutepicure] propose de nous deacutetour- Ciceacuteron [20]III 15ner des penseacutees deacutesagreacuteables pour eacutevoquer des plaisirs raquo Si la force
lui manque la connaissance srsquoefforce drsquoutiliser la ruse si la vigueurdu corps et des bras lui font deacutefaut elle esquisse alors un pas de cocircteacutetout en souplesse Peut-on demander en effet non seulement agrave un phi-losophe mais simplement agrave un homme de bon sens de se contenter dusouvenir drsquoun vin grec quand il ressent les brucirclures drsquoune forte fiegravevreNrsquoest-ce pas le payer en fausse monnaie Et aggraver son eacutetat
Crsquoest redoubler sa peine que rappeler de bons souvenirs2
1Philosophe de lrsquoancienne Acadeacutemie (IIIegraveme s avant J-C) On ne possegravede quequelques fragments de ses eacutecrits Il a eacuteteacute imiteacute par Ciceacuteron dans ses Tusculanes no-tamment
2Le texte de Montaigne est laquo Che ricordarsi il ben doppia la noia raquo P Villey nedonne pas la source de ce vers en italien DM Frame indique en note laquo Adaptedfrom Dante raquo Il semble srsquoagir en fait drsquoune reacuteminiscence (drsquoapregraves un texte italien nonidentifieacute) des vers de Dante laquo Nessun maggior dolore che ricordarsi del tempo felice ne la miseria raquo (Enfer V vv 121-123)
202 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
167 Voici un autre conseil du mecircme ordre et crsquoest la philoso-phie qui le fournit ne garder en meacutemoire que le bonheur passeacute et ou-blier tous les ennuis que nous avons ducirc supporter Comme srsquoil eacutetait ennotre pouvoir drsquooublier ceci ou cela Voilagrave donc encore un meacutediocreconseil
Qursquoil est doux le souvenir des bonheurs enfuis1Ciceacuteron[16] II32105
168 Comment donc la philosophie qui devrait me fournir desarmes pour combattre lrsquoinfortune me donner le courage de fouler auxpieds toutes les adversiteacutes humaines en arrive-t-elle agrave cette faiblessequi consiste agrave me faire courir en zigzag comme un lapin avec desdeacutetours craintifs et ridicules La meacutemoire nous repreacutesente non pasce que nous voudrions mais ce qui lui plaicirct Il nrsquoest mecircme rien quigrave aussi vivement quelque chose dans notre souvenir que le deacutesirde lrsquooublier crsquoest une bonne meacutethode pour garder quelque chose agravelrsquoesprit et lrsquoy graver que lui demander de le faire disparaicirctre
Ce qui suit est faux laquo Il nous est possible drsquoenterrer nos mal-Ciceacuteron [16] I17 heurs dans un oubli perpeacutetuel et de nous souvenir avec plaisir de nos
agreacuteables moments raquo Mais ceci est vrai laquo Je me souviens mecircme deCiceacuteron [16]II 32 ce que je ne voudrais pas je ne peux oublier ce que je voudrais raquo
Et de qui est cette reacuteflexion De celui laquo qui seul a oseacute se proclamersage2 raquo
Lui dont le geacutenie domina le genre humainLucregravece [46]III 1043-44 Eacuteclipsant tout comme le soleil eacuteteint
Agrave son lever toutes les eacutetoiles
Vider et nettoyer la meacutemoire nrsquoest-ce pas la voie qui megravene agrave lrsquoigno-rance
Lrsquoignorance est un faible remegravede pour nos mauxSeacutenegraveque [94]III 117
169 On connaicirct plusieurs preacuteceptes du mecircme genre qui nousinvitent agrave emprunter au peuple des opinions sans consistance quand laraison vive et forte ne parvient pas agrave srsquoimposer pourvu qursquoelles nousapportent bien-ecirctre et soulagement Quand on ne peut gueacuterir la plaie
1Ciceacuteron a traduit ce vers drsquoEuripide en latin et crsquoest le vers latin que reproduitMontaigne
2Ciceacuteron [16] II 3 7 (agrave propos drsquoEacutepicure)
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 203
il vaut mieux lrsquoendormir et lrsquoatteacutenuer1 Je crois qursquoon ne me dira pasle contraire si lrsquoon pouvait maintenir un moment de vie plaisant etcalme en le rendant stable et reacutegleacute au prix drsquoune certaine faiblesse etdeacuteficience de jugement on le ferait sans doute
Je vais me mettre agrave boire et reacutepandre des fleurs Horace [34] I5 vv 14-15Quitte agrave passer pour un fou
170 Plus drsquoun philosophe serait de lrsquoavis de Lycas2 Ayant audemeurant des mœurs bien reacutegleacutees vivant tranquillement et paisible-ment parmi les siens ne manquant agrave aucun de ses devoirs ni enversses proches ni envers les eacutetrangers se tenant agrave lrsquoeacutecart des choses nui-sibles il srsquoeacutetait mis cette ideacutee dans la tecircte agrave la suite drsquoun deacuterangementdrsquoesprit qursquoil se trouvait perpeacutetuellement au theacuteacirctre en train drsquoy voirdes distractions des spectacles et les plus belles comeacutedies au mondeGueacuteri par les meacutedecins de cette deacuteplorable disposition il les mit aussi-tocirct en procegraves pour qursquoils le reacutetablissent dans la douceur de ses recircveries
Heacutelas mes amis vous mrsquoavez tueacute au lieu de me gueacuterir Horace [34] II2 vv 138-140Vous mrsquoavez deacuterobeacute mon bonheur
Avec cette illusion qui faisait ma joie
171 Sa folie ressemblait agrave celle de Trasylaos fils de Pythodo-ros qui eacutetait persuadeacute que les navires qui abordaient et relacircchaient auPireacutee eacutetaient tous agrave son service exclusivement Et il se reacutejouissait de sabonne fortune les accueillant avec joie Son fregravere Criton lrsquoayant faitsoigner pour qursquoil retrouve ses esprits il regrettait cet eacutetat dans lequelil avait veacutecu dans la liesse et exempt de tout souci Crsquoest ce que dit cevers grec ancien
Ne pas penser fait le charme de la vie Sophocle [88]v 554
qursquoil y a bien des avantages agrave ne pas ecirctre tregraves malin LrsquoEccleacutesiaste ledit aussi laquo Beaucoup de sagesse beaucoup de chagrin qui acquiertdu savoir acquiert aussi peine et tourment raquo
172 Les philosophes admettent en geacuteneacuteral3 comme derniegraveresolution agrave toutes sortes de difficulteacutes de mettre fin agrave une vie que nousne pouvons supporter laquo Ccedila te plaicirct Reacutesigne-toi Ccedila ne te plaicirct pas Seacutenegraveque [96]
LXXSors de lagrave comme tu voudras raquo laquo La douleur te pique Ou mecircme elleCiceacuteron [20] II141Dans lrsquoeacutedition de 1588 on lisait ici laquo et plastrer raquo
2On ne sait drsquoougrave Montaigne a tireacute ce nom Cet exemple et ceux qui suivent ont eacuteteacutepris dans les Adages drsquoEacuterasme
3Le texte de 1588 comportait laquo toute raquo laquo en general raquo est une correction manuscritede lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo
204 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
te torture Si tu es sans deacutefense tends la gorge mais si tu es revecirctudes armes de Vulcain crsquoest-agrave-dire de courage reacutesiste raquo
Voici encore ce mot des banquets grecs qursquoils appliquent agrave ce cas laquo Qursquoil boive ou qursquoil parte raquo qui sonne mieux dans la langue drsquounGascon qui change volontiers les laquo b raquo en laquo v raquo que dans celle deCiceacuteron1
Si tu ne sais bien vivre cegravede ta place agrave ceux qui saventHorace [34] II2 vv 213-216 Assez joueacute assez mangeacute assez bu Il est temps de partir
Pour ne pas boire plus qursquoil ne fautEt que la jeunesse en goguette ne se moque et ne te chasse
Mais pour la philosophie nrsquoest-ce pas ici lrsquoaveu de son impuis-sance Est-ce autre chose qursquoun simple renvoi agrave lrsquoignorance pourqursquoon y soit agrave couvert mais donc agrave la stupiditeacute elle-mecircme agrave lrsquoinsensi-biliteacute au non-ecirctre
Averti par son grand acircge du deacuteclin de sa meacutemoireLucregravece [46]III 1052 sq Et de ses faculteacutes Deacutemocrite de lui-mecircme
Alla offrir sa tecircte agrave son destin
173 Crsquoest bien lagrave ce que disait Antisthegravene laquo Il faut faire pro-vision de bon sens pour comprendre ou de corde pour se pendre raquo EtChrysippe de rencheacuterir en citant ce propos du poegravete Tyrteacutee laquo De lavertu ou de la mort srsquoapprocher 2 raquo Et Crategraves quant agrave lui disait quelrsquoamour se gueacuterissait par la faim sinon par le temps Et pour celui agravequi ces deux moyens ne plairaient la corde pour se pendre
174 Sextius dont Seacutenegraveque et Plutarque parlent si favorable-ment srsquoeacutetant jeteacute toutes affaires cessantes dans lrsquoeacutetude de la philo-sophie deacutecida de se jeter dans la mer parce qursquoil trouvait trop longuesses eacutetudes et ses progregraves trop lents Agrave deacutefaut de pouvoir atteindre lascience il courut vers la mort Voici ce que dit la Loi3 agrave ce propos
1Cela donnerait en effet laquo aut vivat raquo A Lanly cite ([58] II p 160) le dicton laquo BeatiVascones quibus vivere est bibere raquo (laquo Heureux Gascons pour qui vivre crsquoest boire raquo)Dans lrsquoeacutedition de 1595 des mots ont eacuteteacute deacuteplaceacutes on lit laquo qursquoen celle de Ciceacuteronqui change volontiers en V le B raquo Mlle de Gournay ne connaissant pas le Gascona-t-elle cru que ce changement phoneacutetique srsquoappliquait au latin de Ciceacuteron
2Ces formules sont tireacutees de Plutarque [78] LXVIII Des communes conceptionscontre les Stoiumlques
3De quelle laquo Loi raquo srsquoagit-il Celle du Dieu biblique ou celle des Stoiumlciens Peut-ecirctre simplement laquo regravegle agrave suivre dans la vie raquo Les eacutediteurs de Montaigne sont muetslagrave-dessus
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 205
laquo Srsquoil arrive quelque grave inconveacutenient auquel on ne puisse remeacute-dier le port est proche on peut se sauver agrave la nage hors de son corpscomme on le ferait drsquoun esquif qui prend lrsquoeau car crsquoest la crainte demourir et non le deacutesir de vivre qui tient le sot attacheacute agrave son corps raquo
175 La simpliciteacute rend la vie plus agreacuteable et la rend aussiplus candide et meilleure comme jrsquoai deacutejagrave commenceacute agrave le dire plushaut Les simples et les ignorants dit saint Paul1 srsquoeacutelegravevent vers leciel et lrsquoatteignent nous autres avec tout notre savoir nous plongeonsdans les abicircmes infernaux Je ne mrsquoattarderai pas sur Valentian2 ni surLicinius tous deux empereurs romains ennemis deacuteclareacutes de la scienceet des lettres qursquoils appelaient le venin et la peste de tout eacutetat politiqueNon plus qursquoagrave Mahomet qui comme je lrsquoai entendu dire interdit lascience agrave ses fidegraveles Mais lrsquoexemple de ce grand Lycurgue avec sonprestige doit certes peser dans la balance de mecircme que lrsquoadmirationque lrsquoon peut eacuteprouver pour cette citeacute de Laceacutedeacutemone si grande siadmirable et si longtemps florissante dans la vertu et le bonheur sansque les lettres y soient enseigneacutees ni pratiqueacutees
176 Ceux qui reviennent de ce monde nouveau deacutecouvert dutemps de nos pegraveres par les Espagnols peuvent teacutemoigner que cespeuples sans magistrats ni lois vivent de faccedilon mieux reacutegleacutee et plushonnecirctement que les nocirctres ougrave il y a plus drsquoofficiers de justice et delois qursquoil nrsquoy a drsquohommes ordinaires et drsquoactions en justice
Drsquoassignations et de requecirctes LrsquoArioste [43]XIV 84Drsquoinformations et de procurations
Ils ont les mains et poches pleinesEt des liasses de gloses de consultations et proceacuteduresAvec eux les pauvres gens ne sont jamais tranquillesCerneacutes de partout par les notairesLes procureurs et les avocats
177 Un seacutenateur romain des derniers siegravecles disait que lrsquoha-leine de leurs preacutedeacutecesseurs puait lrsquoail que leur estomac eacutetait parfumeacutede bonne conscience et qursquoagrave lrsquoinverse ceux de son temps ne sentaientque le parfum au dehors et qursquoils puaient au-dedans de toutes sortesde vices Il me semble qursquoils eacutetaient tregraves savants et avaient bien du ta-lent mais manquaient cruellement de vertu La rusticiteacute lrsquoignorance
1En fait drsquoapregraves Cornelius Agrippa De vanitate scientiarum I2Cornelius Agrippa que Montaigne utilise ici a donneacute ce nom agrave lrsquoempereur habi-
tuellement nommeacute laquo Valens raquo mort en 378 fregravere de Valentinien qui lui avait confieacutelrsquoorient Chreacutetien il avait rallieacute lrsquoarianisme (Dict Larousse)
206 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
la sottise la rudesse srsquoaccompagnent volontiers de lrsquoinnocence lacuriositeacute la subtiliteacute le savoir traicircnent apregraves eux la meacutechanceteacute lrsquohu-militeacute la crainte lrsquoobeacuteissance la bienveillance (qui sont les qualiteacutesprincipales pour la peacuterenniteacute de la socieacuteteacute humaine) demandent qursquoonait une acircme vierge docile et peu preacutesomptueuse
178 Les chreacutetiens savent particuliegraverement bien agrave quel point lacuriositeacute est un mal naturel et originel chez lrsquohomme Crsquoest avec lesouci de devenir plus savant et plus sage que commenccedila le deacuteclin dugenre humain crsquoest par lagrave qursquoil srsquoest voueacute agrave la damnation eacuteternelleLrsquoorgueil est la cause de sa perte et de sa corruption Crsquoest lrsquoorgueilqui jette lrsquohomme hors des chemins ordinaires qui lui fait aimer lanouveauteacute et preacutefeacuterer ecirctre le chef drsquoune troupe errante et deacutevoyeacutee surle sentier de la perdition preacutefeacuterer ecirctre maicirctre et professeur drsquoerreur etde mensonge plutocirct que drsquoecirctre un disciple de lrsquoeacutecole de la veacuteriteacute selaissant conduire par drsquoautres mains sur les sentiers freacutequenteacutes sur labonne voie Crsquoest peut-ecirctre lagrave qursquoil faut voir le sens de ce mot grecancien disant que laquo la superstition suit lrsquoorgueil et lui obeacuteit comme agraveson pegravere1 raquo
179 Ocirc orgueil comme tu nous entraves Quand Socrate appritque le dieu de la sagesse lui avait attribueacute le nom de Sage il en fut saisidrsquoeacutetonnement et il avait beau srsquoexaminer et se secouer il ne trouvaitaucun fondement agrave ce deacutecret divin Il savait qursquoil y en avait drsquoautres quieacutetaient justes modeacutereacutes courageux et savants tout comme lui et de pluseacuteloquents plus beaux et plus utiles agrave son pays Il conclut finalementqursquoil ne se distinguait des autres et nrsquoeacutetait sage que parce qursquoil nese consideacuterait pas comme tel que pour son dieu crsquoeacutetait une becirctisepropre agrave lrsquohomme que de se croire savant et sage que la meilleuredoctrine eacutetait celle de lrsquoignorance et la simpliciteacute la meilleure faccedilondrsquoecirctre sage
180 La Parole Sainte deacuteclare miseacuterables ceux drsquoentre nous quiont une haute opinion drsquoeux-mecircmes laquo Boue et cendre leur dit-ellecomment peux-tu te glorifier raquo Et ailleurs laquo Dieu a fait lrsquohommesemblable agrave lrsquoombre et qui la jugera quand la lumiegravere srsquoeacutetant eacuteloi-gneacutee elle se sera eacutevanouie raquo Nous ne sommes rien nos forces sontbien incapables de concevoir lrsquoeacuteleacutevation divine et des œuvres de notrecreacuteateur celles qui portent le mieux sa marque celles qui sont le pluseacutevidemment les siennes sont celles que nous comprenons le moinsCrsquoest pour les chreacutetiens un motif de croire que de rencontrer une choseincroyable elle est drsquoautant plus rationnelle qursquoelle est contraire agrave la
1Mot de Socrate pris dans Stobeacutee Sermo XXII
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 207
raison humaine car si elle relevait de la raison ce ne serait plus unmiracle et srsquoil y en avait deacutejagrave un exemple ce ne serait plus une choseextraordinaire laquo Dieu est mieux connu si lrsquoon est ignorant raquo dit saintAugustin Et Tacite laquo Il est plus saint et plus respectueux de croire Tacite [101]
XXXIVaux actions des dieux que de les connaicirctre eux-mecircmes raquo Et Platon es-time qursquoil y a quelque impieacuteteacute vicieuse agrave trop srsquointerroger sur Dieu etsur le monde et sur les causes premiegraveres des choses
laquo En veacuteriteacute il est difficile de connaicirctre le pegravere de cet univers et sion y parvient il est impie de le reacuteveacuteler au vulgaire raquo dit Ciceacuteron1
181 Certes nous employons les mots laquo puissance raquo laquo veacuteriteacute raquolaquo justice raquo ce sont des mots qui eacutevoquent quelque chose de grand mais ce laquo quelque chose raquo nous ne le voyons nullement et nous nepouvons le concevoir Nous disons que Dieu craint que Dieu srsquoirriteque Dieu aime
Mettant des mots de mortel sur des choses immortelles Lucregravece [46] Vv 122
Ce sont lagrave des sensations et des eacutemotions que nous ne pouvons pla-cer en Dieu avec la forme qursquoelles ont pour nous et nous ne pouvonspas non plus les imaginer avec la forme qursquoelles ont pour lui Crsquoest agraveDieu seul qursquoil appartient de se connaicirctre et drsquointerpreacuteter ses œuvresEt crsquoest imparfaitement qursquoil le fait dans notre langage pour srsquoabaisseret descendre jusqursquoagrave nous qui demeurons attacheacutes agrave la terre2
182 Comment la sagesse pourrait-elle lui convenir elle qui estun choix entre le bien et le mal puisqursquoaucun mal ne peut lrsquoatteindreEt que dire de la raison ou de lrsquointelligence dont nous nous servonspour rendre visibles les choses obscures puisque rien nrsquoest obscurpour Dieu Et la justice qui attribue agrave chacun ce qui lui appartientet que lrsquoon a institueacutee pour les besoins de la socieacuteteacute humaine quelleforme a-t-elle en Dieu Et la tempeacuterance qui nrsquoest que la modeacutera-tion de plaisirs charnels qui nrsquoont pas leur place en lui Le couragepour supporter la douleur lrsquoeffort les dangers tout cela lui appartientaussi peu ces trois choses ne peuvent parvenir jusqursquoagrave lui Crsquoest pour-quoi Aristote3 considegravere qursquoil est eacutegalement exempt de vertu et device laquo La bienveillance et la colegravere lui sont eacutetrangers ces passions ne Ciceacuteron[17] I
171Drsquoapregraves Platon [74] II2Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Montaigne a eacutecrit laquo agrave terre couchez raquo A Lanly
[58] traduit par laquo agrave terre eacutetendus raquo et D M Frame [28] par laquo on the ground prostrate raquoMais de mon point de vue lrsquoideacutee est plutocirct de ne pouvoir se laquo deacutetacher raquo de la terre
3Aristote [6] VII I Notons encore une fois avec quelle faciliteacute Montaigne laquo annexe raquoen quelque sorte Platon Aristote Socrate etc agrave la religion chreacutetienne
208 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
concernent que les acircmes faibles raquo183 La connaissance que nous avons de la veacuteriteacute quelle qursquoelle
soit ce nrsquoest pas avec nos propres forces que nous lrsquoavons acquiseCrsquoest Dieu qui nous lrsquoa apprise entiegraverement par lrsquointermeacutediaire deceux qursquoil a choisis comme teacutemoins dans le peuple simples et igno-rants pour nous communiquer ses admirables secrets notre foi nrsquoestpas quelque chose que nous avons acquis par nous-mecircmes crsquoest unpur preacutesent ducirc agrave la libeacuteraliteacute drsquoautrui Ce nrsquoest pas par notre raisonne-ment ou notre intelligence que nous avons reccedilu notre religion mais parune autoriteacute et une injonction exteacuterieures La faiblesse de notre juge-ment y contribue mieux que sa force et notre aveuglement plus que laclairvoyance Crsquoest par notre ignorance plus que par notre science quenous sommes savants du divin savoir Ce nrsquoest pas eacutetonnant si nos ca-paciteacutes naturelles et terrestres ne peuvent concevoir cette connaissancesurnaturelle et ceacuteleste Contentons-nous drsquoy apporter notre obeacuteissanceet notre sujeacutetion car comme il est eacutecrit dans lrsquoEacutevangile laquo Je deacutetruiraila sagesse des sages et jrsquoabattrai lrsquointelligence des intelligents Ougrave estle sage Ougrave est lrsquohomme cultiveacute Ougrave est le raisonneur de ce tempsDieu nrsquoa-t-il pas abecircti la sagesse de ce monde Puisque le monde nrsquoapas connu Dieu par la sagesse crsquoest par la simple preacutedication qursquoil luia plu de sauver les croyants1 raquo
184 Aussi me faut-il donc examiner finalement srsquoil est dans lepouvoir de lrsquohomme de trouver ce qursquoil cherche et si cette quecircte qursquoilpoursuit depuis tant de siegravecles lrsquoa enrichi de quelque nouvelle forceet de quelque solide veacuteriteacute
185 Je crois qursquoil mrsquoavouera srsquoil parle sincegraverement que toutce qursquoil a pu tirer drsquoune si longue chasse crsquoest drsquoavoir appris agrave recon-naicirctre sa faiblesse Lrsquoignorance qui est naturellement en nous nouslrsquoavons veacuterifieacutee et confirmeacutee par cette longue eacutetude Il est advenu agraveceux qui sont veacuteritablement savants ce qui advient aux eacutepis de bleacute ilssrsquoeacutelegravevent et dressent fiegraverement la tecircte tant qursquoils sont vides mais quandils sont pleins et lourds de grain dans leur maturiteacute ils commencentagrave srsquohumilier et agrave baisser les cornes Ainsi des hommes qui ayant toutessayeacute et tout sondeacute mais nrsquoayant trouveacute en cet amas de science etde ressources de toutes sortes rien de solide ni de ferme mais seule-ment de la vaniteacute ont renonceacute agrave leur preacutesomption et ont accepteacute leurcondition naturelle
186 Crsquoest ce que Velleius fit remarquer agrave Cotta et agrave Ciceacuteron qursquoils avaient appris de Philon laquo qursquoils nrsquoavaient rien appris raquo Pheacutereacute-
1Saint Paul Eacutepicirctre aux Corinthiens I 1 19
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 209
cide lrsquoun des sept sages alors qursquoil eacutetait mourant eacutecrivit agrave Thalegraves laquo Jrsquoai ordonneacute agrave mes proches quand ils mrsquoauront enterreacute de te portermes eacutecrits Srsquoils vous plaisent agrave toi et aux autres sages publie-les sinon deacutetruis-les Ils ne contiennent aucune certitude qui puisse mesatisfaire moi-mecircme je ne preacutetends pas connaicirctre la veacuteriteacute ni mecircme yatteindre Jrsquoouvre les choses plus que je ne les deacutecouvre1 raquo Lrsquohommele plus sage qursquoil y eut jamais Socrate quand on lui demanda ce qursquoilsavait reacutepondit qursquoil savait qursquoil ne savait rien Il confirmait ainsi ceque lrsquoon dit la plus grande part de ce que nous savons est la moindrede celles que nous ignorons Crsquoest-agrave-dire que cela mecircme que nous pen-sons savoir est une partie et bien petite de notre ignorance laquo Noussavons les choses en songe dit Platon et en veacuteriteacute nous les ignorons2laquo Tous les anciens ou presque ont dit qursquoon ne pouvait rien connaicirctre Ciceacuteron [14] I
12rien percevoir rien savoir que nos sens eacutetaient limiteacutes notre intelli-gence faible et courte notre vie raquo
187 De Ciceacuteron lui-mecircme qui devait au savoir toute sa valeurValeacuterius a dit que sur ses vieux jours il commenccedila agrave se deacutesinteacuteresserdes Lettres3 Et agrave lrsquoeacutepoque ougrave il les cultivait crsquoeacutetait librement sansecirctre infeacuteodeacute agrave aucune doctrine suivant ce qui lui semblait le plus pro-bable tantocirct dans une laquo eacutecole raquo tantocirct dans une autre Il se maintenaittoujours dans le scepticisme acadeacutemique laquo Je vais parler mais sans Ciceacuteron [15] II
iiirien affirmer je chercherai toujours doutant le plus souvent et medeacutefiant de moi-mecircme raquo
188 Jrsquoaurais trop beau jeu si je voulais consideacuterer lrsquohommesous son aspect commun et dans lrsquoensemble je pourrais pourtant lefaire en suivant sa propre regravegle qui juge de la veacuteriteacute non par la valeurdes voix mais par leur nombre Laissons lagrave le peuple
Qui dort tout eacuteveilleacute et bien qursquoil soit vivant Lucregravece [46]III vv 1046 et1048
Et les yeux bien ouverts nrsquoa guegravere qursquoune vie morte
car le peuple nrsquoa pas conscience de lui-mecircme il nrsquoa pas de jugementet laisse dans lrsquooisiveteacute la plupart de ses faculteacutes naturelles Je veuxparler de lrsquohomme dans sa situation la plus haute
1La formule est jolie fallait-il la traduire Si lrsquoon y tient laquo je reacutevegravele les choses plusque je ne les explique raquo
2Platon[76] XIX laquo Car il semble que chacun de nous connaicirct tout ce qursquoil saitcomme en recircve et qursquoil ne connaicirct plus rien agrave lrsquoeacutetat de veille raquo (Traduction E Cham-bry) On notera lrsquohabileteacute avec laquelle Montaigne condense le texte de Platon ici matraduction ne fait que le suivre
3Douteux Montaigne prend cela chez Cornelius Agrippa Mais drsquoautres commeValegravere Maxime nrsquoont rien dit de tel
210 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
189 Consideacuterons-le agrave travers ce petit nombre drsquohommes supeacute-rieurs et rares qui doueacutes naturellement au deacutepart drsquoune belle et excep-tionnelle force drsquoacircme naturelle lrsquoont encore renforceacutee et ameacutelioreacuteepar lrsquoeffort lrsquoeacutetude et lrsquoartifice et lrsquoont meneacutee au plus haut degreacute dela sagesse qursquoelle puisse atteindre Ils lrsquoont utiliseacutee en tous sens et detoutes sortes de faccedilons ils lrsquoont appuyeacutee et arc-bouteacutee sur tout ce quipouvait la soutenir lrsquoont enrichie et enjoliveacutee de tout ce qursquoils ont puemprunter pour son avantage que ce soit dans ce bas-monde ou danslrsquoautre crsquoest chez eux que lrsquoon trouve lrsquohumaine nature sous sa formela plus haute Ils ont organiseacute le monde par des institutions et des lois ils lrsquoont instruit par des techniques et des sciences ainsi que par leursconduites exemplaires Je ne tiendrai compte que de ces gens-lagrave deleur teacutemoignage et de leur expeacuterience voyons jusqursquoougrave ils sont al-leacutes et ougrave ils se sont arrecircteacutes1 Les deacuteregraveglements et les deacutefauts que noustrouverons chez eux le monde pourra bien les consideacuterer comme sienssans heacutesitation
190 Quand on cherche quelque chose il y a toujours un mo-ment ougrave lrsquoon peut dire soit qursquoon a trouveacute soit que crsquoest impossiblesoit que lrsquoon est encore en train de chercher Toute la philosophie estreacutepartie entre ces trois modes Son but est de rechercher la veacuteriteacutela science la certitude Les Peacuteripateacuteticiens Eacutepicuriens Stoiumlciens etquelques autres ont cru les avoir trouveacutees Ils ont donneacute forme auxsciences que nous connaissons et les ont traiteacutees comme des certi-tudes Clitomachos Carneacuteade et les Acadeacutemiciens ont deacutesespeacutereacute dejamais les trouver et estimeacute que nous nrsquoavions pas les moyens suf-fisants pour concevoir la veacuteriteacute Leur conclusion crsquoest le constat delrsquoignorance et de la faiblesse humaines Cette eacutecole a eu la descen-dance la plus importante et les plus nobles repreacutesentants
191 Pyrrhon et les autres sceptiques ou laquo eacutepeacutechistes2 raquo dont lesLesPyrrhoniens opinions selon de nombreux auteurs anciens sont tireacutees drsquoHomegravere
des Sept Sages drsquoArchiloque drsquoEuripide et aussi de Zeacutenon de Deacute-mocrite de Xeacutenophane disent qursquoils sont encore agrave la recherche de laveacuteriteacute Ils considegraverent que ceux qui pensent lrsquoavoir trouveacutee se trompentcomplegravetement et ils pensent mecircme qursquoil y a encore trop de vaniteacute chezceux qui estiment que les forces humaines ne sont pas capables de lrsquoat-
1Lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo comporte laquo agrave quoy ils se sont reacutesolus raquo et le derniermot a eacuteteacute barreacute et remplaceacute par laquo tenus raquo
2Le mot deacuteriveacute drsquoun verbe signifiant laquo suspendre son jugement raquo signifie aussilaquo sceptiques raquo
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 211
teindre Crsquoest que en effet pour mesurer notre capaciteacute agrave connaicirctre et agravejuger de la difficulteacute des choses il faut deacutejagrave faire preuve drsquoune scienceextrecircme ndash et ils doutent que lrsquohomme en soit capable
Qui pense qursquoon ne sait rien ne sait mecircme pas Lucregravece [46]IV 470Si lrsquoon peut dire qursquoon ne sait rien
192 Lrsquoignorance qui se connaicirct qui se juge et se condamnenrsquoest pas une complegravete ignorance pour ecirctre telle il faudrait qursquoellesrsquoignore elle-mecircme De sorte que lrsquoattitude des Pyrrhoniens consisteagrave heacutesiter douter chercher nrsquoecirctre sucircrs de rien et ne reacutepondre de rienDes trois fonctions de lrsquoesprit lrsquointelligence la sensibiliteacute le juge-ment ils reconnaissent les deux premiegraveres et laissent la derniegravere danslrsquoambiguiumlteacute sans montrer de penchant ou drsquoapprobation si peu que cesoit drsquoun cocircteacute ou de lrsquoautre
193 Zeacutenon repreacutesentait par des gestes la faccedilon dont il concevaitcette division des faculteacutes de lrsquoesprit la main largement ouverte si-gnifiait la vraisemblance agrave demi-fermeacutee et les doigts un peu replieacuteslrsquoacquiescement le poing fermeacute la compreacutehension et quand le poingde la main gauche eacutetait encore plus serreacute la science
194 Le caractegravere donneacute agrave leur jugement par les Pyrrhoniens droit et inflexible acceptant tout ce qui se preacutesente sans srsquoy attacheret sans y donner leur assentiment les conduit vers lrsquoataraxie qui estun mode de vie paisible tranquille exempt des agitations que nousdevons agrave lrsquoopinion et agrave la connaissance que nous pensons avoir deschoses crsquoest en effet de ces agitations que nous viennent la crainte lacupiditeacute lrsquoenvie les deacutesirs immodeacutereacutes lrsquoambition lrsquoorgueil la super-stition lrsquoamour de la nouveauteacute la reacutebellion la deacutesobeacuteissance lrsquoobs-tination et la plupart de nos maux corporels Et de fait ils eacutevitent ainsiles rivaliteacutes que pourrait susciter leur doctrine Car leurs deacutebats sontpeu animeacutes et ils ne craignent guegravere la contradiction
195 Quand ils disent que tout corps pesant va vers le bas ils se-raient bien ennuyeacutes si on les croyait et ils font tout ce qursquoils peuventpour qursquoon les contredise pour susciter le doute et suspendre tout ju-gement ce qui est leur but Ils ne mettent en avant leurs opinions quepour combattre celles qursquoils pensent que nous avons nous-mecircmes Sivous adoptez leur point de vue ils soutiendront volontiers le point devue contraire tout leur est indiffeacuterent ils nrsquoont aucune preacutefeacuterenceSi vous affirmez que la neige est noire ils essaieront au contraire deprouver qursquoelle est blanche mais si vous dites qursquoelle nrsquoest ni lrsquoun nilrsquoautre ils srsquoefforceront de montrer qursquoelle est agrave la fois lrsquoun et lrsquoautre
212 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
si vous deacuteclarez tenir pour certain que vous nrsquoen savez rien ils sou-tiendront que vous le savez Et si mecircme vous affirmez cateacutegorique-ment que vous en doutez ils se mettront en devoir de vous deacutemontrerque vous nrsquoen doutez pas du tout ou que vous ne pouvez en juger nideacutecider que vous en doutez Alors par ce doute extrecircme qui va jus-qursquoagrave saper ses propres fondations ils se seacuteparent et se distinguent deplusieurs opinions y compris de celles-lagrave mecircme qui ont soutenu dediverses maniegraveres le doute et lrsquoignorance
196 Puisque ceux qui suivent leurs dogmes peuvent dire lrsquounvert et lrsquoautre jaune pourquoi nrsquoauraient-ils pas eux-mecircmes le droitde douter Y a-t-il une chose que lrsquoon vous demande drsquoaccepter ou derefuser que lrsquoon ne puisse consideacuterer comme ambigueuml Les autres sontporteacutes comme par la tempecircte vers telle ou telle opinion vers lrsquoeacutecoleeacutepicurienne ou stoiumlcienne sans lrsquoavoir vraiment deacutecideacute ni choisi etmecircme le plus souvent avant drsquoavoir atteint lrsquoacircge du discernement enfonction des usages de leur pays ou du fait de lrsquoeacuteducation qursquoils ont re-ccedilue de leurs parents ou encore par le fait du hasard et ils srsquoy trouventengageacutes asservis et comme pris dans un piegravege dont ils ne peuventse deacutefaire ndash laquo ils se cramponnent agrave une doctrine comme agrave un rocherCiceacuteron [14] II
iii sur lequel la tempecircte les aurait jeteacutes raquo Pourquoi donc ne leur serait-ilpas conceacutedeacute agrave eux-mecircmes de preacuteserver leur liberteacute et drsquoexaminer leschoses sans obligation ni servitude laquo Drsquoautant plus libres et indeacutepen-Ciceacuteron [14] II
iii dants qursquoils disposent drsquoun pouvoir absolu de juger raquo
197 Nrsquoest-ce pas un avantage que de ne pas ecirctre soumis agrave laneacutecessiteacute qui bride les autres Ne vaut-il pas mieux reacuteserver son avisplutocirct que de sombrer dans toutes les erreurs que lrsquoimagination hu-maine a produites Ne vaut-il pas mieux suspendre sa croyance quede se mecircler agrave ces factions seacuteditieuses et querelleuses Qursquoirai-je doncchoisir Ce qursquoil vous plaira pourvu que ce soit vous qui choisissiezVoilagrave une sotte reacuteponse et crsquoest agrave elle pourtant que tout dogmatismeen arrive lui qui ne nous permet pas drsquoignorer ce que nous ignoronsPrenez le parti le plus fameux il ne sera jamais si sucircr qursquoil ne vousfaille pour le deacutefendre attaquer et combattre cent et cent autres par-tis contraires Ne vaut-il donc pas mieux se tenir en dehors de cettemecircleacutee Il vous est permis drsquoadopter comme srsquoil en allait de votrehonneur et de votre vie lrsquoopinion drsquoAristote sur lrsquoeacuteterniteacute de lrsquoacircmeet de contredire et deacutementir Platon lagrave-dessus Et il leur serait interditagrave eux drsquoen douter Srsquoil est loisible agrave Panaeligtius de reacuteserver son juge-ment sur les haruspices les songes oracles et autre vaticinations dontles Stoiumlciens ne doutent nullement pourquoi un sage nrsquooserait-il pas
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 213
sur toutes choses se comporter de la mecircme faccedilon que lui le fait pourcelles qursquoil a apprises de ses maicirctres qui ont eacuteteacute eacutetablies par le com-mun accord de lrsquoeacutecole dont il est le disciple et le zeacutelateur
198 Si crsquoest un enfant qui juge il ne sait pas de quoi il srsquoagit si crsquoest un savant il a des ideacutees preacuteconccedilues Les Pyrrhoniens se sontdonneacute un extraordinaire avantage dans les combats en srsquoeacutetant deacutechar-geacutes du soin de se proteacuteger peu leur importe qursquoon les frappe pourvuqursquoils frappent Et ils tirent parti de tout srsquoils sont vainqueurs votreproposition est boiteuse et si crsquoest vous crsquoest la leur Srsquoils se trompentils deacutemontrent lrsquoignorance et si vous vous trompez crsquoest vous quila deacutemontrez Srsquoils prouvent qursquoon ne sait rien crsquoest bien Srsquoils nepeuvent pas le prouver crsquoest bien aussi laquo De sorte qursquoen trouvant Ciceacuteron [14] I
12drsquoaussi bonnes raisons pour et contre il soit plus aiseacute de reacuteserver sonjugement sur tel point ou sur tel autre raquo Et ils se vantent de trou-ver pourquoi une chose est fausse bien plus facilement que de trouverpourquoi elle est vraie
199 Leurs faccedilons de srsquoexprimer sont celles-ci laquo Je nrsquoaffirmerien les choses ne sont pas plus ainsi qursquoautrement ou que ni lrsquounni lrsquoautre je ne comprends pas cela les apparences sont les mecircmespartout parler pour ou contre crsquoest tout comme rien ne semble vraiqui ne puisse sembler faux1 raquo Leur maicirctre-mot crsquoest laquo ἐπέχω raquo Ciceacuteron [14] I
12crsquoest-agrave-dire laquo je reacuteserve mon jugement je ne me prononce pas2 raquo Voilagraveleurs refrains avec drsquoautres de la mecircme veine Et ce qursquoils obtiennentcrsquoest une suspension complegravete inteacutegrale et parfaite du jugement Ilsutilisent leur raison pour interroger et deacutebattre mais non pour choisiret deacutecider Celui qui peut imaginer un perpeacutetuel aveu drsquoignorance unjugement sans tendance ni inclination en quelque occasion que ce soitcelui-lagrave peut concevoir ce qursquoest le pyrrhonisme Jrsquoexpose leur faccedilonde penser aussi bien que possible parce que nombreux sont ceux quila trouvent difficile agrave concevoir et que les auteurs anciens eux-mecircmesla preacutesentent de faccedilon un peu obscure et avec des variations
200 Quant aux actions de la vie courante ils se comportentde faccedilon ordinaire Ils se precirctent et srsquoadaptent aux tendances natu-relles aux pulsions et aux contraintes des passions aux dispositionsdes lois et des coutumes et aux traditions intellectuelles laquo Car Dieu Ciceacuteron [15] I
18a voulu que nous ayons non la connaissance des choses mais seule-
1Montaigne avait fait graver (en grec) la plupart de ces formules tireacutees de SextusEmpiricus sur les poutres du plafond de sa laquo librairie raquo On peut encore les voir aujour-drsquohui (en partie reacutenoveacutees)
2Litteacuteralement laquo je ne bouge pas raquo
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ment celle de leur usage raquo Ils se laissent guider dans leurs actionscourantes par ces choses-lagrave sans en juger ni prendre parti Crsquoest pourcela que je peux difficilement faire coiumlncider cette conception avec leportrait que lrsquoon donne de Pyrrhon que lrsquoon dit stupide et amorphemenant une vie farouche et peu sociable nrsquoessayant mecircme pas drsquoeacutevi-ter les charrettes qui le heurtent ni les preacutecipices refusant de se sou-mettre aux lois Crsquoest lagrave une exageacuteration de sa doctrine Il nrsquoa voulu sefaire ni pierre ni souche mais un homme qui vit reacutefleacutechit et raisonnejouissant de tous les plaisirs et avantages offerts par la nature utilisanttoutes ses faculteacutes corporelles et spirituelles selon les regravegles en vigueuret avec droiture Les privilegraveges imaginaires extravagants et infondeacutesque lrsquohomme a voulu srsquoapproprier pour reacutegenter ordonner eacutetablir laveacuteriteacute1 il les a de bonne foi rejeteacutes et abandonneacutes
201 Il nrsquoest drsquoailleurs pas drsquoeacutecole qui ne soit ameneacutee agrave per-mettre agrave son laquo sage raquo srsquoil veut vivre de se conformer agrave bien des chosesqui ne sont pas comprises ni reconnues ni consenties Quand il prendla mer il suit son ideacutee sans savoir si elle lui sera favorable il se sou-met agrave des conditions qui demeurent hypotheacutetiques le vaisseau est-ilbon le pilote expeacuterimenteacute la saison propice Et il est bien obligeacute defaire comme si de se laisser conduire par les apparences dans la me-sure ougrave elles ne sont pas expresseacutement contraires agrave son dessein Il a uncorps et une acircme les sens le poussent lrsquoesprit lrsquoanime Et mecircme srsquoilne trouve pas en lui-mecircme de critegravere personnel et unique pour jugerdes choses et srsquoil estime qursquoil ne doit pas engager son consentementdans la mesure ougrave le faux peut ressembler au vrai il conduit pourtantsa vie pleinement et agreacuteablement
202 Parmi les activiteacutes intellectuelles combien en est-il qui re-posent plus sur la conjecture que sur la science Qui ne deacutecident pasdu vrai ou du faux mais suivent plutocirct ce qui semble eacutevident Il y adisent les Pyrrhoniens du vrai et du faux et il y a en nous ce qursquoil fautpour le rechercher mais pas de quoi en deacutecider comme on fait avec lapierre de touche2 Nous ne nous en portons que mieux de nous laisseraller sans recherche selon lrsquoordre du monde Une acircme exempte de preacute-jugeacutes se trouve bien avantageacutee sur le chemin de la tranquilliteacute Ceuxqui jugent et critiquent leurs juges ne srsquoy soumettent jamais comme ilsle devraient Les esprits simples et peu curieux sont ndash ocirc combien ndash
1laquo la veacuteriteacute raquo est un ajout manuscrit de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Curieusementil nrsquoa pas eacuteteacute repris dans lrsquoeacutedition de 1595
2Au moyen-acircge laquo fragment de jaspe utiliseacute pour essayer lrsquoor et lrsquoargent raquo (DictPetit Robert)
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 215
plus dociles et plus faciles agrave conduire selon les lois religieuses et poli-tiques que ces esprits qui surveillent en peacutedagogues les choses divineset humaines
203 Il nrsquoest rien dans ce que lrsquohomme a inventeacute qui ait autant devraisemblance et drsquoutiliteacute que cette doctrine de Pyrrhon Elle montrelrsquohomme nu et deacutemuni reconnaissant sa faiblesse naturelle et doncapte agrave recevoir drsquoen haut quelque force exteacuterieure deacutepourvu de sa-voir humain et donc drsquoautant plus apte agrave faire en lui-mecircme une placeau savoir divin aneacuteantissant son jugement pour faire place agrave la foiElle le montre comme quelqursquoun qui nrsquoest pas un meacutecreacuteant mais nedresse non plus aucun dogme contraire aux lois et regravegles communeacute-ment admises un homme humble obeacuteissant capable de se discipli-ner studieux ennemi jureacute de lrsquoheacutereacutesie et donc agrave lrsquoabri des vaines etirreacuteligieuses opinions professeacutees par les eacutecoles qui sont dans lrsquoerreurCrsquoest comme une carte blanche preacutepareacutee pour prendre sous le doigtde Dieu les formes qursquoil lui plaira drsquoy graver Plus nous nous en re-mettons agrave Dieu plus nous nous confions agrave lui et plus nous renonccedilonsagrave nous-mecircmes mieux nous valons laquo Prends en bonne part dit lrsquoEc-cleacutesiaste les choses telles qursquoelles se preacutesentent agrave toi avec leur visageet leur goucirct jour apregraves jour le reste est au-delagrave de ce que tu peuxconnaicirctre raquo laquo Le Seigneur connaicirct les penseacutees des hommes et il saitqursquoelles sont vaines1 raquo
204 Voilagrave comment des trois principales eacutecoles de philosophiedeux font expresseacutement profession de doute et drsquoignorance et dans latroisiegraveme qui est celle des dogmatiques2 il est aiseacute de voir que laplupart nrsquoont pris le visage de lrsquoassurance que pour avoir meilleuremine Ils ne se sont pas tant soucieacutes de nous eacutetablir quelque certitudeque de nous montrer jusqursquoougrave ils avaient pu aller dans cette chasse agrave Tite-Live [105]
XXVI xxii 14la veacuteriteacute laquo les savants supposent plus qursquoils ne savent raquo205 Timeacutee ayant agrave instruire Socrate de ce qursquoil sait des dieux
du monde et des hommes se propose drsquoen parler comme le ferait nrsquoim-porte qui et considegravere que cela suffit du moment que ses explicationssont aussi probables que celles drsquoun autre car les veacuteritables explica-tions ne sont ni agrave sa porteacutee ni agrave celle drsquoaucun humain Crsquoest ce quelrsquoun de ses disciples a ainsi imiteacute laquo Je mrsquoexpliquerai comme je le Ciceacuteron [20] I
9pourrai Mais en mrsquoeacutecoutant ne croyez pas entendre Apollon sur sontreacutepied et ne prenez pas ce que je dis pour des histoires veacuteritables
1Psaumes 93 22Rappelons que pour Montaigne il srsquoagit des Peacuteripateacuteticiens des Eacutepicuriens des
Stoiumlciens et de tous ceux qui laquo ont penseacute avoir trouveacute la veacuteriteacute raquo
216 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
faible mortel je cherche par des conjectures agrave deacutecouvrir le vraisem-blable raquo Il a dit cela au sujet du meacutepris de la mort qui est un sujetnaturel et agrave la porteacutee de tous Ailleurs il lrsquoa traduit en reprenant lestermes mecircmes de Platon laquo Si en discourant sur la nature des dieux etPlaton [74] 30
d lrsquoorigine du monde je ne puis atteindre le but que je me suis fixeacute nrsquoensoyez pas eacutetonneacutes car souvenez-vous que moi qui vous parle et vousqui jugez nous sommes des hommes Et si je ne dis que des chosesprobables ne me demandez rien de plus1 raquo
206 Aristote nous assegravene drsquoordinaire un grand nombre drsquoopi-nions et de croyances diffeacuterentes pour leur opposer la sienne et nousmontrer combien lui est alleacute plus loin comment il a approcheacute de pluspregraves la vraisemblance On ne peut juger en effet de la veacuteriteacute drsquoapregraveslrsquoautoriteacute et les teacutemoignages des autres Crsquoest pour cela qursquoEacutepicureeacutevita soigneusement de faire figurer dans ses eacutecrits des opinions eacutetran-gegraveres aux siennes Aristote est le laquo prince raquo des dogmatiques et pour-tant crsquoest lui qui nous apprend que savoir beaucoup conduit agrave douterencore plus On le voit souvent srsquoenvelopper volontairement2 drsquouneobscuriteacute si eacutepaisse et si impeacuteneacutetrable qursquoil est impossible drsquoy deacutecelerquelle est son opinion crsquoest en somme du laquo pyrrhonisme raquo sous uneforme affirmative3
207 Voici ce que dit Ciceacuteron qui nous explique lrsquoopinion drsquoau-trui par la sienne laquo Ceux qui voudraient savoir ce que nous pensonspersonnellement sur chaque chose poussent trop loin la curiositeacute Ceprincipe philosophique qui consiste agrave disputer de tout sans deacuteciderde rien drsquoabord eacutetabli par Socrate repris par Arceacutesilas affirmeacute parCarneacuteade est encore en vigueur de nos jours Nous sommes de ceuxqui disent que le faux est toujours mecircleacute au vrai et qursquoil lui ressembletellement qursquoil nrsquoy a aucun signe en eux qui permette de juger et dedeacutecider en toute certitude raquo
208 Pourquoi donc la plupart des philosophes (et pas seule-Lrsquoobscuriteacute desphilosophes ment Aristote) ont-ils affecteacute drsquoecirctre difficiles agrave lire sinon pour mettre
en valeur la vaniteacute de leur sujet et exciter la curiositeacute de notre espriten lui donnant pour toute pitance cet os creux et deacutecharneacute agrave rongerClitomachos affirmait qursquoil nrsquoavait jamais reacuteussi agrave comprendre en li-sant les eacutecrits de Carneacuteade quelle eacutetait lrsquoopinion de lrsquoauteur Pourquoi
1Montaigne utilise ici la traduction (incomplegravete) qursquoen a faite Ciceacuteron Timaeuschap III
2Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit laquo (comme pour exemple sur le proposde lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme) raquo et cette parenthegravese a eacuteteacute barreacutee
3Exemplaire de Bordeaux laquo sous la forme de parler qursquoil a entreprise raquo
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 217
Eacutepicure a-t-il eacuteviteacute la faciliteacute dans son œuvre et pourquoi a-t-on sur-nommeacute Heacuteraclite laquo le teacuteneacutebreux raquo Lrsquoobscuriteacute est une monnaie queles savants utilisent comme ceux qui font des tours de passe-passepour dissimuler la faiblesse de leur science dont la sottise humaine secontente fort bien
Son langage obscur lrsquoa rendu ceacutelegravebre chez les Grecs1 Lucregravece [46] I639-41Surtout aupregraves des sots qui preacutefegraverent ce qui nrsquoest pas clair
Et qursquoils croient comprendre sous un langage eacutenigmatique
209 Ciceacuteron reproche agrave certains de ses amis drsquoavoir consacreacute agravelrsquoastrologie au droit agrave la dialectique et agrave la geacuteomeacutetrie plus de tempsque ces sciences ne le meacuteritaient il disait que cela les deacutetournait desdevoirs de lrsquoexistence plus utiles et plus honorables Les philosophescyreacutenaiumlques meacuteprisaient la physique aussi bien que la dialectique Zeacute-non au tout deacutebut de sa Reacutepublique deacuteclarait que tous les arts libeacuterauxeacutetaient inutiles
210 Chrysippe disait que ce que Platon et Aristote avaient eacutecritsur la Logique ils lrsquoavaient eacutecrit par jeu et agrave titre drsquoexercice et il nepouvait pas croire qursquoils aient pu traiter seacuterieusement drsquoune disciplineaussi vaine Plutarque dit la mecircme chose de la Meacutetaphysique Eacutepicurelrsquoaurait dit aussi de la Rheacutetorique de la Grammaire de la Poeacutesie dela Matheacutematique et de toutes les autres sciences sauf de la PhysiqueSocrate pense la mecircme chose de toutes les sciences sauf de celle desmœurs et de la vie Quelle que fucirct la chose sur laquelle on lrsquointer-rogeait il ramenait toujours en premier lieu celui qui lrsquointerrogeait agraveparler de la faccedilon dont il avait veacutecu et dont il vivait et crsquoest cela qursquoilexaminait et jugeait estimant que tout ce qursquoon peut apprendre drsquoautreest secondaire et superflu laquo Je fais peu de cas de cette culture qui ne Juste Lipse [40]
I 10rend pas vertueux ceux qui la possegravedent2 raquo211 La plupart des domaines du savoir ont ainsi eacuteteacute deacutedaigneacutes
par les savants eux-mecircmes Mais ils nrsquoont pas consideacutereacute qursquoil eacutetait horsde propos de distraire leur esprit et de lrsquoappliquer agrave des choses quinrsquooffraient aucune soliditeacute profitable Et les uns ont consideacutereacute Platoncomme dogmatique les autres comme sceptique drsquoautres encore es-timent qursquoil a eacuteteacute lrsquoun sur certains sujets et lrsquoautre sur certains autresCelui qui dirige ses dialogues Socrate srsquoemploie agrave toujours susciter ladiscussion et agrave ne jamais lrsquoarrecircter il nrsquoest jamais satisfait et dit qursquoilnrsquoa pas drsquoautre science que celle drsquoopposer des objections
1Il srsquoagit drsquoHeacuteraclite2La citation est reprise de Salluste [87] LXXXV
218 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
212 Homegravere lrsquoauteur favori des Anciens a donneacute leurs fon-dements agrave toutes les eacutecoles philosophiques les mettant toutes sur unmecircme pied et montrant ainsi agrave quel point il eacutetait indiffeacuterent agrave la voieque nous pourrions choisir On dit que Platon inspira six eacutecoles diffeacute-rentes Crsquoest pourquoi agrave mon avis jamais enseignement ne fut aussiheacutesitant et moins dogmatique que le sien Socrate disait que les sages-femmes quand elles choisissaient ce meacutetier de faire engendrer lesautres renonccedilaient du mecircme coup agrave engendrer elles-mecircmes et quelui-mecircme ayant reccedilu des dieux le titre de laquo sage-homme raquo srsquoeacutetaitaussi deacutepouilleacute physiquement et mentalement de la faculteacute drsquoenfan-ter Il disait qursquoil se contentait drsquoaider et drsquoapporter ses secours agraveceux qui engendraient en preacuteparant leurs organes en lubrifiant leursconduits en facilitant lrsquoissue de lrsquoaccouchement en jugeant de la via-biliteacute de lrsquoenfant en le nommant le nourrissant lrsquoemmaillotant le cir-concisant et en exerccedilant et manipulant son esprit aux risques et peacuterilsdrsquoautrui
213 Il en est de Platon comme de la plupart des auteurs de cettetroisiegraveme sorte1 comme les Anciens lrsquoont remarqueacute dans les eacutecritsdrsquoAnaxagore Deacutemocrite Parmeacutenide Xeacutenophane et bien drsquoautres ilsont une faccedilon drsquoeacutecrire dubitative dans son dessein et dans sa formequi interroge plus qursquoelle nrsquoenseigne ndash mecircme srsquoils incorporent parfoisagrave leurs eacutecrits des traits dogmatiques2 Ne voit-on pas cela aussi bienchez Seacutenegraveque et Plutarque Nrsquooffrent-ils pas tantocirct un visage tantocirctun autre agrave celui qui les examine de pregraves Et ceux qui tentent drsquohar-moniser les textes des juristes entre eux devraient3 bien commencerpar mettre chacun en accord avec lui-mecircme Il me semble que si Pla-ton a aimeacute cette faccedilon de philosopher agrave travers des dialogues crsquoestqursquoelle lui permettait drsquoexposer plus facilement par plusieurs bouchesla diversiteacute et les variations de sa penseacutee
214 Examiner les problegravemes sous plusieurs angles crsquoest lesexposer aussi bien et mecircme mieux que drsquoun seul point de vue carcrsquoest le faire plus complegravetement et plus utilement Prenons un exemple
1Les laquo dogmatiques raquo probablement bien que le texte ne soit pas tregraves clair ici2Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo cette page a eacuteteacute extrecircmement ratureacutee et modi-
fieacutee agrave plusieurs reprises On lisait initialement ici laquo ils ont une forme drsquoeacutecrire douteuseamp irreacutesolue amp un stile enquerant[] raquo Puis avec les corrections laquo une forme drsquoeacutecriredouteuse en substance amp en dessein raquo Et tout le paragraphe qui suit a eacuteteacute largement ra-tureacute et modifieacute seul Plutarque eacutetait drsquoabord mentionneacute dans une reacutedaction leacutegegraverementdiffeacuterente drsquoailleurs
3Lrsquoeacutedition de 1595 porte ici laquo devoient raquo pourtant on lit bien laquo devraient raquo dans lescorrections manuscrites de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 219
drsquoaujourdrsquohui les arrecircts de justice constituent le degreacute ultime du dis-cours dogmatique et cateacutegorique Pourtant ceux que nos parlementspreacutesentent au peuple comme eacutetant les plus exemplaires les plus agravemecircme de susciter chez lui le respect qursquoil doit eacuteprouver envers cettedigniteacute du fait des grandes capaciteacutes de ceux qui lrsquoexercent ces ar-recircts tirent leur beauteacute non de leur conclusion qui est pour ces gens-lagravebanale et courante pour chaque juge mais de la discussion et de laconfrontation des points de vue divers et parfois opposeacutes que tolegraverela discipline juridique
215 Et le champ le plus large qui srsquoouvre aux critiques desphilosophes drsquoune eacutecole agrave lrsquoencontre des autres vient des contradic-tions et des variations dans lesquelles chacun drsquoeux se trouve empecirctreacutesoit volontairement pour montrer comment lrsquoesprit humain vacille entoute circonstance soit du fait de leur ignorance face aux fluctuationset agrave lrsquoobscuriteacute fonciegravere des choses
216 Que signifie ce refrain 1 laquo En un lieu glissant et changeant Plutarque [78]XLVII f˚348mettons de cocircteacute notre croyance raquo sinon que comme dit Euripide
Les œuvres de Dieu en diverses faccedilons2
Nous laissent comme heacutebeacuteteacutes
Crsquoest ce qursquoeacutecrit souvent Empeacutedocle lui aussi comme mucirc par unedivine fureur et contraint de reconnaicirctre la veacuteriteacute laquo Non non nousne sentons rien nous ne voyons rien toutes choses nous sont cacheacuteesil nrsquoen est aucune dont nous puissions eacutetablir avec certitude ce qursquoelleest3 raquo Et ceci rappelle la parole divine laquo Les penseacutees des mortelssont timides et incertaines nos inventions et nos preacutevisions4 raquo Il nrsquoestpas eacutetonnant si des gens sans espeacuterer parvenir agrave quelque chose ontneacuteanmoins trouveacute plaisir agrave cette chasse lrsquoeacutetude est en elle-mecircme uneoccupation agreacuteable Si agreacuteable mecircme que parmi les volupteacutes qursquoilsinterdisent les Stoiumlciens placent aussi celle qui vient de lrsquoexercice delrsquoesprit et veulent le brider trouvant qursquoil y a de lrsquointempeacuterance agrave tropsavoir
217 Deacutemocrite ayant mangeacute des figues qui sentaient le miel semit agrave chercher mentalement drsquoougrave leur venait cette douceur inattendue
1Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on trouve ici laquo ce sien refrain raquo2Ces vers sont tireacutes de Plutarque [78] eacutegalement XLVII f˚348 (sans reacutefeacuterence pour
Euripide)3Citeacute drsquoapregraves Ciceacuteron [14] Seconds Acadeacutemiques I xii 444Livre de la Sagesse IX 14
220 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
et pour tirer cela au clair se leva de table et alla voir lrsquoassiette sur la-quelle on avait disposeacute ces figues sa servante ayant compris pourquoiil se levait lui dit en riant de ne plus se tourmenter pour cela car crsquoeacutetaitelle qui les avait mises dans un vase ougrave il y avait eu du miel Et Deacutemo-crite srsquoirrita de ce qursquoelle lui avait ocircteacute lrsquooccasion drsquoavoir agrave chercherlui enlevant matiegravere agrave sa curiositeacute laquo Va lui dit-il tu mrsquoas contrarieacute mais je ne renoncerai pourtant pas agrave chercher la cause de cela commesrsquoil srsquoagissait drsquoune cause naturelle raquo Et il ne manqua sucircrement pas detrouver quelque cause veacuteritable agrave ce fait imaginaire et faux
218 Cet exemple drsquoun grand et illustre philosophe montre bienla passion studieuse qui nous entraicircne agrave la poursuite de choses quenous deacutesespeacuterons drsquoatteindre Plutarque raconte une histoire analogue celle de quelqursquoun qui ne voulait pas qursquoon lui explique les chosesdont il doutait pour ne pas perdre le plaisir de les chercher Commecet autre encore qui ne voulait pas que son meacutedecin le prive de lrsquoal-teacuteration due agrave sa fiegravevre pour ne pas perdre le plaisir qursquoil avait de lacalmer en buvant laquo Mieux vaut apprendre des choses inutiles que deSeacutenegraveque [96]
LXXXVIII ne rien apprendre du tout raquo219 Le plaisir que lrsquoon prend dans la nourriture se suffit souvent
agrave lui-mecircme et tout ce que nous prenons drsquoagreacuteable nrsquoest pas toujoursnutritif ni sain De mecircme ce que notre esprit tire de la science nemanque pas drsquoecirctre voluptueux mecircme si ce nrsquoest ni un aliment ni bonpour la santeacute
220 Voici ce que disent les philosophes laquo Lrsquoobservation de lanature est une nourriture qui convient agrave notre esprit elle nous eacutelegraveveet nous conforte en nous faisant meacutepriser les choses basses et terre agraveterre car elle nous les fait comparer avec les choses supeacuterieures et ceacute-lestes Et la recherche des choses eacuteleveacutees et occultes est tregraves agreacuteablemecircme agrave celui qui nrsquoen tire qursquoun respect craintif et qui redoute drsquoenjuger raquo Ce sont lagrave les mots qursquoils emploient dans leur profession defoi Mais lrsquoimage drsquoune curiositeacute maladive de ce genre se voit encoremieux dans lrsquoexemple suivant que lrsquoon trouve si souvent dans leurbouche et qursquoils tiennent en grand honneur Eudoxe souhaitait voir aumoins une fois le soleil de pregraves connaicirctre sa forme sa grandeur sabeauteacute quitte agrave srsquoy brucircler aussitocirct1 ndash et il priait les dieux pour cela Ilvoulait acqueacuterir au prix de sa vie un savoir dont il serait aussitocirct priveacuteEt pour cette connaissance soudaine et eacutepheacutemegravere il eacutetait precirct agrave perdretoutes les connaissances qursquoil posseacutedait et agrave renoncer agrave celles qursquoil eucirctpu acqueacuterir encore
1laquo Exemplaire de Bordeaux raquo laquo comme fut Phaeumlton raquo barreacute
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 221
221 Je ne suis pas vraiment persuadeacute qursquoEacutepicure Platon et Py-thagore nous aient donneacute pour argent comptant leurs laquo atomes raquo leurslaquo ideacutees raquo et leurs laquo nombres raquo Ils eacutetaient bien trop sages pour consi-deacuterer comme des articles de foi des choses si incertaines et si discu-tables Mais dans lrsquoobscuriteacute et lrsquoignorance du monde chacun de cesgrands personnages srsquoest efforceacute drsquoapporter un peu de lumiegravere et ilsont consacreacute leur esprit agrave des inventions ayant au moins une apparencesubtile et plaisante et qui puissent soutenir la contradiction mecircme sielles eacutetaient fausses laquo Crsquoest le geacutenie de ces philosophes qui a inventeacuteces systegravemes et non leur savoir1 raquo
222 Un Ancien agrave qui lrsquoon reprochait de se targuer de philo-sophie alors que son jugement nrsquoen portait guegravere la trace reacuteponditque crsquoeacutetait justement cela philosopher Les philosophes ont voulu toutexaminer tout discuter et ont trouveacute que cette occupation convenaitfort bien agrave notre curiositeacute naturelle Ils ont eacutecrit sur certaines chosesqui concernent la vie publique comme les religions2 et il est heureuxqursquoen vertu de cela ils nrsquoaient pas voulu les disseacutequer complegravetementafin de ne pas engendrer de troubles dans lrsquoobeacuteissance aux lois et auxcoutumes de leur pays
223 Platon traite cette question sans cacher son jeu3 Quandil eacutecrit agrave titre personnel il nrsquoaffirme rien de faccedilon cateacutegorique Maisquand il se veut leacutegislateur il utilise un style autoritaire et peacuteremp-toire et il mecircle hardiment agrave son propos les plus extravagantes de sesinventions aussi utiles pour convaincre la foule que ridicules srsquoagis-sant de lui-mecircme on sait agrave quel point nous sommes capables drsquoad-mettre toutes sortes drsquoopinions et particuliegraverement les plus eacutetranges etles plus anormales
224 Crsquoest pour cela que dans ses Lois il prend grand soinagrave ce qursquoon ne dise en public que des poegravemes dont les reacutecits imagi-naires tendent agrave une fin utile il est si facile de mettre dans lrsquoespritdes hommes des images fantomatiques qursquoil vaut mieux leur fournirdes mensonges profitables plutocirct que des mensonges inutiles ou dom-
1Seacutenegraveque Le Rheacuteteur Suasoriae IV 3 Consultable sur BNF Gallica (httpgallicabnffrark12148bpt6k255468) p 44 f˚29
2Lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo comporte ici cette remarque eacutetonnante laquo car il nrsquoestpas deffendu de faire nostre profit de la mensonge mesme srsquoil est besoing raquo qui a eacuteteacutebarreacutee drsquoun trait de plume
3A Lanly [58] II p175 traduit cette phrase ainsi laquo Platon traite ce mystegravere drsquounefaccedilon bien claire raquo ce qui est assez banal D M Frame [28] de son cocircteacute eacutecrit laquo Platotreats this mystery with his cards pretty much on the table raquo prenant laquo jeu deacutecouvert raquoagrave la lettre en quelque sorte Mon interpreacutetation va dans le mecircme sens
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mageables Et il dit tout bonnement dans sa Reacutepublique que danslrsquointeacuterecirct mecircme des hommes il est souvent neacutecessaire de les tromper Il est facile de constater que parmi les eacutecoles philosophiques les unesont plutocirct poursuivi la veacuteriteacute les autres lrsquoutiliteacute et que ce sont ces der-niegraveres qui y ont gagneacute en reacuteputation Crsquoest le malheur de notre condi-tion souvent ce qui apparaicirct agrave notre esprit comme eacutetant le plus vraine lui apparaicirct pas comme le plus utile agrave notre existence Les eacutecolesles plus hardies lrsquoeacutepicurienne la pyrrhonienne la nouvelle Acadeacutemiesont elles aussi contraintes de se soumettre agrave la loi commune en fin decompte
225 Il est drsquoautres sujets que les philosophes ont fait passer parleur tamis qui agrave droite qui agrave gauche chacun srsquoefforccedilant de leur don-ner un air preacutesentable qursquoil soit justifieacute ou non Nrsquoayant rien trouveacutequi soit dissimuleacute au point de ne pas vouloir en parler ils sont sou-vent forceacutes de forger des conjectures fragiles et oseacutees non qursquoils lesprennent eux-mecircmes comme base ni pour eacutetablir quelque veacuteriteacute maisqui leur servent drsquoentraicircnement dans leurs eacutetudes laquo Il semble qursquoilsQuintilien [84]
II xvii 4 aient eacutecrit non pas tant par conviction que pour exercer leur espritsur la difficulteacute du sujet raquo
226 Et srsquoil nrsquoen eacutetait pas ainsi comment pourrions-nous ac-cepter des opinions aussi varieacutees et inconsistantes que celles qui onteacuteteacute avanceacutees par ces esprits excellents et admirables Par exemple est-il rien de plus vain que de vouloir deacutecouvrir Dieu par nos analo-gies et conjectures et le reacutegler avec le monde lui-mecircme selon notrecapaciteacute et nos lois Ou drsquoutiliser aux deacutepens de la diviniteacute ce petiteacutechantillon de connaissance qursquoil lui a plu drsquoattribuer agrave notre condi-tion naturelle Et parce qursquoil nous est impossible drsquoeacutetendre notre vuejusqursquoagrave son trocircne glorieux fallait-il pour autant le ramener ici-bas agravenotre corruption et nos misegraveres
227 De toutes les opinions humaines et anciennes concernantla religion celle qui me semble avoir eu le plus de vraisemblance etde fondement est celle qui reconnaissait en Dieu une puissance in-compreacutehensible agrave lrsquoorigine de toutes choses et de leur permanenceune suprecircme bonteacute et perfection recevant de bon greacute les honneurs etle respect que lui vouent les humains sous quelque visage quelquenom et quelque forme que ce soit
Jupiter tout-puissant pegravere et megravere des chosesDes rois et des dieux1
1Valerius Sorianus citeacute dans saint Augustin [7] VII 11
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 223
228 Ce zegravele universel a eacuteteacute vu drsquoun bon œil depuis le cielToutes les citeacutes ont tireacute parti de leur deacutevotion les hommes impiesont eu partout le sort qursquoils meacuteritaient de mecircme que leurs actions Leslivres des paiumlens dans les fables que sont leurs religions reconnaissentde la digniteacute de lrsquoordre et de la justice et que des prodiges et desoracles leur ont eacuteteacute envoyeacutes pour leur bien et leur instruction car Dieudans sa miseacutericorde daigne parfois renforcer par ces marques tempo-relles les principes eacuteleacutementaires drsquoune connaissance directe et gros-siegravere que la simple raison donne de lui agrave travers les images illusoiresde nos songes Les repreacutesentations imaginaires forgeacutees par lrsquohommelui-mecircme sont non seulement fausses mais impies et injurieuses Etde toutes les religions que saint Paul trouva en honneur agrave Athegravenescelle que les Grecs avaient deacutedieacutee agrave une diviniteacute cacheacutee et inconnuelui sembla la plus excusable1
229 Pythagore approcha la veacuteriteacute de plus pregraves estimant que laconnaissance de cette cause premiegravere Ecirctre des ecirctres devait demeurerindeacutefinie sans description ni deacutetermination que ce nrsquoeacutetait pas autrechose que lrsquoeffort de notre imagination tendue vers la perfection cha-cun en amplifiant lrsquoideacutee selon ses possibiliteacutes Mais quand Numa en-treprit de rendre conforme agrave cette conception la religion de son peuplequand il voulut en faire une religion purement mentale sans objet deacute-fini sans eacuteleacutements mateacuteriels ce fut peine perdue lrsquoesprit humain nesaurait se maintenir dans cet infini de penseacutees informelles il lui faut lescondenser en une repreacutesentation agrave son image La majesteacute divine srsquoesten quelque sorte laisseacute circonscrire dans des limites corporelles sessacrements surnaturels et ceacutelestes portent la marque de notre conditionterrestre le culte qui lui est rendu srsquoexprime par des offices et des pa-roles qui ont un sens pour nous car crsquoest bien lrsquohomme qui croit et quiprie Je laisse de cocircteacute les autres arguments que lrsquoon avance agrave ce pro-pos mais on me ferait difficilement croire que la vue de nos crucifixles tableaux repreacutesentant ce supplice effroyable les ornements et lesgestes ceacutereacutemonieux de nos eacuteglises les chants accordeacutees agrave la deacutevotionde notre penseacutee cette eacutemotion communiqueacutee par nos sens on me fe-rait difficilement croire dis-je que tout cela ne suscite dans lrsquoacircme despeuples une eacutemotion religieuse dont les effets sont tregraves utiles
230 Srsquoil fallait choisir parmi les diviniteacutes auxquelles on a donneacute La forme deDieuun corps par neacutecessiteacute humaine et au milieu de la ceacuteciteacute universelle
1Actes des Apocirctres XVII 23
224 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
je me serais je crois plus volontiers associeacute agrave ceux qui adoraient leSoleil1
la lumiegravere communeRonsard [85] p271 Lrsquoœil du monde et si Dieu au chef2 porte des yeux
Les rayons du Soleil sont ses yeux radieuxQui donnent vie agrave tous nous maintiennent et nous gardentEt les faits des humains en ce monde regardent Ce beau ce grand soleil qui nous fait les saisonsSelon qursquoil entre ou sort de ses douze maisons3 Qui remplit lrsquounivers de ses vertus connues Qui drsquoun trait de ses yeux nous dissipe les nues4 Lrsquoesprit lrsquoacircme du monde ardent et flamboyantEn la course drsquoun jour tout le Ciel tournoyantPlein drsquoimmense grandeur rond vagabond et fermeLequel tient dessous lui tout le monde pour terme5En repos sans repos oisif et sans seacutejour6Fils aicircneacute de nature et le pegravere du jour
Drsquoautant plus que outre cette grandeur et cette beauteacute qui lui sontpropres crsquoest la piegravece de cette machinerie ceacuteleste qui est pour nous laplus eacuteloigneacutee et de ce fait si peu connue qursquoils eacutetaient bien pardon-nables drsquoecirctre en admiration devant elle et de lui teacutemoigner du respect
231 Thalegraves qui le premier se posa ces questions consideacutera queDieu eacutetait un esprit qui creacutea toutes choses agrave partir de lrsquoeau Anaxi-mandre lui estimait que les dieux naissaient et mouraient selon lessaisons et qursquoil y avait des mondes en nombre infini7 Pour Anaxi-megravene lrsquoair eacutetait Dieu creacuteeacute et immense et toujours mouvant Anaxa-gore le premier a soutenu que la faccedilon drsquoecirctre de toutes choses et leurorganisation eacutetaient dicteacutees par la force et la penseacutee drsquoun esprit infini
1On remarquera que Montaigne fait ici appel agrave un contemporain et non agrave un auteurgrec ou latin
2Sur la tecircte3En astrologie les laquo maisons raquo sont les reacutegions du ciel correspondant aux douze
signes du zodiaque que semble parcourir le Soleil dans sa reacutevolution annuelle4Ici les nueacutees les nuages5Lrsquoouvrage de Copernic laquo De revolutionibus orbium celestium raquo qui eacutetablit lrsquoheacutelio-
centrisme est de 1543 On voit que Ronsard srsquoen tient encore agrave la vision traditionnelledu monde dont la Terre est le centre et le Soleil dans sa course en marquant les limites(laquo le terme raquo)
6Sans repos donc actif Simple variante en somme pour redoubler lrsquoopposition eteacuteviter la reacutepeacutetition de laquo repos raquo
7La pluraliteacute des mondes a sa place dans ce que lrsquoon sait de la penseacuteedrsquoAnaximandre
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 225
232 Alcmeacuteon a fait du Soleil de la Lune des astres et de lrsquoacircmedes diviniteacutes Pythagore a fait de Dieu un esprit preacutesent dans la naturede toutes les choses et drsquoougrave nos acircmes sont deacutetacheacutees Pour Parmeacutenidecrsquoest un cercle entourant le ciel et qui soutient le monde par la chaleurde la lumiegravere Empeacutedocle consideacuterait les quatre eacuteleacutements1 dont toutesles choses sont faites comme des dieux Protagoras lui deacuteclarait qursquoilnrsquoavait rien agrave en dire srsquoils existaient ou non ni ce qursquoils sont PourDeacutemocrite tantocirct ce sont les constellations et leurs reacutevolutions quisont des dieux tantocirct crsquoest la nature qui fait mouvoir ces constellationsqui est divine ou encore notre savoir et notre intelligence
233 Platon donne divers visages agrave sa croyance Dans le Timeacuteeil dit que le pegravere du monde ne peut ecirctre nommeacute dans les Lois quelrsquoon ne doit pas rechercher ce qursquoil est Et ailleurs dans ces mecircmeslivres il considegravere comme des dieux le ciel les astres la Terre et nosacircmes et il accueille en outre ceux qui ont eacuteteacute accueillis par la traditiondans chacune des citeacutes Xeacutenophon fait eacutetat de variations semblablesdans lrsquoenseignement de Socrate qui deacuteclare selon lui tantocirct qursquoil nefaut pas chercher agrave connaicirctre la forme de Dieu tantocirct que le Soleil estDieu et lrsquoacircme Dieu eacutegalement tantocirct qursquoil nrsquoy a qursquoun Dieu et tantocirctqursquoil y en a plusieurs Speusippe neveu de Platon dit que Dieu est unecertaine force qui gouverne les choses et qursquoelle est doueacutee de vie
234 Pour Aristote Dieu est tantocirct lrsquoesprit tantocirct le monde ettantocirct il donne un autre maicirctre agrave ce monde tantocirct il fait de la cha-leur du ciel la diviniteacute Xeacutenocrate preacutetend qursquoil y a huit dieux Lescinq premiers ont les noms des planegravetes le sixiegraveme reacuteunit toutes leseacutetoiles fixes qui en constituent les membres le septiegraveme et le huitiegravemesont le Soleil et la Lune Heacuteraclide du Pont2 ne fait qursquoheacutesiter entreles diverses opinions et finalement prive Dieu de sentiment il luifait prendre tantocirct une forme tantocirct une autre puis deacuteclare que crsquoestle ciel et la terre Theacuteophraste lui aussi heacutesite entre diverses ideacutees at-tribuant le gouvernement du monde tantocirct agrave lrsquoentendement tantocirct auciel tantocirct aux eacutetoiles Pour Straton3 Dieu est la nature qui possegravedela force drsquoengendrer drsquoaugmenter ou diminuer sans avoir de forme nide sensibiliteacute Pour Zeacutenon crsquoest la loi naturelle qui commande le bienet prohibe le mal et cette loi est un ecirctre animeacute mais il supprime les
1La terre lrsquoeau lrsquoair le feu2Il fut disciple de Platon au IVe s avant J-C3Surnommeacute laquo Le Physicien raquo fut lrsquoeacutelegraveve de Theacuteophraste Il succeacuteda agrave son tour agrave ce
dernier agrave la tecircte du Lyceacutee
226 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
dieux traditionnels Jupiter Junon Vesta Pour Diogegravene Apolloniate1crsquoest lrsquoair2 qui est Dieu
235 Xeacutenophane fait Dieu tout rond doueacute de la vue et de lrsquoouiumlemais ne respirant pas et nrsquoayant rien de commun avec la nature hu-maine Ariston estime qursquoon ne peut se repreacutesenter la forme de Dieuqursquoil nrsquoest pas doueacute de sensibiliteacute et ignore si crsquoest un ecirctre animeacute ouautre chose Pour Cleacuteanthe crsquoest tantocirct la raison tantocirct le monde tan-tocirct lrsquoacircme de la nature tantocirct la chaleur suprecircme qui entoure et enve-loppe tout Perseacutee disciple de Zeacutenon de Citium a preacutetendu qursquoon don-nait le nom de dieux agrave ceux qui avaient apporteacute quelque chose de parti-culiegraverement utile agrave la vie humaine et agrave ces choses utiles elles-mecircmesChrysippe rassemblait confuseacutement toutes les opinions preacuteceacutedenteset compte parmi les mille sortes de dieux qursquoil invente les hommeseux aussi qui sont immortaliseacutes Diagoras3 et Theacuteodore4 eux niaientcarreacutement qursquoil y eucirct des dieux Eacutepicure imagine des dieux luisantstransparents et permeacuteables agrave lrsquoair installeacutes comme entre deux fortsentre deux mondes agrave lrsquoabri des coups doteacutes drsquoune figure humaine etde membres comme les nocirctres qui pourtant ne leur servent agrave rien
Jrsquoai toujours penseacute que les dieux existent et le dirai toujoursEnnius inCiceacuteron [15] II1
Mais je pense qursquoils nrsquoont cure de ce que font les hommes
236 Fiez-vous donc agrave la philosophie Vous vanterez-vous drsquoavoirtrouveacute la fegraveve dans le gacircteau au milieu de ce tintamarre de tant decervelles philosophiques Le deacutesordre du monde a eu cet effet surmoi que les mœurs et les ideacutees diffeacuterentes des miennes me deacuteplaisentmoins qursquoelles ne mrsquoinstruisent et mrsquoenorgueillissent moins qursquoellesne mrsquohumilient quand je les compare Et tout autre choix que celuiqui vient de la main mecircme de Dieu me semble avoir peu drsquoavantage(et je laisse de cocircteacute les mœurs monstrueuses ou contre nature)5 Lesconstitutions des divers eacutetats ne srsquoopposent pas moins sur ce sujet queles eacutecoles philosophiques et cela nous montre que le hasard lui-mecircme
1Disciple drsquoAnaximegravene au Ve s avant J-C2Les textes y compris celui de 1595 ont ici laquo lrsquoaage raquo Mais les divers eacutediteurs
considegraverent qursquoil srsquoagit ici drsquoune erreur de Montaigne pour laquo lrsquoair raquo et Montaigne parleen effet un peu plus loin de laquo lrsquoair de Diogegravene raquo
3Diagoras de Meacutelos surnommeacute laquo lrsquoAtheacutee raquo vivait vers 4204Theacuteodore de Cyregravene surnommeacute eacutegalement laquo lrsquoAtheacutee raquo eacutetait le disciple et succes-
seur drsquoAristippe le Jeune5Cette laquo parenthegravese raquo qui figure dans un ajout manuscrit de lrsquolaquo exemplaire de Bor-
deaux raquo a eacuteteacute omise dans lrsquoeacutedition de 1595 Je la reproduis neacuteanmoins ici
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 227
nrsquoest pas plus varieacute et changeant que notre raison ni plus aveugle etinconseacutequent
237 Les choses les moins connues sont celles qui sont le pluspropres agrave ecirctre deacuteifieacutees1 Et donc faire de nous des dieux comme danslrsquoAntiquiteacute cela fait preuve de quelque chose de pire encore qursquouneextrecircme faiblesse de raisonnement Je suivrais plus facilement ceuxqui adoraient le serpent le chien ou le bœuf dans la mesure ougrave leurnature profonde et leur ecirctre nous sont moins connus et que nous avonsplus de raisons drsquoimaginer ce qursquoil nous plaicirct de ces animaux-lagrave et deleur attribuer des faculteacutes extraordinaires Mais avoir fait des dieuxayant la mecircme condition que nous dont nous connaissons forceacutementles imperfections leur avoir attribueacute des deacutesirs de la colegravere des ven-geances des mariages des descendances et de la parentegravele lrsquoamouret la jalousie nos membres et nos os nos fiegravevres et nos plaisirs nosmorts et nos seacutepultures cela relegraveve vraiment drsquoune surprenante foliede lrsquoentendement humain
Ces choses qui sont tregraves eacuteloigneacutees de la nature divine Lucregravece [46] V123-24Indignes de figurer parmi les dieux
238 laquo Nous en connaissons les formes le vecirctement la parure Ciceacuteron [17] IIxxviii 70et en outre la ligneacutee les eacutepousailles les parenteacutes tout cela rameneacute agrave
lrsquoimage de la faiblesse humaine car on les deacutepeint avec des acircmes pas-sionneacutees on nous apprend leurs deacutesirs leurs chagrins leurs colegraveres2 raquo Crsquoest ainsi que lrsquoon a accordeacute la diviniteacute non seulement agrave la foiagrave la vertu agrave lrsquohonneur agrave la concorde agrave la liberteacute agrave la victoire agrave lapieacuteteacute mais aussi agrave la volupteacute agrave la fraude agrave la mort agrave lrsquoenvie agrave lavieillesse agrave la misegravere agrave la peur agrave la fiegravevre agrave la mauvaise fortune etautres accidents facirccheux de notre vie fragile et caduque
A quoi bon introduire nos mœurs dans les temples Perse [70] II62 et 61Ocirc acircmes courbeacutees vers la terre et deacutenueacutees de sens divin
239 Les Eacutegyptiens avec une sagesse cynique deacutefendaient agravetout homme sous peine drsquoecirctre pendu de dire que Seacuterapis et Isis leurs
1Dans les eacuteditions anteacuterieures et celle de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo apregraves le motlaquo deacuteifieacutees raquo la phrase continuait ainsi laquo car drsquoadorer celles de nostre sorte maladivescorruptibles et mortelles comme faisoit toute lrsquoancienneteacute des hommes qursquoelle avoitveu vivre et mourir et agiter toutes nos passions cela raquo La phrase ainsi tronqueacutee estmoins claire et jrsquoai ducirc deacutevelopper quelque peu pour lui restituer tout son sens
2Drsquoapregraves la traduction drsquoE Breacutehier in Les Stoiumlciens [1] p 434)
228 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
dieux eussent autrefois eacuteteacute des hommes quand nul nrsquoignorait qursquoilslrsquoavaient eacuteteacute Et leur repreacutesentation qui les montrait avec un doigt surla bouche signifiait selon Varron cet ordre secregravetement donneacute agrave leursprecirctres drsquoavoir agrave taire leur origine mortelle sous peine drsquoannuler toutela veacuteneacuteration qui leur eacutetait rendue
240 Puisque lrsquohomme deacutesirait tellement se rendre eacutegal agrave Dieuil eucirct mieux fait dit Ciceacuteron de ramener vers lui les qualiteacutes divineset de les attirer ici-bas plutocirct que drsquoenvoyer lagrave-haut sa corruption etsa misegravere Mais agrave bien y regarder il a fait lrsquoun et lrsquoautre de bien desfaccedilons et toujours avec la mecircme vaniteacute
241 Quand les philosophes eacutepluchent1 la hieacuterarchie de leursdieux et srsquoempressent de distinguer leurs alliances leurs attributionsleur puissance je ne puis croire qursquoils parlent seacuterieusement QuandLrsquoAu-DelagravePlaton nous deacutecrit le jardin de Pluton et les agreacutements ou les peinescorporelles qui nous attendent encore apregraves la ruine et la disparition denos corps et qursquoil le fait selon la faccedilon dont nous ressentons les chosesdurant la vie
Ils se cachent dans des sentiers eacutecarteacutes une forecirct de myrteVirgile [112]VI vv 433-34 Les enveloppe mais les chagrins les accompagnent dans la mort
et quand Mahomet promet aux siens un paradis couvert de tapis pareacutedrsquoor et de pierreries peupleacute de jeunes filles drsquoune extrecircme beauteacute devins et de mets choisis je vois bien que ce sont lagrave des ideacutees et des es-peacuterances bien faites pour nos deacutesirs de mortels du miel pour nous atti-rer des attrape-nigauds agrave la mesure de notre becirctise Et certains drsquoentrenous sont victimes drsquoune erreur semblable se promettant apregraves la reacute-surrection une vie terrestre et temporelle accompagneacutee de toutes sortesde plaisirs et drsquoagreacutements de ce monde Peut-on croire que Platon luiqui eut des conceptions si eacuteleveacutees et une si grande connivence avecle divin (au point que le surnom de laquo divin raquo lui en est resteacute) ait pupenser que lrsquohomme cette pauvre creacuteature ait en lui-mecircme quelquechose qui soit susceptible de correspondre agrave cette puissance incom-preacutehensible Et qursquoil ait cru que le peu de mordant de notre espritsoit suffisant et la force de notre jugement assez robuste pour nouspermettre de participer agrave la beacuteatitude ou agrave la souffrance eacuteternelle Ilfaudrait lui dire de la part de la raison humaine
1Il mrsquoa sembleacute judicieux de garder ici le mot mecircme de Montaigne dans son accep-tion actuelle un peu laquo populaire raquo il a conserveacute le cocircteacute narquois qui convient
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 229
242 laquo Si les plaisirs que tu nous promets dans lrsquoautre vie sontdu mecircme ordre que ceux que jrsquoai connus ici-bas cela nrsquoa rien de com-mun avec lrsquoinfini Quand bien mecircme mes cinq sens seraient combleacutesde plaisir et mon acircme saisie de tout le bonheur qursquoelle peut deacutesirer etespeacuterer nous savons que ce dont elle est capable nrsquoest encore rien silagrave-dedans il y a quelque chose de moi il nrsquoy a rien de divin et si cenrsquoest autre chose que ce qui est agrave la porteacutee de notre condition preacutesentecela ne compte pas Tout bonheur des mortels est un bonheur mortelSi la joie de retrouver1 nos parents nos enfants nos amis peut encorenous chatouiller agreacuteablement dans lrsquoautre monde et si nous attachonsencore du prix agrave un tel plaisir nous demeurons dans les agreacutements li-miteacutes de la vie terrestre Nous ne pouvons pas vraiment concevoir lagrandeur de ces sublimes et divines promesses si nous pouvons lesconcevoir en quelque faccedilon Pour les imaginer vraiment il faut lesimaginer inimaginables indicibles et incompreacutehensibles absolumentdiffeacuterentes de ce que peut nous fournir notre miseacuterable expeacuterience raquolaquo Lrsquoœil ne saurait voir dit saint Paul2 le bonheur que Dieu a preacute-pareacute pour les siens et cela ne peut atteindre le cœur de lrsquohomme raquoEt si pour nous en rendre capables il nous faut reacuteformer et changernotre ecirctre (comme tu le dis Platon avec tes laquo purifications raquo) alors cechangement doit ecirctre si extrecircme et si complet que si lrsquoon en croit lessciences de la nature ce ne sera plus nous
Crsquoeacutetait Hector qui combattait dans la mecircleacutee Ovide [63] III2 v 27Mais ce que traicircnaient les chevaux drsquoAchille ce nrsquoeacutetait plus lui
mais un autre ecirctre qui recevra les reacutecompenses
La mutation entraicircne la deacutecomposition donc la mort Lucregravece [46]III 756Car les eacuteleacutements sont deacuteplaceacutes et transposeacutes
243 Car si lrsquoon accepte la meacutetempsycose selon Pythagore etla migration qursquoil imaginait pour les acircmes va-t-on penser que le liondans lequel reacuteside lrsquoacircme de Ceacutesar eacuteprouve les mecircmes sentiments queceux qui agitaient Ceacutesar et que ce lion soit lui Si crsquoeacutetait lui alorsils auraient raison ceux qui combattant cette ideacutee chez Platon lui re-prochaient le fait que dans ce cas un fils pourrait bien se retrouver
1laquo la reconnaissance de nos parents raquo eacutecrit Montaigne D M Frame [28] traduit parlaquo The gratitude of our parents raquo ce qui est surprenant Je comprends de la mecircme faccedilonque A Lanly [58] II p 182 il srsquoagit de laquo retrouvailles raquo et non de laquo teacutemoignages dereconnaissance raquo
2Eacutepicirctre aux Corinthiens I 2 9
230 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
agrave chevaucher sa megravere celle-ci ayant le corps drsquoune mule et autressemblables absurditeacutes Et pouvons-nous croire que dans les transfor-mations qui se font entre les corps des animaux de mecircme espegravece lesnouveaux venus ne soient pas diffeacuterents de leurs preacutedeacutecesseurs Ondit1 que le Pheacutenix engendre drsquoabord un ver qui devient agrave son tour unautre Pheacutenix Peut-on seulement imaginer que ce second Pheacutenix nesoit pas un autre que le premier Les vers qui font notre soie on lesvoit comme mourir et se desseacutecher et ce corps produit un papillonet ce papillon un autre ver qursquoil serait ridicule de consideacuterer encorecomme le preacuteceacutedent Ce qui a cesseacute drsquoecirctre nrsquoest plus Mecircme si le tempsrecueillait notre matiegravere
Apregraves la mort la placcedilant dans son ordre actuel2Lucregravece [47]III 847 sq La lumiegravere de la vie nous fut-elle rendue
Non cela ne pourrait nullement nous toucherNotre propre meacutemoire eacutetant degraves lors briseacutee
244 Et quand tu dis ailleurs Platon que ce sera agrave la partie spi-rituelle de lrsquohomme que reviendra la jouissance des reacutecompenses delrsquoautre vie tu nous dis lagrave quelque chose qui a fort peu de chances dese produire
En effet lrsquoœil arracheacute du reste du corpsLucregravece [46]III 563-564 Seacutepareacute de ses racines ne peut plus rien voir
Car agrave ce compte-lagrave ce nrsquoest plus lrsquohomme ni nous-mecircme parconseacutequent qui profitera de cette jouissance nous sommes faits dedeux piegraveces essentielles dont la seacuteparation signifie la mort et la ruinede notre ecirctre
Car la vie a cesseacute les mouvements de ce qui nous composeLucregravece [46]III 860-861 Se sont disperseacutes au hasard hors drsquoatteinte de nos sens
Nous ne disons pas que lrsquohomme souffre quand les vers rongentles membres dont il se servait vivant et que la terre les engloutit
Et cela ne nous atteint pas nous qui par lrsquounionLucregravece [46]III 657 De lrsquoacircme et du corps constituons une uniteacute
1Pline bien sucircr Hist nat [77] X 22La traduction donneacutee ici est celle de Joseacute Kany-Turpin dans lrsquoouvrage citeacute en reacutefeacute-
rence p 229
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 231
245 Et drsquoailleurs sur quelle base les dieux peuvent-ils recon-naicirctre et reacutecompenser lrsquohomme apregraves sa mort pour ses actions bonneset vertueuses puisque ce sont eux-mecircmes qui les ont introduites et faitnaicirctre en lui Et pourquoi srsquooffensent-ils des actions mauvaises et sevengent-ils sur lui puisqursquoils lrsquoont eux-mecircmes placeacute dans cette condi-tion qui conduit agrave la faute et que drsquoun simple mouvement de leur vo-lonteacute ils peuvent lrsquoempecirccher drsquoy tomber Eacutepicure nrsquoopposerait-il pasces arguments agrave Platon avec une grande apparence de raison humainesrsquoil ne srsquoabritait souvent derriegravere cette sentence laquo qursquoil est impossibledrsquoeacutetablir quelque chose de certain concernant la nature immortelledrsquoapregraves la mortelle raquo La raison ne fait que se fourvoyer partout ougraveelle va mais speacutecialement quand elle se mecircle de choses divines Quile ressent plus que nous En effet bien que nous lui ayons donneacute desprincipes sucircrs et infaillibles que nous eacuteclairions ses pas avec la saintelumiegravere de la veacuteriteacute qursquoil a plu agrave Dieu de nous communiquer nousvoyons pourtant chaque jour pour peu qursquoelle srsquoeacutecarte du sentier or-dinaire et qursquoelle se deacutetourne ou srsquoeacutecarte de la voie traceacutee et suivie parlrsquoEacuteglise comment aussitocirct elle se perd heacutesite et srsquoentrave tournoyantet flottant sur cette vaste mer trouble et changeante des opinions hu-maines sans bride et sans but Degraves qursquoelle abandonne le grand cheminhabituel elle se divise et se disperse entre mille routes diverses
246 Lrsquohomme ne peut ecirctre que ce qursquoil est il ne peut penserqursquoen fonction de ses capaciteacutes Crsquoest une grande preacutesomption ditPlutarque pour ceux qui ne sont que des hommes drsquoentreprendre deparler et de discourir agrave propos des dieux et des demi-dieux pire encoreque celle de vouloir juger ceux qui chantent agrave qui ignore la musiqueou celle drsquoun homme qui nrsquoaurait jamais pris part agrave une campagnemilitaire de vouloir deacutebattre des armes et de la guerre en srsquoimaginantcomprendre par quelque conjecture superficielle les applications drsquounart qui est au-delagrave de ses compeacutetences
247 LrsquoAntiquiteacute srsquoimagina je crois faire quelque chose pour la Ritesfuneacuterairesgrandeur divine en la mettant sur le mecircme plan que celle de lrsquohomme
Elle lrsquoaffubla de ses faculteacutes et de ses belles dispositions comme de sesplus honteuses neacutecessiteacutes lui offrit nos aliments agrave manger nos dansesnos plaisanteries et nos farces pour la reacutejouir nos vecirctements pour secouvrir nos maisons pour se loger la caressa par lrsquoodeur des encenset les sons de la musique par des guirlandes et des bouquets et pourla rendre conforme agrave nos passions mauvaises elle flatta sa justice parune vengeance inhumaine en pensant la reacutejouir par la ruine et la dis-parition des choses qursquoelle-mecircme cette Antiquiteacute avait creacuteeacutees et en-
232 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
tretenues Crsquoest ainsi que Tiberius Sempronius1 fit brucircler en sacrificeagrave Vulcain les armes et le riche butin qursquoil avait pris agrave ses ennemis enSardaigne Paul-Eacutemile2 fit la mecircme chose en Maceacutedoine en lrsquohonneurde Mars et de Minerve Alexandre parvenu aux rives de lrsquoOceacutean In-dien y jeta plusieurs grands vases drsquoor en faveur de Theacutetis et rempliten outre ses autels non seulement drsquoun grand massacre de becirctes inno-centes mais mecircme drsquohommes ainsi que beaucoup de peuples et entreautres le nocirctre3 en avaient lrsquohabitude ndash et je crois drsquoailleurs qursquoaucunnrsquoa eacuteteacute exempt de cette pratique
Il saisit quatre jeunes hommes fils de SulmoneVirgile [112] X517-519 Et quatre autres eacuteleveacutes aupregraves drsquoUfens4
Pour les immoler vivants aux macircnes de Pallas
248 Les Gegravetes5 se considegraverent comme immortels et pour euxmourir consiste seulement agrave srsquoacheminer vers leur dieu Zamolxis Tousles cinq ans ils envoient quelqursquoun vers lui pour lui demander deschoses qui leur sont neacutecessaires Ce deacuteputeacute est tireacute au sort et la faccedilondont on lrsquoy envoie apregraves lrsquoavoir informeacute verbalement de sa missionconsiste en ce que parmi ceux qui lrsquoassistent trois tiennent deboutdes javelines sur lesquelles les autres le lancent de toute la force deleurs bras Srsquoil vient agrave srsquoenferrer sur un endroit vital et qursquoil en meureimmeacutediatement crsquoest pour eux une preuve de faveur divine srsquoil enreacutechappe ils le tiennent pour mauvais et deacutetestable et en choisissentun autre de la mecircme maniegravere
249 Amestris megravere de Xerxegraves devenue vieille fit ensevelir vi-vants en une seule fois quatorze jeunes gens des meilleures maisons
1Cf Tite-Live [105] XLI 162Vainqueur en 168 de Perseacutee roi de Maceacutedoine qursquoil fit prisonnier (cf Tite-Live
XLV 33)3laquo le nocirctre raquo les Gaulois lrsquoexistence de sacrifices humains chez les Gaulois semble
deacutesormais aveacutereacutee Non pas tant par les reacutefeacuterences litteacuteraires (Ceacutesar Ciceacuteron Diodoreetc toujours sujettes agrave caution mais par des deacutecouvertes archeacuteologiques reacutecentes agraveRibemont-sur-Ancre et Gournay-sur-Aronde (80) avec laquo des dizaines de corps deacutemem-breacutes et mises en scegravene macabres raquo ou encore laquo 19 hommes sacrifieacutes momifieacutes et en-terreacutes en tailleur face contre terre devant le temple sur la place centrale du village agraveAcy-Romance (08 ) raquo Je tiens ces indications de Jean-Reneacute Chatillon qui participa auxfouilles
4Les commentateurs heacutesitent sur lrsquoidentiteacute drsquoUfens un personnage ou un nom defleuve A Lanly ([58] t II p 185 note 664) eacutecrit laquo Sulmone et Ufens sont probable-ment ici des noms drsquohommes (note de lrsquoeacutedition Plessis et Lejay) raquo Mais D M Frame([28] p 387) traduit ainsi laquo of Sulmo town from Ufensrsquo stream raquo
5Peuple scythe (qursquoHeacuterodote appelle des laquo Thraces raquo) vivant au bord du Danube
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 233
de Perse en lrsquohonneur de quelque dieu souterrain selon la religiondu pays Aujourdrsquohui encore les idoles de Tenochtitlan1 sont scelleacuteesavec le sang de petits enfants et nrsquoaiment comme sacrifice que ce-lui de ces acircmes infantiles et pures crsquoest une justice affameacutee de sanginnocent
La religion a inspireacute tant de crimes Lucregravece [46] I102
250 Les Carthaginois immolaient leurs propres enfants agrave Sa-turne et celui qui nrsquoen avait pas en achetait le pegravere et la megravere eacutetantcependant tenus drsquoassister agrave cette ceacutereacutemonie affectant drsquoecirctre gais etcontents Crsquoeacutetait lagrave une eacutetrange ideacutee que de vouloir acheter la bonteacutedivine par notre affliction de la mecircme maniegravere que les Laceacutedeacutemo-niens qui cacirclinaient leur deacuteesse Diane en faisant torturer de jeunesgarccedilons fouetteacutes jusqursquoagrave la mort Voilagrave bien un eacutetat drsquoesprit insenseacuteque de vouloir plaire agrave lrsquoarchitecte par la destruction de son bacirctimentet de vouloir eacuteviter la peine meacuteriteacutee par les coupables en punissant desinnocents Ainsi de la pauvre Iphigeacutenie immoleacutee dans le port drsquoAu-lis pour obtenir la reacutemission des offenses envers Dieu commises parlrsquoarmeacutee des Grecs
Au moment mecircme de son hymen condamneacutee agrave demeurer vierge Lucregravece [46] I99Elle tomba pauvre victime immoleacutee par son propre pegravere
Et que dire de ces deux acircmes belles et geacuteneacutereuses les Decius2
pegravere et fils qui allegraverent pour obtenir la faveur des dieux agrave lrsquoeacutegard desaffaires romaines se jeter agrave corps perdu au beau milieu des ennemis3 laquo Combien grande fut lrsquoiniquiteacute des dieux puisqursquoils ne voulurent ecirctre Ciceacuteron [17]
III 6favorables au peuple romain que par le sacrifice drsquohommes tels queceux-lagrave raquo
251 Ajoutons que ce nrsquoest pas au criminel de se faire fouetteragrave sa guise et quand il lui plaicirct de le faire mais que crsquoest au juge drsquoendeacutecider qui ne prend en compte comme chacirctiment que la peine qursquoilordonne et ne peut consideacuterer comme une punition celle qui srsquoexeacutecute
1Montaigne eacutecritlaquo Themixtitan raquo mais J-L Bernard mrsquoa signaleacute la veacuteritable graphiede ce lieu autre nom de Mexico
2Empereur romain de 249 agrave 251 qui deacutefit drsquoabord les Goths puis fut tueacute avec sonfils dans une nouvelle guerre
3Une premiegravere reacutedaction ratureacutee dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo eacutetait laquo Et queDecius pour acqueacuterir la bonne gracircce des dieux envers les affaires Romaines se brulasttout vif en holocauste agrave Saturne entre les deux armeacutees raquo
234 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
au greacute de celui qui la subit La vengeance divine preacutesuppose notreopposition totale agrave sa justice et agrave la peine qursquoelle nous inflige
252 Elle fut bien ridicule lrsquoideacutee de Polycrate tyran de Samosqui pour mettre fin agrave la chance continuelle qursquoil avait et pensant ainsireacutetablir lrsquoeacutequilibre des choses alla jeter dans la mer le plus cher et leplus preacutecieux joyau qursquoil eucirct estimant que par ce malheur provoqueacuteil satisfaisait aux neacutecessaires revirements et aux vicissitudes du sortEt le sort justement pour se moquer de sa sottise fit en sorte que cemecircme joyau revienne encore entre ses mains apregraves avoir eacuteteacute retrouveacutedans le ventre drsquoun poisson Agrave quoi rimaient les plaies et les mutila-tions des Corybantes et des Meacutenades et de nos jours les balafres quesrsquoinfligent les Mahomeacutetans au visage agrave la poitrine et aux membrespour plaire agrave leur prophegravete puisqursquoune offense est le produit de la vo-lonteacute et non de la poitrine des yeux des parties geacutenitales du ventredes eacutepaules ou de la gorge laquo Tant leur esprit est deacuterangeacute et hors deSaint Augustin
[7] VI 10 ses gonds qursquoils croient apaiser les dieux en surpassant la cruauteacutedes hommes elle-mecircme raquo
253 Notre organisation naturelle ne concerne pas que nous parlrsquousage que nous en faisons elle concerne aussi le service de Dieu etdes hommes il nrsquoest pas convenable de lui porter atteinte sciemmentcomme de nous tuer pour quelque preacutetexte que ce soit Il semble quece soit une grande lacirccheteacute et une grande trahison que de perturber etdrsquoempecirccher les fonctions du corps mecircme stupides et infeacuterieures poureacutepargner agrave lrsquoesprit le souci drsquoavoir agrave les gouverner raisonnablementlaquo En quoi craignent-ils la colegravere des dieux ceux qui achegravetent ainsiSaint Augustin
[7] VI 10 leur faveur Des hommes ont eacuteteacute eacutemasculeacutes pour servir aux plaisirsdes rois mais jamais personne nrsquoa porteacute la main sur soi pour le fairemecircme sur lrsquoordre drsquoun maicirctre raquo
254 Les hommes mecirclaient donc agrave leur religion bien des actesabominables
trop souvent crsquoest la religion elle-mecircmeLucregravece [46] I82 Qui a enfanteacute des actes impies et criminels
Ainsi rien drsquohumain ne peut-il eacutegaler ou mecircme approcher en quoique ce soit de la nature divine sans venir la tacher et lui apporterdes imperfections Cette beauteacute cette puissance cette bonteacute infiniecomment supporterait-elle quelque correspondance ou similitude avecune chose aussi abjecte que celle que nous sommes sans en subir undommage et une deacutecheacuteance extrecircmes laquo Car la faiblesse de Dieu estplus forte que les hommes et la folie de Dieu plus sage qursquoeux1 raquo
1Bible Saint Paul Eacutepicirctre aux Corinthiens I 1 25
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 235
255 Le philosophe Stilpon interrogeacute sur la question de savoirsi les dieux se reacutejouissent des honneurs que nous leur rendons et dessacrifices que nous faisons pour eux reacutepondit laquo Vous ecirctes indiscrets si vous voulez parler de cela retirons-nous agrave lrsquoeacutecart raquo Mais cependantnous traccedilons des limites agrave Dieu et sa puissance est sans cesse mise encause par nos raisonnements car nous voulons lrsquoasservir aux manifes-tations futiles et cheacutetives de notre intelligence lui qui nous a faits et afait notre intelligence Et jrsquoappelle laquo raisonnements raquo nos recircveries etnos chimegraveres avec la caution de la philosophie qui deacuteclare que mecircmele fou et le meacutechant usent de la raison en montrant leur folie mais uneraison drsquoun type particulier
256 laquo Puisque rien ne peut se faire agrave partir de rien Dieu nrsquoapu construire le monde sans mateacuteriau1 raquo Nous aurait-il pour cela misen mains les clefs et les ultimes ressorts de sa puissance Se serait-ilastreint agrave ne pas deacutepasser les bornes de notre savoir Admettons ocirchomme que tu aies pu observer ici-bas quelque trace de ses interven-tions penses-tu qursquoil ait employeacute agrave cela tout ce dont il est capableqursquoil y ait mis toutes ses conceptions toutes ses ideacutees Tu ne vois quelrsquoordre et lrsquoorganisation de cette petite cave ougrave tu es logeacute si toutefoistu les vois mais la juridiction de sa diviniteacute est infinie et srsquoeacutetend bienau-delagrave cette partie nrsquoest rien au regard du Tout
Tout cela mecircme avec le ciel mecircme avec la mer Lucregravece [46]VI 678-79Nrsquoest rien au regard de la somme des sommes du grand Tout
257 Crsquoest une loi locale que tu allegravegues car tu ne connais pasce qursquoest la loi universelle Occupe-toi de ce qui te regardes et nonde ce qui le regarde Lui il nrsquoest ni ton confregravere ni ton concitoyen niton compagnon Srsquoil a pu se faire connaicirctre de toi ce nrsquoest pas pourse ravaler agrave ta petitesse ni pour te permettre de controcircler son pouvoirLe corps humain ne peut srsquoeacutelever jusqursquoaux nues cela te concerneLe Soleil ne srsquoarrecircte jamais dans sa course les bornes des mers etde la terre ne peuvent se confondre lrsquoeau est instable et sans soli-diteacute un corps solide ne peut traverser un mur sans y faire une bregraveche lrsquohomme ne peut rester en vie dans les flammes et ne peut ecirctre agrave lafois sur la terre et au ciel ne peut ecirctre physiquement en mille endroitsen mecircme temps Crsquoest agrave ton intention que Dieu a eacutedicteacute ces regravegles
1Certes Montaigne eacutecrit laquo matiere raquo mais pour nous aujourdrsquohui laquo la matiegravere raquodeacutesigne un concept scientifico-philosophique et jrsquoai penseacute que Montaigne ici eacutevoquaitplutocirct quelque chose de concret Par ailleurs jrsquointroduis (agrave la suite de D M Frame) desguillemets car il srsquoagit drsquoun laquo argument raquo auquel la suite cherche agrave reacutepondre
236 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
crsquoest toi qursquoelles enchaicircnent Il a montreacute aux chreacutetiens qursquoil les a toutestransgresseacutees quand il lrsquoa voulu Et en effet pourquoi donc lui tout-puissant aurait-il restreint ses forces dans certaines limites Au nomde quoi aurait-il ducirc renoncer agrave son privilegravege Ta raison nrsquoa jamaisLa pluraliteacute
des mondes plus de vraisemblance et nrsquoest jamais mieux fondeacutee que quand elle tepersuade de la pluraliteacute des mondes
La terre le soleil la lune la mer et tout ce qui existeLucregravece [46] II1085 Ne sont pas uniques mais en nombre infini
258 Les plus fameux esprits du temps passeacute ont cru cela etmecircme certains du nocirctre abuseacutes par la vraisemblance que lui confegraverela raison humaine drsquoautant plus que dans ce bacirctiment il nrsquoy a rien quisoit seul et unique on le voit bien
Car il nrsquoy a dans lrsquoensemble des choses rienLucregravece [46] II1077-78 Qui naisse unique et unique grandisse
et comme on voit aussi que toutes les espegraveces se sont multiplieacutees ilne semble donc pas vraisemblable que Dieu ait fait cette œuvre seulesans lui donner de compagnon et que le mateacuteriau de ce projet ait eacuteteacuteeacutepuiseacute entiegraverement pour ce seul individu
Crsquoest pourquoi je le reacutepegravete encore il y a neacutecessairement ailleursLucregravece [46] II1063 Drsquoautres assemblages de matiegravere semblables agrave notre monde
Que lrsquoeacutether embrasse drsquoune avide eacutetreinte
259 Et notamment srsquoil srsquoagit drsquoun ecirctre animeacute ses mouvementsrendent cette ideacutee plausible au point que Platon lrsquoaffirme et que plu-sieurs des nocirctres1 le confirment ou nrsquoosent lrsquoinfirmer ils nrsquoosent pasnon plus srsquoopposer agrave cette ideacutee ancienne selon laquelle le ciel leseacutetoiles et les autres eacuteleacutements du monde sont des creacuteatures composeacuteesdrsquoun corps et drsquoune acircme mortelles du fait de leur composition maisimmortelles par la volonteacute du Creacuteateur Mais alors srsquoil y a plusieursmondes comme Deacutemocrite Eacutepicure et presque tous les philosopheslrsquoont penseacute2 savons-nous si les principes et les regravegles agrave lrsquoœuvre danscelui-ci srsquoappliquent aux autres Ils ont peut-ecirctre un aspect diffeacuterentet une autre organisation
1laquo Des chreacutetiens comme Origegravene raquo selon P Villey [55] I p 525 note 32Cf Diogegravene Laeumlrce [44] Deacutemocrite IX 44 ndash Eacutepicure X 85
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 237
260 Eacutepicure pense qursquoil peut en ecirctre de semblables et drsquoautresdiffeacuterents Nous voyons dans ce monde lui-mecircme une infiniteacute de dif-feacuterences et de varieacuteteacutes entre divers lieux simplement agrave cause de ladistance qui les seacutepare Ni le bleacute ni le vin ni aucun de nos animaux nese rencontrent par exemple dans cette nouvelle partie du monde quenos pegraveres ont deacutecouverte tout y est diffeacuterent de chez nous Et dans lestemps anciens voyez comment le raisin de Bacchus et le bleacute de Ceacuteregraveseacutetaient inconnus dans bien des pays
261 Si lrsquoon en croit Pline lrsquoAncien et Heacuterodote il y a en cer-taines contreacutees des espegraveces drsquohommes qui ont fort peu de ressem-blance avec la nocirctre Il y a des formes meacutetisseacutees et ambigueumls quitiennent de lrsquohomme et de lrsquoanimal Il est des pays ougrave les hommesnaissent sans tecircte avec les yeux et la bouche sur la poitrine drsquoautresougrave ils sont tous androgynes ougrave ils marchent agrave quatre pattes ougrave ilsnrsquoont qursquoun seul œil au front avec une tecircte qui ressemble plus agrave celledrsquoun chien qursquoagrave la nocirctre ougrave ils sont agrave moitieacute poisson par le bas etvivent dans lrsquoeau ougrave les femmes accouchent au bout de cinq ans etne vivent que huit ans ougrave ils ont la tecircte et la peau du front si dureque le fer de lrsquoeacutepeacutee ne peut y mordre et srsquoy eacutemousse ougrave les hommesnrsquoont pas de barbe Certains peuples ne connaissent pas le feu1 Chezcertains autres le sperme est noir
262 Et que dire de ceux qui se changent spontaneacutement en loupsen juments puis redeviennent des hommes Si lrsquoon en croit Plutarqueen une contreacutee des Indes il y a des hommes sans bouche qui se nour-rissent de certaines odeurs parmi nos descriptions combien y en a-t-il alors de fausses Srsquoil peut exister des hommes qui ne sont pluscapables de rire ni peut-ecirctre de raisonner ou de vivre en socieacuteteacute alorslrsquoideacutee que nous nous faisons de nous-mecircmes devient en grande partiefausse
263 Et de plus voyez combien nous connaissons de choses quicombattent ces belles regravegles que nous avons faccedilonneacutees pour la na-ture et que nous lui avons prescrites Et nous preacutetendrions y assujettirDieu lui-mecircme Que de choses appelons-nous miraculeuses et contrenature Crsquoest en fonction de chaque homme et de chaque peuple agravela mesure de son ignorance Combien trouvons-nous de proprieacuteteacutes oc-cultes et de quintessences Crsquoest que selon nous le cours naturel deschoses est celui que peut suivre notre intelligence et que nous pou-
1Dans lrsquo laquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit (manuscrit) laquo sans usage et connois-sance du feu raquo Lrsquoeacutedition de 1595 ne conserve que laquo sans usage du feu raquo
238 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
vons voir ce qui est au-delagrave est monstrueux1 et deacutereacutegleacute Mais agravece compte-lagrave pour les plus aviseacutes et les plus habiles tout sera donclaquo monstrueux raquo Car leur raison les a persuadeacutes qursquoelle nrsquoa elle-mecircmeni base ni fondement qursquoelle ne peut mecircme pas garantir que la neigesoit blanche (Anaxagore la disait noire ) pas plus qursquoelle ne peut diresrsquoil y a quelque chose plutocirct que rien srsquoil y a science ou ignorance ndash ceque Meacutetrodore de Chio consideacuterait comme impossible pour lrsquohommeEt mecircme si nous vivons Euripide se demandait laquo si la vie que nousvivons est vraiment la vie ou si ce nrsquoest pas plutocirct ce que nous appe-lons la mort qui serait la vie raquo
ΤETHς δοUacuteδεν εEcirc ζumlν τοUumlθ ccedil κegraveκληται θανεOslashνStobeacutee [90]Sermo cxix
Τauml ζumlν δagrave θν ugraveσκειν acircστETH2
Et ce nrsquoest pas sans quelque apparence de veacuteriteacute
264 Pouvons-nous en effet preacutetendre agrave lrsquoexistence agrave cause de cetinstant qui nrsquoest qursquoun eacuteclair dans le cours infini drsquoune nuit eacuteternelleune si bregraveve interruption dans notre condition naturelle et perpeacutetuellealors que la mort en occupe tout lrsquoavant et lrsquoapregraves et mecircme une bonnepartie de ce moment-lagrave Certains comme les successeurs de Melis-sos3 affirment qursquoil nrsquoy a pas de mouvement que rien ne bouge car silrsquoUN existe seul il ne peut avoir de mouvement circulaire ni se deacutepla-cer drsquoun point agrave un autre comme le montre Platon4 Ils affirment aussiqursquoil ne peut y avoir ni geacuteneacuteration ni corruption dans la nature
265 Protagoras dit que seul le doute existe Que lrsquoon peut srsquoin-terroger sur tout et mecircme agrave propos de savoir si on peut le faire Nau-siphane5 lui deacuteclare que des choses qui nous semblent exister onne peut dire si elles sont ou ne sont pas et que la seule certitude estcelle de lrsquoincertitude Parmeacutenide considegravere que des choses qui nousapparaissent il nrsquoen est aucune qui ait une valeur universelle et que
1P Villey [55] II p526 indique en note 3 laquo contre nature raquo Mais je conservelaquo monstrueux raquo comme le fait drsquoailleurs A Lanly [58]
2Montaigne a drsquoabord donneacute la traduction de ces vers sans le dire avant de les citeren grec (la graphie grecque donneacutee ici est celle de lrsquoeacutedition Villey [55])
3Melissos de Samos philosophe de lrsquoeacutecole de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee et consideacutereacute comme ledernier de celle-ci
4Dans le Theacuteeacutetegravete [72]5Le texte de 1595 est laquo Mansiphane raquo certainement fautif Nausiphane laquo Le pre-
mier maicirctre drsquoEacutepicure fut peut-ecirctre agrave Samos mecircme le platonicien Pamphile mais bien-tocirct Eacutepicure quitta lrsquoicircle pour Theacuteos ougrave se trouvait une eacutecole plus ceacutelegravebre dirigeacutee par ledisciple de Deacutemocrite Nausiphane raquo (Encyclopedia Universalis)
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 239
seul lrsquoUN existe Zeacutenon preacutetend mecircme que lrsquoUN nrsquoexiste pas et qursquoilnrsquoy a rien du tout Si lrsquoUN existait il existerait en lui-mecircme ou en unautre Mais si crsquoeacutetait en un autre ils seraient deux et srsquoil existait enlui-mecircme ils seraient encore deux le contenant et le contenu Selonces theacuteories le monde nrsquoest qursquoune ombre ou fausse ou vide1
266 Il mrsquoa toujours sembleacute que pour un chreacutetien cette faccedilon deparler eacutetait pleine de preacutetention2 et drsquoirrespect laquo Dieu ne peut mourirDieu ne peut se deacutedire Dieu ne peut faire ceci ou cela raquo Je ne trouvepas bon drsquoenfermer ainsi la puissance divine dans les lois qui reacutegissentnotre expression Et ce que nous entendons par lagrave3 devrait ecirctre exprimeacuteplus religieusement et avec plus de deacutefeacuterence
267 Notre langage a ses faiblesses et ses deacutefauts comme tout Importance dulangagele reste et les questions de langage sont agrave lrsquoorigine de la plupart des
troubles qui agitent le monde Car nos procegraves ne naissent que des deacute-bats agrave propos de lrsquointerpreacutetation des lois et la plupart des guerres decette incapaciteacute agrave pouvoir clairement exprimer les conventions et lestraiteacutes passeacutes entre les Princes Combien de querelles ndash et de quelleimportance ndash ont eacuteteacute produites par le doute sur le sens de cette simplesyllabe Hoc 4
268 Prenons la proposition que la logique elle-mecircme preacutesentecomme la plus claire Si vous dites laquo Il fait beau raquo et que vous di-siez la veacuteriteacute il fait donc beau Ne voilagrave-t-il pas une faccedilon de parlerbien rigoureuse Et cependant elle peut nous tromper pour le veacuteri-fier voici un exemple si vous dites laquo je mens raquo et que vous disiezvrai crsquoest donc que vous mentez5 La deacutemarche le raisonnement laforce de cette autre proposition sont les mecircmes que pour la preacuteceacute-dente et pourtant nous voilagrave embourbeacutes Je vois bien que les philo-sophes Pyrrhoniens ne peuvent parvenir agrave exprimer leur conception
1Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo la phrase laquo Je ne scay si la doctrine Eccleacutesias-tique en juge autrement amp me soubs mets en tout amp par tout agrave son ordonnance mais raquoa eacuteteacute barreacutee
2Jrsquoadopte ici le mot drsquoA Lanly [58] II p 190 D M Frame comme souventconserve tout simplement laquo indiscretion raquo [28] p 392
3Le texte est laquo Et lrsquoapparence qui srsquooffre agrave nous en ces propositions il la fau-droit representer plus reverement et plus religieusement raquo A Lanly [58] reprend icila traduction de P Porteau [53] en eacutecrivant laquo ce qursquoil y a de seacuteduisant dans ces asser-tions raquo De son cocircteacute DM Frame [28] eacutecrit laquo The probability that appears to us raquo Moninterpreacutetation diffegravere quelque peu
4Allusion agrave la querelle de la laquo Transsubstantiation raquo dont lrsquoobjet est lrsquointerpreacutetationde la parole du Christ laquo Hoc est corpus meum raquo (note de lrsquoeacutedition Villey [55] II p527)
5Il srsquoagit lagrave du paradoxe bien connu dit laquo du menteur raquo
240 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
drsquoensemble par aucune maniegravere de parler ce qursquoil leur faudrait crsquoestun nouveau langage Le nocirctre en effet est totalement constitueacute de pro-positions affirmatives qui sont totalement contraires agrave leurs ideacutees Desorte que quand ils disent laquo Je doute raquo on les prend aussitocirct agrave la gorgepour leur faire avouer qursquoau moins ils savent et sont sucircrs drsquoune chose qursquoils doutent On les a donc contraints agrave chercher du secours dans cetargument tireacute de la meacutedecine sans lequel leur attitude serait inexpli-cable quand ils disent laquo jrsquoignore raquo ou laquo je doute raquo ils disent donc quecette proposition srsquoeacutevacue drsquoelle-mecircme en mecircme temps que le resteni plus ni moins que la rhubarbe qui fait sortir les mauvaises humeurset du coup srsquoeacutevacue elle-mecircme
269 Cette ideacutee est mieux rendue par une interrogation laquo Quesais-je raquo telle que je la porte avec le symbole drsquoune balance1
270 Voyez maintenant comme on se preacutevaut de cette faccedilon deparler pleine drsquoirrespect Dans les poleacutemiques qui ont cours en ce mo-ment dans notre religion si vous harcelez trop vos adversaires ils vousdiront tout bonnement que Dieu nrsquoest pas en mesure de faire que soncorps soit en mecircme temps au paradis et sur la terre et en plusieurslieux agrave la fois Et ce vieux moqueur de Pline voyez comme il en faitson profit laquo Au moins dit-il nrsquoest-ce pas une petite consolation pourlrsquohomme que de voir que Dieu ne peut pas tout Car il ne peut pas setuer mecircme srsquoil le voulait ce qui est pourtant le plus grand avantage denotre condition humaine Il ne peut pas transformer les mortels en im-mortels ni ressusciter les treacutepasseacutes ni faire que celui qui a veacutecu nrsquoaitpoint veacutecu que celui qui a reccedilu des honneurs ne les ait point reccedilus caril nrsquoa pas drsquoautre pouvoir sur le passeacute que lrsquooubli raquo Et pour confirmerencore par un exemple plaisant le rapport de lrsquohomme avec Dieu ilajoute que ce dernier ne peut faire que deux fois dix ne fassent pasvingt Voilagrave ce que dit Pline et qursquoun chreacutetien devrait eacuteviter de direalors que au contraire il semble que les hommes recherchent cettefolle impertinence de langage pour ramener Dieu agrave leur mesure
Que demain Jupiter couvre le ciel drsquoun noir nuageHorace [36] III29 Ou que drsquoun soleil pur il le fasse briller
Il ne pourra deacutefaire ce qui est advenu ni changerCe que le temps a emporteacute comme si rien ne srsquoeacutetait produit
1Note de P Villey [55] p 527 laquo Montaigne fit en 1576 frapper un jeton ougrave cette ba-lance symnbolique figurait avec sa devise raquo (laquo Que sais-je raquo eacutetait la devise de Pyrrhonlui-mecircme)
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 241
271 Quand nous disons que lrsquoinfiniteacute des siegravecles passeacutes ou agravevenir pour Dieu nrsquoest qursquoun instant et que sa bonteacute sa sagesse sapuissance ne font qursquoun avec son essence nous prononccedilons ces pa-roles sans que notre intelligence puisse les comprendre Et pourtantnotre orgueil voudrait faire passer la diviniteacute par notre eacutetamine1 de lagraveproviennent toutes les folies et les erreurs qui srsquoemparent du mondequand il veut ramener agrave lui et peser sur sa balance une chose aussieacuteloigneacutee de son poids laquo Eacutetonnante lrsquoarrogance du cœur de lrsquohomme Pline [77] II
23quand un petit succegraves lrsquoencourage raquo272 Avec quelle insolence les Stoiumlciens rabrouent Eacutepicure lorsque
celui-ci soutient que seul Dieu peut ecirctre veacuteritablement bon et heureuxet que lrsquohomme sage ne peut percevoir de cet eacutetat qursquoune ombre va-guement ressemblante Comme ils ont eacuteteacute teacutemeacuteraires de vouloir queDieu soit soumis au Destin (Et je voudrais qursquoaucun de ceux que lrsquoonnomme laquo chreacutetiens raquo ne fasse une telle erreur) Thalegraves Platon Py-thagore lrsquoont asservi agrave la fataliteacute Cette preacutetention agrave vouloir deacutecouvrirDieu avec nos propres yeux a fait qursquoun grand personnage de notrereligion a donneacute agrave la diviniteacute une forme corporelle
273 Et crsquoest lagrave lrsquoorigine de ce qui nous arrive tous les joursagrave savoir attribuer agrave Dieu speacutecialement les eacuteveacutenements importantsParce qursquoils ont de lrsquoimportance pour nous nous pensons qursquoils enont pour lui aussi et qursquoil y precircte plus drsquoattention qursquoaux eacuteveacutenementsqui nous importent peu ou qui sont sans grandes conseacutequences laquo Les Ciceacuteron [17] II
66dieux srsquooccupent des grandes choses et non des petits deacutetails raquo Voyezson raisonnement sur cet exemple laquo Les rois non plus ne srsquooccupent Ciceacuteron [17]
III 35pas des petits deacutetails de gouvernement raquo
274 Comme si pour ce roi-lagrave il y avait une diffeacuterence entre deacute-placer un empire ou la feuille drsquoun arbre Et comme si sa providencesrsquoexerccedilait autrement srsquoagissant drsquoinfluencer le saut drsquoune puce ou lrsquois-sue drsquoune bataille La main avec laquelle il exerce son autoriteacute srsquoap-plique agrave toutes choses de la mecircme faccedilon avec la mecircme force et lemecircme ordre lrsquointeacuterecirct que nous lui portons nrsquoy change rien nos mou-vements et nos appreacuteciations lui sont indiffeacuterents
275 laquo Dieu grand ouvrier pour les grandes choses ne lrsquoest pas Saint Augustin[7] XI 22moins pour les petites raquo Notre arrogance nous conduit toujours agrave cette
attitude blaspheacutematoire qui consiste agrave nous comparer agrave Lui Et parce
1Lrsquoeacutetamine est un laquo tissu peu serreacute de crin de soie de fil qui sert agrave cribler ou agravefiltrer raquo (Dict Petit Robert) On pourrait aussi traduire par laquo tamis raquo comme lrsquoa fait ALanly [58] mais le mot est joli et je preacutefegravere le conserver
242 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
que nos occupations nous sont une charge Straton a exempteacute les dieuxde toute obligation comme il en est pour leurs precirctres Pour lui crsquoestla Nature qui produit et entretient toutes choses et avec les poids et lesmouvements de celle-ci il construit les diffeacuterentes parties du mondedeacutechargeant du mecircme coup la nature humaine de la crainte des juge-Ciceacuteron [17] I
17 ments divins laquo Parce qursquoil est heureux et eacuteternel il nrsquoa pas de souciset nrsquoen cause agrave personne raquo
276 La Nature veut que si des choses ont entre elles une re-lation celles qui leur sont semblables ont la mecircme entre elles1 Aunombre infini des mortels correspond donc un nombre infini drsquoimmor-tels Comme les acircmes des dieux sont sans langue sans yeux et sansoreilles mais qursquoelles sentent entre elles chacune ce que lrsquoautre sent etjugent nos penseacutees ainsi les acircmes des hommes quand elles sont libreset deacutelivreacutees du corps par le sommeil ou quelque extase devinent pro-pheacutetisent et voient des choses qursquoelles ne sauraient voir quand ellessont lieacutees au corps laquo Les hommes dit saint Paul sont devenus fous encroyant ecirctre sages et ont transformeacute la gloire de Dieu incorruptible enune image drsquohomme corruptible2 raquo
277 Voyez donc un peu cette farce des deacuteifications antiques Apregraves la grande et superbe pompe de lrsquoenterrement au moment ougrave lefeu commenccedilait agrave prendre au sommet de la pyramide et srsquoattaquaitau lit du treacutepasseacute ils laissaient au mecircme moment srsquoeacutechapper un aiglequi srsquoenvolant signifiait que lrsquoacircme srsquoen allait au Paradis Nous avonsconserveacute mille meacutedailles et notamment celle de lrsquohonnecircte Faustinesur lesquelles cet aigle est repreacutesenteacute emportant sur son dos vers leciel ces acircmes deacuteifieacutees
278 Il est pitoyable de voir comment nous sommes dupes denos propres singeries et inventions
Ils craignent ce qursquoils ont inventeacute Lucain [45] I486
comme les enfants qui srsquoeffraient de leur propre visage quand ils lrsquoontbarbouilleacute et noirci pour leurs camarades laquo Rien de plus malheureuxsaint Augustin
[7] VIII xxiii que lrsquohomme esclave de ses chimegraveres raquo279 Auguste eut droit agrave plus de temples que Jupiter et ils eacutetaient
servis avec autant de deacutevotion et de croyance en ses miracles Les Tha-
1Dans le texte original cette phrase nrsquoest pas tregraves claire laquo Nature veut qursquoen chosespareilles il y ait relation pareille raquo Jrsquoai essayeacute de lrsquoeacuteclairer un peu en fonction desexemples qui suivent
2Eacutepicirctre aux Romains I 22-23
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 243
siens1 en reacutecompense des bienfaits qursquoils avaient reccedilus drsquoAgeacutesilasvinrent lui dire qursquoils lrsquoavaient canoniseacute laquo Votre nation leur dit-il a-t-elle le pouvoir de faire un dieu de qui bon lui semble Faites doncun dieu avec lrsquoun drsquoentre vous et quand jrsquoaurai vu comment il srsquoensera trouveacute je vous dirai un grand merci pour ce que vous mrsquooffrez raquoLrsquohomme est vraiment insenseacute Il est incapable de faire un ciron et ilfabrique des dieux agrave la douzaine
280 Ecoutez ce que dit Trismeacutegiste qui loue ainsi nos capaci-teacutes laquo De toutes les choses admirables la plus haute est le fait quelrsquohomme ait pu trouver la divine nature et la reacutealiser raquo Voici des ar-guments emprunteacutes agrave la philosophie elle-mecircme
Qui seule peut connaicirctre les dieux et les puissances ceacutelestes Lucain [45] I452Et la seule agrave savoir qursquoon ne peut les connaicirctre
Si Dieu est crsquoest un ecirctre vivant si crsquoest un ecirctre vivant il a un sens et srsquoil a un sens il est sujet agrave lrsquoaneacuteantissement Srsquoil est sans corps ilest sans acircme et par conseacutequent sans action et srsquoil a un corps il estpeacuterissable Quel beau triomphe en veacuteriteacute
281 Nous sommes incapables drsquoavoir fait le monde il y a doncune entiteacute supeacuterieure qui y a mis la main Ce serait une sotte arroganceque de nous consideacuterer comme la chose la plus parfaite de cet universIl y a donc quelque chose de meilleur que nous et ce quelque chosecrsquoest Dieu Quand vous voyez une demeure riche et luxueuse mecircmesi vous ne savez pas qui en est le maicirctre vous ne direz pas qursquoelle aeacuteteacute faite pour des rats Et quand nous voyons la divine architecture dupalais ceacuteleste comment ne pas croire que ce soit le logis de quelquemaicirctre plus grand que nous ne le sommes Ce qui est le plus eacuteleveacutenrsquoest-il pas toujours le plus digne Et nous nous sommes placeacutes auplus bas
282 Il nrsquoy a rien qui sans acircme ni raison puisse produire un ecirctrevivant doueacute de raison Or le monde nous produit il a donc acircme etraison2 Chaque eacuteleacutement de nous-mecircmes est moins que nous et noussommes un eacuteleacutement du monde Le monde dispose donc de sagesse etde raison bien plus que nous nrsquoen avons Crsquoest une belle chose quedrsquoavoir un grand gouvernement Le gouvernement du monde appar-tient donc agrave un ecirctre bienheureux Les astres ne nous font pas de mal ils sont donc pleins de bonteacute Nous avons besoin de nourriture les
1Habitants de Thasos icircle de la mer Eacutegeacutee2Je conserve laquo raison raquo Mais laquo intelligence raquo ne serait-il pas mieux ici
244 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
dieux aussi et ils se nourrissent des vapeurs drsquoici-bas Les biens dece monde ne sont pas des biens pour Dieu ce ne sont donc pas desbiens pour nous Blesser quelqursquoun et ecirctre blesseacute sont tous deux despreuves de faiblesse crsquoest donc folie que de craindre Dieu1 Dieu estbon par sa nature lrsquohomme par ce qursquoil fait2 ce qui est bien supeacute-rieur La sagesse divine et la sagesse humaine sont semblables saufque la premiegravere est eacuteternelle Or la dureacutee nrsquoajoute rien agrave la sagesse nous voilagrave donc eacutegaux sur ce plan Nous posseacutedons la vie la raison laliberteacute nous prisons la bonteacute la chariteacute la justice ces qualiteacutes sontdonc en lui3
283 En somme la construction ou non de la diviniteacute et ses traitsLrsquoHomme faitDieu agrave son
imagespeacutecifiques sont forgeacutes par lrsquohomme en fonction de ce qursquoil est lui-mecircme Quel patron quel modegravele Eacutetirons eacutelevons grossissons lesqualiteacutes humaines tant qursquoil nous plaira enfle-toi pauvre homme en-core encore et encore
Non pas mecircme si tu en crevais dit-il4Horace [33] IIiii 318
laquo Certes les hommes croyant se repreacutesenter Dieu qursquoils ne peuventSt Augustin [7]XII 17 concevoir ne font que se repreacutesenter eux-mecircmes crsquoest eux qursquoils voient
et non pas lui ce qursquoils comparent crsquoest eux et non agrave lui mais agrave eux-mecircmes raquo Dans la nature les effets ne reacutevegravelent qursquoagrave demi leurs causesQue dire donc de celle de Dieu Elle est au-dessus de lrsquoordre de lanature sa condition est trop eacuteleveacutee trop eacuteloigneacutee et trop souverainepour accepter que nos conclusions lrsquoattachent et lrsquoentravent Ce nrsquoestpas par nous qursquoon peut lrsquoatteindre notre route est trop basse Et nousne sommes pas plus pregraves du ciel sur le Mont-Cenis qursquoau fond de lamer vous pouvez le veacuterifier avec votre astrolabe5
284 On rabaisse Dieu jusqursquoagrave lui precircter un commerce charnelavec des femmes combien de fois pour combien drsquoenfants Pau-lina femme de Saturninus matrone ceacutelegravebre agrave Rome pensant coucher
1Sous-entendu laquo puisque Dieu nrsquoest pas faible il ne peut nous blesser raquo2A Lanly ([58] II p 194) traduit laquo par son effort raquo et DM Frame ([28] p 396)
par laquo by his cleverness raquo Je preacutefegravere employer une tournure qui conserve le caractegravereconcret du mot laquo industrie raquo
3Tous les arguments de ce paragraphes sont tireacutes de Ciceacuteron [17] notamment dansII 16
4Dans la satire drsquoHorace (qui se met ici en scegravene lui-mecircme) le personnage de Da-masippe eacutevoque agrave lrsquoencontre du poegravete lrsquohistoire bien connue de la grenouille qui veutse faire aussi grosse que le bœuf et que La Fontaine reprendra avec le bonheur que lrsquoonsait
5Instrument qui servit jusqursquoau XIXe siegravecle agrave mesurer la hauteur des astres au-dessusde lrsquohorizon notamment pour en deacuteduire la position drsquoun navire
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 245
avec le dieu Seacuterapis1 se retrouva entre les bras drsquoun de ses amoureuxpar lrsquoentremise des precirctres de ce temple Varron le plus subtil et leplus savant des auteurs latins eacutecrit dans ses ouvrages de theacuteologie quele sacristain du temple drsquoHercule tirant au sort drsquoune main pour luide lrsquoautre pour Hercule joua contre ce dieu un souper et une fille srsquoil gagnait ce serait aux deacutepens des offrandes et srsquoil perdait agrave sespropres deacutepens Il perdit et dut payer son souper et la fille Cette fillesrsquoappelait Laurentine elle se vit la nuit entre les bras du dieu qui luidit de surcroicirct que le lendemain le premier homme qursquoelle rencontre-rait la paierait de faccedilon mirifique Et ce fut Taruntius jeune hommeriche qui lrsquoemmena chez lui et plus tard la fit son heacuteritiegravere Alors elleagrave son tour espeacuterant faire quelque chose qui fucirct agreacuteable agrave ce dieu fitdu peuple romain son heacuteritier raison pour laquelle on lui attribua deshonneurs divins
285 Comme srsquoil nrsquoeacutetait pas suffisant que Platon fucirct drsquooriginedivine par ses deux ligneacutees et que Neptune ait eacuteteacute lrsquoancecirctre de sa raceon tenait pour certaine agrave Athegravenes cette histoire Ariston ayant voulujouir de la belle Perictionegrave nrsquoavait pu y parvenir et il avait eacuteteacute avertien songe par le dieu Apollon de la laisser pure et intacte jusqursquoagrave ceqursquoelle eucirct accoucheacute Or Ariston et Perictionegrave eacutetaient les pegravere et megraverede Platon Combien y en a-t-il dans les livres de ces histoires detromperies fomenteacutees par les dieux contre les pauvres humains Et demaris injustement deacutenigreacutes au profit de leurs enfants
286 Dans la religion musulmane les croyances du peuple fontque lrsquoon trouve quantiteacute de Merlins crsquoest-agrave-dire drsquoenfants laquo sans pegravere raquoenfants laquo spirituels raquo neacutes divinement dans le ventre de jeunes filles et ils portent un nom qui a ce sens dans leur langue
287 Il faut remarquer que pour toute creacuteature il nrsquoest rien deplus important et plus estimable qursquoelle-mecircme (le lion lrsquoaigle le dau-phin considegraverent qursquoil nrsquoy a rien au-dessus de leur espegravece) et chacunedrsquoelles rapporte les qualiteacutes de toutes les autres aux siennes propresNous pouvons bien eacutetendre ou raccourcir nos qualiteacutes mais crsquoest toutNotre esprit ne peut deacutepasser ce rapport et ce principe il ne peut rienenvisager drsquoautre il lui est impossible de sortir de lagrave et drsquoaller au-delagrave Et crsquoest ce qui fonde ces anciennes affirmations laquo de toutes les Ciceacuteron [17] I
18Ciceacuteron [17] I27
formes la plus belle est celle de lrsquohomme Dieu a donc cette forme raquoOu laquo Nul ne peut ecirctre heureux sans la vertu ni la vertu exister sansla raison et aucune raison ne peut reacutesider ailleurs que dans la forme
1Il srsquoagissait en fait drsquoAnubis selon la leacutegende rapporteacutee par Cornelius Agrippa(entre autres) in De vanitate scient LVIV
246 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
humaine Dieu revecirct donc la forme humaine raquo laquo Notre esprit est ainsiCiceacuteron [17] I27 fait que quand il pense agrave Dieu il lui precircte aussitocirct forme humaine raquo
288 Crsquoest pourquoi Xeacutenophane disait plaisamment que si lesanimaux srsquoinventent des dieux comme il est vraisemblable qursquoils lefassent il les imaginent certainement agrave leur image et se glorifientcomme nous Pourquoi alors un oison ne dirait-il pas laquo Tous leseacuteleacutements de lrsquounivers sont faits agrave mon intention la Terre me sert agravemarcher le Soleil agrave mrsquoeacuteclairer les eacutetoiles agrave me fournir leur influence je tire profit des vents jrsquoen tire aussi des eaux il nrsquoest rien que la voucircteceacuteleste ne regarde aussi favorablement que moi je suis lrsquoenfant cheacuteride la Nature Nrsquoest-ce pas lrsquohomme qui me nourrit qui me loge quime sert Crsquoest pour moi qursquoil fait semer et moudre srsquoil me mangeil mange aussi lrsquohomme qui est son compagnon et moi je mange lesvers qui le tuent et qui le mangent raquo Une grue pourrait en dire autantet plus orgueilleusement encore elle qui vole ougrave elle veut et qui regravegnesur ce domaine beau et eacuteleveacute laquo Nature est tant aimable concilatriceCiceacuteron [17] I
27 et douce agrave ce qursquoelle creacutee raquo289 Si lrsquoon suit ce raisonnement le destin est traceacute pour nous
crsquoest pour nous que le monde brille et tonne le creacuteateur et ses creacutea-tures tout est fait pour nous Voilagrave le but et le point vers lequel tendlrsquouniversaliteacute des choses Regardez le registre que la philosophie a tenupendant deux mille ans et plus des affaires ceacutelestes on dirait queles dieux nrsquoont agi nrsquoont parleacute que pour lrsquohomme elle ne leur attri-bue pas drsquoautres preacuteoccupations pas drsquoautres fonctions Les voilagrave parexemple en guerre contre nous
Les voilagrave dompteacutes par la main drsquoHerculeHorace [36] II12 v 6 Les Titans fils de la Terre qui ont fait trembler
La brillante demeure du vieux Saturne
Et voilagrave qursquoils prennent parti dans nos dissensions pour nous rendrela pareille de ce que si souvent nous nous sommes mecircleacutes des leurs
Neptune de son long trident eacutebranle les muraillesVirgile [112] IIv 610 Secoue les fondations et renverse la Ville1 de fond en comble
Mais Junon lrsquoimplacable srsquoest empareacutee elle des Portes Sceacutees
1La ville de Troie en Asie Mineure Les laquo Portes Sceacutees raquo sont celles qui comman-daient lrsquoentreacutee de la ville
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 247
290 Les Cauniens1 pour preacuteserver jalousement la dominationde leurs propres dieux se chargent de leurs armes le jour ougrave ils vontfaire leurs deacutevotions parcourent les environs de la ville en frappantlrsquoair par-ci par-lagrave de leurs glaives et pourchassent ainsi les dieuxeacutetrangers les bannissant de chez eux
291 Les pouvoirs des dieux leur sont attribueacutes en fonction denos besoins lrsquoun gueacuterit les chevaux lrsquoautre les hommes celui-ci lapeste cet autre la toux qui une sorte de gale qui une autre laquo Car Ciceacuteron [15] II
56la superstition met des dieux jusque dans les plus petites choses raquo Envoilagrave un qui fait naicirctre le raisin cet autre lrsquoail celui-ci veille sur lapaillardise lrsquoautre sur la marchandise Pour chaque sorte drsquoartisan undieu celui-ci a son territoire et ses croyants en Orient cet autre enOccident 2
Ici les armes de Junon et lagrave son char Virgile [112] IIv 16
laquo Ocirc saint Apollon toi qui reacuteside au nombril du monde3 raquo Ciceacuteron [15] II56
Les fils de Ceacutecrops veacutenegraverent Pallas la Crecircte de Minos Diane Ovide [67] IIIvv 81 sqCeux du pays drsquoHypsipyle4 Vulcain
A Sparte et Mycegravenes citeacute des Peacutelopides crsquoest Junon Faunus5 regravegne sur les pins du Mont MeacutenaleEt Mars est veacuteneacutereacute dans le Latium
292 Tel dieu nrsquoest chez lui que dans un bourg ou dans une seulefamille Tel autre vit seul tel autre en compagnie volontairement oupar obligation Ovide [67] I
294Et le temple du petit-fils est accoleacute agrave celui de lrsquoaiumleul
Il en est de si humble condition et si basse (car leur nombre srsquoeacutelegraveveagrave trente six mille ) qursquoil faut bien en appeler cinq ou six agrave la rescoussepour faire pousser un seul eacutepi de bleacute6 et ils portent des noms lieacutes agrave
1Heacuterodote [37] I 172 Les Cauniens habitaient la ville de Caunos en Carie (Asie-Mineure)
2Il srsquoagit ici de Carthage3Les Grecs le placcedilaient agrave Delphes4laquo Fille de Thoas roi de Lemnos sauva son pegravere quand les femmes de lrsquoicircle tuegraverent
tous les hommes raquo (Note de A Lanly [58] II p 197)5Le Faune ou Pan chez les Grecs6Crsquoest ce que dit saint Augustin [7] IV 8 laquo Non tamen satis fuit hominibus deorum
multitudinem amantibus raquo (Tout le passage est ironique et fort plaisant agrave lire)
248 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
leurs attributions Il en faut trois pour une porte un pour les planchesun pour les gonds un pour le seuil Ils sont quatre pour un enfant unqui veille sur son maillot un autre sur ce qursquoil boit un troisiegraveme sur ceqursquoil mange un quatriegraveme sur sa teacuteteacutee Il en est qui sont sucircrs drsquoautresincertains et douteux Certains nrsquoentrent pas encore en Paradis
Puisqursquoils ne sont pas encore dignes drsquoecirctre au cielOvide [62] I194 Laissons-les habiter les terres que nous leurs avons donneacutees
293 Il y a des dieux scientifiques des dieux poegravetes des dieuxjuristes Certains intermeacutediaires entre les deux natures divine et hu-maine sont les meacutediateurs les intermeacutediaires entre Dieu et nous Ilssont un peu de second ordre et reacuteveacutereacutes comme tels ils ont des titreset des fonctions en nombre infini et les uns sont bons les autres mau-vais Il y en a de vieux que lrsquoacircge a briseacute et mecircme des mortels Chry-sippe estimait en effet que les dieux devraient disparaicirctre dans lrsquoem-brasement final du monde sauf Jupiter Lrsquohomme fabrique deacutecideacutementmille associations drolatiques entre lui et Dieu Mais nrsquoest-il pas soncompatriote
Cregravete berceau de JupiterOvide [62]VIII 99
294 Sur ce sujet voici la justification que fournissent agrave leureacutepoque le Grand Pontife Scevola1 et Varron grand theacuteologien il estneacutecessaire que le peuple ignore beaucoup de choses vraies et en croiebeaucoup de fausses2 laquo Au lieu de lui preacutesenter la veacuteriteacute qui doit lesauver [la religion] estime qursquoil faut le tromper pour son bien3 raquo
295 Lrsquoœil humain ne peut apercevoir que les choses qursquoil estcapable de reconnaicirctre4 Et nous avons oublieacute dans quelle chute futpreacutecipiteacute le pauvre Phaeumlton pour avoir voulu tenir lui un mortel les
1laquo Grand Pontife raquo en 89 av J-C Ciceacuteron srsquoy reacutefegravere de mecircme que saint Augustin laquo O Scaevola pontifex maxime raquo ndash in [7] IV 27
2Tous les eacutediteurs donnent comme reacutefeacuterence agrave cette citation saint Augustin Citeacute deDieu IV 31 En reacutealiteacute il srsquoagit de IV 27
3Je prends cette eacuteleacutegante traduction dans lrsquoeacutedition numeacuterique de lrsquoAbbaye desaint Benoicirct (httpwwwabbaye-saint-benoitchsaintsaugustincitededieulivre4htm)au chapitre xxvii
4Cette remarque est lourde de sens et meacuteriterait agrave elle seule un long commentairephilosophique (Mais Montaigne affirmera nettement le contraire au sect337 ) Elle rejointla theacuteorie de la reacuteminiscence telle que Platon lrsquoexpose dans le Meacutenon XIV-XXI lrsquoes-clave nrsquoest pas ignorant il ne sait pas qursquoil sait Ce qui est en quelque sorte le contrairedu pyrrhonisme laquo Je sais que je ne sais pas raquo
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 249
recircnes des chevaux de son pegravere1 Notre esprit retombe dans de sem-blables abicircmes srsquoeacutecrase et se deacutetruit de la mecircme faccedilon du fait de sateacutemeacuteriteacute Si vous demandez agrave la philosophie de quelle matiegravere est faitele Soleil que peut-elle vous reacutepondre sinon laquo de fer raquo ou avec Anaxa-gore2 de pierre ou de telle autre matiegravere dont nous nous servons
296 Si lrsquoon demande agrave Zeacutenon ce qursquoest la nature il reacutepondra laquo Un feu mais un feu artiste capable drsquoengendrer et qui procegravede meacute-thodiquement raquo Archimegravede maicirctre de cette science qui se veut preacute-eacuteminente entre toutes en matiegravere de veacuteriteacute et de certitude deacuteclare lui laquo Le Soleil est un dieu de fer enflammeacute raquo Ne voilagrave-t-il pas une belleideacutee sortie tout droit de la rigueur des deacutemonstrations geacuteomeacutetriquesElle nrsquoest pourtant pas si utile ni si ineacutevitable que Socrate nrsquoait puestimer quant agrave lui qursquoil suffisait de savoir ce qursquoil faut pour pou-voir mesurer la Terre qursquoon donnait ou que lrsquoon recevait et Polyen Ciceacuteron [14]
II 33connu pourtant comme un docteur fameux et illustre de ladite sciencetraita ces deacutemonstrations avec deacutedain les consideacuterant comme fausseset pleines de vaniteacute quand il eut goucircteacute aux doux fruits eacutemollients desjardins drsquoEacutepicure
297 Dans Xeacutenophon3 Socrate deacuteclare agrave propos drsquoAnaxagore(que lrsquoAntiquiteacute placcedilait au-dessus de tous les autres en matiegravere dechoses ceacutelestes et divines) que celui-ci se troubla le cerveau comme lefont tous les hommes qui cherchent exageacutereacutement agrave peacuteneacutetrer des chosesqui sont au-delagrave de leurs possibiliteacutes Quand Anaxagore tenait le Soleilpour une pierre ardente il ne tenait pas compte du fait qursquoune pierrene brille pas dans le feu et pire encore qursquoelle srsquoy consume Quand ilfaisait une seule et mecircme chose du Soleil et du feu il ne srsquoavisait pasnon plus de ce que le feu ne noircit pas ceux qursquoil regarde que nouspouvons regarder fixement le feu et que le feu tue les plantes et lesherbes A en croire Socrate et agrave mon avis aussi la faccedilon la plus sagede juger du ciel est de ne pas en juger
298 Quand Platon parle des deacutemons4 dans le Timeacutee il dit ceci laquo Crsquoest une question qui deacutepasse nos capaciteacutes Il faut croire les An-
1Phaeumlton eacutetait le fils drsquoHeacutelios (le Soleil) Srsquoeacutetant empareacute du char de son pegravere il passasi pregraves de la Terre qursquoil faillit la brucircler crsquoest pourquoi il fut preacutecipiteacute dans le Pocirc (Eridan)par Jupiter
2laquo Avec Anaxagore raquo ne figure pas dans le texte de 1595 Crsquoest pourtant un ajoutmanuscrit sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Il est quelques autres exemples de ce genreet cela peut conduire agrave se demander si Mlle de Gournay nrsquoa pas eu en mains une copieleacutegegraverement anteacuterieure agrave celle de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo
3Meacutemorables [115] IV 74Au sens grec le laquo deacutemon raquo (comme celui bien connu de Socrate) eacutetait une sorte
drsquolaquo ange gardien raquo qui symbolisait la destineacutee drsquoun personnage
250 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
ciens qui ont preacutetendu descendre drsquoeux Il nrsquoy a aucune raison de nepas precircter foi aux enfants des dieux ndash encore que leurs dires ne soientpas eacutetablis par des raisons neacutecessaires ni mecircme par la vraisemblancendash puisqursquoils preacutetendent nous parler de choses familiales et familiegraveres
299 Voyons maintenant si nous avons un peu plus de clarteacutes agravepropos des choses humaines et naturelles Nrsquoest-ce pas lagrave une entre-prise ridicule pour des choses auxquelles de notre propre aveu notreconnaissance ne peut parvenir que de leur fabriquer un autre corpsen leur attribuant des formes sorties tout droit de notre imaginationOn le voit par exemple agrave propos du mouvement des planegravetes commenotre esprit ne peut parvenir jusque-lagrave ni imaginer quel peut ecirctre sondeacuteroulement naturel nous precirctons agrave ces planegravetes de notre propre ini-tiative des causes mateacuterielles pesantes et concregravetes
Le timon eacutetait en or en or aussi les cercles des rouesOvide [62] IIv 107 En argent les rayons
300 On dirait que des cochers des charpentiers des peintressont alleacutes lagrave-haut pour installer des machines avec des meacutecanismesdivers et disposer les rouages et les engrenages des corps ceacutelestes auxcouleurs bigarreacutees laquo autour de lrsquoaxe de la neacutecessiteacute raquo comme le ditPlaton1
Le monde est une immense demeure cercleacutee de cinq zones2Et bordeacutee de douze signes rayonnants drsquoeacutetoilesQui reccediloit le char agrave deux chevaux de la Lune
Tout cela nrsquoest que recircves et deacutelires Quel dommage que la Naturene veuille pas nous ouvrir sa porte et nous montrer vraiment com-ment elle agit et ordonne pour y preacuteparer nos yeux Ocirc Dieu Quelsabus et quelles erreurs nous trouverions dans notre pauvre savoir Metromperai-je en disant traite-t-elle une seule chose comme il faut Et je partirai drsquoici-bas plus ignorant de toute autre chose que de monignorance
301 Nrsquoai-je pas vu dans Platon cette remarquable formule se-lon laquelle la nature nrsquoest rien drsquoautre qursquoune poeacutesie eacutenigmatiqueune sorte de peinture voileacutee et teacuteneacutebreuse sous une infinie varieacuteteacute demauvais eacuteclairages et propre agrave susciter nos conjectures laquo Toutes cesCiceacuteron [14]
III 391Platon [73] X 616-c p 529-530 laquo agrave ces extreacutemiteacutes ils virent tendu le fuseau de la
Neacutecessiteacute par lrsquointermeacutediaire duquel tous les mouvements circulaires sont entretenus raquo2Il srsquoagit en fait de vers de Varron rapporteacutes par V Probius dans ses Notes sur la 6e
eacuteglogue de Virgile (Preacutecisions donneacutees dans lrsquoeacutedition P Villey [55])
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 251
choses sont enveloppeacutees dans les plus eacutepaisses teacutenegravebres et lrsquoesprithumain nrsquoest pas assez perccedilant pour pouvoir peacuteneacutetrer le ciel ou lesprofondeurs de la terre raquo
302 Certes la philosophie nrsquoest elle aussi qursquoune sorte de poeacute-sie agrave lrsquousage des sophistes Drsquoougrave ces auteurs antiques tiennent-ils leurautoriteacute sinon des poegravetes Drsquoailleurs les premiers philosophes furenteux-mecircmes des poegravetes et parlegraverent de philosophie en poegravetes Platonnrsquoest qursquoun poegravete agrave part des autres Timon et toutes les sciences hu-maines se drapent dans le discours poeacutetique1
303 On sait que les femmes remplacent les dents qui leur manquentpar des dents drsquoivoire et se fabriquent un autre teint que le leur avecdes matiegraveres artificielles de mecircme qursquoelles arrangent leurs cuissesavec du drap et du feutre qursquoelles arrondissent leur embonpoint avecdu coton et au vu et au su de tous srsquoattribuent une beauteacute fausse etcontrefaite Le droit agrave ce qursquoon dit use de fictions leacutegales pour as-seoir la veacuteriteacute de sa justice et la science de son cocircteacute nous proposedes choses qursquoelle reconnaicirct avoir inventeacutees En effet ces eacutepicycles2
excentriques et concentriques auxquels lrsquoastronomie a recours pourordonner le mouvement de ses eacutetoiles elle nous les preacutesente commece qursquoelle a pu inventer de mieux sur le sujet et la philosophie deson cocircteacute nous preacutesente non pas ce qui est ou ce qursquoelle pense maisce qursquoelle forge de plus vraisemblable et de plus attrayant Platon deacute-clare agrave propos de lrsquoanatomie humaine comme de celle des animaux laquo Que ce que nous avons dit est vrai nous pourrions en ecirctre sucircrs si Platon [74] 72
dnous avions lagrave-dessus la confirmation drsquoun oracle mais nous pouvonsseulement assurer que crsquoest le plus vraisemblable que nous ayons sudire raquo
304 Ce nrsquoest pas seulement dans le ciel que la philosophie placeses cordages ses machines et ses rouages voyons un peu ce qursquoellenous dit de nous-mecircmes et de notre organisation Il nrsquoy a pas plus dereacutetrogradation de treacutepidation drsquoapproche de recul de renversement3
dans les astres et les corps ceacutelestes que les philosophes nrsquoen ont in-
1Les eacuteditions anteacuterieures agrave 1595 comportaient ici une autre phrase laquo Timon lrsquoaappeleacute de faccedilon injurieuse ldquogrand fabricant de miraclesrdquo raquo
2Eacutepicycles laquo petits cercles deacutecrits par un astre tandis que le centre de ce cercledeacutecrit lui-mecircme un autre cercle raquo (Dict Petit Robert) Crsquoest en recourant agrave ces eacutepicyclesque Ptoleacutemeacutee (IIe s) parvenait agrave rendre compte de lrsquoirreacutegulariteacute des mouvements ob-serveacutes pour les diffeacuterentes planegravetes Cette theacuteorie demeura en vigueur pendant quatorzesiegravecles et ne fut remplaceacutee que peu agrave peu par celle de Copernic
3Tous ces termes eacutetaient employeacutes en astrologieastronomie pour deacutecrire les mouve-ments apparents des astres
252 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
venteacute pour ce pauvre petit corps humain Ils ont donc vraiment eu rai-son de lrsquoappeler laquo microcosme raquo tant ils ont employeacute de piegraveces et deformes pour le maccedilonner et le bacirctir Pour rendre compte des mouve-ments qursquoils observent dans lrsquohomme les diverses fonctions et faculteacutesque nous sentons en nous en combien de parties ont-ils diviseacute notreacircme En combien drsquoendroits lrsquoont-ils logeacutee En combien de niveauxet drsquoeacutetages ont-ils distribueacute ce pauvre homme en plus de ceux quisont naturels et perceptibles En combien de charges et drsquoemplois Ils en ont fait une sorte de reacutepublique imaginaire Crsquoest un domaineqursquoils tiennent et manipulent on leur laisse toute latitude pour le deacute-monter le ranger le rassembler lrsquoeacutetoffer chacun selon sa fantaisie etpourtant ils ne le dominent pas encore Non seulement dans sa reacutealiteacutemais mecircme en esprit ils ne peuvent le reacutegler de telle maniegravere qursquoil nrsquoyait quelque rythme ou quelque son qui eacutechappe agrave leur architecture sieacutenorme soit-elle et rapieacuteceacutee de mille morceaux faux et imaginaires
305 Il nrsquoy a aucune raison de les excuser nous acceptons despeintres quand ils peignent le ciel la terre les mers les montagneset les icircles lointaines qursquoils ne nous en donnent que quelque vagueimpression et nous nous contentons drsquoune esquisse plus ou moinsimaginaire quand il srsquoagit de choses qui nous sont inconnues Maisquand ils peignent drsquoapregraves nature ou un sujet qui nous est familier etbien connu nous exigeons drsquoeux cette fois une repreacutesentation exacteet parfaite des formes et des teintes et nous nrsquoavons que meacutepris agrave leureacutegard srsquoils y eacutechouent
305 Je suis reconnaissant agrave la fille de Milet qui voyant le phi-losophe Thalegraves passer son temps dans la contemplation de la voucircte ceacute-leste les yeux constamment leveacutes mit sur son chemin quelque chosepour le faire treacutebucher et lrsquoavertir qursquoil serait bien temps de penser agravece qui est dans le ciel quand il se serait drsquoabord occupeacute de ce qui estagrave ses pieds Elle avait bien raison de lui conseiller de regarder plutocircten lui-mecircme qursquoau ciel car comme le dit Deacutemocrite par la voix deCiceacuteron laquo On ne regarde pas ce qui est devant soi on scrute le ciel raquoCiceacuteron [15] II
13 306 Mais crsquoest le fait de notre condition la connaissance quenous avons des choses qui sont entre nos mains est aussi eacuteloigneacutee denous et tout autant au-delagrave des nuages que celle des astres Comme ledit Socrate dans Platon agrave quiconque se mecircle de philosophie on peutfaire le mecircme reproche que celui que faisait cette femme agrave Thalegraves il ne voit rien de ce qui est devant lui Car tout philosophe ignore ceque fait son voisin et mecircme ce qursquoil fait lui-mecircme et ignore aussi ceqursquoils sont tous les deux des hommes ou des animaux
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 253
307 Ces gens-lagrave qui trouvent les raisons de Sebond trop faiblesqui nrsquoignorent rien qui gouvernent le monde et qui savent tout
Ce qui regravegne sur la mer et regravegle les saisons Horace [34] I12Si les eacutetoiles ont leur mouvement propre
Ou si leur course errante est reacutegleacutee par ailleursCe qui fait croicirctre et diminuer le disque de la luneQuel est le pouvoir et le but de cette ententeEntre des eacuteleacutements si discordants
Ces gens-lagrave dis-je nrsquoont-ils pas quelquefois deacutecouvert au mi-lieu de leurs livres la difficulteacute que lrsquoon rencontre agrave se connaicirctre soi-mecircme Nous voyons bien que notre doigt peut bouger le pied demecircme que certaines parties se mettent elles-mecircmes en mouvementsans notre autorisation et que pour drsquoautres crsquoest sur notre ordreqursquoelles se meuvent nous voyons bien qursquoune certaine appreacutehensionengendre la rougeur certaine autre la pacircleur que telle ideacutee agit seule-ment sur la rate telle autre sur le cerveau que lrsquoune nous fait rirelrsquoautre pleurer telle autre encore engourdit nos sens ou les excite etarrecircte le mouvement de nos membres que tel objet fait se soulevernotre estomac et tel autre une partie situeacutee plus bas
308 Mais comment une impression qui relegraveve de lrsquoesprit peut-elle peacuteneacutetrer dans un corps solide et massif Quelle est la nature de laliaison et de lrsquoagencement de ces diffeacuterents ressorts1 Jamais personnene lrsquoa su2 laquo Tout cela est impeacuteneacutetrable agrave la raison humaine et demeure Pline [77] II
37cacheacute dans la majesteacute de la Nature raquo dit Pline et saint Augustin de soncocircteacute deacuteclare laquo Lrsquounion des acircmes et des corps est une merveille qui Saint Augustin
[7] XXI 10deacutepasse lrsquoentendement humain et crsquoest pourtant cela qui fait lrsquohommelui-mecircme raquo
309 On ne met pourtant pas cela en doute car les opinions hu- Les ideacuteesreccediluesmaines deacuterivent de croyances anciennes qui font autoriteacute et ont du creacute-
dit comme srsquoil srsquoagissait de religion ou drsquoun texte de loi Et lrsquoon consi-degravere comme un langage secret ce qui est communeacutement admis on re-ccediloit cette veacuteriteacute avec son cortegravege drsquoarguments et de preuves commequelque chose de ferme et de solide qursquoon ne peut plus eacutebranler ni ju-ger Au contraire chacun srsquoen va replacirctrant et consolidant agrave qui mieuxmieux cette croyance reccedilue en y mettant toute son intelligence outil
1En employant laquo ressorts raquo Montaigne poursuit ici la meacutetaphore meacutecanique deacutejagraveemployeacutee agrave propos des astres crsquoest pourquoi je conserve le mot
2Les autres eacuteditions ont ici laquo comme dict Salomon raquo
254 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
malleacuteable et que lrsquoon peut contourner adaptable agrave tous les cas de fi-gure Ainsi le monde se remplit-il de fadaises et de mensonges1 et endevient-il comme confit
310 Ce qui fait qursquoon ne met presque rien en doute crsquoest quelrsquoon ne met jamais agrave lrsquoeacutepreuve les opinions communes On nrsquoen sondepas la base lagrave ougrave justement reacutesident leur faiblesse et leur fausseteacute on ne deacutebat qursquoagrave propos de leurs branches on ne se demande pas sicela est vrai mais si cela a eacuteteacute compris ainsi ou autrement On ne sedemande pas si Galien a dit quoi que ce soit qui vaille mais srsquoil lrsquoa ditainsi ou autrement Il eacutetait donc bien normal que cette faccedilon de bri-der et contraindre nos jugements cette tyrannie due agrave nos croyancessrsquoeacutetendissent jusqursquoaux Eacutecoles et aux Arts
311 Le dieu de la scolastique crsquoest Aristote crsquoest un peacutecheacute quede discuter ses deacutecrets comme celui de Lycurgue agrave Sparte Sa doctrinenous sert de loi fondamentale ndash et elle est peut-ecirctre aussi fausse qursquouneautre Je ne vois pas pourquoi je nrsquoapprouverais pas aussi bien lesideacutees de Platon ou les atomes drsquoEacutepicure ou le plein et le vide de Leu-cippe et de Deacutemocrite ou lrsquoeau de Thalegraves ou lrsquoinfiniteacute de la naturedrsquoAnaximandre ou lrsquoair de Diogegravene ou les nombres et la symeacutetrie dePythagore ou lrsquoinfini de Parmeacutenide ou lrsquoUn de Museacutee ou lrsquoeau et lefeu drsquoApollodore ou les parties similaires drsquoAnaxagore ou la discordeet lrsquoamitieacute drsquoEmpeacutedocle ou le feu drsquoHeacuteraclite ou toute autre opinionndash dans cette confusion infinie drsquoavis et de sentences que produit cettebelle raison humaine par sa certitude et sa clairvoyance dans toutesles choses dont elle se mecircle ndash je ne vois pas dis-je pourquoi je nrsquoap-prouverais pas tout cela aussi bien que lrsquoopinion drsquoAristote concernantles principes des choses naturelles principes qursquoil construit agrave partir detrois eacuteleacutements matiegravere forme privation
312 Est-il drsquoailleurs quelque chose de plus stupide que de fairede lrsquoinaniteacute elle-mecircme la cause qui produit les choses La privationest une notion neacutegative comment a-t-il pu en faire la cause et lrsquoori-gine des choses existantes Personne nrsquooserait toutefois agiter cettequestion sauf en tant qursquoexercice de logique On y deacutebat en effet nonpas pour mettre quoi que ce soit en doute mais pour deacutefendre le fon-dateur de lrsquoEacutecole2 contre les objections eacutetrangegraveres son autoriteacute est lebut au-delagrave duquel il nrsquoest pas permis de poser de questions
1Dommage que Montaigne nrsquoait pas fait cette reacuteflexion agrave propos de Plutarque oude Pline par exemple
2Aristote
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313 Il est certes facile de bacirctir ce que lrsquoon veut sur des fonde-ments reconnus par tous car en fonction des principes et eacutenonceacutes dece commencement le reste des piegraveces du bacirctiment se construit aiseacute-ment et sans contradiction De cette faccedilon nous trouvons notre rai-son bien fondeacutee et nous pouvons discuter en toute quieacutetude Crsquoestque nos maicirctres occupent et prennent drsquoavance autant drsquoespace dansnotre croyance qursquoil leur en faut pour en tirer ensuite les conclusionsqursquoils souhaitent comme le font les geacuteomegravetres avec leurs postulats le consentement et lrsquoapprobation que nous leur accordons leur donnele moyen de nous traicircner agrave droite et agrave gauche et de nous faire fairedes pirouettes agrave leur guise Celui agrave qui lrsquoon accorde ses preacutesupposeacutesest notre maicirctre et notre Dieu il donnera agrave ses fondations un plan siample et si commode que gracircce agrave elles il pourra nous faire montersrsquoil le veut jusqursquoaux nues
314 Dans cette faccedilon de pratiquer et de neacutegocier la sciencenous avons pris pour argent comptant le mot de Pythagore selon le-quel tout expert doit ecirctre cru dans son domaine Le dialecticien srsquoenremet au grammairien pour le sens des mots Le rheacutetoricien emprunteau dialecticien les sujets de ses arguments Le poegravete prend au musicienses mesures Le geacuteomegravetre les proportions de lrsquoarithmeacuteticien Les meacute-taphysiciens prennent pour fondement les conjectures de la physiqueChaque science en effet a ses principes preacutesupposeacutes par lesquels lejugement humain se trouve brideacute de toutes parts Si vous vous en pre-nez agrave cette barriegravere qui constitue lrsquoerreur fondamentale ils ont aussitocirctcette maxime agrave la bouche laquo il ne faut pas discuter avec ceux qui nientles principes raquo
315 Or il ne peut y avoir drsquoautres principes pour les hommesque ceux que la diviniteacute leur a reacuteveacuteleacutes le commencement le milieu etla fin de tout le reste ce nrsquoest que songe et fumeacutee Agrave ceux qui com-battent avec des preacutesupposeacutes il faut opposer lrsquoaxiome lui-mecircme qui estlrsquoobjet du deacutebat mais renverseacute Car tout ce que lrsquohomme pose commeeacutenonceacute ou comme axiome a autant drsquoautoriteacute qursquoun autre si la raisonne vient eacutetablir de diffeacuterence entre eux Il faut donc les mettre tous enquestion et drsquoabord les plus geacuteneacuteraux ceux qui nous tyrannisent Lesentiment de certitude est un indice de folie et drsquoextrecircme incertitudePersonne nrsquoest plus fou et moins philosophe que les Philodoxes1 de
1Ceux qui ont lrsquoesprit rempli de choses apprises sans en chercher les fondements(Cf Platon La Reacutepublique [73] V)
256 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II
Platon Il faut savoir si le feu est chaud si la neige est blanche srsquoil y ades choses dures ou molles dans ce que nous savons1
316 Et les reacuteponses faites agrave ce propos telles qursquoon les trouvedans les textes anciens comme de dire agrave celui qui mettait en doutela chaleur de se jeter dans le feu ou agrave celui qui niait la froideur dela glace de srsquoen mettre dans le giron elles sont tout agrave fait indignesde la profession de philosophe Si ces gens nous avaient laisseacute dansnotre eacutetat naturel recevant les impressions exteacuterieures telles qursquoellesse preacutesentent agrave nous agrave travers nos sens et nous avaient laisseacutes conduirepar nos simples deacutesirs et notre condition de naissance2 ils auraientraison de parler ainsi Mais ce sont eux qui nous ont appris agrave nousfaire juges du monde crsquoest drsquoeux que nous tenons cette ideacutee3 que laraison humaine doit tout embrasser tout ce qui se trouve au dehorscomme au dedans de la voucircte ceacuteleste qursquoelle peut tout que crsquoest parelle qursquoon sait tout par elle que tout est connu
317 Cette sorte de reacuteponse4 serait bonne chez les Cannibalesqui jouissent du bonheur drsquoune longue vie tranquille et paisible sansles preacuteceptes drsquoAristote et sans mecircme connaicirctre le nom de la Phy-sique Elle vaudrait mieux peut-ecirctre et aurait plus de soliditeacute quetoutes celles qursquoils tireront de leur raison et de leur imagination Lesanimaux et tous les ecirctres qui sont encore reacutegis par la pure et simpleloi naturelle pourraient la comprendre avec nous ndash mais eux y ont re-nonceacute Il ne faut pas qursquoils me disent laquo crsquoest vrai puisque vous levoyez et le sentez ainsi raquo Il faut qursquoils me disent au contraire si ce queje crois ressentir je le ressens bien en effet et si je le ressens qursquoils medisent alors pourquoi je le ressens et comment et ce que crsquoest qursquoilsmrsquoen disent le nom lrsquoorigine les tenants et aboutissants de la chaleuret du froid les qualiteacutes de celui qui agit et de celui qui subit Ou alorsqursquoils renoncent agrave leur credo qui consiste agrave ne rien admettre ni ap-prouver que par la voie de la raison crsquoest leur laquo pierre de touche raquopour toutes sortes drsquoessais mais crsquoest une laquo pierre de touche raquo bienfallacieuse pleine drsquoerreurs de faiblesses et de deacutefauts
1A Lanly ( [58] II p 204) traduit par laquo selon notre connaissance raquo Mon interpreacute-tation est diffeacuterente et je suis plutocirct du cocircteacute de D M Frame ([28] p 404) laquo within ourknowledge raquo
2Montaigne eacutecrit laquo la condition de notre naissance raquo Peut-ecirctre faut-il comprendrecela comme la configuration astrale de la naissance
3laquo Fantasie raquo est une correction manuscrite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo sur-chargeant laquo creance raquo
4Il faut certainement comprendre celles qui ont eacuteteacute donneacutees au deacutebut du paragraphepreacuteceacutedent
Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 257
318 Et comment mieux la mettre agrave lrsquoeacutepreuve cette raison quepar elle-mecircme Si on ne peut la croire quand elle parle drsquoelle com-ment serait-elle apte agrave juger des autres choses Si elle a connaissancede quelque chose ce doit ecirctre au moins ce qursquoelle est et son domicileElle reacuteside dans lrsquoacircme crsquoest une partie ou un effet de celle-ci mais laveacuteritable Raison la Raison essentielle celle de qui nous empruntonsabusivement le nom celle-lagrave loge dans le sein de Dieu Crsquoest lagrave songicircte et sa retraite crsquoest de lagrave qursquoelle part quand il plaicirct agrave Dieu de nousen faire voir quelque rayon comme quand Pallas jaillit de la tecircte deson pegravere pour se reacuteveacuteler au monde
319 Voyons donc ce que la raison humaine nous a appris sur Ougrave reacutesidelrsquoacircmeelle-mecircme et sur lrsquoacircme non pas sur lrsquoacircme en geacuteneacuteral agrave laquelle
presque tous les philosophes font participer les corps ceacutelestes et leseacuteleacutements premiers ni de celle que Thalegraves attribuait aux choses elles-mecircmes que lrsquoon considegravere comme inanimeacutees pousseacute agrave cela par sonobservation de lrsquoaimant mais de celle qui nous appartient que nousdevons le mieux connaicirctre
Car on ignore la nature de lrsquoacircme Lucregravece [46] Ivv 113 sqNaicirct-elle avec le corps ou y vient-elle agrave la naissance
Peacuterit-elle en mecircme temps que nous deacutetruite par la mortOu au contraire va-t-elle dans les gouffres drsquoOrcusOu bien eacutemigre-t-elle dans drsquoautres animaux
320 Pour Crategraves et Diceacutearque la raison dit qursquoil nrsquoy a pas dutout drsquoacircme mais que le corps se met en branle par un mouvementnaturel1 Pour Platon crsquoest une substance qui se meut drsquoelle-mecircme pour Thalegraves une nature sans repos pour Ascleacutepiade un exercice dessens pour Heacutesiode et Anaximandre une chose composeacutee de terre etdrsquoeau pour Parmeacutenide de terre et de feu pour Empeacutedocle de sang
Il vomit son acircme de sang Virgile [112]IX v 349
Pour Possidonios Cleacuteanthe et Galien une chaleur ou une disposi-tion chaude
Les acircmes ont la vigueur du feu par leur origine ceacuteleste Lucregravece [46]VI v 730
1Tous les eacutediteurs et commentateurs depuis P Villey indiquent que cette revue desdiffeacuterentes opinions concernant la nature de lrsquoacircme viennent de Sextus Empiricus dansses Hypotyposes et de Ciceacuteron (Acadeacutemiques [14] et Tusculanes [20])