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MONTAIGNE LES ESSAIS Livre II Traduction en français moderne du texte de l’édition de 1595 par Guy de Pernon 2019

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MONTAIGNE

LES ESSAIS

Livre II

Traduction en franccedilais modernedu texte de lrsquoeacutedition de 1595

par Guy de Pernon

2019

ccopy Guy de Pernon 2008-2019Tous droits reacuteserveacutes

Merci agrave celles et ceux qui mrsquoont fait part de leurs encouragements etde leurs suggestionsqui ont pris la peine

de me signaler des coquilles dans ce travailet tout particuliegraverement agrave

Mireille Jacquessonet

Patrice Bailhache

pour leur regard aigu et leur perseacuteveacuterancedurant toutes ces anneacutees

Sur cette eacutedition

Les eacuteditions des laquo Essais raquo de Montaigne ne manquent pas Maisqursquoelles soient laquo savantes raquo ou qursquoelles se preacutetendent laquo grand public raquoelles nrsquooffrent pourtant que le texte original plus ou moins laquo toiletteacute raquoet force est de constater que les laquo Essais raquo tant commenteacutes sont pour-tant rarement lus Crsquoest que la langue dans laquelle ils ont eacuteteacute eacutecritsest maintenant si eacuteloigneacutee de la nocirctre qursquoelle ne peut plus vraimentecirctre comprise que par les speacutecialistes

Dans un article consacreacute agrave la derniegravere eacutedition laquo de reacutefeacuterence raquo1Marc Fumaroli faisait remarquer qursquoun tel travail de speacutecialistes nepeut donner laquo lrsquoeacuteventuel bonheur pour le lecteur neuf de deacutecouvrirde plain-pied Montaigne autoportraitiste ldquoagrave sauts et gambadesrdquo raquoEt il ajoutait laquo Les eacutediteurs une fois leur devoir scientifique remplise proposent comme Rico pour Quichotte de donner une eacutedition enfranccedilais moderne pour le vaste public Qursquoils se hacirctent raquo

Voici justement une traduction en franccedilais moderne fruit drsquoun tra-vail de quatre anneacutees sur le texte de 1595 (le mecircme que celui de lalaquo Pleacuteiade raquo) qui voudrait reacutepondre agrave cette attente

Destineacutee preacuteciseacutement au laquo vaste public raquo et cherchant avant toutagrave rendre accessible la savoureuse penseacutee de Montaigne elle proposequelques dispositifs destineacutes agrave faciliter la lecture

ndash Dans chaque chapitre le texte a eacuteteacute deacutecoupeacute en blocs ayant unecertaine uniteacute et numeacuteroteacutes selon une meacutethode utiliseacutee depuis fortlongtemps pour les textes de lrsquoAntiquiteacute constituant des repegraveres in-deacutependants de la mise en page

ndash La traduction des citations srsquoaccompagne dans la marge des reacute-feacuterences agrave la bibliographie figurant agrave la fin de chaque volume Cecieacutevite de surcharger le texte et de disperser lrsquoattention

ndash Des titres en marge indiquent les thegravemes importants et consti-tuent des sortes de laquo signets raquo qui permettent de retrouver plus com-modeacutement les passages concerneacutes

ndash Lorsque cela srsquoest aveacutereacute vraiment indispensable agrave la compreacute-hension jrsquoai mis entre crochets [ ] les mots que je me suis permisdrsquoajouter au texte (par exemple page 15 sect 24)

1Celle de Jean Balsamo Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin Galli-mard Coll laquo Pleacuteiade raquo 2007 (texte de 1595) Lrsquoarticle citeacute est celui du laquo Mondes desLivres raquo du 15 juin 2007 intituleacute laquo Montaigne retour aux sources raquo

ndash Lrsquoindex ne concerne volontairement que les notions essentiellesplutocirct que les multiples occurrences des noms de personnages ou delieux comme il est courant de le faire Ainsi le lecteur curieux oupresseacute pourra-t-il plus facilement retrouver les passages dont le thegravemelrsquointeacuteresse

ndash les notes de bas de page eacuteclairent les choix opeacutereacutes pour la traduc-tion dans les cas eacutepineux mais fournissent aussi quelques preacutecisionssur les personnages anciens dont il est freacutequemment question dans letexte de Montaigne et qui ne sont pas forceacutement connus du lecteurdrsquoaujourdrsquohui

On ne trouvera pas ici une nouvelle biographie de Montaigne ni deconsideacuterations sur la place des laquo Essais raquo dans la litteacuterature lrsquoeacuteditionmentionneacutee plus haut pour ne citer qursquoelle offre tout cela et mecircmebien davantage

Disons donc seulement pour terminer qursquoagrave notre avis et con-trairementagrave lrsquoadage ceacutelegravebre traduire Montaigne nrsquoest pas forceacutement le trahirAu contraire Car srsquoil avait choisi drsquoeacutecrire en franccedilais il eacutetait bienconscient des eacutevolutions de la langue et srsquointerrogeait sur la peacuterenniteacutede son ouvrage

laquo Jrsquoeacutecris ce livre pour peu de gens et pour peu drsquoanneacutees SrsquoilIII-9114srsquoeacutetait agi de quelque chose destineacute agrave durer il eucirct fallu y employerun langage plus ferme puisque le nocirctre a subi jusqursquoici des varia-tions continuelles qui peut espeacuterer que sous sa forme preacutesente il soitencore en usage dans cinquante ans drsquoici raquo

Puisse cette traduction apporter une reacuteponse convenable agrave son in-quieacutetude

Pernon feacutevrier 2009

Chapitre 1

Sur lrsquoinconstance de nosactions

1 Ceux qui srsquoemploient agrave examiner les actions humaines ne ren-contrent jamais autant de difficulteacutes que lorsqursquoil srsquoagit de les rassem-bler et de les preacutesenter sous le mecircme jour Crsquoest qursquoelles se contre-disent de telle faccedilon qursquoil semble impossible qursquoelles fassent partie dumecircme fonds Dans sa jeunesse Marius se trouvait ainsi ecirctre tantocirct lefils de Mars et tantocirct le fils de Veacutenus

2 Le pape Boniface VIII prit dit-on sa charge comme un re-nard srsquoy comporta comme un lion et mourut comme un chien2 Et quipourrait croire que crsquoest Neacuteron le symbole mecircme de la cruauteacute quisrsquoest exclameacute laquo Plucirct agrave Dieu que je nrsquoeusse jamais su eacutecrire raquo alorsqursquoon lui faisait signer selon lrsquousage la sentence drsquoun condamneacute ndashtant il avait le cœur serreacute drsquoenvoyer un homme agrave la mort

3 Il y a tellement drsquoexemples de ce genre et chacun de nouspeut en trouver tellement pour lui-mecircme que je trouve surprenant devoir quelquefois des gens intelligents se donner bien de la peine pourles faire srsquoaccorder car lrsquoirreacutesolution me semble le deacutefaut le plus cou-rant et le plus visible de notre humaine nature Ainsi en teacutemoigne cevers fameux de Publius [Syrus] lrsquoauteur de farces

Mauvaise reacutesolution celle qursquoon ne peut modifier2Montaigne a repris en la traduisant lrsquoeacutepitaphe latine du pape Boniface VIII Celle-

ci est mentionneacutee dans les Annales drsquoAquitaine de J Bouchet[10]

10 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

4 Il peut sembler raisonnable de juger un homme drsquoapregraves lestraits les plus ordinaires de son existence mais eacutetant donneacutee lrsquoinstabi-liteacute naturelle de nos mœurs et de nos opinions jrsquoai souvent penseacute queles bons auteurs eux-mecircmes ont bien tort de srsquoobstiner agrave vouloir fairede nous un composeacute solide et stable Ils choisissent un caractegravere uni-versel et sur ce patron ils classent et interpregravetent tous les actes drsquounpersonnage et srsquoils ne peuvent les y plier suffisamment ils y voientde la dissimulation Auguste leur a pourtant eacutechappeacute crsquoest que cethomme-lagrave toute sa vie durant a preacutesenteacute en permanence une varieacuteteacutedrsquoattitudes si manifeste et si soudaine qursquoil a deacutecourageacute les juges lesplus audacieux et que son cas est demeureacute un problegraveme non reacutesoluLa constance est la chose pour moi la plus malaiseacutee agrave croire chez leshommes et lrsquoinconstance la plus aiseacutee Qui jugerait de leurs actes endeacutetail un par un aurait bien des chances drsquoapprocher la veacuteriteacute

5 Dans toute lrsquoAntiquiteacute il est bien difficile de trouver une dou-zaine drsquohommes ayant conformeacute leur vie agrave un projet preacutecis et stablece qui est le principal objectif de la sagesse Car pour toute la reacutesumerdrsquoun mot dit un Ancien pour embrasser drsquoun coup toutes les regraveglesde notre vie on peut dire qursquoil srsquoagit de vouloir et ne pas vouloir sanscesse la mecircme chose laquo je nrsquoai rien agrave ajouter dit-il pourvu que laSeacutenegraveque [96]

II 20 volonteacute soit juste car si elle ne lrsquoest pas il est impossible en effetqursquoelle soit toujours une raquo En veacuteriteacute jrsquoai appris autrefois que le vicenrsquoest qursquoun deacute-regraveglement1 et un manque de modeacuteration Et par conseacute-quent il est impossible que la constance lui soit associeacutee

6 Deacutemosthegravene aurait dit que le commencement de toute vertucrsquoest la reacuteflexion et la deacutelibeacuteration et sa fin et sa perfection la constanceSi nous deacutecidions de la voie agrave prendre par le raisonnement nous pren-drions la meilleure mais personne nrsquoy pense

Il veut il ne veut plus puis il veut de nouveau la mecircme chose Horace [34] I2 v 98 Il heacutesite et sa vie est une perpeacutetuelle contradiction

7 Ce que nous faisons drsquoordinaire crsquoest suivre les variations denotre deacutesir agrave gauche agrave droite vers le haut vers le bas lagrave ougrave le ventdes circonstances nous emporte Nous ne pensons agrave ce que nous vou-lons qursquoagrave lrsquoinstant ougrave nous le voulons et nous changeons comme cetanimal qui prend la couleur de lrsquoendroit ougrave on le pose2 Ce que nous

1Montaigne eacutecrit laquo des-reglements raquo jrsquoai conserveacute le trait drsquounion qui renforcelrsquoideacutee

2Il srsquoagit bien sucircr du cameacuteleacuteon Le mot est attesteacute degraves le XIIe s

Chapitre 1 ndash Sur lrsquoinconstance de nos actions 11

nous sommes proposeacute de faire agrave lrsquoinstant nous le changeons aussitocirctet aussitocirct encore nous revenons sur nos pas Tout cela nrsquoest qursquoagita-tion et inconstance

Nous sommes agiteacutes comme une marionnette Horace [33] II7 v 82de bois par les muscles drsquoun autre

8 Nous nrsquoallons pas de nous-mecircmes on nous emporte commeles choses qui flottent tantocirct doucement tantocirct violemment selon quelrsquoeau est agiteacutee ou calme1

Ne voit-on pas que chaque homme ignore ce qursquoil veut Lucregravece [46]III v 1070Qursquoil cherche sans cesse et bouge continuellement

Comme srsquoil pouvait ainsi deacutecharger son fardeau

9 A chaque jour son ideacutee nouvelle notre humeur change au greacutedu temps

Les penseacutees des hommes ressemblent agrave ces rayons Homegravere [31]XVIII-135-6Changeants dont Jupiter a feacutecondeacute la terre lui-mecircme2

Nous flottons entre diverses opinions nous ne voulons rien libre-ment rien absolument rien constamment

10 Celui qui saurait eacutedicter et srsquoimposer mentalement des loiset une organisation claires ferait montre toujours et partout drsquouneconduite eacutegale agrave elle-mecircme gracircce agrave un ordre et une relation adeacutequatesentre ses principes et les choses reacuteelles Empeacutedocle avait remarqueacute aucontraire chez les gens drsquoAgrigente cette incoheacuterence ils srsquoabandon-naient aux deacutelices de la vie comme srsquoils devaient mourir le lendemainet bacirctissaient pourtant comme srsquoils ne devaient jamais mourir

11 On expliquerait facilement la vie drsquoun homme ainsi reacutegleacuteComme on le voit pour Caton drsquoUtique qui a frappeacute une seule touchedu clavier a tout frappeacute voilagrave une harmonie de sons bien accordeacutes etqursquoon ne peut nier Et chez nous agrave lrsquoinverse autant drsquoactions autantde jugements particuliers Le plus sucircr selon moi serait de les rap-porter aux circonstances sans chercher plus loin et sans en tirer deconclusion

1Montaigne eacutecrit laquo bonasse raquo Il existe un mot laquo bonace raquo encore usiteacute de nos jourspour deacutesigner le calme plat On pourrait lrsquoutiliser ici

2Montaigne citera plus loin encore ces mecircmes vers (Chap 12 sect 388)

12 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

12 Pendant les troubles qui ont agiteacute notre malheureuse socieacuteteacuteon me rapporta qursquoune fille tout pregraves de lrsquoendroit ougrave je me trouvaissrsquoeacutetait jeteacutee drsquoune fenecirctre pour eacutechapper aux violences drsquoun voyoude soldat qui eacutetait son hocircte elle ne srsquoeacutetait pas tueacutee dans sa chuteet pour aller au bout de sa tentative avait voulu se trancher la gorgeavec un couteau On lrsquoen avait empecirccheacutee mais sans toutefois lrsquoem-pecirccher de se blesser gravement Elle reconnaissait elle-mecircme que lesoldat ne lrsquoavait encore harceleacutee que par des paroles des sollicitationset des cadeaux mais qursquoelle avait eu peur qursquoil en vicircnt pour finir agrave lacontraindre Et cela avec les mots la contenance et le sang teacutemoignantde sa vertu agrave la faccedilon drsquoune autre Lucregravece1

13 Or jrsquoai appris qursquoen reacutealiteacute avant et depuis les faits elleavait eacuteteacute une fille plutocirct facile Comme le dit le conte tout beauet honnecircte que vous soyez quand vous ne serez pas parvenu agrave vosfins nrsquoen concluez pas trop vite agrave une chasteteacute agrave toute eacutepreuve chezvotre maicirctresse cela ne veut pas dire que le muletier nrsquoy trouve soncompte2

14 Antigonos ayant pris en affection un de ses soldats pour soncourage et sa vaillance ordonna agrave ses meacutedecins de le soigner pourune maladie cacheacutee et qui le tourmentait de longue date Srsquoaperce-vant apregraves sa gueacuterison qursquoil allait avec beaucoup moins drsquoentrain aucombat il lui demanda ce qui lrsquoavait ainsi transformeacute et rendu pol-tron laquo Vous-mecircme sire lui reacutepondit-il en mrsquoayant ocircteacute les maux pourlesquels je ne tenais pas agrave la vie raquo3

15 Le soldat de Lucullus qui avait eacuteteacute deacutevaliseacute par les enne-mis se vengea drsquoeux en les attaquant de belle faccedilon Quand il se futremplumeacute de ce qursquoil avait perdu Lucullus qui lrsquoavait pris en estimevoulut le charger drsquoune entreprise hasardeuse en recourant aux exhor-tations les plus belles qursquoil pouvait imaginer

Avec des mots qui auraient fait drsquoun poltron un courageuxHorace [34] II2 v 36

1Lucregravece femme de Tarquin Collatin dont la vertu devint leacutegendaire pendant queson mari participait au siegravege drsquoArdeacutee elle fut violeacutee une nuit par Sextus Tarquin quisrsquoeacutetait introduit chez elle A son pegravere et son mari qursquoelle fit venir elle reacuteveacutela le crimeqursquoelle avait subi et se tua ensuite devant eux drsquoun coup de poignard

2A Lanly [58] traduit par laquo ne trouve avec elle son heure raquo expression qui mesemble un peu trop obscure

3Montaigne ne fait ici que deacutemarquer un passage de Plutarque mais si lrsquoon srsquoy re-porte ([79] Vie de Peacutelopidas p 537 2-4) on pourra admirer comment il sait rendre enquelques lignes toute la saveur de ce long passage

Chapitre 1 ndash Sur lrsquoinconstance de nos actions 13

ndash Employez-y reacutepondit-il quelque pauvre soldat deacutevaliseacute

Tout rustaud qursquoil fut il reacutepondit Horace [34] II2 v 39Il ira ougrave tu veux celui qui a perdu sa bourse

Et il refusa cateacutegoriquement drsquoy aller

16 On raconte que Mahomet1 quand il vit ses troupes enfon-ceacutees par les Hongrois sans que Hassan chef de ses janissaires fassepreuve de grande deacutetermination dans le combat avait outrageusementrudoyeacute ce dernier Alors Hassan pour toute reacuteponse alla seul se ruerfurieusement dans lrsquoeacutetat ougrave il eacutetait les armes agrave la main sur le premiergroupe drsquoennemis qui se preacutesenta ougrave il disparut Quand on lit cela onse dit que ce nrsquoest peut-ecirctre pas tant une maniegravere de se justifier qursquounchangement drsquoavis ni tant une vaillance naturelle qursquoun nouveau deacute-pit

17 Ne soyez pas eacutetonneacute de trouver aujourdrsquohui si poltron celuique vous avez vu hier si courageux la colegravere la neacutecessiteacute la com-pagnie le vin ou mecircme le son drsquoune trompette lui avaient donneacute ducœur au ventre Et ce courage nrsquoest pas ducirc agrave la raison ce sont lescirconstances qui lrsquoont affermi Ce nrsquoest donc pas eacutetonnant si des cir-constances contraires le rendent diffeacuterent

18 Cette variation et cette contradiction que lrsquoon peut voir ennous si changeantes ont conduit certains agrave imaginer que nous avonsdeux acircmes et drsquoautres deux forces qui nous accompagnent et nousfont mouvoir chacune agrave sa faccedilon lrsquoune vers le bien lrsquoautre vers lemal Car ils pensent qursquoune diversiteacute si soudaine peut difficilementecirctre associeacutee agrave un sujet simple

19 Ce nrsquoest pas seulement le vent des eacuteveacutenements qui mrsquoagi-te selon sa direction je mrsquoagite et me trouble moi-mecircme aussi dufait de lrsquoinstabiliteacute de ma situation et celui qui srsquoobserve ne se trouveguegravere deux fois dans le mecircme eacutetat Je donne agrave mon acircme tantocirct un vi-sage tantocirct un autre selon que je la tourne drsquoun cocircteacute ou de lrsquoautreSi je parle de moi de diverses faccedilons crsquoest que je me regarde diverse-ment Toutes les contradictions srsquoy retrouvent drsquoune faccedilon ou drsquoune

1Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit laquo Mechmet raquo En fait il srsquoagirait deMahomet II sultan neacute en 1430 qui srsquoempara de Constantinople en 1453 crsquoest en 1479qursquoil fit une expeacutedition contre les Hongrois elle se termina par un eacutechec Lrsquoeacutedition de1595 eacutecrit laquo Mahomet raquo

14 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

autre timide et insolent chaste et luxurieux bavard et taciturne ac-tif et languissant intelligent et obtus morose et enjoueacute menteur ethonnecircte savant et ignorant prodigue et avare Je vois tout cela enmoi en quelque sorte selon lrsquoangle sous lequel je mrsquoexamine Qui-conque srsquoexamine attentivement deacutecouvre en lui-mecircme et jusqursquoenson propre jugement cette versatiliteacute et cette discordance Je ne peuxrien dire de moi absolument simplement et solidement sans confu-sion et sans meacutelange drsquoun seul mot laquo Distinguo1 raquo est lrsquoeacuteleacutement leplus universel de ma Logique

20 Je suis convaincu qursquoil faut dire du bien de ce qui est bienet suis plutocirct enclin agrave preacutesenter les choses qui peuvent lrsquoecirctre sous unjour favorable La bizarrerie de notre condition fait que nous sommessouvent pousseacutes par le vice lui-mecircme agrave faire ce qui serait un biensi bien faire ne se deacutefinissait que par la seule intention Car drsquoun actecourageux on ne doit pas conclure que son auteur est vaillant celuiqui le serait vraiment le serait toujours et en toutes circonstances Sichez un homme ce courage eacutetait habituel et non un accegraves passager ilferait de lui quelqursquoun de precirct agrave toutes les eacuteventualiteacutes qursquoil soit seulou en compagnie en champ clos comme agrave la bataille ndash car quoi qursquoonen dise il nrsquoy a pas un courage pour la ville et un autre pour la guerreIl supporterait aussi courageusement une maladie dans son lit qursquouneblessure agrave la guerre et ne craindrait pas plus de mourir dans sa maisonqursquoau combat Nous ne verrions pas le mecircme homme se jeter dansune bregraveche avec une macircle assurance et se deacutesoler ensuite comme unefemme de la perte drsquoun procegraves ou drsquoun fils

21 Quand on est lacircche devant lrsquoinfamie et ferme face agrave la pau-vreteacute faible devant le scalpel du chirurgien mais intreacutepide contre leseacutepeacutees adverses ce sont les actes qursquoil faut louer non leur auteur

22 Nombre de Grecs dit Ciceacuteron craignent la vue de lrsquoennemimais se montrent fermes face aux maladies Chez les Cimbres et lesCeltibegraveres crsquoest tout le contraire laquo Rien ne peut ecirctre uniforme en effetCiceacuteron [20] II

27 65 qui ne repose sur un principe ferme raquo23 Il nrsquoest pas de vaillance plus extrecircme en son genre que

celle drsquoAlexandre mais elle ne lrsquoest que dans son genre ni assez com-plegravete ni universelle Aussi incomparable qursquoelle soit elle a pourtant

1Terme de logique neacuteo-scolastique proceacutedeacute consistant agrave diviser les arguments enpaires dont chacune comporte au moins un eacuteleacutement opposeacute agrave lrsquoun des eacuteleacutements delrsquoautre Les commentateurs considegraverent que le deacutebut du chapitre 11 (laquo Sur la cruauteacute raquo)est composeacute selon ce proceacutedeacute

Chapitre 1 ndash Sur lrsquoinconstance de nos actions 15

des taches crsquoest ainsi qursquoon le voit tellement perturbeacute par les plusleacutegers soupccedilons envers les siens qui voudraient attenter agrave sa vie et secomporter dans ses investigations drsquoune faccedilon si violente et si injustemucirc par une crainte qui met sa raison sens dessus dessous De mecircmeles superstitions dont il faisait grand cas donnent de lui une imagequelque peu pusillanime Et lrsquoexcegraves de repentir dont il fit montre lorsdu meurtre de Clytus teacutemoigne aussi du cocircteacute changeant de son carac-tegravere

24 Notre comportement nrsquoest qursquoun assemblage de piegraveces rap-porteacutees1 et nous voulons gagner des honneurs sous des couleurs usur-peacutees La vertu ne veut ecirctre pratiqueacutee que pour elle-mecircme et si on em-prunte parfois son masque dans un autre but elle nous lrsquoarrache aus-sitocirct du visage Crsquoest une teinture vive et tenace et quand lrsquoacircme srsquoenest impreacutegneacutee on ne peut lrsquoen seacuteparer sans qursquoelle emporte le mor-ceau avec elle Voilagrave pourquoi pour juger drsquoun homme il faut suivrelongtemps et soigneusement sa trace si la constance de son compor-tement ne se maintient drsquoelle-mecircme laquo [comme chez] celui qui apregraves Ciceacuteron [19]

V 1 34examen a deacutetermineacute la route agrave suivre raquo si la varieacuteteacute des circonstancesle fait changer de pas (ou plutocirct changer de route car on peut hacircter lepas ou ralentir) alors laissez-le aller car il srsquoen va laquo agrave vau-le-vent raquo2comme le dit la devise de notre Talbot3

25 Ce nrsquoest pas eacutetonnant dit un auteur ancien [Seacutenegraveque] quele hasard ait tant drsquoinfluence sur nous puisque nous vivons au greacutedu hasard Celui qui nrsquoa pas fixeacute drsquoavance en gros une direction agraveson existence ne peut pas organiser ses actes dans le deacutetail A qui nrsquoapas en tecircte le plan de lrsquoensemble il est impossible de disposer leseacuteleacutements A quoi bon faire provision de couleurs si lrsquoon ne sait ce

1Une citation de Ciceacuteron[17] I 21 (laquo Ils meacuteprisent la volupteacute mais sont trop faiblesdans la souffrance ils deacutedaignent la gloire mais une mauvaise reacuteputation les abat raquo)a eacuteteacute ajouteacutee ici agrave la main (par Montaigne) dans lrsquointerligne de lrsquolaquo exemplaire de Bor-deaux raquo curieusement elle ne figure pas dans lrsquoeacutedition de 1595 Aurait-elle donc eacuteteacuterajouteacutee posteacuterieurement agrave la copie dont semblent avoir disposeacute P de Brach et Mlle deGournay

2Je nrsquoai pas trouveacute la formulation preacutecise de la laquo devise raquo de Talbot Montaigne eacutecritlaquo avau le vent raquo pour laquo a vau le vent raquo qursquoA Lanly traduit par laquo au greacute du vent raquoMais cela ne me semble pas rendre complegravetement le sens que je rapprocherais plutocirctde lrsquoexpression laquo agrave vau-lrsquoeau raquo qui est encore usiteacutee aujourdrsquohui laquo agrave vau raquo crsquoest laquo agraveval raquo donc laquo en aval raquo vers le bas suivant simplement la pente naturelle ndash mais aussiavec une valeur deacutepreacuteciative Jrsquoai donc conserveacute lrsquoexpression telle quelle en ajoutantles traits drsquounion pour mieux la marquer

3John Talbot comte de Shrewsbury capitaine anglais mort agrave la bataille de Castillonen 1453 non loin du chacircteau de Montaigne

16 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

qursquoon va peindre Personne ne fait le plan geacuteneacuteral de sa vie nousnrsquoy reacutefleacutechissons qursquoau coup par coup Lrsquoarcher doit drsquoabord savoirougrave viser pour bien placer sa main lrsquoarc la corde la flegraveche et donnerlrsquoimpulsion convenable

26 Nos projets eacutechouent parce qursquoils nrsquoont pas de direction nide but Aucun vent nrsquoest favorable pour celui qui nrsquoa pas de port dedestination Je ne souscris pas au jugement qui fut rendu en faveurde Sophocle contre son fils qui lrsquoaccusait ce nrsquoest pas en voyant unede ses trageacutedies que lrsquoon pouvait affirmer qursquoil eacutetait compeacutetent danslrsquoadministration de sa maison

27 Je ne trouve pas non plus que la conjecture faite par les Pa-riens qursquoon avait envoyeacutes pour faire des reacuteformes chez les Mileacutesiensait eacuteteacute suffisante pour justifier les conseacutequences qursquoils en tiregraverent Envisitant lrsquoicircle ils avaient remarqueacute les terres les mieux cultiveacutees et lesmaisons de campagne les mieux entretenues et avaient noteacute les nomsde leurs maicirctres Quand ils tinrent lrsquoassembleacutee des citoyens de la villeils nommegraverent ces gens-lagrave comme nouveaux gouverneurs et magis-trats estimant que srsquoils eacutetaient soigneux de leurs affaires priveacutees ils leseraient aussi des affaires publiques

28 Nous sommes tous faits de piegraveces et de morceaux drsquoun ar-rangement si varieacute et de forme si changeante que chaque eacuteleacutement agravechaque instant joue son rocircle Et il y a autant de diffeacuterence entre nous etnous-mecircmes qursquoentre nous et un autre laquo Sois sucircr qursquoil est bien difficileSeacutenegraveque [96]

cxx drsquoecirctre toujours un seul et le mecircme raquo29 Puisque lrsquoambition peut enseigner aux hommes la vaillance

la tempeacuterance la libeacuteraliteacute et mecircme la justice puisque la cupiditeacutepeut instiller au cœur drsquoun banal employeacute eacuteleveacute dans lrsquoombre et danslrsquooisiveteacute assez drsquoassurance pour le faire se jeter tregraves loin de chez luiagrave la merci des vagues et de la colegravere de Neptune sur un frecircle esquifndash et qursquoelle peut enseigner aussi la discreacutetion et la prudence puisqueVeacutenus elle-mecircme suscite reacutesolution et hardiesse dans la jeunesse en-core soumise agrave la laquo discipline raquo et aux verges et aguerrit le tendrecœur des jeunes filles dans le giron de leurs megraveres

Conduite par Veacutenus la jeune fille passe furtiveTibulle [104]II 1 v 75 sq Au milieu de ses gardiens coucheacutes et endormis

Et seule dans les teacutenegravebres va rejoindre son amant

ce nrsquoest pas faire preuve de grande intelligence que de nous jugerseulement drsquoapregraves nos comportements exteacuterieurs il faut sonder plus

Chapitre 1 ndash Sur lrsquoinconstance de nos actions 17

profond et voir quels sont les ressorts qui mettent lrsquoensemble en mou-vement Mais crsquoest une entreprise bien hasardeuse ndash et je voudrais quemoins de gens srsquoen mecirclent

Chapitre 2

Sur lrsquoivrognerie

1 Le monde nrsquoest que varieacuteteacute et dissemblance Mais les vices euxsont tous semblables en ce qursquoils sont des vices crsquoest peut-ecirctre ainsique lrsquoentendent les Stoiumlciens Mais srsquoils sont tous eacutegalement des vicesles vices ne sont pas tous eacutegaux entre eux et lrsquoon ne peut croire quecelui qui a franchi de cent pas les limites

Au-delagrave en deccedilagrave ne peut ecirctre ce qui est bien Horace [33] I1 v 107

ne soit pas pire que celui qui nrsquoen est qursquoagrave dix pas et que le sacrilegravegene soit pas pire que le vol drsquoun chou dans notre jardin

On ne saurait prouver qursquoils sont aussi coupables Horace [33] I3 115-117Celui qui vole un chou dans le jardin drsquoautrui

Et celui qui la nuit pille le sanctuaire des dieux

Il y a donc en cela autant de diversiteacute qursquoen toute autre chose2 Ne pas faire de distinction dans le type et lrsquoimportance des

peacutecheacutes est une attitude dangereuse les meurtriers les traicirctres et lestyrans y ont trop inteacuterecirct Il nrsquoest pas juste que leur conscience trouveun soulagement dans le fait que tel autre est oisif ou lascif ou moinsassidu agrave la deacutevotion Chacun a tendance agrave souligner le peacutecheacute du voisinet agrave atteacutenuer le sien Les eacuteducateurs eux-mecircmes classent souvent malles peacutecheacutes agrave mon avis

3 Socrate disait que le rocircle principal de la sagesse eacutetait de dis-tinguer le bien et le mal et nous pour qui le meilleur est toujours mecircleacute

20 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

au vice devons dire la mecircme chose de la science qui permet de distin-guer entre les vices sans elle exactement appliqueacutee le vertueux et lemauvais nous demeureraient meacutelangeacutes et indiscernables

4 Lrsquoivrognerie quant agrave elle me semble un vice grossier et bes-tial Il en est drsquoautres auxquels lrsquoesprit semble prendre plus de part etil y a mecircme des vices qui ont je ne sais quoi de noble si jrsquoose dire Ilen est auxquels se mecirclent la science le zegravele la vaillance la prudencelrsquoadresse et la finesse celui-ci est purement corporel et terrestre Crsquoestpourquoi la nation la plus grossiegravere qui soit de nos jours est la seulequi lui accorde de la valeur1 Les autres vices altegraverent lrsquointelligence celui-ci la deacutetruit et srsquoattaque au corps

Sous lrsquoempire du vinLes membres se font lourds les jambes se deacuterobentLucregravece [46]

III 575-78 On titube la langue est pacircteuse lrsquointelligence coule agrave picLes yeux sont vagues et puis ce sont des crisDes sanglots des querelles

5 La pire des situations pour un homme crsquoest quand il perd laconnaissance et le controcircle de lui-mecircme On dit alors que comme lemoucirct qui fermente dans un reacutecipient pousse vers le haut tout ce qui estau fond le vin fait srsquoeacutepancher les secrets les plus intimes de ceux quien ont absorbeacute outre mesure2

Tu saisDes sages deacutevoiler les secretsHorace [36] III

xxi 14-16 Et les soucis dans ta joyeuse bacchanale

6 Josegravephe raconte3 qursquoil tira les vers du nez agrave un ambassadeurque ses ennemis lui avaient envoyeacute en le faisant boire en quantiteacute Au-guste qui avait chargeacute Lucius Pison conqueacuterant de la Thrace de geacutererses affaires priveacutees nrsquoeut jamais agrave srsquoen plaindre pas plus que Tibegraverede Cossus agrave qui il confiait tous ses projets Et pourtant on sait que cesdeux-lagrave eacutetaient tellement adonneacutes agrave la boisson qursquoil fallut souvent lesramener ivres du Seacutenat tous les deux

Ivres comme toujours et gonfleacutes par le vin4Virgile [113]VI 15 1Tous les commentateurs disent ici laquo lrsquoAllemagne raquo qui nrsquoeacutetait pas tregraves appreacutecieacutee

en effet des Franccedilais de lrsquoeacutepoque2Voir notamment Seacutenegraveque ([27] De la tranquilliteacute de lrsquoacircme XVII p690) laquo Liber

lrsquoinventeur du vin srsquoappelle ainsi non parce qursquoil deacutelie les langues mais parce qursquoillibegravere lrsquoacircme des soucis dont elle est esclave raquo

3Flavius Josegravephe [39] sect44

Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 21

7 On fit autant confiance agrave Cimber pour tuer Ceacutesar bien qursquoilsrsquoenivracirct souvent qursquoagrave Cassius le buveur drsquoeau Ce qui lui fit dire plai-samment laquo supporter un tyran moi qui ne puis supporter le vin raquoEt nous voyons les Allemands noyeacutes dans le vin se souvenir tout demecircme de leur quartier du mot de passe et de leur grade1

On ne les vaincra pas si facilement Juveacutenal [41]XV 47-48Tout avineacutes qursquoils sont beacutegayants titubants

8 Je nrsquoaurais pas cru qursquoil pucirct y avoir une ivresse si profondesi complegravete qursquoelle laisse pour mort si je nrsquoavais lu dans les histo-riens anciens des histoires comme celle qui suit Attale avait convieacute agravesouper Pausanias (qui plus tard tua Philippe de Maceacutedoine ce roi quimontrait par ses belles qualiteacutes quelle eacuteducation il avait reccedilue dans lamaison en compagnie drsquoEpaminondas) Et pour lrsquohumilier il le fit tel-lement boire qursquoil livra sa beauteacute sans mecircme srsquoen apercevoir commele fait une putain buissonniegravere aux muletiers et aux serviteurs les plusvils de la maison

9 Et voici ce que mrsquoa raconteacute une dame que jrsquohonore et estimefort Pregraves de Bordeaux vers Castres ougrave elle habite une villageoiseveuve et reacuteputeacutee chaste sentant les premiers effets de la grossessedisait agrave ses voisines que si elle avait un mari elle se croirait volon-tiers enceinte Mais le soupccedilon srsquoaccroissant de jour en jour et jusqursquoagravelrsquoeacutevidence elle en vint agrave faire deacuteclarer au procircne de son eacuteglise que siquelqursquoun reconnaissait ecirctre lrsquoauteur de la chose et lrsquoavouait elle pro-mettait de lui pardonner et srsquoil le jugeait bon de lrsquoeacutepouser Un de sesvalets de labourage que cette proclamation avait enhardi deacuteclara alorsqursquoil lrsquoavait trouveacutee un jour de fecircte ayant tellement bu endormie pregravesdu foyer si profondeacutement et dans une posture si indeacutecente qursquoil avaitpu se servir drsquoelle sans mecircme la reacuteveiller Ils sont marieacutes et viventencore

10 Il est certain que lrsquoAntiquiteacute nrsquoa guegravere deacutecrieacute ce vice Leseacutecrits de bien des philosophes en traitent agrave la leacutegegravere et il y en a mecircmejusque chez les Stoiumlciens2 qui vont jusqursquoagrave conseiller de se laisseraller de temps en temps agrave boire plus que de raison de srsquoenivrer pourdeacutetendre lrsquoacircme

4Le vers exact est laquo Inflatum hestero venas ut semper Iaccho raquo1A Lanly [58] conserve laquo leur rang raquo et preacutecise en note (II 16 note 14) laquo apparem-

ment la section lrsquoescouade agrave laquelle ils appartiennent raquo Je comprends diffeacuteremment2On trouve cette ideacutee dans Seacutenegraveque [96] LXXXIII

22 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

En ce noble combat aussi le grand Socrate jadisPseudo-Gallus(Maximianus)[51] I 47

Remporta dit-on la palme

A Caton ce grand censeur et correcteur des mœurs des autres ona aussi reprocheacute de boire ferme

On raconte aussi que le vieux CatonHorace [36] iii21 Reacutechauffait bien souvent sa vertu dans le vin

11 Cyrus roi de grand renom parmi toutes les qualiteacutes dont ilse pare pour se montrer supeacuterieur agrave son fregravere Artaxerxegraves met en avantcelle drsquoecirctre un bien meilleur buveur que lui1 Et dans les nations lesmieux organiseacutees et les plus policeacutees concourir agrave qui boira le plus eacutetaitde tradition Jrsquoai entendu Silvius excellent meacutedecin parisien dire quepour empecirccher notre digestion2 de devenir paresseuse pour aiguillon-ner ses forces et lui eacuteviter ainsi de srsquoengourdir il est bon de la reacuteveillerune fois par mois par un excegraves de boisson On dit aussi que les Persesdeacutelibeacuteraient sur leurs affaires apregraves avoir bu

12 Ma nature et mon goucirct sont plus opposeacutes agrave ce vice que maraison Car outre le fait que je me range facilement sous lrsquoautoriteacute desopinions des Anciens si je trouve que crsquoest vraiment un vice lacirccheet stupide il est tout de mecircme moins mauvais et moins pernicieuxque les autres qui heurtent de front la socieacuteteacute Et si nous ne pouvonsnous donner du plaisir sans qursquoil nous en coucircte un peu comme onle dit je trouve que ce vice coucircte moins agrave notre conscience que lesautres drsquoautant plus qursquoil nrsquoest pas difficile agrave satisfaire ce qui nrsquoestpas neacutegligeable

13 Un homme drsquoacircge avanceacute et de grande digniteacute me disait qursquoentreles trois principaux agreacutements de la vie qui lui restaient il comptaitcelui-lagrave Car ougrave trouver ces agreacutements sinon parmi nos penchants na-turels 3 Mais il en usait mal Il faut en cette affaire fuir la deacutelicatesseet un choix trop soigneux du vin Si vous faites reposer votre plaisir

1Plutarque [79] Artaxerxegraves II et [78] Propos de table i 42laquo estomac raquo au XVIe siegravecle avait un sens moins preacutecis qursquoaujourdrsquohui et servait

plutocirct agrave deacutesigner lrsquoappareil digestif en entier3La phrase qui preacutecegravede ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595 Soit la copie dont dis-

posaient les eacutediteurs (P Brach Mlle de Gournay) eacutetait leacutegegraverement diffeacuterente de lrsquoexem-plaire de Bordeaux soit il srsquoagit drsquoun ajout de leur propre chef Mais je pencherais plutocirctpour la premiegravere hypothegravese car on ne voit pas bien ce qui aurait pu les pousser agrave ajouterune telle reacuteflexion

Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 23

sur sa qualiteacute vous vous exposez agrave souffrir en en buvant un meacutediocreIl faut avoir le goucirct moins strict et plus relacirccheacute Pour ecirctre bon buveuril ne faut pas avoir le palais si deacutelicat

14 Les Allemands boivent agrave peu pregraves toutes sortes de vins avecle mecircme plaisir leur but crsquoest drsquoavaler plus que de deacuteguster Ils ytrouvent bien mieux leur compte leur plaisir est plus ample et plus agraveleur porteacutee Drsquoailleurs boire agrave la franccedilaise aux deux repas et modeacutereacute-ment crsquoest trop restreindre les faveurs de ce dieu Il faut y consacrerplus de temps et de perseacuteveacuterance

15 Les Anciens y consacraient souvent des nuits entiegraveres etcela se prolongeait souvent dans la journeacutee Il faut donc donner agrave notreconsommation ordinaire plus drsquoampleur et de force De mon tempsjrsquoai vu un grand seigneur1 ceacutelegravebre par ses campagnes et ses victoiresqui ne buvait guegravere moins de vingt bouteilles2 de vin au cours de sesrepas ordinaires et ne srsquoen montrait pas moins tregraves sage et tregraves aviseacuteaux deacutepens de nos affaires [franccedilaises]

16 Le plaisir auquel nous attachons de lrsquoimportance dans notreexistence doit occuper plus de place dans celle-ci Il faudrait commeles employeacutes et les travailleurs manuels ne refuser aucune occasion deboire et avoir ce deacutesir toujours en tecircte Il semble que nous en raccour-cissions chaque jour lrsquousage et que les deacutejeuners les soupers et lesgoucircters aient eacuteteacute comme je lrsquoai vu dans mon enfance bien plus freacute-quents et communs autrefois qursquoaujourdrsquohui Serait-ce le signe de ceque nous allons vers quelque ameacutelioration Certainement pas Crsquoestpeut-ecirctre au contraire que nous sommes plus porteacutes agrave la paillardiseque ne lrsquoeacutetaient nos pegraveres ce sont deux activiteacutes qui se contredisent etsrsquoaffaiblissent mutuellement Drsquoune part notre estomac srsquoest affaibliet drsquoautre part la sobrieacuteteacute nous rend plus galants et plus deacutelicats dansles exercices amoureux

17 Je mrsquoeacutetonne encore de ce que jrsquoai entendu mon pegravere racon- Le pegravere deMontaigneter agrave propos de la chasteteacute en son temps Crsquoeacutetait bien agrave lui drsquoen parler

il eacutetait assez porteacute par goucirct et par nature agrave la compagnie des femmesIl parlait peu et bien et agreacutementait son langage de citations tireacutees deslivres modernes surtout espagnols et parmi ces derniers un surtout

1Aucun commentateur de Montaigne nrsquoa identifieacute ce personnage2Montaigne eacutecrit laquo cinq lots raquo Le laquo lot raquo valait 4 pintes et la pinte un peu moins

drsquoun litre Il est difficile de croire Montaigne sur ce point On sait qursquoil nrsquoest guegravereregardant quant agrave la qualiteacute et la vraisemblance de ses laquo informations raquo

24 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

qursquoon appelle laquo Marc-Auregravele raquo1 Il eacutetait drsquoun abord doux humble etmodeste mais avec un souci particulier de la deacutecence pour sa per-sonne et ses vecirctements qursquoil fucirct agrave pied ou agrave cheval Il faisait preuvedrsquoune eacutetonnante fideacuteliteacute agrave la parole donneacutee il eacutetait consciencieux etscrupuleux drsquoune faccedilon telle que cela tendait plutocirct agrave la superstition

18 Quoique de petite taille il eacutetait plein de vigueur et drsquounestature bien droite et bien proportionneacutee son visage eacutetait agreacuteableet son teint plutocirct mat Il eacutetait adroit et excellait dans tous les noblesexercices jrsquoai vu encore moi-mecircme des cannes lesteacutees de plomb aveclesquelles on raconte qursquoil exerccedilait ses bras pour se preacuteparer agrave lancer labarre ou la pierre ou agrave lrsquoescrime et des souliers aux semelles plom-beacutees pour se rendre plus agile agrave la course et au saut Dans le saut agravepieds joints il a laisseacute le souvenir de quelques petits exploits

19 Je lrsquoai vu agrave plus de soixante ans se moquer de nos exercicesdrsquoagiliteacute se jeter avec sa robe fourreacutee sur le dos drsquoun cheval sauter ettourner au-dessus drsquoune table en se soutenant seulement par le pouce il ne montait guegravere les marches vers sa chambre que quatre agrave quatreSur le sujet dont je parle ndash la chasteteacute ndash il disait que dans toute une pro-vince il y avait agrave peine une femme de qualiteacute qui eucirct mauvaise reacuteputa-tion et il parlait de relations familiegraveres hors du commun et au-dessusde tout soupccedilon comme celles que lui-mecircme notamment entretenaitavec drsquohonnecirctes femmes Et quant agrave lui il jurait sur les saints ecirctre de-meureacute vierge jusqursquoagrave son mariage bien qursquoil eucirct pris part longuementaux guerres drsquoItalie dont il nous a laisseacute un journal qui relate point parpoint tout ce qui srsquoy passa aussi bien dans les affaires publiques quedans les siennes propres Il se maria agrave un acircge assez avanceacute en 1528 agravetrente-trois ans comme il srsquoen revenait drsquoItalie Mais revenons agrave nosbouteilles

20 Les inconveacutenients de la vieillesse qui neacutecessitent soutienet reacuteconfort pourraient bien susciter en moi avec quelque raison ledeacutesir de recourir agrave cet expeacutedient car crsquoest agrave peu pregraves le dernier desplaisirs que le cours des ans nous enlegraveve La chaleur naturelle disentles bons compagnons envahit drsquoabord les pieds crsquoest celle qui estlieacutee agrave lrsquoenfance De lagrave elle se reacutepand dans le milieu du corps ougrave ellesrsquoinstalle pour longtemps et crsquoest lagrave qursquoelle produit selon moi lesseuls veacuteritables plaisirs de la vie du corps les autres volupteacutes sont

1Marc-Auregravele ou lrsquoHorloge des Princes drsquoAntonio de Guevara qui connut un grandsuccegraves

Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 25

bien faibles en comparaison Vers la fin comme une vapeur qui monteet srsquoexhale elle parvient agrave la gorge ougrave elle fait sa derniegravere pause

21 Je ne puis pourtant pas comprendre comment on peut en ve-nir agrave allonger le plaisir de boire au-delagrave de la soif et se former en ima-gination un appeacutetit artificiel et contre nature Mon estomac ne pourraitaller jusque-lagrave il est deacutejagrave bien assez occupeacute agrave venir agrave bout de ce qursquoilabsorbe pour ses besoins De par ma constitution je ne ressens le be-soin de boire que pour compleacuteter ce que jrsquoai mangeacute crsquoest la raisonpour laquelle le dernier coup que je bois est presque toujours le plusgrand Et comme en vieillissant notre palais semble encrasseacute par lerhume ou abicircmeacute par quelque autre mauvaise disposition le vin nousparaicirct meilleur dans la mesure ougrave nous avons nettoyeacute nos papilles Entout cas il est rare que jrsquoen appreacutecie bien le goucirct degraves la premiegravere fois1

22 Anarcharsis2 srsquoeacutetonnait de voir que les Grecs buvaient dansde plus grands verres agrave la fin du repas qursquoau deacutebut crsquoeacutetait il mesemble pour la mecircme raison que celle qui pousse les Allemands agravele faire et agrave se jeter alors des deacutefis agrave qui boira le plus Platon deacutefendaux enfants de boire du vin avant dix-huit ans et de srsquoenivrer avantdrsquoavoir atteint les quarante Mais agrave ceux qui ont passeacute cet acircge il par-donne3 de srsquoy complaire et de placer largement leurs convives souslrsquoinfluence de Dyonisios ce Dieu qui rend aux hommes leur gaieteacuteet leur jeunesse aux vieillards qui adoucit et amollit les passions delrsquoacircme comme le fer srsquoamollit sous lrsquoeffet du feu

23 Dans ses Lois il considegravere que de telles assembleacutees ougrave lrsquoonboit sont utiles pourvu qursquoil y ait un chef de groupe qui puisse lesreacutegler et contenir leurs deacutebordements car lrsquoivresse constitue une ma-niegravere sucircre drsquoeacuteprouver la nature de chacun et en mecircme temps capablede donner aux personnes drsquoun certain acircge le courage de srsquoadonner auplaisir de la danse et de la musique choses pourtant utiles mais aux-quelles ils nrsquoosent se livrer dans leur eacutetat normal Car le vin est capabledrsquoinciter lrsquoacircme agrave la modeacuteration et il est bon pour la santeacute du corps

24 Toutefois il fait siennes ces restrictions en partie emprun-teacutees aux Carthaginois qursquoon eacutevite le vin dans les expeacuteditions guer-riegraveres que tout magistrat ou juge srsquoen abstienne quand il est sur lepoint drsquoaccomplir sa charge et de deacutelibeacuterer sur des affaires publiques

1Les deux phrases preacuteceacutedentes ne figurent que dans lrsquoeacutedition de 15952La source est certainement dans Diogegravene Laeumlrce[44] Anacharsis I 1043Le texte manuscrit de Montaigne comporte nettement ici laquo ordonne raquo La correction

apporteacutee par les eacutediteurs de 1595 offre un sens plus satisfaisant

26 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

qursquoon nrsquoy consacre pas la journeacutee qui doit ecirctre deacutevolue agrave drsquoautres oc-cupations ni la nuit que lrsquoon destine agrave faire des enfants

25 On raconte que le philosophe Stilpon accableacute par la vieillessehacircta volontairement sa mort en buvant du vin pur1 Crsquoest aussi le vinmais cette fois involontairement qui vint agrave bout des forces affaibliespar lrsquoacircge du philosophe Arceacutesilas Crsquoest drsquoailleurs une vieille et plai-sante question que de savoir si lrsquoacircme du sage peut succomber agrave la forcedu vin

Si le vin vient agrave bout de la sagesse bien retrancheacuteeHorace [36] III28

26 A quel degreacute de vaniteacute nous conduit cette bonne opinion quenous avons de nous Lrsquoacircme la mieux reacutegleacutee au monde la plus parfaitenrsquoa deacutejagrave que trop agrave faire pour se maintenir droite sur ses pieds et eacuteviterdrsquoecirctre terrasseacutee par sa propre faiblesse Il nrsquoen est pas une sur mille quisoit droite et ferme un seul instant dans sa vie et lrsquoon pourrait mecircmedouter que sa condition naturelle lui permicirct jamais de lrsquoecirctre Quant agrave yjoindre la constance ce serait la derniegravere des perfections ndash agrave supposerque rien ne vienne la bousculer ce que mille eacuteveacutenements peuvent faire

27 Le grand poegravete Lucregravece eut beau philosopher et faire preuvede deacutetermination un breuvage amoureux suffit pourtant agrave lui faireperdre la raison2 Pense-t-on qursquoune apoplexie ne puisse eacutetourdir aussibien Socrate qursquoun portefaix Certains ont oublieacute jusqursquoagrave leur nom dufait de la maladie et une leacutegegravere blessure a alteacutereacute le jugement de cer-tains autres On peut ecirctre sage tant qursquoon voudra on nrsquoen est pas moinshomme Et qursquoy a-t-il de plus fragile de plus miseacuterable de plus prochedu neacuteant La sagesse ne vient pas modifier nos dispositions naturelles

Sous lrsquoeffet drsquoune crainte violente on voit se reacutepandreLucregravece [46]III v 155 Sueurs et pacircleurs par tout le corps

La langue srsquoembarrasse la voix srsquoeacuteteint la vue se troubleLes oreilles sifflent et les membres deacutefaillentEt lrsquohomme enfin succombe

28 Mecircme le sage cille des yeux devant le coup qui le menaceSrsquoil est au bord drsquoun preacutecipice il ne peut que trembler comme un

1Les vins grecs eacutetaient tregraves corseacutes et tregraves alcooliseacutes un peu comme le Porto ou leMadegravere de nos jours et on les consommait coupeacutes drsquoeau

2Cette histoire serait (selon P Villey[55]) tireacutee de la Vie de Lucregravece de lrsquoobscurauteur latin Crinitus

Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 27

enfant car la Nature srsquoest reacuteserveacutee ces leacutegegraveres marques de son autoriteacutedont notre raison ne peut venir agrave bout pas plus que la vertu stoiumlquepour lui rappeler qursquoil est mortel et quelle est sa faiblesse Il pacirclit sousle coup de la peur il rougit de honte il geacutemit sous les attaques drsquouneforte crise de coliques [neacutephreacutetiques] sinon drsquoune voix deacutesespeacutereacutee etretentissante mais plutocirct enroueacutee et comme casseacutee

Qursquoil pense que rien drsquohumain ne lui est eacutetranger Teacuterence [109]I 1

29 Les poegravetes qui arrangent tout agrave leur faccedilon nrsquoosent pourtantpas dispenser leurs heacuteros de laisser couler leurs larmes

Ainsi parle Eneacutee en pleurs et il laisse partir la flotte Virgile [112]VI 1

30 Qursquoil lui suffise de modeacuterer et de brider ses inclinations ilnrsquoest pas en son pouvoir de les empecirccher Notre Plutarque lui-mecircmesi parfait et si excellent juge des actions humaines en voyant Brutuset Torquatus tuer leurs enfants fut saisi de doute et se demanda si lavertu pouvait aller agrave ces extreacutemiteacutes ou si ces personnages nrsquoavaientpas plutocirct eacuteteacute mus par quelque autre passion Toutes les actions quisortent de lrsquoordinaire sont sujettes agrave une interpreacutetation deacutefavorable dufait que notre goucirct ne srsquoadapte pas plus agrave ce qui est au-dessus qursquoagrave cequi est en dessous de lui

31 Laissons de cocircteacute lrsquoeacutecole1 qui fait expresseacutement professionde fierteacute Mais quand dans celle qui est estimeacutee la plus douce nousentendons ces vantardises de Meacutetrodore2 laquo Fortune je trsquoai devan-ceacutee et je te tiens jrsquoai barreacute toutes les issues pour que tu ne puissesmrsquoatteindre raquo

32 Quand Anaxarque sur lrsquoordre de Nicocreacuteon tyran de Chypremis dans une auge de pierre et assommeacute agrave coups de maillets de ferne cesse de dire laquo Frappez rompez ce nrsquoest pas Anaxarque crsquoestson enveloppe que vous eacutecrasez raquo3 Quand nous entendons nos mar-tyrs au milieu des flammes crier au tyran laquo Crsquoest assez rocircti de ce

1Montaigne eacutecrit laquo secte raquo Il srsquoagit probablement ici des Stoiumlciens et des Eacutepicuriensdans la phrase qui suit

2Les commentateurs ne sont pas drsquoaccord sur lrsquoidentiteacute de ce personnage pour Vil-ley il srsquoagirait de laquo Meacutetrodore de Lampsaque philosophe eacutepicurien raquo Mais A Lanlyfait observer fort justement (II 22 note 69) que laquo ce Meacutetrodore eacutetait disciple drsquoAnaxa-gore raquo et qursquoil srsquoagirait plutocirct drsquoun laquo autre Meacutetrodore neacute agrave Athegravenes vers 330 av J-Cqui fut disciple et ami drsquoEacutepicure raquo

3Cette anecdote est tireacutee de Diogegravene Laeumlrce[44] IX 39

28 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

cocircteacute deacutecoupe-le mange-le et recommence avec lrsquoautre raquo1 Quandnous entendons comme le rapporte Josegravephe cet enfant tout deacutechireacutepar les tenailles et transperceacute par les dards drsquoAntiochus deacutefier encorece dernier en criant drsquoune voix ferme et sucircre drsquoelle-mecircme laquo Tyran tuperds ton temps je me sens toujours aussi bien ougrave est cette douleurougrave sont ces tortures dont tu me menaccedilais Ne connais-tu donc quecela Ne vois-tu pas que ma constance te donne plus de peine que jenrsquoen ressens de ta cruauteacute Ocirc lacircche coquin tu trsquoavoues vaincu et moije deviens plus fort au contraire Essaie drsquoobtenir de moi des plaintesde faire en sorte que je fleacutechisse et que je me soumette si tu le peuxDonne du courage agrave tes sbires agrave tes bourreaux car voilagrave que leur cou-rage les abandonne ils nrsquoen peuvent plus Arme-les excite-les2 raquo

33 Certes on peut supposer qursquoen ces acircmes-lagrave il y a quelque deacute-rangement et quelque folie si sainte soit-elle Quand on en arrive agrave dessentences stoiumlciennes telles que laquo Jrsquoaime mieux ecirctre fou que volup-tueux raquo comme le dit Antisthegravene ou quand Sextius deacuteclare qursquoil aimemieux ecirctre transperceacute par le fer de la douleur que par celui de la vo-lupteacute quand Eacutepicure se laisse atteindre par la goutte et que refusantle repos et la santeacute il deacutefie de gaieteacute de cœur les maux qui lrsquoaccablentmeacuteprisant les douleurs les moins fortes deacutedaignant de lutter contreelles et de les combattre et qursquoil en appelle agrave de plus violentes et plusdignes de lui

Deacutelaissant ses troupeaux timides qursquoun sanglier eacutecumantVirgile [112]IV v 158 Lui vienne ou qursquoun lion fauve vienne de la montagne

34 Qui ne voit que ce sont lagrave les bonds que fait un cœur loin deson gicircte naturel Notre acircme ne saurait atteindre si haut sans quitter saplace il faudrait qursquoelle lrsquoabandonne et srsquoeacutelegraveve et prenant le mors auxdents qursquoelle emporte et transporte son homme si loin qursquoil srsquoeacutetonnelui-mecircme ensuite de ce qursquoil a fait

35 Crsquoest ainsi que dans les hauts faits de la guerre lrsquoexcitationdu combat pousse souvent des soldats courageux agrave srsquoaventurer dansdes endroits si dangereux que revenus agrave eux ils sont eux-mecircmes ef-frayeacutes de ce qursquoils ont fait Les poegravetes eux aussi sont souvent eacuteprisdrsquoadmiration pour leurs propres œuvres et ne retrouvent mecircme plusle cheminement qui les a conduits lagrave chez eux on appelle cela laquo ar-deur raquo et laquo folie raquo

1Paroles attribueacutees agrave saint Laurent cf Prudence Des Couronnes Hymne II2In Flavius Josegravephe Histoire des Macchabeacutees VIII

Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 29

36 Si comme le dit Platon1 un homme ordinaire frappe en vainagrave la porte de la poeacutesie de mecircme selon Aristote2 aucune acircme si bonnesoit-elle nrsquoest exempte drsquoun grain de folie et il a bien raison drsquoappe-ler laquo folie raquo toute envoleacutee qui si louable soit-elle deacutepasse notre proprejugement et notre raisonnement Car la sagesse est le fonctionnementbien reacutegleacute de notre acircme qursquoelle conduit avec mesure et dont elle reacute-pond Platon preacutetend donc que la faculteacute de propheacutetiser est au-delagrave denotre pouvoir et qursquoil faut ecirctre au-delagrave de nous pour lrsquoatteindre Il fautque notre sagesse soit eacutetouffeacutee par le sommeil ou par quelque maladieou bien deacuteplaceacutee par un ravissement ceacuteleste

1Platon[75] Ion sect533-534 mais aussi Seacutenegraveque [27] De la tranquilliteacute de lrsquoacircmeXVII p 691

2Montaigne prend aussi cela dans Seacutenegraveque Seacutenegraveque [27] De la tranquilliteacute delrsquoacircme XVII p 691

Chapitre 3

Une coutume de lrsquoicircle deZeacutea

1 Si philosopher crsquoest douter comme disent certains alors dire deschoses futiles et selon ma fantaisie comme je le fais crsquoest certaine-ment douter encore plus car crsquoest aux novices de questionner et dedeacutebattre et crsquoest au maicirctre de reacutesoudre les problegravemes Mon maicirctrecrsquoest lrsquoautoriteacute de la volonteacute divine qui nous dirige sans conteste etqui se situe bien au-dessus de ces vaines et humaines discussions

2 Philippe eacutetant entreacute avec son armeacutee dans le Peacuteloponnegravesequelqursquoun dit agrave Damidas que les Laceacutedeacutemoniens auraient beaucoupagrave souffrir srsquoils ne se livraient pas agrave lui laquo Quel poltron tu fais reacutepondit Plutarque [78]

xxxiv F˚ 216c

Damidas De quoi pourraient-ils souffrir ceux qui ne craignent pas lamort raquo Comme on demandait aussi agrave Agis ce qursquoun homme pouvaitfaire pour vivre libre laquo En meacuteprisant la mort raquo dit-il

3 Ces mots et mille autres du mecircme genre que lrsquoon rencontreagrave ce propos signifient eacutevidemment qursquoil ne faut pas se contenter drsquoat-tendre patiemment que la mort vienne nous prendre car il y a dans lavie des choses plus difficiles agrave supporter que la mort elle-mecircme Enteacutemoigne lrsquohistoire de cet enfant Laceacutedeacutemonien pris par Antigonos etvendu comme esclave quand son maicirctre voulut lrsquoobliger agrave commettredes actes reacutepugnants il lui dit laquo Tu verras qui tu as acheteacute Jrsquoauraishonte de servir comme esclave ayant la liberteacute agrave ma disposition raquo Etce disant il se jeta du haut de la maison

32 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

4 Comme Antipater menaccedilait brutalement les Laceacutedeacutemonienspour leur faire accepter ce qursquoil voulait ils lui dirent laquo Si tu nousmenaces de quelque chose de pire que la mort nous mourrons bienplus volontiers raquo Et agrave Philippe de Maceacutedoine qui leur avait eacutecritqursquoil srsquoopposerait agrave tous leurs projets ils reacutepondirent laquo Quoi nousCiceacuteron [20] V

14 empecirccheras-tu aussi de mourir raquo Et lrsquoon dit en effet que le sage vitaussi longtemps qursquoil le doit et non autant qursquoil le peut Le meilleurcadeau que la Nature ait pu nous faire et qui nous ocircte toute raisonde nous plaindre de notre condition crsquoest de nous avoir laisseacute la clefdes champs elle nrsquoa mis qursquoune seule entreacutee agrave la vie mais cent millefaccedilons drsquoen sortir

5 laquo Nous pouvons manquer de terre pour vivre mais nous nepouvons manquer de terre pour y mourir raquo crsquoest ce que reacutepondit Boio-catus aux Romains Pourquoi te plains-tu de ce monde Il ne te retientpas Si tu vis dans la peine crsquoest ta lacirccheteacute qui est en cause pourmourir il nrsquoest besoin que de le vouloir

La mort est partout Dieu y a bien veilleacute Seacutenegraveque [93] I151-153 On peut bien enlever la vie agrave son prochain

Mais on ne peut lui ocircter la mort Tous les chemins y megravenent

6 Et la mort nrsquoest pas seulement le remegravede drsquoune seule maladiecrsquoest le remegravede agrave tous les maux Crsquoest un port tregraves sucircr qursquoon nrsquoa jamaisagrave redouter mais souvent agrave rechercher Que lrsquohomme se donne la mortou qursquoil la subisse qursquoil aille au-devant drsquoelle ou qursquoil lrsquoattende toutrevient au mecircme drsquoougrave qursquoelle vienne crsquoest toujours la sienne Quelque soit lrsquoendroit ougrave le fil se rompe il y est tout entier crsquoest lagrave lebout de la pelote1 La mort la plus belle crsquoest celle que lrsquoon a choisieLa vie deacutepend de la volonteacute des autres mais la mort ne deacutepend quede la nocirctre Il nrsquoest pas une chose pour laquelle nous devons nousaccommoder autant de notre caractegravere qursquoen celle-lagrave La reacuteputationnrsquoa rien agrave voir avec une entreprise comme celle-lagrave et crsquoest folie desrsquoen soucier

7 Vivre crsquoest ecirctre esclave si la liberteacute de mourir nous fait deacute-faut Les proceacutedeacutes courants de la gueacuterison agissent aux deacutepens de la

1Allusion au travail des Parques Clotho filait les jours et les eacuteveacutenements de la vieet Lacheacutesis coupait le fil de celle-ci Grand ou petit le laquo fil raquo est complet au sens ougrave ilrepreacutesente une vie entiegravere

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 33

vie on nous incise on nous cauteacuterise on nous ampute on nous tiredes aliments et du sang un pas de plus et nous voilagrave gueacuteris tout agravefait Pourquoi la veine du gosier nrsquoest-elle pas aussi docile que celledu bras Aux plus fortes maladies les plus forts remegravedes Servius leGrammairien atteint par la goutte ne trouva pas de meilleure solutionque de srsquoappliquer du poison sur les jambes pour les tuer qursquoellessoient plutocirct inertes pourvu qursquoelle soient insensibles Dieu nous per-met bien de prendre congeacute quand il nous met dans un tel eacutetat que lavie est pour nous pire que la mort

8 Crsquoest une faiblesse de ceacuteder aux maux [qui nous accablent]mais crsquoest folie de les nourrir

9 Les Stoiumlciens disent que pour un sage crsquoest une faccedilon de vivreconforme agrave la nature que de renoncer agrave la vie bien qursquoil soit en pleinbonheur srsquoil le fait quand il convient Et pour le sot de se mainteniren vie bien qursquoil soit malheureux Ce qui compte crsquoest de conformersa vie pour lrsquoessentiel agrave la Nature1

10 Je nrsquooffense pas les lois faites contre les voleurs quand jrsquoem-porte ce qui mrsquoappartient ou quand je coupe ma propre bourse pasplus que celles visant les incendiaires quand je brucircle mon propre boisJe ne suis donc pas soumis aux lois faites contre les meurtriers parceque je me suis moi-mecircme ocircteacute la vie

11 Heacutegeacutesias disait que comme la faccedilon de vivre la faccedilon demourir devait deacutependre de notre choix Le philosophe Speusippe af-fligeacute drsquohydropisie depuis longtemps et qui se faisait porter en litiegravererencontrant Diogegravene srsquoeacutecria laquo Salut agrave toi Diogegravene raquo laquo Pour toi pointde salut reacutepondit celui-ci toi qui supportes de vivre dans un tel eacutetat raquoEt de fait quelque temps apregraves Speusippe las drsquoune si peacutenible exis-tence se donna la mort

12 Mais ceci ne va pourtant pas sans contestation Certains preacute-tendent en effet que nous ne pouvons abandonner notre poste dans lemonde sans lrsquoordre formel de celui qui nous y a mis et que crsquoest agraveDieu qui nous a envoyeacutes ici-bas non seulement pour nous-mecircmesmais pour sa gloire et pour servir autrui qursquoil appartient de nous faireprendre congeacute quand il lui plaira et que ce nrsquoest pas agrave nous drsquoendeacutecider On preacutetend aussi que nous ne sommes pas neacutes pour nous

1Ce passage est une sorte de traduction tregraves compliqueacutee de Ciceacuteron [16] III 18 etil est plutocirct obscur Jrsquointerpregravete assez librement ici pour tenter de lui donner un senscoheacuterent Ni la traduction de P Villey ([55] II 351 note 20 ni celle drsquoA Lanly ([58]II 27) ne mrsquoont sembleacute ici satisfaisantes

34 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

seuls mais aussi pour notre pays les lois peuvent nous demanderdes comptes dans leur inteacuterecirct propre et peuvent se retourner contrenous jusqursquoagrave nous faire peacuterir au besoin Si nous nous comportons au-trement nous sommes punis en ce monde-ci et dans lrsquoautre1

Tout pregraves se tiennent accableacutes de tristesseVirgile [112]VI 434 Ceux qui se sont donneacute la mort eux-mecircmes

Et qui haiumlssant la lumiegravere ont jeteacute leur acircme aux Enfers

13 Il faut bien plus de constance pour user la chaicircne qui nousretient que pour la rompre et plus de fermeteacute drsquoacircme chez Reacutegulusque chez Caton Crsquoest le deacutefaut de jugement et lrsquoimpatience qui nousfont hacircter le pas Aucun eacuteveacutenement facirccheux ne peut faire faire demi-tour agrave la forte vertu elle se nourrit des malheurs et de la douleur les menaces des tyrans les supplices et les bourreaux lrsquoaniment et lavivifient

Comme le checircne que la hache double eacutelagueHorace [36] IV4 57-60 Sur lrsquoAlgide feacutecond au noir feuillage

Ses pertes ses blessures le fer mecircme qui le frappeLui donnent une vigueur nouvelle

14 Et comme dit cet autre

Non la vertu nrsquoest pas ce que tu penses pegravereSeacutenegraveque [93] I190-192 La crainte de la vie ndash crsquoest faire face aux maux

Ne jamais se retourner ne jamais reculer

Dans le malheur il est facile de meacutepriser la mort Martial [50] 6115-16 Il faut plus de courage pour supporter sa condition

15 Crsquoest le fait de la couardise et non celui de la vertu quedrsquoaller se tapir dans un trou sous une massive pierre tombale poureacuteviter les coups du sort La vertu ne change pas de chemin et ne changepas drsquoallure quelque orage qursquoil fasse

Si lrsquounivers en morceaux srsquoeacutecroulaitHorace [36] III3 7-8 Elle en accepterait impavide la chute

1Le texte de 1595 ne comporte que laquo punis en lrsquoautre monde raquo Pourtant surlrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit nettement lrsquoajout manuscrit laquo et en celui cy et raquo

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 35

16 Le plus souvent pour fuir certains accidents nous sommespousseacutes vers un autre et quelquefois mecircme en fuyant la mort nousnous y jetons

Nrsquoest-ce folie que de mourir de la peur de la mort Martial [50] II80 2

17 Comme ceux qui par peur du preacutecipice srsquoy jettent eux-mecircmes

Par crainte du malheur beaucoup se mettent en peacuteril Lucain [45]VII 104-107Brave est celui qui devant le danger

Est precirct agrave lrsquoaffronter srsquoil le fautMais saura aussi lrsquoeacuteviter srsquoil le peut

Et souvent mecircme lrsquohomme qui craint la mort Lucregravece [46]79-82Prend en deacutegoucirct la vie et le jour en horreur

Il se donne la mort dans un fol deacutesespoir oubliantQue la source des maux est la peur de la mort

18 Dans ses Lois Platon condamne agrave une seacutepulture ignomi-nieuse celui qui agrave ocircteacute la vie agrave son plus proche parent et ami crsquoest-agrave-direlui-mecircme et a changeacute le cours de sa destineacutee sans y ecirctre contraint parun jugement public ni par quelque regrettable et ineacutevitable coup dusort ni pour eacutechapper agrave une honte insupportable mais agrave cause de la lacirc-cheteacute et de la faiblesse drsquoune acircme craintive Et lrsquoopinion qui deacutedaignenotre vie est ridicule car enfin cette vie crsquoest notre Etre mecircme crsquoestnotre Tout Ceux qui ont un Etre plus noble et plus riche peuvent semoquer du nocirctre mais il est contraire agrave la nature de se meacutepriser et defaire si peu de cas de soi-mecircme Crsquoest une maladie tregraves speacuteciale et quine se rencontre chez aucune autre creacuteature que lrsquoHomme que de sehaiumlr et meacutepriser soi-mecircme

19 Crsquoest une pueacuteriliteacute du mecircme genre qui nous pousse agrave vouloirecirctre diffeacuterents de ce que nous sommes Le reacutesultat de cette attitude estsans profit pour nous car il se contredit et se combat lui-mecircme celuiqui deacutesire passer de lrsquoeacutetat drsquohomme agrave celui de lrsquoange nrsquoen tire aucunavantage et de toutes faccedilons il nrsquoen vaudrait pas mieux puisqursquoilne serait plus lagrave qui donc pourrait se reacutejouir de ce changement et leressentir agrave sa place

Pour eacuteprouver malheur et souffrance agrave venir Lucregravece [46]874Il faut bien que lrsquoon vive quand cela se produit

36 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

20 La seacutecuriteacute lrsquoinsensibiliteacute agrave la douleur lrsquoimpassibiliteacute leretrait des maux de cette vie tout ce que nous achetons au prix denotre mort tout cela ne nous procure aucun avantage crsquoest en vainque celui qui ne peut jouir de la paix eacutevite la guerre crsquoest en vain qursquoilfuit la peine celui qui ne peut savourer le repos

21 Parmi les partisans du suicide il y a eu un grand deacutebat sur laquestion laquo quelles occasions sont assez fondeacutees pour faire prendre agraveun homme le parti de se tuer raquo On appelle cela laquo sortie raisonnable1 raquoCar bien que lrsquoon preacutetende qursquoon meurt souvent pour des causes insi-gnifiantes puisque celles qui nous maintiennent en vie ne sont guegravereimportantes il faut pourtant apporter quelque mesure en cette affaireIl y a des sentiments eacutetranges et irrationnels qui ont pousseacute non seule-ment certains hommes mais des peuples tout entiers agrave se deacutetruireJrsquoen ai donneacute plus haut des exemples2 et nous apprenons aussi dansles livres que les vierges mileacutesiennes mues par une fureur geacuteneacuterale sependaient les unes apregraves les autres jusqursquoagrave ce que le magistrat y metteun terme en ordonnant que celles qui seraient trouveacutees ainsi penduesfussent traicircneacutees par toute la ville avec leur corde et toutes nues

22 Threicion exhorta Cleacuteomegravene agrave se tuer agrave cause de la mau-vaise situation de ses affaires alors qursquoil venait de fuir une mort plushonorable lors de la bataille qursquoil venait de perdre et agrave accepter celle-ci moins honorable mais qui du moins ne permettrait pas au vain-queur de lui imposer une mort ou une vie honteuses Cleomegravene faisantpreuve alors drsquoun courage digne des Laceacutedeacutemoniens et des Stoiumlquesrefusa ce conseil comme eacutetant lacircche et effeacutemineacute laquo crsquoest un expeacutedientdit-il qui ne me fera jamais deacutefaut mais dont il ne faut pas user aussilongtemps que subsiste la moindre espeacuterance vivre est quelquefoisune preuve de constance et de vaillance et je veux que ma mort elle-mecircme serve mon pays je veux qursquoelle soit un acte drsquohonneur et decourage raquo Threacuteicion ne crut qursquoen lui-mecircme et se tua Cleacuteomegravene enfit autant mais plus tard apregraves avoir tenteacute la derniegravere chance qui luirestait Tous les maux ne valent pas la peine qursquoon veuille mourir pourleur eacutechapper

23 Et de plus les choses humaines sont tellement sujettes auxchangements qursquoil est bien difficile de dire agrave quel moment aucun nrsquoes-poir nrsquoest plus possible

1Dans le texte de 1595 lrsquoexpression est en grec2Cf Livre I chapitre 14

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 37

Mecircme eacutetendu dans la cruelle aregravene le gladiateur vaincu Juste Lipse [40]Saturn sermlibri Œuvres1637 t III p541

Espegravere vivre encore bien que la foule menaccedilanteAit tourneacute le pouce vers le sol1

24 Un ancien proverbe dit que tous les espoirs sont permis tantque lrsquoon est en vie Seacutenegraveque reacutepond agrave cela laquo Oui mais pourquoiaurais-je dans lrsquoideacutee que le sort peut tout faire pour celui qui est vivantplutocirct que de penser au contraire que le sort ne peut rien contre celuiqui sait mourir raquo On voit par exemple Josegravephe menaceacute drsquoun dan-ger si eacutevident et si proche parce que le peuple entier srsquoeacutetait souleveacutecontre lui qursquoil nrsquoavait raisonnablement aucun moyen drsquoen reacutechapper et pourtant comme un de ses amis lui conseillait de se suicider bienlui en prit de srsquoobstiner agrave espeacuterer car le sort sans aucune explicationhumaine possible deacutetourna ce malheur si bien qursquoil y eacutechappa sanssubir aucun mal Cassius et Brutus au contraire achevegraverent de mettrefin agrave ce qui restait de la liberteacute romaine dont ils eacutetaient pourtant lesprotecteurs par la preacutecipitation et la hacircte avec lesquelles ils se tuegraverentavant que le moment soit opportun et les circonstances favorables2

25 A la bataille de Serisolles3 Monsieur drsquoEnghien deacutesespeacutereacutepar la tournure du combat fort deacutesastreuse agrave lrsquoendroit ougrave il se trouvaittenta par deux fois de se trancher la gorge avec son eacutepeacutee et faillit parsa preacutecipitation se priver drsquoune bien belle victoire4

26 Jrsquoai vu cent liegravevres srsquoeacutechapper jusque sous les dents des leacute-vriers

Tel a surveacutecu agrave son bourreau Seacutenegraveque [96]XIII

Souvent le temps et les jours si divers dans leur cours Virgile [112]XI 425

1Le geste de tourner le pouce vers le bas signifiait que la mise agrave mort eacutetait souhaiteacutee2Apregraves le meurtre de Ceacutesar Brutus Cassius et leurs partisans durent srsquoenfuir de

Rome Antoine ayant souleveacute le peuple contre eux Ils se rendirent maicirctres de lrsquoOrientMais en 42 en Maceacutedoine Cassius battu agrave lrsquoaile gauche par les troupes drsquoAntoine etOctave se tua sans savoir que Brutus eacutetait vainqueur sur lrsquoaile droite Et Brutus qui dutse replier le lendemain apregraves une nouvelle bataille se jeta sur sa propre eacutepeacutee (DrsquoapregravesA Lanly II 30 note 57)

3La bataille eut lieu le 15 Avril 1544 Selon lrsquoeacutedition Strowski [52] t IV p 182 blaquo Montaigne a peut-ecirctre pris ceci dans les Commentaires de Montluc qursquoil a pu connaicirctreen manuscrit et qui ont paru lrsquoanneacutee mecircme de sa mort en 1592 raquo Voici le texte deMontluc laquo Monsieur de Pignan de Montpellier qursquoestoict a luy me dit par deux foisil se donna [sic] de la pointe de lrsquoespeacutee dans le gorgerin se volant thuer soy-mesmeset me dict au retour qursquoil srsquoestoict veu en tel estat lors qursquoil eust voulu qursquoon luy eustdonneacute de lrsquoespeacutee dans la gorge raquo

4Ce paragraphe ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595

38 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Ont reacutetabli des destins compromis et souvent la FortuneRevenue vers ceux qursquoelle avait abattus les a mis en lieu sucircr

27 Pline dit qursquoil nrsquoy a que trois sortes de maladie que lrsquoon a ledroit drsquoeacuteviter en se tuant Et la plus peacutenible des trois crsquoest celle de lalaquo pierre raquo dans la vessie quand elle cause une reacutetention drsquourine1 Seacute-negraveque lui ne cite que celles qui perturbent pour longtemps les faculteacutesde lrsquoesprit

28 Il en est qui considegraverent qursquoil vaut mieux mourir agrave sa guiseplutocirct que drsquoencourir une mort plus atroce Damocrite chef des Eacuteto-liens emmeneacute comme prisonnier agrave Rome trouva le moyen de srsquoeacutevaderpendant la nuit Mais poursuivi par ses gardes il se passa lrsquoeacutepeacutee agrave tra-vers le corps

29 Antinouumls et Theacuteodote voyant leur ville drsquoEacutepire reacuteduite agrave laderniegravere extreacutemiteacute par les Romains proposegraverent au peuple un suicidecollectif mais ceux qui eacutetaient drsquoavis de se rendre lrsquoayant emporteacute ilsallegraverent au devant de la mort en se ruant sur les ennemis ayant bienlrsquointention drsquoattaquer et non de se proteacuteger

30 Lrsquoicircle de Gozzo2 ayant eacuteteacute enleveacutee par les Turcs il y a quelquesanneacutees un Sicilien qui avait deux jolies filles bonnes agrave marier les tuade sa main et leur megravere ensuite accourue en apprenant leur mort Celafait sortant dans la rue avec une arbalegravete et une arquebuse il tua endeux coups les deux premiers Turcs qui srsquoapprochegraverent de sa portepuis mettant lrsquoeacutepeacutee au poing il se lanccedila furieusement au combat ougraveil fut mis en piegraveces Ainsi eacutechappa-t-il agrave lrsquoesclavage apregraves en avoirdeacutelivreacute les siens

31 Les femmes juives apregraves avoir fait circoncire leurs enfantsse jetaient avec eux dans des preacutecipices pour eacutechapper agrave la cruauteacutedrsquoAntiochus On mrsquoa raconteacute qursquoun prisonnier de qualiteacute se trouvanten prison et ses parents ayant eacuteteacute avertis qursquoil serait certainementcondamneacute ceux-ci pour eacuteviter lrsquoinfamie drsquoune telle mort chargegraverentun precirctre de dire au malheureux que le meilleur moyen qursquoil avait dese libeacuterer eacutetait de se recommander agrave tel saint en faisant tel et tel vœu

1Montaigne on le sait a souffert une grande partie de sa vie de laquo coliques neacutephreacute-tiques raquo ndash comme on appelle aujourdrsquohui ce qursquoil appelait la laquo maladie de la pierre raquo

2Goze Gozzo est une petite icircle agrave lrsquoouest de Malte La source de cette histoire setrouve dans Guillaume Paradin Histoire de son temps 1575 f˚ 99 v˚ (Le passage ougrave ilest question de cette icircle est une addition manuscrite sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquodonc posteacuterieure agrave 1588)

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 39

de ne rien manger du tout durant huit jours quelque deacutefaillance et fai-blesse qursquoil en ressenticirct Ce qursquoil fit et ainsi eacutechappa du mecircme coupet sans mecircme y penser agrave la vie et au danger qui la menaccedilait

32 Scribonia conseilla agrave son neveu Libo de se suicider plutocirctque de srsquoen remettre agrave la justice il lui dit que crsquoeacutetait vraiment faire lejeu des autres que de conserver la vie pour la remettre entre les mainsde ceux qui viendraient la lui prendre trois ou quatre jours plus tard etque crsquoeacutetait rendre service agrave ses ennemis que de garder son sang pourle leur offrir comme agrave la cureacutee

33 On lit dans la Bible que Nicanor perseacutecuteur de ceux quisuivaient la loi de Dieu avait envoyeacute ses sbires pour se saisir du bonvieillard Rasias surnommeacute le laquo Pegravere des Juifs raquo agrave cause de sa vertu Cebrave homme voyant qursquoil nrsquoy avait plus rien agrave faire que sa porte eacutetaitbrucircleacutee et que ses ennemis eacutetaient precircts agrave le saisir choisit courageu-sement de mourir plutocirct que de tomber entre les mains des soudardset se laisser maltraiter contre lrsquohonneur ducirc agrave son rang et il se frappade son eacutepeacutee Mais dans sa hacircte il ne put ajuster le coup et courutalors se jeter du haut drsquoun mur passant agrave travers la troupe qui srsquoeacutecartapour lui laisser passage et tomba la tecircte la premiegravere Mais conservantneacuteanmoins quelque reste de vie encore il rassembla son courage et seredressa tout ensanglanteacute et meurtri fendit la foule parvint jusqursquoagraveun rocher abrupt et escarpeacute et lagrave nrsquoen pouvant plus il saisit agrave deuxmains ses entrailles par lrsquoune de ses plaies beacuteantes et les jeta sur sespoursuivants appelant sur eux la vengeance de Dieu qursquoil prenait agraveteacutemoin

34 De toutes les violences qui sont infligeacutees agrave la consciencela plus condamnable agrave mon avis est celle qui attente agrave la chasteteacute desfemmes parce que srsquoy mecircle naturellement quelque plaisir corporel etque de ce fait la reacutesistance opposeacutee ne peut ecirctre complegravete et qursquoagrave laforce se trouve mecircleacutee peut-ecirctre quelque acquiescement Lrsquohistoire eacutec-cleacutesiastique fait grand cas de plusieurs exemples de personnes deacutevotesqui demandegraverent agrave la mort de les garantir contre les outrages que lestyrans srsquoapprecirctaient agrave faire subir agrave leur foi et agrave leur conscience1 Peacutela-gie et Sophronie furent toutes deux canoniseacutees Sophronie se tua en sepreacutecipitant dans la riviegravere avec sa megravere et ses sœurs pour eacuteviter drsquoecirctre

1Dans lrsquoeacutedition de 1588 la phrase concernant laquo Peacutelagie et Sophronie raquo se trouvaitplaceacutee avant celle qui commence par laquo Lrsquohistoire eccleacutesiastique raquo

40 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

violeacutee avec elles par des soldats et Peacutelagie elle se tua pour eacuteviterdrsquoecirctre violeacutee par lrsquoEmpereur Maxence

35 Ce sera peut-ecirctre un honneur pour nous dans les siegravecles fu-turs que lrsquoon sache qursquoun savant de notre temps et notamment unparisien1 srsquoest mis en peine de persuader les dames de notre eacutepoqueqursquoelles devaient plutocirct choisir une autre faccedilon de faire que de ceacutederau deacutesespoir et adopter une aussi horrible solution Je regrette qursquoilnrsquoait pas connu pour lrsquoajouter agrave ses contes ce bon mot que jrsquoapprisagrave Toulouse drsquoune femme passeacutee entre les mains de quelques soldats laquo Dieu soit loueacute dit-elle qursquoune fois dans ma vie au moins je mrsquoensois soucircleacutee sans peacutecheacute raquo

36 En veacuteriteacute ces cruauteacutes ne sont pas dignes de la douceur fran-ccedilaise Et Dieu merci elles nrsquoempoisonnent plus notre air depuis celouable avertissement laquo Il suffit qursquoelles disent ldquoNonrdquo en le faisant raquosuivant la regravegle de ce cher Marot

37 Lrsquohistoire abonde en exemples de gens qui de toutes sortesde faccedilons ont eacutechangeacute contre la mort une vie de douleurs LuciusAruntius se tua pour fuir disait-il lrsquoavenir aussi bien que le passeacuteTacite [100]

VI 48 1-3 Granius Silvanus et Statius Proximus se tuegraverent apregraves avoir obtenu lepardon de Neacuteron soit parce qursquoils ne voulaient pas tenir leur vie dela gracircce drsquoun homme si deacutetestable soit pour ne pas risquer drsquoavoir agraveimplorer son pardon une seconde fois tellement il eacutetait courant chezlui de soupccedilonner et drsquoaccuser les gens honnecirctes

38 Spargapizegraves fils de la reine Tomyris prisonnier de guerre deCyrus employa pour se suicider la premiegravere faveur qursquoil lui fit en leTacite [100]

XV 714 faisant deacutetacher nrsquoayant pas attendu autre chose de sa liberteacute que depouvoir se venger sur lui-mecircme de la honte drsquoavoir eacuteteacute pris

39 Bogez gouverneur drsquoEion pour le compte du roi Xerxegraveseacutetant assieacutegeacute par lrsquoarmeacutee atheacutenienne conduite par Cimon refusa lemarcheacute qui lui eacutetait proposeacute de srsquoen retourner en toute seacutecuriteacute en Asieavec tous ses biens ne pouvant supporter de survivre agrave la perte de ceque son maicirctre lui avait confieacute et apregraves avoir deacutefendu jusqursquoau boutsa ville ougrave il ne restait plus rien agrave manger il jeta drsquoabord dans leStrymon tout lrsquoor et tout ce qui lui sembla pouvoir constituer un butinpour lrsquoennemi puis ayant donneacute lrsquoordre drsquoallumer un grand bucirccher etdrsquoeacutegorger femmes et enfants concubines et serviteurs il les mit dansle feu et srsquoy jeta lui-mecircme

1Il srsquoagit drsquoHenri Estienne dans son Apologie pour Heacuterodote XV xxii

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 41

40 Ninachetuen seigneur indien1 ayant senti que le vice-roi duPortugal songeait agrave le deacuteposseacuteder sans aucune raison apparente de lacharge qursquoil exerccedilait en la presqursquoicircle de Malacca pour lrsquoattribuer auroi de Campar prit en secret cette reacutesolution il fit dresser une estradeplus longue que large reposant sur des colonnes tapisseacutee avec un luxeroyal et abondamment orneacutee de fleurs et de parfums puis vecirctu drsquounerobe de drap drsquoor incrusteacutee drsquoune quantiteacute de pierreries de grand prixil sortit dans la rue et gravit lrsquoescalier menant agrave lrsquoestrade sur laquelleun bucirccher de bois aromatiques avait eacuteteacute allumeacute dans un coin

41 La foule accourut pour voir agrave quelles fins avaient eacuteteacute faitsces preacuteparatifs inaccoutumeacutes Ninachetuen exposa alors avec un vi-sage courrouceacute et deacutetermineacute lrsquoobligation que la nation portugaise avaitenvers lui comment il srsquoeacutetait comporteacute fidegravelement dans sa charge qursquoayant si souvent montreacute aux autres les armes agrave la main que lrsquohon-neur lui eacutetait bien plus cher que la vie il nrsquoeacutetait pas homme agrave en aban-donner le soin pour son inteacuterecirct personnel que le sort lui refusant toutmoyen de srsquoopposer agrave lrsquoinjure qursquoon voulait lui faire son courage luiordonnait de faire cesser la souffrance que cela lui causait et de ne passervir de fable pour le peuple ni de triomphe pour des personnes quivalaient moins que lui Cela dit il se jeta dans le brasier

42 Sextilia femme de Scaurus et Paxea femme de Labeo pourpermettre agrave leurs maris de fuir les dangers qui les menaccedilaient et aux-quels elles nrsquoeacutetaient mecircleacutees que par affection conjugale risquegraverent leurpropre vie pour leur venir en aide leur servant drsquoexemple et leur tenantcompagnie dans une situation extrecircmement critique Et ce qursquoelles Tacite [100]

VI 29avaient fait pour leurs maris Cocceius Nerva le fit pour sa patrie avecmoins de succegraves mais avec autant drsquoamour Ce grand jurisconsulteen parfaite santeacute riche et reacuteputeacute et bien en cour aupregraves de lrsquoEmpe-reur eacutetait tellement affligeacute par lrsquoeacutetat deacuteplorable des affaires publiquesromaines qursquoil se tua pour cette seule raison

43 On ne peut rien ajouter agrave la deacutelicatesse de la mort de lafemme de Fulvius familier drsquoAuguste2 Auguste avait deacutecouvert queFulvius avait laisseacute filtrer un secret important qursquoil lui avait confieacute etquand Fulvius vint le voir le matin il lui en fit grise mine Fulviussrsquoen retourna chez lui deacutesespeacutereacute et dit piteusement agrave sa femme que lemalheur dans lequel il eacutetait tombeacute eacutetait si grand qursquoil eacutetait reacutesolu agrave sesuicider laquo Ce ne sera que justice puisque tu ne trsquoes pas meacutefieacute de mes

1Cette histoire est raconteacutee dans le livre de Simon Goulard [30] IX xxvii f˚ 278 r˚2Voir Plutarque [78] IX Du trop parler

42 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

bavardages dont tu avais pourtant souvent eacuteprouveacute la leacutegegravereteacute Maislaisse-moi me tuer la premiegravere raquo Et sans balancer plus longtemps ellese passa une eacutepeacutee agrave travers le corps

44 Deacutesespeacuterant de sauver sa ville [Capoue] assieacutegeacutee par les Ro-Tite-Live [105]XXVI13-14-15

mains et drsquoobtenir leur miseacutericorde malgreacute plusieurs tentatives faitesen ce sens Vibius Virius lors de la derniegravere deacutelibeacuteration du Seacutenat de laville arriva finalement agrave cette conclusion que le mieux eacutetait drsquoeacutechap-per par leurs propres mains au sort qui les attendait ainsi les ennemisles tiendraient-ils en haute estime et Hannibal comprendrait qursquoil avaitabandonneacute des amis ocirc combien fidegraveles Il convia donc ceux qui lrsquoap-prouvaient agrave un bon souper preacutepareacute chez lui et apregraves avoir fait bonnechegravere agrave boire ensemble ce qui leur serait preacutesenteacute breuvage qui deacuteli-vrerait leurs corps des souffrances leurs acircmes des insultes leurs yeuxet leurs oreilles de tous ces vilains maux que les vaincus ont agrave endurerde la part de vainqueurs tregraves cruels et outrageacutes laquo Jrsquoai dit-il pris desdispositions pour qursquoil y ait des gens precircts agrave nous jeter dans un bucirccherdevant ma porte quand nous aurons expireacute raquo

45 Nombreux furent ceux qui approuvegraverent cette noble reacuteso-lution mais bien peu lrsquoimitegraverent Vingt-sept seacutenateurs le suivirent etapregraves avoir tenteacute de noyer dans le vin la peacutenible penseacutee de ce qui al-lait suivre terminegraverent leur repas en prenant de ce plat mortel Puissrsquoembrassant les uns les autres apregraves avoir deacuteploreacute ensemble le tristesort de leur pays les uns se retiregraverent chez eux les autres demeuregraverentavec Vibius pour ecirctre jeteacutes dans le feu avec lui Ils eurent tous une silongue agonie le vin ayant empli leurs veines et retardeacute lrsquoeffet du poi-son que certains faillirent agrave une heure pregraves voir les ennemis entrerdans Capoue qui fut prise le lendemain et manquegraverent de subir lesmisegraveres qursquoils avaient si chegraverement voulu fuir

46 Taurea Jubellius un autre citoyen de la ville rencontrant leconsul Fulvius qui revenait apregraves avoir fait une honteuse boucheriedes deux cent vingt-cinq seacutenateurs lrsquointerpella fiegraverement par son nomet lui dit laquo Commande qursquoon me massacre aussi apregraves tant drsquoautresafin que tu puisses te vanter drsquoavoir tueacute un homme bien plus vaillantque toi raquo Et comme Fulvius le deacutedaignait le prenant pour un fou etaussi parce qursquoil venait de recevoir des nouvelles1 de Rome ougrave lrsquooncondamnait la sauvagerie de ses exeacutecutions et qui lui liaient les mains

1A Lanly ([58] II 34 note 94) fait tregraves justement remarquer que traduire laquo litteras raquodu texte de Tite-Live par laquo lettres raquo est un latinisme (pour ne pas dire une erreur) carlaquo on sait que litteras (plur) signifie ldquoune lettrerdquo raquo Selon Tite-Live en effet Fulvius avait

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 43

Jubellius poursuivit ainsi laquo Puisque ma patrie est envahie que mesamis sont morts que jrsquoai tueacute de ma main ma femme et mes enfantspour les soustraire agrave la deacutesolation de ce deacutesastre et qursquoil mrsquoest impos-sible de mourir de la mecircme faccedilon que mes concitoyens demandons agravela vertu de me deacutelivrer de cette vie odieuse raquo Et tirant un glaive qursquoiltenait cacheacute il srsquoen transperccedila la poitrine et tomba agrave la renverse auxpieds du consul

47 Alors qursquoAlexandre assieacutegeait une ville des Indes ceux quisrsquoy trouvaient se voyant condamneacutes prirent la courageuse reacutesolution Quinte-Curce

[83] IX 4de le priver du plaisir de cette victoire et malgreacute lrsquohumaniteacute qursquoonlui precirctait preacutefeacuteregraverent se faire brucircler tous ensemble en mecircme tempsque leur ville Voilagrave bien une guerre drsquoun type nouveau les ennemiscombattaient pour les sauver et eux pour se perdre et faisaient pourassurer leur mort tout ce que lrsquoon fait drsquoordinaire pour assurer sa vie

48 Les habitants firent alors sur la place un grand tas de leursbiens et de leurs meubles firent monter lagrave-dessus femmes et enfantsentouregraverent tout cela de bois et de mateacuteriaux faciles agrave enflammeret ayant laisseacute sur place cinquante jeunes hommes pour exeacutecuter ceqursquoils avaient reacutesolu tentegraverent une sortie ougrave comme ils lrsquoavaient sou-haiteacute faute de pouvoir lrsquoemporter ils se firent tous tuer Les cinquantehommes resteacutes au-dedans apregraves avoir massacreacute toute acircme encore vi-vante trouveacutee de par la ville et avoir mis le feu au bucirccher srsquoy jetegraverenteux aussi preacutefeacuterant mettre fin agrave leur noble liberteacute en devenant insen-sibles agrave jamais plutocirct que drsquoendurer les souffrances et la honte Ilsmontraient ainsi aux ennemis que si le sort lrsquoavait voulu ils auraienteu aussi bien le courage de leur ocircter la victoire que celui de les en frus-trer en faisant en sorte qursquoelle soit hideuse et mecircme mortelle commeil en fut pour tous ceux qui attireacutes par la lueur de lrsquoor qui coulait dansces flammes srsquoen eacutetaient trop approcheacutes et y peacuterirent suffoqueacutes et brucirc-leacutes car la foule qui srsquoy pressait eacutetait telle qursquoils ne pouvaient parveniragrave srsquoeacutecarter

49 Les Abydeacuteens1 serreacutes de pregraves par Philippe [de Maceacutedoine]se reacutesolurent agrave faire de mecircme Mais ayant trop peu de temps pour celale roi ne supporta pas de voir cette exeacutecution faite dans une telle preacute-cipitation et apregraves avoir saisi les treacutesors et les meubles qursquoils avaient

bien reccedilu une lettre ndash mais agrave laquelle eacutetait jointe le senatusconsulte qui condamnait sesactes Crsquoest pourquoi jrsquoai preacutefeacutereacute traduire par laquo des nouvelles raquo

1Abydeacuteens habitants de la ville drsquoAbydos sur lrsquoHellespont Source de lrsquoeacutepisode Tite-Live [105] XXI 17-18

44 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

disposeacutes en divers endroits et qursquoils destinaient au feu ou agrave la destruc-tion retira ses soldats et leur accorda trois jours pour se tuer en bonordre et tout agrave leur aise Ce furent trois jours de sang et de meurtresau-delagrave mecircme de la cruauteacute que lrsquoon eucirct attendue drsquoun ennemi et per-sonne nrsquoen reacutechappa agrave moins drsquoen avoir eacuteteacute mateacuteriellement empecirccheacuteIl y a une multitude drsquoexemples de deacutecisions de cette sorte prises parle peuple et qui semblent drsquoautant plus effroyables que lrsquoeffet en estplus universel Elles le sont pourtant moins que des reacutesolutions indivi-duelles ce que la raison ne pourrait faire en chacun elle lrsquoopegravere surtous car lrsquoexaltation collective annihile le jugement individuel

50 Du temps de Tibegravere les condamneacutes en attente de leur exeacutecu-tion perdaient leurs biens et se voyaient priveacutes de seacutepulture Mais ceuxqui lrsquoanticipaient en se suicidant eacutetaient enterreacutes et pouvaient reacutedigerun testament

51 Mais il arrive aussi que lrsquoon deacutesire mourir dans lrsquoespoir drsquounplus grand bien laquo Je deacutesire dit saint Paul1 ecirctre deacutetruit pour ecirctre avecJeacutesus-Christ raquo Et aussi2 laquo Qui me deacutelivrera de ces liens raquo Cleacuteom-brotos Ambraciota ayant lu le laquo Pheacutedon raquo de Platon fut tellement seacute-duit par la vie future que sans autre raison il alla se preacutecipiter dans lamer On voit par lagrave combien il est impropre drsquoappeler laquo deacutesespoir raquocette destruction volontaire agrave laquelle lrsquoardeur de lrsquoespeacuterance nousconduit souvent et souvent aussi une tranquille et calme deacutetermina-tion fondeacutee sur le jugement Jacques du Chastel eacutevecircque de Soissonslors du voyage que Saint-Louis effectua outre-mer voyant que le roisrsquoapprecirctait agrave revenir en France avec toute lrsquoarmeacutee sans avoir vraimentreacutegleacute les questions religieuses preacutefeacutera3 srsquoen aller au Paradis et apregravesavoir dit adieu agrave ses amis srsquoeacutelanccedila seul contre lrsquoarmeacutee ennemie agrave lavue de tous et fut mis en piegraveces

52 Dans un royaume des terres nouvellement deacutecouvertes4 lejour drsquoune procession solennelle quand lrsquoidole adoreacutee du peuple estpromeneacutee en public sur un char drsquoune taille surprenante on en voitqui se taillent des morceaux de leur chair pour les lui offrir et certains

1Dans lrsquoEacutepicirctre aux Philippiens (I 23)2Aux Romains VII 243Montaigne eacutecrit laquo plus tost raquo En choisissant la mort lrsquoeacutevecircque arriva probablement

laquo plus tocirct raquo au Paradis en effet mais il me semble qursquoil faut plutocirct voir ici une op-position entre laquo rentrer en France raquo et laquo aller au Paradis raquo Drsquoougrave ma traduction parlaquo preacutefeacutera raquo

4Il ne srsquoagit pas seulement de lrsquoAmeacuterique mais aussi comme ici des Indes

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 45

mecircme se prosternent au milieu de la place se faisant rompre et eacutecrasersous les roues pour acqueacuterir apregraves leur mort la veacuteneacuteration due agrave leursainteteacute

53 Dans le cas de cet eacutevecircque [dont parle Tacite1] mort lesarmes au poing la noblesse lrsquoemporte sur les sentiments car lrsquoardeurdu combat accaparait en partie ces derniers

54 Certains eacutetats ont voulu eacutedicter des regravegles pour deacutecider si lesmorts volontaires eacutetaient justifieacutees et opportunes ndash ou non A Marseilleon conservait aux frais de la citeacute dans les temps anciens du poisonagrave base de cigueuml pour ceux qui voulaient hacircter leur fin Ils devaientdrsquoabord faire approuver leur deacutecision par les Six Cents crsquoest-agrave-direleur Seacutenat car il nrsquoeacutetait pas admis de porter la main sur soi autrementqursquoavec lrsquoaccord drsquoun magistrat et pour des causes jugeacutees leacutegitimes

55 Cette loi existait aussi ailleurs Sextus Pompeacutee2 allant enAsie passa par lrsquoicircle de Zeacutea de Neacutegrepont Pendant qursquoil srsquoy trouvait iladvint par hasard (comme nous lrsquoapprit un de ses gens) qursquoune femmede grand prestige ayant rendu compte agrave ses concitoyens des raisonsqui lrsquoamenaient agrave vouloir mourir pria Pompeacutee drsquoassister agrave sa mortpour la rendre plus honorable ce qursquoil fit Et apregraves avoir longtempsmais en vain employeacute lrsquoeacuteloquence dans laquelle pourtant il excellaitpour tenter de la persuader drsquoabandonner ce dessein il accepta enfinqursquoelle ficirct ce qursquoelle deacutesirait Elle avait passeacute quatre vingt dix ans dansun eacutetat physique et moral tregraves heureux mais ce jour-lagrave coucheacutee surson lit et mieux pareacutee que de coutume appuyeacutee sur le coude elle dit laquo Que les dieux et plutocirct ceux que je laisse que ceux que je mrsquoapprecircteagrave retrouver te sachent greacute ocirc Pompeacutee de nrsquoavoir pas deacutedaigneacute de meconseiller la vie et drsquoecirctre le teacutemoin de ma mort Pour ma part le des-tin mrsquoayant toujours montreacute un visage favorable de peur que lrsquoenviede trop vivre ne mrsquoen fasse voir un contraire je mrsquoen vais par uneheureuse fin donner congeacute aux restes de mon acircme en laissant de moideux filles et une leacutegion de petits enfants raquo

56 Cela fait ayant exhorteacute les siens en leur precircchant lrsquounionet la paix leur ayant partageacute ses biens et recommandeacute sa fille aicircneacuteeaux dieux de la maison elle prit drsquoune main sucircre la coupe ougrave se trou-vait le poison et ayant fait ses deacutevotions agrave Mercure lrsquoayant prieacute de laconduire en un seacutejour heureux dans lrsquoautre monde elle avala brusque-ment le breuvage mortel Puis elle informa lrsquoassistance des progregraves du

1Cf Tacite [100] VI xxix 1-22Le plus jeune des fils de Pompeacutee apregraves avoir fait la guerre aux triumvirs il fut

vaincu par Agrippa et srsquoenfuit agrave Milet ougrave il fut assassineacute par un officier drsquoAntoine

46 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

poison comment les diverses parties de son corps se sentaient saisiespar le froid lrsquoune apregraves lrsquoautre jusqursquoagrave ce que ayant dit qursquoil lui enva-hissait le cœur et les entrailles elle appelacirct ses filles pour remplir leurdernier devoir et lui fermer les yeux

57 Pline raconte que chez certain peuple hyperboreacuteen du faitde la douce tempeacuterature de lrsquoair les vies ne se terminent ordinairementque par la volonteacute des habitants eux-mecircmes Mais eacutetant las et saouls devivre ils ont coutume agrave un acircge avanceacute apregraves avoir fait bonne chegraverede se preacutecipiter dans la mer du haut drsquoun certain rocher reacuteserveacute agrave cetusage

58 Une souffrance insupportable1 et une mort encore pire mesemblent les plus excusables incitations au suicide

1Le mot laquo insupportable raquo a eacuteteacute rajouteacute agrave la main sur laquo lrsquoexemplaire de Bordeaux raquoCurieusement ce mot ne figure pas dans lrsquoeacutedition de 1595 Preuve que Mlle de Gournayet P de Brach disposaient drsquoune copie quelque peu diffeacuterente ou simple oubli

Chapitre 4

On verra ccedila demain

1 Crsquoest avec raison me semble-t-il que je deacutecerne la palme agraveJacques Amyot sur tous nos eacutecrivains franccedilais Crsquoest drsquoabord agrave causedu naturel et de la pureteacute de sa langue en quoi il surpasse tous lesautres pour la constance mise agrave un travail aussi long et pour la pro-fondeur de son savoir qui lui a permis de reacuteveacuteler avec tant de bonheurun auteur si eacutepineux et si ardu Car on peut me dire ce que lrsquoon veut certes je nrsquoentends rien au Grec mais le sens est si bien ajusteacute et coheacute-rent dans toute sa traduction qursquoil est eacutevident qursquoil a vraiment perceacutela penseacutee mecircme de lrsquoauteur ou bien qursquoune longue freacutequentation lui apermis drsquointeacutegrer agrave son propre esprit lrsquoessentiel de celui de Plutarqueau point qursquoil ne puisse rien lui precircter qui vienne le deacutementir ou quipuisse le contredire Mais par-dessus tout je lui sais greacute drsquoavoir sufaire le choix drsquoun livre aussi noble pour en faire preacutesent agrave son pays siagrave propos2

2 Nous autres les ignorants aurions eacuteteacute perdus si ce livre nenous avait pas tireacutes du bourbier gracircce agrave lui nous osons agrave lrsquoheureqursquoil est parler et eacutecrire les dames en donnent des leccedilons aux maicirctresdrsquoeacutecole bref crsquoest notre breacuteviaire Si cet excellent homme vit en-core3 je lui suggegravere de faire de mecircme avec le livre de Xeacutenophon

2Le livre drsquoAmyot [78] a paru en 1572 et on estime que ce chapitre a eacuteteacute com-poseacute lrsquoanneacutee suivante Dans une peacuteriode aussi troubleacutee en France la lecture des œuvresmorales de Plutarque pouvait en effet ecirctre consideacutereacutee comme bien laquo agrave propos raquo

3Amyot eacutetait neacute en 1513 il avait donc agrave peu pregraves soixante ans agrave lrsquoeacutepoque ougrave Mon-taigne eacutecrivait cela Il ne mourut qursquoen 1593 mais ne traduisit pourtant jamais Xeacuteno-phon

48 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Crsquoest une tacircche plus aiseacutee qui convient donc mieux au grand acircge Etpuis je ne sais trop pourquoi il me semble que mecircme srsquoil se sort tregraveshabilement des passages obscurs son style est tout de mecircme plus na-turel quand il nrsquoest pas contraint par la difficulteacute et qursquoil suit son coursnaturel

3 Jrsquoen eacutetais justement agrave ce passage ougrave Plutarque dit1 en par-lant de lui-mecircme que Rusticus assistant agrave lrsquoune de ses confeacuterences agraveRome y reccedilut un courrier2 de la part de lrsquoEmpereur et attendit pourlrsquoouvrir que tout soit fini selon lui lrsquoassistance loua particuliegraverementde ce fait le seacuterieux du personnage Et en effet Plutarque en traitant laquestion de la curiositeacute et de cette passion avide et gourmande pour leslaquo nouvelles raquo qui nous fait abandonner toute autre chose avec tant depreacutecipitation et drsquoimpatience pour parler agrave un nouveau venu et perdretout respect toute attitude conforme aux convenances pour deacutecachetersoudain ougrave que nous nous trouvions les lettres que lrsquoon nous apportea eu raison de louer le seacuterieux de Rusticus il aurait drsquoailleurs pu yajouter encore un eacuteloge de sa civiliteacute et de sa courtoisie pour nrsquoavoirpas voulu interrompre le cours de sa propre allocution Mais je ne suispas sucircr agrave lrsquoinverse qursquoon puisse lui faire des louanges pour sa sagesse car il pouvait bien se faire que recevoir agrave lrsquoimproviste une lettre3 etnotamment drsquoun Empereur sans la lire immeacutediatement puisse avoirdes conseacutequences preacutejudiciables

4 Le deacutefaut contraire agrave la curiositeacute crsquoest la nonchalance verslaquelle je penche bien sucircr par tempeacuterament jrsquoai vu des gens qui srsquoyabandonnaient au point que trois ou quatre jours apregraves on retrouvaitdans leur poche les lettres qursquoon leur avait envoyeacutees sans avoir eacuteteacutedeacutecacheteacutees

5 Je nrsquoen ai jamais ouvertes non seulement celles que lrsquoonmrsquoavait confieacutees mais mecircme celles que le hasard mrsquoavait fait tomberentre les mains Et crsquoest pour moi un cas de conscience si mes yeuxsurprennent par meacutegarde quand je suis aupregraves drsquoun haut personnage

1Plutarque [78] De la curiositeacute X v2Montaigne eacutecrit laquo un pacquet raquo Mais comme le fait remarquer A Lanly ([58] II

39 note 5) laquo le mot paquet est usuel au XVIe siegravecle pour laquo lettre raquo3Dans le texte de Montaigne on a laquo lettres raquo mais Plutarque employait le mot grec

signifiant laquo une lettre raquo et il srsquoagit probablement ici drsquoun latinisme

Chapitre 4 ndash On verra ccedila demain 49

quelque chose de la lettre1 importante qursquoil lit Personne ne fut jamaismoins curieux que moi et ne fureta moins dans les affaires drsquoautrui

6 Du temps de nos pegraveres Monsieur de Boutiegraveres parce qursquoilsoupait en bonne compagnie faillit perdre Turin pour avoir remis agraveplus tard la lecture drsquoun avertissement concernant les trahisons quisrsquoeacutechafaudaient contre cette ville qursquoil commandait Et Plutarque lui-mecircme mrsquoa appris que Jules Ceacutesar eucirct eacuteteacute sauveacute si allant au Seacutenat lejour ougrave il fut assassineacute par les conjureacutes il avait lu un document qursquoonlui preacutesenta Il raconte aussi agrave propos drsquoArchias le Tyran de Thegravebesque le soir mecircme ougrave Peacutelopidas avait reacutesolu de le tuer pour que son paysretrouve la liberteacute il avait reccedilu de la part drsquoun autre Archias Atheacuteniencelui-lagrave une lettre lrsquoinformant point par point de ce qui lrsquoattendait mais ce courrier lui ayant eacuteteacute remis durant son deacutejeuner il ne lrsquoouvritpas de suite disant ce mot qui depuis devint proverbial en Gregravece laquo Onverra ccedila demain raquo

7 Un homme sage peut agrave mon avis dans lrsquointeacuterecirct des autrescomme le fit Rusticus pour ne pas troubler maladroitement une assem-bleacutee ou pour ne pas interrompre une affaire importante remettre agrave plustard la lecture des nouvelles qursquoon lui apporte Mais crsquoest une choseinexcusable notamment srsquoil occupe des fonctions publiques que dele faire dans son propre inteacuterecirct ou pour son plaisir pour ne pas inter-rompre son deacutejeuner ou son sommeil par exemple A Rome la placelaquo consulaire raquo comme on lrsquoappelait eacutetait la plus honorable agrave table carcrsquoeacutetait celle qui eacutetait la plus deacutegageacutee et la plus commode drsquoaccegraves pourceux qui pouvaient survenir pour srsquoentretenir avec celui qui y eacutetait as-sis Ce qui teacutemoigne du fait que pour ecirctre agrave table ils nrsquoen demeuraientpas moins attentifs agrave leurs affaires et agrave ce qui pouvait se produire

8 Ceci eacutetant dit il est tout de mecircme bien difficile en ce quiconcerne les actions humaines de formuler raisonnablement une regravegleassez preacutecise pour que le hasard nrsquoy conserve pas ses droits

1Lagrave encore laquo lettres raquo mais srsquoagissant de quelque chose que lrsquoon surprend parhasard il est difficile de conserver ce pluriel ndash que lrsquoon vient de rencontrer agrave plusieursreprises et qui est probablement un latinisme

Chapitre 5

Sur la conscience

1 Voyageant un jour avec mon fregravere le sieur2 de la Brousse pen-dant nos guerres civiles nous rencontracircmes un gentilhomme de bellemine qui eacutetait du parti opposeacute au nocirctre ce que jrsquoignorais car il sedonnait une autre contenance Et le pire dans ces guerres crsquoest queles cartes sont tellement meacutelangeacutees que votre ennemi ne se distinguede vous drsquoaucune faccedilon visible ni dans son langage ni dans son com-portement qursquoil est formeacute sous les mecircmes lois et qursquoil a le mecircme airet les mecircmes mœurs que vous et qursquoil est donc fort malaiseacute drsquoeacuteviterla confusion et le deacutesordre Et cela me faisait craindre de rencontrernos propres troupes en un lieu ougrave je ne sois pas connu et de me voirobligeacute de deacuteclarer mon nom et mecircme de faire bien pire agrave lrsquooccasion

2 Comme cela mrsquoeacutetait arriveacute autrefois Car par une meacuteprise decette sorte jrsquoavais perdu hommes et chevaux et on mrsquoy avait tueacute entreautres un page italien de bonne famille que jrsquoeacutelevais avec soin Etcrsquoest ainsi que srsquoeacuteteignit avec lui une si belle enfance pleine de pro-messes Mais pour en revenir agrave notre gentilhomme de rencontre il ma-nifestait une telle frayeur et je le voyais tellement deacutefaillir agrave chaquefois que nous rencontrions des hommes agrave cheval ou que nous traver-sions des villes qui eacutetaient du parti du roi que je finis par deviner quecrsquoeacutetait sa conscience qui le mettait dans cet eacutetat Il semblait agrave ce pauvre

2En principe le mot laquo sieur raquo deacutesignait une personne de rang infeacuterieur agrave celui qursquoonnommait laquo seigneur raquo Michel Eyquem fils aicircneacute eacutetait laquo seigneur de Montaigne raquo et ilnomme ses fregraveres laquo le sieur de La Brousse raquo le laquo sieur drsquoArsac raquo les domaines qursquoilsavaient reccedilus nrsquoeacutetaient pas des laquo seigneuries raquo

52 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

homme qursquoagrave travers son masque et malgreacute les croix de sa casaque onpouvait lire jusque dans son cœur et percer ses secregravetes intentions Tantest merveilleux le travail de la conscience elle nous amegravene agrave nous tra-hir nous accuser et nous combattre et quand il nrsquoest point agrave cela deteacutemoin elle en produit pourtant un contre nous nous-mecircmes

Elle nous frappe comme un bourreau drsquoun invisible fouetJuveacutenal [41]XIII v 195

3 Les enfants se racontent cette histoire Bessos un Peacuteonienagrave qui lrsquoon reprochait drsquoavoir de gaieteacute de cœur abattu un nid de moi-neaux et de les avoir tueacutes disait qursquoil avait eu raison parce que cesoisillons ne cessaient de lrsquoaccuser faussement du meurtre de son pegravereCe parricide eacutetait jusque-lagrave demeureacute occulte et inconnu mais les fu-ries vengeresses de la conscience le firent reacuteveacuteler par celui-lagrave mecircmequi aurait ducirc en subir la punition

4 Heacutesiode corrige1 ainsi le mot de Platon selon lequel la peinesuit de peu la faute en disant qursquoelle naicirct au mecircme moment que lafaute en mecircme temps que le peacutecheacute est commis Quiconque attend lapunition la subit et quiconque lrsquoa meacuteriteacutee lrsquoattend La meacutechanceteacute seretourne contre elle

Un mauvais dessein est surtout mauvais pour son auteurAulu-Gelle [8]5

Comme la guecircpe qui pique et blesse autrui mais plus encore elle-mecircme car elle y perd son aiguillon et sa force agrave jamais

Elles laissent leur vie dans la blessure qursquoelles fontVirgile [114]IV v 238

5 Les cantharides2 trouvent en elles-mecircmes le contrepoison pourleur propre poison par une opposition naturelle De mecircme agrave mesureque nous prenons du plaisir au vice un deacuteplaisir contraire srsquoinstalleen notre conscience qui vient nous tourmenter par des ideacutees peacuteniblesque nous soyons eacuteveilleacutes ou en train de dormir

Car bien des coupables se sont accuseacutes eux-mecircmesLucregravece [46] V1157 Durant leur sommeil ou dans le deacutelire de la fiegravevre

Et ont ainsi reacuteveacuteleacute des fautesQui jusqursquoalors eacutetaient resteacutees cacheacutees

1Ceci est plutocirct surprenant car Heacutesiode est bien anteacuterieur agrave Platon 2Les cantharides ou laquo mouches drsquoEspagne raquo passaient pour avoir des proprieacuteteacutes

aphrodisiaques et veacutesicantes

Chapitre 5 ndash Sur la conscience 53

6 Apollodore recircvait qursquoil eacutetait eacutecorcheacute vif par des Scythes quile faisaient ensuite bouillir dans une marmite et que son cœur lui mur-murait laquo Je suis la cause de tous tes maux raquo Aucune cachette ne peutecirctre utile aux meacutechants disait Eacutepicure car ils ne peuvent jamais ecirctresucircrs drsquoecirctre dissimuleacutes leur conscience les deacutevoile agrave eux-mecircmes1

Crsquoest la premiegravere punition du coupable Juveacutenal [41]XIII v 2De ne pouvoir ecirctre absous par son propre tribunal

Si elle nous remplit de crainte la conscience nous remplit aussidrsquoassurance et de confiance en nous Et je puis bien dire que jrsquoai mar-cheacute dans plusieurs situations peacuterilleuses drsquoun pas bien plus fermeparce que jrsquoeacutetais intimement convaincu de ce que je voulais et de lrsquoin-nocence de mes desseins

Selon le jugement qursquoil porte sur lui-mecircme Ovide [67] I485-486Notre cœur est rempli drsquoespeacuterance ou de crainte

Il en est mille exemples il me suffira drsquoen donner trois concernantle mecircme personnage

7 Scipion accuseacute un jour devant le peuple romain pour des faitsgraves au lieu de srsquoexcuser ou de flatter ses juges leur deacuteclara laquo Crsquoestbien agrave vous de vouloir deacutecider de la tecircte de celui agrave qui vous devez cetteautoriteacute de juger de tout raquo Et une autre fois pour toute reacuteponse auxaccusations porteacutees contre lui par un Tribun du peuple et au lieu deplaider sa cause il dit laquo Allons mes chers concitoyens rendre gracirccesaux dieux pour la victoire qursquoils me donnegraverent contre les Carthaginoisun jour semblable agrave celui-ci raquo Et comme il se mettait en route versle temple voilagrave que toute lrsquoassembleacutee et son acusateur lui-mecircme lesuivent2

8 Caton avait inciteacute Petilius agrave demander des comptes agrave proposde lrsquoargent deacutepenseacute dans la province drsquoAntioche Scipion venu au Seacute-nat pour cela montra le livre de comptes qursquoil avait sous sa toge etdeacuteclara que ce livre contenait exactement les recettes et les deacutepenses

1On peut penser au ceacutelegravebre laquo Lrsquooeil eacutetait dans la tombe et regardait Caiumln raquo de VictorHugo

2Drsquoapregraves Aulu-gelle [8] Nuits Attiques IV 18 Mais P Villey (ed Strowski [52]IV P 192) cite le passage et indique laquo je nrsquoai trouveacute aucun texte qui explique cesmots de Montaigne ldquo et son accusateur mesme rdquo qui sont en contradiction avec le reacutecitdrsquoAulu-Gelle raquo

54 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mais comme on lui demandait de le deacuteposer au greffe il refusa disantque ce serait une honte pour lui et de ses propres mains devant toutle Seacutenat il le deacutechira et le mit en piegraveces

9 Je ne crois pas qursquoune acircme mecircme bien endurcie1 aurait pumontrer faussement une telle assurance Il avait le cœur naturellementtrop grand et il eacutetait habitueacute agrave un destin trop eacuteleveacute dit Tite-Live pourTite-Live [105]

XXXVIII 52 pouvoir ecirctre criminel et srsquoabaisser agrave deacutefendre son innocence10 Crsquoest une dangereuse invention que celle de la torture et il

semble bien que ce soit plus une eacutepreuve drsquoendurance que de veacuteriteacuteCelui qui peut la supporter cache la veacuteriteacute tout autant que celui qui nele peut pas Pourquoi en effet la douleur me ferait-elle plutocirct dire cequi est que ce qui nrsquoest pas Et agrave lrsquoinverse si celui qui est innocentde ce dont on lrsquoaccuse est assez fort pour supporter ces souffrancespourquoi celui qui en est coupable ne le serait-il pas lui aussi quanden eacutechange ce qursquoon lui propose est drsquoavoir la vie sauve Je pense quele fondement de cette invention reacuteside dans la consideacuteration accordeacuteeagrave lrsquoeffort de la conscience Car dans le cas du coupable il se pourraitqursquoelle lrsquoaffaiblisse et srsquoajoute agrave la torture pour lui faire confessersa faute agrave lrsquoinverse elle fortifierait lrsquoinnocent contre ses tourmentsMais en veacuteriteacute crsquoest un moyen plein drsquoincertitude et de danger Quene dirait-on pas que ne ferait-on pas pour eacutechapper agrave des souffrancesaussi horribles

La souffrance oblige agrave mentir mecircme les innocentsPublius Syrus[92]

11 Il arrive donc que le juge qui a soumis un homme agrave lalaquo question raquo pour ne pas le faire mourir srsquoil est innocent le fait finale-ment mourir et innocent et tortureacute Il en est tant qui se sont accuseacuteseux-mecircmes en faisant de fausses confessions Et parmi eux je citeraiPhilotas en voyant les circonstances du procegraves que lui fit Alexandreet le deacuteroulement de sa torture

12 On preacutetend que crsquoest la chose la moins mauvaise2 que la fai-blesse humaine ait pu inventer Bien inhumaine pourtant et inutile agrave

1Montaigne eacutecrit laquo cauterizee raquo Drsquoapregraves Littreacute crsquoest un terme de morale chreacutetienne(XVIe s fig conscience cauteriseacutee laquo conscience endurcie corrompue raquo (Calvin) ndash TLF)Mais crsquoest aussi un terme meacutedical depuis Henri de Mondeville (1314) laquo brucircler un tissuorganique pour le deacutesinfecter raquo Jrsquoai preacutefeacutereacute laquo endurcie raquo qui est plus dans lrsquousagedrsquoaujourdrsquohui me semble-t-il dans ce contexte

2Les eacuteditions anteacuterieures agrave 1588 portaient ici laquo le mieux raquo

Chapitre 5 ndash Sur la conscience 55

mon avis Plusieurs peuples en cela moins laquo barbares raquo que les Grecset les Romains qui les appellent pourtant ainsi1 estiment qursquoil est hor-rible et cruel de faire souffrir et deacutemembrer un homme dont la fautenrsquoest pas aveacutereacutee Que peut-il contre cette ignorance Nrsquoecirctes-vous pasinjustes sous preacutetexte de ne pas le tuer sans raison de lui faire subirquelque chose de pire encore que la mort Et pour preuve qursquoil en estbien ainsi voyez comment bien des fois il preacutefegravere mourir sans raisonque de passer par cette eacutepreuve Elle est plus peacutenible que le supplicefinal lui-mecircme et bien souvent tellement insupportable qursquoelle le de-vance et mecircme lrsquoexeacutecute

13 Je ne sais drsquoougrave je tiens cette histoire2 mais elle reflegravete bien laconscience dont sait faire preuve notre justice Devant le Geacuteneacuteral drsquoar-meacutee grand justicier une villageoise accusait un soldat drsquoavoir enleveacuteagrave ses jeunes enfants ce peu de bouillie qui lui restait pour les nourrirlrsquoarmeacutee ayant tout ravageacute Mais pas de preuves Le Geacuteneacuteral sommala femme de bien consideacuterer ce qursquoelle disait car elle devrait reacutepondrede son accusation si elle mentait Mais comme elle persistait il fitalors ouvrir le ventre du soldat pour connaicirctre la veacuteriteacute Et la femmese trouva avoir raison Voilagrave bien une condamnation instructive

1On sait que les Grecs nommaient laquo barbares raquo les peuples qui nrsquoeacutetaient pas grecsCe nrsquoest que bien plus tard que le mot prit le sens peacutejoratif que nous lui connaissonsmais on voit que tel eacutetait le cas au XVIe siegravecle deacutejagrave

2La source est dans Froissart IV 78 Le geacuteneacuteral dont il srsquoagit est Bajazet 1er selonlrsquoeacutedition Strowski [52]

Chapitre 6

Sur les exercices

1 Il est difficile pour le raisonnement et lrsquoinstruction mecircme si nousajoutons foi agrave ce qursquoils nous disent de nous conduire jusqursquoagrave lrsquoactionsi nous nrsquoexerccedilons2 pas notre acircme par des expeacuteriences agrave prendre lrsquoal-lure agrave laquelle nous voulons la faire aller sans ces expeacuteriences quandle moment sera venu de la faire agir elle se trouvera bien embarras-seacutee Voilagrave pourquoi ceux des philosophes qui ont chercheacute agrave atteindre laqualiteacute la plus haute ne se sont pas contenteacutes drsquoattendre tranquillementet agrave lrsquoabri les difficulteacutes du sort de peur que celles-ci ne surviennentalors qursquoils seraient encore inexpeacuterimenteacutes et novices dans ce combatAu contraire ils ont pris les devants et se sont lanceacutes volontairementagrave lrsquoeacutepreuve des difficulteacutes Les uns ont abandonneacute leurs richesses poursrsquoentraicircner agrave vivre dans une pauvreteacute volontaire Les autres ont re-chercheacute le travail physique une vie austegravere et peacutenible pour srsquoendurcircontre les maux et mieux supporter la fatigue Drsquoautres encore se sontpriveacutes des parties du corps les plus preacutecieuses comme celles de la geacute-neacuteration ou les yeux3 de peur que leur usage trop agreacuteable et tropdoux ne vienne agrave relacirccher et attendrir la fermeteacute de leur acircme

2 Mais agrave mourir ce qui est la plus grande tacircche que nous ayonsagrave accomplir les exercices pratiques ne sont drsquoaucun secours On peut

2Le mot laquo exercitation raquo employeacute par Montaigne dans le titre de ce chapitre peutsignifier aussi bien laquo exercice raquo laquo expeacuterience raquo laquo pratique raquo laquo entraicircnement raquo Crsquoesten fait un peu de tout cela agrave la fois qursquoil srsquoagit

3Montaigne pense probablement agrave Deacutemocrite dont la leacutegende raconte qursquoil srsquoeacutetaitcreveacute les yeux

58 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

bien par lrsquoexpeacuterience et lrsquohabitude se fortifier contre les douleurs lahonte la misegravere et autres semblables accidents Mais srsquoagissant de lamort nous nrsquoavons droit qursquoagrave un seul essai Et nous sommes tous desapprentis lorsque nous la rencontrons

3 Il srsquoest trouveacute autrefois des hommes qui savaient si bien eacuteco-nomiser le temps qursquoils avaient agrave vivre qursquoils ont essayeacute de goucircter etde savourer la mort elle-mecircme et ils ont appliqueacute leur esprit agrave tenterde voir ce qursquoeacutetait ce passage Mais ils ne sont pas revenus nous endonner des nouvelles

Nul ne se reacuteveille quand lrsquoa saisiLucregravece [46]III 942-43 Le froid repos de la mort

4 Canius Julius noble Romain doueacute drsquoun courage et drsquoune fer-meteacute extraordinaires avait eacuteteacute condamneacute agrave mort par ce maraud de Ca-ligula Apregraves avoir donneacute plusieurs fois deacutejagrave des preuves de sa reacutesolu-tion et alors qursquoil eacutetait sur le point drsquoecirctre remis aux mains du bourreauun philosophe de ses amis lui demanda laquo Eh bien Canius en quelledisposition se trouve en ce moment votre acircme Que fait-elle Et agravequoi pensez-vous raquo laquo Je pensais raquo lui reacutepondit-il laquo ayant rassembleacutemes forces agrave me tenir precirct pour essayer de voir si en cet instant dela mort si court si bref je pourrais observer quelque deacuteplacement delrsquoacircme et savoir si elle eacuteprouvera quelque chose du fait de sa sortie etsi jrsquoapprends lagrave-dessus quelque chose je voudrais revenir ensuite si jele puis en avertir mes amis raquo Voilagrave quelqursquoun qui philosophait nonseulement jusqursquoagrave la mort mais pendant la mort mecircme Quelle belleassurance quelle noblesse de cœur de vouloir que sa mort lui serve deleccedilon et drsquoecirctre capable de penser agrave autre chose en une affaire si grave

Il gardait cet empire sur son acircme agrave lrsquoheure de la mortLucain [45]VIII 636

5 Il me semble pourtant qursquoil existe un moyen de lrsquoapprivoiseret en quelque sorte de lrsquoessayer Nous pouvons en faire lrsquoexpeacuteriencesinon entiegravere et parfaite mais au moins telle qursquoelle ne soit pas inutileet qursquoelle nous rende plus fort et plus sucircr de nous Si nous ne pouvonslrsquoatteindre nous pouvons lrsquoapprocher nous pouvons la reconnaicirctre etsi nous ne parvenons pas jusqursquoau cœur mecircme de la place nous enverrons au moins les avenues qui y conduisent

6 Ce nrsquoest pas sans raison qursquoon nous fait observer notre som-meil il a quelque ressemblance avec la mort Comme nous passons

Chapitre 6 ndash Sur les exercices 59

facilement de la veille au sommeil Et comme nous perdons facile-ment conscience de la lumiegravere et de nous-mecircmes Le sommeil pour-rait peut-ecirctre passer pour inutile et contre nature puisqursquoil nous privede tout sentiment mais la nature nous apprend qursquoelle nous a fait aussibien pour mourir que pour vivre et degraves la naissance elle nous donnela repreacutesentation de cet eacutetat dans lequel elle nous conservera eacuteternel-lement apregraves elle pour nous y habituer et nous en ocircter la crainte

7 Mais ceux dont le cœur a lacirccheacute agrave la suite drsquoun accident violentet qui ont perdu connaissance ceux-lagrave agrave mon avis ont bien failli voirson veacuteritable visage car en ce qui concerne le moment et lrsquoendroitdu passage lui-mecircme il y a peu de chances pour qursquoil puisse causerquelque souffrance ou quelque ennui car nous ne pouvons eacuteprouveraucun sentiment en dehors de la dureacutee1 Il nous faut du temps poursouffrir et celui de la mort est si court si preacutecipiteacute qursquoil nous est im-possible de la ressentir Ce sont ses laquo travaux drsquoapproche raquo que nousavons agrave craindre et de ceux-lagrave nous pouvons acqueacuterir lrsquoexpeacuterience

8 Bien des choses semblent plus grandes dans notre imagina-tion qursquoelles ne le sont en reacutealiteacute Jrsquoai passeacute une bonne partie de ma vieen parfaite santeacute ndash non seulement parfaite mais vigoureuse et mecircmebouillante Me sentir ainsi plein de verdeur et de joie de vivre me fai-sait consideacuterer les maladies comme des choses tellement horribles quequand jrsquoen ai fait lrsquoexpeacuterience jrsquoai trouveacute leurs atteintes leacutegegraveres etfaibles en comparaison de ce que je redoutais

9 Voici quelque chose que je ressens tous les jours si je suisbien au chaud dans une piegravece confortable pendant une nuit orageuseougrave souffle la tempecircte je mrsquoinquiegravete et mrsquoafflige pour ceux qui sontdehors agrave ce moment-lagrave Y suis-je moi-mecircme que je nrsquoai mecircme pasenvie drsquoecirctre ailleurs

10 Le simple fait drsquoecirctre toujours confineacute dans une piegravece mesemblait quelque chose drsquoinsupportable jrsquoy fus contraint brutalementdurant une semaine puis un mois agiteacute mal en point et bien faibleEt jrsquoai constateacute que quand jrsquoeacutetais en bonne santeacute je trouvais les ma-lades bien plus agrave plaindre que je ne lrsquoeacutetais moi-mecircme agrave leur placeet que lrsquoideacutee que je mrsquoen faisais augmentait de moitieacute ou presque lareacutealiteacute et la veacuteriteacute de cet eacutetat Jrsquoespegravere qursquoil en sera de mecircme pour lamort et qursquoelle ne meacuterite ni la peine que je prends agrave mrsquoy preacuteparer ni

1Voilagrave une notation dont la finesse tranche sur les ideacutees convenues

60 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

les secours que je recherche pour en amortir le choc Mais on ne saitjamais on ne peut jamais trop srsquoen preacutemunir

11 Pendant notre troisiegraveme guerre de religion ou la deuxiegravemeUne gravechute (je ne mrsquoen souviens plus tregraves bien ) jrsquoeacutetais alleacute un jour me prome-

ner agrave une lieue de ma demeure qui se trouve ecirctre au beau milieu1 detous les troubles occasionneacutes par les guerres civiles qui seacutevissent enFrance Je pensais ecirctre en seacutecuriteacute eacutetant si pregraves de chez moi que jenrsquoavais pas besoin drsquoun meilleur eacutequipage jrsquoavais pris un cheval do-cile mais pas tregraves sucircr Comme je revenais et que je tentais de fairefaire agrave ce cheval quelque chose agrave quoi il nrsquoeacutetait pas encore bien preacute-pareacute un de mes gens grand et fort monteacute sur un puissant roussin2

dont la bouche ne ressentait plus rien3 mais au demeurant frais etvigoureux cet homme dis-je pour faire le malin et devancer ses com-pagnons poussa la becircte agrave bride abattue droit dans le chemin que jesuivais et vint fondre comme un colosse sur le petit homme sur sonpetit cheval et le foudroyer de toute sa force et de son poids nousprojetant lrsquoun et lrsquoautre cul par-dessus tecircte Et voilagrave le cheval eacutetaleacutetout eacutetourdi et moi agrave dix ou douze pas de lagrave eacutetendu sur le dos le vi-sage tout meurtri et eacutecorcheacute lrsquoeacutepeacutee que jrsquoavais agrave la main ayant valseacuteagrave dix pas de lagrave au moins ma ceinture mise en piegraveces et incapable defaire un mouvement ou de ressentir quoi que ce soit non plus qursquounesouche (Crsquoest le seul eacutevanouissement que jrsquoaie jamais connu jusqursquoagravemaintenant)

12 Ceux qui eacutetaient avec moi apregraves avoir essayeacute par tous lesmoyens de me faire revenir agrave moi me tenant pour mort me prirentdans leurs bras et mrsquoemportegraverent avec bien des difficulteacutes jusqursquoagrave mademeure qui eacutetait agrave environ une demi lieue de lagrave4 Sur le chemin apregravesavoir eacuteteacute consideacutereacute comme treacutepasseacute pendant deux heures au moins jecommenccedilai agrave bouger et respirer mon estomac eacutetait tellement remplide sang que pour pouvoir lrsquoen deacutecharger la nature avait eu besoin deressusciter ses forces On me remit sur mes pieds je rendis un plein

1Le chacircteau de Montaigne est en effet situeacute entre le Poitou et la Guyenne reacutegion ougraveont eu lieu de nombreux combats durant les guerres de religion

2Cheval puissant geacuteneacuteralement utiliseacute pour les labours ou pour transporter descharges Cheval moins laquo noble raquo que les laquo destriers raquo dont il a eacuteteacute question au livreI 48 et que lrsquoon montait pour la chasse ou la guerre

3Donc difficile agrave manier comme les chevaux trop malmeneacutes (crsquoest par la bouche enquelque sorte que le cavalier communique ses ordres au cheval)

4Montaigne preacutecise laquo lieue franccedilaise raquo car les lieues nrsquoavaient pas la mecircme valeurdans toutes les provinces La laquo lieue franccedilaise raquo valait environ 445 km

Chapitre 6 ndash Sur les exercices 61

seau de sang agrave gros bouillons1 et plusieurs fois le long du chemin ilen fut de mecircme Par ce moyen je commenccedilai agrave reprendre un peu devie mais ce ne fut que peu agrave peu et cela prit si longtemps que mespremiegraveres sensations eacutetaient beaucoup plus proches de la mort que dela vie

Car lrsquoacircme encore peu assureacutee de son retour Le Tasse (Tor-quato Tasso)[103] XII 74

Eacutebranleacutee qursquoelle est ne peut srsquoaffermir

13 Ce souvenir fortement graveacute dans mon acircme qui me montrele visage de la mort et ce qursquoelle peut ecirctre si proches de la veacuteriteacuteme reacuteconcilie en quelque sorte avec elle Quand je recommenccedilai agrave yvoir ma vue eacutetait si trouble si faible si morte en somme que je nediscernais encore rien drsquoautre que la lumiegravere

Comme un homme qui tantocirct ouvre les yeux et tantocirct les referme Le Tasse (Tor-quato Tasso)[103] VIII 26

Moitieacute eacutendormi moitieacute eacuteveilleacute

Quant aux fonctions de lrsquoesprit2 elles renaissaient en mecircme tempsque celles du corps Je mrsquoaperccedilus que jrsquoeacutetais tout ensanglanteacute monpourpoint eacutetait tacheacute partout du sang que jrsquoavais rendu La premiegraverepenseacutee qui me vint ce fut que jrsquoavais reccedilu un coup drsquoarquebuse enpleine tecircte Et de fait on tirait beaucoup autour de nous Il me sem-blait que ma vie ne srsquoaccrochait plus qursquoau bord de mes legravevres et jefermais les yeux pour mieux me semblait-il la pousser dehors je pre-nais plaisir agrave mrsquoalanguir et agrave me laisser aller Cette ideacutee ne faisait queflotter agrave la surface de mon esprit elle eacutetait aussi molle et aussi faibleque tout le reste mais en veacuteriteacute non seulement elle eacutetait exempte dedeacuteplaisir mais elle avait mecircme cette douceur que ressentent ceux quise laissent glisser dans le sommeil

14 Je crois que crsquoest dans cet eacutetat que se trouvent ceux que lrsquoonvoit deacutefaillants de faiblesse agrave lrsquoagonie et je considegravere que nous avonstort de les plaindre pensant qursquoils sont en proie aux pires douleurs oulrsquoesprit agiteacute de penseacutees peacutenibles Jrsquoai toujours penseacute contre lrsquoopi-nion de beaucoup drsquoautres et mecircme drsquoEtienne de La Boeacutetie que ceux

1A Lanly traduit ici par laquo un plein seau de caillots de sang pur raquo ce qui me sembleun peu contradictoire dans les termes Par ailleurs je ne suis pas sucircr que lrsquoon puisserendre laquo bouillons raquo par laquo caillots raquo Crsquoest pourquoi jrsquoai preacutefeacutereacute laquo agrave gros bouillons raquo

2Montaigne eacutecrit laquo acircme raquo mais il semble bien que dans ce contexte il srsquoagisse plutocirctde ce que nous nommons laquo esprit raquo

62 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que nous voyons ainsi renverseacutes et comme assoupis agrave lrsquoapproche deleur fin ou accableacutes par la longueur de la maladie ou par une attaquedrsquoapoplexie ou par lrsquoeacutepilepsie

Souvent ceacutedant devant son malLucregravece [46]III v 487 sq Sous nos yeux et comme frappeacute par la foudre

Un homme srsquoeacutecroule il eacutecume geacutemit et tremble Il deacutelire se raidit se tord halegravete et srsquoeacutepuise en convulsions

ou encore ceux qui sont blesseacutes agrave la tecircte et que nous entendonsgeacutemir ou pousser par moments des soupirs agrave fendre lrsquoacircme et bienque nous puissions en obtenir quelques signes qui semblent montrerqursquoils ont encore leurs esprits de mecircme que les quelques mouvementsque nous leur voyons faire ndash jrsquoai toujours penseacute dis-je qursquoils avaientlrsquoesprit et le corps comme ensevelis et endormis

Il vit et ne le sait mecircme pasOvide [63] I 3v 12

15 Je ne pouvais croire qursquoavec des membres aussi abicircmeacutes etdes sens aussi deacutefaillants lrsquoesprit puisse trouver en lui-mecircme assezde forces pour se maintenir conscient de ce fait aucun raisonnementne devait venir les tourmenter et leur faire ressentir la misegravere de leurcondition par conseacutequent ils nrsquoeacutetaient pas vraiment agrave plaindre

16 Je nrsquoimagine pas drsquoeacutetat plus insupportable que celui drsquoavoirlrsquoacircme vivante mais mal en point sans pouvoir se manifester crsquoestce que je dirais de ceux que lrsquoon envoie au supplice apregraves leur avoircoupeacute la langue sauf qursquoen ce genre de mort la plus muette semblela plus digne si elle srsquoaccompagne drsquoun visage ferme et grave Maiscrsquoest le cas encore de ces pauvres prisonniers tombeacutes entre les mainsdes horribles bourreaux que sont les soldats de notre eacutepoque qui lestourmentent par toutes sortes de cruauteacutes pour les contraindre agrave pro-mettre une ranccedilon excessive qursquoils ne pourront honorer et qui sontmaintenus dans une situation et en un lieu ougrave ils ne disposent drsquoaucunmoyen drsquoexprimer ni de faire connaicirctre leurs souffrances physiques etmorales Les poegravetes ont imagineacute quelques dieux favorables agrave la deacuteli-vrance de ceux qui connaissent ainsi une mort qui tarde agrave venir

Jrsquoai reccedilu lrsquoordre drsquoapporter au Dieu des EnfersVirgile [112]IV 702 Son tribut1 et je te deacutelivre de ton corps

1Ce laquo tribut raquo est un cheveu Crsquoest Iris qui parle

Chapitre 6 ndash Sur les exercices 63

17 Les quelques mots et reacuteponses bregraveves et incoheacuterentes qursquoonarrache parfois aux prisonniers agrave force de leur crier dans les oreilleset de les rudoyer les mouvements qui semblent exprimer quelqueconsentement agrave ce qursquoon leur demande tout cela ne signifie nulle-ment qursquoils vivent du moins qursquoils vivent vraiment Crsquoest ce qui nousarrive agrave nous aussi quand nous sommes au bord du sommeil avantqursquoil se soit complegravetement empareacute de nous nous ressentons commeen un songe ce qui se passe autour de nous nous entendons les voixdrsquoune oreille vague et incertaine comme si elles ne parvenaient qursquoaubord de lrsquoacircme et les reacuteponses que nous faisons aux derniegraveres parolesqursquoon nous a adresseacutees si elles ont un sens le doivent en grande partieau hasard

18 Et maintenant que jrsquoai reacuteellement eacuteprouveacute cela il ne fait plusde doute pour moi que jrsquoen avais bien jugeacute auparavant Et tout drsquoabordparce que bien qursquoeacutetant eacutevanoui je mrsquoabicircmais les ongles agrave vouloirouvrir mon pourpoint (je ne portais pas drsquoarmure) sans mecircme avoirpourtant conscience drsquoecirctre blesseacute crsquoest qursquoil y a des mouvements quise produisent en nous et qui ne relegravevent pas de notre deacutecision

A demi-morts les doigts srsquoagitent Virgile [112] X396comme pour saisir encore lrsquoeacutepeacutee

Ceux qui tombent jettent ainsi les bras en avant par une impulsionnaturelle nos membres se precirctent ainsi assistance et ont des mouve-ments indeacutependants de notre volonteacute

On dit que les chars armeacutes de faux Lucregravece [46]III v 642 sqcoupent si vite les membres

qursquoon en voit des morceaux srsquoagiter agrave terreavant mecircme que la douleur ndash tant le coup est rapide ndashait eu le temps de parvenir agrave lrsquoacircme

19 Mon estomac eacutetant encombreacute de tout ce sang cailleacute mesmains srsquoy portaient drsquoelles-mecircmes comme elles le font souvent agrave unendroit qui nous deacutemange contre lrsquoavis de notre volonteacute Il y a beau-coup drsquoanimaux et mecircme des hommes dont on voit les muscles secontracter et remuer apregraves leur mort Chacun sait par expeacuterience qursquoil ya des parties de son corps qui se mettent en mouvement se dressent etsrsquoaffaissent bien souvent sans sa permission Or ces mouvements quenous subissons qui ne nous affectent qursquoen surface ndash laquo par lrsquoeacutecorce raquo

64 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

pourrait-on dire- ne peuvent preacutetendre nous appartenir pour que cesoient vraiment les nocirctres il faut que lrsquoindividu y soit tout entier en-gageacute et les douleurs que ressent le pied ou la main pendant que nousdormons ne font pas vraiment partie de nous

20 Comme jrsquoapprochais de chez moi ougrave la nouvelle de machute eacutetait deacutejagrave parvenue et que les gens de ma famille arrivaient avecles cris habituels pour ce genre de choses non seulement je reacutepondispar quelques mots agrave ce qursquoon me demandait mais de plus on raconteque jrsquoai penseacute agrave commander qursquoon donnacirct un cheval agrave ma femme queje voyais srsquoempecirctrer et se deacutemener sur le chemin qui est pentu et mal-aiseacute Il semble que cette ideacutee aurait ducirc provenir drsquoun esprit eacuteveilleacute ndashet pourtant le mien ne lrsquoeacutetait pas du tout En fait mes penseacutees eacutetaientcomme vides neacutebuleuses provoqueacutees par les sensations venant desyeux et des oreilles elles ne venaient pas reacuteellement de moi Je nesavais ni drsquoougrave je venais ni ougrave jrsquoallais je ne pouvais appreacutecier ni consi-deacuterer ce qursquoon me demandait ce nrsquoeacutetaient que les faibles effets que lessens produisent drsquoeux-mecircmes comme par habitude et ce que lrsquoesprity apportait crsquoeacutetait en songe tregraves leacutegegraverement concerneacute comme leacutecheacuteseulement et irrigueacute par les molles impressions venues des sens

21 Mon eacutetat pendant ce temps eacutetait en veacuteriteacute tregraves doux et pai-sible je ne ressentais aucune affliction ni pour autrui ni pour moi crsquoeacutetait de la langueur et une extrecircme faiblesse sans aucune douleurJe vis ma maison sans la reconnaicirctre Quand on mrsquoeut coucheacute ce re-pos me procura une infinie douceur car jrsquoavais eacuteteacute rudement tirailleacutepar ces pauvres gens qui avaient pris la peine de me porter sur leursbras par un long et tregraves mauvais chemin et fatigueacutes les uns apregravesles autres avaient ducirc se relayer deux ou trois fois On me preacutesentaalors force remegravedes dont je ne pris aucun persuadeacute que jrsquoeacutetais drsquoavoireacuteteacute mortellement blesseacute agrave la tecircte Et crsquoeucirct eacuteteacute sans mentir une mortbienheureuse car la faiblesse de mon raisonnement mrsquoempecircchait drsquoenavoir conscience et celle de mon corps drsquoen rien ressentir Je me lais-sais couler si doucement si facilement et si agreacuteablement que je neconnais guegravere drsquoaction moins peacutenible1 que celle-lagrave

22 Quand je parvins agrave revivre et agrave reprendre des forces

lorsqursquoenfin mes sens reprirent quelque vigueurOvide [63] Iiii 14

1Lrsquoeacutedition de 1588 comportait ici laquo si plaisante raquo Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquoces mots sont ratureacutes et remplaceacutes agrave la main par laquo moins poisante raquo A Lanly[58] in-dique ici agrave tort laquo Dans les eacuteditions anteacuterieures on lisait ldquosi agreacuteablerdquo raquo

Chapitre 6 ndash Sur les exercices 65

crsquoest-agrave-dire deux ou trois heures plus tard je sentis revenir bru-talement mes douleurs tous mes membres ayant eacuteteacute comme mouluset froisseacutes par ma chute et je mrsquoen trouvai si mal les deux ou troisnuits suivantes que je crus pour le coup mourir encore une fois maisdrsquoune mort plus aigueuml celle-lagrave ndash et je ressens encore aujourdrsquohui1 lesseacutequelles de ce traumatisme Je ne veux pas oublier ceci la derniegraverechose que je parvins agrave retrouver ce fut le souvenir de cet accident et je me fis redire plusieurs fois ougrave jrsquoallais drsquoougrave je venais agrave quelleheure cela mrsquoeacutetait arriveacute avant de parvenir agrave comprendre ce qui srsquoeacutetaitpasseacute Quant agrave la faccedilon dont jrsquoeacutetais tombeacute on me la cachait par fa-veur pour celui qui en avait eacuteteacute la cause et on mrsquoen inventait drsquoautresMais longtemps apregraves un matin quand ma meacutemoire parvint agrave srsquoen-trrsquoouvrir et agrave me repreacutesenter lrsquoeacutetat dans lesquel je mrsquoeacutetais trouveacute aumoment ougrave jrsquoavais aperccedilu ce cheval fondant sur moi (car je lrsquoavaisvu sur mes talons et mrsquoeacutetais tenu pour mort mais cette ideacutee avait eacuteteacutesi soudaine que la peur nrsquoavait pas eu le loisir de srsquoy introduire) ilme sembla qursquoun eacuteclair venait me frapper lrsquoacircme et que je revenais delrsquoautre monde

23 Le reacutecit drsquoun eacuteveacutenement aussi banal serait au demeurant as-sez deacuterisoire nrsquoeacutetait lrsquoenseignement que jrsquoen ai tireacute pour moi-mecircme car en veacuteriteacute pour srsquohabituer agrave la mort je trouve qursquoil nrsquoest pas demeilleur moyen que de srsquoen approcher Or comme dit Pline2 chacunest pour soi-mecircme un tregraves bon sujet drsquoeacutetude pourvu qursquoil soit capablede srsquoexaminer de pregraves Ce que je rapporte ici ce nrsquoest pas ce que jecrois mais ce que jrsquoai eacuteprouveacute ce nrsquoest pas la leccedilon drsquoautrui mais lamienne

24 Il ne faut pourtant pas mrsquoen vouloir si je la fais connaicirctre3Car ce qui mrsquoest utile peut aussi ecirctre utile aux autres agrave lrsquooccasionEt de toutes faccedilons je ne fais de tort agrave personne puisque je me sersseulement de ce qui mrsquoappartient Et si je dis des sottises crsquoest agrave mesdeacutepens et sans dommage pour quiconque crsquoest une divagation quimourra avec moi et sera sans conseacutequences On ne connaicirct que deuxou trois eacutecrivains de lrsquoAntiquiteacute qui aient emprunteacute ce chemin et onne peut pas dire srsquoils avaient traiteacute le sujet comme je le fais ici puisque

1Les eacuteditions de 1580 et 1582 portaient ici laquo me sens encore quatre ans apregraves de raquo2Pline [77] XXII 24 C3Tout le deacuteveloppement qui suit jusqursquoagrave la fin de ce chapitre est un ajout manus-

crit sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo donc posteacuterieur agrave 1588 Il est caracteacuteristique delrsquoeacutevolution des laquo Essais raquo vers la laquo peinture du Moi raquo

66 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

nous ne connaissons que leurs noms personne apregraves eux ne srsquoest lanceacutesur leurs traces Crsquoest une deacutelicate entreprise et plus encore qursquoil nrsquoyparaicirct que de suivre une allure aussi vagabonde que celle de notreesprit de peacuteneacutetrer les profondeurs opaques de ses replis internes dedistinguer et de saisir au vol tant de menues apparences dans son agi-tation Et crsquoest un passe-temps nouveau et extraordinaire qui nousarrache aux occupations communes de ce monde et mecircme aux plusimportantes drsquoentre elles

25 Il y a plusieurs anneacutees que je suis moi-mecircme le seul objet demes penseacutees que je nrsquoexamine et nrsquoeacutetudie que moi Et si je mrsquointeacuteresseagrave autre chose crsquoest pour lrsquoappliquer aussitocirct agrave moi-mecircme le faire enquelque sorte entrer en moi Et je ne pense pas avoir tort si commeon le fait pour drsquoautres sciences incomparablement moins utiles jefais part aux autres de ce que jrsquoai appris dans celle-ci ndash bien que je nesois guegravere satisfait de mes progregraves en la matiegravere Il nrsquoest rien drsquoaussidifficile agrave deacutecrire que soi-mecircme ni de moins utile pourtant Mais en-core faut-il se coiffer encore faut-il srsquoapprecircter et srsquoarranger avant de semontrer en public Je me preacutepare donc sans cesse puisque je me deacutecrissans cesse Il est drsquousage de consideacuterer comme mal le fait de parler desoi et on lrsquointerdit obstineacutement par haine de la vantardise qui sembletoujours srsquoattacher agrave ce que lrsquoon dit de soi-mecircme Au lieu de moucherlrsquoenfant on lui arrache le nez 1

La peur de la faute nous pousse au crimeHorace [32] 31

26 Je trouve plus de bien que de mal agrave ce remegravede Mais quandbien mecircme il serait vrai qursquoil y ait neacutecessairement de la preacutesomptiondans le fait de vouloir entretenir les gens agrave propos de soi si je res-pecte mon dessein drsquoensemble je ne dois pas refuser quelque chosequi montre cette disposition maladive puisqursquoelle est en moi Et jene dois pas cacher cette faute-lagrave que je ne me contente pas de pra-tiquer mais que je confesse publiquement Et drsquoailleurs pour dire ceque jrsquoen pense on a tort de condamner le vin sous preacutetexte que certainssrsquoenivrent on ne peut abuser que des bonnes choses Et je considegravereque cette regravegle ne concerne que la faiblesse du commun des mortels crsquoest une bride pour les veaux2 dont ni les saints (qui parlent drsquoeux-

1La formule est plaisante qui montre bien les meacutefaits drsquoune position trop radicaleAujourdrsquohui on dirait peut-ecirctre laquo On jette le beacutebeacute avec lrsquoeau du bain raquo

2P Villey [55] croit devoir faire remarquer dans son Lexique que les laquo brides pour lesveaux nrsquoexistent pas raquo Outre le fait qursquoil ne devait pas souvent freacutequenter les marcheacutes

Chapitre 6 ndash Sur les exercices 67

mecircmes si haut et fort) ni les philosophes ni les theacuteologiens ne fontusage Je ne mrsquoen sers donc pas non plus moi qui ne suis pourtantaussi peu lrsquoun que lrsquoautre Srsquoils nrsquoeacutecrivent pas deacutelibeacutereacutement sur eux-mecircmes cela ne les empecircche pas quand lrsquooccasion srsquoen trouve de sepousser bien en vue sur lrsquoestrade1

27 De quoi parle le plus Socrate sinon de lui-mecircme Agrave quoiamegravene-t-il le plus souvent ses disciples agrave parler sinon drsquoeux-mecircmesPlutocirct que de la leccedilon tireacutee de leur livre nrsquoest-ce pas du mouvement etde lrsquoeacutetat de leur acircme Nous nous deacutevoilons religieusement agrave Dieu etagrave notre confesseur comme nos voisins2 le font devant tout le mondeMais nous ne disons me reacutepondra-t-on que les choses dont nous nousaccusons Crsquoest donc que nous disons tout Car notre vertu elle-mecircmeest coupable et sujette au repentir Mon meacutetier et mon art crsquoest devivre Que celui qui me deacutefend drsquoen parler selon lrsquoideacutee lrsquoexpeacuterienceet la pratique que jrsquoen ai ordonne agrave lrsquoarchitecte de parler des bacirctimentsnon pas selon ses conceptions mais selon celles de son voisin selon lascience drsquoun autre et non selon la sienne Si crsquoest de la gloriole quede faire connaicirctre soi-mecircme ses meacuterites pourquoi Ciceacuteron ne met-ilpas en avant ceux drsquoHortensius et Hortensius ceux de Ciceacuteron

28 Peut-ecirctre attend-on que je teacutemoigne de moi par des œuvreset des actes et pas seulement par des paroles Mais ce que je deacute-cris ce sont surtout mes cogitations sujet informe qui ne peut guegravereavoir de retombeacutees palpables Crsquoest tout juste si je puis les faire en-trer dans des paroles qui sont surtout faites drsquoair Des hommes parmiles plus savants et les plus deacutevocircts ont veacutecu en eacutevitant drsquoexercer touteaction visible Mes faits et gestes en diraient plus long sur le hasardque sur moi-mecircme Ils teacutemoignent de leur rocircle et non du mien sice nrsquoest de faccedilon conjecturale et incertaine comme des eacutechantillonsdrsquoun aspect particulier Je mrsquoexpose au contraire tout entier commeun laquo eacutecorcheacute raquo3 sur lequel on verrait drsquoun seul coup drsquooeil les veinesles muscles les tendons chacun agrave sa place En parlant de la toux je

aux bestiaux et mecircme srsquoil ne srsquoagissait pour Montaigne que drsquoune boutade agrave proposdrsquoun lien imaginaire lrsquoacception actuelle (et populaire ) de laquo veaux raquo mrsquoa sembleacute justi-fier amplement mon choix de conserver lrsquoexpression

1Montaigne eacutecrit laquo se jetter bien avant sur le trottoir raquo et laquo jeter sur le trottoir raquo estaujourdrsquohui eacutequivoque Mais il srsquoagissait bien sucircr pour lui homme de cheval de lrsquoen-droit ougrave lrsquoon faisait trotter les chevaux pour en montrer la valeur Jrsquoai eacuteteacute tenteacute drsquoutiliserlaquoplateauraquo ndash malgreacute lrsquoanachronisme

2Les voisins en question sont les Protestants dont les confessions eacutetaient publiques3Montaigne utilise ici le mot laquo skeletos raquo que Pareacute et Ronsard entre autres avaient

deacutejagrave franciseacute en laquo squelette raquo agrave lrsquoeacutepoque Mais plutocirct que drsquoun laquo squelette raquo Montaigne

68 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

montrais une partie de moi-mecircme et avec lrsquoeffet de la pacircleur ou desbattements du cœur une autre avec plus ou moins de certitude

29 Ce ne sont pas mes actes que je deacutecris crsquoest moi crsquoestmon essence mecircme Je considegravere qursquoil faut ecirctre prudent quand on sejuge soi-mecircme et se montrer fort consciencieux pour en teacutemoignersoit en bien soit en mal indiffeacuteremment Si jrsquoavais le sentiment drsquoecirctrevraiment bon et sage ou presque1 je le proclamerais agrave tue-tecircte Crsquoestune sottise et non de la modestie que drsquoen dire moins sur soi quece que la veacuteriteacute exige Se payer moins qursquoon ne le vaut crsquoest ecirctrelacircche ou pusillanime selon Aristote Aucune vertu ne se fait valoirpar le mensonge et la veacuteriteacute nrsquoest jamais un bon terreau pour lrsquoerreurParler de soi plus qursquoil ne faut ce nrsquoest pas toujours de la preacutesomptionmais bien souvent de la sottise Se complaire outre mesure dans ceqursquoon est tomber amoureux de soi-mecircme de faccedilon immodeacutereacutee voilagraveagrave mon avis la substance de ce vice qursquoest la preacutesomption Le remegravedesuprecircme pour le gueacuterir crsquoest de faire tout le contraire de ce que nousordonnent ceux qui en deacutefendant de parler de soi deacutefendent encoreplus de penser sur soi

30 Crsquoest en la penseacutee que reacuteside lrsquoorgueil la langue ne peuty prendre qursquoune faible part Srsquooccuper de soi pour ces gens-lagrave crsquoestcomme se complaire en soi-mecircme se freacutequenter avoir des rapportsavec soi-mecircme crsquoest pour eux trop srsquoaimer Crsquoest possible2 Mais cetexcegraves ne naicirct que chez ceux qui ne srsquoexaminent que superficiellementqui se jugent drsquoapregraves la reacuteussite de leurs affaires3 qui nomment recircve-rie et oisiveteacute le fait de srsquooccuper de soi et qui considegraverent que for-

veut manifestement parler drsquoun corps destineacute agrave lrsquoeacutetude anatomique et crsquoest pourquoijrsquoai utiliseacute laquo eacutecorcheacute raquo

1Le texte (manuscrit) de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo comporte ici laquo ou pres de la raquondash et non laquo tout a fait raquo Il peut donc srsquoagir drsquoune erreur faite par les eacutediteurs de 1595 ndash agravemoins qursquoils nrsquoaient jugeacute que laquo tout agrave fait raquo srsquoaccordait mieux avec le sens de la phraseDans ma traduction je combine un peu les deux versions

2Lrsquoeacutedition de 1595 a omis laquo Il peut estre raquo que lrsquoon peut lire sur la partie manus-crite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo malgreacute la rature qui se trouve agrave cet endroit Jereacuteintroduis donc cette petite phrase ndash qui a tout de mecircme son importance ndash dans matraduction

3A Lanly traduit ici laquo qui se voient [seulement en second lieu] apregraves leurs affaires raquoJe ne partage pas son point de vue laquo Apregraves raquo peut fort bien signifier laquo drsquoapregraves raquo enmarquant une cause et non une succession temporelle Du moins si jrsquoen crois lrsquoexempledonneacute (malheureusement sans reacutefeacuterence ) par le Dictionnaire du Moyen Age et de laRenaissance de GreimasKeane laquo Apregraves le naturel drsquoapregraves nature raquo Je me risque doncagrave traduire laquo drsquoapregraves la reacuteussite de leurs affaires raquo car cela me semble plus convaincantde toutes faccedilons dans le contexte

Chapitre 6 ndash Sur les exercices 69

mer son caractegravere et acqueacuterir de lrsquoeacutetoffe crsquoest bacirctir des laquo chacircteaux enEspagne raquo Ils se prennent pour une chose exteacuterieure et eacutetrangegravere agraveeux-mecircmes

31 Si quelqursquoun srsquoenivre de la connaissance qursquoil a de lui-mecircmeparce qursquoil regarde au-dessous de lui qursquoil tourne les yeux vers le hautvers les siegravecles passeacutes il laquo baissera les cornes1 raquo en y trouvant tantde milliers drsquoesprits qui foulent le sien aux pieds Si sa vaillance leconduit agrave quelque flatteuse preacutesomption qursquoil se souvienne des viesde Scipion drsquoEpaminondas de tant drsquoarmeacutees de tant de peuples quile laissent si loin derriegravere eux Nulle qualiteacute particuliegravere ne fera srsquoen-orgueillir celui qui tiendra compte en mecircme temps de tant drsquoautresmaniegraveres drsquoecirctre imparfaites et faibles qui sont en lui et au bout ducompte le neacuteant de la condition humaine

32 Parce que seul Socrate avait vraiment fait sien le preacutecepte deson Dieu laquo se connaicirctre raquo et que par le biais de cette eacutetude il en eacutetaitarriveacute agrave se meacutepriser lui seul fut estimeacute digne du nom de Sage Quecelui qui se connaicirctra de cette faccedilon se fasse hardiment connaicirctre etde vive voix

1laquo baissera la tecircte raquo par humiliteacute bien sucircr Maislaquo lrsquoexpression est belle il nous lafaut choyer raquo

70 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Chapitre 7

Sur les reacutecompenseshonorifiques

1 Ceux qui eacutecrivent la vie de Ceacutesar Auguste remarquent agrave proposde sa discipline militaire qursquoil eacutetait aussi geacuteneacutereux pour les dons agraveceux qui les meacuteritaient qursquoil eacutetait regardant pour les reacutecompenses pu-rement honorifiques2 Il avait pourtant reccedilu de son oncle3 toutes les reacute-compenses militaires avant mecircme drsquoecirctre jamais alleacute agrave la guerre Ce futune belle ideacutee adopteacutee par la plupart des gouvernements que drsquoeacutetablircertaines distinctions purement honorifiques pour marquer et reacutecom-penser la valeur personnelle les couronnes de laurier de checircne demyrte la forme de certains vecirctements le privilegravege drsquoaller en voiturepar la ville ou de nuit avec des flambeaux une place reacuteserveacutee dansles assembleacutees publiques le droit de porter certains surnoms ou titresdrsquoajouter certaines marques agrave ses armoiries et autres choses du mecircmegenre dont lrsquousage a eacuteteacute admis sous diffeacuterentes formes selon les payset qui durent encore

2Selon P Villey [55] ce chapitre aurait eacuteteacute eacutecrit par Montaigne agrave lrsquooccasion de laquo lacreacuteation de lrsquoOrdre du Saint-Esprit destineacute agrave remplacer lrsquoOrdre de Saint-Michel quieacutetait tombeacute dans un grand discreacutedit raquo

3Jules Ceacutesar le vainqueur des Gaules

72 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

2 Nous avons pour notre part ainsi que nombre de nos voisinsles ordres de chevalerie qui ne sont eacutetablis qursquoagrave cette fin1 Crsquoest enveacuteriteacute une bien bonne et profitable coutume que cette faccedilon de recon-naicirctre la valeur drsquohommes rares et excellents et de leur faire plaisiren leur attribuant des reacutecompenses qui ne coucirctent rien au peuple ni auPrince Ce qursquoon a constateacute depuis fort longtemps et qursquoon peut voirencore de nos jours crsquoest que les gens de qualiteacute sont plus jaloux dece genre de reacutecompenses que de celles ougrave ils pourraient trouver gain etprofit ndash et cela nrsquoest pas sans motif ni sans grande apparence de raisonsemble-t-il En effet si au prix qui doit ecirctre simplement une questiondrsquohonneur on mecircle drsquoautres avantages mateacuteriels et financiers ce meacute-lange au lieu drsquoaugmenter la consideacuteration attendue la rabaisse et ladiminue

3 LrsquoOrdre de Saint-Michel2 qui a eacuteteacute si longtemps en faveurparmi nous nrsquoavait pas drsquoautre avantage que celui de ne point en avoirCe qui faisait qursquoautrefois il nrsquoeacutetait pas de charge ni de fonction agrave la-quelle la noblesse ne preacutetendicirct avec autant de deacutesir et drsquoengouementqursquoelle nrsquoaspirait agrave celui-lagrave ni qualiteacute qui pucirct lui apporter autant derespect et de consideacuteration crsquoest que la valeur aspire et accepte plusvolontiers une reacutecompense de mecircme nature qursquoelle-mecircme et preacutefegraverela gloire agrave lrsquoutiliteacute Les autres dons nrsquoont pas un usage aussi nobledrsquoautant plus qursquoon les utilise agrave tout propos par des gratificationson paie le service drsquoun valet la diligence drsquoun courrier ceux qui fontdanser qui font de la voltige qui plaident3 de mecircme pour les servicesles plus ordinaires que lrsquoon peut recevoir ndash et mecircme car le vice sepaie la flatterie les maquerelles la trahison Ce nrsquoest pas eacutetonnant sila valeur reccediloit et recherche moins volontiers cette sorte de monnaiecourante que celle qui lui est propre et particuliegravere noble et geacuteneacutereuseAuguste avait raison drsquoecirctre beaucoup plus eacuteconome et parcimonieuxpour celle-ci que pour lrsquoautre drsquoautant plus que lrsquohonneur est un privi-legravege qui tire sa principale qualiteacute de sa rareteacute et qursquoil en est de mecircmepour la valeur

1A lrsquoorigine ces laquo ordres raquo avaient eacuteteacute creacuteeacutes pour lutter contre les laquo infidegraveles raquoDevenus souvent trop puissants etou trop riches (Templiers) ils furent peu agrave peu reacuteduitspar la royauteacute et transformeacutes en effet en ordres purement honorifiques

2Cet ordre fut fondeacute en 1469 par Louis XI Si lrsquoon en croit Montluc il avait en-core tout son prestige sous Henri II vers 1550 Ce serait sous Charles IX que des abus(eacutevoqueacutes par Montaigne) lui auraient ocircteacute sa reacuteputation

3Il me semble qursquoil faut ainsi comprendre laquo le dancer le parler raquo Pour laquo levoltiger raquo il srsquoagit de figures exeacutecuteacutees agrave cheval que Montaigne a deacutejagrave eacutevoqueacutees ailleurs

Chapitre 7 ndash Sur les reacutecompenses honorifiques 73

A qui nul ne semble meacutechant qui peut paraicirctre bon Martial [50]XII 182

4 On ne tient pas compte pour faire lrsquoeacuteloge de quelqursquoun dusoin avec lequel il eacuteduque ses enfants car crsquoest une chose ordinairesi estimable qursquoelle soit On ne fait pas de cas non plus drsquoun grandarbre dans une forecirct qui en est pleine Je ne crois pas qursquoaucun citoyende Sparte se soit jamais glorifieacute de sa vaillance puisque crsquoeacutetait lagrave unequaliteacute fort reacutepandue parmi eux De mecircme pour la fideacuteliteacute et le meacute-pris des richesses On ne donne pas de reacutecompense pour une vertusi grande soit-elle quand elle est devenue une habitude Et je ne saismecircme pas si on la trouverait grande puisqursquoelle est courante

5 Puisque ces reacutecompenses honorifiques nrsquoont pas drsquoautre prixni de valeur que le seul fait drsquoecirctre reacuteserveacutees agrave un petit nombre il nrsquoestbesoin pour les aneacuteantir que drsquoen faire largesse Qursquoil se trouve plusdrsquohommes qursquoautrefois pour meacuteriter de faire partie de notre Ordre cenrsquoeacutetait pas une raison pour en ternir la renommeacutee Et il se peut fort bienen effet que plus nombreux soient ceux qui le meacuteritent car il nrsquoest pasde vertu qui se reacutepande plus facilement que la valeur militaire Il enest une autre vraie parfaite et philosophique ndash et jrsquoemploie ce motselon lrsquousage actuel ndash dont je ne parle pas bien plus importante quela vertu militaire et plus complegravete crsquoest une force et une assurancede lrsquoacircme qui la rend capable de meacutepriser de la mecircme faccedilon toutessortes drsquoeacuteveacutenements facirccheux toujours eacutegale agrave elle-mecircme uniformeet constante une vertu dont la nocirctre nrsquoest qursquoun pacircle reflet Lrsquousagelrsquoeacuteducation lrsquoexemple et la coutume ont une grande influence sur lavertu militaire dont je parle et peuvent aiseacutement la rendre courantecomme on le voit bien par ces temps de guerres civiles Et si lrsquoonpouvait de nos jours reacuteunifier notre peuple et lrsquoenflammer pour uneentreprise commune nous ferions refleurir notre ancienne reacuteputationmilitaire

6 Il est sucircr qursquoautrefois lrsquoOrdre de Saint-Michel en tant quereacutecompense ne concernait pas seulement la vaillance mais allait au-delagrave Elle nrsquoa jamais servi de reacutetribution pour un valeureux soldatmais pour un glorieux Capitaine Lrsquoobeacuteissance ne meacuteritait pas une reacute-compense aussi honorable autrefois elle supposait une connaissanceexperte et plus universelle des choses de la guerre englobant la plupartndash et les plus grandes ndash des qualiteacutes militaires car les talents du soldat Tite-Live [105]

XXV 19et ceux du geacuteneacuteral ne sont pas les mecircmes Elle supposait aussi unecondition sociale compatible avec une telle digniteacute Mais je preacutetends

74 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que mecircme si plus de gens en eacutetaient dignes de nos jours qursquoil nrsquoyen avait autrefois il ne fallait pourtant pas lrsquoaccorder de faccedilon aussilibeacuterale il eucirct mieux valu ne pas lrsquoattribuer agrave tous ceux qui lrsquoeussentmeacuteriteacutee plutocirct que de perdre pour toujours comme on vient de le fairelrsquousage drsquoune chose aussi utile

7 Aucun homme de valeur ne songe agrave tirer avantage de ce qursquoila en commun avec bien drsquoautres Et ceux qui de nos jours ont lemoins meacuteriteacute cette reacutecompense sont ceux qui font le plus semblant dela deacutedaigner voulant par lagrave se mettre au rang de ceux agrave qui on fait dutort en reacutepandant inducircment et en avilissant une marque qui leur eacutetaitparticuliegraverement due

8 Espeacuterer qursquoen effaccedilant et abolissant celle-ci on pourra soudainremettre en honneur et renouveler une institution de ce genre ce nrsquoestpas une entreprise bien adapteacutee agrave une eacutepoque aussi deacutereacutegleacutee et maladeque la nocirctre Le reacutesultat en sera que la nouvelle institution souffrira degravessa naissance des deacutefauts qui viennent preacuteciseacutement de causer la ruinede lrsquoautre1 Il faudrait que les regravegles drsquoattribution de ce nouvel ordresoient tregraves rigides et rigoureuses pour assurer son prestige et cettepeacuteriode troubleacutee nrsquoest pas en mesure de tenir ainsi laquo la bride courte raquoet bien reacutegleacutee Par ailleurs avant qursquoon puisse accorder agrave ce nouvelOrdre quelque creacutedit il faut qursquoon ait oublieacute le preacuteceacutedent et le meacuteprisdans lequel il a sombreacute

9 On pourrait placer ici quelque deacuteveloppement sur la consideacute-ration agrave accorder agrave la vaillance et agrave ce qui diffeacuterencie cette vertu desautres Mais Plutarque a si souvent traiteacute de cette question qursquoil seraitbien inutile de rapporter ici ce qursquoil en dit Ce qui meacuterite drsquoecirctre sou-ligneacute crsquoest que notre socieacuteteacute met la laquo vaillance raquo au premier rang deses vertus ndash comme le montre son nom qui vient de laquo valeur raquo ndash etque dans nos usages quand nous disons de quelqursquoun que crsquoest laquo unhomme de valeur raquo ou laquo quelqursquoun de bien raquo dans le style qui est ce-lui de notre cour et de notre noblesse cela ne signifie rien drsquoautre quelaquo vaillant homme raquo de la mecircme faccedilon que chez les Romains Car leterme geacuteneacuteral de laquo vertu raquo chez eux tire son eacutetymologie de laquo force raquo2

10 La seule forme veacuteritable et essentielle de noblesse en Francecrsquoest la fonction militaire Il est fort probable que la premiegravere laquo vertu raquo

1Cette phrase deacutejagrave preacutesente dans le texte de 1588 a eacuteteacute oublieacutee dans la traductiondrsquoA Lanly ([58] II 57)

2En latin laquo virtus raquo est en effet de la mecircme racine que laquo vis raquo la force Cf [26] IXIX sect4 Cette eacutetymologie ( ) vient en fait de Ciceacuteron [20] II 18

Chapitre 7 ndash Sur les reacutecompenses honorifiques 75

qui se soit manifesteacutee parmi les hommes ait eacuteteacute celle par laquelle lesplus courageux se sont rendus maicirctres des plus faibles et ont acquis dece fait un rang et une reacuteputation particuliers et que crsquoest lagrave lrsquoorigine dela digniteacute qui est demeureacutee attacheacutee agrave cette appellation A moins quece ne soit ducirc au fait que ces peuples tregraves belliqueux ont donneacute le plusgrand prix et le titre le plus eacuteleveacute agrave celle des vertus qui leur eacutetait la plusfamiliegravere De la mecircme faccedilon que notre passion et ce souci fieacutevreux quenous avons de la chasteteacute des femmes fait que les expressions laquo bonneeacutepouse raquo laquo femme de bien raquo laquo femme drsquohonneur et de vertu raquo ne sontpour nous que des faccedilons de dire laquo femme chaste raquo Comme si pourles obliger agrave ce devoir nous mettions agrave lrsquoeacutecart tous les autres commesi nous eacutetions precircts agrave leur pardonner toute autre faute pour obtenirqursquoelles ne commettent pas celle-lagrave

Chapitre 8

Sur lrsquoaffection des pegraverespour leurs enfants

1 Madame2 si lrsquooriginaliteacute et la nouveauteacute qui donnent drsquohabitudedu prix aux choses ne viennent plaider en ma faveur je ne me sortiraijamais agrave mon honneur de cette folle entreprise Mais elle est si extra-vagante et drsquoun aspect si eacuteloigneacute de lrsquousage commun que cela pourrapeut-ecirctre lui ouvrir une voie Crsquoest une humeur meacutelancolique et donctregraves opposeacutee agrave ma complexion naturelle causeacutee par le chagrin de la so-litude dans laquelle je mrsquoeacutetais moi-mecircme jeteacute il y a quelques anneacutees3qui mrsquoa mis en tecircte cette ideacutee de me mecircler drsquoeacutecrire Me trouvant alorsentiegraverement vide et deacutepourvu de toute autre matiegravere agrave traiter je mesuis pris moi-mecircme comme argument et sujet pour ce qui est le seullivre au monde de cette espegravece et drsquoun dessein aussi bizarre qursquoex-travagant Il nrsquoy a drsquoailleurs rien dans cet ouvrage qui vaille la peinedrsquoecirctre remarqueacute sauf cette bizarrerie car agrave un sujet si faible et si meacute-diocre aucun ouvrier fucirct-ce le meilleur du monde nrsquoeucirct eacuteteacute capablede donner une forme qui le rende digne drsquoecirctre preacutesenteacute

2Madame drsquoEstissac est la megravere de Charles drsquoEstissac qui accompagnera Montaignedans son voyage en Italie Elle eacutetait veuve depuis 1565 et avait une fille Claude quieacutepousa en 1587 le comte de La Rochefoucauld

3Drsquoapregraves Montaigne lui-mecircme crsquoest en 1571 que lasseacute de ses charges publiques ilavait deacutecideacute de se retirer dans sa laquo librairie raquo

78 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

2 Ayant donc agrave me deacutecrire sur le vif il eucirct manqueacute quelquechose agrave ce portrait Madame si je nrsquoeusse repreacutesenteacute lrsquohonneur que jrsquoaitoujours rendu agrave vos meacuterites Et jrsquoai voulu le mettre en eacutevidence au deacute-but de ce chapitre parce que parmi vos autres qualiteacutes lrsquoaffection quevous avez porteacutee agrave vos enfants tient certainement lrsquoune des premiegraveresplaces Quand on sait agrave quel acircge Monsieur drsquoEstissac votre mari vouslaissa veuve1 combien de grands et honorables partis vous ont eacuteteacute of-ferts comme il se doit agrave une Dame de France de votre condition etcomment vous avez su veiller pendant tant drsquoanneacutees avec constanceet fermeteacute au travers de tant drsquoeacutepineuses difficulteacutes aux inteacuterecircts deces enfants quand on sait comment cela vous a conduite aux quatrecoins de la France et comment vous en ecirctes encore preacuteoccupeacutee et quelrsquoon voit lrsquoheureux aboutissement que vous leur avez trouveacute gracircce agravevotre sagesse ou votre heureuse fortune on dira certainement commemoi que nous nrsquoavons pas de meilleur exemple drsquoaffection maternelleque le vocirctre agrave notre eacutepoque

3 Je loue Dieu Madame que cette affection ait eacuteteacute si bien em-ployeacutee Car les espoirs que donne de lui-mecircme Monsieur drsquoEstissacvotre fils laissent bien espeacuterer que vous en recevrez lrsquoobeacuteissance et lareconnaissance que lrsquoon peut attendre drsquoun bon fils quand il en auraatteint lrsquoacircge Mais comme du fait de son jeune acircge il nrsquoa pu remarquerles tregraves grands services qursquoil a reccedilus si souvent de vous je souhaiteque ces eacutecrits srsquoils lui tombent un jour entre les mains quand je nrsquoau-rai plus de bouche ni de paroles pour le dire en teacutemoignent pour moi mais il en aura une attestation plus vive encore de par les effets heu-reux qursquoil eacuteprouvera si Dieu le veut Crsquoest assez dire qursquoil nrsquoest pasde gentilhomme en France qui soit plus que lui redevable agrave sa megravere etqursquoil ne peut donner agrave lrsquoavenir de meilleure preuve de sa qualiteacute qursquoenreconnaissant la megravere que vous ecirctes

4 Srsquoil y a une loi vraiment naturelle crsquoest-agrave-dire quelque ins-tinct que lrsquoon retrouve universellement et perpeacutetuellement chez les ani-maux aussi bien que chez les hommes ndash ce qui ne va pas sans contro-verses drsquoailleurs ndash je peux dire qursquoagrave mon avis apregraves le souci de seconserver en vie et de fuir ce qui peut nuire ce qui vient en deuxiegravemelieu crsquoest lrsquoaffection du geacuteniteur pour sa progeacuteniture Et puisque lanature semble nous lrsquoavoir recommandeacutee particuliegraverement en se sou-

1Elle eacutetait probablement tregraves jeune encore en effet en 1565 On sait qursquoelle se rema-ria drsquoailleurs en 1580 (donc peu de temps apregraves que Montaigne eut composeacute ce texte)avec Robert de Combaut premier maicirctre drsquoHocirctel drsquoHenri III

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 79

ciant drsquoeacutetendre et de faire avancer lrsquoun apregraves lrsquoautre les eacuteleacutements decette œuvre1 qui est la sienne il nrsquoest pas tregraves eacutetonnant que lrsquoattache-ment soit moindre en sens inverse des enfants vers les parents

5 Ajoutons agrave cela cette autre consideacuteration drsquoAristote celui Aristote [6] IX7qui fait du bien agrave quelqursquoun lrsquoaime mieux qursquoil nrsquoen est aimeacute et que

celui agrave qui nous sommes redevable teacutemoigne de plus drsquoamour pournous que nous en teacutemoignons pour lui Tout ouvrier aime mieux sonouvrage qursquoil nrsquoen serait aimeacute si lrsquoouvrage eacutetait capable drsquoavoir dessentiments Parce que nous cheacuterissons lrsquoexistence et que lrsquoexistenceest faite de mouvement et drsquoaction chacun de nous est donc preacutesentdans ce qursquoil fait Celui qui fait le bien exerce une action belle et hono-rable celui qui reccediloit agit seulement de la faccedilon qui lui est utile Or cequi est utile est bien moins digne drsquoecirctre aimeacute que ce qui est honorableCe qui est honorable est stable et permanent et fournit agrave celui qui enest lrsquoauteur une satisfaction constante Lrsquoutile au contraire se perd etsrsquooublie facilement le souvenir nrsquoen est pas aussi frais ni aussi douxLes choses nous sont drsquoautant plus chegraveres qursquoelles nous ont plus coucircteacutendash et donner coucircte plus que de prendre

6 Puisqursquoil a plu agrave Dieu de nous doter de quelque capaciteacute deraisonnement afin que nous ne fussions pas comme les animaux ser-vilement assujettis aux lois communes mais que nous nous y appli-quions en vertu de notre jugement et de notre libre volonteacute il nousfaut bien nous adapter un peu agrave la simple autoriteacute de la Nature maisnon pas nous laisser tyranniser par elle seule la raison doit gouvernernos penchants Je suis pour ma part extrecircmement peu sensible agrave cesmouvements qui se produisent en nous sans que notre jugement inter-vienne Ainsi par exemple sur le sujet dont je traite ici je ne suis pasporteacute comme on le fait agrave embrasser les enfants encore agrave peine neacutesdont lrsquoacircme est inerte et le corps drsquoune forme qui pourrait les rendreaimables mais qui est encore agrave peine reconnaissable et je nrsquoai passupporteacute de bon cœur qursquoils soient eacuteleveacutes aupregraves de moi

7 Une affection raisonnable et veacuteritable devrait naicirctre et se deacute-velopper en mecircme temps qursquoeux et alors srsquoils le meacuteritent la pro-pension naturelle marchant de pair avec la raison nous allons leur

1On est encore loin de laquo lrsquoHomme-machine raquo ce nrsquoest mecircme pas encore Descartesbien sucircr Mais Montaigne emploie bel et bien le mot laquo machine raquo qursquoil faut certainemententendre ici au sens large de laquo construction assemblage raquo Traduire par laquo meacutecanique raquocomme le fait A Lanly [58] II p 60 me semble aller un peu loin

80 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

vouer une affection vraiment paternelle mais de la mecircme faccedilon dansle cas contraire nous devons porter sur eux un jugement aussi eacutequi-table sans ceacuteder agrave la force exerceacutee par la nature Crsquoest bien souventlrsquoinverse qui se produit et nous sommes couramment plus eacutemus parles treacutepignements jeux et niaiseries pueacuteriles de nos enfants que nousne le sommes par la suite de leurs actions bien penseacutees1 Comme sinous les aimions pour notre distraction comme de petits singes etnon comme des hommes Et celui qui les a gaveacutes de jouets dans leurenfance le voilagrave qui renacirccle maintenant devant la moindre deacutepenseagrave faire pour eux une fois adultes Il semble bien que la jalousie quenous eacuteprouvons agrave les voir se montrer dans le monde et en tirer plaisirquand nous sommes sur le point de le quitter nous-mecircmes nous in-cline agrave nous montrer plus chiches et plus eacuteconomes envers eux il nenous plaicirct guegravere de les voir marcher sur nos talons comme pour nouspousser vers la sortie Si cela devait constituer un sujet de crainte etpuisque lrsquoordre des choses fait qursquoils ne peuvent en veacuteriteacute ni existerni vivre si ce nrsquoest aux deacutepens de notre existence et de notre vie ndashalors il ne fallait pas nous mecircler drsquoecirctre pegraveres

8 En ce qui me concerne je trouve qursquoil est cruel et injuste dene pas les faire profiter de nos biens de ne pas les traiter en compa-gnons dans la gestion de nos affaires domestiques quand ils en sontdevenus capables et de ne pas rogner sur nos avantages pour assurerles leurs puisque crsquoest pour cela que nous les avons engendreacutes Voilagravequi est injuste un pegravere vieux casseacute par lrsquoacircge et agrave demi mort jouissantseul dans un coin du foyer de biens qui suffiraient agrave la promotion etagrave lrsquoentretien de plusieurs enfants et les laissant pourtant perdre leursmeilleures anneacutees faute de moyens sans pouvoir srsquoeacutelever dans le ser-vice public et dans la connaissance des gens du monde On les acculeau deacutesespoir ou agrave chercher une issue quelconque si peu leacutegitime soit-elle pour faire face agrave leurs besoins

9 Crsquoest ainsi que jrsquoai pu voir de mon temps plusieurs jeunesgens de bonne famille si habitueacutes agrave voler que nulle mesure prise contreeux ne pouvait les en deacutetourner Jrsquoen connais un fort bien neacute agrave quiLes voleursjrsquoai parleacute un jour de cette question agrave la demande drsquoun de ses fregraverestregraves brave et tregraves honorable gentilhomme Il me reacutepondit en mrsquoavouanttout bonnement qursquoil avait eacuteteacute conduit agrave cette bassesse par la rigueuret lrsquoavarice de son pegravere mais qursquoagrave preacutesent il y eacutetait tellement habitueacute

1Comment rendre laquo actions toutes formeacutees raquo Il mrsquoa sembleacute que cette laquo forme raquoeacutetait celle de lrsquoesprit et du raisonnement

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 81

qursquoil ne pouvait plus srsquoen deacutefaire Et justement il venait drsquoecirctre surprisen train de voler les bagues drsquoune Dame au lever de laquelle il srsquoeacutetaittrouveacute avec beaucoup drsquoautres

10 Il me rappela ce que jrsquoavais entendu dire agrave propos drsquoun autregentilhomme il eacutetait si bien formeacute et habitueacute agrave ce beau meacutetier danssa jeunesse que devenu maicirctre de ses biens et deacutecideacute agrave abandonnerces pratiques il ne pouvait pourtant srsquoempecirccher quand il passait pregravesdrsquoune boutique ougrave se trouvait une chose dont il avait besoin de la deacute-rober ndash quitte agrave envoyer ensuite quelqursquoun pour la payer Et jrsquoen aivu plusieurs si entraicircneacutes et si adonneacutes agrave cela que mecircme agrave leurs compa-gnons ils volaient des objets qursquoils leur rendaient ensuite

11 Je suis Gascon et pourtant il nrsquoest pas de vice sur lequel jesois moins porteacute [que le vol] Je le hais plutocirct par tempeacuterament queje ne le condamne par conviction je ne soustrais rien agrave personnemecircme si crsquoest une chose que je deacutesire Notre reacutegion est en veacuteriteacute unpeu plus mal vue que les autres en France sur ce sujet Nous avonspourtant vu de notre temps et agrave plusieurs reprises des gens de bonnefamille drsquoautres contreacutees entre les mains de la Justice et convaincusde nombreux vols fort graves Jrsquoai bien peur que ces deacutepravations netrouvent leur source dans les vices des pegraveres

12 On peut certes me reacutepondre comme le fit un jour un Sei-gneur fort intelligent qursquoil nrsquoeacuteconomisait ses richesses que pour entirer lrsquoavantage drsquoecirctre honoreacute et rechercheacute par les siens et que lrsquoacircgelui ayant enleveacute toutes ses forces crsquoeacutetait lagrave le seul moyen qui lui restaitpour conserver son autoriteacute dans sa famille et eacuteviter de devenir pourtout le monde un objet de deacutedain et de meacutepris (En fait ce nrsquoest passeulement la vieillesse dit Aristote qui conduit agrave lrsquoavarice mais toutesorte de faiblesse) Crsquoest une faccedilon de voir les choses Mais crsquoest remeacute-dier agrave un mal que lrsquoon aurait ducirc empecirccher de naicirctre Un pegravere est bienmalheureux srsquoil ne conserve lrsquoaffection de ses enfants que parce qursquoilsont besoin de ses secours ndash si lrsquoon peut appeler cela de lrsquoaffection

13 Ce qursquoil faut crsquoest se rendre respectable par sa valeur etses capaciteacutes aimable par sa bonteacute et la douceur de son comporte-ment Quand la matiegravere est riche mecircme ses cendres ont leur valeur nous accordons du respect et de la consideacuteration aux os et reliquesdes personnes dignes drsquoecirctre honoreacutees Pour quelqursquoun qui a connu leshonneurs dans sa maturiteacute il nrsquoest pas de vieillesse si deacutecreacutepite et ra-bougrie qursquoelle soit qui ne conserve quelque chose de veacuteneacuterable etnotamment pour ses enfants dont il faut avoir formeacute lrsquoacircme agrave suivre

82 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

leurs devoirs non par la neacutecessiteacute et le besoin non plus que par larudesse et la force

Il me semble qursquoon est loin de la veacuteriteacute si lrsquoon croitTeacuterence [111]Adelphes 1 v40

Que lrsquoautoriteacute est plus ferme et plus solidement eacutetabliePar la force que par lrsquoaffection

14 Je condamne toute violence dans lrsquoeacuteducation drsquoune acircme tendreque lrsquoon veut former pour lrsquohonneur et pour la liberteacute Il y a je nesais quoi de servile dans la seacuteveacuteriteacute et la contrainte et je considegravereque ce que lrsquoon ne peut obtenir par la raison la sagesse et lrsquohabileteacutene srsquoobtiendra jamais par la force Crsquoest ainsi que jrsquoai eacuteteacute eacuteleveacute ondit que tout petit je nrsquoai eacuteteacute fouetteacute que deux fois et modeacutereacutementJe devais rendre la pareille agrave mes propres enfants ndash mais ils meurenttous en nourrice Leacuteonore qui est ma seule fille agrave avoir eacutechappeacute agrave cetriste destin a atteint six ans et plus sans que lrsquoon ait employeacute poursa formation et le chacirctiment de ses fautes drsquoenfant autre chose quedes paroles et bien douces (lrsquoindulgence de sa megravere y ayant aiseacutementpourvu) Et quand bien mecircme mon attente serait deacuteccedilue il y a biendrsquoautres causes auxquelles srsquoen prendre sans en rendre responsablema meacutethode drsquoeacuteducation que je sais ecirctre juste et naturelle Jrsquoaurais eacuteteacuteencore plus exigeant sur ce plan avec des garccedilons moins neacutes pour ser-vir et de nature plus libre jrsquoaurais aimeacute emplir leur cœur de noblesseet de liberteacute Je nrsquoai jamais vu obtenir drsquoautre reacutesultat avec le fouet quede rendre les acircmes plus lacircches ou plus vilainement obstineacutees

15 Voulons-nous ecirctre aimeacutes de nos enfants Voulons-nous leurenlever toute raison de souhaiter notre mort (Mecircme si aucune raisonne peut ecirctre ni juste ni excusable pour un souhait aussi horrible laquo nulcrime nrsquoest fondeacute en raison raquo) Faisons ce qui est en notre pouvoir pourTite-Live [105]

XXVIII 28 faciliter leur vie raisonnablement Et pour cela il ne faudrait pas nousmarier si jeunes que notre acircge puisse se confondre avec le leur crsquoestlagrave un handicap qui nous plonge dans de grandes difficulteacutes Et je le disspeacutecialement pour la noblesse qui comme on dit est drsquoune conditionoisive et ne vit que de ses rentes car ailleurs dans les familles ougraveil faut gagner sa vie le nombre des enfants et le fait de vivre en leurcompagnie fait partie des arrangements du meacutenage et ce sont lagrave autantdrsquoeacuteleacutements suppleacutementaires et utiles pour srsquoenrichir

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 83

16 Je me suis marieacute agrave trente-trois ans et jrsquoapprouve le choix detrente-cinq qursquoon dit ecirctre le conseil drsquoAristote1 Platon2 ne veut pasqursquoon se marie avant les trente ans mais il a raison de se moquer deceux qui se mettent agrave lrsquoœuvre apregraves cinquante-cinq et considegravere leurprogeacuteniture comme indigne drsquoecirctre nourrie et de vivre Thalegraves fixa ence domaine les limites les plus justes jeune il reacutepondit agrave sa megraverequi le pressait de se marier que ce nrsquoeacutetait pas encore le moment etdevenu vieux que ce nrsquoeacutetait plus le moment Il faut refuser commeinopportune toute action qui ne vient pas agrave son heure

17 Les Gaulois consideacuteraient comme extrecircmement reacutepreacutehensiblele fait drsquoavoir des relations charnelles avant lrsquoacircge de vingt ans et ils re-commandaient speacutecialement aux hommes qui se destinaient agrave la guerrede conserver bien plus longtemps leur virginiteacute consideacuterant que lescœurs srsquoamollissent et se deacutevoient par la copulation avec les femmes

Mais alors uni agrave une jeune eacutepouse Le Tasse (Tor-quato Tasso)[103] X 39

Et tout heureux drsquoavoir des enfantsSon affection de mari et de pegravere avait affadi son courage

18 Moulay-Hassan roi de Tunis que lrsquoEmpereur Charles V reacute-tablit sur son trocircne critiquait la meacutemoire de son pegravere auquel il repro-chait sa freacutequentation des femmes et le qualifiait de laquo mou effeacutemineacutefaiseur drsquoenfants raquo

19 Lrsquohistoire grecque3 a retenu que Iecos de Tarente ChrysosAstylos Diopompos et drsquoautres tant qursquoils voulurent maintenir leurcorps en forme pour la course des jeux Olympiques la palestre etautres exercices physiques se privegraverent de tout rapport sexuel pendantce temps

20 Dans une certaine reacutegion des Indes Espagnoles on ne per- Gomara [25]II xii f˚ 63 r˚mettait aux hommes de se marier qursquoapregraves quarante ans et on le per-

mettait pourtant aux filles de dix ans21 Un gentilhomme de trente-cinq ans nrsquoa pas encore lrsquoacircge de

laisser la place agrave son fils qui en a vingt il est en eacutetat de se montrerdans les expeacuteditions guerriegraveres et agrave la cour de son prince il a besoin

1Aristote [5] VII 162Platon [73] V3Platon [71] VIII

84 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

de ses biens et srsquoil doit certainement les partager il ne doit pour autantsrsquooublier Crsquoest bien le cas ougrave peut srsquoappliquer cette reacuteponse que lespegraveres ont couramment agrave la bouche laquo Je ne veux pas me deacuteshabilleravant drsquoaller me coucher raquo

22 Mais un pegravere terrasseacute par les ans et les maux que sa faiblesseet sa mauvaise santeacute privent de la socieacuteteacute des hommes celui-lagrave faittort agrave lui-mecircme et aux siens de couver inutilement un grand tas derichesses Crsquoest pour lui le moment srsquoil est sage de laquo se deacuteshabillerpour aller se coucher raquo sans aller jusqursquoagrave se mettre nu en chemisemais en gardant une robe de chambre bien chaude et le reste de seseffets dont il nrsquoa plus que faire il doit en faire cadeau de bonne gracircceagrave ceux agrave qui selon lrsquoordre naturel des choses elles doivent finalementappartenir Il est bien normal qursquoil leur en laisse lrsquousage puisque lanature vient agrave lrsquoen priver Dans le cas contraire il ne peut srsquoagir de sapart que de meacutechanceteacute et de jalousie Ce fut la plus belle des actionsde lrsquoEmpereur Charles-Quint ndash imitant en cela certains personnagesantiques de mecircme stature que lui ndash que drsquoavoir su reconnaicirctre que laraison nous commande de nous laquo deacuteshabiller raquo quand nos vecirctementsnous pegravesent et nous embarrassent et de nous laquo coucher raquo quand lesjambes nous trahissent Il se deacutefit de ses richesses de sa grandeur etde sa puissance en faveur de son fils lorsqursquoil sentit que lui faisaientdeacutefaut la fermeteacute et la force neacutecessaires agrave la conduite des affaires avecla gloire qursquoil y avait acquise

Veille agrave deacuteteler agrave temps ton cheval vieillissantHorace [34] I1 Pour qursquoil ne soit objet de la riseacutee treacutebuchant et soufflant

23 Ne pas savoir reconnaicirctre assez tocirct ne pas sentir lrsquoincapaciteacuteet la terrible deacutegradation que lrsquoacircge amegravene naturellement avec lui danslrsquoacircme et dans le corps agrave eacutegaliteacute pour les deux il me semble ou peut-ecirctre plus encore du cocircteacute de lrsquoacircme voilagrave la faute qui a ruineacute la reacuteputa-tion de la plupart des grands hommes de ce monde Jrsquoai vu et mecircmeconnu de mon temps des personnages ayant une grande autoriteacute quindash crsquoeacutetait facile agrave voir ndash avaient terriblement perdu leurs capaciteacutes drsquoau-trefois que je connaissais pourtant par la reacuteputation qursquoils en avaienttireacutee en des temps meilleurs Jrsquoaurais preacutefeacutereacute les voir retireacutes chez euxconfortablement et ayant deacutelaisseacute les affaires publiques et militairesque leurs eacutepaules nrsquoeacutetaient plus capables de supporter crsquoeucirct eacuteteacute plushonorable pour eux

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 85

24 Jrsquoai autrefois eacuteteacute le familier de la maison drsquoun gentilhommeveuf et tregraves acircgeacute mais resteacute pourtant fort vert en sa vieillesse Il avaitplusieurs filles agrave marier et un fils deacutejagrave en acircge drsquoaller dans le mondeCela entraicircnait pour lui des deacutepenses et des visites drsquoeacutetrangers qui nelui plaisaient guegravere non seulement par souci drsquoeacuteconomie mais plusencore parce qursquoil avait avec lrsquoacircge adopteacute un mode de vie fort eacuteloigneacutedu nocirctre Je lui dis un jour avec une certaine impertinence commejrsquoai lrsquohabitude de le faire qursquoil ferait bien mieux de nous laisser laplace de laisser agrave son fils la maison principale ndash car crsquoeacutetait la seule quifucirct bien agenceacutee et confortable ndash et de se retirer dans une terre qursquoilavait dans le voisinage ougrave personne ne viendrait troubler son repospuisqursquoil ne pouvait eacuteviter autrement drsquoavoir agrave nous supporter eacutetantdonneacutee la situation de ses enfants Il me donna raison un peu plus tardet srsquoen trouva bien

25 Cela ne veut pas dire pour autant qursquoon ne puisse revenir surlrsquoengagement pris Je pourrais moi qui suis agrave mecircme de jouer ce rocirclelaisser agrave mes enfants la jouissance de ma maison et de mes biens maisavec la liberteacute de me deacutedire srsquoils me donnaient un motif de le faire Jeleur en laisserais donc lrsquousage ce qui me conviendrait mieux et je mereacuteserverais lrsquoautoriteacute sur lrsquoensemble de mes affaires aussi largementqursquoil me plairait de le faire Car jrsquoai toujours penseacute que cela devait ecirctreun grand plaisir pour un vieux pegravere que de mettre lui-mecircme ses enfantsau courant de ses affaires et de pouvoir tant qursquoil est en vie controcirclerleur comportement en leur donnant des avis et des conseils tireacutes desa propre expeacuterience et de remettre ainsi la reacuteputation ancienne de samaison entre les mains de ses successeurs se donnant par lagrave mecircmedes garanties quant aux espeacuterances qursquoil peut fonder sur leur conduitefuture Et dans cette perspective je ne voudrais pas fuir leur compa-gnie je voudrais au contraire les conseiller de pregraves et profiter dans lamesure de ce qui est possible agrave mon acircge de leur alleacutegresse et de leursfecirctes

26 Sans vivre au milieu drsquoeux (je ne le pourrais pas sans trou-bler leur reacuteunion par la tristesse lieacutee agrave mon acircge et les contraintes duesagrave mes maladies) sans faire non plus des entorses aux regravegles et fa-ccedilons de vivre que jrsquoaurais alors1 je voudrais au moins vivre aupregravesdrsquoeux dans une aile de ma maison non pas celle qui est la plus en vue

1La traduction drsquoA Lanly [58] a omis la deuxiegraveme partie de cette parenthegravese quifigure pourtant bien dans le texte de 1580 deacutejagrave

86 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mais la plus commode Je ne voudrais pas faire comme le Doyen deSaint Hilaire de Poitiers1 que je vis il y a quelques anneacutees plongeacutepar sa meacutelancolie dans une telle solitude que lorsque jrsquoentrai dans sachambre il y avait vingt-deux anneacutees qursquoil nrsquoen eacutetait sorti mecircme pourfaire quelques pas Et il eacutetait pourtant valide et pouvait se deacuteplacer ilne souffrait que drsquoun rhume qui lui oppressait la poitrine Crsquoest agrave peinesrsquoil permettait agrave quelqursquoun de venir le voir une fois par semaine il setenait constamment enfermeacute seul dans sa chambre mis agrave part le valetqui lui apportait agrave manger une fois par jour et qui ne faisait qursquoentreret sortir Sa seule occupation eacutetait de se promener de long en large etde lire quelque ouvrage (car il avait quelque connaissance des lettres)et il srsquoobstinait en fait agrave vouloir mourir en cet eacutetat ce qursquoil fit drsquoailleurspeu de temps apregraves

27 Par de doux entretiens jrsquoessaierais quant agrave moi de deacutevelop-per chez mes enfants une vraie amitieacute et de la bienveillance agrave monendroit On obtient cela facilement avec des personnes bien neacutees carsi ce sont des becirctes furieuses comme notre eacutepoque en produit parmilliers il faut les haiumlr et les fuir comme telles Je mrsquoeacutelegraveve contrecette coutume qui consiste agrave interdire aux enfants drsquoemployer le motlaquo pegravere raquo et les oblige agrave user drsquoune autre eacutetrangegravere agrave la famille et plusreacuteveacuterencieuse la nature nrsquoayant pas drsquoordinaire suffisamment pourvuagrave notre autoriteacute Nous appelons Dieu tout-puissant laquo pegravere raquo et deacutedai-gnons que nos enfants nous appellent ainsi Jrsquoai redresseacute cette erreurdans ma propre famille Crsquoest eacutegalement une folie et une injustice depriver les enfants qui ont grandi de la familiariteacute avec leurs pegraveres etde vouloir maintenir agrave leur endroit une morgue austegravere et meacuteprisantepensant par lagrave les maintenir dans la crainte et lrsquoobeacuteissance Crsquoest unecomeacutedie bien inutile qui rend les pegraveres tregraves ennuyeux pour leurs en-fants et pire encore ridicules Ils ont la jeunesse et la force entre leursmains et par conseacutequent sont porteacutes par des vents favorables et ont lafaveur du monde ils considegraverent donc avec moquerie les mines fiegravereset tyranniques drsquoun homme qui nrsquoa plus guegravere de sang ni au cœurni dans les veines veacuteritable eacutepouvantail de chegraveneviegraveres Quand bienmecircme je pourrais me faire craindre jrsquoaimerais encore mieux me faireaimer

1Il srsquoagit de Jean drsquoEstissac doyen de Saint Hilaire de 1542 agrave 1571 et qui mouruten 1576 Selon Jean Plattard [54] Montaigne a pu le voir en effet en 1574 lorsqursquoil serendit au camp de Ste Hermine

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 87

28 La vieillesse manque de tant de choses elle est tellementimpuissante et si facilement meacuteprisable que le mieux qursquoelle puissefaire crsquoest de gagner lrsquoaffection et lrsquoamour des siens le commande-ment et la crainte ne sont plus des armes pour elle Jrsquoai connu un de cespegraveres qui avait eacuteteacute tregraves autoritaire dans sa jeunesse et qui lrsquoacircge venuet bien qursquoen aussi bonne santeacute que possible frappe mord et jurecrsquoest le plus tempecirctueux personnage de France les soucis et la vigi-lance le rongent et tout cela nrsquoest qursquoune comeacutedie agrave laquelle la familleparticipe de son grenier de son cellier et mecircme de sa bourse ce sontles autres qui ont la meilleure part alors qursquoil en conserve pourtantles clefs dans son sac et qursquoil les surveille plus que ses propres yeuxPendant qursquoil se reacutejouit drsquoeacutepargner en eacutetant chiche sur les deacutepenses detable on megravene la vie agrave grandes recircnes dans tous les coins de sa maisonen jouant en deacutepensant en se racontant les histoires de ses vaines co-legraveres et de sa preacutevoyance inutile Chacun est en faction contre lui Sipar hasard quelque petit serviteur srsquoattache agrave lui on se met aussitocirct agravereacutepandre sur lui des soupccedilons attitude agrave laquelle la vieillesse se precirctetregraves facilement Que de fois il srsquoest vanteacute aupregraves de moi de tenir labride aux siens et de lrsquoobeacuteissance et du respect qursquoil en obtenait etcomme il voyait clair dans ses affaires

Lui seul ignore tout Teacuterence[111]AdelphesIV 2Je ne connais pas drsquohomme qui puisse plus que lui faire eacutetat de

qualiteacutes naturelles et acquises propres agrave lui assurer la maicirctrise de lasituation ndash et il en est deacutechu comme srsquoil nrsquoeacutetait qursquoun enfant Crsquoestbien pour cela que jrsquoai choisi son cas parmi plusieurs autres que jeconnais car il est exemplaire

29 Ce serait matiegravere agrave discussion que de savoir si cet hommeest mieux ainsi ou srsquoil serait mieux autrement En sa preacutesence toutcegravede devant lui On laisse sa preacutetendue autoriteacute suivre son cours onne lui reacutesiste jamais ouvertement On le croit on le craint on le res-pecte autant qursquoil veut Donne-t-il congeacute agrave un valet Il plie bagage levoilagrave parti mais en apparence et pour lui seulement Les pas de lavieillesse sont si lents les sens si troubles qursquoil continuera agrave vivre etagrave remplir son office dans la maison pendant un an sans ecirctre remar-queacute Et quand le moment est venu on fait venir des lettres de loinimplorant la pitieacute suppliantes pleines de promesses de mieux fairepar lesquelles le valet laquo congeacutedieacute raquo revient en gracircce Monsieur passe-t-il quelque marcheacute envoie-t-il quelque lettre qui deacuteplaise On la fait

88 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

disparaicirctre et lrsquoon invente ensuite toutes sortes de causes pour excuserle fait que rien nrsquoa eacuteteacute exeacutecuteacute ou qursquoaucune reacuteponse nrsquoa eacuteteacute donneacuteeAucune lettre de lrsquoexteacuterieur ne lui parvenant en premier il ne voit quecelles qursquoon a jugeacute lui convenir Si par hasard il srsquoen saisit comme ila pour habitude de se les faire lire par une certaine personne elle ytrouve immeacutediatement ce qursquoon veut qursquoil y trouve ndash et voilagrave que celuiqui en fait lrsquoinjurie dans sa lettre lui demande pardon Il ne voit enfinde ses affaires qursquoagrave travers lrsquoimage la mieux dessineacutee et arrangeacutee pourlui donner satisfaction il srsquoagit de ne reacuteveiller ni son humeur chagrineni sa colegravere Jrsquoai vu sous des formes diffeacuterentes des maisons geacutereacuteeslongtemps et avec constance qui aboutissaient au mecircme reacutesultat

30 Les femmes ont naturellement tendance agrave contredire leursmaris Elles saisissent agrave deux mains tous les preacutetextes de srsquoopposer agraveeux et la premiegravere excuse trouveacutee leur sert de justification drsquoensembleJrsquoen ai vu une qui deacuterobait de grosses sommes agrave son mari pour ndashdisait-elle agrave son confesseur ndash faire des aumocircnes plus conseacutequentesAllez donc croire agrave cette pieuse libeacuteraliteacute Il nrsquoest aucune affaire quileur semble avoir assez de digniteacute si elle leur est conceacutedeacutee par leurmari Il faut qursquoelles lrsquousurpent ou par la ruse ou par la force maistoujours de faccedilon injuste pour lui confeacuterer de la gracircce et de lrsquoautoriteacuteComme je lrsquoeacutevoquais plus haut quand elles srsquoaffrontent agrave un pauvrevieillard au profit de leurs enfants alors elles srsquoemparent de ce preacute-texte et lrsquoutilisent pour assouvir leur passion en srsquoen faisant gloire comme si elles eacutetaient soumises au mecircme esclavage que leurs enfantselles aussi elles intriguent facilement contre la domination et lrsquoauto-riteacute du maicirctre Si les enfants sont des garccedilons grands et entreprenantseux aussi subornent sans heacutesitation par la force ou par des faveursmaicirctre drsquohocirctel intendant et tous les autres

31 Les vieillards qui nrsquoont ni femme ni fils connaissent plus ra-rement ces malheurs mais plus cruellement encore et de faccedilon plusindigne aussi Le vieux Caton disait de son temps laquo autant de va-lets autant drsquoennemis raquo Compte tenu de la diffeacuterence entre la pureteacutede son siegravecle et celle du nocirctre on peut se demander srsquoil nrsquoa pas voulunous preacutevenir de ce que femme fils et valets eacutetaient autant drsquoennemispour nous Ecirctre vieux et deacutecreacutepits nous procure du moins cet avantagecommode de ne nous apercevoir de rien de demeurer ignorants de cequi nous entoure de nous laisser tromper facilement Si nous eacutetionsvraiment conscients de tout cela pauvres de nous Et speacutecialement en

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 89

ce moment ougrave les juges qui ont agrave trancher nos diffeacuterends sont geacuteneacutera-lement du cocircteacute de la jeunesse et se laissent couramment acheter

32 Si cette tromperie eacutechappe agrave ma vue du moins ne mrsquoeacutechappe-t-il pas que je suis tregraves facile agrave tromper Dira-t-on jamais assez le prixde lrsquoamitieacute aupregraves de ces arrangements que sont les mariages Et avecquelle deacutevotion je respecte ce lien drsquoamitieacute quand je le rencontre chezles animaux Si les autres me trompent au moins je ne me trompe pasmoi-mecircme en mrsquoestimant capable de me preacuteserver de leurs trompe-ries ou en me rongeant la cervelle pour y parvenir Je me garde deces trahisons en regardant en moi-mecircme et non par une curiositeacute in-quiegravete et agiteacutee jrsquoeacutevite plutocirct de penser agrave cela et reacutesolument Quandjrsquoentends parler de la situation de quelqursquoun je ne me moque pas delui je regarde plutocirct en moi-mecircme pour voir ce qursquoil en est tout cequi le concerne me concerne aussi Ce qui lui arrive me met en gardeet porte mon attention de ce cocircteacute-lagrave Tous les jours et agrave tout momentnous disons drsquoun autre ce que nous dirions plus agrave propos de nous-mecircmes si nous savions aussi bien retourner vers nous notre regardque le diriger vers les autres Et bien des auteurs nuisent de cette faccedilonagrave la deacutefense de leur propre cause en courant teacutemeacuterairement au devantde celles qursquoils attaquent et en lanccedilant agrave leurs ennemis des traits quipourraient bien mieux leur ecirctre destineacutes

33 Feu Monsieur le Mareacutechal de Monluc1 ayant perdu son filsmort en lrsquoicircle de Madegravere bon gentilhomme en veacuteriteacute et qui donnait degrandes espeacuterances me faisait part entre autres regrets de la tristesseet du cregraveve-cœur qursquoil ressentait agrave lrsquoideacutee de nrsquoavoir jamais pu vraimentse livrer agrave lui A cause de son humeur paternelle grave et de ses minesconvenues il avait disait-il perdu tout moyen de bien connaicirctre sonfils et de lrsquoappreacutecier de lui manifester la grande affection qursquoil lui por-tait et le jugement eacutelogieux qursquoil portait sur sa valeur laquo Et ce pauvregarccedilon raquo ajoutait-il laquo nrsquoa jamais vu de moi qursquoune attitude renfrogneacuteeet pleine de meacutepris il est parti avec cette ideacutee que jrsquoai eacuteteacute incapablede lrsquoaimer ou de lrsquoestimer comme il le meacuteritait Pour qui donc est-ceque je gardais la reacuteveacutelation de cette particuliegravere affection que je luivouais Nrsquoeacutetait-ce pas lui qui aurait ducirc en avoir le plaisir et la re-connaissance Je me suis forceacute et tortureacute pour conserver ce masquestupide et jrsquoy ai perdu le plaisir de converser avec lui en mecircme tempsque son affection il ne pouvait ecirctre que froid agrave mon eacutegard nrsquoayant ja-

1Le Mareacutechal de Monluc qui a eacutecrit ses souvenirs intituleacutes Commentaires est morten 1577 et son fils en 1566

90 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mais eacuteprouveacute de ma part que de la rudesse et une autoriteacute tyrannique raquoJe trouve que ces regrets eacutetaient justes et senseacutes car comme je le saispar une expeacuterience bien trop vive moi-mecircme il nrsquoest aucune consola-tion pour la perte de nos amis qui soit aussi douce que celle de savoirque nous nrsquoavons rien oublieacute de leur dire et que nous avons eu aveceux une communication parfaite et entiegravere O mon ami Est-ce mieuxpour moi ou moins bien drsquoavoir pu goucircter cela Certes bien mieuxDrsquoen avoir le regret me console et mrsquohonore Nrsquoest-ce pas un agreacuteableet pieux devoir pour moi que drsquoen faire agrave tout jamais le deuil Est-ilun plaisir qui vaille cette privation

34 Je me confie aux miens autant que je le puis et leur faitpart tregraves volontiers de mes projets du jugement que je porte sur euxcomme sur nrsquoimporte qui je suis presseacute de me montrer et de me preacute-senter car je ne veux pas qursquoon puisse se meacuteprendre sur mon comptede quelque faccedilon que ce soit

35 Parmi les coutumes particuliegraveres qursquoavaient nos ancecirctres lesGaulois agrave ce qursquoen dit Ceacutesar il en eacutetait une selon laquelle les enfantsne se preacutesentaient devant leurs pegraveres et ne se montraient en publicen leur compagnie que lorsqursquoils commenccedilaient agrave porter les armes comme pour signifier qursquoagrave partir de ce moment ils pouvaient aussifaire partie des connaissances et des familiers de leurs pegraveres

36 Jrsquoai encore observeacute une autre sorte drsquoindeacutelicatesse de la partde certains pegraveres de mon eacutepoque celle qui consiste agrave ne pas se conten-ter drsquoavoir priveacute leurs enfants durant toute la dureacutee de leur longueexistence de la part qui devait normalement leur revenir sur leur for-tune mais de laisser encore agrave leur femme apregraves eux cette mecircme auto-riteacute sur tous leurs biens avec le droit drsquoen disposer agrave leur fantaisie Etjrsquoai vu ainsi un seigneur appartenant aux premiers officiers de la Cou-ronne qui pouvait normalement espeacuterer preacutetendre agrave plus de cinquantemille eacutecus de rente mourir neacutecessiteux et accableacute de dettes agrave plusde cinquante ans et sa megravere dans son extrecircme deacutecreacutepitude jouissantencore de tous ses biens de par la volonteacute du pegravere qui avait de soncocircteacute veacutecu pregraves de quatre-vingts ans Cela ne me semble pas du toutraisonnable

37 Je trouve donc de peu drsquointeacuterecirct pour quelqursquoun dont les af-faires vont bien drsquoaller chercher une femme qui lui donne la chargede srsquooccuper drsquoune dot importante il nrsquoest pas de dette exteacuterieure quicause plus de ruine aux maisons Mes preacutedeacutecesseurs ont courammentsuivi cette regravegle fort agrave propos et jrsquoai fait de mecircme Mais ceux qui

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 91

nous deacuteconseillent les eacutepouses riches de peur qursquoelles soient moinsdociles et moins reconnaissantes se trompent ils ont tort de nous faireperdre de reacuteels avantages sur une aussi leacutegegravere conjecture Il nrsquoen coucirctepas plus aux femmes deacuteraisonnables de passer par dessus une bonneraison que par dessus une mauvaise Plus elles ont tort et plus ellessont contentes drsquoelles-mecircmes Lrsquoinjustice les attire comme lrsquohonneurde leurs actions vertueuses attire celles qui sont senseacutees et elles sontdrsquoautant plus senseacutees qursquoelles sont riches comme elles sont plus vo-lontiers et plus fiegraverement chastes quand elles sont belles

38 Il est juste de laisser lrsquoadministration des affaires de la mai-son aux megraveres tant que les enfants ne sont pas en acircge selon la loide pouvoir srsquoen charger Mais le pegravere les aura bien mal eacuteleveacutes srsquoil nepeut espeacuterer que dans leur maturiteacute ils auront plus de sagesse et decompeacutetences que sa femme vu la faiblesse ordinaire de ce sexe Il se-rait toutefois vraiment contre nature de faire deacutependre la situation desmegraveres des deacutecisions de leurs enfants On doit leur donner largement dequoi faire face agrave leurs besoins selon la condition de leur maison et enfonction de leur acircge drsquoautant que la pauvreteacute et lrsquoindigence sont bienplus choquantes pour elles et plus difficiles agrave supporter que pour leshommes il vaut encore mieux faire supporter cela aux enfants

39 En geacuteneacuteral la plus saine faccedilon de reacutepartir nos biens en mou-rant me semble ecirctre de le faire selon lrsquousage du pays Les lois y ontmieux penseacute que nous et mieux vaut les laisser se tromper dans leurchoix que de prendre ce risque nous-mecircmes Ces biens ne sont pasveacuteritablement les nocirctres puisque drsquoapregraves des lois eacutedicteacutees en dehorsde nous ils sont destineacutes agrave certains de nos successeurs Et mecircme sinous avons quelque liberteacute de modifier cela jrsquoestime qursquoil faut uneraison grave et eacutevidente pour nous amener agrave deacuteposseacuteder quelqursquoun dece que le sort lui avait acquis et que la justice lui attribuait et quecrsquoest abuser de faccedilon deacuteraisonnable de cette liberteacute que de lrsquoutiliserpour satisfaire nos fantaisies personnelles Jrsquoai eu cette chance de nepas avoir lrsquooccasion drsquoecirctre tenteacute de deacutetourner mon affection de la regraveglecommune et leacutegitime Jrsquoen vois pour qui crsquoest peine perdue que drsquoes-sayer de les faire changer drsquoavis Un mot de travers suffit pour eux agraveeffacer les meacuterites de dix anneacutees Heureux celui qui se trouve lagrave au bonmoment pour flatter leurs derniegraveres volonteacutes Crsquoest la derniegravere actionqui est deacuteterminante non pas les soins les plus deacutevoueacutes et les plusassidus mais les plus reacutecents ceux qursquoon a donneacutes au bon momentVoilagrave des gens qui se servent de leur testament comme si crsquoeacutetait des

92 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

pommes ou des bacirctons pour gratifier ou pour corriger ceux qui y preacute-tendent en fonction de chacun de leurs actes Et crsquoest quelque chosede trop lointaine conseacutequence et de trop drsquoimportance pour ecirctre ainsiagiteacute agrave chaque instant Les sages lrsquoeacutetablissent une fois pour toutes ense fondant surtout sur la raison et la coutume

40 Nous prenons un peu trop agrave cœur les laquo substitutions mascu-lines1 raquo et recherchons pour nos noms une eacuteterniteacute ridicule Nous don-nons aussi trop drsquoimportance aux fragiles conjectures faites sur lrsquoave-nir des enfants agrave partir de ce que nous pouvons observer chez eux Onmrsquoeucirct peut-ecirctre fait une injustice en me deacuteplaccedilant de mon rang drsquoaicircneacuteparce que jrsquoeacutetais le plus balourd et le moins intelligent le plus lent agraveapprendre et le plus reacuteticent agrave lrsquoeacutegard des leccedilons non seulement parmimes fregraveres mais parmi tous les enfants de ma province qursquoil srsquoagissede travail de lrsquoesprit ou du corps Crsquoest une sottise de faire des choixparticuliers sur la foi de ces divinations qui nous trompent si souventSi on peut faire une entorse agrave la regravegle ordinaire et modifier les des-tins qui seraient normalement ceux de nos heacuteritiers il faut que ce soiten fonction drsquoune difformiteacute corporelle eacutenorme et eacutevidente un deacutefautdurable et qui ne se peut corriger et qui pour nous qui accordons tantdrsquoimportance agrave la beauteacute constitue un preacutejudice consideacuterable

41 Ce plaisant dialogue de Platon celui du leacutegislateur avec sesconcitoyens2 illustrera ce que je dis laquo Comment donc disent-ils sen-tant leur fin prochaine ne pourrons-nous pas disposer de ce qui est agravenous en faveur de qui nous plaira O dieux quelle cruauteacute qursquoil nenous soit pas possible de deacutecider agrave notre guise de ce que nous allonsdonner agrave nos proches selon la faccedilon dont ils nous auront servis pen-dant nos maladies notre vieillesse et veilleacute agrave nos affaires raquo A quoireacutepond le leacutegislateur laquo Mes amis qui ne tarderez sans doute pas agravemourir vous ne pouvez guegravere aujourdrsquohui connaicirctre qui vous ecirctes etconnaicirctre ce qui vous revient selon ce qui est inscrit au fronton de

1Note de lrsquoeacutedition P Villey [55] laquo Ce terme de droit deacutesigne une disposition parlaquelle on appelle successivement un ou plusieurs heacuteritiers agrave succeacuteder pour que celuiqursquoon a institueacute le premier ne puisse pas alieacutener les biens soumis agrave la substitution[]Il srsquoagit ici de substitution en faveur des macircles Un commentateur a observeacute que Mon-taigne a ceacutedeacute aux preacuteoccupations dont il signale ici les exageacuterations mucirc par le deacutesir deperpeacutetuer son nom il a fait un testament par lequel il disposait de plus qursquoil ne posseacute-dait et institueacute le puicircneacute de ses descendants heacuteritier de sa terre et du nom ce qui a donneacutelieu par suite du second mariage de sa fille Leacuteonore agrave un procegraves qui ne srsquoest termineacuteque deux siegravecles apregraves raquo (P Villey [55] II Sources et annotations p 041)

2Platon [71] XI

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 93

Delphes Moi qui fais les lois je preacutetends que vous ne vous apparte-nez pas non plus que ne vous appartient ce dont vous jouissez Vouset vos biens vous appartenez agrave votre famille tant passeacutee que futureMais vous et votre famille vous appartenez avant tout agrave la Citeacute Crsquoestpourquoi ma tacircche est de vous empecirccher de faire un testament injustesous le coup de quelque passion ou sous lrsquoinfluence de quelque flat-teur habile en paroles Mais dans le respect de lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral de laCiteacute dans lrsquointeacuterecirct aussi de votre famille jrsquoeacutetablirai des lois et feraien sorte que selon la raison lrsquointeacuterecirct individuel soit sacrifieacute agrave lrsquointeacuterecirctcommun Partez paisiblement lagrave ougrave vous appelle la destineacutee humaineCrsquoest agrave moi qui ne favorise pas plus une chose que lrsquoautre et qui au-tant que possible me soucie du bien geacuteneacuteral que revient le soin de ceque vous laissez raquo

42 Mais je reviens agrave mon propos sur la question des femmes il me semble je ne sais trop pourquoi que rares sont celles qui ont delrsquoautoriteacute sur les hommes sauf celle qui leur est naturelle lrsquoautoriteacutematernelle et sauf en matiegravere de chacirctiment dans le cas de ceux quidu fait de quelque humeur maladive se sont volontairement soumisagrave elles Mais cela ne concerne pas du tout les vieilles femmes dont ilsrsquoagit ici Crsquoest lrsquoeacutevidence de cette consideacuteration qui nous a fait forgeret donner consistance si volontiers agrave cette laquo loi raquo que nul nrsquoa jamaisvue et qui prive les femmes de lrsquoaccession agrave la couronne1 Et il nrsquoestguegravere de seigneurie au monde ougrave on ne lrsquoallegravegue comme ici par uneapparence de raison qui lui donne autoriteacute mais le hasard lui a donneacuteplus de creacutedit en certains lieux qursquoen drsquoautres Il est dangereux de lais-ser au jugement des femmes la reacutepartition de notre succession selon lechoix qursquoelles feront des enfants qui est toujours injuste et fantasqueCar cet appeacutetit deacutereacutegleacute cette alteacuteration du goucirct qursquoelles montrent pen-dant leur grossesse elles lrsquoont constamment en leur acircme On les voitcouramment srsquoattacher aux plus faibles et aux moins bien faits ou agraveceux qui leur pendent au cou si elles en ont encore Crsquoest que nrsquoayantpas suffisamment de force de jugement pour choisir et adopter ce qui lemeacuterite elles se laissent plus volontiers emporter lagrave ougrave la nature regravegne

1Il srsquoagit de la laquo Loi salique raquo crsquoest-agrave-dire celle des Francs Saliens eacutecrite selonla tradition drsquoabord sous le regravegne de Clovis puis de Charlemagne Elle excluait lesfemmes de la succession agrave la terre et fut ensuite eacutetendue agrave la couronne sous les ValoisA lrsquoeacutepoque ougrave eacutecrivait Montaigne cette question eacutetait drsquoactualiteacute puisqursquoon pensait queHenri III nrsquoaurait pas drsquoenfants P Villey fait observer que Montaigne deacutefend cette loicomme laquo raisonnable raquo et non comme historiquement fondeacutee sur quelque texte ancien(P Villey [55] II Sources et annotations p 041)

94 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

sans partage comme les animaux qui ne reconnaissent leurs petits quetant qursquoils sont encore suspendus agrave leurs mamelles

43 Au demeurant il est facile de voir car lrsquoexpeacuterience le montreque cette affection naturelle agrave laquelle nous accordons tant drsquoimpor-tance a des racines bien faibles Pour un tregraves faible salaire nous arra-chons tous les jours agrave des megraveres leurs propres enfants pour leur faireprendre en charge les nocirctres nous leur faisons abandonner les leurs agravequelque cheacutetive nourrice agrave qui nous ne voudrions pas confier les nocirctresndash voire agrave des chegravevres Et nous leur deacutefendons non seulement de les al-laiter quel que soit le danger que cela puisse leur faire courir maismecircme drsquoen avoir soin pour se mettre complegravetement au service desnocirctres Et lrsquoon voit tregraves vite chez la plupart drsquoentre elles se deacutevelopperpar habitude une affection bacirctarde plus vive que la naturelle et uneplus grande sollicitude pour le soin des enfants qui leur ont eacuteteacute confieacutesque pour leurs propres enfants Et si jrsquoai parleacute de chegravevres crsquoest parceqursquoil est courant autour de moi de voir les femmes des villages lors-qursquoelles ne peuvent nourrir leurs enfants de leurs mamelles appelerdes chegravevres agrave leur secours Jrsquoai en ce moment deux laquais qui nrsquoontjamais teacuteteacute que pendant huit jours du lait de femme Ces chegravevres sonttregraves tocirct habitueacutees agrave venir allaiter les petits enfants reconnaissent leursvoix quand ils crient et accourent aupregraves drsquoeux Si on leur en preacutesenteun autre que leur nourrisson elles le refusent et lrsquoenfant fait la mecircmechose si on lui preacutesente une autre chegravevre Jrsquoen ai vu un lrsquoautre jour agravequi lrsquoon ocircta la sienne parce que son pegravere nrsquoavait fait que lrsquoemprunter agraveun voisin et qui ne put jamais srsquohabituer agrave une autre qursquoon lui propo-sait il a ducirc mourir de faim depuis Les animaux changent et altegraverentaussi facilement que nous leur affection naturelle

44 Heacuterodote dit qursquoen certaines reacutegions de la Libye on a desrelations libres avec les femmes mais que lrsquoenfant degraves qursquoil est ca-pable de marcher prend comme pegravere celui vers qui dans la foule sanaturelle inclination le porte Je crois que cela ne doit pas se faire sansde freacutequentes erreurs

45 Si je considegravere maintenant le fait que nous aimons nos en-fants pour la simple raison que nous les avons engendreacutes et que nousles appelons laquo autres nous-mecircmes raquo agrave cause de cela il me semble alorsqursquoil y a autre chose venant de nous qui ne soit pas de moindre valeurau contraire car ce que nous engendrons par lrsquoacircme les enfantementsde notre esprit de notre cœur et de notre savoir sont les produits drsquounepartie de nous plus noble que la partie corporelle et sont donc encore

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 95

plus les nocirctres Dans cette geacuteneacuteration nous sommes agrave la fois pegravere etmegravere ces enfants-lagrave nous coucirctent bien plus cher mais nous apportentplus drsquohonneur srsquoils ont quelque valeur Car la valeur de nos enfantslaquo corporels raquo est beaucoup plus la leur que la nocirctre la part que nous yavons est bien leacutegegravere Mais pour ceux de notre esprit toute leur beauteacutetoute leur gracircce et leur valeur sont bien les nocirctres Et de ce fait ils nousrepreacutesentent bien mieux que les autres

46 Platon ajoute que ce sont lagrave des enfants immortels qui im-mortalisent leurs pegraveres et mecircme les deacuteifient comme ce fut le cas pourLycurgue Solon Minos Et comme les reacutecits anciens sont pleins drsquoexemplesde cet amour habituel des pegraveres pour leurs enfants il ne mrsquoa pas sem-bleacute hors de propos drsquoen eacutevoquer aussi quelques-uns de cette autresorte

47 Heacuteliodore ce brave eacutevecircque de Tricca preacutefeacutera perdre la di-gniteacute les avantages et la deacutevotion attacheacutes agrave son statut prestigieux depreacutelat que de perdre sa laquo fille1 raquo qui vit encore bien gracieuse maisil est vrai peut-ecirctre un peu trop soigneusement et aimablement pareacuteetrop amoureusement aussi pour une fille eccleacutesiastique et sacerdotale

48 Il y eut agrave Rome un nommeacute Labieacutenus personnage de grandeautoriteacute et de grande valeur et qui entre autres qualiteacutes excellait danstous les domaines de la litteacuterature il eacutetait le fils il me semble de cegrand Labieacutenus le premier des geacuteneacuteraux qui commandegraverent sous Ceacute-sar durant la Guerre des Gaules et qui srsquoeacutetant par la suite rallieacute auparti du grand Pompeacutee srsquoy maintint si courageusement jusqursquoau mo-ment ougrave Ceacutesar le deacutefit en Espagne Le Labieacutenus dont je parle ici sefit bien des envieux agrave cause de sa valeur et comme on peut le penserles courtisans et favoris des Empereurs de son temps furent ses enne-mis agrave cause de sa liberteacute et des sentiments paternels contre la tyranniedont il avait heacuteriteacute et dont il avait certainement impreacutegneacute ses eacutecrits etses livres Ses adversaires le poursuivirent devant la justice agrave Romeet obtinrent que plusieurs de ses ouvrages qursquoil avait fait connaicirctrefussent condamneacutes agrave ecirctre brucircleacutes Crsquoest avec lui qursquoa deacutebuteacute ce type desanction qui fut par la suite appliqueacute agrave plusieurs autres agrave Rome et quiconsistait agrave condamner agrave mort les eacutecrits et mecircme leurs esquisses

49 Il faut croire qursquoil nrsquoexistait pas suffisamment de moyenset de sujets de cruauteacute pour que nous allions y mecircler des choses que

1Cette laquo fille raquo est toute spirituelle puisqursquoil srsquoagit de son roman LrsquoHistoire eacutethio-pique qui a eacuteteacute traduit par Amyot

96 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

la nature a priveacutees de tout sentiment et donc de souffrance commela reacuteputation et les productions de lrsquoesprit et comme srsquoil nous fallaitaussi communiquer les maux corporels aux sciences et aux œuvresdes Muses Labieacutenus ne put supporter cette perte ni survivre agrave cetteprogeacuteniture qui lui eacutetait si chegravere Il se fit enfermer tout vif dans lemonument de ses ancecirctres se suicidant et srsquoenterrant ainsi du mecircmecoup On ne peut guegravere donner drsquoexemple drsquoaffection paternelle plusconvaincant que celui-lagrave Et Cassius Severus homme tregraves eacuteloquent etqui eacutetait le familier de Labieacutenus voyant brucircler les livres de ce derniersrsquoeacutecria que par le mecircme jugement on aurait ducirc le condamner lui aussiagrave ecirctre brucircleacute vif car il avait et conservait en meacutemoire tout ce que ceslivres contenaient

50 Semblable malheur arriva agrave Greuntius Cordus1 accuseacute drsquoavoirchanteacute les louanges de Brutus et Cassius dans ses livres Le Seacutenatdeacutetestable servile et corrompu digne drsquoun maicirctre pire que ne lrsquoeacutetaitTibegravere condamna ses eacutecrits agrave ecirctre brucircleacutes Et lui deacutecida de les accom-pagner dans la mort en srsquoabstenant de manger

51 Le bon Lucain avait eacuteteacute condamneacute agrave mort par ce gredin deNeacuteron Dans les derniers instants de sa vie alors que presque tout sonsang srsquoeacutetait deacutejagrave eacutecouleacute par ses veines qursquoil avait fait ouvrir par sonmeacutedecin pour se suicider et comme le froid saisissait ses extreacutemiteacuteset srsquoapprochait des parties vitales la derniegravere chose dont il se souvintce furent certains de ses vers dans son livre de la laquo Pharsale raquo Il lesreacutecita et mourut ce furent ses derniegraveres paroles Nrsquoeacutetait-ce pas lagrave unefaccedilon bien tendre et paternelle de prendre congeacute de ses laquo enfants raquoEst-ce que cela ne repreacutesentait pas fort bien les adieux et les eacutetreintesque nous donnons agrave nos proches quand ils meurent Nrsquoest-ce pas lagraveun exemple de notre tendance naturelle agrave nous remeacutemorer en cettederniegravere extreacutemiteacute les choses qui nous ont eacuteteacute les plus chegraveres durantnotre vie

52 Eacutepicure mourut il le dit lui-mecircme dans les souffrances ex-trecircmes causeacutees par les coliques neacutephreacutetiques mais consoleacute par la beauteacutede la doctrine qursquoil leacuteguait aux hommes Peut-on penser qursquoil eucirct tireacuteautant de contentement de ses nombreux enfants bien faits et bien eacutele-veacutes ndash srsquoil en avait eu ndash que de ses remarquables eacutecrits Srsquoil avait eule choix de laisser derriegravere lui un enfant contrefait et tareacute ou un livrebecircte et stupide nrsquoeucirct-il pas choisi ndash et non seulement lui mais tout

1Il srsquoagit en fait de Cremutius Cordus dont parle Tacite [100] IV 34

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 97

homme aussi savant que lui ndash de subir le premier malheur plutocirct quele deuxiegraveme Ce serait peut-ecirctre de lrsquoimpieacuteteacute chez saint Augustin (parexemple) si on lui proposait drsquoenterrer ses eacutecrits dont notre religion atireacute si grand profit ou bien drsquoenterrer ses enfants srsquoil en avait eu1 et srsquoilne choisissait pas drsquoenterrer ses enfants Quant agrave moi je me demandesi je nrsquoaimerais pas bien mieux en avoir produit un parfaitement bienformeacute par ma freacutequentation des Muses que par la freacutequentation de mafemme

53 A cet enfant-ci mes laquo Essais raquo et tel qursquoil est ce que jedonne je le donne entiegraverement et deacutefinitivement comme on le faitpour des enfants corporels Le peu de bien que je lui ai donneacute je nrsquoendispose plus Il connaicirct peut-ecirctre bien des choses que jrsquoai oublieacutees iltient de moi ce que je nrsquoai pas conserveacute et qursquoil faudrait que je luiemprunte en cas de besoin comme si jrsquoeacutetais un eacutetranger Si je suisplus sage que lui il est plus riche que moi

54 Il est peu drsquohommes srsquoadonnant agrave la poeacutesie qui ne seraientpas plus flatteacutes drsquoecirctre les pegraveres de lrsquoEacuteneacuteide que du plus beau garccedilon deRome et qui ne supporteraient pas plus facilement la perte de lrsquoun quede lrsquoautre Car selon Aristote de tous les ouvriers crsquoest le poegravete qui estle plus amoureux de son œuvre Il est difficile de croire qursquoEacutepaminon-das qui se vantait de laisser pour toute posteacuteriteacute des filles qui feraientun jour honneur agrave leur pegravere (les deux fameuses victoires remporteacuteessur les Laceacutedeacutemoniens) eucirct volontiers consenti agrave les eacutechanger contreles plus belles filles de toute la Gregravece ou encore qursquoAlexandre et Ceacute-sar aient jamais souhaiteacute ecirctre priveacutes de la grandeur de leurs glorieuxfaits drsquoarmes contre lrsquoavantage drsquoavoir des enfants et des heacuteritiersquelque parfaits et accomplis qursquoils puissent ecirctre

55 En veacuteriteacute je doute fort que Phidias ou quelqursquoautre excellentsculpteur ait attacheacute autant drsquoimportance agrave la preacuteservation et agrave la du-reacutee de vie de ses enfants reacuteels qursquoil lrsquoaurait fait pour une œuvre ex-cellente acheveacutee agrave la perfection et dans les regravegles de lrsquoart apregraves unlong travail et beaucoup drsquoapplication Et quant agrave ces passions folleset coupables qui ont parfois enflammeacute drsquoamour les pegraveres pour leursfilles ou les megraveres pour leurs fils on en trouve aussi des exemplesdans cette parenteacute un peu particuliegravere en teacutemoigne le reacutecit que lrsquoonfait de Pygmalion qui ayant sculpteacute une statue de femme drsquoune extra-

1Saint Augustin avait bel et bien des enfants ses laquo Confessions raquo nous lrsquoapprennent Montaigne nrsquoavait certainement pas lu cet ouvrage

98 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

ordinaire beauteacute devint si eacuteperdument amoureux de cette œuvre quieacutetait pourtant la sienne qursquoil fallut que les dieux lui fassent la faveurde la rendre vivante

Il touche lrsquoivoire qui perdant sa dureteacuteOvide [62] X283 Srsquoamollit et cegravede sous ses doigts

Chapitre 9

Sur les armes des Parthes

1 Crsquoest une mauvaise attitude de la noblesse de notre temps etsigne de faiblesse que de ne prendre les armes qursquoen cas drsquoextrecircmeneacutecessiteacute et de srsquoen deacutefaire degraves que le danger semble tant soit peueacutecarteacute Il en reacutesulte bien des inconveacutenients quand tout le monde crieet court prendre ses armes au moment du combat il en est qui ensont encore agrave lacer leur cuirasse quand leurs compagnons sont deacutejagraveen deacuteroute Nos pegraveres donnaient agrave porter leur casque leur lance leursgantelets mais ne quittaient pas le reste de leur eacutequipement tant quedurait leur service Nos troupes sont maintenant troubleacutees et deacutesorga-niseacutees par la confusion due aux bagages et aux valets qui ne peuventsrsquoeacuteloigner de leur maicirctre dont ils portent les armes

2 Tite-Live parlant des gens de chez nous dit laquo Incapables de Tite-Live [105]XXVII48souffrir la fatigue ils peinaient agrave porter leurs armes sur lrsquoeacutepaule raquo Plu-

sieurs peuples allaient autrefois et vont encore aujourdrsquohui agrave la guerresans se proteacuteger ou avec des protections peu efficaces

La tecircte proteacutegeacutee par du liegravege Virgile [112]VII v 742

3 Alexandre le chef le plus audacieux qursquoil y ait jamais eu re-vecirctait rarement la cuirasse et le casque Et ceux de chez nous qui meacute-prisent cet attirail ne sont pas pour autant deacutesavantageacutes Srsquoil arrive eneffet que des gens soient tueacutes parce qursquoils nrsquoavaient pas drsquoarmure il enest agrave peu pregraves autant que lrsquoencombrement de leurs armes a mis en eacutetatdrsquoinfeacuterioriteacute agrave cause de leur poids ou parce qursquoils eacutetaient blesseacutes et

100 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

briseacutes agrave lrsquointeacuterieur agrave la suite drsquoun choc quelconque Car il semble bienen effet quand on voit le poids de nos armures et leur eacutepaisseur quenous ne cherchons qursquoagrave nous deacutefendre et que nous en sommes plusempecirctreacutes que vraiment proteacutegeacutes Nous avons bien assez agrave faire pouren soutenir le poids coinceacutes entraveacutes comme si combattre consistaitseulement agrave cogner avec elles et comme si nous nrsquoavions pas besoinde les deacutefendre comme elles doivent le faire pour nous

4 Tacite deacutecrit plaisamment les guerriers gaulois comme desgens armeacutes seulement pour se proteacuteger incapables de blesser qui queTacite [100] III

43-46 ce soit ni de lrsquoecirctre eux-mecircmes et ne pouvant se relever lorsqursquoils sonttombeacutes Lucullus vit certains hommes drsquoarmes chez les Megravedes quifaisaient front dans lrsquoarmeacutee de Tigrane lourdement armeacutes et empecirctreacutescomme dans une prison de fer Il en tira la conclusion qursquoil allait lesdeacutefaire aiseacutement et crsquoest par eux qursquoil commenccedila la charge qui lemena agrave la victoire

5 Et maintenant que les mousquets1 sont agrave la mode je croisqursquoon inventera quelque chose pour nous en proteacuteger et dans quoinous serons emmureacutes et qursquoon nous megravenera agrave la guerre enfermeacutes dansdes bastions comme ceux que les Anciens faisaient porter agrave leurs eacuteleacute-phants Crsquoest une conception fort eacuteloigneacutee de celle de Scipion Eacutemilienqui reacuteprimanda ses soldats pour avoir disposeacute des chausses-trapes souslrsquoeau agrave lrsquoendroit du fosseacute par lequel les gens de la ville qursquoil assieacutegeaitauraient pu sortir leur disant qursquoils devaient avoir lrsquoattaque agrave lrsquoespritet non la deacutefense Il craignait avec quelque raison que ces dispositionsne viennent endormir leur vigilance quand ils montaient la garde Ildit aussi agrave un jeune homme qui lui faisait admirer son beau bouclier laquo il est vraiment beau mon fils mais un soldat romain doit plutocirct faireconfiance agrave sa main droite qursquoagrave celle de gauche raquo

6 Et ce nrsquoest que lrsquohabitude qui puisse nous rendre supportablela charge de nos armures

Deux des guerriers que je chante ici avaientAriostoLudovico [48]XII 30

Le haubert sur le dos et le casque sur la tecircte Depuis leur entreacutee dans ce chacircteauJamais ils nrsquoavaient quitteacute leur armure Ils la portaient aussi aiseacutement que leurs vecirctements

1Montaigne eacutecrit laquo mousquetaires raquo mais il ne srsquoagit pas de bretteurs gasconsfaccedilon Dumas ce sont les soldats porteurs de mousquets ancecirctres de nos fusils et nonde rapiegraveres Jrsquoai donc preacutefeacutereacute parler de mousquets plutocirct que de mousquetaires

Chapitre 9 ndash Sur les armes des Parthes 101

Tant ils en avaient pris lrsquohabitude

Lrsquoempereur Caracalla parcourait le pays armeacute de pied en cap agrave latecircte de son armeacutee1

7 Les fantassins romains portaient non seulement le casquelrsquoeacutepeacutee et le bouclier mais encore ce dont ils avaient besoin pour vivrequinze jours et un certain nombre de pieux pour eacutelever leur rempartcharge qui pouvait faire jusqursquoagrave soixante livres quant agrave lrsquoarmure ditCiceacuteron ils eacutetaient tellement habitueacutes agrave lrsquoavoir sur le dos qursquoelle neles gecircnait pas plus que leurs propres membres laquo Car on dit que lesarmes du soldat sont ses membres raquo Ciceacuteron [20]

II 168 Leur discipline militaire eacutetait beaucoup plus rude que la nocirctreet produisait donc des effets fort diffeacuterents Voici un trait eacutetonnant agravece propos il fut reprocheacute agrave un soldat de Sparte drsquoavoir eacuteteacute vu agrave lrsquoabridans une maison pendant une expeacutedition Ces soldats eacutetaient tellementendurcis que crsquoeacutetait pour eux une honte en effet drsquoecirctre vus sous unautre toit que celui du ciel quel que soit le temps Et Scipion Eacutemilienreformant son armeacutee en Espagne ordonna agrave ses soldats de ne mangerque debout et rien qui soit cuit Agrave ce compte-lagrave nous ne megravenerionspas bien loin nos soldats drsquoaujourdrsquohui

9 Au demeurant Ammien Marcellin bon connaisseur des guerresromaines note soigneusement la faccedilon de srsquoarmer des Parthes et cedrsquoautant plus qursquoelle est tregraves diffeacuterente de celle des Romains [Commeelle me semble tregraves proche de la nocirctre jrsquoai voulu emprunter ce passageagrave son auteur ayant deacutejagrave pris autrefois la peine de dire en deacutetails ce queje savais sur la comparaison de nos armes avec celles des RomainsMais ce passage de mes brouillons mrsquoayant eacuteteacute deacuterobeacute ndash ainsi que plu-sieurs autres ndash par un homme qui eacutetait agrave mon service je ne veux pointle priver du profit qursquoil espegravere en tirer et drsquoailleurs il me serait biendifficile de macirccher deux fois la mecircme viande]2

10 laquo Ils avaient dit-il des armures tisseacutees avec des sortes depetites plumes elles nrsquoentravaient pas leurs mouvements et pourtant

1Drsquoapregraves Xiliphin abreacutegeacute de Dion Cassius Vie de Caracalla2Le passage entre crochets figure dans lrsquoeacutedition de 1580 et 1588 Mais il a eacuteteacute rayeacute

drsquoun trait de plume dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo et il ne figure pas dans lrsquoeacuteditionde 1595 Lrsquoeacutedition de P Villey [55] le donne en note (II p 405) mais A Lanly [58] ditseulement (II note 18 p 77) que laquo Les eacuteditions savantes donnent ici une phrase qui fi-gurait dans les eacuteditions publieacutees du vivant de Montaigne raquo ndash sans la citer Cette anecdotedonne un eacuteclairage de plus sur laquo lrsquohomme-Montaigne raquo et confirme qursquoil ne manquaitpas drsquohumour Crsquoest pourquoi jrsquoai jugeacute bon de la reproduire ici

102 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

eacutetaient si reacutesistantes que nos flegraveches rebondissaient sur elles (ce sontcomme les ldquoeacutecaillesrdquo dont nos ancecirctres faisaient couramment usage) raquoEt ailleurs il ajoute laquo Ils avaient des chevaux forts et robustes recou-verts de gros cuir et eux-mecircmes eacutetaient bardeacutes de pied en cap degrosses lames de fer arrangeacutees de telle faccedilon qursquoagrave lrsquoendroit des join-tures des membres elles se precirctaient aux mouvements On eucirct dit deshommes de fer car ils avaient des casques si parfaitement ajusteacutes auxformes naturelles des diffeacuterentes parties du visage qursquoil nrsquoy avait pasmoyen de les atteindre sauf par les petits trous ronds agrave lrsquoendroit desyeux qui leur donnaient un peu de lumiegravere et par des fentes sur le nezpar ougrave ils respiraient assez malaiseacutement drsquoailleurs raquo

Spectacle effroyable le meacutetal flexible de lrsquoarmureSemble animeacute par les membres qursquoil recouvreClaudien [22]

II 358 On dirait des statues de fer qui marchentDes guerriers de meacutetal et qui pourtant agrave travers lui respirent Les chevaux sont de mecircme leurs fronts menaccedilantsSont bardeacutes de fer et leurs flancs ferreacutesSe meuvent aussi agrave lrsquoabri des blessures

Voilagrave une description qui ressemble tregraves fort agrave lrsquoeacutequipement drsquounhomme drsquoarmes franccedilais bardeacute de toutes les piegraveces de son armure

11 Plutarque dit que Demetrios fit faire pour lui-mecircme et pourAlcinos le capitaine qui eacutetait le premier apregraves lui une armure com-plegravete qui pesait cent-vingt livres alors que les armures ordinaires nrsquoenpesaient que soixante

Chapitre 10

Sur les livres

1 Cela ne fait pas de doute il mrsquoarrive souvent de parler de chosesqui sont mieux traiteacutees par leurs speacutecialistes et plus agrave fond Je ne faisqursquoutiliser ici mes capaciteacutes naturelles et pas des connaissances ac-quises et si on me convainc drsquoignorance cela ne mrsquoatteindra pas carje serais bien en peine de me justifier envers autrui de ce que jrsquoavancequand je ne puis mrsquoen justifier envers moi-mecircme et nrsquoen suis pas sa-tisfait Qui est en quecircte de science qursquoil la cherche ougrave elle se trouve quant agrave moi il nrsquoest rien dont je fasse moins profession Ce sont icimes ideacutees et par elles je ne cherche pas agrave faire connaicirctre les chosesndash mais moi Je connaicirctrai peut-ecirctre un jour les sujets dont je traite oubien ils lrsquoont eacuteteacute autrefois quand le hasard mrsquoa porteacute lagrave ougrave ils eacutetaientclairs Mais2 je ne mrsquoen souviens plus Et si je suis homme qui a faitquelques lectures je nrsquoai pas de meacutemoire

2 Ainsi je ne garantis rien si ce nrsquoest de faire connaicirctre jusqursquoagravequel point va pour le moment la connaissance que jrsquoai de moi Qursquoonne srsquoattache pas aux sujets que je traite mais agrave la maniegravere dont je lestraite3

2Le texte de 1588 comportait ici une phrase dont voici la traduction laquo Jrsquoai unemeacutemoire qui nrsquoest pas capable de conserver trois jours durant ce que je lui ai confieacute raquo

3Lrsquoeacutedition de 1588 comportait ici un deacuteveloppement qui a eacuteteacute barreacute dans lrsquolaquo exem-plaire de Bordeaux raquo En voici la traduction laquo et agrave la confiance que je leur accordeCe que je prends aux autres ce nrsquoest pas pour me lrsquoattribuer je ne preacutetends agrave rien icisauf agrave raisonner et juger le reste nrsquoest pas mon affaire Je ne demande rien si ce nrsquoestqursquoon examine si jrsquoai bien su choisir ce qui convenait agrave mon propos Et si je cache par-fois volontairement le nom de lrsquoauteur des passages que jrsquoemprunte crsquoest pour reacutefreacutener

104 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

3 Qursquoon regarde en ce que jrsquoemprunte si jrsquoai su choisir quelquechose qui rehausse ou appuie convenablement le reste qui lui est bienDu bon usage

des citations de moi Car je fais dire aux autres non pas drsquoabord mais ensuite ceque je ne parviens pas agrave dire aussi bien agrave cause de la faiblesse de monlangage ou de mon esprit Je ne compte pas mes emprunts je les sou-pegravese Et si jrsquoavais voulu les faire valoir par leur nombre jrsquoen aurais misdeux fois plus Ils viennent tous ou fort peu srsquoen faut de noms si fa-meux et si anciens qursquoils me semblent se nommer drsquoeux-mecircmes sansavoir besoin de moi Dans les raisonnements comparaisons et argu-ments si jrsquoen transplante dans mon propre champ pour les meacutelangeraux miens je cache parfois volontairement le nom de leur auteur pourfreiner la teacutemeacuteriteacute de ces critiques hacirctives que lrsquoon profegravere agrave propos detoutes sortes drsquoeacutecrits et notamment reacutecents œuvres drsquohommes encorevivants et eacutecrites dans la langue laquo vulgaire raquo celle drsquoaujourdrsquohui cequi permet agrave tout un chacun drsquoen parler et qui semble donner agrave penserque la conception et le dessein de lrsquoœuvre elle-mecircme sont eux aussivulgaires Je veux que ces gens-lagrave croyant me donner une pichenettesur le nez la donnent en fait sur celui de Plutarque Et qursquoils se ri-diculisent agrave injurier Seacutenegraveque agrave travers moi Il me faut bien dissimulerma faiblesse sous ces grandes autoriteacutes

4 Jrsquoaimerais que quelqursquoun sache me deacutecouvrir lagrave-dessous parla clarteacute de son jugement et simplement en observant la force et labeauteacute des propos Car moi qui faute de meacutemoire ne parviens jamaisagrave les trier en reconnaissant leur origine je sais pourtant tregraves bien recon-naicirctre conscient que je suis de mes capaciteacutes que mon terreau nrsquoestpas capable de nourrir ces fleurs trop riches dont il est parsemeacute et quetous les fruits de mon propre cru ne sauraient les eacutegaler

5 Je suis tenu de me justifier si je mrsquoempecirctre dans mes deacutevelop-pements ou srsquoil y a de la vaniteacute et du vice dans ce que je dis et que jene le sente pas ou que je ne sois pas capable de voir quand on me lesmontre Car bien des fautes eacutechappent agrave notre vue mais il y a deacutefautde jugement lorsqursquoun autre nous les reacutevegravele et que nous ne parvenonsquand mecircme pas agrave les voir1 La science et la veacuteriteacute peuvent exister en

la liberteacute de ceux qui preacutetendent juger de tout et nrsquoayant pas le flair neacutecessaire pourgoucircter les choses par elles-mecircmes se fondent sur le nom de celui qui a eacutecrit et sur sarenommeacutee Je veux qursquoils soient bien attrapeacutes en condamnant Ciceacuteron ou Aristote parceqursquoils croient que crsquoest de moi raquo

1Cette phrase figure bien dans les eacuteditions de 1580 1588 et 1595 mais elle a eacuteteacuteomise dans sa traduction par A Lanly

Chapitre 10 ndash Sur les livres 105

nous sans le jugement et le jugement sans elles Savoir reconnaicirctre sonignorance est en veacuteriteacute lrsquoun des plus beaux et plus sucircrs teacutemoignages dejugement que je puisse trouver Pour disposer mes fragments je nrsquoaipoint drsquoautre sergent de bataille1 que le hasard Au fur et agrave mesure quemes ruminations2 se preacutesentent je les entasse tantocirct elles se pressenten foule tantocirct elles se traicircnent agrave la queue leu leu Je veux qursquoon puissevoir mon pas naturel et ordinaire si irreacutegulier soit-il Je vais agrave lrsquoallurequi me convient Drsquoailleurs je ne traite pas ici de sujets qursquoil seraitdeacutefendu drsquoignorer et dont on ne pourrait parler occasionnellement etmecircme un peu agrave la leacutegegravere

6 Jrsquoaimerais avoir une meilleure compreacutehension des chosesmais je ne veux pas en payer le prix Ce que je veux crsquoest passertranquillement et non laborieusement ce qui me reste agrave vivre Il nrsquoestrien qui meacuterite que je me casse la tecircte mecircme pas la science aussi im-portante qursquoelle soit Je ne cherche dans les livres qursquoagrave y prendre duplaisir par une honnecircte distraction Et si jrsquoeacutetudie ce nrsquoest que pour ychercher la science qui traite de la connaissance de moi-mecircme et quimrsquoinstruise agrave bien mourir et agrave bien vivre

Voilagrave le but vers lequel doit courir mon cheval en sueur Properce [80]IV 1 v 70

7 Si je rencontre des difficulteacutes en lisant je ne mrsquoen ronge pasles ongles je les laisse ougrave elles sont apregraves les avoir attaqueacutees unefois ou deux Si je restais planteacute lagrave je mrsquoy perdrais et jrsquoy perdraismon temps car jrsquoai un esprit primesautier et ce que je ne vois pasdu premier coup je le vois encore moins si je mrsquoy obstine Je ne faisrien si ce nrsquoest gaiement et lrsquoobstination la tension trop forte eacutetour-dissent mon jugement le rendent malheureux le lassent enfin Ma vuese brouille et se perd Il faut que je la porte ailleurs et que je lrsquoy re-mette par secousses De mecircme que pour juger du lustre de lrsquoeacutecarlateon nous conseille de la parcourir du regard agrave diverses reprises de nousy reprendre agrave plusieurs fois

8 Si tel livre mrsquoennuie jrsquoen prends un autre et ne mrsquoy replongeque dans les moments ougrave lrsquoennui de ne rien faire me prend Je ne suispas tregraves attireacute par les livres reacutecents car ceux des Anciens me semblent

1Lrsquoofficier chargeacute de veiller agrave la bonne disposition des troupes avant le combat2Agrave propos de laquo resveries raquo A Lanly deacuteclare laquo on traduit souvent par ideacutees folles

crsquoest exageacutereacute raquo ndash mais il propose laquo ideacutees fantasques raquo qui ne me semble guegraveremeilleur

106 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

plus pleins et plus solides ni par ceux des grecs parce que mon ju-gement ne peut srsquoexercer vraiment quand ma compreacutehension demeurecelle drsquoun enfant et drsquoun apprenti

9 Parmi les livres simplement agreacuteables je trouve chez les mo-dernes le Decameron de Boccace Rabelais et les Baisers de JeanSecond (si on peut les mettre dans cette cateacutegorie) meacuteritent qursquoony consacre un peu de temps Quant aux Amadis et aux eacutecrits de cegenre ils nrsquoont mecircme pas eu de succegraves aupregraves de moi dans mon en-fance Je veux dire encore ceci audacieusement ou teacutemeacuterairement ma vieille acircme un peu lourde ne se laisse plus volontiers chatouillerpar les charmes non seulement de lrsquoArioste mais mecircme par ceux dubrave Ovide sa faciliteacute et ses inventions qui mrsquoont ravi autrefois crsquoestagrave peine si elles me parlent encore maintenant

10 Je donne librement mon avis sur toutes choses et mecircme agravelrsquooccasion sur celles qui sont au-delagrave de ce que je sais et sur lesquellesje ne preacutetends nullement avoir de lrsquoautoriteacute Ce que je dis agrave leur pro-pos crsquoest pour montrer la largeur de mes vues et non la mesure deschoses Quand je suis rebuteacute par lrsquoAxioche de Platon ouvrage que jetrouve sans force pour un tel auteur je doute de mon jugement ilnrsquoest pas assez assureacute pour srsquoopposer agrave lrsquoautoriteacute de tant drsquoautres fa-meux jugements des Anciens ceux qursquoil considegravere comme ses maicirctreset ses professeurs et avec lesquels il est plutocirct content de se tromperIl ne srsquoen prend qursquoagrave lui il se reproche de srsquoarrecircter agrave lrsquoeacutecorce fautede pouvoir aller jusqursquoau fond ou de regarder la chose sous un jourtrompeur Il se contente de se preacuteserver seulement de la confusion et delrsquoexcegraves Quant agrave sa faiblesse il la reconnaicirct et la confesse volontiersIl pense donner une interpreacutetation correcte des apparences telles queses faculteacutes les lui preacutesentent mais elles sont faibles et imparfaites Laplupart des fables drsquoEacutesope ont plusieurs sens et interpreacutetations ceuxqui les mythologisent en choisissent un aspect qui cadre bien avec lafable mais pour la plupart drsquoentre elles ce nrsquoest que le premier et ilest superficiel il en est drsquoautres plus vivants plus essentiels et plusprofonds dans lesquels ils nrsquoont pu peacuteneacutetrer Et crsquoest ce que je faismoi aussi

11 Mais pour suivre mon ideacutee je dirai qursquoil mrsquoa toujours sem-bleacute qursquoen matiegravere de poeacutesie Virgile Lucregravece Catulle et Horace eacutetaientau premier rang et de loin Et tout particuliegraverement Virgile avec sesGeacuteorgiques que jrsquoestime ecirctre lrsquoouvrage le plus accompli de la poeacutesieet en comparaison duquel on peut voir facilement qursquoil y a des en-

Chapitre 10 ndash Sur les livres 107

droits dans lrsquoEacuteneacuteide auxquels lrsquoauteur eut certainement donneacute encorequelques coups de peigne srsquoil en avait eu le loisir Crsquoest le cinquiegravemelivre de lrsquoEacuteneacuteide qui me semble le plus reacuteussi Jrsquoaime aussi Lucain etle pratique volontiers non pas tant pour son style que pour sa valeurpropre et la validiteacute de ses opinions et de ses jugements

12 Quand au brave Teacuterence qui a toute la deacutelicatesse et la gracirccede la langue latine je le trouve admirable dans sa faccedilon de repreacutesenterles mouvements de lrsquoacircme et la peinture de nos caractegraveres Agrave chaqueinstant notre comportement me fait penser agrave lui Je puis le lire aussisouvent que je le veux jrsquoy trouve toujours quelque beauteacute et quelquegracircce nouvelle Ceux de lrsquoeacutepoque de Virgile se plaignaient de ce quecertains le comparaient agrave Lucregravece Je pense en effet que la comparaisonest ineacutegale mais jrsquoai bien du mal agrave soutenir ce point de vue quand jeme trouve sous le charme de quelque passage parmi les plus beaux deceux de Lucregravece Srsquoils srsquoirritent de cette comparaison que diraient-ilsdonc de ceux qui aujourdrsquohui comparent lrsquoArioste agrave Virgile et qursquoendirait lrsquoArioste lui-mecircme

Ocirc siegravecle grossier et deacutenueacute de goucirct Catulle [13]XLIII

13 Jrsquoestime que les anciens avaient encore plus agrave se plaindrede ceux qui eacutegalaient Plaute agrave Teacuterence (ce dernier est bien plus dis-tingueacute) que de ceux qui comparaient Lucregravece agrave Virgile Lrsquoestime et lapreacutefeacuterence que lrsquoon peut avoir pour Teacuterence doivent beaucoup au faitque le pegravere de lrsquoeacuteloquence latine1 parle si souvent de lui et qursquoil soit leseul de ce genre dont il parle mais aussi au jugement rendu par le pre-mier juge des poegravetes romains2 agrave propos de son compagnon [Plaute]Ce que jrsquoai souvent remarqueacute crsquoest comment agrave notre eacutepoque ceuxqui se mecirclent drsquoeacutecrire des comeacutedies (comme les Italiens qui y reacuteus-sissent assez bien) emploient trois ou quatre sujets qui proviennent deTeacuterence ou de Plaute pour bacirctir la leur Ils entassent en une seule co-meacutedie cinq ou six contes de Boccace Ce qui les fait accumuler ainsila matiegravere crsquoest qursquoils craignent de ne pouvoir se soutenir par leurspropres qualiteacutes il leur faut trouver un socle sur lequel srsquoappuyer etnrsquoayant pas assez pour capter notre attention ils veulent nous amu-ser Crsquoest tout le contraire pour celui dont je parle les perfections et

1Il srsquoagit bien entendu de Ciceacuteron On pourra remarquer que Montaigne eacutevoque icice qursquoil critique par ailleurs le fait que la reacuteputation de Teacuterence doive beaucoup agrave uneautoriteacute reconnue

2Horace [34] notamment dans II 2 v 150

108 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

les beauteacutes de sa faccedilon drsquoeacutecrire nous font perdre de vue son sujet Sadistinction et sa deacutelicatesse nous accaparent Il est partout si agreacuteable

Deacutelieacute et semblable agrave lrsquoonde pureHorace [34] II2 v 120

et il nous remplit tellement lrsquoacircme de ses charmes que nous en oublionscelles de son histoire

14 Ces consideacuterations mrsquoentraicircnent plus loin encore je voisque les bons poegravetes anciens ont eacuteviteacute lrsquoaffectation et la recherche nonseulement des extraordinaires hyperboles espagnoles et peacutetrarquistesmais mecircme des effets plus mesureacutes qui sont lrsquoornement de tous les ou-vrages poeacutetiques des siegravecles suivants Aussi nrsquoest-il pas un seul jugeeacutequitable qui les regrette chez les Anciens et qui nrsquoait pas plus drsquoad-miration sans conteste pour la qualiteacute constante et la perpeacutetuelle dou-ceur et beauteacute fleurie des eacutepigrammes de Catulle que pour toutes lespointes aceacutereacutees dont Martial arme la queue des siennes Crsquoest le prin-cipe que jrsquoindiquais deacutejagrave tout agrave lrsquoheure et que Martial reprend agrave soncompte laquo Il nrsquoavait pas de grands efforts agrave faire le sujet lui tenaitMartial [50]

Preacuteface lieu drsquoesprit raquo15 Ces Anciens-lagrave nrsquoont pas besoin de se mettre en peine ou

de srsquoexciter pour se faire comprendre ils ont suffisamment de quoirire sans avoir agrave se chatouiller partout Les autres doivent cherchersecours ailleurs il leur faut drsquoautant plus de corps qursquoils ont moinsdrsquoesprit et montent agrave cheval parce qursquoils ne sont pas assez forts surleurs jambes1 De la mecircme faccedilon que dans nos bals ces hommes debasse extraction qui discourent sur le port et la politesse de la noblessefaute de ne pouvoir les eacutegaler et qui cherchent agrave attirer notre attentionpar des sauts peacuterilleux ou autres mouvements eacutetranges bien dignes desbateleurs de foire

16 Et les dames tirent aussi plus drsquoavantages des danses ougrave il ya des figures varieacutees et des mouvements de corps que de ces danses deparade ougrave elle nrsquoont simplement qursquoagrave marcher drsquoun pas naturel avecleur contenance et leur gracircce ordinaires Jrsquoai vu ainsi des comeacutediensexcellents vecirctus de leur faccedilon ordinaire et avec un comportement nor-mal nous donner pourtant tout le plaisir que lrsquoont peut tirer de leur art tandis que les apprentis et ceux qui ne sont pas de si haute voleacutee ont

1Montaigne sait de quoi il parle lui qui aimait ecirctre agrave cheval parce qursquoil se trouvaittrop petit

Chapitre 10 ndash Sur les livres 109

besoin eux de srsquoenfariner le visage de se travestir de se contorsion-ner et de grimacer pour parvenir agrave nous faire rire Je ne peux mieuxillustrer ma conception que par la comparaison de ces deux poegravemes lrsquoEacuteneacuteide et le Roland Furieux Le premier srsquoenvole agrave tire drsquoaile avecun vol haut et sucircr de lui gardant toujours son cap Le second volette etsautille de conte en conte comme de branche en branche et ne se fie agraveses ailes que pour une courte eacutetape il doit reprendre pied agrave tout boutde champ de peur que le souffle et la force lui fassent deacutefaut

Les courses qursquoil ose sont bregraveves Virgile [112]IV v 194

Voilagrave donc sur ces sujets-lagrave les auteurs qui me plaisent le plus17 Mon autre lecture favorite et qui mecircle un peu plus lrsquoutiliteacute

au plaisir celle gracircce agrave laquelle jrsquoapprends agrave reacutegler mes comporte-ments et mes goucircts crsquoest Plutarque depuis qursquoil est traduit en fran-ccedilais1 et Seacutenegraveque Ils ont tous les deux cet avantage notable pour moique le savoir que jrsquoy recherche y est exposeacute sous forme de fragmentsqui ne reacuteclament pas une longue eacutetude ce dont je suis incapable Crsquoestle cas notamment des Opuscules de Plutarque et des Eacutepicirctres de Seacute-negraveque qui constituent la partie la meilleure et la plus utile de leurseacutecrits Cela ne me demande pas de gros efforts pour mrsquoy mettre et jeles abandonne ougrave il me plaicirct car il srsquoagit drsquoœuvres dont les eacuteleacutementsne se suivent pas ne sont pas deacutependants les uns des autres

18 Ces auteurs se rejoignent sur la plupart des opinions utiles etfondeacutees le hasard les a fait naicirctre agrave peu pregraves au mecircme siegravecle2 ils onttous deux eacuteteacute preacutecepteurs de deux empereurs romains3 ils eacutetaient tousles deux venus de pays eacutetrangers et tous deux riches et puissants Leurenseignement constitue le meilleur de la philosophie preacutesenteacutee de fa-ccedilon simple et pertinente Plutarque est plus uniforme et plus constantSeacutenegraveque plus ondoyant et divers Celui-ci se donne du mal se raidit etse crispe pour armer la vertu contre la faiblesse la crainte et les ten-dances vicieuses lrsquoautre donne lrsquoimpression de ne pas accorder tantde prix agrave ces efforts de deacutedaigner hacircter le pas et se tenir sur ses gardes

1Jacques Amyot a publieacute en 1572 sa traduction [78] des Œuvres morales de Plu-tarque dont il avait deacutejagrave publieacute degraves 1559 la Vie des hommes illustres (Cf [79]) Mon-taigne connaissait bien ces ouvrages

2Plutarque entre 45 et 50 Seacutenegraveque vers 4 av J-C3Seacutenegraveque fut le preacutecepteur de Neacuteron qui lrsquoobligea agrave se suicider en 65 Selon cer-

taines traditions peu sucircres Plutarque aurait eacuteteacute celui de Trajan et peut-ecirctre drsquoAdrien

110 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Plutarque a des conceptions platoniciennes modeacutereacutees et qui srsquoaccom-modent facilement avec celles de lrsquoensemble des citoyens Lrsquoautre esteacutepicurien et stoiumlcien ses opinions sont plus eacuteloigneacutees de lrsquousage com-mun mais elles sont selon moi plus utiles pour lrsquoindividu et plusfermes On peut observer chez Seacutenegraveque une certaine mansueacutetude agravelrsquoeacutegard de la tyrannie des Empereurs de son temps Car je considegravereque crsquoest par obligation qursquoil a condamneacute la cause des nobles meur-triers de Ceacutesar Plutarque lui est toujours libre Seacutenegraveque est plein desubtiliteacutes et de traits drsquoesprit chez Plutarque crsquoest le contenu qui im-porte Celui-lagrave vous excite et vous eacutemeut celui-ci vous apporte davan-tage et reacutecompense mieux il nous guide quand lrsquoautre nous pousse

19 Quant agrave Ciceacuteron ceux de ses ouvrages qui peuvent servirmon dessein ce sont ceux qui traitent de la philosophie et speacuteciale-ment de la philosophie morale Mais si je dois dire hardiment la veacuteriteacute(car une fois franchies les barriegraveres de lrsquoimpudence rien ne peut plusnous retenir) sa faccedilon drsquoeacutecrire me semble ennuyeuse et mecircme tout ceqursquoon trouve chez lui Car ses preacutesentations ses deacutefinitions ses divi-sions ses eacutetymologies tout cela occupe lrsquoessentiel de son œuvre Ceqursquoil y a de vivant et de substantiel est eacutetouffeacute par ces longueurs dansla preacutesentation des choses Si jrsquoai passeacute une heure agrave le lire ndash ce qui estbeaucoup pour moi ndash et que je me remeacutemore ce que jrsquoen ai tireacute de sucet de substance la plupart du temps je nrsquoy trouve que du vent caril nrsquoen est pas encore venu aux arguments qui soutiennent son proposet aux raisonnements qui concernent preacuteciseacutement le point qui mrsquointeacute-resse

20 Pour moi qui ne demande qursquoagrave devenir plus sage et nonplus savant ou plus eacuteloquent ces expositions logiciennes et aristo-teacuteliciennes ne me conviennent pas Je veux qursquoon commence par laconclusion je sais suffisamment ce que sont la mort et la volupteacute pourqursquoon ne srsquoamuse pas agrave les disseacutequer Ce que je cherche tout de suitece sont des raisonnements valables et solides qui me permettent drsquoyfaire face Ni les subtiliteacutes des grammairiens ni lrsquoingeacutenieuse disposi-tion des mots et des arguments nrsquoy peuvent rien Je veux des raison-nements qui permettent de srsquoattaquer directement au problegraveme cru-cial et les siens tournent autour du pot Ils sont bons pour lrsquoeacutecolele barreau le sermon ougrave nous pouvons sommeiller tranquillementet ecirctre capables encore un quart drsquoheure apregraves de retrouver le fil dece qui srsquoest dit Crsquoest ainsi qursquoil faut parler aux juges que lrsquoon veut

Chapitre 10 ndash Sur les livres 111

convaincre agrave tort ou agrave bon droit aux enfants au peuple agrave qui il fauttout dire pour voir ce qui sera efficace

21 Je ne veux pas qursquoon srsquoescrime agrave me rendre attentif en mecriant cinquante fois laquo Eacutecoutez raquo comme le font nos heacuterauts LesRomains disaient laquo Faites attention raquo comme nous disons nous-mecircmes laquo Hauts les cœurs 1 raquo ndash et ce sont des mots qui nrsquoont pasde sens pour moi je viens de chez moi tout agrave fait preacutepareacute je nrsquoaipas besoin drsquolaquo amuse-gueule raquo pas besoin non plus qursquoon ajoute de lasauce je mange volontiers les mets tout crus et au lieu de mrsquoaiguiserlrsquoappeacutetit par ces preacuteparatifs et avant-goucircts on me le fatigue et affaditau contraire

22 Ai-je le droit agrave notre eacutepoque drsquoavoir cette audace sacri-legravege trouver longuets les dialogues de Platon lui-mecircme qui finissentpar eacutetouffer ce qursquoil veut dire et deacuteplorer que cet homme qui avaitde bien meilleures choses agrave dire passe autant de temps agrave ces discus-sions preacuteparatoires si longues et tellement inutiles Mon ignorance mefournira une excuse si je dis que je ne vois rien de beau dans sa faccedilondrsquoeacutecrire Jrsquoai surtout besoin des livres qui se servent des sciences nonde ceux qui les eacutetablissent

23 Plutarque Seacutenegraveque Pline et leurs semblables nrsquoont pointbesoin de dire laquo Faites attention raquo ils srsquoadressent agrave des gens qui sesont donneacutes agrave eux-mecircmes cette consigne ou alors il srsquoagit drsquoun aver-tissement plus consistant drsquoun morceau qui a sa propre raison drsquoecirctre

24 Je lis aussi volontiers les laquo Lettres agrave Atticus2 raquo non seule-ment parce qursquoelles contiennent beaucoup drsquoinformations sur lrsquohis-toire et les affaires de son eacutepoque mais surtout pour y deacutecouvrir sessentiments personnels Car jrsquoai en effet une vive curiositeacute comme jelrsquoai dit ailleurs pour lrsquoacircme et les opinions intimes de mes auteurs Ilfaut juger de leur talent mais non pas de leur faccedilon de vivre ni de leurvie elle-mecircme drsquoapregraves ce qursquoils livrent au monde dans leurs eacutecrits

25 Jrsquoai mille fois regretteacute que nous ayons perdu le livre que Bru-tus avait eacutecrit sur la vertu car il est inteacuteressant drsquoapprendre la theacuteoriechez ceux qui sont bons dans la pratique Mais le precircche est tout autrechose que le precirccheur et jrsquoaime peut-ecirctre autant lire Brutus chez Plu-tarque que par lui-mecircme Je suis plus inteacuteresseacute par les propos qursquoil

1laquo Sursum corda raquo ce sont les mots que le precirctre prononce pendant la messe aucommencement de la laquo preacuteface raquo et qui sont un appel agrave lrsquoattention

2Cet ouvrage est de Ciceacuteron Montaigne lrsquoeacutevoquera de nouveau dans le chapitre II13 sect9 de la preacutesente eacutedition Mais il avait pourtant fustigeacute seacutevegraverement cette laquo philoso-phie ostentatoire et bavarde raquo Cf [26] I 38 sect38

112 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

tenait sous sa tente agrave lrsquoun de ses amis intimes la veille drsquoune batailleque par ceux qursquoil tint le lendemain agrave son armeacutee et ce qursquoil faisait dansson cabinet de travail et dans sa chambre plutocirct que ce qursquoil faisait surla place publique ou au Seacutenat

26 En ce qui concerne Ciceacuteron je suis de lrsquoavis commun endehors de son savoir on ne trouve pas de grandes qualiteacutes chez lui ileacutetait bon citoyen drsquoune nature deacutebonnaire comme le sont tregraves souventles hommes corpulents et joviaux ce qursquoil eacutetait mais sans mentir ilavait bien de la mollesse de la vaniteacute et de lrsquoambition Et je ne peuxlrsquoexcuser drsquoavoir jugeacute bon de publier ses poeacutesies ce nrsquoest un grosdeacutefaut drsquoeacutecrire de mauvais vers mais crsquoen est un de nrsquoavoir pas senti agravequel point ils eacutetaient indignes de la gloire attacheacutee agrave son nom Quant agraveson eacuteloquence elle eacutechappe agrave toute comparaison et je crois que jamaispersonne ne lrsquoeacutegalera1

27 Ciceacuteron laquo le Jeune raquo qui nrsquoa ressembleacute agrave son pegravere que denom alors qursquoil commandait en Asie trouva un jour agrave sa table plu-sieurs eacutetrangers et entre autres Cestius assis au bas bout comme onle fait souvent quand on se faufile agrave la table des grands Il srsquoinformaaupregraves drsquoun de ses domestiques pour savoir qui eacutetait celui-lagrave et le do-mestique lui dit son nom mais comme il songeait agrave autre chose etavait oublieacute ce qursquoon lui avait dit il le lui redemanda encore deux outrois fois Alors le serviteur pour ne plus avoir agrave lui reacutepeacuteter si souventla mecircme chose et pour qursquoil srsquoen souvienne en lrsquoassociant agrave quelquechose lui dit laquo Crsquoest ce Cestius dont on vous a dit qursquoil ne faisaitpas grand cas de lrsquoeacuteloquence de votre pegravere aupregraves de la sienne raquo Ciceacute-ron [le Jeune] piqueacute au vif par ces paroles ordonna qursquoon empoignele pauvre Cestius et lui fit donner durement le fouet en sa preacutesenceVoilagrave un hocircte bien peu courtois

28 Parmi ceux-lagrave mecircme qui tout bien peseacute ont estimeacute quelrsquoeacuteloquence de Ciceacuteron eacutetait incomparable il en est qui nrsquoont pas man-queacute drsquoy remarquer des fautes comme ce grand Brutus son ami quidisait que crsquoeacutetait lagrave une eacuteloquence casseacutee et aux reins briseacutes (laquo fractamet elumbem raquo) Les orateurs contemporains lui reprochaient aussi ce

1Lrsquoeacutedition de 1588 avait ici un passage qui a eacuteteacute barreacute drsquoun trait de plume danslrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo et que ne reproduit pas lrsquoeacutedition de 1595 Le voici laquo Si est-ce qursquoil nrsquoa pas en cela franchi si net son advantage comme Vergile agrave faict enla poeumlsie car bientost apres luy il srsquoen est trouveacute plusieurs qui lrsquoont penseacute eacutegaler etsurmonter quoy que ce fust agrave bien fauces enseignes mais agrave Vergile nul encore deacutepuisluy nrsquoa oseacute se comparer amp agrave ce propos jrsquoen veux icy adjouter une histoire raquo

Chapitre 10 ndash Sur les livres 113

curieux souci drsquoune laquo chute raquo longue agrave la fin de ses peacuteriodes et remar-quaient qursquoy figuraient tregraves souvent ces mots laquo esse videatur1 raquo Ence qui me concerne jrsquoaime mieux une laquo chute raquo plus courte deacutecoupeacuteeen syllabes bregraveves et longues Il meacutelange bien parfois les rythmes qursquoilemploie mais rarement En voici un que mes oreilles ont retenu poursa rudesse laquo Pour moi jrsquoaimerais mieux ecirctre vieux moins longtempsplutocirct que drsquoecirctre vieux avant lrsquoacircge raquo

29 Ma preacutedilection va aux historiens car ils sont agreacuteables etfaciles agrave lire Et en mecircme temps celui que je recherche lrsquoHom-meen geacuteneacuteral srsquoy montre plus vivant et plus complegravetement que nulle partailleurs avec la varieacuteteacute et la veacuteriteacute de ses sentiments inteacuterieurs danslrsquoensemble comme dans les deacutetails la varieacuteteacute des faccedilons dont il srsquoas-semble avec les autres et celle des accidents qui le menacent Ceuxqui eacutecrivent des laquo Vies raquo dans la mesure ougrave ils srsquoattachent plus auxreacuteflexions qursquoaux eacuteveacutenements plus agrave ce qui vient du dedans qursquoagrave cequi se passe au dehors ceux-lagrave me conviennent donc tout agrave fait Voilagravepourquoi en tout eacutetat de cause Plutarque est mon homme Je trouvebien dommage que nous nrsquoayons pas une douzaine de Diogegravene Laeumlrceet qursquoil nrsquoait pas plus eacutecrit ou de faccedilon plus approfondie Car je suisaussi curieux de connaicirctre la vie de ceux qui sont de grands exemplespour lrsquohumaniteacute que de la diversiteacute de leurs opinions et de leurs ideacutees

30 Quand on eacutetudie lrsquoHistoire il faut feuilleter sans a prioritoutes sortes drsquoauteurs anciens et nouveaux qursquoils eacutecrivent en langueeacutetrangegravere ou en franccedilais pour y apprendre les diverses choses dont ilstraitent Mais Ceacutesar me semble meacuteriter particuliegraverement qursquoon lrsquoeacutetu-die et pas seulement pour lrsquoHistoire mais pour lui-mecircme tant il deacute-passe tous les autres par son excellence et sa perfection ndash et quoiqueSalluste soit lui aussi du nombre Certes je lis cet auteur avec un peuplus de respect et deacutefeacuterence qursquoon ne le fait pour les ouvrages hu-mains je lrsquoexamine tantocirct sous lrsquoangle de ses actes et du caractegravereextraordinaire de sa grandeur et tantocirct sous lrsquoangle de la pureteacute et dupoli inimitables de sa langue qui nrsquoa pas seulement deacutepasseacute celle detous les historiens comme le dit Ciceacuteron ndash mais peut-ecirctre Ciceacuteronlui-mecircme Il fait preuve de tant de sinceacuteriteacute en parlant de ses enne-mis que mises agrave part les fausses couleurs dont il essaie de couvrir samauvaise cause et le deacutegoucirct que peut inspirer sa pernicieuse ambitionil me semble que la seule chose agrave laquelle on puisse trouver agrave redire

1laquo Il semble que raquo

114 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

crsquoest qursquoil a eacuteteacute trop discret sur lui-mecircme car il nrsquoa pu exeacutecuter autantde grandes choses sans y avoir mis bien plus de lui-mecircme qursquoil ne lelaisse voir

31 Jrsquoaime les historiens qursquoils soient tregraves simples ou excellentsCeux qui font tregraves simplement leur travail ne se mecirclent pas drsquoy ajou-ter des choses de leur cru et nrsquoy apportent que le soin et la diligenceneacutecessaires pour rassembler tout ce qui vient agrave leur connaissance etenregistrent les choses de bonne foi sans choisir et sans trier ils nouslaissent juger nous-mecircmes de ce qui est vrai Tel est entre autresFroissart qui a meneacute son affaire avec une telle bonne foi que ayantcommis une erreur qursquoon lui a signaleacutee il ne craint nullement de lareconnaicirctre et de la corriger agrave lrsquoendroit mecircme ougrave elle se trouve Il nousfait connaicirctre la diversiteacute des bruits qui couraient et les variations desreacutecits qursquoon lui faisait Crsquoest la matiegravere mecircme de lrsquoHistoire nue et sansforme chacun peut en faire son profit en fonction de son intelligence

32 Ceux qui sont vraiment excellents sont capables de choisirce qui meacuterite drsquoecirctre connu ils peuvent discerner entre deux rapportsqursquoon leur fait celui qui est le plus vraisemblable Du comportementnaturel des Princes et de leur caractegravere ils deacuteduisent leurs intentionset leur attribuent les paroles qui conviennent agrave la situation Ils sontfondeacutes agrave modeler notre opinion drsquoapregraves la leur et ce nrsquoest certes pas lecas de beaucoup de gens

33 Ceux qui se situent entre les deux et qui sont les plus cou-rants nous gacirctent tout Ils veulent nous macirccher le travail ils srsquoauto-risent donc agrave juger et agrave faire pencher lrsquoHistoire du cocircteacute de lrsquoopinionqursquoils en ont Car dans la mesure ougrave leur jugement penche drsquoun cocircteacuteils ne peuvent pas srsquoempecirccher de modeler et conformer leur narra-tion selon ce pli Ils se mettent donc agrave choisir les choses dignes drsquoecirctreconnues et nous cachent souvent telle ou telle parole ou action priveacuteequi nous informerait bien mieux Ils escamotent comme des choses in-croyables les choses qursquoils ne comprennent simplement pas et peut-ecirctre aussi drsquoautres encore parce qursquoils ne savent pas les formuler enbon latin ou bon franccedilais Qursquoils fassent hardiment eacutetalage de leur eacutelo-quence et de leurs raisonnements qursquoils jugent de leur point de vuemais qursquoils nous laissent agrave nous aussi de quoi juger apregraves eux et doncqursquoils nrsquoaltegraverent ni ne fassent disparaicirctre rien par leurs choix et leurscoupures de la matiegravere elle-mecircme mais qursquoils nous la restituent pureet entiegravere avec toutes ses dimensions [Et les historiens les plus re-

Chapitre 10 ndash Sur les livres 115

commandables sont ceux qui savent de quoi ils parlent soit qursquoils aientparticipeacute aux faits qursquoils racontent soit qursquoils aient eacuteteacute les proches deceux qui les ont dirigeacutes1]

34 Plus souvent notamment agrave notre eacutepoque on choisit pourcette fonction drsquohistorien des gens du peuple pour la seule raisonqursquoils savent bien parler comme si nous cherchions agrave apprendre lagrammaire dans leurs livres Et ils ont bien raison de ne se soucierque de cela nrsquoayant eacuteteacute engageacutes que pour cela et nrsquoayant mis en venteque leur babil Agrave force de beaux mots ils nous confectionnent un beaugacircteau avec les bruits qursquoils reacutecoltent aux carrefours

35 Les seuls ouvrages historiques qui vaillent sont ceux qui onteacuteteacute eacutecrits par ceux-lagrave mecircme qui eacutetaient alors laquo aux affaires raquo ou quiparticipaient agrave leur conduite ou agrave la rigueur ceux qui ont la chancedrsquoen conduire drsquoautres du mecircme genre Crsquoest le cas de presque tousles ouvrages historiques des Grecs et des Romains Car plusieurs teacute-moins oculaires ayant eacutecrit sur le mecircme sujet (ce qui se produisait ence temps-lagrave ougrave la grandeur et le savoir eacutetaient souvent mecircleacutes dans unemecircme personne) srsquoil srsquoy trouve des fautes elles ne peuvent ecirctre quetregraves leacutegegraveres et concerner des faits tregraves obscurs [Si mecircme ils nrsquoavaientpas vu de leurs propres yeux ce qursquoils racontaient ils avaient au moinscet avantage drsquoavoir fait lrsquoexpeacuterience de situations semblables ce quirendait leur jugement plus sucircr2]

36 Que peut-on attendre drsquoun meacutedecin traitant de la guerre oudrsquoun eacutetudiant traitant des projets des princes Si lrsquoon veut soulignerles scrupules que les Romains avaient agrave ce propos un exemple suffira Asinius Pollion avait trouveacute dans les reacutecits de Ceacutesar lui-mecircme quelqueerreur due au fait que Ceacutesar nrsquoavait pu examiner par lui-mecircme tous lesrecoins de son armeacutee et qursquoil avait fait confiance agrave ceux qui lui rap-portaient souvent des choses insuffisamment veacuterifieacutees ou bien parceqursquoil nrsquoavait pas eacuteteacute assez preacuteciseacutement informeacute par ses lieutenants desopeacuterations qursquoils avaient meneacutees en son absence On peut voir par lagravecombien la recherche de la Veacuteriteacute est chose deacutelicate au point qursquoonne puisse pas se fier pour la relation drsquoune bataille agrave la connaissanceqursquoen a celui-lagrave mecircme qui lrsquoa commandeacutee non plus qursquoaux soldatson ne peut demander de savoir ce qui srsquoest passeacute pregraves drsquoeux sauf agrave

1Cette phrase entre crochets a eacuteteacute barreacutee sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo et nefigure pas dans lrsquoeacutedition de 1595 On peut se demander pourquoi car elle ne manquepas drsquointeacuterecirct

2Cette phrase elle aussi a eacuteteacute barreacutee dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo

116 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

en confronter les teacutemoins comme on le fait pour une information ju-diciaire ougrave lrsquoon admet les observations sur les preuves fournies pourchaque point de deacutetail de chaque eacuteveacutenement En fait la connaissanceque nous avons de nos affaires est bien plus vague Mais ceci a eacuteteacute agravemon avis suffisamment traiteacute par Bodin et bien dans le sens de mapropre conception des choses

37 Pour pallier un peu la trahison de ma meacutemoire et sa deacute-ficience (si totale qursquoil mrsquoest arriveacute plus drsquoune fois de reprendre enmains des livres comme srsquoils eacutetaient nouveaux et inconnus de moialors que je les avais lus soigneusement quelques anneacutees plus tocirctet tout barbouilleacutes de mes annotations) jrsquoai pris lrsquohabitude depuisquelque temps drsquoajouter agrave la fin de chaque livre ndash du moins de ceuxdont je ne veux me servir qursquoune seule fois ndash la date agrave laquelle jrsquoaiacheveacute de les lire et le jugement drsquoensemble que je porte sur euxafin que cela me rappelle au moins lrsquoimpression et lrsquoideacutee geacuteneacuteraleque je mrsquoeacutetais faite de lrsquoauteur en le lisant Je vais donc transcrireici quelques-unes de ces annotations

38 Voici ce que jrsquoai mis il y a environ dix ans sur mon Gui-chardin (car quelle que soit la langue de mes livres je leur parle avecla mienne) laquo Voici un historiographe consciencieux et par lequelagrave mon avis on peut apprendre la veacuteriteacute sur les affaires de son tempsaussi preacuteciseacutement que chez aucun autre Crsquoest qursquoil en a eacuteteacute lui-mecircmeacteur dans la plupart des cas et agrave un niveau important1 Il ne semblepas qursquoil ait deacuteguiseacute les faits par haine faveur ou vaniteacute ainsi en fontfoi les jugements tregraves libres qursquoil porte sur les puissants et notammentsur ceux par qui il avait eacuteteacute promu aux charges publiques comme lepape Cleacutement VII Quant agrave la partie dont il semble vouloir se preacuteva-loir le plus ses digressions et raisonnements il en est de bons avecde beaux traits mais il srsquoy est trop complu car pour ne rien vouloirlaisser agrave dire avec un sujet si ample et si dense quasiment infini il endevient flou et sent un peu le bavardage drsquoeacutecole

39 laquo Jrsquoai aussi remarqueacute que parmi tant drsquoacircmes et de faits qursquoiljuge tant de projets et de causes jamais il nrsquoen attribue un seul agrave lavertu agrave la religion2 ou agrave la conscience comme si ces qualiteacutes avaient

1Guichardin avait en effet occupeacute des postes importants ambassadeur de la reacutepu-blique de Florence aupregraves du roi de Castille Ferdinand V au service des papes gouver-neur de Modegravene et de Reggio (1518) puis de Parme (1521) de Bologne (1531-1534)

2P Villey [55] et A Lanly [58] agrave sa suite donnent ici au mot laquo religion raquo le sens delaquo scrupule raquo Je ne vois pas pour ma part de raison impeacuterative et suffisante pour ne pasconserver le mot

Chapitre 10 ndash Sur les livres 117

disparu du monde et il attribue la cause de toutes les actions si bellesqursquoelles nous paraissent agrave quelque meacutediocre motif ou au profit es-compteacute Il est impossible drsquoimaginer que parmi le nombre infini drsquoac-tions dont il se fait le juge il nrsquoy en ait eu aucune qui eucirct deacutecouleacute de lajustice Nulle corruption ne peut srsquoecirctre empareacutee des hommes si univer-sellement qursquoil nrsquoy en ait au moins un qui ait eacutechappeacute agrave la contagionCela me fait craindre que son jugement puisse ecirctre pris en deacutefaut peut-ecirctre a-t-il jugeacute des autres drsquoapregraves lui raquo

40 Dans mon exemplaire de Philipppe de Commines il y aceci laquo Vous trouverez lagrave une langue douce et agreacuteable drsquoune sim-pliciteacute naturelle une narration sans affectation dans laquelle la bonnefoi de lrsquoauteur se montre agrave lrsquoeacutevidence sans vaniteacute quand il parle delui-mecircme ni drsquoaffectation ou de haine quand il parle drsquoautrui ses reacute-flexions et exhortations srsquoaccompagnent plus de zegravele et de veacuteraciteacute quede science eacuterudite et partout se trouve chez lui lrsquoautoriteacute et la graviteacutequi sont celles drsquoun homme bien neacute et appeleacute aux grandes affaires raquo

41 Sur les Meacutemoires de Monsieur Du Bellay laquo Il est tou-jours plaisant de lire des choses eacutecrites par ceux1 qui ont tenteacute de lesconduire comme il faut Mais on ne saurait nier qursquoil y ait chez cesdeux seigneurs une grande perte de franchise et de liberteacute dans lrsquoeacutecri-ture qui brillait chez les anciens qui eacutecrivaient dans la mecircme veineqursquoeux Ainsi du Sire de Joinville familier de saint Louis drsquoEginhardchancelier de Charlemagne et plus reacutecemment de Philippe de Com-mines On trouve ici un plaidoyer pour le roi Franccedilois 1er contre lrsquoem-pereur Charles-Quint plutocirct qursquoune Histoire Je ne veux pas croireqursquoils aient rien changeacute pour ce qui est des faits essentiels mais ilssont passeacutes maicirctres dans lrsquoart de deacutevier le jugement fourni par les eacuteveacute-nements agrave notre avantage et souvent contre la raison et agrave passer soussilence tout ce qursquoil y a de deacutelicat dans la vie de leur roi En teacutemoignentlrsquooubli des disgracircces de Montmorency et de Brion et le fait que le nomde Mme drsquoEacutetampes nrsquoy figure mecircme pas On peut cacher les actionssecregravetes mais taire celles que tout le monde connaicirct et des chosesqui ont eu des conseacutequences publiques drsquoune telle importance crsquoest lagraveun deacutefaut inexcusable En somme si lrsquoon veut avoir une connaissancecomplegravete du roi Franccedilois 1er et des choses qui se sont passeacutees de sontemps il veut mieux srsquoadresser ailleurs si lrsquoon mrsquoen croit Le profit

1Lrsquoauteur principal est Martin Du Bellay mais son fregravere Guillaume a reacutedigeacute les livresV agrave VIII

118 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que lrsquoon peut tirer de ce livre vient du reacutecit personnel des batailles etactions de guerre auxquelles ces gentilshommes se sont trouveacutes mecircleacuteset des tractations et neacutegociations conduites par le seigneur de Langey il y a lagrave-dedans quantiteacute de choses dignes drsquoecirctre connues et des reacute-flexions peu communes raquo

Chapitre 11

Sur la cruauteacute

1 Il me semble que la vertu est autre chose et quelque chose deplus noble que les simples tendances agrave la bonteacute qui naissent en nousLes acircmes naturellement raisonnables et bien neacutees vont du mecircme paset montrent dans leurs actes le mecircme visage que celui des acircmes ver-tueuses mais la vertu fait entendre je ne sais quoi de plus grand etde plus actif que lorsqursquoon se contente de se laisser tranquillement etpaisiblement conduire par la raison du fait drsquoun heureux naturel Il esttregraves bien et digne de louange de meacutepriser les offenses qursquoon vous faitquand on a un caractegravere naturellement aimable et doux mais il estencore mieux lorsqursquoune offense vous a piqueacute au vif et mis hors devous-mecircme drsquoutiliser les armes de la raison contre son deacutesir de ven-geance et de srsquoen rendre maicirctre apregraves un dur combat Dans le premiercas on agit bien dans le second vertueusement La premiegravere attitudepeut srsquoappeler laquo bonteacute raquo lrsquoautre laquo vertu raquo Car il semble bien que lenom de laquo vertu raquo preacutesuppose une difficulteacute une opposition et qursquoellene peut srsquoexercer sans adversaire Crsquoest peut-ecirctre pour cela que nousdisons de Dieu qursquoil est bon fort geacuteneacutereux et juste ndash mais pas laquo ver-tueux raquo ce qursquoil fait il le fait naturellement et sans effort

2 Comme quelqursquoun reprochait agrave Arceacutesilas que beaucoup degens passaient de son eacutecole agrave celle des Eacutepicuriens et jamais lrsquoinverseil reacutepondit subtilement par ce bon mot laquo Bien sucircr Avec des coqson fait beaucoup de chapons mais jamais on nrsquoa fait de coqs avec deschapons raquo Mais en veacuteriteacute pour ce qui est de la fermeteacute et la rigueur

120 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

de leurs opinions et de leurs preacuteceptes les Eacutepicuriens1 ne le cegravedentnullement aux Stoiumlciens Montrant plus de bonne foi que tous ces dis-cuteurs qui pour combattre Eacutepicure et se donner beau jeu lui fontdire des choses auxquelles il nrsquoa jamais penseacute deacutetournant ses proposdans une mauvaise direction tirant de la grammaire un argument pourinterpreacuteter autrement le sens de ses paroles et une autre opinion quecelle qursquoils savent pertinemment ecirctre la sienne en penseacutee comme danssa conduite un Stoiumlcien dit un jour que srsquoil avait renonceacute agrave ecirctre eacutepi-curien crsquoeacutetait entre autres choses pour cette bonne raison qursquoil trou-vait leur chemin trop eacuteleveacute et inaccessible laquo Car ceux qursquoon appelleCiceacuteron Eacutep

fam[106] t Vxv 19

amoureux de la volupteacute sont en reacutealiteacute amoureux de lrsquohonneur et dela justice et ils aiment et pratiquent toutes les vertus raquo Malgreacute toutcela2 et suivant ici lrsquoopinion courante ndash drsquoailleurs fausse agrave mon avis ndashquant agrave leur valeur respective je dirai donc que parmi les philosophesnon seulement stoiumlciens mais mecircme eacutepicuriens il en est plusieurs quiont jugeacute qursquoil nrsquoeacutetait pas suffisant drsquoavoir lrsquoacircme bien faite bien reacutegleacuteeet bien disposeacutee agrave la vertu qursquoil nrsquoeacutetait pas suffisant de placer nos reacute-solutions et nos penseacutees au-dessus des coups du sort mais qursquoil fallaitencore rechercher les occasions de faire nos preuves Ils veulent doncaller agrave la rencontre de la douleur de la neacutecessiteacute et du meacutepris pour lescombattre et tenir leur acircme en haleine laquo La vertu grandit beaucoupSeacutenegraveque [96]

XIII en luttant raquo3 Crsquoest lrsquoune des raisons pour lesquelles Eacutepaminondas qui eacutetait

drsquoune troisiegraveme laquo eacutecole raquo lui refusa des richesses que le sort avaitmis agrave sa disposition de faccedilon tregraves leacutegitime laquo pour ecirctre obligeacute disait-il de se battre contre la pauvreteacute raquo Et il se maintint toujours en effetdans la pauvreteacute la plus extrecircme Socrate se mettait me semble-t-ilencore plus rudement agrave lrsquoeacutepreuve en supportant pour se mortifier lameacutechanceteacute de sa femme ce qui est en somme une faccedilon de porter lefer dans la plaie Metellus seul de tous les seacutenateurs romains avait

1Montaigne parle de laquo secte raquo mais le mot a de nos jours une telle connotationpeacutejorative que jrsquoai preacutefeacutereacute lrsquoeacuteviter

2Comme on peut le voir si lrsquoon confronte cette traduction et le texte original cedernier est si emmecircleacute agrave cet endroit si truffeacute drsquoincises qui nrsquoen finissent pas qursquoil mrsquoaeacuteteacute absolument impossible de parvenir agrave le rendre intelligible sans en bouleverser gran-dement lrsquoorganisation Il est clair que Montaigne en ajoutant sans cesse des anecdotesdes citations ou des reacuteflexions drsquoapregraves coup agrave son texte ne prend pas toujours la peinede reconsideacuterer lrsquoensemble du passage ou mecircme de la phrase et que lrsquoon se trouve enfin de compte devant un fouillis inextricable Au lecteur de juger si jrsquoai eu raison deprendre de telles liberteacutes

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 121

entrepris de reacutesister par son seul courage agrave la violence de Saturninustribun de la plegravebe agrave Rome qui voulait faire passer de force une loiinjuste en faveur du peuple ayant encouru de ce fait la peine capitaleque Saturninus avait deacutecreacuteteacutee contre ses opposants il dit agrave ceux qui ence peacuteril extrecircme le conduisaient sur la place laquo Crsquoest une chose bientrop facile et lacircche que de mal faire et bien faire quand il nrsquoy a pas dedanger est chose vulgaire Mais bien faire quand le danger est lagrave crsquoestle devoir mecircme de lrsquohomme vertueux raquo Ces propos nous montrenttregraves clairement ce que je voulais prouver la vertu refuse de prendre lafaciliteacute pour compagne et le chemin emprunteacute par les pas que dirigeune bonne inclination naturelle doux et en pente leacutegegravere nrsquoest pas celuide la veacuteritable vertu Celle-ci reacuteclame au contraire un chemin rude etplein drsquoeacutepines elle veut avoir des difficulteacutes exteacuterieures agrave surmonter(comme celles qursquoaffronta Meacutetellus) par lesquelles le destin se plaitagrave entraver sa course ou des difficulteacutes inteacuterieures comme celles quelui fournissent les passions deacutesordonneacutees et les imperfections dues agravenotre condition

4 Je suis arriveacute facilement jusqursquoici Mais parvenu au bout demon exposeacute voilagrave ce qui me vient agrave lrsquoesprit lrsquoacircme de Socrate la plusparfaite qursquoil mrsquoa eacuteteacute donneacute de connaicirctre serait donc agrave ce compte-lagraveune acircme de peu de meacuterite Car je ne puis concevoir chez lui aucunmouvement de vicieuse concupiscence Je ne puis imaginer aucunecontrainte ni aucune difficulteacute qui soit venue entraver le cours de savertu1 Je sais que la raison eacutetait chez lui si puissante et si maicirctressede tout qursquoelle nrsquoeucirct jamais permis de naicirctre au moindre deacutesir vicieuxA une vertu aussi eacuteleveacutee que la sienne je ne trouve rien agrave opposer je crois la voir srsquoavancer drsquoun pas victorieux et triomphant en grandepompe et tregraves agrave lrsquoaise cependant sans obstacle et sans entrave

5 Si la vertu ne peut briller qursquoen combattant des deacutesirs contrairesagrave elle dirons-nous pour autant qursquoelle ne peut se passer de lrsquoaide duvice et qursquoelle lui doive la consideacuteration et les honneurs dont on lrsquoen-toure Qursquoen serait-il alors de la belle et bonne volupteacute eacutepicuriennequi se targue de nourrir la vertu en elle-mecircme et de la faire folacirctrer sielle devait lui donner pour jouets la pauvreteacute la mort les souffrancesSi je pose comme preacutealable que la vertu parfaite se reconnaicirct agrave ceqursquoelle combat et supporte patiemment la douleur qursquoelle reacutesiste aux

1Montaigne ne vient-il pourtant pas de dire quelques lignes plus haut que Socratelaquo se mettait agrave lrsquoeacutepreuve en supportant la meacutechanceteacute de sa femme raquo

122 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

attaques de la goutte sans se laisser pour autant troubler si je lui fixecomme but obligeacute lrsquoacircpreteacute et la difficulteacute que deviendra donc la vertuparvenue agrave ce point ougrave non seulement elle meacuteprise la douleur maissrsquoen reacutejouit et trouve une agreacuteable excitation dans les terribles accegravesde coliques neacutephreacutetiques Qursquoen sera-t-il alors de cette vertu que leseacutepicuriens ont institueacutee et dont plusieurs drsquoentre eux nous ont laisseacutepar leurs actes des preuves inattaquables

6 Crsquoest le cas de bien drsquoautres encore qui il me semble ontdeacutepasseacute dans la reacutealiteacute les regravegles elles-mecircmes fixeacutees par leur doctrineAinsi de Caton drsquoUtique quand je le vois mourir et se deacutechirer lesentrailles1 je ne puis me contenter de croire simplement que son acircmeeacutetait alors totalement exempte de trouble et drsquoeffroi Je ne puis croireqursquoil se comportait seulement de la faccedilon dont les regravegles de lrsquoeacutecolestoiumlque lrsquoexigeaient demeurer calme sans eacutemotion impassible Il yavait me semble-t-il dans la vertu de cet homme trop de jovialiteacute et deverdeur pour srsquoen tenir agrave cela Je crois plutocirct qursquoil tira du plaisir et dela volupteacute drsquoune action si remarquable et qursquoil srsquoy complut davantageqursquoen aucune autre de sa vie laquo Il quitta la vie heureux drsquoavoir trouveacuteCiceacuteron [20] I

30 une bonne raison de se donner la mort raquo7 Jrsquoen suis tellement persuadeacute que je doute mecircme qursquoil eucirct ac-

cepteacute que lrsquooccasion drsquoune si belle action lui fucirct ocircteacutee Et si la qualiteacutede sa nature qui lui faisait srsquooccuper des inteacuterecircts publics plus que dessiens ne mrsquoen empecircchait jrsquoadopterais volontiers le point de vue selonlequel il savait greacute au hasard drsquoavoir mis sa vertu agrave si rude eacutepreuve etdrsquoavoir aideacute ce brigand2 agrave fouler aux pieds lrsquoantique liberteacute de sa pa-trie Il me semble lire en ce comportement je ne sais quelle joyeuseteacutede lrsquoacircme une bouffeacutee de plaisir extraordinaire et de volupteacute virile enconsideacuterant la noblesse et lrsquoeacuteleacutevation de son attitude

Plus fiegravere parce qursquoelle srsquoeacutetait reacutesolue agrave mourir Horace [36] I37

[une acircme] qui nrsquoest pas stimuleacutee par quelque espeacuterance de gloirecomme les jugements vulgaires et peu solides de certains hommes onttenteacute de le faire croire cette attitude est trop basse pour un cœur sinoble si fier et si ferme une acircme stimuleacutee par la beauteacute de la chose

1Assieacutegeacute dans Utique par Ceacutesar Caton se transperccedila de son eacutepeacutee2Ceacutesar

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 123

en elle-mecircme il la voyait bien plus clairement et dans toute sa per-fection lui qui en pressait les ressorts que nous ne pouvons le faire

8 La philosophie mrsquoa combleacute drsquoaise en consideacuterant qursquoune sibelle action ne pouvait pas trouver drsquoautre vie que celle de Caton pourlrsquoaccueillir deacutecemment et qursquoil ne pouvait appartenir qursquoagrave la siennede finir ainsi Crsquoest pour cela qursquoil conseilla judicieusement agrave son filset aux seacutenateurs qui lrsquoaccompagnaient de reacutegler autrement leur proprecas laquo Caton que la nature avait doteacute drsquoun eacutetonnant seacuterieux et qui Ciceacuteron [18]

I31lrsquoavait encore renforceacute par une fermeteacute constante demeureacute solide surses principes devait mourir plutocirct que de supporter la vue drsquoun ty-ran raquo

9 Toute mort doit ecirctre conforme agrave ce que fut la vie qursquoelle clocirctNous ne devenons pas quelqursquoun drsquoautre au moment de mourir jrsquoex-plique toujours la mort par la vie qursquoon a eue Et si on mrsquoen preacutesenteune qui semble forte mais rattacheacutee agrave une vie qui fut faible je consi-degravere qursquoelle est plutocirct produite par quelque cause faible en rapportavec ce que fut cette vie

10 Lrsquoaisance de cette mort et cette faciliteacute qursquoil avait acquisepar la force de son acircme dirons-nous donc qursquoelles doivent atteacutenuerquelque peu lrsquoeacuteclat de sa vertu Et qui donc parmi ceux qui ont danslrsquoesprit quelque teinture de la vraie philosophie pourrait se conten-ter drsquoimaginer Socrate simplement exempt de crainte et de souffrancedans le malheur que fut pour lui son emprisonnement ses fers et sacondamnation Qui ne reconnaicirctrait en lui non seulement de la fer-meteacute et de la constance (crsquoeacutetait lagrave son attitude ordinaire) mais encoreje ne sais quel contentement suppleacutementaire une alleacutegresse enjoueacuteelors de ses derniers propos et ses derniers instants Et ce tressaille-ment de plaisir qursquoil ressent en se grattant la jambe quand on lui eutocircteacute ses fers nrsquoindique-t-il pas le mecircme genre de douceur et de joieen son acircme deacutebarrasseacutee des fers que constituaient les difficulteacutes an-ciennes et precircte maintenant agrave affronter la connaissance des choses agravevenir Que Caton me le pardonne pour moi sa mort est plus tragiqueplus tendue mais celle de Socrate est encore je ne sais comment plusbelle Aristippe deacuteclara agrave ceux qui deacuteploraient cette mort laquo Que lesdieux mrsquoen envoient une comme celle-lagrave raquo

11 On voit dans les acircmes de ces deux personnages et de leursimitateurs (car de semblables je doute fortement qursquoil y en ait jamaiseu) une si parfaite habitude de la vertu qursquoelle a fini par passer dans

124 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

leur tempeacuterament Il ne srsquoagit plus drsquoune vertu peacutenible ni des ordresdonneacutes par la raison et pour lrsquoaccomplissement desquels leur acircme doitse raidir crsquoest devenu lrsquoessence mecircme de leur acircme crsquoest son attitudenaturelle et ordinaire Ils lrsquoont rendue ainsi par une longue pratiquedes preacuteceptes de la philosophie qui ont rencontreacute en eux une belle etriche nature Les mauvaises passions qui naissent en nous ne trouventpas de chemin par ougrave elles pourraient srsquoinsinuer en eux La force etlrsquoinflexibiliteacute de leur acircme eacutetouffent et eacuteteignent les concupiscences degravesqursquoelles commencent agrave se mettre en mouvement

12 On ne peut douter il me semble qursquoil soit plus admirablepar une haute et noble reacutesolution drsquoempecirccher la naissance des ten-tations et de srsquoecirctre preacutepareacute agrave la vertu de faccedilon que les germes desvices eux-mecircmes soient deacuteracineacutes plutocirct que drsquoempecirccher par la forceleur progregraves et srsquoarmer et se raidir pour les arrecircter en chemin et lesvaincre Mais on ne peut douter non plus que cette seconde attitudene soit plus belle que le fait drsquoecirctre simplement doteacute drsquoune nature fa-cile et deacutebonnaire deacutegoucircteacutee drsquoelle-mecircme de la deacutebauche et du viceCar il me semble que cette troisiegraveme et derniegravere faccedilon drsquoecirctre rendeun homme innocent mais pas vertueux il est incapable de mal fairemais pas suffisamment apte agrave faire le bien Et de plus cette attitude estsi voisine de lrsquoimperfection et de la faiblesse que je ne sais commenten deacutemecircler les confins et comment les distinguer

13 De lagrave vient que les noms eux-mecircmes de laquo bonteacute raquo et drsquolaquo in-nocence raquo ont un sens quelque peu peacutejoratif Je note que plusieursvertus comme la chasteteacute la sobrieacuteteacute et la tempeacuterance peuvent nouseacutechoir par simple deacutefaillance corporelle La fermeteacute face au danger(srsquoil faut lrsquoappeler ainsi) le meacutepris de la mort la constance devant lescoups du sort peuvent se faire jour et se rencontrer chez les hommessimplement par le fait de ne pas juger comme il faudrait ce qui leurarrive et de ne pas prendre ces accidents pour ce qursquoils sont vraimentLe deacutefaut de compreacutehension et la becirctise ressemblent ainsi parfois agravedes comportements vertueux Et il est souvent arriveacute comme jrsquoai pule constater qursquoon a loueacute des hommes pour des actes qui auraient ducircleur valoir drsquoecirctre blacircmeacutes

14 Un seigneur italien tenait un jour en ma preacutesence des pro-pos qui nrsquoeacutetaient pas agrave lrsquoavantage de son pays il disait que la subtiliteacutedes Italiens et la vivaciteacute de leur penseacutee eacutetaient si grandes qursquoils preacute-voyaient tregraves longtemps agrave lrsquoavance les accidents et les dangers qui pou-vaient leur arriver et qursquoil ne fallait donc pas srsquoeacutetonner si on les voyait

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 125

souvent en temps de guerre veiller agrave leur seacutecuriteacute avant que drsquoavoirreconnu srsquoil y avait un peacuteril que les Espagnols et nous-mecircmes quinrsquoeacutetions pas aussi fins allions plus loin parce qursquoil nous fallait voirde nos propres yeux et toucher du doigt le danger avant drsquoen avoirpeur et qursquoalors par contre nous nrsquoavions plus de reacutesistance mais queles Allemands et les Suisses plus grossiers et plus lourds que nousnrsquoavaient mecircme pas lrsquoideacutee de se ressaisir alors mecircme qursquoils eacutetaientaccableacutes de coups Il ne disait probablement cela que pour rire maisil est bien vrai qursquoaux affaires de la guerre les deacutebutants se livrentsouvent aux dangers avec une leacutegegravereteacute dont ils ne sauraient plus fairepreuve apregraves avoir eacuteteacute eacutechaudeacutes

Sans ignorer ce que peuvent dans les combats une gloire Virgile [112]XI v 154Toute neuve ndash et le si doux espoir de briller dans la lutte

Voilagrave pourquoi avant de juger lrsquoaction de quelqursquoun il faut enconsideacuterer les circonstances et celui qui en est lrsquoauteur tout entier

15 Et pour parler un peu de moi-mecircme mes amis ont parfoisappeleacute chez moi laquo sagesse raquo ce qui ne relevait que du hasard et prispour du courage et de la patience ce qui eacutetait plutocirct agrave mettre sur lecompte de la penseacutee et de lrsquoopinion Ils mrsquoont aussi attribueacute un titrepour un autre et tantocirct agrave mon avantage tantocirct agrave mon deacutetriment Audemeurant il srsquoen faut de beaucoup que je sois parvenu agrave ce premieret parfait niveau drsquoexcellence ougrave la vertu devient une habitude et jenrsquoai mecircme pas vraiment fait mes preuves dans le second Je nrsquoai pasfait de gros efforts pour brider les deacutesirs qui mrsquoont harceleacute ma vertuou plutocirct mon innocence est accidentelle et fortuite Si jrsquoeacutetais neacute avecun tempeacuterament moins bien reacutegleacute je crains bien que ma vie nrsquoen eucirctpris un tour assez pitoyable car je nrsquoeusse guegravere trouveacute en moi-mecircmede fermeteacute suffisante pour contenir des passions un peu violentes Je nesais pas entretenir des querelles ni mecircme des deacutebats avec moi-mecircmeJe ne puis donc me rendre gracircce de ce que je me trouve exempt decertains vices

Si jrsquoai peu de deacutefauts et peu graves Horace [33] Ivi 65Une nature bonne dans lrsquoensemble

Comme un beau corps malgreacute quelques taches leacutegegraveres

16 Crsquoest plus au hasard qursquoagrave la raison que je dois cela Elle mrsquoafait naicirctre drsquoune famille de bonne reacuteputation et drsquoun tregraves bon pegravere Je

126 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

ne sais srsquoil a fait passer en moi une partie de son tempeacuterament oubien si les exemples de la maison et la bonne eacuteducation reccedilue dansmon enfance y ont insensiblement aideacute mais peut-ecirctre aussi suis-jesimplement neacute ainsi

Que la Balance ou le Scorpion mrsquoaient vu naicirctreHorace [36] IIxvii 17-20 ndash redoutable regard ndash ou que la tyrannie du Capricorne

Ait pu reacutegner alors sur les flots drsquoHespeacuterie

17 Toujours est-il que jrsquoai de moi-mecircme en horreur la plupartdes vices La reacuteponse drsquoAntisthegravene agrave celui qui lui demandait ce quieacutetait le plus important agrave apprendre laquo deacutesapprendre le mal raquo semblemettre lrsquoaccent lagrave-dessus1 Je les ai en horreur dis-je de faccedilon si na-turelle et si personnelle que cette sorte drsquoinstinct que jrsquoai suceacute avec lelait de ma nourrice je lrsquoai conserveacute sans que nulle occasion ait jamaispu me le faire abandonner Il en est de mecircme en ce qui concerne mesjugements personnels parce qursquoils se sont parfois eacutecarteacutes de la voiecommune ils me conduiraient plus facilement agrave des actions que cetteinclination naturelle me fait haiumlr

18 Ce que je vais dire est monstrueux mais je vais pourtant ledire je trouve dans ma conduite plus de retenue et de regravegle que dansma penseacutee et mes deacutesirs moins deacutereacutegleacutes que ma raison

19 Aristippe professa des opinions si hardies en faveur de lavolupteacute et des richesses qursquoil mit en eacutemoi contre lui tous les philo-sophes Mais pour ce qui est de sa conduite Le tyran Denys lui ayantpreacutesenteacute trois belles filles pour qursquoil fasse son choix il reacutepondit qursquoilles prenait toutes les trois car on sait ce agrave quoi le choix de Pacircris avaitconduit2 Mais quand il les eut ameneacutees chez lui il les renvoya sansles avoir toucheacutees Son valet se trouvant en chemin trop lourdementchargeacute de lrsquoargent qursquoil portait il lui ordonna de jeter ce qui le gecircnait

20 Eacutepicure dont les principes sont irreacuteligieux et tourneacutes versle plaisir3 se comporta de faccedilon tregraves deacutevote et tregraves laborieuse durantsa vie Il eacutecrivit un jour agrave un de ses amis qursquoil ne vivait que de pain

1Cette phrase qui a eacuteteacute ajouteacutee sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo nrsquoest pas tregravesclaire il faut probablement comprendre laquo semble insister sur le fait qursquoil faut deacutetesterle vice raquo

2La guerre de Troie on le sait fut soi-disant provoqueacutee par ce choix3Le mot de Montaigne ici est laquo deacutelicats raquo A Lanly [58] reprend le mot proposeacute

par P Villey ([55] II p 428) laquo effeacutemineacutes raquo Mais dans ce contexte (les principesphilosophiques) le mot me semble mal venu

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 127

bis et drsquoeau et il le priait de lui envoyer un peu de fromage pour lecas ougrave il voudrait faire un repas plus somptueux1 Est-il donc vrai quepour ecirctre vraiment bon il soit neacutecessaire de lrsquoecirctre par une dispositioninneacutee cacheacutee et universelle qui nrsquoa besoin ni de lois ni de la raisonni drsquoexemples

21 Les deacutebordements dans lesquels je me suis trouveacute entraicircneacutene sont pas Dieu merci des pires Je les ai bien condamneacutes chez moicomme ils le meacuteritent car mon jugement ne srsquoest pas trouveacute conta-mineacute par eux Au contraire je les condamne plus rigoureusement chezmoi que chez un autre2 Mais crsquoest tout car au demeurant je leur op-pose trop peu de reacutesistance et je me laisse trop facilement glisser verslrsquoautre cocircteacute de la balance sauf pour les modeacuterer et empecirccher qursquoils semeacutelangent agrave drsquoautres vices car ils srsquoentretiennent les uns les autreset srsquoenchaicircnent les uns aux autres si on nrsquoy prend garde Les miensje les ai mis agrave part et confineacutes de faccedilon qursquoils soient isoleacutes et les plussimples que jrsquoai pu

Je ne cheacuteris pas exageacutereacutement mon vice Juveacutenal [41]VIII v 164

22 Les Stoiumlciens disent que le sage quand il agit utilise toutesles vertus ensemble mecircme srsquoil en est une qui soit plus apparente queles autres (et agrave ce propos on pourrait faire lrsquoanalogie avec le corps hu-main car la colegravere ne peut srsquoexercer par exemple que si toutes nos pul-sions y participent mecircme si crsquoest la colegravere qui domine) Mais quandils veulent en tirer cette conclusion que celui qui commet une fauteagit ainsi agrave cause de tous ses vices agrave la fois je ne les crois pas aussifacilement Ou bien je ne les comprends pas car crsquoest le contraire queje ressens Ce sont lagrave des subtiliteacutes extrecircmes sans valeur concregraveteauxquelles la philosophie srsquoattache parfois

23 Je me laisse aller agrave quelques vices mais jrsquoen fuis drsquoautresautant qursquoun saint pourrait le faire

24 Les Peacuteripateacuteticiens contestent eux aussi cette conception quifait des vices un tout indissoluble et Aristote considegravere qursquoun hommesage et juste peut ecirctre intempeacuterant et incontinent

1Diogegravene Laeumlrce [44] Eacutepicure X p 1245 laquo Envoie-moi un pot de fromage afin queje puisse quand je le voudrai faire grande chegravere raquo

2Lrsquoeacutedition de 1595 est la seule agrave mettre ici laquo Je les accuse raquo Sur lrsquolaquo exemplaire deBordeaux raquo le texte eacutetait laquo ains au rebours il juge plus exactement amp plus rigoureuse-ment raquo corrigeacute en laquo Au rebours il les accuse plus rigoureusement raquo

128 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

25 Socrate avouait agrave ceux qui discernaient dans sa physionomiequelque inclination au vice que crsquoeacutetait bien lagrave sa propension naturellemais qursquoil lrsquoavait corrigeacutee par les regravegles qursquoil srsquoeacutetait imposeacutees Et lesfamiliers du philosophe Stilpon disaient qursquoeacutetant neacute tregraves porteacute sur levin et les femmes il eacutetait devenu gracircce agrave ses efforts abstinent de lrsquounet de lrsquoautre

26 Ce que jrsquoai de bon en moi je le tiens agrave lrsquoinverse du hasardde ma naissance je ne le dois ni agrave une loi ni agrave un preacutecepte ou agraveun quelconque apprentissage Lrsquoinnocence qui est la mienne est uneinnocence native Elle a peu de force et est sans artifice Parmi lesvices je hais cruellement la cruauteacute spontaneacutement et par jugementcomme eacutetant le plus extrecircme de tous Mais cela va chez moi jusqursquoagraveune telle faiblesse que je ne vois pas eacutegorger un poulet sans deacuteplaisiret ne supporte pas drsquoentendre geacutemir un liegravevre sous les dents de meschiens ndash bien que la chasse soit pour moi un plaisir violent

27 Ceux qui ont agrave combattre la volupteacute utilisent volontiers commeargument pour montrer qursquoelle est totalement vicieuse et deacuteraison-nable le fait que lorsqursquoelle est agrave son maximum elle srsquoempare totale-ment de nous au point que la raison ne peut plus srsquoy frayer un cheminEt ils en donnent pour exemple ce que nous ressentons quand nousavons commerce avec les femmes

Quand le corps deacutejagrave pressent le plaisir et que VeacutenusLucregravece [46]IV 1106-7 Est sur le point drsquoensemencer le champ feacuteminin

Car il leur semble en effet que le plaisir nous transporte si loin horsde nous que notre raison saisie et paralyseacutee par la volupteacute est alorsincapable de jouer son rocircle

28 Mais je sais qursquoil peut en aller autrement et qursquoon arriveraparfois si on le veut agrave remettre lrsquoacircme agrave ce moment lagrave sur la voiedrsquoautres penseacutees mais il faut la tendre et la raidir en la maintenantaux aguets Je sais qursquoon peut maicirctriser la force de ce plaisir et je mrsquoyconnais je nrsquoai pas trouveacute en Veacutenus une si impeacuterieuse deacuteesse quecertains et plus chastes que moi le preacutetendent Je ne considegravere pascomme un miracle comme le fait la reine de Navarre dans lrsquoun descontes de son laquo Heptameron raquo (un bon livre dans son genre) ni commequelque chose drsquoextrecircmement difficile de passer des nuits entiegraveresen toute liberteacute et tranquilliteacute avec une maicirctresse depuis longtempsdeacutesireacutee en respectant la promesse qursquoon lui a faite de se contenter de

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 129

baisers et de caresses Je crois que le plaisir qursquoon prend agrave la chasseserait ici un meilleur exemple comme il y a moins de plaisir il y aaussi plus drsquoexaltation et de surprise et cela fait que notre raison nrsquoapas le loisir de se preacuteparer agrave la rencontre Quand apregraves une longuequecircte la becircte vient soudain se preacutesenter agrave nous dans un endroit oupeut-ecirctre nous lrsquoattendions le moins La surprise et lrsquoardeur des crisque lrsquoon pousse alors nous frappent au point qursquoil serait certainementmalaiseacute agrave ceux qui aiment cette sorte de chasse de tourner ailleursleurs penseacutees Et les poegravetes ne donnent-ils pas agrave Diane la victoire surles flammes et les flegraveches de Cupidon

Qui nrsquooublierait au milieu de tels plaisirs Horace [35] II27Les cruels soucis de lrsquoamour

29 Mais pour en revenir agrave mon propos1 jrsquoeacuteprouve une grandecompassion pour les malheurs drsquoautrui et je pleurerais facilement parcontagion si en quelque occasion que ce soit je pouvais pleurer Ilnrsquoest rien qui appelle mes larmes autant que les larmes et pas seule-ment les vraies mais nrsquoimporte lesquelles qursquoelles soient feintes oupeintes Je ne plains guegravere les morts je les envierais plutocirct mais jeplains tregraves fort les mourants Les sauvages ne mrsquooffensent pas autantparce qursquoils font rocirctir et mangent les corps des treacutepasseacutes que ceuxqui les font souffrir et les perseacutecutent quand ils sont vivants Et mecircmeles exeacutecutions judiciaires pour justifieacutees qursquoelles soient je ne puis ensoutenir la vue

30 Quelqursquoun2 pour teacutemoigner de la cleacutemence de Ceacutesar deacute-clara laquo Il eacutetait doux en ses vengeances Ayant forceacute agrave se rendre lespirates qui lrsquoavaient auparavant fait prisonnier et mis agrave ranccedilon commeil les avait menaceacutes de les faire mettre en croix il les y condamna mais ce fut apregraves les avoir fait eacutetrangler raquo Quant agrave Philomon son se-creacutetaire qui avait chercheacute agrave lrsquoempoisonner il le fit simplement mourirsans chercher agrave le punir plus durement Et ne parlons pas de cet auteurlatin qui ose alleacuteguer pour teacutemoignage de cleacutemence le fait de ne tuerque ceux par qui on a eacuteteacute offenseacute il est aiseacute de deviner qursquoil a eacuteteacute

1Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on peut voir que se trouvait ici la phrase laquo Crsquoesticy un fagotage de pieces descousues je me suis detourneacute de ma voye pour dire ce motde la chasse Mais raquo Le mot laquo Mais raquo a eacuteteacute barreacute drsquoun trait de plume et la phrase nefigure pas dans lrsquoeacutedition de 1595

2Crsquoest Sueacutetone [91] Ceacutesar LXXIV Crsquoest encore de lui qursquoil srsquoagit dans la phrasesuivante

130 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

frappeacute par les vils et horribles exemples de cruauteacute dont les tyransromains instituegraverent lrsquousage

31 En ce qui me concerne tout ce qui dans la justice elle-mecircme est au-delagrave de la mort me semble de la pure cruauteacute Et no-tamment pour nous qui devrions avoir le souci de remettre agrave Dieu lesacircmes telles qursquoelles sont normalement ce qui est impossible apregraves lesavoir agiteacutees et deacutesespeacutereacutees par des tortures insupportables

32 Il y a quelque temps un soldat prisonnier aperccedilut depuis latour ougrave il eacutetait enfermeacute que la foule se rassemblait sur la place et quedes charpentiers y dressaient leurs ouvrages il crut que crsquoeacutetait pourlui et ayant pris la reacutesolution de se tuer ne trouva rien pour mettreson projet agrave exeacutecution qursquoun vieux clou de charrette que le hasardmit entre ses mains Il srsquoen donna donc deux grands coups agrave la gorgemais voyant que crsquoeacutetait en vain il srsquoen donna alors un troisiegraveme dansle ventre ougrave il laissa le clou enfonceacute Le premier de ses gardes quipeacuteneacutetra dans sa cellule le trouva dans cet eacutetat vivant encore mais agraveterre et tout affaibli par ses coups Pour profiter du temps qui lui restaitavant qursquoil deacutefaillicirct on lui prononccedila sa sentence et lrsquoayant entenduecomme il nrsquoeacutetait condamneacute qursquoagrave avoir la tecircte trancheacutee il sembla re-prendre un peu de forces il accepta le vin qursquoil avait drsquoabord refuseacuteet remercia ses juges de la douceur inespeacutereacutee de leur condamnationdisant qursquoil avait choisi de se donner la mort par crainte drsquoune mortplus dure et insupportable voyant les apprecircts qui se faisaient sur laplace il avait cru qursquoon allait le faire souffrir par quelque horrible sup-plice Et il parut deacutelivreacute de la mort parce que celle-ci nrsquoeacutetait plus lamecircme

33 Si lrsquoon veut que ces exemples de seacuteveacuteriteacute servent agrave main-tenir le peuple dans ses devoirs je conseillerais plutocirct qursquoils soientappliqueacutes aux cadavres des criminels Car les voir priveacutes de seacutepultureles voir bouillir et mettre en piegraveces cela ferait presque autant drsquoeffetsur le peuple que les souffrances qursquoon inflige aux vivants ndash bien quecela soit peu de chose ou rien du tout en fait comme Dieu le dit laquo Ilstuent les corps et apregraves il ne leur reste plus rien agrave faire raquo Et les poegravetesLuc XII 4soulignent agrave lrsquoenvi lrsquohorreur de ces actes pires que la mort

Un roi demi brucircleacute les os mis agrave nuEnnius inCiceacuteron [20] Ixvi

Deacutegouttant de sang noir traicircneacute agrave terre

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 131

34 Je me suis trouveacute un jour agrave Rome au moment ougrave on allaitexeacutecuter Catena un voleur notoire1 On lrsquoeacutetrangla sans que cela sou-legraveve aucune eacutemotion dans lrsquoassistance mais quand vint le moment dele deacutemembrer le bourreau ne donnait pas un coup sans que la foule nereacuteagisse avec des cris plaintifs et des exclamations comme si chacuneucirct precircteacute sa propre sensibiliteacute agrave cette charogne

35 Il faut exercer ces excegraves inhumains sur lrsquoenveloppe inerteet non sur la chair vivante Ainsi Artaxerxegraves dans un cas agrave peu pregravessemblable amollit la rigueur des anciennes lois de Perse il ordonnaque les Seigneurs qui avaient failli agrave leur charge au lieu drsquoecirctre fouet-teacutes comme crsquoeacutetait lrsquohabitude fussent deacutepouilleacutes de leurs vecirctements etque ceux-ci soient fouetteacutes agrave leur place et au lieu de leur arracher lescheveux comme autrefois il ordonna qursquoon leur enlegraveve seulement leurchapeau

36 Les Eacutegyptiens si deacutevots pourtant estimaient qursquoils satis-faisaient tout agrave fait la justice divine en lui sacrifiant des simulacresde porcs peints en effigie voilagrave une invention hardie que celle quiconsiste agrave vouloir payer Dieu substance si essentielle en peinture etfaux-semblant

37 Je vis agrave une eacutepoque ougrave abondent les exemples effarants de cevice agrave cause des deacutesordres entraicircneacutes par nos guerres civiles Et lrsquoon nevoit rien de pire dans lrsquohistoire ancienne que ce agrave quoi nous assistonstous les jours Mais cela ne mrsquoy a nullement habitueacute Je ne pouvais pascroire avant de lrsquoavoir vu moi-mecircme qursquoil puisse y avoir des espritsassez monstrueux pour ecirctre capables de commettre des meurtres rienque pour le plaisir deacutecouper agrave la hache les membres de quelqursquounsrsquoexciter agrave inventer des tortures inusiteacutees et des morts nouvelles etsans que tout cela soit causeacute ni par lrsquoinimitieacute ni lrsquoappacirct du profitmais agrave cette seule fin que de jouir du plaisant spectacle des gesteset mouvements pitoyables des geacutemissements et des cris lamentablesdrsquoun homme mourant dans des souffrances terribles Voilagrave certes lepoint ultime que la cruauteacute puisse atteindre laquo Qursquoun homme tue un Seacutenegraveque [96]

XChomme sans colegravere sans crainte seulement pour le voir expirer raquo1Cette exeacutecution srsquoest deacuterouleacutee le 14 janvier 1581 Elle est raconteacutee par Montaigne

dans son laquo Journal de Voyage raquo ([56] p 1210) Catena avait commis 54 meurtres paraicirct-il et 10 000 personnes assistegraverent agrave son exeacutecution laquo Il fit une mort commune sansmouvemans et sans parole estoit home noir de trante ans ou environ Apregraves qursquoil futestrangleacute on le detrancha en quatre cartiers Ils ne font guiere mourir les homes quedrsquoune mort simple et exercent leur rudesse apregraves la mort [] le peuple qui nrsquoavoit passanti de le voir estrangler agrave chaque coup qursquoon donnoit pour le hacher srsquoeacutecrioit drsquounevoix piteuse raquo

132 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

38 En ce qui me concerne je nrsquoai jamais pu voir sans deacuteplaisirpoursuivre et tuer une becircte innocente sans deacutefense et qui ne nous arien fait Et comme il arrive assez couramment que le cerf se sentanthors drsquohaleine et agrave bout de forces nrsquoa plus rien drsquoautre agrave faire que dese retourner et de se rendre agrave nous qui le poursuivons implorant notrepitieacute

Et par ses plaintes sanglantVirgile [112]VII 501 comme une acircme en peine

cela mrsquoa toujours sembleacute un spectacle tregraves deacuteplaisant139 Je ne prends guegravere de becircte vivante agrave qui je ne redonne la cleacute

des champs Pythagore en achetait aux pecirccheurs et aux oiseleurs pouren faire autant

Je crois que crsquoest du sang des becirctes sauvagesOvide [62] XV106 Que le fer a eacuteteacute maculeacute tout drsquoabord

Un naturel sanguinaire agrave lrsquoeacutegard des becirctes teacutemoigne drsquoune propen-sion naturelle agrave la cruauteacute

40 Quand on se fut habitueacute agrave Rome aux spectacles de mises agravemort drsquoanimaux on en vint aux hommes et aux gladiateurs La Natureje le crains a donneacute agrave lrsquoHomme un penchant agrave lrsquoinhumaniteacute Personnene prend plaisir agrave voir des becirctes jouer et se caresser ndash et tout le mondeen prend agrave les voir srsquoentre-deacutechirer et se deacutemembrer

41 Qursquoon ne se moque pas de la sympathie que jrsquoai pour elles la theacuteologie elle-mecircme nous ordonne drsquoavoir de la mansueacutetude agrave leureacutegard Elle considegravere que crsquoest un mecircme maicirctre qui nous a logeacutes dansce palais pour ecirctre agrave son service et donc que les becirctes sont commenous de sa famille elle a donc raison de nous enjoindre drsquoavoir en-vers elles du respect et de lrsquoaffection Pythagore emprunta lrsquoideacutee dela meacutetempsychose aux Eacutegyptiens mais elle a eacuteteacute adopteacutee depuis parplusieurs peuples et le fut par nos druides

Les acircmes ne meurent pas apregraves avoir quitteacute leur seacutejourOvide [62] XV106 Elles vont vivre dans nouvelles demeures ougrave elles srsquoinstallent

42 La religion des anciens Gaulois consideacuterait que les acircmeseacutetant eacuteternelles ne cessaient de bouger et de changer de place drsquoun

1Au sect 28 pourtant Montaigne semblait faire lrsquoeacuteloge de lrsquoexcitation qui saisit le chas-seur

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 133

corps agrave un autre et associait agrave cette fantaisie une certaine ideacutee de la Jus-tice divine ils pensaient que selon le comportement de lrsquoacircme quandelle avait habiteacute Alexandre par exemple Dieu lui assignait ensuite unautre corps agrave habiter plus ou moins peacutenible et ayant un rapport agrave sacondition

Il enferme les acircmes dans le corps silencieux des animaux Claudien [22]ii 482Celles des cruels dans des ours des voleurs dans des loups

Des fourbes dans des renards et apregraves les avoir promeneacuteesPar mille figures durant de longues anneacuteesLes purifie enfin dans le fleuve de lrsquooubliEt leur rend forme humaine

43 Si lrsquoacircme avait eacuteteacute vaillante ils la logeaient dans le corps drsquounlion voluptueuse dans celui drsquoun porc lacircche dans celui drsquoun cerfou drsquoun liegravevre malicieuse dans celui drsquoun renard et ainsi de suitejusqursquoagrave ce que purifieacutee par ce chacirctiment elle reprenne lrsquoapparence ducorps drsquoun autre homme

Moi-mecircme il mrsquoen souvient durant la guerre de Troie Pythagore inOvide [62] xv160-161

Je fus Euphorbe fils de Pantheacutee

44 Quant agrave ce cousinage entre nous et les becirctes je nrsquoen faispas grand cas Ni du fait que plusieurs peuples et notamment les plusanciens et les plus nobles ont non seulement admis des becirctes en leursocieacuteteacute et leur compagnie mais leur ont aussi donneacute un rang bien pluseacuteleveacute qursquoagrave eux-mecircmes Crsquoest qursquoils les consideacuteraient tantocirct comme fa-miliegraveres et favorites des dieux et avaient donc envers elles un respectet une deacutevotion plus grande qursquoenvers des hommes et tantocirct mecircme nereconnaissaient pas drsquoautres dieu ni diviniteacute qursquoelles laquo becirctes divini- Ciceacuteron [17] I

36seacutees par les barbares qui en tirent profit raquo

Les uns adorent le crocodile drsquoautres sont terroriseacutes Juveacutenal [41]XV 2-6Par lrsquoibis engraisseacute de serpents ici brille la statue drsquoor

Drsquoun singe agrave grande queue et des villes entiegraveres veacutenegraverentTantocirct un poisson tantocirct un chien

45 Lrsquointerpreacutetation tregraves judicieuse que donne Plutarque de cetteerreur est encore agrave leur honneur il dit que ce nrsquoeacutetait pas le chatou le bœuf que les Eacutegyptiens adoraient mais qursquoils adoraient en ces

134 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

animaux-lagrave des repreacutesentations des faculteacutes divines dans le bœuf lrsquoen-durance et lrsquoutiliteacute dans le chat la vivaciteacute ou ndash comme chez nosvoisins les Bourguignons et dans toute lrsquoAllemagne ndash lrsquoincapaciteacute desupporter lrsquoenfermement ce qui repreacutesentait pour eux la liberteacute qursquoilsaimaient et adoraient plus que toute autre faculteacute divine et ainsi pourles autres Mais quand je rencontre parmi les opinions les plus mo-deacutereacutees des raisonnements qui tendent agrave prouver combien nous res-semblons eacutetroitement aux animaux combien ils participent de ce quenous consideacuterons comme nos plus grands privilegraveges et avec quellevraisemblance on peut les comparer agrave nous certes jrsquoen rabats beau-coup de notre preacutesomption et me deacutemets volontiers de cette royauteacuteimaginaire qursquoon nous attribue sur les autres creacuteatures

46 Si on peut discuter de tout cela il nrsquoen reste pas moins quenous devons un certain respect et un devoir geacuteneacuteral drsquohumaniteacute nonseulement envers les animaux qui sont vivants et ont une sensibiliteacutemais envers les arbres et mecircme les plantes Nous devons la justiceaux hommes et la bienveillance et la douceur aux autres creacuteaturesqui peuvent les ressentir Il y une sorte de relation entre nous et desobligations mutuelles Je ne crains pas drsquoavouer la tendresse due agravema nature si pueacuterile qui fait que je ne peux guegravere refuser la fecircte quemon chien me fait ou qursquoil me reacuteclame mecircme quand ce nrsquoest pas lemoment

47 Les Turcs ont des aumocircnes et des hocircpitaux pour les becirctesLes Romains avaient un service public chargeacute de la nourriture desoies gracircce agrave la vigilance desquelles leur Capitole avait eacuteteacute sauveacute1 LesAtheacuteniens ordonnegraverent que les mules et les mulets qui avaient servipour lrsquoeacutedification du temple appeleacute laquo Hecatompedon raquo fussent libreset qursquoon les laissacirct paicirctre partout sans restriction

48 Les gens drsquoAgrigente avaient lrsquohabitude drsquoenterrer seacuterieu-sement les becirctes qursquoils avaient aimeacutees comme par exemple les che-vaux ayant fait preuve drsquoun rare meacuterite les chiens et les oiseaux utilesou mecircme ceux qui avaient servi agrave distraire leurs enfants Et la magni-ficence dont ils faisaient preuve ordinairement en toutes choses sevoyait particuliegraverement agrave la somptuositeacute et au nombre des tombeauxeacuteleveacutes pour ces animaux-lagrave ils sont demeureacutes bien visibles des siegraveclesplus tard Les Eacutegyptiens enterraient les loups les ours les crocodiles

1Les oies du Capitole avaient eacuteveilleacute les deacutefenseurs par leurs cris empecircchant la villedrsquoecirctre envahie par surprise

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 135

les chiens et les chats dans des lieux sacreacutes ils embaumaient leurscorps et portaient le deuil lors de leur treacutepas

49 Cimon fit eacutelever une seacutepulture honorable pour les jumentsavec lesquelles il avait gagneacute par trois fois le prix dans la course desJeux Olympiques Xantippe lrsquoancien fit enterrer son chien sur un capsur la cocircte qui a depuis gardeacute ce nom Et Plutarque avait scrupuleraconte-t-il de vendre et envoyer agrave la boucherie pour un faible profitun bœuf qui lrsquoavait longtemps servi

Chapitre 12

Apologie de RaymondSebond

1 Crsquoest en veacuteriteacute un domaine tregraves grand et tregraves utile que la connais-sance2 et ceux qui la meacuteprisent montrent bien par lagrave quelle est leursottise Mais je ne lui accorde pourtant pas une valeur aussi extrecircmeque certains le font comme Heacuterillos le philosophe qui placcedilait en ellele souverain bien et consideacuterait que crsquoeacutetait agrave elle que revenait le soinde nous rendre heureux et sages Je ne crois pas cela non plus quece que drsquoautres ont dit comme par exemple que la connaissance estmegravere de toute vertu et que tout vice est produit par lrsquoignorance Ou sicrsquoest vrai cela meacuterite une longue discussion

2 Notre maison a depuis longtemps eacuteteacute ouverte aux gens de sa-voir et elle est bien connue drsquoeux Mon pegravere qui lrsquoa dirigeacutee pendantcinquante ans et plus plein de cette ardeur nouvelle avec laquelle le roiFranccedilois premier srsquoadonna aux lettres et les mit agrave lrsquohonneur recherchasoigneusement et agrave grands frais la compagnie des gens savants il lesreccedilut chez lui comme des saints ou des personnes ayant reccedilu quelqueinspiration de sagesse divine recueillant leurs sentences et leurs reacute-flexions comme des oracles et avec drsquoautant plus de reacuteveacuterence et derespect religieux qursquoil avait moins de quoi en juger car il nrsquoavait au-

2Certes Montaigne utilise ici le mot laquo science raquo mais il ne saurait srsquoagir de ceque nous rangeons aujourdrsquohui sous ce mot Et jrsquoestime que le terme plus large delaquo connaissance raquo convient mieux car il nrsquoimplique pas forceacutement lrsquoideacutee drsquoune construc-tion globale et coheacuterente bacirctie sur des protocoles explicites

138 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

cune connaissance des lettres non plus que ses parents et ancecirctresQuant agrave moi si je les appreacutecie je ne leur voue pas cette adoration

3 Il y avait entre autres Pierre Bunel tregraves reacuteputeacute pour son sa-voir agrave lrsquoeacutepoque qui srsquoeacutetait arrecircteacute agrave Montaigne ougrave il avait eacuteteacute accueillipar mon pegravere pendant quelques jours avec drsquoautres personnes de songenre et qui lui avait laisseacute en partant un livre intituleacute laquo Theacuteolo-gie naturelle ou le livre des creacuteatures de Maicirctre Raymond Sebond raquoEt comme les langues espagnole et italienne eacutetaient familiegraveres agrave monpegravere et que ce livre est eacutecrit dans une sorte drsquoespagnol farci de ter-minaisons latines Bunel espeacuterait que sans avoir besoin de beaucoupdrsquoaide mon pegravere pourrait en faire son profit il le lui recommandacomme un livre tregraves utile dans les circonstances drsquoalors crsquoest qursquoeneffet les nouveauteacutes de Luther commenccedilaient agrave se reacutepandre et agrave eacutebran-ler en bien des endroits notre foi traditionnelle Et en cela il se montraitbien aviseacute son raisonnement lrsquoamenant agrave penser que ce commence-ment de maladie allait facilement deacutegeacuteneacuterer en un exeacutecrable atheacuteisme

4 En effet les gens du peuple nrsquoont pas la capaciteacute de jugerles choses par elles-mecircmes et se laissent entraicircner par le hasard et lesapparences Aussi degraves qursquoon leur donne la hardiesse de meacutepriser etcritiquer les opinions qursquoils avaient consideacutereacutees jusque-lagrave avec la plusgrande deacutefeacuterence comme celles ougrave il est question de leur salut degraves quelrsquoon met en doute et en question1 certains articles de leur foi les voilagravequi se mettent agrave consideacuterer avec la mecircme suspicion tous les autres carils nrsquoavaient pas pour eux drsquoautre autoriteacute ni de fondement que ce quelrsquoon vient justement drsquoeacutebranler Les voilagrave donc qui secouent commeun joug tyrannique tout ce qui leur venait de lrsquoautoriteacute des lois ou durespect de la tradition

Car on pieacutetine avec passion ce qursquoon redoutait tant autrefoisLucregravece [46] V1140

et ils commencent alors agrave ne plus rien admettre qursquoils nrsquoaient aupara-vant examineacute et explicitement accepteacute

5 Or il se trouve que quelques jours avant sa mort mon pegravereayant par hasard retrouveacute ce livre sous un tas drsquoautres papiers aban-

1Montaigne eacutecrit laquo en doubte et agrave la balance raquo Les commentateurs nrsquoont pas man-queacute de relever le fait que en 1576 il avait fait graver pour lui-mecircme une meacutedaille surlaquelle justement les plateaux drsquoune balance en eacutequilibre symbolisaient son impossi-biliteacute drsquoalors agrave adopter une opinion plutocirct qursquoune autre Mais ce scepticisme a connude fortes variations

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 139

donneacutes me demanda de le lui traduire en franccedilais Il est facile de tra-duire des auteurs comme celui-lagrave ougrave il nrsquoy a guegravere que le contenu agraverendre Mais quand il srsquoagit de ceux qui ont attacheacute beaucoup drsquoimpor-tance agrave la qualiteacute et agrave lrsquoeacuteleacutegance de leur langage les faire passer dansun idiome plus faible preacutesente bien plus de dangers Crsquoeacutetait lagrave une oc-cupation nouvelle et singuliegravere pour moi Mais comme par chance jeme trouvais ecirctre disponible agrave ce moment-lagrave et que je ne pouvais rienrefuser agrave ce que me demandait le meilleur pegravere qursquoon eut jamais jemrsquoacquittai de cette tacircche comme je pus Il en tira un plaisir extrecircmeet ordonna qursquoon fasse imprimer cela ce qui fut fait apregraves sa mort1

6 Je trouvais belles les ideacutees de cet auteur lrsquoorganisation de sonouvrage bien faite et son dessein plein de pieacuteteacute Du fait que beaucoupde gens prennent plaisir agrave le lire et notamment les dames agrave qui nousdevons assistance je me suis souvent trouveacute agrave mecircme de les secourir endisculpant ce livre des deux principaux reproches qursquoon lui fait Sonobjectif est hardi et courageux car il entreprend avec des argumentshumains et naturels drsquoeacutetablir et de deacutemontrer contre les atheacutees tousles articles de la religion chreacutetienne Et je dois dire qursquoil le fait defaccedilon si ferme et avec tant de bonheur que je ne pense pas qursquoil soitpossible de faire mieux en ce domaine ni mecircme que quiconque lrsquoaitjamais eacutegaleacute Cet ouvrage me semblait trop riche et trop beau pour unauteur dont le nom eacutetait si peu connu et dont la seule chose que noussavons est qursquoil eacutetait espagnol et meacutedecin agrave Toulouse il y a environdeux cents ans Je mrsquoenquis donc un jour aupregraves drsquoAdrien Turnegravebequi savait tout pour connaicirctre ce qursquoil en eacutetait au juste de ce livre Ilme reacutepondit qursquoagrave son avis il srsquoagissait drsquoune sorte de quintessence tireacuteede saint Thomas drsquoAquin car seul un esprit comme le sien plein drsquouneimmense eacuterudition et drsquoune admirable subtiliteacute eacutetait capable drsquoavoirde telles ideacutees De toute faccedilon quel qursquoen soit lrsquoauteur et lrsquoinventeur(et ce ne serait pas juste drsquoenlever ce titre agrave Sebond sans autres motifs)il srsquoagissait lagrave drsquoun homme de tregraves grand talent ayant de nombreusesqualiteacutes

7 La premiegravere critique que lrsquoon fait agrave son ouvrage crsquoest que la Premiegraverecritiquereligion des chreacutetiens ne repose que sur la foi et une inspiration par-

ticuliegravere de la gracircce divine et qursquoils se font du tort agrave vouloir lrsquoeacutetayerpar des arguments drsquoordre humain Et comme cette objection semble

1Les eacuteditions preacuteceacutedentes comportaient ici la phrase laquo avec la neacutegligence qursquoonpeut y voir drsquoapregraves le tregraves grand nombre de fautes que lrsquoimprimeur y laissa ayant euseul la responsabiliteacute de ce travail raquo

140 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

relever drsquoun zegravele pieux il nous la faut accueillir avec drsquoautant plusde douceur et de respect envers ceux qui la mettent en avant Ce rocircleconviendrait mieux agrave un homme verseacute dans la theacuteologie qursquoagrave moi quinrsquoy connais rien Mais voilagrave pourtant ce que jrsquoen pense cette veacuteriteacutesur laquelle la bonteacute de Dieu a bien voulu nous eacuteclairer est une chosesi divine et si eacuteleveacutee et deacutepasse tellement lrsquointelligence humaine qursquoilfaut bien qursquoil nous precircte encore son secours par une faveur extraordi-naire et privileacutegieacutee pour que nous puissions la concevoir et lrsquoaccueilliren nous et je ne crois pas que les moyens purement humains en soientcapables drsquoaucune faccedilon

8 Srsquoils lrsquoeacutetaient nombre de ces esprits singuliers et excellentset si bien doteacutes de qualiteacutes naturelles que lrsquoon a connus dans les siegraveclespasseacutes nrsquoeussent pas manqueacute par leurs reacuteflexions de parvenir agrave cetteconnaissance La foi seule peut nous permettre drsquoembrasser vraimentet fortement les profonds mystegraveres de notre religion Mais cela ne veutpas dire que ce ne soit pas une tregraves belle et tregraves louable entreprise quecelle qui consiste agrave utiliser pour le service de notre foi les faculteacutes natu-relles et humaines que Dieu nous a donneacutees Il ne fait drsquoailleurs pas dedoute que crsquoest lrsquousage le plus honorable que nous puissions en faireet qursquoil nrsquoest pas drsquooccupation ni de dessein plus digne drsquoun chreacute-tien que de chercher par toutes ses eacutetudes et ses reacuteflexions agrave embellireacutetendre et amplifier la veacuteriteacute de sa croyance Nous ne nous conten-tons pas de servir Dieu avec notre esprit et notre acircme nous lui devonsencore et lui rendons une veacuteneacuteration corporelle nous employonsnos membres eux-mecircmes nos mouvements et ce qui nous entoure1agrave lrsquohonorer Il faut faire la mecircme chose avec la raison et utiliser cellequi est en nous pour accompagner notre foi mais toujours avec cettereacuteserve il ne faut pas penser qursquoelle deacutepende de nous ni que nosefforts et nos arguments puissent jamais atteindre une connaissanceaussi surnaturelle et divine

9 Si elle nrsquoentre pas en nous par une impreacutegnation extraordi-naire si elle y entre non seulement par des raisonnements mais aussipar des moyens simplement humains elle ne peut y ecirctre dans toutesa digniteacute et toute sa splendeur Et pourtant je crains fort que nous nepuissions en jouir que par cette voie-lagrave Si nous tenions agrave Dieu par lrsquoin-termeacutediaire drsquoune foi vive si nous tenions agrave Dieu par lui et non par

1Je comprends ainsi les laquo choses externes raquo dont parle Montaigne ici

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 141

nous si nous avions une base1 et un fondement divins les vicissitudeshumaines nrsquoauraient pas le pouvoir de nous eacutebranler comme elles lefont notre fort ne serait pas precirct agrave se rendre devant une aussi faiblecanonnade Lrsquoamour de la nouveauteacute la contrainte due aux princesles succegraves drsquoun parti un changement teacutemeacuteraire et fortuit dans nos opi-nions rien de cela nrsquoaurait la force de secouer et alteacuterer notre croyanceNous ne la laisserions pas troubler par le premier argument venu ni lapersuasion fucirct-elle le fruit de toute la rheacutetorique qursquoil y eut jamais nous soutiendrions ces flots avec une fermeteacute inflexible et impassible

Comme un rocher eacutenorme refoule les flots qui le heurtentEt par sa masse disperse les ondesRugissant autour de lui2

10 Si le rayon de la diviniteacute nous touchait un peu cela se verraitpartout non seulement nos paroles mais nos actes eux-mecircmes enporteraient la lueur et lrsquoeacuteclat3 Tout ce qui viendrait de nous seraitillumineacute par cette noble clarteacute Nous devrions avoir honte de voir quedans les sectes humaines il nrsquoy eut jamais un seul adepte qui quelquedifficile et eacutetrange que fucirct sa doctrine nrsquoy ait conformeacute sa conduite etsa vie alors que dans une institution aussi divine et ceacuteleste que la leurles chreacutetiens ne sont marqueacutes que par des paroles

11 Voulez-vous voir cela Comparez nos mœurs agrave celles drsquounmusulman ou drsquoun paiumlen elles demeurent toujours infeacuterieures alorsque au regard de la supeacuterioriteacute de notre religion nous devrions brillerpar lrsquoexcellence agrave une distance extrecircme et incomparable Et lrsquoon de-vrait donc dire laquo Sont-ils si justes si charitables si bons Alors ilssont chreacutetiens raquo Les apparences exteacuterieures sont communes agrave toutesles religions espeacuterance confiance eacuteveacutenements ceacutereacutemonies peacuteni-tence martyres La marque particuliegravere de notre veacuteriteacute devrait ecirctrenotre vertu en mecircme temps qursquoelle est la marque la plus ceacuteleste et

1A Lanly [58] se contente de traduire par laquo un pied raquo Mais des exemples tels que laquo Si noz facultez intellectuelles amp sensibles sont sans fondement amp sans pied raquo oulaquo cette consideration qui nous a faict forger amp donner pied si volontiers agrave cette loy raquoou encore laquo lrsquohumaine raison a persuadeacute qursquoelle nrsquoavoit ny pied ny fondement quel-conque raquo montrent bien agrave mon avis que laquo pied raquo est agrave prendre ici non pas litteacuteralement(car alors que dire de laquo fondement raquo) mais dans le sens de laquo base raquo

2Anonyme imitant Virgile (Eacuteneacuteide VII 587) agrave la louange de Ronsard3Comme toujours chez Montaigne deux termes quasi eacutequivalents pour qualifier

quelque chose Nous eacuteviterions certainement aujourdrsquohui ce que nous ressentonscomme une redondance

142 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

la plus difficile et la plus noble deacutemonstration de la veacuteriteacute Il eut bienraison notre bon saint Louis quand ce roi tartare qui srsquoeacutetait fait chreacute-tien voulut venir agrave Lyon baiser les pieds du Pape et voir de ses yeuxla sainteteacute qursquoil pensait trouver en nos mœurs il eut bien raison delrsquoen dissuader instamment de peur que la vue de notre faccedilon de vivredissolue ne le deacutetournacirct au contraire drsquoune si sainte croyance Maisil est vrai que par la suite il en fut tout autrement pour cet autre quieacutetant alleacute agrave Rome pour les mecircmes raisons et y voyant la vie dissoluedes preacutelats et du peuple de ce temps-lagrave srsquoaffermit au contraire drsquoau-tant plus dans notre religion consideacuterant quelle devait ecirctre sa force etsa sainteteacute pour maintenir sa digniteacute et sa splendeur au milieu de tantde corruption et dans des mains aussi vicieuses

12 Si nous avions une seule goutte de foi nous deacuteplacerions lesmontagnes dit la sainte Bible1 Nos actions si elles eacutetaient guideacutees etaccompagneacutees par la diviniteacute ne seraient pas simplement humaineselles auraient quelque chose de miraculeux comme notre croyanceelle-mecircme laquo Croire est un moyen rapide de former sa vie agrave la vertu etQuintilien [84]

XII 2 au bonheur raquoLes uns font croire agrave tout le monde qursquoils croient ce qursquoils ne

croient pas Les autres plus nombreux se le font croire agrave eux-mecircmesincapables qursquoils sont de savoir vraiment ce que crsquoest que croire

13 Nous trouvons eacutetrange que dans les guerres qui accablent ence moment notre pays nous voyons les eacuteveacutenements fluctuer et eacutevoluerdrsquoune maniegravere commune et ordinaire crsquoest que nous nrsquoy apportonsrien que du nocirctre La justice qui est en lrsquoun des deux partis nrsquoy estque comme un ornement et une couverture elle y est bien alleacutegueacuteemais nrsquoy est ni reccedilue ni logeacutee ni eacutepouseacutee elle y est comme en labouche de lrsquoavocat et non dans le cœur et les sentiments du plaideurDieu doit son secours extraordinaire agrave la foi et agrave la religion et non agravenos passions Les hommes y sont les meneurs de jeu et se servent dela religion alors que ce devrait ecirctre tout le contraire

14 Le sentez-vous Crsquoest de nos propres mains que nous diri-geons la religion tirant comme drsquoune cire tant de formes diffeacuterentesagrave partir drsquoune regravegle si droite et si ferme Quand cela srsquoest-il mieuxvu qursquoen France en ce moment Ceux qui lrsquoont prise par la gauche

1Bible de L Segond Matth XVII 20 laquo Je vous le dis en veacuteriteacute si vous aviez de lafoi comme un grain de seacuteneveacute vous diriez agrave cette montagne lsquoTransporte-toi drsquoici lagraversquoet elle se transporterait rien ne vous serait impossible raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 143

ceux qui lrsquoont prise par la droite ceux qui la voient en noir ceuxqui la voient en blanc ndash tous lrsquoutilisent de la mecircme faccedilon pour leursentreprises ambitieuses et brutales et srsquoy conduisent tellement de lamecircme faccedilon en matiegravere drsquoexactions et drsquoinjustices qursquoils font assureacute-ment douter de la diversiteacute des opinions qursquoils preacutetendent avoir surcette chose dont deacutependent la conduite et les regravegles de notre vie Est-ilpossible de voir sortir de la mecircme eacutecole et du mecircme enseignement desmœurs plus semblables des conduites plus identiques

15 Voyez avec quelle horrible impudence nous jouons avec lesraisons divines et comment nous les avons rejeteacutees et reprises sans au-cun scrupule religieux selon que le destin nous a fait changer de cocircteacutedans les orages qui ont tout bouleverseacute1 Prenez cette question si im-portante est-il permis au sujet de se rebeller et de srsquoarmer contre sonprince pour deacutefendre la religion Souvenez-vous qui reacutepondait agrave celapar lrsquoaffirmative lrsquoan passeacute et de quel parti cette affirmation consti-tuait le credo Souvenez-vous alors de quel autre parti lrsquoaffirmationcontraire constituait aussi le credo Et maintenant entendez-vous dequel cocircteacute proviennent les voix qui proclament lrsquoune et lrsquoautre Et siles armes font moins de bruit pour cette cause-ci que pour celle-lagrave Et nous mettons sur le bucirccher les gens qui disent que la veacuteriteacute doit sesoumettre agrave la neacutecessiteacute Mais la France ne fait-elle pas bien pis queseulement le dire

16 Acceptons de reconnaicirctre la veacuteriteacute celui qui trierait mecircmedans lrsquoarmeacutee reacuteguliegravere ceux qui y marchent par le seul zegravele de la foireligieuse et ceux qui ne se soucient que de la protection des lois deleur pays ou du service de leur prince celui-lagrave ne trouverait mecircme pasde quoi constituer une compagnie drsquohommes drsquoarmes complegravete Drsquoougravevient qursquoil srsquoen trouve si peu qui aient conserveacute la mecircme volonteacute etla mecircme deacutemarche dans nos troubles civils et que nous les voyonsau contraire aller tantocirct au pas tantocirct agrave bride abattue Drsquoougrave vientque nous voyons les mecircmes hommes tantocirct nuire agrave nos affaires parleur violence et leur intransigeance tantocirct par leur indiffeacuterence leurmollesse leur inertie Nrsquoest-ce pas parce qursquoils y sont pousseacutes pardes consideacuterations personnelles et occasionnelles et qursquoils agissent enfonction de leur diversiteacute

1Le texte dit laquo orages publics raquo Le mot laquo public raquo a pour le lecteur drsquoaujourdrsquohuiun sens trop preacutecis Je propose donc une peacuteriphrase pour rendre lrsquoideacutee qui est mesemble-t-il celle de bouleversements de la socieacuteteacute

144 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

17 Il me semble eacutevident que nous nrsquoaccordons volontiers agrave ladeacutevotion que ce qui flatte nos passions Il nrsquoest pas drsquohostiliteacute aussiextrecircme que celle des chreacutetiens Notre zegravele fait merveille quand il vadans le mecircme sens que notre penchant naturel pour la haine la cruauteacutelrsquoambition la cupiditeacute la deacutenonciation la reacutebellion Mais agrave lrsquoinversedu cocircteacute de la bonteacute de la bienveillance de la modeacuteration si par miraclequelque tempeacuterament exceptionnel ne lrsquoy pousse il ne srsquoy rend ni agravepied ni en courant Notre religion a pour but drsquoextirper les vices etelle les dissimule les nourrit les excite

18 Il ne faut pas rouler Dieu dans la farine1 ndash comme on ditSi nous croyions en lui je ne dis mecircme pas par veacuteritable foi maispar croyance ordinaire et si mecircme (je le dis agrave notre grande confusion)nous le croyions et connaissions sous un autre jour comme lrsquoun de noscompagnons nous lrsquoaimerions par-dessus toute chose pour lrsquoinfiniebonteacute et lrsquoinfinie beauteacute qui brillent en lui Et du moins marcherait-ilalors dans notre affection au mecircme pas que nos richesses nos plaisirsnotre gloire et nos amis

19 Mecircme le meilleur drsquoentre nous ne craint pas de lrsquooutra-ger alors qursquoil craint drsquooutrager son voisin son parent son maicirctreAvec drsquoun cocircteacute lrsquoobjet de lrsquoun de nos vicieux plaisirs et de lrsquoautre laconnaissance et la conviction drsquoune gloire immortelle est-il quelqursquoundrsquointelligence assez simplette pour vouloir mettre lrsquoun et lrsquoautre en ba-lance Et pourtant nous renonccedilons bien souvent agrave la seconde par purdeacutedain car qursquoest-ce qui peut bien nous pousser agrave blaspheacutemer sinonle goucirct lui-mecircme pour lrsquooffense

20 Comme on lrsquoinitiait aux mystegraveres orphiques et que le precirctrelui disait que ceux qui se vouaient agrave cette religion connaicirctraient apregravesleur mort un bonheur eacuteternel et parfait le philosophe Antisthegravene luidit laquo Si tu le crois pourquoi ne meurs-tu pas toi-mecircme raquo

21 Selon sa maniegravere brusque et plus loin de notre propos Dio-gegravene deacuteclara au precirctre qui cherchait aussi agrave le convaincre de rejoindreson ordre pour acceacuteder aux biens de lrsquoautre monde laquo Tu ne voudraistout de mecircme pas me faire croire qursquoAgeacutesilas et Eacutepaminondas quiont eacuteteacute de si grands hommes seront miseacuterables alors que toi qui nrsquoes

1Lrsquoexpression employeacutee par Montaigne laquo faire barbe (ou gerbe) de paille raquo signifiait donner de la paille pour du grain se moquer laquo Rouler dans la farine raquo qui srsquoemploieencore aujourdrsquohui couramment mrsquoa sembleacute conserver la mecircme ideacutee et convenir mieuxdans le contexte que celle de laquo faire prendre des vessies pour des lanternes raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 145

qursquoun veau et ne fais rien qui vaille tu seras bienheureux parce que tues precirctre1 raquo

22 Si nous recevions ces grandes promesses de la beacuteatitude eacuteter-nelle en leur accordant la mecircme autoriteacute qursquoagrave un raisonnement philo-sophique nous nrsquoeacuteprouverions pas envers la mort une horreur aussigrande que celle que nous eacuteprouvons

Loin de se plaindre de sa dissolution le mourant se reacutejouirait Lucregravece [46]III 612De partir et laisser sa deacutepouille comme le serpent sa peau

Et le cerf devenu trop vieux ses cornes trop longues

23 Je veux ecirctre dissous dirions-nous et ecirctre avec Jeacutesus-ChristLa force du discours de Platon sur lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ne poussa-t-elle pas certains de ses disciples agrave la mort pour jouir plus promptementdes espeacuterances qursquoil leur donnait

24 Tout cela est le signe eacutevident que nous ne faisons de cettereligion la nocirctre qursquoagrave notre faccedilon et par nos propres moyens et queles autres ne sont pas reccedilues diffeacuteremment Nous nous sommes trou-veacutes dans un pays ougrave elle eacutetait en usage nous tenons compte de sonantiquiteacute ou du prestige de ceux qui lrsquoont soutenue nous craignonsles menaces qursquoelle profegravere agrave lrsquoencontre des meacutecreacuteants et nous cou-rons apregraves ce qursquoelle nous promet Ces consideacuterations-lagrave doivent ser-vir notre croyance mais ne sont que subsidiaires car elles sont drsquoordrehumain En un autre pays drsquoautres exemples de semblables promesseset menaces pourraient tout aussi bien nous amener agrave une croyancecontraire Nous sommes chreacutetiens de la mecircme faccedilon que nous sommesPeacuterigourdins ou Allemands

25 Platon dit qursquoil est peu drsquohommes suffisamment fermes dansleur atheacuteisme2 pour qursquoun danger pressant ne les ramegravene pas agrave recon-naicirctre la puissance divine Mais cela ne concerne pas un vrai chreacutetien

1Selon Diogegravene Laeumlrce ([44] Diogegravene p 717) Diogegravene aurait lanceacute une reacutepliquede ce genre laquo agrave des Atheacuteniens qui lui demandaient de se faire initier aux mystegraveres raquo et ilaurait dit laquo Laissez-moi rire Ageacutesilas et Eacutepaminondas croupiraient dans le bourbiertandis que nrsquoimporte quel pauvre type agrave condition drsquoecirctre initieacute seacutejournerait dans lesicircles des Bienheureux raquo

2Les eacutediteurs (Villey [55] p ex) font ici reacutefeacuterence au texte de Platon [71] X Maiscrsquoest plutocirct I 5 semble-t-il ougrave lrsquoon peut lire laquo quand quelqursquoun se trouve pregraves de ceqursquoil croit devoir ecirctre la fin peacutenegravetrent en lui la peur et le souci de choses dont auparavantil ne srsquoinquieacutetait pas raquo Et il faut noter que ni le mot laquo atheacutee raquo ni laquo atheacuteisme raquo ne figurentdans le texte de Platon

146 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

crsquoest lrsquoaffaire des religions mortelles et humaines que drsquoecirctre reccedilues pardes voies humaines Et quelle peut bien ecirctre la foi que la lacirccheteacute et lafaiblesse instillent et eacutetablissent en nous Plaisante foi qui ne croitce qursquoelle croit que faute drsquoavoir le courage de ne pas le croire Uneeacutemotion mauvaise comme le manque de fermeteacute ou la peur peut-elleproduire en notre acircme quelque chose de raisonnable

26 Ces hommes-lagrave eacutetablissent dit-il1 par la raison et le juge-ment que ce que lrsquoon raconte sur les enfers et les souffrances futuresest imaginaire mais quand lrsquooccasion srsquooffre drsquoen faire lrsquoexpeacuteriencequand la vieillesse et les maladies les rapprochent de la mort alors laterreur qursquoils en eacuteprouvent les remplit drsquoune croyance nouvelle tantest grande lrsquohorreur de ce qui les attend Et parce que de telles ideacuteesrendent les cœurs craintifs il deacutefend dans ses Lois toute mention desemblables menaces tout ce qui pourrait faire naicirctre lrsquoideacutee que lesDieux puissent causer agrave lrsquohomme un mal quelconque agrave moins quece ne soit comme dans le cas drsquoun meacutedicament pour son bien Ondit que Bion avait eacuteteacute contamineacute par lrsquoatheacuteisme de Theacuteodore et qursquoilsrsquoeacutetait longtemps moqueacute des hommes religieux mais quand la mortle surprit il se laissa aller aux plus stupides superstitions comme siles Dieux pouvaient disparaicirctre et apparaicirctre en fonction de lrsquoeacutetat deBion

27 Platon et ces exemples megravenent agrave la conclusion que noussommes rameneacutes agrave la croyance en Dieu par le raisonnement ou par lacontrainte Lrsquoatheacuteisme est une proposition en quelque sorte deacutenatureacuteeet monstrueuse malaiseacutee agrave faire admettre agrave lrsquoesprit humain si insolentet deacutereacutegleacute qursquoil puisse ecirctre Mais on a vu nombre drsquohommes par vaniteacuteet par fierteacute de concevoir des opinions originales et preacutetendant reacutefor-mer le monde adopter cette posture ils ne sont ni assez fous ni assezforts pour avoir veacuteritablement en conscience adopteacute cette opinion et sivous leur donnez un bon coup drsquoeacutepeacutee dans la poitrine vous les verrezjoindre les mains vers le ciel Et quand la crainte ou la maladie aurontfait retomber cette ferveur provocatrice et quelque peu instable ils ne

1Platon [73] I laquo Car les histoires que lrsquoon raconte au sujet de ce qui se passe chezHadegraves agrave savoir que celui qui en ce monde a commis lrsquoinjustice doit dans lrsquoautre enrendre justice ces histoires dont il se riait jusqursquoalors voici maintenant qursquoelles boule-versent son acircme raquo Comme indiqueacute agrave la note preacuteceacutedente rappelons que les mots laquo atheacutee raquoou laquo atheacuteisme raquo ne figurent pas explicitement dans le texte de Platon ndash bien entenduToutefois dans le texte de Montaigne ce laquo ils raquo renvoie bien agrave ceux dont il a eacuteteacute questionau paragraphe 25

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 147

manqueront pas de se reprendre et de se laisser discregravetement conduirepar les croyances et les exemples ordinaires Un dogme veacuteritablementassimileacute est une chose ces positions superficielles en sont une autre neacutees de la divagation drsquoun esprit deacutetraqueacute elles flottent inconsideacutereacute-ment et sans certitude dans lrsquoimagination Hommes bien malheureuxet eacutecerveleacutes qui srsquoefforcent drsquoecirctre encore pires qursquoils ne le peuvent

28 Lrsquoerreur du paganisme et lrsquoignorance de notre sainte veacuteriteacuteont conduit lrsquoacircme de Platon certes grande mais de grandeur humaineseulement agrave adopter cette fausse ideacutee que ce sont les enfants et lesvieillards qui sont les mieux disposeacutes envers la religion comme si ellenaissait et tirait sa force de notre deacutebiliteacute

29 Le nœud qui devrait lier notre jugement et notre volonteacute quidevrait eacutetreindre notre acircme et lrsquounir agrave notre Creacuteateur ce devrait ecirctreun nœud tirant sa force et ses entrelacs non pas de nos consideacuterationsde nos raisonnements et de nos eacutemotions mais drsquoune eacutetreinte divineet surnaturelle nrsquoayant qursquoune forme qursquoun visage qursquoun aspect lrsquoautoriteacute de Dieu et sa gracircce Or notre cœur et notre acircme eacutetant reacutegiset commandeacutes par la foi il est leacutegitime que celle-ci utilise au servicede son dessein toutes nos autres faculteacutes selon leurs capaciteacutes Aussine peut-on croire qursquoil nrsquoy ait dans toute cette machinerie du mondequelques marques et empreintes de la main de ce grand architecteet qursquoil nrsquoy ait pas parmi toutes les choses qursquoil y a dans le mondequelque image qui rappelle un peu lrsquoouvrier qui les a formeacutees et bacirctiesIl a laisseacute paraicirctre en ces ouvrages sublimes le caractegravere de sa diviniteacuteet si nous ne pouvons le deacutecouvrir cela ne tient qursquoagrave notre faiblesseCrsquoest ce qursquoil nous dit lui-mecircme ses œuvres invisibles il nous lesmanifeste par des œuvres visibles

30 Sebond srsquoest atteleacute agrave cette noble tacircche qui consiste agrave nousmontrer comment il nrsquoest rien dans le monde qui vienne deacutementir sonauteur Ce serait faire tort agrave la bonteacute divine si lrsquounivers ne correspon-dait pas agrave ce que nous croyons Le ciel la terre les eacuteleacutements notrecorps et notre acircme toutes choses y conspirent il suffit de trouverle moyen de les utiliser et elles nous instruisent si nous sommes ca-pables de comprendre Car ce monde est un temple sacreacute dans lequellrsquohomme a eacuteteacute introduit pour y contempler des statues qui nrsquoont paseacuteteacute faites de main humaine mais que la divine penseacutee a rendues sen-sibles le soleil les eacutetoiles les eaux la terre pour nous donner une re-preacutesentation de ce qui nrsquoest pas intelligible Les choses invisibles dues

148 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

agrave Dieu dit saint Paul se manifestent par la creacuteation du monde si nousconsideacuterons sa sagesse eacuteternelle et sa diviniteacute agrave travers ses œuvres

Dieu ne refuse pas agrave la terre la vue du ciel Manilius [49]IV 907 Crsquoest son propre visage et son corps qursquoil nous reacutevegravele

En le faisant rouler sans cesse au-dessus de nos tecirctesIl se donne agrave nous il srsquoimprime en nousPour que nous puissions bien le connaicirctreContempler sa marche et obeacuteir agrave ses lois1

31 Nos explications et nos raisonnements humains sont unesorte de matiegravere brute et steacuterile crsquoest la gracircce de Dieu qui leur donneforme crsquoest elle qui la faccedilonne et en fait la valeur De mecircme que lesactions vertueuses de Socrate et de Caton drsquoUtique demeurent vaineset inutiles pour nrsquoavoir pas eu leur veacuteritable finaliteacute pour avoir ignoreacutedrsquoaimer et drsquoobeacuteir au vrai creacuteateur de toutes choses pour avoir ignoreacuteDieu ndash ainsi en est-il de nos ideacutees et de nos raisonnements ils ont bienun corps mais crsquoest une masse informe sans contours sans eacuteclat sila foi et la gracircce de Dieu nrsquoy sont pas associeacutees Et la foi qui vientteindre et illustrer les arguments de Sebond les rend fermes et solides ils peuvent nous servir agrave nous diriger ils sont un premier guide agrave un no-vice pour le mettre sur le chemin de la connaissance ils le faccedilonnenten quelque sorte et permettent agrave la gracircce de Dieu de parachever etparfaire ensuite notre croyance

32 Je connais un personnage important fort cultiveacute qui mrsquoaconfesseacute avoir eacutechappeacute aux erreurs de la meacutecreacuteance gracircce aux argu-ments de Sebond Et mecircme si on leur ocirctait ce vernis si on leur enle-vait le secours et la confirmation de la foi et qursquoon les tienne pour depures inventions humaines ils se montreraient encore dans le combatcontre ceux qui sont tombeacutes dans les eacutepouvantables et horribles teacute-negravebres de lrsquoirreacuteligion aussi solides et fermes que tous ceux du mecircmegenre qursquoon pourrait leur opposer Aussi pouvons-nous dire agrave nos ad-versaires

Si vous avez de meilleurs arguments produisez-les Horace [34] I5

1Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo le passage qui suit a eacuteteacute entiegraverement barreacute drsquountrait de plume nouvel indice des preacutecautions que Montaigne avait peut-ecirctre jugeacute bonde prendre cette fois envers son imprimeur Je traduis laquo Si mon imprimeur aimeces preacutefaces ampouleacutees et manieacutereacutees sans lesquelles selon la mode drsquoaujourdrsquohui ilnrsquoest pas de bon livre srsquoil nrsquoen est pas bardeacute il ferait mieux drsquoutiliser des vers commeceux-lagrave qui sont de meilleure et plus ancienne race que ceux qursquoil est alleacute y accrocher raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 149

Sinon soumettez-vous

Qursquoils subissent la force de nos preuves ou qursquoils nous en montrentdrsquoautres et sur quelque autre sujet de mieux tisseacutees et eacutetoffeacutees

33 Mais je me suis sans mecircme y penser deacutejagrave engageacute agrave demidans la seconde objection agrave laquelle je mrsquoeacutetais proposeacute de reacutepondrepour Sebond certains disent que ses arguments sont faibles et in-capables de deacutemontrer ce qursquoil veut et ils se font forts de les faireaiseacutement srsquoeffondrer Il faut srsquoattaquer agrave ces adversaires-lagrave un peu plusrudement car ils sont plus dangereux et plus perfides que les premiers

34 On interpregravete volontiers ce que disent les autres en fonctionde nos opinions a priori1 et pour un atheacutee tous les eacutecrits ont quelquechose agrave voir avec lrsquoatheacuteisme car il infecte la matiegravere innocente de sonpropre venin Ces gens-lagrave ont donc une opinion toute faite qui leur faittrouver fades les arguments de Sebond Au demeurant il semble qursquoonleur donne beau jeu et toute liberteacute de combattre notre religion par desarmes purement humaines alors qursquoils nrsquooseraient pas lrsquoattaquer danssa pleine majesteacute drsquoautoriteacute et de souveraineteacute

35 Le moyen que jrsquoutilise pour combattre cette freacuteneacutesie celuiqui me semble le plus propre agrave cela crsquoest de froisser et fouler aux piedslrsquoorgueil et la fierteacute humaine Il faut faire sentir agrave ces gens-lagrave lrsquoinaniteacutela vaniteacute et le neacuteant de lrsquohomme leur arracher des mains les faiblesarmes de la raison leur faire courber la tecircte et mordre la poussiegraveresous le poids de lrsquoautoriteacute et du respect de la majesteacute divine Car crsquoestagrave elle et agrave elle seule qursquoappartiennent la connaissance et la sagesse elle seule peut estimer quelque chose drsquoelle-mecircme et lrsquoestime quenous avons de nous nous la lui deacuterobons laquo Car Dieu ne permet pas Heacuterodote [37]

VII xqursquoun autre que lui srsquoenorgueillisse raquo36 Mettons agrave bas cette preacutesomption premier fondement de la

tyrannie de lrsquoesprit malin laquo Dieu reacutesiste aux orgueilleux et accorde Saint PierreEacutepicirctres I V 5sa gracircce aux humbles raquo

1Dans lrsquoeacutedition de 1588 on trouvait au lieu de la phrase preacuteceacutedente ceci laquo Celui quiest drsquoailleurs imbu drsquoune creacuteance reccediloit bien plus ayseacutement les discours qui lui serventque ne faict celuy qui est abreuveacute drsquoune opinion contraire comme sont ces gens icy raquoDans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo cette phrase a eacuteteacute surchargeacutee par une correctionmanuscrite que ne reprend pas exactement lrsquoeacutedition de 1595 laquo On couche volontiersle sens des escrits drsquoautrui a la faveur des opinions qursquoon a prejugees en soi et unatheiste se flate a ramener tous auteurs agrave lrsquoatheisme infectant de son propre venin lamatiere innocente Ceux cy ont quelque [] raquo Ma traduction suit le texte de 1595 Maisles diffeacuterences ne sont pas neacutegligeables comme de remplacer laquo escrits raquo par laquo dicts raquo

150 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Lrsquointelligence est dans tous les dieux dit Platon1 et point ou peuchez les hommes

37 Crsquoest pourtant un grand encouragement pour nous chreacutetiensque de voir nos faculteacutes mortelles et peacuterissables si parfaitement as-sorties agrave notre foi sainte et divine que lorsqursquoon les utilise agrave proposde choses qui sont par leur nature eacutegalement mortelles et peacuterissablesces faculteacutes ne sont pas mieux adapteacutees agrave ces objets ni avec plus deforce ni plus exactement que ne le serait la foi elle-mecircme Voyonsdonc si lrsquohomme dispose drsquoautres arguments plus forts que ceux deSebond et srsquoil lui est possible de parvenir agrave quelque certitude par desdeacutemonstrations et des raisonnements

38 Saint Augustin plaidant contre les atheacutees2 trouve un motifde leur reprocher leur injustice dans le fait qursquoils considegraverent commefaux les articles de notre foi que la raison ne peut prouver Et pourmontrer que bien des choses peuvent ecirctre et avoir eacuteteacute alors que notreraisonnement ne peut en donner ni la nature ni les causes il meten eacutevidence certaines expeacuteriences connues et indubitables auxquelleslrsquohomme reconnaicirct ne rien comprendre Et il le fait comme toutes lesautres choses par une meacuteticuleuse et attentive recherche Mais on doitfaire mieux encore et montrer aux hommes que pour mettre en eacutevi-dence la faiblesse de leur raison il nrsquoest pas neacutecessaire de chercherdes exemples tregraves rares elle est si impotente et si aveugle qursquoil nrsquoy apas drsquoeacutevidence si claire soit-elle qui soit assez claire pour elle quele facile et le difficile sont pour elle une mecircme chose et que la naturedans son ensemble deacutesavoue sa juridiction et son intervention

39 Que nous dit la Veacuteriteacute quand elle nous conseille de fuir laphilosophie profane quand elle nous inculque si souvent que notresagesse nrsquoest que folie devant Dieu que de toutes les vaniteacutes la plusvaine crsquoest lrsquohomme lui-mecircme que lrsquohomme qui preacutesume de son sa-voir ne sait pas encore ce que crsquoest que savoir et que lrsquohomme quinrsquoest rien srsquoil pense ecirctre quelque chose srsquoillusionne sur lui-mecircme etse trompe Ces maximes du Saint-Esprit3 expriment si clairement et

1Platon [74] 51 laquo Il faut dire qursquoagrave lrsquoopinion tout homme participe qursquoagrave lrsquointellectionau contraire les dieux ont part mais des hommes une petite cateacutegorie seulement raquo

2Montaigne eacutecrit laquo ces gens icy raquo Il srsquoagit de ceux qui sont eacutevoqueacutes plus haut (sect33) laquo certains disent que ses arguments sont faibles et incapables de deacutemontrer ce qursquoilveut raquo et donc des atheacutees

3Ce sont les maximes laquo dicteacutees agrave saint Paul par le Saint-Esprit raquo comme il est eacutecritdans lrsquoEacutepicirctre aux Corinthiens II 8 ndash III 9 ndash VIII2 et lrsquoEacutepicirctre aux Galates VI Cettederniegravere ainsi que celle qui concerne laquo lrsquohomme qui preacutesume de son savoir raquo eacutetaientgraveacutees en latin sur les poutres de la laquo librairie raquo de Montaigne

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 151

si fortement ce que je veux soutenir que je nrsquoaurais pas besoin drsquoautrepreuve contre des gens qui se rendraient agrave son autoriteacute et srsquoy soumet-traient entiegraverement Mais les atheacutees dont je parle ne veulent ecirctre fouet-teacutes que par leurs propres moyens et nrsquoadmettent pas que lrsquoon combatteleurs raisonnements autrement que par la raison elle-mecircme1

40 Consideacuterons donc pour le moment lrsquohomme seul sans aideexteacuterieure armeacute de ses seules armes et deacutepourvu de la gracircce et de laconnaissance divine qui sont pourtant son honneur sa force et le fon-dement de son ecirctre Voyons comment il se comporte en ce bel eacutequi-page Qursquoil me fasse comprendre gracircce aux efforts de sa raison surquelles fondations il a bacircti ces grands avantages qursquoil pense avoir surles autres creacuteatures Qui lrsquoa convaincu que cet admirable mouvementde la voucircte ceacuteleste la lumiegravere eacuteternelle de ces flambeaux roulant si ad-mirablement au-dessus de sa tecircte lrsquoimpressionnante agitation de cettemer infinie aient eacuteteacute eacutetablis et se poursuivent depuis tant de siegraveclespour son profit et son service

41 Est-il possible de rien imaginer drsquoaussi ridicule cette miseacute-rable et cheacutetive creacuteature qui nrsquoest mecircme pas maicirctresse drsquoelle-mecircmequi est exposeacutee agrave toutes les agressions et qui se dit maicirctresse et im-peacuteratrice de lrsquounivers Elle nrsquoa mecircme pas le pouvoir drsquoen connaicirctrela moindre partie tant srsquoen faut qursquoelle puisse le commander Et ceprivilegravege que lrsquoHomme srsquoattribue celui drsquoecirctre le seul dans ce grandeacutedifice qui ait la capaciteacute drsquoen reconnaicirctre la beauteacute et lrsquoagencementle seul qui puisse en rendre gracircce agrave lrsquoarchitecte et tenir le livre despertes et des profits du monde qui donc le lui a attribueacute Qursquoil nousmontre les lettres patentes de cette belle et grande charge Ont-elleseacuteteacute octroyeacutees aux seuls sages Alors elles ne concernent que peu degens Les fous et les meacutechants sont-ils dignes drsquoune faveur aussi ex-traordinaire Et puisqursquoils sont de la pire espegravece comment ont-ils puecirctre preacutefeacutereacutes agrave tous les autres

42 Croirons-nous celui qui dit laquo Pour qui donc dirons-nous Ciceacuteron [17] IIliii 135que le monde a eacuteteacute fait Sans doute pour les ecirctres qui ont lrsquousage de la

raison les dieux et les hommes les plus parfaits de tous les ecirctres raquoNous ne combattrons jamais assez cet accouplage des dieux et deshommes Mais ce pauvret qursquoa-t-il donc en lui qui le rende digne drsquountel avantage Quand on considegravere cette vie incorruptible des corpsceacutelestes leur beauteacute leur grandeur leur mouvement si rigoureusementreacutegleacute

1En clair ils nrsquoadmettent pas que lrsquoon fasse appel pour essayer de les convaincre agravedes preuves laquo exteacuterieures agrave la raison raquo crsquoest-agrave-dire divines Ont-ils tellement tort

152 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Quand nous levons les yeux vers la voucircte ceacutelesteLucregravece [46] V1204-6 Et vers les brillantes eacutetoiles fixeacutees dans ses hauteurs

Quand nous pensons aux reacutevolutions de la lune et du soleil

43 Quand on considegravere la domination et la puissance que pos-segravedent ces corps-lagrave non seulement sur nos vies et notre destineacutee1

Car il fait deacutependre des astres les actions et la vie des hommesManilius [49]III 68

mais mecircme sur nos penchants nos penseacutees nos deacutesirs qursquoils gou-vernent poussent et agitent selon leurs influences comme notre raisonnous lrsquoapprend et nous le montre

Elle voit que ces astres lointainsManilius [49] I60 Gouvernent notre terre de par leurs lois cacheacutees

Que lrsquounivers entier suit un rythme reacutegleacuteEt que nos destins deacutependent de ces signes

44 Quand on voit que ce nrsquoest pas seulement un homme maisaussi un roi les monarchies les empires et tout ce bas monde agrave la foisqui se trouve entraicircneacute par les moindres mouvements ceacutelestes

Si grands sont les effets de ses moindres mouvementsManilius [49] I55 et IV 93 Si puissant cet empire qui commande aux rois eux-mecircmes

et si notre vertu nos vices nos capaciteacutes et notre savoir et mecircme cesspeacuteculations que nous formons sur le cours des astres cette comparai-son que nous en faisons avec nous si tout cela vient comme nous lejugeons raisonnablement sur leur entremise et par leur faveur

Lrsquoun fou drsquoamourManilius [49]IV79 89 118 A traverseacute les mers et fait tomber Troie

De lrsquoautre le destin est de leacutegifeacuterer Des enfants tuent leur pegravere et des parents leur fils Et pour finir des fregraveres qui srsquoentre-tuent Ce nrsquoest pas notre affaire ces attentatsLe fer qui les punit les membres deacutechireacutesCrsquoest le fait du destin ndash et drsquoen parler aussi

1Il est plaisant aujourdrsquohui de voir un plaidoyer pour la laquo vraie religion raquo se fondersur lrsquoastrologie ndash par le moyen drsquoune citation drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 153

si enfin nous tenons de la distribution faite par le ciel cette part deraison que nous posseacutedons comment pourrait-elle nous eacutegaler agrave lui Comment pourrions-nous soumettre son essence et ses qualiteacutes agrave notreconnaissance

45 Tout ce que nous voyons dans ces corps ceacutelestes nous eacutetonne laquo Quels sont les instruments les leviers les machines les ouvriers Ciceacuteron [17] I

8qui eacutedifiegraverent un aussi grand ouvrage raquo Pourquoi les privons-nousdrsquoacircme de vie et de raison Y avons-nous trouveacute quelque stupiditeacuteimmobile et insensible nous qui nrsquoentretenons aucune relation aveceux que celle de lrsquoobeacuteissance Dirons-nous que nous nrsquoavons trouveacuteen aucune autre creacuteature qursquoen lrsquohomme cet usage drsquoun esprit capablede raisonner Eh quoi Avons-nous vu quelque chose de semblableau soleil Cesse-t-il drsquoexister parce que nous nrsquoavons rien vu de sem-blable Et ses mouvements cessent-ils parce qursquoil nrsquoen est pas de pa-reils Si ce que nous ne voyons pas nrsquoest pas notre connaissance srsquoentrouve terriblement reacuteduite laquo Que sont eacutetroites les bornes de notre Ciceacuteron [17] I

31esprit raquo Nrsquoest-ce pas lagrave un recircve ducirc agrave la vaniteacute que de faire de la Luneune Terre ceacuteleste Drsquoy imaginer des montagnes des valleacutees commeAnaxagore1 Drsquoy placer des habitations et des demeures humaines ety installer des colonies pour notre profit comme lrsquoont fait Platon etPlutarque2 Et de faire de notre Terre un astre eacuteclairant et lumineuxlaquo Parmi les infirmiteacutes de la nature humaine il y a cet aveuglement Seacutenegraveque [95]

II ixde lrsquoesprit qui non seulement le force agrave commettre des erreurs maislui fait aimer ses erreurs raquo laquo Le corps corruptible alourdit lrsquoacircme etcette demeure terrestre deacuteprime lrsquointelligence dans ses multiples pen-seacutees3 raquo

46 La preacutesomption est notre maladie naturelle et originelleLa plus malheureuse et la plus fragile de toutes les creacuteatures crsquoestlrsquohomme et4 crsquoest en mecircme temps la plus orgueilleuse Elle se sentet se voit logeacutee ici-bas au milieu de la boue et de lrsquoordure du mondeattacheacutee et cloueacutee agrave la pire la plus morte et la plus croupie reacutegionde lrsquounivers au dernier eacutetage du logis le plus eacuteloigneacute de la voucircte ceacute-

1Diogegravene Laeumlrce [44] Anaxagore II 8 laquo Crsquoest lui [] qui disait que la Lune a deshabitations mais aussi des sommets et des ravins raquo

2Plutarque [78] LXXI De la face qui apparoit au rond de la lune3Livre de la Sagesse IX 15 ndash citeacute par saint Augustin [7] XII xv4Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo laquo dict Pline raquo a eacuteteacute barreacute ce qui semble indiquer

que dans sa reacutevision Montaigne tenait agrave reprendre lrsquoaffirmation agrave son compte

154 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

leste avec les animaux de la pire condition des trois1 et pourtant ellese situe par la penseacutee au-dessus du cercle de la Lune et ramegravene leciel sous ses pieds Crsquoest par la vaniteacute de cette penseacutee que lrsquohommesrsquoeacutegale agrave Dieu qursquoil srsquoattribue des qualiteacutes divines qursquoil se considegraverelui-mecircme comme distinct de la foule des autres creacuteatures et deacutecoupeles parts qui reviennent agrave ses confregraveres et compagnons les animauxleur attribuant comme bon lui semble telle portion de faculteacutes ou deforces Comment peut-il connaicirctre par le moyen de son intelligenceles mouvements inteacuterieurs et secrets des animaux Par quelle compa-raison entre eux et nous conclut-il agrave la stupiditeacute qursquoil leur attribue

47 Quand je joue avec ma chatte qui sait si je ne suis pas sonLes animaux etlrsquoHomme passe-temps plutocirct qursquoelle nrsquoest le mien Nous nous taquinons reacuteci-

proquement Si jrsquoai mes heures pour jouer ou refuser de le faire ndash ilen est de mecircme pour elle2 Platon en deacutecrivant laquo lrsquoAcircge drsquoor raquo sousSaturne3 met la communication qursquoil entretenait avec les animaux aurang des plus importants avantages de lrsquohomme de ce temps En lesinterrogeant et en srsquoinformant aupregraves drsquoeux il connaissait leurs veacute-ritables qualiteacutes et les diffeacuterences qursquoils preacutesentaient et il en tiraitune parfaite intelligence une parfaite sagesse ce qui lui permettait demener sa vie bien plus heureusement que nous ne saurions le faireNous faut-il une meilleure preuve pour juger de lrsquoimpudence humaineagrave propos des animaux Ce grand auteur4 a eacutemis lrsquoopinion que dansla plupart des cas la nature leur a donneacute une forme corporelle fon-deacutee seulement sur lrsquousage que lrsquoon pourrait plus tard en tirer dans lesoracles ainsi qursquoon le faisait de son temps

48 Ce deacutefaut qui empecircche la communication entre les animauxet nous pourquoi ne viendrait-il pas aussi bien de nous que drsquoeuxReste agrave deviner agrave qui revient la faute de ne pas pouvoir nous com-prendre car nous ne les comprenons pas plus qursquoils ne nous com-prennent Et crsquoest pourquoi ils peuvent nous estimer becirctes commenous le faisons pour eux Il nrsquoest pas tregraves eacutetonnant que nous ne les com-

1Parmi les trois laquo conditions raquo lrsquoair lrsquoeau la terre la derniegravere est consideacutereacutee commeeacutetant laquo la pire raquo

2Les deux phrases preacuteceacutedentes ont eacuteteacute ajouteacutees dans lrsquoeacutedition de 1595 Faut-il y voirla main de Mlle de Gournay

3Platon [76] Le politique p 198 laquo Telle eacutetait Socrate la vie des hommes sousChronos raquo (Chronos en grec et Saturne en latin renvoient agrave la mecircme entiteacute)

4Platon dans le Timeacutee [74] 72

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 155

prenions pas nous ne comprenons pas non plus ni les Basques1 ni lesTroglodytes2 Et pourtant certains se sont vanteacutes de les comprendre Apollonius de Tyane Melampsus Tireacutesias Thalegraves et drsquoautres Et puis-qursquoil paraicirct agrave ce que disent les geacuteographes qursquoil est des peuples quise choisissent un chien pour roi il faut bien qursquoils interpregravetent sa voixet ses mouvements On doit drsquoailleurs remarquer cette eacutegaliteacute entrenous nous avons un peu conscience de ce que ressentent les ani-maux et eux sont agrave peu pregraves dans la mecircme situation vis-agrave-vis de nousIls nous flattent nous menacent et nous reacuteclament il en est de mecircmepour nous

49 Au demeurant nous voyons bien qursquoil existe entre eux unepleine et entiegravere communication et qursquoils srsquoentendent entre eux nonseulement ceux de la mecircme espegravece mais ceux drsquoespegraveces diffeacuterenteseacutegalement

Les animaux priveacutes de la parole et les becirctes sauvages Lucregravece [46] V1058-60Par des cris diffeacuterents et varieacutes signifient

La crainte ou la douleur ou le plaisir

Le cheval sait que le chien est en colegravere quand il aboie drsquoune cer-taine faccedilon et drsquoune autre sorte drsquoaboiement il ne srsquoeffraie pas Mecircmeles animaux deacutenueacutes de voix ont entre eux des systegravemes drsquoeacutechangede services qui nous donnent agrave penser qursquoil existe entre eux un autremoyen de communication leurs mouvements expriment des raison-nements et exposent des ideacutees

Ce nrsquoest pas loin de ce que lrsquoon voit chez les enfants Lucregravece [46] V1030Qui compensent du geste la deacuteficience de leur langage

50 Et pourquoi pas Nous voyons bien des muets discuter ar- Le langage dessignesgumenter se raconter des histoires par signes Jrsquoen ai vus qui eacutetaient

si adroits si bien formeacutes agrave cela qursquoen veacuteriteacute il ne leur manquait rienet se faisaient comprendre agrave la perfection Les amoureux se facircchentse reacuteconcilient se remercient se donnent rendez-vous enfin se disenttoutes choses avec les yeux

1On voit que mecircme pour un Gascon la langue basque eacutetait alors le symbole mecircmede la langue incompreacutehensible Mais le rapprochement avec les animaux nrsquoest pas desplus flatteurs

2Dans lrsquoAntiquiteacute on appelait ainsi un peuple plus ou moins leacutegendaire qui vivait ausud-est de lrsquoEacutegypte sur le golfe de Suez Strabon raconte qursquoils vivaient dans des trousde rochers et Pline qursquoils mangeaient mecircme des serpents qursquoils nrsquoavaient pas de languepropre mais poussaient de simples cris

156 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Le silence mecircme sait prier et se faire entendreLe Tasse [102]Aminte acte II

51 Et que dire des mains Nous demandons nous promettonsnous appelons nous congeacutedions nous menaccedilons nous prions noussupplions nous nions nous refusons nous interrogeons nous admi-rons nous comptons nous confessons nous nous repentons nous crai-gnons nous avons honte nous doutons nous instruisons nous com-mandons nous incitons nous encourageons nous jurons nous teacutemoi-gnons nous accusons nous condamnons nous absolvons nous inju-rions nous meacuteprisons nous deacutefions nous nous facircchons nous flattonsnous applaudissons nous beacutenissons nous humilions nous nous mo-quons nous nous reacuteconcilions nous recommandons nous exaltonsnous festoyons nous nous reacutejouissons nous nous plaignons nous nousattristons nous nous deacutecourageons nous nous deacutesespeacuterons nous nouseacutetonnons nous nous eacutecrions nous nous taisons Que ne faisons-nouspas avec une varieacuteteacute aussi infinie que celle de la langue elle-mecircmeAvec la tecircte nous convions nous renvoyons nous avouons nous deacutesa-vouons nous deacutementons nous souhaitons la bienvenue nous hono-rons nous veacuteneacuterons nous deacutedaignons nous demandons nous eacutecondui-sons nous eacutegayons nous nous lamentons nous caressons nous reacutepriman-dons nous soumettons nous bravons nous exhortons nous mena-ccedilons nous rassurons nous interrogeons Et que dire des sourcils des eacutepaules Il nrsquoest pas de mouvement qui ne parle crsquoest un lan-gage intelligible sans qursquoil soit enseigneacute et crsquoest pourtant un langagepublic ce qui fait que quand on voit la varieacuteteacute des autres et lrsquousagespeacutecifique qui en est fait on est plutocirct porteacute agrave penser que celui-ci estbien le propre de la nature humaine Je laisse agrave part ce que la neacuteces-siteacute apprend agrave ceux qui en ont soudainement besoin les alphabets dedoigts la grammaire des gestes et les sciences qui ne srsquoexercent et nesrsquoexpriment que par ces moyens-lagrave De mecircme pour les peuples dontPline nous dit qursquoils nrsquoont pas drsquoautre languePline [77] VI

30 52 Un ambassadeur de la ville drsquoAbdegravere apregraves avoir longue-ment parleacute au roi Agis de Sparte lui demanda laquo Eh bien sire quellereacuteponse veux-tu que je rapporte agrave mes concitoyens raquo ndash laquo Que je trsquoailaisseacute dire tout ce que tu as voulu et tant que tu as voulu sans jamaisdire un mot raquo Nrsquoest-ce pas lagrave un silence eacuteloquent et bien intelligible

53 Au reste existe-t-il une sorte de savoir-faire humain quenous ne retrouvons pas dans les actions des animaux Est-il une so-

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 157

cieacuteteacute reacutegleacutee avec plus drsquoordre avec une plus grande diversiteacute de chargeset drsquooffices et maintenue avec plus de constance que celle des abeilles Et pouvons-nous imaginer qursquoune telle organisation des fonctions etdes actions puisse se faire sans lrsquousage de la raison et de la sagesse1

De ces signes et de ces exemples certains ont dit Virgile [114]IV 219Que les abeilles avaient reccedilu une part de lrsquoacircme divine

Et des eacutemanations ceacutelestes

54 Les hirondelles que nous voyons au retour du printempsfureter dans tous les coins de nos maisons cherchent-elles sans juge-ment et choisissent-elles sans discernement entre mille endroits celuiqui est le plus commode pour srsquoy installer Et dans le bel et admi-rable agencement de leurs eacutedifices comment les oiseaux pourraient-ils utiliser une forme carreacutee plutocirct qursquoune ronde un angle obtus plutocirctqursquoun angle droit sans en connaicirctre les qualiteacutes et les conseacutequencesPrennent-ils tantocirct de lrsquoeau tantocirct de lrsquoargile sans savoir que ce qui estdur srsquoamollit quand on lrsquohumecte Mettent-ils de la mousse ou du du-vet sur le plancher de leur palais sans avoir preacutevu que les membres fra-giles de leurs petits y seront plus au doux et plus agrave lrsquoaise Se protegravegent-ils du vent pluvieux et disposent-ils leur nid agrave lrsquoest sans connaicirctre lescaracteacuteristiques diffeacuterentes de ces vents et sans tenir compte du faitque lrsquoun est pour eux meilleur que lrsquoautre Pourquoi lrsquoaraigneacutee tisse-t-elle sa toile plus serreacutee en un endroit et plus lacircche agrave lrsquoautre utilise icitel nœud et tel autre ailleurs si elle nrsquoest pas capable de reacutefleacutechir deraisonner et de conclure

55 Nous voyons bien dans la plupart de leurs ouvrages agrave quelpoint les animaux sont supeacuterieurs agrave nous et combien notre artisanat2

peine agrave les imiter Nous pouvons toutefois observer dans nos travauxmecircme les plus grossiers les faculteacutes que nous y employons et com-ment notre acircme srsquoy implique de toutes ses forces Pourquoi en serait-ilautrement chez eux Pourquoi attribuer agrave je ne sais quelle dispositionnaturelle et servile les ouvrages qui surpassent tout ce que nous par-venons agrave faire que ce soit naturellement ou par le moyen de lrsquoart

1Le texte de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo portait ici laquo sans discours amp sans pro-vidence raquo Le passage de laquo providence raquo agrave laquo prudence raquo est-il une coquille ou bien unecorrection volontaire de la part de Mlle de Gournay

2Traduire ici laquo art raquo par laquo technique raquo comme le fait A Lanly [58] (II p 122) mrsquoasembleacute exageacutereacutement anachronique le mot nrsquoest apparu avec ce sens que deux siegraveclesplus tard selon le Petit Robert

158 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

En cela drsquoailleurs nous leur reconnaissons un tregraves grand avantage surnous puisque la nature avec une douceur maternelle les accompagneet les guide comme si elle les prenait par la main dans toutes les ac-tions et les agreacutements de leur vie alors qursquoelle nous abandonne nousau hasard et au destin contraints que nous sommes alors drsquoinventer leschoses neacutecessaires agrave notre conservation et qursquoelle nous refuse parfoisles moyens de parvenir par quelque organisation et effort de lrsquoespritque ce soit agrave lrsquohabileteacute naturelle qui est celle des animaux leur stu-piditeacute de becirctes surpasse tregraves facilement pour toutes les choses utilestout ce dont est capable notre divine intelligence

56 Vraiment agrave ce compte-lagrave nous aurions bien raison drsquoap-peler la Nature une tregraves injuste maracirctre Mais il nrsquoen est rien notreorganisme1 nrsquoest pas si difforme et si anormal Nature a choyeacute toutesses creacuteatures il nrsquoen est aucune qursquoelle nrsquoait bien doteacutee de tous lesmoyens neacutecessaires pour se proteacuteger elle-mecircme Jrsquoentends couram-ment les hommes ndash que la versatiliteacute de leurs sentiments porte tan-tocirct aux nues tantocirct les ravale aux antipodes ndash se plaindre de ce quenous sommes le seul animal abandonneacute nu sur la terre entraveacute etnrsquoayant pour srsquoarmer et se couvrir que les deacutepouilles des autres alorsque toutes les autres creacuteatures ont eacuteteacute pourvues par la nature de co-quilles de gousses drsquoeacutecorce de poil de laine de pointes de cuir debourre de plume drsquoeacutecailles de toison ou de soie selon leur besoin alors qursquoelle les a armeacutees de griffes de dents de cornes pour atta-quer et se deacutefendre qursquoelle leur a mecircme enseigneacute ce qui leur convientagrave chacune nager courir voler chanter alors que lrsquohomme ne saitni marcher ni parler ni manger et seulement pleurer sans apprentis-sage

Lrsquoenfant gicirct semblable au matelot que les flots deacutechaicircneacutesLucregravece [46] V223 sq Ont jeteacute au rivage tout nu agrave terre incapable de parler

Deacutemuni de tout ce qui est neacutecessaire pour vivreAgrave lrsquoinstant mecircme ougrave la nature lrsquoarracheDu ventre de sa megravere et le projette vers la lumiegravere Il remplit de ses vagissements plaintifs le lieu ougrave il est neacuteEt il a quelque raison de le faire puisqursquoil lui resteTant de maux agrave supporter au cours de sa vie Au contraire les animaux domestiques de toute espegraveceGros et petits croissent sans peine

1Le mot laquo police raquo est souvent employeacute pour deacutesigner la socieacuteteacute Mais le contexteconduit agrave privileacutegier ici la notion drsquoorganisation et laquo organisme raquo mrsquoa sembleacute convenir

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 159

Ils nrsquoont pas besoin de hochets bruyantsNi du babillage drsquoune nourrice caressante Ils nrsquoont pas besoin de vecirctements varieacutes selon les saisonsNon plus que drsquoarmes ou de hautes muraillesPour deacutefendre leur bien la TerreEt la nature inventive leur fournissent tout agrave foison

Eh bien Des plaintes comme celle-lagrave nrsquoont pas de raison drsquoecirctre il y a dans lrsquoorganisation du monde une eacutegaliteacute et un rapport plus uni-forme qursquoil nrsquoy paraicirct entre les animaux et nous-mecircmes

57 Notre peau reacutesiste autant que la leur aux injures du temps Les vecirctementsen teacutemoignent ces peuples qui nrsquoont pas encore fait usage de vecircte-ments Nos ancecirctres Gaulois nrsquoeacutetaient guegravere vecirctus pas plus que nosvoisins les Irlandais sous un ciel pourtant bien froid Mais nous enjugeons bien par nous-mecircmes car tous les endroits de notre corpsque nous aimons offrir au vent et agrave lrsquoair sont ceux qui sont faits pourle supporter1 Srsquoil est une partie de nous-mecircmes qui semble devoircraindre le froid ce devrait ecirctre lrsquoestomac ougrave se fait la digestion nos pegraveres le laissaient deacutecouvert et nos dames aussi tendres et deacuteli-cates soient-elles sont bien souvent deacutecolleteacutees jusqursquoau nombril Lesbandes et emmaillotements des enfants ne sont pas non plus neacuteces-saires les megraveres laceacutedeacutemoniennes eacutelevaient les leurs en laissant touteliberteacute agrave leurs membres sans les attacher ni les envelopper Notre fa-ccedilon de pleurer est commune agrave la plupart des animaux et il nrsquoen estguegravere qui ne se plaignent et geacutemissent longtemps encore apregraves leurnaissance car crsquoest un comportement bien naturel dans la faiblesse ougraveils se trouvent Quant agrave lrsquousage de se nourrir il est naturel chez nouscomme chez eux et ne neacutecessite pas drsquoapprentissage

Tout ecirctre en effet ressent lrsquousage Lucregravece [46] V1033Qursquoil peut faire de ses qualiteacutes

58 Qui douterait qursquoun enfant ayant acquis la force de se nour-rir ne sache chercher sa nourriture La terre en produit et lui en offresuffisamment pour ses besoins sans culture ni autre intervention Etsi ce nrsquoest en toute saison elle ne le fait pas davantage pour les ani-maux en teacutemoignent les provisions que nous voyons faire par les

1Ici les eacuteditions faites du vivant de Montaigne comme lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquoajoutaient laquo le visage les pieds les mains les jambes les eacutepaules la tecircte selon quelrsquousage nous y convie raquo

160 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

fourmis et autres espegraveces pour les saisons steacuteriles de lrsquoanneacutee Lespeuplades que nous venons de deacutecouvrir si abondamment pourvuesde provisions et de boissons naturelles obtenues sans soin ni travailparticuliers viennent de nous apprendre que le pain nrsquoest pas notreseule nourriture et que sans mecircme labourer notre megravere Nature nousavait fourni en suffisance tout ce qursquoil nous fallait et peut-ecirctre mecircmeplus pleinement et richement qursquoelle ne le fait agrave preacutesent que nous yavons ajouteacute notre industrie

Et la terre produisit drsquoelle-mecircme au deacutebutLucregravece [46] II1157 De blondes moissons et des vignes riantes

Elle donna aux mortels les fruits savoureuxEt les gras pacircturages et tout cela maintenantPeine agrave pousser et malgreacute nos efforts nos bœufs srsquoy eacutepuisentEt la force de nos laboureurs

Le deacuteregraveglement et lrsquoexageacuteration de nos appeacutetits deacutepassent toutesles inventions par lesquelles nous essayons de les assouvir

59 Quant aux armes nous en avons de plus naturelles que nrsquoenont la plupart des animaux les mouvements de nos membres sontplus varieacutes et nous en tirons naturellement parti sans lrsquoavoir apprisCeux des hommes qui sont formeacutes agrave combattre nus se jettent dans lesdangers de la mecircme faccedilon que les autres Si quelques becirctes sauvagesnous surpassent en agiliteacute nous en surpassons aussi bien drsquoautres Etcrsquoest par une sorte drsquoinstinct naturel que nous avons deacuteveloppeacute lrsquoartde fortifier notre corps et de le proteacuteger par des eacuteleacutements ajouteacutes Lapreuve qursquoil en est ainsi crsquoest que lrsquoeacuteleacutephant aiguise et affucircte les dentsdont il se sert agrave la guerre (car il en a de particuliegraveres1 pour cet usageqursquoil meacutenage et nrsquoemploie pas pour drsquoautres choses) Quand les tau-reaux vont au combat ils reacutepandent et projettent de la poussiegravere autourdrsquoeux les sangliers affinent leurs deacutefenses et lrsquoichneumon2 quand ildoit affronter un crocodile enduit son corps de limon bien peacutetri etbien presseacute qui lui fait comme une croucircte et une cuirasse Pourquoine dirions-nous pas qursquoil est tout aussi naturel de nous armer de boiset de fer

60 Quant au langage il est certain que srsquoil nrsquoest pas naturel ilLe langage

1Que nous appelons preacuteciseacutement laquo deacutefenses raquo2Rat carnassier pouvant atteindre un megravetre de long Il eacutetait adoreacute dans lrsquoancienne

Eacutegypte parce qursquoil passait pour deacutetruire les serpents et les œufs de crocodile

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 161

nrsquoest pas neacutecessaire Je crois pourtant qursquoun enfant qursquoon aurait eacuteleveacutedans une complegravete solitude eacuteloigneacute de tout contact humain (ce quiserait difficile agrave faire) aurait pourtant quelque espegravece de langage pourexprimer ce qursquoil pense car il nrsquoest pas croyable que Nature nous aitrefuseacute ce qursquoelle a donneacute agrave bien drsquoautres animaux Car est-ce autrechose que parler cette faculteacute que nous leur voyons de se plaindrede se reacutejouir de srsquoappeler au secours et agrave lrsquoamour comme ils le fontpar lrsquousage de leur voix Pourquoi les animaux ne se parleraient-ilspas entre eux puisqursquoils nous parlent et que nous leur parlons Decombien de faccedilons parlons-nous agrave nos chiens Et ils nous reacutepondent Nous conversons avec eux en usant drsquoun autre langage et drsquoautres motsque nous ne le faisons pour les oiseaux les pourceaux les bœufs leschevaux nous changeons drsquoidiome selon les espegraveces auxquelles nousnous adressons

Ainsi au milieu de leur noir bataillon Dante [2]PurgatoireXXVI

Les fourmis srsquoabordent-ellesSrsquoenqueacuterant peut-ecirctre de leur route et de leur butin

61 Il me semble que Lactance attribue aux animaux non seule-ment la parole mais le rire Et la diffeacuterence de langage que lrsquoon constateentre les hommes de diffeacuterentes contreacutees se retrouve chez les animauxdrsquoune mecircme espegravece Aristote cite agrave ce propos le chant des perdrixdiffeacuterent suivant les endroits ougrave on lrsquoobserve

Les divers oiseaux ont des chants diffeacuterents Lucregravece [46] Vvv 1078 1081et 1083-84

Selon le temps et certains font varier leur chant rauqueEn fonction de lrsquoatmosphegravere

62 Reste agrave savoir quel langage parlerait cet enfant eacuteleveacute dans unecomplegravete solitude Et ce que lrsquoon en dit par pure conjecture nrsquoa pasbeaucoup de valeur Si on oppose agrave ce que jrsquoai dit plus haut que lessourds de naissance ne parlent pas du tout je reacuteponds que ce nrsquoest passeulement parce qursquoils nrsquoont pu ecirctre formeacutes agrave la parole par les oreillesmais plutocirct parce que le sens de lrsquoouiumle dont ils sont priveacutes est associeacuteagrave celui de la parole et qursquoils sont eacutetroitement unis naturellement desorte que quand nous parlons il faut que nous nous parlions agrave nous-

162 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mecircmes drsquoabord et que nous fassions reacutesonner dans nos oreilles1 ceque nous allons envoyer aux oreilles des autres

63 Jrsquoai dit tout cela pour souligner la ressemblance qursquoil y aentre les choses humaines et les animaux2 et pour nous ramener etrattacher agrave lrsquoensemble des ecirctres Nous ne sommes ni au-dessus ni au-dessous du reste tout ce qui est sous le ciel dit le sage3 suit une loiet un destin semblables

Ils sont tous entraveacutes par les chaicircnes de leur destineacuteeLucregravece [46] Vv 876

Il y a quelques diffeacuterences il y a des ordres et des degreacutes maissous lrsquoaspect drsquoune mecircme nature

Chaque chose se deacuteveloppe agrave sa faccedilon et toutes conserventLucregravece [46] Vvv 923-24 Les diffeacuterences eacutetablies par lrsquoordre immuable de la nature

64 Il faut maintenir lrsquohomme dans les limites de lrsquoordre socialLa penseacuteesource demaux

Le malheureux en effet nrsquoa pas le pouvoir drsquoaller au-delagrave il est en-traveacute et empecirccheacute il est assujetti aux mecircmes obligations que les autrescreacuteature de son rang il est de condition fort moyenne sans aucune preacute-rogative particuliegravere ni de preacuteeacuteminence veacuteritable et essentielle Celleqursquoil se donne dans sa penseacutee et son imagination nrsquoa rien de concretni de consistant Et srsquoil est vrai qursquoil est le seul parmi les animaux agravedisposer de cette liberteacute drsquoimagination et de cette absence de limitespour la penseacutee lui permettant de se repreacutesenter ce qui est ou ce quinrsquoest pas ce qursquoil deacutesire le faux aussi bien que le vrai crsquoest un avan-tage qui lui est cher vendu et dont il a bien peu agrave se glorifier car crsquoest

1A Lanly [58] (II p 125) traduit ici laquo ce que nous exprimons par la parole ilfaut que nous lrsquoexprimions drsquoabord agrave nous-mecircmes raquo Mais agrave mon avis dans le textede Montaigne il nrsquoest question que de la mateacuterialiteacute sonore et non du sens de ce quelrsquoon dit ndash ce que suggegravere pourtant le verbe laquo exprimer raquo

2Montaigne ne preacutecise pas explicitement agrave quoi srsquoapplique cette ressemblance ALanly [58] (II p 125 note 162) estime qursquoil peut srsquoagir de laquo lrsquoensemble des ecirctresvivants raquo Mais dans les paragraphes preacuteceacutedents crsquoest bien des animaux que Montaignea traiteacute et crsquoest pourquoi jrsquoajoute laquo les animaux raquo

3Eccleacutesiaste 9-2 Montaigne a deacutejagrave fait reacutefeacuterence agrave cette sentence au chapitre I 36laquo Tous ont mecircme sort juste et meacutechant bon pur et impur raquo (Bible [61] p 1350) etlrsquoavait fait graver en latin sur les poutres de sa laquo librairie raquo A Lanly [58] (II p 125note 163) croit devoir ajouter que laquo LrsquoEacutedition PUF remarque (p LXVIII) qursquoil nrsquoya rien de tel dans lrsquoEccleacutesiaste ni dans lrsquoEccleacutesiastique raquo Il se trompe confondant lanote 2 et la note 3 de ladite page ndash P Villey [55] indique seulement que laquo le texte delrsquoEccleacutesiaste est assez sensiblement diffeacuterent raquo Mais ce qursquoil cite est le verset 3 alorsque le 2 (citeacute plus haut ici) correspond tregraves bien

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 163

lagrave que se trouve la source principale des maux qui lrsquoassaillent peacutecheacutemaladie irreacutesolution agitation deacutesespoir

65 Je dis donc pour revenir agrave mon propos initial qursquoil nrsquoy aguegravere de chances pour que les animaux fassent par inclination natu-relle ou forceacutee les mecircmes choses que celles que nous avons choisi defaire et que nous faisons gracircce agrave notre habileteacute Il nous faut conclureque les mecircmes effets relegravevent des mecircmes faculteacutes et que des effetsplus importants sont dus agrave des faculteacutes plus grandes1 Et donc ad-mettre que ces dispositions que nous avons et la meacutethode que nousemployons pour reacutealiser nos ouvrages sont aussi celles des animauxet qursquoils en ont mecircme peut-ecirctre de meilleures Pourquoi imaginer chezeux une contrainte naturelle que nous ne ressentons pas nous-mecircmesAjoutons agrave cela qursquoil est plus honorable et plus conforme au divindrsquoecirctre ameneacute agrave agir selon des regravegles du fait drsquoune disposition naturelleet ineacutevitable plutocirct que par lrsquousage drsquoune liberteacute teacutemeacuteraire et fortuiteEt il est plus sucircr aussi de laisser agrave la nature plutocirct qursquoagrave nous-mecircmesle soin de diriger notre conduite La vaniteacute de notre preacutesomption esttelle que nous preacutefeacuterons devoir notre valeur agrave nos forces plutocirct qursquoagravesa libeacuteraliteacute nous attribuons aux autres animaux des biens naturelsnous les leur ceacutedons pour nous enorgueillir des biens que nous avonsacquis Crsquoest une attitude bien simplette car pour ma part jrsquoattacheraisautant de prix agrave des qualiteacutes bien agrave moi et naturelles qursquoagrave celles que jepourrais aller mendier et obtenir par apprentissage Nous ne pouvonsespeacuterer obtenir une situation plus enviable que celle drsquoecirctre favoriseacute parDieu et par Nature

66 Voyez par exemple comment font les habitants de Thracequand ils veulent se risquer sur quelque riviegravere geleacutee ils lacircchent unrenard devant eux2 et quand celui-ci est pregraves du bord il approchelrsquooreille de la glace pour savoir si le bruit de lrsquoeau en dessous estproche ou lointain en deacuteduit que lrsquoeacutepaisseur est plus ou moins grandeet donc avance ou bien recule Quand on voit cela ne peut-on penserque lui passent par la tecircte les mecircmes ideacutees que celles que nous aurionsnous aussi dans cette situation et qursquoil srsquoagit lagrave drsquoun raisonnement etdrsquoune conclusion qui viennent du bon sens naturel comme laquo ce quifait du bruit est agiteacute ce qui est agiteacute nrsquoest pas geleacute ce qui nrsquoest pasgeleacute est liquide et ce qui est liquide ne peut supporter de poids raquo Car

1La derniegravere partie de cette phrase ne se lit que dans lrsquoeacutedition de 15952Plutarque [78] LVIII Quels animaux sont les plus advisez f˚ 513 G

164 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

attribuer cette attitude uniquement agrave une finesse drsquoouiumle particuliegraveresans faire intervenir le raisonnement ni la deacuteduction crsquoest lagrave une chi-megravere et cela ne peut trouver place en notre esprit Il faut en juger demecircme pour de tregraves nombreuses sortes de stratagegravemes et drsquoinventionspar lesquelles les animaux se protegravegent de nos entreprises agrave leur en-contre

67 Et si nous croyons tirer quelque avantage du fait qursquoil nousest possible de les attraper de nous en servir drsquoen user agrave notre conve-nance il ne srsquoagit lagrave que drsquoun avantage du mecircme genre que celui quenous avons nous-mecircmes les uns sur les autres nous imposons cesconditions agrave nos esclaves Et en Syrie les Climacides nrsquoeacutetaient-ellespas des femmes elles qui agrave quatre pattes servaient de marchepiedet drsquoeacutechelle aux dames pour monter en voiture1 La plupart des genslibres acceptent de remettre pour de bien faibles avantages leur vie etleur personne agrave la discreacutetion drsquoautrui Les femmes et les concubinesdes Thraces se disputent le droit drsquoecirctre choisies pour ecirctre immoleacutees surle tombeau de leur mari Les tyrans ont-ils jamais manqueacute drsquohommesqui leur fussent entiegraverement deacutevoueacutes Et certains drsquoentre eux nrsquoont-ils pas ajouteacute agrave cette deacutevotion lrsquoobligation de les accompagner dans lamort comme dans la vie

68 Des armeacutees entiegraveres se sont ainsi remises entre les mains deleurs chefs La formule du serment dans la rude eacutecole des gladiateurscomportait ces mots laquo Nous jurons de nous laisser enchaicircner brucirclerbattre tuer par le glaive et supporter tout ce que les gladiateurs pro-fessionnels supportent de leur maicirctre en mettant tregraves religieusementet leur corps et leur acircme agrave son service raquo

Brucircle-moi la tecircte si tu le veux perce-moi drsquoun glaiveTibulle [104] I9 vv 21-22 Laboure-moi le dos agrave coups de fouet

Crsquoeacutetait un engagement veacuteritable et pourtant il srsquoen trouvait dixmille dans lrsquoanneacutee pour entrer dans cette corporation et y peacuterir

69 Quand les Scythes enterraient leur roi ils eacutetranglaient surson corps sa concubine favorite son eacutechanson son eacutecuyer son cham-bellan son valet de chambre et son cuisinier Et agrave lrsquoanniversaire de samort ils tuaient cinquante chevaux monteacutes par cinquante pages em-

1Plutarque [78] VII Comment on pourra discerner le flatteur drsquoavec lrsquoamy f˚ 41 A

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 165

paleacutes jusqursquoau gosier et ils les laissaient ainsi comme agrave la paradeautour de la tombe1

70 Les hommes qui sont agrave notre service le sont agrave meilleur mar- Les animauxdomestiquescheacute et sont moins bien traiteacutes que nos oiseaux nos chevaux et nos

chiens dont le confort nous cause tant de soucis Il ne me semblepas que les serviteurs les plus humbles fassent volontiers pour leursmaicirctres ce que les princes se font un honneur de faire pour leurs becirctesDiogegravene voyant que ses parents voulaient racheter sa servitude deacute-clara laquo Ils sont fous Crsquoest celui qui mrsquoentretient et me nourrit quiest mon esclave raquo Et ceux qui entretiennent des animaux doivent biense dire qursquoils les servent plutocirct que drsquoecirctre servis par eux

71 Et drsquoailleurs les animaux ont plus de noblesse que nous onnrsquoa jamais vu un lion asservi agrave un autre lion ni un cheval agrave un autrepar manque de courage De mecircme que nous allons agrave la chasse auxanimaux les tigres et les lions vont agrave la chasse aux hommes et ils fontla mecircme chose entre eux les chiens chassent les liegravevres les brochetsles tanches les hirondelles les cigales les eacuteperviers les merles et lesalouettes

La cigogne nourrit ses petits de serpents Juveacutenal [41]XIV 71-74Et de leacutezards trouveacutes dans les coins eacutecarteacutes

Lrsquoaigle de Jupiter chasse dans les forecirctsLe liegravevre et le chevreuil

72 Nous partageons le produit de notre chasse avec nos chienset nos oiseaux comme nous partageons avec eux efforts et habileteacuteEt au-dessus drsquoAmphipolis en Thrace chasseurs et faucons sauvagesse partagent eacutequitablement le butin par moitieacutes De mecircme le long desMarais Meacuteotides2 si le pecirccheur nrsquoabandonne pas honnecirctement auxloups une part de la prise eacutegale agrave la sienne ils vont aussitocirct deacutechirerses filets

73 Et si nous pratiquons des chasses qui demandent plutocirct dela subtiliteacute que de la force comme quand nous posons des collets oudes lignes avec des hameccedilons nous voyons la mecircme chose eacutegalementchez les animaux Aristote dit3 que la seiche sort de son cou un boyau

1Heacuterodote IV 71-72 qui dit toutefois que ces chevaux et ces jeunes gens avaient eacuteteacuteeacutetrangleacutes auparavant

2La mer drsquoAzov3Aristote [4] citeacute par Plutarque [78] LVIII Quels animaux sont les plus advisez f˚

519

166 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

long comme une ligne qursquoelle eacutetend au loin et ramegravene agrave elle quandelle veut Cacheacutee dans le sable quand elle aperccediloit un petit poissonqui srsquoapproche elle lui laisse mordiller le bout de ce boyau et petit agravepetit le ramegravene jusqursquoagrave ce que le petit poisson soit si pregraves drsquoelle quedrsquoun bond elle puisse lrsquoattraper

74 En ce qui concerne la force il faut bien dire qursquoil nrsquoest pasdrsquoanimal au monde qui soit en butte agrave autant drsquoattaques que lrsquohommeNe parlons pas de baleine drsquoeacuteleacutephant de crocodile ni drsquoautres ani-maux dont un seul peut venir agrave bout drsquoun tregraves grand nombre drsquohommes les poux suffirent agrave rendre vacante la dictature de Sylla1 Le cœur etla vie drsquoun grand empereur triomphant voilagrave le deacutejeuner drsquoun petitver

75 Pourquoi preacutetendre que lrsquohomme dispose drsquoune connais-sance et drsquoune science eacutedifieacutees par le raisonnement et le savoir-fairesimplement parce qursquoil est capable de distinguer les choses utiles pourson existence et pour soigner ses maladies ou capable de connaicirctreles vertus de la rhubarbe et du polypode2 Les chegravevres de Crecircte sielles ont reccedilu un coup drsquoune arme de trait vont choisir entre un mil-lion drsquoherbes diffeacuterentes le dictame3 qui les gueacuterira la tortue quandelle a mangeacute de la vipegravere cherche aussitocirct de lrsquoorigan pour se purger le dragon4 se frotte les yeux et les rend plus clairs avec du fenouil les cigognes se donnent agrave elles-mecircmes des lavements avec de lrsquoeau demer les eacuteleacutephants arrachent les flegraveches et javelots qursquoon leur a jeteacutesau combat non seulement de leur corps et de ceux de leurs compa-gnons mais aussi du corps de leurs maicirctres (en teacutemoigne celui du roiPorus qursquoAlexandre deacutefit) et ils les arrachent si habilement que nousne saurions le faire en causant aussi peu de douleur Alors pourquoine disons-nous pas en voyant tout cela qursquoil srsquoagit de science et dereacuteflexion Car alleacuteguer pour deacutepreacutecier les animaux qursquoils ne saventcela que par la seule leccedilon et enseignement de Nature ce nrsquoest pas

1Plutarque [79] Sylla p 887 ne mentionne pas explicitement les laquo poux raquo maisparle de laquo vermine raquo laquo Il resta longtemps sans srsquoapercevoir qursquoil avait un abcegraves dansles entrailles Or cet abcegraves corrompit sa chair et la changea en vermine raquo Drsquoailleursdans la phrase suivante Montaigne parle bien de laquo ver raquo

2La rhubarbe passe pour ecirctre un purgatif le polypode (sorte de fougegravere) est laxatifet facilite lrsquoeacutevacuation de la bile

3Plante aromatique aux feuilles laineuses Le Dictame de Crecircte a des proprieacuteteacutes vul-neacuteraires (gueacuterison des plaies)

4Une fois de plus on peut constater que Montaigne reprend sans aucun esprit cri-tique tout ce qursquoil trouve dans les laquo auteurs raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 167

leur ocircter leurs titres de science et de sagesse crsquoest au contraire le leurattribuer agrave plus forte raison qursquoagrave nous encore puisqursquoils ont eu unemaicirctresse drsquoeacutecole aussi sucircre

76 Chrysippe eacutetait aussi meacuteprisant que tout autre philosophe Le chiendialecticienen ce qui concerne la condition des animaux Mais il avait observeacute

agrave un carrefour de trois chemins les mouvements drsquoun chien agrave la re-cherche de son maicirctre eacutegareacute ou poursuivant une proie qui fuyait devantlui Lrsquoayant vu essayer un chemin apregraves lrsquoautre et apregraves srsquoecirctre assureacuteqursquoaucun des deux premiers ne portait la trace de ce qursquoil cherchaitsrsquoeacutelancer dans le troisiegraveme sans heacutesiter il fut contraint de reconnaicirctreqursquoen ce chien-lagrave srsquoeacutetait opeacutereacute un raisonnement du genre laquo Jrsquoai suivimon maicirctre jusqursquoagrave ce carrefour il faut neacutecessairement qursquoil ait prislrsquoun de ces trois chemins puisque ce nrsquoest pas celui-ci ni celui-lagrave ilfaut donc forceacutement qursquoil soit passeacute par le troisiegraveme raquo Fondant sa cer-titude sur ce raisonnement le chien nrsquoa plus besoin alors de son flairpour le troisiegraveme chemin et nrsquoy fait plus drsquoenquecircte il srsquoen remet agrave laraison Cette attitude proprement dialecticienne cet usage de propo-sitions diviseacutees puis reconstruites lrsquoeacutenumeacuteration complegravete des termessuffisant agrave entraicircner la conclusion ndash ne vaut-il pas mieux dire que lechien tire cela de lui-mecircme plutocirct que de Georges de Treacutebizonde1

77 Il nrsquoest pas impossible drsquoeacuteduquer les animaux agrave notre faccedilonNous apprenons agrave parler aux merles aux corbeaux aux pies aux per-roquets et nous leur reconnaissons cette capaciteacute agrave nous offrir une voixet un souffle si souples et si maniables que nous pouvons les ameneragrave prononcer un certain nombre de lettres et de syllabes et cela teacute-moigne de ce qursquoils ont en eux-mecircmes une capaciteacute de raisonnementqui les rend aptes agrave cet apprentissage et deacutesireux de le faire On fini-rait par se lasser je crois de voir toutes les singeries que les bateleursapprennent agrave leurs chiens les danses dans lesquelles ils ne manquentpas une seule mesure de ce qursquoils entendent les divers mouvementset sauts qursquoils leur commandent rien que par la parole Mais je suisplus eacutetonneacute par le comportement pourtant assez courant des chiensdrsquoaveugles agrave la ville comme agrave la campagne Jrsquoai observeacute commentils srsquoarrecirctent agrave certaines portes ougrave ils reccediloivent habituellement des au-mocircnes comment ils savent eacuteviter les voitures et les charrettes alorsmecircme qursquoen ce qui les concerne ils auraient assez de place pour pas-ser Jrsquoen ai mecircme vu un le long drsquoun fosseacute de la ville deacutelaisser unsentier pourtant plat et commode et en choisir un bien pire simple-

1G de Trapezonce ou de Treacutebizonde (1395-1484) grammairien grec dont les traiteacuteseacutetaient en usage dans les eacutecoles au agrave lrsquoeacutepoque de Montaigne

168 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

ment pour eacuteloigner son maicirctre du fosseacute Comment pouvait-on avoirfait comprendre agrave ce chien que sa charge consistait agrave veiller sur laseacutecuriteacute de son maicirctre et agrave neacutegliger ses propres commoditeacutes pour leservir Comment pouvait-il savoir que tel chemin assez large pour luine lrsquoeacutetait pas pour un aveugle Tout cela peut-il se comprendre sansreacuteflexion et raisonnement1

78 Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit drsquoun chien qursquoila vu agrave Rome au Theacuteacirctre de Marcellus avec lrsquoEmpereur Vespasien lepegravere Ce chien servait agrave un bateleur qui jouait une piegravece agrave plusieursscegravenes et plusieurs personnages et il y tenait son rocircle Entre autreschoses il fallait qursquoil fasse le mort pendant un certain temps commesrsquoil avait avaleacute du poison Apregraves avoir avaleacute le pain qursquoon faisait passerpour le poison il commenccedila bientocirct agrave trembler et srsquoagiter comme srsquoileacutetait eacutetourdi et finalement srsquoeacutetendant de tout son long et se raidissantcomme srsquoil eacutetait mort il se laissa tirer et traicircner drsquoun endroit agrave unautre comme le voulait la piegravece puis quand il sut que le moment eacutetaitvenu il commenccedila drsquoabord agrave remuer doucement comme srsquoil sortaitdrsquoun profond sommeil et levant la tecircte regarda ici et lagrave drsquoune faccedilonqui eacutetonnait les spectateurs

79 Dans les jardins de Suse des bœufs eacutetaient employeacutes agrave ar-roser et agrave faire tourner de grandes roues qui servaient agrave tirer de lrsquoeauet auxquelles des baquets eacutetaient attacheacutes (comme cela se voit sou-vent en Languedoc) On leur avait ordonneacute de tirer par jour jusqursquoagravecent tours chacun et ils eacutetaient si habitueacutes agrave ce nombre qursquoil eacutetait im-possible mecircme de force de leur en faire tirer un tour de plus ayantaccompli leur tacircche ils srsquoarrecirctaient tout net Nous sommes nous ado-lescents avant mecircme de savoir compter jusqursquoagrave cent et nous venonsde deacutecouvrir des peuples qui nrsquoont aucune connaissance des nombres

80 Il faut plus drsquointelligence pour instruire autrui que pour ecirctreinstruit soi-mecircme Laissons de cocircteacute ce que Deacutemocrite pensait et vou-lait prouver agrave savoir que la plupart des arts nous ont eacuteteacute enseigneacutes parles animaux lrsquoaraigneacutee nous a appris agrave tisser et agrave coudre lrsquohirondelleagrave bacirctir le cygne et le rossignol agrave faire de la musique et nous avonsappris la meacutedecine en imitant ce que font plusieurs autres Aristote ditque les rossignols enseignent le chant agrave leurs petits et y consacrent dutemps et du soin et que crsquoest la raison pour laquelle le chant de ceux

1Lrsquoeacutedition de 1595 a omis laquo et sans discours raquo pourtant preacutesent dans lrsquolaquo exemplairede Bordeaux raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 169

que nous eacutelevons en cage et qui nrsquoont pas eu le loisir de suivre lescours de leurs parents perd beaucoup de son charme Nous pouvons endeacuteduire que le chant srsquoameacuteliore par la discipline et par lrsquoeacutetude et quechez les oiseaux libres eux-mecircmes il nrsquoest pas unique et uniforme chacun en a pris sa part autant qursquoil le pouvait Et dans le zegravele delrsquoapprentissage ils rivalisent de telle faccedilon et se combattent de faccedilonsi courageuse que parfois le vaincu en meurt le souffle lui manquantplutocirct que la voix Les plus jeunes meacuteditent pensifs et srsquoentraicircnentagrave imiter certains couplets de la chanson lrsquoeacutelegraveve eacutecoute la leccedilon deson preacutecepteur et la reacutecite avec le plus grand soin Ils se taisent agrave tourde rocircle et on les entend corriger leurs fautes on perccediloit certaines cri-tiques du preacutecepteur

81 laquo Jrsquoai vu autrefois ndash dit Arrius1 ndash un eacuteleacutephant ayant unecymbale pendue agrave chaque cuisse et une autre agrave la trompe au son des-quelles tous les autres dansaient en rond se soulevant et srsquoinclinantselon la cadence de lrsquoinstrument qui les guidait et on trouvait du plai-sir agrave entendre cette harmonie raquo Aux spectacles donneacutes agrave Rome onvoyait couramment des eacuteleacutephants dresseacutes agrave se mouvoir et danser auson de la voix des danses agrave nombreuses figures avec des rythmes bri-seacutes et diverses cadences tregraves difficiles agrave apprendre On en a vus quireacutepeacutetaient en priveacute leur leccedilon et srsquoexerccedilaient avec soin et applicationpour ne pas ecirctre rabroueacutes et battus par leurs maicirctres

82 Mais lrsquohistoire de la pie dont Plutarque lui-mecircme se portegarant est extraordinaire Cette pie se trouvait dans la boutique drsquounbarbier agrave Rome et contrefaisait eacutetonnamment tout ce qursquoelle enten-dait Un jour il advint que des trompettes srsquoarrecirctegraverent et sonnegraverentlongtemps devant cette boutique agrave partir de lagrave et tout le lendemain lapie demeura comme pensive muette et meacutelancolique Tout le mondesrsquoen eacutetonnait et lrsquoon pensait que le son des trompettes lrsquoavait peut-ecirctreassourdie et eacutetourdie et que sa voix srsquoen eacutetait alleacutee avec son ouiumleMais on srsquoaperccedilut bientocirct que crsquoeacutetait par une profonde concentrationet une retraite inteacuterieure qursquoelle srsquoexerccedilait et preacuteparait sa voix agrave repro-duire le son des trompettes car les sons qursquoelle fit entendre agrave nou-veau eacutetaient bien ceux-lagrave avec lrsquoexpression parfaite de leurs pausesde leurs reprises et de leurs nuances Avec ce nouvel apprentissageelle avait abandonneacute et deacutedaignait maintenant tout ce qursquoelle savaitdire auparavant

1Lrsquoeacutepisode semble tireacute de lrsquoHistoire indienne de cet auteur

170 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

83 Je ne veux pas oublier non plus de mentionner cet autreexemple celui drsquoun chien que Plutarque dit encore avoir vu (et je sensbien que je ne respecte pas lrsquoordre de ces exemples en les preacutesentantmais je ne respecte pas drsquoordre non plus dans tout ce que jrsquoeacutecris) Plu-tarque se trouvait donc agrave bord drsquoun navire et le chien essayait en vainde laper lrsquohuile qui se trouvait au fond drsquoune cruche agrave cause de lrsquoeacutetroi-tesse du col et sa langue nrsquoeacutetait pas assez grande pour aller jusqursquoaufond Alors il alla chercher des cailloux et en remplit la cruche jusqursquoagravece qursquoil eut fait monter le niveau de lrsquohuile suffisamment pour pouvoirlrsquoatteindre Qursquoest-ce donc que cela si ce nrsquoest la preuve drsquoun espritbien subtil On dit que les corbeaux de Barbarie font de mecircme quandle niveau de lrsquoeau qursquoils veulent boire est trop bas

84 Cette histoire est un peu voisine de celle que raconte ausujet des eacuteleacutephants un roi de leur pays Juba quand la ruse de ceuxqui les chassent en fait tomber un dans les fosses profondes qursquoona preacutepareacutees pour cela et que lrsquoon a recouvertes de broussailles pourles dissimuler ses compagnons apportent en toute hacircte quantiteacute deHistoires

drsquoeacuteleacutephants pierres et de morceaux de bois afin que cela lui permette de se tirer delagrave Mais les faculteacutes de cet animal srsquoapparentent agrave celles de lrsquohommedans tellement drsquoautres situations que si je voulais rapporter en deacutetailsce que lrsquoexpeacuterience a montreacute jrsquoaurais aiseacutement de quoi eacutetayer lrsquoideacuteeque je deacutefends drsquoordinaire agrave savoir qursquoil y a plus de diffeacuterence drsquounhomme agrave lrsquoautre que drsquoun animal agrave un homme1

85 Dans une maison de Syrie le cornac drsquoun eacuteleacutephant deacutetour-nait agrave chaque repas la moitieacute de la ration qursquoon avait prescrite pourlrsquoanimal Un jour le maicirctre de maison voulut le nourrir lui-mecircme etversa dans sa mangeoire la quantiteacute drsquoorge qui avait eacuteteacute prescrite Alorslrsquoeacuteleacutephant regardant drsquoun mauvais œil son cornac partagea la rationen deux moitieacutes avec sa trompe montrant par lagrave lrsquoinjustice qui lui eacutetaitfaite Un autre encore ayant un cornac qui meacutelangeait des pierres agravesa nourriture pour en grossir lrsquoapparence srsquoapprocha de la marmiteougrave lrsquohomme faisait cuire la viande de son dicircner et la lui remplit decendres Ce sont lagrave des cas particuliers mais ce que tout le mondea pu voir et que tout le monde sait crsquoest que dans toutes les armeacuteesdes pays du Levant lrsquoune des plus grandes forces eacutetait constitueacutee parles eacuteleacutephants dont on tirait des effets incomparablement plus grands

1Montaigne a en effet exprimeacute deacutejagrave cette ideacutee plus haut Livre I chap 42 sect1 laquo il ya plus de distance de tel agrave tel homme qursquoil nrsquoy a de tel homme agrave telle beste raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 171

que nous ne le faisons maintenant avec notre artillerie qui occupe agravepeu pregraves la mecircme place qursquoeux dans une bataille rangeacutee (ceux quiconnaissent lrsquohistoire ancienne peuvent facilement en juger)

Leurs ancecirctres avaient servi Juveacutenal [41]XII v 107 sqHannibal et Carthage nos geacuteneacuteraux et Molosse le Roi

Portant sur leurs dos bataillons et cohortesIls allaient eux aussi agrave la guerre

86 Il fallait bien qursquoon eucirct confiance en ces animaux et leur in-telligence en leur confiant ainsi la tecircte de la bataille car en cet endroitil eucirct suffi pour tout perdre qursquoils fassent le moindre arrecirct agrave cause dela taille et de la pesanteur de leur corps ou que le moindre effroi lesfasse se tourner contre leurs propres gens Il y a peu drsquoexemples quecela se soit produit et qursquoils se soient rejeteacutes sur leurs troupes alorsque nous-mecircmes nous nous rejetons les uns sur les autres et nous nousmettons en deacuteroute On leur confiait non un mouvement simple maisplusieurs parties diffeacuterentes du combat les espagnols employaient deschiens lors de la reacutecente conquecircte des Indes ils leurs payaient unesolde et les faisaient participer au partage du butin Et ces animauxmontraient autant drsquoadresse et de deacutecision agrave poursuivre ou arrecircter leurvictoire agrave charger ou reculer selon les circonstances agrave distinguer amiset ennemis qursquoils faisaient preuve drsquoardeur et de volonteacute

87 Nous admirons et appreacutecions mieux les choses qui nous sonteacutetrangegraveres que les choses ordinaires sans cela je ne me serais pas at-tardeacute agrave dresser cette longue liste car agrave mon avis celui qui examineraitde pregraves ce que lrsquoon peut voir chez les animaux qui vivent parmi nouspourrait trouver chez eux des choses aussi admirables que celles quelrsquoon recueille dans les pays eacutetrangers et agrave drsquoautres eacutepoques Crsquoest unemecircme nature qui srsquoy manifeste Celui qui en aurait eacutevalueacute lrsquoeacutetat actuelpourrait certainement en tirer la connaissance de son passeacute comme deson futur Jrsquoai vu autrefois des hommes ameneacutes par mer de lointainspays et parce que nous ne comprenions pas leur langage et que leurcomportement leur attitude leurs vecirctements eacutetaient tregraves eacuteloigneacutes desnocirctres qui drsquoentre nous ne les consideacuterait comme des sauvages et desbrutes Qui nrsquoattribuait agrave la stupiditeacute et agrave la becirctise le fait qursquoils soientmuets ignorants de la langue franccedilaise ignorant nos baisemains etnos reacuteveacuterences contorsionneacutees notre port et notre maintien Comme

172 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

srsquoil srsquoagissait du modegravele auquel doit forceacutement se conformer la naturehumaine

88 Nous condamnons tout ce qui nous semble eacutetrange et quenous ne comprenons pas Il en est de mecircme dans le jugement que nousportons sur les animaux ils ont bien des traits qui srsquoapparentent auxnocirctres et dont nous pouvons tirer par comparaison quelque conjec-ture Mais de ce qursquoils ont de particulier que savons-nous Les che-vaux les chiens les bœufs les brebis les oiseaux et la plupart desanimaux domestiques reconnaissent notre voix et lui obeacuteissent ainsila muregravene de Crassus qui venait agrave lui quand il lrsquoappelait comme fontles anguilles de la fontaine drsquoAreacutethuse et jrsquoai vu dans de nombreuxviviers les poissons accourir pour manger quand ceux qui les nour-rissent poussaient certains cris

Ils ont un nom et vers le maicirctreMartial [50] IV29 Accourent tous quand il les appelle

89 Nous pouvons juger de cela Nous pouvons dire aussi queles eacuteleacutephants sont capables drsquoavoir quelque notion de religion dans lamesure ougrave apregraves plusieurs ablutions et purifications on les voit leverleur trompe comme si crsquoeacutetait leurs bras et les yeux leveacutes vers le soleillevant se tenir longtemps en meacuteditation et contemplation agrave certainesheures du jour de leur propre chef sans qursquoils aient eacuteteacute eacuteduqueacutes en cesens Mais ce nrsquoest pas parce que nous nrsquoobservons rien de semblablechez les autres animaux que nous devons consideacuterer qursquoils nrsquoont pasde religion nous ne pouvons nous faire une ideacutee de ce qui nous estcacheacute

90 Nous pouvons cependant voir quelque chose dans ce com-portement observeacute par le philosophe Cleacuteanthe parce qursquoil a quelquechose agrave voir avec le nocirctre Il raconte qursquoil a vu des fourmis quitter leurfourmiliegravere en portant le corps drsquoune fourmi morte et que plusieursautres vinrent agrave leur rencontre comme pour parlementer avec elles apregraves avoir eacuteteacute ensemble quelque temps ces derniegraveres srsquoen retour-negraverent comme pour consulter leurs concitoyens et elles firent ainsideux ou trois fois lrsquoaller-retour agrave cause probablement de difficulteacutesrencontreacutees pour la capitulation Elles revinrent enfin apportant auxautres un ver depuis leur taniegravere comme pour payer la ranccedilon de lamorte et les premiegraveres chargegraverent le ver sur leur dos pour lrsquoemporterchez elles abandonnant le cadavre aux autres Voilagrave lrsquointerpreacutetation

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 173

que Cleacuteanthe donna de la scegravene montrant par lagrave que les animaux quine parlent pas ne sont pas pour autant priveacutes de communication entreeux Si nous nrsquoy participons pas crsquoest que nous en sommes incapableset crsquoest ecirctre bien sots que de vouloir donner notre opinion sur la ques-tion

91 Les animaux agissent encore de bien drsquoautres faccedilons qui deacute-passent de loin nos possibiliteacutes nous ne pouvons pas les imiter car cesont des choses que nous sommes mecircme incapables drsquoimaginer Ainsicertains affirment que lors de la derniegravere grande bataille navale qursquoAn-toine perdit contre Auguste sa galegravere de commandement fut stoppeacuteeau milieu de sa course par ce petit poisson que les latins nommentlaquo remora raquo agrave cause de la particulariteacute qursquoil a drsquoarrecircter nrsquoimporte quelnavire auquel il srsquoattache Et lrsquoempereur Caligula croisant avec unegrande flotte le long des cocirctes de la Roumeacutelie sa galegravere et elle seulefut arrecircteacutee net par ce mecircme poisson il le fit attraper et fut fort deacute-piteacute de constater qursquoun si petit animal pouvait srsquoopposer agrave la mer auxvents et agrave la force de tous ses avirons alors qursquoil eacutetait simplementattacheacute par la tecircte1 agrave sa galegravere (car crsquoest un poisson agrave coquille) Et ilsrsquoeacutetonna encore plus non sans raison de constater que rameneacute dans lebateau il avait perdu cette force qursquoil manifestait au dehors

92 Un citoyen de la ville de Cyzique2 acquit jadis une reacuteputa-tion de grand savant3 pour avoir eacutetudieacute le comportement du heacuterissonCelui-ci fait agrave sa taniegravere des ouvertures en divers endroits exposeacutes agravedivers vents Et quand il preacutevoit quel vent il va faire il bouche le troude ce cocircteacute-lagrave En observant cela le citoyen en question apportait enville des preacutedictions sur le vent qui allait souffler

93 Le cameacuteleacuteon prend la couleur du lieu ougrave il se trouve mais lepoulpe lui prend la couleur qui lui plaicirct selon les circonstances pour

1Montaigne eacutecrit laquo par le bec [] crsquoest un poisson agrave coquille raquo Mais le remora nrsquoapas plus de bec que de laquo coquille raquo Les remora ont sur la tecircte une large ventouse parlaquelle ils srsquoattachent agrave lrsquoenvers et tregraves solidement drsquoailleurs aux tortues aux requinsetc Quant agrave arrecircter les navires

2Ville de Phrygie3Montaigne emploie le mot laquo matheacutematicien raquo Claude Pinganaud [59] traduit par

laquo astrologue raquo A Lanly [58] par laquo meacuteteacuteorologue raquo mot qui srsquoaccorde mieux avec lecontexte mais qui nrsquoest apparu qursquoen 1783 Par ailleurs le dictionnaire Petit Robertindique que le mot a signifieacute laquo astronome raquo jusqursquoau XVIIIegraveme Mais les astronomesont longtemps eacuteteacute aussi des astrologues En fait il semble bien que le terme de laquo ma-theacutematicien raquo ait eu longtemps le sens geacuteneacuterique de laquo savant raquo et crsquoest celui que jrsquoaichoisi drsquoadopter ici

174 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

se dissimuler de ce qursquoil craint ou attraper ce qursquoil cherche Chez lecameacuteleacuteon ce changement est passif mais chez le poulpe il est actifNous connaissons nous-mecircmes quelques changements de couleur lafrayeur la colegravere la honte ou drsquoautres sentiments altegraverent le teint denotre visage Mais crsquoest un effet subi comme dans le cas du cameacuteleacuteonSi la jaunisse peut nous rendre jaunes nous ne pouvons pas faire celavolontairement Ces effets que nous constatons chez les animaux etqui sont bien plus grands que pour nous montrent bien qursquoil y a en euxquelque faculteacute supeacuterieure qui nous est cacheacutee Et il en est de mecircmevraisemblablement de plusieurs autres aspects de leurs capaciteacutes dontaucun signe ne parvient jusqursquoagrave nous

94 Parmi toutes les preacutedictions faites jadis les plus ancienneset les plus sucircres eacutetaient celles qui se tiraient du vol des oiseaux Nousnrsquoavons rien de semblable ni drsquoaussi eacutetonnant Cette regravegle cet ordredans lequel se fait le battement de leurs ailes et dont on tire des en-seignements sur les choses qui vont advenir il faut bien que cela soitmeneacute drsquoexcellente faccedilon pour avoir un si noble effet car crsquoest parlerpour ne rien dire que drsquoattribuer cet effet remarquable agrave quelque dis-position naturelle sans eacutevoquer lrsquointelligence le consentement et leraisonnement de lrsquoanimal qui le produit Ainsi la torpille est-elle ca-pable non seulement drsquoengourdir les membres qui la touchent maisau travers des filets formant la seine1 de transmettre cette pesanteur etcet engourdissement aux mains de ceux qui les remuent et les manientOn dit mecircme encore que si on verse de lrsquoeau sur elle son effet remonteagrave travers lrsquoeau jusqursquoagrave la main et vient endormir le sens du toucherCette force est eacutetonnante mais elle nrsquoest pas inutile agrave la torpille Ellela ressent et lrsquoutilise pour attraper la proie qursquoelle convoite elle secache sous le limon afin que les autres poissons qui viennent agrave pas-ser au-dessus soient frappeacutes et paralyseacutes par cette stupeur qui eacutemanedrsquoelle et tombent en son pouvoir

95 Les grues hirondelles et autres oiseaux migrateurs qui changentde demeure selon les saisons montrent par lagrave qursquoils ont conscience deleur faculteacute divinatrice et la mettent en pratique Les chasseurs nousassurent que si lrsquoon veut choisir parmi de nombreux petits chiens celuiqui est le meilleur pour le garder il suffit de laisser la megravere le choisirelle-mecircme si on les emporte hors de leur gicircte le premier qursquoelle yramegravenera sera toujours le meilleur ou encore si lrsquoon fait semblantde faire du feu tout autour de leur gicircte crsquoest celui de ses petits auquel

1Filets disposeacutes en demi-cercle

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 175

elle portera drsquoabord secours Drsquoougrave il ressort que les chiennes ont unefaccedilon de faire des preacutevisions que nous nrsquoavons pas ou qursquoelles ontpour juger des qualiteacutes de leurs petits un sens autrement plus aigu quele nocirctre [Car en ce qui concerne nos enfants il est certain que jusqursquoagraveun acircge avanceacute il nrsquoy a rien qui puisse nous permettre drsquoen faire le trisinon lrsquoapparence physique]1

96 La maniegravere de naicirctre drsquoengendrer de se nourrir drsquoagir de semouvoir de vivre et de mourir qui est celle des animaux est si prochede la nocirctre que tout ce que nous ocirctons aux causes qui les animentet que nous ajoutons agrave notre condition pour la placer au-dessus de laleur ne peut relever drsquoune vision raisonneacutee Comme regravegle pour notresanteacute les meacutedecins nous proposent en exemple la faccedilon de vivre desanimaux car ce mot a eacuteteacute de tout temps dans la bouche du peuple

Tenez chauds les pieds et la tecircte Au demeurant vivez en becirctes

97 La reproduction est la principale des fonctions naturellesNous avons quelque arrangement de membres qui sont speacutecialementapproprieacutes agrave la chose Cela nrsquoempecircche pas que les meacutedecins nous or-donnent de nous conformer agrave la position et la faccedilon de faire des ani-maux comme eacutetant plus efficace

Crsquoest agrave la faccedilon des becirctes agrave quatre pattes Lucregravece [46]IV 1261-64Que la femme semble-t-il est la plus feacuteconde

La semence atteint mieux son but poitrine en basEt reins en lrsquoair

Et ils rejettent comme nuisibles ces mouvements deacuteplaceacutes et cho-quants que les femmes y ont ajouteacute de leur cru pour les ramener agravesuivre lrsquoexemple et la meacutethode des animaux de leur sexe plus modeacute-reacutes et plus calmes

Car la femme srsquointerdit agrave elle-mecircme de concevoir si Lucregravece [46]IV 1269-73Ondulant de la croupe elle stimule le plaisir de lrsquohomme

Et fait jaillir de ses flancs eacutepuiseacutes le flotRejetant ainsi hors du sillon le socEt faisant deacutevier de son but la semence

1Le passage entre crochets figurait dans toutes les eacuteditions jusqursquoagrave celle de 1588(laquo exemplaire de Bordeaux raquo) ougrave il a eacuteteacute rayeacute drsquoun trait de plume Il nrsquoa pas eacuteteacute reprisdans lrsquoeacutedition de 1595 Je lrsquoindique cependant pour lrsquointeacuterecirct qursquoil preacutesente

176 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

98 Srsquoil est juste de rendre agrave chacun son ducirc les animaux quiservent aiment et deacutefendent leurs bienfaiteurs et qui poursuivent etmenacent les eacutetrangers ou ceux qui les maltraitent ont une attitude quioffre quelque ressemblance avec notre justice De mecircme en est-il lors-qursquoils observent une parfaite eacutequiteacute dans la reacutepartition de leurs biensentre leurs petits Quant agrave lrsquoamitieacute elle est sans comparaison plus viveet plus constante chez eux que chez les hommes Hircanos le chien duroi Lysimaque quand son maicirctre fut mort demeura obstineacutement surson lit sans vouloir boire ni manger Et le jour ougrave lrsquoon brucircla le corpsil srsquoeacutelanccedila et se jeta sur le feu ougrave il peacuterit brucircleacute Crsquoest aussi ce que fitle chien drsquoun deacutenommeacute Pyrrhus il ne quitta pas le lit de son maicirctreapregraves la mort de celui-ci et quand on emporta le deacutefunt il se laissaemmener avec lui pour finalement se lancer dans le bucirccher ougrave brucirclaitle corps de son maicirctre

99 Il y a certaines inclinations sentimentales qui naissent quel-quefois en nous sans que la raison y prenne part et qui viennent drsquouneardeur fortuite que certains appellent laquo sympathie raquo et dont les becirctessont capables tout comme nous Les chevaux ont ainsi des familiariteacutesles uns avec les autres au point que nous sommes bien en peine de lesfaire vivre ou voyager seacutepareacutement on les voit srsquoenticher parmi leurscompagnons drsquoune certaine couleur de poil ou drsquoune certaine mine1et quand ils en rencontrent un comme cela ils se joignent aussitocirct agrave luien lui faisant fecircte avec de grandes deacutemonstrations de bienveillance etprennent les autres en grippe Les animaux ont comme nous des preacute-feacuterences dans leurs amours et opegraverent quelque seacutelection parmi leursfemelles Ils ne sont pas exempts de nos jalousies et de haines extrecircmeset irreacuteconciliables

100 Les deacutesirs sont ou naturels et neacutecessaires comme le boire etle manger ou naturels et non neacutecessaires comme lrsquoaccouplement avecles femelles ou encore ni naturels ni neacutecessaires ceux des hommessont presque tous de cette derniegravere sorte ils sont superflus et artificielsCar il est eacutetonnant de voir agrave quel point la nature se contente de peuet combien peu elle nous a laisseacute agrave deacutesirer ce que lrsquoon preacutepare dansnos cuisines ne relegraveve pas de son autoriteacute et les Stoiumlciens disent qursquounhomme pourrait se nourrir drsquoune olive par jour Elle ne nous dicte pas

1Montaigne dit seulement laquo comme agrave certain visage raquo D M Frame [28] et ALanly [58] pensent que laquo nous raquo a eacuteteacute omis et considegraverent qursquoil srsquoagit drsquoun parallegravele faitavec lrsquoattitude des hommes Cela se tient mais laquo visage raquo a longtemps eu le sens delaquo contenance raquo laquo attitude raquo et peut donc srsquoappliquer agrave des chevaux

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 177

la qualiteacute de nos vins ni ce que nous ajoutons de surcroicirct agrave nos appeacutetitsamoureux

Point nrsquoest besoin du c de la fille drsquoun grand consul 1 Horace [33] Iii 70

101 Ces deacutesirs eacutetrangers que lrsquoignorance du bien et des ideacuteesfausses ont insinueacutes en nous sont si nombreux qursquoils chassent presquetous ceux qui sont naturels ni plus ni moins que si dans une citeacuteil y avait un si grand nombre drsquoeacutetrangers qursquoils viennent agrave en chasserles habitants naturels ou agrave affaiblir leur autoriteacute et leur pouvoir anciensrsquoen emparant entiegraverement pour lrsquousurper Les animaux se conduisentde faccedilon beaucoup mieux reacutegleacutee que nous et se maintiennent avecplus de modeacuteration dans les limites que la Nature nous a prescrites mais pas au point cependant de nrsquoavoir aucune ressemblance avec nosdeacuteregraveglements

Et de mecircme qursquoil est arriveacute que des deacutesirs freacuteneacutetiques ont pousseacuteles hommes agrave lrsquoamour avec des animaux les animaux se trouvent par-fois aussi eacutepris drsquoamour pour nous et se precirctent agrave des passions contrenature drsquoune espegravece agrave lrsquoautre Ainsi de lrsquoeacuteleacutephant rival drsquoAristophanele Grammairien dans lrsquoamour pour une jeune marchande de fleurs dansla ville drsquoAlexandrie il ne lui ceacutedait en rien dans le comportementdrsquoun soupirant passionneacute se promenant sur le marcheacute ougrave lrsquoon ven-dait des fruits il en prenait avec sa trompe et les lui apportait Il nela quittait pas des yeux ou le moins qursquoil lui eacutetait possible et passaitquelquefois sa trompe par dessous son col jusque dans son giron pourlui tacircter les seins

On raconte aussi lrsquohistoire drsquoun dragon amoureux drsquoune fille celledrsquoune oie eacuteprise drsquoun enfant dans la ville drsquoAsope et drsquoun beacutelier fai-sant sa cour agrave la musicienne Glaucia Et lrsquoon voit couramment dessinges furieusement eacutepris drsquoamour pour des femmes et lrsquoon voit aussicertains animaux macircles srsquoadonner agrave lrsquoamour de leurs congeacutenegraveres dumecircme sexe

102 Oppien et drsquoautres donnent quelques exemples qui montrentle respect que les animaux attachent agrave la parenteacute lors de leurs mariagesmais lrsquoexpeacuterience nous montre bien souvent le contraire

La geacutenisse nrsquoa pas honte de se livrer agrave son pegravere Ovide [62] Xv 325Et la pouliche au cheval dont elle est neacutee

1Comme souvent la citation donneacutee par Montaigne est inexacte ou incomplegravete Etle sens de ces vers est bien plus leste que celui geacuteneacuteralement donneacute par les traducteurs

178 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Le bouc srsquounit aux chegravevres qursquoil a engendreacuteesEt lrsquooiselle agrave lrsquooiseau qui lui donna le jour

103 Pour ce qui est de lrsquoastuce malicieuse en est-il un meilleurexemple que celui du mulet du philosophe Thalegraves Comme il traver-sait une riviegravere alors qursquoil eacutetait chargeacute de sel il y treacutebucha malen-contreusement et mouilla les sacs qursquoil portait Srsquoeacutetant rendu compteque le sel dissous avait alleacutegeacute sa charge il ne manquait jamais en-suite degraves qursquoil rencontrait un ruisseau de srsquoy plonger avec ses sacsjusqursquoagrave ce que son maicirctre ayant deacutecouvert son stratagegraveme le fassecharger de laine Se trouvant deacutejoueacute il abandonna sa ruse Il y a desanimaux qui nous renvoient naturellement lrsquoimage de notre cupiditeacutecar ils cherchent obstineacutement agrave srsquoemparer de tout ce qursquoils peuvent etle dissimulent soigneusement mecircme srsquoils nrsquoen ont pas lrsquousage

104 Au chapitre des soins du meacutenage ils nous surpassent nonseulement dans cette preacutevoyance qui leur fait amasser et eacutepargner pourles jours agrave venir mais ils manifestent aussi une bonne connaissance dece qursquoil faut savoir en ce domaine Les fourmis eacutetendent hors de leurfourmiliegravere leurs graines et leurs semences pour les eacuteventer les ra-fraicircchir et les faire seacutecher quand elles voient qursquoelles commencent agravemoisir et agrave sentir le rance pour eacuteviter qursquoelles ne se corrompent etpourrissent Mais les preacutecautions et les soins qursquoelles apportent agrave ron-ger les grains de bleacute deacutepassent tout ce que lrsquoon peut imaginer Le bleacutene demeure pas toujours sec ni sain mais se ramollit se deacutetrempe et seliqueacutefie devenant comme du lait en commenccedilant agrave germer alors depeur qursquoil ne devienne semence et ne perde sa nature et ses proprieacuteteacutesde conservation neacutecessaires agrave leur nourriture elles rongent lrsquoextreacutemiteacutepar ougrave le germe sort habituellement

105 Quant agrave la guerre qui est la plus grande et la plus magni-fique des actions humaines jrsquoaimerais bien savoir si lrsquoon peut en tirerargument pour notre supeacuterioriteacute ou bien au contraire une preuve denotre faiblesse et imperfection Car elle est vraiment la science de nousdeacutechirer et entre-tuer de provoquer la ruine et la perte de notre propreespegravece et il me semble qursquoelle nrsquooffre pas grand-chose qui puisse ecirctredeacutesireacute par les animaux qui ne la connaissent pas

Quand donc un lion plus vaillantJuveacutenal [41]XV v 160 A-t-il ocircteacute la vie agrave un autre

Dans quelle forecirct un sanglier est-il mort sous la dentDrsquoun plus fort que lui

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 179

106 Mais les becirctes nrsquoen sont pas toutes exemptes pourtant Enteacutemoignent les furieux combats des laquo reines raquo drsquoabeilles comparablesaux campagnes guerriegraveres de deux princes ennemis

Souvent entre deux laquo reines1 raquo eacuteclate une discorde Virgile [114]IV v 67Provoquant une eacutemeute on peut alors imaginer

Lrsquoacharnement et la fureur guerriegravereQui srsquoemparent du peuple

Je ne lis jamais cette admirable description sans y voir repreacutesenteacuteesla sottise et la vaniteacute humaines Car ces mouvements guerriers qui noussaisissent drsquoeacutepouvante et drsquohorreur cette tempecircte de sons et de cris

Alors lrsquoeacuteclat des armes vers le ciel srsquoeacutelegraveve Lucregravece [46] iivv 325-328Et la terre alentour srsquoemplit de leurs reflets

Sous les pas des soldats le sol est eacutebranleacuteEt les clameurs pousseacutees font reacutesonner les monts

Il est plaisant de voir que cet effrayant deacuteploiement de tant de mil-liers drsquohommes armeacutes de tant de fureur drsquoardeur et de courage est sisouvent mis en branle pour de vaines raisons et qursquoil srsquoarrecircte si sou-vent pour des raisons anodines

Les amours de Pacircris dit-on plongegraverent la Gregravece Horace [34] I2Dans une guerre funeste contre les Barbares

107 Ainsi toute lrsquoAsie courut agrave sa perte et srsquoeacutepuisa en guerresagrave cause de lrsquoadultegravere de Pacircris Le deacutesir drsquoun seul homme un deacutepitun plaisir une jalousie intime toutes choses qui ne devraient mecircmepas conduire deux harengegraveres agrave srsquoeacutegratigner voilagrave bien le motif drsquounetelle tempecircte Et si nous voulons en croire ceux-lagrave mecircme qui en onteacuteteacute les principaux responsables et acteurs eacutecoutons le plus grand lechef victorieux entre tous et le plus puissant qui fut jamais le voici2

qui se moque et tourne en deacuterision de faccedilon comique et spirituelleplusieurs batailles hasardeuses livreacutees sur terre et sur mer le sang etla vie de cinq cent mille hommes qui le suivirent et subirent son sortles forces et les richesses des deux parties du monde eacutepuiseacutees pour leservice de ses entreprises

1Le mot du texte latin est laquo regibus raquo (rex roi) mais Virgile eacutevoque ici les abeilleset nous parlons de laquo reine raquo de nos jours agrave leur propos

2Il srsquoagit de lrsquoempereur Auguste auquel Martial precircte la parole dans les vers citeacutesensuite Lrsquoeacutepigramme preacutetend srsquoadresser agrave un laquo lecteur seacutevegravere raquo qui aurait reprocheacute agraveMartial ses vers licencieux et en guise drsquoexcuse le poegravete propose laquo ce sixain eacutegrillardde Ceacutesar Auguste raquo

180 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Parce qursquoAntoine a fait lrsquoamour agrave GlaphyreMartial [50]XI 21 Fulvie mrsquoimpose de lui en faire autant

Moi besogner FulvieEt pourquoi pas Manius srsquoil me le demandeNon soyons raisonnableFaire lrsquoamour ou la guerre dit-elleAh Plutocirct perdre la vie que mon vit Sonnez trompettes

(Jrsquouse ici en toute liberteacute de mon latin avec la permission que vousmrsquoen avez donneacutee Madame1)

108 Et maintenant ce grand corps avec tant drsquoaspects et demouvements qui semblent menacer le ciel et la terre

Ils sont aussi nombreux que les vagues sur la mer de LibyeVirgile [112]VII vv 718 sq Quand le sauvage Orion lrsquohiver venu srsquoy plonge

Ils sont aussi drus que les eacutepis brucircleacutes du soleil agrave nouveauLrsquoeacuteteacute dans les plaines drsquoHermos ou les champs de LycieLes boucliers reacutesonnent et la terre eacutebranleacutee freacutemit sous leurs pas

Ce monstre furieux avec tant de bras et tant de tecirctes crsquoest toujourslrsquoHomme faible malheureux et miseacuterable Ce nrsquoest qursquoune fourmi-liegravere mise en eacutemoi et exciteacutee dont

Le noir bataillon srsquoavance dans la plaineVirgile [112]IV v 404

109 Un souffle de vent contraire le croassement drsquoun vol decorbeaux le faux pas drsquoun cheval le passage fortuit drsquoun aigle unsonge une parole un signe une brume matinale suffisent agrave le ren-verser et le jeter agrave terre Frappez-le seulement drsquoun rayon de soleilau visage et le voilagrave disparu aneacuteanti Qursquoon lui souffle seulement unpeu de poussiegravere dans les yeux comme aux abeilles de notre poegravete2et voilagrave toutes ses enseignes ses leacutegions rompues fracasseacutees et legrand Pompeacutee lui-mecircme agrave leur tecircte Car ce fut lui me semble-t-il queSertorius3 battit en Espagne avec toutes ces belles armes qui ont aussiservi agrave drsquoautres agrave Eumegravene contre Antigonos agrave Sureacutena contre Crassus

1Il srsquoagit de la princesse agrave laquelle il srsquoadressera encore plus loin et agrave laquelle il adeacutedieacute lrsquoApologie on pense geacuteneacuteralement qursquoil srsquoagit de Marguerite de Valois fille deHenri II et femme de Henri de Navarre futur Henri IV Les vers de Martial eacutetaient enlatin ce qui permettait de faire passer des choses un peu lestes

2Virgile dans les Geacuteorgiques dont il a eacuteteacute question plus haut3P Villey [55] fait remarquer que Montaigne se trompe ici ce nrsquoest pas Sertorius

mais le peuple des Characitaniens qui furent vainqueurs ici Mais il est vrai qursquoailleursSertorius a remporteacute une victoire sur Pompeacutee

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 181

Ces grandes colegraveres ces terribles combats Virgile [114]IV 86Une poigneacutee de poussiegravere les calmera

110 Qursquoon lance des abeilles agrave la poursuite de ce monstre armeacuteelles auront tocirct fait de le mettre en deacuteroute Il nrsquoy a pas si longtempsles Portugais faisant le siegravege de Tamly dans le territoire de Xiatime1les habitants de cette ville apportegraverent sur la muraille un grand nombrede ruches dont ils disposaient en quantiteacute et en chassegraverent les abeillesavec du feu vers leurs ennemis si bien que ceux-ci abandonnegraverent leurentreprise ne pouvant supporter leurs attaques et leurs piqucircres Ainsila victoire et la liberteacute de leur ville furent obtenues par ce secours drsquoungenre nouveau et avec tant de succegraves qursquoau retour du combat pas uneseule abeille ne manquait

111 Les acircmes des empereurs et celles des savetiers sont faitessur le mecircme moule Quand nous consideacuterons lrsquoimportance des actionsdes princes et leur poids nous nous persuadons qursquoelles sont pro-duites par des causes tout aussi importantes et pesantes Mais nousnous trompons ils sont mus et retenus dans leurs mouvements parles mecircmes ressorts que nous dans les nocirctres Crsquoest la mecircme raison quinous fait nous quereller avec un voisin et qui jette les princes dans laguerre Celle qui nous fait fouetter un laquais quand il srsquoagit drsquoun roilui fait ruiner une province Il ont des deacutesirs aussi futiles que les nocirctresmais ils ont plus de pouvoir2 De semblables deacutesirs agitent un ciron etun eacuteleacutephant

112 En ce qui concerne la fideacuteliteacute on peut dire qursquoil nrsquoest aucun Histoires dechiensanimal au monde qui soit aussi traicirctre que lrsquohomme Les livres drsquohis-

toire racontent comment certains chiens ont chercheacute agrave venger la mortde leur maicirctre Le roi Pyrrhus ayant rencontreacute un chien qui montaitla garde pregraves drsquoun homme mort et ayant entendu dire que cela faisaittrois jours qursquoil eacutetait lagrave donna lrsquoordre drsquoenterrer le corps et emmenace chien avec lui3 Mais un jour qursquoil assistait aux preacutesentations drsquoen-semble de son armeacutee le chien aperccedilut les meurtriers de son maicirctrecourut vers eux avec force aboiements et en grande colegravere fournis-sant ainsi le premier indice qui mit en route la justice et lui permit

1A Lanly indique ([58] T II p 141 note 274) que ce territoire contrairement agrave ceqursquoindique lrsquoeacutedition Villey nrsquoest pas en Inde mais que crsquoest celui drsquoune tribu du MarocLa ville de laquo Tamly raquo nrsquoa pas eacuteteacute vraiment identifieacutee

2A Lanly traduit ici laquo ils veulent plus raquo Il a tort agrave mon avis il srsquoagit bien drsquouneopposition laquo vouloirpouvoir raquo

3Source Plutarque [78] Quels animaux

182 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

de tirer vengeance de ce meurtre peu de temps apregraves Le chien dusage Heacutesiode en fit autant quand il confondit les enfants de Ganistorde Naupacte meurtriers de son maicirctre Un autre chien gardien drsquountemple drsquoAthegravenes ayant aperccedilu un voleur sacrilegravege qui emportait lesplus beaux joyaux se mit agrave aboyer contre lui tant qursquoil pouvait Maisles gardiens ne srsquoeacutetant pas reacuteveilleacutes pour autant il se mit agrave le suivreet le jour srsquoeacutetant leveacute se tint alors un peu plus loin de lui mais sansjamais le perdre de vue Si lrsquohomme lui offrait agrave manger il nrsquoen vou-lait pas mais faisait fecircte de la queue aux passants qursquoil rencontraitet acceptait de leurs mains ce qursquoils lui donnaient Si son voleur srsquoar-recirctait pour dormir il srsquoarrecirctait aussi au mecircme endroit Lrsquohistoire dece chien eacutetant parvenue aux gardiens du temple ils le suivirent agrave latrace questionnant les gens sur son poil et le retrouvegraverent enfin dansla ville de Cromyon1 avec le voleur qursquoils ramenegraverent agrave Athegravenes ougraveil fut puni Et les juges en reconnaissance de sa bonne conduite attri-buegraverent sur le Treacutesor Public une mesure de bleacute pour la nourriture duchien et prescrivirent aux precirctres drsquoavoir soin de lui Plutarque racontecette anecdote comme une chose tregraves connue et qui serait arriveacutee agrave soneacutepoque

113 Quant agrave la gratitude (car il me semble que nous avonsbien besoin de remettre ce mot en honneur) ce seul exemple y suf-fira2 Appion raconte cette histoire en disant qursquoil en a eacuteteacute lui-mecircmele spectateur laquo Un jour dit-il comme on offrait au peuple de Romele plaisir de voir combattre de nombreuses becirctes sauvages venues depays lointains et principalement des lions drsquoune taille extraordinairelrsquoun drsquoentre eux par son comportement furieux la grosseur et la forcede ses pattes ses rugissements altiers et effrayants avait attireacute sur luilrsquoattention de toute lrsquoassistance Parmi les esclaves qui furent offertsau peuple dans ce combat de fauves il y avait un certain Androdusde Dace qui appartenait agrave un noble romain de rang consulaire3 Lelion lrsquoayant aperccedilu de loin srsquoarrecircta drsquoabord tout net comme frappeacute

1Le dictionnaire Gaffiot donne laquo Bourg pregraves de Corinthe raquo avec une reacutefeacuterence dansOvide [62] 7 435

2Montaigne a tireacute cette histoire (connue encore de nos jours) du livre drsquoAulu-Gelle[8] V 14 Mais lrsquoesclave dont il est question y a pour nom Androclus et non Androclegravescomme on lrsquoappelle aujourdrsquohui Comme le suggegravere A Lanly ([58] II p 142 note 280)lrsquoimprimeur de Montaigne a probablement lu laquo d raquo au lieu de laquo cl raquo

3Aulu-Gelle a eacutecrit laquo servus viri consularis raquo laquo Consul raquo lrsquoun des deux magistratsqui exerccedilaient lrsquoautoriteacute suprecircme sous la Reacutepublique Jrsquoemploie laquo rang consulaire raquo il srsquoagit probablement de ce qursquoon appelait un laquo Proconsul raquo nom donneacute apregraves Syllaaux anciens consuls qui recevaient le gouvernement drsquoune province et posseacutedaient lespouvoirs militaire civil et judiciaire (drsquoapregraves le Petit Robert)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 183

drsquoeacutetonnement puis srsquoapprocha tout doucement calmement et paisi-blement comme srsquoil cherchait agrave le reconnaicirctre Cela fait et convaincude ne pas se tromper il commenccedila agrave agiter la queue comme font leschiens qui font fecircte agrave leur maicirctre agrave leacutecher les mains et les cuisses dece pauvre malheureux glaceacute drsquoeffroi et precirct agrave deacutefaillir Mais devantlrsquoattitude bienveillante du lion Androdus reprit ses esprits il osa leregarder et lrsquoayant examineacute le reconnut crsquoeacutetait un spectacle singu-lier et plaisant de voir les caresses qursquoils eacutechangeaient Et le peupleayant pousseacute des cris de joie lrsquoempereur fit appeler cet esclave pouren apprendre les raisons drsquoune aventure aussi eacutetonnante

Il lui raconta alors cette histoire inouiumle et extraordinaire

114 laquo Mon maicirctre dit-il eacutetant proconsul en Afrique je fuscontraint de mrsquoenfuir agrave cause de la cruauteacute avec laquelle il me traitaiteacutetant battu tous les jours Et pour me cacher de la vue drsquoun personnageayant une si grande autoriteacute sur la province jrsquoai trouveacute que le mieuxeacutetait de mrsquoen aller seul dans les contreacutees sablonneuses et inhabitablesde ce pays-lagrave reacutesolu agrave me tuer moi-mecircme si je nrsquoy trouvais pas de quoime nourrir Le soleil eacutetant extrecircmement brucirclant agrave midi et la chaleurinsupportable je deacutecouvris une grotte bien cacheacutee et inaccessible etmrsquoy engouffrai Mais peu apregraves arriva ce lion avec une patte sanglanteet blesseacutee tout plaintif et geacutemissant agrave cause des douleurs qursquoelle luicausait Agrave son arriveacutee je fus terriblement effrayeacute mais quand il me vitreacutefugieacute dans un coin de son gicircte il srsquoapprocha tout doucement de moien me preacutesentant sa patte abicircmeacutee me la tendant comme pour me de-mander secours Je lui ocirctai alors un grand eacuteclat de bois qui srsquoy trouvaitet mrsquoeacutetant un peu familiariseacute avec lui je pus presser sa plaie et en fairesortir tout le pus qui srsquoy eacutetait amasseacute lrsquoessuyai et la nettoyai le mieuxpossible Comme il se sentait soulageacute et qursquoil souffrait moins il sereposa et srsquoendormit en me laissant sa patte entre les mains Agrave partirde lagrave nous veacutecucircmes ensemble lui et moi trois anneacutees durant danscette grotte Nous partagions la mecircme nourriture il mrsquoapportait lesmeilleurs morceaux des becirctes qursquoil tuait agrave la chasse je les faisais cuireau soleil faute de pouvoir faire du feu et je les mangeais A la longueje me lassai de cette vie de becircte sauvage et un jour que le lion eacutetaitparti chasser comme de coutume je partis Le troisiegraveme jour je fuspris par des soldats qui me ramenegraverent drsquoAfrique ici chez mon maicirctrelequel me condamna agrave mort et agrave ecirctre livreacute aux becirctes sauvages Je voisque le lion a eacuteteacute pris lui aussi peu de temps apregraves et qursquoil a voulumaintenant me reacutecompenser de mes soins et de la gueacuterison obtenuegracircce agrave moi

184 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Voilagrave lrsquohistoire qursquoAndrodus raconta agrave lrsquoempereur et qui se reacutepan-dit du coup de bouche en bouche Si bien qursquoagrave la demande de tous ilfut remis en liberteacute et amnistieacute de sa condamnation et pour contenterle peuple on lui fit mecircme don de ce lion Et depuis dit Appion onpeut voir Androdus promenant ce lion en laisse agrave Rome de taverneen taverne recevant lrsquoargent qursquoon lui donne Le lion se laisse couvrirdes fleurs qursquoon lui jette et chacun de dire en les rencontrant ldquo Voilagravele lion hospitalier voilagrave lrsquohomme qui lrsquoa soigneacute rdquo raquo

115 Nous pleurons souvent la perte des animaux que nous ai-mons ils en font autant pour nous

Apregraves srsquoavance sans ornements le cheval de Pallas AEligthon Virgile [112]XI 89 Il pleure et sa tecircte est baigneacutee de larmes

116 Chez certains peuples les femmes sont en commun chezdrsquoautres chacun a la sienne Nrsquoest-ce pas la mecircme chose chez les ani-maux Et nrsquoy voit-on pas de mariages mieux respecteacutes que les nocirctres

117 Les animaux se donnent une socieacuteteacute et une organisationils constituent entre eux des ligues pour se porter secours Quand desbœufs des porcs et autres animaux entendent les cris de celui qursquoonmaltraite tout le troupeau accourt agrave son aide se rallie pour le deacutefendreQuand un scare1 avale lrsquohameccedilon drsquoun pecirccheur ses congeacutenegraveres srsquoas-semblent en foule autour de lui et rongent la ligne Si drsquoaventure il yen a un qui se trouve pris dans une nasse les autres lui tendent leurqueue de lrsquoexteacuterieur il la serre tant qursquoil peut dans ses dents et ils letirent et le traicircnent ainsi au dehors Quand lrsquoun des leurs est attrapeacuteles barbeaux dressent une eacutepine denteleacutee qursquoils ont sur le dos et lafrottent contre la ligne qursquoils parviennent agrave scier de cette faccedilon

118 Quant aux services que nous nous rendons les uns auxautres pour les besoins de lrsquoexistence on en trouve bien des exempleschez les animaux eacutegalement On preacutetend que la baleine ne se deacuteplacejamais sans qursquoelle ait devant elle un petit poisson semblable au gou-jon de mer qursquoon appelle pour cette raison le laquo pilote raquo La baleine lesuit se laisse mener et manœuvrer aussi facilement que le gouvernailfait virer de bord un navire Et en guise de reacutecompense alors que touteautre chose becircte ou vaisseau qui entre dans la bouche de ce monstrey est immeacutediatement perdue et engloutie ce petit poisson lui srsquoy reacute-fugie en toute seacutecuriteacute pour y dormir Pendant son sommeil la baleine

1Poisson dont les dents sont soudeacutees et forment une sorte de bec il vit en Meacutediter-raneacutee

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 185

reste immobile mais aussitocirct qursquoil sort elle se remet agrave le suivre sanscesse si par malheur elle srsquoen eacutecarte elle va errer ccedila et lagrave et souventse heurte aux rochers comme un vaisseau qui nrsquoaurait plus de gouver-nail crsquoest ce que Plutarque atteste avoir vu1 dans lrsquoicircle drsquoAnticyre2

119 Il y a une socieacuteteacute du mecircme genre entre le petit oiseau qursquoonappelle laquo roitelet raquo et le crocodile le roitelet sert de sentinelle agrave cegrand animal Et si lrsquoichneumon3 son ennemi srsquoapproche pour le com-battre ce petit oiseau de peur qursquoil ne le surprenne endormi lrsquoeacuteveillepar son chant et agrave coups de bec pour lrsquoavertir du danger Il vit des restesde ce monstre qui le reccediloit familiegraverement dans sa bouche et lui per-met de becqueter dans ses macircchoires entre ses dents pour y prendreles morceaux de viande qui y sont resteacutes Et si le crocodile veut fer-mer la bouche il avertit drsquoabord le roitelet drsquoavoir agrave en sortir en larefermant peu agrave peu sans le serrer ni le blesser

120 Le coquillage qursquoon nomme la nacre vit aussi avec le pin-nothegravere qui est un petit animal du mecircme genre que le crabe qui luisert drsquohuissier et de portier il se tient agrave lrsquoouverture de ce coquillageqursquoil tient constamment entrebailleacute et ouvert jusqursquoagrave ce qursquoil y voieentrer un petit poisson qui est une proie qui leur convient alors ilentre dans la nacre la pince dans sa chair vive et la contraint ainside se refermer Alors tous deux ensemble mangent la proie qursquoils ontenfermeacutee dans leur place forte

121 Dans la faccedilon de vivre des thons on remarque une singu-liegravere connaissance des trois parties de la matheacutematique ils enseignentagrave lrsquohomme lrsquoastronomie car ils srsquoarrecirctent lagrave ougrave le solstice drsquohiver lessurprend et nrsquoen bougent plus jusqursquoagrave lrsquoeacutequinoxe qui suit Voilagrave pour-quoi Aristote lui-mecircme leur concegravede volontiers ce savoir Quant agrave lageacuteomeacutetrie et agrave lrsquoarithmeacutetique on peut voir qursquoils forment toujours leurbanc selon un cube carreacute sur toutes les faces avec un corps de ba-taillon solide fermeacute et disposeacute sur six faces eacutegales puis nagent danscette formation carreacutee aussi large derriegravere que devant de sorte que silrsquoon en voit et compte un rang on peut aiseacutement en deacuteduire lrsquoeffectifde toutes la troupe puisque leur nombre en profondeur est eacutegal agrave celuide la largeur et la largeur agrave la longueur

1Plutarque [78] Quels animaux XXXI2Ile de la mer Eacutegeacutee dans le golfe Maliaque (Dict Gaffiot) A Lanly ([58] II p 143

note 286) dit que laquo lrsquoatlas moderne comporte une icircle Antikythira au sud de Kythira(Cythegravere) raquo et se demande srsquoil ne srsquoagit pas de la mecircme Possible en effet

3Petit rat carnassier Cf note de la page 160

186 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

122 En ce qui concerne la fierteacute1 il est difficile drsquoen donnerun exemple plus frappant que celui du grand chien qui fut envoyeacute desIndes au roi Alexandre2 On lui preacutesenta drsquoabord un cerf agrave combattrepuis un sanglier puis un ours il nrsquoy precircta pas attention et ne daignamecircme pas bouger Mais quand il vit un lion il se dressa aussitocirct sur sespattes montrant par lagrave manifestement qursquoil consideacuterait celui-lagrave commeseul digne de se battre avec lui

123 Agrave propos du repentir et de la reconnaissance de ses fauteson raconte lrsquohistoire drsquoun eacuteleacutephant qui ayant tueacute son cornac dans unviolent accegraves de colegravere en eut un chagrin tel qursquoil ne voulut plus ja-mais manger et se laissa mourir Quant agrave la cleacutemence on cite le casdrsquoun tigre pourtant lrsquoanimal le plus inhumain de tous comme on luiavait donneacute agrave manger un chevreau il souffrit de la faim pendant deuxjours sans vouloir srsquoy attaquer et le troisiegraveme il brisa la cage ougrave ileacutetait enfermeacute pour aller chercher une autre proie ne voulant pas srsquoenprendre au chevreau qui eacutetait devenu son compagnon et son hocircte

124 Quant aux bonnes relations qui se tissent par la vie en so-cieacuteteacute on sait que nous habituons couramment agrave vivre ensemble deschats des chiens et des liegravevres Mais ce que lrsquoexpeacuterience apprend surles alcyons3 agrave ceux qui voyagent sur les mers et notamment sur la merde Sicile deacutepasse tout ce que lrsquoon peut imaginer Y a-t-il une seule es-pegravece drsquoanimaux pour laquelle la nature ait autant honoreacute les coucheslrsquoenfantement la naissance Les poegravetes nous apprennent en effet quelrsquoicircle de Deacutelos et elle seule qui auparavant allait agrave la deacuterive fut fixeacuteepour permettre agrave Latone drsquoenfanter Mais Dieu a voulu aussi que toutela mer fucirct calmeacutee rendue ferme et aplanie sans vagues sans vent nipluie pendant que lrsquoalcyon fait ses petits peacuteriode qui est justementproche du solstice le jour le plus court de lrsquoanneacutee et du fait de ceprivilegravege nous avons sept jours et sept nuits en plein cœur de lrsquohiverougrave nous pouvons naviguer sans danger Les femelles des alcyons nereconnaissent pas drsquoautre macircle que celui qui est le leur et elles lrsquoas-sistent toute leur vie sans jamais lrsquoabandonner Srsquoil devient deacutebile etimpotent elles le chargent sur leurs eacutepaules et le portent partout leservant jusqursquoagrave sa mort Mais personne nrsquoa encore pu trouver com-ment ni avec quoi lrsquoalcyon fait le nid de ses petits

1A Lanly [58] conserve laquo magnanimiteacute raquo Mais le mot a pris aujourdrsquohui un sensassez diffeacuterent me semble-t-il

2Source Plutarque [78] Quels animaux XIX3Source Plutarque [78] Quels animaux XXXV

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 187

125 Plutarque qui en a vu et manipuleacute plusieurs pense qursquoilsrsquoagit drsquoarecirctes de poissons jointes et lieacutees ensemble entrelaceacutees enlong et en travers avec des courbes et des arrondis ajouteacutes pour obte-nir finalement une forme de vaisseau rond et precirct agrave naviguer Et quandla construction est parfaitement acheveacutee lrsquoalcyon le porte agrave la vaguelagrave ougrave la mer en le battant doucement lui montre ce qui nrsquoest pas bienajusteacute et doit ecirctre radoubeacute les endroits ougrave la structure se deacutefait et quidoivent ecirctre renforceacutes pour affronter les paquets de mer Et agrave lrsquoinversele battement de la mer resserre ce qui est bien joint de telle sorte qursquoilne peut plus se rompre ni deacutefaire ni ecirctre endommageacute agrave coups de pierreou de barre de fer si ce nrsquoest agrave grand peine Et ce qui est le plus ad-mirable ce sont les proportions et la concaviteacute car elle est conccedilue etproportionneacutee de telle faccedilon qursquoelle ne peut recevoir ni admettre autrechose que lrsquooiseau qui lrsquoa construite Elle est impeacuteneacutetrable close etfermeacutee agrave toute autre chose tellement drsquoailleurs que lrsquoeau de la merelle-mecircme nrsquoy peut peacuteneacutetrer Voilagrave une description bien claire et priseagrave bonne source1 de ce bacirctiment Et pourtant il me semble qursquoelle nenous renseigne pas encore suffisamment sur la complexiteacute de cette ar-chitecture Et de quelle vaniteacute faut-il donc que nous fassions preuvepour placer en dessous de nous et deacutedaigner des choses que nous neparvenons pas agrave comprendre

126 Voici ce que lrsquoon peut ajouter pour prolonger un peu encorece propos concernant lrsquoeacutegaliteacute qui existe entre nous et les animaux ce privilegravege dont notre acircme se glorifie et qui consiste agrave ramener agravesa propre nature tout ce qursquoelle conccediloit agrave deacutepouiller de qualiteacutes mor-telles et corporelles tout ce qui vient agrave elle agrave contraindre les chosesqursquoelle estime dignes drsquoelle agrave se deacutevecirctir et agrave se deacutepouiller de leurs pro-prieacuteteacutes corruptibles et agrave laisser de cocircteacute comme des vecirctements super-flus et vils lrsquoeacutepaisseur la longueur la profondeur le poids la couleurlrsquoodeur la rugositeacute le poli la dureteacute la mollesse et tout ce qui est sen-sible pour les ramener agrave sa nature immortelle et spirituelle de faccedilonagrave ce que par exemple Rome ou Paris que jrsquoai dans lrsquoesprit Paris quejrsquoimagine je lrsquoimagine et le comprends sans qursquoil ait de grandeur ni delieu sans pierre sans placirctre et sans bois ndash eh bien Ce privilegravege-lagrave ilsemble bien appartenir aux animaux eux aussi Car un cheval habitueacuteaux trompettes aux coups drsquoarquebuse et au combat que nous voyonsse treacutemousser et freacutemir en dormant eacutetendu sur sa litiegravere comme srsquoilse trouvait au milieu des combats il est bien eacutevident qursquoil conccediloit en

1Plutarque [78] Quels animaux XXXV

188 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

esprit le son du tambour sans qursquoil y ait de bruit et une armeacutee sansqursquoelle ait drsquoarmes ni de corps

Tu verras en effet des chevaux vigoureux coucheacutes et endormisLucregravece [46]IV 987-989 Inondeacutes de sueur dans leurs recircves souffler sans relacircche

Et bander leurs forces pour remporter la palme agrave la course

127 Le liegravevre qursquoun leacutevrier imagine en songe et apregraves lequelnous le voyons haleter en dormant allonger la queue remuer les jar-rets mimant parfaitement les mouvements de la course crsquoest un liegravevresans poil et sans os

Alanguis en leur repos les chiens de chasseLucregravece [46]IV 991 sq Agitent soudain leurs pattes et jappent

Reniflent lrsquoair agrave petits coups comme sur la pisteDrsquoune becircte sauvage enfin trouveacutee Et souvent reacuteveilleacutesIls poursuivent encore le cerf illusoire le voient fuirJusqursquoagrave ce que lrsquoimage eacutevanouie ils reviennent agrave eux

128 Nous voyons souvent les chiens de garde gronder en recirc-vant puis aboyer vraiment et se reacuteveiller en sursaut comme srsquoils aper-cevaient un eacutetranger qui arrive Cet eacutetranger que voit leur esprit crsquoestun homme immateacuteriel sans dimension sans couleur et sans existencereacuteelle

Les petits chiens de compagnie espegravece caressanteLucregravece [46]IV 999 sq Souvent sursautent et se legravevent inquiets

Croyant avoir vu un visage inconnu un eacutetranger

129 Quant agrave la beauteacute du corps il faudrait drsquoabord savoir avantLa beauteacutecorporelle drsquoaller plus avant si nous sommes drsquoaccord sur sa deacutefinition Il est

vraisemblable que nous ne savons guegravere ce qursquoest la beauteacute en soien geacuteneacuteral puisque nous donnons tant drsquoaspects divers agrave notre beauteacutehumaine srsquoil en existait quelque forme preacutedeacutetermineacutee nous la recon-naicirctrions tous drsquoun commun accord comme nous le faisons pour lachaleur du feu Or nous en imaginons les formes agrave notre guise

Un teint de belge est vilain au visage romainProperce [80]XVIII 26

130 Aux Indes1 on deacutecrit ainsi la beauteacute noire et basaneacutee avecde grosses legravevres gonfleacutees le nez plat et large et le cartilage du nez

1Tireacute de Gomara [25] II 20

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 189

chargeacute de gros anneaux drsquoor pour le faire pendre jusqursquoagrave la bouche lalegravevre infeacuterieure est chargeacutee aussi de gros cercles enrichis de pierreriespour la faire tomber sur le menton et il est consideacutereacute comme eacuteleacutegantde montrer les dents jusqursquoau-dessous des racines Au Peacuterou les plusgrandes oreilles sont les plus belles et on les eacutetire autant que lrsquoon peutartificiellement Un de nos contemporains1 raconte qursquoil a vu chezun peuple drsquoorient ce souci de les agrandir ecirctre priseacute au point de lescharger de pesants bijoux si bien qursquoil pouvait sans peine passer sonbras mecircme vecirctu par un trou de leurs oreilles

131 Ailleurs on trouve des peuples qui se noircissent les dentsavec soin et meacuteprisent ceux qui les ont blanches Ailleurs encore onles teint en rouge Il nrsquoy a pas que chez les Basques que les femmesse trouvent plus belles avec la tecircte raseacutee mais dans bien drsquoautres payset qui plus est mecircme dans certaines contreacutees glaciales comme le rap-porte Pline Les mexicaines considegraverent comme un signe de beauteacute lapetitesse du front et si elles srsquoeacutepilent par tout le corps crsquoest sur cefront qursquoelles entretiennent et font croicirctre leurs cheveux avec art Ellesconsidegraverent comme si importante la taille de leurs seins qursquoelles preacute-tendent pouvoir donner le sein agrave leurs enfants par-dessus leur eacutepaulePour nous ce serait le signe mecircme de la laideur

132 Chez les Italiens la beauteacute est grosse et massive chez lesEspagnols segraveche et maigre Chez nous elle est blanche pour lrsquoun etbrune pour lrsquoautre Pour celui-ci elle est molle et deacutelicate et pour cetautre forte et vigoureuse Tel y demande mignardise et douceur telautre fierteacute et majesteacute De mecircme que pour Platon la sphegravere est la plusbelle figure pour les Eacutepicuriens crsquoest plutocirct la pyramide ou le carreacute ils ne peuvent ravaler un dieu agrave la forme drsquoune boule

133 Mais quoi qursquoil en soit Nature ne nous a pas privileacutegieacutesen cela plus que sur autre chose dans ses lois communes Et si nous yregardons de pregraves nous verrons que srsquoil y a quelques animaux moinsfavoriseacutes que nous sur le chapitre de la beauteacute il y en a un grandnombre drsquoautres qui le sont plus laquo En beauteacute nous sommes deacutepasseacutes Ciceacuteron [17] 1

10par beaucoup drsquoanimaux raquo Et mecircme par des animaux terrestres ndash noscompatriotes Car pour ce qui est des animaux marins si on laisse decocircteacute la forme du corps qui ne peut se comparer tellement elle estdiffeacuterente nous leur ceacutedons beaucoup pour la couleur lrsquoeacuteclat le polila souplesse Et nous ne le ceacutedons pas moins aux animaux des airs

1Selon P Villey il srsquoagirait de Balbi in Viaggio dellrsquoIndio orientali eacuted de 1590 p76

190 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Quant agrave cette preacuterogative que constitue notre stature droite regardantvers le ciel son origine et que font valoir les poegravetes

Alors que les animaux face baisseacutee regardent vers la terreOvide [62] I84 Dieu a releveacute le front de lrsquohomme et lui ordonne

De contempler le ciel et drsquoeacutelever son regard vers les astres

elle est vraiment trop poeacutetique car il y a plusieurs bestioles qui ontle regard tout agrave fait dirigeacute vers le ciel et le cou des chameaux et desautruches je le trouve encore plus releveacute et plus droit que le nocirctre

134 Quels sont les animaux qui nrsquoont pas la face tourneacutee vers lehaut dirigeacutee vers lrsquoavant qui ne regardent pas en face drsquoeux commenous et qui ne deacutecouvrent pas dans leur posture ordinaire une aussigrande partie du ciel et de la terre que lrsquohomme Et quelles sont lesqualiteacutes de notre constitution corporelle eacutevoqueacutees par Platon ou Ciceacute-ron qui ne peuvent ecirctre aussi attribueacutees agrave mille sortes drsquoanimaux

135 Ceux qui nous ressemblent le plus ce sont les plus laids etles plus meacuteprisables de tous car en ce qui concerne lrsquoapparence duvisage ce sont les singes les magots

Combien nous ressemble le singe le plus laid de tous les ani-Ennius inCiceacuteron [17] I35

maux

Pour ce qui est de lrsquointeacuterieur et des parties vitales crsquoest le porc [silrsquoon en croit les meacutedecins1] Certes quand jrsquoimagine lrsquohomme tout nu(et mecircme srsquoil srsquoagit du sexe qui semble le mieux doteacute sur le plan dela beauteacute) ses tares ses servitudes naturelles et ses imperfections jetrouve que nous avons eu plus de raisons de nous couvrir qursquoaucunautre animal Nous avons des excuses pour avoir fait des emprunts agraveceux que la nature avait mieux favoriseacutes que nous et de nous ecirctre pareacutesde ce qui faisait leur beauteacute2 de nous ecirctre cacheacutes sous leurs deacutepouillesde laine de plume ou de soie

136 Remarquons drsquoailleurs que nous sommes le seul animaldont la nuditeacute3 offense ses semblables et le seul qui doit se cacherde ceux de son espegravece pour satisfaire ses besoins naturels Crsquoest aussi

1Le passage entre crochets ne figure que dans les eacuteditions anteacuterieures agrave lrsquolaquo exem-plaire de Bordeaux raquo

2Les eacuteditions jusqursquoagrave celle de 1588 comportaient ici laquo Et puis que lrsquohomme nrsquoavoitpas dequoy se presenter tout nud a la veue du monde il a eu raison de se cacher raquo

3Le texte est ici laquo deacutefaut raquo Jrsquoestime qursquoeacutetant donneacute le contexte ce laquo deacutefaut raquo est lemanque de laquo vecirctement naturel raquo drsquoougrave laquo nuditeacute raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 191

un aspect digne de consideacuteration que ceux qui sont les maicirctres en lamatiegravere prescrivent comme remegravede aux passions amoureuses la vueentiegravere et libre du corps convoiteacute et preacutetendent que pour refroidir lrsquoaf-fection il nrsquoest besoin que de voir librement ce que lrsquoon aime

Qui deacutecouvre au grand jour les secregravetes parties Ovide [64] v429Du corps de lrsquoecirctre aimeacute sent sa passion srsquoeacuteteindre

Au milieu des transports

137 Et encore que cette recette puisse apregraves tout srsquoexpliquerpar une humeur un peu deacutelicate et deacutegoucircteacutee voilagrave un signe eacutetonnantde notre imperfection lrsquohabitude et la connaissance nous deacutetournentles uns des autres Ce nrsquoest pas tant la pudeur que lrsquohabileteacute et la sa-gesse qui rendent nos dames tellement porteacutees agrave nous refuser lrsquoentreacuteede leurs cabinets de toilette avant drsquoecirctre pareacutees et maquilleacutees pour semontrer en public

Nos Veacutenus le savent bien et cachent avec soin Lucregravece [46]IV vv1185-1187

Les coulisses de leur vie aux hommesQursquoelles veulent retenir et enchaicircner

alors que chez beaucoup drsquoanimaux il nrsquoest rien que nous nrsquoaimionset qui ne plaise agrave nos sens de leurs excreacutetions et seacutecreacutetions elles-mecircmes nous tirons non seulement des mets deacutelicats pour nos repasmais nos plus riches ornements et nos meilleurs parfums

138 Ce que jrsquoai dit lagrave ne concerne que notre faccedilon drsquoecirctre or-dinaires et nrsquoest pas sacrilegravege au point de vouloir y inclure jusqursquoagraveces divines surnaturelles et extraordinaires beauteacutes qursquoon voit parfoisbriller parmi nous comme des astres sous un voile corporel et ter-restre

139 Au demeurant et de notre propre aveu la part que nous ac-cordons aux animaux dans les faveurs de la nature est bien avantageusepour eux Nous nous attribuons des biens imaginaires et chimeacuteriquesdes biens futurs mais absents dont lrsquoesprit humain ne peut ecirctre cer-tain ou encore des biens que nous nous attribuons faussement pardeacutefaut de jugement comme la raison la science et lrsquohonneur Et nousleur laissons en partage des biens essentiels maniables et palpables la paix le repos la seacutecuriteacute lrsquoinnocence la santeacute La santeacute Le plusbeau et le plus riche preacutesent que la nature puisse nous faire Au pointque chez les philosophes mecircme stoiumlciens on va jusqursquoagrave dire qursquoHeacute-raclite et Pheacutereacutecyde srsquoils avaient pu eacutechanger leur sagesse contre la

192 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

santeacute et se deacutelivrer par ce marcheacute lrsquoun de lrsquohydropisie lrsquoautre de lamaladie de peau qui les tourmentaient ils lrsquoauraient fait volontiers

140 Et par lagrave ils donnent encore plus de valeur agrave la sagesse enla mettant en balance avec la santeacute qursquoils ne le font dans cette autreopinion qui leur est precircteacutee agrave savoir que si Circeacute avait preacutesenteacute agrave Ulyssedeux breuvages lrsquoun pour faire drsquoun sage un fou et lrsquoautre un fou drsquounsage Ulysse aurait plutocirct ducirc accepter celui qui lrsquoeucirct fait devenir fouque de consentir agrave ce que Circeacute puisse changer son apparence humaineen celle drsquoun animal Ils disent que la sagesse elle-mecircme aurait parleacute agraveUlysse de cette faccedilon laquo Quitte-moi abandonne-moi lagrave plutocirct que deme loger sous les traits et le corps drsquoun acircne raquo Quoi Cette grande et di-vine science les philosophes la quittent donc pour ce voile corporel etterrestre Ce nrsquoest donc plus par la raison par le jugement et par lrsquoacircmeque nous lrsquoemportons sur les animaux crsquoest par notre beauteacute notrejoli teint la belle disposition de nos membres et pour cette beauteacute-lagraveil nous faut renoncer agrave notre intelligence agrave notre sagesse et agrave tout lereste

141 Soit Jrsquoaccepte cet aveu franc et naiumlf Ils ont certes reconnuque ces faculteacutes dont nous faisons tellement de cas ne sont que vaineimagination Quand bien mecircme les animaux auraient toute la vertu lascience la sagesse et les capaciteacutes des Stoiumlciens ce ne seraient tou-jours que des animaux et ils ne seraient pas comparables agrave un hommemiseacuterable meacutechant insenseacute Car enfin tout ce qui nrsquoest pas commenous nrsquoest rien qui vaille et Dieu lui-mecircme pour qursquoon le recon-naisse doit nous ressembler comme il sera dit plus loin On voit parlagrave que ce nrsquoest pas par un raisonnement fondeacute mais par une sotte fierteacuteet par opiniacirctreteacute que nous nous preacutefeacuterons aux autres animaux et quenous nous isolons de leur condition et de leur compagnie

142 Mais pour en revenir agrave mon propos je dirai que nous avonspour notre part lrsquoinconstance lrsquoirreacutesolution lrsquoincertitude le chagrinla superstition lrsquoinquieacutetude des choses agrave venir et mecircme apregraves notrevie lrsquoambition la cupiditeacute la jalousie la haine les deacutesirs deacutebrideacutesinsenseacutes et indomptables la guerre le mensonge la deacuteloyauteacute le deacute-nigrement et la curiositeacute Certes nous lrsquoavons payeacutee tregraves cher cettebelle raison dont nous nous glorifions cette capaciteacute de juger et deconnaicirctre si nous lrsquoavons acheteacutee au prix de ce nombre infini de pas-sions avec lesquelles nous sommes sans cesse aux prises A moins de

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 193

faire valoir comme le faisait Socrate1 ce notable avantage que nousavons sur les animaux agrave savoir que lagrave ougrave la nature leur a prescrit cer-taines saisons et certaines limites pour la volupteacute amoureuse elle nousa au contraire laisseacutes libres de nous y livrer agrave toute heure et en touteoccasion laquo Le vin est rarement bon pour les malades et il leur nuit le Ciceacuteron [17]

III 27plus souvent aussi mieux vaudrait-il ne pas leur en donner du toutplutocirct que leur faire courir un danger manifeste dans lrsquoespoir drsquounegueacuterison douteuse De mecircme cette vivaciteacute de penseacutee cette perspi-caciteacute cette ingeacuteniositeacute que nous nommons laquo raison raquo puisqursquoelleest nuisible agrave beaucoup et utile agrave si peu peut-ecirctre serait-il preacutefeacuterablepour le genre humain qursquoelle ne lui eucirct pas eacuteteacute accordeacutee plutocirct que delrsquoavoir reccedilue si libeacuteralement et si largement raquo

143 De quelle utiliteacute pouvons-nous estimer qursquoelle ait pu ecirctrepour Varron et Aristote cette capaciteacute agrave comprendre tant de chosesLes a-t-elle dispenseacutes des difficulteacutes humaines Ont-ils eacuteteacute deacutechar-geacutes pour cela des maux qui accablent un portefaix Ont-ils tireacute de laLogique quelque consolation agrave la goutte Pour avoir su qursquoil srsquoagis-sait drsquoune inflammation des jointures lrsquoont-ils moins ressentie Ont-ils pu srsquoarranger avec la mort drsquoavoir su que certains peuples srsquoenreacutejouissent et drsquoavoir eacuteteacute trompeacutes parce qursquoils savent qursquoen certainspays les femmes sont publiques Et agrave lrsquoinverse bien qursquoils aient tenule premier rang pour le savoir lrsquoun chez les Romains lrsquoautre chezles Grecs et agrave lrsquoeacutepoque ougrave la science y eacutetait la plus florissante nousnrsquoavons pourtant pas appris qursquoils aient eu une vie particuliegraverement re-marquable On sait mecircme que le Grec a eu quelque difficulteacute agrave effacercertaines taches de la sienne2

144 Sait-on si la volupteacute et la santeacute sont plus deacutelectables pourcelui qui connaicirct lrsquoastronomie et la grammaire

Aurait-on le membre moins raide parce qursquoon est illettreacute Horace [35]VIII v 17

Et la honte et la pauvreteacute lui sont-elles moins importunes Juveacutenal [41]XIV 156-158Certes tu eacuteviteras ainsi maladies et deacutecreacutepitude

Chagrins et soucis et ta vie sera longueEt ton destin meilleur

1Dans les eacuteditions anteacuterieures agrave celles de 1595 on lit ici laquo la philosophie raquo maislaquo Socrate raquo est une correction manuscrite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo que lrsquoeacuteditionde 1595 prend en compte

2Source Cornelius Agrippa De incertitudine scientiarum LIV Selon M Rat ([56]note 3 p 1553) laquo les Eacutepicuriens accusaient Aristote drsquoavoir eu une jeunesse deacutevergondeacuteeet drsquoavoir du vivant de Platon fondeacute une eacutecole rivale de celle de son maicirctre raquo

194 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

145 Jrsquoai vu en mon temps cent artisans et cent laboureurs plussages et plus heureux que des recteurs de lrsquouniversiteacute et crsquoest agrave eux queje preacutefeacutererais ressembler La science fait peut-ecirctre partie des chosesneacutecessaires agrave la vie1 comme la gloire la noblesse la digniteacute ou toutau plus comme la richesse et autres qualiteacutes vraiment utiles ndash mais deloin il me semble et un peu plus en imagination que par nature

146 Notre communauteacute humaine nrsquoa guegravere besoin de plus defonctions de regraveglements et de lois que les grues ou les fourmis dans laleur Et neacuteanmoins on voit qursquoelles srsquoy conduisent tregraves normalementmecircme sans avoir drsquoinstruction Si lrsquohomme eacutetait sage il donnerait auxchoses leur juste prix selon leur utiliteacute et leur commoditeacute pour sonexistence

147 Si on nous reacutepartit selon nos actions et notre conduite ontrouvera un plus grand nombre drsquohommes remarquables chez les igno-rants que chez les savants ndash et ceci pour toute sorte de vertu La Romeprimitive me semble avoir fourni bien plus drsquohommes de grande va-leur pour la paix comme pour la guerre que la Rome savante qui causaelle-mecircme sa ruine Et quand bien mecircme tout le reste serait semblablelrsquohonnecircteteacute et la pureteacute demeureraient au creacutedit de lrsquoancienne car elleest synonyme de simpliciteacute

148 Mais je laisse cette question de cocircteacute car elle mrsquoentraicircneraitau-delagrave de mon propos Je dirai seulement encore ceci seules lrsquohu-militeacute et lrsquoobeacuteissance peuvent former un homme de bien Il ne faut paslaisser agrave lrsquoappreacuteciation de chacun le soin de savoir ougrave est son devoir il faut le lui prescrire et non le lui laisser choisir agrave sa guise Car sinonen fonction de la faiblesse et de la varieacuteteacute infinie de nos raisons et denos opinions nous nous forgerions en fin de compte des devoirs quinous conduiraient agrave nous deacutevorer les uns les autres comme le disaitEacutepicure2

149 La premiegravere loi que Dieu a jamais donneacutee agrave lrsquohomme ce futcelle de la pure obeacuteissance ce fut un commandement nu et simpleagrave propos duquel lrsquohomme nrsquoeut rien agrave savoir ni agrave dire drsquoautant quelrsquoobeacuteissance est le devoir normal drsquoune acircme raisonnable qui reconnaicirctlrsquoexistence drsquoun bienfaiteur ceacuteleste et supeacuterieur De lrsquoobeacuteissance et de

1La reacutedaction initiale eacutetait laquo La doctrine est encores moins necessaire au service dela vie que nrsquoest la gloire raquo etc La correction manuscrite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquoa eacuteteacute reprise par lrsquoeacutedition de 1595

2Rapporteacute par Plutarque [78] in Contre Colotegraves LXIX Mais P Villey ([55] t IIp 051) fait remarquer qursquoen reacutealiteacute Plutarque ne precircte pas ce propos agrave Eacutepicure mais agraveColotegraves et dans un sens un peu diffeacuterent

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 195

la soumission naicirct toute vertu comme tout peacutecheacute naicirct de lrsquoorgueil1Et agrave lrsquoinverse la premiegravere tentation qui vint agrave lrsquohumaine nature sonpremier poison crsquoest le diable qui lrsquoinsinua en nous nous promettantla science et la connaissance laquo Vous serez comme des dieux connais-sant le bien et le mal2 raquo De mecircme les Siregravenes dans le poegraveme drsquoHo-megravere pour tromper Ulysse et lrsquoattirer dans leurs piegraveges dangereux etfunestes lui promettent le savoir La peste pour lrsquohomme crsquoest depenser qursquoil deacutetient la connaissance Voilagrave pourquoi lrsquoignorance nousest tant recommandeacutee par notre religion comme eacutetant un eacuteleacutement fa-vorable agrave la croyance et agrave lrsquoobeacuteissance laquo Prenez garde qursquoon ne fassede vous une proie au moyen de la philosophie et par de vaines seacuteduc-tions tireacutees des choses du monde3 raquo

150 Il y a un consensus geacuteneacuteral entre tous les philosophes detoutes les eacutecoles sur ce point le souverain bien reacuteside dans la tran-quilliteacute de lrsquoacircme et du corps Mais ougrave trouver cette tranquilliteacute

Au total le sage ne voit que Jupiter au-dessus de lui Horace [34] I i106-108Libre honoreacute riche beau roi des rois florissant

De santeacute sauf quand il vomit sa bile

Il semble en veacuteriteacute que Nature pour nous consoler de notre eacutetatmiseacuterable et cheacutetif ne nous ait donneacute en partage que la preacutesomptionCrsquoest ce que dit Eacutepictegravete laquo Lrsquohomme nrsquoa rien qui lui appartienne enpropre sinon lrsquousage de ses penseacutees raquo Nous nrsquoavons reccedilu en partageque du vent et de la fumeacutee laquo Les dieux ont la santeacute dans la reacutealiteacutedit la philosophie et ne sont malades qursquoen imagination lrsquohomme aucontraire ne possegravede les choses qursquoen imagination et ses maux euxsont bien reacuteels raquo Nous avons bien eu raison de vanter la force de notreimagination car tous nos biens sont imaginaires Entendez faire le fierce pauvre et pitoyable animal

151 laquo Il nrsquoy a rien dit Ciceacuteron qui soit aussi doux que de se Ciceacuteron [20]V 36consacrer aux lettres de ces lettres par lesquelles lrsquoinfiniteacute des choses

lrsquoimmense grandeur de la nature les cieux sur ce monde lui-mecircme lesterres et les mers nous sont reacuteveacuteleacutes ce sont elles qui nous ont appris

1A Lanly [58] traduit laquo le cuider raquo par laquo lrsquooutrecuidance raquo D M Frame [28] parlaquo presumption raquo et P Villey [55] par laquo orgueil raquo Je suis ici cette derniegravere leccedilon Maislaquo cuider raquo crsquoest en fait penser que dans le sens de se faire une opinion On pourraitdonc aussi traduire par laquo la penseacutee raquo car lrsquoexemple qui suit dit nettement que le premierpeacutecheacute est bien celui de connaissance

2Genegravese III 53Saint-Paul Eacutepitre aux Colossiens II 8

196 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

la religion la modeacuteration la noblesse de cœur et qui ont arracheacute notreacircme aux teacutenegravebres pour lui faire voir toutes ces choses eacuteleveacutees bassespremiegraveres derniegraveres et intermeacutediaires ce sont elles qui nous donnentde quoi vivre bien et dans le bonheur et nous guident pour que notreexistence srsquoeacutecoule sans deacuteplaisir et sans souffrance raquo Cet homme-lagrave nesemble-t-il pas parler de la condition de Dieu eacuteternel et tout-puissant Et dans la reacutealiteacute des faits mille pauvres femmes ont veacutecu au villageune vie plus eacutegale et plus douce plus stable que ne fut la sienne

Ce fut un dieu oui un dieu grand MemmiusLucregravece [46] V8 Qui le premier trouva ce mode de vie

Qursquoon appelle aujourdrsquohui sagesse et qui par sa scienceArracha la vie agrave de telles tempecirctes et profondes teacutenegravebresPour lrsquoeacutetablir dans un tel calme et une si claire lumiegravere

152 Voilagrave de bien pompeuses et belles paroles mais un leacutegeraccident mit lrsquointelligence de leur auteur dans un eacutetat pire que celuidu moindre berger malgreacute ce dieu preacutecepteur1 et cette sagesse divineDrsquoune semblable impudence est cette promesse que lrsquoon trouve dansle livre de Deacutemocrite laquo Je vais tout dire raquo le sot titre qursquoAristotenous deacutecerne comme laquo dieux mortels raquo et le jugement de Chrysippedisant que Dion eacutetait aussi vertueux que Dieu lui-mecircme Et mon cherSeacutenegraveque reconnaicirct dit-il que Dieu lui a fourni de quoi vivre mais quecrsquoest de lui-mecircme qursquoil tire le bien-vivre conformeacutement agrave ce que ditcet autre auteur laquo Nous avons raison de glorifier notre vertu nous neCiceacuteron [17]

III 36 pourrions le faire si nous la tenions drsquoun dieu et non de nous-mecircmes raquo153 Et ceci encore de Seacutenegraveque laquo Le sage a un courage sem-Seacutenegraveque [96]

LIII blable agrave celui de Dieu mais sur fond drsquohumaine faiblesse et par lagrave illui est supeacuterieur raquo Rien drsquoaussi banal que des traits drsquoune telle sottise2Il nrsquoen est pas un parmi nous qui srsquooffense autant de se voir compareacute agraveDieu que de se voir ravaleacute au rang des autres animaux crsquoest que noussommes plus soucieux de notre inteacuterecirct que de celui de notre creacuteateur

154 Mais il faut fouler aux pied cette sotte vaniteacute et secouer vi-vement et courageusement les fondements ridicules sur lesquels srsquoeacutedi-fient ces ideacutees fausses Tant qursquoil sera persuadeacute de disposer de quelque

1Eacutepicure dont Lucregravece se fait lrsquoapocirctre en quelque sorte Montaigne fait ici allusionagrave une tradition selon laquelle Lucregravece aurait eacuteteacute rendu fou par un breuvage donneacute parsa femme et qursquoil aurait composeacute son poegraveme pendant des peacuteriodes de luciditeacute avant definir par se tuer

2Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo la formule de transition laquo et toutefois je reconoyqursquoil nrsquoy a raquo a disparu dans lrsquoeacutedition de 1595

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 197

moyen et de quelque force par lui-mecircme jamais lrsquohomme ne reconnaicirc-tra ce qursquoil doit agrave son maicirctre il fera toujours de ses œufs des poulescomme on dit il faudrait aller jusqursquoagrave le mettre tout nu en chemiseVoyons donc quelque exemple notable de sa philosophie

155 Posidonios1 tourmenteacute par une si douloureuse maladie qursquoellelui faisait se tordre les bras et grincer des dents pensait bien faire lanique agrave la douleur en srsquoexclamant laquo Tu as beau faire je ne dirai pasque tu es un mal raquo Il ressent les mecircmes souffrances que mon laquaismais il se fait fort de tenir au moins sa langue selon les lois de soneacutecole2 laquo Inutile de faire le fier en paroles et succomber en fait raquo Ciceacuteron [20] II

13156 Archeacutesilas3 souffrait de la goutte Carneacuteade eacutetant venu levoir et srsquoen retournant tout chagrin il le rappela pour lui montrer sespieds et sa poitrine laquo Il nrsquoest rien venu depuis le bas jusque lagrave-haut raquolui dit-il Cet homme-lagrave a une attitude un peu meilleure il sent son malet voudrait en ecirctre deacutebarrasseacute Mais son courage nrsquoen est pas abattu niaffaibli Le preacuteceacutedent lui se cramponne agrave sa raideur plus verbale jele crains que reacuteelle Quant agrave Denys drsquoHeacuteracleacutee4 souffrant de brucirclurescuisantes aux yeux il fut contraint drsquoabandonner ces stoiumlques reacutesolu-tions

157 Mais agrave supposer que la science fasse en effet ce qursquoon preacute-tend eacutemousser et atteacutenuer la dureteacute des infortunes qui nous pour-suivent que fait-elle sinon ce que fait beaucoup plus radicalementet plus eacutevidemment lrsquoignorance Le philosophe Pyrrhon exposeacute surles mers aux dangers drsquoune forte tempecircte ne trouva pas de meilleurexemple agrave donner agrave ceux qui eacutetaient avec lui que drsquoimiter le sang-froiddrsquoun porc qui voyageait avec eux et ne manifestait aucun effroi5 Au-delagrave de ses preacuteceptes la philosophie nous renvoie aux exemples delrsquoathlegravete et du muletier chez qui on observe geacuteneacuteralement beaucoupmoins de sensibiliteacute agrave la mort agrave la douleur et autres maux et bien plusde fermeteacute que la science nrsquoen fournit jamais agrave celui qui nrsquoest pas neacuteavec ces qualiteacutes ou ne srsquoy est pas preacutepareacute lui-mecircme spontaneacutement

1Posidonios drsquoApamie philosophe stoiumlcien il en a deacutejagrave eacuteteacute question au Livre I chap40 sect19

2Les eacuteditions anteacuterieures agrave celle de 1595 ajoutaient ici laquo Ce nrsquoest que vent et pa-roles raquo

3Archeacutesilas de Pitane fondateur de la seconde Acadeacutemie4Philosophe du IIegraveme siegravecle avant J-C que lrsquoon avait surnommeacute laquo Le Transfuge raquo

tellement il avait changeacute souvent drsquoeacutecole5Montaigne a deacutejagrave raconteacute cette histoire au Livre I chap 40 sect 18

198 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

158 Qursquoest-ce donc qui fait que lrsquoon incise et entaille plus faci-lement que les nocirctres les membres deacutelicats drsquoun enfant ndash ou ceux drsquouncheval ndash si ce nrsquoest qursquoils ne srsquoy attendent pas Combien en est-il quela seule force de lrsquoimagination a rendus malades Nous voyons cou-ramment des gens se faire saigner purger et prendre des meacutedicamentspour gueacuterir des maux imaginaires Quand les vraies maladies nous fontdeacutefaut la science nous precircte les siennes ce mauvais teint est signede quelque fluxion catarrheuse la saison chaude vous menace de sesfiegravevres cette coupure dans la ligne de vie de votre main gauche vousavertit de quelque importante et imminente indisposition Et pour finirlrsquoimagination srsquoadresse ouvertement agrave la santeacute elle-mecircme lrsquoalleacutegresseet la vigueur de la jeunesse ne peuvent demeurer en lrsquoeacutetat il faut leurenlever du sang et de la force de peur qursquoelles ne se tournent contrevous-mecircme Comparez la vie drsquoun homme soumis agrave de telles imagi-nations agrave celle drsquoun laboureur se laissant conduire par ses tendancesnaturelles mesurant les choses seulement en fonction du preacutesent sansscience et sans se faire de souci agrave lrsquoavance qui nrsquoa du mal que lors-qursquoil en ressent vraiment alors que lrsquoautre a souvent une pierre danslrsquoacircme avant de lrsquoavoir dans les reins Comme srsquoil nrsquoeacutetait pas bien as-sez temps de supporter le mal quand il est lagrave il lrsquoanticipe en esprit etcourt au devant de lui

159 Ce que je dis agrave propos de la meacutedecine nrsquoest qursquoun exempleet peut srsquoappliquer agrave nrsquoimporte quelle science Crsquoest de lagrave que vientcette conception des anciens philosophes pour qui la reconnaissancede la faiblesse de notre jugement constituait le souverain bien Monignorance mrsquooffre autant drsquooccasions drsquoespeacuterance que de crainte etcomme je nrsquoai drsquoautre regravegle pour ma santeacute que celles que je tire desexemples pris chez les autres et de ce que je vois se produire dansles mecircmes conditions je vois qursquoil en est de toutes sortes et je faismiens les rapprochements qui me sont les plus favorables Jrsquoaccueilleagrave bras ouverts une santeacute que je veux libre pleine et entiegravere et jrsquoaiguisemon appeacutetit pour mieux en jouir drsquoautant plus qursquoelle mrsquoest deacutesormaismoins ordinaire et plus rare Je me garde bien de troubler son repos etsa douceur en adoptant volontairement un nouveau mode de vie lesanimaux nous montrent suffisamment combien lrsquoagitation de lrsquoespritnous apporte de maladies

160 Quand on nous dit que les gens du Breacutesil ne mouraient quede vieillesse du fait de la tranquilliteacute et de la douceur de leur climatje crois plutocirct que ce qui est en cause crsquoest la tranquilliteacute et la seacutereacuteniteacutede leur acircme exempte de toute eacutemotion penseacutee ou occupation contrai-

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 199

gnante ou deacuteplaisante ce sont des gens qui passaient leur vie dansune admirable simpliciteacute et ignorance sans culture sans lois sans roisans quelque religion que ce soit

161 Et drsquoougrave vient ce que lrsquoexpeacuterience nous montre que leshommes les plus grossiers et les plus lourdauds sont les meilleurs et lesplus rechercheacutes en matiegravere drsquoexploits amoureux Et que lrsquoamour drsquounmuletier est souvent mieux accepteacute que celui drsquoun galant homme si-non que chez ce dernier lrsquoagitation de lrsquoacircme trouble sa force physiquela brise lrsquoeacutepuise comme elle se trouble et srsquoeacutepuise ordinairement elle-mecircme Qursquoest-ce qui la deacuterange qui la pousse le plus souvent agrave la fo-lie sinon sa promptitude son acuiteacute son agiliteacute sa force propre pourtout dire De quoi est faite la plus subtile folie sinon de la plus sub-tile sagesse De mecircme que des grandes amitieacutes naissent les grandesinimitieacutes et des santeacutes vigoureuses les maladies mortelles ainsi desmouvements particuliegraverement vifs de notre esprit naissent les plus ex-traordinaires folies et les plus excentriques il nrsquoy a qursquoun demi-tourde cleacute agrave donner pour passer de lrsquoune agrave lrsquoautre

162 Le comportement des fous nous montre bien comment lafolie opegravere agrave partir des plus vigoureuses opeacuterations de lrsquoesprit Quine sait combien est teacutenu lrsquoeacutecart entre la folie et les audacieux eacutecha-faudages drsquoun esprit libre ou avec les effets drsquoune vertu suprecircme etextraordinaire Platon dit que les gens atteints de meacutelancolie sont lesplus faciles agrave instruire et les meilleurs et il nrsquoen est pas qui soient au-tant qursquoeux sujets agrave la folie Quantiteacute drsquoesprits ont eacuteteacute ruineacutes par leurpropre vivaciteacute et leur propre souplesse Quelle plongeacutee vient de faire1agrave force drsquoexcitation et drsquoagitation drsquoesprit lrsquoun des poegravetes italiens lesplus imaginatifs les plus ingeacutenieux les mieux formeacutes agrave la poeacutesie an-tique et pure qursquoon ait vu de longtemps Nrsquoa-t-il pas lagrave de quoi savoirgreacute agrave cette vivaciteacute drsquoesprit qui a tueacute son esprit Agrave cette clarteacute quilrsquoa aveugleacute Agrave cette exigence cette tension de la raison qui lui ontocircteacute la raison Agrave la meacuteticuleuse et laborieuse quecircte de la connaissancequi lrsquoa conduit agrave la stupiditeacute Agrave cette rare aptitude aux exercices delrsquoesprit qui lrsquoempecircche deacutesormais de srsquoy livrer et va jusqursquoagrave le priverdrsquoesprit Jrsquoai ressenti encore plus de deacuteception que de compassion enle voyant2 agrave Ferrare en si piteux eacutetat se survivant agrave lui-mecircme ne seconnaissant plus ni mecircme ses propres ouvrages que sous ses yeux

1Il srsquoagit de Torquato Tasso dit Le Tasse auteur du tregraves ceacutelegravebre poegraveme Jeacuterusalemdeacutelivreacutee [103] interneacute agrave la suite de crises de deacutemence depuis 1574

2Le Journal de Voyage de Montaigne mentionne son passage agrave Ferrare le 16 no-vembre 1580 mais curieusement il nrsquoy est fait aucune mention de sa visite au poegravete

200 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mais sans qursquoil le sache on a fait connaicirctre tels qursquoils eacutetaient sans lesavoir corrigeacutes ni mis en forme

163 Voulez-vous un homme sain bien eacutequilibreacute avec un com-portement solide et stable Reacutepandez sur lui les teacutenegravebres lrsquooisiveteacuteet la lourdeur drsquoesprit Nous devons nous abecirctir pour nous assagir etnous aveugler pour nous guider On dit que lrsquoavantage drsquoavoir peu dedeacutesirs et drsquoecirctre peu sensible aux douleurs et aux maux provoque jus-tement lrsquoinconveacutenient de nous rendre aussi moins sensibles et moinsattireacutes par la jouissance des biens et des plaisirs Cela est vrai maisla misegravere de notre condition fait que nous avons moins de choses dontjouir qursquoagrave fuir et que nous sommes moins sujets agrave lrsquoextrecircme volupteacuteqursquoagrave une petite douleur laquo Les hommes sont moins sensibles au plaisirTite-Live [105]

XXX 21 qursquoagrave la douleur raquo Nous ne ressentons pas la bonne santeacute comme nousressentons la moindre maladie

Une simple eacutegratignure nous tourmenteAlors que la santeacute ne nous est guegravere sensibleJe me reacutejouis de ne souffrir ni de la poitrine ni du piedMais je nrsquoai pas le sentiment drsquoecirctre bien portant1

164 Ce que nous appelons laquo bien-ecirctre raquo nrsquoest que lrsquoabsencedu laquo mal-ecirctre raquo Voilagrave pourquoi lrsquoeacutecole2 philosophique qui a le plusvanteacute la volupteacute ne lrsquoa cependant deacutefinie que comme lrsquoabsence desouffrance Ne pas avoir de mal crsquoest le plus grand bien que lrsquohommepuisse espeacuterer comme disait Ennius laquo Crsquoest trop de bonheur que deCiceacuteron [16] II

13 nrsquoavoir point de malheur raquoCar cette excitation cette deacutemangeaison que lrsquoon eacuteprouve dans

certains plaisirs et qui semble nous emporter au-delagrave de la simplebonne santeacute et de lrsquoabsence de douleur cette volupteacute active chan-geante et je ne sais trop comment dire cuisante et mordante ne viseen fait qursquoagrave un seul but eacuteviter la douleur Lrsquoardeur qui nous porte versles femmes ne fait que chercher agrave chasser la souffrance que nous causele deacutesir ardent et furieux ne demande qursquoagrave lrsquoassouvir et le mettre aurepos agrave dissiper cette fiegravevre Et de mecircme pour les autres deacutesirs Je disdonc que si la simpliciteacute nous achemine vers lrsquoabsence de mal ellenous achemine en fait vers un eacutetat tregraves heureux pour notre conditionIl ne faut donc pas lrsquoimaginer obtuse au point de nrsquoavoir aucun goucirct

1Vers latins tireacutes de Poemata de La Boeacutetie2Montaigne eacutecrit laquo secte raquo Mais celui-ci a pris agrave notre eacutepoque une connotation

franchement peacutejorative et il me semble injustifieacute de le conserver dans un tel contexte

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 201

165 Crantor1 avait bien raison de combattre lrsquoinsensibiliteacute aumal procircneacutee par Eacutepicure si elle se faisait telle que la venue du mal et sanaissance mecircme en soient absentes Je ne suis pas pour cette absencetotale de douleur qui nrsquoest ni possible ni souhaitable Je suis contentde ne pas ecirctre malade mais si je le suis je veux savoir que je le suiset si on me cauteacuterise ou incise je veux le sentir Car en fait si ondeacuteracinait la connaissance que nous avons du mal on extirperait enmecircme temps celle de la volupteacute et au bout du compte on aneacuteantiraitce qui fait lrsquohomme laquo Cette insensibiliteacute agrave la douleur se paie cher Ciceacuteron [20]

III 6lrsquoabrutissement de lrsquoesprit et lrsquoengourdissement du corps raquo Le mala sa place chez lrsquohomme il ne doit pas toujours fuir la douleur nitoujours suivre la volupteacute

166 Quand la science elle-mecircme ne parvient pas agrave nous don-ner la force de reacutesister agrave nos maux elle nous rejette dans les bras delrsquoignorance et crsquoest tout agrave lrsquohonneur de cette derniegravere Contrainte drsquoenarriver agrave cet arrangement la science nous lacircche la bride et nous per-met de nous reacutefugier dans le giron de lrsquoignorance de nous mettre ainsiagrave lrsquoabri des coups du sort En effet que veut-elle dire drsquoautre quandelle nous dit de ne plus penser aux maux qui nous eacutetreignent maisaux volupteacutes disparues de nous servir du souvenir des biens passeacutespour nous consoler des maux preacutesents et drsquoappeler agrave notre secours unplaisir eacutevanoui pour lrsquoopposer agrave ce qui nous tracasse

laquo Pour soulager les chagrins il [Eacutepicure] propose de nous deacutetour- Ciceacuteron [20]III 15ner des penseacutees deacutesagreacuteables pour eacutevoquer des plaisirs raquo Si la force

lui manque la connaissance srsquoefforce drsquoutiliser la ruse si la vigueurdu corps et des bras lui font deacutefaut elle esquisse alors un pas de cocircteacutetout en souplesse Peut-on demander en effet non seulement agrave un phi-losophe mais simplement agrave un homme de bon sens de se contenter dusouvenir drsquoun vin grec quand il ressent les brucirclures drsquoune forte fiegravevreNrsquoest-ce pas le payer en fausse monnaie Et aggraver son eacutetat

Crsquoest redoubler sa peine que rappeler de bons souvenirs2

1Philosophe de lrsquoancienne Acadeacutemie (IIIegraveme s avant J-C) On ne possegravede quequelques fragments de ses eacutecrits Il a eacuteteacute imiteacute par Ciceacuteron dans ses Tusculanes no-tamment

2Le texte de Montaigne est laquo Che ricordarsi il ben doppia la noia raquo P Villey nedonne pas la source de ce vers en italien DM Frame indique en note laquo Adaptedfrom Dante raquo Il semble srsquoagir en fait drsquoune reacuteminiscence (drsquoapregraves un texte italien nonidentifieacute) des vers de Dante laquo Nessun maggior dolore che ricordarsi del tempo felice ne la miseria raquo (Enfer V vv 121-123)

202 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

167 Voici un autre conseil du mecircme ordre et crsquoest la philoso-phie qui le fournit ne garder en meacutemoire que le bonheur passeacute et ou-blier tous les ennuis que nous avons ducirc supporter Comme srsquoil eacutetait ennotre pouvoir drsquooublier ceci ou cela Voilagrave donc encore un meacutediocreconseil

Qursquoil est doux le souvenir des bonheurs enfuis1Ciceacuteron[16] II32105

168 Comment donc la philosophie qui devrait me fournir desarmes pour combattre lrsquoinfortune me donner le courage de fouler auxpieds toutes les adversiteacutes humaines en arrive-t-elle agrave cette faiblessequi consiste agrave me faire courir en zigzag comme un lapin avec desdeacutetours craintifs et ridicules La meacutemoire nous repreacutesente non pasce que nous voudrions mais ce qui lui plaicirct Il nrsquoest mecircme rien quigrave aussi vivement quelque chose dans notre souvenir que le deacutesirde lrsquooublier crsquoest une bonne meacutethode pour garder quelque chose agravelrsquoesprit et lrsquoy graver que lui demander de le faire disparaicirctre

Ce qui suit est faux laquo Il nous est possible drsquoenterrer nos mal-Ciceacuteron [16] I17 heurs dans un oubli perpeacutetuel et de nous souvenir avec plaisir de nos

agreacuteables moments raquo Mais ceci est vrai laquo Je me souviens mecircme deCiceacuteron [16]II 32 ce que je ne voudrais pas je ne peux oublier ce que je voudrais raquo

Et de qui est cette reacuteflexion De celui laquo qui seul a oseacute se proclamersage2 raquo

Lui dont le geacutenie domina le genre humainLucregravece [46]III 1043-44 Eacuteclipsant tout comme le soleil eacuteteint

Agrave son lever toutes les eacutetoiles

Vider et nettoyer la meacutemoire nrsquoest-ce pas la voie qui megravene agrave lrsquoigno-rance

Lrsquoignorance est un faible remegravede pour nos mauxSeacutenegraveque [94]III 117

169 On connaicirct plusieurs preacuteceptes du mecircme genre qui nousinvitent agrave emprunter au peuple des opinions sans consistance quand laraison vive et forte ne parvient pas agrave srsquoimposer pourvu qursquoelles nousapportent bien-ecirctre et soulagement Quand on ne peut gueacuterir la plaie

1Ciceacuteron a traduit ce vers drsquoEuripide en latin et crsquoest le vers latin que reproduitMontaigne

2Ciceacuteron [16] II 3 7 (agrave propos drsquoEacutepicure)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 203

il vaut mieux lrsquoendormir et lrsquoatteacutenuer1 Je crois qursquoon ne me dira pasle contraire si lrsquoon pouvait maintenir un moment de vie plaisant etcalme en le rendant stable et reacutegleacute au prix drsquoune certaine faiblesse etdeacuteficience de jugement on le ferait sans doute

Je vais me mettre agrave boire et reacutepandre des fleurs Horace [34] I5 vv 14-15Quitte agrave passer pour un fou

170 Plus drsquoun philosophe serait de lrsquoavis de Lycas2 Ayant audemeurant des mœurs bien reacutegleacutees vivant tranquillement et paisible-ment parmi les siens ne manquant agrave aucun de ses devoirs ni enversses proches ni envers les eacutetrangers se tenant agrave lrsquoeacutecart des choses nui-sibles il srsquoeacutetait mis cette ideacutee dans la tecircte agrave la suite drsquoun deacuterangementdrsquoesprit qursquoil se trouvait perpeacutetuellement au theacuteacirctre en train drsquoy voirdes distractions des spectacles et les plus belles comeacutedies au mondeGueacuteri par les meacutedecins de cette deacuteplorable disposition il les mit aussi-tocirct en procegraves pour qursquoils le reacutetablissent dans la douceur de ses recircveries

Heacutelas mes amis vous mrsquoavez tueacute au lieu de me gueacuterir Horace [34] II2 vv 138-140Vous mrsquoavez deacuterobeacute mon bonheur

Avec cette illusion qui faisait ma joie

171 Sa folie ressemblait agrave celle de Trasylaos fils de Pythodo-ros qui eacutetait persuadeacute que les navires qui abordaient et relacircchaient auPireacutee eacutetaient tous agrave son service exclusivement Et il se reacutejouissait de sabonne fortune les accueillant avec joie Son fregravere Criton lrsquoayant faitsoigner pour qursquoil retrouve ses esprits il regrettait cet eacutetat dans lequelil avait veacutecu dans la liesse et exempt de tout souci Crsquoest ce que dit cevers grec ancien

Ne pas penser fait le charme de la vie Sophocle [88]v 554

qursquoil y a bien des avantages agrave ne pas ecirctre tregraves malin LrsquoEccleacutesiaste ledit aussi laquo Beaucoup de sagesse beaucoup de chagrin qui acquiertdu savoir acquiert aussi peine et tourment raquo

172 Les philosophes admettent en geacuteneacuteral3 comme derniegraveresolution agrave toutes sortes de difficulteacutes de mettre fin agrave une vie que nousne pouvons supporter laquo Ccedila te plaicirct Reacutesigne-toi Ccedila ne te plaicirct pas Seacutenegraveque [96]

LXXSors de lagrave comme tu voudras raquo laquo La douleur te pique Ou mecircme elleCiceacuteron [20] II141Dans lrsquoeacutedition de 1588 on lisait ici laquo et plastrer raquo

2On ne sait drsquoougrave Montaigne a tireacute ce nom Cet exemple et ceux qui suivent ont eacuteteacutepris dans les Adages drsquoEacuterasme

3Le texte de 1588 comportait laquo toute raquo laquo en general raquo est une correction manuscritede lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo

204 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

te torture Si tu es sans deacutefense tends la gorge mais si tu es revecirctudes armes de Vulcain crsquoest-agrave-dire de courage reacutesiste raquo

Voici encore ce mot des banquets grecs qursquoils appliquent agrave ce cas laquo Qursquoil boive ou qursquoil parte raquo qui sonne mieux dans la langue drsquounGascon qui change volontiers les laquo b raquo en laquo v raquo que dans celle deCiceacuteron1

Si tu ne sais bien vivre cegravede ta place agrave ceux qui saventHorace [34] II2 vv 213-216 Assez joueacute assez mangeacute assez bu Il est temps de partir

Pour ne pas boire plus qursquoil ne fautEt que la jeunesse en goguette ne se moque et ne te chasse

Mais pour la philosophie nrsquoest-ce pas ici lrsquoaveu de son impuis-sance Est-ce autre chose qursquoun simple renvoi agrave lrsquoignorance pourqursquoon y soit agrave couvert mais donc agrave la stupiditeacute elle-mecircme agrave lrsquoinsensi-biliteacute au non-ecirctre

Averti par son grand acircge du deacuteclin de sa meacutemoireLucregravece [46]III 1052 sq Et de ses faculteacutes Deacutemocrite de lui-mecircme

Alla offrir sa tecircte agrave son destin

173 Crsquoest bien lagrave ce que disait Antisthegravene laquo Il faut faire pro-vision de bon sens pour comprendre ou de corde pour se pendre raquo EtChrysippe de rencheacuterir en citant ce propos du poegravete Tyrteacutee laquo De lavertu ou de la mort srsquoapprocher 2 raquo Et Crategraves quant agrave lui disait quelrsquoamour se gueacuterissait par la faim sinon par le temps Et pour celui agravequi ces deux moyens ne plairaient la corde pour se pendre

174 Sextius dont Seacutenegraveque et Plutarque parlent si favorable-ment srsquoeacutetant jeteacute toutes affaires cessantes dans lrsquoeacutetude de la philo-sophie deacutecida de se jeter dans la mer parce qursquoil trouvait trop longuesses eacutetudes et ses progregraves trop lents Agrave deacutefaut de pouvoir atteindre lascience il courut vers la mort Voici ce que dit la Loi3 agrave ce propos

1Cela donnerait en effet laquo aut vivat raquo A Lanly cite ([58] II p 160) le dicton laquo BeatiVascones quibus vivere est bibere raquo (laquo Heureux Gascons pour qui vivre crsquoest boire raquo)Dans lrsquoeacutedition de 1595 des mots ont eacuteteacute deacuteplaceacutes on lit laquo qursquoen celle de Ciceacuteronqui change volontiers en V le B raquo Mlle de Gournay ne connaissant pas le Gascona-t-elle cru que ce changement phoneacutetique srsquoappliquait au latin de Ciceacuteron

2Ces formules sont tireacutees de Plutarque [78] LXVIII Des communes conceptionscontre les Stoiumlques

3De quelle laquo Loi raquo srsquoagit-il Celle du Dieu biblique ou celle des Stoiumlciens Peut-ecirctre simplement laquo regravegle agrave suivre dans la vie raquo Les eacutediteurs de Montaigne sont muetslagrave-dessus

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 205

laquo Srsquoil arrive quelque grave inconveacutenient auquel on ne puisse remeacute-dier le port est proche on peut se sauver agrave la nage hors de son corpscomme on le ferait drsquoun esquif qui prend lrsquoeau car crsquoest la crainte demourir et non le deacutesir de vivre qui tient le sot attacheacute agrave son corps raquo

175 La simpliciteacute rend la vie plus agreacuteable et la rend aussiplus candide et meilleure comme jrsquoai deacutejagrave commenceacute agrave le dire plushaut Les simples et les ignorants dit saint Paul1 srsquoeacutelegravevent vers leciel et lrsquoatteignent nous autres avec tout notre savoir nous plongeonsdans les abicircmes infernaux Je ne mrsquoattarderai pas sur Valentian2 ni surLicinius tous deux empereurs romains ennemis deacuteclareacutes de la scienceet des lettres qursquoils appelaient le venin et la peste de tout eacutetat politiqueNon plus qursquoagrave Mahomet qui comme je lrsquoai entendu dire interdit lascience agrave ses fidegraveles Mais lrsquoexemple de ce grand Lycurgue avec sonprestige doit certes peser dans la balance de mecircme que lrsquoadmirationque lrsquoon peut eacuteprouver pour cette citeacute de Laceacutedeacutemone si grande siadmirable et si longtemps florissante dans la vertu et le bonheur sansque les lettres y soient enseigneacutees ni pratiqueacutees

176 Ceux qui reviennent de ce monde nouveau deacutecouvert dutemps de nos pegraveres par les Espagnols peuvent teacutemoigner que cespeuples sans magistrats ni lois vivent de faccedilon mieux reacutegleacutee et plushonnecirctement que les nocirctres ougrave il y a plus drsquoofficiers de justice et delois qursquoil nrsquoy a drsquohommes ordinaires et drsquoactions en justice

Drsquoassignations et de requecirctes LrsquoArioste [43]XIV 84Drsquoinformations et de procurations

Ils ont les mains et poches pleinesEt des liasses de gloses de consultations et proceacuteduresAvec eux les pauvres gens ne sont jamais tranquillesCerneacutes de partout par les notairesLes procureurs et les avocats

177 Un seacutenateur romain des derniers siegravecles disait que lrsquoha-leine de leurs preacutedeacutecesseurs puait lrsquoail que leur estomac eacutetait parfumeacutede bonne conscience et qursquoagrave lrsquoinverse ceux de son temps ne sentaientque le parfum au dehors et qursquoils puaient au-dedans de toutes sortesde vices Il me semble qursquoils eacutetaient tregraves savants et avaient bien du ta-lent mais manquaient cruellement de vertu La rusticiteacute lrsquoignorance

1En fait drsquoapregraves Cornelius Agrippa De vanitate scientiarum I2Cornelius Agrippa que Montaigne utilise ici a donneacute ce nom agrave lrsquoempereur habi-

tuellement nommeacute laquo Valens raquo mort en 378 fregravere de Valentinien qui lui avait confieacutelrsquoorient Chreacutetien il avait rallieacute lrsquoarianisme (Dict Larousse)

206 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

la sottise la rudesse srsquoaccompagnent volontiers de lrsquoinnocence lacuriositeacute la subtiliteacute le savoir traicircnent apregraves eux la meacutechanceteacute lrsquohu-militeacute la crainte lrsquoobeacuteissance la bienveillance (qui sont les qualiteacutesprincipales pour la peacuterenniteacute de la socieacuteteacute humaine) demandent qursquoonait une acircme vierge docile et peu preacutesomptueuse

178 Les chreacutetiens savent particuliegraverement bien agrave quel point lacuriositeacute est un mal naturel et originel chez lrsquohomme Crsquoest avec lesouci de devenir plus savant et plus sage que commenccedila le deacuteclin dugenre humain crsquoest par lagrave qursquoil srsquoest voueacute agrave la damnation eacuteternelleLrsquoorgueil est la cause de sa perte et de sa corruption Crsquoest lrsquoorgueilqui jette lrsquohomme hors des chemins ordinaires qui lui fait aimer lanouveauteacute et preacutefeacuterer ecirctre le chef drsquoune troupe errante et deacutevoyeacutee surle sentier de la perdition preacutefeacuterer ecirctre maicirctre et professeur drsquoerreur etde mensonge plutocirct que drsquoecirctre un disciple de lrsquoeacutecole de la veacuteriteacute selaissant conduire par drsquoautres mains sur les sentiers freacutequenteacutes sur labonne voie Crsquoest peut-ecirctre lagrave qursquoil faut voir le sens de ce mot grecancien disant que laquo la superstition suit lrsquoorgueil et lui obeacuteit comme agraveson pegravere1 raquo

179 Ocirc orgueil comme tu nous entraves Quand Socrate appritque le dieu de la sagesse lui avait attribueacute le nom de Sage il en fut saisidrsquoeacutetonnement et il avait beau srsquoexaminer et se secouer il ne trouvaitaucun fondement agrave ce deacutecret divin Il savait qursquoil y en avait drsquoautres quieacutetaient justes modeacutereacutes courageux et savants tout comme lui et de pluseacuteloquents plus beaux et plus utiles agrave son pays Il conclut finalementqursquoil ne se distinguait des autres et nrsquoeacutetait sage que parce qursquoil nese consideacuterait pas comme tel que pour son dieu crsquoeacutetait une becirctisepropre agrave lrsquohomme que de se croire savant et sage que la meilleuredoctrine eacutetait celle de lrsquoignorance et la simpliciteacute la meilleure faccedilondrsquoecirctre sage

180 La Parole Sainte deacuteclare miseacuterables ceux drsquoentre nous quiont une haute opinion drsquoeux-mecircmes laquo Boue et cendre leur dit-ellecomment peux-tu te glorifier raquo Et ailleurs laquo Dieu a fait lrsquohommesemblable agrave lrsquoombre et qui la jugera quand la lumiegravere srsquoeacutetant eacuteloi-gneacutee elle se sera eacutevanouie raquo Nous ne sommes rien nos forces sontbien incapables de concevoir lrsquoeacuteleacutevation divine et des œuvres de notrecreacuteateur celles qui portent le mieux sa marque celles qui sont le pluseacutevidemment les siennes sont celles que nous comprenons le moinsCrsquoest pour les chreacutetiens un motif de croire que de rencontrer une choseincroyable elle est drsquoautant plus rationnelle qursquoelle est contraire agrave la

1Mot de Socrate pris dans Stobeacutee Sermo XXII

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 207

raison humaine car si elle relevait de la raison ce ne serait plus unmiracle et srsquoil y en avait deacutejagrave un exemple ce ne serait plus une choseextraordinaire laquo Dieu est mieux connu si lrsquoon est ignorant raquo dit saintAugustin Et Tacite laquo Il est plus saint et plus respectueux de croire Tacite [101]

XXXIVaux actions des dieux que de les connaicirctre eux-mecircmes raquo Et Platon es-time qursquoil y a quelque impieacuteteacute vicieuse agrave trop srsquointerroger sur Dieu etsur le monde et sur les causes premiegraveres des choses

laquo En veacuteriteacute il est difficile de connaicirctre le pegravere de cet univers et sion y parvient il est impie de le reacuteveacuteler au vulgaire raquo dit Ciceacuteron1

181 Certes nous employons les mots laquo puissance raquo laquo veacuteriteacute raquolaquo justice raquo ce sont des mots qui eacutevoquent quelque chose de grand mais ce laquo quelque chose raquo nous ne le voyons nullement et nous nepouvons le concevoir Nous disons que Dieu craint que Dieu srsquoirriteque Dieu aime

Mettant des mots de mortel sur des choses immortelles Lucregravece [46] Vv 122

Ce sont lagrave des sensations et des eacutemotions que nous ne pouvons pla-cer en Dieu avec la forme qursquoelles ont pour nous et nous ne pouvonspas non plus les imaginer avec la forme qursquoelles ont pour lui Crsquoest agraveDieu seul qursquoil appartient de se connaicirctre et drsquointerpreacuteter ses œuvresEt crsquoest imparfaitement qursquoil le fait dans notre langage pour srsquoabaisseret descendre jusqursquoagrave nous qui demeurons attacheacutes agrave la terre2

182 Comment la sagesse pourrait-elle lui convenir elle qui estun choix entre le bien et le mal puisqursquoaucun mal ne peut lrsquoatteindreEt que dire de la raison ou de lrsquointelligence dont nous nous servonspour rendre visibles les choses obscures puisque rien nrsquoest obscurpour Dieu Et la justice qui attribue agrave chacun ce qui lui appartientet que lrsquoon a institueacutee pour les besoins de la socieacuteteacute humaine quelleforme a-t-elle en Dieu Et la tempeacuterance qui nrsquoest que la modeacutera-tion de plaisirs charnels qui nrsquoont pas leur place en lui Le couragepour supporter la douleur lrsquoeffort les dangers tout cela lui appartientaussi peu ces trois choses ne peuvent parvenir jusqursquoagrave lui Crsquoest pour-quoi Aristote3 considegravere qursquoil est eacutegalement exempt de vertu et device laquo La bienveillance et la colegravere lui sont eacutetrangers ces passions ne Ciceacuteron[17] I

171Drsquoapregraves Platon [74] II2Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Montaigne a eacutecrit laquo agrave terre couchez raquo A Lanly

[58] traduit par laquo agrave terre eacutetendus raquo et D M Frame [28] par laquo on the ground prostrate raquoMais de mon point de vue lrsquoideacutee est plutocirct de ne pouvoir se laquo deacutetacher raquo de la terre

3Aristote [6] VII I Notons encore une fois avec quelle faciliteacute Montaigne laquo annexe raquoen quelque sorte Platon Aristote Socrate etc agrave la religion chreacutetienne

208 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

concernent que les acircmes faibles raquo183 La connaissance que nous avons de la veacuteriteacute quelle qursquoelle

soit ce nrsquoest pas avec nos propres forces que nous lrsquoavons acquiseCrsquoest Dieu qui nous lrsquoa apprise entiegraverement par lrsquointermeacutediaire deceux qursquoil a choisis comme teacutemoins dans le peuple simples et igno-rants pour nous communiquer ses admirables secrets notre foi nrsquoestpas quelque chose que nous avons acquis par nous-mecircmes crsquoest unpur preacutesent ducirc agrave la libeacuteraliteacute drsquoautrui Ce nrsquoest pas par notre raisonne-ment ou notre intelligence que nous avons reccedilu notre religion mais parune autoriteacute et une injonction exteacuterieures La faiblesse de notre juge-ment y contribue mieux que sa force et notre aveuglement plus que laclairvoyance Crsquoest par notre ignorance plus que par notre science quenous sommes savants du divin savoir Ce nrsquoest pas eacutetonnant si nos ca-paciteacutes naturelles et terrestres ne peuvent concevoir cette connaissancesurnaturelle et ceacuteleste Contentons-nous drsquoy apporter notre obeacuteissanceet notre sujeacutetion car comme il est eacutecrit dans lrsquoEacutevangile laquo Je deacutetruiraila sagesse des sages et jrsquoabattrai lrsquointelligence des intelligents Ougrave estle sage Ougrave est lrsquohomme cultiveacute Ougrave est le raisonneur de ce tempsDieu nrsquoa-t-il pas abecircti la sagesse de ce monde Puisque le monde nrsquoapas connu Dieu par la sagesse crsquoest par la simple preacutedication qursquoil luia plu de sauver les croyants1 raquo

184 Aussi me faut-il donc examiner finalement srsquoil est dans lepouvoir de lrsquohomme de trouver ce qursquoil cherche et si cette quecircte qursquoilpoursuit depuis tant de siegravecles lrsquoa enrichi de quelque nouvelle forceet de quelque solide veacuteriteacute

185 Je crois qursquoil mrsquoavouera srsquoil parle sincegraverement que toutce qursquoil a pu tirer drsquoune si longue chasse crsquoest drsquoavoir appris agrave recon-naicirctre sa faiblesse Lrsquoignorance qui est naturellement en nous nouslrsquoavons veacuterifieacutee et confirmeacutee par cette longue eacutetude Il est advenu agraveceux qui sont veacuteritablement savants ce qui advient aux eacutepis de bleacute ilssrsquoeacutelegravevent et dressent fiegraverement la tecircte tant qursquoils sont vides mais quandils sont pleins et lourds de grain dans leur maturiteacute ils commencentagrave srsquohumilier et agrave baisser les cornes Ainsi des hommes qui ayant toutessayeacute et tout sondeacute mais nrsquoayant trouveacute en cet amas de science etde ressources de toutes sortes rien de solide ni de ferme mais seule-ment de la vaniteacute ont renonceacute agrave leur preacutesomption et ont accepteacute leurcondition naturelle

186 Crsquoest ce que Velleius fit remarquer agrave Cotta et agrave Ciceacuteron qursquoils avaient appris de Philon laquo qursquoils nrsquoavaient rien appris raquo Pheacutereacute-

1Saint Paul Eacutepicirctre aux Corinthiens I 1 19

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 209

cide lrsquoun des sept sages alors qursquoil eacutetait mourant eacutecrivit agrave Thalegraves laquo Jrsquoai ordonneacute agrave mes proches quand ils mrsquoauront enterreacute de te portermes eacutecrits Srsquoils vous plaisent agrave toi et aux autres sages publie-les sinon deacutetruis-les Ils ne contiennent aucune certitude qui puisse mesatisfaire moi-mecircme je ne preacutetends pas connaicirctre la veacuteriteacute ni mecircme yatteindre Jrsquoouvre les choses plus que je ne les deacutecouvre1 raquo Lrsquohommele plus sage qursquoil y eut jamais Socrate quand on lui demanda ce qursquoilsavait reacutepondit qursquoil savait qursquoil ne savait rien Il confirmait ainsi ceque lrsquoon dit la plus grande part de ce que nous savons est la moindrede celles que nous ignorons Crsquoest-agrave-dire que cela mecircme que nous pen-sons savoir est une partie et bien petite de notre ignorance laquo Noussavons les choses en songe dit Platon et en veacuteriteacute nous les ignorons2laquo Tous les anciens ou presque ont dit qursquoon ne pouvait rien connaicirctre Ciceacuteron [14] I

12rien percevoir rien savoir que nos sens eacutetaient limiteacutes notre intelli-gence faible et courte notre vie raquo

187 De Ciceacuteron lui-mecircme qui devait au savoir toute sa valeurValeacuterius a dit que sur ses vieux jours il commenccedila agrave se deacutesinteacuteresserdes Lettres3 Et agrave lrsquoeacutepoque ougrave il les cultivait crsquoeacutetait librement sansecirctre infeacuteodeacute agrave aucune doctrine suivant ce qui lui semblait le plus pro-bable tantocirct dans une laquo eacutecole raquo tantocirct dans une autre Il se maintenaittoujours dans le scepticisme acadeacutemique laquo Je vais parler mais sans Ciceacuteron [15] II

iiirien affirmer je chercherai toujours doutant le plus souvent et medeacutefiant de moi-mecircme raquo

188 Jrsquoaurais trop beau jeu si je voulais consideacuterer lrsquohommesous son aspect commun et dans lrsquoensemble je pourrais pourtant lefaire en suivant sa propre regravegle qui juge de la veacuteriteacute non par la valeurdes voix mais par leur nombre Laissons lagrave le peuple

Qui dort tout eacuteveilleacute et bien qursquoil soit vivant Lucregravece [46]III vv 1046 et1048

Et les yeux bien ouverts nrsquoa guegravere qursquoune vie morte

car le peuple nrsquoa pas conscience de lui-mecircme il nrsquoa pas de jugementet laisse dans lrsquooisiveteacute la plupart de ses faculteacutes naturelles Je veuxparler de lrsquohomme dans sa situation la plus haute

1La formule est jolie fallait-il la traduire Si lrsquoon y tient laquo je reacutevegravele les choses plusque je ne les explique raquo

2Platon[76] XIX laquo Car il semble que chacun de nous connaicirct tout ce qursquoil saitcomme en recircve et qursquoil ne connaicirct plus rien agrave lrsquoeacutetat de veille raquo (Traduction E Cham-bry) On notera lrsquohabileteacute avec laquelle Montaigne condense le texte de Platon ici matraduction ne fait que le suivre

3Douteux Montaigne prend cela chez Cornelius Agrippa Mais drsquoautres commeValegravere Maxime nrsquoont rien dit de tel

210 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

189 Consideacuterons-le agrave travers ce petit nombre drsquohommes supeacute-rieurs et rares qui doueacutes naturellement au deacutepart drsquoune belle et excep-tionnelle force drsquoacircme naturelle lrsquoont encore renforceacutee et ameacutelioreacuteepar lrsquoeffort lrsquoeacutetude et lrsquoartifice et lrsquoont meneacutee au plus haut degreacute dela sagesse qursquoelle puisse atteindre Ils lrsquoont utiliseacutee en tous sens et detoutes sortes de faccedilons ils lrsquoont appuyeacutee et arc-bouteacutee sur tout ce quipouvait la soutenir lrsquoont enrichie et enjoliveacutee de tout ce qursquoils ont puemprunter pour son avantage que ce soit dans ce bas-monde ou danslrsquoautre crsquoest chez eux que lrsquoon trouve lrsquohumaine nature sous sa formela plus haute Ils ont organiseacute le monde par des institutions et des lois ils lrsquoont instruit par des techniques et des sciences ainsi que par leursconduites exemplaires Je ne tiendrai compte que de ces gens-lagrave deleur teacutemoignage et de leur expeacuterience voyons jusqursquoougrave ils sont al-leacutes et ougrave ils se sont arrecircteacutes1 Les deacuteregraveglements et les deacutefauts que noustrouverons chez eux le monde pourra bien les consideacuterer comme sienssans heacutesitation

190 Quand on cherche quelque chose il y a toujours un mo-ment ougrave lrsquoon peut dire soit qursquoon a trouveacute soit que crsquoest impossiblesoit que lrsquoon est encore en train de chercher Toute la philosophie estreacutepartie entre ces trois modes Son but est de rechercher la veacuteriteacutela science la certitude Les Peacuteripateacuteticiens Eacutepicuriens Stoiumlciens etquelques autres ont cru les avoir trouveacutees Ils ont donneacute forme auxsciences que nous connaissons et les ont traiteacutees comme des certi-tudes Clitomachos Carneacuteade et les Acadeacutemiciens ont deacutesespeacutereacute dejamais les trouver et estimeacute que nous nrsquoavions pas les moyens suf-fisants pour concevoir la veacuteriteacute Leur conclusion crsquoest le constat delrsquoignorance et de la faiblesse humaines Cette eacutecole a eu la descen-dance la plus importante et les plus nobles repreacutesentants

191 Pyrrhon et les autres sceptiques ou laquo eacutepeacutechistes2 raquo dont lesLesPyrrhoniens opinions selon de nombreux auteurs anciens sont tireacutees drsquoHomegravere

des Sept Sages drsquoArchiloque drsquoEuripide et aussi de Zeacutenon de Deacute-mocrite de Xeacutenophane disent qursquoils sont encore agrave la recherche de laveacuteriteacute Ils considegraverent que ceux qui pensent lrsquoavoir trouveacutee se trompentcomplegravetement et ils pensent mecircme qursquoil y a encore trop de vaniteacute chezceux qui estiment que les forces humaines ne sont pas capables de lrsquoat-

1Lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo comporte laquo agrave quoy ils se sont reacutesolus raquo et le derniermot a eacuteteacute barreacute et remplaceacute par laquo tenus raquo

2Le mot deacuteriveacute drsquoun verbe signifiant laquo suspendre son jugement raquo signifie aussilaquo sceptiques raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 211

teindre Crsquoest que en effet pour mesurer notre capaciteacute agrave connaicirctre et agravejuger de la difficulteacute des choses il faut deacutejagrave faire preuve drsquoune scienceextrecircme ndash et ils doutent que lrsquohomme en soit capable

Qui pense qursquoon ne sait rien ne sait mecircme pas Lucregravece [46]IV 470Si lrsquoon peut dire qursquoon ne sait rien

192 Lrsquoignorance qui se connaicirct qui se juge et se condamnenrsquoest pas une complegravete ignorance pour ecirctre telle il faudrait qursquoellesrsquoignore elle-mecircme De sorte que lrsquoattitude des Pyrrhoniens consisteagrave heacutesiter douter chercher nrsquoecirctre sucircrs de rien et ne reacutepondre de rienDes trois fonctions de lrsquoesprit lrsquointelligence la sensibiliteacute le juge-ment ils reconnaissent les deux premiegraveres et laissent la derniegravere danslrsquoambiguiumlteacute sans montrer de penchant ou drsquoapprobation si peu que cesoit drsquoun cocircteacute ou de lrsquoautre

193 Zeacutenon repreacutesentait par des gestes la faccedilon dont il concevaitcette division des faculteacutes de lrsquoesprit la main largement ouverte si-gnifiait la vraisemblance agrave demi-fermeacutee et les doigts un peu replieacuteslrsquoacquiescement le poing fermeacute la compreacutehension et quand le poingde la main gauche eacutetait encore plus serreacute la science

194 Le caractegravere donneacute agrave leur jugement par les Pyrrhoniens droit et inflexible acceptant tout ce qui se preacutesente sans srsquoy attacheret sans y donner leur assentiment les conduit vers lrsquoataraxie qui estun mode de vie paisible tranquille exempt des agitations que nousdevons agrave lrsquoopinion et agrave la connaissance que nous pensons avoir deschoses crsquoest en effet de ces agitations que nous viennent la crainte lacupiditeacute lrsquoenvie les deacutesirs immodeacutereacutes lrsquoambition lrsquoorgueil la super-stition lrsquoamour de la nouveauteacute la reacutebellion la deacutesobeacuteissance lrsquoobs-tination et la plupart de nos maux corporels Et de fait ils eacutevitent ainsiles rivaliteacutes que pourrait susciter leur doctrine Car leurs deacutebats sontpeu animeacutes et ils ne craignent guegravere la contradiction

195 Quand ils disent que tout corps pesant va vers le bas ils se-raient bien ennuyeacutes si on les croyait et ils font tout ce qursquoils peuventpour qursquoon les contredise pour susciter le doute et suspendre tout ju-gement ce qui est leur but Ils ne mettent en avant leurs opinions quepour combattre celles qursquoils pensent que nous avons nous-mecircmes Sivous adoptez leur point de vue ils soutiendront volontiers le point devue contraire tout leur est indiffeacuterent ils nrsquoont aucune preacutefeacuterenceSi vous affirmez que la neige est noire ils essaieront au contraire deprouver qursquoelle est blanche mais si vous dites qursquoelle nrsquoest ni lrsquoun nilrsquoautre ils srsquoefforceront de montrer qursquoelle est agrave la fois lrsquoun et lrsquoautre

212 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

si vous deacuteclarez tenir pour certain que vous nrsquoen savez rien ils sou-tiendront que vous le savez Et si mecircme vous affirmez cateacutegorique-ment que vous en doutez ils se mettront en devoir de vous deacutemontrerque vous nrsquoen doutez pas du tout ou que vous ne pouvez en juger nideacutecider que vous en doutez Alors par ce doute extrecircme qui va jus-qursquoagrave saper ses propres fondations ils se seacuteparent et se distinguent deplusieurs opinions y compris de celles-lagrave mecircme qui ont soutenu dediverses maniegraveres le doute et lrsquoignorance

196 Puisque ceux qui suivent leurs dogmes peuvent dire lrsquounvert et lrsquoautre jaune pourquoi nrsquoauraient-ils pas eux-mecircmes le droitde douter Y a-t-il une chose que lrsquoon vous demande drsquoaccepter ou derefuser que lrsquoon ne puisse consideacuterer comme ambigueuml Les autres sontporteacutes comme par la tempecircte vers telle ou telle opinion vers lrsquoeacutecoleeacutepicurienne ou stoiumlcienne sans lrsquoavoir vraiment deacutecideacute ni choisi etmecircme le plus souvent avant drsquoavoir atteint lrsquoacircge du discernement enfonction des usages de leur pays ou du fait de lrsquoeacuteducation qursquoils ont re-ccedilue de leurs parents ou encore par le fait du hasard et ils srsquoy trouventengageacutes asservis et comme pris dans un piegravege dont ils ne peuventse deacutefaire ndash laquo ils se cramponnent agrave une doctrine comme agrave un rocherCiceacuteron [14] II

iii sur lequel la tempecircte les aurait jeteacutes raquo Pourquoi donc ne leur serait-ilpas conceacutedeacute agrave eux-mecircmes de preacuteserver leur liberteacute et drsquoexaminer leschoses sans obligation ni servitude laquo Drsquoautant plus libres et indeacutepen-Ciceacuteron [14] II

iii dants qursquoils disposent drsquoun pouvoir absolu de juger raquo

197 Nrsquoest-ce pas un avantage que de ne pas ecirctre soumis agrave laneacutecessiteacute qui bride les autres Ne vaut-il pas mieux reacuteserver son avisplutocirct que de sombrer dans toutes les erreurs que lrsquoimagination hu-maine a produites Ne vaut-il pas mieux suspendre sa croyance quede se mecircler agrave ces factions seacuteditieuses et querelleuses Qursquoirai-je doncchoisir Ce qursquoil vous plaira pourvu que ce soit vous qui choisissiezVoilagrave une sotte reacuteponse et crsquoest agrave elle pourtant que tout dogmatismeen arrive lui qui ne nous permet pas drsquoignorer ce que nous ignoronsPrenez le parti le plus fameux il ne sera jamais si sucircr qursquoil ne vousfaille pour le deacutefendre attaquer et combattre cent et cent autres par-tis contraires Ne vaut-il donc pas mieux se tenir en dehors de cettemecircleacutee Il vous est permis drsquoadopter comme srsquoil en allait de votrehonneur et de votre vie lrsquoopinion drsquoAristote sur lrsquoeacuteterniteacute de lrsquoacircmeet de contredire et deacutementir Platon lagrave-dessus Et il leur serait interditagrave eux drsquoen douter Srsquoil est loisible agrave Panaeligtius de reacuteserver son juge-ment sur les haruspices les songes oracles et autre vaticinations dontles Stoiumlciens ne doutent nullement pourquoi un sage nrsquooserait-il pas

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 213

sur toutes choses se comporter de la mecircme faccedilon que lui le fait pourcelles qursquoil a apprises de ses maicirctres qui ont eacuteteacute eacutetablies par le com-mun accord de lrsquoeacutecole dont il est le disciple et le zeacutelateur

198 Si crsquoest un enfant qui juge il ne sait pas de quoi il srsquoagit si crsquoest un savant il a des ideacutees preacuteconccedilues Les Pyrrhoniens se sontdonneacute un extraordinaire avantage dans les combats en srsquoeacutetant deacutechar-geacutes du soin de se proteacuteger peu leur importe qursquoon les frappe pourvuqursquoils frappent Et ils tirent parti de tout srsquoils sont vainqueurs votreproposition est boiteuse et si crsquoest vous crsquoest la leur Srsquoils se trompentils deacutemontrent lrsquoignorance et si vous vous trompez crsquoest vous quila deacutemontrez Srsquoils prouvent qursquoon ne sait rien crsquoest bien Srsquoils nepeuvent pas le prouver crsquoest bien aussi laquo De sorte qursquoen trouvant Ciceacuteron [14] I

12drsquoaussi bonnes raisons pour et contre il soit plus aiseacute de reacuteserver sonjugement sur tel point ou sur tel autre raquo Et ils se vantent de trou-ver pourquoi une chose est fausse bien plus facilement que de trouverpourquoi elle est vraie

199 Leurs faccedilons de srsquoexprimer sont celles-ci laquo Je nrsquoaffirmerien les choses ne sont pas plus ainsi qursquoautrement ou que ni lrsquounni lrsquoautre je ne comprends pas cela les apparences sont les mecircmespartout parler pour ou contre crsquoest tout comme rien ne semble vraiqui ne puisse sembler faux1 raquo Leur maicirctre-mot crsquoest laquo ἐπέχω raquo Ciceacuteron [14] I

12crsquoest-agrave-dire laquo je reacuteserve mon jugement je ne me prononce pas2 raquo Voilagraveleurs refrains avec drsquoautres de la mecircme veine Et ce qursquoils obtiennentcrsquoest une suspension complegravete inteacutegrale et parfaite du jugement Ilsutilisent leur raison pour interroger et deacutebattre mais non pour choisiret deacutecider Celui qui peut imaginer un perpeacutetuel aveu drsquoignorance unjugement sans tendance ni inclination en quelque occasion que ce soitcelui-lagrave peut concevoir ce qursquoest le pyrrhonisme Jrsquoexpose leur faccedilonde penser aussi bien que possible parce que nombreux sont ceux quila trouvent difficile agrave concevoir et que les auteurs anciens eux-mecircmesla preacutesentent de faccedilon un peu obscure et avec des variations

200 Quant aux actions de la vie courante ils se comportentde faccedilon ordinaire Ils se precirctent et srsquoadaptent aux tendances natu-relles aux pulsions et aux contraintes des passions aux dispositionsdes lois et des coutumes et aux traditions intellectuelles laquo Car Dieu Ciceacuteron [15] I

18a voulu que nous ayons non la connaissance des choses mais seule-

1Montaigne avait fait graver (en grec) la plupart de ces formules tireacutees de SextusEmpiricus sur les poutres du plafond de sa laquo librairie raquo On peut encore les voir aujour-drsquohui (en partie reacutenoveacutees)

2Litteacuteralement laquo je ne bouge pas raquo

214 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

ment celle de leur usage raquo Ils se laissent guider dans leurs actionscourantes par ces choses-lagrave sans en juger ni prendre parti Crsquoest pourcela que je peux difficilement faire coiumlncider cette conception avec leportrait que lrsquoon donne de Pyrrhon que lrsquoon dit stupide et amorphemenant une vie farouche et peu sociable nrsquoessayant mecircme pas drsquoeacutevi-ter les charrettes qui le heurtent ni les preacutecipices refusant de se sou-mettre aux lois Crsquoest lagrave une exageacuteration de sa doctrine Il nrsquoa voulu sefaire ni pierre ni souche mais un homme qui vit reacutefleacutechit et raisonnejouissant de tous les plaisirs et avantages offerts par la nature utilisanttoutes ses faculteacutes corporelles et spirituelles selon les regravegles en vigueuret avec droiture Les privilegraveges imaginaires extravagants et infondeacutesque lrsquohomme a voulu srsquoapproprier pour reacutegenter ordonner eacutetablir laveacuteriteacute1 il les a de bonne foi rejeteacutes et abandonneacutes

201 Il nrsquoest drsquoailleurs pas drsquoeacutecole qui ne soit ameneacutee agrave per-mettre agrave son laquo sage raquo srsquoil veut vivre de se conformer agrave bien des chosesqui ne sont pas comprises ni reconnues ni consenties Quand il prendla mer il suit son ideacutee sans savoir si elle lui sera favorable il se sou-met agrave des conditions qui demeurent hypotheacutetiques le vaisseau est-ilbon le pilote expeacuterimenteacute la saison propice Et il est bien obligeacute defaire comme si de se laisser conduire par les apparences dans la me-sure ougrave elles ne sont pas expresseacutement contraires agrave son dessein Il a uncorps et une acircme les sens le poussent lrsquoesprit lrsquoanime Et mecircme srsquoilne trouve pas en lui-mecircme de critegravere personnel et unique pour jugerdes choses et srsquoil estime qursquoil ne doit pas engager son consentementdans la mesure ougrave le faux peut ressembler au vrai il conduit pourtantsa vie pleinement et agreacuteablement

202 Parmi les activiteacutes intellectuelles combien en est-il qui re-posent plus sur la conjecture que sur la science Qui ne deacutecident pasdu vrai ou du faux mais suivent plutocirct ce qui semble eacutevident Il y adisent les Pyrrhoniens du vrai et du faux et il y a en nous ce qursquoil fautpour le rechercher mais pas de quoi en deacutecider comme on fait avec lapierre de touche2 Nous ne nous en portons que mieux de nous laisseraller sans recherche selon lrsquoordre du monde Une acircme exempte de preacute-jugeacutes se trouve bien avantageacutee sur le chemin de la tranquilliteacute Ceuxqui jugent et critiquent leurs juges ne srsquoy soumettent jamais comme ilsle devraient Les esprits simples et peu curieux sont ndash ocirc combien ndash

1laquo la veacuteriteacute raquo est un ajout manuscrit de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Curieusementil nrsquoa pas eacuteteacute repris dans lrsquoeacutedition de 1595

2Au moyen-acircge laquo fragment de jaspe utiliseacute pour essayer lrsquoor et lrsquoargent raquo (DictPetit Robert)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 215

plus dociles et plus faciles agrave conduire selon les lois religieuses et poli-tiques que ces esprits qui surveillent en peacutedagogues les choses divineset humaines

203 Il nrsquoest rien dans ce que lrsquohomme a inventeacute qui ait autant devraisemblance et drsquoutiliteacute que cette doctrine de Pyrrhon Elle montrelrsquohomme nu et deacutemuni reconnaissant sa faiblesse naturelle et doncapte agrave recevoir drsquoen haut quelque force exteacuterieure deacutepourvu de sa-voir humain et donc drsquoautant plus apte agrave faire en lui-mecircme une placeau savoir divin aneacuteantissant son jugement pour faire place agrave la foiElle le montre comme quelqursquoun qui nrsquoest pas un meacutecreacuteant mais nedresse non plus aucun dogme contraire aux lois et regravegles communeacute-ment admises un homme humble obeacuteissant capable de se discipli-ner studieux ennemi jureacute de lrsquoheacutereacutesie et donc agrave lrsquoabri des vaines etirreacuteligieuses opinions professeacutees par les eacutecoles qui sont dans lrsquoerreurCrsquoest comme une carte blanche preacutepareacutee pour prendre sous le doigtde Dieu les formes qursquoil lui plaira drsquoy graver Plus nous nous en re-mettons agrave Dieu plus nous nous confions agrave lui et plus nous renonccedilonsagrave nous-mecircmes mieux nous valons laquo Prends en bonne part dit lrsquoEc-cleacutesiaste les choses telles qursquoelles se preacutesentent agrave toi avec leur visageet leur goucirct jour apregraves jour le reste est au-delagrave de ce que tu peuxconnaicirctre raquo laquo Le Seigneur connaicirct les penseacutees des hommes et il saitqursquoelles sont vaines1 raquo

204 Voilagrave comment des trois principales eacutecoles de philosophiedeux font expresseacutement profession de doute et drsquoignorance et dans latroisiegraveme qui est celle des dogmatiques2 il est aiseacute de voir que laplupart nrsquoont pris le visage de lrsquoassurance que pour avoir meilleuremine Ils ne se sont pas tant soucieacutes de nous eacutetablir quelque certitudeque de nous montrer jusqursquoougrave ils avaient pu aller dans cette chasse agrave Tite-Live [105]

XXVI xxii 14la veacuteriteacute laquo les savants supposent plus qursquoils ne savent raquo205 Timeacutee ayant agrave instruire Socrate de ce qursquoil sait des dieux

du monde et des hommes se propose drsquoen parler comme le ferait nrsquoim-porte qui et considegravere que cela suffit du moment que ses explicationssont aussi probables que celles drsquoun autre car les veacuteritables explica-tions ne sont ni agrave sa porteacutee ni agrave celle drsquoaucun humain Crsquoest ce quelrsquoun de ses disciples a ainsi imiteacute laquo Je mrsquoexpliquerai comme je le Ciceacuteron [20] I

9pourrai Mais en mrsquoeacutecoutant ne croyez pas entendre Apollon sur sontreacutepied et ne prenez pas ce que je dis pour des histoires veacuteritables

1Psaumes 93 22Rappelons que pour Montaigne il srsquoagit des Peacuteripateacuteticiens des Eacutepicuriens des

Stoiumlciens et de tous ceux qui laquo ont penseacute avoir trouveacute la veacuteriteacute raquo

216 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

faible mortel je cherche par des conjectures agrave deacutecouvrir le vraisem-blable raquo Il a dit cela au sujet du meacutepris de la mort qui est un sujetnaturel et agrave la porteacutee de tous Ailleurs il lrsquoa traduit en reprenant lestermes mecircmes de Platon laquo Si en discourant sur la nature des dieux etPlaton [74] 30

d lrsquoorigine du monde je ne puis atteindre le but que je me suis fixeacute nrsquoensoyez pas eacutetonneacutes car souvenez-vous que moi qui vous parle et vousqui jugez nous sommes des hommes Et si je ne dis que des chosesprobables ne me demandez rien de plus1 raquo

206 Aristote nous assegravene drsquoordinaire un grand nombre drsquoopi-nions et de croyances diffeacuterentes pour leur opposer la sienne et nousmontrer combien lui est alleacute plus loin comment il a approcheacute de pluspregraves la vraisemblance On ne peut juger en effet de la veacuteriteacute drsquoapregraveslrsquoautoriteacute et les teacutemoignages des autres Crsquoest pour cela qursquoEacutepicureeacutevita soigneusement de faire figurer dans ses eacutecrits des opinions eacutetran-gegraveres aux siennes Aristote est le laquo prince raquo des dogmatiques et pour-tant crsquoest lui qui nous apprend que savoir beaucoup conduit agrave douterencore plus On le voit souvent srsquoenvelopper volontairement2 drsquouneobscuriteacute si eacutepaisse et si impeacuteneacutetrable qursquoil est impossible drsquoy deacutecelerquelle est son opinion crsquoest en somme du laquo pyrrhonisme raquo sous uneforme affirmative3

207 Voici ce que dit Ciceacuteron qui nous explique lrsquoopinion drsquoau-trui par la sienne laquo Ceux qui voudraient savoir ce que nous pensonspersonnellement sur chaque chose poussent trop loin la curiositeacute Ceprincipe philosophique qui consiste agrave disputer de tout sans deacuteciderde rien drsquoabord eacutetabli par Socrate repris par Arceacutesilas affirmeacute parCarneacuteade est encore en vigueur de nos jours Nous sommes de ceuxqui disent que le faux est toujours mecircleacute au vrai et qursquoil lui ressembletellement qursquoil nrsquoy a aucun signe en eux qui permette de juger et dedeacutecider en toute certitude raquo

208 Pourquoi donc la plupart des philosophes (et pas seule-Lrsquoobscuriteacute desphilosophes ment Aristote) ont-ils affecteacute drsquoecirctre difficiles agrave lire sinon pour mettre

en valeur la vaniteacute de leur sujet et exciter la curiositeacute de notre espriten lui donnant pour toute pitance cet os creux et deacutecharneacute agrave rongerClitomachos affirmait qursquoil nrsquoavait jamais reacuteussi agrave comprendre en li-sant les eacutecrits de Carneacuteade quelle eacutetait lrsquoopinion de lrsquoauteur Pourquoi

1Montaigne utilise ici la traduction (incomplegravete) qursquoen a faite Ciceacuteron Timaeuschap III

2Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit laquo (comme pour exemple sur le proposde lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme) raquo et cette parenthegravese a eacuteteacute barreacutee

3Exemplaire de Bordeaux laquo sous la forme de parler qursquoil a entreprise raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 217

Eacutepicure a-t-il eacuteviteacute la faciliteacute dans son œuvre et pourquoi a-t-on sur-nommeacute Heacuteraclite laquo le teacuteneacutebreux raquo Lrsquoobscuriteacute est une monnaie queles savants utilisent comme ceux qui font des tours de passe-passepour dissimuler la faiblesse de leur science dont la sottise humaine secontente fort bien

Son langage obscur lrsquoa rendu ceacutelegravebre chez les Grecs1 Lucregravece [46] I639-41Surtout aupregraves des sots qui preacutefegraverent ce qui nrsquoest pas clair

Et qursquoils croient comprendre sous un langage eacutenigmatique

209 Ciceacuteron reproche agrave certains de ses amis drsquoavoir consacreacute agravelrsquoastrologie au droit agrave la dialectique et agrave la geacuteomeacutetrie plus de tempsque ces sciences ne le meacuteritaient il disait que cela les deacutetournait desdevoirs de lrsquoexistence plus utiles et plus honorables Les philosophescyreacutenaiumlques meacuteprisaient la physique aussi bien que la dialectique Zeacute-non au tout deacutebut de sa Reacutepublique deacuteclarait que tous les arts libeacuterauxeacutetaient inutiles

210 Chrysippe disait que ce que Platon et Aristote avaient eacutecritsur la Logique ils lrsquoavaient eacutecrit par jeu et agrave titre drsquoexercice et il nepouvait pas croire qursquoils aient pu traiter seacuterieusement drsquoune disciplineaussi vaine Plutarque dit la mecircme chose de la Meacutetaphysique Eacutepicurelrsquoaurait dit aussi de la Rheacutetorique de la Grammaire de la Poeacutesie dela Matheacutematique et de toutes les autres sciences sauf de la PhysiqueSocrate pense la mecircme chose de toutes les sciences sauf de celle desmœurs et de la vie Quelle que fucirct la chose sur laquelle on lrsquointer-rogeait il ramenait toujours en premier lieu celui qui lrsquointerrogeait agraveparler de la faccedilon dont il avait veacutecu et dont il vivait et crsquoest cela qursquoilexaminait et jugeait estimant que tout ce qursquoon peut apprendre drsquoautreest secondaire et superflu laquo Je fais peu de cas de cette culture qui ne Juste Lipse [40]

I 10rend pas vertueux ceux qui la possegravedent2 raquo211 La plupart des domaines du savoir ont ainsi eacuteteacute deacutedaigneacutes

par les savants eux-mecircmes Mais ils nrsquoont pas consideacutereacute qursquoil eacutetait horsde propos de distraire leur esprit et de lrsquoappliquer agrave des choses quinrsquooffraient aucune soliditeacute profitable Et les uns ont consideacutereacute Platoncomme dogmatique les autres comme sceptique drsquoautres encore es-timent qursquoil a eacuteteacute lrsquoun sur certains sujets et lrsquoautre sur certains autresCelui qui dirige ses dialogues Socrate srsquoemploie agrave toujours susciter ladiscussion et agrave ne jamais lrsquoarrecircter il nrsquoest jamais satisfait et dit qursquoilnrsquoa pas drsquoautre science que celle drsquoopposer des objections

1Il srsquoagit drsquoHeacuteraclite2La citation est reprise de Salluste [87] LXXXV

218 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

212 Homegravere lrsquoauteur favori des Anciens a donneacute leurs fon-dements agrave toutes les eacutecoles philosophiques les mettant toutes sur unmecircme pied et montrant ainsi agrave quel point il eacutetait indiffeacuterent agrave la voieque nous pourrions choisir On dit que Platon inspira six eacutecoles diffeacute-rentes Crsquoest pourquoi agrave mon avis jamais enseignement ne fut aussiheacutesitant et moins dogmatique que le sien Socrate disait que les sages-femmes quand elles choisissaient ce meacutetier de faire engendrer lesautres renonccedilaient du mecircme coup agrave engendrer elles-mecircmes et quelui-mecircme ayant reccedilu des dieux le titre de laquo sage-homme raquo srsquoeacutetaitaussi deacutepouilleacute physiquement et mentalement de la faculteacute drsquoenfan-ter Il disait qursquoil se contentait drsquoaider et drsquoapporter ses secours agraveceux qui engendraient en preacuteparant leurs organes en lubrifiant leursconduits en facilitant lrsquoissue de lrsquoaccouchement en jugeant de la via-biliteacute de lrsquoenfant en le nommant le nourrissant lrsquoemmaillotant le cir-concisant et en exerccedilant et manipulant son esprit aux risques et peacuterilsdrsquoautrui

213 Il en est de Platon comme de la plupart des auteurs de cettetroisiegraveme sorte1 comme les Anciens lrsquoont remarqueacute dans les eacutecritsdrsquoAnaxagore Deacutemocrite Parmeacutenide Xeacutenophane et bien drsquoautres ilsont une faccedilon drsquoeacutecrire dubitative dans son dessein et dans sa formequi interroge plus qursquoelle nrsquoenseigne ndash mecircme srsquoils incorporent parfoisagrave leurs eacutecrits des traits dogmatiques2 Ne voit-on pas cela aussi bienchez Seacutenegraveque et Plutarque Nrsquooffrent-ils pas tantocirct un visage tantocirctun autre agrave celui qui les examine de pregraves Et ceux qui tentent drsquohar-moniser les textes des juristes entre eux devraient3 bien commencerpar mettre chacun en accord avec lui-mecircme Il me semble que si Pla-ton a aimeacute cette faccedilon de philosopher agrave travers des dialogues crsquoestqursquoelle lui permettait drsquoexposer plus facilement par plusieurs bouchesla diversiteacute et les variations de sa penseacutee

214 Examiner les problegravemes sous plusieurs angles crsquoest lesexposer aussi bien et mecircme mieux que drsquoun seul point de vue carcrsquoest le faire plus complegravetement et plus utilement Prenons un exemple

1Les laquo dogmatiques raquo probablement bien que le texte ne soit pas tregraves clair ici2Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo cette page a eacuteteacute extrecircmement ratureacutee et modi-

fieacutee agrave plusieurs reprises On lisait initialement ici laquo ils ont une forme drsquoeacutecrire douteuseamp irreacutesolue amp un stile enquerant[] raquo Puis avec les corrections laquo une forme drsquoeacutecriredouteuse en substance amp en dessein raquo Et tout le paragraphe qui suit a eacuteteacute largement ra-tureacute et modifieacute seul Plutarque eacutetait drsquoabord mentionneacute dans une reacutedaction leacutegegraverementdiffeacuterente drsquoailleurs

3Lrsquoeacutedition de 1595 porte ici laquo devoient raquo pourtant on lit bien laquo devraient raquo dans lescorrections manuscrites de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 219

drsquoaujourdrsquohui les arrecircts de justice constituent le degreacute ultime du dis-cours dogmatique et cateacutegorique Pourtant ceux que nos parlementspreacutesentent au peuple comme eacutetant les plus exemplaires les plus agravemecircme de susciter chez lui le respect qursquoil doit eacuteprouver envers cettedigniteacute du fait des grandes capaciteacutes de ceux qui lrsquoexercent ces ar-recircts tirent leur beauteacute non de leur conclusion qui est pour ces gens-lagravebanale et courante pour chaque juge mais de la discussion et de laconfrontation des points de vue divers et parfois opposeacutes que tolegraverela discipline juridique

215 Et le champ le plus large qui srsquoouvre aux critiques desphilosophes drsquoune eacutecole agrave lrsquoencontre des autres vient des contradic-tions et des variations dans lesquelles chacun drsquoeux se trouve empecirctreacutesoit volontairement pour montrer comment lrsquoesprit humain vacille entoute circonstance soit du fait de leur ignorance face aux fluctuationset agrave lrsquoobscuriteacute fonciegravere des choses

216 Que signifie ce refrain 1 laquo En un lieu glissant et changeant Plutarque [78]XLVII f˚348mettons de cocircteacute notre croyance raquo sinon que comme dit Euripide

Les œuvres de Dieu en diverses faccedilons2

Nous laissent comme heacutebeacuteteacutes

Crsquoest ce qursquoeacutecrit souvent Empeacutedocle lui aussi comme mucirc par unedivine fureur et contraint de reconnaicirctre la veacuteriteacute laquo Non non nousne sentons rien nous ne voyons rien toutes choses nous sont cacheacuteesil nrsquoen est aucune dont nous puissions eacutetablir avec certitude ce qursquoelleest3 raquo Et ceci rappelle la parole divine laquo Les penseacutees des mortelssont timides et incertaines nos inventions et nos preacutevisions4 raquo Il nrsquoestpas eacutetonnant si des gens sans espeacuterer parvenir agrave quelque chose ontneacuteanmoins trouveacute plaisir agrave cette chasse lrsquoeacutetude est en elle-mecircme uneoccupation agreacuteable Si agreacuteable mecircme que parmi les volupteacutes qursquoilsinterdisent les Stoiumlciens placent aussi celle qui vient de lrsquoexercice delrsquoesprit et veulent le brider trouvant qursquoil y a de lrsquointempeacuterance agrave tropsavoir

217 Deacutemocrite ayant mangeacute des figues qui sentaient le miel semit agrave chercher mentalement drsquoougrave leur venait cette douceur inattendue

1Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on trouve ici laquo ce sien refrain raquo2Ces vers sont tireacutes de Plutarque [78] eacutegalement XLVII f˚348 (sans reacutefeacuterence pour

Euripide)3Citeacute drsquoapregraves Ciceacuteron [14] Seconds Acadeacutemiques I xii 444Livre de la Sagesse IX 14

220 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

et pour tirer cela au clair se leva de table et alla voir lrsquoassiette sur la-quelle on avait disposeacute ces figues sa servante ayant compris pourquoiil se levait lui dit en riant de ne plus se tourmenter pour cela car crsquoeacutetaitelle qui les avait mises dans un vase ougrave il y avait eu du miel Et Deacutemo-crite srsquoirrita de ce qursquoelle lui avait ocircteacute lrsquooccasion drsquoavoir agrave chercherlui enlevant matiegravere agrave sa curiositeacute laquo Va lui dit-il tu mrsquoas contrarieacute mais je ne renoncerai pourtant pas agrave chercher la cause de cela commesrsquoil srsquoagissait drsquoune cause naturelle raquo Et il ne manqua sucircrement pas detrouver quelque cause veacuteritable agrave ce fait imaginaire et faux

218 Cet exemple drsquoun grand et illustre philosophe montre bienla passion studieuse qui nous entraicircne agrave la poursuite de choses quenous deacutesespeacuterons drsquoatteindre Plutarque raconte une histoire analogue celle de quelqursquoun qui ne voulait pas qursquoon lui explique les chosesdont il doutait pour ne pas perdre le plaisir de les chercher Commecet autre encore qui ne voulait pas que son meacutedecin le prive de lrsquoal-teacuteration due agrave sa fiegravevre pour ne pas perdre le plaisir qursquoil avait de lacalmer en buvant laquo Mieux vaut apprendre des choses inutiles que deSeacutenegraveque [96]

LXXXVIII ne rien apprendre du tout raquo219 Le plaisir que lrsquoon prend dans la nourriture se suffit souvent

agrave lui-mecircme et tout ce que nous prenons drsquoagreacuteable nrsquoest pas toujoursnutritif ni sain De mecircme ce que notre esprit tire de la science nemanque pas drsquoecirctre voluptueux mecircme si ce nrsquoest ni un aliment ni bonpour la santeacute

220 Voici ce que disent les philosophes laquo Lrsquoobservation de lanature est une nourriture qui convient agrave notre esprit elle nous eacutelegraveveet nous conforte en nous faisant meacutepriser les choses basses et terre agraveterre car elle nous les fait comparer avec les choses supeacuterieures et ceacute-lestes Et la recherche des choses eacuteleveacutees et occultes est tregraves agreacuteablemecircme agrave celui qui nrsquoen tire qursquoun respect craintif et qui redoute drsquoenjuger raquo Ce sont lagrave les mots qursquoils emploient dans leur profession defoi Mais lrsquoimage drsquoune curiositeacute maladive de ce genre se voit encoremieux dans lrsquoexemple suivant que lrsquoon trouve si souvent dans leurbouche et qursquoils tiennent en grand honneur Eudoxe souhaitait voir aumoins une fois le soleil de pregraves connaicirctre sa forme sa grandeur sabeauteacute quitte agrave srsquoy brucircler aussitocirct1 ndash et il priait les dieux pour cela Ilvoulait acqueacuterir au prix de sa vie un savoir dont il serait aussitocirct priveacuteEt pour cette connaissance soudaine et eacutepheacutemegravere il eacutetait precirct agrave perdretoutes les connaissances qursquoil posseacutedait et agrave renoncer agrave celles qursquoil eucirctpu acqueacuterir encore

1laquo Exemplaire de Bordeaux raquo laquo comme fut Phaeumlton raquo barreacute

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 221

221 Je ne suis pas vraiment persuadeacute qursquoEacutepicure Platon et Py-thagore nous aient donneacute pour argent comptant leurs laquo atomes raquo leurslaquo ideacutees raquo et leurs laquo nombres raquo Ils eacutetaient bien trop sages pour consi-deacuterer comme des articles de foi des choses si incertaines et si discu-tables Mais dans lrsquoobscuriteacute et lrsquoignorance du monde chacun de cesgrands personnages srsquoest efforceacute drsquoapporter un peu de lumiegravere et ilsont consacreacute leur esprit agrave des inventions ayant au moins une apparencesubtile et plaisante et qui puissent soutenir la contradiction mecircme sielles eacutetaient fausses laquo Crsquoest le geacutenie de ces philosophes qui a inventeacuteces systegravemes et non leur savoir1 raquo

222 Un Ancien agrave qui lrsquoon reprochait de se targuer de philo-sophie alors que son jugement nrsquoen portait guegravere la trace reacuteponditque crsquoeacutetait justement cela philosopher Les philosophes ont voulu toutexaminer tout discuter et ont trouveacute que cette occupation convenaitfort bien agrave notre curiositeacute naturelle Ils ont eacutecrit sur certaines chosesqui concernent la vie publique comme les religions2 et il est heureuxqursquoen vertu de cela ils nrsquoaient pas voulu les disseacutequer complegravetementafin de ne pas engendrer de troubles dans lrsquoobeacuteissance aux lois et auxcoutumes de leur pays

223 Platon traite cette question sans cacher son jeu3 Quandil eacutecrit agrave titre personnel il nrsquoaffirme rien de faccedilon cateacutegorique Maisquand il se veut leacutegislateur il utilise un style autoritaire et peacuteremp-toire et il mecircle hardiment agrave son propos les plus extravagantes de sesinventions aussi utiles pour convaincre la foule que ridicules srsquoagis-sant de lui-mecircme on sait agrave quel point nous sommes capables drsquoad-mettre toutes sortes drsquoopinions et particuliegraverement les plus eacutetranges etles plus anormales

224 Crsquoest pour cela que dans ses Lois il prend grand soinagrave ce qursquoon ne dise en public que des poegravemes dont les reacutecits imagi-naires tendent agrave une fin utile il est si facile de mettre dans lrsquoespritdes hommes des images fantomatiques qursquoil vaut mieux leur fournirdes mensonges profitables plutocirct que des mensonges inutiles ou dom-

1Seacutenegraveque Le Rheacuteteur Suasoriae IV 3 Consultable sur BNF Gallica (httpgallicabnffrark12148bpt6k255468) p 44 f˚29

2Lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo comporte ici cette remarque eacutetonnante laquo car il nrsquoestpas deffendu de faire nostre profit de la mensonge mesme srsquoil est besoing raquo qui a eacuteteacutebarreacutee drsquoun trait de plume

3A Lanly [58] II p175 traduit cette phrase ainsi laquo Platon traite ce mystegravere drsquounefaccedilon bien claire raquo ce qui est assez banal D M Frame [28] de son cocircteacute eacutecrit laquo Platotreats this mystery with his cards pretty much on the table raquo prenant laquo jeu deacutecouvert raquoagrave la lettre en quelque sorte Mon interpreacutetation va dans le mecircme sens

222 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mageables Et il dit tout bonnement dans sa Reacutepublique que danslrsquointeacuterecirct mecircme des hommes il est souvent neacutecessaire de les tromper Il est facile de constater que parmi les eacutecoles philosophiques les unesont plutocirct poursuivi la veacuteriteacute les autres lrsquoutiliteacute et que ce sont ces der-niegraveres qui y ont gagneacute en reacuteputation Crsquoest le malheur de notre condi-tion souvent ce qui apparaicirct agrave notre esprit comme eacutetant le plus vraine lui apparaicirct pas comme le plus utile agrave notre existence Les eacutecolesles plus hardies lrsquoeacutepicurienne la pyrrhonienne la nouvelle Acadeacutemiesont elles aussi contraintes de se soumettre agrave la loi commune en fin decompte

225 Il est drsquoautres sujets que les philosophes ont fait passer parleur tamis qui agrave droite qui agrave gauche chacun srsquoefforccedilant de leur don-ner un air preacutesentable qursquoil soit justifieacute ou non Nrsquoayant rien trouveacutequi soit dissimuleacute au point de ne pas vouloir en parler ils sont sou-vent forceacutes de forger des conjectures fragiles et oseacutees non qursquoils lesprennent eux-mecircmes comme base ni pour eacutetablir quelque veacuteriteacute maisqui leur servent drsquoentraicircnement dans leurs eacutetudes laquo Il semble qursquoilsQuintilien [84]

II xvii 4 aient eacutecrit non pas tant par conviction que pour exercer leur espritsur la difficulteacute du sujet raquo

226 Et srsquoil nrsquoen eacutetait pas ainsi comment pourrions-nous ac-cepter des opinions aussi varieacutees et inconsistantes que celles qui onteacuteteacute avanceacutees par ces esprits excellents et admirables Par exemple est-il rien de plus vain que de vouloir deacutecouvrir Dieu par nos analo-gies et conjectures et le reacutegler avec le monde lui-mecircme selon notrecapaciteacute et nos lois Ou drsquoutiliser aux deacutepens de la diviniteacute ce petiteacutechantillon de connaissance qursquoil lui a plu drsquoattribuer agrave notre condi-tion naturelle Et parce qursquoil nous est impossible drsquoeacutetendre notre vuejusqursquoagrave son trocircne glorieux fallait-il pour autant le ramener ici-bas agravenotre corruption et nos misegraveres

227 De toutes les opinions humaines et anciennes concernantla religion celle qui me semble avoir eu le plus de vraisemblance etde fondement est celle qui reconnaissait en Dieu une puissance in-compreacutehensible agrave lrsquoorigine de toutes choses et de leur permanenceune suprecircme bonteacute et perfection recevant de bon greacute les honneurs etle respect que lui vouent les humains sous quelque visage quelquenom et quelque forme que ce soit

Jupiter tout-puissant pegravere et megravere des chosesDes rois et des dieux1

1Valerius Sorianus citeacute dans saint Augustin [7] VII 11

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 223

228 Ce zegravele universel a eacuteteacute vu drsquoun bon œil depuis le cielToutes les citeacutes ont tireacute parti de leur deacutevotion les hommes impiesont eu partout le sort qursquoils meacuteritaient de mecircme que leurs actions Leslivres des paiumlens dans les fables que sont leurs religions reconnaissentde la digniteacute de lrsquoordre et de la justice et que des prodiges et desoracles leur ont eacuteteacute envoyeacutes pour leur bien et leur instruction car Dieudans sa miseacutericorde daigne parfois renforcer par ces marques tempo-relles les principes eacuteleacutementaires drsquoune connaissance directe et gros-siegravere que la simple raison donne de lui agrave travers les images illusoiresde nos songes Les repreacutesentations imaginaires forgeacutees par lrsquohommelui-mecircme sont non seulement fausses mais impies et injurieuses Etde toutes les religions que saint Paul trouva en honneur agrave Athegravenescelle que les Grecs avaient deacutedieacutee agrave une diviniteacute cacheacutee et inconnuelui sembla la plus excusable1

229 Pythagore approcha la veacuteriteacute de plus pregraves estimant que laconnaissance de cette cause premiegravere Ecirctre des ecirctres devait demeurerindeacutefinie sans description ni deacutetermination que ce nrsquoeacutetait pas autrechose que lrsquoeffort de notre imagination tendue vers la perfection cha-cun en amplifiant lrsquoideacutee selon ses possibiliteacutes Mais quand Numa en-treprit de rendre conforme agrave cette conception la religion de son peuplequand il voulut en faire une religion purement mentale sans objet deacute-fini sans eacuteleacutements mateacuteriels ce fut peine perdue lrsquoesprit humain nesaurait se maintenir dans cet infini de penseacutees informelles il lui faut lescondenser en une repreacutesentation agrave son image La majesteacute divine srsquoesten quelque sorte laisseacute circonscrire dans des limites corporelles sessacrements surnaturels et ceacutelestes portent la marque de notre conditionterrestre le culte qui lui est rendu srsquoexprime par des offices et des pa-roles qui ont un sens pour nous car crsquoest bien lrsquohomme qui croit et quiprie Je laisse de cocircteacute les autres arguments que lrsquoon avance agrave ce pro-pos mais on me ferait difficilement croire que la vue de nos crucifixles tableaux repreacutesentant ce supplice effroyable les ornements et lesgestes ceacutereacutemonieux de nos eacuteglises les chants accordeacutees agrave la deacutevotionde notre penseacutee cette eacutemotion communiqueacutee par nos sens on me fe-rait difficilement croire dis-je que tout cela ne suscite dans lrsquoacircme despeuples une eacutemotion religieuse dont les effets sont tregraves utiles

230 Srsquoil fallait choisir parmi les diviniteacutes auxquelles on a donneacute La forme deDieuun corps par neacutecessiteacute humaine et au milieu de la ceacuteciteacute universelle

1Actes des Apocirctres XVII 23

224 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

je me serais je crois plus volontiers associeacute agrave ceux qui adoraient leSoleil1

la lumiegravere communeRonsard [85] p271 Lrsquoœil du monde et si Dieu au chef2 porte des yeux

Les rayons du Soleil sont ses yeux radieuxQui donnent vie agrave tous nous maintiennent et nous gardentEt les faits des humains en ce monde regardent Ce beau ce grand soleil qui nous fait les saisonsSelon qursquoil entre ou sort de ses douze maisons3 Qui remplit lrsquounivers de ses vertus connues Qui drsquoun trait de ses yeux nous dissipe les nues4 Lrsquoesprit lrsquoacircme du monde ardent et flamboyantEn la course drsquoun jour tout le Ciel tournoyantPlein drsquoimmense grandeur rond vagabond et fermeLequel tient dessous lui tout le monde pour terme5En repos sans repos oisif et sans seacutejour6Fils aicircneacute de nature et le pegravere du jour

Drsquoautant plus que outre cette grandeur et cette beauteacute qui lui sontpropres crsquoest la piegravece de cette machinerie ceacuteleste qui est pour nous laplus eacuteloigneacutee et de ce fait si peu connue qursquoils eacutetaient bien pardon-nables drsquoecirctre en admiration devant elle et de lui teacutemoigner du respect

231 Thalegraves qui le premier se posa ces questions consideacutera queDieu eacutetait un esprit qui creacutea toutes choses agrave partir de lrsquoeau Anaxi-mandre lui estimait que les dieux naissaient et mouraient selon lessaisons et qursquoil y avait des mondes en nombre infini7 Pour Anaxi-megravene lrsquoair eacutetait Dieu creacuteeacute et immense et toujours mouvant Anaxa-gore le premier a soutenu que la faccedilon drsquoecirctre de toutes choses et leurorganisation eacutetaient dicteacutees par la force et la penseacutee drsquoun esprit infini

1On remarquera que Montaigne fait ici appel agrave un contemporain et non agrave un auteurgrec ou latin

2Sur la tecircte3En astrologie les laquo maisons raquo sont les reacutegions du ciel correspondant aux douze

signes du zodiaque que semble parcourir le Soleil dans sa reacutevolution annuelle4Ici les nueacutees les nuages5Lrsquoouvrage de Copernic laquo De revolutionibus orbium celestium raquo qui eacutetablit lrsquoheacutelio-

centrisme est de 1543 On voit que Ronsard srsquoen tient encore agrave la vision traditionnelledu monde dont la Terre est le centre et le Soleil dans sa course en marquant les limites(laquo le terme raquo)

6Sans repos donc actif Simple variante en somme pour redoubler lrsquoopposition eteacuteviter la reacutepeacutetition de laquo repos raquo

7La pluraliteacute des mondes a sa place dans ce que lrsquoon sait de la penseacuteedrsquoAnaximandre

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 225

232 Alcmeacuteon a fait du Soleil de la Lune des astres et de lrsquoacircmedes diviniteacutes Pythagore a fait de Dieu un esprit preacutesent dans la naturede toutes les choses et drsquoougrave nos acircmes sont deacutetacheacutees Pour Parmeacutenidecrsquoest un cercle entourant le ciel et qui soutient le monde par la chaleurde la lumiegravere Empeacutedocle consideacuterait les quatre eacuteleacutements1 dont toutesles choses sont faites comme des dieux Protagoras lui deacuteclarait qursquoilnrsquoavait rien agrave en dire srsquoils existaient ou non ni ce qursquoils sont PourDeacutemocrite tantocirct ce sont les constellations et leurs reacutevolutions quisont des dieux tantocirct crsquoest la nature qui fait mouvoir ces constellationsqui est divine ou encore notre savoir et notre intelligence

233 Platon donne divers visages agrave sa croyance Dans le Timeacuteeil dit que le pegravere du monde ne peut ecirctre nommeacute dans les Lois quelrsquoon ne doit pas rechercher ce qursquoil est Et ailleurs dans ces mecircmeslivres il considegravere comme des dieux le ciel les astres la Terre et nosacircmes et il accueille en outre ceux qui ont eacuteteacute accueillis par la traditiondans chacune des citeacutes Xeacutenophon fait eacutetat de variations semblablesdans lrsquoenseignement de Socrate qui deacuteclare selon lui tantocirct qursquoil nefaut pas chercher agrave connaicirctre la forme de Dieu tantocirct que le Soleil estDieu et lrsquoacircme Dieu eacutegalement tantocirct qursquoil nrsquoy a qursquoun Dieu et tantocirctqursquoil y en a plusieurs Speusippe neveu de Platon dit que Dieu est unecertaine force qui gouverne les choses et qursquoelle est doueacutee de vie

234 Pour Aristote Dieu est tantocirct lrsquoesprit tantocirct le monde ettantocirct il donne un autre maicirctre agrave ce monde tantocirct il fait de la cha-leur du ciel la diviniteacute Xeacutenocrate preacutetend qursquoil y a huit dieux Lescinq premiers ont les noms des planegravetes le sixiegraveme reacuteunit toutes leseacutetoiles fixes qui en constituent les membres le septiegraveme et le huitiegravemesont le Soleil et la Lune Heacuteraclide du Pont2 ne fait qursquoheacutesiter entreles diverses opinions et finalement prive Dieu de sentiment il luifait prendre tantocirct une forme tantocirct une autre puis deacuteclare que crsquoestle ciel et la terre Theacuteophraste lui aussi heacutesite entre diverses ideacutees at-tribuant le gouvernement du monde tantocirct agrave lrsquoentendement tantocirct auciel tantocirct aux eacutetoiles Pour Straton3 Dieu est la nature qui possegravedela force drsquoengendrer drsquoaugmenter ou diminuer sans avoir de forme nide sensibiliteacute Pour Zeacutenon crsquoest la loi naturelle qui commande le bienet prohibe le mal et cette loi est un ecirctre animeacute mais il supprime les

1La terre lrsquoeau lrsquoair le feu2Il fut disciple de Platon au IVe s avant J-C3Surnommeacute laquo Le Physicien raquo fut lrsquoeacutelegraveve de Theacuteophraste Il succeacuteda agrave son tour agrave ce

dernier agrave la tecircte du Lyceacutee

226 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

dieux traditionnels Jupiter Junon Vesta Pour Diogegravene Apolloniate1crsquoest lrsquoair2 qui est Dieu

235 Xeacutenophane fait Dieu tout rond doueacute de la vue et de lrsquoouiumlemais ne respirant pas et nrsquoayant rien de commun avec la nature hu-maine Ariston estime qursquoon ne peut se repreacutesenter la forme de Dieuqursquoil nrsquoest pas doueacute de sensibiliteacute et ignore si crsquoest un ecirctre animeacute ouautre chose Pour Cleacuteanthe crsquoest tantocirct la raison tantocirct le monde tan-tocirct lrsquoacircme de la nature tantocirct la chaleur suprecircme qui entoure et enve-loppe tout Perseacutee disciple de Zeacutenon de Citium a preacutetendu qursquoon don-nait le nom de dieux agrave ceux qui avaient apporteacute quelque chose de parti-culiegraverement utile agrave la vie humaine et agrave ces choses utiles elles-mecircmesChrysippe rassemblait confuseacutement toutes les opinions preacuteceacutedenteset compte parmi les mille sortes de dieux qursquoil invente les hommeseux aussi qui sont immortaliseacutes Diagoras3 et Theacuteodore4 eux niaientcarreacutement qursquoil y eucirct des dieux Eacutepicure imagine des dieux luisantstransparents et permeacuteables agrave lrsquoair installeacutes comme entre deux fortsentre deux mondes agrave lrsquoabri des coups doteacutes drsquoune figure humaine etde membres comme les nocirctres qui pourtant ne leur servent agrave rien

Jrsquoai toujours penseacute que les dieux existent et le dirai toujoursEnnius inCiceacuteron [15] II1

Mais je pense qursquoils nrsquoont cure de ce que font les hommes

236 Fiez-vous donc agrave la philosophie Vous vanterez-vous drsquoavoirtrouveacute la fegraveve dans le gacircteau au milieu de ce tintamarre de tant decervelles philosophiques Le deacutesordre du monde a eu cet effet surmoi que les mœurs et les ideacutees diffeacuterentes des miennes me deacuteplaisentmoins qursquoelles ne mrsquoinstruisent et mrsquoenorgueillissent moins qursquoellesne mrsquohumilient quand je les compare Et tout autre choix que celuiqui vient de la main mecircme de Dieu me semble avoir peu drsquoavantage(et je laisse de cocircteacute les mœurs monstrueuses ou contre nature)5 Lesconstitutions des divers eacutetats ne srsquoopposent pas moins sur ce sujet queles eacutecoles philosophiques et cela nous montre que le hasard lui-mecircme

1Disciple drsquoAnaximegravene au Ve s avant J-C2Les textes y compris celui de 1595 ont ici laquo lrsquoaage raquo Mais les divers eacutediteurs

considegraverent qursquoil srsquoagit ici drsquoune erreur de Montaigne pour laquo lrsquoair raquo et Montaigne parleen effet un peu plus loin de laquo lrsquoair de Diogegravene raquo

3Diagoras de Meacutelos surnommeacute laquo lrsquoAtheacutee raquo vivait vers 4204Theacuteodore de Cyregravene surnommeacute eacutegalement laquo lrsquoAtheacutee raquo eacutetait le disciple et succes-

seur drsquoAristippe le Jeune5Cette laquo parenthegravese raquo qui figure dans un ajout manuscrit de lrsquolaquo exemplaire de Bor-

deaux raquo a eacuteteacute omise dans lrsquoeacutedition de 1595 Je la reproduis neacuteanmoins ici

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 227

nrsquoest pas plus varieacute et changeant que notre raison ni plus aveugle etinconseacutequent

237 Les choses les moins connues sont celles qui sont le pluspropres agrave ecirctre deacuteifieacutees1 Et donc faire de nous des dieux comme danslrsquoAntiquiteacute cela fait preuve de quelque chose de pire encore qursquouneextrecircme faiblesse de raisonnement Je suivrais plus facilement ceuxqui adoraient le serpent le chien ou le bœuf dans la mesure ougrave leurnature profonde et leur ecirctre nous sont moins connus et que nous avonsplus de raisons drsquoimaginer ce qursquoil nous plaicirct de ces animaux-lagrave et deleur attribuer des faculteacutes extraordinaires Mais avoir fait des dieuxayant la mecircme condition que nous dont nous connaissons forceacutementles imperfections leur avoir attribueacute des deacutesirs de la colegravere des ven-geances des mariages des descendances et de la parentegravele lrsquoamouret la jalousie nos membres et nos os nos fiegravevres et nos plaisirs nosmorts et nos seacutepultures cela relegraveve vraiment drsquoune surprenante foliede lrsquoentendement humain

Ces choses qui sont tregraves eacuteloigneacutees de la nature divine Lucregravece [46] V123-24Indignes de figurer parmi les dieux

238 laquo Nous en connaissons les formes le vecirctement la parure Ciceacuteron [17] IIxxviii 70et en outre la ligneacutee les eacutepousailles les parenteacutes tout cela rameneacute agrave

lrsquoimage de la faiblesse humaine car on les deacutepeint avec des acircmes pas-sionneacutees on nous apprend leurs deacutesirs leurs chagrins leurs colegraveres2 raquo Crsquoest ainsi que lrsquoon a accordeacute la diviniteacute non seulement agrave la foiagrave la vertu agrave lrsquohonneur agrave la concorde agrave la liberteacute agrave la victoire agrave lapieacuteteacute mais aussi agrave la volupteacute agrave la fraude agrave la mort agrave lrsquoenvie agrave lavieillesse agrave la misegravere agrave la peur agrave la fiegravevre agrave la mauvaise fortune etautres accidents facirccheux de notre vie fragile et caduque

A quoi bon introduire nos mœurs dans les temples Perse [70] II62 et 61Ocirc acircmes courbeacutees vers la terre et deacutenueacutees de sens divin

239 Les Eacutegyptiens avec une sagesse cynique deacutefendaient agravetout homme sous peine drsquoecirctre pendu de dire que Seacuterapis et Isis leurs

1Dans les eacuteditions anteacuterieures et celle de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo apregraves le motlaquo deacuteifieacutees raquo la phrase continuait ainsi laquo car drsquoadorer celles de nostre sorte maladivescorruptibles et mortelles comme faisoit toute lrsquoancienneteacute des hommes qursquoelle avoitveu vivre et mourir et agiter toutes nos passions cela raquo La phrase ainsi tronqueacutee estmoins claire et jrsquoai ducirc deacutevelopper quelque peu pour lui restituer tout son sens

2Drsquoapregraves la traduction drsquoE Breacutehier in Les Stoiumlciens [1] p 434)

228 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

dieux eussent autrefois eacuteteacute des hommes quand nul nrsquoignorait qursquoilslrsquoavaient eacuteteacute Et leur repreacutesentation qui les montrait avec un doigt surla bouche signifiait selon Varron cet ordre secregravetement donneacute agrave leursprecirctres drsquoavoir agrave taire leur origine mortelle sous peine drsquoannuler toutela veacuteneacuteration qui leur eacutetait rendue

240 Puisque lrsquohomme deacutesirait tellement se rendre eacutegal agrave Dieuil eucirct mieux fait dit Ciceacuteron de ramener vers lui les qualiteacutes divineset de les attirer ici-bas plutocirct que drsquoenvoyer lagrave-haut sa corruption etsa misegravere Mais agrave bien y regarder il a fait lrsquoun et lrsquoautre de bien desfaccedilons et toujours avec la mecircme vaniteacute

241 Quand les philosophes eacutepluchent1 la hieacuterarchie de leursdieux et srsquoempressent de distinguer leurs alliances leurs attributionsleur puissance je ne puis croire qursquoils parlent seacuterieusement QuandLrsquoAu-DelagravePlaton nous deacutecrit le jardin de Pluton et les agreacutements ou les peinescorporelles qui nous attendent encore apregraves la ruine et la disparition denos corps et qursquoil le fait selon la faccedilon dont nous ressentons les chosesdurant la vie

Ils se cachent dans des sentiers eacutecarteacutes une forecirct de myrteVirgile [112]VI vv 433-34 Les enveloppe mais les chagrins les accompagnent dans la mort

et quand Mahomet promet aux siens un paradis couvert de tapis pareacutedrsquoor et de pierreries peupleacute de jeunes filles drsquoune extrecircme beauteacute devins et de mets choisis je vois bien que ce sont lagrave des ideacutees et des es-peacuterances bien faites pour nos deacutesirs de mortels du miel pour nous atti-rer des attrape-nigauds agrave la mesure de notre becirctise Et certains drsquoentrenous sont victimes drsquoune erreur semblable se promettant apregraves la reacute-surrection une vie terrestre et temporelle accompagneacutee de toutes sortesde plaisirs et drsquoagreacutements de ce monde Peut-on croire que Platon luiqui eut des conceptions si eacuteleveacutees et une si grande connivence avecle divin (au point que le surnom de laquo divin raquo lui en est resteacute) ait pupenser que lrsquohomme cette pauvre creacuteature ait en lui-mecircme quelquechose qui soit susceptible de correspondre agrave cette puissance incom-preacutehensible Et qursquoil ait cru que le peu de mordant de notre espritsoit suffisant et la force de notre jugement assez robuste pour nouspermettre de participer agrave la beacuteatitude ou agrave la souffrance eacuteternelle Ilfaudrait lui dire de la part de la raison humaine

1Il mrsquoa sembleacute judicieux de garder ici le mot mecircme de Montaigne dans son accep-tion actuelle un peu laquo populaire raquo il a conserveacute le cocircteacute narquois qui convient

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 229

242 laquo Si les plaisirs que tu nous promets dans lrsquoautre vie sontdu mecircme ordre que ceux que jrsquoai connus ici-bas cela nrsquoa rien de com-mun avec lrsquoinfini Quand bien mecircme mes cinq sens seraient combleacutesde plaisir et mon acircme saisie de tout le bonheur qursquoelle peut deacutesirer etespeacuterer nous savons que ce dont elle est capable nrsquoest encore rien silagrave-dedans il y a quelque chose de moi il nrsquoy a rien de divin et si cenrsquoest autre chose que ce qui est agrave la porteacutee de notre condition preacutesentecela ne compte pas Tout bonheur des mortels est un bonheur mortelSi la joie de retrouver1 nos parents nos enfants nos amis peut encorenous chatouiller agreacuteablement dans lrsquoautre monde et si nous attachonsencore du prix agrave un tel plaisir nous demeurons dans les agreacutements li-miteacutes de la vie terrestre Nous ne pouvons pas vraiment concevoir lagrandeur de ces sublimes et divines promesses si nous pouvons lesconcevoir en quelque faccedilon Pour les imaginer vraiment il faut lesimaginer inimaginables indicibles et incompreacutehensibles absolumentdiffeacuterentes de ce que peut nous fournir notre miseacuterable expeacuterience raquolaquo Lrsquoœil ne saurait voir dit saint Paul2 le bonheur que Dieu a preacute-pareacute pour les siens et cela ne peut atteindre le cœur de lrsquohomme raquoEt si pour nous en rendre capables il nous faut reacuteformer et changernotre ecirctre (comme tu le dis Platon avec tes laquo purifications raquo) alors cechangement doit ecirctre si extrecircme et si complet que si lrsquoon en croit lessciences de la nature ce ne sera plus nous

Crsquoeacutetait Hector qui combattait dans la mecircleacutee Ovide [63] III2 v 27Mais ce que traicircnaient les chevaux drsquoAchille ce nrsquoeacutetait plus lui

mais un autre ecirctre qui recevra les reacutecompenses

La mutation entraicircne la deacutecomposition donc la mort Lucregravece [46]III 756Car les eacuteleacutements sont deacuteplaceacutes et transposeacutes

243 Car si lrsquoon accepte la meacutetempsycose selon Pythagore etla migration qursquoil imaginait pour les acircmes va-t-on penser que le liondans lequel reacuteside lrsquoacircme de Ceacutesar eacuteprouve les mecircmes sentiments queceux qui agitaient Ceacutesar et que ce lion soit lui Si crsquoeacutetait lui alorsils auraient raison ceux qui combattant cette ideacutee chez Platon lui re-prochaient le fait que dans ce cas un fils pourrait bien se retrouver

1laquo la reconnaissance de nos parents raquo eacutecrit Montaigne D M Frame [28] traduit parlaquo The gratitude of our parents raquo ce qui est surprenant Je comprends de la mecircme faccedilonque A Lanly [58] II p 182 il srsquoagit de laquo retrouvailles raquo et non de laquo teacutemoignages dereconnaissance raquo

2Eacutepicirctre aux Corinthiens I 2 9

230 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

agrave chevaucher sa megravere celle-ci ayant le corps drsquoune mule et autressemblables absurditeacutes Et pouvons-nous croire que dans les transfor-mations qui se font entre les corps des animaux de mecircme espegravece lesnouveaux venus ne soient pas diffeacuterents de leurs preacutedeacutecesseurs Ondit1 que le Pheacutenix engendre drsquoabord un ver qui devient agrave son tour unautre Pheacutenix Peut-on seulement imaginer que ce second Pheacutenix nesoit pas un autre que le premier Les vers qui font notre soie on lesvoit comme mourir et se desseacutecher et ce corps produit un papillonet ce papillon un autre ver qursquoil serait ridicule de consideacuterer encorecomme le preacuteceacutedent Ce qui a cesseacute drsquoecirctre nrsquoest plus Mecircme si le tempsrecueillait notre matiegravere

Apregraves la mort la placcedilant dans son ordre actuel2Lucregravece [47]III 847 sq La lumiegravere de la vie nous fut-elle rendue

Non cela ne pourrait nullement nous toucherNotre propre meacutemoire eacutetant degraves lors briseacutee

244 Et quand tu dis ailleurs Platon que ce sera agrave la partie spi-rituelle de lrsquohomme que reviendra la jouissance des reacutecompenses delrsquoautre vie tu nous dis lagrave quelque chose qui a fort peu de chances dese produire

En effet lrsquoœil arracheacute du reste du corpsLucregravece [46]III 563-564 Seacutepareacute de ses racines ne peut plus rien voir

Car agrave ce compte-lagrave ce nrsquoest plus lrsquohomme ni nous-mecircme parconseacutequent qui profitera de cette jouissance nous sommes faits dedeux piegraveces essentielles dont la seacuteparation signifie la mort et la ruinede notre ecirctre

Car la vie a cesseacute les mouvements de ce qui nous composeLucregravece [46]III 860-861 Se sont disperseacutes au hasard hors drsquoatteinte de nos sens

Nous ne disons pas que lrsquohomme souffre quand les vers rongentles membres dont il se servait vivant et que la terre les engloutit

Et cela ne nous atteint pas nous qui par lrsquounionLucregravece [46]III 657 De lrsquoacircme et du corps constituons une uniteacute

1Pline bien sucircr Hist nat [77] X 22La traduction donneacutee ici est celle de Joseacute Kany-Turpin dans lrsquoouvrage citeacute en reacutefeacute-

rence p 229

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 231

245 Et drsquoailleurs sur quelle base les dieux peuvent-ils recon-naicirctre et reacutecompenser lrsquohomme apregraves sa mort pour ses actions bonneset vertueuses puisque ce sont eux-mecircmes qui les ont introduites et faitnaicirctre en lui Et pourquoi srsquooffensent-ils des actions mauvaises et sevengent-ils sur lui puisqursquoils lrsquoont eux-mecircmes placeacute dans cette condi-tion qui conduit agrave la faute et que drsquoun simple mouvement de leur vo-lonteacute ils peuvent lrsquoempecirccher drsquoy tomber Eacutepicure nrsquoopposerait-il pasces arguments agrave Platon avec une grande apparence de raison humainesrsquoil ne srsquoabritait souvent derriegravere cette sentence laquo qursquoil est impossibledrsquoeacutetablir quelque chose de certain concernant la nature immortelledrsquoapregraves la mortelle raquo La raison ne fait que se fourvoyer partout ougraveelle va mais speacutecialement quand elle se mecircle de choses divines Quile ressent plus que nous En effet bien que nous lui ayons donneacute desprincipes sucircrs et infaillibles que nous eacuteclairions ses pas avec la saintelumiegravere de la veacuteriteacute qursquoil a plu agrave Dieu de nous communiquer nousvoyons pourtant chaque jour pour peu qursquoelle srsquoeacutecarte du sentier or-dinaire et qursquoelle se deacutetourne ou srsquoeacutecarte de la voie traceacutee et suivie parlrsquoEacuteglise comment aussitocirct elle se perd heacutesite et srsquoentrave tournoyantet flottant sur cette vaste mer trouble et changeante des opinions hu-maines sans bride et sans but Degraves qursquoelle abandonne le grand cheminhabituel elle se divise et se disperse entre mille routes diverses

246 Lrsquohomme ne peut ecirctre que ce qursquoil est il ne peut penserqursquoen fonction de ses capaciteacutes Crsquoest une grande preacutesomption ditPlutarque pour ceux qui ne sont que des hommes drsquoentreprendre deparler et de discourir agrave propos des dieux et des demi-dieux pire encoreque celle de vouloir juger ceux qui chantent agrave qui ignore la musiqueou celle drsquoun homme qui nrsquoaurait jamais pris part agrave une campagnemilitaire de vouloir deacutebattre des armes et de la guerre en srsquoimaginantcomprendre par quelque conjecture superficielle les applications drsquounart qui est au-delagrave de ses compeacutetences

247 LrsquoAntiquiteacute srsquoimagina je crois faire quelque chose pour la Ritesfuneacuterairesgrandeur divine en la mettant sur le mecircme plan que celle de lrsquohomme

Elle lrsquoaffubla de ses faculteacutes et de ses belles dispositions comme de sesplus honteuses neacutecessiteacutes lui offrit nos aliments agrave manger nos dansesnos plaisanteries et nos farces pour la reacutejouir nos vecirctements pour secouvrir nos maisons pour se loger la caressa par lrsquoodeur des encenset les sons de la musique par des guirlandes et des bouquets et pourla rendre conforme agrave nos passions mauvaises elle flatta sa justice parune vengeance inhumaine en pensant la reacutejouir par la ruine et la dis-parition des choses qursquoelle-mecircme cette Antiquiteacute avait creacuteeacutees et en-

232 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

tretenues Crsquoest ainsi que Tiberius Sempronius1 fit brucircler en sacrificeagrave Vulcain les armes et le riche butin qursquoil avait pris agrave ses ennemis enSardaigne Paul-Eacutemile2 fit la mecircme chose en Maceacutedoine en lrsquohonneurde Mars et de Minerve Alexandre parvenu aux rives de lrsquoOceacutean In-dien y jeta plusieurs grands vases drsquoor en faveur de Theacutetis et rempliten outre ses autels non seulement drsquoun grand massacre de becirctes inno-centes mais mecircme drsquohommes ainsi que beaucoup de peuples et entreautres le nocirctre3 en avaient lrsquohabitude ndash et je crois drsquoailleurs qursquoaucunnrsquoa eacuteteacute exempt de cette pratique

Il saisit quatre jeunes hommes fils de SulmoneVirgile [112] X517-519 Et quatre autres eacuteleveacutes aupregraves drsquoUfens4

Pour les immoler vivants aux macircnes de Pallas

248 Les Gegravetes5 se considegraverent comme immortels et pour euxmourir consiste seulement agrave srsquoacheminer vers leur dieu Zamolxis Tousles cinq ans ils envoient quelqursquoun vers lui pour lui demander deschoses qui leur sont neacutecessaires Ce deacuteputeacute est tireacute au sort et la faccedilondont on lrsquoy envoie apregraves lrsquoavoir informeacute verbalement de sa missionconsiste en ce que parmi ceux qui lrsquoassistent trois tiennent deboutdes javelines sur lesquelles les autres le lancent de toute la force deleurs bras Srsquoil vient agrave srsquoenferrer sur un endroit vital et qursquoil en meureimmeacutediatement crsquoest pour eux une preuve de faveur divine srsquoil enreacutechappe ils le tiennent pour mauvais et deacutetestable et en choisissentun autre de la mecircme maniegravere

249 Amestris megravere de Xerxegraves devenue vieille fit ensevelir vi-vants en une seule fois quatorze jeunes gens des meilleures maisons

1Cf Tite-Live [105] XLI 162Vainqueur en 168 de Perseacutee roi de Maceacutedoine qursquoil fit prisonnier (cf Tite-Live

XLV 33)3laquo le nocirctre raquo les Gaulois lrsquoexistence de sacrifices humains chez les Gaulois semble

deacutesormais aveacutereacutee Non pas tant par les reacutefeacuterences litteacuteraires (Ceacutesar Ciceacuteron Diodoreetc toujours sujettes agrave caution mais par des deacutecouvertes archeacuteologiques reacutecentes agraveRibemont-sur-Ancre et Gournay-sur-Aronde (80) avec laquo des dizaines de corps deacutemem-breacutes et mises en scegravene macabres raquo ou encore laquo 19 hommes sacrifieacutes momifieacutes et en-terreacutes en tailleur face contre terre devant le temple sur la place centrale du village agraveAcy-Romance (08 ) raquo Je tiens ces indications de Jean-Reneacute Chatillon qui participa auxfouilles

4Les commentateurs heacutesitent sur lrsquoidentiteacute drsquoUfens un personnage ou un nom defleuve A Lanly ([58] t II p 185 note 664) eacutecrit laquo Sulmone et Ufens sont probable-ment ici des noms drsquohommes (note de lrsquoeacutedition Plessis et Lejay) raquo Mais D M Frame([28] p 387) traduit ainsi laquo of Sulmo town from Ufensrsquo stream raquo

5Peuple scythe (qursquoHeacuterodote appelle des laquo Thraces raquo) vivant au bord du Danube

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 233

de Perse en lrsquohonneur de quelque dieu souterrain selon la religiondu pays Aujourdrsquohui encore les idoles de Tenochtitlan1 sont scelleacuteesavec le sang de petits enfants et nrsquoaiment comme sacrifice que ce-lui de ces acircmes infantiles et pures crsquoest une justice affameacutee de sanginnocent

La religion a inspireacute tant de crimes Lucregravece [46] I102

250 Les Carthaginois immolaient leurs propres enfants agrave Sa-turne et celui qui nrsquoen avait pas en achetait le pegravere et la megravere eacutetantcependant tenus drsquoassister agrave cette ceacutereacutemonie affectant drsquoecirctre gais etcontents Crsquoeacutetait lagrave une eacutetrange ideacutee que de vouloir acheter la bonteacutedivine par notre affliction de la mecircme maniegravere que les Laceacutedeacutemo-niens qui cacirclinaient leur deacuteesse Diane en faisant torturer de jeunesgarccedilons fouetteacutes jusqursquoagrave la mort Voilagrave bien un eacutetat drsquoesprit insenseacuteque de vouloir plaire agrave lrsquoarchitecte par la destruction de son bacirctimentet de vouloir eacuteviter la peine meacuteriteacutee par les coupables en punissant desinnocents Ainsi de la pauvre Iphigeacutenie immoleacutee dans le port drsquoAu-lis pour obtenir la reacutemission des offenses envers Dieu commises parlrsquoarmeacutee des Grecs

Au moment mecircme de son hymen condamneacutee agrave demeurer vierge Lucregravece [46] I99Elle tomba pauvre victime immoleacutee par son propre pegravere

Et que dire de ces deux acircmes belles et geacuteneacutereuses les Decius2

pegravere et fils qui allegraverent pour obtenir la faveur des dieux agrave lrsquoeacutegard desaffaires romaines se jeter agrave corps perdu au beau milieu des ennemis3 laquo Combien grande fut lrsquoiniquiteacute des dieux puisqursquoils ne voulurent ecirctre Ciceacuteron [17]

III 6favorables au peuple romain que par le sacrifice drsquohommes tels queceux-lagrave raquo

251 Ajoutons que ce nrsquoest pas au criminel de se faire fouetteragrave sa guise et quand il lui plaicirct de le faire mais que crsquoest au juge drsquoendeacutecider qui ne prend en compte comme chacirctiment que la peine qursquoilordonne et ne peut consideacuterer comme une punition celle qui srsquoexeacutecute

1Montaigne eacutecritlaquo Themixtitan raquo mais J-L Bernard mrsquoa signaleacute la veacuteritable graphiede ce lieu autre nom de Mexico

2Empereur romain de 249 agrave 251 qui deacutefit drsquoabord les Goths puis fut tueacute avec sonfils dans une nouvelle guerre

3Une premiegravere reacutedaction ratureacutee dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo eacutetait laquo Et queDecius pour acqueacuterir la bonne gracircce des dieux envers les affaires Romaines se brulasttout vif en holocauste agrave Saturne entre les deux armeacutees raquo

234 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

au greacute de celui qui la subit La vengeance divine preacutesuppose notreopposition totale agrave sa justice et agrave la peine qursquoelle nous inflige

252 Elle fut bien ridicule lrsquoideacutee de Polycrate tyran de Samosqui pour mettre fin agrave la chance continuelle qursquoil avait et pensant ainsireacutetablir lrsquoeacutequilibre des choses alla jeter dans la mer le plus cher et leplus preacutecieux joyau qursquoil eucirct estimant que par ce malheur provoqueacuteil satisfaisait aux neacutecessaires revirements et aux vicissitudes du sortEt le sort justement pour se moquer de sa sottise fit en sorte que cemecircme joyau revienne encore entre ses mains apregraves avoir eacuteteacute retrouveacutedans le ventre drsquoun poisson Agrave quoi rimaient les plaies et les mutila-tions des Corybantes et des Meacutenades et de nos jours les balafres quesrsquoinfligent les Mahomeacutetans au visage agrave la poitrine et aux membrespour plaire agrave leur prophegravete puisqursquoune offense est le produit de la vo-lonteacute et non de la poitrine des yeux des parties geacutenitales du ventredes eacutepaules ou de la gorge laquo Tant leur esprit est deacuterangeacute et hors deSaint Augustin

[7] VI 10 ses gonds qursquoils croient apaiser les dieux en surpassant la cruauteacutedes hommes elle-mecircme raquo

253 Notre organisation naturelle ne concerne pas que nous parlrsquousage que nous en faisons elle concerne aussi le service de Dieu etdes hommes il nrsquoest pas convenable de lui porter atteinte sciemmentcomme de nous tuer pour quelque preacutetexte que ce soit Il semble quece soit une grande lacirccheteacute et une grande trahison que de perturber etdrsquoempecirccher les fonctions du corps mecircme stupides et infeacuterieures poureacutepargner agrave lrsquoesprit le souci drsquoavoir agrave les gouverner raisonnablementlaquo En quoi craignent-ils la colegravere des dieux ceux qui achegravetent ainsiSaint Augustin

[7] VI 10 leur faveur Des hommes ont eacuteteacute eacutemasculeacutes pour servir aux plaisirsdes rois mais jamais personne nrsquoa porteacute la main sur soi pour le fairemecircme sur lrsquoordre drsquoun maicirctre raquo

254 Les hommes mecirclaient donc agrave leur religion bien des actesabominables

trop souvent crsquoest la religion elle-mecircmeLucregravece [46] I82 Qui a enfanteacute des actes impies et criminels

Ainsi rien drsquohumain ne peut-il eacutegaler ou mecircme approcher en quoique ce soit de la nature divine sans venir la tacher et lui apporterdes imperfections Cette beauteacute cette puissance cette bonteacute infiniecomment supporterait-elle quelque correspondance ou similitude avecune chose aussi abjecte que celle que nous sommes sans en subir undommage et une deacutecheacuteance extrecircmes laquo Car la faiblesse de Dieu estplus forte que les hommes et la folie de Dieu plus sage qursquoeux1 raquo

1Bible Saint Paul Eacutepicirctre aux Corinthiens I 1 25

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 235

255 Le philosophe Stilpon interrogeacute sur la question de savoirsi les dieux se reacutejouissent des honneurs que nous leur rendons et dessacrifices que nous faisons pour eux reacutepondit laquo Vous ecirctes indiscrets si vous voulez parler de cela retirons-nous agrave lrsquoeacutecart raquo Mais cependantnous traccedilons des limites agrave Dieu et sa puissance est sans cesse mise encause par nos raisonnements car nous voulons lrsquoasservir aux manifes-tations futiles et cheacutetives de notre intelligence lui qui nous a faits et afait notre intelligence Et jrsquoappelle laquo raisonnements raquo nos recircveries etnos chimegraveres avec la caution de la philosophie qui deacuteclare que mecircmele fou et le meacutechant usent de la raison en montrant leur folie mais uneraison drsquoun type particulier

256 laquo Puisque rien ne peut se faire agrave partir de rien Dieu nrsquoapu construire le monde sans mateacuteriau1 raquo Nous aurait-il pour cela misen mains les clefs et les ultimes ressorts de sa puissance Se serait-ilastreint agrave ne pas deacutepasser les bornes de notre savoir Admettons ocirchomme que tu aies pu observer ici-bas quelque trace de ses interven-tions penses-tu qursquoil ait employeacute agrave cela tout ce dont il est capableqursquoil y ait mis toutes ses conceptions toutes ses ideacutees Tu ne vois quelrsquoordre et lrsquoorganisation de cette petite cave ougrave tu es logeacute si toutefoistu les vois mais la juridiction de sa diviniteacute est infinie et srsquoeacutetend bienau-delagrave cette partie nrsquoest rien au regard du Tout

Tout cela mecircme avec le ciel mecircme avec la mer Lucregravece [46]VI 678-79Nrsquoest rien au regard de la somme des sommes du grand Tout

257 Crsquoest une loi locale que tu allegravegues car tu ne connais pasce qursquoest la loi universelle Occupe-toi de ce qui te regardes et nonde ce qui le regarde Lui il nrsquoest ni ton confregravere ni ton concitoyen niton compagnon Srsquoil a pu se faire connaicirctre de toi ce nrsquoest pas pourse ravaler agrave ta petitesse ni pour te permettre de controcircler son pouvoirLe corps humain ne peut srsquoeacutelever jusqursquoaux nues cela te concerneLe Soleil ne srsquoarrecircte jamais dans sa course les bornes des mers etde la terre ne peuvent se confondre lrsquoeau est instable et sans soli-diteacute un corps solide ne peut traverser un mur sans y faire une bregraveche lrsquohomme ne peut rester en vie dans les flammes et ne peut ecirctre agrave lafois sur la terre et au ciel ne peut ecirctre physiquement en mille endroitsen mecircme temps Crsquoest agrave ton intention que Dieu a eacutedicteacute ces regravegles

1Certes Montaigne eacutecrit laquo matiere raquo mais pour nous aujourdrsquohui laquo la matiegravere raquodeacutesigne un concept scientifico-philosophique et jrsquoai penseacute que Montaigne ici eacutevoquaitplutocirct quelque chose de concret Par ailleurs jrsquointroduis (agrave la suite de D M Frame) desguillemets car il srsquoagit drsquoun laquo argument raquo auquel la suite cherche agrave reacutepondre

236 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

crsquoest toi qursquoelles enchaicircnent Il a montreacute aux chreacutetiens qursquoil les a toutestransgresseacutees quand il lrsquoa voulu Et en effet pourquoi donc lui tout-puissant aurait-il restreint ses forces dans certaines limites Au nomde quoi aurait-il ducirc renoncer agrave son privilegravege Ta raison nrsquoa jamaisLa pluraliteacute

des mondes plus de vraisemblance et nrsquoest jamais mieux fondeacutee que quand elle tepersuade de la pluraliteacute des mondes

La terre le soleil la lune la mer et tout ce qui existeLucregravece [46] II1085 Ne sont pas uniques mais en nombre infini

258 Les plus fameux esprits du temps passeacute ont cru cela etmecircme certains du nocirctre abuseacutes par la vraisemblance que lui confegraverela raison humaine drsquoautant plus que dans ce bacirctiment il nrsquoy a rien quisoit seul et unique on le voit bien

Car il nrsquoy a dans lrsquoensemble des choses rienLucregravece [46] II1077-78 Qui naisse unique et unique grandisse

et comme on voit aussi que toutes les espegraveces se sont multiplieacutees ilne semble donc pas vraisemblable que Dieu ait fait cette œuvre seulesans lui donner de compagnon et que le mateacuteriau de ce projet ait eacuteteacuteeacutepuiseacute entiegraverement pour ce seul individu

Crsquoest pourquoi je le reacutepegravete encore il y a neacutecessairement ailleursLucregravece [46] II1063 Drsquoautres assemblages de matiegravere semblables agrave notre monde

Que lrsquoeacutether embrasse drsquoune avide eacutetreinte

259 Et notamment srsquoil srsquoagit drsquoun ecirctre animeacute ses mouvementsrendent cette ideacutee plausible au point que Platon lrsquoaffirme et que plu-sieurs des nocirctres1 le confirment ou nrsquoosent lrsquoinfirmer ils nrsquoosent pasnon plus srsquoopposer agrave cette ideacutee ancienne selon laquelle le ciel leseacutetoiles et les autres eacuteleacutements du monde sont des creacuteatures composeacuteesdrsquoun corps et drsquoune acircme mortelles du fait de leur composition maisimmortelles par la volonteacute du Creacuteateur Mais alors srsquoil y a plusieursmondes comme Deacutemocrite Eacutepicure et presque tous les philosopheslrsquoont penseacute2 savons-nous si les principes et les regravegles agrave lrsquoœuvre danscelui-ci srsquoappliquent aux autres Ils ont peut-ecirctre un aspect diffeacuterentet une autre organisation

1laquo Des chreacutetiens comme Origegravene raquo selon P Villey [55] I p 525 note 32Cf Diogegravene Laeumlrce [44] Deacutemocrite IX 44 ndash Eacutepicure X 85

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 237

260 Eacutepicure pense qursquoil peut en ecirctre de semblables et drsquoautresdiffeacuterents Nous voyons dans ce monde lui-mecircme une infiniteacute de dif-feacuterences et de varieacuteteacutes entre divers lieux simplement agrave cause de ladistance qui les seacutepare Ni le bleacute ni le vin ni aucun de nos animaux nese rencontrent par exemple dans cette nouvelle partie du monde quenos pegraveres ont deacutecouverte tout y est diffeacuterent de chez nous Et dans lestemps anciens voyez comment le raisin de Bacchus et le bleacute de Ceacuteregraveseacutetaient inconnus dans bien des pays

261 Si lrsquoon en croit Pline lrsquoAncien et Heacuterodote il y a en cer-taines contreacutees des espegraveces drsquohommes qui ont fort peu de ressem-blance avec la nocirctre Il y a des formes meacutetisseacutees et ambigueumls quitiennent de lrsquohomme et de lrsquoanimal Il est des pays ougrave les hommesnaissent sans tecircte avec les yeux et la bouche sur la poitrine drsquoautresougrave ils sont tous androgynes ougrave ils marchent agrave quatre pattes ougrave ilsnrsquoont qursquoun seul œil au front avec une tecircte qui ressemble plus agrave celledrsquoun chien qursquoagrave la nocirctre ougrave ils sont agrave moitieacute poisson par le bas etvivent dans lrsquoeau ougrave les femmes accouchent au bout de cinq ans etne vivent que huit ans ougrave ils ont la tecircte et la peau du front si dureque le fer de lrsquoeacutepeacutee ne peut y mordre et srsquoy eacutemousse ougrave les hommesnrsquoont pas de barbe Certains peuples ne connaissent pas le feu1 Chezcertains autres le sperme est noir

262 Et que dire de ceux qui se changent spontaneacutement en loupsen juments puis redeviennent des hommes Si lrsquoon en croit Plutarqueen une contreacutee des Indes il y a des hommes sans bouche qui se nour-rissent de certaines odeurs parmi nos descriptions combien y en a-t-il alors de fausses Srsquoil peut exister des hommes qui ne sont pluscapables de rire ni peut-ecirctre de raisonner ou de vivre en socieacuteteacute alorslrsquoideacutee que nous nous faisons de nous-mecircmes devient en grande partiefausse

263 Et de plus voyez combien nous connaissons de choses quicombattent ces belles regravegles que nous avons faccedilonneacutees pour la na-ture et que nous lui avons prescrites Et nous preacutetendrions y assujettirDieu lui-mecircme Que de choses appelons-nous miraculeuses et contrenature Crsquoest en fonction de chaque homme et de chaque peuple agravela mesure de son ignorance Combien trouvons-nous de proprieacuteteacutes oc-cultes et de quintessences Crsquoest que selon nous le cours naturel deschoses est celui que peut suivre notre intelligence et que nous pou-

1Dans lrsquo laquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit (manuscrit) laquo sans usage et connois-sance du feu raquo Lrsquoeacutedition de 1595 ne conserve que laquo sans usage du feu raquo

238 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

vons voir ce qui est au-delagrave est monstrueux1 et deacutereacutegleacute Mais agravece compte-lagrave pour les plus aviseacutes et les plus habiles tout sera donclaquo monstrueux raquo Car leur raison les a persuadeacutes qursquoelle nrsquoa elle-mecircmeni base ni fondement qursquoelle ne peut mecircme pas garantir que la neigesoit blanche (Anaxagore la disait noire ) pas plus qursquoelle ne peut diresrsquoil y a quelque chose plutocirct que rien srsquoil y a science ou ignorance ndash ceque Meacutetrodore de Chio consideacuterait comme impossible pour lrsquohommeEt mecircme si nous vivons Euripide se demandait laquo si la vie que nousvivons est vraiment la vie ou si ce nrsquoest pas plutocirct ce que nous appe-lons la mort qui serait la vie raquo

ΤETHς δοUacuteδεν εEcirc ζumlν τοUumlθ ccedil κegraveκληται θανεOslashνStobeacutee [90]Sermo cxix

Τauml ζumlν δagrave θν ugraveσκειν acircστETH2

Et ce nrsquoest pas sans quelque apparence de veacuteriteacute

264 Pouvons-nous en effet preacutetendre agrave lrsquoexistence agrave cause de cetinstant qui nrsquoest qursquoun eacuteclair dans le cours infini drsquoune nuit eacuteternelleune si bregraveve interruption dans notre condition naturelle et perpeacutetuellealors que la mort en occupe tout lrsquoavant et lrsquoapregraves et mecircme une bonnepartie de ce moment-lagrave Certains comme les successeurs de Melis-sos3 affirment qursquoil nrsquoy a pas de mouvement que rien ne bouge car silrsquoUN existe seul il ne peut avoir de mouvement circulaire ni se deacutepla-cer drsquoun point agrave un autre comme le montre Platon4 Ils affirment aussiqursquoil ne peut y avoir ni geacuteneacuteration ni corruption dans la nature

265 Protagoras dit que seul le doute existe Que lrsquoon peut srsquoin-terroger sur tout et mecircme agrave propos de savoir si on peut le faire Nau-siphane5 lui deacuteclare que des choses qui nous semblent exister onne peut dire si elles sont ou ne sont pas et que la seule certitude estcelle de lrsquoincertitude Parmeacutenide considegravere que des choses qui nousapparaissent il nrsquoen est aucune qui ait une valeur universelle et que

1P Villey [55] II p526 indique en note 3 laquo contre nature raquo Mais je conservelaquo monstrueux raquo comme le fait drsquoailleurs A Lanly [58]

2Montaigne a drsquoabord donneacute la traduction de ces vers sans le dire avant de les citeren grec (la graphie grecque donneacutee ici est celle de lrsquoeacutedition Villey [55])

3Melissos de Samos philosophe de lrsquoeacutecole de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee et consideacutereacute comme ledernier de celle-ci

4Dans le Theacuteeacutetegravete [72]5Le texte de 1595 est laquo Mansiphane raquo certainement fautif Nausiphane laquo Le pre-

mier maicirctre drsquoEacutepicure fut peut-ecirctre agrave Samos mecircme le platonicien Pamphile mais bien-tocirct Eacutepicure quitta lrsquoicircle pour Theacuteos ougrave se trouvait une eacutecole plus ceacutelegravebre dirigeacutee par ledisciple de Deacutemocrite Nausiphane raquo (Encyclopedia Universalis)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 239

seul lrsquoUN existe Zeacutenon preacutetend mecircme que lrsquoUN nrsquoexiste pas et qursquoilnrsquoy a rien du tout Si lrsquoUN existait il existerait en lui-mecircme ou en unautre Mais si crsquoeacutetait en un autre ils seraient deux et srsquoil existait enlui-mecircme ils seraient encore deux le contenant et le contenu Selonces theacuteories le monde nrsquoest qursquoune ombre ou fausse ou vide1

266 Il mrsquoa toujours sembleacute que pour un chreacutetien cette faccedilon deparler eacutetait pleine de preacutetention2 et drsquoirrespect laquo Dieu ne peut mourirDieu ne peut se deacutedire Dieu ne peut faire ceci ou cela raquo Je ne trouvepas bon drsquoenfermer ainsi la puissance divine dans les lois qui reacutegissentnotre expression Et ce que nous entendons par lagrave3 devrait ecirctre exprimeacuteplus religieusement et avec plus de deacutefeacuterence

267 Notre langage a ses faiblesses et ses deacutefauts comme tout Importance dulangagele reste et les questions de langage sont agrave lrsquoorigine de la plupart des

troubles qui agitent le monde Car nos procegraves ne naissent que des deacute-bats agrave propos de lrsquointerpreacutetation des lois et la plupart des guerres decette incapaciteacute agrave pouvoir clairement exprimer les conventions et lestraiteacutes passeacutes entre les Princes Combien de querelles ndash et de quelleimportance ndash ont eacuteteacute produites par le doute sur le sens de cette simplesyllabe Hoc 4

268 Prenons la proposition que la logique elle-mecircme preacutesentecomme la plus claire Si vous dites laquo Il fait beau raquo et que vous di-siez la veacuteriteacute il fait donc beau Ne voilagrave-t-il pas une faccedilon de parlerbien rigoureuse Et cependant elle peut nous tromper pour le veacuteri-fier voici un exemple si vous dites laquo je mens raquo et que vous disiezvrai crsquoest donc que vous mentez5 La deacutemarche le raisonnement laforce de cette autre proposition sont les mecircmes que pour la preacuteceacute-dente et pourtant nous voilagrave embourbeacutes Je vois bien que les philo-sophes Pyrrhoniens ne peuvent parvenir agrave exprimer leur conception

1Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo la phrase laquo Je ne scay si la doctrine Eccleacutesias-tique en juge autrement amp me soubs mets en tout amp par tout agrave son ordonnance mais raquoa eacuteteacute barreacutee

2Jrsquoadopte ici le mot drsquoA Lanly [58] II p 190 D M Frame comme souventconserve tout simplement laquo indiscretion raquo [28] p 392

3Le texte est laquo Et lrsquoapparence qui srsquooffre agrave nous en ces propositions il la fau-droit representer plus reverement et plus religieusement raquo A Lanly [58] reprend icila traduction de P Porteau [53] en eacutecrivant laquo ce qursquoil y a de seacuteduisant dans ces asser-tions raquo De son cocircteacute DM Frame [28] eacutecrit laquo The probability that appears to us raquo Moninterpreacutetation diffegravere quelque peu

4Allusion agrave la querelle de la laquo Transsubstantiation raquo dont lrsquoobjet est lrsquointerpreacutetationde la parole du Christ laquo Hoc est corpus meum raquo (note de lrsquoeacutedition Villey [55] II p527)

5Il srsquoagit lagrave du paradoxe bien connu dit laquo du menteur raquo

240 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

drsquoensemble par aucune maniegravere de parler ce qursquoil leur faudrait crsquoestun nouveau langage Le nocirctre en effet est totalement constitueacute de pro-positions affirmatives qui sont totalement contraires agrave leurs ideacutees Desorte que quand ils disent laquo Je doute raquo on les prend aussitocirct agrave la gorgepour leur faire avouer qursquoau moins ils savent et sont sucircrs drsquoune chose qursquoils doutent On les a donc contraints agrave chercher du secours dans cetargument tireacute de la meacutedecine sans lequel leur attitude serait inexpli-cable quand ils disent laquo jrsquoignore raquo ou laquo je doute raquo ils disent donc quecette proposition srsquoeacutevacue drsquoelle-mecircme en mecircme temps que le resteni plus ni moins que la rhubarbe qui fait sortir les mauvaises humeurset du coup srsquoeacutevacue elle-mecircme

269 Cette ideacutee est mieux rendue par une interrogation laquo Quesais-je raquo telle que je la porte avec le symbole drsquoune balance1

270 Voyez maintenant comme on se preacutevaut de cette faccedilon deparler pleine drsquoirrespect Dans les poleacutemiques qui ont cours en ce mo-ment dans notre religion si vous harcelez trop vos adversaires ils vousdiront tout bonnement que Dieu nrsquoest pas en mesure de faire que soncorps soit en mecircme temps au paradis et sur la terre et en plusieurslieux agrave la fois Et ce vieux moqueur de Pline voyez comme il en faitson profit laquo Au moins dit-il nrsquoest-ce pas une petite consolation pourlrsquohomme que de voir que Dieu ne peut pas tout Car il ne peut pas setuer mecircme srsquoil le voulait ce qui est pourtant le plus grand avantage denotre condition humaine Il ne peut pas transformer les mortels en im-mortels ni ressusciter les treacutepasseacutes ni faire que celui qui a veacutecu nrsquoaitpoint veacutecu que celui qui a reccedilu des honneurs ne les ait point reccedilus caril nrsquoa pas drsquoautre pouvoir sur le passeacute que lrsquooubli raquo Et pour confirmerencore par un exemple plaisant le rapport de lrsquohomme avec Dieu ilajoute que ce dernier ne peut faire que deux fois dix ne fassent pasvingt Voilagrave ce que dit Pline et qursquoun chreacutetien devrait eacuteviter de direalors que au contraire il semble que les hommes recherchent cettefolle impertinence de langage pour ramener Dieu agrave leur mesure

Que demain Jupiter couvre le ciel drsquoun noir nuageHorace [36] III29 Ou que drsquoun soleil pur il le fasse briller

Il ne pourra deacutefaire ce qui est advenu ni changerCe que le temps a emporteacute comme si rien ne srsquoeacutetait produit

1Note de P Villey [55] p 527 laquo Montaigne fit en 1576 frapper un jeton ougrave cette ba-lance symnbolique figurait avec sa devise raquo (laquo Que sais-je raquo eacutetait la devise de Pyrrhonlui-mecircme)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 241

271 Quand nous disons que lrsquoinfiniteacute des siegravecles passeacutes ou agravevenir pour Dieu nrsquoest qursquoun instant et que sa bonteacute sa sagesse sapuissance ne font qursquoun avec son essence nous prononccedilons ces pa-roles sans que notre intelligence puisse les comprendre Et pourtantnotre orgueil voudrait faire passer la diviniteacute par notre eacutetamine1 de lagraveproviennent toutes les folies et les erreurs qui srsquoemparent du mondequand il veut ramener agrave lui et peser sur sa balance une chose aussieacuteloigneacutee de son poids laquo Eacutetonnante lrsquoarrogance du cœur de lrsquohomme Pline [77] II

23quand un petit succegraves lrsquoencourage raquo272 Avec quelle insolence les Stoiumlciens rabrouent Eacutepicure lorsque

celui-ci soutient que seul Dieu peut ecirctre veacuteritablement bon et heureuxet que lrsquohomme sage ne peut percevoir de cet eacutetat qursquoune ombre va-guement ressemblante Comme ils ont eacuteteacute teacutemeacuteraires de vouloir queDieu soit soumis au Destin (Et je voudrais qursquoaucun de ceux que lrsquoonnomme laquo chreacutetiens raquo ne fasse une telle erreur) Thalegraves Platon Py-thagore lrsquoont asservi agrave la fataliteacute Cette preacutetention agrave vouloir deacutecouvrirDieu avec nos propres yeux a fait qursquoun grand personnage de notrereligion a donneacute agrave la diviniteacute une forme corporelle

273 Et crsquoest lagrave lrsquoorigine de ce qui nous arrive tous les joursagrave savoir attribuer agrave Dieu speacutecialement les eacuteveacutenements importantsParce qursquoils ont de lrsquoimportance pour nous nous pensons qursquoils enont pour lui aussi et qursquoil y precircte plus drsquoattention qursquoaux eacuteveacutenementsqui nous importent peu ou qui sont sans grandes conseacutequences laquo Les Ciceacuteron [17] II

66dieux srsquooccupent des grandes choses et non des petits deacutetails raquo Voyezson raisonnement sur cet exemple laquo Les rois non plus ne srsquooccupent Ciceacuteron [17]

III 35pas des petits deacutetails de gouvernement raquo

274 Comme si pour ce roi-lagrave il y avait une diffeacuterence entre deacute-placer un empire ou la feuille drsquoun arbre Et comme si sa providencesrsquoexerccedilait autrement srsquoagissant drsquoinfluencer le saut drsquoune puce ou lrsquois-sue drsquoune bataille La main avec laquelle il exerce son autoriteacute srsquoap-plique agrave toutes choses de la mecircme faccedilon avec la mecircme force et lemecircme ordre lrsquointeacuterecirct que nous lui portons nrsquoy change rien nos mou-vements et nos appreacuteciations lui sont indiffeacuterents

275 laquo Dieu grand ouvrier pour les grandes choses ne lrsquoest pas Saint Augustin[7] XI 22moins pour les petites raquo Notre arrogance nous conduit toujours agrave cette

attitude blaspheacutematoire qui consiste agrave nous comparer agrave Lui Et parce

1Lrsquoeacutetamine est un laquo tissu peu serreacute de crin de soie de fil qui sert agrave cribler ou agravefiltrer raquo (Dict Petit Robert) On pourrait aussi traduire par laquo tamis raquo comme lrsquoa fait ALanly [58] mais le mot est joli et je preacutefegravere le conserver

242 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que nos occupations nous sont une charge Straton a exempteacute les dieuxde toute obligation comme il en est pour leurs precirctres Pour lui crsquoestla Nature qui produit et entretient toutes choses et avec les poids et lesmouvements de celle-ci il construit les diffeacuterentes parties du mondedeacutechargeant du mecircme coup la nature humaine de la crainte des juge-Ciceacuteron [17] I

17 ments divins laquo Parce qursquoil est heureux et eacuteternel il nrsquoa pas de souciset nrsquoen cause agrave personne raquo

276 La Nature veut que si des choses ont entre elles une re-lation celles qui leur sont semblables ont la mecircme entre elles1 Aunombre infini des mortels correspond donc un nombre infini drsquoimmor-tels Comme les acircmes des dieux sont sans langue sans yeux et sansoreilles mais qursquoelles sentent entre elles chacune ce que lrsquoautre sent etjugent nos penseacutees ainsi les acircmes des hommes quand elles sont libreset deacutelivreacutees du corps par le sommeil ou quelque extase devinent pro-pheacutetisent et voient des choses qursquoelles ne sauraient voir quand ellessont lieacutees au corps laquo Les hommes dit saint Paul sont devenus fous encroyant ecirctre sages et ont transformeacute la gloire de Dieu incorruptible enune image drsquohomme corruptible2 raquo

277 Voyez donc un peu cette farce des deacuteifications antiques Apregraves la grande et superbe pompe de lrsquoenterrement au moment ougrave lefeu commenccedilait agrave prendre au sommet de la pyramide et srsquoattaquaitau lit du treacutepasseacute ils laissaient au mecircme moment srsquoeacutechapper un aiglequi srsquoenvolant signifiait que lrsquoacircme srsquoen allait au Paradis Nous avonsconserveacute mille meacutedailles et notamment celle de lrsquohonnecircte Faustinesur lesquelles cet aigle est repreacutesenteacute emportant sur son dos vers leciel ces acircmes deacuteifieacutees

278 Il est pitoyable de voir comment nous sommes dupes denos propres singeries et inventions

Ils craignent ce qursquoils ont inventeacute Lucain [45] I486

comme les enfants qui srsquoeffraient de leur propre visage quand ils lrsquoontbarbouilleacute et noirci pour leurs camarades laquo Rien de plus malheureuxsaint Augustin

[7] VIII xxiii que lrsquohomme esclave de ses chimegraveres raquo279 Auguste eut droit agrave plus de temples que Jupiter et ils eacutetaient

servis avec autant de deacutevotion et de croyance en ses miracles Les Tha-

1Dans le texte original cette phrase nrsquoest pas tregraves claire laquo Nature veut qursquoen chosespareilles il y ait relation pareille raquo Jrsquoai essayeacute de lrsquoeacuteclairer un peu en fonction desexemples qui suivent

2Eacutepicirctre aux Romains I 22-23

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 243

siens1 en reacutecompense des bienfaits qursquoils avaient reccedilus drsquoAgeacutesilasvinrent lui dire qursquoils lrsquoavaient canoniseacute laquo Votre nation leur dit-il a-t-elle le pouvoir de faire un dieu de qui bon lui semble Faites doncun dieu avec lrsquoun drsquoentre vous et quand jrsquoaurai vu comment il srsquoensera trouveacute je vous dirai un grand merci pour ce que vous mrsquooffrez raquoLrsquohomme est vraiment insenseacute Il est incapable de faire un ciron et ilfabrique des dieux agrave la douzaine

280 Ecoutez ce que dit Trismeacutegiste qui loue ainsi nos capaci-teacutes laquo De toutes les choses admirables la plus haute est le fait quelrsquohomme ait pu trouver la divine nature et la reacutealiser raquo Voici des ar-guments emprunteacutes agrave la philosophie elle-mecircme

Qui seule peut connaicirctre les dieux et les puissances ceacutelestes Lucain [45] I452Et la seule agrave savoir qursquoon ne peut les connaicirctre

Si Dieu est crsquoest un ecirctre vivant si crsquoest un ecirctre vivant il a un sens et srsquoil a un sens il est sujet agrave lrsquoaneacuteantissement Srsquoil est sans corps ilest sans acircme et par conseacutequent sans action et srsquoil a un corps il estpeacuterissable Quel beau triomphe en veacuteriteacute

281 Nous sommes incapables drsquoavoir fait le monde il y a doncune entiteacute supeacuterieure qui y a mis la main Ce serait une sotte arroganceque de nous consideacuterer comme la chose la plus parfaite de cet universIl y a donc quelque chose de meilleur que nous et ce quelque chosecrsquoest Dieu Quand vous voyez une demeure riche et luxueuse mecircmesi vous ne savez pas qui en est le maicirctre vous ne direz pas qursquoelle aeacuteteacute faite pour des rats Et quand nous voyons la divine architecture dupalais ceacuteleste comment ne pas croire que ce soit le logis de quelquemaicirctre plus grand que nous ne le sommes Ce qui est le plus eacuteleveacutenrsquoest-il pas toujours le plus digne Et nous nous sommes placeacutes auplus bas

282 Il nrsquoy a rien qui sans acircme ni raison puisse produire un ecirctrevivant doueacute de raison Or le monde nous produit il a donc acircme etraison2 Chaque eacuteleacutement de nous-mecircmes est moins que nous et noussommes un eacuteleacutement du monde Le monde dispose donc de sagesse etde raison bien plus que nous nrsquoen avons Crsquoest une belle chose quedrsquoavoir un grand gouvernement Le gouvernement du monde appar-tient donc agrave un ecirctre bienheureux Les astres ne nous font pas de mal ils sont donc pleins de bonteacute Nous avons besoin de nourriture les

1Habitants de Thasos icircle de la mer Eacutegeacutee2Je conserve laquo raison raquo Mais laquo intelligence raquo ne serait-il pas mieux ici

244 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

dieux aussi et ils se nourrissent des vapeurs drsquoici-bas Les biens dece monde ne sont pas des biens pour Dieu ce ne sont donc pas desbiens pour nous Blesser quelqursquoun et ecirctre blesseacute sont tous deux despreuves de faiblesse crsquoest donc folie que de craindre Dieu1 Dieu estbon par sa nature lrsquohomme par ce qursquoil fait2 ce qui est bien supeacute-rieur La sagesse divine et la sagesse humaine sont semblables saufque la premiegravere est eacuteternelle Or la dureacutee nrsquoajoute rien agrave la sagesse nous voilagrave donc eacutegaux sur ce plan Nous posseacutedons la vie la raison laliberteacute nous prisons la bonteacute la chariteacute la justice ces qualiteacutes sontdonc en lui3

283 En somme la construction ou non de la diviniteacute et ses traitsLrsquoHomme faitDieu agrave son

imagespeacutecifiques sont forgeacutes par lrsquohomme en fonction de ce qursquoil est lui-mecircme Quel patron quel modegravele Eacutetirons eacutelevons grossissons lesqualiteacutes humaines tant qursquoil nous plaira enfle-toi pauvre homme en-core encore et encore

Non pas mecircme si tu en crevais dit-il4Horace [33] IIiii 318

laquo Certes les hommes croyant se repreacutesenter Dieu qursquoils ne peuventSt Augustin [7]XII 17 concevoir ne font que se repreacutesenter eux-mecircmes crsquoest eux qursquoils voient

et non pas lui ce qursquoils comparent crsquoest eux et non agrave lui mais agrave eux-mecircmes raquo Dans la nature les effets ne reacutevegravelent qursquoagrave demi leurs causesQue dire donc de celle de Dieu Elle est au-dessus de lrsquoordre de lanature sa condition est trop eacuteleveacutee trop eacuteloigneacutee et trop souverainepour accepter que nos conclusions lrsquoattachent et lrsquoentravent Ce nrsquoestpas par nous qursquoon peut lrsquoatteindre notre route est trop basse Et nousne sommes pas plus pregraves du ciel sur le Mont-Cenis qursquoau fond de lamer vous pouvez le veacuterifier avec votre astrolabe5

284 On rabaisse Dieu jusqursquoagrave lui precircter un commerce charnelavec des femmes combien de fois pour combien drsquoenfants Pau-lina femme de Saturninus matrone ceacutelegravebre agrave Rome pensant coucher

1Sous-entendu laquo puisque Dieu nrsquoest pas faible il ne peut nous blesser raquo2A Lanly ([58] II p 194) traduit laquo par son effort raquo et DM Frame ([28] p 396)

par laquo by his cleverness raquo Je preacutefegravere employer une tournure qui conserve le caractegravereconcret du mot laquo industrie raquo

3Tous les arguments de ce paragraphes sont tireacutes de Ciceacuteron [17] notamment dansII 16

4Dans la satire drsquoHorace (qui se met ici en scegravene lui-mecircme) le personnage de Da-masippe eacutevoque agrave lrsquoencontre du poegravete lrsquohistoire bien connue de la grenouille qui veutse faire aussi grosse que le bœuf et que La Fontaine reprendra avec le bonheur que lrsquoonsait

5Instrument qui servit jusqursquoau XIXe siegravecle agrave mesurer la hauteur des astres au-dessusde lrsquohorizon notamment pour en deacuteduire la position drsquoun navire

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 245

avec le dieu Seacuterapis1 se retrouva entre les bras drsquoun de ses amoureuxpar lrsquoentremise des precirctres de ce temple Varron le plus subtil et leplus savant des auteurs latins eacutecrit dans ses ouvrages de theacuteologie quele sacristain du temple drsquoHercule tirant au sort drsquoune main pour luide lrsquoautre pour Hercule joua contre ce dieu un souper et une fille srsquoil gagnait ce serait aux deacutepens des offrandes et srsquoil perdait agrave sespropres deacutepens Il perdit et dut payer son souper et la fille Cette fillesrsquoappelait Laurentine elle se vit la nuit entre les bras du dieu qui luidit de surcroicirct que le lendemain le premier homme qursquoelle rencontre-rait la paierait de faccedilon mirifique Et ce fut Taruntius jeune hommeriche qui lrsquoemmena chez lui et plus tard la fit son heacuteritiegravere Alors elleagrave son tour espeacuterant faire quelque chose qui fucirct agreacuteable agrave ce dieu fitdu peuple romain son heacuteritier raison pour laquelle on lui attribua deshonneurs divins

285 Comme srsquoil nrsquoeacutetait pas suffisant que Platon fucirct drsquooriginedivine par ses deux ligneacutees et que Neptune ait eacuteteacute lrsquoancecirctre de sa raceon tenait pour certaine agrave Athegravenes cette histoire Ariston ayant voulujouir de la belle Perictionegrave nrsquoavait pu y parvenir et il avait eacuteteacute avertien songe par le dieu Apollon de la laisser pure et intacte jusqursquoagrave ceqursquoelle eucirct accoucheacute Or Ariston et Perictionegrave eacutetaient les pegravere et megraverede Platon Combien y en a-t-il dans les livres de ces histoires detromperies fomenteacutees par les dieux contre les pauvres humains Et demaris injustement deacutenigreacutes au profit de leurs enfants

286 Dans la religion musulmane les croyances du peuple fontque lrsquoon trouve quantiteacute de Merlins crsquoest-agrave-dire drsquoenfants laquo sans pegravere raquoenfants laquo spirituels raquo neacutes divinement dans le ventre de jeunes filles et ils portent un nom qui a ce sens dans leur langue

287 Il faut remarquer que pour toute creacuteature il nrsquoest rien deplus important et plus estimable qursquoelle-mecircme (le lion lrsquoaigle le dau-phin considegraverent qursquoil nrsquoy a rien au-dessus de leur espegravece) et chacunedrsquoelles rapporte les qualiteacutes de toutes les autres aux siennes propresNous pouvons bien eacutetendre ou raccourcir nos qualiteacutes mais crsquoest toutNotre esprit ne peut deacutepasser ce rapport et ce principe il ne peut rienenvisager drsquoautre il lui est impossible de sortir de lagrave et drsquoaller au-delagrave Et crsquoest ce qui fonde ces anciennes affirmations laquo de toutes les Ciceacuteron [17] I

18Ciceacuteron [17] I27

formes la plus belle est celle de lrsquohomme Dieu a donc cette forme raquoOu laquo Nul ne peut ecirctre heureux sans la vertu ni la vertu exister sansla raison et aucune raison ne peut reacutesider ailleurs que dans la forme

1Il srsquoagissait en fait drsquoAnubis selon la leacutegende rapporteacutee par Cornelius Agrippa(entre autres) in De vanitate scient LVIV

246 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

humaine Dieu revecirct donc la forme humaine raquo laquo Notre esprit est ainsiCiceacuteron [17] I27 fait que quand il pense agrave Dieu il lui precircte aussitocirct forme humaine raquo

288 Crsquoest pourquoi Xeacutenophane disait plaisamment que si lesanimaux srsquoinventent des dieux comme il est vraisemblable qursquoils lefassent il les imaginent certainement agrave leur image et se glorifientcomme nous Pourquoi alors un oison ne dirait-il pas laquo Tous leseacuteleacutements de lrsquounivers sont faits agrave mon intention la Terre me sert agravemarcher le Soleil agrave mrsquoeacuteclairer les eacutetoiles agrave me fournir leur influence je tire profit des vents jrsquoen tire aussi des eaux il nrsquoest rien que la voucircteceacuteleste ne regarde aussi favorablement que moi je suis lrsquoenfant cheacuteride la Nature Nrsquoest-ce pas lrsquohomme qui me nourrit qui me loge quime sert Crsquoest pour moi qursquoil fait semer et moudre srsquoil me mangeil mange aussi lrsquohomme qui est son compagnon et moi je mange lesvers qui le tuent et qui le mangent raquo Une grue pourrait en dire autantet plus orgueilleusement encore elle qui vole ougrave elle veut et qui regravegnesur ce domaine beau et eacuteleveacute laquo Nature est tant aimable concilatriceCiceacuteron [17] I

27 et douce agrave ce qursquoelle creacutee raquo289 Si lrsquoon suit ce raisonnement le destin est traceacute pour nous

crsquoest pour nous que le monde brille et tonne le creacuteateur et ses creacutea-tures tout est fait pour nous Voilagrave le but et le point vers lequel tendlrsquouniversaliteacute des choses Regardez le registre que la philosophie a tenupendant deux mille ans et plus des affaires ceacutelestes on dirait queles dieux nrsquoont agi nrsquoont parleacute que pour lrsquohomme elle ne leur attri-bue pas drsquoautres preacuteoccupations pas drsquoautres fonctions Les voilagrave parexemple en guerre contre nous

Les voilagrave dompteacutes par la main drsquoHerculeHorace [36] II12 v 6 Les Titans fils de la Terre qui ont fait trembler

La brillante demeure du vieux Saturne

Et voilagrave qursquoils prennent parti dans nos dissensions pour nous rendrela pareille de ce que si souvent nous nous sommes mecircleacutes des leurs

Neptune de son long trident eacutebranle les muraillesVirgile [112] IIv 610 Secoue les fondations et renverse la Ville1 de fond en comble

Mais Junon lrsquoimplacable srsquoest empareacutee elle des Portes Sceacutees

1La ville de Troie en Asie Mineure Les laquo Portes Sceacutees raquo sont celles qui comman-daient lrsquoentreacutee de la ville

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 247

290 Les Cauniens1 pour preacuteserver jalousement la dominationde leurs propres dieux se chargent de leurs armes le jour ougrave ils vontfaire leurs deacutevotions parcourent les environs de la ville en frappantlrsquoair par-ci par-lagrave de leurs glaives et pourchassent ainsi les dieuxeacutetrangers les bannissant de chez eux

291 Les pouvoirs des dieux leur sont attribueacutes en fonction denos besoins lrsquoun gueacuterit les chevaux lrsquoautre les hommes celui-ci lapeste cet autre la toux qui une sorte de gale qui une autre laquo Car Ciceacuteron [15] II

56la superstition met des dieux jusque dans les plus petites choses raquo Envoilagrave un qui fait naicirctre le raisin cet autre lrsquoail celui-ci veille sur lapaillardise lrsquoautre sur la marchandise Pour chaque sorte drsquoartisan undieu celui-ci a son territoire et ses croyants en Orient cet autre enOccident 2

Ici les armes de Junon et lagrave son char Virgile [112] IIv 16

laquo Ocirc saint Apollon toi qui reacuteside au nombril du monde3 raquo Ciceacuteron [15] II56

Les fils de Ceacutecrops veacutenegraverent Pallas la Crecircte de Minos Diane Ovide [67] IIIvv 81 sqCeux du pays drsquoHypsipyle4 Vulcain

A Sparte et Mycegravenes citeacute des Peacutelopides crsquoest Junon Faunus5 regravegne sur les pins du Mont MeacutenaleEt Mars est veacuteneacutereacute dans le Latium

292 Tel dieu nrsquoest chez lui que dans un bourg ou dans une seulefamille Tel autre vit seul tel autre en compagnie volontairement oupar obligation Ovide [67] I

294Et le temple du petit-fils est accoleacute agrave celui de lrsquoaiumleul

Il en est de si humble condition et si basse (car leur nombre srsquoeacutelegraveveagrave trente six mille ) qursquoil faut bien en appeler cinq ou six agrave la rescoussepour faire pousser un seul eacutepi de bleacute6 et ils portent des noms lieacutes agrave

1Heacuterodote [37] I 172 Les Cauniens habitaient la ville de Caunos en Carie (Asie-Mineure)

2Il srsquoagit ici de Carthage3Les Grecs le placcedilaient agrave Delphes4laquo Fille de Thoas roi de Lemnos sauva son pegravere quand les femmes de lrsquoicircle tuegraverent

tous les hommes raquo (Note de A Lanly [58] II p 197)5Le Faune ou Pan chez les Grecs6Crsquoest ce que dit saint Augustin [7] IV 8 laquo Non tamen satis fuit hominibus deorum

multitudinem amantibus raquo (Tout le passage est ironique et fort plaisant agrave lire)

248 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

leurs attributions Il en faut trois pour une porte un pour les planchesun pour les gonds un pour le seuil Ils sont quatre pour un enfant unqui veille sur son maillot un autre sur ce qursquoil boit un troisiegraveme sur ceqursquoil mange un quatriegraveme sur sa teacuteteacutee Il en est qui sont sucircrs drsquoautresincertains et douteux Certains nrsquoentrent pas encore en Paradis

Puisqursquoils ne sont pas encore dignes drsquoecirctre au cielOvide [62] I194 Laissons-les habiter les terres que nous leurs avons donneacutees

293 Il y a des dieux scientifiques des dieux poegravetes des dieuxjuristes Certains intermeacutediaires entre les deux natures divine et hu-maine sont les meacutediateurs les intermeacutediaires entre Dieu et nous Ilssont un peu de second ordre et reacuteveacutereacutes comme tels ils ont des titreset des fonctions en nombre infini et les uns sont bons les autres mau-vais Il y en a de vieux que lrsquoacircge a briseacute et mecircme des mortels Chry-sippe estimait en effet que les dieux devraient disparaicirctre dans lrsquoem-brasement final du monde sauf Jupiter Lrsquohomme fabrique deacutecideacutementmille associations drolatiques entre lui et Dieu Mais nrsquoest-il pas soncompatriote

Cregravete berceau de JupiterOvide [62]VIII 99

294 Sur ce sujet voici la justification que fournissent agrave leureacutepoque le Grand Pontife Scevola1 et Varron grand theacuteologien il estneacutecessaire que le peuple ignore beaucoup de choses vraies et en croiebeaucoup de fausses2 laquo Au lieu de lui preacutesenter la veacuteriteacute qui doit lesauver [la religion] estime qursquoil faut le tromper pour son bien3 raquo

295 Lrsquoœil humain ne peut apercevoir que les choses qursquoil estcapable de reconnaicirctre4 Et nous avons oublieacute dans quelle chute futpreacutecipiteacute le pauvre Phaeumlton pour avoir voulu tenir lui un mortel les

1laquo Grand Pontife raquo en 89 av J-C Ciceacuteron srsquoy reacutefegravere de mecircme que saint Augustin laquo O Scaevola pontifex maxime raquo ndash in [7] IV 27

2Tous les eacutediteurs donnent comme reacutefeacuterence agrave cette citation saint Augustin Citeacute deDieu IV 31 En reacutealiteacute il srsquoagit de IV 27

3Je prends cette eacuteleacutegante traduction dans lrsquoeacutedition numeacuterique de lrsquoAbbaye desaint Benoicirct (httpwwwabbaye-saint-benoitchsaintsaugustincitededieulivre4htm)au chapitre xxvii

4Cette remarque est lourde de sens et meacuteriterait agrave elle seule un long commentairephilosophique (Mais Montaigne affirmera nettement le contraire au sect337 ) Elle rejointla theacuteorie de la reacuteminiscence telle que Platon lrsquoexpose dans le Meacutenon XIV-XXI lrsquoes-clave nrsquoest pas ignorant il ne sait pas qursquoil sait Ce qui est en quelque sorte le contrairedu pyrrhonisme laquo Je sais que je ne sais pas raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 249

recircnes des chevaux de son pegravere1 Notre esprit retombe dans de sem-blables abicircmes srsquoeacutecrase et se deacutetruit de la mecircme faccedilon du fait de sateacutemeacuteriteacute Si vous demandez agrave la philosophie de quelle matiegravere est faitele Soleil que peut-elle vous reacutepondre sinon laquo de fer raquo ou avec Anaxa-gore2 de pierre ou de telle autre matiegravere dont nous nous servons

296 Si lrsquoon demande agrave Zeacutenon ce qursquoest la nature il reacutepondra laquo Un feu mais un feu artiste capable drsquoengendrer et qui procegravede meacute-thodiquement raquo Archimegravede maicirctre de cette science qui se veut preacute-eacuteminente entre toutes en matiegravere de veacuteriteacute et de certitude deacuteclare lui laquo Le Soleil est un dieu de fer enflammeacute raquo Ne voilagrave-t-il pas une belleideacutee sortie tout droit de la rigueur des deacutemonstrations geacuteomeacutetriquesElle nrsquoest pourtant pas si utile ni si ineacutevitable que Socrate nrsquoait puestimer quant agrave lui qursquoil suffisait de savoir ce qursquoil faut pour pou-voir mesurer la Terre qursquoon donnait ou que lrsquoon recevait et Polyen Ciceacuteron [14]

II 33connu pourtant comme un docteur fameux et illustre de ladite sciencetraita ces deacutemonstrations avec deacutedain les consideacuterant comme fausseset pleines de vaniteacute quand il eut goucircteacute aux doux fruits eacutemollients desjardins drsquoEacutepicure

297 Dans Xeacutenophon3 Socrate deacuteclare agrave propos drsquoAnaxagore(que lrsquoAntiquiteacute placcedilait au-dessus de tous les autres en matiegravere dechoses ceacutelestes et divines) que celui-ci se troubla le cerveau comme lefont tous les hommes qui cherchent exageacutereacutement agrave peacuteneacutetrer des chosesqui sont au-delagrave de leurs possibiliteacutes Quand Anaxagore tenait le Soleilpour une pierre ardente il ne tenait pas compte du fait qursquoune pierrene brille pas dans le feu et pire encore qursquoelle srsquoy consume Quand ilfaisait une seule et mecircme chose du Soleil et du feu il ne srsquoavisait pasnon plus de ce que le feu ne noircit pas ceux qursquoil regarde que nouspouvons regarder fixement le feu et que le feu tue les plantes et lesherbes A en croire Socrate et agrave mon avis aussi la faccedilon la plus sagede juger du ciel est de ne pas en juger

298 Quand Platon parle des deacutemons4 dans le Timeacutee il dit ceci laquo Crsquoest une question qui deacutepasse nos capaciteacutes Il faut croire les An-

1Phaeumlton eacutetait le fils drsquoHeacutelios (le Soleil) Srsquoeacutetant empareacute du char de son pegravere il passasi pregraves de la Terre qursquoil faillit la brucircler crsquoest pourquoi il fut preacutecipiteacute dans le Pocirc (Eridan)par Jupiter

2laquo Avec Anaxagore raquo ne figure pas dans le texte de 1595 Crsquoest pourtant un ajoutmanuscrit sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Il est quelques autres exemples de ce genreet cela peut conduire agrave se demander si Mlle de Gournay nrsquoa pas eu en mains une copieleacutegegraverement anteacuterieure agrave celle de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo

3Meacutemorables [115] IV 74Au sens grec le laquo deacutemon raquo (comme celui bien connu de Socrate) eacutetait une sorte

drsquolaquo ange gardien raquo qui symbolisait la destineacutee drsquoun personnage

250 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

ciens qui ont preacutetendu descendre drsquoeux Il nrsquoy a aucune raison de nepas precircter foi aux enfants des dieux ndash encore que leurs dires ne soientpas eacutetablis par des raisons neacutecessaires ni mecircme par la vraisemblancendash puisqursquoils preacutetendent nous parler de choses familiales et familiegraveres

299 Voyons maintenant si nous avons un peu plus de clarteacutes agravepropos des choses humaines et naturelles Nrsquoest-ce pas lagrave une entre-prise ridicule pour des choses auxquelles de notre propre aveu notreconnaissance ne peut parvenir que de leur fabriquer un autre corpsen leur attribuant des formes sorties tout droit de notre imaginationOn le voit par exemple agrave propos du mouvement des planegravetes commenotre esprit ne peut parvenir jusque-lagrave ni imaginer quel peut ecirctre sondeacuteroulement naturel nous precirctons agrave ces planegravetes de notre propre ini-tiative des causes mateacuterielles pesantes et concregravetes

Le timon eacutetait en or en or aussi les cercles des rouesOvide [62] IIv 107 En argent les rayons

300 On dirait que des cochers des charpentiers des peintressont alleacutes lagrave-haut pour installer des machines avec des meacutecanismesdivers et disposer les rouages et les engrenages des corps ceacutelestes auxcouleurs bigarreacutees laquo autour de lrsquoaxe de la neacutecessiteacute raquo comme le ditPlaton1

Le monde est une immense demeure cercleacutee de cinq zones2Et bordeacutee de douze signes rayonnants drsquoeacutetoilesQui reccediloit le char agrave deux chevaux de la Lune

Tout cela nrsquoest que recircves et deacutelires Quel dommage que la Naturene veuille pas nous ouvrir sa porte et nous montrer vraiment com-ment elle agit et ordonne pour y preacuteparer nos yeux Ocirc Dieu Quelsabus et quelles erreurs nous trouverions dans notre pauvre savoir Metromperai-je en disant traite-t-elle une seule chose comme il faut Et je partirai drsquoici-bas plus ignorant de toute autre chose que de monignorance

301 Nrsquoai-je pas vu dans Platon cette remarquable formule se-lon laquelle la nature nrsquoest rien drsquoautre qursquoune poeacutesie eacutenigmatiqueune sorte de peinture voileacutee et teacuteneacutebreuse sous une infinie varieacuteteacute demauvais eacuteclairages et propre agrave susciter nos conjectures laquo Toutes cesCiceacuteron [14]

III 391Platon [73] X 616-c p 529-530 laquo agrave ces extreacutemiteacutes ils virent tendu le fuseau de la

Neacutecessiteacute par lrsquointermeacutediaire duquel tous les mouvements circulaires sont entretenus raquo2Il srsquoagit en fait de vers de Varron rapporteacutes par V Probius dans ses Notes sur la 6e

eacuteglogue de Virgile (Preacutecisions donneacutees dans lrsquoeacutedition P Villey [55])

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 251

choses sont enveloppeacutees dans les plus eacutepaisses teacutenegravebres et lrsquoesprithumain nrsquoest pas assez perccedilant pour pouvoir peacuteneacutetrer le ciel ou lesprofondeurs de la terre raquo

302 Certes la philosophie nrsquoest elle aussi qursquoune sorte de poeacute-sie agrave lrsquousage des sophistes Drsquoougrave ces auteurs antiques tiennent-ils leurautoriteacute sinon des poegravetes Drsquoailleurs les premiers philosophes furenteux-mecircmes des poegravetes et parlegraverent de philosophie en poegravetes Platonnrsquoest qursquoun poegravete agrave part des autres Timon et toutes les sciences hu-maines se drapent dans le discours poeacutetique1

303 On sait que les femmes remplacent les dents qui leur manquentpar des dents drsquoivoire et se fabriquent un autre teint que le leur avecdes matiegraveres artificielles de mecircme qursquoelles arrangent leurs cuissesavec du drap et du feutre qursquoelles arrondissent leur embonpoint avecdu coton et au vu et au su de tous srsquoattribuent une beauteacute fausse etcontrefaite Le droit agrave ce qursquoon dit use de fictions leacutegales pour as-seoir la veacuteriteacute de sa justice et la science de son cocircteacute nous proposedes choses qursquoelle reconnaicirct avoir inventeacutees En effet ces eacutepicycles2

excentriques et concentriques auxquels lrsquoastronomie a recours pourordonner le mouvement de ses eacutetoiles elle nous les preacutesente commece qursquoelle a pu inventer de mieux sur le sujet et la philosophie deson cocircteacute nous preacutesente non pas ce qui est ou ce qursquoelle pense maisce qursquoelle forge de plus vraisemblable et de plus attrayant Platon deacute-clare agrave propos de lrsquoanatomie humaine comme de celle des animaux laquo Que ce que nous avons dit est vrai nous pourrions en ecirctre sucircrs si Platon [74] 72

dnous avions lagrave-dessus la confirmation drsquoun oracle mais nous pouvonsseulement assurer que crsquoest le plus vraisemblable que nous ayons sudire raquo

304 Ce nrsquoest pas seulement dans le ciel que la philosophie placeses cordages ses machines et ses rouages voyons un peu ce qursquoellenous dit de nous-mecircmes et de notre organisation Il nrsquoy a pas plus dereacutetrogradation de treacutepidation drsquoapproche de recul de renversement3

dans les astres et les corps ceacutelestes que les philosophes nrsquoen ont in-

1Les eacuteditions anteacuterieures agrave 1595 comportaient ici une autre phrase laquo Timon lrsquoaappeleacute de faccedilon injurieuse ldquogrand fabricant de miraclesrdquo raquo

2Eacutepicycles laquo petits cercles deacutecrits par un astre tandis que le centre de ce cercledeacutecrit lui-mecircme un autre cercle raquo (Dict Petit Robert) Crsquoest en recourant agrave ces eacutepicyclesque Ptoleacutemeacutee (IIe s) parvenait agrave rendre compte de lrsquoirreacutegulariteacute des mouvements ob-serveacutes pour les diffeacuterentes planegravetes Cette theacuteorie demeura en vigueur pendant quatorzesiegravecles et ne fut remplaceacutee que peu agrave peu par celle de Copernic

3Tous ces termes eacutetaient employeacutes en astrologieastronomie pour deacutecrire les mouve-ments apparents des astres

252 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

venteacute pour ce pauvre petit corps humain Ils ont donc vraiment eu rai-son de lrsquoappeler laquo microcosme raquo tant ils ont employeacute de piegraveces et deformes pour le maccedilonner et le bacirctir Pour rendre compte des mouve-ments qursquoils observent dans lrsquohomme les diverses fonctions et faculteacutesque nous sentons en nous en combien de parties ont-ils diviseacute notreacircme En combien drsquoendroits lrsquoont-ils logeacutee En combien de niveauxet drsquoeacutetages ont-ils distribueacute ce pauvre homme en plus de ceux quisont naturels et perceptibles En combien de charges et drsquoemplois Ils en ont fait une sorte de reacutepublique imaginaire Crsquoest un domaineqursquoils tiennent et manipulent on leur laisse toute latitude pour le deacute-monter le ranger le rassembler lrsquoeacutetoffer chacun selon sa fantaisie etpourtant ils ne le dominent pas encore Non seulement dans sa reacutealiteacutemais mecircme en esprit ils ne peuvent le reacutegler de telle maniegravere qursquoil nrsquoyait quelque rythme ou quelque son qui eacutechappe agrave leur architecture sieacutenorme soit-elle et rapieacuteceacutee de mille morceaux faux et imaginaires

305 Il nrsquoy a aucune raison de les excuser nous acceptons despeintres quand ils peignent le ciel la terre les mers les montagneset les icircles lointaines qursquoils ne nous en donnent que quelque vagueimpression et nous nous contentons drsquoune esquisse plus ou moinsimaginaire quand il srsquoagit de choses qui nous sont inconnues Maisquand ils peignent drsquoapregraves nature ou un sujet qui nous est familier etbien connu nous exigeons drsquoeux cette fois une repreacutesentation exacteet parfaite des formes et des teintes et nous nrsquoavons que meacutepris agrave leureacutegard srsquoils y eacutechouent

305 Je suis reconnaissant agrave la fille de Milet qui voyant le phi-losophe Thalegraves passer son temps dans la contemplation de la voucircte ceacute-leste les yeux constamment leveacutes mit sur son chemin quelque chosepour le faire treacutebucher et lrsquoavertir qursquoil serait bien temps de penser agravece qui est dans le ciel quand il se serait drsquoabord occupeacute de ce qui estagrave ses pieds Elle avait bien raison de lui conseiller de regarder plutocircten lui-mecircme qursquoau ciel car comme le dit Deacutemocrite par la voix deCiceacuteron laquo On ne regarde pas ce qui est devant soi on scrute le ciel raquoCiceacuteron [15] II

13 306 Mais crsquoest le fait de notre condition la connaissance quenous avons des choses qui sont entre nos mains est aussi eacuteloigneacutee denous et tout autant au-delagrave des nuages que celle des astres Comme ledit Socrate dans Platon agrave quiconque se mecircle de philosophie on peutfaire le mecircme reproche que celui que faisait cette femme agrave Thalegraves il ne voit rien de ce qui est devant lui Car tout philosophe ignore ceque fait son voisin et mecircme ce qursquoil fait lui-mecircme et ignore aussi ceqursquoils sont tous les deux des hommes ou des animaux

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 253

307 Ces gens-lagrave qui trouvent les raisons de Sebond trop faiblesqui nrsquoignorent rien qui gouvernent le monde et qui savent tout

Ce qui regravegne sur la mer et regravegle les saisons Horace [34] I12Si les eacutetoiles ont leur mouvement propre

Ou si leur course errante est reacutegleacutee par ailleursCe qui fait croicirctre et diminuer le disque de la luneQuel est le pouvoir et le but de cette ententeEntre des eacuteleacutements si discordants

Ces gens-lagrave dis-je nrsquoont-ils pas quelquefois deacutecouvert au mi-lieu de leurs livres la difficulteacute que lrsquoon rencontre agrave se connaicirctre soi-mecircme Nous voyons bien que notre doigt peut bouger le pied demecircme que certaines parties se mettent elles-mecircmes en mouvementsans notre autorisation et que pour drsquoautres crsquoest sur notre ordreqursquoelles se meuvent nous voyons bien qursquoune certaine appreacutehensionengendre la rougeur certaine autre la pacircleur que telle ideacutee agit seule-ment sur la rate telle autre sur le cerveau que lrsquoune nous fait rirelrsquoautre pleurer telle autre encore engourdit nos sens ou les excite etarrecircte le mouvement de nos membres que tel objet fait se soulevernotre estomac et tel autre une partie situeacutee plus bas

308 Mais comment une impression qui relegraveve de lrsquoesprit peut-elle peacuteneacutetrer dans un corps solide et massif Quelle est la nature de laliaison et de lrsquoagencement de ces diffeacuterents ressorts1 Jamais personnene lrsquoa su2 laquo Tout cela est impeacuteneacutetrable agrave la raison humaine et demeure Pline [77] II

37cacheacute dans la majesteacute de la Nature raquo dit Pline et saint Augustin de soncocircteacute deacuteclare laquo Lrsquounion des acircmes et des corps est une merveille qui Saint Augustin

[7] XXI 10deacutepasse lrsquoentendement humain et crsquoest pourtant cela qui fait lrsquohommelui-mecircme raquo

309 On ne met pourtant pas cela en doute car les opinions hu- Les ideacuteesreccediluesmaines deacuterivent de croyances anciennes qui font autoriteacute et ont du creacute-

dit comme srsquoil srsquoagissait de religion ou drsquoun texte de loi Et lrsquoon consi-degravere comme un langage secret ce qui est communeacutement admis on re-ccediloit cette veacuteriteacute avec son cortegravege drsquoarguments et de preuves commequelque chose de ferme et de solide qursquoon ne peut plus eacutebranler ni ju-ger Au contraire chacun srsquoen va replacirctrant et consolidant agrave qui mieuxmieux cette croyance reccedilue en y mettant toute son intelligence outil

1En employant laquo ressorts raquo Montaigne poursuit ici la meacutetaphore meacutecanique deacutejagraveemployeacutee agrave propos des astres crsquoest pourquoi je conserve le mot

2Les autres eacuteditions ont ici laquo comme dict Salomon raquo

254 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

malleacuteable et que lrsquoon peut contourner adaptable agrave tous les cas de fi-gure Ainsi le monde se remplit-il de fadaises et de mensonges1 et endevient-il comme confit

310 Ce qui fait qursquoon ne met presque rien en doute crsquoest quelrsquoon ne met jamais agrave lrsquoeacutepreuve les opinions communes On nrsquoen sondepas la base lagrave ougrave justement reacutesident leur faiblesse et leur fausseteacute on ne deacutebat qursquoagrave propos de leurs branches on ne se demande pas sicela est vrai mais si cela a eacuteteacute compris ainsi ou autrement On ne sedemande pas si Galien a dit quoi que ce soit qui vaille mais srsquoil lrsquoa ditainsi ou autrement Il eacutetait donc bien normal que cette faccedilon de bri-der et contraindre nos jugements cette tyrannie due agrave nos croyancessrsquoeacutetendissent jusqursquoaux Eacutecoles et aux Arts

311 Le dieu de la scolastique crsquoest Aristote crsquoest un peacutecheacute quede discuter ses deacutecrets comme celui de Lycurgue agrave Sparte Sa doctrinenous sert de loi fondamentale ndash et elle est peut-ecirctre aussi fausse qursquouneautre Je ne vois pas pourquoi je nrsquoapprouverais pas aussi bien lesideacutees de Platon ou les atomes drsquoEacutepicure ou le plein et le vide de Leu-cippe et de Deacutemocrite ou lrsquoeau de Thalegraves ou lrsquoinfiniteacute de la naturedrsquoAnaximandre ou lrsquoair de Diogegravene ou les nombres et la symeacutetrie dePythagore ou lrsquoinfini de Parmeacutenide ou lrsquoUn de Museacutee ou lrsquoeau et lefeu drsquoApollodore ou les parties similaires drsquoAnaxagore ou la discordeet lrsquoamitieacute drsquoEmpeacutedocle ou le feu drsquoHeacuteraclite ou toute autre opinionndash dans cette confusion infinie drsquoavis et de sentences que produit cettebelle raison humaine par sa certitude et sa clairvoyance dans toutesles choses dont elle se mecircle ndash je ne vois pas dis-je pourquoi je nrsquoap-prouverais pas tout cela aussi bien que lrsquoopinion drsquoAristote concernantles principes des choses naturelles principes qursquoil construit agrave partir detrois eacuteleacutements matiegravere forme privation

312 Est-il drsquoailleurs quelque chose de plus stupide que de fairede lrsquoinaniteacute elle-mecircme la cause qui produit les choses La privationest une notion neacutegative comment a-t-il pu en faire la cause et lrsquoori-gine des choses existantes Personne nrsquooserait toutefois agiter cettequestion sauf en tant qursquoexercice de logique On y deacutebat en effet nonpas pour mettre quoi que ce soit en doute mais pour deacutefendre le fon-dateur de lrsquoEacutecole2 contre les objections eacutetrangegraveres son autoriteacute est lebut au-delagrave duquel il nrsquoest pas permis de poser de questions

1Dommage que Montaigne nrsquoait pas fait cette reacuteflexion agrave propos de Plutarque oude Pline par exemple

2Aristote

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 255

313 Il est certes facile de bacirctir ce que lrsquoon veut sur des fonde-ments reconnus par tous car en fonction des principes et eacutenonceacutes dece commencement le reste des piegraveces du bacirctiment se construit aiseacute-ment et sans contradiction De cette faccedilon nous trouvons notre rai-son bien fondeacutee et nous pouvons discuter en toute quieacutetude Crsquoestque nos maicirctres occupent et prennent drsquoavance autant drsquoespace dansnotre croyance qursquoil leur en faut pour en tirer ensuite les conclusionsqursquoils souhaitent comme le font les geacuteomegravetres avec leurs postulats le consentement et lrsquoapprobation que nous leur accordons leur donnele moyen de nous traicircner agrave droite et agrave gauche et de nous faire fairedes pirouettes agrave leur guise Celui agrave qui lrsquoon accorde ses preacutesupposeacutesest notre maicirctre et notre Dieu il donnera agrave ses fondations un plan siample et si commode que gracircce agrave elles il pourra nous faire montersrsquoil le veut jusqursquoaux nues

314 Dans cette faccedilon de pratiquer et de neacutegocier la sciencenous avons pris pour argent comptant le mot de Pythagore selon le-quel tout expert doit ecirctre cru dans son domaine Le dialecticien srsquoenremet au grammairien pour le sens des mots Le rheacutetoricien emprunteau dialecticien les sujets de ses arguments Le poegravete prend au musicienses mesures Le geacuteomegravetre les proportions de lrsquoarithmeacuteticien Les meacute-taphysiciens prennent pour fondement les conjectures de la physiqueChaque science en effet a ses principes preacutesupposeacutes par lesquels lejugement humain se trouve brideacute de toutes parts Si vous vous en pre-nez agrave cette barriegravere qui constitue lrsquoerreur fondamentale ils ont aussitocirctcette maxime agrave la bouche laquo il ne faut pas discuter avec ceux qui nientles principes raquo

315 Or il ne peut y avoir drsquoautres principes pour les hommesque ceux que la diviniteacute leur a reacuteveacuteleacutes le commencement le milieu etla fin de tout le reste ce nrsquoest que songe et fumeacutee Agrave ceux qui com-battent avec des preacutesupposeacutes il faut opposer lrsquoaxiome lui-mecircme qui estlrsquoobjet du deacutebat mais renverseacute Car tout ce que lrsquohomme pose commeeacutenonceacute ou comme axiome a autant drsquoautoriteacute qursquoun autre si la raisonne vient eacutetablir de diffeacuterence entre eux Il faut donc les mettre tous enquestion et drsquoabord les plus geacuteneacuteraux ceux qui nous tyrannisent Lesentiment de certitude est un indice de folie et drsquoextrecircme incertitudePersonne nrsquoest plus fou et moins philosophe que les Philodoxes1 de

1Ceux qui ont lrsquoesprit rempli de choses apprises sans en chercher les fondements(Cf Platon La Reacutepublique [73] V)

256 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Platon Il faut savoir si le feu est chaud si la neige est blanche srsquoil y ades choses dures ou molles dans ce que nous savons1

316 Et les reacuteponses faites agrave ce propos telles qursquoon les trouvedans les textes anciens comme de dire agrave celui qui mettait en doutela chaleur de se jeter dans le feu ou agrave celui qui niait la froideur dela glace de srsquoen mettre dans le giron elles sont tout agrave fait indignesde la profession de philosophe Si ces gens nous avaient laisseacute dansnotre eacutetat naturel recevant les impressions exteacuterieures telles qursquoellesse preacutesentent agrave nous agrave travers nos sens et nous avaient laisseacutes conduirepar nos simples deacutesirs et notre condition de naissance2 ils auraientraison de parler ainsi Mais ce sont eux qui nous ont appris agrave nousfaire juges du monde crsquoest drsquoeux que nous tenons cette ideacutee3 que laraison humaine doit tout embrasser tout ce qui se trouve au dehorscomme au dedans de la voucircte ceacuteleste qursquoelle peut tout que crsquoest parelle qursquoon sait tout par elle que tout est connu

317 Cette sorte de reacuteponse4 serait bonne chez les Cannibalesqui jouissent du bonheur drsquoune longue vie tranquille et paisible sansles preacuteceptes drsquoAristote et sans mecircme connaicirctre le nom de la Phy-sique Elle vaudrait mieux peut-ecirctre et aurait plus de soliditeacute quetoutes celles qursquoils tireront de leur raison et de leur imagination Lesanimaux et tous les ecirctres qui sont encore reacutegis par la pure et simpleloi naturelle pourraient la comprendre avec nous ndash mais eux y ont re-nonceacute Il ne faut pas qursquoils me disent laquo crsquoest vrai puisque vous levoyez et le sentez ainsi raquo Il faut qursquoils me disent au contraire si ce queje crois ressentir je le ressens bien en effet et si je le ressens qursquoils medisent alors pourquoi je le ressens et comment et ce que crsquoest qursquoilsmrsquoen disent le nom lrsquoorigine les tenants et aboutissants de la chaleuret du froid les qualiteacutes de celui qui agit et de celui qui subit Ou alorsqursquoils renoncent agrave leur credo qui consiste agrave ne rien admettre ni ap-prouver que par la voie de la raison crsquoest leur laquo pierre de touche raquopour toutes sortes drsquoessais mais crsquoest une laquo pierre de touche raquo bienfallacieuse pleine drsquoerreurs de faiblesses et de deacutefauts

1A Lanly ( [58] II p 204) traduit par laquo selon notre connaissance raquo Mon interpreacute-tation est diffeacuterente et je suis plutocirct du cocircteacute de D M Frame ([28] p 404) laquo within ourknowledge raquo

2Montaigne eacutecrit laquo la condition de notre naissance raquo Peut-ecirctre faut-il comprendrecela comme la configuration astrale de la naissance

3laquo Fantasie raquo est une correction manuscrite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo sur-chargeant laquo creance raquo

4Il faut certainement comprendre celles qui ont eacuteteacute donneacutees au deacutebut du paragraphepreacuteceacutedent

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 257

318 Et comment mieux la mettre agrave lrsquoeacutepreuve cette raison quepar elle-mecircme Si on ne peut la croire quand elle parle drsquoelle com-ment serait-elle apte agrave juger des autres choses Si elle a connaissancede quelque chose ce doit ecirctre au moins ce qursquoelle est et son domicileElle reacuteside dans lrsquoacircme crsquoest une partie ou un effet de celle-ci mais laveacuteritable Raison la Raison essentielle celle de qui nous empruntonsabusivement le nom celle-lagrave loge dans le sein de Dieu Crsquoest lagrave songicircte et sa retraite crsquoest de lagrave qursquoelle part quand il plaicirct agrave Dieu de nousen faire voir quelque rayon comme quand Pallas jaillit de la tecircte deson pegravere pour se reacuteveacuteler au monde

319 Voyons donc ce que la raison humaine nous a appris sur Ougrave reacutesidelrsquoacircmeelle-mecircme et sur lrsquoacircme non pas sur lrsquoacircme en geacuteneacuteral agrave laquelle

presque tous les philosophes font participer les corps ceacutelestes et leseacuteleacutements premiers ni de celle que Thalegraves attribuait aux choses elles-mecircmes que lrsquoon considegravere comme inanimeacutees pousseacute agrave cela par sonobservation de lrsquoaimant mais de celle qui nous appartient que nousdevons le mieux connaicirctre

Car on ignore la nature de lrsquoacircme Lucregravece [46] Ivv 113 sqNaicirct-elle avec le corps ou y vient-elle agrave la naissance

Peacuterit-elle en mecircme temps que nous deacutetruite par la mortOu au contraire va-t-elle dans les gouffres drsquoOrcusOu bien eacutemigre-t-elle dans drsquoautres animaux

320 Pour Crategraves et Diceacutearque la raison dit qursquoil nrsquoy a pas dutout drsquoacircme mais que le corps se met en branle par un mouvementnaturel1 Pour Platon crsquoest une substance qui se meut drsquoelle-mecircme pour Thalegraves une nature sans repos pour Ascleacutepiade un exercice dessens pour Heacutesiode et Anaximandre une chose composeacutee de terre etdrsquoeau pour Parmeacutenide de terre et de feu pour Empeacutedocle de sang

Il vomit son acircme de sang Virgile [112]IX v 349

Pour Possidonios Cleacuteanthe et Galien une chaleur ou une disposi-tion chaude

Les acircmes ont la vigueur du feu par leur origine ceacuteleste Lucregravece [46]VI v 730

1Tous les eacutediteurs et commentateurs depuis P Villey indiquent que cette revue desdiffeacuterentes opinions concernant la nature de lrsquoacircme viennent de Sextus Empiricus dansses Hypotyposes et de Ciceacuteron (Acadeacutemiques [14] et Tusculanes [20])

258 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Pour Hippocrate crsquoest un esprit reacutepandu dans le corps pour Var-ron un air reccedilu par la bouche reacutechauffeacute dans le poumon tempeacutereacute dansle cœur et reacutepandu dans tout le corps pour Zeacutenon la quintessence desquatre eacuteleacutements pour Heacuteraclide du Pont la lumiegravere pour Xeacutenocrateet les Eacutegyptiens un nombre variable1 pour les Chaldeacuteens une forcesans forme deacutetermineacutee

Une faccedilon drsquoecirctre des corps vivantsLucregravece [46]III v 100 Nommeacutee par les Grecs laquo harmonie raquo

321 Nrsquooublions pas Aristote pour lui [la raison lui a apprisque] lrsquoacircme est ce qui fait naturellement mouvoir le corps et il lanomme enteacuteleacutechie2 Crsquoest une invention aussi steacuterile3 que les autrescar il ne parle ni de lrsquoessence ni de lrsquoorigine ni de la nature de lrsquoacircmemais se contente drsquoen noter les effets Lactance Seacutenegraveque et la plupartdes philosophes dogmatiques ont reconnu que crsquoeacutetait quelque choseqursquoils ne comprenaient pas Et apregraves avoir dresseacute ce catalogue drsquoopi-nions Ciceacuteron eacutecrit laquo De toutes crsquoest agrave Dieu de juger quelle est laCiceacuteron [20] I

xi vraie raquo322 laquo Je sais pour ma part combien Dieu est incompreacutehensible

dit saint Bernard puisque je ne puis comprendre les eacuteleacutements de monecirctre lui-mecircme raquo Heacuteraclite qui consideacuterait que tout ecirctre eacutetait pleindrsquoacircmes et de deacutemons preacutetendait pourtant qursquoon a beau progresser dansla connaissance de lrsquoacircme on ne pourra jamais y parvenir vraimenttellement son essence est profonde

323 Lrsquoendroit ougrave elle loge ne fait pas moins deacutebat Hippocrateet Hieacuterophile la situent dans le ventricule4 du cerveau Deacutemocrite etAristote dans tout le corps

De mecircme qursquoon dit souvent qursquoon laquo a la santeacute raquoLucregravece [46]III v 103 Sans dire par lagrave qursquoelle est une partie du corps

Pour Eacutepicure elle est dans lrsquoestomac

Car crsquoest lagrave qursquoon tressaille de peur et de crainteLucregravece [46]III v 140

1A Lanly [58] et D M Frame [28] ne traduisent pas et conservent laquo nombremobile raquo laquo a mobile number raquo Jrsquoai essayeacute de donner quelque sens agrave cette formuleobscure

2laquo Eacutetat de perfection de parfait accomplissement de lrsquoecirctre par opposition agrave lrsquoecirctre enpuissance inacheveacute et incomplet raquo (Dict Petit Robert)

3A Lanly [58] conserve laquo froide raquo D M Frame [28] eacutecrit laquo frigid raquo Pour ma partje pense que laquo steacuterile raquo rend correctement lrsquoideacutee

4Dans lrsquoanatomie traditionnelle on distinguait quatre ventricules (zones) dans lecerveau Mais Montaigne eacutecrit laquo au ventricule raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 259

Lagrave qursquoon ressent les caresses de la joie

Pour les Stoiumlciens elle est autour et dans le cœur Eacuterasistrate1 lamet tout pregraves de la membrane qui enveloppe le cracircne Empeacutedocle dansle sang comme Moiumlse qui pour cette raison deacutefendit de manger lesang des animaux auquel leur acircme est associeacutee Galien a penseacute quechaque partie du corps avait son acircme propre Straton lrsquoa logeacutee entre lesdeux sourcils laquo Ce qursquoest la figure de lrsquoacircme en quel lieu elle reacuteside Ciceacuteron [20] I

xxviii 67il ne faut pas chercher agrave le savoir raquo dit Ciceacuteron Je lui laisse volontiersses propres termes Pourquoi irais-je deacuteformer son eacuteloquence Drsquoau-tant plus qursquoon a peu drsquointeacuterecirct agrave lui voler ses ideacutees elles sont peunombreuses plutocirct faibles et bien connues

324 Mais lrsquoargument qui conduit Chrysippe agrave placer lrsquoacircme au-tour du cœur comme les autres philosophes de son eacutecole meacuterite drsquoecirctreretenu2 laquo Quand nous voulons certifier quelque chose dit-il nousportons la main agrave la poitrine et quand nous voulons prononcer acircγcedil

[ego] qui signifie moi nous abaissons vers la poitrine la macircchoire drsquoenbas raquo On ne peut lire ce passage sans noter la leacutegegravereteacute drsquoun si grandpersonnage outre que ces consideacuterations sont elles-mecircmes infinimentleacutegegraveres si la derniegravere peut constituer une preuve que lrsquoacircme est agrave cetendroit ce ne peut ecirctre que pour les Grecs Il nrsquoy a pas de jugementhumain si seacuterieux soit-il qui ne soit parfois engourdi

325 Qursquoavons-nous peur de dire Voilagrave les Stoiumlciens pegraveres dela sagesse humaine qui deacutecouvrent que lrsquoacircme drsquoun homme eacutecraseacute parun eacuteboulement se traicircne et srsquoefforce longtemps pour sortir ne pou-vant se libeacuterer de la charge comme une souris prise au piegravege Certainspensent que le monde fut fait pour punir les esprits deacutechus par leurfaute de la pureteacute dans laquelle ils avaient eacuteteacute creacuteeacutes en leur donnantun corps ndash car la premiegravere creacuteation avait seulement eacuteteacute incorporelleCrsquoest pourquoi selon qursquoils se sont plus ou moins eacuteloigneacutes de leurspiritualiteacute initiale on les integravegre dans des corps plus ou moins leacutegersou pesants et crsquoest de lagrave que provient la diversiteacute de tant de matiegraverecreacuteeacutee Mais lrsquoesprit qui reccedilut pour sa punition le corps du Soleil de-vait avoir commis une faute bien extraordinaire et exceptionnelle Auterme de notre enquecircte on aboutit toujours agrave lrsquoaveuglement Commele dit Plutarque agrave propos de lrsquoorigine des histoires que lrsquoon raconte ilen est pour elles comme sur les cartes de geacuteographie ougrave les confins des

1Ce serait le petit fils drsquoAristote meacutedecin2Lrsquoeacutedition 2007 de la Pleacuteiade [60] indique (notes p 1605) que cet laquo argument raquo

provient de G Bruegraves Dialogues contre les nouveaux acadeacutemiciens p 78

260 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

terres connues sont occupeacutes par des marais des forecircts profondes desdeacuteserts et des lieux inhabitables Crsquoest pour cela que les plus grossiegravereset les plus pueacuteriles fantaisies se rencontrent chez ceux qui traitent deschoses les plus eacuteleveacutees et le plus agrave fond elles srsquoeffondrent drsquoelles-mecircmes dans leur curiositeacute et leur preacutetention

326 Le deacutebut et la fin de la connaissance se retrouvent ainsidans une mecircme sottise Voyez comment Platon srsquoenvole sur ses nuagespoeacutetiques voyez chez lui le langage secret des dieux Mais agrave quoipensait-il quand il deacutefinit lrsquohomme comme un animal agrave deux piedset sans plumes Il fournissait ainsi agrave ceux qui voulaient se moquer delui une excellente occasion de le faire Car ayant plumeacute tout vif unchapon ils le promenaient en lrsquoappelant laquo lrsquohomme de Platon raquo

327 Quant aux Eacutepicuriens ne furent-ils pas assez sots pourimaginer drsquoabord que leurs atomes qursquoils disaient ecirctre des corps ayantun certain poids et animeacutes drsquoun mouvement naturel vers le bas aientpu bacirctir le monde Du moins jusqursquoagrave ce qursquoils aient eacuteteacute aviseacutes par leursadversaires que srsquoil en eacutetait ainsi alors il nrsquoeacutetait pas possible qursquoilsviennent agrave se rejoindre et srsquoattacher les uns aux autres puisque leurchute eacutetant verticale et rectiligne elle se faisait neacutecessairement sur destrajectoires parallegraveles Ils se trouvegraverent donc contraints drsquoajouter unmouvement de cocircteacute ducirc au hasard et ils furent encore ameneacutes agrave doterleurs atomes de queues courbes et crochues pour les rendre capablesde srsquoattacher et srsquoassembler

328 Et mecircme avec cela les voilagrave bien ennuyeacutes par ceux qui leuropposent cette autre consideacuteration si les atomes ont par le simple effetdu hasard composeacute tant de sortes de formes comment se fait-il qursquoilsne soient jamais parvenus agrave composer une maison ou un soulier Etpourquoi pense-t-on qursquoun nombre infini de lettres grecques deacuteverseacuteessur une place ne sauraient produire le texte de lrsquoIliade laquo Ce qui estCiceacuteron [17] II

xxxvii 93-94 capable de raison dit Zeacutenon [de Citium] est meilleur que ce qui nrsquoenest pas capable Or il nrsquoy a rien de mieux que le monde il est doncdoueacute de raison raquo La mecircme argumentation a conduit Cotta1 agrave faire lemonde matheacutematicien Ou bien encore musicien et organiste en sui-vant cet autre argument de Zeacutenon laquo le tout est plus que la partie Ciceacuteron [17]

III ix 22-23 nous sommes capables de sagesse et nous faisons partie du monde lemonde est donc sage raquo

329 On voit une infiniteacute drsquoexemples du mecircme genre baseacutes surdes arguments non seulement faux mais stupides inconsistants etmontrant chez leurs auteurs non pas tant de lrsquoignorance que de la

1Consul romain eacutevoqueacute dans certains traiteacutes de Ciceacuteron

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 261

sottise dans les critiques que les philosophes srsquoadressent les uns auxautres sur leurs divergences drsquoopinions et drsquoeacutecoles1 Qui rassemble-rait habilement une brasseacutee drsquoacircneries de la laquo sagesse raquo humaine feraitmerveille Jrsquoen fais moi-mecircme une sorte de collection selon un pointde vue qui nrsquoest pas moins utile agrave consideacuterer que celui des opinionscourantes et modeacutereacutees2 On peut juger par lagrave ce qursquoil faut penser delrsquohomme de son esprit et de sa raison puisque chez les grands per-sonnages qui ont porteacute au plus haut point les possibiliteacutes humaines ontrouve des deacutefauts si visibles et si grossiers En ce qui me concernejrsquoaime mieux croire qursquoils ont traiteacute de la science agrave lrsquooccasion commesrsquoil srsquoagissait drsquoun simple jouet et se sont servis de la raison commeon le ferait drsquoun instrument anodin et quelconque proposant toutessortes drsquoideacutees et de visions tantocirct rigoureuses tantocirct vagues

330 Platon lui-mecircme qui deacutefinit lrsquohomme comme une pouledit ailleurs apregraves Socrate qursquoen veacuteriteacute il ne sait pas ce qursquoest lrsquohommeet que crsquoest lrsquoun des eacuteleacutements du monde les plus difficiles agrave com-prendre Par cette varieacuteteacute et instabiliteacute de leurs opinions ils nous prennenten somme par la main pour nous conduire tacitement agrave cette conclu-sion qursquoils nrsquoont pas drsquoopinion arrecircteacutee Ils ont pour habitude de nepas toujours preacutesenter leur avis agrave visage deacutecouvert et bien visible ilsle dissimulent tantocirct dans lrsquoobscuriteacute de fables poeacutetiques tantocirct sousdrsquoautres masques Crsquoest que notre imperfection comporte aussi cela les aliments crus ne conviennent pas toujours agrave notre estomac il nousfaut les seacutecher les modifier les transformer Les philosophes font lamecircme chose ils obscurcissent parfois leurs opinions et leurs juge-ments veacuteritables et les deacuteforment pour srsquoadapter agrave lrsquousage courantPour ne pas effrayer les enfants ils ne veulent pas faire expresseacutementprofession drsquoignorance et montrer la faiblesse de la raison humainemais ils nous la reacutevegravelent pourtant sous les traits drsquoune science troubleet peu solide

331 Eacutetant en Italie jrsquoai conseilleacute ceci agrave quelqursquoun qui ne par-venait pas agrave parler lrsquoitalien srsquoil ne cherchait qursquoagrave se faire comprendresans vouloir briller qursquoil emploie seulement les premiers mots latinsfranccedilais espagnols ou gascons qui lui viendraient agrave la bouche en yajoutant la terminaison italienne il ne manquerait jamais de rencon-

1Dans les eacuteditions jusqursquoagrave celle de 1588 on lisait ici laquo comme il srsquoen voit infinischez Plutarque contre les Epicuriens et Stoiumlciens et en Seacutenegraveque contre les Peacuteripateacuteti-ciens raquo

2Le texte de 1595 est ici quelque peu diffeacuterent de la correction manuscrite porteacutee surlrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo ougrave on lit laquo quelque biais non moins utille a considererque les opinions saines et moderees raquo Crsquoest cette reacutedaction que je traduis ici

262 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

trer quelque idiome du pays toscan romain veacutenitien pieacutemontais ounapolitain et le mot se confondrait ainsi avec lrsquoune ou lrsquoautre de cesformes si nombreuses Je dis la mecircme chose de la philosophie ellea tant de visages et de varieacuteteacutes elle a dit tant de choses que lrsquoon peuty retrouver tous nos songes et toutes nos recircveries Lrsquoimagination hu-maine ne peut rien concevoir en bien ou en mal qui nrsquoy soit deacutejagrave laquo On ne peut rien dire si absurde que ce soit qursquoon ne puisse le re-Ciceacuteron [15] II

58 trouver chez quelque philosophe raquo Et je mrsquoen autorise pour laisser unpeu aller mes caprices en public bien qursquoils soient neacutes chez moi etsans modegravele je sais qursquoil srsquoeacutetablira un lien entre eux et quelque opi-nion drsquoun Ancien et qursquoil ne manquera pas de se trouver quelqursquounpour dire laquo Voilagrave ougrave il a pris cela raquo

332 Mes mœurs sont naturelles Je nrsquoai appeleacute agrave mon secoursldquoimpreacutevu etimpreacutevisiblerdquo pour les eacutetablir aucun enseignement Mais si simplettes soient-elles

quand lrsquoenvie mrsquoa pris de les eacutevoquer et que pour les preacutesenter un peuplus deacutecemment au public je me suis mis en devoir de les eacutetayer pardes raisonnements et des exemples je me suis eacutetonneacute moi-mecircme dedeacutecouvrir sans le vouloir qursquoelles eacutetaient conformes agrave tant drsquoexemplesde discours philosophiques De quelle espegravece eacutetait ma vie je ne lrsquoaiappris qursquoapregraves lrsquoavoir pratiqueacutee et accomplie Une nouvelle figure duphilosophe impreacutevu et impreacutevisible

333 Mais pour en revenir agrave notre acircme quand Platon a placeacutela raison dans le cerveau la colegravere dans le cœur et la cupiditeacute dansle foie il est probable que ce fut plutocirct en interpreacutetant les mouve-ments de lrsquoacircme qursquoen cherchant agrave faire une distinction et une seacutepara-tion comme on le fait pour le corps et les membres Et la plus vraisem-blable des opinions des philosophes sur ce sujet est que crsquoest toujoursune seule et mecircme acircme qui raisonne se souvient comprend jugedeacutesire et exerce toutes ses autres activiteacutes en se servant des divers ins-truments du corps comme le navigateur dirige son navire en fonctionde son expeacuterience tantocirct tendant ou relacircchant un cordage tantocirct dres-sant lrsquoantenne1 ou maniant le gouvernail2 produisant divers effets parle mecircme effort Crsquoest aussi qursquoelle loge dans le cerveau comme on levoit du fait que les blessures et accidents qui concernent cet organe

1laquo Vergue longue et mince des voiles latines raquo (Dict Le Robert)2A Lanly conserve ici le mot laquo aviron raquo Mais il srsquoagit certainement ici de cet avi-

ron particulier servant en fait de gouvernail Et de mecircme jrsquoai preacutefeacutereacute un peu plus hautlaquo cordage raquo agrave laquo corde raquo chacun sait qursquoil nrsquoy a pas de laquo corde raquo agrave bord drsquoun navire ndashsauf celle de la cloche

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 263

mettent aussitocirct agrave mal les faculteacutes de lrsquoacircme Mais il nrsquoest pas surpre-nant qursquoagrave partir de lagrave elle se reacutepande par tout le reste du corps

Le Soleil ne quitte jamais sa route au milieu du ciel Et pourtant il eacuteclaire tout de ses rayons1

Comme le Soleil reacutepand depuis le ciel sa lumiegravere et sa force eten remplit le monde Lucregravece [46]

III 144Le reste de lrsquoacircme disperseacute dans le corps tout entierObeacuteit et suit les injonctions et mouvements de lrsquoesprit

334 Certains on dit qursquoil y avait une acircme geacuteneacuterale comme ungrand corps dont proviendraient toutes les acircmes particuliegraveres et ougraveelles retourneraient rejoignant sans cesse cette matiegravere universelle

Car le dieu se reacutepand partout dans les terres Virgile [114]IV 221-26Au sein des mers au plus profond des cieux

Crsquoest de lui que beacutetail troupeaux hommes et becirctes sauvagesEmpruntent en naissant leur principe vital Crsquoest agrave lui qursquoils reviennent quand ils sont dissous Ici la mort nrsquoa pas de place

Drsquoautres ont dit que ces acircmes ne faisaient que srsquoy retrouver et srsquoyrattacher drsquoautres qursquoelles eacutetaient produites par la substance divine drsquoautres encore par les anges avec du feu et de lrsquoair Certains disentqursquoelles existent depuis toujours drsquoautres qursquoelles ont eacuteteacute creacuteeacutees agravelrsquoinstant mecircme ougrave le besoin srsquoen est fait sentir Certains pensent qursquoellessont descendues du disque de la lune et qursquoelles y retournent

335 La plupart des auteurs antiques considegraverent qursquoelles srsquoen-gendrent de pegravere en fils de la mecircme maniegravere et par le mecircme genre decreacuteation que toutes les autres choses naturelles ils se fondent pourdire cela sur la ressemblance des enfants avec leur pegravere

La vertu de ton pegravere trsquoa eacuteteacute transmise2

Les courageux naissent de pegraveres courageux et valeureux Horace [36] IV4 29

et sur le fait que lrsquoon voit passer du pegravere aux enfants non seulementles caractegraveres physiques mais aussi une ressemblance entre les faccedilonsdrsquoecirctre les tempeacuteraments les penchants

264 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Pourquoi la race cruelle des lions est-elle voueacutee agrave la violence Lucregravece [46]III 741Pourquoi la ruse se transmet-elle aux renards

Et lrsquoinstinct de la fuite aux cerfs que la peur rend agilesChaque acircme a son germe propre ndash et se deacuteveloppe ensuite

336 Ils disent encore que crsquoest lagrave-dessus que se fonde la justicedivine qui punit dans les enfants la faute commise par les pegraveres drsquoau-tant que la contagion des vices paternels est parfois inscrite dans lrsquoacircmedes enfants et que le deacuteregraveglement de leur volonteacute les atteint aussi Etencore si les acircmes provenaient drsquoautre chose que drsquoune successionnaturelle et qursquoelles eussent eacuteteacute quelque chose qui fucirct situeacute en dehorsdu corps elles devraient se souvenir de leur premiegravere existence eacutetantdonneacutees les faculteacutes naturelles qui sont les leur de reacutefleacutechir de raison-ner et de se souvenir

Si lrsquoacircme srsquointroduit dans le corps agrave la naissanceLucregravece [46]III 671 Pourquoi nrsquoavons pas de souvenir de notre vie preacuteceacutedente

Pourquoi ne nous reste-t-il rien de ce que nous avons fait

337 Car pour donner sa valeur agrave la condition de nos acircmescomme nous le souhaitons il nous faut supposer qursquoelles sont ex-trecircmement savantes alors mecircme qursquoelles sont dans leur simpliciteacute etpureteacute naturelles Et de ce fait eacutetant dispenseacutees de la prison du corpselles auraient eacuteteacute avant drsquoy entrer comme nous voulons qursquoelles soientapregraves en ecirctre sorties Et il faudrait neacutecessairement qursquoelles aient conserveacutele souvenir de ce savoir une fois entreacutees dans un corps comme le di-sait Platon laquo ce que nous apprenons nrsquoest qursquoune reacuteminiscence dece que nous savions deacutejagrave raquo Ce qui est faux comme chacun peut leveacuterifier1 Drsquoabord parce qursquoon ne se souvient preacuteciseacutement que de ceque nous avons appris Et que si la meacutemoire jouait vraiment son rocircle2elle nous suggeacutererait au moins quelque chose de plus que ce que nous

1Claudien Le sixiegraveme consulat drsquoHonorius V 4112Montaigne donne la traduction latine drsquoun vers drsquoHomegravere Odysseacutee II 711Montaigne prend donc ici nettement parti contre la theacuteorie dite laquo de la reacuteminis-

cence raquo exposeacutee dans Pheacutedon (XVIII) et Meacutenon (XIV e sq laquo ce que nous appelonsapprendre crsquoest se ressouvenir raquo (voir aussi au sect295) Cette pseudo-theacuteorie (ideacutealiste)de la connaissance demeure pourtant encore tregraves priseacutee de nos jours notamment chezles adeptes des preacutetendues laquo sciences de lrsquoeacuteducation raquo qui font si souvent reacutefeacuterence agraveMontaigne Mais parler beaucoup drsquoun auteur ne signifie pas forceacutement qursquoon lrsquoait lu

2Cette phrase nrsquoest pas des plus claires Le texte drsquoailleurs en a varieacute le texte de1588 eacutetait laquo jouait son role simple raquo et la correction manuscrite laquo faisoit purement sonoffice raquo a eacuteteacute reprise par lrsquoeacutedition de 1595 ainsi que par tous les eacutediteurs depuis P Villey

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 265

avons appris Drsquoautre part ce que la meacutemoire savait eacutetant encore danssa pureteacute originelle eacutetait une veacuteritable connaissance due agrave sa divineintelligence des choses telles qursquoelles sont alors qursquoici-bas ce sont lemensonge et le vice qursquoon lui fait retenir quand on lrsquoen instruit Ellene peut donc pas employer sa reacuteminiscence puisque cette image etcette conception nrsquoont jamais reacutesideacute chez elle

338 Quant agrave dire que la prison du corps eacutetouffe ses faculteacutesinneacutees au point qursquoelles sont complegravetement eacuteteintes en elle cela estpremiegraverement contraire agrave cette croyance selon laquelle ses forces sontimmenses et aux effets que les hommes en perccediloivent en cette vietellement admirables que lrsquoon en a conclu agrave sa diviniteacute et son eacuteterniteacutedans le passeacute et agrave son immortaliteacute dans lrsquoavenir1

Car si ses faculteacutes sont tellement alteacutereacutees Lucregravece [46]III 674Que lrsquoacircme ait perdu tout souvenir de ce qursquoelle fit

Cet eacutetat nrsquoest guegravere diffeacuterent je crois de celui de la mort

En outre crsquoest ici-bas chez nous et non ailleurs que lrsquoon doit exa-miner la force et les effets de lrsquoacircme ses autres perfections sont pourelle vaines et inutiles car crsquoest pour son eacutetat preacutesent qursquoelle doit ecirctrereconnue et payeacutee de retour par lrsquoimmortaliteacute elle nrsquoest comptable quede la vie de lrsquohomme Car ce serait une injustice que de lui avoir ocircteacuteses moyens et sa force de lrsquoavoir en quelque sorte deacutesarmeacutee pour en-suite se fonder sur le temps de sa captiviteacute2 de sa faiblesse et de samaladie sur cette eacutepoque ougrave elle aurait eacuteteacute forceacutee et contrainte pouren tirer un jugement et une condamnation pour une dureacutee infinie Ceserait une injustice encore de srsquoen tenir agrave un temps si court peut-ecirctreune ou deux heures ou au plus un siegravecle ndash ce qui au regard de lrsquoeacuteter-niteacute nrsquoest qursquoun instant ndash et de ne tenir compte que de ce moment-lagravepour statuer deacutefinitivement sur ce qursquoelle est Ce serait vraiment unedisproportion inique que de tirer une appreacuteciation eacuteternelle drsquoune sicourte vie

1Jrsquointerpregravete de mon mieux mais ce passage demeure neacuteanmoins assez obscur agravemon avis Ni A Lanly [58] ni D M Frame [28] nrsquoen ont donneacute non plus de traductionvraiment satisfaisante me semble-t-il A Lanly eacutecrit laquo diviniteacute et eacuteterniteacute passeacutees raquo ndashce qui me paraicirct quelque peu contradictoire

2Montaigne a tregraves souvent recours agrave deux mots quasi synonymes lagrave ougrave nous nouscontenterions aujourdrsquohui drsquoun seul Quand ce tic drsquoeacutecriture alourdit par trop une phrasedeacutejagrave controuveacutee je me permets de simplifier quelque peu Crsquoest particuliegraverement le casici laquo vain et inutile raquo laquo moyens et puissances raquo captiviteacute et prison raquo laquo forceacutee etcontrainte raquo laquo infinie et perpeacutetuelle raquo

266 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

339 Pour esquiver cette difficulteacute Platon estime que les paie-ments futurs doivent se limiter agrave cent ans en relation avec la dureacuteede la vie humaine et chez les penseurs de notre eacutepoque nombreuxsont ceux qui ont fixeacute eacutegalement des limites temporelles En conseacute-quence de quoi les philosophes ont estimeacute que la geacuteneacuteration de lrsquoacircmetout comme sa vie elle-mecircme se conformait agrave la condition ordinairedes choses humaines crsquoest lrsquoopinion drsquoEacutepicure et de Deacutemocrite quia eacuteteacute la mieux reccedilue du fait de ses belles apparences on pouvait eneffet voir naicirctre lrsquoacircme dans un corps dans la mesure ougrave celui-ci eneacutetait capable on pouvait observer le deacuteveloppement de ses forces toutcomme pour les forces corporelles on pouvait reconnaicirctre la faiblessede son enfance par rapport agrave lrsquoeacutepoque ougrave elle atteignait la vigueur dela maturiteacute et agrave la fin constater son deacuteclin

Nous sentons bien que lrsquoacircme naicirct avec le corpsLucregravece [46]III 446 Qursquoelle croicirct et vieillit avec lui

340 Ils constataient qursquoelle eacutetait susceptible drsquoeacuteprouver diversespassions et drsquoecirctre agiteacutee de mouvements peacutenibles qui la faisaient som-brer dans la lassitude et les douleurs qursquoelle eacutetait capable drsquoalteacutera-tion et de changement drsquoalleacutegresse drsquoassoupissement et de langueurqursquoelle eacutetait sujette agrave ses propres maladies et blessures tout commelrsquoestomac ou le pied

On voit que lrsquoesprit gueacuterit comme le corpsLucregravece [46]III 505 Et peut ecirctre traiteacute par la meacutedecine

Elle peut aussi ecirctre eacutetourdie et troubleacutee par lrsquoeffet du vin mise horsde son eacutetat normal par les vapeurs drsquoune fiegravevre chaude endormie parlrsquousage de certains meacutedicaments et reacuteveilleacutee par drsquoautres

On voit bien que lrsquoacircme est mateacuterielleLucregravece [46]III 176 Puisqursquoelle ressent des chocs corporels et en souffre

341 On a observeacute que toutes ses faculteacutes pouvaient ecirctre frap-peacutees de stupeur par la seule morsure drsquoun chien malade et qursquoaucunevigueur de penseacutee aucune ressource aucune vertu ni reacutesolution philo-sophique aucune tension de ses forces si grandes soient-elles ne pou-vaient lrsquoempecirccher drsquoecirctre soumise agrave ces accidents la salive drsquoun mal-heureux macirctin tombeacutee sur la main de Socrate suffit agrave deacutemolir toutesa sagesse et toutes ses grandes ideacutees bien construites les aneacuteantir aupoint qursquoil ne reste plus aucune trace de sa connaissance originelle

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 267

Lrsquoacircme est bouleverseacuteeLucregravece [46]III 498 Et elle se divise ses eacuteleacutements se deacutefont

Sous lrsquoaction de ce poison

342 Et ce poison ne peut pas trouver plus de reacutesistance en cetteacircme qursquoen celle drsquoun enfant de quatre ans crsquoest un poison capablede faire devenir toute la philosophie si elle avait un corps mateacuterieldeacutemente et furieuse crsquoest ainsi que Caton qui se moquait du destin etde la mort elle-mecircme ne put supporter la vue drsquoun miroir ou de lrsquoeausaisi drsquoeacutepouvante et drsquoeffroi en srsquoimaginant avoir eacuteteacute contamineacute par unchien enrageacute et avoir contracteacute la maladie que les meacutedecins nommentlaquo hydrophobie raquo1

En se reacutepandant par tous les membres le mal Lucregravece [46]III 494-96Deacutechire lrsquoacircme et la tourmente elle eacutecume

Comme les flots bouillonnent sous les vents violents

343 Sur ce point on peut dire que la philosophie a bien armeacutelrsquohomme pour supporter tous les autres accidents en lui donnant laconstance ou si elle est trop peacutenible agrave obtenir une parade infailliblequi consiste agrave eacutechapper agrave toute sensation2 Mais ce sont des moyensutiles agrave une acircme maicirctresse drsquoelle-mecircme en pleine possession de sesforces capable de reacutefleacutechir et de raisonner ndash et non dans la situationfacirccheuse ougrave lrsquoacircme du philosophe devient celle drsquoun fou troubleacutee bou-leverseacutee eacutegareacutee Et cet eacutetat peut se produire en plusieurs occasionscomme dans le cas drsquoune agitation trop violente que lrsquoacircme peut engen-drer drsquoelle-mecircme sous le coup drsquoune extrecircme passion ou du fait drsquouneblessure sur certaines parties du corps ou en provenance de lrsquoestomacqui produit des eacuteblouissements et des vertiges

Lrsquoesprit srsquoeacutegare souvent quand le corps est malade Lucregravece [46]III 464Il deacuteraisonne et tient des discours insenseacutes

Parfois crsquoest une leacutethargie qui srsquoempare de lrsquoacircmeLa plonge dans un eacutetat drsquoassoupissement perpeacutetuelTandis que les yeux se ferment et que la tecircte retombe

1Sur lrsquohydrophobie dans lrsquoAntiquiteacute on pourra consulter le passage qui lui est consa-creacute dans lrsquoeacutetude de J Pigeaud La maladie de lrsquoacircme (Les Belles-Lettres Eacutetudes an-ciennes seacuterie latine 1989 pp 113-117) Les vers de Lucregravece qui suivent sont tireacutes drsquounpassage que lrsquoon considegravere geacuteneacuteralement plutocirct comme une eacutevocation de lrsquoeacutepilepsie

2Le texte de 1588 eacutetait ici laquo en se desrobant tout agrave fait de la vie raquo et laquo du sentiment raquoest une correction manuscrite sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Crsquoest donc bien dusuicide qursquoil srsquoagit

268 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

344 Les philosophes me semble-t-il nrsquoont guegravere precircteacute atten-tion agrave cette question non plus qursquoagrave une autre de mecircme importancePour nous faire supporter notre condition humaine ils ont toujours cedilemme agrave la bouche ou lrsquoacircme est mortelle ou elle est immortelleSi elle est mortelle elle nrsquoaura rien agrave subir Et si elle est immortelleelle ira en srsquoameacuteliorant Mais ils ne srsquooccupent jamais de lrsquoautre pos-sibiliteacute qursquoen sera-t-il si elle va en empirant Ils abandonnent auxpoegravetes la menace des souffrances futures et par lagrave se donnent beaujeu Ce sont deux omissions qui mrsquoapparaissent souvent dans leursouvrages Je reviens sur la premiegravere

345 Cette acircme perd alors lrsquousage du souverain bien des Stoiuml-ciens qui requiert constance et fermeteacute Il faut que notre belle sagessehumaine admette cela et rende les armes sur ce point Au demeurantils consideacuteraient eacutegalement du fait de la vaniteacute de la raison humaineque le meacutelange et la coexistence de deux eacuteleacutements aussi opposeacutes quele mortel et lrsquoimmortel est inimaginable

Car unir le mortel et lrsquoimmortel et croireLucregravece [46]III 801 Qursquoils ressentent de mecircme et srsquoentraident crsquoest folie

Quoi de plus contradictoire de plus incompatibleQue ces deux substances la mortelle et lrsquoeacuteternelleEt comment preacutetendre ainsi les unirPour les soumettre ensemble aux terribles tempecirctes

Et ils sentaient bien que lrsquoacircme srsquoengageait dans la mort tout commele corps

Elle srsquoaffaisse avec lui sous le poids des ans Lucregravece [46]III 549

346 Crsquoest bien ce que selon Zeacutenon lrsquoimage du sommeil nousmontre clairement car il considegravere qursquoil srsquoagit lagrave drsquoune deacutefaillance etdrsquoun effondrement de lrsquoacircme aussi bien que du corps laquo Il voit dansCiceacuteron [15] II

58 le sommeil une contraction et comme une prostration et un affais-sement de lrsquoacircme raquo Et le fait que lrsquoon observe chez certains que saforce et sa vigueur se maintiennent agrave la fin de la vie ils lrsquoattribuent agravela diversiteacute des maladies de la mecircme faccedilon que lrsquoon voit des hommesen cette derniegravere extreacutemiteacute conserver qui un sens qui un autre quilrsquoouiumle qui lrsquoodorat et sans qursquoils soient alteacutereacutes et on ne voit pas drsquoaf-faiblissement si universel qursquoil ne subsiste quelques parties intactes etvigoureuses

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 269

De mecircme que les pieds peuvent ecirctre maladesLucregravece [46]III 111 Sans que la tecircte eacuteprouve aucune douleur

La vision de notre jugement est dans le mecircme rapport agrave la veacuteriteacuteque lrsquoœil du chat-huant envers lrsquoeacuteclat du soleil comme le dit AristoteComment pourrions-nous mieux le deacutemontrer que par un tel aveugle-ment dans une lumiegravere aussi eacuteclatante

347 Car lrsquoopinion contraire celle de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Immortaliteacute delrsquoacircmequi selon Ciceacuteron a eacuteteacute drsquoabord introduite au moins selon ce qursquoen

disent les livres par Pheacutereacutecyde de Syros du temps du roi Tullus (maisdrsquoautres en attribuent lrsquoinvention agrave Thalegraves et drsquoautres agrave drsquoautres en-core) crsquoest la partie de la science humaine qui a eacuteteacute traiteacutee avec leplus de circonspection et de doute Les dogmatiques les plus fermessont contraints principalement sur cette question de se mettre agrave cou-vert sous les ombrages de lrsquoAcadeacutemie Nul ne sait ce qursquoAristote aeacutetabli sur ce sujet non plus que tous les Anciens en geacuteneacuteral qui srsquoenservent avec une confiance vacillante laquo Crsquoest une chose tregraves agreacuteable Seacutenegraveque [96]

CIIqursquoils promettent plus qursquoils ne prouvent raquo Aristote srsquoest cacheacute sousun nuage de paroles et de sens peu clairs et peu intelligibles et ila laisseacute ses adeptes deacutebattre aussi bien sur son jugement que sur laquestion elle-mecircme Deux choses agrave leurs yeux rendaient cette opinionplausible lrsquoune que sans lrsquoimmortaliteacute des acircmes on ne pourrait pluseacutetablir les vaines espeacuterances de la gloire ce qui est pourtant drsquoune ex-trecircme importance dans ce monde lrsquoautre que crsquoest une ideacutee tregraves utilecomme le dit Platon que les vices srsquoils peuvent se dissimuler au re-gard de la justice humaine demeurent neacuteanmoins toujours en butte agravela justice divine qui les poursuivra mecircme apregraves la mort des coupables

348 Lrsquohomme est tregraves soucieux drsquoallonger son existence il yemploie toutes ses faculteacutes Pour conserver son corps il a la seacutepulture pour conserver son nom la gloire Ne pouvant supporter sa conditionil a employeacute toute son intelligence agrave se reconstruire et agrave srsquoeacutetayer parses inventions Lrsquoacircme ne pouvant se tenir debout du fait de son troubleet de sa faiblesse cherche sans cesse et partout des consolations desespeacuterances et des fondements ou des circonstances exteacuterieures aux-quelles srsquoattacher et se greffer Et si chimeacuteriques et peu solides quesoient celles que son imagination lui forge elle srsquoy repose plus sucircre-ment qursquoen elle-mecircme et plus volontiers

349 Mais il est eacutetonnant de voir comment se sont trouveacutes in-capables et impuissants agrave lrsquoeacutetablir par leurs seules forces humainesceux qui sont les plus obstineacutes dans cette ideacutee si juste et si claire delrsquoimmortaliteacute de nos esprits laquo Recircves drsquoun homme qui deacutesire mais ne Ciceacuteron [14] II

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270 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

prouve rien raquo disait un Ancien Lrsquohomme peut comprendre par lagrave quecrsquoest par le seul fait du destin et du hasard qursquoil deacutecouvre la veacuteriteacutepar lui-mecircme puisque lorsqursquoil lrsquoa sous la main il ne parvient mecircmepas agrave la saisir et agrave la conserver et que sa raison nrsquoa pas la force drsquoentirer parti1 Toutes les choses produites par notre capaciteacute agrave connaicirctreet agrave juger vraies ou fausses sont incertaines et precirctent agrave discussionCrsquoest pour nous punir de notre fierteacute nous instruire de notre misegravereet de notre impotence que Dieu causa le trouble et la confusion delrsquoantique tour de Babel

350 Tout ce que nous entreprenons sans son aide tout ce quenous voyons sans ecirctre eacuteclaireacute par sa gracircce nrsquoest que vaniteacute et deacuteraisonLrsquoessence mecircme de la veacuteriteacute uniforme et constante quand le hasardnous permet de la deacutetenir nous lrsquoalteacuterons et la corrompons par notrefaiblesse Quel que soit le comportement adopteacute par lrsquohomme Dieufait toujours en sorte qursquoil aboutisse agrave cette confusion dont il nousdonne une image si vive avec celle du juste chacirctiment dont il frappalrsquoorgueil deacutemesureacute de Nemrod et aneacuteantit ses vaines tentatives pourbacirctir sa pyramide2 laquo Je confondrai la sagesse des sages et reacuteprouveraila prudence des prudents3 raquo La diversiteacute des idiomes et des languespar laquelle il perturba cette construction est-ce autre chose que cetteperpeacutetuelle discordance des points de vue et des arguments qui accom-pagne et embrouille les vains efforts pour bacirctir la science humaine Etinutilement Qursquoest-ce qui pourrait nous retenir si nous avions seule-ment un grain de connaissance Ce que dit ce saint mrsquoa fait grandplaisir laquo Les teacutenegravebres qui entourent ce qui nous est utile sont un exer-Saint Augustin

[7] XI 22 cice drsquohumiliteacute pour nous et un frein pour notre orgueil raquo Jusqursquoagrave quelpoint de preacutesomption et drsquoinsolence portons-nous notre aveuglementet notre sottise

351 Mais pour en revenir agrave mon sujet il est bien normal quela veacuteriteacute drsquoune aussi noble croyance nous ne la devions qursquoagrave Dieului-mecircme et agrave sa gracircce puisque crsquoest de son seul bon vouloir que nousrecevons le fruit de lrsquoimmortaliteacute agrave savoir la jouissance de la beacuteatitudeeacuteternelle

352 Reconnaissons sincegraverement que Dieu seul nous lrsquoa dit etla foi aussi ce nrsquoest pas un enseignement fourni par la nature ni par

1Mon interpreacutetation en ce point est la mecircme que celle de D M Frame [28] laquo totake advantage of it raquo

2La tour de Babel3Saint Paul Eacutepicirctre aux Corinthiens I 1 19 Mais A Lanly [58] indique que la phrase

a pu ecirctre reprise aussi de saint Augustin Citeacute de Dieu [7] X 28

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 271

notre raison Et celui qui analysera et sondera son Ecirctre et ses forcesinteacuterieurement et exteacuterieurement sans ce divin privilegravege celui qui ob-servera lrsquohomme sans lrsquoembellir nrsquoy verra ni valeur ni capaciteacute quisente autre chose que la terre et la mort Plus nous donnons et devonset rendons agrave Dieu plus nous nous conduisons chreacutetiennement

353 Ce que ce philosophe stoiumlcien dit tenir de lrsquoacquiescementfortuit de lrsquoopinion populaire1 nrsquoaurait-il pas mieux valu qursquoil le ticircntde Dieu laquo Quand nous discutons de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme le consen- Seacutenegraveque [96]

cxviitement unanime des hommes qui craignent les dieux infernaux ou leshonorent nrsquoest pas un argument de peu de poids Je tire parti de cetteconviction geacuteneacuterale raquo

354 Or la faiblesse des arguments humains sur ce sujet se mani-feste notamment par les circonstances fabuleuses qursquoils ont associeacuteesagrave cette ideacutee pour trouver de quelle nature eacutetait cette immortaliteacute quiest la nocirctre Laissons de cocircteacute les Stoiumlciens laquo Ils nous accordent une Ciceacuteron [20] I

31longue dureacutee de vie comme aux corneilles ils disent que nos acircmesdoivent durer longtemps mais pas eacuteternellement raquo Ils donnent auxacircmes une vie qui srsquoeacutetend au-delagrave de celle-ci mais limiteacutee Lrsquoideacutee laplus universelle la plus communeacutement admise et qui est parvenuejusqursquoagrave nous a eacuteteacute celle dont on a dit que lrsquoauteur eacutetait Pythagore nonqursquoil en ait eacuteteacute le premier inventeur mais parce qursquoelle tira un grandpoids et un grand creacutedit du fait de son approbation qui faisait alorsautoriteacute Elle dit que les acircmes quand elles nous ont quitteacutes ne fontque passer drsquoun corps agrave lrsquoautre drsquoun lion agrave un cheval drsquoun cheval agrave unRoi allant ainsi sans cesse drsquoune demeure agrave lrsquoautre2

355 Et lui-mecircme disait se souvenir drsquoavoir eacuteteacute AEligthalidegraves puis LameacutetempsycoseEuphorbe puis Hermotime et enfin de Pyrrhus ecirctre passeacute dans Py-

Diogegravene Laeumlrce[44] VIII 5

thagore ayant ainsi le souvenir de lui-mecircme depuis deux cent six ansEt certains ajoutaient que ces acircmes remontent parfois au ciel et enredescendent encore

Ocirc mon pegravere faut-il croire que des acircmes srsquoeacutelegravevent jusqursquoau ciel Virgile [112]VI 719Et revecirctent de nouveau des corps pesants

Qui peut inspirer agrave ces malheureux

1Jrsquoaurais pu eacutecrire laquo vox populi raquo Curieusement si Montaigne eacutecrit lrsquoexpression enfranccedilais il est aujourdrsquohui assez courant drsquoemployer lrsquoexpression latine

2Crsquoest la doctrine de la meacutetempsycose dont il a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut Surlrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo figurait ici une phrase qui a eacuteteacute barreacutee laquo Socrates Platonet quasi tous ceux qui ont voulu croire lrsquoimmortaliteacute des ames se sont laissez emporteragrave cette invention et plusieurs nations comme entre autres la nostre raquo (Par laquo la nostre raquoil faut entendre laquo les Gaulois raquo)

272 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Un aussi violent deacutesir de vivre

356 Origegravene les fait osciller sans cesse du bon au mauvais eacutetat1Varron preacutetend qursquoau bout de quatre cent quarante ans de ces change-ments elles rejoignent leur premier corps Chrysippe lui pense quecela doit se produire apregraves un certain laps de temps inconnu et non li-miteacute Platon dit tenir de Pindare et de la poeacutesie ancienne cette ideacutee desvicissitudes infinies des mutations auxquelles lrsquoacircme est preacutedestineacuteenrsquoayant agrave attendre que des souffrances et des reacutecompenses temporairesdans lrsquoautre monde puisque sa vie dans celui-ci nrsquoest que temporaireeacutegalement et il conclut de tout cela qursquoelle possegravede une exception-nelle connaissance des affaires du ciel de lrsquoenfer et drsquoici-bas ougrave ellea passeacute repasseacute et seacutejourneacute agrave plusieurs reprises ndash ce qui lui donnematiegravere agrave reacuteminiscence

357 Voici ce qursquoil dit encore ailleurs de ces transformations laquo Celui qui a veacutecu dans le bien rejoint lrsquoastre qui lui a eacuteteacute assigneacute CeluiPlaton [74] 42

b-c qui a veacutecu dans le mal passe dans le corps drsquoune femme Et si mecircmealors il ne se corrige pas il se transforme en un animal correspondantagrave son comportement vicieux et il ne verra la fin de sa punition quelorsqursquoil reviendra agrave sa constitution naturelle quand il se sera deacutetacheacutepar un effort de sa raison des traits grossiers stupides et rudimentairesqui eacutetaient en lui raquo

358 Je ne veux pourtant pas neacutegliger lrsquoobjection faite par lesEacutepicuriens agrave cette transmigration drsquoun corps en un autre car elle estplaisante ils demandent ce qui se passerait si la foule des mourantsvenait agrave ecirctre plus grande que celle de ceux qui naissent Les acircmes deacute-logeacutees de leur gicircte en seraient agrave se bousculer pour prendre la premiegravereplace dans une nouvelle enveloppe2 Ils demandent aussi agrave quoi ellespasseraient leur temps en attendant qursquoun logis leur soit disponibleOu encore agrave lrsquoinverse srsquoil naissait plus drsquoecirctres vivants qursquoil nrsquoen mou-rait ils disent que les corps seraient dans un mauvais pas en attendantqursquoune acircme leur soit infuseacutee et que certains drsquoentre eux mourraientavant mecircme drsquoavoir eacuteteacute vivants

Nrsquoest-il pas ridicule de supposer que les acircmes attendentLucregravece [46]III 777 Leur tour au moment des accouplements susciteacutes par Veacutenus

Et la naissance des becirctes sauvages et que ces immortellesSe bousculent pour avoir des organes mortels

1Drsquoapregraves saint Augustin Citeacute de Dieu [7] XXI 1617 Mecircme chose pour Varron2Le mot du texte de 1595 est laquo estui raquo sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo il a rem-

placeacute laquo corps raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 273

Qursquoil se fait une course pour ecirctre la premiegravere

359 Certains penseurs ont assujetti lrsquoacircme au corps des treacutepas-seacutes crsquoest elle qui anime les serpents vers et autres becirctes qui sontengendreacutes dit-on par la corruption de nos membres et mecircme de noscendres Drsquoautres la divisent en une partie mortelle et une autre im-mortelle Drsquoautres encore considegraverent qursquoelle est corporelle mais neacutean-moins immortelle Quelques-uns la font immortelle nrsquoayant ni savoirni possibiliteacute de connaicirctre Il en est mecircme parmi les chreacutetiens1 quiont estimeacute que des acircmes des condamneacutes naissaient des diables commePlutarque pense que naissent des dieux de celles qui sont sauveacutees Caril y a peu de choses que cet auteur affirme de faccedilon aussi cateacutegoriqueque celle-ci alors qursquoil conserve partout ailleurs une attitude dubita-tive et ambigueuml

360 laquo Il faut penser dit-il et croire fermement que les acircmes Plutarque [78]XIVdes hommes vertueux selon la nature et la justice divine deviennent

des saints les saints des demi-dieux et les demi-dieux apregraves avoir eacuteteacuteparfaitement nettoyeacutes et purifieacutes comme on le fait dans les ceacutereacutemoniesde purification deacutelivreacutes de toute possibiliteacute de souffrir et de tout risquede mourir deviennent alors non par le fait drsquoune ordonnance civilemais veacuteritablement et de faccedilon tregraves vraisemblable des dieux completset parfaits en recevant une fin tregraves heureuse et tregraves glorieuse raquo Maissi quelqursquoun veut le voir lui qui est pourtant parmi les plus retenuset les plus modeacutereacutes de la troupe des auteurs srsquoescrimer avec plus dehardiesse et nous raconter des miracles sur la question je le renvoie agraveson traiteacute laquo Sur la Lune2 raquo et agrave celui du laquo Deacutemon de Socrate raquo lagrave ougravede faccedilon plus eacutevidente que partout ailleurs on peut voir comment lesmystegraveres de la philosophie ont bien des choses eacutetranges en communavec celles de la poeacutesie Crsquoest que lrsquoentendement humain se perd agravevouloir sonder et controcircler toutes les choses jusqursquoen leur extreacutemiteacutede la mecircme faccedilon que nous qui retombons en enfance quand noussommes fatigueacutes et tourmenteacutes par la longue course de notre vie Voilagravedonc les beaux et sucircrs enseignements que nous pouvons tirer de laconnaissance humaine agrave propos de lrsquoacircme

1Le texte de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo et celui de 1595 diffegraverent quelque peuDans le texte imprimeacute de 1588 on lisait laquo il y en a aussi qui ont estimeacute raquo et uneinsertion manuscrite apregraves laquo aussi raquo preacutecise laquo et aucuns des nostres lrsquoont ainsi penseacutejugeacute raquo [le mot laquo penseacute raquo a eacuteteacute barreacute agrave la main] Lrsquoeacutedition de 1595 integravegre cet ajout Parailleurs je ne vois pas de raison pour garder laquo les nocirctres raquo comme le fait A Lanly [58] il srsquoagit bien des laquo penseurs de notre religion raquo donc chreacutetiens

2En reacutealiteacute De la face qui apparoit dedans le rond de la lune in Plutarque [78] tII LXXII p 614 La reacutefeacuterence suivante est ibid II LXXIII p 636

274 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

361 Ce qursquoelle nous apprend sur le corps nrsquoest pas moins ha-sardeux Choisissons-en un ou deux exemples car autrement nousnous perdrions dans cette mer vaste et trouble des erreurs meacutedicalesVoyons si lrsquoon srsquoaccorde au moins sur le point de savoir comment leshommes se reproduisent En ce qui concerne leur production origi-nelle il nrsquoest pas eacutetonnant que pour un eacuteveacutenement si important et siancien lrsquoentendement humain se trouble et se disperse Archeacutelaos lenaturaliste dont Socrate fut le disciple et le mignon disait (selon Aris-toxegravene) que les hommes comme les animaux avaient eacuteteacute faits avec unlimon laiteux produit par la chaleur de la terre Pythagore dit que notresemence est lrsquoeacutecume de notre meilleur sang Platon qursquoelle provientde lrsquoeacutecoulement de la moelle de la colonne verteacutebrale et il appuie celasur le fait que crsquoest lrsquoendroit ougrave se ressent en premier la fatigue du coiumltAlcmeacuteon pense que crsquoest une partie de la substance du cerveau et ilen veut pour preuve que la vue se trouble chez ceux qui srsquoadonnentpar trop agrave cet exercice Pour Deacutemocrite il srsquoagit drsquoune substance pro-venant du corps tout entier

362 Eacutepicure pense que la semence provient de lrsquoacircme et ducorps Aristote que crsquoest une excreacutetion de ce qui alimente le sanget la derniegravere qui se reacutepand dans nos membres Drsquoautres pensent quecrsquoest du sang cuit et transformeacute par la chaleur des geacutenitoires srsquoap-puyant sur le fait que dans les efforts extrecircmes on rend du sang purCette derniegravere opinion semble la plus probable si toutefois on peuttirer quelque probabiliteacute drsquoune confusion aussi complegravete

363 Et pour expliquer comment cette semence atteint son butcombien drsquoopinions contraires Aristote et Deacutemocrite considegraverent queles femmes nrsquoont pas de sperme et que ce qursquoelles eacutemettent sous lrsquoem-pire de la chaleur et du plaisir nrsquoest qursquoune seacutecreacutetion qui nrsquoest en rienutile agrave la geacuteneacuteration Galien et ses successeurs au contraire pensentque sans la rencontre des semences la geacuteneacuteration ne peut avoir lieuVoilagrave donc les meacutedecins les philosophes les juristes et les theacuteolo-giens aux prises pecircle-mecircle avec nos femmes sur le fait de savoir agrave quelterme les femmes portent leur fruit Et moi me fondant sur ma propreexpeacuterience jrsquoappuie ceux qui estiment la dureacutee de la grossesse agrave onzemois Le monde srsquoappuie sur cette expeacuterience et il nrsquoest petite femmesi simplette qursquoelle ne puisse donner son avis dans ce deacutebat et de cefait nous ne saurions tomber tous drsquoaccord

364 Cela suffit pour deacutemontrer que lrsquohomme nrsquoen sait pas plussur lui-mecircme quand il srsquoagit de son corps que quand il srsquoagit de sonesprit Nous lrsquoavons confronteacute agrave lui-mecircme et sa raison agrave elle-mecircme

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 275

pour voir ce qursquoelle nous en dirait Et il me semble avoir suffisammentmontreacute agrave quel point elle se comprend peu elle-mecircme Et celui qui nese comprend pas lui-mecircme que peut-il bien comprendre laquo Comme si Pline [77] II 1lrsquoon pouvait mesurer quelque chose quand on ne sait pas se mesurersoi-mecircme raquo

365 En veacuteriteacute Protagoras nous en contait de belles quand ilfaisait de lrsquohomme la mesure de toutes choses lui qui ne sut jamaisseulement quelle eacutetait la sienne Et si ce nrsquoest lui sa digniteacute ne permetpourtant pas qursquoune autre creacuteature ait sur lui cet avantage Or il esttellement en contradiction avec lui-mecircme chacun de ses jugementsen renversant sans cesse un autre que cette proposition positive nrsquoestqursquoune simple plaisanterie nous conduisant neacutecessairement agrave conclureagrave la nulliteacute de lrsquoinstrument comme de lrsquoarpenteur Quand Thalegraves estimeque la connaissance de lrsquohomme est tregraves difficile pour lrsquohomme lui-mecircme il lui montre que toute autre connaissance lui est du mecircme coupimpossible

366 Vous1 pour qui jrsquoai pris la peine de faire un si long exposeacutecontrairement agrave mes habitudes vous ne manquerez pas de soutenirvotre Sebond par la faccedilon ordinaire drsquoargumenter agrave laquelle vous ecirctesentraicircneacutee chaque jour et vous exercerez ce faisant et votre esprit etvotre eacutetude car cette derniegravere passe drsquoescrime que je viens drsquoeacutevo-quer il ne faut lrsquoemployer que comme ultime remegravede Crsquoest un coupdeacutesespeacutereacute par lequel vous abandonnez vos armes pour faire perdre lessiennes agrave votre adversaire une botte secregravete dont il faut se servir rare-ment et parcimonieusement Car il est tregraves teacutemeacuteraire de vous perdrevous-mecircme pour causer la perte drsquoun autre

367 Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger comme le fitGobrias2 Celui-ci eacutetait aux prises dans un combat corps agrave corps avecun seigneur de Perse quand Darius survint lrsquoeacutepeacutee au poing mais crai-gnant de frapper de peur drsquoatteindre Gobrias lui-mecircme Ce dernier luicria de frapper hardiment quand bien mecircme il devrait les transpercertous les deux

368 Jrsquoai vu reacuteprouver comme injustes des armes et des condi-tions de combat singulier si deacutesespeacutereacutees que celui qui srsquoy offrait se

1On pense geacuteneacuteralement que ce chapitre nettement plus long que tous les autreslaquo essais raquo aurait pu ecirctre destineacute agrave Marguerite de Valois fille de Henri II et Catherine deMeacutedicis et femme drsquoHenri de Navarre futur Henri IV

2Ce personnage apparaicirct dans le texte de Plutarque [78] Comment on pourra discer-ner le flatteur IV

276 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mettait en situation de peacuterir ineacutevitablement1 avec son adversaire LesPortugais prirent dans la mer des Indes quelques Turcs2 qursquoils firentprisonniers Ne supportant plus leur captiviteacute ceux-ci prirent une reacute-solution qui leur reacuteussit en frottant lrsquoun contre lrsquoautre des clous denavire ils provoquegraverent une eacutetincelle au-dessus de barils de poudrequi se trouvaient dans leur geocircle et ainsi embrasegraverent et mirent encendre agrave la fois eux-mecircmes leurs maicirctres et le vaisseau3

369 Nous nous heurtons ici aux limites et frontiegraveres ultimes dessciences lrsquoexcegraves en est mauvais tout comme pour la vertu Demeurezsur la voie commune il nrsquoest pas bon de vouloir ecirctre si subtil et si finSouvenez-vous du proverbe toscan laquo Qui trop srsquoamincit se brise4 raquoPeacutetrarque [82]

CV v 48 Dans vos opinions et vos penseacutees comme dans votre comportementet en toute autre chose drsquoailleurs je vous conseille la modeacuteration etla mesure Fuyez le nouveau et lrsquoinsolite les chemins deacutetourneacutes medeacuteplaisent Vous qui de par lrsquoautoriteacute que votre grandeur vous procureet plus encore du fait de vos qualiteacutes personnelles pouvez drsquoun clindrsquoœil commander agrave qui vous plaicirct vous auriez ducirc donner cette chargeagrave quelqursquoun qui ficirct profession de lettreacute et qui eucirct bien autrement ren-forceacute et enrichi ces ideacutees-lagrave En voici pourtant suffisamment pour ceque vous avez agrave en faire

370 Eacutepicure disait des lois que les pires drsquoentre elles eacutetaient sineacutecessaires que sans elles les hommes srsquoentre-deacutevoreraient Et Platonconfirme5 lui aussi que sans lois nous vivrions comme des animauxNotre esprit est un outil vagabond dangereux et teacutemeacuteraire il est dif-ficile drsquoy introduire de lrsquoordre et de la mesure Aujourdrsquohui ceux quiont quelque supeacuterioriteacute sur les autres et une vivaciteacute drsquoesprit particu-liegravere nous les voyons srsquoaffranchir presque tous des regravegles communes

1La reacutedaction de cette phrase est un peu plus claire dans lrsquoeacutedition de 1595 (traduiteici) que dans la version de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo ougrave elle constitue un ajoutmanuscrit en marge et drsquoailleurs encore ratureacute en plusieurs endroits On peut donc voirici un exemple du travail eacuteditorial de Mlle de Gournay ndash pas si mauvais Voici la phraseoriginale laquo Des armes et conditions de combat si desespereacutees qursquoil est hors de creanceque lrsquoun ny lrsquoautre se puisse sauver je les ay veu condamner aiant este offertes raquo

2Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on peut lire laquo 14 Turcs raquo La reacutedaction de 1595est drsquoailleurs un peu diffeacuterente aussi pour cette seconde phrase

3Reacutecit fait drsquoapregraves Goulart [30] Histoire du Portugal XII 234On pourrait interpreacuteter ainsi laquo Qui veut jouer au plus fin court agrave sa perte raquo5Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit cette phrase manuscrite en marge du folio

233 v˚ laquo Et Platon a deus doits pres que sans lois nous vivrions comme bestes brutes etsrsquoessaie a le verifier raquo Ma traduction suit le texte de 1595 laquo Et Platon verifie que sansloix nous vivrions comme bestes raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 277

en matiegravere drsquoopinion et de mœurs crsquoest bien rare si lrsquoon en trouve unqui soit mesureacute et sociable

371 On a raison de donner agrave lrsquoesprit humain des barriegraveres aussieacutetroites que possible Dans lrsquoeacutetude comme dans le reste ses pas doiventecirctre compteacutes et reacutegleacutes comme il faut il faut deacutefinir meacutethodiquementles limites de son terrain de chasse On le bride et le garrotte avecdes religions des lois des coutumes des sciences des preacuteceptes despeines et des reacutecompenses mortelles et immortelles et lrsquoon voit quemalgreacute tout du fait de son instabiliteacute et de sa mobiliteacute il eacutechappe agravetous ces liens Crsquoest un corps eacutevanescent1 qursquoon ne sait par ougrave saisiret comment diriger un corps divers et multiforme sur lequel on nepeut faire de nœud ni avoir de prise Certes il est bien peu drsquoacircmes quisoient assez rigoureuses fortes et bien neacutees pour qursquoon puisse se fier agraveleur propre conduite et qui puissent aller en voguant avec modeacuterationet sans teacutemeacuteriteacute sur la liberteacute de leurs jugements au-delagrave des opinionscommunes Il est plus commode de les placer sous tutelle

372 Crsquoest un glaive dangereux que lrsquoesprit et pour son posses-seur lui-mecircme srsquoil ne sait pas en user avec meacutethode et discernementIl nrsquoy a aucun animal agrave qui il faille donner avec plus de raison desœillegraveres pour maintenir son regard fixeacute sur ses pas et lrsquoempecirccher dedivaguer ici ou lagrave en dehors des orniegraveres que lui tracent lrsquousage et leslois Il vous sieacutera donc mieux de vous en tenir aux sentiers battus quelsqursquoils soient plutocirct que de vous laisser aller vers une licence effreacuteneacuteeMais si lrsquoun de ces nouveaux docteurs2 entreprend de faire eacutetalage desa science en votre preacutesence aux deacutepens de son salut et du vocirctre pourvous deacutebarrasser de cette dangereuse peste qui se reacutepand chaque jourun peu plus dans vos cours en cas drsquoextrecircme neacutecessiteacute ce systegraveme depreacutevention3 empecircchera que la contagion de ce poison vienne nuire agravevous-mecircme et agrave votre entourage

373 La liberteacute et lrsquoaudace drsquoesprit des Anciens faisaient naicirctredans la philosophie et les sciences humaines plusieurs eacutecoles ayant desopinions diffeacuterentes chacun srsquoefforccedilant de juger et de choisir avant de

1P Villey propose laquo creux vide raquo pour ce mot ([55] t II p 559 note 7) Jrsquoai preacutefeacutereacutelaquo eacutevanescent raquo pour sa proximiteacute avec laquo vain raquo et ce qui est dit sitocirct avant

2Pour P Villey ([55] t II laquo Sources et annotations raquo p 059) ces laquo nouveaux doc-teurs raquo sont laquo non des protestants mais des novateurs plus audacieux contempteurs detoutes les religions raquo

3Que faut-il entendre exactement par lagrave LrsquoApologie elle-mecircme ou simplement lesquelques preacuteceptes que Montaigne vient drsquoindiquer Ni P Villey [55] ni A Lanly [58] ni D M Frame [28] ne semblent srsquoecirctre interrogeacutes sur ce point A Lanly traduit parlaquo ce moyen de preacuteservation raquo (t II p 221) et D M Frame par laquo this preservative raquo (p420)

278 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

prendre parti Mais agrave preacutesent que les hommes vont tous du mecircme paslaquo attacheacutes et voueacutes agrave certaines opinions fixes et deacutetermineacutees jusqursquoagraveCiceacuteron [20]

II 2 en ecirctre reacuteduits agrave deacutefendre mecircme les points de vue qursquoils nrsquoapprouventpas raquo que la culture nous est imposeacutee par lrsquoautoriteacute civile que leseacutecoles nrsquoont plus qursquoun seul modegravele le mecircme enseignement et unedoctrine bien arrecircteacutee on ne regarde plus ce que les piegraveces de mon-naie pegravesent et valent mais chacun agrave son tour en accepte le prix quele commun accord et le cours leur attribuent on ne les juge plus surleur valeur intrinsegraveque mais seulement sur leur usage et ainsi touteschoses se valent On accepte la meacutedecine1 comme on le fait de la geacuteo-meacutetrie Et les tours de passe-passe les enchantements les laquo nouementsdrsquoaiguillette raquo la communication avec les esprits des treacutepasseacutes les preacute-visions de lrsquoavenir les horoscopes et jusqursquoagrave cette ridicule poursuitede la laquo pierre philosophale raquo tout est admis sans contestation

374 Il suffit de savoir que laquo le lieu de Mars raquo se situe au milieudu triangle de la main2 celui de Veacutenus au pouce et de Mercure aupetit doigt et que si la laquo ligne de cœur raquo coupe le tubercule de lrsquoindexcrsquoest un signe de cruauteacute mais que quand elle tombe sous le meacutediuset que la ligne de chance fait un angle au mecircme endroit avec la lignede vie crsquoest le signe drsquoune mort malheureuse et enfin que si chezune femme la ligne de chance est ouverte et ne ferme pas lrsquoangleavec la ligne de vie cela indique qursquoelle ne sera guegravere chaste Je vousprends vous-mecircme agrave teacutemoin avec cette science un homme ne peut-ilsrsquoacqueacuterir reacuteputation et faveurs dans toutes les assembleacutees

375 Theacuteophraste disait que la connaissance humaine veacutehiculeacuteepar les sens pouvait juger des choses jusqursquoagrave un certain point maisque parvenue aux causes derniegraveres et premiegraveres il lui fallait srsquoarrecircteret que sa pointe srsquoy eacutemoussait agrave cause de sa faiblesse et de la difficulteacutede ces choses-lagrave Crsquoest une ideacutee modeacutereacutee et agreacuteable de penser quenotre capaciteacute nous permet drsquoaller jusqursquoagrave la connaissance de certaineschoses mais qursquoelle a neacuteanmoins ses limites au-delagrave desquelles il estteacutemeacuteraire de vouloir lrsquoutiliser Crsquoest un point de vue acceptable etsoutenu par des gens conciliants Mais il est malaiseacute de donner des

1A Lanly [58] traduit ici laquo medecine raquo par laquo meacutedicament raquo Il semble bien qursquoagravelrsquoeacutepoque de Montaigne le mot srsquoemployait deacutejagrave dans le sens actuel ndash et lrsquooppositionfaite ici avec la laquo geometrie raquo semble le confirmer

2La chiromancie (ou art de laquo lire les lignes de la main raquo pour en deacuteduire le caractegravereet lrsquoavenir drsquoune personne) eacutetait tregraves en vogue et de nombreux ouvrages traitaient de laquestion avec un vocabulaire speacutecifique que reprend ici Montaigne et qui nrsquoest plus enusage aujourdrsquohui laquo mensale raquo laquo enseigneur raquo laquo naturelle raquo laquo mitoyen raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 279

bornes agrave notre esprit il est curieux et avide et nrsquoa pas plus de raisonde srsquoarrecircter agrave mille pas qursquoagrave cinquante

376 Jrsquoai constateacute par expeacuterience que ce sur quoi lrsquoun achop-pait lrsquoautre y parvenait que ce qui eacutetait inconnu agrave un siegravecle donneacutele siegravecle suivant le reacuteveacutelait que les sciences et les arts ne sortent pasdrsquoun moule mais qursquoon leur donne forme et apparence peu agrave peu en lesmaniant et les polissant agrave plusieurs reprises comme les ours donnentforme agrave leurs petits agrave force de les leacutecher1 Ce que ma force ne peut par-venir agrave faire je ne cesse pourtant de lrsquoeacuteprouver et essayer en tacirctantet peacutetrissant cette nouvelle matiegravere en la manipulant et la reacutechauffantje donne agrave celui qui viendra apregraves moi un peu plus de faciliteacute pour enjouir agrave son aise et la lui rendre plus souple et plus maniable

Comme srsquoamollit au soleil la cire de lrsquoHymette Ovide [62] X284Et peacutetrie sous le pouce prend mille formes

Et devient plus utile agrave force drsquoecirctre manieacutee

377 Et celui qui viendra ensuite en fera autant pour le troi-siegraveme ce qui fait que la difficulteacute ne doit pas me deacutesespeacuterer non plusque mon incapaciteacute car ce nrsquoest que la mienne Lrsquohomme est capablede tout comme de rien2 Srsquoil reconnaicirct comme le dit Theacuteophrasteecirctre dans lrsquoignorance des causes premiegraveres et des principes qursquoalors ilmrsquoeacutepargne carreacutement tout le reste de sa science si la base lui manqueson argumentation tombe par terre La discussion et la recherche nrsquoontpas drsquoautre but ni de terme que les principes si cette fin ne borne pasleur course les voilagrave lanceacutes dans une incertitude perpeacutetuelle laquo Une Ciceacuteron [14]

II 41chose ne peut pas ecirctre plus ou moins comprise qursquoune autre car il nrsquoya pour toutes choses qursquoune seule faccedilon de comprendre raquo

378 Or il est vraisemblable que si lrsquoacircme savait quelque choseelle se connaicirctrait drsquoabord elle-mecircme et si elle connaissait quelquechose en dehors drsquoelle ce serait son corps et ce qui la contient avanttoute autre chose Si lrsquoon voit jusqursquoagrave nos jours les dieux de la meacutede-cine se disputer agrave propos de notre anatomie3

1Crsquoest lagrave une des croyances populaires de lrsquoeacutepoque Lrsquoexpression laquo ours mal leacutecheacute raquoqursquoon emploie encore aujourdrsquohui pour deacutesigner quelqursquoun qui a mauvais caractegravere enest la trace

2laquo aucunes raquo a geacuteneacuteralement un sens positif mais ici laquo de tout drsquoaucunes raquo suggegravereun emploi neacutegatif A Lanly [58] se contente drsquoeacutecrire laquo comme drsquoaucunes raquo mais signalecette eacuteventualiteacute D M Frame [28] lui ne fait que transcrire laquo as he is of any raquoMais le sens laisse agrave deacutesirer

3Cf le passage qui deacutebute au sect 361

280 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Vulcain eacutetait contre Troie et pour Troie ApollonOvide [63] I 2v 5

quand pensons-nous qursquoils tomberont drsquoaccord Nous sommes plusproches de nous-mecircmes que nous ne le sommes de la blancheur dela neige ou de la pesanteur de la pierre Si lrsquohomme ne se connaicirctpas lui-mecircme comment connaicirctrait-il ses fonctions et ses forces Ilnrsquoest pas impossible que quelque notion veacuteritable ne reacuteside en nousmais alors crsquoest par hasard Et comme crsquoest par une mecircme voie de lamecircme faccedilon et par le mecircme moyen que les erreurs srsquoinfiltrent dansnotre acircme elle ne peut parvenir agrave les distinguer ni discerner la veacuteriteacutedu mensonge

379 Les philosophes de laquo lrsquoAcadeacutemie raquo1 acceptaient quelquesouplesse dans le jugement et trouvaient trop cateacutegorique de dire qursquoilnrsquoest pas plus vraisemblable que la neige soit blanche que noire etque nous ne sommes pas plus certains du mouvement drsquoune pierreque nous lanccedilons agrave la main que de celui de la huitiegraveme sphegravere ceacute-leste Et pour eacuteluder cette difficulteacute et cette bizarrerie qui ne peuventguegravere en veacuteriteacute parvenir agrave se faire une place dans notre esprit apregravesavoir affirmeacute que nous ne sommes nullement capables de connaicirctre leschoses et que la veacuteriteacute est enfouie au fond de profonds abicircmes ougrave leregard humain ne peut peacuteneacutetrer ils admettaient pourtant qursquoil y avaitdes choses plus vraisemblables les unes que les autres et ils admet-taient dans leurs jugements la faculteacute de pouvoir pencher plutocirct verstelle apparence que telle autre Ils autorisaient cette propension en luiinterdisant de trancher

380 La position des Pyrrhoniens est plus hardie et en mecircmeLesPyrrhoniens temps plus proche de la veacuteriteacute2 Car ce penchant laquo acadeacutemique raquo cette

tendance agrave privileacutegier une proposition plutocirct qursquoune autre nrsquoest-cepas reconnaicirctre que la veacuteriteacute est plus apparente dans celle-ci que danscelle-lagrave Si notre entendement eacutetait capable de percevoir la forme leslignes geacuteneacuterales le port de tecircte et le visage mecircme de la veacuteriteacute il la ver-rait toute entiegravere aussi bien qursquoagrave moitieacute naissante et imparfaite Cetteapparence de ressemblance avec la veacuteriteacute qui les fait pencher plutocirctagrave gauche qursquoagrave droite augmentez-la cette pinceacutee de ressemblance quifait srsquoincliner la balance multipliez-la par cent par mille il en reacute-

1Eacutecole fondeacutee par Platon2Dans le texte de 1595 laquo vray-semblable raquo est eacutecrit en deux mots ce qui me semble

autoriser ma peacuteriphrase car laquo vraisemblable raquo a pris de nos jours un sens un peu diffeacute-rent presque comme laquo bien possible raquo Drsquoailleurs le texte de 1588 comportait ici laquo ampquant amp quant beaucoup plus veritable amp plus ferme raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 281

sultera finalement que la balance penchera tout agrave fait et marquera unchoix et une veacuteriteacute complegravete

381 Mais comment peuvent-ils se laisser porter vers ce qui res-semble au vrai srsquoils ne savent pas ce qui est vrai Comment peuvent-ilsreconnaicirctre quelque chose dont ils ne connaissent pas lrsquoessence Oubien nous pouvons juger tout agrave fait ou bien nous ne le pouvons pas Sinos faculteacutes intellectuelles et nos sens sont sans fondement ni base sielles ne font que flotter au greacute du vent ne laissons pour rien au mondenotre jugement se porter vers quelque chose qui est soumis agrave leur ac-tion quelque apparence de veacuteriteacute qursquoelle semble nous preacutesenter Et laposition la plus sucircre pour notre entendement la plus favorable ce se-rait celle dans laquelle il se maintiendrait calme droit inflexible sansmouvement et sans agitation laquo Entre les apparences vraies ou fausses Ciceacuteron [14] II

xxviiirien qui puisse deacuteterminer le jugement raquo382 Nous voyons bien que les choses ne sont pas installeacutees en

nous sous leur vraie forme et avec leur nature reacuteelle et qursquoelles nrsquoyviennent pas de leur propre greacute et avec leurs propres forces Srsquoil eneacutetait ainsi en effet nous les recevrions telles quelles le vin seraitdans la bouche du malade tel qursquoil est dans la bouche de lrsquohommebien portant Celui qui a des crevasses aux doigts ou qui a les doigtsgourds trouverait la mecircme dureteacute au bois ou au fer qursquoil manipuleque nrsquoimporte qui drsquoautre Les objets exteacuterieurs se soumettent doncentiegraverement agrave nous ils srsquoinstallent en nous comme il nous plaicirct

383 Or si de notre cocircteacute nous admettions quelque chose sanslrsquoalteacuterer si lrsquohomme avait une prise assez puissante et assez fermesur les choses pour saisir la veacuteriteacute par ses propres moyens commeces moyens seraient communs agrave tous les hommes on se transmettraitalors cette veacuteriteacute de main en main et de lrsquoun agrave lrsquoautre Au moins yaurait-il une chose au monde parmi toutes celles qui y sont qui feraitlrsquoobjet drsquoun accord geacuteneacuteral parmi les hommes Mais le fait qursquoil nrsquoyait aucune thegravese qui ne fasse lrsquoobjet drsquoun deacutebat ou drsquoune controverseentre nous ou qui ne puisse en ecirctre lrsquooccasion cela montre bien quenotre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qursquoil saisit puisque mon propre jugement ne peut se faire accepter par celui demon compagnon crsquoest bien le signe que je lrsquoai saisi autrement que parun pouvoir naturel qui serait en moi comme chez tous les hommes

384 Laissons de cocircteacute cette infinie confusion drsquoopinions que lrsquoonrencontre chez les philosophes eux-mecircmes et ce deacutebat perpeacutetuel etuniversel agrave propos de la connaissance Car on a tout agrave fait raison depenser que les hommes ndash et je parle ici des savants les plus respec-

282 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

tables les plus capables ndash ne sont drsquoaccord entre eux sur rien pasmecircme sur le fait que le ciel soit au-dessus de notre tecircte car ceux quidoutent de tout doutent mecircme de cela Et ceux qui nient que nouspuissions comprendre quoi que ce soit disent que nous nrsquoavons pascompris que le ciel est au-dessus de notre tecircte Et ces deux opinionssont sans conteste les plus freacutequentes

385 Outre cette diversiteacute et cette division infinie le trouble qursquoilprovoque en nous et lrsquoincertitude que chacun en ressent montrent bienque notre jugement ne repose pas sur des bases solides Ne portons-nous pas des jugements bien diffeacuterents sur les choses Combien defois changeons-nous drsquoopinion Ce que je soutiens aujourdrsquohui ceque je crois je le soutiens et je le crois de toute ma foi toutes mesfaculteacutes et toutes mes forces srsquoemparent de cette opinion et me la ga-rantissent du mieux qursquoelles peuvent je ne saurais adopter et conser-ver aucune veacuteriteacute avec plus de force que je ne le fais pour celle-ci Jelui appartiens tout entier et je lui appartiens vraiment Mais ne mrsquoest-il pas arriveacute et pas seulement une fois mais cent fois mille fois etmecircme tous les jours drsquoavoir adopteacute un point de vue de la mecircme fa-ccedilon dans les mecircmes conditions et de lrsquoavoir ensuite consideacutereacute commefaux Tirer les leccedilons de ses erreurs est la moindre des choses Si jeme suis souvent trouveacute trahi en prenant tel ou tel parti si ma pierrede touche srsquoavegravere bien souvent fallacieuse et ma balance mentale im-preacutecise et peu juste quelle certitude puis-je en tirer cette fois-ci plutocirctqursquoune autre Nrsquoest-il pas stupide de me laisser berner tant de foispar mon guide Mecircme si le hasard nous fait changer cinq cents foisdrsquoavis mecircme srsquoil ne fait que vider et remplir sans cesse notre convic-tion drsquoopinions toujours changeantes comme dans un seau la preacutesenteet derniegravere est toujours celle qui est laquo certaine raquo et laquo infaillible raquo Etpour cette ideacutee-lagrave il faut abandonner ses biens sa vie son honneur ndashtout

La derniegravere trouvaille discreacutedite les preacuteceacutedentesLucregravece [46] Vvv 1413-1414 Et modifie ce qursquoon pensait drsquoelles

386 Quoiqursquoon nous precircche et quoi que nous apprenions nousdevrions toujours nous souvenir de ceci crsquoest lrsquohomme qui donnecrsquoest lrsquohomme qui reccediloit Crsquoest une main mortelle qui nous offre etcrsquoest une main mortelle qui accepte Les choses qui nous viennent duciel sont les seules qui aient le droit et lrsquoautoriteacute neacutecessaires pour nousconvaincre les seules qui portent la marque de la veacuteriteacute Et cette veacuteriteacutenous ne la voyons pas de nos propres yeux nous ne la recevons pas

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 283

par nos propres moyens cette grande et sainte image ne pourrait tenirdans un endroit aussi restreint si Dieu ne le preacuteparait agrave cet usage srsquoilne le transformait et renforccedilait par sa gracircce et sa faveur speacuteciale etsurnaturelle Notre miseacuterable condition devrait au moins nous ameneragrave nous comporter plus modestement et avec plus de retenue dans noschangements [drsquoopinion] Nous devrions nous souvenir que dans toutce qui parvient agrave notre entendement il y a souvent des choses fausseset qursquoelles nous sont parvenues par les mecircme moyens que les autres des outils qui se deacutetraquent et se trompent souvent

387 Or il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoils se deacutetraquent se laissant sifacilement plier et tordre par de futiles eacuteveacutenements Il est certain quenotre faccedilon drsquoappreacutehender les choses notre jugement et les faculteacutesde notre acircme en geacuteneacuteral sont affecteacutes par les mouvements et les alteacute-rations du corps alteacuterations qui sont continuelles Notre esprit nrsquoest-ilpas plus eacuteveilleacute notre meacutemoire plus prompte notre penseacutee plus vivequand nous sommes en bonne santeacute que quand nous sommes maladesLa joie et la gaieteacute ne nous font-elles pas voir les sujets qui se preacute-sentent agrave notre acircme sous un tout autre jour que ne le font le chagrinet la meacutelancolie Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Saphosont plaisants pour un vieillard avare et renfrogneacute comme ils le sontpour un jeune homme vigoureux et ardent Cleacuteomegravene fils drsquoAnaxan-dridegraves eacutetant malade ses amis lui reprochaient drsquoavoir des ideacutees et desattitudes nouvelles inhabituelles laquo Je le crois bien dit-il car je nesuis pas le mecircme que quand je suis en bonne santeacute et comme je suisautre mes ideacutees et mes goucircts sont diffeacuterents aussi raquo

388 Dans les chicanes qui emplissent nos palais de Justice ondit souvent pour parler des criminels qui tombent sur des juges biendisposeacutes doux et bienveillants laquo qursquoil jouisse de cette chance raquo Caril est certain que les jugements sont parfois plus enclins agrave la condam-nation plus acerbes et plus seacutevegraveres et parfois plus indulgents plusamegravenes plus enclins agrave lrsquoexcuse Celui qui vient de chez lui avec ladouleur que lui cause la goutte plein de jalousie ou ayant dans lrsquoideacuteele larcin commis par son valet lrsquoacircme obscurcie et envahie par la co-legravere il ne faut pas douter que son jugement srsquoen ressentira dans cesens Le veacuteneacuterable Seacutenat de lrsquoAreacuteopage1 jugeait la nuit de peur que lavue des plaignants ne corrompe ses jugements Lrsquoair lui-mecircme et laseacutereacuteniteacute du ciel provoquent en nous quelques changements comme ledisent ces vers grecs que lrsquoon trouve chez Ciceacuteron

1Tribunal drsquoAthegravenes qui sieacutegeait au pied de la colline drsquoAregraves ndash drsquoougrave son nom

284 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Les penseacutees des hommes ressemblent agrave ces rayonsHomegravere [31]XVIII-135-136 Changeants dont Jupiter a feacutecondeacute la terre1

389 Il nrsquoy a pas que la fiegravevre la boisson et les accidents gravesqui renversent notre jugement les moindres eacuteveacutenements le tourne-boulent il ne fait pas de doute mecircme si on ne le sent pas que si lafiegravevre continue peut terrasser notre esprit la fiegravevre tierce y apportequelque alteacuteration selon sa mesure et son importance Si lrsquoapoplexiediminue et mecircme annule complegravetement notre intelligence il ne faitpas de doute non plus qursquoun coup de froid2 ne lrsquoaveugle Par conseacute-quent rares sont les moments de la vie ougrave notre jugement se trouvebien dans son assiette notre corps eacutetant soumis agrave tant de changementscontinuels et actionneacute par de tant de sortes de ressorts que jrsquoen croisvolontiers les meacutedecins quand ils disent qursquoil est bien rare srsquoil nrsquoen estpas toujours un qui tire de travers

390 Drsquoailleurs cette maladie ne se deacutecouvre pas si aiseacutementsi elle nrsquoen est agrave ses extreacutemiteacutes et irreacutemeacutediable Comme la raison esttoujours un peu tortueuse boiteuse et deacutehancheacutee vis-agrave-vis du men-songe comme de la veacuteriteacute il est donc malaiseacute de se rendre comptede son malaise et de son deacuteregraveglement Jrsquoappelle toujours laquo raison raquocette sorte de reacuteflexion que chacun se fait pour lui-mecircme mais cettelaquo raison raquo dont il peut y avoir cent apparences contraires agrave proposdu mecircme sujet est un instrument de plomb et de cire que lrsquoon peutallonger ployer accommoder de toutes les faccedilons et agrave toutes les di-mensions il suffit de savoir comment la contourner Quel que soit lebon dessein drsquoun juge il doit precircter une grande attention ndash ce que laplupart neacutegligent ndash aux penchants agrave lrsquoamitieacute agrave la parenteacute agrave la beauteacuteet agrave la vengeance et mecircme en dehors de choses aussi importantes agravecette impression fortuite qui nous pousse agrave favoriser une chose plu-tocirct qursquoune autre et qui nous fait choisir sans que la raison srsquoen mecircleentre deux sujets semblables ou tout autre mobile aussi vague Cartout cela peut introduire agrave son insu dans son jugement la faveur ou ladeacutefaveur pour la cause dont il srsquoagit et ainsi faire pencher la balance

391 Moi qui mrsquoobserve de pregraves qui ai les yeux sans cesse diri-geacutes sur moi comme quelqursquoun qui nrsquoa pas grand-chose agrave faire ailleurs

1Montaigne a deacutejagrave citeacute ces vers traduits par Ciceacuteron et reproduits par saint Augustin(Citeacute de Dieu [7] V 28) au chap 1 sect 9

2A Lanly [58] qui suit ici P Porteau [53] traduit laquo morfondement raquo par laquo lagrippe raquo ce qui me semble trop moderne P Villey [55] proposait laquo rhume raquo D MFrame [28] laquo a bad cold raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 285

Peu soucieux de savoir quel roi regravegne Horace [36] Ixxvi 3Aux pays de lrsquoOurse glaceacutee

Et ce qui peut faire trembler Tyridate

crsquoest agrave peine si jrsquooserais dire la mesquinerie et la faiblesse que je trouvechez moi Jrsquoai le pied si instable et si mal assureacute je le trouve tellementporteacute agrave treacutebucher et agrave vaciller ma vue est si deacutereacutegleacutee que je me senstregraves diffeacuterent agrave jeun de ce que je suis en sortant de table1 Si ma santeacuteest florissante et le temps beau et clair me voilagrave un honnecircte homme sijrsquoai un cor au pied me voilagrave renfrogneacute ronchon et fuyant Une mecircmeallure de cheval me semble tantocirct rude tantocirct aiseacutee un chemin cettefois-ci plus court et une autre fois plus long une mecircme forme tantocirctplus tantocirct moins agreacuteable Je suis tantocirct porteacute agrave tout faire tantocirct agravene rien faire Ce qui me plaicirct en ce moment me deacuteplaira plus tard Jesuis le siegravege de mille mouvements impromptus et capricieux Crsquoestla meacutelancolie qui me prend ou bien la colegravere et sous son autoriteacuteparticuliegravere crsquoest le chagrin qui agrave tel moment preacutedomine en moi oubien lrsquoalleacutegresse Quand jrsquoouvre un livre une fois je trouve dans telpassage des beauteacutes remarquables qui frappent mon acircme Et une autrefois si jrsquoy reviens jrsquoai beau le tourner et retourner jrsquoai beau le plier etle manipuler crsquoest une masse inconnue et informe pour moi

392 Mecircme dans mes propres eacutecrits je ne retrouve pas toujourslrsquoair de ma premiegravere inspiration je ne sais plus ce que jrsquoai vouludire et je me mords souvent les doigts agrave vouloir corriger et ajouter unnouveau sens parce que jrsquoai perdu le souvenir du premier qui valaitpourtant mieux Je ne fais qursquoaller et venir

Mon jugement ne va pas toujours de lrsquoavant il flotte et erre Catulle [12]XXV 12Comme un frecircle esquif surpris en pleine mer

Par un vent furieux

et bien souvent comme il mrsquoarrive de le faire volontiers quand jrsquoaipris le parti agrave titre drsquoexercice et de distraction de soutenir une opinioncontraire agrave la mienne mon esprit srsquoapplique et se tourne de ce cocircteacute-lagraveet mrsquoy attache si bien que je ne retrouve plus la raison de mon premieravis et que je lrsquoabandonne Je me laisse entraicircner en somme du cocircteacuteougrave je penche quel qursquoil soit et me voilagrave emporteacute par mon propre poids

1Le texte imprimeacute de 1595 comme celui de 1588 porte nettement laquo apres le repas raquoCoquille drsquoA Lanly [58] t II p 226 qui eacutecrit laquo apregraves le repos raquo

286 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

393 Chacun pourrait en dire agrave peu pregraves autant de lui-mecircme srsquoilsrsquoobservait comme je le fais Les precirccheurs savent que lrsquoeacutemotion quileur vient en parlant les incite agrave la foi sous le coup de la colegravere nousnous attachons bien plus agrave deacutefendre notre ideacutee nous lrsquoimprimons ennous et nous la faisons nocirctre avec plus de veacuteheacutemence et drsquoapproba-tion que nous ne le ferions si nous eacutetions calme et de sang froid Vousexposez simplement une cause agrave un avocat il vous reacutepond heacutesitant etindeacutecis vous sentez qursquoil lui est eacutegal de soutenir lrsquoun ou lrsquoautre parti lrsquoavez-vous assez bien payeacute pour qursquoil y morde et la prenne agrave cœurCommence-t-il agrave srsquoy inteacuteresser son esprit srsquoest-il exciteacute agrave son sujet Sa raison et sa science srsquoeacutechauffent en mecircme temps voilagrave une veacuteriteacuteeacutevidente et indubitable qui se fait jour dans son esprit il y deacutecouvreune lumiegravere toute nouvelle il le croit en toute conscience et srsquoen per-suade Je me demande mecircme si lrsquoardeur qui naicirct de lrsquoirritation et delrsquoobstination contre la pression et la violence exerceacutees par lrsquoautoriteacuteet le danger encouru ou encore le souci de la reacuteputation nrsquoont pasquelquefois pousseacute un homme agrave soutenir jusqursquoau bucirccher une opinionpour laquelle vis-agrave-vis de ses amis et en toute liberteacute il nrsquoeucirct mecircmepas pris le risque de se brucircler le bout du doigt

394 Les passions corporelles provoquent des secousses et deseacutebranlements qui ont beaucoup drsquoinfluence sur notre acircme mais plusgrande encore est lrsquoinfluence qursquoelle doit agrave ses propres passions elleleur est si fortement soumise que lrsquoon dirait qursquoelle nrsquoa pas drsquoautreallure ni mouvement que ceux qui lui viennent de ses propres ventset que sans leur agitation elle demeurerait inerte comme un navireen pleine mer que les vents abandonnent Et celui qui soutiendrait cepoint de vue conforme aux ideacutees des Peacuteripateacuteticiens ne nous causeraitguegravere de tort puisqursquoil est bien connu que la plupart des belles actionsde lrsquoacircme ont besoin de lrsquoimpulsion donneacutee par les passions et qursquoellesy trouvent mecircme leur source La vaillance dit-on ne peut ecirctre atteintesans lrsquoaide de la colegravere laquo Ajax fut toujours brave mais surtout quandCiceacuteron [20]

IV 23 il devint fou raquo395 On ne srsquoen prend pas aux meacutechants et aux ennemis assez

vigoureusement si lrsquoon nrsquoest pas courrouceacute1 On veut aussi que lrsquoavo-cat suscite le courroux des juges pour obtenir justice Les passions ontanimeacute Theacutemistocle et Deacutemosthegravene elles ont pousseacute les philosophesagrave travailler agrave veiller agrave voyager elles nous conduisent vers ces finsutiles que sont lrsquohonneur le savoir la santeacute Et cette lacirccheteacute de lrsquoacircmequi nous fait supporter les ennuis les contrarieacuteteacutes nourrit dans notre

1Ciceacuteron Tusculanes [20] IV 19 Mais ici Montaigne ne marque pas la citation

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 287

conscience la peacutenitence et le repentir comme elle nous fait ressen-tir les fleacuteaux que Dieu nous envoie pour notre chacirctiment et ceux descontraintes imposeacutees par lrsquoeacutetat La compassion sert drsquoaiguillon agrave lacleacutemence Et la sagesse de nous gouverner et de nous conserver estsusciteacutee par notre crainte combien de belles actions sont causeacutees parlrsquoambition Ou par la preacutesomption Il nrsquoest en fin de compte aucunevertu eacuteminente et vigoureuse qui ne srsquoaccompagne de quelque agi-tation deacutesordonneacutee Ne serait-ce pas lagrave une des raisons qui auraientconduit les Eacutepicuriens agrave deacutecharger Dieu de tout souci et de toute sol-licitude pour nos affaires parce que sa bonteacute ne pouvait srsquoexercer en-vers nous sans deacuteranger le repos de notre acircme par le biais des passionsqui sont comme des piqucircres et des sollicitations la conduisant vers lesactions vertueuses1 A moins qursquoils ne les aient consideacutereacutees autre-ment comme des tempecirctes qui arrachent malencontreusement lrsquoacircme agravesa tranquilliteacute laquo De mecircme que le calme de la mer nous assure qursquoau- Ciceacuteron [20] V

6cun souffle si leacuteger soit-il ne vient rider la surface de lrsquoeau de mecircmeon est sucircr que lrsquoacircme est calme et en paix quand nulle passion ne vientagrave lrsquoeacutemouvoir raquo

396 Quelles variations de sens et de jugement quels conflits depenseacutees la diversiteacute de nos passions ne nous offre-t-elle pas Quelleassurance pouvons-nous donc tirer drsquoune chose aussi instable et aussimobile sujette au trouble par sa condition et ne marchant jamais quedrsquoun pas contraint et emprunteacute Si notre jugement est influenceacute parla maladie elle-mecircme ou simplement par ce qui nous affecte si crsquoestpar le biais de la folie et de la preacutecipitation qursquoil perccediloit les chosescomment pourrions-nous lui faire confiance

397 Nrsquoest-il pas bien oseacute de la part de la philosophie de consi-deacuterer que les hommes produisent leurs plus grands effets et sont lesplus proches de la diviniteacute quand ils sont hors drsquoeux-mecircmes freacuteneacute-tiques et insenseacutes Crsquoest quand nous mettons laquo en veilleuse raquo notreraison quand nous nous en passons que nous nous ameacuteliorons Lesdeux voies naturelles pour entrer dans la socieacuteteacute des dieux et y preacute-voir le cours de nos destineacutees sont la laquo fureur divine raquo et le sommeilVoilagrave qui est amusant par le deacuteregraveglement que les passions produisentdans notre raison nous devenons vertueux par son extirpation due

1Le texte de 1588 avait ici laquo Nous ne le savons que trop [par expeacuterience] lespassions produisent en nous drsquoinfinis et perpeacutetuels changements dans notre acircme et latyrannisent eacutenormeacutement Le jugement drsquoun homme courrouceacute ou craintif est-il le mecircmeque celui qursquoil aura ensuite ayant retrouveacute son calme raquo Sur lrsquolaquo exemplaire de Bor-deaux raquo les mots laquo par expeacuterience raquo ont eacuteteacute drsquoabord rajouteacutes agrave la main puis toute laphrase a eacuteteacute barreacutee

288 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

agrave lrsquoexaltation freacuteneacutetique ou agrave lrsquoimage de la mort nous devenons pro-phegravetes ou devins Jamais je nrsquoai cru plus volontiers cela crsquoest cettesorte drsquoenthousiasme radical que la sainte Veacuteriteacute a insuffleacute dans lrsquoes-prit philosophique qui le contraint agrave admettre que cet eacutetat tranquilleet serein le plus sain dans lequel la philosophie puisse placer notreacircme nrsquoest pas le meilleur qui soit Nous sommes plus endormis quandnous veillons que quand nous dormons notre sagesse est moins sageque notre folie nos songes valent mieux que nos raisonnements Et lapire place que nous puissions prendre crsquoest en nous-mecircmes Mais laphilosophie ne pense-t-elle pas que nous puissions avoir lrsquointelligencede remarquer ceci cette parole qui deacuteclare lrsquoesprit si grand et si clair-voyant quand il est deacutetacheacute de lrsquohomme et qui le considegravere commetellement terre agrave terre ignorant et enteacuteneacutebreacute quand il est en lui crsquoestune parole qui provient pourtant elle-mecircme de lrsquoesprit de lrsquohommeterrestre ignorant et enteacuteneacutebreacute crsquoest donc une parole agrave laquelle on nepeut croire ni se fier

398 Eacutetant plutocirct drsquoun tempeacuterament mou et lourd je nrsquoai pasune grande expeacuterience de ces violentes eacutemotions qui geacuteneacuteralementsrsquoemparent subitement de notre acircme sans lui donner le temps de sereprendre Mais la passion [amoureuse] qui est dit-on produite auLa passion

amoureuse cœur des hommes jeunes par lrsquooisiveteacute mecircme si elle se deacuteveloppesans hacircte et de faccedilon mesureacutee montre avec la plus grande eacutevidenceagrave ceux qui ont essayeacute de srsquoy opposer la force de cette transforma-tion et alteacuteration que subit alors notre jugement Jrsquoai tenteacute autrefoisde me tenir precirct agrave soutenir son assaut et le vaincre ndash car il srsquoen fautde beaucoup que je sois de ceux qui appellent les vices et je ne lessuis que srsquoils parviennent agrave mrsquoentraicircner Je la sentais naicirctre croicirctreet se deacutevelopper en deacutepit de ma reacutesistance et enfin pleinement vi-vant et conscient pourtant srsquoemparer de moi et me posseacuteder de sorteque je voyais les choses ordinaires autrement que drsquohabitude commesi jrsquoeacutetais sous lrsquoeffet de lrsquoivresse Je voyais eacutevidemment grossir et sedeacutevelopper les avantages de lrsquoobjet de mes deacutesirs ils grandissaient etenflaient sous lrsquoeffet de mon imagination tandis que les difficulteacutes delrsquoentreprise au contraire srsquoamenuisaient et srsquoaplanissaient et que maraison et ma conscience elles passaient agrave lrsquoarriegravere-plan Mais ce feuune fois eacuteteint mon acircme reprit en un instant comme agrave la clarteacute drsquouneacuteclair une tout autre vision des choses un eacutetat diffeacuterent et un autrejugement la difficulteacute de battre en retraite mrsquoapparut grande et mecircmeinsurmontable et les mecircmes choses se preacutesentaient maintenant agrave moiavec un goucirct et un aspect bien diffeacuterents de ceux sous lesquels lrsquoar-

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 289

deur du deacutesir me les avait preacutesenteacutes Lequel de ces deux eacutetats est leplus proche de la veacuteriteacute Pyrrhon lui-mecircme nrsquoen sait rien

399 Nous ne sommes jamais exempts de maladie les fiegravevresont leur chaud et leur froid et apregraves avoir connu les effets drsquoune pas-sion ardente nous retombons dans ceux drsquoune passion frileuse Autantje mrsquoeacutetais lanceacute en avant autant je me rejette maintenant en arriegravere

Ainsi la mer dans son va-et-vient Virgile [112]XI vv 624 sqTantocirct se jette sur la terre et recouvre les rochers en eacutecumant

Srsquoenfonccedilant jusqursquoaux derniers creux du sableTantocirct entraicircnant avec elle les galets dans son repliFuit et srsquoabaissant laisse la plage agrave deacutecouvert

Parce que je connais mon instabiliteacute il se trouve que jrsquoen ai tireacute unecertaine constance dans mes opinions et que je nrsquoai guegravere modifieacute lespremiegraveres que jrsquoai eues naturellement Car malgreacute lrsquoattrait de la nou-veauteacute je ne change pas facilement de peur de perdre au change Etcomme je ne suis pas capable de choisir jrsquoadopte le choix des autreset je mrsquoen tiens agrave lrsquoeacutetat dans lequel Dieu mrsquoa placeacute Sinon je seraisbien incapable de mrsquoempecirccher de rouler sans cesse Crsquoest de cette fa-ccedilon que je suis resteacute entiegraverement attacheacute Dieu merci sans agitationni trouble de conscience aux anciennes croyances de notre religionau travers de toutes les sectes et divisions que notre eacutepoque a pro-duites Les eacutecrits des anciens (je parle ici des bons denses et solides)mrsquoattirent et mrsquoamegravenent agrave peu pregraves lagrave ougrave ils le veulent celui que jeviens drsquoentendre me semble toujours le plus fort Il me semble qursquoilsont tous raison tour agrave tour bien qursquoils se contredisent Lrsquoaisance dontfont preuve les bons esprits pour rendre vraisemblable tout ce qursquoilsveulent et le fait que rien ne soit assez eacutetrange pour qursquoils nrsquoentre-prennent de lui donner assez de couleur pour tromper un simple drsquoes-prit comme moi tout cela montre eacutevidemment combien sont faiblesles preuves qursquoils avancent

400 Le ciel et les eacutetoiles ont changeacute de place pendant trois milleans tout le monde lrsquoavait cru jusqursquoau jour ougrave Cleacuteanthe de Samosou (selon Theacuteophraste) Niceacutetas de Syracuse srsquoavisa de soutenir quecrsquoeacutetait la Terre qui se deacuteplaccedilait en tournant autour de son axe selon lecercle oblique du Zodiaque Et de nos jours Copernic a si bien eacutetabli Coperniccette theacuteorie qursquoil lrsquoutilise couramment pour tous les calculs astro-nomiques Que peut-on tirer de cela sinon que peu nous importe desavoir lequel de ces deux points de vue est le bon Et qui sait drsquoailleurs

290 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

si dans mille ans un troisiegraveme ne viendra pas reacutefuter les deux preacuteceacute-dents

Ainsi le temps change les choses dans sa course Lucregravece [46] Vvv 1275 sq Celle qursquoon aimait est meacutepriseacutee une autre la remplace

Et sort de la disgracircce plus rechercheacutee de jour en jourLa nouveauteacute reccediloit toutes les louanges et parmi les mortelsObtient maintenant une eacutetonnante estime

401 Ainsi quand quelque theacuteorie nouvelle se preacutesente agrave nousnous avons bien des motifs de nous en deacutefier et de consideacuterer qursquoavantqursquoelle ne soit eacutelaboreacutee crsquoeacutetait la theacuteorie contraire qui eacutetait en vogue comme elle a eacuteteacute renverseacutee par celle-ci il pourrait en apparaicirctre danslrsquoavenir une troisiegraveme qui viendrait de mecircme abattre la seconde Avantque les principes drsquoAristote ne fussent mis agrave lrsquohonneur drsquoautres satis-faisaient la raison humaine comme ceux-ci nous contentent mainte-nant Quelles lettres de creacuteance quel privilegravege particulier ont-ils pourque le cours de notre invention srsquoarrecircte agrave eux et qursquoen eux nous ayonsfoi pour les temps agrave venir Ils courent tout autant le risque drsquoecirctre je-teacutes dehors que leurs devanciers Quand on me harcegravele avec un nouvelargument je dois consideacuterer que ce agrave quoi je ne puis mrsquoopposer de fa-ccedilon satisfaisante un autre y parviendra Car crsquoest une grande faiblessedrsquoesprit que de croire agrave toutes les apparences dont nous ne parvenonspas agrave nous deacutefaire De ce fait la croyance de tous les gens du communndash et nous sommes tous des gens du commun ndash serait comme une gi-rouette car leur acircme faible et sans reacutesistance serait sans cesse soumiseagrave telle et telle impression la derniegravere effaccedilant toujours la trace de lapreacuteceacutedente Selon les regravegles du droit celui qui se considegravere comme eneacutetat drsquoinfeacuterioriteacute doit en reacutefeacuterer agrave son avocat-conseil ou srsquoen remettreaux plus sages que lui agrave qui il doit son instruction

402 Depuis combien de temps la meacutedecine existe-t-elle Ondit qursquoun nouveau venu qursquoon appelle Paracelse change et bouleversetoutes ses regravegles anciennes et preacutetend que jusqursquoici elle nrsquoa servi qursquoagravefaire mourir les hommes Il me semble qursquoil deacutemontrera cela facile-ment Mais de lagrave agrave soumettre ma vie agrave sa jeune expeacuterience1 Je trouve

1Le texte imprimeacute de 1588 portait laquo mettre ma vie a la mercy de sa nouvelle ex-perience raquo et une correction manuscrite de lrsquo laquo exemplaire de Bordeaux raquo a remplaceacutelaquo mercy raquo par laquo preuve raquo ce qui amoindrit quelque peu la restriction semble-t-il Lrsquoeacutedi-tion de 1595 a repris cette correction Mais laquo nouvelle expeacuterience raquo (pour laquo jeune reacute-cente raquo) surprend un peu Montaigne a eacutecrit cela au plus tocirct vers 1575-76 (semble-t-ildrsquoapregraves P Villey) Or Paracelse est mort en 1541 Peut-ecirctre Montaigne lrsquoignorait-il Etpeut-ecirctre sa remarque se fonde-t-elle sur la publication des Œuvres de Paracelse puisquecette publication a eu lieu entre 1575 et 1589

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 291

que ce ne serait pas tregraves prudent Il ne faut pas croire nrsquoimporte qui ditle proverbe car nrsquoimporte qui peut dire nrsquoimporte quoi Un homme quifait profession drsquoecirctre agrave lrsquoaffucirct des nouveauteacutes et des transformationsdans le domaine des sciences physiques me disait il nrsquoy a pas si long-temps que tous les auteurs anciens srsquoeacutetaient notoirement trompeacutes surla nature et le mouvement des vents et qursquoil me ferait toucher cela dudoigt si je voulais bien lrsquoeacutecouter Apregraves avoir patiemment eacutecouteacute sesarguments qui avaient tous quelque chose de vraisemblable je lui dis laquo Comment faisaient donc ceux qui suivant les lois de Theacuteophrasteallaient en Occident Mettaient-ils le cap sur lrsquoOrient Allaient-ils decocircteacute ou agrave reculons ndash Crsquoest un heureux hasard me reacutepondit-il maisde toutes faccedilons ils se trompaient raquo Je lui reacutetorquai alors que jrsquoaimaismieux mrsquoen remettre aux faits qursquoaux raisonnements

403 Or ce sont bien lagrave des choses qui se contredisent souventOn mrsquoa dit qursquoen Geacuteomeacutetrie (discipline qui pense avoir atteint le plushaut degreacute de certitude entre toutes les sciences) il se trouve des deacute-monstrations irreacutefutables allant contre les faits que lrsquoon observe danslrsquoexpeacuterience Jacques Pelletier me disait ainsi quand il eacutetait chez moi1qursquoil avait trouveacute deux lignes se dirigeant lrsquoune vers lrsquoautre commepour se rencontrer2 et qursquoil pouvait cependant deacutemontrer qursquoelles nepourraient jamais le faire mecircme agrave lrsquoinfini Les arguments et les rai-sonnements des Pyrrhoniens drsquoailleurs ne servent qursquoagrave ruiner ce quelrsquoexpeacuterience semble montrer et il est eacutetonnant de voir jusqursquoougrave lasouplesse de notre raison les a suivis dans leur dessein de combattrelrsquoeacutevidence des faits Ils deacutemontrent en effet que nous ne nous deacutepla-ccedilons pas que nous ne parlons pas qursquoil nrsquoy a pas de choses pesantes nichaudes avec la mecircme force dans lrsquoargumentation que celle que nousemployons pour prouver les choses les plus vraisemblables

404 Ptoleacutemeacutee qui a eacuteteacute un grand savant avait eacutetabli les bornesde notre monde Tous les philosophes de lrsquoAntiquiteacute ont cru qursquoils leconnaissaient dans toute son eacutetendue sauf quelques icircles lointaines quipouvaient leur avoir eacutechappeacute Crsquoeucirct eacuteteacute pyrrhoniser il y a mille ansque de mettre en doute la geacuteographie et les opinions que tout un cha-cun en avait fait siennes Crsquoeacutetait une heacutereacutesie que de reconnaicirctre qursquoily eucirct des antipodes et voilagrave que de nos jours vient drsquoecirctre deacutecouverteune immense eacutetendue de terre ferme pas simplement une icircle ou unecontreacutee particuliegravere mais une partie agrave peu pregraves aussi grande que celle

1Jacques Pelletier du Mans (1517-1582) grand savant agrave son eacutepoque a dirigeacute le Col-legravege de Guyenne agrave Bordeaux entre 1572 et 1579 et il semble bien en effet que Mon-taigne lrsquoait accueilli chez lui durant cette peacuteriode

2Il srsquoagit certainement de lrsquohyperbole

292 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que nous connaissions Les geacuteographes de ce temps ne manquent pour-tant pas drsquoaffirmer que deacutesormais tout a eacuteteacute deacutecouvert et qursquoon a toutvu

Car ce que nous avons sous la main nous plaicirctLucregravece [46] v1541 Et nous semble preacutefeacuterable agrave tout

Reste agrave savoir puisque Ptoleacutemeacutee srsquoest trompeacute lagrave-dessus autrefoisen faisant confiance agrave sa raison si ce ne serait pas une sottise de mapart que de me fier agrave ce qursquoon en dit maintenant et srsquoil nrsquoest pas plusvraisemblable que ce grand corps que nous appelons le monde estune chose bien diffeacuterente de ce que nous en jugeons

405 Platon preacutetend que le monde change de toutes sortes defaccedilons que le ciel les eacutetoiles et le Soleil inversent parfois le mouve-ment que nous leur connaissons faisant passer lrsquoOrient agrave lrsquoOccidentLes precirctres eacutegyptiens ont dit agrave Heacuterodote que depuis leur premier roisoit sur une dureacutee de onze mille ans (et ils lui ont montreacute les statuesde tous ces rois faites drsquoapregraves le modegravele vivant) le Soleil avait changeacutede cours quatre fois que la mer et la terre se changent alternativementlrsquoune en lrsquoautre que lrsquoeacutepoque de la naissance du monde est indeacutetermi-neacutee Aristote et Ciceacuteron ont dit la mecircme chose Et quelqursquoun1 parminous les chreacutetiens a dit que le monde existe de toute eacuteterniteacute mou-rant et renaissant sans cesse il en a pris agrave teacutemoin Salomon et Isaiumlepour eacuteviter les objections disant que Dieu a eacuteteacute un creacuteateur sans creacutea-ture qursquoil fut un temps oisif et qursquoil srsquoest deacutelivreacute de cette oisiveteacuteen srsquoattelant agrave cet ouvrage et que celui-ci est par conseacutequent sujet auchangement

406 Pour la plus fameuse des Eacutecoles grecques2 le monde estconsideacutereacute comme un dieu conccedilu par un autre dieu plus grand et com-poseacute drsquoun corps et drsquoune acircme logeacutee en son centre se deacuteveloppant se-lon des proportions musicales jusqursquoagrave sa circonfeacuterence et ce mondeest divin bienheureux tregraves grand et tregraves sage et eacuteternel En son seinreacutesident drsquoautres dieux la Terre la Mer les Astres qui entretiennententre eux une perpeacutetuelle et harmonieuse agitation une sorte de dansedivine tantocirct se rencontrant tantocirct srsquoeacuteloignant se cachant se mon-trant dans un ordre changeant tantocirct devant tantocirct derriegravere

407 Heacuteraclite consideacuterait que le monde eacutetait formeacute de feu etque selon lrsquoordre des choses il devait srsquoembraser et se transformer

1Origegravene2LrsquoAcadeacutemie de Platon

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 293

en feu quelque jour pour ensuite renaicirctre Et Apuleacutee dit agrave propos deshommes qursquoils sont laquo mortels en tant qursquoindividus mais immortelsen tant qursquoespegravece1 raquo Alexandre eacutecrivit agrave sa megravere pour lui rapporter lanarration drsquoun precirctre eacutegyptien figurant sur lrsquoun de leurs monumentsprouvant que lrsquoantiquiteacute de ce peuple eacutetait infinie et deacutecrivant2 la nais-sance et le deacuteveloppement des autres pays de faccedilon veacuteridique Ciceacute-ron et Diodore ont en leur temps deacuteclareacute que les Chaldeacuteens conser-vaient la trace de quelque quatre cent mille ans drsquohistoire AristotePline et drsquoautres preacutetendent que Zoroastre vivait six mille ans avantlrsquoeacutepoque de Platon Et Platon de son cocircteacute que les gens de la villede Saiumls avaient des documents eacutecrits srsquoeacutetendant sur huit mille ans etque la ville drsquoAthegravenes fut bacirctie mille ans avant celle de Saiumls Eacutepicurequant agrave lui dit que les choses telles que nous les voyons ici sont enmecircme temps et exactement semblables en plusieurs autres mondesEt il lrsquoeucirct dit avec encore plus drsquoassurance srsquoil eucirct pu voir les eacutetrangesexemples de similitude et analogie entre le nouveau monde des Indesoccidentales et le nocirctre preacutesent et passeacute

408 En veacuteriteacute en consideacuterant ce qui est parvenu agrave notre connais- Diversiteacute desmœurssance sur lrsquoeacutevolution de nos socieacuteteacutes terrestres je me suis souvent

eacutetonneacute de voir comment un si grand nombre drsquoopinions populaireset de mœurs et croyances sauvages peuvent se ressembler si bienalors qursquoelle sont tellement eacuteloigneacutees dans lrsquoespace et dans le tempset qursquoelles ne semblent pourtant en aucune faccedilon relever de notre rai-son naturelle Crsquoest vraiment un grand artisan de miracles que lrsquoesprithumain mais ces coiumlncidences ont encore je ne sais quoi de plus heacuteteacute-roclite on en retrouve jusque dans les noms et en mille autres chosesCar il est des peuples qui pour autant que nous le sachions nrsquoont ja-mais entendu parler de nous et chez lesquels la circoncision eacutetait agravela mode ougrave de grands eacutetats et de grandes villes eacutetaient dirigeacutes pardes femmes et sans hommes ougrave nos jeucircnes et notre carecircme avaientcours aussi avec en plus lrsquoabstinence envers les femmes ougrave nos croixeacutetaient priseacutees de diverses faccedilons ici on en honorait les seacutepultureslagrave on les utilisait ndash et notamment celles de Saint-Andreacute ndash pour se deacute-fendre contre les visions nocturnes et sur les lits des enfants pour lesproteacuteger des sortilegraveges ailleurs on en trouva une faite de bois et de

1Apuleacutee De deo Socratis citation reprise de saint Augustin Citeacute de Dieu [7] XIIx

2A Lanly [58] considegravere ici que laquo comprenant raquo se rapporte agrave laquo ancienneteacute raquo ettraduit donc par laquo elle incluait raquo Il a peut-ecirctre raison Mais je partage plutocirct icilrsquointerpreacutetation de D M Frame [28] qui eacutecrit laquo testifying to the antiquity of thistimeless nation and including a true account of raquo

294 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

grande hauteur adoreacutee comme dieu de la pluie et tregraves loin agrave lrsquointeacuterieurdes terres On trouva aussi des hommes qui eacutetaient vraiment agrave lrsquoimagede nos confesseurs de mecircme que lrsquousage des mitres le ceacutelibat desprecirctres lrsquoart de la divination par les entrailles des animaux sacrifieacutes lrsquoabstinence de toute sorte de chair et de poisson pour leur nourri-ture la mecircme faccedilon chez les precirctres drsquoutiliser dans leurs offices unelangue particuliegravere et non la langue courante et encore cette ideacutee quele premier dieu fut chasseacute par un autre qui eacutetait son fregravere puicircneacute queles hommes furent creacuteeacutes avec toutes sortes drsquoavantages qui leur onteacuteteacute retireacutes depuis agrave cause de leurs peacutecheacutes leur territoire changeacute leurcondition naturelle deacutegradeacutee le fait qursquoautrefois ils ont eacuteteacute submergeacutespar une inondation venue du ciel que seul un petit nombre de famillesen reacutechappegraverent en se reacutefugiant dans les grottes de montagnes eacuteleveacuteesdont ils bouchegraverent lrsquoentreacutee de telle faccedilon que lrsquoeau ne put y entrerapregraves y avoir enfermeacute plusieurs sortes drsquoanimaux Quand la pluie vintagrave cesser ils en firent sortir des chiens et voyant que ceux-ci revenaientbien propres et mouilleacutes ils en conclurent que lrsquoeau nrsquoavait pas encorebeaucoup baisseacute Mais quand ils en eurent fait sortir drsquoautres et qursquoilsles virent revenir tout crotteacutes alors ils sortirent repeupler le monde quileur apparut seulement rempli de serpents1

409 On a mecircme trouveacute dans certains endroits la croyance auJugement Dernier de sorte que les habitants srsquooffensaient grandementdu comportement des Espagnols qui dispersaient les os des treacutepasseacutesen fouillant les treacutesors des seacutepultures disant que ces os seacutepareacutes nepourraient pas facilement ecirctre rassembleacutes on a rencontreacute aussi dansces contreacutees un trafic qui se fait par le troc et non autrement dansdes foires et sur des marcheacutes de nains et drsquoindividus difformes pourlrsquoornement des tables des princes lrsquousage de la fauconnerie selon lanature des oiseaux des impocircts tregraves lourds des raffinements dans lejardinage des danses et des sauts de saltimbanques de la musiqueinstrumentale lrsquousage des armoiries des jeux de paume les jeux dedeacutes et de hasard pour lesquels ils se passionnent souvent au point desrsquoy mettre en jeu eux-mecircmes avec leur liberteacute une meacutedecine reposantuniquement sur la magie une faccedilon drsquoeacutecrire par le moyen de figures la croyance en un seul premier homme pegravere de tous les peuples leculte drsquoun dieu qui veacutecut autrefois comme un homme dans une parfaitevirginiteacute dans le jeucircne et la peacutenitence precircchant la loi de la nature etpratiquant des ceacutereacutemonies religieuses et qui disparut du monde sanssubir de mort naturelle la croyance aux geacuteants lrsquousage de srsquoenivrer

1Toutes ces laquo merveilles raquo et celles qui vont suivre encore sont tireacutees du livre deGomara Histoire Geacuteneacuterale des Indes [25]

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 295

par des breuvages et de boire le plus possible celui des ornementsreligieux peints drsquoossements et de tecirctes de morts des surplis de lrsquoeaubeacutenite des goupillons des femmes et des serviteurs qui se disputentpour ecirctre brucircleacutes et enterreacutes avec leur maicirctre ou leur mari treacutepasseacute une regravegle qui veut que les aicircneacutes heacuteritent de tous les biens et que rienne soit reacuteserveacute au puicircneacute si ce nrsquoest lrsquoobeacuteissance1 une coutume lorsde lrsquoaccession agrave certaines fonctions de grande autoriteacute qui impose aupromu de prendre un nouveau nom et drsquoabandonner le sien et celle deverser de la chaux sur le genou du nouveau-neacute en lui disant laquo Tu viensde la poussiegravere et tu retourneras en poussiegravere raquo ndash lrsquoart de pratiquer lesaugures

410 Ces pacircles imitations de notre religion que lrsquoon a pu voirdans les exemples preacuteceacutedents teacutemoignent de sa diviniteacute et de sa di-gniteacute Elle ne srsquoest pas seulement insinueacutee dans tous les peuples in-fidegraveles de ce cocircteacute-ci par une sorte drsquoimitation mais eacutegalement chezces barbares comme par lrsquoeffet drsquoune inspiration surnaturelle et com-mune On y trouve en effet eacutegalement la croyance au purgatoire maissous une forme nouvelle ce que nous attribuons au feu ils le precirctentau froid et imaginent que les acircmes sont purifieacutees et punies par la ri-gueur drsquoun froid extrecircme et cet exemple me fait penser agrave une autrediffeacuterence amusante si lrsquoon a trouveacute des peuples qui aimaient agrave deacute-voiler lrsquoextreacutemiteacute de leur membre viril et en retranchaient la peau agravela faccedilon des musulmans et des juifs on en a trouveacute drsquoautres qui crai-gnaient tellement de le montrer qursquoils faisaient en sorte en lrsquoattachantpar de petits cordons que la peau en fucirct bien soigneusement eacutetireacutee etattacheacutee au-dessus de peur que cette extreacutemiteacute ne fucirct agrave lrsquoair Et voilagraveencore une autre diffeacuterence alors que nous honorons les rois et lesfecirctes en revecirctant nos meilleurs habits dans certains pays pour montrerleur infeacuterioriteacute et leur soumission agrave leur roi les sujets se preacutesentent de-vant lui dans leurs vecirctements les plus humbles et en entrant au palaisenfilent quelque vieille robe deacutechireacutee par-dessus la leur de faccedilon agrave ceque tout lustre et ornement soit reacuteserveacute au maicirctre Mais poursuivons

411 Si la nature enferme aussi dans les limites de son cours na-turel comme elle le fait pour toutes les autres choses les croyancesles jugements et les opinions des hommes et srsquoils ont leur cycle leurssaisons leur naissance et leur mort comme il en est des choux si leciel les eacutebranle et les fait se mouvoir agrave sa guise comment pouvons-nous leur attribuer ainsi une autoriteacute magistrale et permanente Silrsquoexpeacuterience nous fait toucher du doigt le fait que notre forme propre

1Cette phrase manque dans la traduction drsquoA Lanly ([58] t II p 234)

296 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

deacutepend de lrsquoair du climat et du terroir ougrave nous naissons et non seule-ment le teint la taille la complexion et les attitudes mais jusqursquoauxfaculteacutes de lrsquoesprit laquo Le climat ne faccedilonne pas seulement la vigueurdu corps mais aussi celle de lrsquoesprit raquo dit Veacutegegravece1 Et la deacuteesse fon-datrice de la ville drsquoAthegravenes choisit pour son emplacement un climatpropre agrave rendre les hommes sages comme les precirctres eacutegyptiens lrsquoen-seignegraverent agrave Solon laquo agrave Athegravenes lrsquoair est subtil et crsquoest pour cetteCiceacuteron De

fato [106] IV 7 raison que les atheacuteniens sont reacuteputeacutes avoir lrsquoesprit plus deacutelieacute lrsquoairde Thegravebes est eacutepais et ses habitants passent donc pour ecirctre gros-siers et vigoureux raquo Crsquoest ainsi que de mecircme que les fruits et lesanimaux naissent diffeacuterents les hommes naissent aussi plus ou moinsbelliqueux justes tempeacuterants et dociles ici ils sont porteacutes sur le vinailleurs voleurs ou paillards ici enclins agrave la superstition ailleurs agravelrsquoirreacuteligion ici agrave la liberteacute lagrave agrave la servitude doueacutes pour la science oules arts grossiers ou subtils obeacuteissants ou rebelles bons ou mauvaisselon lrsquoinfluence du lieu ougrave ils se trouvent et adoptant une nouvelleattitude si on les change de place comme les arbres Ce fut pour cetteraison que Cyrus ne voulut pas permettre aux Perses drsquoabandonner leurpays rude et montagneux pour srsquoeacutetablir dans un autre doux et plat illeur dit que les terres grasses et molles font des hommes mous et lesfertiles des esprits infertiles Si nous voyons tantocirct fleurir un art uneopinion et tantocirct une autre du fait de quelque influence ceacuteleste telsiegravecle produire telles sortes drsquoindividus et preacutedisposer le genre humainagrave prendre tel ou tel comportement lrsquoesprit des hommes ecirctre tantocirct geacute-neacutereux tantocirct maigrichon comme nos champs Que deviennent alorstoutes ces belles preacuterogatives dont nous ne cessons de nous flatter Puisqursquoun homme sage peut se tromper de mecircme que cent hommesvoire beaucoup de peuples et que la nature humaine elle-mecircme selonnous peut se fourvoyer pendant des siegravecles sur ceci ou cela quellecertitude pouvons-nous bien avoir que parfois elle cesse de le faire etqursquoelle ne se trompe en ce moment mecircme

412 Entre autres teacutemoignages de notre becirctise en voilagrave un mesemble-t-il qui meacuterite de nrsquoecirctre pas oublieacute le fait que mecircme dansce qursquoil deacutesire lrsquohomme ne sache pas trouver ce qursquoil lui faut quenous ne puissions nous accorder sur ce dont nous avons besoin pournotre contentement et cela non seulement pour ce dont nous jouissonsveacuteritablement mais mecircme dans ce que nous imaginons et souhaitonsLaissons donc notre penseacutee tailler et coudre agrave sa guise elle ne pourramecircme pas deacutesirer ce qui lui est destineacute et srsquoen satisfaire

1La citation est prise dans Juste Lipse [40] Livre VI v 4

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 297

est-ce la raison qui gouverne nos craintes et nos deacutesirs Juveacutenal [41] X4Quel projet formez-vous sous drsquoassez bons auspices

Pour nrsquoavoir pas agrave le regretter mecircme srsquoil reacuteussit

Crsquoest pourquoi Socrate ne demandait rien drsquoautre aux dieux quece qursquoils savaient ecirctre bon pour lui1 Et la priegravere des Laceacutedeacutemoniensen public comme en priveacute demandait seulement que les choses bonneset belles leurs fussent octroyeacutees srsquoen remettant agrave la discreacutetion de lapuissance divine pour en faire le tri et le choix

Ce que nous demandons une eacutepouse et des enfants Juveacutenal [41] X352Mais seul un dieu peut savoir qui sera lrsquoeacutepouse

Et ce que seront ces enfants-lagrave

413 Le chreacutetien supplie Dieu que sa volonteacute soit faite pour nepas tomber dans les difficulteacutes que les poegravetes eacutevoquent agrave propos du roiMidas Celui-ci avait demandeacute aux dieux de lui accorder le pouvoir detransformer en or tout ce qursquoil toucherait sa priegravere fut exauceacutee sonvin eacutetait en or son pain aussi les plumes de sa couche sa chemise etses vecirctements en or aussi Il se trouva accableacute par la reacutealisation de ceqursquoil avait deacutesireacute lrsquoavantage espeacutereacute se reacuteveacutelait tellement insupportableqursquoil lui fallut reprendre agrave lrsquoenvers ses priegraveres

Atterreacute par un mal inattendu indigent et riche agrave la fois Ovide [62] XI128Il veut fuir ses richesses et ce qursquoil a voulu lui fait horreur

414 Mais parlons de moi-mecircme Eacutetant jeune jrsquoespeacuterais que ledestin mrsquoapporterait entre autres choses lrsquoOrdre de saint Michel carcrsquoeacutetait la distinction honorifique la plus haute de la noblesse franccedilaiseet qursquoelle eacutetait fort rare Il me lrsquoa accordeacute de faccedilon plaisante Au lieu deme pousser en avant et de me hisser depuis ma place pour lrsquoatteindreil mrsquoa traiteacute bien plus aimablement il lrsquoa rabaisseacute et descendu jusqursquoagravemes eacutepaules et mecircme en dessous2

415 Cleacuteobis et Biton Trophonius et Agamegravede ayant demandeacuteles uns agrave leur deacuteesse les autres agrave leur dieu une reacutecompense digne deleur pieacuteteacute reccedilurent la mort en guise de cadeau tant les opinions ceacute-lestes sur ce qursquoil nous faut sont diffeacuterentes des nocirctres Dieu pourrait

1Dans les eacuteditions anteacuterieures agrave celle de 1595 on lisait ici laquo Crsquoest pourquoi leChrestien plus humble et plus sage et mieux recognoissant ce que crsquoest que de luy seraporte agrave son createur de choisir et ordonner ce qursquoil luy faut raquo

2Montaigne ne manque pas drsquohumour Sur lrsquoOrdre de Saint Michel et son prestigepasseacute voir chap 7 sect3 et la note 4

298 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

parfois nous octroyer la richesse les honneurs la vie et mecircme la santeacuteagrave notre deacutetriment car tout ce qui est plaisant ne nous est pas toujourssalutaire Si au lieu de gueacuterison il nous envoie la mort ou lrsquoaggra-vation de nos maux ndash laquo ta verge et ton bacircton mrsquoont consoleacute raquo ndash il leBible [61]

PsaumesXXII 5

fait selon ce que lui dicte sa providence qui eacutevalue ce qui nous est ducirccertainement bien mieux que nous ne pouvons le faire Et nous devonsprendre cela comme un bienfait comme quelque chose qui vient drsquounemain tregraves sage et tregraves amie

Croyez-moi il faut laisser les dieux jugerJuveacutenal [41] X346 sq De ce qui est bon et qui convient agrave nos affaires

Lrsquohomme leur est plus cher qursquoil ne lrsquoest agrave lui-mecircme

Car leur reacuteclamer des honneurs de hautes fonctions crsquoest leur de-mander qursquoils vous jettent en pleine bataille au jeu de deacutes ou danstoute autre situation dont lrsquoissue vous est inconnue et le beacuteneacutefice dou-teux

416 Il nrsquoest point de combat aussi violent ou si rude entre lesphilosophes que celui qursquoils se livrent sur la question du laquo souverainbien de lrsquohomme raquo Selon le calcul de Varron il en est reacutesulteacute deuxcent quatre-vingts eacutecoles laquo Si lrsquoon est en deacutesaccord sur le souverainCiceacuteron [16] V

v bien on lrsquoest sur toute la philosophie raquo

Je crois voir trois convives se disputantHorace [34] IIii 61 sq Pour avoir chacun agrave son goucirct trois mets bien diffeacuterents

Que faut-il leur servir ou ne pas leur servirVous refusez ce que veut lrsquoun et ce que vous demandezLes deux autres le trouvent aigre et reacutepugnant

La nature devrait donc reacutepondre agrave leurs contestations agrave leurs deacute-bats Les uns disent que notre bien reacuteside dans la vertu drsquoautres dansla volupteacute drsquoautres agrave laisser faire la nature qui en la science qui agravene pas souffrir qui agrave se laisser porter par les apparences ndash et crsquoest agravecela que semble se rallier Pythagore lrsquoAncien

Ne srsquoeacutetonner de rien Numacius est presque le seulHorace [34] Ivi 1-2 Et unique moyen qui donne et conserve le bonheur

Crsquoest lagrave lrsquoobjectif ultime de lrsquoeacutecole Pyrrhonienne Aristote consi-degravere que ne srsquoeacutetonner de rien est une preuve de grandeur drsquoacircme Ar-cheacutesilas que le bien consiste agrave reacutesister et maintenir droit et inflexible

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 299

son jugement tandis que les vices et les maux viennent de ce que lrsquoonconsent et accepte Il est vrai qursquoen eacutenonccedilant ceci comme un axiomecateacutegorique il srsquoeacuteloignait du Pyrrhonisme Car les Pyrrhoniens quandils disent que le souverain bien crsquoest lrsquoataraxie1 qui est lrsquoimmobiliteacutedu jugement nrsquoentendent pas dire cela de faccedilon affirmative ce mou-vement de leur acircme qui leur fait fuir les preacutecipices et se preacuteserver de lafraicirccheur du soir crsquoest celui-lagrave mecircme qui leur fait aussi accepter uneopinion et en repousser une autre

417 Combien je voudrais tant que je suis encore en vie quequelqursquoun comme Juste Lipse (le plus savant homme que nous ayonsencore esprit tregraves cultiveacute et judicieux vraiment proche de mon cherTurnegravebe2) eucirct assez de volonteacute de santeacute et de loisir pour eacutetablir unregistre preacutecis et sincegravere selon leurs divisions et leurs parties des opi-nions de lrsquoancienne philosophie telles que nous pouvons les connaicirctreau sujet de nos mœurs et de nos faccedilons drsquoecirctre avec les controversesles succegraves et le devenir des eacutecoles la faccedilon dont les chefs de file et leurseacutelegraveves ont suivi leurs propres preacuteceptes lors de circonstances meacutemo-rables et exemplaires Le bel et utile ouvrage que cela ferait

418 Au demeurant si crsquoest de nous-mecircmes que nous tirons laloi qui reacutegit nos mœurs dans quelle confusion nous plongeons-nous Car ce que notre raison nous conseille de plus vraisemblable en cettematiegravere crsquoest bien que chacun obeacuteisse aux lois de son pays selonlrsquoavis de Socrate avis qui lui fut inspireacute (dit-il) par un conseil divinEt de ce fait que veut-elle dire cette regravegle sinon que notre devoir nrsquoapas drsquoautre regravegle que fortuite

419 La veacuteriteacute doit avoir toujours le mecircme visage universel Silrsquohomme rencontrait la droiture et la justice incarneacutees et avec une exis-tence reacuteelle il ne les attacherait pas agrave lrsquoeacutetat des coutumes de telle outelle contreacutee ce ne serait pas de la fantaisie des Perses ou des Indiensque la vertu tirerait sa forme car il nrsquoest rien qui soit plus sujet agrave unchangement continuel que les lois Depuis que je suis neacute jrsquoai vu cellesde nos voisins les Anglais changer trois ou quatre fois non seulementdans le domaine politique qui est celui pour lequel on ne srsquoattendguegravere agrave la stabiliteacute mais sur le sujet le plus important qui soit agrave sa-voir la religion Et jrsquoen eacuteprouve de la honte et du deacutepit drsquoautant qursquoilsrsquoagit lagrave drsquoune nation avec laquelle ceux de chez moi ont eu autrefoisdes relations si eacutetroites qursquoil reste encore dans ma maison quelquestraces de notre ancien cousinage Et jrsquoajoute que chez nous ici mecircme

1Le repos absolu de lrsquoacircme lrsquoinertie2Philologue franccedilais bien connu de Montaigne

300 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

jrsquoai vu des choses consideacutereacutees comme des crimes meacuteritant la peine ca-pitale devenir leacutegitimes Et nous qui en tenons drsquoautres pour leacutegitimesnous pourrions bien du fait de lrsquoincertitude de la fortune des armesecirctre consideacutereacutes un jour comme coupables de crimes de legravese-majesteacutehumaine et divine si notre justice tombe agrave la merci de lrsquoinjustice etprend en lrsquoespace de peu drsquoanneacutees une signification opposeacutee Com-ment ce dieu antique1 aurait-il pu stigmatiser plus clairement lrsquoabsencedu divin dans la connaissance humaine et apprendre aux hommes queleur religion nrsquoeacutetait que leur invention destineacutee agrave assurer la coheacutesionde la socieacuteteacute qursquoen deacuteclarant comme il le fit agrave ceux qui attendaient sesinstructions devant son treacutepied que le vrai culte pour chacun eacutetait ce-lui qursquoil pouvait observer dans les usages du pays ougrave il se trouvait OcircDieu Quelle obligation nrsquoavons-nous pas envers la bienveillance denotre souverain creacuteateur pour avoir deacuteniaiseacute notre foi de ces deacutevotionsmultiples et arbitraires et lrsquoavoir installeacutee sur la base eacuteternelle de sasainte parole

420 Que peut nous dire ici la philosophie De suivre les lois deLe relativismenotre pays crsquoest-agrave-dire cette mer fluctuante des opinions drsquoun peupleou drsquoun prince qui me peindront la justice drsquoautant de couleurs et luidonneront autant de visages qursquoil y aura en eux de changements depassion Je ne puis me contenter drsquoun jugement aussi flexible Quellevaleur a cette chose que je voyais hier en creacutedit et qui demain ne lrsquoestplus Ou que le traceacute drsquoune riviegravere change en crime Quelle veacuteriteacute est-ce lagrave qui devient mensonge au-delagrave des montagnes qui la bornent2

421 Mais ils sont plaisants ces philosophes quand pour don-ner quelque certitude aux lois ils disent qursquoil en est certaines quisont fermes perpeacutetuelles et immuables et qursquoils nomment naturellesqui sont inscrites dans le genre humain du fait mecircme de leur essencepropre Et de celles-lagrave il en est qui en comptent trois drsquoautres quatreles uns plus les uns moins signe que crsquoest lagrave une marque aussi dou-teuse que le reste Or ils sont si malchanceux ndash car comment appelersinon malchance le fait que dans un nombre infini de lois on nrsquoentrouve mecircme pas une seule agrave qui la chance et lrsquoaudace du sort aientpermis drsquoecirctre universellement reconnue par tous les peuples ndash ils sontsi malchanceux dis-je que des trois ou quatre lois qursquoils ont choisiesil nrsquoen est pas une seule qui ne soit deacutesavoueacutee et pas seulement parun peuple mais par plusieurs Et pourtant lrsquoapprobation universelle

1Apollon ce que le contexte montre bien puisqursquoil est question un peu plus loin dulaquo treacutepied raquo de la Pythie censeacutee parler pour Apollon dans ses oracles

2Pascal a repris cette ideacutee dans sa ceacutelegravebre formule laquo Veacuteriteacute en deccedilagrave des Pyreacuteneacuteeserreur au-delagrave raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 301

est bien le seul critegravere vraisemblable sur lequel fonder lrsquoexistence delois naturelles car ce que la nature nous aurait vraiment ordonneacutenous le suivrions sans aucun doute drsquoun commun accord Et crsquoest nonseulement tout peuple mais tout individu qui ressentirait la force et laviolence que lui ferait subir celui qui voudrait le pousser agrave transgressercette loi Qursquoils mrsquoen preacutesentent donc une de ce genre

422 Pour Protagoras et Ariston il nrsquoy avait pas drsquoautre essenceagrave la justice des lois que celle de lrsquoautoriteacute et de lrsquoopinion du leacutegisla-teur cela mis agrave part le bon et lrsquohonnecircte perdaient leurs qualiteacutes etnrsquoeacutetaient plus que des noms vains de choses indiffeacuterentes Dans Pla-ton Trasymaque estime que le droit nrsquoest pas autre chose que ce quiplaicirct agrave son supeacuterieur Il nrsquoy a rien au monde qui soit si varieacute que lescoutumes et les lois Telle chose qui est ici abominable est estimableailleurs comme agrave Laceacutedeacutemone lrsquoadresse mise agrave voler autrui Les ma-riages entre proches sont rigoureusement deacutefendus chez nous et ilssont agrave lrsquohonneur ailleurs

On dit qursquoil est des pays ougrave la megravere Ovide [62] X331Srsquounit agrave son fils et le pegravere agrave sa fille

Et ougrave lrsquoaffection familiale est redoubleacutee par lrsquoamour

Le meurtre des enfants celui des pegraveres la communauteacute des femmesle commerce drsquoobjets voleacutes la licence en toutes sortes de volupteacutes ndash ilnrsquoest rien en somme de si extrecircme qui ne soit accepteacute dans les usagesde quelque peuple1

423 On peut penser qursquoil y a des lois naturelles comme on levoit chez drsquoautres creacuteatures mais que pour nous elles sont perdues crsquoest que la belle raison humaine se mecircle de tout maicirctriser et comman-der brouillant et meacutelangeant lrsquoapparence des choses de par sa vaniteacuteet son inconstance laquo Rien ne demeure qui soit vraiment nocirctre ce que Ciceacuteron [16] V

xxijrsquoappelle ldquonocirctrerdquo nrsquoest qursquoun effet de lrsquoart raquo On voit les choses dedivers points de vue et on leur attache plus ou moins drsquoimportance crsquoest essentiellement de lagrave que viennent les divergences drsquoopinionsUn peuple les voit sous un certain jour un autre sous un autre

424 Il nrsquoest rien de si horrible agrave imaginer que de manger sonpegravere Les peuples qui avaient autrefois cette coutume la consideacuteraienttoutefois comme un teacutemoignage de pieacuteteacute et de grande affection etcherchaient par lagrave agrave donner agrave leurs geacuteniteurs la seacutepulture la plus digne

1On remarquera que ce thegraveme est cher agrave Montaigne qui lrsquoa deacutejagrave longuement traiteacuteen I 23

302 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

et la plus honorable en logeant le corps de leurs pegraveres et leurs re-liques en leur propre corps et jusque dans leur moeumllle les vivifianten quelque sorte et les reacutegeacuteneacuterant par la transmutation de leur chairvive en srsquoen nourrissant et en les digeacuterant On peut facilement imagi-ner quelle cruauteacute et abomination crsquoeucirct eacuteteacute pour des gens impreacutegneacutespar cette superstition que de jeter la deacutepouille de leurs parents agrave pourrirdans la terre et devenir la nourriture des becirctes et des vers

425 Lycurgue prit en compte dans le fait de voler quelqursquoundrsquoune part la vivaciteacute la hardiesse et lrsquoadresse avec lesquels on par-vient agrave soustraire quelque chose agrave son voisin et drsquoautre part lrsquoutiliteacuteque cet acte a dans le public en amenant les gens agrave se soucier plus de laconservation de ce qui leur appartient Il estima que cette double eacutedu-cation attaquer et se deacutefendre eacutetait utile agrave la discipline militaire (quieacutetait pour lui la science et la vertu principales et ce agrave quoi il voulaitamener son peuple) et plus importante encore que le deacutesordre et lrsquoin-justice causeacutes par le fait de srsquoapproprier le bien drsquoautrui Denys tyrande Syracuse offrit agrave Platon une robe faite agrave la mode perse longue da-masquineacutee et parfumeacutee Platon la refusa en disant qursquoeacutetant neacute hommeil nrsquoavait pas envie de se vecirctir en femme Mais Aristippe lrsquoaccepta luidisant que nul accoutrement ne pouvait corrompre un chaste cœur Etcomme ses amis le morigeacutenaient pour sa lacirccheteacute parce qursquoil avait prissi peu agrave cœur le fait que Denys lui eucirct cracheacute au visage il reacutepondit laquo les pecirccheurs supportent bien drsquoecirctre baigneacutes par les flots de la merdepuis la tecircte jusqursquoaux pieds pour attraper un goujon raquo Diogegravenelavait ses choux et le voyant passer lui dit laquo Si tu savais vivre dechoux tu ne ferais pas la cour agrave un tyran raquo A quoi Aristippe reacutepondit laquo Si tu savais vivre parmi les hommes tu ne laverais pas de choux1 raquoVoilagrave comment la raison peut montrer certaines choses sous des as-pects diffeacuterents crsquoest un vase agrave deux anses que lrsquoon peut saisir parcelle de gauche ou celle de droite2

Crsquoest la guerre que tu portes ocirc terre hospitaliegravereVirgile [112]III 539 Tes chevaux y sont precircts crsquoest drsquoelle qursquoils nous menacent

Mais ils furent drsquoabord agrave des chars atteleacutesEt marchegraverent sous le joug Il reste donc un espoir pour la paix

1Ces anecdotes proviennent de Diogegravene Laeumlrce [44] Aristippe II 67-682Aujourdrsquohui on eacutevoque couramment les laquo deux faces drsquoune mecircme monnaie raquo ou la

fameuse bouteille toujours agrave moitieacute vide ou agrave moitieacute pleine

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 303

426 On disait agrave Solon de ne pas reacutepandre de larmes impuis-santes et inutiles sur la mort de son fils laquo Crsquoest bien pour cela reacutepondit-il parce qursquoelles sont inutiles et impuissantes que je les verse drsquoau-tant plus leacutegitimement raquo La femme de Socrate renforccedilait sa douleuren srsquoexclamant laquo Que ces juges sont meacutechants de le faire mouririnjustement raquo Et lui de reacutepondre laquo Aimerais-tu mieux que ce fucirctjustement raquo Nous nous perccedilons les oreilles les Grecs tenaient celapour une marque de servitude Nous nous cachons pour faire lrsquoamouravec nos femmes les Indiens font cela en public Les Scythes immo-laient les eacutetrangers dans leurs temples ailleurs les temples sont deslieux drsquoasile

De lagrave viennent les fureurs populaires de ce que chaque pays Juveacutenal [41]XV v 37Deacuteteste les dieux de ses voisins car il pense que les siens

Sont les seuls qui soient les vrais

427 Jrsquoai entendu parler drsquoun juge qui lorsqursquoil se trouvait de-vant un conflit seacutevegravere entre Bartolus et Baldus1 ou un point de droittregraves vivement controverseacute inscrivait en marge dans son registre laquo Ques-tion pour lrsquoami raquo ce qui signifiait que la veacuteriteacute eacutetait si embrouilleacutee etdeacutebattue que dans ce cas il pourrait favoriser lrsquoune des parties commebon lui semblerait Srsquoil eucirct fait preuve de plus drsquohabileteacute et de compeacute-tence il eucirct pu mettre partout laquo Question pour lrsquoami raquo Les avocatset les juges agrave notre eacutepoque trouvent dans toutes les affaires suffisam-ment de failles pour les accommoder agrave leur guise Dans un domaineaussi vaste tellement soumis agrave tant drsquoopinions et tellement arbitraireil se fait une tregraves grande confusion de jugements et il ne saurait en ecirctreautrement Aussi nrsquoy a-t-il pas de procegraves si clair soit-il dans lequel lesavis ne se partagent ce qursquoune cour a jugeacute une autre le jugera en senscontraire et se contredira elle-mecircme la fois suivante Nous en voyonscouramment des exemples agrave cause de ce laisser-aller qui gacircche terri-blement la ceacutereacutemonieuse autoriteacute de notre justice et son eacuteclat et quiconsiste agrave ne pas srsquoen tenir aux arrecircts rendus mais agrave courir sans cesseapregraves de nouveaux juges pour statuer sur la mecircme affaire

428 Quant agrave la liberteacute des opinions philosophiques agrave propos duvice et de la vertu crsquoest lagrave quelque chose sur quoi il nrsquoest pas besoinde srsquoeacutetendre et sur quoi il y a des avis divers qursquoil vaut mieux taireque faire connaicirctre aux esprits faibles Arceacutesilas disait que si on eacutetaitpaillard peu importait de quel cocircteacute et par ougrave on lrsquoeacutetait laquo Et en ce qui Ciceacuteron [20] V

331Deux ceacutelegravebres jurisconsultes de lrsquoeacutepoque

304 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

concerne les plaisirs de lrsquoamour si la nature les exige il nrsquoy faut te-nir compte ni de la race ni du lieu ni du rang mais de la gracircce delrsquoacircge de la beauteacute comme le pense Eacutepicure raquo laquo Ils [les Stoiumlciens]Ciceacuteron [16]

III 20 pensent mecircme que des amours saintement reacutegleacutees ne sont pas incon-venants pour un sage raquo laquo Voyons jusqursquoagrave quel acircge il est bien drsquoaimerSeacutenegraveque [96]

CXXIII les jeunes gens raquo Ces deux derniers passages des Stoiumlciens et sur cesujet le reproche que fit Diceacutearque agrave Platon lui-mecircme montrent com-bien la plus saine philosophie tolegravere un laxisme fort eacuteloigneacute de lrsquousagecommun et excessif

429 Les lois tirent leur autoriteacute de leur existence et de leurusage il est dangereux de les ramener agrave leur naissance elles gros-sissent et srsquoennoblissent en roulant comme font nos riviegraveres Suivez-les vers lrsquoamont jusqursquoagrave leur source ce nrsquoest qursquoun petit filet drsquoeau agravepeine reconnaissable qui srsquoenorgueillit ainsi et se fortifie en vieillis-sant Voyez les antiques consideacuterations qui ont mis en mouvement cefameux torrent plein de digniteacute inspirant effroi et reacuteveacuterence vousles trouverez si leacutegegraveres et si deacutelicates qursquoil nrsquoest pas eacutetonnant si lesphilosophes qui soupegravesent tout examinent tout agrave la lumiegravere de la rai-son qui nrsquoacceptent rien par autoriteacute et reacuteputation portent lagrave-dessusdes jugements souvent tregraves eacuteloigneacutes de lrsquoopinion courante Commeils prennent pour modegravele lrsquoimage de la nature originelle il nrsquoest paseacutetonnant que la plupart de leurs opinions se deacutemarquent de lrsquoopinioncommune Peu drsquoentre eux par exemple eussent approuveacute les condi-tions qui sont imposeacutees agrave nos mariages et la plupart ont souhaiteacute lacommunauteacute des femmes sans liens contraignants Ils refusaient nosconvenances Chrysippe ne disait-il pas qursquoun philosophe serait precirct agravefaire une douzaine de culbutes en public et mecircme sans pantalon pourune douzaine drsquoolives Il est peu probable qursquoil eucirct conseilleacute agrave Clis-thegravene de refuser la belle Agariste sa fille agrave Hippoclidegraves parce qursquoil luiavait vu faire laquo lrsquoarbre fourchu raquo sur une table Meacutetroclegraves avait lacirccheacutepeu discregravetement un pet en discutant en preacutesence de ses disciples ethonteux se tenait depuis cacheacute dans sa maison jusqursquoagrave ce que Crategravesvienne lui rendre visite ajoutant ses raisonnements agrave ses consolationset lrsquoexemple de sa propre liberteacute se mettant agrave peacuteter agrave lrsquoenvi avec luiil lui ocircta ce scrupule Et de plus il lui fit quitter pour son eacutecole stoiuml-cienne plus franche lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne plus policeacutee qursquoil avaitsuivie jusqursquoalors

430 Ce que nous appelons laquo deacutecence raquo le fait de nrsquooser faire agravedeacutecouvert ce que nous trouvons laquo deacutecent raquo de faire cacheacute ils disaientque crsquoeacutetait une sottise et ils estimaient que crsquoeacutetait un vice que de ru-ser pour taire et deacutementir les actions que la nature lrsquousage et notre

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 305

deacutesir manifestent publiquement ils consideacuteraient que crsquoeacutetait profanerles mystegraveres de Veacutenus que de les enlever au sanctuaire secret de sontemple pour les exposer agrave la vue de tous et que ramener ses jeux de-vant le rideau crsquoeacutetait les perdre1 Que crsquoest une sorte de poix que lahonte2 et que la dissimulation la retenue la contrainte sont des eacuteleacute-ments de lrsquoestime que lrsquoon a pour quelque chose Que la volupteacute sousle masque de la vertu insistait tregraves habilement pour ne pas ecirctre prosti-tueacutee au milieu des carrefours fouleacutee aux pieds et livreacutee aux yeux de lafoule regrettant la digniteacute et la commoditeacute de ses endroits habituels

431 Drsquoaucuns tirent argument de cela pour dire que supprimerles bordels publics ne conduirait pas seulement agrave reacutepandre partoutla paillardise confineacutee jusqursquoalors en ces lieux-lagrave mais inciterait leshommes vagabonds et oisifs agrave ce vice en le rendant plus difficile agravesatisfaire

Autrefois mari drsquoAufidie te voilagrave son amant Corvinus Martial [50] IIIlxixEt le mari drsquoaujourdrsquohui eacutetait autrefois ton rival

Pourquoi te plaicirct-elle mieux en eacutepouse drsquoun autreQuand elle te deacuteplaisait quand elle eacutetait la tienneLa seacutecuriteacute te rendrait-elle impuissant

Cette expeacuterience prend mille formes

Personne dans toute la ville ne voulait toucher ta femme Martial [50] IlxxivCecilianus lorsqursquoon eacutetait libre de lrsquoapprocher

Mais maintenant que tu as placeacute des gardes autour drsquoelleUne foule de galants lrsquoassiegravegent Habile homme

432 On demanda agrave un philosophe qursquoon surprit en pleine ac-tion ce qursquoil faisait Il reacutepondit tregraves tranquillement laquo Je plante un

1La derniegravere partie de cette phrase est en contradiction avec ce qui preacutecegravede On no-tera qursquoelle marque le deacutebut drsquoune longue correction manuscrite faite sur lrsquolaquo exemplairede Bordeaux raquo et reprise par lrsquoeacutedition de 1595 (jusqursquoau sect431)

2Le mot laquo poixpoids raquo fait problegraveme Sur lrsquo laquo exemplaire de Bordeaux raquo il est assezdifficile de savoir si Montaigne a eacutecrit laquo poix raquo ou laquo pois raquo Lrsquoeacutedition StrowskiVilley([52] t II p 342) donne laquo pois raquo celle de Villey [55] laquo poix raquo Par ailleurs danslrsquoeacutedition de 1588 on lit laquo espece de poix raquo et dans celle de 1595 laquo chose de poix raquoA Lanly [58] traduit laquo une espegravece de poids raquo DM Frame [28] laquo a sort of weight raquoMais le sens de laquo poix raquo quelque chose qui laquo colle agrave la peau raquo (cf la laquo poisse raquo )me semble mieux convenir et la laquo correction raquo de 1595 pourrait ecirctre lrsquoindice drsquounemauvaise interpreacutetation laquo espegravece de poids raquo nrsquoayant pas grand sens P Brach et M deGournay auraient cru neacutecessaire de corriger en laquo chose de poids raquo

306 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

homme raquo ne rougissant pas plus drsquoecirctre trouveacute en train de faire celaque si on lrsquoeucirct trouveacute en train de planter de lrsquoail Jrsquoestime que crsquoest tropde bienveillance et de respect de la part drsquoun grand auteur religieux1

que de consideacuterer que cet acte-lagrave doit neacutecessairement ecirctre secret etpudique dans la licence des embrassements auxquels se livraient lesCyniques il ne parvenait pas agrave admettre que lrsquoacte sexuel allait agrave sonterme mais pensait qursquoils se contentaient de faire des mouvements las-cifs pour manifester lrsquoimpudence que professait leur eacutecole Il pensaitque pour donner libre cours agrave ce que la honte empecircche et retient ilsavaient encore besoin de se cacher Il nrsquoavait pas vu drsquoassez pregraves leurdeacutebauche Diogegravene quand il se masturbait en public deacuteclarait agrave ceuxqui eacutetaient lagrave qursquoil aimerait pouvoir aussi contenter son estomac en lefrottant ainsi Et agrave ceux qui lui demandaient pourquoi il ne cherchaitpas un lieu plus commode pour manger qursquoen pleine rue il reacutepondit laquo Crsquoest parce que jrsquoai faim en pleine rue raquo Les femmes philosophesqui se joignaient agrave leur eacutecole se joignaient aussi agrave eux-mecircmes en toutlieu et librement Hipparchia ne fut admise dans la socieacuteteacute de Crategravesqursquoagrave la condition de suivre en toutes choses les us et coutumes que laregravegle de son eacutecole imposait Ces philosophes attachaient grand prix agravela vertu et refusaient toutes les sciences sauf la morale mais accor-daient lrsquoautoriteacute suprecircme aux choix faits par leur sage qursquoils placcedilaientau-dessus des lois et ne fixaient drsquoautres limites aux volupteacutes que lamodeacuteration et le respect de la liberteacute drsquoautrui2

433 Heacuteraclite et Protagoras observant que le vin semble amerau malade et agreacuteable agrave celui qui est en bonne santeacute qursquoun avironsemble tordu dans lrsquoeau et droit agrave ceux qui le voient au dehors etautres apparences contraires dans divers objets en tiregraverent argumentpour dire que tous les objets avaient en eux-mecircmes les causes de cesapparences et qursquoil y avait dans le vin quelque amertume en rapportavec le goucirct du malade une certaine courbure dans lrsquoaviron en rap-port avec ce que voit celui qui le regarde dans lrsquoeau et ainsi pour toutle reste Ce qui est une faccedilon de dire que tout est en tout et par conseacute-quent que rien nrsquoest en aucune car il nrsquoy a rien lagrave ougrave il y a tout

434 Cette faccedilon de voir me remet en meacutemoire lrsquoexpeacuterience queLrsquointerpreacute-tation des

textesnous avons de ce qursquoil nrsquoest aucun aspect ou droit ou amer ou douxou courbe que lrsquoesprit humain ne puisse trouver dans les eacutecrits qursquoilentreprend de fouiller Dans le texte le plus net le plus pur et le plus

1Saint Augustin Citeacute de Dieu [7] XIV 202Une phrase barreacutee ici dans lrsquo laquo exemplaire de Bordeaux raquo qursquoon pourrait traduire

ainsi laquo Et plusieurs adeptes de cette eacutecole srsquoen sont autoriseacutes pour eacutecrire et publier deslivres drsquoune hardiesse exageacutereacutee raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 307

parfait qui soit combien de fausseteacutes et de mensonges a-t-on pu faireapparaicirctre Quelle heacutereacutesie nrsquoy a trouveacute assez de fondements et depreuves pour naicirctre et se maintenir en vie Crsquoest pour cela que les au-teurs de telles erreurs ne veulent jamais se deacutepartir de cette laquo preuve raquoque constitue lrsquointerpreacutetation des mots Un personnage important vou-lant me faire approuver par un argument drsquoautoriteacute la quecircte de la pierrephilosophale dans laquelle il est plongeacute me cita reacutecemment cinq ousix passages de la Bible sur lesquels il disait qursquoil srsquoeacutetait surtout fondeacutepour deacutecharger sa conscience ndash car crsquoest un eccleacutesiastique Et en veacuteriteacutesa deacutecouverte nrsquoeacutetait pas seulement amusante mais tregraves bien adapteacuteeagrave la deacutefense de cette belle science Crsquoest de cela que les fables divi-natrices tirent leur creacutedibiliteacute Il nrsquoest pas de preacutevisionniste srsquoil a uneautoriteacute telle qursquoon daigne le feuilleter et scruter soigneusement tousles replis et recoins de ses paroles agrave qui on ne puisse faire dire toutce que lrsquoon voudra comme aux Sibylles il est tant de faccedilons de lesinterpreacuteter qursquoil est peu probable que directement ou en biaisant unpeu un esprit intelligent nrsquoy trouve sur un sujet quelconque quelquechose qui vienne eacutetayer son point de vue

435 Crsquoest pourquoi un style si neacutebuleux et si douteux se trouvesi freacutequemment et si anciennement en usage lrsquoauteur espegravere par lagrave at-tirer et gagner agrave lui la posteacuteriteacute ce que le seul talent ne peut lui obteniret mecircme pas la faveur fortuite rencontreacutee par le sujet Au demeurantpeu importe que ce soit par becirctise ou par adresse qursquoil srsquoexprime de fa-ccedilon un peu obscure et contradictoire nombre drsquoesprits le blutant et lesecouant en tireront quantiteacute de sens conformes ou non agrave ce qursquoil pen-sait dire mais qui lui feront tous honneur Il se verra enrichi gracircce agrave sesdisciples comme le sont les professeurs au moment du Lendit1 Crsquoestce qui a fait valoir plusieurs choses sans valeur qui a fait le succegraves deplusieurs ouvrages et les a enrichis de tout ce qursquoon a voulu y mettreune mecircme chose devenant lrsquoobjet de mille interpreacutetations diffeacuterentes etconsideacuterations diverses autant qursquoil nous plaicirct Est-il possible qursquoHo-megravere ait voulu dire tout ce qursquoon lui fait dire et qursquoil se soit precircteacute agrave desinterpreacutetations si nombreuses et diverses que les theacuteologiens les leacutegis-lateurs les grands capitaines les philosophes et toutes sortes drsquoautresgens srsquoappuient sur lui se reacutefegraverent agrave lui Qursquoil soit le Maicirctre pourtoutes les fonctions offices et travaux Le Conseiller universel pourtoutes les entreprises Quiconque a eu besoin drsquooracles et de preacutevi-sions en a trouveacute chez lui pour son propos Un personnage savant etde mes amis a susciteacute bien des deacutecouvertes admirables en faveur de

1Crsquoest agrave lrsquoeacutepoque de la Foire du Lendit que les eacutelegraveves versaient aux professeurs leurseacutemoluements

308 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

notre religion et il est eacutetonnant de voir qursquoil ne peut se deacutefaire delrsquoideacutee que ce soit le dessein drsquoHomegravere (Il est vrai que cet auteur luiest aussi familier que srsquoil vivait agrave notre eacutepoque1) Et ce qursquoil y trouveen faveur de notre religion bien drsquoautres lrsquoavaient dans lrsquoAntiquiteacuteinterpreacuteteacute en faveur des leurs

436 Voyez comment on malmegravene et secoue Platon Chacun sefaisant un point drsquohonneur de lrsquoappliquer agrave son propre cas le tire ducocircteacute qui lui convient On le promegravene avec soi et on lrsquoinsegravere dans toutesles nouvelles ideacutees que le monde se fait On le met en contradictionavec lui-mecircme selon le tour que prennent les choses On fait condam-ner par son jugement les mœurs qui eacutetaient licites agrave son eacutepoque parceqursquoelles sont illicites dans la nocirctre Et tout cela avec force et vivaciteacutepour autant qursquoest vif et puissant lrsquoesprit de lrsquointerpregravete

437 Sur la mecircme base qursquoHeacuteraclite et son opinion selon la-quelle toutes choses avaient en elles ce qursquoon voulait bien y trouverDeacutemocrite tirait une conclusion tout agrave fait opposeacutee pour lui les chosesnrsquoavaient rien du tout de ce que nous y trouvions et si le miel eacutetaitdoux agrave lrsquoun et amer agrave lrsquoautre preacutetendait-il crsquoest qursquoil nrsquoeacutetait en fait nidoux ni amer Les Pyrrhoniens eux diraient qursquoils ne savent srsquoil estdoux ou amer ou ni lrsquoun ni lrsquoautre ou tous les deux car ils se placenttoujours dans le doute le plus extrecircme

438 Les Cyreacutenaiumlques affirmaient que rien nrsquoeacutetait perceptible delrsquoexteacuterieur et que seul eacutetait perceptible ce qui nous affectait de lrsquointeacute-rieur comme la douleur et la volupteacute Ils ne reconnaissaient ni les tonsni les couleurs mais seulement certains affects qursquoils produisaient ilsdisaient que lrsquohomme nrsquoavait pas drsquoautre base pour asseoir son ju-gement Protagoras estimait que ce qui semblait vrai agrave chacun eacutetaitpour chacun la veacuteriteacute Les Eacutepicuriens font reposer tout jugement surles sens pour la connaissance comme pour la volupteacute Pour Platonle jugement de la veacuteriteacute et la veacuteriteacute elle-mecircme abstraction faite desopinions et des sens ne relevaient que de lrsquoesprit et de la reacuteflexion

439 Cela me conduit agrave consideacuterer les sens qui constituent lefondement et la preuve majeure de notre ignorance Tout ce que lrsquoonconnaicirct on le connaicirct sans aucun doute agrave travers la capaciteacute qursquoen acelui qui connaicirct car puisque le jugement vient de lrsquoopeacuteration men-tale de celui qui juge il est normal qursquoil fasse cette opeacuteration par ses

1Jrsquoadopte ici lrsquointerpreacutetation proposeacutee par M Guilbaud (eacutedition de lrsquoImprimerie Na-tionale [57]) Car agrave mon avis la traduction litteacuterale laquo lui est aussi familier qursquoagrave nrsquoim-porte qui de nos jours raquo nrsquoa aucun sens D M Frame [28] traduit pourtant laquo as anyman of our century raquo (p 443)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 309

propres moyens et selon sa volonteacute et non sous une contrainte exteacute-rieure comme ce serait le cas si nous connaissions les choses par laforce et selon la loi imposeacutee par leur essence propre1 Or toute connais-sance nous arrive par les sens ce sont nos maicirctres

La voie par ougrave lrsquoeacutevidence arrive directement Lucregravece [46] V103Dans le cœur de lrsquohomme et le temple de son esprit

440 Crsquoest par eux que commence la science agrave eux qursquoelle abou- Rocircle des senstit Apregraves tout nous ne saurions rien de plus qursquoune pierre si nous nesavions qursquoil y a des sons des odeurs de la lumiegravere de la saveur dela mesure de la mollesse de la dureteacute de lrsquoacircpreteacute de la couleur desreflets de la largeur de la profondeur Voilagrave le plan et les principesde tout lrsquoeacutedifice de la science Et si lrsquoon en croit certains la connais-sance nrsquoest pas autre chose que ce qursquoon perccediloit Celui qui me pousseagrave contredire les sens me tient agrave la gorge il ne peut me faire reculerplus loin Les sens sont le commencement et la fin de la connaissancehumaine

Tu verras que lrsquoideacutee de la veacuteriteacute nous vient des sens Lucregravece [46]IV 479Et lrsquoon ne peut aller contre leur teacutemoignage

Agrave quoi donc accorder plus de foi si ce nrsquoestAux sens

441 Mecircme si lrsquoon tente de reacuteduire le plus possible leur rocircle ilfaudra bien toujours leur accorder cela crsquoest par eux et leur entremiseque srsquoachemine tout ce que nous savons Ciceacuteron raconte que Chry-sippe ayant essayeacute de rabaisser la force des sens et leur valeur se fit agravelui-mecircme des objections en sens contraire et des oppositions si fortesqursquoil ne put parvenir agrave y reacutepondre Sur quoi Carneacuteade qui soutenait lathegravese adverse put se vanter de se servir des arguments de Chrysippelui-mecircme pour le combattre et il srsquoeacutecriait de ce fait contre lui laquo Ocircmalheureux ta force trsquoa perdu raquo Il nrsquoest rien de plus absurde selonnous que de soutenir que le feu ne chauffe pas que la lumiegravere nrsquoeacuteclairepas que le fer ne pegravese rien qursquoil nrsquoest pas solide ce sont des notionsque nous fournissent les sens Et il nrsquoest pas de croyance ou de scienceen lrsquohomme dont la certitude puisse ecirctre compareacutee agrave celle-lagrave

442 La premiegravere remarque que je ferais au sujet des sens crsquoestde mettre en doute le fait que lrsquohomme dispose de tous les sens dont

1Le sens de cette phrase nrsquoest pas des plus clairs dans le texte original Jrsquoai ducirc lrsquoar-ranger un peu

310 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

dispose la Nature Je vois certains animaux qui vivent leur vie entiegravereet parfaitement les uns sans voir les autres sans entendre Qui sait siagrave nous-mecircmes aussi il ne manque pas encore un deux ou trois voireplusieurs sens Car srsquoil nous en manque un notre penseacutee ne peut srsquoenapercevoir crsquoest le privilegravege des sens que drsquoecirctre la limite extrecircme dece que nous pouvons percevoir et rien au-delagrave drsquoeux ne peut nousservir agrave les deacutecouvrir Et qui plus est aucun sens ne peut en deacutecouvrirun autre

Lrsquoouiumle pourra-t-elle ameacuteliorer la vue Et le toucher lrsquoouiumleLucregravece [46]IV 487 Le goucirct prouvera-t-il lrsquoerreur du toucher

Ou bien lrsquoodorat et les yeux prouveront-ils lrsquoerreur des autres

Ils constituent la limite extrecircme de nos capaciteacutes de connaicirctreLucregravece [46]IV 490 Chacun drsquoeux a sa fonction propre

Et son pouvoir particulier

443 Il est impossible de faire comprendre agrave un aveugle de nais-sance qursquoil nrsquoy voit pas impossible de lui faire deacutesirer la vue et regret-ter de ne pas voir Crsquoest pourquoi nous ne devons tirer aucune garantiedu fait que notre acircme est contente et satisfaite de ce que nous avons elle nrsquoa pas de quoi se rendre compte de sa maladie et de son im-perfection si tel est le cas Il est impossible de parvenir agrave donner agravecet aveugle par raisonnement preuve ou comparaison une ideacutee quel-conque de la lumiegravere de la couleur et de la vue Il nrsquoy a aucun moyende lui donner le sens de la vision Les aveugles-neacutes qui manifestent ledeacutesir de voir ne comprennent rien agrave ce qursquoils demandent ils ont ap-pris de nous qursquoils ont quelque chose agrave dire quelque chose agrave deacutesirerque nous avons qursquoils savent nommer et dont ils connaissent les effetset les conseacutequences Mais ils ne savent pourtant pas ce que crsquoest ni depregraves ni de loin

444 Jrsquoai vu un gentilhomme de bonne famille aveugle-neacute1 ouau moins devenu aveugle agrave un acircge tel qursquoil ne sait ce que crsquoest quela vue Il comprend si peu ce qui lui manque qursquoil emploie commenous des mots qui concernent la vision et les emploie agrave sa faccedilon agravelui tregraves particuliegravere Comme on lui preacutesentait un enfant dont il eacutetaitle parrain lrsquoayant pris entre ses bras il srsquoeacutecria laquo Mon Dieu le belenfant comme on a plaisir agrave le voir Qursquoil a le visage gai raquo Il dit

1On peut faire le rapprochement avec la laquo Lettre sur les aveugles raquo quelque deuxcents ans plus tard dans laquelle Diderot relate la visite qursquoil fit agrave un aveugle-neacute etexpose les reacuteflexions philosophiques que ce cas lui inspire

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 311

comme chacun de nous le ferait laquo Cette piegravece offre une jolie vue raquolaquo il fait clair raquo laquo il fait un beau soleil raquo Mais il y a plus comme lachasse le jeu de paume le tir agrave la cible sont nos occupations et qursquoillrsquoa entendu dire il les affectionne srsquoy consacre avec ardeur et croit yprendre part de la mecircme faccedilon que nous Il srsquoemballe agrave leur propos ety prend du plaisir et pourtant il ne les perccediloit que par les oreilles Onlui crie que voilagrave le liegravevre quand on est sur quelque belle esplanadeougrave il puisse piquer puis on lui dit que le liegravevre est pris le voilagrave aussifier de sa prise qursquoil a entendu dire que les autres le sont Il prend laballe de la main gauche et la pousse avec sa raquette Agrave lrsquoarquebuseil tire au jugeacute et se contente de ce que ses gens lui disent qursquoil a tireacutetrop haut ou agrave cocircteacute

445 Sait-on jamais Le genre humain fait peut-ecirctre une sottisedu mecircme genre parce que quelque sens lui fait deacutefaut et peut-ecirctreque de ce fait la majeure partie de lrsquoaspect des choses nous demeurecacheacutee Sait-on si les obscuriteacutes que nous rencontrons dans bien desouvrages de la nature ne viennent pas de lagrave et si bien des choses dontsont capables les animaux et qui nous deacutepassent ne sont pas le reacutesultatde quelque sens qui nous manque Peut-ecirctre certains drsquoentre eux ont-ils une vie plus pleine et plus entiegravere que la nocirctre agrave cause de cela Nouspercevons une pomme par le biais de presque tous nos sens nous trou-vons qursquoelle est rouge lisse douce qursquoelle a une odeur du poli Maisoutre cela elle peut aussi avoir drsquoautres proprieacuteteacutes comme celle de sedesseacutecher ou de se ratatiner1 et nous nrsquoavons pas de sens qui leur cor-responde Dans beaucoup de choses nous trouvons des proprieacuteteacutes quenous disons laquo occultes raquo comme celle drsquoattirer le fer pour lrsquoaimant Nese peut-il qursquoil y ait dans la nature des faculteacutes sensitives capables deles reconnaicirctre et de les percevoir et qursquoagrave deacutefaut de les posseacuteder nousdemeurions dans lrsquoignorance de la veacuteritable essence de ces choses-lagrave Crsquoest peut-ecirctre quelque sens particulier qui renseigne le coq surlrsquoheure du matin et de minuit et les incite agrave chanter ou qui apprendaux poules avant drsquoen avoir seulement fait lrsquoexpeacuterience agrave craindrelrsquoeacutepervier et non une oie ou un paon qui sont pourtant de plus grandetaille qui preacutevient les poulets de lrsquoattitude hostile du chat envers euxet agrave ne pas craindre le chien agrave prendre garde au miaulement plutocirctdoux agrave lrsquooreille et non agrave lrsquoaboiement qui est pourtant rude et agressifQuelque sens particulier encore qui permet aux frelons aux fourmis etaux rats de choisir toujours le meilleur fromage et la meilleure poire

1laquo comme drsquoasseicher ou restreindre raquo dit le texte A Lanly [58] eacutecrit (II p 248)traduit laquo drsquoautres vertus comme drsquoasseacutecher ou drsquoecirctre astringente raquo Je donne plutocirct agraveces verbes un sens reacutefleacutechi comme le fait DM Frame[28] (p 445) laquo other propertieslike drying up or shrinking raquo

312 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

avant mecircme de les avoir goucircteacutes et qui donne au cerf agrave lrsquoeacuteleacutephant et auserpent la connaissance de lrsquoherbe propre agrave leur assurer la gueacuterison

446 Il nrsquoy a pas de sens qui nrsquoait un pouvoir eacutetendu et qui nrsquoap-porte de ce fait un nombre infini de connaissances Si nous nrsquoavionspas la connaissance des sons de lrsquoharmonie et de la voix cela produi-rait une confusion inimaginable dans tout le reste de notre science Caroutre ce qui est attacheacute agrave lrsquoeffet propre de chaque sens combien drsquoar-guments de conseacutequences et de conclusions ne tirons-nous pas pourles autres choses en comparant un sens agrave un autre Qursquoun homme in-telligent imagine la nature humaine comme produite originellementsans la vue et qursquoil se repreacutesente quelle ignorance et quelle confusionprovoquerait un tel manque quelles teacutenegravebres et quel aveuglement dansnotre acircme On verra par lagrave combien est importante pour la connais-sance de la veacuteriteacute la privation drsquoun autre sens semblable ou de deuxou de trois1 Nous avons conccedilu une veacuteriteacute par la consultation et laconfrontation de nos cinq sens mais peut-ecirctre fallait-il avoir lrsquoaccordde huit ou dix sens et qursquoils collaborent pour la voir vraiment et dansson essence mecircme

447 Les eacutecoles philosophiques qui combattent la science hu-maine la combattent principalement en se fondant sur lrsquoincertitude etla faiblesse de nos sens En effet puisque toute connaissance nousvient par leur entremise et leur intermeacutediaire srsquoils se trompent dans lerapport qursquoils nous fournissent srsquoils corrompent ou altegraverent ce qursquoilsnous ramegravenent de lrsquoexteacuterieur si la lumiegravere qui passe en notre acircmegracircce agrave eux est obscurcie au passage nous sommes dans une situa-tion sans issue De cette extrecircme difficulteacute sont neacutees toutes ces ideacuteesfantaisistes que chaque objet a en soi tout ce que nous y trouvons qursquoil nrsquoa rien de ce que nous pensons y trouver que le Soleil nrsquoest pasplus grand que tel qursquoil apparaicirct agrave notre vue comme le pensaient lesEacutepicuriens

Quoi qursquoil en soit son volume nrsquoest pas plus grandLucregravece [46] V577 Qursquoil nrsquoapparaicirct agrave nos yeux dans sa course2

1La fin de cette phrase (laquo si elle est en nous raquo) nrsquoest pas claire A quoi se rattachelaquo elle raquo Grammaticalement ce peut ecirctre ou laquo la privation raquo ou laquo la connaissance de laveacuteriteacute raquo ou mecircme agrave laquo la veacuteriteacute raquo Mais dans tous les cas laquo si elle est en nous raquo nrsquoa guegraverede sens ou est redondant A Lanly ([58] p 248) traduit par laquo si nous ne les avonspas raquo il srsquoagirait donc pour lui des sens ce qui contredit laquo elle raquo DM Frame ([28]p 446) opte pour laquo privation raquo laquo if this privation is in us raquo Jrsquoai preacutefeacutereacute quant agrave moisupprimer ce membre de phrase dans la traduction purement et simplement

2Mais chez Lucregravece il srsquoagit de la Lune et non du Soleil

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 313

que les apparences qui repreacutesentent un corps plus grand agrave celui quien est proche et plus petit agrave celui qui en est eacuteloigneacute sont toutes deuxvraies

Nous ne concluons pas pour autant que les yeux se trompent Lucregravece [46]IV 379 386Ne leur imputons pas les erreurs de notre esprit

et en fin de compte que les sens ne nous trompent pas qursquoon sesoumette agrave eux et sans chercher ailleurs des raisons pour expliquerles diffeacuterences et les contradictions que nous y trouvons Et mecircmeinventer nrsquoimporte quel mensonge et cause imaginaire (ils en arriventlagrave ) plutocirct que drsquoaccuser les sens

448 Timagoras preacutetendait que mecircme en pressant son œil ou enle placcedilant de biais il nrsquoavait jamais pu voir double la lumiegravere de lachandelle et que cette apparence venait drsquoun deacutefaut de notre espritnon de lrsquoorgane lui-mecircme De toutes les absurditeacutes des Eacutepicuriens lapire est de nier la force et lrsquoeffet des sens

Ainsi leur perception est-elle toujours vraie Lucregravece [46]IV 499-510Et si notre raison ne peut nous expliquer pourquoi

Les objet qui eacutetaient carreacutes vus de pregravesSemblent arrondis de loin ndash il vaut mieux malgreacute toutQue notre esprit dans son impuissance nous trompeSur la cause de cette double imagePlutocirct que de laisser eacutechapper de nos mains lrsquoeacutevidenceDe renoncer agrave notre foi premiegravere et eacutebranler lrsquoassise mecircmeDe notre vie et de notre salutCar ce nrsquoest pas la seule raison qui srsquoeffondrerait alorsMais notre vie elle-mecircme serait mise en peacuterilSi nous nrsquoosions plus faire confiance aux sensPour eacuteviter les preacutecipices et autres mauvais pasTous ces dangers dont il faut se deacutetourner

Ce conseil deacutesabuseacute et si peu philosophique nrsquoexprime rien drsquoautresinon que la connaissance humaine ne peut se maintenir que par uneraison deacute-raisonnable folle insenseacutee Mais qursquoil vaut mieux encoreque lrsquohomme srsquoen serve pour se faire valoir comme de tout autre re-megravede si fantasmatique soit-il plutocirct que drsquoavouer son irreacuteductible becirc-tise ndash veacuteriteacute fort peu avantageuse Il ne peut eacuteviter que les sens nesoient les maicirctres absolus de sa connaissance mais ceux-ci sont in-certains et trompeurs en toutes circonstances Crsquoest lagrave qursquoil faut livrerun combat agrave outrance et si les forces justes nous font deacutefaut comme

314 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

crsquoest bien le cas il faut y employer lrsquoopiniacirctreteacute lrsquoaudace lrsquoimpu-dence

449 Si ce que disent les Eacutepicuriens est vrai agrave savoir que laconnaissance nous est impossible si les apparences fournies par lessens sont fausses et si ce que disent les Stoiumlciens est vrai aussi que les apparences fournies par les sens sont si fausses qursquoelles nepeuvent nous fournir aucune connaissance alors il nous faut conclureen suivant ces deux grandes eacutecoles dogmatiques qursquoil nrsquoy a point deconnaissance possible1 Quant agrave lrsquoerreur et agrave lrsquoincertitude dues agrave lrsquoac-tion des sens chacun peut en trouver autant drsquoexemples qursquoil lui plairatant les erreurs et tromperies qursquoils nous font sont courantes Quand ilfait eacutecho dans un vallon le son drsquoune trompette nous semble venir dedevant alors qursquoil vient en reacutealiteacute drsquoune lieue en arriegravere

Surgissant des flots des montagnes lointainesSemblent former une seule et mecircme icircleAlors qursquoelles sont tregraves loin les unes des autres Lucregravece [46]

IV vv 397 389et 420-423

Et regardant vers la poupe nous croyons voirFuir les plaines et les collines que deacutepasse le navireSi notre ardent coursier srsquoarrecircte dans le fleuveEt que nous regardons les ondes rapidesNous le croyons emporteacute par une force agrave contre-courant

450 Quand on manie une balle drsquoarquebuse sous le second doigtNos sens noustrompent celui du milieu eacutetant replieacute par-dessus il faut faire un gros effort pour

se convaincre qursquoil nrsquoy en a qursquoune tant la sensation nous fait croireqursquoil y en a deux Et certes on voit bien souvent que les sens dirigentnotre raisonnement et le contraignent agrave accepter des impressions qursquoilsait et juge pourtant fausses Je laisse de cocircteacute le toucher dont les ef-fets sont plus immeacutediats plus vifs et plus importants et qui renverse sisouvent par lrsquoeffet de la douleur qursquoil produit dans le corps toutes cesbelles reacutesolutions stoiumlques ndash et contraint de crier laquo Aiumle mon ventre raquocelui qui a installeacute de force dans son esprit cette ideacutee que la laquo colique raquocomme toute autre maladie et douleur est une chose sans importance

1Le texte est laquo nous concluerons aux despens de ces deux grandes sectes dogma-tistes raquo A Lanly ([58] II 250) le reproduit simplement laquo nous conclurons aux deacutepensde ces deux grandes eacutecoles raquo et cela ne me semble pas satisfaisant lrsquoexpression laquo auxdeacutepens de raquo ayant pris de nos jours le sens de laquo en deacutepit de raquo D M Frame ([28] p447) de son cocircteacute eacutecrit laquo at the expense of raquo ce qui conserve le sens de laquo deacutepense raquomais nrsquoest guegravere plus clair Ici lrsquoexpression me semble avoir le sens drsquoune deacutependancecrsquoest-agrave-dire drsquoune conseacutequence

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 315

nrsquoayant aucunement le pouvoir de rien enlever au souverain bien et agravela feacuteliciteacute dans lesquels est plongeacute le sage de par sa vertu1

451 Il nrsquoest pas de cœur si ramolli que nrsquoexcite le son de nostambours et de nos trompettes ni de si dur que la douceur de la mu-sique nrsquoeacuteveille et ne chatouille ni acircme si revecircche qui ne se sente tou-cheacutee de respect en face de lrsquoimmensiteacute sombre de nos eacuteglises la varieacuteteacutedes ornements et lrsquoordonnance de nos ceacutereacutemonies et agrave entendre le sonempreint de deacutevotion de nos orgues lrsquoharmonie imposante et les ac-cents religieux de nos chants Mecircme ceux qui y entrent avec meacuteprisressentent quelque frisson dans le cœur quelque eacutemotion qui leur faitse deacutefier de leur opinion Quant agrave moi je ne mrsquoestime pas assez fortpour entendre de sang-froid des vers drsquoHorace et de Catulle chanteacutescomme il faut par une belle et jeune bouche

452 Zeacutenon avait raison de dire que la voix eacutetait la fleur de labeauteacute On a voulu me faire croire qursquoun homme que nous connais-sons tous2 nous autres Franccedilais srsquoeacutetait joueacute de moi en me reacutecitant desvers qursquoil avait faits [preacutetendant] qursquoils nrsquoeacutetaient pas les mecircmes sur lepapier et voulant prouver par lagrave que mes yeux rendaient un jugementcontraire agrave celui de mes oreilles tant la diction a drsquoimportance pourdonner du prix et de la qualiteacute aux œuvres qui passent par elle En celaPhiloxegravene nrsquoavait pas tort lorsque entendant quelqursquoun massacrer unepiegravece de sa composition il se mit agrave fouler aux pieds et agrave casser unetablette qui appartenait au reacutecitant en disant laquo Je romps ce qui est agravetoi comme tu corromps ce qui est agrave moi raquo

453 Et pourquoi donc ceux qui se sont donneacute la mort avec uneferme reacutesolution deacutetournaient-ils la face pour ne pas voir le coup qursquoilsse faisaient porter Pourquoi ceux qui pour leur santeacute deacutesirent et com-mandent qursquoon les incise et cauteacuterise ne peuvent-ils soutenir la vue despreacuteparatifs des instruments et de lrsquoopeacuteration du chirurgien si la vuenrsquoavait aucune influence sur la douleur Est-ce que ce ne sont pas lagravedes exemples bien propres agrave veacuterifier la preacuteeacuteminence des sens sur la rai-son Nous avons beau savoir que ces tresses ont eacuteteacute emprunteacutees agrave unpage ou agrave un laquais que ce rouge3 vient drsquoEspagne cette blancheur

1Montaigne on le sait parle en connaissance de cause ayant eacuteteacute une grande partiede sa vie sujet agrave la laquo colique raquo (coliques neacutephreacutetiques) Et cette remarque narquoise surla faiblesse des belles reacutesolutions stoiumlciennes devant la reacutealiteacute de la douleur ne manquepas de saveur

2Aucun eacutediteur ou commentateur nrsquoa donneacute lrsquoidentiteacute de ce personnage Peut-ecirctreRonsard Ou Du Bellay

3D M Frame [28] laquo this rosy complexion raquo (p 448) A Lanly [58] note que PPorteau [53] traduit par laquo ce teint de rose raquo Jrsquoestime que crsquoest aller trop loin drsquoautant

316 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

et ce poli de lrsquooceacutean encore faut-il que la vue nous force agrave trouverces choses-lagrave plus agreacuteables et plus charmantes contre toute raison car ce nrsquoest pas en eux que reacutesident ces attraits

La parure nous seacuteduit lrsquoor et les pierreries cachent les deacutefauts Ovide [64] I343 La jeune fille nrsquoest plus qursquoune partie drsquoelle-mecircme

Souvent on peine agrave retrouver ce qursquoon aime dans tout celaEt crsquoest sous cette eacutegide qursquoun riche parti trompe nos yeux

Les poegravetes ne donnent-ils pas une grande importance aux sensquand ils peignent Narcisse eacuteperdu drsquoamour pour son reflet

Il admire ce qui est admirable en lui crsquoest lui-mecircme qursquoil deacutesireOvide [62] III424 Et sans le savoir il convoite et il est convoiteacute

Il brucircle des feux par lui-mecircme allumeacutes

Et que dire de lrsquointelligence de Pygmalion si troubleacute par la vuede sa statue drsquoivoire qursquoil lrsquoaime et la courtise comme si elle eacutetaitvivante

Il la couvre de baisers et croit qursquoelle y reacutepond Ovide [62] X256 Il croit sentir ceacuteder sous ses doigts la chair

Et craint drsquoy laisser en la pressant tropUne empreinte livide

454 Qursquoon place un philosophe dans une cage faite de fil de ferLa peur duvide fin agrave larges mailles et qursquoon la suspende en haut des tours de Notre

Dame de Paris notre homme sera bien obligeacute drsquoadmettre qursquoil nerisque pas de tomber et pourtant il ne pourra empecirccher (sauf srsquoil esthabitueacute au meacutetier de couvreur) que la vue de la hauteur extrecircme agrave la-quelle il se trouve ne lrsquoeacutepouvante et ne le fasse frissonner Et noussommes assez soucieux de nous rassurer sur les galeries de nos clo-chers quand elles sont ajoureacutees et pourtant elles sont en pierre Il y ades gens qui ne peuvent mecircme pas supporter drsquoy penser Qursquoon jetteentre ces deux tours une grosse poutre suffisamment large pour quenous puissions nous y promener ndash et il nrsquoy a aucune sagesse philo-sophique qui soit assez forte pour nous donner le courage drsquoy mar-cher comme nous le ferions si elle eacutetait agrave terre Jrsquoai souvent fait cetteexpeacuterience dans nos montagnes et quoiqursquoeacutetant de ceux qui ne srsquoef-fraient guegravere de ces choses-lagrave je ne pouvais supporter la vue de ces

que laquo rouge drsquoEspagne raquo signifiant laquo teinture drsquoeacutecarlate raquo est attesteacute agrave lrsquoeacutepoque chezAmbroise Pareacute au moins (Dict Littreacute)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 317

profondeurs infinies sans horreur et ressentir des tremblements dansles cuisses et dans les jarrets Et pourtant je me tenais agrave bonne distancedu bord au moins de ma propre taille et je ne risquais pas de tombersauf agrave me porter deacutelibeacutereacutement au-devant du danger

455 Jrsquoai remarqueacute aussi quelle que soit la hauteur si sur lapente il se preacutesente un arbre ou une bosse de rocher agrave quoi la vuepuisse srsquoaccrocher et comme se diviser cela nous soulage et nousdonne de lrsquoassurance comme si crsquoeacutetait lagrave quelque chose dont nouspuissions attendre quelque secours en cas de chute Mais les preacuteci-pices abrupts et sans aspeacuteriteacutes nous ne pouvons mecircme pas les regar-der sans que la tecircte nous tourne laquo Si bien que lrsquoon ne peut regarder Tite-Live [105]

xliv 6vers le bas sans que les yeux et lrsquoesprit soient saisis de vertige raquo Etcrsquoest pourtant lagrave une tromperie eacutevidente due agrave notre vue Crsquoest pour-quoi drsquoailleurs ce grand philosophe1 se creva les yeux pour deacutechargerson acircme de la distraction qursquoelle lui procurait et pouvoir philosopherplus librement

456 Mais agrave ce compte-lagrave il aurait pu se faire aussi couper lesoreilles que Theacuteophraste considegravere comme le plus dangereux ins-trument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes etpropres agrave nous troubler et nous changer et pour finir il aurait ducirc sepriver de tous les autres sens crsquoest-agrave-dire de son ecirctre et de sa vie Carils ont tous cette aptitude agrave diriger notre raisonnement et notre acircmelaquo Il arrive souvent que les esprits soient troubleacutes par un certain as- Ciceacuteron [] I

37pect par la graviteacute des voix par les chants et mecircme par un souciou une crainte raquo Les meacutedecins disent qursquoil y a des tempeacuteraments quecertains sons et certains instruments excitent jusqursquoagrave la folie furieuseJrsquoen ai vu qui ne pouvaient supporter drsquoentendre ronger un os sous leurtable sans perdre patience et il nrsquoest quasiment personne qui ne soittroubleacute par ce bruit aigre et agaccedilant que font les limes en raclant dufer De mecircme lorsqursquoon entend quelqursquoun macirccher tout pregraves de soi ouparler avec le gosier obstrueacute ou le nez boucheacute nombreux sont ceuxqui en sont gecircneacutes au point drsquoen ressentir de la colegravere ou de la haineLe fameux joueur de flucircte de Gracchus qui lui servait de souffleur etqui adoucissait renforccedilait et modulait la voix de son maicirctre quand ilfaisait ses discours agrave Rome agrave quoi eucirct-il servi si le mouvement et laqualiteacute du son nrsquoavaient quelque capaciteacute agrave eacutemouvoir et modifier le ju-gement des auditeurs En veacuteriteacute il nrsquoy a pas de quoi louer la fermeteacutedrsquoun si bel organe qui se laisse manipuler et modifier par les variationsdrsquoun aussi faible vent

1Deacutemocrite

318 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

457 Mais cette tromperie que les sens apportent agrave notre enten-dement ils la subissent agrave leur tour Notre acircme prend parfois sa re-vanche sur eux ils mentent et trompent tous deux agrave qui mieux mieuxCe que nous voyons et entendons sous le coup de la colegravere nous ne levoyons pas tel qursquoil est vraiment

Et lrsquoon voit deux soleils et deux ThegravebesVirgile [112]IV 470

La personne que nous aimons nous semble plus belle qursquoelle nrsquoest

Bien souvent des femmes laides et mal faites sont adoreacuteesLucregravece [46]IV 1152 Et traiteacutees avec les honneurs les plus grands

Et celle que nous deacutetestons semble plus laide Pour un homme sou-cieux et affligeacute la clarteacute du jour semble obscurcie et teacuteneacutebreuse Nonseulement nos sens sont alteacutereacutes mais souvent totalement heacutebeacuteteacutes parles passions de lrsquoacircme Combien de choses voyons-nous et qui pourtantnous eacutechappent parce que notre esprit est occupeacute agrave autre chose

On peut observer mecircme pour les objets bien visiblesLucregravece [46]IV 809 Que si lrsquoesprit ne srsquoy attache pas ils demeurent

Comme absents ou tregraves eacuteloigneacutes

458 On dirait que lrsquoacircme attire en elle et deacutetourne les pouvoirsdes sens De telle sorte que au dedans comme au dehors lrsquohomme estplein de faiblesse et de mensonge Ceux qui ont assimileacute notre vie agraveun songe ont peut-ecirctre eu raison au-delagrave de ce qursquoils croyaient quandnous recircvons notre esprit vit agit exerce toutes ses faculteacutes ni plus nimoins qursquoagrave lrsquoeacutetat de veille mais plus mollement et obscureacutement pour-tant La diffeacuterence nrsquoest pas telle qursquoentre la nuit et une vive clarteacutemais plutocirct comme de la nuit agrave lrsquoombre lagrave il dort ici il sommeillePlus ou moins mais ce sont toujours les teacutenegravebres et des teacutenegravebres cim-meacuteriennes1

459 Nous veillons en dormant et en veillant dormons Je nevois pas aussi clair quand je dors mais je ne trouve jamais mon eacutetatde veille suffisamment pur et sans nuages Le sommeil profond endortmecircme parfois les songes mais quand nous sommes en eacutetat de veillenous ne le sommes jamais au point de dissiper comme il faut les recirc-veries qui sont les recircves de lrsquoeacutetat de veille et bien pires que les recircves

1Du pays des laquo Cimmeacuteriens raquo mer drsquoAzov actuelle Crsquoest-agrave-dire perpeacutetuelles selonla leacutegende

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 319

eux-mecircmes Puisque notre raison et notre esprit accueillent les imageset les ideacutees qui leur viennent en dormant et approuvent les actions quise deacuteroulent dans nos recircves de la mecircme faccedilon que pour celles du jouralors pourquoi ne pas nous demander si notre penseacutee et nos actionsne sont pas une autre faccedilon de recircver et notre veille quelque espegravece desommeil

460 Si les sens sont nos premiers juges ce ne sont pas les seulsqursquoil faut convoquer au conseil car sur ce point les animaux ont autantou mecircme plus de droits que nous Il est vrai que certains ont lrsquoouiumleplus aigueuml que celle de lrsquohomme que chez drsquoautres crsquoest la vue chezdrsquoautres lrsquoodorat chez drsquoautres enfin le toucher ou le goucirct Deacutemocritedisait que les dieux et les animaux avaient des sens bien plus parfaitsque ceux de lrsquohomme Et en effet entre les effets de leurs sens et ceuxdes nocirctres la diffeacuterence est extrecircme Notre salive nettoie et segraveche nosplaies mais elle tue les serpents

Il y a tant de diffeacuterences et de diversiteacute Lucregravece [46]IV 633Que ce qui est nourriture pour les uns

Est un violent poison pour les autresEt souvent un serpent toucheacute par la salive de lrsquohommeDeacutepeacuterit et se deacutevore lui-mecircme

461 Quelle qualiteacute allons-nous donc attribuer agrave la salive Cellequi nous apparaicirct agrave nous ou bien au serpent Laquelle de ces deuxperceptions correspond agrave sa veacuteritable essence que nous recherchonsPline dit qursquoaux Indes il existe une sorte de liegravevre des mers qui est unpoison pour nous comme nous le sommes pour eux nous pouvonsles tuer simplement en les touchant Ougrave est le veacuteritable poison Danslrsquohomme ou dans le poisson Que faut-il croire Ce que le poissonressent de lrsquohomme ou lrsquohomme du poisson Certaine qualiteacute drsquoairempoisonne lrsquohomme et ne nuit point au bœuf Celle qui empoisonnele bœuf ne nuit pas agrave lrsquohomme Laquelle des deux est veacuteritablement etnaturellement pestilentielle Ceux qui ont la jaunisse voient toutes leschoses jaunacirctres et plus pacircles que nous ne les voyons

Quant aux malades atteints de la jaunisse ils voient tout Lucregravece [46]IV 330En jaune

462 Ceux qui sont atteints de cette maladie que les meacutedecinsappellent Hyposphragma1 qui est une diffusion de sang sous la mem-

1Eacutepanchement de sang sous la conjonctive de lrsquooeil La forme veacuteritable est laquo hypo-sphagma raquo indique A Lanly ([58] II p 255 note 1238)

320 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

brane de lrsquoœil voient toutes choses rouges et sanglantes Ces humeursqui changent ainsi la faccedilon dont nous voyons savons-nous si elles nesont pas preacutedominantes chez les animaux et si elles ne sont pas natu-relles chez eux Nous voyons en effet que les uns ont les yeux jaunescomme nos malades de la jaunisse et que drsquoautres les ont rouges etsanguins chez ceux-lagrave il est probable que la couleur des objets appa-raisse autrement qursquoagrave nous Et quel point de vue sera le vrai Caril nrsquoest pas dit qursquoappreacutehender lrsquoessence des choses soit le fait delrsquohomme seulement La dureteacute la blancheur la profondeur et lrsquoaigreursont connues des animaux qui en font usage de mecircme que nous lanature les en a doteacutes comme nous Quand nous nous pressons lrsquoœillrsquoobjet que nous regardons nous apparaicirct plus long et plus grand plu-sieurs animaux ont lrsquoœil ainsi presseacute peut-ecirctre cette forme est-elledonc la veacuteritable forme de cet objet et non pas celle que nous four-nissent nos yeux dans leur eacutetat ordinaire Si nous nous pressons lrsquoœilpar-dessous les choses nous semblent doubles

Les lampes ont une double lumiegravereLucregravece [46]IV 451 Les hommes un double visage et un double corps

463 Si nos oreilles sont boucheacutees par quelque chose ou quenotre conduit auditif soit resserreacute le son qui nous parvient est dif-feacuterent de celui que nous percevons habituellement Les animaux quiont les oreilles velues ou qui nrsquoont qursquoun petit trou en guise drsquooreillenrsquoentendent donc pas ce que nous entendons le son qursquoils perccediloiventest diffeacuterent Dans les fecirctes et au theacuteacirctre nous voyons bien commenten interposant une vitre drsquoune certaine couleur devant la lumiegravere desflambeaux tout ce qui se trouve en cet endroit nous apparaicirct vertjaune ou violet

Il en est ainsi avec les voiles jaunes rouges et brunsLucregravece [46]IV vv 75 sq Tendus dans nos vastes theacuteacirctres qui ondulent et flottent

Le long des macircts et des traverses qui les soutiennent Ils teignent de leurs couleurs ceux qui sont sur les gradinsEt la scegravene elle-mecircme seacutenateurs matrones et statues de dieuxPartout ils reacutepandent leurs teintes

464 Il est tregraves vraisemblable que les yeux des animaux que nousvoyons ecirctre de diverses couleurs leur fournissent des choses une ap-parence du mecircme genre Pour pouvoir juger de lrsquoaction des sens ilfaudrait donc drsquoabord que nous fussions lagrave-dessus en accord avec lesanimaux mais aussi entre nous ndash et nous ne le sommes nullement

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 321

Nous entrons agrave chaque instant en controverse quand quelqursquoun entendvoit ou goucircte quelque chose autrement que les autres Et nous deacutebat-tons autant que des autres choses de la diversiteacute des repreacutesentationsque les sens nous fournissent Un enfant entend voit et goucircte natu-rellement de faccedilon diffeacuterente qursquoun homme de trente ans et ce dernierautrement qursquoun sexageacutenaire Chez les uns les sens sont plus obscurset plus sombres chez les autres ils sont plus ouverts et plus aigus1Nous percevons les choses diffeacuteremment selon ce que nous sommeset selon lrsquoimpression que nous en avons Et nos impressions sont siincertaines et si discutables que si on nous dit que la neige est blanchenous pouvons certes admettre qursquoelle nous apparaicirct bien ainsi maisnous ne saurions pour autant eacutetablir que son essence est bien ainsi Etsi cette base est eacutebranleacutee alors toute la connaissance humaine part agravevau-lrsquoeau

465 Et que dire du fait que nos sens se gecircnent mutuellementUn tableau peint semble avoir du relief quand on le regarde et autoucher il semble plat Dirons-nous que le musc est agreacuteable ou nonquand il reacutejouit notre odorat et heurte notre goucirct Il y a des herbes etdes onguents qui conviennent agrave une partie du corps et qui en blessentune autre Le miel est agreacuteable au goucirct et deacutesagreacuteable agrave la vue Lesbagues qui sont tailleacutees en forme de plumes et qursquoon appelle en termesde blason laquo pennes sans fin raquo aucun œil nrsquoest capable drsquoen discer-ner la largeur et drsquoeacuteviter cette illusion drsquoun cocircteacute elles semblent alleren srsquoeacutelargissant et se reacutetreacutecissant en pointe de lrsquoautre mecircme si onles roule autour de son doigt Et pourtant quand on les touche ellessemblent ecirctre partout de la mecircme largeur

466 Il y avait autrefois des gens qui pour augmenter leur vo-lupteacute se servaient de miroirs qui grossissent et agrandissent lrsquoobjetqursquoils repreacutesentent afin que les membres dont ils disposaient pourbesogner leur semblassent davantage plaisants du fait de cet accrois-sement apparent Auquel de ces deux sens donnaient-ils finalementlrsquoavantage agrave la vue qui leur repreacutesentait ces membres gros et grandsagrave souhait ou au toucher qui les leur preacutesentait petits et deacutedaignables

467 Est-ce que ce sont nos sens qui precirctent aux choses ces di-verses qualiteacutes alors qursquoelles nrsquoen auraient pourtant qursquoune seuleNous voyons par exemple que le pain que nous mangeons nrsquoest quedu pain et pourtant lrsquousage que nous en faisons produit des os dusang de la chair des poils et des ongles

1Le texte de 1588 avait ici cette phrase laquo Les malades precirctent de lrsquoamertume auxchoses douces ce qui montre que nous ne percevons pas les choses telles qursquoelles sont raquo

322 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Comme la nourriture reacutepartie dans tout le corpsLucregravece [46]III vv703-704

Se deacutecompose et produit une autre substance

Lrsquohumiditeacute que suce la racine de lrsquoarbre devient tronc feuille etfruit Et lrsquoair qui nrsquoest qursquoun se transforme en mille sons divers par lemoyen de la trompette Est-ce donc alors dis-je nos sens qui donnentainsi des qualiteacutes diverses aux choses ou bien les ont-elles en elles-mecircmes Et si nous nous interrogeons lagrave-dessus comment alors savoirquelle est leur veacuteritable essence Et puisque les mauvais effets desmaladies du deacutelire ou du sommeil nous font paraicirctre les choses autre-ment qursquoelles nrsquoapparaissent aux gens sains aux personnes senseacutees etagrave ceux qui veillent nrsquoest-il pas vraisemblable que notre eacutetat normal etnos humeurs naturelles soient aussi capables de donner aux choses unefaccedilon drsquoecirctre en rapport avec leurs qualiteacutes et de les accommoder agrave leurconvenance tout comme le font les humeurs troubleacutees Notre santeacutenrsquoest-elle pas elle aussi capable de leur fournir son visage comme lefait la maladie Pourquoi lrsquoindividu eacutequilibreacute ne donnerait-il pas auxchoses une forme qui lui soit propre comme le fait celui qui est deacutes-eacutequilibreacute et ne leur imprimerait-il pas de mecircme son caractegravere propreLe deacutegoucircteacute attribue au vin la fadeur le sain la saveur lrsquoassoiffeacute la suc-culence

468 Notre tempeacuterament adaptant agrave lui les choses et les trans-formant agrave sa guise nous ne savons plus ce qursquoelles sont vraiment carrien ne nous parvient qui ne soit deacuteformeacute et alteacutereacute par nos sens Sile compas lrsquoeacutequerre et la regravegle sont fausseacutes tous les bacirctiments quisont eacuteleveacutes en les utilisant sont alors neacutecessairement imparfaits et deacute-fectueux Lrsquoincertitude de nos sens rend incertain tout ce qursquoils nousfournissent

Dans une construction si la regravegle est fausse au deacutepartLucregravece [46]IV 514-522 Si lrsquoeacutequerre est trompeuse et srsquoeacutecarte de la perpendiculaire

Si le niveau en quelque endroit cloche un peuAlors le bacirctiment sera gauche et tout de traversSans forme et pencheacute en avant en arriegravereDisloqueacute et semblant vouloir srsquoeacutecrouler deacutejagraveEt en effet srsquoeffondre trahi par les premiers calculsAinsi le raisonnement que tu fais sur les chosesSera forceacutement faux si tes sens sont trompeurs

469 Et finalement qui serait apte agrave juger de ces diffeacuterencesLes apparencesComme on le dit dans les deacutebats concernant la religion il nous faut

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 323

un juge qui ne soit lieacute ni agrave lrsquoune ni agrave lrsquoautre des parties un juge indeacute-pendant et sans parti pris ce qui nrsquoest pas possible chez les chreacutetiensIl en est de mecircme ici car si on est vieux on ne peut juger de ceqursquoest la vieillesse puisqursquoon est soi-mecircme partie en ce deacutebat il enest de mecircme si on est jeune en bonne santeacute ou malade si on dort ousi on est eacuteveilleacute il nous faudrait disposer de quelqursquoun qui ne soitrien de tout cela afin que sans avoir drsquoideacutee preacuteconccedilue il puisse ju-ger de ces questions comme des choses qui lui sont indiffeacuterentes Etagrave ce compte il nous faudrait un juge qui ne fucirct pas Pour juger desapparences des choses il nous faudrait disposer drsquoun instrument deveacuterification et pour veacuterifier cet instrument il nous faudrait avoir re-cours agrave une deacutemonstration et pour veacuterifier la deacutemonstration un nou-vel instrument nous tournons en rond Puisque le teacutemoignage dessens ne peut mettre fin agrave ce deacutebat il faut bien que la raison srsquoen mecircle mais aucune raison ne sera eacutetablie sans une autre raison et nous voilagravelanceacutes dans une reacutegression infinie Notre penseacutee ne srsquoapplique pasaux choses eacutetrangegraveres elle est conccedilue par lrsquoentremise des sens et lessens ne peuvent saisir les objets eacutetrangers ils ne saisissent que leurspropres impressions De ce fait la repreacutesentation que nous nous fai-sons drsquoune chose son apparence nrsquoest pas cette chose en elle-mecircmemais seulement lrsquoimpression qursquoelle fait sur nos sens et comme cetteimpression et la chose elle-mecircme sont des objets diffeacuterents celui quijuge drsquoapregraves les apparences juge donc par autre chose que par lrsquoob-jet lui-mecircme Et pour dire que les impressions fournies par les sensindiquent agrave lrsquoacircme par ressemblance les qualiteacutes des objets eacutetrangersqui lui sont eacutetrangers comment lrsquoacircme et lrsquointelligence pourraient-ellessrsquoassurer de cette ressemblance puisqursquoelles nrsquoont aucun rapport di-rect avec ces objets-lagrave Celui qui ne connaicirct pas Socrate ne peut pasdire en voyant son portrait qursquoil lui ressemble Si lrsquoon veut pourtantjuger des choses drsquoapregraves leurs apparences soit on juge drsquoapregraves leurensemble et crsquoest impossible agrave cause de leurs diffeacuterences et contra-dictions comme nous le montre lrsquoexpeacuterience soit on en privileacutegiequelques-unes mais alors il faudra veacuterifier celles que lrsquoon choisit parune autre la seconde par la troisiegraveme et ainsi de suite et nous nrsquoenfinirons jamais

470 En fin de compte il nrsquoest rien qui soit constant qursquoil srsquoagissede notre ecirctre ou des choses Nous notre jugement et toutes les chosesmortelles tout cela coule et roule sans cesse On ne peut donc rieneacutetablir de certain entre les uns et les autres le juge et le jugeacute eacutetant enperpeacutetuelle mutation et mouvement

324 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

471 Nous ne pouvons communiquer avec laquo lrsquoecirctre raquo1 parce quela nature humaine est toujours agrave mi-chemin entre la naissance et lamort et ne peut donner drsquoelle-mecircme qursquoune apparence obscure et voi-leacutee une ideacutee faible et incertaine Et si par hasard vous fixez commebut agrave votre penseacutee de vouloir saisir ce qursquoelle est ce ne sera ni plus nimoins que vouloir empoigner de lrsquoeau plus on serre et presse ce quinaturellement coule partout plus on perd ce que lrsquoon voudrait tenir etempoigner Ainsi toutes choses eacutetant susceptibles de passer drsquoun eacutetatagrave un autre la raison qui cherche en elles une reacuteelle stabiliteacute se voitdeacuteccedilue ne pouvant rien trouver qui subsiste en permanence tout eneffet soit est en train de venir agrave lrsquoexistence soit nrsquoexiste pas encorevraiment soit commence agrave mourir avant mecircme drsquoecirctre neacute

472 Platon disait2 que les corps nrsquoavaient jamais drsquoexistencemais bien une naissance car il consideacuterait qursquoHomegravere avait fait delrsquoOceacutean le pegravere des dieux et Theacutetis leur megravere pour nous montrer quetoutes les choses sont un flux une mouvance une variation perpeacute-tuelle Crsquoeacutetait deacutejagrave une opinion commune agrave tous les philosophes avantlui dit-il sauf pour Parmeacutenide qui deacuteniait le mouvement aux choseset accorde pourtant une grande importance agrave sa force3 Pythagore es-timait que toute matiegravere est coulante et changeante les Stoiumlciens qursquoilnrsquoy a pas de preacutesent que ce que nous appelons ainsi nrsquoest que la join-ture et la charniegravere du futur et du passeacute Heacuteraclite que jamais unhomme nrsquoentre deux fois dans la mecircme riviegravere Eacutepicharme que celuiqui a jadis emprunteacute de lrsquoargent ne le doit pas maintenant et que celuiqui cette nuit a eacuteteacute convieacute agrave venir dicircner ce matin quand il vient nrsquoyest plus convieacute puisque ceux qui lrsquoont inviteacute ne sont plus les mecircmes qursquoon ne peut trouver de substance mortelle deux fois dans le mecircmeeacutetat du fait que par sa soudaineteacute et faciliteacute de changement tantocirctelle se disperse tantocirct elle se rassemble tantocirct vient tantocirct repartDe telle faccedilon que ce qui commence agrave naicirctre ne parvient jamais agrave laperfection de son ecirctre puisque la naissance ne srsquoachegraveve jamais et ja-mais ne srsquoarrecircte comme eacutetant agrave son terme mais depuis la semence vatoujours changeant et se transformant de lrsquoun en un autre Ainsi par

1Les commentateurs ont remarqueacute que tout ce qui suit est emprunteacute presque motpour mot agrave Plutarque dans Plutarque [78] Que signifoit Tome I chap XLVIII Lrsquoeacutedi-tion Strowski [52] reproduit le passage aux pages 275-276 de son tome IV

2Dans le Theacuteeacutetegravete3Le texte est laquo Opinion commune agrave tous les philosophes avant son temps comme il

[Platon] dit sauf le seul Parmenides qui refusoit le mouvement aux choses de la forceduquel il fait grand cas raquo Ce laquo duquel raquo renvoie-t-il au mouvement ou agrave Parmeacutenide Etqui laquo fait grand cas raquo Parmeacutenide ou Platon

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 325

exemple de la semence humaine dont vient drsquoabord dans le ventre dela megravere un fruit sans forme puis un enfant formeacute et quand il est sortidu ventre un nourrisson qui devient un garccedilon puis un jouvenceaupuis un homme mucircr un homme acircgeacute et agrave la fin un vieillard deacutecreacutepitndash en sorte que lrsquoacircge et la geacuteneacuteration qui suit sont toujours en train dedeacutefaire et deacutetruire la preacuteceacutedente

En effet le temps change le monde entier Lucregravece [46] V826En toute chose un autre eacutetat succegravede au preacuteceacutedent

Aucune chose ne demeure semblable agrave elle-mecircmeLa nature change tout contraint tout agrave changer

473 Et nous autres nous craignons becirctement une espegravece demort alors que nous en avons deacutejagrave subi et en subissons tant drsquoautres Car non seulement comme le disait Heacuteraclite la mort du feu est lanaissance de lrsquoair et la mort de lrsquoair la geacuteneacuteration de lrsquoeau mais plusmanifestement encore nous pouvons voir cela en nous-mecircmes lafleur de lrsquoacircge passe quand la vieillesse survient et la jeunesse se ter-mine dans la fleur de lrsquoacircge de lrsquohomme fait lrsquoenfance srsquoachegraveve avec lajeunesse le premier acircge avec lrsquoenfance le jour drsquohier meurt en celuidrsquoaujourdrsquohui et celui-ci mourra en celui du lendemain Il nrsquoest rienqui demeure ou qui soit toujours un Car srsquoil en eacutetait ainsi si nousdemeurions toujours un et le mecircme comment pourrions-nous jouirmaintenant drsquoune chose et ensuite drsquoune autre

474 Comment pouvons-nous aimer des choses opposeacutees leshaiumlr les louer ou les blacircmer Comment se fait-il que nous ayons desaffections diffeacuterentes avec des sentiments diffeacuterents pour la mecircmepenseacutee Il nrsquoest pas vraisemblable que nous puissions eacuteprouver dessentiments diffeacuterents sans qursquoil y ait eu changement ce qui changene demeure pas le mecircme et ce qui nrsquoest plus le mecircme nrsquoexiste plusEt quand lrsquoEcirctre change dans son ensemble il change aussi dans sonexistence1 devenant sans cesse lrsquoautre drsquoun autre Et par conseacutequentles sens naturels se trompent et nous trompent en prenant ce qui nousapparaicirct pour ce qui est faute de vraiment savoir ce qui est

475 Mais qursquoest-ce qui existe veacuteritablement Ce qui est eacuteternelcrsquoest-agrave-dire qui nrsquoa jamais eu de naissance et nrsquoaura jamais de fin ceagrave quoi le temps nrsquoapporte jamais de changement Car crsquoest une chosemouvante que le Temps il apparaicirct comme lrsquoombre de la matiegravere quicoule et srsquoeacutecoule toujours sans jamais demeurer stable ni permanente

1Le texte de Montaigne nrsquoest pas clair ici Je mrsquoinspire du commentaire de lrsquoeacuteditionVilley des PUF [55] T II p 603 note 2

326 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

et crsquoest agrave lui que se reacutefegraverent ces mots avant et apregraves a eacuteteacute ou sera quimontrent immeacutediatement et agrave lrsquoeacutevidence que ce nrsquoest pas lagrave une chosequi est Car ce serait une grande sottise et une erreur bien visible dedire qursquoune chose est quand elle nrsquoest pas encore en eacutetat drsquoexister ouquand elle a deacutejagrave cesseacute drsquoexister Et quant aux mots preacutesent instantmaintenant il semble que ce soit gracircce agrave eux que nous fondons et sou-tenons notre intelligence du temps car quand la raison deacutecouvre letemps elle le deacutetruit aussitocirct elle le fait eacuteclater et le partage en fu-tur et passeacute comme si elle ne voulait le voir que diviseacute en deux Il enest de mecircme pour la nature qui est mesureacutee que pour le temps qui lamesure il nrsquoy a rien non plus en elle qui demeure ou qui subsistemais toutes les choses y sont neacutees ou naissantes ou mourantes Ceserait donc un peacutecheacute de dire de Dieu qui est le seul qui est qursquoil futou qursquoil sera car ces termes sont ceux du changement du passage desvicissitudes de ce qui ne peut durer ni demeurer en son Ecirctre Il fautdonc en conclure que Dieu seul est non pas en fonction de la mesuredu temps mais dans une eacuteterniteacute immuable et immobile non mesureacuteepar le temps ni sujette agrave quelque deacuteclin devant lui rien nrsquoest ni nesera apregraves rien de plus nouveau ou de plus reacutecent il est seulementun Eacutetant qui remplit le toujours par un seul maintenant et il nrsquoy arien qui soit veacuteritablement que lui seul sans que lrsquoon puisse dire Il a eacuteteacute ou Il sera car il est sans commencement et sans fin Agrave cetteconclusion si religieuse venant drsquoun paiumlen1 jrsquoajouterai seulement cemot drsquoun teacutemoin du mecircme genre2 pour en finir avec ce long et en-nuyeux discours qui me fournirait une matiegravere sans fin laquo Ocirc la vilecreacuteature dit-il et meacuteprisable que lrsquohomme srsquoil ne srsquoeacutelegraveve au-dessusde sa condition raquo Voilagrave une bonne formule et un deacutesir utile maiseacutegalement absurde Car faire la poigneacutee plus grande que le poing labrasseacutee plus grande que le bras et espeacuterer faire des enjambeacutees plusgrandes que la porteacutee de nos jambes voilagrave qui est impossible et contrenature de mecircme qursquoil est impossible pour lrsquohomme de srsquoeacutelever au-dessus de son humaniteacute car il ne peut voir que par ses yeux et ne peutsaisir que par ses doigts3 Il srsquoeacutelegravevera si Dieu lui precircte exceptionnelle-ment la main Il srsquoeacutelegravevera en abandonnant ses propres moyens et en yrenonccedilant et en se laissant emporter et soulever par les moyens pure-

1Rappelons que tout ce deacuteveloppement nrsquoest en fait qursquoun mot agrave mot de Plutarque 2Seacutenegraveque dans ses Questions naturelles Preacuteface du livre I3Texte laquo ny saisir que de ses prises raquo laquo prises raquo est ici pratiquement intraduisible

en franccedilais contemporain Comme souvent lrsquoanglais lui a un eacutequivalent D M Frame[28] eacutecrit laquo grasp raquo Plutocirct que de conserver le mot tel quel comme le fait A Lanly[58] jrsquoai preacutefeacutereacute utiliser laquo doigts raquo puisqursquoil est question des laquo yeux raquo Mais crsquoesteacutevidemment discutable

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 327

ment ceacutelestes Crsquoest agrave notre foi chreacutetienne et non agrave la vertu stoiumlciennede Seacutenegraveque de preacutetendre agrave cette divine et miraculeuse meacutetamorphose

328 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Chapitre 13

Sur la faccedilon de juger de lamort des autres

1 Quand nous jugeons de la fermeteacute des autres en face de la mortce qui est sans doute lrsquoaction la plus remarquable de la vie humaineil faut prendre garde au fait que les gens croient difficilement qursquoils ensont arriveacutes lagrave Il en est peu qui meurent convaincus qursquoils ont atteintleur derniegravere heure crsquoest lagrave que lrsquoillusion de lrsquoespeacuterance nous trompele plus Elle ne cesse de nous dire agrave lrsquooreille laquo Drsquoautres ont eacuteteacute bienplus malades sans mourir lrsquoaffaire nrsquoest pas aussi deacutesespeacutereacutee qursquoonle pense et au pis aller Dieu a fait bien drsquoautres miracles raquo Crsquoestque nous faisons trop grand cas de nous2 Il nous semble que lrsquouniversentier souffre de notre aneacuteantissement et qursquoil ait de la compassionpour lrsquoeacutetat ougrave nous nous trouvons Drsquoautant plus que notre vue alteacutereacuteenous montre les choses alteacutereacutees aussi et nous pensons qursquoelles lui fontdeacutefaut dans la mesure ougrave crsquoest elle-mecircme qui leur fait deacutefaut commeil en est pour ceux qui voyagent en mer et agrave qui les montagnes lescampagnes les villes le ciel et la Terre elle-mecircme sont ensemble enmouvement en mecircme temps qursquoeux

Nous sortons du port et les villes srsquoeacuteloignent Virgile [112]III v 72

2A Lanly [58] traduit laquo Et il reacutesulte de cela que raquo ce qui me semble douteuxD M Frame [28] laquo And this comes about because raquo Je comprends comme lui letexte dit bien laquo Et advient cela de ce que raquo

330 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

A-t-on jamais vu la vieillesse ne pas louer le temps passeacute et ne pasblacircmer le preacutesent faisant porter au monde et aux mœurs des hommesle poids de sa propre misegravere et de son chagrin

Hochant la tecircte le vieux laboureur soupire Lucregravece [46] IIvv 1164-1168 Il compare le preacutesent au passeacute et vante sans cesse

Le bonheur de son pegravere il nrsquoa agrave la boucheQue la pieacuteteacute des temps anciens

2 Nous entraicircnons tout avec nous De lagrave vient que nous consideacute-rons notre mort comme quelque chose drsquoimportant qui ne se passe passi facilement ni sans une solennelle consultation des astres laquo Tant deSeacutenegraveque le Rh

[99] I 4 p 28 dieux srsquoagitent autour drsquoun seul homme raquo Et nous le pensons drsquoautantplus que nous nous estimons plus aussi Comment Tant de science seperdrait causant un tel dommage et le destin srsquoen moquerait Uneacircme aussi rare et aussi exemplaire nrsquoest-elle donc pas plus difficileagrave tuer qursquoune acircme populaire et inutile Cette vie qui en protegravege tantdrsquoautres de qui tant drsquoautres vies deacutependent dont deacutepend lrsquoactiviteacutede tant drsquoautres et qui occupe tant de place peut-elle ecirctre deacuteplaceacuteecomme celle qui tient par un simple nœud Nul drsquoentre nous nrsquoy pensesuffisamment il nrsquoest qursquoun individu parmi drsquoautres

3 De lagrave ces mots de Ceacutesar agrave son pilote plus enfleacutes que la merqui le menaccedilait

Si craignant le ciel tu refuses de gagner lrsquoItalieLucain [45] V579 Si tu as peur crsquoest que tu ne sais pas qui tu conduis

Et crsquoest un bon motif Alors adresse-toi agrave moiAie confiance et fonce dans la tempecircte

Et ceux-ci encore

Ceacutesar pense alors que ces peacuterils sont dignes de sa destineacutee Lucain [45] V653 Quoi Les dieux doivent donc faire tant drsquoefforts

Et attaquer drsquoune si grosse mer le navire ougrave je suisPour mrsquoabattre

Et que dire de cette croyance populaire selon laquelle le Soleilporta sur son front une anneacutee durant le deuil de sa mort

Lui aussi agrave la mort de Ceacutesar compatissant pour RomeVirgile [114] Ivv 466-67 Couvrit son brillant front drsquoun voile de deuil

Chapitre 13 ndash Sur la faccedilon de juger de la mort des autres 331

On pourrait citer mille autres exemples semblables montrant com-ment les hommes se laissent facilement tromper pensant que nos inteacute-recircts eacutemeuvent le ciel et que son infiniteacute se passionne pour nos menuesactions laquo Lrsquoalliance entre le ciel et nous nrsquoest pas grande au point Pline [77] II 8qursquoagrave notre mort la lumiegravere des astres doive srsquoeacuteteindre aussi raquo

4 On peut donc dire qursquoil nrsquoest pas leacutegitime de juger de la reacuteso-lution et de la constance de celui qui ne se croit pas encore vraimenten danger mecircme srsquoil y est Et il ne suffit mecircme pas qursquoil soit mort danscette circonstance srsquoil ne srsquoy eacutetait pas placeacute preacuteciseacutement pour cela Laplupart des hommes raidissent leur contenance et leurs paroles pouracqueacuterir par lagrave une reacuteputation dont ils espegraverent jouir en vivant encoreEt pour ceux que jrsquoai vu mourir crsquoest le hasard1 qui a deacutetermineacute leurcontenance et non leur intention Et parmi ceux qui dans lrsquoAntiquiteacutese sont donneacute la mort il faut encore distinguer entre la mort soudaineet une mort qui a pris du temps Un cruel empereur romain2 disait deses prisonniers qursquoil voulait leur faire sentir la mort et si lrsquoun drsquoeux sesuicidait en prison il deacuteclarait laquo Celui-lagrave mrsquoa eacutechappeacute 3 raquo Il voulaiten somme faire durer la mort et la faire ressentir par des tortures

Nous avons vu ce corps couvert de plaies Lucain [45] IIv 177 sqEt qui pourtant nrsquoavait pas reccedilu le coup mortel

On le meacutenageait suivant une habitude drsquoextrecircme cruauteacute

5 En veacuteriteacute ce nrsquoest pas une si grande chose que de deacuteciderde se tuer quand on est bien portant et lrsquoesprit tranquille il est bienfacile de faire le meacutechant avant que drsquoen venir au fait Crsquoest ainsi quele plus effeacutemineacute des hommes Heacuteliogabale4 parmi ses volupteacutes lesplus relacirccheacutees avait le dessein de se faire mourir deacutelicatement quandles circonstances lrsquoexigeraient et afin que sa mort ne deacutemente pointle reste de sa vie il avait fait bacirctir tout expregraves une tour somptueusedont le bas et le devant eacutetaient garnis de planches rehausseacutees drsquoor etde pierreries pour qursquoil pucirct srsquoy preacutecipiter Il avait aussi fait faire descordes drsquoor et de soie cramoisie pour srsquoeacutetrangler et forger une eacutepeacutee

1Montaigne emploie freacutequemment comme ici le mot laquo fortune raquo avec le sens de hasard sort et mecircme destin

2Caligula3Ce nrsquoest pourtant pas Caligula mais Tibegravere qui aurait eu ce mot4Empereur romain drsquoorigine syrienne qui fut massacreacute par ses preacutetoriens en 222

Il nrsquoavait reacutegneacute que quatre ans Antonin Artaud fascineacute par le personnage a eacutecrit surlui un ouvrage qui ne manque pas de souffle Heacuteliogabale ou lrsquoanarchiste couronneacuteGallimard coll lrsquoImaginaire 1979

332 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

drsquoor pour se la passer agrave travers le corps il gardait de plus du venindans des vases drsquoeacutemeraude et de topaze pour srsquoempoisonner selonque lrsquoenvie le prendrait de mourir par lrsquoun ou lrsquoautre de ces moyens

Actif et vaillant drsquoun courage forceacuteLucain [45] IVv 798

Et pourtant srsquoagissant drsquoHeacuteliogabale le faste douillet de ses preacute-paratifs donne agrave penser qursquoil eucirct eacuteteacute moins courageux srsquoil srsquoeacutetait trouveacutemis au pied du mur Mais pour ceux-lagrave mecircme qui plus deacutecideacutes se sontreacutesolus agrave passer agrave lrsquoaction je pense qursquoil faut examiner si ce fut drsquounseul coup sans avoir le temps neacutecessaire pour en ressentir les effetsCar il reste agrave savoir si en voyant la vie srsquoeacutecouler peu agrave peu les im-pressions du corps se mecirclant agrave celles de lrsquoacircme et en conservant lapossibiliteacute de changer drsquoavis ils eussent fait preuve de constance etdrsquoobstination dans une volonteacute aussi fatale

6 Pendant les guerres civiles de Ceacutesar Lucius Domitius prisdans les Abruzzes avait tenteacute de srsquoempoisonner ce qursquoil regretta en-suite1 Agrave notre eacutepoque il est arriveacute que quelqursquoun reacutesolu agrave mourir etnrsquoayant pas frappeacute assez fort au premier coup la douleur faisant deacutevierson bras se blessa profondeacutement encore agrave deux ou trois reprises sansjamais parvenir agrave se porter un coup fatal Pendant son procegraves PlantiusSylvanus ne put venir agrave bout de se tuer avec le poignard que lui avaitenvoyeacute sa grand-megravere et dut se faire couper les veines par ses gens Dutemps de Tibegravere Albucilla srsquoeacutetant frappeacute trop faiblement pour se tuerdonna ainsi agrave ses adversaires lrsquooccasion de lrsquoemprisonner et de le fairemourir agrave leur faccedilon De mecircme pour le geacuteneacuteral atheacutenien Deacutemosthegraveneapregraves sa deacuteroute en Sicile Quant agrave C Fimbria qui srsquoeacutetait frappeacute tropfaiblement aussi il chargea son valet de lrsquoachever Agrave lrsquoinverse Osto-rius qui ne pouvait se servir de son bras ne voulut pas employer celuide son serviteur pour autre chose qursquoagrave tenir le poignard droit et fermeet srsquoeacutelanccedilant porta lui-mecircme sa gorge sur lrsquoarme et se transperccedila

7 La mort est en veacuteriteacute une nourriture qursquoil faut avaler sans macirc-cher si lrsquoon nrsquoa pas le gosier agrave toute eacutepreuve Crsquoest pour cette raisonque lrsquoempereur Adrien demanda agrave son meacutedecin de marquer en lrsquoentou-rant lrsquoendroit de sa poitrine ougrave il devrait viser quand il le chargea dusoin de le tuer Voilagrave pourquoi Ceacutesar quand on lui demandait quellemort il trouvait la plus souhaitable reacutepondit laquo La moins preacutemeacutediteacutee

1Montaigne eacutecrit laquo srsquoestant empoisonneacute srsquoen repentit apregraves raquo A Lanly [58] IIp 265 se contente de reproduire la phrase telle quelle (agrave lrsquoorthographe pregraves) Elle estpourtant surprenante Lrsquoeacutepisode provient de Plutarque [79] XXXIV p 1324 ougrave lrsquooncomprend que le poison en question nrsquoen eacutetait pas un heureusement

Chapitre 13 ndash Sur la faccedilon de juger de la mort des autres 333

et la plus bregraveve raquo Et si Ceacutesar a oseacute le dire ce nrsquoest plus une lacirccheteacute dema part que de le croire Une mort bregraveve dit Pline est le souverainbonheur pour une vie humaine Les hommes nrsquoaiment pas reconnaicirctrela mort Nul ne peut dire qursquoil est reacutesolu agrave mourir srsquoil craint drsquoy pen-ser et ne peut la supporter les yeux ouverts Ceux que lrsquoon voit sousla torture courir agrave leur fin et hacircter et presser leur exeacutecution ne font paspreuve de reacutesolution ils ne veulent pas avoir le temps de la regarderEcirctre morts ne les attriste pas mais bien le fait de mourir laquo Je ne veux Ciceacuteron [20] I

8pas mourir mais ma mort mrsquoest indiffeacuterente1 raquoCrsquoest un degreacute de fermeteacute auquel je sais par expeacuterience2 que je

pourrais parvenir agrave la diffeacuterence de ceux qui se jettent dans les dangerscomme dans la mer les yeux clos

8 Il nrsquoest rien agrave mon avis de plus remarquable dans la vie deSocrate que drsquoavoir passeacute trente jours entiers agrave ruminer le deacutecret quile condamnait agrave mort drsquoavoir envisageacute celle-ci durant tout ce temps-lagrave de lrsquoavoir attendue avec assurance sans eacutemoi sans trouble et avecun comportement et un discours montrant une attitude plutocirct calme etnonchalante que tendue et agiteacutee par le poids drsquoune telle meacuteditation

9 Pomponius Atticus avec lequel Ciceacuteron a entretenu une cor-respondance eacutetant malade fit appeler Agrippa son gendre et deux outrois autres de ses amis il leur dit qursquoayant constateacute qursquoil ne gagnaitrien agrave vouloir gueacuterir et que tout ce qursquoil faisait pour prolonger sa vie nefaisait que prolonger sa souffrance il avait deacutecideacute de mettre fin agrave lrsquouneet agrave lrsquoautre et les priait drsquoaccepter sa deacutecision et agrave tout le moins de nepas chercher inutilement agrave lrsquoen deacutetourner Or ayant choisi de se tueren jeucircnant voilagrave sa maladie gueacuterie inopineacutement le moyen qursquoil avaitchoisi pour mettre fin agrave ses jours lui avait redonneacute la santeacute Commeses meacutedecins et ses amis saluaient un eacuteveacutenement si heureux et srsquoenreacutejouissaient deacutejagrave avec lui il leur fallut deacutechanter ils ne purent en ef-fet parvenir agrave le faire changer drsquoavis car il disait que de toutes faccedilonsil lui faudrait bien un jour sauter le pas et qursquoeacutetant parvenu aussi pregravesil voulait srsquoeacuteviter la peine de recommencer une autre fois Voilagrave doncquelqursquoun qui ayant approcheacute la mort tout agrave loisir non seulement nese deacutecourage pas quand il la rencontre mais au contraire srsquoacharne agravela poursuivre ayant obtenu satisfaction pour ce qui lrsquoavait inciteacute aucombat le voilagrave qui se pique par deacutefi drsquoen connaicirctre la fin Crsquoest allerbien plus loin que de ne pas craindre la mort quand on cherche agrave lagoucircter et savourer

1Il srsquoagit drsquoun vers du poegravete grec Eacutepicharme2Probablement celle de sa chute de cheval cf supra chap 6

334 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

10 Lrsquohistoire du philosophe Cleacuteanthe ressemble fort agrave celle-ciSes gencives eacutetaient enfleacutees et pourries les meacutedecins lui conseillegraverentde jeucircner Apregraves deux jours de jeucircne le voilagrave si bien reacutetabli qursquoilsle deacuteclarent gueacuteri et lrsquoautorisent agrave reprendre son train de vie habi-tuel Mais lui au contraire trouvant deacutejagrave quelque douceur agrave cette deacute-faillance deacutecide de ne plus reculer et de franchir ce pas deacutejagrave si bienentameacute

11 Tullius Marcellinus voulait anticiper lrsquoheure de sa mort pourse deacutebarrasser drsquoune maladie qui le tourmentait plus qursquoil ne pouvaitsupporter ses meacutedecins lui promettant pourtant une gueacuterison certainesinon prochaine Il appela ses amis pour en deacutelibeacuterer Les uns dit Seacute-Seacutenegraveque [96]

LXXXVII negraveque lui donnaient par lacirccheteacute le conseil qursquoils eussent suivi poureux-mecircmes les autres par flatterie celui qursquoils pensaient devoir luiecirctre le plus agreacuteable Mais un Stoiumlcien lui dit laquo Ne te tourmentepas Marcellinus comme srsquoil srsquoagissait de quelque chose drsquoimportant ce nrsquoest pas grand-chose que de vivre puisque tes valets et tes becirctesvivent Mais crsquoest une grande chose que de mourir honorablementsagement et en faisant preuve de fermeteacute Songe au temps pendantlequel tu as fait les mecircmes choses manger boire dormir boire dor-mir et manger Nous tournons sans cesse en rond ce ne sont passeulement les eacuteveacutenements mauvais ou insupportables crsquoest la satieacuteteacuteelle-mecircme qui donne envie de mourir raquo Marcellinus nrsquoavait pas besoindrsquoun homme pour le conseiller mais pour le secourir Les serviteurscraignaient de srsquoen mecircler mais ce philosophe leur fit comprendre quede toutes faccedilons ils seraient soupccedilonneacutes srsquoil y avait doute quant agrave lamort volontaire de leur maicirctre et que ce serait tout aussi mal de lrsquoem-pecirccher de se tuer que de le tuer puisque

Celui qui sauve un homme contre son greacuteHorace [32] v467 Fait comme srsquoil le tuait

Apregraves cela il fit observer agrave Marcellinus qursquoil ne serait pas malvenu de mecircme que nous offrons aux convives un dessert agrave la fin durepas de distribuer quelque chose agrave la fin de sa vie agrave ceux qui en onteacuteteacute les serviteurs

12 Marcellinus qui avait le cœur geacuteneacutereux et porteacute aux libeacutera-liteacutes fit attribuer de lrsquoargent agrave ses serviteurs et les consola Pour lereste il nrsquoy eut nul besoin de fer ni de sang il entreprit de srsquoeacutechapperde cette vie mais non de srsquoenfuir Non drsquoeacutechapper agrave la mort mais drsquoytacircter Et pour se donner le temps de lrsquoeacutevaluer ayant abandonneacute toutenourriture le troisiegraveme jour il se fit arroser drsquoeau tiegravede et deacutefaillit peu

Chapitre 13 ndash Sur la faccedilon de juger de la mort des autres 335

agrave peu non sans une certaine volupteacute agrave ce qursquoil disait Et il est vrai queceux qui ont eu ces sortes de deacutefaillances du cœur qui se manifestentpar de la faiblesse disent nrsquoen ressentir aucune douleur mais plutocirctune sorte de plaisir comme quand on sombre dans le sommeil et lerepos

13 Voilagrave des morts eacutetudieacutees et concerteacutees Mais pour que Ca-ton [drsquoUtique] fucirct le seul agrave nous donner un exemple parfait de vertuil semble que son destin voulut qursquoil se blessacirct drsquoabord la main par Plutarque [79]

Caton le Jeunep 1447

laquelle il devait se porter le coup fatal lui donnant ainsi tout le tempsneacutecessaire pour affronter la mort et se colleter avec elle en renforccedilantson courage devant le danger au lieu de lrsquoaffaiblir Et si jrsquoavais agrave lerepreacutesenter dans son attitude la plus eacutedifiante ce serait quand il se deacute-chira les entrailles deacutejagrave tout ensanglanteacute plutocirct que lrsquoeacutepeacutee au poingcomme le firent les statuaires de son temps Car ce second meurtre futbien plus terrible que le premier

Chapitre 14

Comment notre espritsrsquoembarrasse lui-mecircme

1 Crsquoest une ideacutee amusante que de concevoir un esprit balanccedilantexactement entre deux envies semblables on est sucircr qursquoil ne prendrajamais parti puisque lrsquoinclination et le choix reposent sur une ineacutegaliteacutede valeurs Si on nous placcedilait entre une bouteille et un jambon quandnous avons le mecircme deacutesir de boire et de manger on nrsquoaurait sans doutepas drsquoautre solution que de mourir de soif et de faim2 Pour remeacutedieragrave ce problegraveme quand on leur demande drsquoougrave vient le choix qui srsquoopegraveredans notre esprit entre deux choses qui ne sont pas diffeacuterentes et quifait que dans un grand nombre drsquoeacutecus nous prenons plutocirct lrsquoun quelrsquoautre alors que nous nrsquoavons aucune raison de le preacutefeacuterer les Stoiuml-ciens reacutepondent que ce mouvement de lrsquoesprit est speacutecial et en dehorsde nos habitudes qursquoil provient en nous drsquoune impulsion eacutetrangegravereaccidentelle et fortuite On pourrait dire plutocirct il me semble qursquoau-cune chose ne se preacutesente agrave nous qui nrsquoait quelque diffeacuterence avec lesautres si leacutegegravere soit-elle et que agrave la vue ou au toucher il y a toujoursquelque chose de plus qui nous attire mecircme imperceptiblement Demecircme si on suppose une ficelle eacutegalement forte en tout point alorsil est absolument impossible qursquoelle se rompe car ougrave commenceraitla rupture Et qursquoelle se rompe partout agrave la fois cela ne peut pas seproduire naturellement Si lrsquoon ajoute encore agrave cela les propositions

2On peut rapprocher cela de lrsquohistoire de lrsquolaquo acircne de Buridan raquo mourant de faim etde soif entre une botte de foin et un seau drsquoeau

338 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

de la geacuteomeacutetrie qui conduisent par la certitude de leurs deacutemonstra-tions agrave conclure que le contenu est plus grand que le contenant quele centre est aussi grand que sa circonfeacuterence et qursquoil existe des lignessrsquoapprochant lrsquoune de lrsquoautre sans jamais se rejoindre si lrsquoon ajouteenfin la pierre philosophale et la quadrature du cercle pour lesquellesla raison et les faits sont si opposeacutes on tirerait peut-ecirctre de tout cela unargument agrave lrsquoappui du mot hardi de Pline selon lequel laquo Il nrsquoest rien decertain que lrsquoincertitude et rien de plus miseacuterable et de plus fier quelrsquohomme1 raquo

1Montaigne avait fait graver cette sentence (latine) sur une des poutres de sa laquo librai-rie raquo

Chapitre 15

Notre deacutesir est accru parla difficulteacute

1 Il nrsquoy a aucun argument qui nrsquoait son contraire dit la plus sageeacutecole philosophique2 Je ruminais autrefois ce beau mot qursquoun au-teur ancien allegravegue comme raison de meacutepriser la vie laquo Nul bien ne Seacutenegraveque [96]

IVpeut nous apporter de plaisir si ce nrsquoest celui agrave la perte duquel noussommes preacutepareacutes raquo laquo Le chagrin est le mecircme quand on perd une chose Seacutenegraveque [96]

LXXXVIIIou quand on craint de la perdre raquo Il voulait dire par lagrave que nous nepouvons pas vraiment jouir de la vie si nous avons peur de la perdreMais on pourrait toutefois dire agrave lrsquoinverse que nous serrons et eacutetrei-gnons ce bien drsquoautant plus eacutetroitement et avec drsquoautant plus drsquoaffec-tion que nous savons qursquoil est moins sucircr et que nous craignons qursquoil nenous soit enleveacute Car il est eacutevident que comme le froid renforce lrsquoeffetproduit par le feu notre volonteacute elle aussi est aiguiseacutee par lrsquoopposi-tion qursquoelle rencontre

Si elle nrsquoavait pas eacuteteacute enfermeacutee dans une tour drsquoairain Ovide [66] II19 v 27Danaeacute nrsquoaurait jamais eacuteteacute rendue megravere par Jupiter

et qursquoil nrsquoest rien qui soit naturellement aussi contraire agrave notre goucirctque la satieacuteteacute que produit la faciliteacute laquo En toutes choses le plaisir srsquoac- Seacutenegraveque [98]

VII 9croicirct en fonction du peacuteril mecircme qui devrait nous en eacutecarter raquo

Galla refuse-toi en amour Martial [50] IV372Montaigne avait fait graver cette sentence de Sextus Empiricus en latin sur une des

poutres de sa laquo librairie raquo

340 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

On est vite rassasieacute des plaisirs sans tourments

2 Pour tenir lrsquoamour en haleine Lycurgue deacutecreacuteta que les gensmarieacutes de Laceacutedeacutemone ne pourraient faire lrsquoamour qursquoagrave la deacuterobeacuteeet qursquoil serait aussi honteux de les trouver coucheacutes ensemble qursquoavecdrsquoautres La difficulteacute des rendez-vous la crainte des surprises la hontedu lendemain

Et la langueur et le silenceHorace [35] XIv 9 Et les soupirs venus du fond de la poitrine

crsquoest ce qui donne son piquant agrave la sauce Combien de jeux tregraves las-cifs et plaisants naissent de la faccedilon honnecircte et pudique de parler deschoses de lrsquoamour La volupteacute elle-mecircme cherche agrave srsquoexciter par lasouffrance Elle est bien plus forte quand elle est cuisante et quandelle eacutecorche La courtisane Flora disait qursquoelle nrsquoavait jamais coucheacuteavec Pompeacutee sans lui laisser les marques de ses morsures

Ils embrassent eacutetroitement lrsquoobjet de leur deacutesirLucregravece [46]IV 1079 Le font souffrir et plantent leurs dents dans les legravevres deacutelicates

De secrets aiguillons les poussent agrave blesser ce qui fait en euxLever ces germes de fureur

Il en va ainsi dans tout la difficulteacute donne du prix aux choses

3 Les habitants de la reacutegion drsquoAncocircne font plus volontiers leursvœux agrave Saint-Jacques de Compostelle et ceux de Galice agrave Notre-Damede Lorette agrave Liegravege on fait grand cas des bains de Lucques et en Tos-cane de ceux de Spa On ne voit guegravere de Romains agrave lrsquoeacutecole drsquoescrimede Rome qui est pleine de Franccedilais Le grand Caton tout comme nousautres eacuteprouva du deacutegoucirct pour sa femme tant qursquoelle fut la sienne etla deacutesira quand elle fut agrave un autre

4 Je me suis deacutebarrasseacute en lrsquoenvoyant au haras drsquoun vieuxcheval dont on ne pouvait venir agrave bout quand il sentait lrsquoodeur desjuments la faciliteacute lrsquoa rapidement rassasieacute de celles qursquoil y a trouveacuteesmais quand il srsquoagit drsquoeacutetrangegraveres et pour la premiegravere qui passe le longde son box il revient agrave ses insupportables hennissements et agrave ses cha-leurs furieuses ndash comme auparavant Notre deacutesir meacuteprise et ignore ceqursquoil a sous la main pour mieux courir apregraves ce qursquoil nrsquoa pas

Il neacuteglige ce qursquoil a sous la mainHorace [33] I2 108 Et tend la main vers ce qui lui eacutechappe

Chapitre 15 ndash Notre deacutesir est accru par la difficulteacute 341

Nous interdire quelque chose crsquoest nous en donner envie

Si tu ne fais garder ta belleOvide [66] II19 v 47 Elle cessera bientocirct drsquoecirctre agrave moi

Et nous lrsquoabandonner tout agrave fait crsquoest nous amener agrave la meacutepriserLe manque et lrsquoabondance aboutissent au mecircme inconveacutenient

Tu te plains drsquoavoir trop et moi de manquer Teacuterence [111]Phormion I 3v 105 Le deacutesir et la jouissance nous tourmentent de la mecircme fa-

ccedilon La rigueur des maicirctresses est ennuyeuse mais leur complaisanceet leur faciliteacute le sont agrave vrai dire encore plus parce que le meacutecon-tentement et la colegravere naissent de lrsquoestime que nous eacuteprouvons pourla chose deacutesireacutee aiguisent lrsquoamour et le reacutechauffent mais la satieacuteteacuteengendre le deacutegoucirct crsquoest un sentiment vague flou las et endormi

Si une femme veut reacutegner longtemps sur son amant Properce [80]II 19 v 33Qursquoelle le deacutedaigne amants faites les deacutedaigneux

Et vous verrez venir agrave vous celle qui vous repoussait hier

6 Pourquoi Poppeacutee1 imagina-t-elle de masquer les beauteacutes deson visage sinon pour en accroicirctre la valeur aux yeux de ses amantsPourquoi a-t-on voileacute jusque sous les talons ces beauteacutes que chacundeacutesire montrer que chacun deacutesire voir Pourquoi recouvrent-elles detant drsquoobstacles les uns par-dessus les autres ces endroits ougrave reacutesideprincipalement notre deacutesir et le leur Et agrave quoi servent ces gros bas-tions2 dont les femmes de chez nous viennent de proteacuteger leurs flancssinon agrave leurrer nos appeacutetits et nous attirer agrave elles en nous eacuteloignant

Elle fuit vers les saules mais veut ecirctre vue auparavant Virgile [113]III v 65

Elle fait parfois de sa robe un rempart contre mes entreprises Properce [80]15 v 6

7 Agrave quoi sert lrsquoart de cette pudeur virginale cette froideur reacuteser-veacutee cette mine seacutevegravere cette ignorance ostensible des choses qursquoellesconnaissent mieux que nous qui les en instruisons sinon pour accroicirctre

1Maicirctresse de Neacuteron sur qui elle eut beaucoup drsquoinfluence jusqursquoagrave ce qursquoil la tueen 65 av J-C

2La mode reacutecente alors des laquo vertugadins raquo ou jupes maintenues par des armaturesde fer ou de bois

342 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

notre deacutesir de vaincre de dominer et de faire plier devant nos appeacute-tits toute cette ceacutereacutemonie et tous ces obstacles Car il nrsquoy a pas quedu plaisir il y a aussi de la gloire agrave affoler et deacutebaucher cette molledouceur et cette pudeur enfantine et soumettre agrave la loi de notre ar-deur une graviteacute fiegravere et exemplaire Il est glorieux dit-on en effet detriompher de la reacuteserve de la chasteteacute de la modeacuteration et si lrsquoondeacuteconseille aux dames ces qualiteacutes-lagrave on les trahit et se trahit soi-mecircme Il faut croire que leur cœur en freacutemit drsquoeffroi que le son denos mots blesse la pureteacute de leurs oreilles qursquoelles en ressentent dela haine envers nous et qursquoelles ne cegravedent agrave notre insistance que parla force La beauteacute si puissante soit-elle ne peut se faire appreacuteciersans en passer par lagrave Voyez ce qui se passe en Italie ougrave il y a en-core plus de beauteacute agrave vendre et de la plus eacuteleacutegante il faut qursquoellecherche pourtant drsquoautres moyens eacutetrangers et drsquoautres proceacutedeacutes pourse rendre agreacuteable Et en veacuteriteacute quoi qursquoelle fasse quand elle est veacute-nale et publique elle demeure faible et languissante Crsquoest que mecircmedans les choses vertueuses entre deux effets semblables nous tenonsneacuteanmoins pour le plus beau et le plus noble celui pour lequel nousrencontrons le plus drsquoobstacles et de dangers

8 Crsquoest un effet de la Providence divine que de permettre agrave sasainte Eacuteglise drsquoecirctre agiteacutee comme nous la voyons par tant de troubleset drsquoorages afin drsquoeacuteveiller par ce contraste les acircmes pieuses et leurfaire quitter lrsquooisiveteacute et le sommeil ougrave les avait plongeacutees une si longuetranquilliteacute Si nous mettons en balance la perte que nous subissons dufait du grand nombre de ceux qui se sont deacutevoyeacutes et le gain que nousprocure le fait drsquoavoir repris notre haleine et de voir notre zegravele et nosforces ressusciteacutes agrave lrsquooccasion de ce combat je me demande si lrsquoutiliteacutene surpasse pas le dommage Nous avons cru attacher plus fermementle nœud de nos mariages en supprimant tout ce qui permettrait de lesdissoudre mais le nœud de la volonteacute et de lrsquoaffection srsquoest deacutefait etrelacirccheacute drsquoautant que celui de la contrainte srsquoest resserreacute Au contrairece qui tint si longtemps les mariages en honneur et assura leur seacutecu-riteacute agrave Rome ce fut la liberteacute de les rompre accordeacutee agrave qui le voulait les Romains srsquoattachaient drsquoautant plus agrave leurs femmes qursquoils pou-vaient les perdre Et alors qursquoon pouvait divorcer en toute liberteacute il sepassa cinq cents ans et plus avant que quelqursquoun ne le ficirct

Ce qui est licite nrsquoa pas de charme ce qui est interdit nous exciteOvide [66] II19 v 3

Chapitre 15 ndash Notre deacutesir est accru par la difficulteacute 343

9 On pourrait citer agrave ce propos lrsquoopinion drsquoun Ancien1 disantque les supplices renforcent les vices plutocirct qursquoils ne les affaiblissent qursquoils nrsquoengendrent pas lrsquoenvie de bien faire car crsquoest lagrave lrsquoœuvre de laraison et de lrsquoeacuteducation mais seulement le souci de ne pas ecirctre pris agravefaire le mal

Le mal qursquoon croyait eacuteradiqueacute au contraire se reacutepand2

Je ne sais pas si cela est vrai mais ce que je sais par expeacuteriencecrsquoest que jamais socieacuteteacute ne se trouva reacuteformeacutee par ce moyen-lagrave Lrsquoordreet les bonnes regravegles dans la conduite des gens deacutependent drsquoautre chose

10 Les historiens grecs3 racontent que les Agrippeacuteens voisinsdes Scythes vivent sans avoir de verges ni de bacirctons pour frapper etque non seulement personne nrsquoessaie de les attaquer mais que qui-conque se reacutefugie aupregraves drsquoeux est en sucircreteacute du fait de leur vertu etde la sainteteacute de leur existence et que personne nrsquoose porter la mainsur lui On recourait drsquoailleurs agrave ces gens-lagrave pour reacutegler les diffeacuterendsqui srsquoeacutelevaient entre les hommes des autres pays Il est un peuple ougrave laclocircture des jardins et des champs que lrsquoon veut proteacuteger est faite drsquounfil de coton et elle est bien plus sucircre et plus stricte que nos fosseacutes etnos haies4

11 laquo Les serrures attirent les voleurs le cambrioleur passe de-vant les maisons ouvertes sans y entrer raquo Qursquoil soit facile drsquoentrer dans Seacutenegraveque [96]

LXVIIIma maison la protegravege peut-ecirctre entre autres moyens des violences denos guerres civiles La deacutefense attire lrsquoentreprise et la deacutefiance attirele mauvais coup Jrsquoai affaibli les desseins des soldats en ocirctant agrave leursexploits tout risque et toute raison drsquoen tirer gloire ce qui drsquoordinaireleur sert de preacutetexte et drsquoexcuse Ce que lrsquoon fait courageusement esttoujours honorable en un temps ougrave il nrsquoy a plus de justice Je leurrends la conquecircte de ma maison facile et trompeuse elle nrsquoest fermeacuteepour personne qui vient frapper agrave sa porte Elle nrsquoa pour tout gardienqursquoun portier agrave lrsquoancienne mode il ne sert pas tant agrave deacutefendre maporte qursquoagrave lrsquooffrir avec plus drsquoeacuteleacutegance et de gracircce Je nrsquoai pour toutgarde ou sentinelle que les astres

12 Il nrsquoest pas bon pour un gentilhomme de se montrer sur ladeacutefensive srsquoil ne lrsquoest pas totalement car celui qui est ouvert drsquoun cocircteacute

1On trouve cette ideacutee dans Seacutenegraveque [96] LXXXIII2Rutilius Namatianus poegravete latin neacute en Gaule au Ve s Itinerarium I 3973En lrsquooccurrence il srsquoagit drsquoHeacuterodote [37] IV 234Tireacute de Gomara [25] III 30

344 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

lrsquoest partout Nos pegraveres nrsquoont pas songeacute agrave bacirctir des places fortifieacutees les moyens drsquoattaquer et de prendre par surprise nos maisons ndash je veuxdire sans canons ni armeacutee ndash augmentent tous les jours plus que ceux deles conserver Crsquoest de ce cocircteacute-lagrave que les esprits srsquoaiguisent lrsquoinvasioninteacuteresse tout le monde la deacutefense seulement les riches Ma maisoneacutetait fortifieacutee pour son temps mais je nrsquoy ai rien ajouteacute et je craindraisaujourdrsquohui que sa force ne se retournacirct contre moi Ajoutez agrave celaqursquoen une eacutepoque paisible on a tendance agrave rendre les maisons plusouvertes et qursquoil est agrave craindre si elles sont prises qursquoon ne puisse lesreprendre Il est drsquoailleurs difficile de les rendre sucircres car en matiegraverede guerres intestines mecircme votre valet peut ecirctre du parti que vousredoutez et quand la religion devient un preacutetexte mecircme les liens deparenteacute ne sont plus fiables sous couvert de justice Ce ne sont pasles finances publiques qui vont entretenir nos garnisons domestiques elles srsquoy eacutepuiseraient Et nous ne pouvons le faire sans nous ruinernous-mecircmes ou de faccedilon plus mauvaise et plus injuste encore sansruiner le peuple Le mal ne serait donc guegravere pire que son remegravede Et drsquoailleurs si vous y perdez quelque chose vos amis eux-mecircmespassent leur temps plutocirct qursquoagrave vous plaindre agrave blacircmer votre manquede vigilance et de preacutecautions votre meacuteconnaissance ou votre laisser-aller quant aux devoirs de votre profession

13 Le fait que tant de maisons bien gardeacutees ont eacuteteacute prises alorsque la mienne est encore sauve me fait soupccedilonner qursquoelles ont eacuteteacuteprises parce qursquoelles eacutetaient gardeacutees cela suscite lrsquoenvie et donne desraisons agrave lrsquoassaillant Toute protection a quelque cocircteacute guerrier Quel-qursquoun pourra bien envahir ma maison si Dieu le veut mais il est sucircrque je ne lrsquoy appellerai pas Crsquoest la retraite ougrave je viens me reposer desguerres Jrsquoessaie de soustraire ce petit coin agrave la tourmente des affairespubliques de mecircme que je leur soustrais un petit coin de mon acircmeNotre guerre a beau changer de forme se deacutemultiplier et se diversifieren nouveaux partis1 quant agrave moi je ne bouge pas Alors qursquoil est tantde maison fortifieacutees moi seul que je sache en France2 de ma condi-tion ai confieacute simplement au ciel la protection de la mienne Et je nrsquoenai jamais ocircteacute ni vaisselle drsquoargent ni titre de proprieacuteteacute ni tapisserie Jene veux ni avoir peur ni me sauver agrave demi Si une confiance totale meacute-rite la faveur divine alors elle mrsquoaccompagnera jusqursquoau bout sinon

1Allusion probable aux luttes de la laquo Ligue raquo contre Henri IV qui on le sait dutentrer en guerre et finalement se convertir au catholicisme en 1589

2Le texte de 1595 a omis laquo en France raquo

Chapitre 15 ndash Notre deacutesir est accru par la difficulteacute 345

jrsquoai bien assez veacutecu pour rendre ma vie remarquable et digne drsquoecirctreconserveacutee Comment cela Mais voilagrave bien trente ans que ccedila dure1

1On considegravere geacuteneacuteralement que ces laquo trente ans raquo sont ceux eacutecouleacutes depuis le deacutebutdes laquo troubles raquo vers 1560

Chapitre 16

Sur la gloire

1 Il y a le nom et la chose le nom crsquoest un mot2 qui deacutesigne et si-gnifie la chose le nom ce nrsquoest pas une partie de la chose ni quelquechose de concret crsquoest un eacuteleacutement eacutetranger associeacute agrave la chose et ex-teacuterieur agrave elle Dieu qui est la pleacutenitude en soi et le comble de touteperfection ne peut pas ecirctre plus qursquoil nrsquoest il ne peut pas srsquoaccroicirctreen tant que tel mais son nom lui peut ecirctre augmenteacute il peut srsquoac-croicirctre par la beacuteneacutediction et les louanges que nous adressons agrave sesmanifestations exteacuterieures Et puisque ces louanges ne peuvent ecirctreincorporeacutees agrave son Ecirctre ndash qui ne peut srsquoaugmenter de quelque Bien quece soit ndash nous les attribuons donc agrave son nom qui est lrsquoeacuteleacutement exteacuterieurle plus proche de Lui Voilagrave pourquoi crsquoest agrave Dieu seul qursquohonneur etgloire appartiennent et rien nrsquoest aussi deacuteraisonnable que de les re-chercher pour nous-mecircmes car nous sommes indigents et miseacuterablesinteacuterieurement notre essence est imparfaite et neacutecessite une constanteameacutelioration et crsquoest agrave cela que nous devons œuvrer Nous sommescreux et vides3 ce nrsquoest pas de vent et de mots que nous devons nousremplir nous avons besoin pour nous reacuteparer drsquoune substance plussolide Bien becircte lrsquoaffameacute qui chercherait agrave se procurer un beau vecircte-ment plutocirct qursquoun bon repas Il faut courir au plus presseacute Comme le

2Montaigne eacutecrit laquo voix raquo Faut-il traduire par laquo parole raquo laquo appellation raquo Jrsquoemploielaquo mot raquo mais ce terme est un peu reacuteducteur Surtout si lrsquoon remarque quelques lignesplus loin laquo voix et vent raquo

3Montaigne eacutecrit laquo tous creux et vuides raquo Le statut de laquo tous raquo nrsquoest pas clair Ilsemble bien que ce soit plutocirct un adverbe ici malgreacute lrsquoaccord Et dans ce cas il nrsquoestpas vraiment neacutecessaire dans le franccedilais drsquoaujourdrsquohui

348 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

disent nos priegraveres courantes laquo Gloire agrave Dieu dans les cieux et paixaux hommes sur la terre raquo Crsquoest de beauteacute de santeacute de sagesse devertu et de qualiteacutes essentielles de cette sorte que nous manquons etles ornements externes devront ecirctres rechercheacutes plus tard quand nousaurons pourvu aux choses neacutecessaires La theacuteologie traite amplementet pertinemment de ce sujet mais je nrsquoy suis guegravere verseacute

2 Chrysippe et Diogegravene ont eacuteteacute les premiers et les plus cateacutego-riques contempteurs de la gloire Ils disaient que parmi tous les plai-sirs il nrsquoy en avait pas de plus dangereux que celui qui nous vient delrsquoapprobation drsquoautrui et qursquoil fallait le fuir par-dessus tout Et crsquoestvrai que lrsquoexpeacuterience nous en fait eacuteprouver bien des perfidies tregraves preacute-judiciables Il nrsquoest rien qui corrompe autant les princes que la flatterierien par quoi les mauvaises gens se fassent plus facilement une reacutepu-tation ni de proceacutedeacute plus sucircr et plus courant pour venir agrave bout de lachasteteacute des femmes que de les repaicirctre de louanges Le premier en-chantement que les Siregravenes employegraverent pour tromper Ulysse eacutetait decette nature

Venez vers nous venez ocirc tregraves louable UlysseHomegravere [31]XII 184-185 Vous le plus grand dont la Gregravece srsquoenorgueillisse1

3 Ces philosophes-lagrave deacuteclaraient que toute la gloire du mondene meacuteritait pas qursquoun homme de bon sens levacirct seulement le petit doigtpour lrsquoobtenir laquo Si grande soit-elle une gloire nrsquoest rien si elle nrsquoestCiceacuteron [16]

III 17 que la gloire raquoJe dis bien pour elle seule car elle amegravene souvent dans son

sillage bien des avantages pour lesquels elle peut devenir deacutesirable elle attire sur nous la bienveillance elle nous rend moins vulneacuterablesaux injures et offenses des autres et autres choses du mecircme genre

4 Crsquoeacutetait aussi lrsquoun des principaux points de la doctrine drsquoEacutepi-cure le preacutecepte laquo Cache ta vie raquo qui deacutefendait aux hommes de srsquoem-barrasser des charges et affaires publiques preacutesuppose du mecircme couple meacutepris de la gloire puisque celle-ci nrsquoest que lrsquoapprobation donneacuteepar les gens aux actions dont nous nous preacutevalons Celui qui nous or-donne de nous cacher de ne nous soucier que de nous-mecircmes qui neveut pas que nous soyons connus des autres veut encore moins quenous soyons honoreacutes et glorifieacutes par eux Aussi conseille-t-il agrave Ido-meacuteneacutee2 de ne jamais reacutegler ses actes sur la reacuteputation ou lrsquoopinion

1Montaigne a traduit ici ces deux vers de lrsquoOdysseacutee2Le destinataire des Lettres drsquoEacutepicure deacutejagrave citeacute par Montaigne en I 32 sect3 et I 38

sect36

Chapitre 16 ndash Sur la gloire 349

courante sauf pour eacuteviter les difficulteacutes que le meacutepris des hommespourrait agrave lrsquooccasion lui apporter

5 Ce sont lagrave des propos tout agrave fait justes et senseacutes agrave mon avisMais nous sommes je ne sais comment ambigus au point que ce quenous croyons nous ne le croyons pas non plus et que nous ne pou-vons nous deacutefaire de ce que pourtant nous condamnons Examinonsles derniegraveres paroles drsquoEacutepicure celles qursquoil a profeacutereacutees en mourant elles sont nobles et dignes drsquoun tel philosophe mais elles sont pour-tant quelque peu marqueacutees par la gloire attacheacutee agrave son nom et par cetravers qursquoil avait deacutecrieacute dans son enseignement Voici la lettre1 qursquoildicta peu avant son dernier soupir

EacutePICURE Agrave HERMACHOS SALUT

laquo Ce jour heureux est en mecircme temps le dernier de ma vie et jrsquoeacutecriscela en proie pourtant agrave de telles douleurs agrave la vessie et aux intestinsqursquoelles ne pourraient ecirctre pires Et pourtant elles sont compenseacutees parle plaisir qursquoapporte agrave mon acircme le souvenir de ce que jrsquoai deacutecouvertet de mes discours Quant agrave toi comme le veut lrsquoaffection que tu aseacuteprouveacutee degraves ton enfance envers moi et la philosophie veille agrave proteacute-ger les enfants de Meacutetrodore raquo

6 Voilagrave sa lettre Et ce qui me fait penser que ce plaisir qursquoildit ressentir agrave lrsquoideacutee de ses deacutecouvertes concerne quelque peu la reacutepu-tation qursquoil espeacuterait en obtenir apregraves sa mort crsquoest que dans les dis-positions de son testament il veut qursquoAminomachos et Thimocrategravesses heacuteritiers fournissent chaque mois de janvier pour la ceacuteleacutebrationde son anniversaire les frais prescrits pas Hermachos ainsi que pourla deacutepense occasionneacutee pour traiter les philosophes ses amis rassem-bleacutes le vingtiegraveme jour de la lunaison pour honorer sa meacutemoire et cellede Meacutetrodore

7 Carneacuteade a eacuteteacute le chef de file du point de vue opposeacute il preacute-tendait que la gloire eacutetait deacutesirable en elle-mecircme de mecircme que nousnous attachons agrave notre posteacuteriteacute sans en avoir connaissance ni jouis-sance Cette opinion nrsquoa pas manqueacute drsquoecirctre la plus couramment suiviecomme le sont volontiers celles qui correspondent le mieux agrave nos pen-chants Aristote la met au premier rang des biens exteacuterieurs laquo Eacutevitedit-il consideacuterant que les deux extrecircmes sont mauvais de rechercherla gloire tout comme de la fuir raquo Je crois que si nous avions conserveacute

1Le texte de cette lettre drsquoEacutepicure figure dans Ciceacuteron De finibus [16] II 30 et dansDiogegravene Laeumlrce Vie et doctrines des philosophes [44] X 22

350 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

les livres que Ciceacuteron a eacutecrits sur ce sujet nous en apprendrions debelles car cet homme lagrave fut si enticheacute de cette passion que srsquoil lrsquoeucirctoseacute il serait je crois volontiers tombeacute dans les excegraves ougrave tombegraverentdrsquoautres et eucirct consideacutereacute que la vertu elle-mecircme nrsquoeacutetait deacutesirable quepour lrsquohonneur qursquoelle entraicircne agrave sa suite

La vertu est peu diffeacuterente de lrsquoobscure mollesseHorace [36] IV9 v 29

Et crsquoest une opinion si fausse que je suis facirccheacute qursquoelle ait jamaispu se faire jour dans lrsquoesprit drsquoun homme qui eut lrsquohonneur de porterle nom de philosophe Si cela eacutetait vrai il ne faudrait faire preuve devertu qursquoen public Et nous nrsquoaurions que faire de tenir en regravegle et enordre les mouvements de lrsquoacircme ougrave est le veacuteritable siegravege de la vertuque pour autant qursquoils doivent ecirctre connus des autres

8 Ne srsquoagit-il donc que de commettre des fautes de faccedilon ha-bile et subtile laquo Si tu sais dit Carneacuteade qursquoun serpent est cacheacute lagraveougrave sans y penser vient srsquoasseoir celui dont tu espegraveres la mort pouren tirer profit tu te conduis mal si tu ne lrsquoen avertis Et cela drsquoautantplus que ton attitude ne sera connue que de toi-mecircme Si nous ne nousfixons pas agrave nous-mecircme lrsquoobligation de bien faire si lrsquoimpuniteacute noussemble juste agrave combien de sortes de vilenies nous laisserons-nous al-ler chaque jour Ce que S Peduceus fit en rendant scrupuleusementagrave C Plotius ce que celui-ci lui avait confieacute de ses richesses chose quejrsquoai faite souvent aussi je ne trouve pas cela aussi louable que jrsquoau-rais trouveacute exeacutecrable drsquoy avoir manqueacute1 Et je trouve bon agrave rappelerde nos jours lrsquoexemple de P Sextilius Ruffus auquel Ciceacuteron reprochedrsquoavoir recueilli un heacuteritage contre sa conscience cet heacuteritage nrsquoeacutetaitpas contraire aux lois il eacutetait mecircme preacutevu par les lois Un eacutetrangerqui espeacuterait ainsi obtenir sa part dans une succession reposant sur unfaux testament fit un jour appel agrave M Crassus et Q Hortensius agrave causede leur autoriteacute et de leur influence et contre un certain pourcentageCeux-ci se contentegraverent ne pas cautionner le faux document mais nerefusegraverent pas drsquoen tirer quelque profit ils eacutetaient assez couverts srsquoilsse tenaient agrave lrsquoabri des accusateurs des teacutemoins et des lois laquo Qursquoils seCiceacuteron [18]

III 101Le texte manuscrit correspondant dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo est le suivant

laquo je trouveroy execrable qursquoil y eut failli raquo et il srsquoagit donc bien de Plotius Mais leseacutediteurs de 1595 ayant lu plus haut laquo jrsquoen ay faict raquo et laquo je ne le trouve raquo qui impliquentMontaigne lui-mecircme ont de ce fait cru neacutecessaire de corriger et on eacutecrit laquo je trouveroyexecrable que nous y eussions failli raquo Ma traduction suit le texte de 1595 mais celaquo nous raquo nrsquoest guegravere dans lrsquousage de Montaigne pour parler de lui Je tourne donc ladifficulteacute

Chapitre 16 ndash Sur la gloire 351

souviennent que Dieu est leur teacutemoin crsquoest-agrave-dire comme je le penseleur propre conscience raquo

9 La vertu est une chose bien vaine et bien frivole si elle tiresa valeur de la gloire Il ne servirait agrave rien dans ce cas de lui donnerune place agrave part et de la distinguer du hasard car est-il quelque chosede plus fortuit que la reacuteputation laquo Il est sucircr que la Fortune regravegne Salluste [86]

VIIIsur toutes choses elle attribue la gloire ou lrsquoombre agrave son greacute plutocirctque selon le vrai meacuterite raquo Le fait que nos actes soient connus et vusde tous relegraveve purement du hasard Crsquoest le sort qui nous attribue lagloire selon son bon plaisir Je lrsquoai vue souvent preacuteceacuteder le meacuteriteet souvent outrepasser de beaucoup le meacuterite lui-mecircme Celui qui lepremier observa que lrsquoombre et la gloire se ressemblent fit en cela bienmieux qursquoil ne le pensait Ce sont toutes deux des choses extrecircmementvaines lrsquoombre preacutecegravede aussi souvent le corps et souvent elle estbeaucoup plus grande que lui

10 Ceux qui enseignent aux nobles qursquoil ne faut rechercher quelrsquohonneur dans la vaillance laquo comme si une action qui nrsquoest pas ceacute- Ciceacuteron [18] I

4legravebre ne pouvait ecirctre honorable raquo quel reacutesultat obtiennent-ils sinoncelui de leur apprendre agrave ne jamais prendre de risques si on ne les voitpas et de bien srsquoassurer qursquoil y ait des teacutemoins qui puissent rappor-ter leurs hauts faits quand il se preacutesente pourtant mille occasions dese distinguer sans que lrsquoon puisse ecirctre remarqueacute Combien drsquoexploitspersonnels demeurent noyeacutes dans la cohue drsquoune bataille Quiconquesrsquoamuse agrave observer ainsi les autres pendant la mecircleacutee ne srsquoy impliqueguegravere lui-mecircme et produit contre lui-mecircme le teacutemoignage qursquoil donnedu comportement de ses compagnons

11 laquo Une acircme sage et vraiment grande place dans les actes Ciceacuteron [18] I19et non dans la gloire ce que nous recherchons le plus de par notre

nature lrsquohonneur raquo Toute la gloire que jrsquoattends de ma vie crsquoest delrsquoavoir veacutecue tranquillement Tranquillement non selon Meacutetrodore ouArceacutesilas ou Aristippe mais selon moi Puisque la philosophie nrsquoa sutrouver aucune voie vers la tranquilliteacute qui soit valable pour tous quechacun la cherche pour son propre compte

12 Alexandre et Ceacutesar doivent-ils leur immense reacuteputation agraveautre chose qursquoau hasard Combien drsquohommes dont nous nrsquoavons plusaucune ideacutee a-t-il fait passer agrave la trappe alors qursquoils commenccedilaient leurascension et qui pourtant y mettaient la mecircme deacutetermination qursquoeuxet auraient triompheacute si le mauvais sort ne les eucirct arrecircteacutes tout net agravelrsquoorigine mecircme de leur entreprise Au milieu de tant de dangers jene me souviens pas drsquoavoir lu que Ceacutesar ait jamais eacuteteacute blesseacute mille

352 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

autres sont morts dans des peacuterils moindres que le moindre de ceuxqursquoil a affronteacutes On nrsquoest pas toujours en haut drsquoune brecircche ou agrave latecircte drsquoune armeacutee sous lrsquoœil de son geacuteneacuteral comme sur une estrade Onest surpris entre la haie et le fosseacute il faut tenter un coup contre un pou-lailler il faut deacuteloger quatre miseacuterables arquebusiers drsquoune grange ilfaut srsquoeacutecarter seul de la troupe et agir seul en fonction des neacutecessiteacutesde lrsquoinstant Et si lrsquoon y prend garde on srsquoapercevra agrave mon avis quelrsquoexpeacuterience montre que les occasions les moins exaltantes sont juste-ment les plus dangereuses et que dans les guerres que notre eacutepoque aconnues ont peacuteri plus de gens de bien dans des circonstances anodineset sans graviteacute comme dans la contestation de quelque bicoque quedans des lieux dignes et honorables

13 Celui qui tient sa mort pour mal employeacutee si elle ne se pro-duit pas dans des circonstances remarquables au lieu de rendre sa mortillustre obscurcit plutocirct sa vie car il laisse eacutechapper ce faisant biendes occasions justifieacutees de prendre des risques Et toutes les vraiesoccasions sont suffisamment illustres si la conscience de chacun leslui claironne suffisamment laquo Notre gloire est ce qursquoen teacutemoigne notreconscience1 raquo

14 Celui qui nrsquoest un homme de bien que parce qursquoon le sauraet parce qursquoon aura plus drsquoestime pour lui quand on lrsquoaura appris quine veut bien faire qursquoagrave la condition que sa vertu vienne agrave la connais-sance des hommes celui-lagrave nrsquoest pas un homme dont on puisse tirerbien des services

Il me semble que durant lrsquohiver suivantArioste [43]XI 81 Roland fit des exploits dignes qursquoon srsquoen souvienne

Mais si bien gardeacutes jusqursquoici que je nrsquoy suis pour rienSi je ne les raconte pas car RolandEacutetait plus vif agrave faire de grandes chosesQursquoagrave les raconter ensuite et ses exploitsNrsquoont jamais eacuteteacute divulgueacutesSauf quand ils eurent des teacutemoins

15 Il faut aller agrave la guerre pour y faire son devoir et en at-tendre cette reacutecompense qui ne peut manquer drsquoaccompagner toutebelle action pour occulte qursquoelle soit et mecircme les penseacutees vertueuses le contentement qursquoune conscience bien formeacutee ressent intimementdrsquoavoir bien agi Il faut ecirctre courageux pour soi-mecircme et pour cet

1Saint Paul Eacutepicirctre aux Corinthiens I 12 Mais la citation est plutocirct deacuteriveacutee de LaCiteacute de Dieu de saint Augustin [7] I 19

Chapitre 16 ndash Sur la gloire 353

avantage que comporte le fait drsquoavoir un cœur ferme et solide faceaux assauts du hasard

La vertu ignore les eacutechecs honteux Horace [36] III2 vv 17 sqElle brille drsquoun eacuteclat sans meacutelange

Elle ne prend ni ne quitte les faisceaux consulairesAu greacute des passions populaires

16 Ce nrsquoest pas pour se montrer que lrsquoacircme doit jouer son rocirclecrsquoest agrave lrsquointeacuterieur de nous lagrave ougrave seuls nos propres yeux peuvent peacute-neacutetrer lagrave elle nous protegravege de la peur de la mort des souffrances etmecircme de la honte lagrave elle nous renforce contre la perte de nos en-fants de nos amis de notre fortune Et quand lrsquoopportuniteacute srsquoen preacute-sente elle nous megravene aussi aux peacuterils de la guerre laquo Non pour un Ciceacuteron [16] I

10quelconque profit mais pour lrsquohonneur qui srsquoattache agrave la vertu elle-mecircme raquo Ce profit est bien plus grand et plus digne drsquoecirctre attendu etespeacutereacute que lrsquohonneur et la gloire qui ne sont pas autre chose qursquounjugement favorable porteacute sur nous

17 Il faut trier une douzaine drsquohommes sur toute une populationpour eacutetablir un jugement sur un arpent de terre et pour juger de nospenchants et de nos actions ce qui est bien la chose la plus difficile etla plus importante qui soit nous nous en remettons agrave la foule et agrave lapopulace megravere de lrsquoignorance de lrsquoinjustice et de lrsquoinconstance Est-il raisonnable de faire deacutependre la vie drsquoun sage du jugement des fouslaquo Quoi de plus insenseacute quand on meacuteprise les gens pris un par un que Ciceacuteron [20] V

36de les estimer lorsqursquoils sont ensemble raquo Quiconque cherche agrave plaireaux gens nrsquoen a jamais fini crsquoest une cible informe et sur laquelle onnrsquoa aucune prise laquo Rien nrsquoest moins preacutevisible que les jugements de Tite-Live [105]

XXI 34la foule raquo18 Deacutemeacutetrios1 disait plaisamment de la voix du peuple qursquoil

ne faisait pas plus de cas de celle qui lui sortait par le haut que decelle qui lui sortait par le bas Et en voici un autre qui dit encore ceci laquo Jrsquoestime quant agrave moi qursquoune chose mecircme si elle nrsquoest pas honteuse Ciceacuteron [16] II

15semble lrsquoecirctre si elle est loueacutee par la foule raquo19 Aucune habileteacute aucune souplesse drsquoesprit ne pourraient

conduire nos pas agrave la suite drsquoun guide si heacutesitant et si incertain Aumilieu de cette confusion de bruits et de on-dit populaires qui ne sontque du vent et qui pourtant nous poussent aucune route valable nepeut ecirctre traceacutee Ne nous proposons donc pas un but aussi flou et

1Philosophe laquo cynique raquo (comme Diogegravene) du 1er siegravecle

354 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

changeant marchons avec constance en suivant la raison Et que lrsquoap-probation publique nous suive en cela si elle veut comme elle estentiegraverement soumise au hasard nous nrsquoavons aucune raison drsquoespeacutererla trouver autrement que de cette faccedilon Quand bien mecircme je ne sui-vrais pas le droit chemin parce qursquoil est droit je le suivrais parce queje sais par expeacuterience qursquoau bout du compte crsquoest geacuteneacuteralement lemeilleur et le plus utile laquo La Providence a fait aux hommes ce preacutesentQuintilien [84]

I 12 de rendre les choses honnecirctes les plus profitables raquo Le marin de lrsquoAn-tiquiteacute parlait ainsi agrave Neptune au milieu drsquoune grande tempecircte laquo OcircDieu sauve-moi si tu veux perds-moi si tu veux mais je maintiendraitoujours droit mon gouvernail raquo Dans ma vie jrsquoai vu mille hommessouples ambigus hypocrites et dont nul ne doutait qursquoils eacutetaient deshommes du monde bien plus malins que moi se perdre lagrave ougrave moi jeme suis sauveacute

Jrsquoai ri de voir que les ruses pouvaient quelquefois eacutechouerOvide [68] I18

20 Partant pour sa glorieuse expeacutedition en Maceacutedoine Paul-Eacutemile conseilla avant tout au peuple de Rome drsquoavoir agrave tenir sa langueagrave propos de ses actions pendant son absence Crsquoest que la liberteacute des ju-gements est un grave inconveacutenient pour les grandes affaires Et chacundrsquoentre nous nrsquoa pas la fermeteacute de Fabius [Cunctator] face agrave lrsquoopinionpopulaire hostile et mecircme injurieuse Il preacutefeacutera laisser sa renommeacuteeen proie aux vaines fantaisies des hommes plutocirct que de moins bienexercer sa charge afin drsquoobtenir une bonne reacuteputation et lrsquoapprobationpopulaire Il y a je ne sais quelle douceur naturelle agrave se sentir lrsquoobjetde louanges mais nous lui attribuons beaucoup trop drsquoimportance

Je ne redoute pas les louanges je nrsquoy suis pas insensiblePerse [70] I 47Mais ce que je refuse crsquoest que le but final drsquoune bonne conduiteSoit laquo Bravo Tregraves bien raquo

21 Je ne me soucie pas tant de ce que je suis pour autrui queEcirctre soi-mecircmede ce que je suis pour moi-mecircme Je veux ecirctre riche de mon fait etnon par emprunt Les autres ne voient les eacuteveacutenements et les appa-rences que de lrsquoexteacuterieur et chacun de nous peut faire bonne mineau dehors alors qursquoil est au dedans plein de fiegravevre et drsquoeffroi Ils nevoient pas mon cœur ils ne voient que mes attitudes On a raison decritiquer lrsquohypocrisie de la guerre car est-il rien de plus aiseacute pour unmalin que drsquoeacutechapper au danger et de faire le meacutechant alors que soncœur est plein de mollesse Il y a tant de faccedilons drsquoeacuteviter de prendre

Chapitre 16 ndash Sur la gloire 355

personnellement des risques que nous aurons trompeacute mille fois notremonde avant de nous engager dans un danger et mecircme alors que nousy sommes empecirctreacutes nous saurons bien encore cette fois cacher notrejeu en affichant un visage serein et en parlant drsquoune voix assureacutee bienque notre acircme soit tremblante au fond de nous Et si lrsquoon disposait delrsquoanneau de Platon qui rendait invisible celui qui le portait au doigtquand on le tournait vers la paume on verrait que bien des gens secachent souvent lagrave ougrave il faut se montrer et se repentent de se trouverdans un lieu si honorable alors que par neacutecessiteacute ils font montre drsquounebelle assurance

Qui sinon le malhonnecircte et le menteur est sensible Horace [34] I16 vv 39-40agrave la fausse louange et craint la calomnie

Voilagrave pourquoi tous ces jugements fondeacutes sur des apparences exteacute-rieures sont extrecircmement incertains et douteux Il nrsquoest pas de teacutemoinplus sucircr que chacun pour soi

22 Et quand elle est meacuteriteacutee combien de serviteurs sont asso-cieacutes agrave notre gloire Celui qui se tient ferme dans une trancheacutee deacutecou-verte que fait-il drsquoautre que ce que font devant lui cinquante pauvreseacuteclaireurs qui lui ouvrent le passage et le couvrent de leur corps pourcinq sous par jour

Refuse les condamnations de Rome la turbulente Perse [70] I 5Nrsquoessaie pas de reacuteformer son injuste balance Ne te cherche pas en dehors de toi

23 Ce que nous appelons rehausser notre nom consiste agrave lrsquoeacutetendreet le reacutepandre dans de nombreuses bouches nous voulons qursquoil y soitbien reccedilu et que son accroissement lui soit profitable crsquoest ce qursquoilpeut y avoir de plus excusable dans ce dessein Mais lrsquoexcegraves danscette maladie va jusqursquoau point ougrave certains cherchent agrave faire parlerdrsquoeux de quelque faccedilon que ce soit Trogue-Pompeacutee1 dit drsquoHeacuteros-trate2 et Tite-Live de Manlius Capitolin3 qursquoils eacutetaient plus deacutesireuxdrsquoune grande reacuteputation que drsquoune bonne Crsquoest lagrave un deacutefaut ordi-naire Nous sommes plus soucieux de savoir si lrsquoon parle de nous que

1Historien de lrsquoeacutepoque drsquoAuguste neacute en Gaule2Epheacutesien qui se rendit ceacutelegravebre en incendiant le temple drsquoArteacutemis agrave Eacutephegravese Captureacute

il fut exeacutecuteacute et il fut interdit de prononcer son nom sous peine de mort3Il eacutetait Consul quand les Gaulois prirent Rome en 392 et parvint agrave sauver le Capi-

tole Mais deacutetesteacute par lrsquoaristocratie parce qursquoil soutenait la plegravebe il fut preacutecipiteacute du hautde la Roche Tarpeacuteienne

356 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

de la faccedilon dont on en parle et il nous suffit de savoir que notre nomest dans la bouche des gens peu importe de quelle faccedilon Il sembleqursquoecirctre connu soit une faccedilon de mettre sa vie et sa dureacutee agrave la gardedrsquoautrui En ce qui me concerne je considegravere que je ne suis que chezmoi et pour cette autre face de ma vie qui loge dans la connaissanceqursquoen ont mes amis agrave la consideacuterer toute nue et simplement en elle-mecircme je sais bien que je nrsquoen ressens le beacuteneacutefice et la jouissance quepar la vaniteacute de lrsquoideacutee que je mrsquoen fais Et quand je serai mort cetteideacutee mrsquoimportera encore bien moins et je perdrai pour de bon lrsquousagedes veacuteritables avantages qui parfois en deacuterivent je nrsquoaurai plus deprise par ougrave saisir la reacuteputation ni elle drsquoendroit par ougrave elle puisse metoucher ou mecircme parvenir jusqursquoagrave moi

24 Dois-je mrsquoattendre agrave ce que mon nom connaisse un jour lagloire Tout drsquoabord je nrsquoai pas de nom qui soit vraiment le mien des deux que jrsquoai lrsquoun est commun agrave toute ma race et mecircme encoreagrave drsquoautres il y a une famille agrave Paris et agrave Montpellier qui se nommelaquo Montaigne raquo une autre en Bretagne et en Saintonge on trouve desLe nom de

ldquoMontaignerdquo laquo de la Montaigne raquo Le deacuteplacement drsquoune seule syllabe mecirclera nosdestins de telle sorte que je prendrai part agrave leur gloire et eux peut-ecirctreagrave ma honte Drsquoailleurs les miens se sont autrefois appeleacutes laquo Eyquem raquonom drsquoune maison encore connue en Angleterre Quant agrave mon autrenom il appartient agrave quiconque aura envie de le prendre Ainsi uncrocheteur sera-t-il peut-ecirctre honoreacute agrave ma place Et quand jrsquoauraisune marque qui me soit propre que pourrait-elle bien deacutesigner quandje nrsquoy serai plus Pourrait-elle indiquer et mettre en valeur le neacuteant

Si la posteacuteriteacute me loue la pierre de mon tombeauPerse [70] I 37En pegravesera-t-elle moins lourd sur mes osDe mes macircnes de mon tertre de ma cendre fortuneacuteeDes violettes surgiront-elles

Mais de cela jrsquoai deacutejagrave parleacute ailleurs125 Au demeurant dans toute bataille ougrave dix mille sont estro-

pieacutes ou tueacutes il nrsquoen est pas quinze dont on parlera Il faut qursquoune gran-deur particuliegraverement eacuteminente ou quelque conseacutequence importantelui ait eacuteteacute associeacutee par le fait du hasard pour qursquoune action person-nelle prenne de la valeur et non seulement celle drsquoun arquebusiermais mecircme celle drsquoun chef Car en veacuteriteacute tuer un homme ou deux oudix et faire courageusement face agrave la mort si ce nrsquoest pas rien pour

1Dans les laquo Essais raquo Livre I chap 46 laquo Des noms raquo

Chapitre 16 ndash Sur la gloire 357

nous car il y va de nous-mecircmes pour le reste du monde ce sont lagrave deschoses tellement ordinaires on voit cela tellement tous les jours et ilen faut tellement pour produire un effet notable que nous ne pouvonsen attendre aucune renommeacutee particuliegravere

Crsquoest une chose qui arrive agrave bien drsquoentre nous Juveacutenal [41]XIII 9Banale et parmi les innombrables faits dus au hasard

26 Parmi tant de milliers drsquohommes morts depuis quinze centsans en France les armes agrave la main il nrsquoy en a pas cent dont nous ayonseu connaissance Ce nrsquoest pas seulement la meacutemoire des chefs qui estensevelie mais celle des batailles et des victoires eacutegalement Les des-tineacutees de plus de la moitieacute du monde faute de registre ougrave les consignersont demeureacutees telles quelles et se sont eacutevanouies sans parvenir agrave ladureacutee Si jrsquoavais en ma possession les eacuteveacutenements inconnus je croisqursquoils supplanteraient facilement ceux qui sont connus dans tous lescas Comment se peut-il que chez les Romains eux-mecircmes sans parlerdes Grecs parmi tant drsquoeacutecrivains et de teacutemoins tant de rares et noblesexploits si peu soient parvenus jusqursquoagrave nous

A peine si un leacuteger souffle porte leur renommeacutee jusqursquoagrave nous Virgile [112]VII 646

Ce sera deacutejagrave bien si dans cent ans on se souvient en gros qursquoagravenotre eacutepoque il y eut des guerres civiles en France

27 Les Laceacutedeacutemoniens offraient des sacrifices aux Muses avantde se lancer dans une bataille pour que leurs exploits fussent bien etdignement eacutecrits ils estimaient que crsquoeacutetait lagrave une faveur divine etpeu commune que les belles actions aient des teacutemoins capables deleur donner vie et drsquoassurer leur peacuterenniteacute Pouvons-nous croire qursquoagravechaque arquebusade que nous essuyons agrave chaque danger que nouscourons il y ait aussitocirct un greffier pour les enregistrer Et mecircme sicent greffiers consignaient cela leurs commentaires ne dureraient pasplus de trois jours et personne nrsquoen saurait rien Nous ne posseacutedonsmecircme pas la milliegraveme partie des eacutecrits des Anciens crsquoest le hasardqui leur donne vie une vie courte ou longue selon la faveur qursquoil leurteacutemoigne et de ce que nous posseacutedons nous pouvons agrave bon droit nousdemander si ce nrsquoest la plus mauvaise part puisque nous ne savonsrien du reste On ne fait pas des livres drsquohistoire avec des choses insi-gnifiantes il faut avoir eacuteteacute le bacirctisseur drsquoun empire ou drsquoun royaumeavoir gagneacute cinquante-deux batailles rangeacutees toujours en eacutetat drsquoinfeacute-rioriteacute ndash comme Ceacutesar Dix mille bons compagnons drsquoarmes et plu-

358 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

sieurs grands capitaines moururent agrave sa suite vaillamment et coura-geusement dont les noms nrsquoont pas dureacute plus longtemps que nrsquoontveacutecu leurs femmes et leurs enfants

Eux que lrsquooubli a recouvert de son obscuriteacuteVirgile [112] Vv 302

28 De ceux-lagrave mecircme que nous avons vu agir courageusementet qui y sont resteacutes on ne parle pas plus deux ou trois mois plus tardque srsquoils nrsquoavaient jamais existeacute Celui qui examinera avec preacutecision eten toute eacutequiteacute quels sont les gens et les faits dont la gloire passe dansla meacutemoire des livres trouvera que pour notre siegravecle il y a fort peudrsquoactions et fort peu de personnes qui puissent y preacutetendre Combienavons-nous vu drsquohommes valeureux survivre agrave leur propre reacuteputationet qui ont ducirc supporter de voir srsquoeacuteteindre sous leurs yeux lrsquohonneur etla gloire fort justement acquis dans leurs jeunes anneacutees Et pour troisans de cette vie chimeacuterique et imaginaire allons-nous perdre notrevraie vie notre vie essentielle et nous engager agrave une mort perpeacutetuelle Les sages fixent un but plus beau et plus juste agrave une si importanteentreprise

laquo La reacutecompense drsquoune bonne action crsquoest de lrsquoavoir faite raquoSeacutenegraveque [96]LXXXI laquo Le fruit drsquoun devoir crsquoest le devoir lui-mecircme raquoCiceacuteron [16]II xii 29 On pourrait peut-ecirctre excuser un peintre ou un artisan ou

encore un rheacutetoricien ou un grammairien de srsquoefforcer de se faire unnom par ses ouvrages Mais les actions vertueuses sont trop noblespar elles-mecircmes pour avoir agrave rechercher un autre salaire que celui deleur propre valeur ndash et notamment pour rechercher cette valeur dans lavaniteacute des jugements des hommes Cette attitude erroneacutee peut toutefoisecirctre utile agrave la socieacuteteacute pour contenir les hommes dans les limites deleur devoir si elle contribue agrave amener le peuple vers la vertu et siles princes sont toucheacutes de voir le monde entier beacutenir la meacutemoire deTrajan et exeacutecrer celle de Neacuteron srsquoils sont impressionneacutes de voir lenom de ce grand pendard autrefois si effrayant et si redouteacute mauditet outrageacute tregraves librement par le premier eacutecolier qui srsquointeacuteresse agrave luindash alors qursquoelle se deacuteveloppe hardiment et qursquoon lrsquoentretienne parminous le plus qursquoon le pourra

30 Platon qui employait tous les moyens pour rendre vertueuxles citoyens de sa laquo Reacutepublique raquo leur conseille aussi de ne pas meacute-priser la bonne reacuteputation et lrsquoestime populaire Et il dit aussi quepar quelque inspiration divine les meacutechants eux-mecircmes savent sou-vent distinguer tregraves justement les bons des mauvais aussi bien dans

Chapitre 16 ndash Sur la gloire 359

les paroles que dans les ideacutees Cet auteur et son maicirctre1 avec lui sontde merveilleux et hardis ouvriers pour introduire les opeacuterations et lesreacuteveacutelations divines partout ougrave la capaciteacute humaine fait deacutefaut Et crsquoestpeut-ecirctre pour cela que Timon injuriait Platon en lrsquoappelant laquo le grandfabricant de miracles raquo laquo Comme les poegravetes font appel agrave un dieu quand Ciceacuteron [17] I

20ils ne savent pas comment deacutenouer leur intrigue raquo31 Puisque les hommes sont incapables de se payer drsquoune vraie

monnaie qursquoon y emploie donc aussi de la fausse Ce moyen a eacuteteacutepratiqueacute par tous les leacutegislateurs et il nrsquoest pas de socieacuteteacute ougrave lrsquoon netrouve quelque meacutelange de vaniteacute ceacutereacutemonieuse ou drsquoopinion menson-gegravere qui sert de bride pour maintenir le peuple dans son devoir Crsquoestpour cela que nombreux sont ceux qui ont des origines fabuleuses en-richies de mystegraveres surnaturels Crsquoest cela qui a donneacute du creacutedit auxreligions bacirctardes et a fait qursquoelles ont eacuteteacute favoriseacutees par les gens in-telligents crsquoest pour cela que Numa2 et Sertorius3 pour renforcer lafoi de leurs hommes leur faisaient avaler cette sottise lrsquoun que lanymphe Eacutegeacuterie lrsquoautre que sa biche blanche leur apportaient de lapart des dieux toutes les deacutecisions qursquoils prenaient

32 Lrsquoautoriteacute que Numa donna agrave ses lois en les placcedilant sous lepatronage de cette deacuteesse4 Zoroastre leacutegislateur des Bactriens et desPerses la donna aux siennes sous le nom du dieu Oromasis Trismeacute-giste chez les Eacutegyptiens invoqua Mercure Zamolxis chez les ScythesVesta Charondas chez les Chalcides Saturne Minos chez les Creacute-tois Jupiter Lycurgue chez les Laceacutedeacutemoniens Apollon Dracon etSolon chez les Atheacuteniens Minerve Toute socieacuteteacute a un dieu agrave sa tecircte crsquoest un faux dieu sauf celui que Moiumlse eacutetablit pour le peuple de Judeacuteeagrave sa sortie drsquoEacutegypte

33 La religion des Beacutedouins comme le dit le Sire de Joinvillestipulait entre autres choses que lrsquoacircme de celui qui mourait pour sonprince allait rejoindre un autre corps plus heureux plus beau et plusfort que le premier et de ce fait ils risquaient beaucoup plus volontiersleur vie

1Socrate2Numa Pompilius (714-767) Il fut le second roi de Rome Drsquoapregraves Plutarque ([79]

Numa XIV) il aurait eacuteteacute le leacutegislateur et lrsquoorganisateur de la citeacute3Sertorius geacuteneacuteral romain mort en Espagne en 73 av J-C Il eacutetait du laquo parti de

Marius raquo et entra en reacutebellion contre Pompeacutee La leacutegende preacutetend qursquoil marchait ac-compagneacute drsquoune biche blanche au moyen de laquelle il communiquait avec les Dieux(Plutarque [79] Sertorius XV)

4Montaigne ne preacutecise pas laquelle Il srsquoagit peut-ecirctre de la Muse que Plutarque([79] Numa VIII 10 p 171) eacutevoque en la nommant laquo Tacita raquo

360 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Ces guerriers bravent le fer leur courage eacutetreint la mortLucain [45] Iv 461 Crsquoest une lacirccheteacute pour eux que de meacutenager une vie qui doit renaicirctre

Voilagrave bien une croyance salutaire toute stupide qursquoelle soit Chaquenation en a plusieurs exemples pour elle-mecircme mais ce sujet meacuterite-rait un deacuteveloppement agrave part

34 Pour dire encore un mot sur mon premier sujet je ne conseillepas non plus aux Dames drsquoappeler laquo honneur raquo leur devoir laquo commeCiceacuteron [16] II

15 dans le langage courant on nrsquoappelle ldquohonorablerdquo que ce qui est glo-rieux pour le peuple raquo Leur devoir est lrsquoessentiel leur honneur nrsquoestque lrsquoeacutecorce Et je ne leur conseille pas non plus de nous donner cetteexcuse pour justifier leur refus car je suppose bien que leurs inten-tions leur deacutesir et leur volonteacute choses qui ont peu agrave voir avec lrsquohon-neur car il ne srsquoen voit rien au dehors sont encore plus reacuteglementeacuteesque leurs actes

Elle consent celle qui ne se refuse que parce qursquoil lui est deacute-fendu de consentirOvide [66] III

4 v 4

35 Envers Dieu comme envers leur conscience lrsquooffense se-rait aussi grande drsquoeacuteprouver du deacutesir que de srsquoy livrer Et ce sont desactions par elles-mecircmes cacheacutees et secregravetes il serait donc bien faciledrsquoen deacuterober quelques-unes agrave la connaissance drsquoautrui sur laquelle re-pose lrsquohonneur si elles nrsquoavaient drsquoautre respect envers leur devoir etdrsquoaffection pour la chasteteacute en elle-mecircme Toute personne drsquohonneurchoisit plutocirct de perdre son honneur que sa conscience

Chapitre 17

Sur la preacutesomption

1 Il est une autre sorte de gloire crsquoest la trop bonne opinion quenous nous formons de notre valeur Crsquoest une affection exageacutereacutee quenous nous portons et qui fait que nous avons de nous-mecircmes une re-preacutesentation diffeacuterente de ce que nous sommes reacuteellement Il en est demecircme dans la passion amoureuse qui precircte des beauteacutes et des gracirccesagrave la personne qui en est lrsquoobjet et fait que ceux qui sont eacutepris voientlrsquoobjet aimeacute diffeacuterent et plus parfait qursquoil nrsquoest parce que leur juge-ment est alteacutereacute Je ne voudrais pourtant pas que par peur de tomberdans ce travers on neacuteglige de se connaicirctre et que lrsquoon pense ecirctre in-feacuterieur agrave ce que lrsquoon est Le jugement doit toujours conserver ses preacute-rogatives il lui faut donc voir sur ce point comme ailleurs ce que laveacuteriteacute lui preacutesente Srsquoil srsquoagit de Ceacutesar qursquoil ose se consideacuterer commele plus grand capitaine qursquoil y ait au monde Nous ne sommes faitsque de conventions elles nous entraicircnent et nous en oublions la veacuteri-table substance des choses nous nous accrochons aux branches sansnous occuper du tronc Nous avons enseigneacute aux dames agrave rougir degravesqursquoelles entendent seulement ce qursquoelles ne craignent nullement defaire nous nrsquoosons pas appeler nos membres par leur nom et pourtantnous ne craignons pas de les employer agrave toutes sortes de deacutebauches Les conventions nous deacutefendent drsquoexprimer par des mots des choseslicites et naturelles et nous les suivons La raison nous deacutefend de fairedes choses mauvaises et illicites mais tout le monde srsquoen moque Etme voilagrave empecirctreacute dans les regravegles de la convenance puisqursquoelles nepermettent pas que lrsquoon parle de soi ni en bien ni en mal On leslaissera donc de cocircteacute pour cette fois

362 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

2 Ceux que le hasard (qursquoon doive lrsquoappeler heureux ou mal-heureux) a conduits agrave passer leur vie dans quelque haute fonctionpeuvent prouver par leurs actions publiques quelle sorte drsquohommesils sont Mais ceux que leur sort a maintenu dans la foule et dont per-sonne ne parlera si eux-mecircmes ne le font sont excusables srsquoils osentparler drsquoeux-mecircmes agrave ceux qui ont tout inteacuterecirct agrave les connaicirctre commece fut le cas de Lucilius

Il confiait tous ses secrets agrave des eacutecrits comme agrave des amis Horace [33] II1 vv 30-34 Heureux ou malheureux il ne cherchait jamais

Drsquoautres confidents Ainsi lrsquoon voit toute sa vie deacutecriteComme dans un tableau qui seraitConsacreacute aux dieux

Lucilius confiait au papier ses actions et ses penseacutees il srsquoy peignaittel qursquoil pensait ecirctre Rutilius et Scaurus nrsquoont pas eacuteteacute moins crus nimoins estimeacutes pour cela

3 Je me souviens donc que degraves ma plus tendre enfance on avaitremarqueacute chez moi je ne sais quelle attitude et des gestes qui manifes-taient une vaine et sotte fierteacute Je dirai drsquoabord qursquoil nrsquoest pas mauvaisdrsquoavoir des propensions et des comportements qui nous sont si per-sonnels et si inteacutegreacutes en nous que nous ne pouvons ni les ressentirni les identifier Le corps garde quelque pli de ces inclinations natu-relles sans que nous en ayons conscience et sans notre consentementConscients de leur beauteacute crsquoeacutetait avec une certaine recherche voulueqursquoAlexandre penchait un peu la tecircte sur le cocircteacute et qursquoAlcibiade avaitadopteacute une voix douce et grasseyante Jules Ceacutesar se grattait la tecircteavec le doigt ce qui est bien lrsquoattitude drsquoun homme en proie agrave desreacuteflexions peacutenibles et Ciceacuteron me semble-t-il avait coutume de segratter le nez ce qui teacutemoigne drsquoun naturel moqueur De tels mouve-ments peuvent se manifester en nous agrave notre insu Il en est drsquoautresqui sont artificiels et dont je ne parlerai pas comme les salutationset reacuteveacuterences par lesquelles on cherche agrave se donner le plus souvent agravetort lrsquohonneur drsquoecirctre humble et courtois on peut en effet ecirctre humblepour en tirer gloire

4 Je suis assez prodigue en coups de chapeau notamment eneacuteteacute1 et je nrsquoen reccedilois jamais sans y reacutepondre quelle que soit la qualiteacutede lrsquohomme sauf srsquoil est agrave mon service Je souhaiterais que certains

1Aucun eacutediteur ni commentateur ne semble avoir eacuteteacute sensible agrave lrsquohumour de cetteformule

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 363

princes que je connais en soient plus eacuteconomes et qursquoils les dispensentagrave meilleur escient car eacutetant ainsi distribueacutes inconsideacutereacutement ces salutssont sans valeur Et au chapitre des attitudes exageacutereacutees nrsquooublions pasla morgue de lrsquoEmpereur Constance qui en public gardait toujours latecircte droite sans la tourner ni la pencher ici ou lagrave sans mecircme regarderceux qui agrave cocircteacute de lui le saluaient il gardait le corps immobile sansmecircme le laisser suivre le mouvement de sa voiture sans oser cracherni se moucher ni srsquoessuyer le visage devant les gens Je ne sais si cesgestes que lrsquoon remarquait chez moi relevaient de ma nature profondeet si jrsquoavais vraiment quelque secregravete propension agrave ce vice il se peutcar je ne puis reacutepondre des mouvements de mon corps Mais pour cequi est des mouvements de lrsquoacircme je veux dire ici ce que jrsquoen ressens

5 Il y a deux aspects dans cette attitude preacutesomptueuse agrave sa-voir srsquoestimer trop soi-mecircme et ne pas estimer assez les autres Pourlrsquoun il me semble drsquoabord qursquoil faut tenir compte de ce qui suit je suissous lrsquoinfluence drsquoun deacutefaut de mon esprit qui me contrarie parce queje le considegravere comme inique et encore plus comme importun Jrsquoes-saie de le corriger mais je ne puis lrsquoextirper Il me conduit agrave deacutepreacutecierles choses que je possegravede et rehausser drsquoautant celles qui ne mrsquoap-partiennent pas me sont eacutetrangegraveres ou absentes Et cette dispositionsrsquoeacutetend bien loin De mecircme que du fait qursquoils ont autoriteacute sur ellesles maris regardent leurs femmes avec un injuste deacutedain ou que cer-tains pegraveres en font autant envers leurs enfants crsquoest ce que je fais moiaussi et entre deux ouvrages semblables je donnerai toujours plus depoids agrave lrsquoautre qursquoau mien Ce nrsquoest pas tant parce que mon zegravele agraveprogresser et mrsquoameacuteliorer trouble mon jugement et mrsquoempecircche drsquoecirctresatisfait que du fait que la possession elle-mecircme engendre le meacuteprisenvers ce que lrsquoon domine et dont on dispose Les socieacuteteacutes les mœurset les langues des pays lointains me plaisent et je mrsquoaperccedilois que lelatin par sa noblesse me seacuteduit plus qursquoil ne devrait comme il le faitpour les enfants et le petit peuple La gestion domestique la maisonet le cheval de mon ami agrave valeur eacutegale valent mieux que les miensparce qursquoils ne sont pas les miens Et drsquoautant plus que je suis tregraves peuau courant de mes propres affaires Jrsquoadmire lrsquoassurance et la certitudedont chacun fait preuve pour lui-mecircme alors qursquoen ces matiegraveres il nrsquoya quasiment rien1 que je sache savoir ni que je puisse oser preacutetendresavoir faire Je nrsquoai pas un releveacute eacutetabli drsquoavance de mes ressourceset nrsquoen ai connaissance qursquoapregraves coup Je doute de moi-mecircme autant

1On peut rappeler ici que la devise de Montaigne eacutetait laquo Que sais-je raquo

364 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que de toute autre chose1 Drsquoougrave il reacutesulte que si je megravene quelque af-faire agrave bien jrsquoattribue plus volontiers cela agrave la chance qursquoagrave mon actiondrsquoautant plus que jrsquoenvisage tout ce que jrsquoaccomplis un peu par hasardet avec inquieacutetude De mecircme parmi toutes les opinions que lrsquoAnti-quiteacute srsquoest formeacutee sur lrsquohomme en geacuteneacuteral celles vers lesquelles jesuis porteacute que jrsquoadopte le plus volontiers et auxquelles je mrsquoattache leplus ce sont celles qui nous meacuteprisent nous avilissent et aneacuteantissentle plus

6 La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu quequand elle combat notre preacutesomption et notre vaniteacute quand elle re-connaicirct de bonne foi son irreacutesolution sa faiblesse et son ignoranceIl me semble que la megravere nourriciegravere des opinions les plus faussesqursquoelles soient publiques ou priveacutees crsquoest la trop bonne opinion quelrsquohomme a de lui-mecircme Ces gens qui se perchent agrave califourchon surlrsquoeacutepicycle de Mercure2 et qui voient si loin dans le ciel me font grin-cer des dents Puisque je rencontre dans lrsquoeacutetude que je megravene et dont lesujet est lrsquohomme une telle varieacuteteacute de jugements un si profond laby-rinthe de difficulteacutes entasseacutees les unes sur les autres tant de diversiteacuteet drsquoincertitudes dans la philosophie elle-mecircme comment pourrais-jecroire ces gens-lagrave qui nrsquoont pas pu venir agrave bout de se connaicirctre eux-mecircmes ni de connaicirctre leur condition qui est pourtant constammentdevant leurs yeux qui ne savent comment se meut ce qursquoeux-mecircmesfont mouvoir qui ne savent ni deacutecrire ni expliquer les ressorts qursquoilstiennent et manipulent eux-mecircmes comment pourrais-je les croire ausujet de la cause du flux et du reflux du Nil La curiositeacute qui les pousseagrave connaicirctre les choses est un fleacuteau qui a eacuteteacute donneacute aux hommes dit laSainte Eacutecriture

7 Mais pour en revenir agrave mon propre cas il est bien difficileme semble-t-il qursquoaucun autre homme srsquoestime moins que moi voireqursquoaucun autre mrsquoestime moins que je ne mrsquoestime moi-mecircme Je meconsidegravere comme quelqursquoun drsquoordinaire mais aussi coupable des deacute-fauts les plus bas les plus vulgaires que je nrsquoexcuse ni ne reacutecuse Etje ne mrsquoestime pas plus que ce que je sais valoir Srsquoil y a en moi dela preacutesomption elle est superficielle et infuseacutee en moi par le fait de

1Cette phrase est omise dans la traduction drsquoA Lanly [58] II p 291 On remarqueraque sa reacutedaction est assez diffeacuterente dans lrsquoeacutedition de 1595 et dans lrsquolaquo exemplaire deBordeaux raquo

2La theacuteorie des laquo eacutepicycles raquo de Poleacutemeacutee faisait appel agrave des laquo petits cercles raquo quiparcouraient de plus grands pour rendre compte des irreacutegulariteacutes apparentes dans lesmouvements des astres

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 365

ma complexion qui me trahit Elle nrsquoa pas veacuteritablement de corps quipuisse donner prise agrave mon jugement Jrsquoen suis arroseacute mais pas teint

8 Car en veacuteriteacute en ce qui concerne lrsquoactiviteacute de lrsquoesprit je nrsquoaijamais produit quelque chose qui me satisfasse en quoi que ce soit etje ne me contente pas de lrsquoapprobation drsquoautrui Jrsquoai le goucirct deacutelicatet difficile et notamment agrave mon endroit Je me sens flotter et fleacutechirpar faiblesse Je nrsquoai rien qui vienne de moi et qui puisse satisfairemon jugement Jrsquoai la vue assez claire et juste mais elle se troublequand je mrsquoen sers Jrsquoen fais lrsquoexpeacuterience surtout en poeacutesie je lrsquoaimeinfiniment je juge assez bien des ouvrages des autres mais je ne suisen veacuteriteacute qursquoun enfant quand je veux y mettre la main et je ne puissupporter ce que jrsquoeacutecris On peut dire des sottises partout ailleurs maispas en Poeacutesie

Les dieux les hommes les colonnes ougrave srsquoaffichent leurs livres Horace [32]372Tout deacutefend aux poegravetes drsquoecirctre meacutediocres

Plucirct agrave Dieu que cette sentence figuracirct au fronton des boutiques detous nos imprimeurs pour en deacutefendre lrsquoentreacutee agrave tant de versificateurs

Mais il est vrai Martial [50]XII 63 v 13Que rien nrsquoa plus drsquoassurance qursquoun mauvais poegravete

9 Que nrsquoavons-nous de tels peuples que ceux-lagrave Denys lrsquoAn-cien nrsquoestimait rien tant que ses propres vers Agrave lrsquoeacutepoque des JeuxOlympiques avec des chars qui deacutepassaient tous les autres en ma-gnificence il envoya aussi des poegravetes et des musiciens pour preacutesenterses vers dans des tentes et des pavillons doreacutes et royalement tapis-seacutes Quand on se mit agrave deacuteclamer ses vers lrsquoattention de la foule futdrsquoabord attireacutee par lrsquoexcellente qualiteacute de la diction Mais quand en-suite elle put se rendre compte de lrsquoineptie de lrsquoœuvre elle en conccedilutdu meacutepris puis bientocirct son jugement tourna agrave lrsquoaigre et elle finit parse mettre en fureur et de deacutepit srsquoempressa drsquoabattre et de deacutechirertous les pavillons Et comme ensuite ses chars eux-mecircmes ne rem-portegraverent aucun succegraves dans les courses et que le navire qui ramenaitses gens apregraves avoir manqueacute la Sicile fut pousseacute par la tempecircte et sefracassa sur la cocircte de Tarente on tint pour certain que tout cela eacutetait ducircagrave la colegravere des dieux irriteacutes contre lui agrave cause de son mauvais poegravemeEt les marins qui avaient eacutechappeacute au naufrage ne faisaient eux-mecircmesqursquoabonder dans le sens de lrsquoopinion du peuple Crsquoest drsquoailleurs cetteideacutee que sembla conforter aussi lrsquooracle qui avait preacutedit sa mort cet

366 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

oracle disait que Denys serait pregraves de sa fin quand il aurait vaincu ceuxqui valaient mieux que lui ce qursquoil interpreacuteta comme eacutetant les Cartha-ginois dont la puissance eacutetait supeacuterieure agrave la sienne Et quand il sefrottait agrave eux il srsquoarrangeait souvent pour ne pas remporter la victoireou la modeacuterait pour ne pas risquer de voir se reacutealiser cette preacutedictionMais il lrsquointerpreacutetait de travers le dieu annonccedilait par lagrave le momentougrave il lrsquoemporta agrave Athegravenes par la faveur et lrsquoinjustice sur les poegravetestragiques qui eacutetaient pourtant meilleurs que lui quand il fit jouer sapiegravece intituleacutee laquo les Leacuteneacuteiens raquo dans une compeacutetition Sitocirct apregravesavoir remporteacute la victoire il treacutepassa et drsquoailleurs en partie agrave cause dela joie excessive qursquoil en avait eacuteprouveacute

10 Ce que je trouve excusable srsquoagissant de moi ne lrsquoest pas ensoi et ne lrsquoest pas vraiment mais il lrsquoest par comparaison avec drsquoautreschoses bien pires encore auxquelles je vois qursquoon accorde du creacuteditJrsquoenvie le bonheur de ceux qui savent se reacutejouir et trouver une reacutecom-pense dans ce qursquoils font crsquoest une faccedilon commode de se donner duplaisir puisque crsquoest un plaisir que lrsquoon tire de soi-mecircme Et jrsquoenviespeacutecialement ceux qui mettent de la fermeteacute dans leur deacuteterminationJe connais un poegravete agrave qui les forts et les faibles la foule et les prochesle ciel et la terre crient qursquoil ne nrsquoest pas tregraves bon en la matiegravere Cenrsquoest pas pour autant qursquoil renonce agrave rien de la stature qursquoil srsquoest don-neacutee toujours il recommence toujours reacutefleacutechit et toujours persistedrsquoautant plus ancreacute dans son opinion qursquoil ne deacutepend que de lui seulde srsquoy maintenir Quant agrave mes ouvrages agrave moi il srsquoen faut de beau-coup qursquoils me plaisent agrave chaque fois que je les reacuteexamine ils medeacuteccediloivent et me laissent deacutepiteacute

Quand je relis cela jrsquoai honte de lrsquoavoir eacutecrit tant jrsquoy vois dechosesOvide [65] I 5

vv 15-16 Qui mecircme pour leur auteur meacuteriteraient drsquoecirctre effaceacutees

11 Jrsquoai toujours dans lrsquoesprit une ideacutee qui me preacutesente uneforme meilleure que celle que jrsquoai mise en chantier mais je ne parviensni agrave la saisir ni agrave lrsquoexploiter Jrsquoen tire la conviction que les productionsde ces riches et belles acircmes du temps passeacute sont situeacutees bien au-delagravedes limites de mon imagination et de mes souhaits Leurs eacutecrits ne fontpas que me satisfaire et me combler ils me frappent et me saisissentdrsquoadmiration Je juge leur beauteacute je la vois sinon toute entiegravere maisdu moins aussi loin qursquoil mrsquoest agrave moi impossible drsquoaspirer parvenirQuoi que jrsquoentreprenne je dois un sacrifice aux Gracircces comme le ditPlutarque agrave propos de quelqursquoun pour obtenir leurs faveurs

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 367

Car tout ce qui plaicirctet charme les sens des hommesCrsquoest aux aimables Gracircces que nous le devons1

12 Mais elles me font deacutefaut agrave chaque instant tout est grossierchez moi tout manque de polissure et de beauteacute je ne sais pas fairevaloir les choses pour plus que ce qursquoelles valent et mon interventionnrsquoapporte rien agrave la matiegravere dont je traite Voilagrave pourquoi il me fautqursquoelle soit forte avec beaucoup drsquoemprise sur le lecteur et qursquoellebrille drsquoelle-mecircme Quand jrsquoutilise des sujets populaires et plus gaiscrsquoest pour suivre mon propre penchant moi qui nrsquoaime pas la sagesseceacutereacutemonieuse et triste comme tout le monde crsquoest pour me faire plai-sir agrave moi-mecircme et non pour eacutegayer mon style qui preacutefegravere les chosesseacutevegraveres et graves ndash si du moins je peux nommer laquo style raquo une faccedilon deparler informelle et sans regravegle un jargon populaire une faccedilon de faireimpreacutecise sans divisions sans conclusion trouble enfin agrave la faccedilondrsquoAmalfius et de Rabirius2

13 Je ne sais ni plaire ni reacutejouir ni chatouiller agreacuteablement lameilleure histoire du monde se dessegraveche et se ternit entre mes mainsJe ne sais parler que seacuterieusement et je suis tout agrave fait deacutenueacute de cettefaciliteacute que jrsquoobserve chez beaucoup de mes compagnons drsquoentrete-nir les premiers venus et de tenir en haleine toute une assembleacutee ouamuser sans le lasser lrsquooreille drsquoun prince par toutes sortes de proposLa matiegravere ne leur fait jamais deacutefaut car ils ont ce don de savoir uti-liser la premiegravere venue de lrsquoaccommoder au goucirct de ceux agrave qui ilsont affaire et de la mettre agrave leur porteacutee Les princes nrsquoaiment guegravere lessujets austegraveres ni moi raconter des histoires3 Les arguments essen-tiels et les plus faciles ceux qui sont en geacuteneacuteral les mieux accepteacutessont ceux que je ne sais pas utiliser je suis mauvais precirccheur pour lafoule Sur tous les sujets je dis volontiers les choses les plus impor-tantes que jrsquoen sais Ciceacuteron estime que dans les traiteacutes de philosophiela partie la plus difficile crsquoest lrsquoexorde si cela est vrai je ferai biende mrsquointeacuteresser plutocirct agrave leur conclusion

14 Il faut savoir bien pincer la corde pour produire toutes sortesde tons et le plus aigu est celui dont on fait le moins souvent usage

1Lrsquoauteur de ces vers est inconnu Certaines eacuteditions (p ex Lefevre Paris 1834)indiquent qursquoil srsquoagit laquo probablement drsquoun moderne raquo

2Ciceacuteron nomme ces personnages dans ses Acadeacutemiques [14] I 23La phrase qui suivait dans les eacuteditions de 1580 et 1588 a eacuteteacute supprimeacutee dans celle

de 1595 laquo Ce que jrsquoai agrave dire je le dis de toutes mes forces raquo

368 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Il y a au moins autant de meacuterite agrave enjoliver un sujet creux qursquoagrave en deacute-velopper un grave Il faut savoir tantocirct manier les choses superficiel-lement tantocirct les approfondir Je sais bien que la plupart des hommesse contentent de rester au premier niveau parce qursquoils ne conccediloiventles choses que drsquoapregraves leur premiegravere eacutecorce Mais je sais aussi que lesplus grands maicirctres notamment Xeacutenophon et Platon se laissent sou-vent aller agrave cette faccedilon triviale et populaire de dire les choses trouvanttoujours des formules eacuteleacutegantes pour la soutenir

15 Au demeurant mon langage nrsquoest ni facile ni bien poli ilest plutocirct rugueux et deacutedaigneux ses mouvements sont libres et sansregravegles Il me plaicirct ainsi non par jugement mais par inclination natu-relle Pourtant je sens bien que parfois je mrsquoy abandonne trop et qursquoagraveforce de vouloir eacuteviter lrsquoart et lrsquoaffectation jrsquoy retombe par un autrecocircteacute

Voulant ecirctre brefHorace [32] V25 Jrsquoen deviens obscur

Platon dit que la briegraveveteacute ou la longueur ne sont pas des proprieacuteteacutes quiocirctent ou donnent du prix agrave un langage

16 Quand bien mecircme je chercherais agrave adopter un style eacutegal uniet ordonneacute je ne saurais y parvenir Et mecircme si le rythme et les peacute-riodes de Salluste srsquoaccordent mieux agrave mon caractegravere je trouve pour-tant Ceacutesar plus grand et moins facile agrave imiter Et si mon penchant meporte plus vers lrsquoimitation du langage de Seacutenegraveque je nrsquoen estime pasmoins davantage celui de Plutarque En actes comme en paroles jesuis tout simplement ma pente naturelle Crsquoest peut-ecirctre pour cela queje suis plus agrave lrsquoaise en parlant qursquoen eacutecrivant Le mouvement et la ges-tuelle animent les paroles notamment chez ceux qui srsquoagitent brus-quement comme je le fais et qui srsquoeacutechauffent en parlant Le port detecircte le visage la voix le costume lrsquoattitude peuvent donner du prixagrave des choses qui nrsquoen ont guegravere par elles-mecircmes comme le verbiageMessala se plaint dans Tacite des accoutrements eacutetroits et de la faccedilondont eacutetaient faits les bancs des orateurs qui selon lui nuisaient agrave leureacuteloquence

17 Mon franccedilais est alteacutereacute dans sa prononciation comme dansLe ldquoparlerrdquo deMontaigne drsquoautres domaines par la barbarie de mon terroir Je nrsquoai jamais vu

un homme de nos contreacutees du sud qui ne fasse nettement sentir sonaccent et qui ne blesse pas les oreilles purement franccedilaises Et ce nrsquoestpas pour autant que je suis bien expert en peacuterigourdin je ne le maicirc-trise pas plus que lrsquoallemand ndash et peu mrsquoimporte Crsquoest un langage dumecircme ordre que ceux qui mrsquoentourent ndash le poitevin le saintongeais

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 369

lrsquoangoumoisin le limousin lrsquoauvergnat il est mou traicircnant verbeuxIl y a bien au-dessus de nous vers les montagnes un Gascon que jetrouve singuliegraverement beau sec bref expressif et en veacuteriteacute crsquoest unlangage macircle et militaire plus qursquoaucun autre que je comprenne Il estaussi nerveux puissant et direct que le franccedilais est gracieux deacutelicatet abondant Quant au latin qui mrsquoa eacuteteacute donneacute comme langue mater-nelle jrsquoen ai perdu lrsquohabitude et de ce fait la promptitude agrave pouvoirmrsquoen servir pour parler et mecircme agrave eacutecrire ce qui autrefois me faisaitappeler laquo Maicirctre Jean raquo1 Voilagrave bien mon peu de valeur de ce cocircteacute-lagrave

18 La beauteacute est un eacuteleacutement drsquoune grande importance dans les La beauteacuterelations entre les hommes crsquoest la premiegravere cause drsquoentente entreeux et il nrsquoest pas drsquohomme si barbare ni si hargneux qui ne se sentefrappeacute par sa douceur Le corps joue un grand rocircle dans ce que noussommes il y tient une place importante Sa structure et son organi-sation meacuteritent donc drsquoecirctre prises en consideacuteration Ceux qui veulentseacuteparer nos deux principaux constituants et les maintenir agrave part lrsquounde lrsquoautre ont tort au contraire il faut les rassembler et les unir Il fautordonner agrave lrsquoacircme non pas de se replier sur elle-mecircme de vivre de soncocircteacute de meacutepriser et abandonner le corps (et elle ne saurait drsquoailleursy parvenir que par quelque singerie apprecircteacutee) mais au contraire de serallier agrave lui lrsquoembrasser le cheacuterir lrsquoaider le controcircler le remettre dansle bon chemin et lrsquoy ramener quand il en sort lrsquoeacutepouser en quelquesorte et lui servir de mari pour que leurs actions ne paraissent pas sidiffeacuterentes et si contraires mais bien accordeacutees et uniformes Les chreacute-tiens ont une particuliegravere connaissance de cette liaison car ils saventque la justice divine fait sienne cette association cette sorte drsquoassem-blage du corps et de lrsquoacircme au point de rendre le corps susceptible derecevoir des reacutecompenses eacuteternelles ils savent aussi que Dieu regardelrsquohomme globalement et veut qursquoil reccediloive dans sa totaliteacute un chacircti-ment ou une reacutecompense selon ses meacuterites

19 Lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne la plus humaine de toutes les eacutecolesphilosophiques attribue agrave la sagesse la tacircche de fournir et procurer leurbien en commun agrave ces deux parties reacuteunies elle montre ainsi que lesautres eacutecoles pour ne pas srsquoecirctre suffisamment attacheacutees agrave tenir comptede ce meacutelange ont pris parti lrsquoune pour le corps lrsquoautre pour lrsquoacircmefaisant la mecircme erreur et se sont ainsi eacuteloigneacutees de leur veacuteritable sujetqui est lrsquohomme et de leur guide qursquoelles reconnaissent en geacuteneacuteralecirctre la Nature

1Se disait drsquoun homme habile

370 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

20 Il est vraisemblable que lrsquoavantage offert par la beauteacute fut agravelrsquoorigine de la premiegravere distinction qui se fit entre les hommes et quidonna aux uns la preacuteeacuteminence sur les autres

Le partage des terres et leur distribution se firentLucregravece [46] V1109 Agrave proportion de la beauteacute de la force et de lrsquoesprit

Car la beauteacute avait grande importanceEt la force imposait le respect

Or je suis moi drsquoune taille un peu infeacuterieure agrave la moyenne Etcette insuffisance nrsquoest pas seulement vilaine elle a aussi des inconveacute-nients notamment pour ceux qui exercent des commandements et desresponsabiliteacutes car il leur manque lrsquoautoriteacute que donnent une certainemajesteacute du corps et une belle prestance

21 Caius Marius ne recrutait pas volontiers de soldats qui nefassent six pieds1 de haut laquo Le Courtisan raquo2 a bien raison de preacutefeacute-rer que le gentilhomme dont il srsquooccupe ait une taille ordinaire plutocirctqursquoexceptionnelle et de refuser pour lui toute particulariteacute qui le fe-rait montrer du doigt Mais srsquoagissant drsquoun militaire et srsquoil ne rentrepas dans la moyenne je ne choisirais pas moi qursquoil soit plutocirct en-deccedilagrave qursquoau-delagrave drsquoelle Les petits hommes dit Aristote sont bien jo-lis mais ne sont pas beaux et crsquoest agrave la grandeur que se reconnaicirct lagrande acircme tout comme la beauteacute dans la haute taille

22 Les Eacutethiopiens et les Indiens dit Aristote quand ils eacutelisaientleurs rois et leurs magistrats tenaient compte de leur beauteacute et de leurstature Ils avaient raison car voir un chef de belle stature et hautetaille marcher agrave la tecircte drsquoune troupe inspire du respect agrave ceux qui lesuivent et de lrsquoeffroi agrave lrsquoennemi

Dans les premiers marche Turnus agrave la belle prestanceVirgile [112]VII vv783-784

Les armes agrave la main et dominant ceux qui lrsquoentourent

Notre grand roi divin et ceacuteleste dont toutes les particulariteacutes doiventecirctre releveacutees avec soin pieusement et respectueusement nrsquoa pas renieacutela distinction corporelle laquo le plus beau entres les fils des hommes3 raquoEt Platon souhaite la beauteacute en mecircme temps que la modeacuteration et lagrandeur drsquoacircme pour ceux qui veilleront sur sa Reacutepublique

1Le pied laquo du roi raquo valait 0324m et le laquo pied anglais raquo 0305 Pour lrsquoeacutepoque deMontaigne laquo six pieds raquo repreacutesentaient une taille assez exceptionnelle

2On considegravere geacuteneacuteralement qursquoil srsquoagit lagrave du personnage du livre de Castiglione IlCorteggiano [11]

3Psaumes XLV 3

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 371

23 Crsquoest une grande vexation lorsqursquoon srsquoadresse agrave vous au mi-lieu de vos gens pour vous demander laquo Ougrave est Monsieur raquo et quevous nrsquoavez que le reste du coup de chapeau que lrsquoon adresse agrave votrebarbier ou agrave votre secreacutetaire Crsquoest ce qui arriva agrave ce pauvre Philopœ-men comme il eacutetait arriveacute en premier avant sa troupe en un logis ougraveil eacutetait attendu lrsquohocirctesse qui ne le connaissait pas et lui trouvait assezmauvaise mine lrsquoenvoya aider un peu ses femmes agrave puiser de lrsquoeau etattiser le feu pour Philopœmen Quand les gentilshommes de sa suitearrivegraverent ils le surprirent occupeacute agrave ces nobles travaux (car il nrsquoavaitpas manqueacute drsquoobeacuteir aux ordres qursquoon lui avait donneacutes) et lui deman-degraverent ce qursquoil faisait lagrave laquo Je paie leur reacutepondit-il pour ma laideur raquo

24 Les autres aspects de la beauteacute concernent les femmes labeauteacute de la taille est la seule beauteacute des hommes Si lrsquoon est petit nila largeur et la courbe du front ni la clarteacute et la douceur des yeux ni laforme peu marqueacutee du nez ni la petitesse de lrsquooreille et de la boucheni la reacutegulariteacute et la blancheur des dents ni une barbe eacutepaisse et uniecouleur chacirctaigne ni les cheveux drus ni la juste proportion de larondeur de la tecircte ni la fraicirccheur du teint ni lrsquoair agreacuteable du visage nilrsquoabsence drsquoodeur ni la juste proportion des membres rien de tout celane pourra faire un bel homme Jrsquoai moi-mecircme au demeurant la tailleforte et eacutepaisse le visage non pas gras mais plein et ma complexionheacutesite entre le jovial et le meacutelancolique moyennement sanguine etchaude

Et jrsquoai donc les jambes et la poitrine pleines de poils Martial [50] II36

25 Ma santeacute est bonne et vigoureuse rarement troubleacutee par lesmaladies jusqursquoagrave un acircge avanceacute Du moins jrsquoeacutetais ainsi et non pasmaintenant que je suis engageacute dans les avenues de la vieillesse ayantdepuis longtemps deacutepasseacute les quarante ans

Peu agrave peu les forces et la vigueur sont vaincues par lrsquoacircge Lucregravece [46] IIvv 1131-1132Et voici que vient la deacutecreacutepitude

Ce que je serai doreacutenavant ce nrsquoest plus qursquoun demi-ecirctre ce nesera plus vraiment moi je mrsquoeacutechappe et me deacuterobe agrave moi-mecircme tousles jours

Un agrave un tous nos biens nous sont deacuterobeacutes par les anneacutees Horace [34] II2 v 55

26 Je nrsquoai reccedilu ni adresse ni agiliteacute Je suis pourtant le fils drsquounpegravere tregraves alerte et drsquoune vitaliteacute qui se prolongea jusqursquoen son ex-trecircme vieillesse Il ne rencontra guegravere drsquohomme de sa condition qui

372 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

puisse lrsquoeacutegaler pour les exercices physiques alors que je nrsquoen ai guegraveretrouveacute qui ne mrsquoy surpassent moi sauf agrave la course ougrave jrsquoeacutetais dansles moyens En musique ni pour la voix pour laquelle je suis tregraves peudoueacute ni pour les instruments on nrsquoa jamais reacuteussi agrave rien mrsquoapprendreAgrave la danse agrave la paume agrave la lutte je nrsquoai reacuteussi agrave acqueacuterir qursquoune maicirc-trise fort limiteacutee et tregraves ordinaire et rien du tout en ce qui concerne lanage lrsquoescrime la voltige le saut Jrsquoai les mains si malhabiles que jene sais mecircme pas eacutecrire pour mon propre compte de sorte que ce quejrsquoai griffonneacute jrsquoaime mieux le refaire que de me donner la peine de ledeacutechiffrer Et je ne lis guegravere mieux Je sens que je suis peacutenible pourceux qui mrsquoeacutecoutent Mais agrave part ccedila ndash bon lettreacute1 Je suis incapablede plier et cacheter une lettre comme il faut je nrsquoai jamais su taillerune plume ni deacutecouper correctement la viande agrave table ni harnacher uncheval ni porter un oiseau de proie sur le poing et le faire srsquoenvoler niparler aux chiens aux oiseaux aux chevaux

27 Mes aptitudes corporelles sont en somme tout agrave fait en rap-port avec celles de lrsquoacircme rien de tregraves remarquable seulement unebelle et solide vigueur Je suis dur agrave la peine mais seulement si crsquoestde mon fait et aussi longtemps que le deacutesir mrsquoy porte

Le plaisir fait oublier lrsquoausteacuteriteacute du travailHorace [33] II2 v 12

Et agrave lrsquoinverse si je nrsquoy suis alleacutecheacute par quelque plaisir possible etsi je nrsquoai drsquoautre guide que ma pure et libre volonteacute je nrsquoy vaux rienCar jrsquoen suis au point ougrave mis agrave part la santeacute et la vie il nrsquoest rien pourquoi je me rongerais les ongles et que je serais precirct agrave acheter contredes soucis et des contraintes

Agrave ce prix je ne voudrais pas de lrsquoeau sombre du TageJuveacutenal [41]III 54 Mecircme avec tout lrsquoor qursquoelle roule vers la mer

Je suis tout agrave fait disponible et libre par nature et par ma volonteacuteJe precircterais aussi volontiers mon sang que mes soucis2

1On srsquoest interrogeacute sur le sens agrave donner agrave cette remarque Drsquoaucuns la comprennentcomme laquo bon savant raquo (Lexique de lrsquoeacutedition Villey-Strowski [52]) drsquoautres (D MFrame [28] ) y voient une note drsquohumour ndash et crsquoest aussi mon avis

2Le sens de cette phrase nrsquoeacutetant pas tregraves clair ni tregraves sucircr il peut ecirctre inteacuteressantde voir quel a eacuteteacute le cheminement de la reacuteflexion de Montaigne agrave travers les diversesreacutedactions telles qursquoon peut les deacutechiffrer en marge de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo laquo Il nrsquoest rien si cher pour moi On a meilleur marcheacute de ma bourse Je ne trouve rien sicherement acheteacute que ce qui me cause du soing raquo (Tout ce qui preacutecegravede a eacuteteacute barreacute)

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 373

28 Jrsquoai une acircme qui nrsquoappartient qursquoagrave elle-mecircme habitueacutee agrave seconduire agrave sa guise Nrsquoayant eu jusqursquoagrave maintenant ni chef ni maicirctreimposeacute jrsquoai marcheacute aussi loin et au pas qursquoil mrsquoa plu de prendre Celamrsquoa amolli rendu inapte agrave servir les autres et ne mrsquoa fait bon qursquoagrave moiIl ne mrsquoa pas eacuteteacute neacutecessaire de lutter contre ce naturel lourd paresseuxet faineacuteant je me suis trouveacute degraves ma naissance agrave la tecircte drsquoune fortunetelle que jrsquoai pu mrsquoen contenter ndash mais avec suffisamment de bon senspour sentir que je le pouvais Crsquoeacutetait une situation que pourtant milleautres de ma connaissance eussent consideacutereacute plutocirct comme un trem-plin vers quelque chose de plus dans lrsquoagitation et lrsquoinquieacutetude Quantagrave moi je nrsquoai rien rechercheacute et rien acquis non plus

Lrsquoaquilon favorable nrsquoenfle pas ma voile Horace [34] II2 v 201 sqLe vent du sud contraire ne freine pas ma course

En force talents beauteacute vertu naissance je suisDans les derniers des premiers et dans les premiers des derniers

29 Je nrsquoai eu besoin que du talent de me contenter de ce quejrsquoavais ce qui est tout de mecircme si on y regarde bien une regravegle devie difficile agrave suivre en toutes circonstances et que dans la pratiquenous trouvons plus souvent appliqueacutee dans la disette que dans lrsquoabon-dance Drsquoautant que peut-ecirctre comme il en est pour les autres pas-sions la faim des richesses est plus aiguiseacutee par leur usage que parleur manque et que la vertu de la modeacuteration est plus rare que cellede la patience1 Je nrsquoai donc eu besoin que de jouir tranquillement desbiens que Dieu par sa libeacuteraliteacute avait placeacutes entre mes mains Je nrsquoaitacircteacute drsquoaucune sorte de travail ennuyeux je nrsquoai eu guegravere agrave mrsquooccuperque de mes propres affaires ou bien ce ne fut qursquoagrave la condition de lesmener agrave ma faccedilon et agrave mon heure confieacutees qursquoelles mrsquoeacutetaient par desgens qui me faisaient confiance et me connaissaient qui ne me bous-culaient pas Car drsquoun cheval reacutetif et poussif les gens habiles saventencore obtenir des services

30 Mon enfance elle-mecircme a eacuteteacute conduite drsquoune faccedilon douceet libre exempte de rigoureuse obeacuteissance Tout cela mrsquoa donneacute uncaractegravere fragile qursquoil ne faut pas trop solliciter au point que mecircmemaintenant jrsquoaime que lrsquoon me cache mes pertes et les deacutesordres quime touchent Au chapitre de mes deacutepenses je compte ce que me coucirctema nonchalance agrave entretenir et agrave nourrir ma maison

Crsquoest ici le surplus eacutechappeacute au regard du maicirctre Horace [34] I6 v 45

1Au sens de laquo courage de supporter raquo

374 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Et qui profite aux voleurs

Jrsquoaime ne pas connaicirctre le compte de ce que jrsquoai pour ressentirmoins preacuteciseacutement ce que je perds Je prie ceux qui vivent avec moiquand ils nrsquoont pas lrsquoaffection neacutecessaire et les bons offices qui de-vraient lrsquoaccompagner de me tromper et de me payer de bonnes ap-parences Faute drsquoavoir assez de fermeteacute pour supporter les inconveacute-nients des eacuteveacutenements deacutesagreacuteables auxquels nous sommes tous ex-poseacutes et ne pouvoir me tenir precirct agrave reacutegler et ordonner mes propresaffaires je nourris en moi autant que je peux mrsquoabandonnant ainsitotalement aux hasards du destin cette faccedilon de voir les choses quiconsiste agrave prendre toutes choses au pire et me reacutesoudre agrave supporter cepire-lagrave avec douce reacutesignation et patience Crsquoest agrave cela seulement queje travaille et le but vers lequel srsquoacheminent toutes mes reacuteflexions

31 En preacutesence drsquoun danger je ne pense pas tant au moyen drsquoyeacutechapper que combien il importe peu que jrsquoy eacutechappe Quand jrsquoy res-terais quelle importance Ne pouvant reacutegler les eacuteveacutenements je meregravegle moi-mecircme et mrsquoadapte agrave eux srsquoils ne srsquoadaptent pas agrave moi Je nesuis pas tregraves doueacute pour esquiver les coups du sort et lui eacutechapper ou ledominer ni pour arranger et diriger habilement les choses dans moninteacuterecirct Je supporte encore moins le soin rigoureux et peacutenible qursquoilfaut y mettre Et la situation pour moi la plus peacutenible crsquoest drsquoecirctre ensuspens au milieu drsquoaffaires pressantes tirailleacute entre la crainte et lrsquoes-peacuterance Avoir agrave deacutecider mecircme des choses les plus insignifiantes medeacuterange Mon esprit a plus de difficulteacute agrave supporter les mouvementset les secousses diverses provoqueacutes par le doute et lrsquointerrogation qursquoagravese ranger agrave quelque parti que ce soit et srsquoy tenir quand le sort en estjeteacute Peu de passions ont troubleacute mon sommeil mais la moindre desdeacutecisions agrave prendre le fait Sur les chemins jrsquoeacutevite volontiers les cocircteacutespentus et glissants pour me jeter dans leur fond le plus boueux et ougravelrsquoon enfonce le plus parce que je nrsquoy risque pas drsquoaller plus bas etque jrsquoy cherche la seacutecuriteacute Il en est de mecircme dans les malheurs queje preacutefegravere deacutefinitifs qui ne me permettent plus drsquoheacutesiter et ne me tra-cassent plus parce qursquoil est trop tard pour leur trouver une improbablesolution et qui me jettent tout droit dans la souffrance

Les malheurs incertains sont les plus peacuteniblesSeacutenegraveque [97]III sc 1 v 29

32 Devant les eacuteveacutenements je me comporte en homme et pourles diriger comme un enfant La crainte de la chute me trouble plus

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 375

que la chute elle-mecircme Le jeu ne vaut pas la chandelle1 Lrsquoavaresouffre plus de sa passion que le pauvre de son eacutetat et le jaloux quele cocu Il est souvent moins peacutenible de perdre sa vigne que de plaiderpour la conserver La marche la plus basse est la plus solide2 Crsquoestle fondement de la fermeteacute vous nrsquoy avez besoin que de vous elletrouve lagrave son assise et repose entiegraverement sur elle-mecircme

33 Voici lrsquoexemple drsquoun gentilhomme que bien des gens ontconnu nrsquoa-t-il pas quelque valeur philosophique Il se maria sur letard ayant passeacute sa jeunesse en bon compagnon grand raconteur drsquohis-toires grand amuseur Nrsquooubliant pas combien le sujet du cocuage luiavait fourni de quoi parler et se moquer des autres il pensa se mettreagrave lrsquoabri en eacutepousant une femme qursquoil prit en un lieu ougrave chacun peuten trouver pour son argent et eacutetablit avec elle cette regravegle laquo Bonjourputain ndash Bonjour cocu raquo Et il nrsquoy avait rien dont il parlait plus souventavec ceux qui lui rendaient visite que de ces dispositions par lesquellesil reacutefreacutenait les bavardages secrets des moqueurs et eacutemoussait les piquesqursquoil eucirct pu encourir

34 Quant agrave lrsquoambition qui est voisine de la preacutesomption ouplutocirct sa fille il aurait fallu pour me pousser vers les honneurs quele hasard fucirct venu me prendre par la main Car je nrsquoeusse pas eacuteteacute ca-pable de me mettre en peine pour une espeacuterance incertaine et sup-porter toutes les difficulteacutes qui sont le lot de ceux qui cherchent agrave sepousser pour ecirctre en faveur au deacutebut de leur ascension

Je nrsquoachegravete pas lrsquoespeacuterance agrave ce prix Teacuterence [107]II 3 v 11

Je mrsquoattache agrave ce que je vois et que je tiens et ne mrsquoeacuteloigne guegraveredu port

Que lrsquoune de tes rames rase le flot lrsquoautre le rivage Properce [80]III iii 23

Et puis on nrsquoobtient pas grand-chose dans ces promotions si cenrsquoest en mettant drsquoabord en jeu ses propres biens Et je considegravere quesi ce qursquoon a suffit agrave se maintenir dans la condition qui eacutetait la nocirctreagrave la naissance et dans laquelle on a grandi crsquoest folie que de lacircchercela pour le vague espoir de lrsquoameacuteliorer Celui agrave qui le sort refuse dequoi prendre pied quelque part et se faire une existence tranquille etcalme celui-lagrave est pardonnable srsquoil hasarde ce qursquoil possegravede puisquede toutes faccedilons la neacutecessiteacute lrsquoy contraindrait

1Lrsquoexpression est encore usiteacutee dans le sens de laquo ccedila ne vaut pas le coup raquo2On peut rapprocher cela du vers de Dante laquo Si che rsquol piegrave fermo sempre era rsquol piugrave

basso raquo Inferno 30

376 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Dans lrsquoadversiteacute mieux vaut prendre la voie hasardeuseSeacutenegraveque [97]II sc 1 v 47

Jrsquoexcuse plutocirct un cadet de risquer sa part drsquoheacuteritage que celui quia la charge de lrsquohonneur de la famille et qui se retrouve neacutecessiteuxentiegraverement par sa faute

35 Jrsquoai trouveacute avec lrsquoaide de mes bons amis du temps passeacute lechemin le plus court et le plus commode pour me deacutetacher de ce deacutesiret me tenir tranquille Horace [34] I

1 v 51En homme qui jouit drsquoune douce condition sans la poussiegravere de

la victoire

Car je juge sainement que mes forces ne sont pas capables degrandes choses et je me souviens de ce mot de feu le chancelier Oli-vier les Franccedilais ressemblent agrave des guenons qui grimpent dans lesarbres sautant de branche en branche jusqursquoagrave ce qursquoelles soient arri-veacutees agrave la plus haute et parvenues lagrave y montrent leur cul

Il est stupide de se charger drsquoun poids qursquoon ne peut soutenirProperce [80]III 9 5 Pour ensuite fleacutechir les genoux et srsquoen deacutebarrasser

36 Mecircme les qualiteacutes que je possegravede et qui ne souffrent pas dereproches je les trouvais inutiles agrave notre eacutepoque La faciliteacute de moncaractegravere on lrsquoaurait taxeacutee de lacirccheteacute et de faiblesse ma loyauteacute etma conscience on les aurait trouveacutees tatillonnes et superstitieuses ma franchise et ma liberteacute importunes irreacutefleacutechies et teacutemeacuteraires Agravequelque chose malheur est bon Il est bon de naicirctre agrave une eacutepoque tregravesdeacutepraveacutee car en comparaison des autres vous ecirctes consideacutereacute commevertueux agrave bon marcheacute Qui nrsquoest que parricide et sacrilegravege de nosjours est un homme de bien et drsquohonneur

Si maintenant ton ami ne nie pas ce que tu lui as confieacuteJuveacutenal [41]XIII 60 Srsquoil te rend ta vieille bourse avec sa monnaie rouilleacutee

Crsquoest un miracle de bonne foi digne de figurerSur les tablettes eacutetrusques Et qursquoil faut ceacuteleacutebrer en immolant une jeune brebis couronneacutee

Il nrsquoy eut jamais drsquoeacutepoque ni de lieu ougrave les princes aient pu tirer debeacuteneacutefice plus certain et plus grand de la bonteacute et de la justice Je seraisbien eacutetonneacute si le premier qui aurait lrsquoideacutee drsquoaccroicirctre sa faveur et sareacuteputation par ce moyen-lagrave ne devanccedilait facilement ses compagnons

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 377

La force et la violence peuvent bien quelque effet mais pas toujourssur tout

37 Les marchands les juges de village les artisans rivalisent devaillance et de science militaire avec la noblesse Ils megravenent drsquohono-rables combats en public comme en priveacute ils se battent et deacutefendentleurs villes dans les guerres actuelles La renommeacutee drsquoun prince setrouve comme eacutetouffeacutee dans cette foule Qursquoil brille par son humaniteacuteson honnecircteteacute sa loyauteacute sa modeacuteration et surtout par sa justice cesont lagrave des marques rares inconnues et tenues agrave lrsquoeacutecart Ce nrsquoest quepar le consentement de la population qursquoil peut conduire ses affaires etil nrsquoest pas de qualiteacutes qui puissent aussi bien que celles-lagrave conqueacuterirson cœur ce sont celles qui lui sont le plus utiles laquo Rien nrsquoest aussi Ciceacuteron Pro

Ligario [106]X

populaire que la bonteacute raquo38 Dans les conditions de notre eacutepoque donc jrsquoaurais pu me

consideacuterer comme grand et extraordinaire tout comme je me sens unpygmeacutee et un homme bien ordinaire par rapport agrave certains siegravecles pas-seacutes dans lesquels il eacutetait commun si drsquoautres qualiteacutes plus importantesne srsquoy ajoutaient de voir un homme modeacutereacute dans ses vengeances peusensible aux offenses scrupuleux dans le respect de la parole donneacuteeni agrave double face ni souple nrsquoajustant pas ce qursquoil pense agrave la volonteacutedes autres ni aux circonstances Je me laisserais plutocirct tordre le coupar les affaires que de tordre ma foi pour leur service Car srsquoagissant decette nouvelle laquo vertu raquo si fort agrave la mode aujourdrsquohui et qui consisteagrave feindre et dissimuler jrsquoai pour elle une haine capitale et je ne trouveparmi tous les vices aucun qui teacutemoigne drsquoautant de lacirccheteacute et de bas-sesse Crsquoest un comportement de couard et drsquoesclave que drsquoaller sedeacuteguiser se dissimuler sous un masque et de ne pas oser se montrertel qursquoon est Crsquoest par lagrave que nos contemporains srsquoentraicircnent agrave la per-fidie Habitueacutes agrave parler faux ils nrsquoont pas conscience de manquer agrave laveacuteriteacute Un noble cœur ne doit pas deacuteguiser ce qursquoil pense Il veut semontrer jusqursquoau fond ou tout y est bon ou tout au moins tout y esthumain

39 Aristote considegravere que crsquoest le rocircle drsquoune grand acircme que de Le mensongehaiumlr et aimer ouvertement de juger et de parler en toute franchise et dese soucier plus de la veacuteriteacute que de lrsquoapprobation ou de la reacuteprobationdrsquoautrui Apollonios disait qursquoil appartenait aux esclaves de mentir etaux hommes libres de dire la veacuteriteacute Crsquoest la premiegravere et fondamen-tale partie de la vertu il faut lrsquoaimer pour elle-mecircme Celui qui ditla veacuteriteacute parce qursquoil y est contraint drsquoune certaine faccedilon parce quecela lui est utile et qui ne craint pas de mentir quand cela nrsquoa pas

378 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

drsquoimportance celui-lagrave nrsquoest pas veacuteritablement honnecircte Mon acircme depar sa constitution se refuse au mensonge et en deacuteteste mecircme la pen-seacutee Jrsquoeacuteprouve une honte inteacuterieure et un remords cuisant quand unmensonge mrsquoeacutechappe comme cela arrive parfois quand je suis pris decourt par des circonstances qui me troublent

40 Il ne faut pas toujours tout dire ce serait une sottise Maisce que lrsquoon dit il faut que ce soit ce qursquoon pense sinon crsquoest de la per-versiteacute Je ne sais quel avantage on attend de feindre et de se deacuteguisersans cesse si ce nrsquoest agrave la fin de nrsquoecirctre pas cru mecircme quand on dit laveacuteriteacute On peut ainsi tromper les gens une fois ou deux Mais faire pro-fession de dissimulation et preacutetendre comme lrsquoon fait certains de nosprinces qursquoils laquo en mettraient leur chemise au feu1 raquo si elle eacutetait dansle secret de leurs veacuteritables intentions (formule attribueacutee agrave MetellusMacedonicus dans lrsquoAntiquiteacute) et que celui qui ne sait pas feindre nesait pas reacutegner crsquoest avertir ceux avec qui on va neacutegocier que lrsquoon nefera que mentir et tricher laquo Plus on est astucieux et ruseacute plus on estCiceacuteron [18] II

ix odieux et suspect faute drsquoavoir la reacuteputation drsquoecirctre honnecircte raquo Ce se-rait une grande naiumlveteacute que de se laisser influencer par le visage ou lesparoles de celui qui a pour principe de se montrer toujours diffeacuterem-ment agrave lrsquoexteacuterieur de ce qursquoil est au-dedans comme le faisait Tibegravere2Et je me demande quelle part de tels gens peuvent avoir dans leursrelations avec les autres hommes puisqursquoils ne disent rien qui puisseecirctre pris pour argent comptant Qui nrsquoest pas loyal envers la veacuteriteacute nelrsquoest pas non plus envers le mensonge

41 Ceux qui agrave notre eacutepoque traitant du devoir drsquoun prince ontconsideacutereacute que celui-ci ne reposait que sur le souci de ses inteacuterecircts et quiont preacutefeacutereacute cela au souci de sa loyauteacute et de sa conscience auraient rai-son srsquoil srsquoagissait drsquoun prince dont le hasard aurait si bien arrangeacute lesaffaires qursquoil pucirct les eacutetablir deacutefinitivement par une seule faute un seulmanquement agrave sa parole Mais il nrsquoen est rien on rechute souventdans de semblables marcheacutes on fait plus drsquoune paix et plus drsquoun traiteacutedans sa vie Lrsquoavantage les incite agrave commettre la premiegravere deacuteloyauteacuteet il srsquoen preacutesente presque toujours comme pour toutes les mauvaisesactions sacrilegraveges assassinats reacutebellions trahisons Tout cela estentrepris dans lrsquoespoir de quelque gain Mais ce premier gain apporteensuite avec lui drsquoinfinis dommages lrsquoexemple de ce manque de pa-

1On dit encore aujourdrsquohui laquo en mettre sa main au feu raquo par allusion au laquo jugementpar le feu raquo pratiqueacute au Moyen-Age et selon lequel on pouvait prouver son innocence enoffrant sa main agrave la flamme (ou au fer rouge) sans en ressentir de brucirclure Le laquo prince raquodont il srsquoagit ici est geacuteneacuteralement deacutesigneacute comme eacutetant Charles VIII

2Crsquoest ce que dit Tacite Annales [100] I 11

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 379

role prive ensuite le prince de toute relation et de tout moyen de neacute-gociation Dans mon enfance Soliman1 de la race des Ottomans racepeu soucieuse drsquoobserver les promesses et les pactes fit deacutebarquer sonarmeacutee agrave Otrante parce qursquoil avait appris que Mercurin de Gratinare etles habitants de Castro y eacutetaient retenus prisonniers apregraves avoir livreacutela ville contrairement agrave ce qui avait eacuteteacute convenu entre eux et ses genset ordonna qursquoils fussent relacirccheacutes Il deacuteclara qursquoayant en vue drsquoautresgrandes entreprises dans cette reacutegion cet acte de deacuteloyauteacute malgreacuteson utiliteacute apparente agrave ce moment ne lui apporterait agrave lrsquoavenir quemauvaise reacuteputation et deacutefiance agrave son eacutegard lui causant un immensepreacutejudice En ce qui me concerne jrsquoaime mieux ecirctre importun et in-discret que flatteur et dissimuleacute

42 Je reconnais qursquoil peut se mecircler quelque pointe de fierteacute etdrsquoentecirctement au fait de se tenir ainsi entiegraverement agrave deacutecouvert sanssrsquooccuper des autres comme je le fais Et il me semble que jrsquoai ten-dance agrave ecirctre un peu plus libre lagrave ougrave il faudrait lrsquoecirctre moins et queje mrsquoeacutechauffe drsquoautant plus si lrsquoon preacutetend mrsquoimposer le respect Ilse peut aussi que je me laisse aller selon ma nature faute de savoir-faire Ayant envers les grands le mecircme laisser-aller dans le langage etle comportement que chez moi je sens combien cela peut conduireagrave lrsquoexcegraves et lrsquoinciviliteacute Mais outre que je suis ainsi fait je nrsquoai paslrsquoesprit assez deacutelieacute pour esquiver une question impromptue ni poury eacutechapper par quelque deacutetour non plus que pour deacuteguiser la veacuteriteacute je nrsquoai drsquoailleurs pas assez de meacutemoire pour mrsquoen souvenir ainsi deacute-guiseacutee ni assez drsquoaplomb pour la soutenir Je fais donc le brave parfaiblesse Crsquoest pourquoi je mrsquoabandonne agrave la naiumlveteacute de dire tou-jours ce que je pense par constitution et volontairement laissant lehasard se charger des conseacutequences Aristippe disait que le principalfruit qursquoil eucirct tireacute de la philosophie crsquoeacutetait de parler librement et ou-vertement agrave chacun

43 Crsquoest un outil extrecircmement utile que la meacutemoire et sans La meacutemoirelequel le jugement a bien du mal agrave remplir son office Elle me faitcomplegravetement deacutefaut2 Si lrsquoon veut mrsquoexposer quelque chose ce doitecirctre par petits morceaux car je suis incapable de reacutepondre agrave un exposeacutequi comporte plusieurs points importants Je ne reccedilois pas de missionagrave remplir sans la noter sur mes tablettes et quand jrsquoai un discoursimportant agrave faire srsquoil doit ecirctre de longue haleine jrsquoen suis reacuteduit agrave

1Soliman II laquo Le Magnifique raquo sultan de Turquie qui fit la guerre agrave Charles-Quintet assieacutegea Vienne (en vain) Il finit par srsquoallier avec Franccedilois 1er

2Montaigne eacutevoque freacutequemment ce manque de meacutemoire que lrsquoon peut mettre endoute

380 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

cette vile et miseacuterable neacutecessiteacute drsquoapprendre par cœur mot agrave mot ceque jrsquoai agrave dire faute de quoi je nrsquoaurais ni aisance ni assurance eacutetantdans la crainte de voir ma meacutemoire me jouer un mauvais tour Maisil ne mrsquoest pas moins difficile de proceacuteder ainsi pour apprendre troisvers il me faut trois heures Et dans un texte dont je suis lrsquoauteur laliberteacute et la possibiliteacute drsquoen modifier lrsquoorganisation de changer un motfaisant sans cesse varier la matiegravere la rend plus difficile agrave fixer dansla meacutemoire Or plus je mrsquoen meacutefie plus elle se trouble elle me sertmieux agrave lrsquoimproviste Il faut que je la sollicite sans en avoir lrsquoair car sije la bouscule elle se brouille et degraves qursquoelle a commenceacute agrave chancelerplus je la fouille plus elle srsquoempecirctre et srsquoembarrasse Elle me sert agraveson heure non agrave la mienne

44 Ce que je ressens avec la meacutemoire je le ressens aussi dansplusieurs autres domaines Je me deacuterobe agrave lrsquoautoriteacute agrave lrsquoobligationet agrave la contrainte Ce que je fais aiseacutement et naturellement si je mecontrains agrave le faire par une deacutecision cateacutegorique et preacutevue agrave lrsquoavanceje ne parviens plus agrave le faire Srsquoagissant de mon corps lui-mecircme lesmembres qui ont sur eux-mecircmes quelque liberteacute et une autoriteacute par-ticuliegravere refusent parfois de mrsquoobeacuteir quand je leur fixe un lieu et unmoment preacutecis1 Cet ordre strict et tyrannique donneacute agrave lrsquoavance les re-bute ils srsquoen recroquevillent de crainte ou de colegravere et en sont commeglaceacutes Autrefois eacutetant en un lieu ougrave il est discourtois et barbare de nepas reacutepondre agrave ceux qui vous convient agrave boire avec eux et bien quejrsquoy fusse reccedilu de faccedilon tout agrave fait libre je mrsquoefforccedilai de faire le boncompagnon devant les dames qui eacutetaient de la partie selon lrsquousage dupays Mais aiumle Quel plaisir Lrsquoideacutee de me preacuteparer agrave quelque chosequi allait au-delagrave de mes habitudes et de mon naturel me boucha legosier de telle faccedilon que je ne pus avaler une seule goutte et qursquoil neme fut mecircme pas possible de boire pendant le repas Jrsquoeacutetais deacutesalteacutereacuteet comme saouleacute par tout ce que jrsquoavais bu drsquoavance en imaginationCet effet srsquoobserve davantage chez ceux dont lrsquoimagination est plusvive et plus forte mais il est neacuteanmoins naturel et il nrsquoest personnequi ne le ressente quelque peu

45 On avait offert agrave un excellent archer condamneacute agrave mort drsquoavoirla vie sauve srsquoil voulait donner quelque preuve remarquable de sonsavoir-faire il refusa de srsquoy risquer craignant que la trop grande ten-sion de sa volonteacute ne lui ficirct deacutevier la main et qursquoau lieu de sauver savie il perdicirct en plus au contraire la reacuteputation qursquoil avait acquise au

1Passage agrave rapprocher de celui de I 20 sect 9 ougrave il est question des laquo nouementsdrsquoaiguillettes raquo

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 381

tir agrave lrsquoarc Un homme qui pense agrave autre chose ne manquera pas au cen-timegravetre pregraves de refaire toujours le mecircme nombre de pas de la mecircmelongueur lagrave ougrave il se promegravene mais srsquoil est lagrave avec lrsquointention de lesmesurer et de les compter il constatera que ce qursquoil fait naturellementet par hasard il ne le refait pas aussi exactement volontairement

46 Ma bibliothegraveque une des plus belles que lrsquoon puisse trouver La ldquolibrairierdquodans un village est situeacutee dans un angle de ma maison1 Si quelquechose me vient agrave lrsquoesprit que je veuille y aller chercher ou eacutecrire depeur que cette ideacutee ne mrsquoeacutechappe simplement en traversant la cour ilfaut que je la confie agrave quelqursquoun drsquoautre

47 Si je mrsquoenhardis en parlant agrave deacutevier tant soit peu du fil dema penseacutee je ne manque jamais de le perdre Ce qui fait que je mrsquoentiens dans mes propos et segravechement au strict neacutecessaire Les gensqui sont agrave mon service il faut que je les appelle par le nom de leurcharge ou de leur pays car jrsquoai la plus grande difficulteacute agrave retenir desnoms Mais je pourrais dire drsquoun nom qursquoil a trois syllabes que leurson est rude et qursquoil commence ou se termine par telle ou telle lettre Si je devais vivre longtemps je suis sucircr que jrsquooublierai mon proprenom comme cela est arriveacute agrave drsquoautres Messala Corvinus2 veacutecut deuxans sans la moindre trace de meacutemoire et on le dit aussi de Georgede Trapeacutezonce3 Crsquoest donc dans mon inteacuterecirct que je meacutedite souventsur la vie que dut ecirctre la leur et si sans cette faculteacute il mrsquoen resterasuffisamment pour me comporter avec aisance et en y regardant depregraves je crains que cette absence si elle est complegravete ne provoque laperte de toutes les fonctions de lrsquoesprit

Jrsquoai des trous partout je perds de tous les cocircteacutes Teacuterence [110]I ii 25

48 Il mrsquoest arriveacute plus drsquoune fois drsquooublier le mot de passe quejrsquoavais donneacute ou reccedilu drsquoun autre trois heures auparavant et drsquooublierougrave jrsquoavais cacheacute ma bourse ndash quoi qursquoen dise Ciceacuteron4 je perds drsquoau-tant plus facilement les choses que je range le plus soigneusementlaquo La meacutemoire deacutetient seule agrave coup sucircr non seulement la philosophie Ciceacuteron [14] II

vii 22mais tout ce qui est neacutecessaire aux arts et agrave la vie raquo La meacutemoire estle reacuteceptacle et lrsquoeacutetui du savoir Comme la mienne est fort deacutefaillante

1La tour de la laquo librairie raquo de Montaigne est resteacutee miraculeusement intacte apregraveslrsquoincendie qui deacutetruisit le reste du chacircteau Mais la bibliothegraveque elle-mecircme heacutelas a eacuteteacutevideacutee de ses livres

2Citeacute par Pline Hist Nat [77] VII 243Humaniste byzantin mort agrave Rome en 14864Qui preacutetend (in De senectute) qursquoun vieillard nrsquooublie jamais cela

382 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

je nrsquoai guegravere agrave me plaindre si je ne sais pas grand-chose Je sais engeacuteneacuteral le nom des disciplines et de quoi elles traitent mais je ne vaispas plus loin Je feuillette les livres je ne les eacutetudie pas ce qui mrsquoenreste crsquoest ce que je ne reconnais plus comme eacutetant drsquoun autre crsquoestde cela seulement que mon esprit a fait son profit ce sont les raisonne-ments et les ideacutees dont il srsquoest imbibeacute Lrsquoauteur le lieu les mots et lesautres deacutetails je les oublie aussitocirct Et jrsquoexcelle tellement dans lrsquooublique mes eacutecrits mes ouvrages eux-mecircmes je les oublie tout autant quele reste On cite sans cesse les laquo Essais raquo devant moi sans que je mrsquoenaperccediloive Agrave qui voudrait savoir drsquoougrave sont les vers et les exemples quejrsquoai entasseacutes ici jrsquoaurais grand-peine agrave le dire et pourtant je ne les aimendieacutes qursquoaux portes connues et ceacutelegravebres ne me contentant pas de ceqursquoils fussent preacutecieux srsquoils ne provenaient aussi de mains preacutecieuseset reacuteputeacutees lrsquoautoriteacute y rivalise avec la raison Ce nrsquoest donc pas tregraveseacutetonnant si mon livre connaicirct le mecircme sort que les autres et si ma meacute-moire laisse eacutechapper ce que jrsquoeacutecris comme ce que je lis et ce que jedonne comme ce que je reccedilois

49 Outre celui de la meacutemoire jrsquoai drsquoautres deacutefauts qui contri-buent beaucoup agrave mon ignorance jrsquoai lrsquoesprit lent et eacutemousseacute lemoindre nuage lrsquoarrecircte en chemin de telle sorte que par exemple jene lui ai jamais proposeacute une eacutenigme si aiseacutee fucirct-elle qursquoil ait reacuteussi agraveexpliquer Il nrsquoy a pas de si petite subtiliteacute qui ne mrsquoembarrasse Dansles jeux ougrave lrsquoesprit agrave sa part comme les eacutechecs les cartes les dames etdrsquoautres encore je ne comprends que les regravegles les plus eacuteleacutementairesMa compreacutehension est lente et confuse mais une fois qursquoelle tientquelque chose elle le tient bien et lrsquoenserre universellement eacutetroite-ment et profondeacutement aussi longtemps qursquoelle le tient Mes yeux sontsains et en bon eacutetat ma vue est bonne mecircme de loin mais se fatiguevite en travaillant et alors se trouble De ce fait je ne puis me servirlongtemps des livres sans avoir recours agrave quelqursquoun drsquoautre Ce qursquoendit Pline le Jeune fera comprendre agrave ceux qui ne lrsquoont pas eacuteprouveacute pareux-mecircmes combien ce deacutetour est important pour ceux qui srsquoadonnentagrave la lecture1

50 Il nrsquoy a pas drsquoesprit si faible et grossier soit-il dans lequel onne voie briller quelque faculteacute particuliegravere Il nrsquoy en a pas qui soit assez

1Montaigne eacutecrit laquo combien ce retardement est important raquo Dans le passage auquelil fait reacutefeacuterence ([38] Livre III lettre 5) Pline Le Jeune dit que son oncle (Pline lrsquoAncien)se faisait faire des lectures en sortant du bain A Lanly ([58] II p 307) eacutecrit laquo retard raquoet D M Frame ([28] p 495) laquo delay raquo Puisqursquoil est question drsquoun intermeacutediaire jecomprends plutocirct qursquoil srsquoagit drsquoun laquo deacutetour raquo Montaigne consideacuterait-il cela comme unavantage ou un inconveacutenient laquo important raquo ne permet pas de trancher

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 383

enfoui pour ne pas faire saillie par quelque bout Et quant agrave savoir com-ment il se fait qursquoun esprit aveugle et endormi pour toute autre chosese reacutevegravele vif clair et excellent pour une action particuliegravere il faut ledemander aux maicirctres Mais les bons esprits ce sont ceux qui sont uni-versels precircts et ouverts agrave tout sinon instruits du moins susceptiblesde lrsquoecirctre Je dis cela pour blacircmer le mien car soit par faiblesse soit Inaptitude aux

chosescourantes

par nonchalance il nrsquoen est pas drsquoaussi inapte et drsquoaussi ignorant pourbien des choses courantes de celles que lrsquoon ne peut ignorer sans honte(et pourtant laisser de cocircteacute par nonchalance ce qui est devant nous ceque nous avons entre les mains ce qui concerne directement le deacute-roulement de notre existence crsquoest une attitude bien eacuteloigneacutee de mesconceptions) Il faut que je donne ici quelques exemples de cela jesuis neacute et jrsquoai eacuteteacute eacuteleveacute agrave la campagne au milieu du travail des champsJrsquoai la charge de mes affaires et de ma maison depuis que ceux qui mepreacuteceacutedaient agrave la tecircte des biens dont jrsquoai la jouissance mrsquoont abandonneacuteleur place Or je ne sais compter ni avec des jetons ni avec ma plumejrsquoignore la plupart de nos monnaies et je ne sais pas faire la diffeacuterenceentre un grain et un autre ni au grenier ni dans les champs si cettediffeacuterence nrsquoest pas tregraves apparente et je connais agrave peine celle qursquoil ya entre les choux et les laitues de mon jardin Je ne sais mecircme pas agravequoi correspondent les noms des principaux ustensiles de la maisonje ne comprends pas les principes les plus eacuteleacutementaires de lrsquoagricul-ture ceux que connaissent mecircme les enfants Je mrsquoy connais encoremoins dans les activiteacutes manuelles le commerce les marchandises ladiversiteacute des sortes de fruits des vins et des aliments quand il srsquoagitde dresser un oiseau de soigner un cheval ou un chien Et srsquoil me fauttout avouer il y a moins drsquoun mois on srsquoest aperccedilu que jrsquoignorais quele levain servait agrave faire du pain et ce que crsquoeacutetait que de faire cuverdu vin1 Autrefois agrave Athegravenes on supposait une disposition pour lesmatheacutematiques chez celui que lrsquoon voyait habilement disposer en fa-gots un tas de broussailles On tirerait vraiment de moi la conclusioninverse qursquoon me donne tout ce qursquoil faut dans une cuisine ndash et mevoilagrave mort de faim

51 Gracircce agrave ces deacutetails de ma confession on peut en imaginerdrsquoautres agrave mes deacutepens Mais peu importe la faccedilon dont je me montrepourvu que je me montre tel que je suis crsquoest ce que je veux faireJe nrsquoai donc pas agrave mrsquoexcuser drsquooser mettre par eacutecrit des propos aussivulgaires et frivoles que ceux-lagrave la bassesse du sujet mrsquoy contraintQursquoon blacircme mon projet si lrsquoon veut mais pas mon propos Quoi qursquoil

1Le mettre en cuve pour le faire fermenter

384 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

en soit sans que personne ne me le dise je vois bien le peu de valeur detout ceci et la folie de mon projet Crsquoest deacutejagrave bien que mon jugementdont ce sont ici les laquo Essais raquo ne perde pas ses fers1

Quel que soit ton nez mecircme tel qursquoAtlas nrsquoen eucirct pas vouluMartial [50]XIII 2 Et mecircme si tu eacutetais capable de railler Latinus lui-mecircme

Tu ne saurais dire de ces bagatellesPire que je nrsquoen dis moi-mecircmeA bon quoi macircchonner dans le videCrsquoest de la chair qursquoil te faut si tu veux te rassasierAssez de gens sont imbus drsquoeux-mecircmes Reacuteserve ton venin pour eux Moi je sais que tout ceciNrsquoest au fond pas grand-chose

52 Je ne suis pas obligeacute de ne pas dire de sottises pourvu queje ne me trompe pas moi-mecircme et que je les reconnaisse ainsi Et metromper en connaissance de cause cela mrsquoest si habituel que je netrompe guegravere autrement je ne me trompe jamais fortuitement Crsquoestbien peu de chose que drsquoattribuer agrave la leacutegegravereteacute de mon caractegravere messottes actions puisque je ne puis pas mrsquoempecirccher de lui precircter drsquoordi-naire celles qui sont vicieuses

53 Je vis un jour agrave Bar-le-Duc que lrsquoon preacutesentait au roi Fran-ccedilois II pour honorer la meacutemoire de Reneacute roi de Sicile2 un portraitqursquoil avait fait de lui-mecircme Pourquoi ne serait-il pas permis eacutegale-ment agrave tout un chacun de se repreacutesenter avec sa plume comme lui lefaisait avec un crayon Je ne veux donc pas laisser de cocircteacute cette cica-trice morale qursquoil nrsquoest pourtant pas convenable de montrer en public crsquoest lrsquoirreacutesolution deacutefaut tregraves gecircnant dans la conduite des affaires dumonde Je ne sais pas prendre parti dans les affaires dont lrsquoissue estdouteuse

Mon cœur ne me dit ni oui ni nonPeacutetrarque [82]CLXVIII 8

54 Je suis bien capable de soutenir une opinion mais non dela choisir Crsquoest que dans les choses humaines de quelque cocircteacute quelrsquoon penche on trouve toujours des apparences qui nous y confortentEt le philosophe Chrysippe disait qursquoil ne voulait apprendre de sesmaicirctres Zeacutenon et Cleacuteanthe que les veacuteriteacutes fondamentales car pour les

1Autrement dit ne soit pas boiteux comme un cheval deacuteferreacute2Reneacute duc drsquoAnjou comte de Provence (1409-1480) qursquoon avait appeleacute le laquo Roi

Reneacute raquo parce qursquoil avait des droits sur le royaume de Sicile et de Jeacuterusalem

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 385

preuves et les arguments il en trouverait suffisamment de lui-mecircmeDe quelque cocircteacute que je me tourne je me trouve toujours suffisammentde raisons et de vraisemblance pour mrsquoy maintenir je maintiens doncen moi le doute et la liberteacute de choisir jusqursquoagrave ce que les circonstancesme contraignent Et alors pour dire la veacuteriteacute je jette le plus souventlaquo la plume au vent raquo comme on dit je mrsquoabandonne au greacute du sort unpenchant bien leacuteger et quelque circonstance anodine suffisent agrave mrsquoen-traicircner

Dans le doute le moindre poids le fait pencher Teacuterence [108]I 6 v 32Drsquoun cocircteacute ou de lrsquoautre

55 Lrsquoincertitude de mon jugement est telle que dans la plupartdes cas je pourrais mrsquoen remettre au tirage au sort ou aux deacutes Et jenote en examinant notre faiblesse humaine que lrsquohistoire sainte elle-mecircme nous a laisseacute des exemples de cet usage qui consiste agrave confierau hasard et agrave la chance la deacutetermination du parti agrave prendre dans leschoses incertaines laquo Le sort tomba sur Matthias1 raquo La raison hu-maine est un dangereux glaive agrave double tranchant Mecircme entre lesmains de Socrate qui en est lrsquoami le plus intime et le plus familiercrsquoest un bacircton qursquoon ne sait par quel bout prendre Je ne suis doncbon qursquoagrave suivre les autres et je me laisse volontiers emporter par lafoule Je nrsquoai pas suffisamment confiance en mes forces pour me ris-quer agrave commander ou agrave montrer la voie Je suis bien aise de suivre lespas traceacutes par les autres Srsquoil faut courir le risque drsquoun choix douteuxjrsquoaime mieux que ce soit sous la responsabiliteacute de tel ou tel qui a plusdrsquoassurance dans ses opinions et qui srsquoy tient mieux que je ne le fe-rais des miennes dont je trouve les fondations et lrsquoassise peu sucircresEt pourtant je ne change pas si facilement drsquoideacutee drsquoautant que je voisla mecircme faiblesse dans lrsquoopinion contraire laquo Lrsquohabitude elle-mecircme Ciceacuteron [14] II

21de donner son assentiment semble dangereuse et glissante raquo Dans lesaffaires publiques notamment il y a un beau champ ouvert aux heacutesita-tions et agrave la contestation

Quand la balance a ses plateaux eacutegalement chargeacutes Tibulle [104]IV 1 v 40Elle ne srsquoabaisse ni ne srsquoeacutelegraveve drsquoaucun cocircteacute

56 Les raisonnements de Machiavel par exemple eacutetaient assezsolides pour son sujet et pourtant il fut tregraves facile de les combattre

1Actes des Apocirctres I 26

386 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Et ceux qui lrsquoont fait nrsquoont pas laisseacute moins de faciliteacute agrave combattreles leurs On pourrait toujours trouver sur ce sujet de quoi fournirdes reacuteponses des dupliques reacutepliques tripliques quadrupliques1 etcette infinie litanie de deacutebats que la proceacutedure juridique a allongeacuteetant qursquoelle a pu en faveur des procegraves

On nous frappe mais nous rendons coup par coup agrave lrsquoennemiHorace [34] II2 v 97

Les raisons invoqueacutees ici nrsquoont guegravere drsquoautre fondement que lrsquoex-peacuterience et la diversiteacute des eacuteveacutenements humains nous preacutesente unnombre infini drsquoexemples sous toutes sortes de formes

57 Un de nos contemporains tregraves savant dit que dans nos alma-nachs quand il est dit qursquoil fera chaud on pourrait dire laquo froid raquo etau lieu de sec laquo humide raquo et srsquoil devait parier sur ce qui se produiracelui qui mettrait ainsi toujours le contraire de ce qui est preacutevu ne serisquerait pas agrave prendre parti sauf agrave propos des choses qui ne font au-cun doute comme de promettre des chaleurs extrecircmes agrave Noeumll et desrigueurs drsquohiver agrave la Saint-Jean Je pense la mecircme chose agrave propos desargumentations politiques dans quelque situation qursquoon vous mettevous avez aussi beau jeu que vos adversaires pourvu que vous nrsquoen ve-niez pas agrave choquer des principes trop eacuteleacutementaires et trop eacutevidents Etcrsquoest pourquoi agrave mon point de vue il nrsquoest pas de faccedilon drsquoagir si mau-vaise soit-elle qui agrave condition drsquoecirctre ancienne et constante ne vaillemieux que le changement et le bouleversement Nos mœurs sont extrecirc-mement corrompues et ont terriblement tendance agrave srsquoaggraver Parminos lois et nos usages il en est beaucoup de barbares et monstrueuxMais pourtant la difficulteacute drsquoameacuteliorer cette situation et les dangerspreacutesenteacutes par cet eacutebranlement font que si je pouvais planter une che-ville dans cette roue et lrsquoarrecircter en ce point je le ferais volontiers

Il nrsquoest pas drsquoexemples si honteux et si infacircmesJuveacutenal [41]VIII 183 Que lrsquoon ne puisse en trouver de pires

Ce que je trouve de pire de nos jours crsquoest lrsquoinstabiliteacute et que noslois pas plus que nos vecirctements ne peuvent prendre une forme deacutefi-nitive Il est bien facile de reprocher agrave un systegraveme de gouvernementses imperfections puisque toutes les choses mortelles en sont pleinesIl est bien facile de susciter chez un peuple le meacutepris envers ses an-ciennes traditions jamais personne nrsquoentreprit cela sans en venir agrave

1Termes juridiques la duplique est une reacuteponse agrave une reacuteplique la triplique la reacute-ponse agrave une duplique etc Jrsquoai preacutefeacutereacute garder ces mots tels quels dans leur cocasserie

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 387

bout Mais quant agrave eacutetablir un ordre meilleur agrave la place de celui quelrsquoon a ruineacute nombreux sont ceux qui lrsquoavaient entrepris et qui lrsquoontregretteacute1

58 Je ne tiens guegravere compte de ma sagesse pour ma conduite jeme laisse volontiers conduire par lrsquoordre geacuteneacuteral du monde Heureuxle peuple qui fait ce qursquoon lui commande et bien plus que ceux quicommandent car il nrsquoa pas agrave se soucier des causes et se laisse tran-quillement aller dans le mouvement ceacuteleste Lrsquoobeacuteissance nrsquoest jamaispure ni tranquille chez celui qui raisonne et qui conteste Bref pouren revenir agrave moi-mecircme le seul point par lequel jrsquoestime ecirctre quelquechose crsquoest celui par lequel jamais homme ne srsquoestima deacutefaillant malouange est banale commune populaire car qui a jamais penseacute qursquoilmanquait de jugement Ce serait une proposition qui contiendrait enelle-mecircme sa contradiction crsquoest une maladie qui ne se rencontre ja-mais lagrave ougrave elle se voit Elle est tenace et forte et pourtant le premierregard que porte sur elle le patient la transperce et la fait se dissipercomme le rayon du soleil le fait drsquoun brouillard opaque Srsquoaccuseren cette matiegravere ce serait srsquoexcuser et se condamner ce serait srsquoab-soudre Il nrsquoy eut jamais manœuvre ni bonne femme qui nrsquoait penseacuteavoir assez de jugement pour sa propre gouverne Nous reconnaissonsaiseacutement la supeacuterioriteacute que les autres ont sur nous srsquoagissant du cou-rage de la force physique de lrsquoexpeacuterience de lrsquoagiliteacute de la beauteacute mais nous ne reconnaissons agrave personne drsquoautre la supeacuterioriteacute en ma-tiegravere de jugement et les arguments qui chez les autres proviennent dusimple bon sens naturel il nous semble qursquoil nous aurait suffi de re-garder de ce cocircteacute-lagrave pour les trouver Lrsquoeacuterudition le style et autresqualiteacutes que nous voyons dans les ouvrages des autres nous les recon-naissons bien volontiers si elles surpassent les nocirctres mais quant auxsimples productions de lrsquointelligence chacun pense qursquoil eacutetait capablede les obtenir de la mecircme faccedilon et en perccediloit difficilement le poids etla difficulteacute sauf et encore lorsqursquoelles sont agrave une extrecircme et incom-parable distance Celui qui verrait bien clairement la hauteur de vuesdu jugement drsquoun autre pourrait parvenir agrave y eacutelever le sien2 Ce quejrsquoentreprends est donc une sorte drsquoentraicircnement dont je dois attendrepeu de recommandations et de louanges et une sorte drsquoouvrage quimrsquoapportera peu de renommeacutee

1A Lanly [58] traduit ici litteacuteralement laquo beaucoup [] ont pris un refroidisse-ment raquo Il me semble que laquo se morfondre raquo dans le contexte a plutocirct le sens qursquoil aencore couramment aujourdrsquohui se deacutesoler se deacutesespeacuterer regretter

2Cette phrase ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595

388 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

59 Et puis pour qui eacutecrit-on Les gens savants qui font autoriteacuteen matiegravere de livres nrsquoattachent de prix qursquoau savoir et nrsquoadmettentpas drsquoautre meacutethode de penseacutee que celle de lrsquoeacuterudition et de lrsquoart Sivous avez pris lrsquoun des Scipion pour lrsquoautre1 que pourriez-vous direencore qui vaille Qui ignore Aristote selon eux srsquoignore en mecircmetemps lui-mecircme Les esprits grossiers et vulgaires eux sont peu sen-sibles agrave une penseacutee fine Or ce sont ces deux espegraveces-lagrave qui constituentle gros du public La troisiegraveme agrave qui vous vous proposez celle desbons esprits pensant par eux-mecircmes est si rare que justement ellenrsquoa ni renom ni place reconnue parmi nous vouloir lui plaire et srsquoyefforcer est du temps agrave demi perdu

60 On dit couramment que le plus juste partage que la natureLe ldquobon sensrdquonous ait fait de ses faveurs crsquoest celui du bon sens2 chacun en effetse contente de ce qursquoelle lui a attribueacute et nrsquoest-ce pas raisonnableQui voudrait voir plus loin chercherait agrave voir plus loin que sa vue nepeut porter Je pense que mes ideacutees sont bonnes et saines Mais qui nepense la mecircme chose des siennes Lrsquoune des meilleures preuves queje puisse en avoir crsquoest le peu drsquoestime que jrsquoai envers moi Car si mesopinions nrsquoeacutetaient pas bien fermes elles se seraient aiseacutement laisseacutetromper par lrsquoaffection particuliegravere que je me porte puisque je ra-megravene presque toute cette affection agrave moi-mecircme et ne la reacutepands guegravereau-delagrave Tout ce que les autres en distribuent agrave une infinie multitudedrsquoamis et de connaissances agrave leur grandeur et agrave leur reacuteputation moije la consacre toute entiegravere au repos de mon esprit et agrave moi-mecircme Cequi mrsquoen eacutechappe ce nrsquoest pas vraiment volontaire

Pour moi vivre et me bien porter voilagrave ma scienceLucregravece [46] V959

Or je trouve mes opinions extrecircmement hardies et constantes ence qui concerne la condamnation de mes insuffisances Mais il est vraiaussi que crsquoest un sujet sur lequel jrsquoexerce mon jugement plus que suraucun autre Les gens regardent toujours devant eux moi je retournemon regard vers lrsquointeacuterieur je le plante lagrave et crsquoest lagrave que je lrsquoexerceChacun regarde devant lui moi je regarde au dedans de moi Je nemrsquooccupe que de moi je mrsquoexamine sans cesse je mrsquoanalyse je medeacuteguste Les autres vont toujours ailleurs srsquoils y pensent seulement ils vont toujours de lrsquoavant

1Montaigne fait ici allusion agrave lrsquoerreur qursquoil avait drsquoabord commise en eacutecrivantlaquo le jeune Scipion raquo erreur corrigeacutee agrave la main sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo enlaquo lrsquoayeul raquo(laquo lrsquoAncien raquo) Cf Livre III chap 13 sect117

2On voit que Montaigne a dit cela avant que Descartes ne le reprenne dans la ceacutelegravebreformule laquo Le bon sens est la chose du monde la mieux partageacutee raquo

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 389

Personne nrsquoessaie de descendre en soi-mecircme Perse [70] IVv 23

Moi je me vautre en moi-mecircme

61 Quelle que soit la capaciteacute que jrsquoai en moi agrave trier le vrai dufaux cette liberteacute de caractegravere qui fait que je nrsquoassujettis pas volontiersce que je crois agrave quoi que ce soit crsquoest agrave moi surtout que je la doisCar mes ideacutees les plus fermes et les plus geacuteneacuterales ce sont celles quisont neacutees avec moi si lrsquoon peut dire elles me sont naturelles et sontvraiment les miennes Je les ai produites crues et simples de faccedilonhardie et forte mais un peu confuse et imparfaite mais depuis je lesai eacutetablies et fortifieacutees par lrsquoautoriteacute des autres et par les sains exemplesdes anciens avec le jugement desquels le mien srsquoest rencontreacute ils ontrenforceacute la prise que jrsquoavais sur elles et mrsquoen ont donneacute une jouissanceet une possession plus complegravetes

62 La reacuteputation de vivaciteacute et de promptitude drsquoesprit que toutle monde recherche je preacutetends lrsquoobtenir par une vie bien reacutegleacutee1 celle qursquoon attend drsquoune action eacuteclatante et remarqueacutee ou de quelquecapaciteacute particuliegravere je lrsquoattends de lrsquoordre de lrsquoharmonie et de lamodeacuteration de mes opinions et de ma conduite laquo Srsquoil y a quelque chose Ciceacuteron [18] I

xxxiqursquoon peut louer crsquoest agrave lrsquoeacutevidence la constance de la conduite cellequi ne se deacutement dans aucune action particuliegravere il est drsquoailleursimpossible de preacuteserver cette constance si on quitte son naturel pourprendre celui des autres raquo Voilagrave donc jusqursquoougrave je me sens coupablede ce que je disais ecirctre la premiegravere partie du vice de preacutesomption Pourla seconde celle qui consiste agrave ne pas estimer suffisamment autrui jene sais si je puis aussi bien mrsquoen disculper car quoi qursquoil mrsquoen coucirctejrsquoai deacutecideacute de dire ce qursquoil en est

63 Peut-ecirctre est-ce le commerce continuel que jrsquoentretiens avecles conceptions de lrsquoAntiquiteacute et lrsquoideacutee que jrsquoai de ces belles acircmes dutemps passeacute qui me deacutegoucirctent et drsquoautrui et de moi-mecircme Ou bienpeut-ecirctre qursquoen veacuteriteacute nous vivons dans un siegravecle qui ne produit quedes choses bien meacutediocres Toujours est-il que je nrsquoy vois rien qui soitdigne drsquoune grande admiration Mais il est vrai aussi que je ne connaispas beaucoup drsquohommes avec la familiariteacute neacutecessaire pour pouvoirles juger et ceux que ma condition me fait rencontrer le plus souventne sont pour la plupart que des gens qui montrent peu drsquointeacuterecirct pourla culture de lrsquoacircme et auxquels on ne propose pour toute beacuteatitude

1La ponctuation de lrsquoeacutedition de 1595 ici (une virgule) semble reacutesulter drsquoune mau-vaise compreacutehension de la phrase laquo je la preacutetends du regraveglement raquo srsquooppose agrave laquo je lapreacutetends de lrsquoordre raquo

390 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que lrsquohonneur et pour toute perfection que la vaillance Ce que je voisde beau chez les autres je le loue et lrsquoappreacutecie tregraves volontiers Je ren-cheacuteris drsquoailleurs souvent sur ce que jrsquoen pense et mrsquoautorise mecircme agravementir jusqursquoagrave ce point je suis incapable drsquoinventer de toutes piegravecesJe teacutemoigne souvent de ce que je trouve de louable chez mes amis jrsquoenrajoute mecircme volontiers Mais quant agrave leur precircter des qualiteacutes qursquoilsnrsquoont pas cela mrsquoest impossible pas plus que de deacutefendre ouverte-ment les imperfections qursquoils preacutesentent

64 Mecircme agrave mes ennemis je rends franchement teacutemoignagedrsquohonneur Mes sentiments peuvent changer mais mon jugement nonEt je ne confonds pas ma querelle avec ce qui nrsquoen fait pas partie Jesuis tellement jaloux de ma liberteacute de jugement que je ne puis y renon-cer que tregraves difficilement sous lrsquoeffet de quelque passion que ce soitJe me fais plus de tort en mentant que je nrsquoen fais agrave celui agrave propos dequi je mens Il faut noter cette noble et louable coutume des Perses ils parlaient de leurs ennemis mortels ceux agrave qui ils faisaient la guerreagrave outrance de faccedilon aussi honorable et eacutequitable que le meacuteritait leurcourage

65 Je connais bien des hommes qui ont beaucoup de qualiteacutes qui de lrsquoesprit qui du cœur qui de lrsquohabileteacute qui de la consciencequi un beau langage qui une science qui une autre Mais de grandhomme en geacuteneacuteral ayant tant de qualiteacutes reacuteunies ou bien une maisporteacutee agrave un tel degreacute drsquoexcellence qursquoon ne puisse que lrsquoadmirer oule comparer agrave ceux que nous honorons dans les siegravecles passeacutes je nrsquoaijamais eu lrsquooccasion drsquoen voir Et le plus grand que jrsquoaie connu vi-vant pour les qualiteacutes naturelles de son acircme et le mieux neacute crsquoeacutetaitEtienne de la Boeacutetie crsquoeacutetait vraiment une belle acircme et qui offrait unbel aspect agrave tous les points de vue une acircme agrave la faccedilon ancienne etqui eucirct produit de grandes choses si son sort lrsquoavait voulu car il avaitencore beaucoup ajouteacute agrave ses dons naturels si riches par lrsquoeacutetude et lesavoir Mais je ne sais comment il se fait (et cela arrive pourtant) qursquoilse trouve autant de vaniteacute et de faiblesse drsquoesprit chez ceux qui fontprofession drsquoavoir le plus de science et exercent des professions lit-teacuteraires et des charges qui ont agrave voir avec les livres que chez aucuneautre sorte de gens Crsquoest peut-ecirctre parce qursquoon leur en demande plusqursquoon attend drsquoeux plus que des autres et que lrsquoon ne peut excuserchez eux les fautes courantes ou bien parce que lrsquoideacutee qursquoils se fontde leur savoir leur donne plus de hardiesse pour se montrer et qursquoils selaissent voir trop intimement et que par lagrave ils se trahissent et causentleur perte De mecircme qursquoun artisan deacutemontre mieux sa meacutediocriteacute surune riche matiegravere qursquoil a entre les mains srsquoil la traite et lrsquoarrange sot-tement au meacutepris des regravegles de son art que sur une matiegravere de peu

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 391

de valeur et qursquoon est plus choqueacute par le deacutefaut que lrsquoon trouve surune statue en or que sur celle qui est en placirctre ces gens-lagrave en fontautant lorsqursquoils font eacutetalage de choses qui par elles-mecircmes et agrave leurplace seraient bonnes car ils les utilisent inconsideacutereacutement honorantleur meacutemoire aux deacutepens de leur intelligence faisant honneur agrave Ci-ceacuteron agrave Galien agrave Ulpien ou agrave saint Jeacuterocircme ils se rendent eux-mecircmesridicules

66 Je reviens volontiers sur le sujet de la sottise de notre eacutedu- Lrsquoeacuteducationcation1 Elle a eu pour objectif non pas de nous rendre bons et sagesmais savants elle y est parvenue Elle ne nous a pas appris agrave cher-cher et embrasser la vertu et la sagesse mais elle a graveacute en nous legoucirct pour lrsquoeacutetymologie et la deacuterivation des mots Nous savons deacutecli-ner laquo vertu raquo si nous ne sommes pas capables de lrsquoaimer Si nousne savons pas ce qursquoest la sagesse dans la reacutealiteacute et par expeacuteriencenous le savons en paroles et par cœur De nos voisins nous ne nouscontentons pas de connaicirctre leur race2 la parentegravele les alliances nousvoulons les avoir comme amis et eacutetablir avec eux un dialogue en bonneintelligence Or notre eacuteducation nous a enseigneacute les deacutefinitions les di-visions et le deacutecoupage des diverses parties de la vertu comme lesnoms donneacutes aux branches drsquoun arbre geacuteneacutealogique sans se preacuteoccu-per drsquoeacutetablir entre elle et nous quelque habitude de familiariteacute ni derelation intime Elle a choisi pour notre instruction non les livres quiont les ideacutees les plus saines et les plus justes mais ceux qui parlentle meilleur grec et latin et avec tous ces beaux mots a instilleacute dansnos esprits les ideacutees les plus creuses de lrsquoAntiquiteacute Une bonne eacutedu-cation doit modifier le jugement et le comportement comme ce fut lecas pour Poleacutemon ce jeune grec deacutebaucheacute venu eacutecouter par hasardune leccedilon de Xeacutenocrate ne fut pas seulement impressionneacute par lrsquoeacutelo-quence et le grand savoir du professeur et nrsquoen ramena pas seulementchez lui des connaissances sur quelque beau sujet mais un profit plusimportant et plus durable il changea soudain de vie en rejetant celleqursquoil avait meneacutee jusqursquoici Qui a jamais ressenti un tel effet de notreeacuteducation

ne devrais-tu pas faire Horace [33] II3 v 253 sqComme fit Poleacutemon autrefois transformeacute

Ne devrais-tu pas quitter les insignes de ta folieLes rubans coussins et autres bandeauxComme on dit qursquoapregraves boire il arracha en se cachant

1Deacutejagrave largement examineacute en I 25 et 262Fallait-il traduire ici par laquo origine ethnique raquo au prix drsquoun anachronisme verbal

Jrsquoai penseacute que non

392 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Ses couronnes de fleurs eacutemu par la voix drsquoun maicirctre sobre

La condition sociale la moins agrave deacutedaigner me semble ecirctre celle quidans sa simpliciteacute occupe le dernier rang et nous montre des relationshumaines plus harmonieuses Je trouve que le comportement et lespropos des paysans sont mieux en accord avec la vraie philosophieque ne sont ceux de nos philosophes eux-mecircmes laquo Le menu peupleest plus sage parce qursquoil nrsquoest sage qursquoautant qursquoil faut raquoLactance [42]

III 5 67 Tels que jrsquoai pu en juger drsquoapregraves leurs apparences exteacuterieures(car pour les juger agrave ma faccedilon il eucirct fallu les eacuteclairer de plus pregraves)les hommes les plus remarquables dans le domaine de la guerre et delrsquoart militaire ont eacuteteacute le duc de Guise qui mourut agrave Orleacuteans et feu leMareacutechal Strozzi Pour leurs capaciteacutes et leur valeur peu communesOlivier et lrsquoHocircpital Chanceliers de France1 Il me semble que la poeacute-sie a connu aussi une certaine vogue agrave notre eacutepoque car nous avonsnombre de bons artisans2 dans ce meacutetier-lagrave Daurat3 Begraveze4 Bucha-nan5 lrsquoHocircpital Mont-Doreacute6 Turnegravebe7 Quant agrave ceux qui eacutecrivent enfranccedilais je pense qursquoils ont ameneacute la poeacutesie au plus haut qursquoelle nesera jamais et dans les endroits ougrave Ronsard et Du Bellay excellent jene les trouve guegravere eacuteloigneacutes de la perfection antique Adrien Turnegravebeen savait plus et savait mieux ce qursquoil savait que nrsquoimporte qui en sontemps et mecircme au-delagrave

68 Les vies du duc drsquoAlbe8 mort reacutecemment et de notre Conneacute-table de Montmorency9 ont eacuteteacute des vies nobles et dont les destineacutees

1Franccedilois Olivier Chancelier en 1545 Michel de lrsquoHocircpital nommeacute par Catherinede Meacutedicis en 1560

2P Villey indique ici laquo artistes raquo Mais pourquoi La suite mrsquoautorise il me sembleagrave conserver le terme

3Il faisait partie de la laquo Pleacuteiade raquo et nrsquoeacutecrivit qursquoen grec et en latin Professeur auCollegravege de France en 1560

4On sait que Montaigne posseacutedait des vers latin de Theacuteodore de Begraveze dans sa biblio-thegraveque disciple de Calvin Begraveze fut recteur de lrsquoacadeacutemie de Genegraveve

5Humaniste et historien eacutecossais il dut srsquoenfuir en France et fut professeur agrave Bor-deaux avec Montaigne pour eacutelegraveve Il fut aussi le preacutecepteur de Marie Stuart et mouruten 1582

6Poegravete et matheacutematicien mort en 1584 selon P Villey [55] II p 6617Montaigne en a parleacute deacutejagrave en I 24 sect27 et II 12 sect418 de la preacutesente eacutedition

Turnegravebe est plus connu comme eacuterudit que comme poegravete8Feacuteroce geacuteneacuteral espagnol qui servit Charles-Quint et Philippe II contre la France le

Portugal et la Flandre ougrave il fit deacutecapiter dix-huit mille personnes en mecircme temps que lescomtes drsquoHorn et drsquoEgmont laquo Montaigne savait-il cela raquo se demande A Lanly ([58]II p 315) On espegravere que non

9Anne de Montmorency Il occupa des fonctions importantes sous Franccedilois 1er etmena pour le compte drsquoHenri II la reacutepression contre les protestants (ce qui ne lrsquoempecirc-

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 393

offrent des ressemblances eacutetonnantes Mais la beauteacute de la mort glo-rieuse que connut ce dernier sous les yeux des Parisiens et de son roiagrave leur service et contre ses plus proches parents agrave la tecircte drsquoune ar-meacutee victorieuse gracircce agrave son commandement et agrave la suite drsquoun laquo coupde main raquo cette mort dans une extrecircme vieillesse me semble meacuteriterqursquoon la mette parmi les eacuteveacutenements les plus remarquables de montemps Et de mecircme on peut souligner la constante bonteacute la courtoisiede la conduite et lrsquoamabiliteacute scrupuleuse de Monsieur de la Noueuml aumilieu de factions armeacutees sans foi ni loi (veacuteritable eacutecole de trahisonde sauvagerie et de brigandage) ougrave il a toujours veacutecu en grand hommede guerre et fort expeacuterimenteacute

69 Jrsquoai pris plaisir agrave faire connaicirctre en plusieurs endroits les es- Marie deGournaypoirs que je nourris au sujet de Marie de Gournay le Jars ma laquo fille

drsquoalliance raquo que jrsquoaime assureacutement plus que paternellement et quejrsquoassocie agrave ma retraite et agrave ma solitude comme lrsquoune des meilleuresparties de moi-mecircme Je nrsquoai plus drsquoyeux au monde que pour elleSi lrsquoadolescence peut constituer un preacutesage cette acircme sera capablequelque jour des plus belles choses et entre autres drsquoatteindre agrave la per-fection de cette tregraves-sainte amitieacute au niveau de laquelle nous nrsquoavonsencore pas lu que son sexe ait jamais pu srsquoeacutelever La sinceacuteriteacute et lafermeteacute de sa conduite srsquoy montrent deacutejagrave manifestes et son affectionenvers moi surabondante au point qursquoil nrsquoy a plus rien agrave souhaiter pourelle sinon que lrsquoappreacutehension qursquoelle ressent agrave lrsquoapproche de ma finmrsquoayant rencontreacute dans mes cinquante-cinq ans la tourmente moinscruellement Le jugement qursquoelle a porteacute sur mes premiers Essais elleune femme agrave notre eacutepoque si jeune et si isoleacutee dans sa reacutegion et laveacuteheacutemence eacutetonnante avec laquelle elle mrsquoaima et deacutesira si longtempsme rencontrer drsquoapregraves la seule estime qursquoelle avait eacuteprouveacutee pour moiagrave me lire avant mecircme de mrsquoavoir vu ndash voilagrave certes quelque chose desingulier et bien digne de consideacuteration1

cha pas cependant drsquointervenir en faveur de B Palissy deacutejagrave emprisonneacute et qui le futdrsquoailleurs de nouveau et deacutefinitivement agrave la Bastille de 1580 agrave 1590) Montmorencymourut agrave 74 ans agrave la bataille de Saint-Denis

1On notera que ce paragraphe ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595 et non danslrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo ougrave pourtant Montaigne aurait pu lrsquoajouter comme il lrsquoafait pour le passage concernant De la Noueuml ndash puisque les marges de la page eacutetaient loindrsquoecirctre remplies De lagrave agrave supposer qursquoil srsquoagit drsquoun ajout ducirc agrave Marie de Gournay elle-mecircme il nrsquoy a qursquoun pas que lrsquoon pourrait ecirctre tenteacute de franchir tant la louange sembleun peu laquo plaqueacutee raquo La Preacuteface de lrsquoeacutedition de 1595 rarement publieacutee a drsquoailleurs desaccents du mecircme genre

394 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

70 Les autres vertus nrsquoont que peu ou pas du tout eacuteteacute de miseagrave notre eacutepoque Mais la vaillance elle est devenue commune par cestemps de guerre civile et dans ce domaine il se trouve parmi nous descaractegraveres fermes jusqursquoagrave la perfection en si grand nombre que le trien est impossible agrave faire Voilagrave tout ce que jrsquoai connu jusqursquoagrave preacutesenten fait de grandeur extraordinaire hors du commun

Chapitre 18

Du deacutementi

1 Oui2 ndash mais on me dira que ce projet de se servir de soi-mecircmecomme sujet de livre serait tout de mecircme excusable pour des hommesexceptionnels et ceacutelegravebres qui auraient susciteacute le deacutesir drsquoecirctre connus agravecause de leur reacuteputation Crsquoest certain et je le reconnais Je sais bienque pour voir un homme ordinaire crsquoest agrave peine si un artisan quitterades yeux son ouvrage alors que pour un grand personnage connu illui suffit drsquoarriver en ville et voilagrave que les ateliers et les boutiques sevident Il nrsquoest pas bien de se faire remarquer sauf pour celui qui offrede bonnes raisons drsquoecirctre imiteacute et dont la vie et les ideacutees peuvent servirde modegravele Ceacutesar et Xeacutenophon disposaient par la grandeur de leursexploits drsquoune base solide et justifieacutee sur laquelle fonder et affermirleur reacutecit On regrettera pour cette raison de ne pas connaicirctre le journaldu grand Alexandre ni les Commentaires qursquoAuguste Caton SyllaBrutus et drsquoautres avaient laisseacutes de leurs actions Srsquoagissant de telspersonnages on aime et eacutetudie leurs portraits mecircme en bronze ou enpierre

2 Voici une remarque tregraves juste mais qui me concerne tregraves peu

Je ne fais la lecture qursquoagrave mes amis et srsquoils le demandent Horace [33] I 4vv 73-75Non en tout lieu devant nrsquoimporte qui Mais bien drsquoautres

Deacuteclament leurs eacutecrits au forum et mecircme aux bains publics

2Ce chapitre se relie manifestement au preacuteceacutedent dans lequel Montaigne discutaitson projet de laquo se peindre raquo

396 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Je nrsquoeacutelegraveve pas ici une statue pour qursquoelle soit mise au carrefourdrsquoune ville ou dans une eacuteglise ou sur une place publique1

Je ne cherche pas agrave gonflerPerse [70] V19 Mes pages de balivernes

Je parle en tecircte agrave tecircte

Elle est agrave mettre dans un coin de bibliothegraveque pour distraire unvoisin un parent un ami qui aura plaisir agrave mrsquoy retrouver et renoueravec moi agrave travers elle Les autres ont eu le courage de parler drsquoeuxparce qursquoils y ont trouveacute un sujet digne et riche moi agrave lrsquoinverse crsquoestpour lrsquoavoir trouveacute si steacuterile et si maigre qursquoon ne peut y soupccedilon-ner aucun sujet drsquoostentation Je juge volontiers les actions des autresMais des miennes il y a peu agrave dire tant elles sont inexistantes Je netrouve pas assez de bien en moi que je ne puisse le dire sans en rougir

3 Quel plaisir ce serait pour moi que drsquoentendre ainsi quelqursquouneacutevoquer la faccedilon de vivre le visage lrsquoattitude les paroles les plus cou-rantes et la destineacutee de mes ancecirctres Et comme jrsquoy serais attentif Ceserait vraiment faire preuve drsquoune mauvaise nature que drsquoavoir du deacute-dain envers les portraits de nos amis et preacutedeacutecesseurs la forme de leursvecirctements et de leurs armes Je conserve drsquoeux lrsquoeacutecriture le sceau lelivre drsquoheures une eacutepeacutee qui leur appartenait et dont ils se sont serviset je nrsquoai pas enleveacute de mon cabinet de travail les longues badines quemon pegravere tenait drsquohabitude agrave la main laquo Lrsquohabit drsquoun pegravere son anneauSaint Augustin

[7] I XIII sont drsquoautant plus chers agrave ses enfants qursquoils avaient plus drsquoaffectionpour lui raquo

4 Si toutefois ma posteacuteriteacute a drsquoautres goucircts jrsquoaurai bien de quoiprendre ma revanche ils ne sauraient faire moins grand cas de moi queje nrsquoen ferai drsquoeux en ce temps-lagrave La seule concession que je fasseau public crsquoest drsquoen passer par lrsquoimprimerie plus vive et plus aiseacutee2 et en reacutecompense je pourrai toujours servir agrave emballer quelque mottede beurre au marcheacute

Que les thons et les olives ne manquent pas drsquoemballageMartial [50]XIII I

Et je fournirai souvent aux maquereaux leur ample tuniqueCatulle [13]XCIV 8

5 Et quand personne ne me lirait ndash aurais-je perdu mon tempsdrsquoavoir consacreacute tant drsquoheures oisives agrave des penseacutees si utiles et si

1Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo une autre citation a eacuteteacute barreacutee et reporteacutee ailleurs2La reacutedaction de lrsquoeacutedition de 1588 (laquo pour mrsquoexempter de la peine drsquoen faire plu-

sieurs extraits agrave la main raquo) ne laisse aucun doute il srsquoagit bien de lrsquoimprimerie

Chapitre 18 ndash Du deacutementi 397

agreacuteables Moulant cette figure drsquoapregraves moi-mecircme il mrsquoa fallu si sou-vent me faccedilonner et mettre de lrsquoordre en moi pour mrsquoextraire que lemodegravele srsquoen est affermi et en quelque sorte formeacute lui-mecircme En mepeignant pour les autres je me suis peint avec des couleurs plus nettesque celles qui eacutetaient les miennes au deacutebut Je nrsquoai pas plus fait monlivre que mon livre ne mrsquoa fait Crsquoest un livre consubstantiel agrave son au-teur il ne srsquooccupe que de moi il fait partie de ma vie il nrsquoa pasdrsquoautre objectif ni de but exteacuterieur agrave lui-mecircme comme tous les autreslivres

6 Ai-je perdu mon temps pour mrsquoecirctre ainsi examineacute de faccedilonaussi continue et avec un tel soin Ceux qui se regardent seulementen penseacutee et en paroles un instant en passant ne srsquoexaminent pas siprofondeacutement ne peacutenegravetrent pas aussi loin en eux-mecircmes que celui quien fait son eacutetude son œuvre et comme son meacutetier en srsquoengageant agraveen tenir le registre permanent de toute sa foi et de toutes ses forcesLes plaisirs les plus deacutelicieux se savourent agrave lrsquointeacuterieur ils eacutevitent delaisser une trace drsquoeux-mecircmes ils eacutevitent drsquoecirctre vus non seulementde la foule mais drsquoun seul

7 Combien de fois ce travail mrsquoa-t-il deacutetourneacute de reacuteflexions en-nuyeuses Et il faut compter au nombre des penseacutees ennuyeuses toutescelles qui sont frivoles La Nature nous a doteacute drsquoune grande capaciteacute denous mettre agrave part dans nos reacuteflexions et elle nous y convie souventpour nous apprendre que nous nous devons en partie agrave la socieacuteteacute maisaussi pour la meilleure part agrave nous-mecircmes Pour calmer mon imagina-tion et la faire recircver sur quelque projet organiseacute pour lui eacuteviter de seperdre et divaguer au vent il suffit de donner corps agrave tant de menuespenseacutees qui se preacutesentent agrave elle et en tenir le registre Je precircte lrsquooreilleagrave mes recircveries parce que jrsquoai agrave les enregistrer Combien de fois agaceacutepar quelque action que la civiliteacute et la raison mrsquointerdisaient de criti-quer ouvertement mrsquoen suis-je soulageacute ici non sans lrsquoarriegravere-penseacuteedrsquoen instruire le public Et certes ces coups de badine poeacutetiques

Zon sur lrsquoœil zon sur le groinZon sur le dos du Sagoin1

srsquoimpriment encore mieux sur le papier qursquoen la chair vive Et quedire sinon que je precircte un peu plus attentivement lrsquooreille aux livresdepuis que je suis agrave lrsquoaffucirct pour essayer drsquoen deacuterober quelque choseafin drsquoen eacutemailler ou eacutetayer le mien

1Marot eacutepicirctre laquo Fripelipes valet de Marot agrave Sagon raquo Sagon ennemi du poegravete ydevient laquo Sagoin raquo (laquo sagouin raquo)

398 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

8 Je nrsquoai nullement eacutetudieacute pour faire un livre mais jrsquoai eacutetudieacute unpeu parce que je lrsquoavais fait si du moins crsquoest eacutetudier qursquoeffleurer etpincer par la tecircte ou par les pieds tantocirct un auteur tantocirct un autre Etnullement pour former mes opinions deacutejagrave formeacutees depuis longtempsmais bien pour les soutenir les aider et les servir

9 Mais qui peut-on croire quand il parle de lui dans une eacutepoqueaussi corrompue Il en est peu ou mecircme pas que nous puissionscroire quand ils parlent des autres situation dans laquelle pourtanton a moins drsquointeacuterecirct agrave mentir La premiegravere eacutetape de la corruption desmœurs crsquoest le bannissement de la veacuteriteacute car comme le disait Pindareecirctre veacuteridique crsquoest le deacutebut drsquoune grande vertu et crsquoest la premiegraverechose que Platon demande au gouverneur de sa laquo Reacutepublique raquo Laveacuteriteacute de nos jours ce nrsquoest pas ce qui est mais ce dont les autres sontpersuadeacutes De mecircme que nous appelons laquo monnaie raquo non seulementcelle qui est leacutegale mais aussi la fausse qui a cours aussi Notre na-tion se voit reprocheacute ce vice depuis longtemps Salvien de Marseille1qui vivait du temps de Valentinien dit que chez les Franccedilais mentiret se parjurer nrsquoest pas un vice mais une faccedilon de parler Celui quivoudrait rencheacuterir sur ce teacutemoignage pourrait dire que deacutesormais crsquoestmecircme pour eux une vertu On srsquoy entraicircne on srsquoy habitue comme agraveun exercice honorable car la dissimulation est lrsquoune des plus remar-quables qualiteacutes de ce siegravecle

10 Je me suis souvent demandeacute drsquoougrave pouvait naicirctre cette cou-tume que nous observons si scrupuleusement de nous sentir plus vi-vement offenseacutes par le reproche qui nous est fait de ce vice si banalpour nous que par aucun autre et comment il se fait que ce soit lagravelrsquoinjure la plus extrecircme que lrsquoon puisse profeacuterer agrave notre encontre quede nous reprocher drsquoecirctre menteur Mais en fait je trouve naturel dese deacutefendre surtout des deacutefauts dont nous sommes les plus chargeacutesOn dirait qursquoen eacutetant toucheacutes par cette accusation en nous excitant agraveson propos nous nous deacutechargeons quelque peu de la faute Si nousla supportons effectivement au moins pouvons-nous la condamner enapparence Mais nrsquoest-ce pas parce que ce reproche semble engloberaussi la couardise et la lacirccheteacute de cœur Et est-il plus eacutevidente couar-dise et lacirccheteacute que de renier sa parole Et pire encore de nier ce quelrsquoon sait

1Neacute agrave Tregraveves vers 390 il eacutepousa une paiumlenne qursquoil convertit et ils menegraverent une vieasceacutetique dans le midi de la France Deux ouvrages de lui nous sont parvenus dont leDe gubernatione Dei drsquoougrave est tireacutee lrsquoaffirmation reproduite par Montaigne ici

Chapitre 18 ndash Du deacutementi 399

11 Crsquoest vice bien laid que le mensonge un vice qursquoun Anciendeacutepeint de faccedilon tregraves honteuse quand il dit que crsquoest un teacutemoignage demeacutepris envers Dieu et en mecircme temps de crainte envers les hommesIl nrsquoest pas possible drsquoen repreacutesenter plus complegravetement lrsquohorreur labassesse et la turpitude Car en effet que peut-on imaginer de plus laidque de craindre les hommes et de braver Dieu Nos relations socialeseacutetant fondeacutees sur la parole celui qui la fausse trahit aussi la socieacuteteacuteelle-mecircme Crsquoest le seul outil gracircce auquel nous pouvons communi-quer nos volonteacutes et nos penseacutees crsquoest lrsquointerpregravete de notre acircme Srsquoilnous fait deacutefaut nous ne tenons plus ensemble nous ne nous connais-sons plus Srsquoil nous trompe toutes nos relations sont rompues tous lesliens de notre socieacuteteacute se deacutelient du mecircme coup

12 Certains peuples des Indes nouvelles (peu importent leursnoms car ils nrsquoexistent plus la deacutesolation due agrave cette conquecircte drsquoungenre extraordinaire et inouiuml srsquoest eacutetendue jusqursquoagrave lrsquoabolition com-plegravete des noms et de lrsquoancienne topographie des lieux) certains peuplesdonc offraient agrave leurs dieux du sang humain mais seulement tireacute dela langue et des oreilles en guise drsquoexpiation du peacutecheacute de mensongeentendu ou profeacutereacute Un joyeux convive de Gregravece dirait que les enfantssrsquoamusent avec les osselets et les hommes avec les mots

13 Quant agrave nos diverses faccedilons drsquouser du deacutementi et ce que sontles lois de lrsquohonneur pour nous dans tout cela avec les changementsqursquoelles ont connus je remets agrave une autre fois le soin de dire ce quejrsquoen sais Jrsquoapprendrai entre temps si je le peux agrave quel moment pritnaissance cette coutume de soupeser et mesurer aussi exactement lesmots et drsquoen faire deacutependre notre honneur car il est facile de voirqursquoelle nrsquoeacutetait pas en usage chez les anciens Grecs et Romains Il mrsquoasouvent sembleacute eacutetrange et inouiuml de les voir srsquoinfliger des deacutementis etsrsquoinjurier sans que pourtant cela donne lieu agrave une veacuteritable querelleLeurs regravegles de conduite empruntaient des voies diffeacuterentes des nocirctresOn appelle Ceacutesar tantocirct laquo voleur raquo tantocirct laquo ivrogne raquo agrave son nez et agravesa barbe On peut voir avec quelle liberteacute ils srsquoinvectivent les uns lesautres je veux dire les plus grands chefs de guerre de lrsquoune et delrsquoautre de ces deux nations ougrave les paroles sont vengeacutees par des parolessans que cela tire autrement agrave conseacutequence

400 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Chapitre 19

Sur la liberteacute deconscience

1 Il est courant de voir les bonnes intentions si elles sont conduitessans preacutecautions pousser les hommes agrave des actes tregraves condamnablesDans le deacutebat qui a conduit la France agrave cette situation troubleacutee deguerres civiles le meilleur parti le plus senseacute est certainement celuiqui veut conserver et la religion et lrsquoancienne organisation politiquedu pays Et pourtant parmi les gens de bien qui le suivent (car je neparle pas de ceux qui trouvent lagrave un preacutetexte pour exercer une ven-geance personnelle ou satisfaire leur cupiditeacute ou rechercher la faveurdes princes mais de ceux qui agissent ainsi par zegravele veacuteritable enversleur religion et le noble souci de maintenir la paix et lrsquoeacutetat de leur pa-trie) parmi ces gens dis-je on en voit beaucoup que la passion conduitagrave sortir des limites du raisonnable et les pousse agrave prendre parfois desdeacutecisions injustes violentes et mecircme hasardeuses

2 Il est sucircr que dans les premiers temps quand notre religioncommenccedila agrave prendre de lrsquoautoriteacute gracircce aux lois le zegravele en arma plusdrsquoun contre toutes sortes de livres paiumlens dont la perte est durementressentie par tous les lettreacutes Jrsquoestime que ces deacutesordres ont davantagenui aux lettres que tous les incendies causeacutes par les barbares Ta-cite en est un bon exemple bien que lrsquoempereur Tacite son parent2eucirct donneacute lrsquoordre formel de placer ses œuvres dans toutes les biblio-

2Neacute en 200 cet empereur preacutetendait en effet descendre de Cornelius Tacitus lrsquohis-torien connu sous le nom de Tacite et que Montaigne cite ici en exemple

402 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

thegraveques du monde un seul exemplaire complet cependant est parvenuagrave eacutechapper agrave la quecircte obstineacutee de ceux qui voulaient le faire dispa-raicirctre agrave cause de cinq ou six malheureux passages contraires agrave notrefoi actuelle Ils ont aussi eu cette attitude qui a consisteacute agrave precircter vo-lontiers des louanges fantaisistes agrave tous les empereurs qui nous eacutetaientfavorables agrave nous chreacutetiens et agrave condamner indistinctement toutesles actions de ceux qui furent nos adversaires comme il est aiseacute de levoir dans le cas de lrsquoempereur Julien1 surnommeacute laquo lrsquoApostat raquo

3 Crsquoeacutetait pourtant en veacuteriteacute un homme remarquable extraor-dinaire car son acircme eacutetait fortement impreacutegneacutee des ideacutees de la philo-sophie et il se faisait un devoir de reacutegler sur elles tous ses actes Et defait il nrsquoest aucune sorte de vertu dont il nrsquoait laisseacute de remarquablesexemples En ce qui concerne la chasteteacute (dont son existence donne unteacutemoignage bien clair) on sait de lui qursquoil eut un comportement dignede celui drsquoAlexandre et de Scipion encore dans la fleur de son acircge(car il fut tueacute par les Parthes eacutetant acircgeacute seulement de trente et un ans)parmi quantiteacute de tregraves belles captives il ne voulut mecircme pas en voirune seule En ce qui concerne la justice il prenait la peine drsquoentendrelui-mecircme les deux parties Et mecircme si par curiositeacute il demandait agraveceux qui se preacutesentaient devant lui de quelle religion ils eacutetaient sonopposition agrave la nocirctre ne pesait jamais dans la balance Il promulgualui-mecircme plusieurs bonnes lois et supprima une grande partie des im-pocircts et des contributions que levaient ses preacutedeacutecesseurs

4 Nous connaissons deux bons historiens qui furent des teacutemoinsoculaires de ses actions lrsquoun drsquoeux Ammien Marcellin eacutevoque avecacrimonie en plusieurs endroits de son Histoire cette ordonnance parlaquelle lrsquoempereur Julien interdit agrave tous les rheacutetoriciens et grammai-riens chreacutetiens drsquoenseigner dans les eacutecoles et ajoute qursquoil souhaite-rait que cette action-lagrave demeuracirct passeacutee sous silence Il est vraisem-blable que si Julien avait fait quelque chose de plus grave contre nousAmmien Marcellin ne lrsquoeucirct pas oublieacute puisqursquoil eacutetait deacutevoueacute agrave notrecause En veacuteriteacute si Julien eacutetait rude agrave notre eacutegard ce nrsquoeacutetait pas unennemi cruel mecircme des chreacutetiens racontent sur lui cette histoire sepromenant un jour autour de la ville de Chalceacutedoine lrsquoeacutevecircque du lieuMaris se permit de le traiter de laquo miseacuterable traicirctre agrave Jeacutesus-Christ raquosans qursquoil fasse autre chose que lui reacutepondre laquo Va miseacuterable pleurela perte de tes yeux raquo Agrave quoi Maris reacutepliqua encore laquo Je rends gracircces

1Il eacutetait le neveu de lrsquoempereur Constantin veacutecut de 331 agrave 363 et ne reacutegna que deuxans de 362 agrave 363 La religion chreacutetienne lui avait eacuteteacute imposeacutee dans son enfance et illrsquoabjura un peu plus tard Drsquoougrave son surnom

Chapitre 19 ndash Sur la liberteacute de conscience 403

agrave Jeacutesus-Christ de mrsquoavoir ocircteacute la vue pour ne pas voir ton impudentvisage raquo Et Julien racontent les historiens ne fit alors qursquoafficherune seacutereacuteniteacute toute philosophique Toujours est-il que cet eacutepisode neconcorde guegravere avec les cruauteacutes qursquoon lrsquoaccuse drsquoavoir perpeacutetreacuteescontre nous Il eacutetait dit Eutrope1 mon autre teacutemoin ennemi de la chreacute-tienteacute mais sans aller jusqursquoaux crimes sanglants2

5 Et pour en revenir agrave la justice il nrsquoest rien qursquoon puisse luireprocher agrave part la seacuteveacuteriteacute dont il a fait preuve au commencementde son regravegne contre ceux qui avaient pris le parti de Constantin sonpreacutedeacutecesseur Quant agrave sa sobrieacuteteacute on peut dire qursquoil vivait toujoursagrave la faccedilon drsquoun soldat et se nourrissait en pleine peacuteriode de paixcomme quelqursquoun qui se preacuteparait et srsquohabituait agrave lrsquoausteacuteriteacute du tempsde guerre Sa vigilance eacutetait telle qursquoil divisait la nuit en trois ou quatreparties et que celle deacutevolue au sommeil eacutetait la plus reacuteduite le reste illrsquoemployait agrave controcircler lui-mecircme lrsquoeacutetat de son armeacutee et de sa garde ouagrave eacutetudier car entre autres qualiteacutes exceptionnelles il avait celle drsquoecirctrevraiment un excellent connaisseur dans tous les domaines de la litteacutera-ture On raconte qursquoAlexandre le Grand quand il eacutetait coucheacute de peurque le sommeil ne vicircnt le deacutetourner de ses reacuteflexions et de ses eacutetudesfaisait placer agrave cocircteacute de son lit un bassin et tenait au-dessus dans unemain une boule de cuivre si le sommeil le surprenait et lui faisait re-lacirccher les doigts le bruit fait par cette boule en tombant dans le bassinle reacuteveillait Mais Julien dont lrsquoesprit eacutetait si tendu vers ce qursquoil deacutesi-rait et fort peu embrumeacute agrave cause de son exceptionnelle abstinence sepassait fort bien quant agrave lui de cet artifice

6 En ce qui concerne ses compeacutetences militaires il fut admi-rable dans tous les domaines qui font un grand capitaine Il fut donc savie durant ou presque en continuelle campagne militaire et la plupartdu temps avec nous en France3 contre les Allemands et les FrancsNous nrsquoavons guegravere gardeacute la meacutemoire drsquoun homme qui ait affronteacuteplus de dangers que lui ou qui se soit plus exposeacute lui-mecircme Sa morta quelque ressemblance avec celle drsquoEacutepaminondas car il fut frappeacutepar un trait qursquoil essaya drsquoarracher et il y serait peut-ecirctre parvenu sice nrsquoest que ce trait eacutetait tranchant il srsquoentailla la main qui en futaffaiblie Il reacuteclama ensuite sans cesse qursquoon le ramenacirct dans cet eacutetat

1Historien latin du IVe siegravecle qui fut le secreacutetaire de Constantin Il eacutecrivit un Abreacutegeacutede lrsquohistoire romaine en dix livres

2Une phrase placeacutee ici dans les eacuteditions anteacuterieures agrave 1588 a eacuteteacute reprise un peudiffeacuteremment plus loin dans une note manuscrite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Cfinfra sect8

3Qui nrsquoeacutetait encore que la Gaule

404 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

au milieu de la mecircleacutee pour y encourager ses soldats mais ceux-cipoursuivirent la bataille sans lui tregraves courageusement jusqursquoagrave ce quela nuit en tombant vienne seacuteparer les deux armeacutees Crsquoest agrave la philo-sophie qursquoil devait le meacutepris particulier qursquoil avait agrave lrsquoeacutegard de sa vieet des choses humaines Il croyait fermement agrave lrsquoeacuteterniteacute des acircmes

7 En matiegravere de religion il avait tout agrave fait tort on lrsquoa sur-nommeacute laquo lrsquoApostat raquo parce qursquoil avait abandonneacute la nocirctre il me sembleplutocirct qursquoil ne lrsquoavait jamais vraiment prise agrave cœur mais qursquoil avaitfait semblant pour se conformer aux lois jusqursquoau moment ougrave il priten main les recircnes de lrsquoEmpire Il eacutetait tellement scrupuleux agrave proposde la sienne que mecircme ceux qui de son temps la suivaient aussi semoquaient de lui et lrsquoon disait que srsquoil avait vaincu les Parthes il au-rait fait disparaicirctre la race bovine dans le monde pour satisfaire auxbesoins de ses sacrifices Il se precirctait aussi aux singeries de la divi-nation et accordait de lrsquoautoriteacute agrave toutes sortes de preacutedictions Il diten mourant entre autres choses qursquoil savait greacute aux dieux et les enremerciait de nrsquoavoir pas voulu le faire mourir par surprise puisqursquoilslrsquoavaient depuis longtemps averti de lrsquoheure et du lieu de sa fin Il lesremerciait aussi de ne pas lrsquoavoir fait mourir lacircchement en eacutetat de fai-blesse ndash mort qui convient mieux aux personnes deacutelicates et oisives ndashni agrave petit feu apregraves de longues souffrances et de lrsquoavoir trouveacute dignede mourir de cette noble faccedilon au milieu de ses victoires et au faicircte desa gloire Il avait eu la mecircme vision preacutemonitoire que celle de MarcusBrutus1 une premiegravere fois en Gaule puis de nouveau en Perse aumoment de sa mort

8 Les paroles que certains lui font prononcer quand il se sentitfrappeacute laquo Tu as gagneacute Nazareacuteen raquo ou selon drsquoautres laquo Sois contentNazareacuteen raquo nrsquoeussent certainement pas eacuteteacute oublieacutees si ceux que jecite comme teacutemoins y avaient cru Car ils eacutetaient preacutesents dans sonarmeacutee et srsquoils ont noteacute jusqursquoaux moindres gestes et paroles de sa finils nrsquoont pas gardeacute trace de cela non plus que de certains miraclesqursquoon y associe eacutegalement

9 Et pour en revenir agrave mon propos initial il nourrissait en lui-mecircme depuis longtemps le paganisme dit Ammien Marcellin maiscomme son armeacutee eacutetait composeacutee toute entiegravere de chreacutetiens il nrsquoosaitpas le montrer Quand il se vit assez fort pour oser reacuteveacuteler publique-ment ses sentiments il fit ouvrir les temples des dieux et srsquoefforccedilapar tous les moyens de remettre en honneur lrsquoidolacirctrie Pour parvenir

1Le meurtrier de Ceacutesar

Chapitre 19 ndash Sur la liberteacute de conscience 405

agrave ses fins ayant trouveacute agrave Constantinople un peuple deacutesuni avec despreacutelats chreacutetiens diviseacutes il fit venir ces derniers dans son palais leurordonna instamment de srsquoemployer agrave eacuteteindre cette discorde civileet de faire en sorte que chacun puisse sans en ecirctre empecirccheacute et sanscrainte srsquoadonner agrave sa1 religion Srsquoil demandait cela avec insistancecrsquoeacutetait en fait dans lrsquoespoir que cette liberteacute renforcerait les intrigues etles dissensions empecirccherait les gens du peuple de se sentir solidaireset donc de se liguer contre lui par leur accord et leur compreacutehensionmutuelle crsquoest qursquoil avait eu la preuve par la faute de certains chreacute-tiens2 de ce qursquoil nrsquoy a pas de becircte au monde qui soit autant agrave craindrepour lrsquohomme que lrsquohomme lui-mecircme

10 Voilagrave donc agrave peu pregraves ce que lrsquohistoire peut dire et en quoilrsquoattitude de lrsquoempereur Julien meacuterite drsquoecirctre consideacutereacutee crsquoest qursquoilsrsquoest servi pour attiser les dissensions civiles de la mecircme recette quecelle que nos rois viennent drsquoemployer pour les eacuteteindre la liberteacutede conscience3 On peut dire drsquoun cocircteacute que lacirccher la bride et per-mettre aux diverses factions de deacutevelopper leurs points de vue crsquoestreacutepandre et semer la discorde que crsquoest mecircme peut-ecirctre une faccedilon delrsquoaccroicirctre puisqursquoaucune barriegravere ou obligation leacutegale ne vient brideret freiner son essor Mais drsquoun autre cocircteacute on peut dire aussi que crsquoestun moyen drsquoaffaiblir les diverses tendances que de leur donner de lafaciliteacute de lrsquoaisance que crsquoest eacutemousser lrsquoaiguillon qursquoaiguisent aucontraire la rareteacute la nouveauteacute et la difficulteacute Et ce que je crois leplus volontiers honorant ainsi la deacutevotion de nos rois crsquoest que fautede pouvoir faire ce qursquoils voulaient ils ont fait semblant de vouloir ceqursquoils pouvaient4

1laquo la raquo ou laquo sa raquo Le point est drsquoimportance Dans le texte de 1580 on lit laquo sa raquoDans celui de 1588 laquo la raquo Mais dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo une correctionmanuscrite a corrigeacute le laquo l raquo par un grand laquo s raquo Les eacutediteurs de 1595 soit qursquoils nrsquoaientpas voulu tenir compte de cette correction soit qursquoils aient travailleacute sur une copie quine la comportait pas ont imprimeacute laquo la raquo Je traduis ici en fonction de lrsquolaquo exemplaire deBordeaux raquo parce que cela me semble mieux en accord avec le propos de Montaigne etle contexte immeacutediat laquo chacun sans empeschement raquo

2On peut comprendre en lisant cet eacuteloge (mecircme prudent) de Julien lrsquoApostat et lescritiques directes agrave lrsquoeacutegard de laquo certains chreacutetiens raquo que les censeurs de Rome aient pudemander agrave Montaigne de supprimer ce chapitre

3La laquo paix de Monsieur raquo ou laquo paix de Beaulieu raquo (1576) et lrsquolaquo eacutedit de Bergerac raquo(1577) qui accordait aux protestants des places laquo de sucircreteacute raquo ougrave ils seraient libres depratiquer leur culte

4Sur lrsquoexemplaire de la BNF de lrsquoeacutedition de 1595 un laquo ne raquo contraire au sens de laphrase a eacuteteacute rayeacute agrave la main

406 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Chapitre 20

Nous ne goucirctons rien depur

1 Lrsquoinsuffisance de notre condition humaine fait que nous ne pou-vons pas utiliser les choses simplement et naturellement Les eacuteleacutementsdont nous nous servons sont modifieacutes mecircme les meacutetaux et mecircme lrsquoorque nous devons deacutegrader avec quelque autre matiegravere pour le rendreutilisable Ni la vertu toute simple dont Ariston2 Pyrrhus ou encoreles Stoiumlciens faisaient le but de lrsquoexistence ne pouvait ecirctre employeacuteesans meacutelange pas plus que le plaisir des Cyreacutenaiumlques et drsquoAristippe3Parmi les plaisirs et les biens que nous avons il nrsquoen est aucun qui soitexempt de quelque meacutelange de peine et de deacutesagreacutement

De la source des plaisirs une sorte drsquoamertume Lucregravece [46]IV vv1133-1134

Au milieu mecircme des fleurs srsquoeacutelegraveve et nous angoisse

2 Notre plaisir le plus extrecircme a quelque ressemblance avec legeacutemissement et la plainte Ne dirait-on pas qursquoil se meurt drsquoangoisseEt drsquoailleurs quand nous cherchons agrave en donner exactement lrsquoeacutevoca-tion nous la truffons drsquoeacutepithegravetes et de qualifications eacutevoquant la mala-die et la douleur langueur mollesse faiblesse deacutefaillance morbiditeacute

2Ariston de Chio enseigna que laquo le souverain bien reacuteside dans la vertu raquo (vers 270av J-C)

3Aristippe de Cyregravene fut disciple de Socrate et fonda lrsquoeacutecole philosophique dite laquo cy-reacutenaiumlque raquo (apregraves 430 av J-C)

408 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Cela montre agrave quel point plaisir et douleur partagent le mecircme sanget la mecircme substance La joie profonde est plus grave que gaie Lecontentement extrecircme et entier est plus calme qursquoenjoueacute laquo La feacuteliciteacuteSeacutenegraveque [96]

LXXIV elle-mecircme si elle nrsquoest pas tempeacutereacutee nous accable raquo Crsquoest ce que ditun vers grec de lrsquoAntiquiteacute laquo Les dieux nous vendent tous les biensqursquoils nous donnent1 raquo Ce qui signifie qursquoils ne nous donnent rien quisoit parfait ni pur et que nous nrsquoachetions au prix de quelque mal

3 La peine2 et le plaisir pourtant tregraves diffeacuterents par nature srsquoas-socient tout de mecircme par je ne sais quelle rencontre naturelle Socratedit que quelque dieu essaya de reacuteunir et de fondre ensemble la dou-leur et le plaisir mais que ne pouvant y parvenir il eut lrsquoideacutee de lesreacuteunir au moins par la queue Meacutetrodore3 disait que dans la tristesseil entre quelque chose du plaisir Je ne sais pas srsquoil voulait dire autrechose mais quant agrave moi jrsquoimagine volontiers qursquoil y a de lrsquointentiondu consentement et de la complaisance agrave se vautrer dans la meacutelanco-lie en plus de lrsquoambition qui peut encore srsquoy mecircler il me semble qursquoily a comme un soupccedilon de friandise et de deacutelicatesse qui nous souritet nous flatte au sein mecircme de la meacutelancolie Nrsquoy a-t-il pas certainstempeacuteraments qui en font leur nourriture

Il y a de la volupteacute dans les pleursOvide [63] IV3 v 27

Et comme dit un certain Attale chez Seacutenegraveque le souvenir deSeacutenegraveque [96]LXIII nos amis perdus nous est agreacuteable comme lrsquoamertume drsquoun vin trop

vieux4

Jeune esclave toi qui sers du vieux vin de FalerneCatulle [13]XXVII I Verse donc en nos coupes un vin plus amer

et comme des pommes aigres-douces

4 La nature nous reacutevegravele un meacutelange du mecircme genre les peintressavent que les mouvements et les plis du visage qui servent dans lespleurs servent aussi pour traduire le rire Et le fait est que si vous re-gardez une œuvre en train de se faire avant que lrsquoune ou lrsquoautre de

1Montaigne traduit ici lui-mecircme un vers drsquoEacutepicharme que lrsquoon trouve dans Xeacuteno-phon [115] II 1 20 Mais il le fait peut-ecirctre drsquoapregraves sa version latine dans Stobeacutee [90]

2Montaigne eacutecrit laquo Le travail raquo Le mot laquo travail raquo deacuterive du latin laquo tripalium raquo quideacutesignait un systegraveme destineacute agrave entraver les animaux (par exemple pour les marquer) puis il prit le sens drsquoinstrument de torture Il est eacutevident qursquoici le mot nrsquoest pas pris dele sens qursquoil a couramment de nos jours

3Meacutetrodore de Lampsaque disciple drsquoAnaxagore4Le goucirct des laquo Anciens raquo nrsquoeacutetait pas le mecircme que le nocirctre la suite le confirme

Chapitre 20 ndash Nous ne goucirctons rien de pur 409

ces deux expressions soit acheveacutee vous serez bien en peine de direvers laquelle elle srsquoachemine Et drsquoailleurs le rire extrecircme nrsquoest-il pasmecircleacute de larmes laquo Il nrsquoest de mal qui nrsquoait de compensation raquo Seacutenegraveque [96]

LXIX5 Quand jrsquoimagine lrsquohomme assieacutegeacute de plaisirs tregraves tentantscomme si par exemple tous ses membres eacutetaient sans cesse en proie agraveun plaisir semblable agrave celui de lrsquoacte sexuel agrave son plus haut point jesens bien qursquoil srsquoeacutecroulerait sous le fardeau de son bonheur et qursquoilserait totalement incapable de supporter une si pure si constante et siuniverselle volupteacute Et de fait quand il lrsquoatteint il la fuit il srsquoempressenaturellement drsquoy eacutechapper comme drsquoun mauvais passage ougrave il nepeut se tenir fermement et ougrave il craint de srsquoenfoncer

6 Quand je mrsquoexamine scrupuleusement je trouve encore dansla meilleure de mes qualiteacutes quelque chose de mauvais Jrsquoeacuteprouve en-vers la rigoureuse vertu dont fait preuve Platon une estime sincegravereet loyale comme drsquoailleurs envers toutes les autres vertus du mecircmeordre Et peut-ecirctre lui qui sait y regarder de pregraves eucirct-il deacuteceleacute juste-ment chez moi quelque chose de biaiseacute quelque chose avec un cocircteacutelaquo meacutelangeacute raquo proprement humain Mais crsquoest pourtant un cocircteacute obscurque lrsquoon ne peut ressentir que soi-mecircme1 Lrsquohomme en tout et partoutnrsquoest que rapieacuteccedilage et bariolage

7 Mecircme les lois de la justice ne peuvent subsister sans quelquemeacutelange drsquoinjustice et comme dit Platon ceux qui preacutetendent ocircterdes lois tous leurs deacutesagreacutements et leurs inconveacutenients entreprennentde couper la tecircte de lrsquoHydre laquo Tout chacirctiment exemplaire comporte Tacite [100]

XIV 44quelque chose drsquoinjuste envers les individus mais qui est compenseacutepar lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral raquo

8 Il est vrai aussi de la mecircme faccedilon que dans la vie courante etles neacutecessiteacutes des relations humaines il peut y avoir de lrsquoexcegraves dans lapureteacute et la perspicaciteacute de nos esprits cette clarteacute peacuteneacutetrante a tropde finesse et de subtiliteacute il faut les alourdir et les eacutemousser pour lesrendre plus conformes agrave lrsquoexemple et agrave la pratique les eacutepaissir et lesobscurcir pour les accorder agrave cette existence terrestre et teacuteneacutebreuseCrsquoest pour cela que ce sont les esprits ordinaires et les moins aigus quisont les mieux adapteacutes agrave conduire les affaires et qui y reacuteussissent lemieux et que les ideacutees eacuteleveacutees et deacutelicates de la philosophie ne sontpas adapteacutees agrave la pratique Cette aigueuml vivaciteacute de lrsquoesprit cette volu-

1La traduction de tout ce qui preacutecegravede dans ce paragraphe assez confus posequelques problegravemes jrsquoai ducirc assez largement interpreacuteter pour essayer de donner un texteintelligible Par ailleurs agrave qui renvoie laquo agrave soi raquo Srsquoagit-il encore de Platon comme cer-tains lrsquoont compris Il ne me semble pas

410 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

biliteacute souple et inquiegravete perturbe les neacutegociations il faut se conduireplus brutalement et plus superficiellement dans les affaires humaineset en laisser une grande et notable part aux fantaisies du sort Il nrsquoestnul besoin drsquoeacuteclairer ces choses-lagrave si profondeacutement et si subtilement on se perd agrave consideacuterer lagrave-dedans tant drsquoaspects contraires et de formesdiverses laquo Agrave force de balancer entre des motifs contradictoires leursTite-Live [105]

XXXII 20 esprits srsquoeacutetaient paralyseacutes raquo9 Crsquoest ce que les anciens disaient de Simonidegraves comme le

roi Heacuteron lui avait adresseacute une requecircte il avait pris plusieurs joursde reacuteflexion pour cela diverses consideacuterations aigueumls et subtiles sepreacutesentant agrave son esprit il demeurait dans le doute et ne sachant ce quieacutetait le plus proche de la veacuteriteacute il deacutesespeacutera complegravetement de pouvoirla trouver

10 Celui qui recherche et envisage toutes les circonstances etconseacutequences possibles drsquoune affaire srsquointerdit du mecircme coup de pou-voir prendre une deacutecision Un esprit moyen fait aussi bien qursquoun grandet suffit pour lrsquoexeacutecution des affaires petites ou grandes Voyez com-ment les meilleurs administrateurs sont ceux qui savent le moins nousdire comment ils le sont et comment les beaux parleurs ne font le plussouvent rien qui vaille Je connais un grand parleur et excellent peintrede toutes sortes drsquoadministrations domestiques qui a laisseacute bien pi-teusement cent mille livres de rentes lui couler entre les mains Jrsquoenconnais un autre qui peacuterore qui preacutetend donner des avis mieux quequiconque parmi ses conseillers et il nrsquoy a pas au monde il est vraiune plus belle apparence drsquoesprit et de compeacutetence Et pourtant dansla pratique ses serviteurs ont une toute autre opinion Je dis cela sanstenir compte de la malchance qursquoil a pu rencontrer

Chapitre 21

Contre la faineacuteantise

1 Lrsquoempereur Vespasien eacutetant atteint de la maladie dont il devaitmourir voulait toujours qursquoon lui donnacirct des nouvelles de lrsquoeacutetat delrsquoempire et depuis son lit reacuteglait sans cesse de nombreuses et impor-tantes affaires Et comme son meacutedecin lui en faisait reproche parceque cela nuisait agrave sa santeacute il deacuteclara laquo Il faut qursquoun empereur meuredebout raquo Voilagrave un beau mot agrave mon avis et digne drsquoun grand princeLrsquoempereur Adrien srsquoen servit plus tard dans les mecircmes circonstancesEt lrsquoon devrait bien souvent le rappeler aux rois pour leur faire sentirque cette grande responsabiliteacute qursquoon leur donne de commander agrave tantdrsquohommes nrsquoest pas une charge pour les oisifs et qursquoil nrsquoest rien quipuisse si justement ocircter aux sujets drsquoun prince lrsquoenvie de se deacutevouer etde risquer leur vie pour son service que de le voir lui-mecircme flacircner agravedes occupations inutiles et plates et rien qui les deacutecourage mieux deprendre soin de sa vie que de le voir si peu soucieux de la leur

2 Quand quelqursquoun viendra dire qursquoil vaut mieux que le princefasse conduire ses guerres par un autre plutocirct que par lui-mecircme lehasard lui fournira suffisamment drsquoexemples de ceux pour lesquelsleurs lieutenants ont meneacute agrave bien de grandes entreprises autant quede ceux dont la preacutesence aux armeacutees eucirct eacuteteacute plus nuisible qursquoutileMais aucun prince valeureux et courageux ne pourra souffrir qursquoon luidonne drsquoaussi honteuses leccedilons Sous preacutetexte de conserver sur sa tecirctecomme srsquoil srsquoagissait de la statue drsquoun saint la bonne fortune attacheacuteeagrave son statut on le deacutegrade justement de son rocircle qui est tout entierdeacutevolu agrave lrsquoaction militaire et on le considegravere en fait comme incapable

412 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

3 Jrsquoen connais un1 qui aimerait mieux ecirctre battu que de dormirpendant qursquoon se battrait pour lui et qui ne vit jamais sans en ecirctrejaloux ses propres hommes faire quelque chose de grand en son ab-sence Et Seacutelim premier2 avait bien raison de dire il me semble queles victoires obtenues sans le maicirctre sont incomplegravetes Drsquoautant plusdisait-il que ce maicirctre devrait rougir de honte de preacutetendre y avoir prispart en son nom nrsquoy ayant employeacute que la parole et la penseacutee Et crsquoestbien vrai car dans ces affaires-lagrave les avis et les ordres qui procurent leshonneurs sont seulement ceux qui se donnent sur le terrain et au cœurmecircme de la bataille Aucun pilote ne peut jouer son rocircle depuis la terreferme Les princes de la race ottomane la premiegravere du monde pour lessuccegraves guerriers ont fermement adopteacute cette opinion et lrsquoon peut direque Bajazet II et son fils3 qui srsquoen deacutesinteacuteressegraverent plus occupeacutes parles sciences et autres occupations domestiques causegraverent bien du tortagrave leur Empire Et celui qui regravegne agrave preacutesent Amourat III4 a tout lrsquoairde prendre le mecircme chemin en suivant leur exemple5 Nrsquoest-ce pas leroi drsquoAngleterre Edouard III qui dit agrave propos de notre roi CharlesV laquo Jamais roi ne prit moins les armes et pourtant jamais roi neme donna tant agrave faire raquo Il avait raison de trouver cela eacutetrange et pluscomme un effet du sort que de la raison Et qursquoils cherchent quelqursquoundrsquoautre que moi pour les approuver ceux qui considegraverent les rois deCastille et du Portugal comme des conqueacuterants belliqueux et magna-nimes parce qursquoagrave douze cents lieues de leur demeure ougrave ils eacutetaientoisifs et par les soins de leurs agents ils se sont rendus maicirctres desIndes occidentales et orientales on se demande srsquoils auraient seule-ment le courage de srsquoy rendre pour en profiter

4 Lrsquoempereur Julien disait mieux encore agrave savoir qursquoun phi-losophe et un galant homme ne devaient pas se contenter de respirercrsquoest-agrave-dire ne devaient pas seulement donner au corps ce qursquoon nepeut lui refuser mais tenir leur acircme et leur corps sans cesse occupeacutesagrave de grandes belles et nobles choses Il avait honte si on le voyait

1Henri IV2Prince ottoman (1467-1520) ceacutelegravebre par sa cruauteacute et ses conquecirctes notamment

celle de lrsquoEgypte3Bajazet II reacutegna de 1481 agrave 1512 contrairement agrave ce que dit Montaigne il mena des

guerres mais il ne remporta pas il est vrai les victoires attendues contre les EgyptiensLe fils dont il srsquoagit ici nrsquoest pas Seacutelim qui fut imposeacute par les janissaires agrave la place deson pegravere mais Corcas

4Ou plutocirct Mourad III qui reacutegna de 1574 agrave 15965A Lanly [58] eacutecrit ici laquo commence assez bien agrave se trouver des occupations de la

mecircme sorte raquo Je comprends diffeacuteremment

Chapitre 21 ndash Contre la faineacuteantise 413

cracher ou suer en public (ce que lrsquoon dit aussi de la jeunesse de Laceacute-deacutemone et que dit Xeacutenophon des jeunes Perses) parce qursquoil estimaitque lrsquoexercice le travail continuel et la sobrieacuteteacute devaient avoir tari etdesseacutecheacute tout ce superflu Et ce que dit Seacutenegraveque des anciens Romainsqui maintenaient leur jeunesse droite trouve fort bien sa place ici laquo Ils nrsquoapprenaient rien agrave leurs enfants que lrsquoon pucirct apprendre assis raquo Seacutenegraveque [96]

XCIC5 Crsquoest un noble deacutesir que de vouloir mourir utilement et cou-rageusement mais y parvenir ne deacutepend pas tant de notre belle reacuteso-lution que de notre bonne fortune Il en est mille qui se sont proposeacutede vaincre ou de mourir en combattant et qui nrsquoont reacuteussi ni lrsquoun nilrsquoautre les blessures et la prison venant contrecarrer leur dessein etleur accordant la vie de force Il y a des maladies qui abattent jusqursquoagravenos deacutesirs et nous font perdre connaissance

6 Le hasard 1 ne devait pas venir au secours des leacutegions ro-maines celles-ci srsquoobligegraverent par serment agrave vaincre ou agrave mourir laquo Jedois revenir victorieux Marcus Fabius si jrsquoeacutechoue que la colegravere deJupiter paternel de Mars Gradivus et autres dieux srsquoabatte sur moi raquoLes Portugais disent avoir rencontreacute en certains endroits dans leurconquecircte des Indes des soldats qui srsquoeacutetaient condamneacutes eux-mecircmesavec drsquohorribles formules drsquoexeacutecration agrave nrsquoaccepter aucune autre is-sue que de se faire tuer ou de demeurer victorieux et pour marquer cevœu ils se faisaient raser le crane et la barbe Nous avons beau prendredes risques et nous obstiner il semble que les coups fuient ceux quise preacutesentent trop allegravegrement agrave eux et nrsquoatteignent pas souvent celuiqui srsquoy expose trop volontiers les deacutevoyant ainsi de leur but Certainsne pouvant parvenir agrave perdre la vie du fait de leurs adversaires apregravesavoir tout essayeacute se virent contraints pour se conformer agrave leur reacutesolu-tion de revenir de la bataille avec les honneurs ou de ne pas en reveniren se donnant eux-mecircmes la mort dans lrsquoexcitation du combat Il enest bien des exemples mais en voici un Philistus chef des forcesnavales de Denys le Jeune dans la guerre contre les Syracusains livracontre ceux-ci une bataille extrecircmement indeacutecise les forces en preacute-sence eacutetant eacutegales Il commenccedila par lrsquoemporter gracircce agrave ses prouessesmais comme les Syracusains encerclaient sa galegravere pour srsquoen emparerapregraves avoir accompli de hauts faits drsquoarmes pour tenter de se deacutegager

1Ce long passage (tout le sect 6) ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595 On peut douterqursquoil soit de Montaigne et P Villey pense mecircme (eacuted Strowski [52] t II p 472 note 1)que lrsquoajout manuscrit constitueacute par les paragraphes 5 et 7 de notre eacutedition dans lrsquolaquo exem-plaire de Bordeaux raquo est de la main de Marie de Gournay Il est vrai que lrsquoeacutecriture estici assez diffeacuterente Marie de Gournay aurait-elle voulu par ce laquo deacuteveloppement raquo reacute-eacutequilibrer un chapitre jugeacute un peu trop bref

414 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

il srsquoocircta de lui-mecircme la vie qursquoil avait si complegravetement livreacutee mais envain aux mains ennemies

7 Moulay Abd el Malik1 roi de Fegraves qui vient de gagner unebataille contre Seacutebastien roi du Portugal ndash journeacutee fameuse en ceqursquoelle vit la mort de trois rois et la transmission de cette grande cou-ronne du Portugal agrave celle de Castille ndash se trouva gravement maladedegraves que les Portugais entregraverent dans son pays les armes agrave la mainet son eacutetat ne fit qursquoempirer allant vers la mort agrave laquelle il srsquoatten-dait Jamais personne ne paya de sa personne plus vigoureusement etplus bravement trop faible pour supporter la pompe des ceacutereacutemoniesde lrsquoentreacutee de son camp qui sont selon leur coutume pleines de ma-gnificence et de toutes sortes de deacutemonstrations il se deacutechargea surson fregravere de cet honneur mais ce fut la seule fonction agrave laquelle il re-nonccedila il exeacutecuta toutes les autres qui eacutetaient utiles et neacutecessaires tregravesscrupuleusement et laborieusement Il demeurait coucheacute mais tint de-bout jusqursquoau dernier soupir son intelligence et son courage ndash et mecircmedrsquoune certaine faccedilon au-delagrave Il aurait pu saper les forces ennemies quisrsquoeacutetaient inconsideacutereacutement avanceacutees sur ses terres mais il lui eacutetait ex-trecircmement peacutenible de voir que faute drsquoun peu de vie et parce qursquoilnrsquoavait personne agrave qui confier la suite de cette guerre et les affairesdrsquoun eacutetat bouleverseacute il devrait rechercher une victoire sanglante et ris-queacutee alors qursquoil en avait entre les mains une autre pure et nette Ilsrsquoarrangea donc soigneusement pour faire durer sa maladie pour userles forces de son ennemi et lrsquoattirer loin de ses forces navales et desplaces-fortes maritimes dont il disposait sur la cocircte drsquoAfrique et cecijusqursquoau dernier jour de sa vie qursquoil consacra agrave dessein agrave preacuteparercette grande bataille

8 Il disposa ses troupes en cercle assieacutegeant de toutes parts lrsquoar-meacutee portugaise et en reacutetreacutecissant et incurvant ce cercle non seulementil les entrava dans leur combat (combat drsquoailleurs tregraves dur agrave cause dela valeur du jeune roi qui attaquait) parce qursquoils devaient faire face detous cocircteacutes mais il les empecirccha aussi de prendre la fuite apregraves leurdeacuteroute Trouvant alors toutes les issues prises et closes ils furentcontraints de se replier sur eux-mecircmes laquo entasseacutes non seulement agraveTite-Live [105]

II 4 cause du carnage mais par leur fuite raquo et finirent par srsquoentasser lesuns sur les autres offrant ainsi agrave leurs ennemis une victoire eacutecrasanteet complegravete Mourant Moulay se fit porter et conduire partout ougrave lebesoin srsquoen faisait sentir et se deacuteplaccedilant le long des rangs il exhortait

1Sultan du Maroc de 1575 agrave 1578 date agrave laquelle il mourut dans les circonstancesraconteacutees ici par Montaigne une dizaine drsquoanneacutees plus tard (ce texte manuscrit est pos-teacuterieur agrave 1588)

Chapitre 21 ndash Contre la faineacuteantise 415

ses capitaines et ses soldats les uns apregraves les autres Comme un coin deson armeacutee menaccedilait drsquoecirctre enfonceacute on ne put lrsquoempecirccher de monter agravecheval lrsquoeacutepeacutee au poing et comme il srsquoefforccedilait drsquoaller vers la mecircleacuteeses gens tentaient de lrsquoarrecircter qui par la bride qui par sa robe ou parses eacutetriers Cet effort acheva de consumer le peu de vie qui lui restait on le recoucha Et lui toutes ses faculteacutes abolies sortit pourtant dansun sursaut de sa pamoison pour demander qursquoon tucirct sa mort crsquoeacutetaitlrsquoordre le plus important agrave donner agrave ce moment pour que le deacutesespoirne se reacutepande pas chez les siens agrave cette nouvelle Il expira donc ledoigt sur sa bouche close signe habituel pour demander le silenceQui donc veacutecut jamais aussi longtemps et aussi avant dans la mort Qui mourut jamais debout agrave ce point

9 Le degreacute ultime dans la faccedilon de se comporter courageuse-ment devant la mort et le plus naturel crsquoest de la regarder non seule-ment sans en ecirctre troubleacute mais sans inquieacutetude et en poursuivant li-brement le cours de sa vie jusqursquoagrave elle Crsquoest ce que fit Caton quisrsquooccupait en eacutetudiant et en dormant alors qursquoil avait en lui preacutesenteen son cœur une mort sanglante et qursquoil la tenait par la main

Chapitre 22

Sur les relais de Poste

1 Je nrsquoai pas eacuteteacute des plus mauvais dans cet exercice2 qui convientaux gens de ma corpulence solide et courte mais je lrsquoabandonne carelle nous demande trop pour qursquoon puisse la pratiquer longtemps

2 Je lisais justement que le roi Cyrus pour recevoir plus fa-cilement des nouvelles de tous les coins de son empire qui eacutetait forteacutetendu fit deacuteterminer combien un cheval pouvait parcourir en un jourdrsquoune seule traite et eacutetablit agrave cette distance les uns des autres deshommes qui avaient en charge de tenir des chevaux precircts pour en four-nir agrave ceux qui viendraient vers lui Et certains disent que la vitesseobtenue correspondait agrave celle du vol des grues

3 Ceacutesar dit que Lucius Vibulus Rufus ayant hacircte de porter undocument agrave Pompeacutee galopa vers lui jour et nuit en changeant de che-vaux pour aller plus vite Et lui-mecircme agrave ce que dit Sueacutetone parcouraitcent laquo milles3 raquo avec une voiture de louage Mais crsquoeacutetait un fougueuxcourrier car lagrave ougrave les riviegraveres lui barraient le chemin il les franchissaitagrave la nage et il ne se deacutetournait jamais de son chemin pour trouver unpont ou un gueacute Tiberius Nero se rendant en Allemagne pour voir sonfregravere Drusus malade fit deux cents laquo milles raquo en vingt-quatre heuresen utilisant trois voitures

4 Dans la guerre que les Romains menegraverent contre AntiochusT Sempronius Gracchus raconte Tite-Live laquo parvint sur des chevaux Tite-Live [105]

XXXVII 282Monter agrave cheval Que lrsquoon se souvienne de I ch 48 sect9 laquo Quand je suis agrave cheval

je nrsquoen descends pas volontiers car crsquoest la position dans laquelle je me trouve le mieuxque je sois en bonne santeacute ou malade raquo

3Environ 150 km

418 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

de relais agrave une vitesse presque incroyable drsquoAmphissa agrave Pella entrois jours raquo Et quand on voit les lieux on constate qursquoil srsquoagissait depostes fixes et non de relais installeacutes pour la circonstance

5 Ce que Ceacutecinna inventa pour transmettre de ses nouvelles agraveceux de chez lui eacutetait bien plus rapide encore il emportait avec luides hirondelles et les relacircchait vers leurs nids quand il voulait don-ner de ses nouvelles apregraves les avoir teintes de la couleur signifiant ceqursquoil voulait dire ainsi qursquoil lrsquoavait concerteacute avec les siens Au theacuteacirctreagrave Rome les chefs de famille avaient avec eux des pigeons auxquelsils attachaient des lettres quand ils voulaient donner des ordres auxgens de chez eux et ces pigeons eacutetaient dresseacutes agrave rapporter les reacute-ponses Decimus Brutus assieacutegeacute dans Modegravene usa du mecircme proceacutedeacuteet drsquoautres aussi ailleurs1

6 Au Peacuterou les messagers eacutetaient porteacutes dans des sortes debrancards sur les eacutepaules drsquohommes qui couraient et tellement agilesque les premiers porteurs transmettaient leur charge aux suivants sansmecircme interrompre leur course

7 Jrsquoai entendu dire que les Valaques qui servent de courriersau Sultan sont extrecircmement rapides crsquoest qursquoils ont le droit de fairedescendre de cheval le premier qursquoils trouvent sur leur chemin en luilaissant leur cheval fourbu en eacutechange et que pour se preacuteserver de lafatigue ils srsquoentourent drsquoune large bande de tissu au milieu du corpscomme le font drsquoautres aussi Mais pour moi je nrsquoai pas trouveacute quecela mrsquoapportait quelque soulagement

1Selon P Villey [55] Montaigne aurait tireacute ces exemples drsquoun ouvrage de JusteLipse Saturnalium sermonum libri II 25

Chapitre 23

Sur les mauvais moyensemployeacutes agrave bonne fin

1 Il existe une eacutetonnante relation une eacutetonnante correspondancedans lrsquoorganisation universelle des ouvrages de la nature qui montrebien qursquoelle nrsquoest pas le fruit du hasard ni voulue par plusieurs maicirctresdiffeacuterents Les maladies et les eacutetats dans lesquels se trouvent nos corpsse retrouvent dans les eacutetats et les gouvernements les royaumes et lesreacutepubliques naissent fleurissent et se fanent de vieillesse tout commenous Nous sommes sujets agrave une trop grande abondance drsquohumeurs2et celle-ci est inutile et mecircme nuisible Ce peuvent ecirctre de bonnes hu-meurs mais mecircme celles-lagrave les meacutedecins les craignent ils disentque dans la mesure ougrave rien nrsquoest stable en nous nous devons inter-venir pour rabaisser et amoindrir une santeacute trop parfaite allegravegre etvigoureuse de peur que notre nature qui ne peut rester en place etqui nrsquoaurait plus la possibiliteacute de monter ou de srsquoameacuteliorer ne fassemachine arriegravere nrsquoimporte comment et brutalement Et crsquoest pour celaqursquoils prescrivent aux athlegravetes des purges et des saigneacutees pour leurocircter tout excegraves de santeacute Mais les humeurs mauvaises peuvent aussiecirctre en excegraves crsquoest ce qui cause geacuteneacuteralement les maladies

2 On voit souvent des eacutetats malades du fait des mecircmes excegraves etpour lesquels on a pris lrsquohabitude drsquoutiliser diverses sortes de purges

2Les laquo humeurs raquo (liquides organiques secreacuteteacutes par le corps) eacutetaient encore agrave la basedes conceptions meacutedicales agrave lrsquoeacutepoque de Montaigne Il est bien difficile de trouver unmot drsquoaujourdrsquohui pour un concept qui nrsquoa plus cours

420 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Tantocirct on laisse partir un grand nombre de familles pour en deacutechargerle pays et ces gens vont chercher ailleurs leur subsistance aux deacutepensdrsquoautrui Crsquoest ainsi que nos anciens Francs sont venus du fond delrsquoAllemagne pour srsquoemparer de la Gaule et en chasser les premiers ha-bitants et que se forma cette infinie mareacutee drsquohommes qui srsquoeacutecoula enItalie sous les ordres de Brennus1 et drsquoautres Puis ce furent les Gothset les Vandales et de mecircme encore pour les peuples qui occupent au-jourdrsquohui la Gregravece et qui abandonnegraverent leur pays drsquoorigine pour al-ler srsquoinstaller ailleurs ougrave ils seraient plus agrave lrsquoaise Il nrsquoest guegravere quedeux ou trois endroits dans le monde qui nrsquoaient pas ressenti lrsquoeffet deces fluctuations Les Romains bacirctissaient ainsi leurs colonies sentantleur ville enfler outre mesure ils la deacutechargeaient de sa population lamoins neacutecessaire et envoyaient celle-ci habiter et cultiver les terresconquises Parfois aussi ils ont sciemment fomenteacute des guerres aveccertains de leurs ennemis ce pouvait ecirctre pour tenir leurs hommes enhaleine de peur que lrsquooisiveteacute megravere de la corruption ne suscite deplus graves inconveacutenients

Nous devons subir les maux drsquoune longue paix Juveacutenal [41]VI 291 Le luxe est pire que les armeacutees il nous eacutetouffe

Mais ce pouvait ecirctre aussi pour servir de saigneacutee agrave leur Reacutepubliqueet rafraicircchir un peu lrsquoexcitation trop veacuteheacutemente de leur jeunesse eacutela-guer et aeacuterer les branches de cette tige qui foisonnait un peu trop geacute-neacutereusement Crsquoest dans ce but qursquoils ont autrefois fait la guerre auxCarthaginois

3 Au traiteacute de Breacutetigny Edouard III drsquoAngleterre ne voulut pasinclure la question du Ducheacute de Bretagne2 dans le traiteacute de paix geacuteneacute-rale qursquoil conclut avec notre roi afin drsquoavoir un pays ougrave se deacutebarras-ser de ses hommes de guerre et pour que cette foule drsquoAnglais dontil srsquoeacutetait servi pour ses entreprises de ce cocircteacute-ci ne retourne en An-gleterre Ce fut aussi lrsquoune des raisons pour lesquelles notre roi Phi-lippe consentit agrave envoyer son fils3 guerroyer outre-mer il srsquoagissaitdrsquoemmener avec lui cette grande quantiteacute de jeunes gens remuants quiconstituaient ses troupes

4 Il en est beaucoup agrave notre eacutepoque qui tiennent ce mecircme dis-cours deacutesireux de faire en sorte que cette eacutebullition qui se voit chez

1Chef des Gaulois qui prirent Rome en 1902Il semble pourtant que la France ait conserveacute la suzeraineteacute du ducheacute de Bretagne3Il ne peut srsquoagir que de Jean Le Bon fils de Philippe VI de Valois Mais on ne sache

pas qursquoil ait meneacute une guerre laquo outre-mer raquo

Chapitre 23 ndash Sur les mauvais moyens employeacutes agrave bonne fin 421

nous puisse ecirctre deacutetourneacutee sur quelque guerre voisine de peur que leshumeurs mauvaises qui en ce moment dominent notre corps si on lesfait srsquoeacutepancher ailleurs entretiennent constamment notre fiegravevre et nenous conduisent agrave la fin agrave notre ruine Il est vrai qursquoune guerre contrelrsquoeacutetranger est un mal bien plus doux qursquoune guerre civile mais je necrois pas que Dieu puisse favoriser une entreprise aussi injuste quecelle qui consiste agrave offenser et quereller autrui pour notre commoditeacute

Ocirc Neacutemeacutesis que rien ne vienne me tenter Catulle [13]LXVIII 77Au point de deacutesirer le ravir agrave son maicirctre

5 Et pourtant la faiblesse de notre nature humaine nous poussesouvent agrave cette neacutecessiteacute drsquoutiliser de vils moyens pour une noble finLycurgue le plus vertueux et le plus parfait des leacutegislateurs qursquoil yeut jamais pour inciter son peuple agrave la tempeacuterance eut cette ideacutee tregravesinjuste de faire enivrer de force les Ilotes leurs esclaves pour queles voyant ainsi eacutegareacutes et noyeacutes dans le vin les Spartiates prissent enhorreur les deacutebordements causeacutes par ce vice

6 Ils avaient bien plus tort encore ceux qui permettaient autre-fois aux meacutedecins de disseacutequer vivants les criminels agrave quelque sortede mort qursquoils aient eacuteteacute condamneacutes pour y examiner ainsi directementnos organes internes et ameacuteliorer leur technique car srsquoil faut en effetuser de proceacutedeacutes condamnables on est plus excusable de le faire pourla santeacute de lrsquoacircme que pour celle du corps Les Romains par exempleenseignaient au peuple la vaillance le meacutepris du danger et de la mortpar de furieux combats de gladiateurs et drsquoescrimeurs qui se battaientjusqursquoagrave la mort se tailladaient et srsquoentretuaient devant eux

De quelle autre utiliteacute pourraient ecirctre ces jeux impies et insenseacutes Prudence [81]II 672Ces massacres de jeunes gens cette voluptueuse soif de sang 1

Et cet usage se prolongea jusqursquoau regravegne de lrsquoempereur Theacuteodose

Saisissez Prince une gloire agrave votre regravegne destineacutee Prudence [81]II 643 sqAjoutez agrave votre glorieux heacuteritage la louange qui vous attend

Que nul agrave Rome jamais ne meure plus pour le plaisir du peupleEt qursquoagrave lrsquoaregravene infacircme suffise maintenant le sang des fauvesQue des jeux homicides ne souillent plus nos yeux

1Cette citation et celle qui suit sont prises non dans Prudence directement maisdans Juste Lipse Saturnalium sermonum libri duo I XIX et I XII II XXII

422 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

7 Crsquoeacutetait en veacuteriteacute un exemple eacutetonnant et tregraves profitable pourle peuple que drsquoavoir sous les yeux chaque jour cent deux centsvoire mille couples drsquohommes armeacutes lanceacutes les uns contre les autresse tailler en piegraveces avec un courage drsquoune fermeteacute si extrecircme qursquoonne les entendit jamais lacirccher un mot trahissant la faiblesse ou susci-tant la commiseacuteration et qursquoon ne les vit jamais tourner les talonsni mecircme faire le moindre mouvement apeureacute pour esquiver le coupde leur adversaire au contraire offrant leur cou agrave son eacutepeacutee ils srsquoyexposaient Il est arriveacute agrave nombre drsquoentre eux blesseacutes agrave mort par demultiples plaies drsquoenvoyer demander au peuple srsquoil eacutetait content de lafaccedilon dont ils avaient accompli leur devoir avant de srsquoeffondrer pourrendre lrsquoesprit1 Car il ne leur fallait pas seulement combattre et mouriravec fermeteacute mais qursquoils le fassent avec entrain ils eacutetaient conspueacuteset maudits si on les voyait rechigner agrave recevoir la mort

Et les filles elles-mecircmes les excitaient Prudence [81]t III 617 sq La vierge agrave chaque coup se legraveve

Quand le vainqueur passe sa lame dans la gorgeDe lrsquoadversaire elle est ravie Et quand il tombe agrave terreElle met le pouce en bas pour demander sa mise agrave mort

8 Les premiers Romains employaient agrave ces combats laquo exem-plaires raquo les criminels mais par la suite on y employa des esclavesinnocents et mecircme des hommes libres qui se vendaient pour cela etjusqursquoagrave des Seacutenateurs et des Chevaliers et mecircme des femmes

Alors ils vendent leur tecircte et vont mourir dans lrsquoaregraveneStace [89] IVI 51 Et chacun se fait un ennemi alors que crsquoest la paix

Dans ces freacutemissements et ces jeux nouveauxOn voit mecircme des femmes sexe inhabile aux armesSe mecircler furieusement agrave ces virils combats

Je trouverais cela tregraves eacutetrange et mecircme agrave peine croyable si nousnrsquoeacutetions habitueacutes agrave voir chaque jour dans nos guerres des millionsdrsquohommes eacutetrangers qui engagent leur vie et leur sang pour de lrsquoargentdans des querelles ougrave ils nrsquoont aucun inteacuterecirct2

1P Villey [55] II p 684 met en note pour ce mot laquo le souffle raquo Mais je ne voispas pourquoi laquo rendre lrsquoesprit raquo nrsquoest-il pas assez clair

2Il faut noter que dans la reacutedaction de 1588 cette phrase faisait directement suiteagrave laquo mecircme des hommes libres qui se vendaient pour cela raquo (sect 8) et que les citationsajouteacutees ensuite ont un peu laquo rompu le fil raquo des reacuteflexions de Montaigne

Chapitre 24

Sur la grandeur romaine

1 Je ne dirai qursquoun mot sur ce vaste sujet pour montrer la sottise deceux qui mettent sur le mecircme pied les meacutediocres grandeurs de notretemps Au septiegraveme livre des lettres familiegraveres de Ciceacuteron (et que leseacuterudits leur ocirctent ce surnom de laquo familiegraveres raquo srsquoils le veulent car enfait il nrsquoest pas tregraves justifieacute et ceux qui au lieu de laquo familiegraveres raquo ontpreacutefeacutereacute laquo agrave ses familiers raquo peuvent tirer quelque argument en leur fa-veur de ce que dit Sueacutetone dans sa laquo Vie de Ceacutesar raquo qursquoil y avait unvolume de lettres de lui portant le titre laquo agrave ses familiers raquo) dans ceslettres donc il en est une qui srsquoadresse agrave Ceacutesar alors en Gaule etdans laquelle Ciceacuteron reprend ces mots qui figuraient agrave la fin drsquouneautre lettre que Ceacutesar lui avait envoyeacutee laquo Quand agrave Marcus Furius Ciceacuteron [106]

Correspondlivre VII lettre5

que tu mrsquoas recommandeacute je le ferai roi de Gaule et si tu veux que jedistingue un autre de tes amis envoie-le moi raquo

2 Il nrsquoeacutetait pas nouveau pour un simple citoyen romain commeCeacutesar lrsquoeacutetait alors de distribuer des royaumes en effet il avait ocircteacute lesien au roi Dejotarus pour le donner agrave un gentilhomme de la ville dePergame nommeacute Mithridate Et ceux qui ont eacutecrit sa biographie ontfait eacutetat de plusieurs royaumes vendus par lui Sueacutetone dit mecircme qursquoilobtint du roi Ptoleacutemeacutee la somme de trois millions six cent mille eacutecussomme bien proche du montant de ce qursquoaurait donneacute la vente de sonpropre royaume2

2Le sens de la phrase nrsquoest pas tregraves clair agrave quoi se rapporte laquo qui raquo Je suis ici laleccedilon de P Villey ([55] p 686) qui met en note laquo ce qui raquo et ajoute laquo De pareillesexactions eacutequivalaient presque agrave la vente du royaume raquo

424 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Agrave tant la Galatie agrave tant le Pont agrave tant la LydieClaudien [21] I203

3 Marc-Antoine disait que la grandeur du peuple romain nese montrait pas tant par ce qursquoil prenait que par ce qursquoil donnaitEt pourtant un siegravecle auparavant ce peuple-lagrave srsquoeacutetait empareacute drsquounroyaume si puissant que de toute son histoire il nrsquoest aucun signe queje connaisse qui ait porteacute plus haut sa reacuteputation Antiochus posseacutedaittoute lrsquoEgypte il srsquoapprecirctait agrave conqueacuterir Chypre et drsquoautres restes decet Empire Pendant qursquoil remportait des victoires C Popilius vint letrouver de la part du Seacutenat et de prime abord refusa de lui serrer lamain avant qursquoil nrsquoait lu la lettre qursquoil lui apportait Apregraves lrsquoavoir luele roi dit qursquoil allait y reacutefleacutechir Popilius entoura avec une baguettelrsquoendroit ougrave se trouvait le prince en lui disant laquo Donne-moi une reacute-ponse que je puisse rapporter au Seacutenat avant que tu ne sortes de cecercle raquo Antiochus choqueacute par la brutaliteacute drsquoun ordre si pressant reacute-pondit apregraves avoir un peu reacutefleacutechi laquo Je ferai ce que le Seacutenat me com-mande raquo Alors Popilius le salua comme un ami du peuple romainAvoir renonceacute agrave un si grand royaume et agrave une prospeacuteriteacute si promet-teuse agrave cause de trois traits drsquoeacutecriture Il eut bien raison par la suitedrsquoenvoyer ses ambassadeurs dire au Seacutenat qursquoil avait reccedilu leurs ordresavec le mecircme respect que srsquoils eacutetaient venus des dieux immortels

4 Tous les royaumes qursquoAuguste avait acquis par le droit de laguerre il les rendit agrave ceux qui les avaient perdus ou en fit preacutesent agravedes eacutetrangers Et agrave ce propos Tacite parlant du roi drsquoAngleterre Cogi-dunnus nous fait sentir par un trait remarquable cette extraordinairepuissance laquo Les Romains dit-il avaient lrsquohabitude depuis toujoursde laisser les rois qursquoils avaient vaincus en possession de leur royaumemais soumis agrave leur autoriteacute afin drsquoavoir mecircme des rois comme instru-ments de servitude laquo Ut haberent instrumenta servitutis et reges1 raquoTacite [100]

XIV 5 Il est probable que Soliman que nous avons vu faire libeacutera-lement don du royaume de Hongrie et drsquoautres eacutetats suivait plutocirct ceprincipe que ce qursquoil alleacuteguait comme raison agrave cela agrave savoir qursquoil eacutetaitlas et accableacute de tant de monarchies et de puissance acquises par savertu ougrave du fait de celle de ses ancecirctres

1Montaigne a traduit drsquoabord lui-mecircme la citation

Chapitre 25

Qursquoil ne faut pascontrefaire le malade

1 On trouve dans Martial un eacutepigramme que je place parmi lesmeilleurs (car il y en a chez lui de toutes sortes) et dans lequel il ra-conte plaisamment lrsquohistoire de Cœlius qui pour ne pas avoir agrave faire lacour agrave quelques grands personnages de Rome se trouver lagrave agrave leur leverles assister et les suivre partout fit mine drsquoavoir la goutte Pour rendreson excuse plus vraisemblable il se faisait pommader les jambes lestenait enveloppeacutees et imitait parfaitement le port et la contenance drsquounhomme goutteux Pour finir le hasard fit qursquoil le devint pour de bon

Combien puissants sont les soins et lrsquoart drsquoimiter la douleur Martial [50]VII XXXIX 8La goutte de Cœlius a cesseacute drsquoecirctre feinte

2 Jrsquoai vu quelque part chez Appien2 il me semble une histoiredu mecircme genre un homme qui voulait eacutechapper aux proscriptionsdes triumvirs de Rome pour eacutechapper agrave ceux qui le poursuivaientse tint cacheacute et deacuteguiseacute et de plus eut lrsquoideacutee de contrefaire le borgneQuand il put recouvrer un peu de liberteacute et qursquoil voulut ocircter lrsquoemplacirctreqursquoil avait longtemps porteacute sur lrsquoœil il dut constater que son œil avaiteffectivement perdu la vue sous ce masque Il est possible que lrsquoactionde la vue se soit comme affaiblie pour avoir eacuteteacute si longtemps sans

2Historien neacute agrave Alexandrie qui veacutecut agrave Rome au IIe siegravecle Son Histoire romainefournit de preacutecieux renseignements sur les peuples vaincus par les Romains

426 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

srsquoexercer et que toute la force visuelle se soit reporteacutee sur lrsquoautre œil nous sentons en effet tregraves nettement que lrsquoœil que nous tenons couvertreporte sur son compagnon une partie de son effort de telle sorte quecelui qui reste grossit et enfle Il en est de mecircme de lrsquooisiveteacute qui avecla chaleur des bandages et des meacutedicaments avait fort bien pu attirerquelque humeur goutteuse au goutteux de Martial

3 Jrsquoai lu dans Froissart qursquoune troupe de jeunes gentilshommesFroissart [29] I24 anglais avait fait vœu de porter lrsquoœil gauche bandeacute jusqursquoagrave ce qursquoils

fussent passeacutes en France et eussent accompli quelque fait drsquoarmescontre nous Et je me suis souvent amuseacute en pensant qursquoil eucirct pu leurarriver la mecircme chose qursquoaux autres et qursquoils se fussent trouveacutes tousborgnes en retrouvant leurs maicirctresses pour lesquelles justement ilsavaient tenteacute cette entreprise

4 Les megraveres ont raison de gronder leurs enfants quand ils contre-font les borgnes les boiteux les bigleux et autres deacutefauts physiques car outre le fait qursquoun corps tendre peut ainsi prendre un mauvais plion dirait que je ne sais comment le sort semble srsquoamuser agrave nousprendre au mot et jrsquoai entendu raconter plusieurs histoires de gensdevenus malades parce qursquoils avaient voulu se faire passer pour tels

5 De tout temps jrsquoai pris lrsquohabitude drsquoavoir agrave la main une ba-dine ou un bacircton agrave cheval comme agrave pied trouvant mecircme cela eacuteleacutegantet mrsquoen servant drsquoappui avec une contenance affecteacutee Certains mrsquoontaverti que le destin pourrait bien tourner un jour cette coquetterie enneacutecessiteacute Mais je me rassure en me disant que je serais dans ce casle premier de ma ligneacutee agrave ecirctre goutteux

6 Mais allongeons un peu ce chapitre en lui collant une piegravecede plus agrave propos de la ceacuteciteacute Pline parle drsquoun homme qui se croyantaveugle en recircvant se reacuteveilla reacuteellement ainsi le lendemain sans avoireacuteteacute malade auparavant La puissance de lrsquoimagination est bien capablede provoquer cela comme je lrsquoai dit ailleurs1 et Pline semble ecirctre decet avis Mais il est plus vraisemblable que ce sont certains mouve-ments internes du corps dans lesquels les meacutedecins pourront deacutecelersrsquoils le veulent la cause de sa ceacuteciteacute qui furent agrave lrsquoorigine de son recircve

7 Ajoutons encore cette histoire sur un sujet voisin raconteacuteeSeacutenegraveque [96] Lpar Seacutenegraveque dans lrsquoune de ses lettres laquo Tu sais dit-il eacutecrivant agrave Luci-lius que Harpaste la folle2 de ma femme est demeureacutee chez moi crsquoest par obligation testamentaire car je nrsquoai pas de goucirct pour ces

1Dans le livre I chap 202En reacutealiteacute une naine crsquoeacutetait semble-t-il lrsquousage drsquoen adopter dans les riches fa-

milles

Chapitre 25 ndash Qursquoil ne faut pas contrefaire le malade 427

monstres et si je veux rire drsquoun fou je nrsquoai pas agrave chercher loin jeris de moi-mecircme Cette folle donc a subitement perdu la vue Ce queje te raconte est eacutetrange mais vrai elle ne se rend pas compte qursquoelleest aveugle et reacuteclame sans cesse agrave son serviteur de la faire sortir dema maison disant qursquoelle est obscure Mais ce dont nous rions chezelle je te prie de croire que cela arrive agrave chacun de nous personnene se croit avare personne ne se croit envieux Et si les aveugles reacute-clament un guide nous nous fourvoyons de nous-mecircmes Je ne suispas ambitieux disons-nous mais agrave Rome on ne peut vivre autrementJe ne suis pas deacutepensier mais la ville mrsquooblige agrave deacutepenser beaucoupCe nrsquoest pas ma faute si je suis coleacutereux si je nrsquoai pas encore eacutetabli deligne de conduite pour ma vie crsquoest la faute agrave la jeunesse Ne cher-chons pas hors de nous notre mal il est en nous il est planteacute dans nosentrailles Et le fait mecircme de ne pas nous sentir malades nous rendla gueacuterison plus difficile Si nous ne commenccedilons pas de bonne heureagrave nous soigner quand parviendrons-nous agrave gueacuterir tant de plaies et demaladies Nous avons pourtant un remegravede tregraves doux la philosophieCar si avec les autres on ne tire du plaisir qursquoapregraves la gueacuterison aveccelui-lagrave on a du plaisir et on gueacuterit en mecircme temps raquo Voilagrave ce quedit Seacutenegraveque et il mrsquoa emporteacute un peu loin de mon propos Mais on neperd pas au change

Chapitre 26

Sur le rocircle des pouces

1 Tacite raconte que chez certains rois barbares pour sceller ferme-ment un engagement la coutume consistait agrave joindre eacutetroitement lesmains droites et agrave entrelacer les pouces et quand agrave force de les serrerle sang srsquoeacutetait amasseacute agrave leur extreacutemiteacute on les leur piquait avec quelquepointe leacutegegravere et ils se les succedilaient mutuellement

2 Les meacutedecins disent que les pouces sont les maicirctres-doigtsde la main et que leur eacutetymologie latine vient de laquo pollere raquo queles Grecs appellent laquo ντETHχειρ raquo crsquoest-agrave-dire laquo autre main 2 raquo Et ilsemble bien que parfois les Latins prennent aussi ce mot au sens delaquo main entiegravere raquo

Ni lrsquoexcitation drsquoune voix enjocircleuse ni la caresse drsquoun pouce Martial [50]XII 98 vv 8-9Ne parviennent agrave la faire se dresser3

Crsquoeacutetait agrave Rome un signe de faveur que de comprimer et abaisserles pouces

Ceux qui admirent ton jeu applaudiront de leurs deux pouces Horace [34] I18 v 66

2Le premier sens de laquo anti raquo est laquo en face de raquo Dans les eacuteditions preacuteceacutedentes Mon-taigne expliquait cette eacutetymologie ainsi laquo qui signifie exceller sur les autres raquo

3A Lanly traduit laquo Elle nrsquoa besoin ni de lrsquoexcitation drsquoune voix charmeuse nide la caresse drsquoun pouce deacutelicat pour se dresser raquo Mais le contexte de lrsquoeacutepigramme(licencieux ) indique plutocirct le sens que je donne ici qui est aussi celui de P Villey et deDM Frame

430 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

et de deacutefaveur que de les lever1 et les tourner vers lrsquoexteacuterieur

Degraves que le peuple a mis le pouce en hautJuveacutenal [41]III 86 On eacutegorge nrsquoimporte qui pour lui faire plaisir

3 Les Romains dispensaient de la guerre ceux qui eacutetaient bles-seacutes au pouce consideacuterant qursquoils ne pouvaient plus tenir leurs armesassez fermement Auguste confisqua les biens drsquoun chevalier romainqui avait par ruse et pour frauder coupeacute les pouces agrave deux de sesjeunes enfants pour les dispenser drsquoecirctre enrocircleacutes dans lrsquoarmeacutee Avantlui le Seacutenat au temps de la guerre italique2 avait condamneacute CaiusVatienus agrave la prison perpeacutetuelle et lui avait confisqueacute tous ses bienspour srsquoecirctre volontairement coupeacute le pouce de la main gauche pour sefaire exempter de cette expeacutedition

4 Quelqursquoun dont jrsquoai oublieacute le nom ayant gagneacute une bataillenavale fit couper les pouces agrave ses ennemis vaincus pour leur enlever lemoyen de combattre et de ramer Les Atheacuteniens les firent couper auxEginegravetes pour leur ocircter leur supeacuterioriteacute dans lrsquoart de la navigation AgraveLaceacutedeacutemone le maicirctre chacirctiait les enfants en leur mordant le pouce

1Les interpreacutetations de laquo pollice verso raquo divergent aujourdrsquohui de celle de Mon-taigne Pour Gaffiot Dictionnaire illustreacute Latin-Franccedilais p 1195 qui cite Juveacutenal III36 lrsquoexpression signifie laquo avec le pouce renverseacute tourneacute vers le sol raquo et le donnecomme signe de laquo deacutesapprobation en part refus de gracirccier le gladiateur vaincu raquo Cettefaccedilon de voir semble mieux justifieacutee le pouce est plutocirct naturellement vers le haut

2Appeleacutee aussi laquo Guerre sociale raquo la reacutevolte des peuples italiques contre Romevaincus par Sylla

Chapitre 27

La lacirccheteacute megravere de lacruauteacute

1 Jrsquoai souvent entendu dire que la lacirccheteacute est megravere de la cruauteacuteEt jrsquoai constateacute par expeacuterience que cette aigreur cette acircpreteacute drsquouncœur meacutechant et inhumain srsquoaccompagne geacuteneacuteralement drsquoune mol-lesse toute feacuteminine Jrsquoen ai vu des plus cruels sujets agrave pleurer tregravesfacilement et pour des raisons frivoles Alexandre tyran de Phegraveres2ne pouvait supporter de voir jouer au theacuteacirctre des trageacutedies de peurque ses concitoyens ne le vissent geacutemir sur les malheurs drsquoHeacutecube etdrsquoAndromaque lui qui sans pitieacute faisait cruellement tuer tant de genstous les jours Serait-ce la faiblesse de leur acircme qui fait que ces gens-lagravese plient ainsi agrave tous les extrecircmes

2 La vaillance (dont lrsquoaction consiste agrave srsquoexercer seulementcontre qui vous reacutesiste)

Et qui ne se plaicirct agrave immoler un taureau que srsquoil fait front Claudien [23]ad Hadrianum30srsquoarrecircte quand elle voit lrsquoennemi agrave sa merci Mais la pusillanimiteacute qui

veut aussi faire partie de la fecircte et qui nrsquoa pu obtenir le premier rocircleprend sa part au second celui du massacre et du sang Les meurtres agravela suite des victoires sont geacuteneacuteralement imputables au peuple et aux

2Ville de Thessalie Cet Alexandre en fut le cruel tyran crsquoest lui qui fit emprisonnerle chef Theacutebain Peacutelopidas qui fut deacutelivreacute par Epaminondas Il fut finalement assassineacutepar sa femme Cf Plutarque [79] Peacutelopidas XIV

432 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

hommes chargeacutes des bagages Et ce pourquoi lrsquoon voit tant de cruauteacutesinouiumles dans les guerres populaires crsquoest que cette canaille de popu-lace srsquoaguerrit et joue les braves agrave srsquoensanglanter jusqursquoaux coudeset agrave deacutechiqueter un corps agrave ses pieds ne pouvant eacuteprouver drsquoautrevaillance

Le loup les ours lacircches et les animaux les plus vilsOvide [63] III35 Srsquoacharnent contre les mourants

3 Crsquoest ce que font les chiens peureux qui deacutechirent tout dansla maison et mordent les peaux des becirctes sauvages qursquoils nrsquoont oseacuteattaquer aux champs Qursquoest-ce qui fait par les temps qui courentque nos querelles sont mortelles Et que lagrave ougrave nos pegraveres observaientcertains degreacutes dans la vengeance nous commenccedilons aujourdrsquohui parle dernier et qursquoau premier abord on ne parle que de tuer Qursquoest-cedonc sinon la lacirccheteacute Chacun sent bien qursquoil y a plus de bravoure etde deacutedain agrave vaincre son ennemi qursquoagrave lrsquoachever et agrave lrsquohumilier qursquoagrave lefaire mourir Drsquoautant que lrsquoappeacutetit de vengeance srsquoen trouve mieuxassouvi et satisfait car la vengeance ne vise qursquoagrave se faire sentir Voilagravepourquoi nous nrsquoattaquons pas une becircte ou une pierre quand elle nousblesse crsquoest qursquoelles sont incapables de ressentir notre vengeance Ettuer un homme crsquoest le mettre agrave lrsquoabri de nos repreacutesailles

4 Bias1 criait agrave un meacutechant homme laquo Je sais que tocirct ou tard tuen seras puni mais je crains bien de ne pas le voir raquo et plaignait lesOrchomeacuteniens de ce que la vengeance tireacutee par Lyciscus de la trahisoncommise agrave leur eacutegard venait au moment ougrave il nrsquoy avait plus personnede ceux qui avaient eacuteteacute concerneacutes et qui auraient pu tirer plaisir decette punition De mecircme la vengeance est-elle incomplegravete quand celuiagrave qui elle srsquoapplique nrsquoa plus le moyen drsquoen souffrir Car de mecircme quele vengeur veut voir srsquoexercer sa vengeance pour en tirer du plaisir demecircme faut-il que celui sur lequel elle srsquoexerce la voie aussi pour eneacuteprouver de la souffrance et du repentir

5 laquo Il srsquoen repentira raquo disons-nous Et pensons-nous qursquoil puissesrsquoen repentir si nous lui avons tireacute un coup de pistolet dans la tecircte Aucontraire si nous y precirctons attention nous verrons qursquoil nous fait lamoue en tombant il ne nous en veut mecircme pas il est bien loin dese repentir Et nous lui offrons le meilleur service de toute la vie ce-lui de le faire mourir promptement et sans souffrir Nous voilagrave obligeacutesde nous terrer comme des lapins de cavaler pour fuir les officiers de

1Lrsquoun des laquo sept Sages raquo de la Gregravece antique

Chapitre 27 ndash La lacirccheteacute megravere de la cruauteacute 433

justice qui nous poursuivent et lui est en repos Tuer est bon pour eacutevi-ter une offense agrave venir non pour celle qui a deacutejagrave eacuteteacute faite Crsquoest unacte qui teacutemoigne plus de crainte que de bravoure de preacutecaution quede courage de deacutefense que drsquoattaque Il est clair que nous abandon-nons par lagrave le vrai but de la vengeance et le souci de notre reacuteputationNous craignons si lrsquoautre demeure en vie qursquoil ne nous fasse la mecircmechose Ce nrsquoest pas contre lui mais pour toi que tu trsquoen deacutebarrasses

6 Au royaume de Narsingue1 cet expeacutedient demeurerait in-utile lagrave non seulement les gens de guerre mais aussi les artisanstranchent leurs querelles agrave coups drsquoeacutepeacutee Le roi ne refuse pas le champclos agrave qui veut se battre et y assiste quand ce sont des personnes dequaliteacute et reacutecompense le vainqueur drsquoune chaicircne drsquoor Mais pour lrsquoob-tenir le premier qui en a envie peut en venir aux armes avec celui quila porte de sorte que pour srsquoecirctre sorti victorieux drsquoun combat il en amaintenant plusieurs sur les bras

7 Si nous pensions de par notre courage ecirctre toujours maicirctresde lrsquoennemi et le dominer agrave notre guise nous serions bien deacuteccedilus qursquoilnous eacutechappacirct comme crsquoest le cas srsquoil meurt Nous voulons vaincremais plus sucircrement qursquohonorablement et recherchons plus le succegravesque la gloire dans nos querelles Asinius Pollion2 commit la mecircmeerreur et crsquoeacutetait pourtant un homme honorable ayant eacutecrit des laquo in-vectives raquo contre Plancus il attendit la mort de ce dernier pour lespublier Autant faire des grimaces agrave un aveugle et injurier un sourd Crsquoeacutetait aussi blesser un homme insensible plutocirct que drsquoencourir sonressentiment Aussi disait-on agrave son sujet que seuls les lutins pouvaientlutter avec les morts Celui qui attend le treacutepas de lrsquoauteur dont il veutcombattre les eacutecrits de quoi fait-il preuve sinon de sa faiblesse et deson esprit querelleur

8 On disait agrave Aristote que quelqursquoun avait meacutedit de lui laquo Qursquoilfasse mieux dit-il qursquoil me fouette ndash pourvu que je ne sois pas lagrave raquoNos pegraveres se contentaient de venger une injure par un deacutementi un deacute-menti par un coup et ainsi de suite Ils eacutetaient assez valeureux pour nepas craindre leur adversaire vivant et outrageacute Nous autres nous trem-blons de frayeur tant que nous le voyons sur ses pieds Et pour preuveqursquoil en est ainsi on peut dire notre faccedilon de faire drsquoaujourdrsquohui neconsiste-t-elle pas agrave poursuivre jusqursquoagrave la mort aussi bien celui quenous avons offenseacute que celui qui nous a offenseacute

1Dans lrsquoInde centrale2Orateur romain qui fut consul puis eacutecrivit des trageacutedies dont il ne nous est rien

parvenu

434 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

9 Crsquoest aussi une sorte de lacirccheteacute qui a introduit dans nos duelscet usage de nous faire accompagner par des seconds des tiers etdes quatriegravemes Crsquoeacutetait autrefois des combats singuliers maintenantce sont des rencontres des batailles La solitude faisait peur aux pre-miers qui inventegraverent cette pratique laquo Crsquoest que chacun avait fort peuTite-Live [105]

XXXIV xxviii4

confiance en lui-mecircme raquo Car tout naturellement avoir de la compa-gnie quelle qursquoelle soit procure le reacuteconfort et le soulagement faceau danger Autrefois on se servait de tierces personnes pour garantirqursquoil ne se produise pas drsquoirreacutegulariteacutes ou drsquoactions deacuteloyales et pourteacutemoigner du reacutesultat du combat Mais depuis que lrsquohabitude est prisede les voir aussi participer au combat quiconque est convieacute agrave y assisterne peut en toute honnecircteteacute y faire figure de spectateur de peur qursquoonnrsquoattribue son attitude agrave un manque de courage ou drsquoaffection pour lecombattant

10 Outre lrsquoinjustice et la bassesse drsquoun tel proceacutedeacute qui consisteagrave engager dans la deacutefense de votre honneur une autre valeur et uneautre force que la vocirctre je trouve un inconveacutenient pour un homme debien ayant pleinement confiance en lui drsquoaller mecircler son sort agrave celuidrsquoun second Chacun court assez de danger pour son propre comptesans en courir encore pour un autre et a assez agrave faire en se fiant agrave sapropre valeur pour deacutefendre sa vie plutocirct que remettre une chose siimportante en drsquoautres mains Car si on nrsquoa pas expresseacutement signifieacutele contraire ces quatre hommes ont partie lieacutee deux agrave deux Si votresecond est agrave terre vous en avez deux sur les bras forceacutement Et crsquoestvrai que cela est deacuteloyal comme de se jeter bien armeacute sur un hommequi nrsquoa plus qursquoun tronccedilon drsquoeacutepeacutee ou en bon eacutetat sur un homme deacutejagravefort blesseacute Mais si ce sont lagrave des avantages que vous avez conquisen combattant vous pouvez les utiliser sans encourir de reproche Ladispariteacute et lrsquoineacutegaliteacute du combat ne se mesurent et ne sont prises enconsideacuteration que dans lrsquoeacutetat ougrave elles se preacutesentent lors du commence-ment du combat Pour le reste prenez-vous en au sort Et quand vousen aurez trois contre vous seul vos deux compagnons srsquoeacutetant laisseacutetuer on ne vous traitera pas plus mal que je ne le fais moi-mecircme agravela guerre quand je donne un coup drsquoeacutepeacutee dans la mecircme situation agravelrsquoennemi que je vois srsquoacharner sur lrsquoun des nocirctres Lagrave ougrave il y a troupecontre troupe (comme il en fut quand notre Duc drsquoOrleacuteans deacutefia le roiHenri drsquoAngleterre agrave cent contre cent ou agrave trois cents contre autantcomme dans le combat des Argiens contre les Laceacutedeacutemoniens ou troisagrave trois comme les Horaces contre les Curiaces) la nature de lrsquoallianceexige que la multitude des combattants de chaque cocircteacute ne compte que

Chapitre 27 ndash La lacirccheteacute megravere de la cruauteacute 435

pour un seul homme A chaque fois qursquoil srsquoagit de troupes le dangerest le mecircme pour tous

11 Jrsquoai une raison familiale agrave tenir ces propos Crsquoest que monfregravere seigneur de Mattecoulon1 fut demandeacute agrave Rome pour seconderun gentilhomme qursquoil ne connaissait guegravere et qui devait se deacutefendredans un duel provoqueacute par un autre Dans ce combat le hasard fit qursquoilse trouva opposeacute agrave quelqursquoun qui eacutetait un de ses proches voisins etbien connu de lui (et je voudrais bien que lrsquoon me justifie ces lois delrsquohonneur qui vont si souvent et de faccedilon si choquante agrave lrsquoencontre dela raison) Apregraves srsquoecirctre deacutebarrasseacute de son adversaire voyant les deuxprincipaux acteurs du combat encore sur pied et indemnes il alla ausecours de son compagnon Pouvait-il faire moins Devait-il se tenircoi et regarder tuer si le sort lrsquoeucirct voulu celui pour la deacutefense duquelil eacutetait venu lagrave Ce qursquoil avait fait jusque-lagrave ne servait agrave rien dans cetteaffaire le combat demeurait indeacutecis Lrsquoattitude courtoise que vouspouvez que vous devez avoir agrave lrsquoeacutegard de votre ennemi quand vouslrsquoavez mis dans une situation deacutelicate et qursquoil est en eacutetat drsquoinfeacuterioriteacuteje ne vois pas comment vous pourriez lrsquoavoir quand il y va de lrsquointeacuterecirctdrsquoautrui quand vous nrsquoecirctes qursquoun assistant et que la dispute nrsquoest pasla vocirctre Il ne pouvait ecirctre ni juste ni courtois sans mettre en dangercelui auquel il avait accepteacute de se deacutevouer Aussi fut-il libeacutereacute des pri-sons drsquoItalie sur une prompte et solennelle recommandation de notreroi

12 Nation excessive Nous ne nous contentons pas de nous faireune reacuteputation de nos deacutefauts et de nos folies dans le monde entiernous les apportons chez les peuples eacutetrangers pour les leur montrerMettez trois franccedilais dans le deacutesert de Lybie ils ne seront pas un moisensemble sans se quereller et srsquoenvoyer des piques Cette expeacuteditionaura lrsquoair conccedilue pour offrir aux eacutetrangers le plaisir de nos drameset le plus souvent agrave ceux qui se reacutejouissent de nos maux et qui srsquoenmoquent

13 Nous allons en Italie pour y apprendre lrsquoescrime et nous enfaisons deacutependre nos vies avant mecircme de la maicirctriser Il faudrait pour-tant si lrsquoon veut suivre lrsquoordre de lrsquoenseignement mettre la theacuteorieavant la pratique nous trahissons les principes de tout apprentissage

Preacutemices malheureuses de jeunes guerriers Virgile [112]XI 156Cruel apprentissage de la guerre agrave venir

1Il se preacutenommait Bertrand Montaigne lrsquoavait emmeneacute avec lui en Italie et il y faitallusion dans le reacutecit qursquoil a fait de ce voyage

436 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Je sais bien que crsquoest un art utile quand on le maicirctrise1 (dans le dueldes deux princes cousins germains en Espagne le plus acircgeacute dit Tite-Live2 surmonta facilement la force irreacutefleacutechie du plus jeune gracircce agrave saconnaissance des armes et agrave sa ruse) et dont la connaissance commejrsquoai pu le constater a enfleacute les cœurs de certains au-delagrave du raison-nable Mais ce nrsquoest pas alors veacuteritablement de courage qursquoil srsquoagitpuisque cela relegraveve de lrsquoadresse et prend sa source ailleurs qursquoen soi-mecircme

14 Lrsquohonneur dans les combats repose sur lrsquoamour du cou-rage et non du savoir-faire Crsquoest bien pour cela que jrsquoai vu un de mesamis connu comme un grand-maicirctre en ce domaine choisir pour viderses querelles des armes qui le privaient de cet avantage laissant ainsitoutes leurs chances au hasard et agrave la confiance qursquoil avait en lui pourque lrsquoon ne puisse par la suite attribuer sa victoire agrave ses qualiteacutes debretteur plutocirct qursquoagrave sa valeur Et dans mon enfance la noblesse fuyaitla reacuteputation de bon escrimeur comme injurieuse elle rechignait3 agraveapprendre ce meacutetier parce qursquoil reposait sur la subtiliteacute et srsquoeacutecartaitdu courage naturel et veacuteritable

Ils ne veulent ni esquiver ni parer ni rompre Le Tasse [103]XII 55 Lrsquoadresse nrsquoa pas de place en leur combat

Leurs coups ne sont pas feints tantocirct directs tantocirct obliques La colegravere la fureur leur ocirctent tout usage de lrsquoartEntendez le choc terrible de ces eacutepeacutees qui se heurtent de plein ferIls ne rompraient pas drsquoune semelle Leur pied est toujours ferme et leur main toujours en mouvementDrsquoestoc ou de taille tous leurs coups portent

15 Les tirs agrave la cible les tournois les combats laquo agrave la barriegravere4 raquola simulation de batailles tout cela constituait les exercices auxquelsse livraient nos pegraveres Celui-ci [lrsquoescrime] est drsquoautant moins nobleqursquoil nrsquoa drsquoautre but que personnel Il nous apprend agrave nous entre-deacutetruire au meacutepris des lois et de la justice et de toutes faccedilons a tou-jours des conseacutequences deacutesastreuses Il est bien plus digne et mieux

1Lrsquoexpression de Montaigne laquo agrave sa fin raquo est ambigueuml On peut comprendre commeDM Frame [28] laquo useful for its purpose raquo Mais cela me semble un peu tautologiqueOu bien comme je le fais en me fondant sur la parenthegravese qui suit et qui fait eacutetat de lasupeacuterioriteacute du laquo vieil raquo donc de celui qui maicirctrise mieux cet laquo art raquo

2Tite-Live Annales[105] XXVIII3On peut comprendre aussi (comme le font D M Frame[28] et A Lanly[58]) laquo se

cachait pour raquo mais cela ne me semble pas satisfaisant4Des combats livreacutes avec les combattants de part et drsquoautre drsquoune barriegravere sur le

champ des tournois

Chapitre 27 ndash La lacirccheteacute megravere de la cruauteacute 437

venu de srsquoexercer dans des activiteacutes qui confortent notre Eacutetat plutocirctqursquoagrave celles qui lui portent atteinte il vaut mieux srsquoadonner agrave cellesqui concernent la seacutecuriteacute geacuteneacuterale et la gloire commune

16 Le consul Publius Rutilius fut le premier agrave instruire les sol-dats agrave manier les armes avec adresse et agrave les bien connaicirctre le premieragrave associer le savoir-faire au courage Non pour srsquoen servir dans desquerelles personnelles mais pour les guerres et les querelles du peupleromain Crsquoeacutetait une escrime populaire et citoyenne Et outre lrsquoexemplede Ceacutesar qui ordonna aux siens agrave la bataille de Pharsale de frapperprincipalement au visage les soldats de Pompeacutee mille autres chefs deguerre se sont ainsi ingeacutenieacutes agrave inventer de nouvelles formes drsquoarmesde nouvelles faccedilons de frapper et de se proteacuteger selon les neacutecessi-teacutes du combat preacutesent Mais de mecircme que Philopœmen condamna lalutte en laquelle il excellait pourtant parce que les preacuteparatifs de cetexercice lui semblaient diffeacuterents de ceux de la preacuteparation militaire agravelaquelle les gens honorables devaient seulement srsquoemployer selon luide mecircme il me semble agrave moi aussi que cette adresse agrave laquelle onfaccedilonne ses membres ces esquives et ces mouvements auxquels onexerce la jeunesse dans cette nouvelle eacutecole sont non seulement in-utiles mais plutocirct contraires et preacutejudiciables agrave la pratique du combatmilitaire

17 Drsquoailleurs les escrimeurs emploient couramment des armesspeacuteciales particuliegraverement destineacutees agrave cet usage Jrsquoai observeacute qursquoonne trouvait pas tregraves bon qursquoun gentilhomme provoqueacute en duel agrave lrsquoeacutepeacuteeet au poignard se preacutesentacirct avec un eacutequipement de militaire Non plusqursquoavec une cape en guise de poignard Il faut noter que Lachegraves chezPlaton1 parlant drsquoun apprentissage du maniement des armes du mecircmegenre que le nocirctre dit qursquoil nrsquoa jamais vu sortir de cette eacutecole ungrand homme de guerre et particuliegraverement parmi ceux qui en onteacuteteacute les maicirctres Nous pouvons dire la mecircme chose agrave propos de nosescrimeurs Et nous pouvons en conclure de faccedilon certaine qursquoil nrsquoya pas de relation de correspondance entre ces deux talents Platon in-terdit le combat avec les poings introduit par Amycos et Epeios ilinterdit de mecircme la lutte introduite par Anteios et Cercyon parce queces laquo arts raquo ont un autre but que celui de rendre la jeunesse apte auservice militaire et nrsquoy contribuent en rien Mais je mrsquoeacutecarte un peude mon sujet

1Dans Lachegraves [75] VII

438 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

18 Lrsquoempereur Maurice1 averti en songe et par plusieurs preacute-dictions qursquoun soldat nommeacute Phocas jusqursquoalors inconnu allait letuer demandait agrave son gendre Philippe qui eacutetait ce Phocas sa condi-tion son caractegravere sa conduite Et comme Philippe lui disait entreautres choses qursquoil eacutetait lacircche et craintif lrsquoempereur en conclut aus-sitocirct qursquoil devait ecirctre cruel et enclin au meurtre Qursquoest-ce donc quirend les tyrans si sanguinaires Crsquoest le souci de leur seacutecuriteacute leurlacirccheteacute ne leur fournit pas drsquoautre moyen de se garantir qursquoen extermi-nant ceux qui peuvent leur nuire et mecircme jusqursquoaux femmes de peurdrsquoune simple eacutegratignure

Craignant tout il frappe toutClaudien [21] I182

19 Les premiegraveres cruauteacutes srsquoexercent pour elles-mecircmes de lagravevient la crainte drsquoune juste vengeance qui produit ensuite une cas-cade de nouvelles cruauteacutes pour les eacutetouffer les unes par les autresPhilippe roi de Maceacutedoine2 celui qui eut des affaires si embrouilleacuteesavec le peuple romain tourmenteacute par lrsquohorreur des meurtres commissur son ordre et ne pouvant trouver drsquoissue face agrave tant de familleseacuteprouveacutees agrave diverses eacutepoques prit le parti de faire saisir tous les en-fants de ceux qursquoil avait fait tuer pour les supprimer petit agrave petit lrsquounapregraves lrsquoautre et ainsi assurer sa tranquilliteacute

20 Les belles choses tiennent toujours bien leur rang en quelqueendroit qursquoon les segraveme Moi qui me soucie plus du poids et de lrsquoutiliteacutedes sujets que de leur ordre et leur arrangement je ne dois pas craindredrsquoinseacuterer ici un peu agrave lrsquoeacutecart une tregraves belle histoire (Quand ces anec-dotes sont tellement riches qursquoelles se justifient drsquoelles-mecircmes uncheveu me suffit pour les relier agrave mon propos3) Parmi les gens quiavaient drsquoabord eacuteteacute condamneacutes par Philippe il y avait un certain Heacute-rodicos prince des Thessaliens Apregraves lui il avait encore fait mou-rir ses deux gendres laissant chacun un fils en bas-acircge Theacuteoxeacutena etArcho eacutetaient les deux veuves On ne put deacutecider Theacuteoxeacutena agrave se re-marier bien qursquoelle fucirct fort courtiseacutee Archo elle eacutepousa Poris quitenait le premier rang parmi les habitants drsquoEnos4 et en eut de nom-breux enfants qursquoelle laissa tous orphelins en bas-acircge Theacuteoxeacutena muepar une sorte de bienveillance maternelle envers ses neveux eacutepousa

1Empereur de Byzance jusqursquoen 602 ougrave il fut mis agrave mort avec sa famille par lrsquoarmeacuteemeacutecontente qui eacutelut agrave sa place Phocas centurion

2Philippe V avant-dernier roi de Maceacutedoine3Cette phrase ne figure que dans lrsquoeacutedition de 15954Ville de Thrace

Chapitre 27 ndash La lacirccheteacute megravere de la cruauteacute 439

Poris pour les avoir sous sa responsabiliteacute et protection Mais voicique lrsquoeacutedit du roi1 est proclameacute

21 Cette megravere courageuse se meacutefiant de la cruauteacute de Philippeet du caractegravere licencieux de ses subalternes envers cette belle et tendrejeunesse osa dire qursquoelle les tuerait de ses mains plutocirct que de leslivrer Poris effrayeacute de sa reacuteaction lui promet de les cacher et deles emmener agrave Athegravenes pour les remettre agrave la garde de gens qui luieacutetaient fidegraveles Saisissant lrsquooccasion drsquoune fecircte annuelle qui eacutetait ceacute-leacutebreacutee agrave Enos en lrsquohonneur drsquoEneacutee ils srsquoy rendent Ayant assisteacute dansla journeacutee aux ceacutereacutemonies et au banquet public ils se glissent la nuitvenue dans un vaisseau preacutepareacute pour gagner le large Mais les ventsleur furent contraires et se retrouvant le lendemain en vue de la terredrsquoougrave ils eacutetaient partis ils furent poursuivis par les gardes des portsAu moment drsquoecirctre rejoints comme Poris pressait les marins de fuirTheacuteoxeacutena folle drsquoamour et de vengeance revient agrave sa premiegravere ideacuteepreacutepare des armes et du poison et les preacutesente agrave ses enfants laquo Al-lons mes enfants dit-elle la mort est deacutesormais le seul moyen pourdeacutefendre votre liberteacute et sera pour les dieux une occasion de mani-fester leur sainte justice ces eacutepeacutees nues et ces coupes pleines vous enouvrent lrsquoentreacutee Courage Et toi mon fils qui est le plus grand em-poigne cette eacutepeacutee pour connaicirctre la mort la plus courageuse raquo Ayantdrsquoun cocircteacute cette ardente conseillegravere et de lrsquoautre leurs ennemis me-naccedilants les enfants coururent affoleacutes vers ce qui leur tomba sous lamain et agrave demi-morts furent jeteacutes agrave la mer Theacuteoxegravena fiegravere drsquoavoirsi glorieusement veilleacute agrave la seacutecuriteacute de ses enfants enlaccedila tendrementson mari et lui dit laquo suivons ces garccedilons mon ami et jouissons dela mecircme seacutepulture qursquoeux raquo Alors se tenant ainsi embrasseacutes ils sejetegraverent dans la mer si bien que le vaisseau fut rameneacute vide au rivage

22 Pour tuer et manifester en mecircme temps leur colegravere les tyransont employeacute toute leur habileteacute agrave trouver le moyen de faire durer lamort Ils veulent que leurs ennemis srsquoen aillent mais pas trop vitepour avoir le temps de savourer leur vengeance Et lagrave ils sont bien enpeine car si les tourments sont violents ils sont courts et srsquoils sontlongs ils ne sont pas assez douloureux agrave leur greacute Les voilagrave donc agraveutiliser leurs instruments de torture Nous en voyons mille exemplesdans lrsquoAntiquiteacute Et je me demande si agrave notre insu nous ne conservonspas quelque trace de cette barbarie

23 Tout ce qui va au-delagrave de la mort simple me semble purecruauteacute Notre justice ne peut espeacuterer que celui que la crainte de mou-rir drsquoecirctre deacutecapiteacute ou pendu nrsquoa pu empecirccher de commettre une fauteen soit empecirccheacute par lrsquoideacutee drsquoecirctre bruleacute agrave petit feu ou en pensant aux

1Fixant le sort des descendants des condamneacutes

440 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

tenailles1 ou agrave la roue2 Et je ne sais pas si pendant ce temps nous neplongeons pas les supplicieacutes dans le deacutesespoir3 Car en quel eacutetat peutecirctre lrsquoacircme drsquoun homme attendant la mort pendant vingt-quatre heuresles membres briseacutes sur une roue ougrave agrave la faccedilon antique cloueacute sur unecroix Josegravephe4 raconte que pendant les guerres des Romains en Ju-deacutee comme il passait agrave un endroit ougrave lrsquoon avait crucifieacute quelques juifstrois jours avant il reconnut trois de ses amis et obtint lrsquoautorisation deles enlever de lagrave deux drsquoentre eux moururent mais lrsquoautre surveacutecutdit-il

24 Chalcondyle5 agrave qui on peut se fier raconte dans les laquo meacute-moires raquo qursquoil a laisseacutes sur les eacuteveacutenements de son temps et prochesencore de lui un supplice qursquoil considegravere comme extrecircme celui quelrsquoempereur Mahomet II6 pratiquait souvent et qui consistait agrave fairetrancher les hommes en deux morceaux par le milieu du corps au ni-veau du diaphragme drsquoun seul coup de cimeterre Bien souvent cesgens mouraient comme srsquoils subissaient deux morts agrave la fois et lrsquoonvoyait dit-il les deux parties pleines de vie encore srsquoagiter longtempsapregraves en proie agrave la souffrance A mon avis ces mouvements ne tra-duisaient pas forceacutement de grandes sensations les supplices les plushideux agrave voir ne sont pas toujours les plus difficiles agrave endurer Et jetrouve plus atroce ce que les historiens racontent qursquoil infligea auxseigneurs de lrsquoEpire les faisant eacutecorcher par le menu drsquoune faccedilon simeacutechamment meacutethodique qursquoils mirent quinze jours agrave mourir dans cessouffrances

25 Voici encore deux autres exemples Creacutesus7 ayant fait arrecirc-ter un homme de noble origine et favori de son fregravere Pantaleacuteon le fitconduire dans la boutique drsquoun foulon8 ougrave il le fit gratter et carder avec

1Celles que lrsquoon faisait rougir au feu avant de srsquoen servir pour arracher des lambeauxde chair

2Supplice institueacute par le laquo bon roi raquo Franccedilois 1er pour les bandits de grands che-mins il est vrai Le condamneacute eacutetait mis en croix sur une roue de chariot et on lui brisaitpetit agrave petit les membres agrave coups de masse Drsquoougrave lrsquoexpression laquo roueacute de coups raquo

3Il faut lrsquoentendre au sens fort ocircter laquo toute espeacuterance raquo au malheureux crsquoest ensomme commettre un peacutecheacute puisque crsquoest lrsquoamener agrave mettre en doute la bonteacute infiniede Dieu

4Historien juif neacute en 37 apregraves J-C5Grammairien et historien grec qui veacutecut de 1424 agrave 1511 Il eacutemigra en Italie en 1447

et enseigna agrave Padoue6Mahomet II qui srsquoempara de Constantinople en 1453 ravagea lrsquoEurope orientale

et fut vaincu en Hongrie en 1479 apregraves avoir menaceacute Vienne7Roi de Lydie (VIe s av J-C) ceacutelegravebre par ses richesses dont a parleacute Heacuterodote8Artisan qui apprecirctait le laquo drap raquo (les tissus) Carder la laine consistait agrave la deacutemecircler

agrave lrsquoaide de peignes drsquoacier

Chapitre 27 ndash La lacirccheteacute megravere de la cruauteacute 441

les outils du meacutetier jusqursquoagrave ce qursquoil en meure George Sechel chef deces paysans de Pologne qui commirent tant drsquoexactions sous couvertde croisade ayant eacuteteacute battu et captureacute par le voiumlvode de Transylva-nie fut trois jours durant attacheacute nu sur un chevalet exposeacute agrave toutesles sortes de tortures que chacun pouvait venir lui infliger pendantqursquoon laissait sans aucune nourriture les autres prisonniers Et pour fi-nir alors qursquoil vivait encore et qursquoil avait les yeux ouverts on abreuvade son sang Lucat son cher fregravere pour le salut duquel il priait pre-nant sur lui-mecircme toute la responsabiliteacute de leurs meacutefaits Puis on lefit manger par vingt de ses capitaines preacutefeacutereacutes qui deacutechiregraverent sa chairagrave belles dents en engloutissant les morceaux Le reste de son corps etses viscegraveres apregraves sa mort furent mis agrave bouillir et on fit manger aussicela agrave drsquoautres personnes de sa suite

442 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Chapitre 28

Chaque chose en sontemps

1 Ceux qui comparent Caton le Censeur agrave Caton le Jeune meur-trier de lui-mecircme comparent deux belles natures de formes voisinesLe premier offrit de la sienne de plus nombreux visages et lrsquoemporteen ce qui concerne les exploits militaires et lrsquoutiliteacute de son action pu-blique Mais la vertu du jeune au-delagrave du fait que ce serait blaspheacutemerque de lui en comparer une autre pour sa vigueur ne preacutesente pas ellede taches Car qui pourrait en effet absoudre de toute envie et ambitioncelle du laquo Censeur raquo qui a oseacute srsquoen prendre agrave lrsquohonneur de Scipionqui eacutetait de loin bien plus grand que lui et tout autre en son siegravecle ence qui concerne la bonteacute naturelle et toutes les vertus essentielles

2 On dit de lui entre autres choses qursquoen son extrecircme vieillesseil se mit agrave apprendre le Grec avec une grande ardeur comme pour as-souvir une soif de longue date Cela ne me semble pas ecirctre un grandargument en sa faveur car crsquoest proprement ce que nous appelons laquo re-tomber en enfance raquo Il y a un temps pour tout les bonnes choses etles autres Et je peux reacuteciter mon laquo Pater noster raquo agrave un moment malvenu comme dans le cas de T Quintinius Flaminius qui eacutetant geacuteneacuteraldrsquoarmeacutee fut accuseacute parce qursquoon lrsquoavait vu agrave lrsquoheure du combat perdreson temps agrave prier Dieu lors drsquoune bataille que pourtant il remporta

Le sage met des bornes mecircme agrave ce qui est bien Juveacutenal [41]VI v 444

444 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

3 Eudomidas voyant Xeacutenocrates tregraves acircgeacute srsquoempresser de veniraux leccedilons qursquoil donnait dans son eacutecole srsquoexclama laquo Quand saura-t-il enfin quelque chose lui qui apprend encore raquo Et Philopœmendit agrave ceux qui portaient tregraves haut le roi Ptoleacutemeacutee pour la faccedilon dontil srsquoendurcissait en srsquoexerccedilant tous les jours agrave la pratique des armes laquo Ce nrsquoest pas louable pour un roi de son acircge de srsquoy exercer il devraitmaintenant reacuteellement les employer raquo

4 Le jeune homme doit se preacuteparer agrave la vie et le vieillard enprofiter disent les sages et le plus grand deacutefaut qursquoils remarquent ennous crsquoest que nos deacutesirs rajeunissent sans cesse Nous recommen-ccedilons sans cesse agrave vivre Notre goucirct et nos deacutesirs devraient bien un jourtenir compte de la vieillesse Nous avons deacutejagrave un pied dans la tombeet nos appeacutetits et nos besoins ne font que renaicirctre

Tu fais tailler le marbre au moment de mourirHorace [36] IIXVIII 17 Et au lieu de songer au tombeau

Tu bacirctis des maisons

5 Le plus lointain de mes projets ne srsquoeacutetend mecircme pas sur unan je ne pense plus deacutesormais qursquoagrave ma fin1 Je me deacutetache de toutesnouvelles espeacuterances et entreprises je dis adieux agrave tous les lieux queje quitte et je me seacutepare chaque jour un peu de ce que je possegravedelaquo Il y a longtemps que je ne perds ni nrsquoacquiers rien Il me reste plusSeacutenegraveque [96]

LXXVII de provisions que de route agrave faire raquo laquo Jrsquoai veacutecu et jrsquoai parcouru laVirgile [112]IV v 653

carriegravere que le destin mrsquoavait fixeacutee raquoLe soulagement que je trouve enfin en ma vieillesse crsquoest qursquoelle

amortit en moi bien des deacutesirs et des soucis dont la vie est agiteacutee soucide la marche du monde des richesses de la grandeur de la connais-sance de la santeacute de moi-mecircme On en voit apprendre agrave parler quandil serait temps pour eux de se taire agrave jamais

6 On peut eacutetudier agrave tout acircge mais pas aller agrave lrsquoeacutecole rien deplus sot qursquoun vieillard apprenant lrsquoalphabet

Diverses choses conviennent agrave diverses personnes Pseudo-Gallus[51] I 104 Toute chose ne convient pas agrave tout acircge

Srsquoil faut eacutetudier que ce soit quelque chose qui convient agrave lrsquoeacutetatdans lequel nous sommes afin que nous puissions reacutepondre comme

1Formule rheacutetorique certes mais Montaigne eacutecrit cela en 1588 et mourra effective-ment peu apregraves en 1592

Chapitre 28 ndash Chaque chose en son temps 445

celui agrave qui lrsquoon demandait agrave quoi servaient ses eacutetudes faites dans ladeacutecreacutepitude laquo A mrsquoen aller meilleur et plus facilement raquo Ce fut uneeacutetude de ce genre que fit Caton le Jeune quand sentant venir sa fin ilrencontra le dialogue de Platon concernant lrsquoeacuteterniteacute de lrsquoacircme1 Il eacutetaitpourtant depuis longtemps fourni en provisions pour un deacutepart de cegenre il avait plus drsquoassurance de ferme volonteacute et drsquoinstruction quePlaton nrsquoen montre dans ses eacutecrits son savoir et son courage eacutetaientde ce point de vue au-dessus de la philosophie Il ne srsquoy consacra paspour preacuteparer sa mort de mecircme que lrsquoimportance de la deacutecision agraveprendre ne le priva pas de sommeil il entreprit cette eacutetude en lrsquoasso-ciant agrave ses occupations habituelles sans opeacuterer de choix ni de change-ments particuliers La nuit qui suivit son eacutechec agrave la Preacuteture il la passaagrave jouer Et celle au cours de laquelle il devait mourir il la passa agrave lirePerdre la vie ou une charge publique lui eacutetait tout aussi indiffeacuterent

1Le Pheacutedon

Chapitre 29

Sur le courage

1 Agrave lrsquoexpeacuterience je constate une grande diffeacuterence entre les eacutelanset les deacutebordements de lrsquoacircme et une attitude faite de reacutesolution et deconstance Je vois bien qursquoil nrsquoy a rien que nous ne puissions faire etmecircme surpasser la diviniteacute comme lrsquoa dit quelqursquoun2 car parvenir agravela maicirctrise de soi et associer agrave la faiblesse de lrsquohomme la deacutetermina-tion et la certitude de Dieu crsquoest quelque chose de plus que drsquoecirctre ainsisimplement du fait de sa nature originelle Mais cela ne se produit quepar agrave-coups Dans les vies des heacuteros du temps passeacute il y a quelquefoisdes traits miraculeux et qui semblent surpasser de loin nos capaci-teacutes naturelles mais en veacuteriteacute ce ne sont que des signes brefs et il estdifficile de croire qursquoagrave force drsquoimpreacutegner et nourrir lrsquoacircme drsquoattitudesaussi eacuteleveacutees elles finiront par lui sembler ordinaires et naturellesIl nous arrive agrave nous-mecircmes qui ne sommes pourtant que des avor-tons drsquoeacutelancer parfois notre acircme bien au-delagrave de son eacutetat ordinaireMais crsquoest une sorte de passion qui la pousse et lrsquoagite qui lrsquoemporteen quelque sorte hors drsquoelle-mecircme car une fois ces tourbillons fran-chis nous voyons qursquoelle se relacircche et se deacutetend naturellement drsquoelle-mecircme sinon complegravetement du moins jusqursquoagrave ne plus ecirctre la mecircmeDe telle sorte qursquoalors en toute occasion agrave propos drsquoun oiseau perduou de verre casseacute nous nous laissons eacutemouvoir comme un homme ducommun

2 Sauf srsquoil srsquoagit drsquoordre de modeacuteration de fermeteacute jrsquoestimeque tout est agrave la porteacutee drsquoun homme peu doueacute et plein de deacutefauts Crsquoest

2Seacutenegraveque [96] LIII

448 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

pourquoi disent les sages pour juger correctement un homme il fautprincipalement examiner ses actions courantes le surprendre dans sesactes quotidiens

3 Pyrrhon qui bacirctit sur lrsquoignorance un savoir si curieux essayacomme tous les autres philosophes veacuteritables de mettre en accord savie et sa doctrine Et parce qursquoil soutenait que la faiblesse du juge-ment humain est si extrecircme qursquoil ne peut ni prendre parti ni pencherdrsquoun cocircteacute et qursquoil voulait donc maintenir le sien en suspens et perpeacute-tuellement en balance consideacuterant toutes choses comme indiffeacuterenteson dit qursquoil se tenait toujours de la mecircme faccedilon et montrait toujoursle mecircme visage Srsquoil avait entameacute un exposeacute il allait jusqursquoau boutmecircme si celui agrave qui il srsquoadressait eacutetait parti Srsquoil voyageait il ne selaissait pas deacutevier de son chemin par quoi que ce soit et crsquoeacutetaient sesamis qui devaient lui eacuteviter de tomber dans les preacutecipices drsquoecirctre heurteacutepar des charrettes ou autres accidents Car craindre ou eacuteviter quelquechose eucirct eacuteteacute heurter ses convictions qui excluaient toute possibiliteacutede choix et de certitude Il lui arriva drsquoecirctre inciseacute et cauteacuteriseacute et demontrer alors une telle fermeteacute qursquoon ne lui vit mecircme pas ciller lesyeux

4 Crsquoest deacutejagrave quelque chose drsquoamener lrsquoacircme jusqursquoagrave ces ideacutees-lagrave crsquoest mieux drsquoy adjoindre des actes et ce nrsquoest toutefois pas im-possible Mais les associer avec une telle perseacuteveacuterance et une telleconstance au point de faire reposer son comportement ordinaire surdes positions aussi eacuteloigneacutees de lrsquousage commun voilagrave qui sembleassez incroyable Et voilagrave pourquoi quand on le rencontra chez luien train de se quereller vertement avec sa sœur et qursquoon lui repro-cha alors de faillir en cela agrave son principe drsquoindiffeacuterence il reacutepondit laquo Quoi Faudrait-il aussi que cette bonne femme serve de teacutemoignagepour mes principes raquo Et une autre fois comme on lrsquoavait vu se deacute-fendre contre un chien laquo Il est tregraves difficile de se deacutepouiller totalementde lrsquohomme qui est en soi il faut srsquoefforcer de combattre les chosesdrsquoabord par des actes mais aussi par la raison et les arguments raquo

5 Il y a environ sept ou huit ans agrave deux lieues drsquoici habitaitun villageois qui est toujours en vie et qui en avait par-dessus la tecirctede la jalousie de sa femme Un jour qursquoil revenait du travail et quesa femme lrsquoaccueillait avec ses criailleries coutumiegraveres il entra dansune telle fureur qursquoil se moissonna sur le champ avec la serpe qursquoiltenait encore dans les mains les parties qui la mettaient dans cet eacutetat etles lui jeta au nez On raconte aussi qursquoun jeune gentilhomme de cheznous amoureux et gaillard ayant reacuteussi agrave attendrir le cœur drsquoune belle

Chapitre 29 ndash Sur le courage 449

maicirctresse agrave force de perseacuteveacuterance et deacutesespeacutereacute de se trouver mou etdeacutefaillant au moment de lrsquoattaque puisque

Chose indigne drsquoun hommeSon membre nrsquoexhibait qursquoune tecircte seacutenile1

revint chez lui srsquoen seacutepara et envoya cette sanglante victime pourlrsquoexpiation de son offense Si crsquoeucirct eacuteteacute par reacuteflexion et par religioncomme chez les precirctres de Cybegravele que ne dirions-nous pas drsquoune sinoble action

6 Il y a quelques jours agrave Bergerac agrave cinq lieues de chez moi enremontant la Dordogne une femme qui avait eacuteteacute tourmenteacutee et battuela veille au soir par son mari chagrin et deacutesagreacuteable de nature deacutecidadrsquoeacutechapper agrave ses mauvais traitements au prix de sa vie srsquoeacutetant alorsentretenue agrave son lever comme de coutume avec ses voisines elle leurglissa quelques mots de recommandation pour ses affaires prit une deses sœurs par la main lrsquoemmena avec elle au pont et apregraves avoir priscongeacute drsquoelle se preacutecipita dans la riviegravere ougrave elle se noya Ce qursquoil y ade plus agrave noter dans ce cas crsquoest qursquoelle avait passeacute la nuit entiegravere agravemettre au point son projet

7 Crsquoest bien autre chose avec les femmes des Indes selon lacoutume de ce pays les hommes ont plusieurs femmes et celle qui estla favorite doit se tuer apregraves la mort de son mari pour chacune de cesfemmes le but de toute une vie est de gagner cet avantage sur ses com-pagnes et les bons offices qursquoelles rendent agrave leur mari ne visent pasdrsquoautre reacutecompense que celle drsquoecirctre la preacutefeacutereacutee pour lrsquoaccompagnerdans la mort

Degraves que la torche tombe sur le lit funegravebre Properce [80]III xiii 17Voilagrave la foule pieuse des eacutepouses

Et commence la lutte pour savoir qui vivanteSuivra lrsquoeacutepoux crsquoest une honte de nrsquoecirctre pas choisieCelles qui lrsquoemportent offrent leur sein aux flammesEt collent leurs legravevres brucirclantes sur celles de leur eacutepoux

8 De nos jours quelqursquoun a eacutecrit avoir vu encore en usagechez ces peuples orientaux la coutume qui veut que ce ne soient passeulement les femmes qui srsquoenterrent apregraves leurs maris mais aussiles esclaves favorites de ces derniers Et cela se passe ainsi le mari

1Tibulle De inertia Inguinis citeacute dans Priapea [3] lxxxii 4

450 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

eacutetant treacutepasseacute la veuve peut si elle le veut (mais bien peu le veulent)demander deux ou trois mois de deacutelai pour mettre en ordre ses affairesLe jour venu elle monte agrave cheval pareacutee comme pour des noces etdit gaiement qursquoelle srsquoen va dormir avec son eacutepoux tenant dans lamain gauche un miroir dans lrsquoautre une flegraveche Srsquoeacutetant ainsi promeneacuteeen grande pompe accompagneacutee de ses amis de ses parents et drsquounegrande foule en fecircte elle arrive bientocirct agrave lrsquoendroit public destineacute agrave detels spectacles

9 Crsquoest une grande place au milieu de laquelle il y a une fossepleine de bois et tout pregraves drsquoelle un endroit sureacuteleveacute auquel on accegravedepar quatre ou cinq marches sur lequel elle est conduite et ougrave on luisert un magnifique repas Apregraves quoi elle se met agrave chanter et agrave danseret ordonne quand elle le veut qursquoon allume le feu Alors elle descendet prenant par la main le plus proche des parents de son mari ils vontensemble agrave la riviegravere voisine ougrave elle se met toute nue distribuant sesbijoux et ses vecirctements agrave ses amis avant de se plonger dans lrsquoeaucomme pour se laver de ses peacutecheacutes Sortant de lagrave elle srsquoenveloppe drsquoundrap jaune de quatorze brasses de long et donnant de nouveau la mainagrave ce parent de son mari elle srsquoen revient sur le terre-plein drsquoougrave ellesrsquoadresse au peuple et lui recommande ses enfants si elle en a Entrela fosse et le terre-plein on tire souvent un rideau pour dissimuler agravela vue cette fournaise ardente mais certaines srsquoy opposent pour fairemontre de plus de courage Quand elle a fini de parler une femmelui preacutesente un vase plein drsquohuile dont elle srsquoenduit la tecircte et le corpsqursquoelle jette ensuite dans le feu et aussitocirct srsquoy preacutecipite elle-mecircmeAlors le peuple jette sur elle quantiteacute de bucircches pour lui eacuteviter unemort trop lente et sa joie se change en deuil et en tristesse

10 Quand il srsquoagit de personnes de moindre importance le corpsdu mort est porteacute agrave lrsquoendroit ougrave on veut lrsquoenterrer et lagrave il est mis sur sonseacuteant la veuve agrave genoux devant lui le tenant eacutetroitement embrasseacute etelle se tient lagrave pendant que lrsquoon construit autour drsquoeux un mur jus-qursquoau niveau des eacutepaules de la femme agrave ce moment-lagrave quelqursquoun dessiens lui prenant la tecircte par derriegravere lrsquoeacutetrangle Et quand elle a rendulrsquoesprit on eacutelegraveve le mur et on le clocirct ils y demeureront ensevelis

11 Dans le mecircme pays il y avait quelque chose de semblablechez leurs laquo gymnosophistes1 raquo ce nrsquoeacutetait ni sous la contrainte drsquoau-trui ni sous le coup drsquoune humeur soudaine mais par une exacte ob-servation de leurs regravegles qursquoils proceacutedaient ainsi quand ils arrivaient agrave

1Philosophes ainsi nommeacutes parce qursquoils vivaient agrave peu pregraves nus ils menaient unevie drsquoascegravetes

Chapitre 29 ndash Sur le courage 451

un certain acircge ou qursquoils se voyaient menaceacutes par quelque maladie ilsse faisaient dresser un bucirccher avec au-dessus un lit bien pareacute apregravesavoir fecircteacute joyeusement leurs amis et connaissances ils se mettaientdans ce lit avec une telle deacutetermination que quand le feu y eacutetait mison ne les voyait remuer ni les pieds ni les mains Crsquoest ainsi que mou-rut lrsquoun drsquoeux Calanus en preacutesence de toute lrsquoarmeacutee drsquoAlexandreAjoutons que parmi eux seul eacutetait digne drsquoestime saint et bienheu-reux celui qui srsquoeacutetait tueacute ainsi rendant son acircme purgeacutee et purifieacutee parle feu qui avait brucircleacute en lui tout ce qursquoil y avait de mortel et de ter-restre Une constante preacutemeacuteditation de la mort la vie durant crsquoest cequi permet de tels miracles

12 Parmi les autres questions qui font deacutebat srsquoest introduitecelle qui concerne le Destin et pour relier les choses agrave venir et mecircmenotre volonteacute agrave une neacutecessiteacute deacutetermineacutee et ineacutevitable on fait encoreappel agrave lrsquoargument du temps passeacute laquo puisque Dieu preacutevoit la faccedilondont toutes les choses vont se produire comme sans doute il le fait ilfaut donc bien qursquoelles se produisent ainsi raquo Agrave quoi nos theacuteologiensreacutepondent que le fait de voir que quelque chose se produit commenous le faisons (et Dieu lui-mecircme aussi car tout eacutetant dans le preacutesentpour lui il voit plutocirct qursquoil ne preacutevoit) ce nrsquoest pas la forcer agrave se pro-duire Nous voyons parce que les choses arrivent les choses nrsquoarriventpas parce que nous les voyons Lrsquoeacuteveacutenement produit la connaissancela connaissance ne produit pas lrsquoeacuteveacutenement Ce que nous voyons seproduire se produit mais cela pouvait se produire autrement Dans leregistre des causes des eacuteveacutenements qursquoil a dans sa prescience Dieu aaussi celles qursquoon appelle laquo fortuites raquo et les causes laquo volontaires raquoqui deacutependent elles du libre arbitre qursquoil nous a donneacute Et il sait quenous faillirons parce que nous aurons voulu faillir

13 Pour moi jrsquoai vu suffisamment de gens encourager leurstroupes avec cette neacutecessiteacute fatale En effet si laquo notre heure raquo est fixeacuteeagrave un moment deacutetermineacute ni les arquebusades de lrsquoennemi ni notre har-diesse ni notre fuite et notre peur ne peuvent lrsquoavancer ou la retarderVoilagrave qui est facile agrave dire ndash mais qui donc en tiendra compte Et srsquoilest vrai qursquoune croyance forte et vive entraicircne agrave sa suite des actionsde mecircme nature alors il faut que cette foi dont nous avons tellementplein la bouche soit aujourdrsquohui bien superficielle ndash agrave moins que le

452 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

meacutepris qursquoelle affiche envers les laquo œuvres1 raquo la conduise agrave deacutedaignerleur compagnie

14 Toujours est-il qursquoagrave ce sujet le sire de Joinville teacutemoindigne de foi autant que tout autre raconte ceci les Beacutedouins peuplelieacute aux Sarrasins et auquel le roi saint Louis eut affaire en Terre Saintecroyaient si fermement drsquoapregraves leur religion que les jours de chaqueindividu eacutetaient compteacutes et deacutetermineacutes agrave lrsquoavance de toute eacuteterniteacuteselon une preacutedestination ineacutevitable qursquoils allaient agrave la guerre sansarmure avec seulement une eacutepeacutee agrave la turque et couverts drsquoun lingeblanc

15 Crsquoest encore une preuve de ce genre que donnegraverent deuxreligieux de Florence du temps de nos aiumleux Etant en deacutesaccord surquelque point de dogme ils se mirent drsquoaccord pour entrer tous deuxdans le feu en preacutesence du peuple et sur la place publique pour quechacun puisse ainsi faire la preuve de la veacuteriteacute de son point de vue Lespreacuteparatifs eacutetaient deacutejagrave faits et la chose sur le point de se faire quandun eacuteveacutenement impreacutevu est venu lrsquointerrompre

16 Un jeune noble turc avait accompli en personne un remar-quable fait drsquoarmes devant les deux armeacutees de Mourad II et de JeanHumiade2 sur le point de srsquoaffronter Comme Mourad lui demandaitqui malgreacute sa jeunesse et son inexpeacuterience avait pu lui communiquerun courage aussi remarquable il reacutepondit qursquoil avait eu pour princi-pal preacutecepteur un liegravevre laquo Un jour que jrsquoeacutetais agrave la chasse dit-il jetrouvai un liegravevre au gicircte et bien que je fusse accompagneacute de deux ex-cellents leacutevriers il me sembla que pour ne pas le rater le mieux eacutetaitencore drsquoemployer mon arc car il mrsquooffrait une bien belle cible Jecommenccedilai agrave deacutecocher mes flegraveches et ainsi jusqursquoagrave quarante que pou-vait contenir mon carquois sans le tuer et sans mecircme lrsquoeacuteveiller Apregravesquoi je lacircchai contre lui mes leacutevriers qui ne firent pas mieux Je com-pris alors qursquoil avait eacuteteacute proteacutegeacute par sa destineacutee et que les flegraveches et leseacutepeacutees nrsquoont drsquoeffet qursquoavec la permission de la fataliteacute qui est attacheacuteeagrave nous et que nous nrsquoavons pas le pouvoir de reculer ni drsquoavancer raquoCe reacutecit doit servir agrave nous montrer en passant agrave quel point notre raisonpeut ecirctre infleacutechie par toutes sortes de choses

1Lrsquoopposition des catholiques et des protestants reposait notamment sur la valeur agraveaccorder aux laquo œuvres raquo et agrave la laquo foi raquo les premiers accordant une grande importanceaux laquo œuvres raquo les seconds voulant que la laquo foi raquo en soit indeacutependante

2Mourad II sultan des Turcs de 1421 agrave 1451 le roi de Hongrie Ladislas et le voiumlvodede Transylvanie tentegraverent en vain de lrsquoarrecircter dans ses conquecirctes Crsquoest le roi drsquoAlbanieHyskanderr qui y mit fin

Chapitre 29 ndash Sur le courage 453

17 Un personnage grand par le nombre de ses ans sa renom-meacutee sa digniteacute et son savoir mrsquoa raconteacute comment il avait eacuteteacute ameneacuteagrave un changement tregraves important de sa foi par une incitation exteacuterieuretellement bizarre et tellement peu convaincante drsquoailleurs que je latrouvai pour ma part plus propre agrave convaincre du contraire Il lrsquoappe-lait laquo miracle raquo ndash et moi aussi mais dans un sens tout diffeacuterent

18 Les historiens des Turcs racontent que ceux-ci sont tellementpersuadeacutes de la fatale et intangible preacutedeacutetermination de leurs jours quecela contribue apparemment agrave leur donner cette assurance qursquoils ontdevant le danger Et je connais un grand prince1 qui en fait son profitavec bonheur soit qursquoil en soit persuadeacute soit qursquoil srsquoen serve commeexcuse pour prendre des risques extrecircmes Et pourvu que le destin nese lasse pas trop tocirct de lrsquoeacutepauler

19 Pour autant qursquoon srsquoen souvienne il nrsquoy eut jamais acte dereacutesolution plus admirable que celui des deux hommes qui conspiregraverentla mort du prince drsquoOrange Il est eacutetonnant de voir comment on a puenflammer le second jusqursquoagrave exeacutecuter une entreprise qui srsquoeacutetait aveacutereacuteesi malheureuse pour son compagnon qui y avait pourtant apporteacute tousses soins Etonnant de le voir suivre sa trace avec les mecircmes armes etsrsquoattaquer agrave un seigneur si reacutecemment et si bien mis en garde proteacutegeacutepar une foule drsquoamis et sa force physique dans sa grande salle aumilieu de ses gardes dans une ville toute agrave sa deacutevotion Certes il yemploya une main reacutesolument deacutetermineacutee et un courage mucirc par unegrande passion Un poignard est plus sucircr pour frapper mais commeil neacutecessite plus de mouvement et de vigueur du bras qursquoun pistoletson coup risque plus de se trouver deacutevieacute ou gecircneacute Que cet homme aitcouru agrave une mort certaine je nrsquoen doute guegravere car les espoirs dont onaurait pu le bercer ne pouvaient trouver place dans un esprit lucide Etla maniegravere dont il se comporta montre qursquoil ne manquait ni de luciditeacuteni de courage Les motifs drsquoune conviction aussi forte peuvent ecirctre fortdivers car notre imagination fait drsquoelle et de nous ce qui lui plaicirct

20 Lrsquoexeacutecution qui eut lieu pregraves drsquoOrleacuteans2 fut tregraves diffeacuterente elle fut plus le fait du hasard que de la force Le coup nrsquoeucirct pas en-traicircneacute la mort si le destin ne lrsquoeucirct voulu Tirer depuis un cheval deloin sur quelqursquoun que les mouvements du sien agitent fut lrsquoentre-prise drsquoun homme qui aimait mieux rater sa cible que rater sa fuite Cequi srsquoensuivit le montra Car il srsquoexcita et srsquoenivra agrave la penseacutee drsquoac-

1Henri de Navarre futur Henri IV probablement2Lrsquoassasinat de Franccedilois de Guise par le protestant Poltrot de Meacutereacute pendant le siegravege

drsquoOrleacuteans en 1563 Cf Brantocircme Meacutemoires IV

454 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

complir une action aussi grave tellement qursquoil en perdit entiegraverementle sens et ne sut ni diriger sa fuite ni sa langue quand on lrsquointerrogeaIl lui eucirct suffi de rejoindre ses amis en traversant une riviegravere Crsquoestun expeacutedient que jrsquoai moi-mecircme utiliseacute dans des circonstances moinsgraves et que jrsquoestime peu hasardeux pourvu que votre cheval puissefacilement entrer dans lrsquoeau et que vous ayez preacutevu sur lrsquoautre rive unbord commode en fonction du courant Mais cet autre1 quand on luiprononccedila la sentence deacuteclara laquo Jrsquoy eacutetais preacutepareacute Je vous eacutetonneraipar mon endurance raquo

21 Les Assassins2 peuple qui se rattache aux Pheacuteniciens sontconsideacutereacutes chez les musulmans comme ayant une suprecircme deacutevotionet pureteacute de mœurs Ils pensent que le plus court chemin pour meacuteriterle paradis consiste agrave tuer quelqursquoun drsquoune religion contraire agrave la leurCrsquoest la raison pour laquelle on les a souvent vus srsquoen prendre agrave un ouagrave deux en pourpoint agrave des adversaires puissants au prix drsquoune mortcertaine et sans se soucier aucunement du danger encouru Ainsi futassassineacute (ce mot nous vient de leur nom) notre comte Raimond deTripoli au beau milieu de sa ville3 pendant nos expeacuteditions en TerreSainte de mecircme que Conrad marquis de Montferrat Et les meurtriersque lrsquoon conduisait au supplice eacutetaient tout bouffis drsquoorgueil fiers dece qursquoils consideacuteraient comme un chef-drsquoœuvre

1Selon Jean Plattard [54] il srsquoagit en effet drsquoun deacutenommeacute Balthasar Geacuterard Mon-taigne opposerait ses paroles fermes agrave la conduite et aux paroles fuyantes du premierMais le texte est tregraves elliptique

2Nom donneacute en effet aux membres drsquoune secte musulmane apparue en Perse auXIe siegravecle Selon le dictionnaire Petit Robert notre mot laquo assassin raquo actuel serait unemprunt agrave lrsquoargot assasin pluriel de assas laquo gardien raquo plutocirct qursquoagrave un deacuteriveacute de hasislaquo haschich raquo

3Seule lrsquoeacutedition de 1595 comporte ce qui suit

Chapitre 30

Sur un enfant monstrueux

1 Ce reacutecit sera tregraves simple je laisse aux meacutedecins le soin de dis-courir sur la question2 Je vis avant-hier3 un enfant que deux hommeset une nourrice qui se disaient ecirctre le pegravere lrsquooncle et la tante pro-menaient pour le montrer et en tirer quelques sous agrave cause de soneacutetrangeteacute Il eacutetait drsquoune forme ordinaire se tenait sur ses pieds mar-chait et gazouillait agrave peu pregraves comme les autres enfants de son acircgeIl nrsquoavait pas encore voulu se nourrir autrement qursquoen teacutetant sa nour-rice et ce qursquoon essaya devant moi de lui mettre dans la bouche ille macircchait un peu et le rendait sans lrsquoavaler Ses cris semblaient bienavoir quelque chose de particulier Il eacutetait acircgeacute de quatorze mois toutjuste Au-dessous des teacutetins il eacutetait attacheacute et colleacute agrave un autre enfantsans tecircte dont le canal meacutedullaire de la colonne verteacutebrale eacutetait bou-cheacute et le reste intact si lrsquoun de ses bras eacutetait plus court crsquoest qursquoillui avait eacuteteacute briseacute par accident agrave la naissance Ils eacutetaient accoleacutes faceagrave face comme si un enfant plus petit voulait en embrasser un autreplus grand4 La reacutegion par laquelle ils eacutetaient attacheacutes nrsquoeacutetait que dequatre doigts environ de sorte que si on retournait lrsquoenfant incomplet

2Ambroise Pareacute a en effet parleacute des monstres dans ses ouvrages Il y voit laquo le plussouvent [des] signes de quelque malheur advenir raquo Agrave la diffeacuterence de Montaigne quiconsidegravere que tout monstre peut avoir une explication naturelle mecircme si nous ne latrouvons pas du fait de lrsquoinsuffisance de notre raison ou de notre expeacuterience

3On pense (P Villey [55] II p 712 notamment) que cet essai se place aux alentoursde 1578

4Crsquoest ce que lrsquoon appelle depuis le XIXe siegravecle des laquo fregraveres siamois raquo neacutes en 1808au Siam deux fregraveres ainsi attacheacutes mais avec deux tecirctes avaient eacuteteacute promeneacutes dans lemonde avant de se fixer aux Etats-Unis Ils sont morts agrave quelques heures drsquointervalle

456 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

on pouvait voir en dessous le nombril de lrsquoautre la suture se situaitentre les teacutetins et le nombril On ne pouvait voir ce dernier sur lrsquoenfantincomplet mais on voyait bien tout le reste de son ventre Ainsi ce quinrsquoeacutetait pas attacheacute comme les bras le fessier les cuisses et les jambesde cet enfant incomplet demeurait pendant et ballottant sur lrsquoautre etlui descendait jusqursquoagrave mi-jambe La nourrice nous a dit aussi qursquoil uri-nait par les deux endroits et les membres du deuxiegraveme eacutetaient nourriset vivants et dans le mecircme eacutetat que ceux du premier sauf qursquoils eacutetaientplus courts et plus menus

2 Ce double corps et ces membres diffeacuterents se raccordant agraveune seule tecircte pourraient bien constituer pour le roi un preacutesage favo-rable montrant qursquoil maintiendra sous sa loi lrsquounion des diverses piegraveceset parties de notre eacutetat Mais de peur que les eacuteveacutenements ne viennentle deacutementir mieux vaut le laisser faire drsquoabord1 car il nrsquoy a rien demieux que de deviner les choses deacutejagrave faites laquo quand les choses ontCiceacuteron [15] II

31 eu lieu on leur trouve quelque interpreacutetation qui veacuterifie ce qui eacutetaitpreacutevu raquo De la mecircme faccedilon on disait drsquoEpimeacutenide qursquoil laquo devinait agravereculons raquo

3 Je viens de voir dans le Meacutedoc un pacirctre de trente ans environqui ne preacutesente pas de parties geacutenitales il a seulement trois trous parougrave srsquoeacutecoule sans cesse de lrsquoeau mais il a de la barbe eacuteprouve desdeacutesirs et recherche le contact des femmes

4 Ce que nous appelons des laquo monstres raquo ne le sont pas pourDieu qui voit dans lrsquoimmensiteacute de son œuvre lrsquoinfiniteacute des formesqursquoil y a comprises Et on peut bien croire que cette forme qui nouseacutetonne a quelque chose agrave voir avec une autre appartenant au mecircmegenre inconnue de lrsquohomme De sa parfaite sagesse ne peut rien ve-nir que de bon de normal et de reacutegulier Mais nous nrsquoen voyons pasles rapports et les relations laquo Ce que lrsquohomme voit freacutequemment neCiceacuteron [15] II

27 lrsquoeacutetonne pas mecircme si la cause lui en est inconnue Mais devant quelquechose qursquoil nrsquoa jamais vu il pense agrave un prodige raquo Nous appelonslaquo contre nature raquo ce qui va contre nos habitudes et pourtant riennrsquoexiste qui ne soit selon la nature quoi que cela puisse ecirctre Que cetteraison universelle et naturelle chasse de nous lrsquoerreur et lrsquoeacutetonnementque la nouveauteacute nous apporte

1Montaigne se moque du rocircle laquo annonciateur raquo attribueacute agrave son eacutepoque aux monstres(cf supra note 1)

Chapitre 31

Sur la colegravere

1 Plutarque est toujours admirable mais particuliegraverement quandil se fait juge des actions humaines On peut voir les belles chosesqursquoil dit dans sa comparaison de Lycurgue et de Numa agrave propos dela grande leacutegegravereteacute dont nous faisons preuve en laissant les enfants agrave lacharge et agrave la responsabiliteacute de leurs parents La plupart de nos Eacutetatscomme le dit Aristote laissent agrave chacun agrave la faccedilon des Cyclopes ladirection de ses femmes et de ses enfants selon ses ideacutees et sa fantaisieEt il nrsquoy a guegravere que Laceacutedeacutemone et la Cregravete pour avoir leacutegifeacutereacute surla faccedilon drsquoeacuteduquer les enfants Qui ne voit pourtant que dans un Eacutetattout deacutepend de la faccedilon dont on les eacutelegraveve et les eacuteduque Et malgreacutecela sans aucun discernement on laisse cette tacircche agrave la discreacutetion desparents aussi sots et meacutechants soient-ils

2 Combien de fois lrsquoenvie mrsquoa-t-elle pris en passant dans larue de monter un stratagegraveme pour venger des garccedilonnets que je voyaiseacutecorcher cogner et meurtrir par quelque pegravere ou megravere furieux et mishors de lui par la colegravere

On leur voit sortir le feu et la rage par les yeux Juveacutenal [41]VI vv647-649

Enflammeacutes par la rage ils sont emporteacutesComme les rochers qui deacutetacheacutes soudain du sommetRoulent vers le bas sur la pente

(Et si lrsquoon en croit Hippocrate les plus dangereuses maladies sontcelles qui deacutefigurent les gens) Ils ont une voix tranchante et toni-truante et srsquoen prennent souvent agrave des ecirctres qui ne font que sortir de

458 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

nourrice et qui sont estropieacutes et abrutis de coups Et notre justice srsquoenmoque Comme si ces dislocations et arrachements ne concernaientpas des membres de notre socieacuteteacute

La patrie et le peuple te sont reconnaissants de leur avoir donneacuteJuveacutenal [41]XIV 70 Un citoyen pourvu que tu le rendes apte agrave servir aux champs

Dans la pratique des arts de la guerre ou de la paix

3 Il nrsquoest pas de passion qui eacutebranle autant la sinceacuteriteacute des juge-ments que la colegravere Personne ne douterait qursquoil faille punir de mort lejuge qui aurait condamneacute un criminel sous le coup de la colegravere Alorspourquoi est-il permis aux parents et aux maicirctres drsquoeacutecole quand ilssont en colegravere de fouetter et de chacirctier les enfants Ce nrsquoest plus unelaquo correction raquo crsquoest une vengeance Le chacirctiment est une sorte de meacute-dicament pour les enfants mais supporterions-nous un meacutedecin irriteacuteet courrouceacute contre son patient

4 Nous-mecircmes pour bien faire nous ne devrions jamais por-ter la main sur nos serviteurs tant que nous sommes en colegravere Aussilongtemps que nous sentons battre notre pouls et que lrsquoeacutemotion nouseacutetreint remettons cela agrave plus tard les choses nous apparaicirctront sousun jour bien diffeacuterent quand nous serons calmeacutes et de sang-froid Car agravece moment crsquoest la passion qui commande crsquoest la passion qui parleen nous ce nrsquoest pas nous Au travers drsquoelle les fautes nous appa-raissent plus grandes comme les corps agrave travers un brouillard Celuiqui a faim prend des aliments mais celui qui veut se servir du chacirc-timent ne doit en avoir ni faim ni soif Drsquoailleurs les chacirctiments quise font avec pondeacuteration et discernement sont bien mieux accepteacutes etavec plus drsquoeffet par celui qui les subit A lrsquoinverse il ne pense pasavoir eacuteteacute justement condamneacute quand il lrsquoa eacuteteacute par un homme en colegravereet furieux il allegravegue pour se justifier le comportement extravagantde son maicirctre son visage enflammeacute les promesses inhabituelles sonagitation et sa preacutecipitation incontrocircleacutees

Son visage est tumeacutefieacute par la colegravereJuveacutenal [41]XIV 70 Ses veines gonfleacutees de sang noir

Ses yeux eacutetincellent drsquoun feu plus ardentQue celui de la Gorgone

5 Sueacutetone raconte que ce qui servit le plus la cause de CaiusRabirius1 aupregraves du peuple auquel il avait fait appel pour le deacutefendre

1Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit laquo Lucius Saturninus raquo Lrsquoeacutedition de 1595 acorrigeacute en laquo Caius Rabrinus raquo et agrave juste titre preacutecise A Lanly ([58] t 2 p 370 note 11)

Chapitre 31 ndash Sur la colegravere 459

quand il fut accuseacute par Ceacutesar ce furent lrsquoanimositeacute et la dureteacute aveclesquelles Ceacutesar avait formuleacute cette accusation

6 Dire et faire sont deux choses diffeacuterentes il faut consideacutererdrsquoun cocircteacute le sermon de lrsquoautre le precirccheur Ils ont eu beau faire ceuxqui agrave notre eacutepoque ont essayeacute de contester la veacuteriteacute de notre Eglise enutilisant les vices de ses ministres ses preuves viennent drsquoailleurs etcrsquoest lagrave une piegravetre faccedilon drsquoargumenter qui ne fait que semer la confu-sion Un homme de bonne moraliteacute peut avoir des opinions fausses un homme peu recommandable peut precirccher la veacuteriteacute et mecircme srsquoilnrsquoy croit pas Crsquoest certainement une belle harmonie quand le faireet le dire vont ensemble et je ne peux nier que les paroles ont plusdrsquoautoriteacute et sont plus efficaces quand elles sont suivies par des actesComme le disait Eudamidas entendant un philosophe discourir sur laguerre laquo Ces propos sont beaux mais on ne peut croire celui qui Plutarque [78]

Dicts desLaceacuted f˚ 216F

les prononce car ses oreilles ne sont pas habitueacutees au son de la trom-pette raquo De mecircme pour Cleacuteomegravene qui entendant un rheacutetoricien tenirune harangue pour glorifier la vaillance se mit agrave rire Et comme lrsquoautreen eacutetait scandaliseacute il lui dit laquo Jrsquoen ferais de mecircme si crsquoeacutetait une hi- Plutarque [78]

Dicts desLaceacuted f˚ 218C-D

rondelle qui avait parleacute mais si crsquoeacutetait un aigle je lrsquoaurais volontierseacutecouteacute raquo

7 Il me semble apercevoir dans les eacutecrits des Anciens quecelui qui dit ce qursquoil pense le fait avec bien plus de force que celuiqui prend la pose Ecoutez Ciceacuteron parler de lrsquoamour de la liberteacute eteacutecoutez Brutus en parler ce que ce dernier a eacutecrit a une reacutesonancequi nous montre qursquoil eacutetait homme agrave la payer du prix de sa vie Ci-ceacuteron pegravere de lrsquoeacuteloquence traite du meacutepris de la mort Seacutenegraveque entraite aussi le premier traicircne languissant et vous sentez bien qursquoilveut vous convaincre de choses dont il nrsquoest pas convaincu lui-mecircmeLrsquoautre vous anime et vous enflamme Je ne lis jamais un auteur etsurtout ceux qui traitent des vertus et des actes sans chercher avecune certaine curiositeacute agrave savoir qui il a eacuteteacute

8 Les Eacutephores agrave Sparte voyant qursquoun homme aux mœurs dis-solues allait donner au peuple un avis utile lui ordonnegraverent de se taireet priegraverent un honnecircte homme de srsquoen attribuer lrsquoideacutee et de donner cetavis agrave sa place1

puisque laquo Lucius Sabrinus eacutetait mort en 100 av J-C Il srsquoagit bien ici de Caius Rabiriusqui agrave lrsquoinstigation de Ceacutesar avait eacuteteacute accuseacute du meurtre de L Apuleus Saturninus raquo

1Cet ajout de 1588 ne se rattache pas au paragraphe preacuteceacutedent mais plutocirct on levoit agrave lrsquoideacutee exprimeacutee quelques lignes plus haut crsquoest pourquoi jrsquoai supprimeacute le laquo fauxraccord raquo constitueacute par le mot laquo car raquo

460 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

9 Plutarque se reacutevegravele bien dans ses eacutecrits si on les savourecomme il faut et je pense donc le connaicirctre jusqursquoau fond de lrsquoacircmeJe voudrais pourtant que nous eussions quelques traces concernant savie et si je fais maintenant cette digression crsquoest pour dire combien jesais greacute agrave Aulu-Gelle de nous avoir laisseacute par eacutecrit ce reacutecit concernantAulu-Gelle [8]

I 26 ses mœurs et qui a tout de mecircme trait agrave mon sujet qui est la colegravereUn de ses esclaves homme mauvais et vicieux mais dont les oreillesavaient eacuteteacute remplies de philosophie avait commis une faute Plutarqueayant commandeacute qursquoon le ficirct deacutevecirctir et fouetter il commenccedila par pro-tester qursquoil nrsquoavait rien fait et que crsquoeacutetait injuste Mais il se mit ensuiteagrave crier et agrave injurier son maicirctre agrave bon escient lui reprochant de ne pasecirctre philosophe comme il le preacutetendait parce qursquoil lui avait souvententendu dire qursquoil eacutetait laid de se mettre en colegravere qursquoil avait mecircmeeacutecrit un livre lagrave dessus et que maintenant en proie agrave la colegravere il lefaisait battre ce qui deacutementait entiegraverement ses eacutecrits A cela Plutarquereacutepondit tregraves calmement et tregraves froidement laquo Comment peux-tu ju-ger rustre que tu es que je sois courrouceacute Mon visage ma voixmon teint mes paroles te donnent-ils une preuve quelconque du faitque je sois hors de moi Je ne pense pas avoir les yeux exorbiteacutes nile visage crispeacute Je ne pousse pas de cris effroyables Est-ce que jerougis Est-ce que jrsquoeacutecume Est-ce que je laisse eacutechapper des chosesdont je pourrais avoir agrave me repentir Est-ce que je tressaute est-ce queje freacutemis de courroux Car ce sont lagrave je dois te le dire les veacuteritablessignes de la colegravere raquo Et srsquoadressant alors agrave celui qui maniait le fouet laquo Continuez votre besogne pendant que nous discutons lui et moi raquodit il Voilagrave lrsquohistoire

10 Archytas le Tarentin revenant drsquoune guerre dans laquelle ilavait servi comme capitaine-geacuteneacuteral trouva sa maison bien en deacutesordreet ses terres en friche agrave cause de la mauvaise gestion de son intendantLrsquoayant fait appeler il lui dit laquo Va-trsquoen Si je nrsquoeacutetais pas en colegravereje trsquoaurais eacutetrilleacute de belle faccedilon raquo Platon de mecircme srsquoeacutetant emporteacutecontre un de ses esclaves confia agrave Speusippe le soin de le punir srsquoex-cusant de ne pouvoir le faire lui-mecircme parce qursquoil eacutetait en colegravere Et leLaceacutedeacutemonien Charillus dit agrave un Ilote1 qui se comportait de faccedilon tropinsolente et trop impudente envers lui laquo Par les dieux Si je nrsquoeacutetaisPlutarque [78]

xiv f˚ 6 D pas courrouceacute je te ferais mourir sur le champ raquo11 La colegravere est une passion qui se plaicirct en elle-mecircme qui se

flatte elle-mecircme Que de fois nous eacutetant eacutechauffeacutes pour de mauvaisesraisons si lrsquoon vient nous preacutesenter quelque solide deacutefense ou excuse

1Nom donneacute aux esclaves de Sparte

Chapitre 31 ndash Sur la colegravere 461

nous sommes-nous irriteacutes contre la veacuteriteacute elle-mecircme et contre lrsquoinno-cence Jrsquoai retenu agrave ce propos un merveilleux exemple tireacute de lrsquoAn-tiquiteacute Pison personnage par ailleurs reacuteputeacute pour sa vertu srsquoeacutetait unjour mis en rage contre un de ses soldats Celui-ci eacutetait revenu seulde la corveacutee de fourrage et comme il nrsquoavait pu lui rendre compte delrsquoendroit ougrave se trouvait son compagnon Pison avait consideacutereacute commeaveacutereacute qursquoil lrsquoavait tueacute et lrsquoavait immeacutediatement condamneacute agrave mortComme ce soldat eacutetait deacutejagrave pregraves du gibet voilagrave qursquoarrive son com-pagnon qursquoil avait perdu Toute lrsquoarmeacutee lui fit fecircte et apregraves forces ca-resses et accolades entre les deux compagnons le bourreau conduitlrsquoun et lrsquoautre devant Pison tout le monde srsquoattendant eacutevidemmentagrave ce que ce soit pour lui-mecircme un grand plaisir Mais ce fut tout lecontraire Car sous lrsquoeffet du deacutepit et de la honte sa colegravere qui nrsquoeacutetaitpas encore retombeacutee redoubla et son emportement lui fournit sou-dain un subtil raisonnement pour faire drsquoun innocent trois coupablesqursquoil fit exeacutecuter tous les trois le premier soldat parce qursquoil avaiteacuteteacute condamneacute le second celui qui srsquoeacutetait eacutegareacute parce qursquoil eacutetait lacause de la mort de son compagnon et le troisiegraveme le bourreau pournrsquoavoir pas obeacutei aux ordres qui lui avaient eacuteteacute donneacutes

12 Ceux qui ont eu affaire agrave des femmes tecirctues peuvent avoireacuteprouveacute dans quelle rage on les jette quand on oppose agrave leur agita-tion le silence et la froideur et qursquoon ne daigne pas alimenter leurcourroux Lrsquoorateur Celius1 eacutetait drsquoune nature extrecircmement coleacutereuseComme il dicircnait en compagnie de quelqursquoun dont la conversation eacutetaitdouce et suave et qui pour ne pas le meacutecontenter prenait le parti drsquoap-prouver tout ce qursquoil disait et drsquoabonder dans son sens il ne put sup-porter que sa mauvaise humeur se trouvacirct sans aliment et lui dit laquo Contredis-moi sur quelque chose au nom des dieux Afin que nous Seacutenegraveque [95] I

16soyons deux raquo De mecircme ces femmes tecirctues ne se mettent en colegravereque pour que lrsquoon se mette en colegravere aussi contre elles en retour agravelrsquoimitation des lois de lrsquoamour Comme quelqursquoun lrsquoempecircchait de par-ler en lrsquoinjuriant vertement Phocion ne fit rien drsquoautre que se taireet laisser agrave lrsquoautre tout loisir drsquoeacutepuiser sa colegravere Cela fait il repritson propos agrave lrsquoendroit ougrave il lrsquoavait laisseacute sans faire aucune allusion agravelrsquoincident Il nrsquoest aucune reacuteplique qui soit aussi cinglante qursquoun telmeacutepris

13 Crsquoest toujours un deacutefaut que drsquoecirctre coleacutereux mais il est plusexcusable pour un militaire car dans ce meacutetier il y a certes des mo-ments ougrave lrsquoon ne saurait ecirctre autrement Je dis souvent de lrsquohomme

1Il fut lrsquoeacutelegraveve de Crassus et de Ciceacuteron et soutint ce dernier contre Catalina

462 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

le plus coleacutereux de France que crsquoest lrsquohomme le plus patient que jeconnaisse pour brider sa colegravere elle lrsquoagite avec une telle violenceune telle fureur

Quand le bois enflammeacute gronde sous le vase de bronzeVirgile [112]VII 462-466 Lrsquoeau bouillonne et lrsquoeacutecume en fureur fume et bondit

Deacuteborde et ne se retient plus Une eacutepaisse vapeur srsquoeacutelegraveve dans les airs

qursquoil lui faut cruellement se contraindre pour la modeacuterer Et quant agravemoi je ne connais pas de passion pour laquelle je puisse faire un teleffort afin de la cacher et lui reacutesister Je ne voudrais pas mettre la sa-gesse agrave un si haut prix Je ne regarde pas tant ce qursquoon fait que ce qursquoilen coucircte de ne pas faire pire

14 Quelqursquoun drsquoautre se vantait aupregraves de moi de la modeacuterationet de la douceur de sa conduite qui sont crsquoest vrai exceptionnellesJe lui ai dit que crsquoest une bonne chose notamment pour ceux quicomme lui sont des personnages eacuteminents et sur lesquels se portenttous les regards de se montrer ainsi toujours bien calme mais je luiai dit aussi que le plus important eacutetait encore de lrsquoecirctre pour soi-mecircmeagrave lrsquointeacuterieur et que ce nrsquoeacutetait pas agrave mon avis bien se conduire que dese ronger inteacuterieurement ce que je craignais qursquoil ficirct pour maintenirce masque cette apparence modeacutereacutee exteacuterieurement

15 On fait sienne la colegravere en la cachant Comme le dit Dio-gegravene agrave Deacutemosthegravene qui de peur drsquoecirctre aperccedilu dans une taverne secachait au fond laquo plus tu recules plus tu y entres raquo Je pense qursquoilvaut mieux donner un soufflet agrave son valet un peu agrave contretemps plutocirctque de brider ses tendances profondes pour donner lrsquoapparence drsquounesage contenance Et jrsquoaimerais mieux deacutecouvrir mes passions plutocirctque de les cacher agrave mes deacutepens car elles srsquoatteacutenuent en prenant lrsquoair eten se manifestant Il vaut mieux que leur pointe soit tourneacutee vers lrsquoex-teacuterieur plutocirct que de la recourber contre nous laquo Les deacutefauts apparentsSeacutenegraveque [96]

LVI sont les moins graves ils sont pernicieux quand ils se dissimulent souslrsquoapparence de la santeacute1 raquo

16 Je donne ce conseil agrave ceux de ma famille qui ont le droit et lepouvoir de se mettre en colegravere premiegraverement qursquoils lrsquoeacuteconomisent etne la gaspillent pas agrave tout bout de champ car cela en contrarie la porteacuteeet lrsquoeffet La criaillerie ordinaire et incontrocircleacutee devient une habitude etde ce fait chacun srsquoen moque Celle dont vous faites preuve contre un

1Le texte de Seacutenegraveque a eacuteteacute condenseacute par Montaigne

Chapitre 31 ndash Sur la colegravere 463

serviteur qui vous a voleacute est sans effet parce que crsquoest celle qursquoil vousa vu cent fois employer contre lui pour avoir mal rinceacute un verre oumal placeacute un escabeau Deuxiegravemement qursquoils ne srsquoirritent pas pourrien et veillent agrave ce que leur reacuteprimande parvienne bien agrave celui dont ilsont agrave se plaindre Car bien souvent ils crient avant mecircme que celui-cisoit preacutesent et continuent agrave crier un siegravecle apregraves qursquoil est parti

Lrsquoeacutegarement se retourne contre lui-mecircme Claudien [21] Iv 237

Ils srsquoen prennent agrave une ombre et soufflent cette tempecircte lagrave ougrave personnene srsquoen trouve ni chacirctieacute ni mecircme concerneacute sauf celui qui subit le tin-tamarre de leur voix ndash et qui nrsquoen peut mais Je condamne aussi ceuxqui font les braves dans leurs querelles et se facircchent sans savoir agrave quisrsquoen prendre il faut garder ces rodomontades pour les occasions ougraveelles ont une porteacutee

Ainsi quand un taureau va combattre une premiegravere fois Virgile [112]XII 103Il pousse drsquoeffroyables mugissements

Essaie ses cornes contre un arbreFlagelle lrsquoair de ses coups et preacutelude en grattant le sable

17 Quand je me mets en colegravere je le fais de la faccedilon la plusvive mais aussi le plus briegravevement et secregravetement que je le puis Jemrsquoabandonne agrave la hacircte et agrave la violence mais je nrsquoen suis pas troubleacute aupoint drsquoaller en jetant autour de moi et sans discernement toutes sortesde paroles injurieuses et cela ne mrsquoempecircche pas de placer comme ilfaut mes piques lagrave ougrave je pense qursquoelles blessent le plus ndash car je nrsquouseordinairement que du langage pour cela Mes valets srsquoen ressententmoins dans les cas graves que dans ceux qui sont beacutenins Ces derniersme prennent par surprise et le malheur fait que degraves que vous ecircteslanceacute dans ce preacutecipice ndash et peu importe ce qui vous a donneacute lrsquoimpul-sion ndash vous allez toujours jusqursquoau fond la chute deacutemarre srsquoacceacutelegraverese hacircte drsquoelle-mecircme Dans les affaires graves par contre ce qui meconsole crsquoest qursquoelles sont tellement fondeacutees que chacun srsquoattend agraveen voir naicirctre une colegravere justifieacutee je me fais gloire donc de deacutecevoirleur attente je me raidis et me preacutepare agrave reacutesister car elles mrsquoatteignentprofondeacutement et mrsquoemporteraient fort loin si je les suivais Je mrsquoengarde facilement et je suis assez fort si je mrsquoy attends pour repousserlrsquoimpulsion de cette passion quelle que soit la violence de sa causeMais agrave lrsquoinverse degraves lrsquoinstant ougrave elle parvient agrave me saisir et srsquoemparerde moi elle mrsquoemporte et cela quelle que soit la vaniteacute de sa cause

18 Je passe cette sorte de marcheacute avec ceux qui peuvent en-trer en contestation avec moi laquo Quand vous me verrez eacutechauffeacute le

464 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

premier laissez-moi aller agrave tort ou agrave raison et jrsquoen ferai de mecircme demon cocircteacute raquo La tempecircte nrsquoest engendreacutee que par la concurrence des co-legraveres qui se nourrissent volontiers lrsquoune de lrsquoautre et ne naissent pasau mecircme instant Laissons chacune drsquoelles suivre son cours et nousserons toujours en paix Preacutecepte utile mais difficile agrave appliquer Ilmrsquoarrive parfois aussi pour le bon ordre de ma maison de faire lecourrouceacute sans que je le sois vraiment Agrave mesure que lrsquoacircge donneplus drsquoaigreur agrave mon caractegravere je mrsquoefforce de mrsquoy opposer et je fe-rai en sorte si je le puis drsquoecirctre doreacutenavant drsquoautant moins chagrin etdifficile que jrsquoaurai plus drsquoexcuse et de tendance agrave lrsquoecirctre Et je suispourtant deacutejagrave parmi ceux qui jusqursquoici lrsquoont eacuteteacute le moins

19 Encore un mot pour en terminer avec cela Aristote dit quela colegravere sert parfois drsquoarme agrave la vertu et agrave la vaillance Crsquoest tregraves vrai-semblable Et pourtant ceux qui pensent le contraire reacutepondent plai-samment que crsquoest une arme drsquoun usage nouveau car si nous agitonsen effet les autres armes celle-lagrave nous agite notre main ne la guidepas crsquoest elle qui guide notre main Elle nous tient et nous ne la tenonspas

Chapitre 32

Deacutefense de Seacutenegraveque et dePlutarque

1 La familiariteacute dans laquelle je suis avec ces personnages lrsquoaideqursquoils apportent agrave ma vieillesse et agrave mon livre qui est entiegraverementmaccedilonneacute de morceaux que je leur emprunte me conduisent agrave deacutefendreleur cause

2 A propos de Seacutenegraveque je dirai ceci parmi le million2 de pe-tits livres que ceux de la Religion preacutetendument reacuteformeacutee font circulerpour deacutefendre leur cause qui sortent parfois de bonnes mains qursquoonaimerait voir employeacutees agrave de meilleurs sujets jrsquoen ai vu autrefois unqui pour deacutevelopper et renforcer la similitude qursquoil veut trouver entrele gouvernement de feu notre pauvre roi Charles IX avec celui de Neacute-ron compare feu Monsieur le Cardinal de Lorraine avec Seacutenegraveque leurs conduites leurs caractegraveres leurs conditions et leurs destins quiles ont ameneacutes tous deux agrave conseiller leurs princes Et en cela agrave monavis il fait bien de lrsquohonneur agrave ce seigneur Cardinal Car mecircme si jesuis de ceux qui estiment grandement son esprit son eacuteloquence sonzegravele envers la religion et le service de son roi et sa chance drsquoecirctre neacute agraveune eacutepoque ougrave il eacutetait si nouveau si rare et si neacutecessaire au bien publicdrsquoavoir un homme drsquoEglise drsquoune telle noblesse et digniteacute compeacutetentet efficace dans sa charge pour dire la veacuteriteacute je nrsquoestime tout de mecircmepas que sa qualiteacute soit agrave beaucoup pregraves la mecircme ni sa vertu si nettesi entiegravere et si ferme que celle de Seacutenegraveque

2Nombre eacutevidemment exageacutereacute Et encore Montaigne eacutecrit laquo miliasse raquo soit enprincipe trillion ou mille milliards

466 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

3 Et je dois dire que ce livre dont je parle pour parvenir agrave sonbut brosse de Seacutenegraveque un portrait tregraves deacutefavorable empruntant lesreproches qui lui sont faits agrave lrsquohistorien Dion1 dont je reacutecuse abso-lument le teacutemoignage Cet auteur en effet varie dans ses jugementsqualifiant tantocirct Seacutenegraveque de laquo tregraves sage raquo et tantocirct drsquolaquo ennemi morteldes vices de Neacuteron raquo puis le deacutecrivant ailleurs comme avare usurierambitieux mou voluptueux et comme quelqursquoun qui se fait passerpour philosophe sans en avoir les qualiteacutes Mais la vertu de Seacutenegravequese montre si vive et si forte dans ses eacutecrits son opposition agrave ces alleacutega-tions est si claire ndash comme agrave propos de celle qui concerne sa richesseet ses deacutepenses excessives ndash que je ne peux en croire lagrave-dessus au-cun teacutemoignage contraire Et drsquoailleurs il est bien plus raisonnable decroire en ces matiegraveres les historiens romains que les grecs et les eacutetran-gers Or Tacite et les autres parlent de sa vie et de sa mort commeayant eacuteteacute tregraves honorables et ils nous peignent le personnage commeremarquable et vertueux Et il me suffira de faire un seul reproche aujugement de Dion celui-ci qui est imparable il est si mal disposeacuteenvers les affaires romaines qursquoil ose soutenir la cause de Jules Ceacutesarcontre Pompeacutee et celle drsquoAntoine contre Ciceacuteron

4 Venons-en maintenant agrave Plutarque Jean Bodin2 est certes unbon auteur de notre eacutepoque montrant beaucoup plus de jugement quela foule des eacutecrivaillons qui sont ses contemporains et il meacuterite qursquoonporte sur lui un jugement et qursquoon lrsquoexamine avec soin Je le trouvebien hardi en ce qui concerne le passage de sa Meacutethode de lrsquoHistoirequand il accuse Plutarque non seulement drsquoignorance (ce sur quoi jelrsquoaurais laisseacute dire car je ne mrsquooccupe pas de cela) mais aussi drsquoeacutecriredes choses incroyables et complegravetement fabuleuses (ce sont ses mots)Srsquoil srsquoeacutetait contenteacute de dire laquo les choses autrement qursquoelles ne sont raquoce nrsquoeucirct pas eacuteteacute une grave critique car ce que nous nrsquoavons pas vunous-mecircmes nous le reprenons des mains drsquoautrui et sur sa bonnefoi Je vois drsquoailleurs que Plutarque raconte parfois la mecircme histoirede diverses faccedilons par exemple quand il parle du jugement rendu parHannibal sur les trois meilleurs capitaines qui ont jamais eacuteteacute ce juge-ment est preacutesenteacute drsquoune faccedilon dans la vie de Flaminius et drsquoune autredans celle de Pyrrhus Mais reprocher agrave Plutarque drsquoavoir pris pour

1Dion Cassius (155-235 env) Il occupa de hautes fonctions agrave Rome Montaigne faitreacutefeacuterence ici agrave son Histoire romaine LXI 10 12 etc

2Magistrat philosophe et eacuteconomiste (1530-1595) Lrsquoouvrage de lui dont parle Mon-taigne se nomme en fait Methodus ad facilem historiarum cognitionem

Chapitre 32 ndash Deacutefense de Seacutenegraveque et de Plutarque 467

argent comptant des choses incroyables et impossibles crsquoest accuserdrsquoune faute de jugement un des auteurs les plus qualifieacutes au monde

5 Et voici lrsquoexemple donneacute par Jean Bodin laquo Comme quandPlutarque raconte qursquoun enfant de Laceacutedeacutemone se laissa deacutechirer toutle ventre par un renardeau qursquoil avait deacuterobeacute et tenait cacheacute sous sarobe preacutefeacuterant mourir plutocirct que de reacuteveacuteler son larcin1 raquo Je trouveen premier lieu cet exemple mal choisi il est bien difficile de mettredes limites aux faculteacutes de lrsquoacircme alors qursquoil est bien plus facile dele faire srsquoagissant de la force physique que nous pouvons aussi plusfacilement constater Crsquoest pourquoi en ce qui me concerne jrsquoauraisplutocirct choisi un exemple de cette seconde sorte et il en est lagrave de moinscroyables encore comme entre autres ce qursquoil raconte agrave propos dePyrrhus qui tout blesseacute qursquoil fucirct donna un si grand coup drsquoeacutepeacutee agravelrsquoun de ses ennemis armeacute de pied en cap qursquoil le fendit en deux dusommet du cracircne jusqursquoen bas si bien que le corps se seacutepara en deuxmorceaux

6 Je ne trouve pas grand-chose de miraculeux dans son exemple et je nrsquoy admets pas lrsquoexcuse par laquelle il deacutefend Plutarque qui au-rait selon lui ajouteacute ce laquo comme on dit raquo pour nous avertir drsquoavoiragrave tenir la bride agrave notre croyance Car sauf dans le cas des choses quelrsquoon accepte drsquoautoriteacute et par respect pour leur ancienneteacute ou leur ca-ractegravere religieux il nrsquoeucirct certainement pas voulu croire lui-mecircme ninous donner agrave croire des choses par elles-mecircmes incroyables Ce nrsquoestdonc pas pour cela qursquoil emploie ici cette expression laquo comme ondit raquo Il est facile de le voir puisque lui-mecircme nous raconte ailleursau sujet de lrsquoendurance des Laceacutedeacutemoniens des exemples pris agrave soneacutepoque et bien plus difficiles agrave faire croire comme celui dont Ciceacute-ron a fait eacutetat aussi avant lui pour srsquoecirctre trouveacute (agrave ce qursquoil dit) sur leslieux lui-mecircme il srsquoagit de lrsquoendurance des enfants que lrsquoon mettait agravelrsquoeacutepreuve encore agrave son eacutepoque devant lrsquoautel de Diane en les fouet-tant jusqursquoagrave ce que leur sang coulacirct de partout sans qursquoils profeacuterassentle moindre cri ni mecircme de geacutemissements certains allant jusqursquoagrave y lais-ser volontairement la vie Il y a aussi ce que raconte Plutarque apregravesbien drsquoautres lors drsquoun sacrifice un charbon ardent eacutetant tombeacute dansla manche drsquoun enfant laceacutedeacutemonien tandis qursquoil balanccedilait lrsquoencensoiril se laissa brucircler tout le bras jusqursquoagrave ce que lrsquoodeur de chair grilleacuteeparvienne aux narines des assistants

1Montaigne a lui-mecircme repris cet exemple au Livre I chap 40 sect 32 sans la moindreobservation critique

468 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

7 Il nrsquoy avait rien dans les traditions des Laceacutedeacutemoniens dontdeacutependicirct plus leur reacuteputation ni dont ils eussent pu souffrir plus deblacircme et de honte que drsquoecirctre surpris agrave voler Je suis tellement persuadeacutede la grandeur de ces hommes-lagrave que non seulement il ne me semblepas agrave la diffeacuterence de Bodin que cette histoire soit incroyable maisque je ne la trouve mecircme pas si eacutetrange ni extraordinaire Lrsquohistoire deSparte est pleine de tas drsquoexemples plus rudes et plus extraordinaires agrave ce compte-lagrave elle tiendrait toute entiegravere du miracle

8 A propos du vol Ammien Marcellin raconte que de son tempson nrsquoavait encore jamais pu trouver aucun supplice capable de forcerles Eacutegyptiens surpris en train de commettre un tel meacutefait ndash fort reacutepanduchez eux ndash agrave dire mecircme simplement leur nom

9 Un paysan espagnol1 que lrsquoon avait soumis agrave la question pourlui faire donner les noms de ses complices dans le meurtre du preacuteteurLucius Pison criait agrave ses amis au milieu des tortures de ne pas bougerqursquoils pouvaient rester pregraves de lui en toute seacutecuriteacute que la douleur neparviendrait pas agrave lui arracher le moindre aveu On nrsquoen put rien tirerdrsquoautre le premier jour et le lendemain comme on le ramenait pourrecommencer agrave le torturer srsquoarrachant brutalement des mains de sesgardiens il se fracassa la tecircte contre un mur et en mourut

10 Eacutepicharsis avait tenu tecircte aux sbires de Neacuteron et avait finipar lasser leur cruauteacute en supportant leur feu leurs coups leurs enginsde torture tout le jour durant sans avoir rien reacuteveacuteleacute de sa conjurationComme on la ramenait agrave la torture le lendemain sur une chaise agrave por-teurs ses membres ayant eacuteteacute briseacutes elle passa un lacet de sa robe danslrsquoun des bras de la chaise y fit un nœud coulant dans lequel elle passala tecircte et srsquoeacutetrangla ainsi sous son propre poids Ayant le courage demourir ainsi et se deacuterobant agrave la reacutepeacutetition de ses tortures ne semble-t-il pas qursquoelle ait precircteacute sa vie consciemment aux eacutepreuves du jourpreacuteceacutedent pour mieux se moquer de ce tyran et inciter drsquoautres gens agravetenter contre lui de semblables entreprises

11 Celui qui interrogera nos archers agrave cheval sur les expeacuteriencesqursquoils ont faites dans nos guerres civiles trouvera qursquoil y a eu dansnotre miseacuterable eacutepoque et dans cette populace molle et plus effeacutemi-neacutee encore que la foule eacutegyptienne des exemples drsquoendurance drsquoobs-tination et drsquoopiniacirctreteacute dignes drsquoecirctre compareacutes agrave ceux de la vertu desgens de Sparte que nous venons de raconter Je sais qursquoil srsquoest trouveacutede simples paysans pour se laisser griller la plante des pieds eacutecraserle bout des doigts avec le chien drsquoun pistolet arracher tout sanglants

1Selon Tacite [100] Annales IV 45 en lrsquoan 25

Chapitre 32 ndash Deacutefense de Seacutenegraveque et de Plutarque 469

les yeux hors de la tecircte agrave force drsquoavoir le front serreacute par une cordeavant mecircme de se laisser seulement ranccedilonner Jrsquoen ai vu un laisseacutepour mort tout nu dans un fosseacute le cou tout meurtri et enfleacute entoureacutedrsquoun licou qui y pendait encore avec lequel on lrsquoavait tireacute toute la nuitagrave la queue drsquoun cheval et le corps perceacute de cent coups de dague qursquoonlui avait donneacutes non pour le faire mourir mais pour le faire souffrir etle terroriser Il avait subi tout cela jusqursquoagrave y perdre lrsquousage de la paroleet srsquoeacutevanouir reacutesolu agrave ce qursquoil me dit de mourir plutocirct mille mortstelle qursquoil en avait supporteacute une veacuteritable en matiegravere de souffranceplutocirct que de rien promettre Et crsquoeacutetait pourtant lrsquoun des plus richeslaboureurs de tout le pays Combien en a-t-on vu se laisser brucircler etrocirctir agrave petit feu pour des opinions qursquoils tenaient drsquoautrui et qui leureacutetaient en fait eacutetrangegraveres

12 Jrsquoai connu des centaines de femmes (car on dit qursquoen Gas-cogne on a la tecircte plutocirct dure) auxquelles vous eussiez plutocirct faitmordre dans un fer rouge que de les faire deacutemordre drsquoune opinionconccedilue sous lrsquoeffet de la colegravere La contrainte et les coups ne font queles exaspeacuterer Et celui qui a inventeacute lrsquohistoire1 de la femme qui necessait drsquoappeler son mari laquo pouilleux raquo agrave cause de ses menaces cor-rections et bastonnades et qui jeteacutee agrave lrsquoeau et eacutetouffant levait encoreles mains au-dessus de sa tecircte pour faire le geste de tuer des pouxcelui-lagrave a inventeacute quelque chose dont on voit vraiment tous les jours larepreacutesentation dans lrsquoopiniacirctreteacute des femmes Et lrsquoopiniacirctreteacute est sœurde la constance au moins pour la vigueur et la fermeteacute

13 Il ne faut pas juger de ce qui est possible et de ce qui ne lrsquoestpas selon ce qui nous semble croyable ou incroyable ndash comme je lrsquoaidit ailleurs2 Crsquoest une grave erreur dans laquelle tombent pourtant laplupart des gens que de ne pas vouloir croire que les autres puissentfaire ce qursquoeux-mecircmes ne sauraient ou ne voudraient faire (mais je nedis pas cela pour Bodin) Chacun pense qursquoil est le meilleur exem-plaire de la nature humaine [il compare tous les autres agrave celui-lagraveet il considegravere comme feints et artificiels les comportements qui nesont pas semblables aux siens Quelle stupiditeacute ]3 Il pense donc quecrsquoest drsquoapregraves lui qursquoil faut reacutegler tous les autres Il considegravere commefeints et artificiels les comportements qui diffegraverent des siens Si oneacutevoque devant lui une action ou une faculteacute qui relegraveve drsquoun autre lapremiegravere chose sur laquelle il va se fonder pour en juger crsquoest son

1Entre autres B Castiglione dans Le courtisan [11] III 222Au Livre I chap 263Le passage mis ici entre crochets et en italique est celui qui figure dans lrsquolaquo exem-

plaire de Bordeaux raquo Je donne agrave la suite celui qui le remplace dans lrsquoeacutedition de 1595On voit qursquoil renforce lrsquoideacutee initiale

470 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

propre exemple il doit en aller dans le monde comme il en va chezlui Quelle acircnerie dangereuse et insupportable

14 En ce qui me concerne je pense que certains hommes sonttregraves loin au-dessus de moi et notamment parmi les Anciens Et bienque je reconnaisse clairement mon impuissance agrave les suivre mecircme agravemille pas1 je mrsquoefforce pourtant de les observer de loin et de jugerdes ressorts qui leur permettent drsquoecirctre agrave ce niveau ressorts dont je voisen moi comme les germes Mais je fais la mecircme chose pour les espritsles plus bas dont je ne suis pas surpris et que je ne refuse pas non plusde croire Je vois bien la faccedilon dont srsquoy prennent ces hommes-lagrave2 poursrsquoeacutelever et jrsquoadmire leur grandeur ces eacutelans que je trouve tregraves beauxje les adopte pour moi-mecircme et si mes forces ne peuvent y parvenirau moins mon jugement lui srsquoy attache-t-il volontiers

15 Lrsquoautre exemple que donne Bodin agrave propos des choses in-croyables et entiegraverement fabuleuses dites par Plutarque crsquoest celuidrsquoAgeacutesilas puni drsquoune amende par les Eacutephores parce qursquoil avait capteacuteagrave son profit le cœur et la volonteacute des citoyens Je ne vois pas quel in-dice de fausseteacute il y trouve mais ce qui est certain crsquoest que Plutarqueparle lagrave de choses qui doivent lui ecirctre beaucoup mieux connues qursquoagravenous Et ce nrsquoeacutetait pas une nouveauteacute en Gregravece de voir des hommescondamneacutes agrave lrsquoexil pour avoir seulement eacuteteacute trop appreacutecieacutes de leursconcitoyens en teacutemoignent les lois sur le bannissement agrave Athegravenescomme agrave Syracuse3

16 On trouve encore dans ce passage une autre accusation deBodin qui mrsquoagace agrave propos de Plutarque celle ougrave il dit que Plu-tarque a bien compareacute et honnecirctement les Romains aux Romains etles Grecs entre eux mais non pas les Romains aux Grecs Il en veutpour preuve lrsquoassociation faite entre Deacutemosthegravene et Ciceacuteron Caton etAristide Sylla et Lysander Marcellus et Peacutelopidas Pompeacutee et Ageacute-silas estimant que dans ces couples il a favoriseacute les Grecs par cettedispariteacute avec leurs compagnons Mais crsquoest justement lagrave attaquer ceque Plutarque a de plus remarquable et de louable car dans ces com-paraisons (qui constituent agrave mon avis la piegravece maicirctresse de ses œuvres

1Le texte de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo comporte lrsquoajout manuscrit laquo de mespas raquo Lrsquoeacutedition de 1595 ici encore accentue lrsquoideacutee on le voit Crsquoest ce texte que jetraduis

2Le texte de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo a ici laquo celles-lagrave raquo (dans une partie manus-crite) qui renvoyait initialement aux laquo acircmes anciennes raquo expression remplaceacutee ensuitesans que le pronom ait eacuteteacute parallegravelement modifieacute Je reacutetablis donc pour la coheacuterence

3Montaigne eacutecrit laquo Ostracisme et Peacutetalisme raquo Ostracisme eacutetait le nom de la loiatheacutenienne sur le bannissement Peacutetalisme eacutetait son eacutequivalent agrave Syracuse parce quelaquo petalon raquo est le nom de la feuille et que lrsquoon y votait sur des feuilles de lauriers

Chapitre 32 ndash Deacutefense de Seacutenegraveque et de Plutarque 471

et en laquelle il srsquoest particuliegraverement complu) la fideacuteliteacute et la sinceacute-riteacute de ses jugements nrsquoont drsquoeacutegal que leur profondeur et leur poidsPlutarque est un philosophe qui nous enseigne la vertu Voyons si nouspouvons le garantir contre ce reproche de partialiteacute et de fausseteacute

17 Je pense que ce qui a pu susciter le jugement de Bodin crsquoestlrsquoeacuteclat et le lustre des noms romains que nous avons dans lrsquoesprit il ne nous semble pas en effet que la gloire de Deacutemosthegravene puisseeacutegaler celle drsquoun consul proconsul ou questeur de cette grande Reacutepu-blique Mais si lrsquoon considegravere la veacuteriteacute des faits et celle des hommesen eux-mecircmes ce agrave quoi Plutarque a viseacute en mettant en balance leursconduites leurs tempeacuteraments leurs connaissances plutocirct que leursdestins alors je pense agrave lrsquoinverse de Bodin que Ciceacuteron et CatonlrsquoAncien sont infeacuterieurs agrave ceux auxquels Plutarque les associe Agrave laplace de Bodin et dans sa perspective jrsquoeusse plutocirct choisi de compa-rer Caton le Jeune agrave Phocion entre ces deux-lagrave on donnerait plutocirctlrsquoavantage au Romain Srsquoagissant de Marcellus Sylla et Pompeacutee jevois bien que leurs exploits guerriers sont plus grands plus pompeuxet plus glorieux que ceux des Grecs auxquels Plutarque les apparie mais les actions les plus vertueuses agrave la guerre comme ailleurs nesont pas toujours celles qui sont les plus connues Je vois souvent desnoms de capitaines eacutetouffeacutes sous la splendeur drsquoautres noms qui sontpourtant de moindre meacuterite Ainsi de Labieacutenus Ventidius Telesinuset bien drsquoautres Et si lrsquoon prend les choses sous cet angle si jrsquoavaisagrave deacutefendre les Grecs ne pourrais-je pas dire que Camillus est bieninfeacuterieur agrave Theacutemistocle les Gracques agrave Agis et Cleacuteomegravene Numa agraveLycurgue Mais crsquoest folie que de vouloir juger sur un seul trait deschoses qui ont tant drsquoaspects diffeacuterents

18 Quand Plutarque compare ces hommes-lagrave il nrsquoen fait paspour autant des personnages eacutequivalents Qui mieux que lui et plusconsciencieusement pourrait souligner leurs diffeacuterences Quand il envient agrave comparer les victoires les faits drsquoarmes la puissance des ar-meacutees conduites par Pompeacutee et ses triomphes avec ceux drsquoAgeacutesilasil deacuteclare laquo Je ne crois pas que Xeacutenophon lui-mecircme srsquoil eacutetait en-core vivant et bien qursquoon lui ait permis drsquoeacutecrire tout ce qursquoil voulaitagrave lrsquoavantage drsquoAgeacutesilas eucirct oseacute le comparer agrave celui-lagrave raquo Parle-t-il deLysander et de Sylla laquo Il nrsquoy a dit-il aucune comparaison ni pour lenombre des victoires ni pour le risque des batailles car Lysander nrsquoaremporteacute que deux batailles navales etc raquo

19 Cela nrsquoenlegraveve rien aux Romains pour les avoir simplementmis en face des Grecs il ne peut leur avoir fait du tort quelque dispa-

472 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

riteacute que lrsquoon puisse constater entre eux Et par ailleurs Plutarque neles met pas tout entiers en balance il ne marque aucune preacutefeacuterencedrsquoensemble Il rapproche tour agrave tour les faits et les circonstances etles juge seacutepareacutement Crsquoest pourquoi si on voulait deacutemontrer sa par-tialiteacute il faudrait examiner en deacutetails quelque jugement particulier oubien deacuteclarer que de faccedilon geacuteneacuterale il a mal apparieacute tel Grec et telRomain alors qursquoil en existait drsquoautres qui se reacutepondaient et se res-semblaient mieux et donc convenaient mieux pour une comparaison

Chapitre 33

Lrsquohistoire de Spurina 2

1 La philosophie estime qursquoelle nrsquoa pas mal utiliseacute ses pouvoirsquand elle est parvenue agrave rendre agrave la raison la maicirctrise de notre acircme etlrsquoautoriteacute neacutecessaire pour tenir en bride nos deacutesirs Et ceux qui pensentqursquoil nrsquoy en a pas de plus violents que ceux que lrsquoamour engendrefont valoir qursquoils concernent agrave la fois le corps et lrsquoacircme et que crsquoestlrsquohomme entier qui en est posseacutedeacute Agrave tel point que la santeacute elle-mecircmeen deacutepend et que la meacutedecine est parfois contrainte de leur servir demaquerelle

2 Mais on pourrait aussi bien dire au contraire que le fait quele corps y participe les atteacutenue les affaiblit car de tels deacutesirs sontsujets agrave satieacuteteacute et peuvent trouver des remegravedes mateacuteriels Nombreuxsont ceux qui cherchant agrave deacutelivrer leur acircme des soucis continuels danslesquels les plongeaient ces appeacutetits ont choisi de couper et retrancherles parties concerneacutees et affecteacutees Drsquoautres en ont atteacutenueacute la vigueur etlrsquoardeur par de freacutequentes applications de choses froides comme de laneige ou du vinaigre Crsquoest agrave cela qursquoeacutetaient destineacutees les laquo haires raquo denos aiumleux un tissu fait de crin de cheval dont certains se faisaient deschemises et drsquoautres des ceintures destineacutees agrave leur meurtrir les reins

3 Un prince me disait il nrsquoy a pas longtemps que pendant sajeunesse un jour de fecircte solennelle agrave la cour du roi Franccedilois Ier ougrave toutle monde eacutetait en grand apparat il lui prit lrsquoenvie de revecirctir la haire de

2Il nrsquoest guegravere question de lui en fait dans ce chapitre auquel il donne son nomMontaigne indique seulement au sect 17 de qui il srsquoagit laquo Jeune homme toscan doueacutedrsquoune singuliegravere beauteacute raquo qui se deacutefigura pour ne plus ecirctre lrsquoobjet de laquo convoitises raquo

474 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

son pegravere qui est encore chez lui mais quelle que fucirct sa deacutevotion ilnrsquoeut pas le courage drsquoattendre la nuit pour srsquoen deacutepouiller et il en futlongtemps malade Il ajouta qursquoagrave son avis il nrsquoy a pas de chaleur dejeunesse telle que lrsquousage de ce remegravede ne puisse calmer Mais peut-ecirctre nrsquoa-t-il pas connu les excitations juveacuteniles les plus cuisantes carlrsquoexpeacuterience montre qursquoelles se maintiennent bien souvent sous leshabits les plus rudes et miseacuterables et que les haires ne rendent pasforceacutement pauvres hegraveres ceux qui les portent1

4 Xeacutenocrate srsquoy prit de faccedilon plus rigoureuse2 Comme ses dis-ciples pour tester sa continence avaient mis dans son lit la belle etfameuse courtisane Laiumls toute nue sans rien drsquoautre que les armes desa beauteacute et de ses deacutelicieux appacircts qui sont ses philtres et qursquoil sen-tait bien que son corps qui demeurait reacuteticent agrave ses raisonnements etregraveglements commenccedilait agrave se mutiner il brucircla les membres qui avaientprecircteacute lrsquooreille agrave cette reacutebellion

5 Les passions qui reacutesident entiegraverement dans lrsquoacircme commelrsquoambition lrsquoavarice et les autres du mecircme genre donnent bien plusde mal agrave la raison parce qursquoelle ne peut compter dans ce cas que surelle-mecircme et que ces appeacutetits-lagrave ne connaissent pas la satieacuteteacute ils sontplutocirct aiguiseacutes et augmenteacutes par leur propre satisfaction

6 Le seul exemple de Jules Ceacutesar peut suffire agrave montrer la dis-pariteacute de ces deux sortes de passions car jamais homme ne fut plusadonneacute aux plaisirs amoureux Le soin meacuteticuleux qursquoil apportait agrave sapersonne nous en donne la preuve il allait jusqursquoagrave utiliser pour celales moyens les plus lascifs qui fussent alors en usage comme de sefaire eacutepiler tout le corps et lrsquoenduire des parfums les plus rares Il eacutetaitbien fait de sa personne le teint clair grand et alerte le visage pleinles yeux bruns et vifs ndash srsquoil faut en croire Sueacutetone3 Car les statuesque lrsquoon peut voir de lui agrave Rome ne sont pas entiegraverement conformes agravece portrait4

7 En plus de ses eacutepouses dont il changea quatre fois et sanscompter ses amours drsquoenfance avec le roi de Bithynie Nicomegravedeil eut le pucelage de cette reine drsquoEacutegypte si ceacutelegravebre Cleacuteopatre ce

1Autrement dit ils nrsquoen demeurent pas moins laquo gaillards raquo Ce jeu de mot est sou-vent citeacute

2Drsquoapregraves Diogegravene Laeumlrce [44] Xeacutenocrate IV 23Sueacutetone [91] Ceacutesar LII4Remarque ajouteacutee en 1582 apregraves le voyage de Montaigne en Italie et donc agrave Rome

(selon P Villey [55] II p 729 note 14)

Chapitre 33 ndash Lrsquohistoire de Spurina 475

dont teacutemoigne le petit Ceacutesarion1 qui naquit de cette union Il fit aussilrsquoamour agrave Eunoeacute reine de Mauritanie et agrave Rome agrave Posthumia femmede Servius Sulpitius agrave Lollia femme de Gabinius agrave Tertulla femmede Crassus et agrave Mutia elle-mecircme femme du grand Pompeacutee Ce futdrsquoailleurs pour cela disent les historiens romains que son mari la reacute-pudia ce que Plutarque confesse avoir ignoreacute Et les Curion2 pegravereet fils reprochegraverent toujours agrave Pompeacutee quand il eacutepousa la fille de Ceacute-sar drsquoecirctre le gendre drsquoun homme qui lrsquoavait fait cocu et que lui-mecircmeavait coutume drsquoappeler Egisthe3 En plus de toutes ces femmes Ceacutesareut encore comme maicirctresse Servilia sœur de Caton et megravere de Mar-cus Brutus Tout le monde pense que crsquoest de lagrave que vient sa grandeaffection envers Brutus celui-ci eacutetant neacute agrave une eacutepoque ougrave il eacutetait tregravesprobable qursquoil fucirct de lui Jrsquoai donc bien raison me semble-t-il de leconsideacuterer comme un homme extrecircmement deacutebaucheacute et de tempeacutera-ment tregraves amoureux Mais son autre passion celle de lrsquoambition dontil eacutetait aussi tregraves atteint et venant srsquoopposer agrave la premiegravere prit rapide-ment sa place

8 Me revient en meacutemoire agrave ce propos Mahomet II celui qui sou-mit Constantinople4 et fut la cause de la disparition deacutefinitive du nomde laquo Grec raquo je ne connais pas drsquoautre cas dans lequel ces deux pas-sions se trouvent autant en balance ruffian et soldat aussi infatigableslrsquoun que lrsquoautre Mais au cours de sa vie quand ces deux passions sesont trouveacutees en concurrence lrsquoardeur guerriegravere a toujours pris le passur lrsquoardeur amoureuse et celle-ci bien que ce fucirct en dehors de sa sai-son normale ne regagna vraiment lrsquoautoriteacute souveraine que quand ilse trouva du fait de son acircge avanceacute incapable de supporter le fardeaude la guerre

9 Ce qursquoon raconte en guise drsquoexemple contraire de Ladislas5

roi de Naples est assureacutement remarquable On dit que bon capitaine

1Neacute en -47 il fut tueacute sur ordre drsquoOctave apregraves la bataille drsquoActium (-30)2Le pegravere fut consul en -76 soutint Ciceacuteron contre Catilina et prit parti contre Ceacutesar

Le fils rejoignit au contraire Ceacutesar pendant la guerre civile en -50 Il chassa de Sicile lespartisans de Pompeacutee

3Dans lrsquoOrestie drsquoEschyle Egisthe est lrsquoamant de Clytemnestre femme drsquoAgamem-non et tue Agamemnon roi de Mycegravenes et drsquoArgos chef des Grecs dans la guerre deTroie

4En 14535Ladislas ou Lancelot le Magnanime (1376-1414) roi de Naples de 1386 agrave 1414 Il

fut en conflit avec Louis II drsquoAnjou chercha agrave conqueacuterir lrsquoItalie et prit Rome en 1408Mais il fut battu par Louis II agrave Rocca Secca en 1411 et dut se replier (drsquoapregraves Le PetitRobert des noms propres)

476 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

courageux et ambitieux il se fixait comme but principal la satisfac-tion de sa volupteacute et la jouissance de quelque rare beauteacute Et sa mortfut conforme agrave cette ambition Ayant reacuteduit la ville de Florence parun siegravege bien meneacute agrave telle extreacutemiteacute que ses habitants cherchaient agraveneacutegocier sa victoire il leur promit drsquoen ecirctre quittes pourvu qursquoils luilivrassent une fille de leur ville dont il avait entendu parler commedrsquoune rare beauteacute Force fut de la lui accorder et de se preacuteserver dela ruine publique par un dommage priveacute Crsquoeacutetait la fille drsquoun meacutedecinfameux de son temps qui se voyant acculeacute agrave une si odieuse neacutecessiteacutereacutesolut de tenter une grande action Comme tout le monde preacuteparait safille drsquoornements et de bijoux qui puissent la rendre agreacuteable agrave ce nou-vel amant il lui donna de son cocircteacute un mouchoir exquis tant par sonodeur que par sa broderie dont elle aurait agrave se servir lors de leurs pre-miegraveres approches accessoire que nrsquooublient guegravere en la circonstanceles femmes de ces pays-lagrave Et ce mouchoir habilement empoisonneacutepar ses soins venant frotter ces chairs en eacutemoi et ces pores grandsouverts instilla si promptement son venin que leurs sueurs chaudeschangeacutees soudain en froides ils expiregraverent dans les bras lrsquoun de lrsquoautreMais je reviens agrave Ceacutesar

10 Il ne laissa jamais ses plaisirs lui voler une seule minute ni ledeacutetourner drsquoun pas des occasions favorables qui se preacutesentaient pour sacarriegravere Cette passion-lagrave reacutegenta chez lui si complegravetement toutes lesautres et srsquoempara de son acircme avec une telle autoriteacute qursquoelle lrsquoem-mena ougrave elle voulut Certes cela me deacuteccediloit quand je considegravere lagrandeur de ce personnage et ses remarquables qualiteacutes ses connais-sances en toutes sortes de domaines au point qursquoil nrsquoy a presque pasde sujet sur lequel il nrsquoait eacutecrit Crsquoeacutetait un tel orateur que nombreuxsont ceux qui ont preacutefeacutereacute son eacuteloquence agrave celle de Ciceacuteron et lui-mecircme agrave mon avis estimait ne pas lui ecirctre infeacuterieur en ce domaineOn peut mecircme dire que ses deux Anti-Caton1 furent essentiellementeacutecrits pour contrer le beau langage que Ciceacuteron avait employeacute dansson propre Caton

11 Et de fait y eut-il jamais esprit si vigilant si actif si endu-rant au labeur que le sien Il eacutetait encore embelli par de nombreuseset preacutecieuses vertus encore en germe vives et naturelles et non ap-precircteacutees Il eacutetait remarquablement sobre et si peu exigeant quant agrave sanourriture qursquoOppius2 raconte qursquoun jour comme on lui avait serviagrave table dans une sauce de lrsquohuile destineacutee aux meacutedicaments au lieudrsquohuile ordinaire il en avait consommeacute copieusement pour ne pas faire

1On ne les connaicirct qursquoagrave travers ce qursquoen ont dit les auteurs anciens2Lieutenant de Ceacutesar apregraves la mort de celui-ci il se rallia agrave Octave

Chapitre 33 ndash Lrsquohistoire de Spurina 477

honte agrave son hocircte Une autre fois il fit fouetter son boulanger pour luiavoir servi un autre pain que celui de tout le monde Caton lui-mecircmeavait coutume de dire de Ceacutesar que crsquoeacutetait le premier homme sobre quieucirct conduit son pays agrave la ruine Et si ce mecircme Caton lrsquoappela un jourlaquo ivrogne raquo voilagrave dans quelles circonstances ils eacutetaient tous les deuxau Seacutenat ougrave lrsquoon deacutebattait de la conjuration de Catilina dans laquelleCeacutesar eacutetait soupccedilonneacute drsquoavoir eacuteteacute impliqueacute quelqursquoun vint de lrsquoexteacute-rieur lui apporter un pli en cachette et Caton pensant que ce pouvaitecirctre une information provenant des conjureacutes le somma de lui donnerce pli ce que Ceacutesar fut contraint de faire pour eacuteviter de renforcer lessoupccedilons agrave son encontre Or il se trouva que crsquoeacutetait une lettre drsquoamourque Servilia sœur de Caton lui avait eacutecrite Caton lrsquoayant lue la luijeta en lui disant laquo Tiens ivrogne raquo Je dis que crsquoeacutetait lagrave plutocirct unemarque de deacutedain et de colegravere qursquoun veacuteritable reproche agrave propos dece vice comme souvent nous injurions ceux qui nous facircchent avecles premiegraveres injures qui nous viennent agrave la bouche bien qursquoelles nesrsquoappliquent pas du tout agrave ceux agrave qui nous les adressons Ajoutons tou-tefois que ce vice que Caton lui reproche est fort proche de celui pourlequel il venait de prendre Ceacutesar en flagrant deacutelit car Veacutenus et Bac-chus srsquoentendent agrave merveille agrave ce que dit le proverbe Mais chez moiVeacutenus est bien plus vive quand je suis sobre

12 Les exemples de la douceur et de la cleacutemence de Ceacutesar en-vers ceux qui lui avaient causeacute du tort sont innombrables mecircme endehors de ceux qursquoil donna pendant la guerre civile et dont il montrebien dans ses eacutecrits qursquoil srsquoen servait pour amadouer ses ennemis etleur faire moins redouter sa victoire et sa domination future Il fautdire que ces exemples-lagrave srsquoils ne suffisent pas agrave prouver qursquoil eacutetaitdrsquoun naturel tregraves doux nous montrent au moins chez lui une remar-quable confiance en soi et un courage exceptionnel Il lui est souventarriveacute de renvoyer agrave son ennemi des armeacutees entiegraveres apregraves les avoirvaincues sans mecircme les contraindre par serment sinon agrave favoriser sesentreprises du moins agrave srsquoabstenir de lui faire la guerre Il a fait pri-sonniers trois ou quatre fois des lieutenants de Pompeacutee et les a remisen liberteacute autant de fois Pompeacutee deacuteclarait que tous ceux qui ne lrsquoac-compagnaient pas agrave la guerre eacutetaient ses ennemis lui au contrairefit proclamer qursquoil tenait pour amis tous ceux qui ne bougeaient paset ne prenaient pas les armes contre lui Agrave ceux de ses lieutenants quile quittaient pour passer dans un autre camp il renvoyait mecircme leursarmes leurs chevaux et leurs eacutequipements Les villes qursquoil avait prisesde force il les laissait libres de suivre tel ou tel parti agrave leur guise ne

478 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

leur laissant pour garnison que le souvenir de sa douceur et de sa cleacute-mence Le jour de la grande bataille de Pharsale il deacutefendit de mettrela main sur les citoyens romains sauf agrave la derniegravere extreacutemiteacute

13 Voilagrave des actes bien risqueacutes agrave mon avis Et ce nrsquoest paseacutetonnant si dans les guerres civiles que nous subissons ceux qui com-battent comme lui lrsquoeacutetat ancien de leur pays ne suivent pas son exemple ce sont des meacutethodes exceptionnelles et seules la destineacutee de Ceacutesaret son admirable preacutevoyance pouvaient les mener agrave bien Quand jeconsidegravere lrsquoincomparable grandeur de cette acircme jrsquoexcuse la victoirede nrsquoavoir pu lrsquoabandonner mecircme lorsqursquoil srsquoest agi drsquoune cause in-juste et deacutetestable en tous points1

14 Pour en revenir agrave sa cleacutemence nous en avons plusieurs exemplesauthentiques alors qursquoil exerccedilait sa supreacutematie ayant tous les pou-voirs dans les mains et qursquoil nrsquoavait aucunement besoin de feindrequoi que ce soit Caius Memmius2 avait eacutecrit contre lui des discourstregraves cinglants auxquels il avait vivement reacutepondu Ce qui ne lrsquoempecirc-cha nullement sitocirct apregraves de soutenir sa candidature au consulat CaiusCalvus qui avait eacutecrit agrave son encontre plusieurs eacutepigrammes injurieuxfit appel agrave certains de ses amis pour se reacuteconcilier avec lui et Ceacutesarse proposa alors de lui eacutecrire le premier Et comme notre cher Catullequi lrsquoavait malmeneacute si durement sous le nom de Mamurra3 eacutetait venului preacutesenter ses excuses il le fit dicircner agrave sa table le soir mecircme4 Ayanteacuteteacute averti de ce que certains disaient du mal de lui il ne fit rien deplus que de deacuteclarer dans un discours public qursquoil en avait eacuteteacute avertiIl craignait encore moins ses ennemis qursquoil ne les haiumlssait Drsquoautresconjurations et reacuteunions organiseacutees dans le but drsquoattenter agrave sa vie luiayant eacuteteacute reacuteveacuteleacutees il se contenta de publier un eacutedit indiquant qursquoilen avait connaissance sans mecircme en poursuivre les auteurs Voici unexemple des eacutegards dont il fait preuve envers ses amis Caius Oppiusqui voyageait avec lui se trouvant mal il lui attribua le seul logis qursquoily eucirct et passa toute la nuit agrave la dure et agrave deacutecouvert En ce qui concernesa justice on peut dire ceci il fit mourir un de ses serviteurs qursquoilaimait pourtant beaucoup pour avoir coucheacute avec la femme drsquoun che-valier romain bien que personne ne se soit plaint de la chose Et jamais

1Crsquoest-agrave-dire avoir voulu srsquoemparer autoritairement du pouvoir Montaigne eacutevoquecela plus loin

2Sur cet exemple et les deux suivants voir Sueacutetone [91] Vie de Ceacutesar LXXIII3Mamurra eacutetait le nom de celui qui fut un temps le mignon de Ceacutesar4A Lanly ([58] t II p 387 note 41) fait tregraves justement remarquer que laquo Catulle est

mort vraisemblablement en 54 bien avant que Ceacutesar fucirct dictateur raquo Lrsquoanecdote figurepourtant dans Sueacutetone

Chapitre 33 ndash Lrsquohistoire de Spurina 479

homme nrsquoapporta plus de modeacuteration dans ses victoires ni de reacutesolu-tion face agrave lrsquoadversiteacute

15 Mais toutes ces belles dispositions furent deacutevoyeacutees et eacutetouf-feacutees par la passion furieuse de lrsquoambition dans laquelle il se laissatellement engloutir qursquoon peut aiseacutement soutenir que crsquoest elle quitenait le timon et le gouvernail de toutes ses actions Drsquoun homme geacute-neacutereux elle fit un voleur public pour qursquoil pucirct alimenter la profusionde ses largesses et lui fit dire ce vilain mot tregraves injuste que si leshommes les plus mauvais et les plus deacutepraveacutes lui avaient eacuteteacute fidegravelesdans son ascension politique il les aurait cheacuteris et promus gracircce agrave sonpouvoir autant que les meilleurs des honnecirctes gens Cette ambitionlrsquoenivra aussi drsquoune telle vaniteacute qursquoil osait se vanter en preacutesence de sesconcitoyens drsquoavoir fait de la Reacutepublique Romaine un simple nomsans forme ni substance et dire que ses avis devaient deacutesormais ser-vir de lois Il osait recevoir assis le corps seacutenatorial venu le trouver ilacceptait drsquoecirctre adoreacute et qursquoon lui rendicirct en sa preacutesence des honneursdivins En somme ce seul vice agrave mon avis gacirccha en lui la plus belleet la plus riche nature qursquoil y eucirct jamais et rendit sa meacutemoire abomi-nable agrave tous les gens de bien pour avoir chercheacute la gloire au prix dela ruine de son pays et de la destruction du plus puissant et du plusflorissant Eacutetat que le monde verra jamais

16 On pourrait fort bien agrave lrsquoinverse trouver plusieurs exemplesde grands personnages auxquels la volupteacute a fait oublier la conduitede leurs affaires ainsi de Marc Antoine et de bien drsquoautres Mais lagraveougrave lrsquoamour et lrsquoambition se trouvent agrave eacutegaliteacute dans la balance et seheurtent avec des forces semblables il ne fait aucun doute pour moique celle-ci ne lrsquoemporte

17 Et pour en revenir agrave mon sujet crsquoest deacutejagrave beaucoup de pou-voir brider nos appeacutetits par le raisonnement ou de contraindre nosmembres par la violence agrave demeurer dans leur devoir Mais quand ilsrsquoagit de nous fustiger nous-mecircmes dans lrsquointeacuterecirct de nos voisins defaire plus que de nous deacutetourner de cette douce passion qui vient nouschatouiller et du plaisir que nous pouvons ressentir en eacutetant agreacuteable agraveautrui aimeacute et rechercheacute de tous quand il srsquoagit de nous prendre nous-mecircme en haine et agrave contre-cœur nos gracircces qui en sont la cause quandil srsquoagit de condamner notre beauteacute parce que quelqursquoun en prend om-brage ndash de cela je ne connais guegravere drsquoexemple si ce nrsquoest celui-lagrave Spurina jeune homme de Toscane

Comme une gemme brille enchasseacutee dans lrsquoor jaune Virgile [112] Xvv 134-137Ornant un cou ceignant un front

480 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Ou lrsquoivoire serti dans le buis ou le teacutereacutebintheEt resplendit

eacutetait doueacute drsquoune beauteacute singuliegravere et si extraordinaire que les yeuxles plus chastes ne pouvaient en supporter lrsquoeacuteclat sans deacutesirs Ne pou-vant se contenter de laisser inassouvies tant de fiegravevre et de flammeqursquoil attisait partout ougrave il allait il entra dans une folle colegravere contrelui-mecircme et contre ces riches preacutesents que la nature lui avait faits ndashcomme srsquoil fallait srsquoen prendre agrave eux de la faute des autres ndash et il en-tailla et modifia volontairement par de multiples plaies et cicatricesla parfaite proportion et le bel arrangement que la nature avait si soi-gneusement mis en œuvre dans son visage

18 Si lrsquoon veut mon avis je regarde les actions de ce genreavec eacutetonnement plus que je ne les estime Ces excegraves sont contrairesagrave mes regravegles de conduite Le but en eacutetait noble et scrupuleux mais agravemon avis manquait un peu de sagesse Que dire en effet si sa laideurservit ensuite agrave preacutecipiter drsquoautres hommes dans le peacutecheacute de meacuteprisde haine ou drsquoenvie pour un acte aussi exceptionnel ndash ou de calomnieparce que lrsquoon pouvait aussi interpreacuteter cette attitude comme dicteacuteepar une ambition forceneacutee Y a-t-il quelque chose dont le vice neparvienne agrave tirer parti de quelque faccedilon srsquoil le veut Il eucirct eacuteteacute plusjuste et aussi plus glorieux de faire de ces dons de Dieu lrsquooccasiondrsquoune vertu exemplaire et drsquoune conduite bien reacutegleacutee

19 Ceux qui se deacuterobent aux devoirs ordinaires et agrave ce nombreinfini de regravegles eacutepineuses aux mille formes qui font que lrsquoon est unhomme de parfaite honnecircteteacute dans la vie en socieacuteteacute font agrave mon avisune drocircle drsquoeacuteconomie quelles que soient par ailleurs les rigueurs qursquoilssrsquoimposent crsquoest en quelque sorte mourir pour srsquoeacuteviter la peine debien vivre Ils peuvent bien remporter un autre prix mais pas celui dela difficulteacute agrave ce qursquoil me semble et en fait de tracas il nrsquoest riende pire que de se tenir droit au milieu du flot de la foule reacutepondantet satisfaisant loyalement agrave toutes les contraintes de sa charge Peut-ecirctre est-il plus facile de se passer complegravetement de femme que de secomporter en tout comme on le doit avec sa femme On peut coulerdes jours avec moins de soucis dans la pauvreteacute que dans une abon-dance mesureacutee User des choses de faccedilon raisonnable est plus difficileque de srsquoen abstenir La modeacuteration est une vertu bien plus peacutenibleque ne lrsquoest la souffrance Le laquo bien-vivre raquo de Scipion le Jeune amille facettes celui de Diogegravene nrsquoen a qursquoune seule sa faccedilon devivre surpasse autant en innocente simpliciteacute les vies ordinaires que

Chapitre 33 ndash Lrsquohistoire de Spurina 481

les bien remplies et les reacuteussies la surpassent elles-mecircmes en utiliteacute eten force1

1La formulation de Montaigne ndash mecircme traduite ndash nrsquoest pas des plus claires Ensomme Si Diogegravene a pour lui la simpliciteacute de lrsquoinnocence les vies laquo bien remplies raquo etaux multiples facettes comme celle de Scipion sont drsquoune qualiteacute supeacuterieure On saitdrsquoailleurs que Montaigne a la plus haute estime pour laquo Le jeune Scipion raquo (cf la fin duchap 36) et il place naturellement ici son laquo bien-vivre raquo au-dessus de celui de Diogegravene

Chapitre 34

Sur les moyens employeacutespar Ceacutesar agrave la guerre

1 On raconte que plusieurs chefs de guerre ont eu une preacutedilectionpour certains livres comme le grand Alexandre pour Homegravere ScipionlrsquoAfricain pour Xeacutenophon Marcus Brutus pour Polybe Charles-Quintpour Philippe de Commines2 Et lrsquoon dit de nos jours que Machiavelest encore en faveur ailleurs Mais feu le mareacutechal Strozzi3 qui pour sapart affectionnait Ceacutesar avait sans doute bien mieux choisi car en veacute-riteacute ce devrait ecirctre lagrave le breacuteviaire de tout homme de guerre Ceacutesar eacutetantle souverain patron de lrsquoart militaire Et Dieu sait de quelles gracircces etde quelle beauteacute il a agreacutementeacute cette riche matiegravere avec un style sipur si subtil et si parfait que pour mon goucirct il nrsquoest aucun eacutecrit aumonde qui puisse ecirctre compareacute aux siens sur ce sujet Je veux noter iciagrave propos de ses guerres certains aspects particuliers et extraordinairesqui me sont resteacutes en meacutemoire4

2 Son armeacutee eacutetant effrayeacutee par le bruit qui courait agrave propos desforces importantes que le roi Juba se preacuteparait agrave lancer contre lui aulieu drsquoatteacutenuer lrsquoideacutee que ses soldats srsquoen eacutetaient faite et drsquoamoindrir

2Ses Meacutemoires couvrent la peacuteriode 1464-1468 dont le regravegne de Louis XI3Drsquoune ceacutelegravebre famille florentine il entra au service de la France et fut Mareacutechal de

France en 1556 Il mourut de ses blessures au siegravege de Thionville en 15584Selon P Villey ([55] tome II p 728 notice du chap 33) on sait que Montaigne a lu

lrsquoouvrage de Ceacutesar entre le 25 feacutevrier et le 21 juillet 1578 puisque lrsquoexemplaire utiliseacutepar lui comporte ces deux dates eacutecrites de sa main avec sa signature (au museacutee Condeacutede Chantilly)

484 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

les moyens dont disposait lrsquoennemi il les fit rassembler pour les ras-surer et leur donner du courage et prit un parti contraire agrave celui quelrsquoon prend geacuteneacuteralement dans ce cas-lagrave il leur dit qursquoils nrsquoavaient pasbesoin de se renseigner sur les forces de lrsquoennemi qursquoil en avait euconnaissance de faccedilon tregraves sucircre et leur indiqua un nombre deacutepassantde beaucoup et la veacuteriteacute et le bruit qui en courait dans lrsquoarmeacutee Il fiten cela ce que conseille Cyrus dans Xeacutenophon car la tromperie nrsquoapas du tout le mecircme effet quand on trouve un ennemi plus faible qursquoonne lrsquoavait cru et quand on le trouve en reacutealiteacute tregraves fort apregraves avoir cruqursquoil eacutetait faible

3 Il habituait tous ses soldats agrave obeacuteir simplement sans se mecirc-ler de controcircler les plans de leur chef ou mecircme drsquoen parler Il ne lesleur communiquait drsquoailleurs qursquoau moment mecircme de leur exeacutecutionet prenait plaisir srsquoils en avaient deacutecouvert quelque chose agrave changerdrsquoavis sur le champ pour les tromper et dans ce but souvent ayantfixeacute lrsquoeacutetablissement du camp en tel endroit il allait plus loin allongeaitlrsquoeacutetape notamment si le temps eacutetait mauvais et pluvieux

4 Les Helvegravetes au deacutebut de ses guerres en Gaule lui avaientadresseacute une demande pour disposer drsquoun passage agrave travers le territoireromain Deacutecideacute agrave les en empecirccher par la force il leur fit neacuteanmoinsbeau visage et mit agrave profit pour rassembler son armeacutee les quelquesjours de deacutelai qursquoil se donna avant de leur reacutepondre Ces pauvres gensne savaient pas combien il excellait agrave organiser son temps il reacutepegravetesouvent en effet que crsquoest la qualiteacute premiegravere drsquoun chef drsquoarmeacutee quede savoir saisir une occasion agrave point nommeacute de mecircme que la rapiditeacutedrsquoexeacutecution qui dans ses exploits militaires est en veacuteriteacute inouiumle et agravepeine croyable

5 Srsquoil nrsquoeacutetait guegravere soucieux de prendre avantage sur son en-nemi sous couvert drsquoun traiteacute drsquoaccord il nrsquoeacutetait guegravere plus exigeantvis agrave vis de ses soldats agrave qui il ne demandait pas autre chose que dela vaillance et il ne punissait guegravere drsquoautres fautes que la mutinerie etla deacutesobeacuteissance Souvent apregraves ses victoires il lacircchait la bride agrave tousleurs deacutebordements les dispensant pour quelque temps des regravegles dela discipline militaire et disait qursquoil avait des soldats si bien disciplineacutesque mecircme parfumeacutes et sentant le musc ils ne manqueraient pas drsquoallerfurieusement au combat Et de fait il aimait qursquoils fussent richementarmeacutes et leur faisait porter des armures graveacutees doreacutees et argenteacuteesafin que le soin pris agrave lrsquoentretien de leurs armes les rendicirct plus acircpres agravese deacutefendre Quand il leur parlait il les appelait ses compagnons nomque nous utilisons encore Auguste son successeur reacuteforma cela es-

Chapitre 34 ndash Sur les moyens de faire la guerre 485

timant qursquoil lrsquoavait fait dans son inteacuterecirct propre et pour flatter le cœurde ceux qui le suivaient volontairement

En passant le Rhin Ceacutesar eacutetait mon geacuteneacuteral Lucain [45] V289Ici agrave Rome il est mon compagnon

Les complices sont eacutegaux dans le crime

mais que cette faccedilon de faire eacutetait trop basse pour la digniteacute drsquoun em-pereur et geacuteneacuteral drsquoarmeacutee et remit en usage lrsquoapellation de simpleslaquo soldats raquo

6 Ceacutesar mecirclait pourtant agrave cette courtoisie une grande seacuteveacuteriteacutedans leurs punitions Comme la neuviegraveme leacutegion srsquoeacutetait mutineacutee pregravesde Plaisance il la brisa par des mesures ignominieuses bien que Pom-peacutee fucirct alors encore debout et elle ne rentra en gracircce qursquoapregraves bien dessupplications Il les calmait plus par son autoriteacute et son audace que parsa douceur

7 Lagrave ougrave il parle de son passage du Rhin vers lrsquoAllemagne ildit que jugeant indigne du peuple romain de faire traverser son armeacuteesur des navires il fit construire un pont pour passer agrave pied sec Ce futdonc lagrave qursquoil bacirctit ce pont eacutetonnant dont il deacutetaille particuliegraverementla construction car il ne srsquoarrecircte jamais si volontiers dans la narrationde ses actions que pour nous montrer la subtiliteacute de ce qursquoil a imagineacutedans ce genre drsquoouvrages drsquoart

8 Jrsquoai aussi remarqueacute qursquoil fait grand cas de ses exhortationsaux soldats avant le combat et que lagrave ougrave il veut montrer qursquoil a eacuteteacute sur-pris ou pris de court il allegravegue toujours le fait de ne pas mecircme avoireu le loisir de haranguer son armeacutee Avant la grande bataille contrele peuple de Tournai1 laquo Ceacutesar dit-il ayant donneacute les ordres pour lereste se porta au plus vite ougrave le hasard le conduisit pour haranguerses troupes et tombant sur la dixiegraveme leacutegion il nrsquoeut que le tempsde leur dire qursquoils se souviennent de leur courage habituel qursquoils nese laissent pas troubler et de soutenir fermement lrsquoassaut Et commelrsquoennemi nrsquoeacutetait deacutejagrave plus qursquoagrave la porteacutee drsquoun javelot il donna le signalde la bataille puis eacutetant rapidement passeacute agrave un autre endroit pour enencourager drsquoautres il les trouva deacutejagrave engageacutes au combat2 raquo Voilagrave ceqursquoil dit agrave ce sujet en cet endroit De fait son eacuteloquence lui a renduen maints endroits de fiers services et de son temps mecircme ses dis-cours militaires eacutetaient tellement reacuteputeacutes que nombreux eacutetaient ceux

1Ceacutesar ne cite pas cette ville mais parle seulement des Nerviens Crsquoest ce qursquoonappelle la bataille de la Sambre

2Montaigne a traduit ici le passage II 21 du De bello Gallico

486 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

qui dans son armeacutee recueillaient ses harangues crsquoest ainsi que desvolumes en ont eacuteteacute faits qui ont dureacute longtemps apregraves lui Sa faccedilonde parler avait des qualiteacutes particuliegraveres si bien que ses familiers Au-guste entre autres entendant rapporter ce qui en avait eacuteteacute recueilli yreconnaissaient jusqursquoaux phrases et aux mots qui nrsquoeacutetaient pas de lui

9 La premiegravere fois qursquoil sortit de Rome avec une mission of-ficielle il arriva en huit jours pregraves du Rhocircne ayant devant lui danssa voiture un secreacutetaire ou deux qui eacutecrivaient sans cesse et derriegraverelui celui qui portait son eacutepeacutee Et certes mecircme en allant sans srsquoarrecirc-ter on peinerait agrave atteindre cette rapiditeacute avec laquelle toujours victo-rieux ayant deacutelaisseacute la Gaule et poursuivant Pompeacutee jusqursquoagrave Brindesil soumit lrsquoItalie en dix-huit jours revint de Brindes agrave Rome de Romesrsquoen alla au fin fond de lrsquoEspagne ougrave il rencontra de tregraves grandes dif-ficulteacutes dans la guerre contre Affranius et Petreius1 puis au long siegravegede Marseille2 De lagrave il repartit en Maceacutedoine battit lrsquoarmeacutee romaineagrave Pharsale3 et poursuivant toujours Pompeacutee passa en Eacutegypte qursquoilsubjugua DrsquoEacutegypte il srsquoen vint en Syrie et dans le pays du Pont ougraveil combattit Pharnace4 de lagrave il partit pour lrsquoAfrique ougrave il deacutefit Sci-pion et Juba puis revenant encore par lrsquoItalie en Espagne il y deacutefit lesenfants de Pompeacutee

Plus rapide que lrsquoeacuteclair et que la tigresse qui deacutefend ses petitsLucain [45] V405

Tel du sommet drsquoun mont croule un rocher qui plongeVirgile [112] t1 p 583 Lrsquoeau drsquoorage le prend le vent lrsquoarrache il tombe

Ou le temps lrsquoa rongeacute du sourd travail des ans Montagne folle lrsquoeacutelan lrsquoemporte agrave pic il roule aux pentesDanse et traicircne avec soi becirctes hommes et bois

10 Agrave propos du siegravege drsquoAvaricum il dit qursquoil avait lrsquohabitude dese tenir nuit et jour pregraves des ouvriers qursquoil employait Dans toutes lesentreprises importantes il examinait toujours le terrain lui-mecircme et nefit jamais passer son armeacutee en un endroit qursquoil nrsquoeucirct pas deacutejagrave lui-mecircmereconnu Si nous en croyons Sueacutetone quand il entreprit la traverseacuteepour aller en Angleterre il fut le premier agrave sonder les fonds5 Il avait

1Lieutenants de Pompeacutee2Marseille avait pris parti pour Pompeacutee3Ville de Thessalie La ceacutelegravebre bataille eut lieu aux environs en 484Fils de Mithridate Il fut battu en 47 et Ceacutesar eacutecrivit alors au Seacutenat la ceacutelegravebre for-

mule laquo Veni vidi vici raquo5Sueacutetone dit que Ceacutesar avait laquo eacutetudieacute par lui-mecircme les ports la navigation et les

moyens drsquoaborder dans cette icircle raquo ([91] Ceacutesar LVIII) Mais cette affirmation est deacute-

Chapitre 34 ndash Sur les moyens de faire la guerre 487

coutume de dire qursquoil preacutefeacuterait la victoire obtenue par lrsquohabileteacute quepar la force et dans sa guerre contre Petreius et Afranius comme lehasard lui offrait une eacutevidente occasion drsquoavoir lrsquoavantage il la refusadisant qursquoil espeacuterait venir agrave bout des ennemis avec un peu plus detemps mais moins de risque

11 Voilagrave encore un acte eacutetonnant il commanda agrave toute sonarmeacutee de passer une riviegravere agrave la nage sans aucune neacutecessiteacute

Le soldat prend pour courir au combat Lucain [45] IV151La route par laquelle il nrsquoeucirct pas oseacute fuir

Trempeacute il se couvre de ses armes et reacutechauffe en courantSes membres geleacutes par lrsquoeau du torrent

Je le trouve un peu plus prudent et circonspect dans ses entreprisesqursquoAlexandre celui-ci semblait courir agrave toutes forces apregraves les dan-gers comme un torrent impeacutetueux qui cogne et sape sans retenue etsans distinction tout ce qursquoil rencontre

Ainsi lrsquoAufide taureau-torrent qui arrose Horace [36] IVxiv 25Le royaume de Daunus Apulien

Courrouceacute roule et menaceDrsquoinonder horriblement les champs

Alexandre eacutetait drsquoailleurs deacutejagrave agrave lrsquoœuvre dans la fleur de son acircge etles premiegraveres ardeurs de la vie alors que Ceacutesar srsquoy engagea seulementdans lrsquoacircge mucircr et bien avanceacute De plus Alexandre eacutetait drsquoun tempeacutera-ment plus sanguin ardent et coleacutereux et il renforccedilait encore cela parlrsquousage du vin alors que Ceacutesar lui srsquoen abstenait Mais quand la neacute-cessiteacute srsquoen preacutesentait quand il y eacutetait obligeacute il nrsquoy avait personne quificirct meilleur marcheacute de lui-mecircme

12 Quant agrave moi il me semble lire en plusieurs de ses exploitsune certaine deacutetermination agrave se perdre pour eacuteviter la honte drsquoecirctre vaincuLors de la grande bataille contre ceux du pays de Tournai il courut semontrer face agrave lrsquoennemi comme il eacutetait sans bouclier1 quand il vit

mentie par Ceacutesar lui-mecircme qui dit seulement (De bello Gallico IV 21 laquo avant de ten-ter lrsquoentreprise Ceacutesar deacutetache avec un navire de guerre C Volusenus [] Il lui donnecomme instruction de faire une reconnaissance geacuteneacuterale et de revenir au plus vite raquo([24] t I p 111) On voit que Montaigne donne au mot laquo gueacute raquo une extension assezinattendue ndash comme le remarque drsquoailleurs A Lanly ([58] II 394 note 28)

1Ceacutesar lui-mecircme deacuteclare pourtant qursquoil avait pris laquo agrave un soldat des derniers rangsson bouclier raquo (De bello Gallico [24] II 25)

488 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

la tecircte de son armeacutee se disloquer ndash et cela lui est arriveacute plus drsquounefois Ayant entendu dire que ses gens eacutetaient assieacutegeacutes il passa sousun deacuteguisement agrave travers les lignes ennemies pour aller les encoura-ger par sa preacutesence Ayant traverseacute la mer agrave Dirrachium1 avec de bienpetites forces et voyant que le reste de son armeacutee qursquoil avait laisseacuteesous la conduite drsquoAntonius tardait agrave le rejoindre il deacutecida de repas-ser lui-mecircme la mer seul par une grande tempecircte srsquoeacutechappant pouraller reacutecupeacuterer le reste de ses forces car les ports de la cocircte et toute lamer eacutetaient aux mains de Pompeacutee

13 Quant aux coups de main armeacutes il en mena beaucoup dontles risques deacutepassaient ce qui est raisonnable du point de vue militaire quand il entreprit de soumettre le royaume drsquoEacutegypte par exempleavec drsquoaussi faibles moyens ndash et ensuite drsquoaller attaquer les forcesde Scipion et de Juba dix fois plus importantes que les siennes Deshommes comme lui ont eu une confiance surhumaine en leur bonneeacutetoile il disait qursquoil fallait se lancer dans les grandes entreprises plu-tocirct que reacutefleacutechir sur elles

14 Apregraves la bataille de Pharsale comme il avait envoyeacute sonarmeacutee avant lui en Asie et qursquoil passait le deacutetroit de lrsquoHellespontavec un seul vaisseau il rencontra en mer Lucius Cassius et ses dixgros navires de guerre Il eut le courage non seulement de lrsquoattendremais de cingler droit vers lui et le sommer de se rendre ce qursquoilobtint Comme il avait entrepris le terrible siegravege drsquoAleacutesia deacutefenduepar quatre-vingt mille hommes parce que toute la Gaule srsquoeacutetait leveacuteepour lrsquoattaquer et lui faire lever le siegravege avec cent neuf mille cava-liers et deux cent quarante mille fantassins de quelle hardiesse et dequelle aveugle confiance en lui ne fit-il pas preuve en nrsquoabandonnantpas cette entreprise et en osant affronter agrave la fois deux difficulteacutes aussigrandes Et pourtant il les assuma apregraves avoir gagneacute une grande ba-taille contre ceux de lrsquoexteacuterieur il mit bientocirct agrave sa merci ceux qursquoiltenait enfermeacutes Crsquoest ce qui se produisit aussi pour Lucullus au siegravegede Tigranocerte contre le roi Tigrane mais les conditions eacutetaient biendiffeacuterentes eacutetant donneacute le peu drsquoardeur des ennemis auxquels Lucullusavait affaire

15 Je veux noter ici deux eacuteveacutenements exceptionnels et extra-ordinaires agrave propos du siegravege drsquoAleacutesia lrsquoun est que les Gaulois serassemblant pour venir agrave la rencontre de Ceacutesar ayant deacutenombreacute toutesleurs forces deacutecidegraverent en conseil de retrancher une bonne partie decette multitude de crainte qursquoelle ne donne lieu agrave une grande confu-

1Sur la cocircte drsquoIllyrie

Chapitre 34 ndash Sur les moyens de faire la guerre 489

sion Crsquoest quelque chose drsquoineacutedit que cette crainte drsquoecirctre trop nom-breux Mais si on y regarde bien il est assez vraisemblable que lecorps drsquoune armeacutee doit avoir une taille modeacutereacutee maintenue dans cer-taines limites soit agrave cause de la difficulteacute de la nourrir soit pour la dif-ficulteacute de la conduire et de la maintenir en bon ordre Il serait drsquoailleursbien facile de montrer par exemple que ces armeacutees monstrueuses parleur taille nrsquoont jamais fait grand-chose qui vaille

16 Selon ce que Xeacutenophon fait dire agrave Cyrus ce nrsquoest pas lenombre des hommes mais le nombre des hommes braves qui donnelrsquoavantage le reste causant plus de gecircne que de secours Et Baja-zet fonda essentiellement sa reacutesolution de livrer bataille agrave Tamerlancontre lrsquoavis de tous ses lieutenants sur le fait que le tregraves grand nombredes hommes de son ennemi lui donnait bon espoir de les voir tomberdans la confusion Scanderberg1 expert et bon juge en la matiegravere avaitcoutume de dire que dix ou douze mille combattants fidegraveles devaientsuffire agrave un chef de guerre pour garantir sa reacuteputation dans nrsquoimportequelle situation militaire

17 Le deuxiegraveme point qui semble contraire agrave lrsquousage et agrave ladoctrine de la guerre crsquoest que Vercingeacutetorix nommeacute chef et geacuteneacuteralde toutes les parties de la Gaule qui srsquoeacutetaient reacutevolteacutees deacutecida drsquoallersrsquoenfermer dans Aleacutesia Or celui qui commande un pays ne doit jamaissrsquoengager de cette faccedilon sauf en toute derniegravere extreacutemiteacute srsquoil srsquoagit dela derniegravere place qui lui reste et qursquoon ne puisse plus rien espeacuterer fairedrsquoautre que deacutefendre celle-ci Au contraire il doit se maintenir librede ses mouvements pour ecirctre capable de reacutepondre agrave la demande detoutes les parties de son pays

18 Pour en revenir agrave Ceacutesar il devint avec le temps un peuplus calme et plus reacutefleacutechi comme en teacutemoigne son familier Oppius il estimait qursquoil ne pouvait pas mettre en peacuteril lrsquohonneur acquis partant de victoires une seule deacutefaite pouvant le lui faire perdre Crsquoestce que disent les Italiens qui critiquent cette hardiesse teacutemeacuteraire quelrsquoon observe chez les jeunes gens en les appelant laquo bisogni drsquohonore raquondash laquo ceux qui ont un grand besoin drsquohonneur raquo Ils ajoutent que ce grandappeacutetit et ce manque de reacuteputation leur donnent raison de rechercherles honneurs agrave quelque prix que ce soit ndash ce que ne doivent pas faireceux qui en ont deacutejagrave suffisamment obtenus Il peut y avoir quelquejuste modeacuteration dans ce deacutesir de gloire quelque satieacuteteacute dans cet ap-peacutetit comme dans les autres bien des gens se comportent ainsi

1Patriote albanais qui combattit les Turcs dont Montaigne a deacutejagrave parleacute sous le nomde laquo Scanderberch raquo au Livre I chap 1 sect2

490 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

19 Il eacutetait bien loin drsquoavoir les mecircmes scrupules que les anciensRomains qui ne voulaient se preacutevaloir dans leurs guerres que du cou-rage simple et naturel Mais il y mettait pourtant plus de conscienceque nous ne le ferions maintenant et nrsquoapprouvait pas pour autantnrsquoimporte quel moyen drsquoobtenir la victoire Dans la guerre qursquoil menacontre Arioviste1 alors qursquoil eacutetait en train de parlementer avec lui ilse produisit quelque trouble entre les deux armeacutees par la faute de cer-tains cavaliers drsquoArioviste Dans cette agitation Ceacutesar se trouva ecirctreen position de force par rapport agrave ses ennemis mais il ne voulut pasen tirer avantage de peur qursquoon puisse lui reprocher drsquoavoir useacute demauvaise foi dans ces circonstances

20 Il avait lrsquohabitude de porter au combat une riche tenue et decouleur eacuteclatante pour se faire remarquer Il serrait davantage la brideagrave ses soldats et les tenait laquo plus court raquo quand ils eacutetaient au contact delrsquoennemi

21 Pour accuser quelqursquoun de nrsquoecirctre bon agrave rien les anciensGrecs usaient drsquoune expression courante et disaient qursquoil ne savait laquo nilire ni nager raquo Ceacutesar pensait lui aussi que savoir nager eacutetait tregraves utileagrave la guerre et offrait bien des avantages srsquoil devait faire vite il fran-chissait drsquoordinaire agrave la nage les riviegraveres qursquoil rencontrait Car il aimaitvoyager agrave pied comme faisait le grand Alexandre En Eacutegypte il avaiteacuteteacute contraint pour sauver sa vie de monter dans un petit bateau maiscomme quantiteacute de gens lrsquoavaient fait en mecircme temps que lui au pointque le bateau risquait de couler il preacutefeacutera se jeter agrave lrsquoeau et rejoindreagrave la nage sa flotte qui eacutetait pourtant agrave plus de deux cents pas de lagravetenant ses tablettes2 hors de lrsquoeau dans la main gauche et traicircnant sacote drsquoarmes3 avec les dents pour que lrsquoennemi nrsquoen profite pas Ileacutetait pourtant deacutejagrave drsquoun acircge bien avanceacute

22 Jamais aucun chef de guerre nrsquoinspira autant confiance agrave sessoldats Au commencement de ses laquo guerres civiles raquo les centurionssrsquooffrirent agrave payer chacun sur leur bourse un homme drsquoarmes et lesfantassins de le servir agrave leurs frais ceux qui eacutetaient les plus aiseacutes sechargeant aussi drsquoaider les plus neacutecessiteux Feu Monsieur lrsquoAmiral de

1Chef des Suegraveves peuplade germanique eacutetablie drsquoabord entre Rhin et Danube quifranchit le Rhin en 406 pour se reacutepandre jusqursquoen Espagne

2Les Romains eacutecrivaient sur des sortes de planchettes ou laquo tablettes raquo le mot estencore en usage dans lrsquoexpression laquo noter sur ses tablettes raquo

3Sueacutetone parle de son paludamentum manteau de geacuteneacuteral Mais laquo cote drsquoarmes raquoqui est le mot que Montaigne emploie pour le traduire correspond assez bien agrave cela pourson eacutepoque une tunique brodeacutee et deacutecoreacutee aux laquo armes raquo (armoiries) de son possesseuret porteacutee par-dessus le haubert ou cotte de mailles

Chapitre 34 ndash Sur les moyens de faire la guerre 491

Chacirctillon nous fit voir reacutecemment un cas semblable dans nos propresguerres civiles les Franccedilais de son armeacutee prenant sur leur boursepour payer les eacutetrangers qui lrsquoaccompagnaient On ne trouverait guegraveredrsquoexemple drsquoune affection aussi ardente et aussi vive parmi ceux quisuivent lrsquoancienne tradition1 sous les auspices des anciennes lois Lapassion agit sur nous bien plus vivement que la raison Il est pourtantarriveacute au temps de la guerre contre Annibal que suivant lrsquoexempledonneacute par la geacuteneacuterositeacute des Romains dans la ville les soldats et leurschefs aient refuseacute drsquoecirctre payeacutes et on appelait laquo mercenaires raquo dans lecamp de Marcellus2 ceux qui percevaient un salaire

23 Ayant eacuteteacute deacutefaits aupregraves de Dyrrachium les soldats de Ceacutesarvinrent drsquoeux-mecircmes srsquooffrir agrave ecirctre punis et chacirctieacutes si bien qursquoil eutplus agrave les consoler qursquoagrave les reacuteprimander Une seule de ses cohortes3

soutint lrsquoassaut de quatre leacutegions de Pompeacutee pendant plus de quatreheures jusqursquoagrave ce qursquoelle fucirct presque entiegraverement aneacuteantie sous lesflegraveches on en trouva quelque cent trente mille dans la trancheacutee4 Unsoldat du nom de Scaeligva qui commandait agrave lrsquoune des entreacutees srsquoymaintint invaincu avec un œil creveacute lrsquoeacutepaule et la cuisse perceacutees etson eacutecu bosseleacute en deux cent trente endroits5 Il est arriveacute agrave beaucoupde ses soldats faits prisonniers de preacutefeacuterer mourir plutocirct que de vouloirchanger de camp Granius Petronius avait eacuteteacute captureacute par Scipion6 enAfrique ce dernier apregraves avoir fait mourir ses compagnons lui fitsavoir qursquoil lui laissait la vie puisqursquoil eacutetait questeur et donc hommedrsquoun certain rang Petronius reacutepondit que les soldats de Ceacutesar avaientlrsquohabitude drsquoaccorder la vie aux autres non de la recevoir et se tualui-mecircme aussitocirct

24 Il y a une infiniteacute drsquoexemples de leur fideacuteliteacute sans oublierlrsquoaction des assieacutegeacutes de Salone ville qui avait pris le parti de Ceacutesarcontre Pompeacutee agrave cause drsquoun eacuteveacutenement extraordinaire qui srsquoy produi-sit Marcus Octavius dirigeait le siegravege ceux de la ville eacutetaient reacuteduits agravela derniegravere neacutecessiteacute si bien que pour suppleacuteer le manque drsquohommesducirc au fait que la plupart drsquoentre eux eacutetaient blesseacutes ou morts ils avaientaffranchi tous leurs esclaves et qursquoils avaient eacuteteacute contraints de couper

1En drsquoautres termes le parti catholique heacuteritier de la tradition2Geacuteneacuteral romain qui tint longtemps Annibal en eacutechec Cf Tite-Live [105] XXIV

183La dixiegraveme partie drsquoune leacutegion4Sueacutetone [91] Ceacutesar LXVIII5Sueacutetone dit que crsquoeacutetait un centurion et donne seulement laquo cent vingt raquo pour le

nombre de bosses6Metellus Scipion du parti de Pompeacutee qui ne surveacutecut guegravere agrave Petronius

492 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

les cheveux de toutes les femmes pour en faire des cordages pour leursengins de guerre ndash sans parler de lrsquoextrecircme peacutenurie de vivres Et mal-greacute cela ils eacutetaient neacuteanmoins reacutesolus agrave ne jamais se rendre

25 Ce siegravege traicircnant en longueur Octavius eacutetait devenu plusnonchalant et moins attentif agrave son entreprise ils choisirent un joursur le coup de midi et ayant fait ranger femmes et enfants sur la mu-raille pour donner le change ils sortirent en se ruant avec une telleimpeacutetuositeacute sur leurs assieacutegeants qursquoils eurent bientocirct enfonceacute le pre-mier le second puis le troisiegraveme et le quatriegraveme corps de garde etenfin tout le reste firent abandonner leurs trancheacutees aux ennemis etles chassegraverent jusque dans leurs navires Octavius lui-mecircme dut srsquoen-fuir agrave Dyrrachium ougrave eacutetait Pompeacutee

26 Je nrsquoai pas agrave ce jour le souvenir drsquoavoir vu un autre exempledans lequel les assieacutegeacutes battent les assieacutegeants et deviennent maicirctresdu terrain ni qursquoune sortie ait pu aboutir agrave une victoire pleine et entiegraveredans une bataille

Chapitre 35

Sur trois bonnes eacutepouses

1 Il nrsquoy en a pas des quantiteacutes comme chacun sait et notammenten ce qui concerne les devoirs du mariage Car crsquoest lagrave en effet unmarcheacute plein de tant de circonstances eacutepineuses qursquoil est malaiseacute quela volonteacute drsquoune femme puisse srsquoy maintenir longtemps intacte Leshommes quoique leur situation y soit un peu meilleure y ont deacutejagravetrop2 agrave faire

2 La pierre de touche drsquoun bon mariage sa veacuteritable preuvecrsquoest la dureacutee de cette communauteacute si elle a eacuteteacute constamment douceloyale et agreacuteable Agrave notre eacutepoque les eacutepouses font plus volontierseacutetalage de leurs bons services et de la veacuteheacutemence de leur affection agraveleur mari ndash quand celui-ci a disparu Elles cherchent alors agrave donnerau moins un teacutemoignage de leur bonne volonteacute Teacutemoignage tardifet mecircme hors de saison Elle prouvent plutocirct par lagrave qursquoelles ne lesaiment que morts

3 La vie est pleine drsquoagitation fieacutevreuse Le treacutepas drsquoamour etde courtoisie De mecircme que les pegraveres cachent leur affection enversleurs enfants les femmes cachent volontiers leur affection envers leurmari pour conserver une attitude digne et respectable Cette dissimu-lation nrsquoest pas de mon goucirct Elles ont beau srsquoarracher les cheveuxsrsquoeacutegratigner le visage je demande plutocirct agrave lrsquooreille drsquoune femme dechambre ou drsquoun secreacutetaire laquo Comment eacutetaient-ils comment ont-ilsveacutecu ensemble raquo Je me souviens toujours de ce bon mot laquo Drsquoautant

2Dans le texte de 1580 et celui de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit ici laquo prou raquo(laquo assez raquo ou laquo beaucoup raquo)

494 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

plus de pleurs que moins de douleur1 raquo Leur faccedilon de rechigner estdeacutetestable pour les vivants et sans importance pour les morts On per-mettrait volontiers des sourires apregraves pourvu qursquoon en ait pendant lavie Nrsquoy a-t-il pas de quoi ressusciter de colegravere si celui qui mrsquoaura cra-cheacute au nez pendant que jrsquoeacutetais en vie vient me leacutecher les pieds quandje nrsquoy suis plus

4 Srsquoil y a quelque honneur agrave pleurer un mari il nrsquoappartientqursquoagrave celles qui leur ont souri que celles qui ont pleureacute durant sa viesourient apregraves sa mort au dehors comme au dedans Ne vous fiez doncpas agrave ces yeux embueacutes agrave cette voix agrave faire pitieacute regardez plutocirct ceport de tecircte ce teint ces joues rebondies sous les grands voiles crsquoestpar ces deacutetails-lagrave qursquoelle parle clairement Il en est peu dont la santeacutenrsquoaille en srsquoameacuteliorant effet qui ne saurait mentir Cette contenanceceacutereacutemonieuse ne regarde pas tant le passeacute que lrsquoavenir crsquoest un gainplus qursquoun solde Dans mon enfance une dame tregraves belle et tregraves hon-necircte qui vit encore veuve drsquoun prince avait dans sa mise un je ne saisquoi de plus qursquoil nrsquoest permis par les regravegles du veuvage Et agrave ceux quile lui reprochaient elle reacutepondait laquo Crsquoest que je ne recherche plus denouvelles amitieacutes et que je nrsquoai pas envie de me remarier raquo

5 Pour ne pas ecirctre tout agrave fait en deacutesaccord avec les habitudesjrsquoai choisi de parler ici de trois femmes qui ont aussi deacuteployeacute leur bonteacuteet leur affection pour entourer la mort de leurs maris Mais ce sont lagravedes exemples quelque peu diffeacuterents ougrave la passion est si forte qursquoelleen arrive agrave mettre un terme agrave la vie

6 Pline le Jeune avait non loin de sa maison en Italie2 un voi-sin terriblement tortureacute par des ulcegraveres qui srsquoeacutetaient manifesteacutes surses laquo parties honteuses raquo Sa femme qui le voyait depuis longtempssouffrir le pria de lui permettre drsquoexaminer de pregraves et librement lrsquoeacutetatde son mal pour pouvoir lui dire plus franchement que quiconque ceqursquoil pouvait en espeacuterer Apregraves avoir obtenu cette permission et lrsquoavoirsoigneusement examineacute elle se rendit compte qursquoil eacutetait impossibleqursquoil pucirct en gueacuterir et que tout ce qursquoil pouvait en attendre crsquoeacutetait detraicircner fort longtemps une vie douloureuse et languissante Aussi luiconseilla-t-elle comme eacutetant le remegravede radical et le plus sucircr de se tuerEt comme elle le trouvait un peu faible pour une action si rude elle luidit laquo Ne pense pas mon ami que les douleurs que je te vois endurerme touchent moins que toi et pour mrsquoen deacutelivrer je vais me servirpour moi-mecircme de cette meacutedecine que je te prescris Je veux trsquoaccom-

1Tacite Annales [100] II lxxvii Mais la citation de Montaigne est inexacte2Source Pline le Jeune Correspondance [38] Livre VI 24

Chapitre 35 ndash Sur trois bonnes eacutepouses 495

pagner dans ta gueacuterison comme je lrsquoai fait dans ta maladie Oublie tescraintes et pense que nous nrsquoeacuteprouverons que du plaisir agrave ce passagequi nous deacutelivrera de ces tourments nous serons heureux en nous enallant ensemble raquo

7 Cela dit et ayant raffermi le courage de son mari elle deacutecidaqursquoils se preacutecipiteraient dans la mer par une fenecirctre de leur logis quiy donnait justement Et pour maintenir jusqursquoau bout cette grande etloyale affection dont elle lrsquoavait entoureacute toute sa vie elle voulut encoreqursquoil meure entre ses bras Mais de peur que ceux-ci la trahissent etque leur eacutetreinte ne vienne agrave se relacirccher agrave cause de la chute et de lapeur elle se fit attacher tregraves eacutetroitement agrave lui par le milieu du corps etabandonna ainsi la vie pour le repos de celle de son mari

8 Cette eacutepouse-lagrave eacutetait de condition modeste Et parmi les gensde cette sorte il nrsquoest pas si rare de rencontrer une action drsquoune excep-tionnelle qualiteacute

Crsquoest chez eux que la Justice Virgile [114] II473Sur la terre a fait ses derniers pas

Les deux autres dont je vais parler sont de condition noble et richendash ougrave les exemples de vertu sont plus rares

9 Arria la femme de Cecinna Paeligtus ancien consul eacutetait lamegravere drsquoune autre Arria femme de Thrasea Paeligtus dont la vertu fut sirenommeacutee du temps de Neacuteron et qui par ce gendre eacutetait la grand-megraverede Fannia (la ressemblance des noms des hommes et des femmes et deleurs destins a induit en erreur plusieurs auteurs) Cecinna Paeligtus ayanteacuteteacute fait prisonnier par les gens de lrsquoEmpereur Claude apregraves la deacutefaitede Scribonianus dont il avait pris le parti sa femme Arria supplia ceuxqui lrsquoemmenaient agrave Rome de la prendre agrave bord de leur navire ougrave elleleur causerait une bien moins grande deacutepense et bien moins de soucisque le grand nombre de personnes dont ils auraient besoin pour servirson mari disant qursquoagrave elle seule elle srsquooccuperait de sa chambre dela cuisine et accomplirait toutes sortes drsquoautres tacircches Mais ils refu-segraverent Alors elle se jeta dans un bateau de pecirccheur qursquoelle loua surle champ et suivit ainsi son mari depuis la Slavonie Quand ils furentarriveacutes agrave Rome un jour en preacutesence de lrsquoempereur Junia veuve deScribonianus srsquoeacutetant approcheacutee drsquoArria familiegraverement agrave cause de laressemblance de leurs destins celle-ci la repoussa brutalement en luidisant laquo Moi te parler ou trsquoeacutecouter alors que Scribonianus a eacuteteacutetueacute pregraves de toi et que tu vis encore raquo Ces paroles avec drsquoautres

496 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

signes firent comprendre agrave ses parents qursquoelle envisageait de se suici-der parce qursquoelle ne pouvait pas supporter le triste sort de son mariEt Thrasea son gendre la supplia de ne pas mettre fin agrave ses jourslui disant laquo Quoi Si mon sort eacutetait semblable agrave celui de Cecinnavoudriez-vous que ma femme votre fille en ficirct de mecircme ndash Commentdonc si je le voudrais reacutepondit Arria oui oui je le voudrais si elleavait veacutecu aussi longtemps et en aussi bon accord avec toi que monmari et moi raquo

10 Ces paroles augmentaient le souci que lrsquoon se faisait pourelle et faisaient qursquoon surveillait de plus pregraves sa conduite Un jourapregraves avoir dit agrave ceux qui veillaient sur elle laquo Vous aurez beau fairevous pouvez bien me faire mourir plus mal mais vous ne pourrez pasmrsquoempecirccher de mourir raquo Et srsquoeacutelanccedilant brutalement de la chaise surlaquelle elle eacutetait assise elle se jeta de toutes ses forces la tecircte la pre-miegravere contre le mur voisin sous le coup elle tomba de tout son longeacutevanouie et gravement blesseacutee Apregraves qursquoon lrsquoeut fait revenir agrave elleavec bien des difficulteacutes elle deacuteclara laquo Je vous disais bien que sivous me refusiez une faccedilon commode de me tuer jrsquoen trouverais uneautre si malaiseacutee qursquoelle fucirct raquo

11 Et voici comment finit une vertu aussi admirable Son mariPaeligtus nrsquoayant pas le courage suffisant pour se donner lui-mecircme lamort agrave laquelle la cruauteacute de lrsquoempereur le contraignait un beau jourapregraves avoir drsquoabord employeacute les raisonnements et les exhortations ap-proprieacutes au conseil qursquoelle lui donnait en ce sens elle prit le poignardqursquoil portait et le tenant agrave la main elle dit en conclusion de son ex-hortation laquo Fais ainsi Paeligtus raquo et au mecircme instant srsquoen eacutetant donneacuteun coup mortel dans la poitrine et lrsquoarrachant de sa plaie elle le luipreacutesenta pendant qursquoelle se mourait avec ces nobles geacuteneacutereuses etimmortelles paroles laquo Paeligte non dolet raquo Elle nrsquoeut le temps que dedire ces trois mots drsquoune si grande profondeur laquo Tiens Paeligtus celane fait pas mal raquo

Quand Arria la chaste preacutesenta agrave Paeligtus le glaiveMartial [50] I14 Qursquoelle venait de retirer de son sein

laquo Crois-moi dit-elle ce coup ne me fit point de malMais celui que tu vas te porter me fait deacutejagrave souffrir raquo

12 Les paroles drsquoArria sont bien plus vivantes dans leur formeoriginale1 et mecircme drsquoun sens plus riche Car les plaies la mort de

1Celles que rapporte Pline au sect 11

Chapitre 35 ndash Sur trois bonnes eacutepouses 497

son mari et la sienne tout cela ne pouvait guegravere ecirctre douloureux pourelle qui en avait eacuteteacute la conseillegravere et lrsquoinspiratrice mais apregraves avoiraccompli cette noble et courageuse entreprise pour le seul bien de sonmari crsquoest encore de lui qursquoelle se preacuteoccupe dans le dernier acte de savie en cherchant agrave lui ocircter la crainte de la suivre dans la mort Paeligtusse frappa aussitocirct avec ce mecircme glaive et peut-ecirctre honteux agrave monavis drsquoavoir eu besoin drsquoun si cher et si preacutecieux enseignement

13 Pompeia Paulina jeune romaine et dame de tregraves noble fa-mille avait eacutepouseacute Seacutenegraveque alors qursquoil eacutetait deacutejagrave tregraves acircgeacute1 Neacuteron sonlaquo cher raquo disciple lui envoya ses sbires pour lui signifier sa condam-nation agrave mort Cela se passait ainsi quand les empereurs romainsde cette eacutepoque avaient condamneacute un homme de qualiteacute ils lui fai-saient transmettre par leurs officiers lrsquoordre de choisir la mort qui luiconvenait dans tel ou tel deacutelai qursquoils lui fixaient selon le degreacute deleur colegravere tantocirct tregraves court tantocirct plus long lui fixant un terme pourqursquoil puisse reacutegler auparavant ses affaires mais quelquefois aussi luien ocirctant la possibiliteacute par la briegraveveteacute du deacutelai et si le condamneacute reacute-sistait agrave leur ordre ils envoyaient des gens capables de lrsquoexeacutecuter soiten lui tranchant les veines des bras et des jambes soit en le forccedilantagrave avaler du poison Mais les gens drsquohonneur nrsquoattendaient pas drsquoenarriver agrave cette extreacutemiteacute et se servaient de leurs propres meacutedecins etchirurgiens pour cela

14 Seacutenegraveque eacutecouta les sbires de Neacuteron avec un visage tranquilleet ferme et ensuite demanda du papier pour faire son testament Celalui ayant eacuteteacute refuseacute par le chef il se tourna vers ses amis et leur dit laquo Puisque je ne puis vous laisser autre chose en reconnaissance de ceque je vous dois je vous laisse au moins ce que jrsquoai de plus beau agravesavoir le souvenir de mon caractegravere et de ma vie que je vous de-mande de conserver dans votre meacutemoire pour que de cette faccedilon vousvous fassiez la reacuteputation de sincegraveres et veacuteritables amis raquo Et en mecircmetemps tantocirct il calmait par de douces paroles les souffrances qursquoil lesvoyait endurer tantocirct il enflait sa voix pour les morigeacutener laquo Ougrave sontles beaux preacuteceptes de la philosophie Que sont devenues les provi-sions que nous avons faites pendant tant drsquoanneacutees contre les coups dusort La cruauteacute de Neacuteron nous eacutetait-elle inconnue Que pouvions-nous attendre de quelqursquoun qui a tueacute sa megravere et son fregravere sinon qursquoilficirct encore mourir son preacutecepteur celui qui lrsquoa eacuteleveacute et eacuteduqueacute raquo

15 Ayant ainsi parleacute agrave tous il se tourne vers sa femme et lrsquoen-laccedilant eacutetroitement alors que son cœur et ses forces deacutefaillaient sous

1Ce passage est inspireacute de Tacite Annales [100] XV 62-64

498 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

le poids de la douleur il la pria de supporter avec plus de couragecet accident par amour pour lui Il lui dit que lrsquoheure eacutetait venue demontrer non plus par des raisonnements et des discours mais par desactes le fruit qursquoil avait tireacute de ses eacutetudes qursquoil ne faisait aucun douteqursquoil accueillait la mort non seulement sans douleur mais mecircme avecalleacutegresse laquo Crsquoest pourquoi mon amie dit-il ne la deacuteshonore pas partes larmes ne te donne pas lrsquoair de mrsquoaimer plus que ma reacuteputation apaise ta douleur et console-toi avec ce que tu as connu de moi et demes actes et poursuis le reste de ta vie avec les honnecirctes occupationsauxquelles tu trsquoadonnes raquo

16 Paulina ayant un peu repris ses esprits et la qualiteacute de soncourage ayant eacuteteacute renforceacutee par un grand eacutelan drsquoaffection reacutepondit laquo Non Seacutenegraveque je ne vous laisserai pas sans ma compagnie dans descirconstances aussi graves je ne veux pas que vous puissiez penserque les vertueux exemples de votre vie ne mrsquoaient pas appris agrave bienmourir Et quand le pourrais-je mieux et plus dignement et plus selonmon greacute qursquoavec vous Soyez-en certain je partirai en mecircme tempsque vous raquo

17 Alors Seacutenegraveque appreacuteciant comme il se doit la deacutecision sibelle et si fiegravere de sa femme et aussi drsquoecirctre libeacutereacute du souci de la lais-ser apregraves sa mort agrave la merci de ses ennemis et soumise agrave leur cruauteacutelui dit laquo Je trsquoavais conseilleacute Paulina sur ce qui servirait le mieuxagrave conduire heureusement ta vie Tu preacutefegraveres donc mourir dans lrsquohon-neur Je ne mrsquoy opposerai pas Que la fermeteacute et la reacutesolution soientles mecircmes pour notre commune fin mais la beauteacute et la gloire sontplus grandes pour toi raquo

18 Apregraves cela on leur coupa en mecircme temps les veines desbras Mais comme celles de Seacutenegraveque durcies par le grand acircge au-tant que par sa vie tregraves sobre laissaient couler le sang trop faiblementet trop lentement il ordonna qursquoon lui coupacirct aussi les veines descuisses et de peur que le tourment que cela lui causait nrsquoattendricirct lecœur de sa femme autant que pour se libeacuterer lui-mecircme de lrsquoafflictionqursquoil ressentait de la voir en si piteux eacutetat apregraves avoir tregraves amoureuse-ment pris congeacute drsquoelle il la pria de permettre qursquoon lrsquoemportacirct en unechambre voisine ce qui fut fait Mais toutes ces incisions eacutetant encoreinsuffisantes pour le faire mourir il demanda agrave Statius Anneus sonmeacutedecin de lui administrer un poison Or celui-ci nrsquoeut guegravere drsquoeffetlui non plus car du fait de la faiblesse et de la roideur de ses membresil ne put parvenir jusqursquoau cœur

Chapitre 35 ndash Sur trois bonnes eacutepouses 499

19 On lui fit donc en plus preacuteparer un bain tregraves chaud Et sen-tant alors sa fin prochaine tant qursquoil eut du souffle il continua agrave tenirde tregraves beaux propos sur lrsquoeacutetat dans lequel il se trouvait que ses secreacute-taires recueillirent tant qursquoils purent entendre sa voix Et ses derniegraveresparoles sont resteacutees longtemps ceacutelegravebres dans la meacutemoire des hommes(crsquoest drsquoailleurs une perte terriblement facirccheuse qursquoelles ne soient par-venues jusqursquoagrave nous) Sentant venir ses derniers moments il prit delrsquoeau du bain toute sanglante et srsquoen aspergea la tecircte en disant laquo Jevoue cette eau agrave Jupiter le libeacuterateur raquo

20 Averti de tout cela Neacuteron craignant qursquoon lui reproche lamort de Paulina qui appartenait agrave la bonne socieacuteteacute romaine et enverslaquelle il nrsquoavait pas drsquoinimitieacute particuliegravere envoya preacutecipitammentdes gens pour panser ses blessures Ce fut fait sans mecircme qursquoelle srsquoenaperccedilucirct eacutetant deacutejagrave agrave demi morte et sans connaissance Et si elle a veacutecudepuis contre son greacute ce fut tregraves honorablement et conformeacutement agrave laqualiteacute de son caractegravere montrant par la pacircleur de son visage combiensa vie srsquoeacutetait eacutecouleacutee par ses blessures

21 Voilagrave mes trois histoires vraies que je trouve aussi belleset tragiques que celles que nous inventons nous-mecircmes pour plaireau public Et je mrsquoeacutetonne que ceux qui srsquoadonnent agrave cela nrsquoaient paslrsquoideacutee de chercher plutocirct dans les dix mille tregraves belles histoires que lrsquoontrouve dans les livres ils en auraient moins de peine et on en tireraitplus de plaisir et de profit Et celui qui voudrait en faire une œuvredrsquoensemble dont toutes les parties se tiendraient entre elles nrsquoauraitbesoin drsquoy apporter que la liaison comme on le fait pour souder entreeux des meacutetaux diffeacuterents Il pourrait entasser de cette faccedilon quantiteacutedrsquoeacuteveacutenements de toutes sortes en les arrangeant et en les diversifiantselon que la reacuteussite de lrsquoouvrage le demanderait agrave peu pregraves commeOvide a cousu et agenceacute ses laquo Meacutetamorphoses raquo agrave partir drsquoun grandnombre de fables diverses

22 Dans le dernier couple dont jrsquoai parleacute il est encore inteacuteres-sant de remarquer que si Paulina offre volontiers de quitter la vie pourlrsquoamour de son mari son mari avait autrefois quitteacute la mort par amourpour elle Nous ne voyons pas grand eacutequilibre dans cet eacutechange Maisen fonction de ses opinions stoiumlciennes je crois qursquoil pensait pour-tant avoir autant fait pour elle en prolongeant sa vie en sa faveur quesrsquoil eacutetait mort pour elle Dans lrsquoune des lettres qursquoil eacutecrivit agrave Luciliusil raconte drsquoabord comment la fiegravevre lrsquoayant pris agrave Rome il montasoudain en voiture pour une maison qursquoil avait agrave la campagne contrelrsquoavis de sa femme qui voulait lrsquoen empecirccher et agrave qui il avait reacutepondu

500 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que la fiegravevre qui le tenait nrsquoeacutetait pas celle du corps mais du lieu Puisil poursuit ainsi

23 laquo Elle me laissa partir avec force recommandations pourma santeacute Or moi qui sais que sa vie est toute en moi je mrsquooccupedrsquoabord de moi pour mrsquooccuper drsquoelle le privilegravege de la vieillessequi me rend plus ferme et plus reacutesolu pour certaines choses srsquoeffacequand je me souviens que dans ce vieillard il y une jeune personne agravequi je suis neacutecessaire Puisque je ne puis lrsquoamener agrave mrsquoaimer plus cou-rageusement elle mrsquoamegravene agrave mrsquoaimer moi-mecircme avec plus de soinCrsquoest qursquoil faut bien conceacuteder quelque chose aux affections veacuteritableset parfois mecircme si les circonstances nous poussent en sens contraireil faut rappeler la vie mecircme si cela est peacutenible il faut arrecircter avec sesdents lrsquoacircme precircte agrave srsquoenvoler1 puisque la regravegle de vie pour les gensde bien ce nrsquoest pas vivre aussi longtemps qursquoil leur plaicirct mais aussilongtemps qursquoils le doivent Celui qui nrsquoa pas assez drsquoestime enverssa femme ou un ami pour vouloir prolonger sa vie et qui srsquoacharne agravemourir est trop faible et trop deacutelicat il faut que lrsquoacircme sache srsquoimpo-ser cela quand lrsquointeacuterecirct des nocirctres lrsquoexige Il faut parfois nous deacutevouerpour nos amis et quand nous voudrions mourir pour nous y renoncerpour eux

24 laquo Crsquoest une preuve de noblesse de cœur que de revenir versla vie en consideacuteration drsquoautrui comme lrsquoont montreacute plusieurs grandspersonnages Et crsquoest un trait de sagesse remarquable que de conserverla vieillesse (dont le plus grand avantage reacuteside dans une certaine non-chalance envers sa dureacutee avec un plus grand courage et un plus granddeacutedain envers la vie) si lrsquoon sent que cela peut ecirctre doux agreacuteable etprofitable agrave quelqursquoun que lrsquoon aime beaucoup On en reccediloit drsquoailleursune tregraves plaisante reacutecompense est-il rien de plus doux en effet quedrsquoecirctre si cher agrave sa femme que par eacutegard pour elle on en devienneplus cher agrave soi-mecircme Ainsi ma Paulina mrsquoa-t-elle communiqueacute nonseulement sa crainte mais a aussi susciteacute la mienne Il ne mrsquoa pas suffi

de consideacuterer avec quelle fermeteacute je pourrais mourir jrsquoai aussi consi-deacutereacute combien elle pourrait avoir de peine agrave supporter cela Je me suisdonc obligeacute agrave vivre et crsquoest quelquefois faire preuve de magnanimiteacuteque de vivre raquo Voilagrave ses propres mots excellents comme le fut saconduite

1laquo acircme raquo est ici le souffle vital aussi sens premier du mot latin laquo anima raquo Je conservela jolie expression de Montaigne en la deacuteveloppant un peu

Chapitre 36

Sur les hommes les pluseacuteminents

1 Si lrsquoon me demandait de faire un choix parmi tous les hommesqui sont venus agrave ma connaissance je crois qursquoil y en a trois que jemettrais au-dessus des autres Lrsquoun est Homegravere Non qursquoAristote ouVarron par exemple ne fussent peut-ecirctre aussi savants que lui il estmecircme possible que dans son art Virgile lui soit comparable Je laissejuges de cela ceux qui les connaissent tous les deux Moi qui nrsquoenconnais qursquoun je puis seulement dire que de mon point de vue je necrois pas que les Muses elles-mecircmes pourraient aller plus loin que leRomain

Il chante sur sa lyre les vers drsquoApollon Properce [80]II xxxiv 79Quand celui-ci touche de ses doigts sa lyre

2 Toutefois dans ce jugement il ne faudrait pas oublier quecrsquoest principalement drsquoHomegravere que Virgile tire son savoir-faire quecrsquoest son guide et son maicirctre drsquoeacutecole Et qursquoun seul eacuteleacutement de lrsquoIliadea suffi pour donner corps et substance agrave cette grande et divine EacuteneacuteideMais ce nrsquoest pas tout jrsquoajoute agrave ses meacuterites plusieurs autres particu-lariteacutes qui me rendent ce personnage admirable et le placent presqueau-dessus de la condition humaine Et en veacuteriteacute je me suis souventeacutetonneacute que lui qui a creacuteeacute plusieurs deacuteiteacutes et les a fait accepter de par lemonde rien que par son autoriteacute nrsquoait pas lui-mecircme eacuteteacute placeacute parmiles dieux

502 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

3 Eacutetant aveugle et pauvre ayant veacutecu avant que les sciencesfussent constitueacutees agrave partir drsquoobservations sucircres et doteacutees de regravegles illes a pourtant si bien connues que tous ceux qui se sont mis en devoirdepuis de fonder des socieacuteteacutes de conduire des guerres et drsquoeacutecrire soitsur la religion soit sur la philosophie se sont servis de lui comme drsquounmaicirctre absolu de la connaissance universelle et ont traiteacute ses livrescomme une peacutepiniegravere pour toutes sortes de savoirs Il nous enseignemieux que Chrysippe et Crantor

Ce qui est bien ou honteux utile ou nonHorace [34] III 3

Ou comme le dit cet autre

Dans ses livres comme agrave une source ineacutepuisableOvide [66] III9 v 25 Les legravevres des poegravetes boivent les eaux du mont Pieacuterus

Et cet autre encore

Ajoutez-y les compagnons des Muses parmi lesquels HomegravereLucregravece [46]III 1050 Lrsquoincomparable srsquoest eacuteleveacute jusqursquoaux astres

Cet autre enfin

Source abondante ougrave la posteacuteriteacuteManilius [49]II 8 A puiseacute ses chants

Sans craindre de diviser en mille ruisseletsCette richesse drsquoun seul homme

4 Crsquoest contre lrsquoordre de la Nature qursquoil a produit la plus belleœuvre qui puisse ecirctre car agrave la naissance les choses sont drsquoordinaire im-parfaites elles se deacuteveloppent et se fortifient en srsquoaccroissant Crsquoestlui qui a rendu mucircrs parfaits et accomplis degraves leur naissance la poeacutesieet plusieurs autres arts Crsquoest la raison pour laquelle on peut lrsquoappelerle premier et le dernier des poegravetes suivant le beau teacutemoignage quelrsquoAntiquiteacute nous a laisseacute de lui nrsquoayant eu personne agrave imiter per-sonne nrsquoa jamais pu lrsquoimiter Ses mots selon Aristote sont les seulsqui soient agrave la fois mouvement et action ce sont les seuls qui aientveacuteritablement de la substance

5 Alexandre le Grand ayant trouveacute dans les objets ayant appar-tenu agrave Darius un coffret preacutecieux ordonna qursquoon le lui reacuteservacirct poury loger son Homegravere disant que crsquoeacutetait le meilleur conseiller et le plus

Chapitre 36 ndash Sur les hommes les plus eacuteminents 503

digne de foi pour ses affaires militaires Crsquoest pour la mecircme raisonque Cleacuteomegravene1 fils drsquoAlexandridas dit que crsquoeacutetait le poegravete des Laceacute-deacutemoniens parce que tregraves bon maicirctre dans lrsquoart militaire Cette reacutepu-tation exceptionnelle et unique lui est resteacutee jusque dans le jugementde Plutarque disant que crsquoest le seul auteur au monde dont on nrsquoestjamais rassasieacute ni deacutegoucircteacute toujours diffeacuterent aux yeux de ses lecteurset se renouvelant sans cesse et faisant toujours preuve de nouveaux at-traits Ce fantasque drsquoAlcibiade ayant demandeacute agrave quelqursquoun de lettreacuteun livre drsquoHomegravere le souffleta parce qursquoil nrsquoen avait point ndash commequelqursquoun qui deacutecouvrirait qursquoun de nos precirctres nrsquoa pas de breacuteviaireXeacutenophane2 se plaignait un jour agrave Hieacuteron tyran de Syracuse de ceqursquoil eacutetait si pauvre qursquoil nrsquoavait pas de quoi nourrir deux serviteurslaquo Eh quoi lui reacutepondit-il Homegravere qui eacutetait beaucoup plus pauvre quetoi en nourrit plus de dix mille tout mort qursquoil est raquo Nrsquoeacutetait-ce pasaussi ce que voulait dire Panaeligtius3 quand il appelait Platon laquo lrsquoHo-megravere des philosophes raquo

6 Cela dit quelle gloire peut se comparer agrave la sienne Il nrsquoestrien qui soit demeureacute aussi vivant dans la bouche des hommes que sonnom et celui de ses ouvrages rien drsquoaussi connu et drsquoaussi courantque Troie Heacutelegravene et ses guerres ndash qui nrsquoont peut-ecirctre jamais eu lieu Nous donnons encore agrave nos enfants des noms qursquoil a forgeacutes il y a plusde trois mille ans Qui ne connaicirct en effet Hector et Achille Ce nesont pas seulement certaines familles en particulier mais la plupart despeuples qui se cherchent des origines dans ce qursquoil a imagineacute4 Ma-homet deuxiegraveme du nom empereur des Turcs eacutecrivait agrave notre PapePie II laquo Je mrsquoeacutetonne de voir comment les Italiens se dressent contremoi attendu que nous avons chez les Troyens une origine communeet que jrsquoai comme eux lrsquointention de venger le sang drsquoHector sur lesGrecs qursquoils essaient pourtant de favoriser contre moi raquo Nrsquoest-ce pasune noble comeacutedie dans laquelle les rois les Eacutetats et les empereursjouent toujours leurs rocircles depuis tant de siegravecles et agrave laquelle lrsquouni-vers entier sert de theacuteacirctre Le lieu de sa naissance donna matiegravere agrave

1Cleacuteomegravene Ier qui a veacutecu entre -519 et -5402Xeacutenophane de Colophon (Asie Mineure) philosophe grec de lrsquoeacutecole drsquoEacuteleacutee qui

veacutecut au -VIe s laquo Il deacutenonccedila surtout le caractegravere anthropomorphique et immoral de larepreacutesentation des dieux chez Homegravere et Heacutesiode raquo (drsquoapregraves le dict Petit Robert desnoms propres)

3Philosophe stoiumlcien qui veacutecut agrave Athegravenes vers 180-110 av J-C4Outre le poegraveme de Virgile lrsquoEacuteneacuteide qui eacutetablit une origine troyenne pour Rome

on peut citer la Franciade de Ronsard qui fait drsquoun soi-disant Francus fils drsquoHectorlrsquoancecirctre des Franccedilais

504 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

discussion entre sept villes grecques tant son obscuriteacute mecircme lui va-lut drsquohonneur Smyrne Rhodes Colophon Salamine Chios ArgosAthegravenes

7 Le second personnage est pour moi Alexandre le Grand Eneffet lrsquoacircge auquel il commenccedila ses conquecirctes le peu de moyens aveclequel il reacutealisa un projet aussi ambitieux que le sien lrsquoautoriteacute qursquoilacquit degraves son enfance aupregraves des chefs qui le suivirent les plus grandset les plus aguerris du monde la chance extraordinaire dont le destinle gratifia et favorisa ses projets fort risqueacutes et que je pourrais mecircmequalifier de teacutemeacuteraires

Renversant tout ce qui est obstacle agrave son ambitionLucain [45] I149 Et heureux de se faire un chemin dans les ruines

Avoir agrave lrsquoacircge de trente trois ans traverseacute victorieux toute la terrehabitable et en une demi-vie avoir atteint tout ce que peut la naturehumaine tout cela fait une grandeur telle qursquoon ne peut envisagerce qursquoeucirct eacuteteacute sa dureacutee leacutegitime et les progregraves continuels de sa vertucomme de son heureux destin jusqursquoagrave un terme normal sans ima-giner quelque chose de veacuteritablement surhumain Il a fait naicirctre deses soldats tant de branches royales laissant apregraves sa mort le mondeen partage agrave quatre successeurs simples chefs de son armeacutee dont lesdescendants se sont maintenus si longtemps en conservant leurs pos-sessions Il y avait en lui tant de vertus excellentes justice tempeacute-rance geacuteneacuterositeacute respect de la parole donneacutee amour envers les sienshumaniteacute envers les vaincus que son caractegravere ne semble en veacuteriteacuteavoir meacuteriteacute aucun reproche ndash seulement certains de ses actes en par-ticulier rares et extraordinaires Mais il est impossible de conduire desi grandes entreprises en respectant les regravegles de la justice des genscomme lui doivent ecirctre jugeacutes sur lrsquoensemble et lrsquoobjectif ultime deleurs actions La ruine de Thegravebes1 le meurtre de Meacutenandre2 et du meacute-decin drsquoEphestion de tant de prisonniers perses drsquoun seul coup drsquounetroupe de soldats indiens (et malgreacute la parole donneacutee) des Cosseacuteiensjusqursquoaux petits enfants voilagrave des actes difficiles agrave excuser

8 En ce qui concerne Clytus3 sa faute fut expieacutee au-delagrave deson importance et cet acte teacutemoigne aussi bien que tout autre de

1Alexandre ravagea Thegravebes en 335 mais eacutepargna Athegravenes2Il ne srsquoagit pas ici du poegravete du mecircme nom Ces meurtres sont relateacutes par Quinte-

Curce [83] I 173Compagnon drsquoAlexandre il avait oseacute critiquer celui-ci en faisant lrsquoeacuteloge de son

pegravere Alexandre qui eacutetait ivre le tua et le regretta amegraverement par la suite

Chapitre 36 ndash Sur les hommes les plus eacuteminents 505

ce que la complexion naturelle drsquoAlexandre eacutetait entiegraverement tourneacuteevers la bonteacute On a judicieusement dit de lui qursquoil tenait de la Natureses vertus et de sa destineacutee ses deacutefauts Quant au fait qursquoil eacutetait unpeu vantard qursquoil ne supportait guegravere drsquoentendre parler de lui en malet au fait qursquoil fit jeter eacutetant dans les Indes ses mangeoires ses armeset ses mors ndash tout cela me semble pouvoir ecirctre rapporteacute agrave son acircge etagrave lrsquoeacutetonnante reacuteussite de son destin Que lrsquoon considegravere aussi drsquoautrepart ses tregraves nombreuses vertus militaires son seacuterieux sa preacutevoyanceson endurance sa discipline sa subtiliteacute sa magnanimiteacute sa reacutesolu-tion sa reacuteussite dans tout cela mecircme si lrsquoautoriteacute drsquoAnnibal ne nouslrsquoavait appris il a eacuteteacute le premier entre les hommes Et que dire des raresbeauteacutes et qualiteacutes de sa personne qui allaient jusqursquoau miracle1 ceport de tecircte ce maintien veacuteneacuterable dans un visage aussi jeune au teintvermeil et eacuteclatant

Ainsi ruisselant des eaux de lrsquoOceacutean Lucifer Virgile [112]VIII 589-591Que Veacutenus cheacuterit entre tous montre sa face

Et dissipe les teacutenegravebres de la nuit

9 Ajoutons encore lrsquoexcellence de son savoir et de ses capaci-teacutes la dureacutee et la grandeur de sa gloire pure nette exempte de deacutefautset de haine et le fait que longtemps encore apregraves sa mort ce fut unecroyance religieuse de penser que les meacutedailles agrave son effigie portaientbonheur agrave ceux qui les arboraient qursquoil y a plus de rois et de princesqui ont raconteacute ses exploits que drsquohistoriens qui ont raconteacute les ex-ploits de tout autre roi ou prince que ce soit qursquoagrave preacutesent encoreles Mahomeacutetans qui meacuteprisent toutes les autres histoires acceptentla sienne et lrsquohonorent par un privilegravege speacutecial Si lrsquoon rassemble toutcela il faut bien admettre que jrsquoai eu raison de le preacutefeacuterer agrave Ceacutesar lui-mecircme qui est le seul pour lequel jrsquoai pu un instant heacutesiter dans monchoix Il est indeacuteniable qursquoil y a une plus grande part personnelle dansles exploits de Ceacutesar et une plus grande intervention du sort dans ceuxdrsquoAlexandre Ils ont fait plusieurs choses qui se valent et peut-ecirctrequelques-unes des plus grandes pour Ceacutesar Ce furent deux torrentsqui ravagegraverent le monde ccedilagrave et lagrave

Comme de toutes parts le feu prend dans un bois Virgile [112]XII vv521-525

Une aride forecirct ougrave le laurier creacutepite Comme deacutevalent eacutecumants et grondants

1Le texte de 1580 comportait ici laquo car on tient entre autres choses que sa sueurproduisoit une tres douce et souefve odeur raquo Cette laquo preacutecision raquo a disparu ensuite

506 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Des torrents vers la plaine et qui sur leur passageSrsquoen vont tout deacutevastant

Mais si lrsquoambition de Ceacutesar avait en soi plus de modeacuteration ellenrsquoen a pas moins causeacute tant de malheurs degraves lors qursquoelle a viseacute agrave laruine de son propre pays et causeacute tant de deacutesastres dans le mondeque tout bien peseacute je ne peux faire autrement que de pencher du cocircteacutedrsquoAlexandre

10 Le troisiegraveme personnage et le plus eacuteminent de tous agrave monavis crsquoest Epaminondas Il est loin drsquoavoir connu autant la gloire queles autres ndash mais la gloire nrsquoest pas ici un eacuteleacutement deacuteterminant De lareacutesolution et de la vaillance non celles que lrsquoambition aiguise maiscelles que la sagesse et la raison peuvent enraciner dans une acircme bienfaite il en avait autant qursquoon peut lrsquoimaginer Il a donneacute agrave mon avisautant de preuves de sa valeur qursquoAlexandre lui-mecircme ou mecircme queCeacutesar Si ses exploits guerriers nrsquoont eacuteteacute ni aussi nombreux ni aussi re-marqueacutes ils ne laissent pourtant pas agrave bien les consideacuterer dans toutesleurs circonstances drsquoecirctre aussi importants et deacutecisifs et teacutemoignentdrsquoautant de hardiesse et de science militaire Les Grecs lui ont faitcet honneur indiscutable de le nommer laquo le premier drsquoentre eux raquo etecirctre le laquo premier des Grecs raquo nrsquoest-ce pas aussi ecirctre laquo le premier dumonde raquo Quant agrave son savoir et agrave ses capaciteacutes on peut encore au-jourdrsquohui citer ce jugement ancien disant que laquo jamais homme ne sutautant et parla si peu de lui raquo Il faisait en effet partie de lrsquoeacutecole1 Py-thagoricienne et nul ne parla jamais mieux que lui en public crsquoeacutetaitun excellent orateur tregraves convaincant

11 En ce qui concerne son caractegravere et sa morale il a surpasseacutede tregraves loin tous ceux qui se sont jamais mecircleacutes des affaires publiquesCar en ce domaine qui doit ecirctre celui que lrsquoon considegravere avant tout quiseul indique vraiment ce que nous sommes et auquel je donne autantdrsquoimportance qursquoagrave tous les autres pris ensemble il ne le cegravede agrave aucunphilosophe et mecircme pas agrave Socrate Chez cet homme-lagrave lrsquohonnecircteteacuteest une qualiteacute personnelle dominante uniforme et incorruptible etpar rapport agrave elle chez Alexandre elle semble infeacuterieure incertainevariable faible et fortuite

12 Dans lrsquoAntiquiteacute on a consideacutereacute qursquoen examinant par le menutous les autres grands capitaines on trouvait en chacun quelque qua-liteacute particuliegravere qui lrsquoavait rendu illustre Mais en celui-ci seulement

1Le mot laquo secte raquo a pris aujourdrsquohui un sens tellement peacutejoratif qursquoil vaut mieuxlrsquoeacuteviter ici

Chapitre 36 ndash Sur les hommes les plus eacuteminents 507

on trouve une vertu pleine et entiegravere et constante qui ne laisse rienagrave deacutesirer dans tous les aspects de la vie humaine publique ou pri-veacutee en temps de paix comme en temps de guerre qursquoil srsquoagisse devivre ou de mourir glorieusement Je ne connais aucun caractegravere nidestin drsquohomme que je regarde avec autant de respect et drsquoaffectionIl est bien vrai que son obstination agrave demeurer pauvre je la trouve enquelque faccedilon excessive telle qursquoelle est deacutepeinte par ses meilleursamis Et que cette faccedilon de se comporter pourtant noble et tout agrave faitdigne drsquoadmiration je la trouve un peu difficile agrave suivre pour moi etmecircme simplement agrave envisager sous la forme qursquoelle avait prise chezlui

13 Seul Scipion Emilien si on lui attribuait une fin aussi fiegravereet admirable et une connaissance des sciences aussi profonde et uni-verselle pourrait faire jeu eacutegal avec lui Ocirc quelle deacuteception mrsquoa causeacuteele temps en nous enlevant1 justement et parmi les premiegraveres ces deuxvies les plus nobles qursquoil y eucirct dans lrsquoœuvre de Plutarque celles deces deux personnages qui de lrsquoavis de tous furent lrsquoun le premier desGrecs lrsquoautre des Romains Quelle matiegravere et quel ouvrier

14 Srsquoagissant drsquoun homme qui ne fut pas un saint mais laquo galanthomme raquo comme on dit aux mœurs policeacutees et conformes agrave la nor-male drsquoun rang social moyen celui qui eut que je sache la vie la plusriche qui se puisse vivre entre les vivants et rehausseacutee par de riches etenviables qualiteacutes tout bien consideacutereacute crsquoest pour moi Alcibiade Maisagrave propos drsquoEpaminondas et comme exemple drsquoune extrecircme qualiteacute jeveux ajouter ici quelques-unes de ses faccedilons de penser

15 Le bonheur le plus doux qursquoil eut en toute sa vie il a deacuteclareacuteque crsquoeacutetait le plaisir qursquoil avait donneacute agrave son pegravere et agrave sa megravere par savictoire de Leuctres2 Crsquoest leur faire beaucoup drsquohonneur que de preacute-feacuterer leur plaisir au sien si justifieacute et si complet apregraves une action aussiglorieuse

16 Il estimait qursquoil nrsquoeacutetait pas possible mecircme pour redonnerla liberteacute agrave son pays de tuer un homme sans mecircme savoir srsquoil avaiteu une quelconque responsabiliteacute dans cette affaire Crsquoest pourquoi ilfut si reacuteserveacute agrave lrsquoeacutegard de lrsquoentreprise de Peacutelopidas et de son compa-gnon pour deacutelivrer Thegravebes Il consideacuterait aussi que dans une batailleil fallait eacuteviter de srsquoattaquer agrave un ami qui fucirct du parti contraire maislrsquoeacutepargner

1Ces deux laquo vies raquo de Plutarque sont en effet perdues2Victoire remporteacutee en Beacuteotie en 371 contre les Spartiates

508 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

17 Son humaniteacute agrave lrsquoeacutegard des ennemis eux-mecircmes le renditsuspect aux Beacuteotiens par exemple apregraves avoir admirablement forceacuteles Laceacutedeacutemoniens agrave lui ouvrir le passage qursquoils avaient tenteacute de conser-ver agrave lrsquoentreacutee de la Moreacutee pregraves de Corinthe il srsquoeacutetait contenteacute de leurpasser sur le ventre sans chercher agrave les poursuivre agrave outrance et futpour cela deacutemis de ses fonctions de geacuteneacuteral en chef Ce fut tout agraveson honneur et une honte pour les Beacuteotiens drsquoavoir agrave le reacuteinteacutegrer en-suite dans ses fonctions et de reconnaicirctre agrave quel point leur gloire etleur salut deacutependaient de lui La victoire le suivait partout comme sonombre la prospeacuteriteacute de son pays mourut avec lui1 comme elle eacutetaitneacutee de lui

1Les mots laquo luy mort raquo ont eacuteteacute ajouteacutes agrave la main sur lrsquoexemplaire de 1595 de la BNF

Chapitre 37

Sur la ressemblance desenfants avec leurs pegraveres

1 Cet assemblage de tant de divers morceaux se fait ainsi je nrsquoymets la main que lorsqursquoune trop molle oisiveteacute mrsquoy amegravene et ja-mais en dehors de chez moi Il a donc eacuteteacute composeacute avec des pauses etdes intervalles divers puisque les circonstances me retiennent ailleursparfois pendant plusieurs mois Au demeurant je ne corrige pas mespremiegraveres ideacutees par les secondes si ce nrsquoest peut-ecirctre pour quelquesmots mais crsquoest pour diversifier et non pour ocircter Je veux repreacutesenterlrsquoeacutevolution de mon caractegravere et que lrsquoon puisse voir chaque morceaucomme agrave sa naissance Si jrsquoavais commenceacute plus tocirct jrsquoaurais pris plai-sir agrave observer la faccedilon dont se sont opeacutereacutes mes changements Un valetqui me servait agrave les eacutecrire sous ma dicteacutee pensa amasser un joli butinen mrsquoen deacuterobant plusieurs morceaux choisis agrave sa guise Je me consoleen me disant qursquoil nrsquoen tirera pas plus de profit que je nrsquoen subirai deperte

2 Jrsquoai vieilli de sept ou huit ans depuis que jrsquoai commenceacute Celane srsquoest pas fait sans que jrsquoy gagne quelque chose jrsquoai fait connais-sance avec les laquo coliques2 raquo agrave la faveur des ans dont le commerceet la longue freacutequentation ne se passent guegravere sans produire quelquesfruits de ce genre Jrsquoaurais bien aimeacute que parmi les multiples preacutesentsdont ils gratifient ceux qui les hantent longtemps ils en aient choisi

2Aujourdrsquohui on parle de laquo coliques neacutephreacutetiques raquo que Montaigne deacutesigne ailleurspar laquo maladie de la pierre raquo (calculs reacutenaux)

510 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

un qui mrsquoeucirct eacuteteacute plus facile agrave accepter car ils nrsquoauraient pas pu mrsquoenfaire un dont jrsquoeusse plus horreur degraves mon enfance parmi tous lesfacirccheux eacuteveacutenements de la vieillesse crsquoeacutetait preacuteciseacutement celui que jecraignais le plus Jrsquoavais penseacute bien souvent par-devers moi que jrsquoal-lais trop loin et qursquoagrave faire un si long chemin je ne pouvais manquerde faire agrave la fin quelque mauvaise rencontre Je sentais fort bien et deacute-clarais volontiers qursquoil eacutetait temps de partir qursquoil fallait trancher la vielaquo dans le vif et le sain raquo1 selon la regravegle des chirurgiens quand ils ontagrave couper quelque membre que Nature avait lrsquohabitude de faire payerdes inteacuterecircts usuraires agrave celui qui ne la rendait agrave temps [Mais crsquoeacutetaientlagrave de vaines deacuteclarations]2

3 Jrsquoeacutetais tellement peu precirct agrave partir que cela fait dix-huit moisou environ que je suis dans ce miseacuterable eacutetat et jrsquoai deacutejagrave appris agrave mrsquoenaccommoder Je commence deacutejagrave agrave mrsquoarranger avec cet eacutetat coliqueux jrsquoy trouve de quoi me consoler et de quoi espeacuterer les hommes sontsi attacheacutes agrave leur miseacuterable existence qursquoil nrsquoest pas drsquoeacutetat si peacuteniblesoit-il qursquoils nrsquoacceptent pour la conserver Eacutecoutez ce que dit Meacute-cegravene

Qursquoon me rende manchotGoutteux cul-de-jatteQursquoon mrsquoarrache mes derniers chicotsPourvu que je vive ndash crsquoest bien 3

Tamerlan lui cachant par une sotte laquo humaniteacute raquo la cruauteacute terribleqursquoil exerccedilait contre les leacutepreux faisait mettre agrave mort tous ceux quivenaient agrave sa connaissance pour ndash disait-il ndash les deacutelivrer de la viequi leur eacutetait si peacutenible Il nrsquoy avait pourtant personne parmi eux quinrsquoeucirct preacutefeacutereacute ecirctre trois fois leacutepreux plutocirct que de nrsquoecirctre pas du toutAntisthegravene le Stoiumlcien tregraves malade srsquoeacutecriait laquo Qui me deacutelivrera deces maux raquo Et comme Diogegravene qui eacutetait venu le voir lui preacutesentaitun couteau disant laquo celui-ci tout de suite si tu le veux raquo lrsquoautrereacutepondit laquo Je ne parle pas de la vie mais de mes maux raquo

4 Les souffrances qui atteignent seulement notre acircme mrsquoaf-fligent beaucoup moins qursquoelles ne le font pour la plupart des autres

1Montaigne eacutecrit laquo dans le sein raquo A Lanly [58] conserve le mot de mecircme que DM Frame [28] qui eacutecrit laquo in the breast raquo Crsquoest agrave mon avis une erreur En 1685-86Charles Cotton traduisait plus justement laquo in the sound and living part raquo

2Cette phrase a disparu dans le texte de 15953Vers qui nous sont parvenus gracircce agrave Seacutenegraveque ([96] CI) Meacutecegravene eacutetait le ministre de

lrsquoempereur Auguste connu pour aider les artistes et notamment les poegravetes

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 511

hommes Cela est ducirc en partie au jugement que je porte sur elles carles gens considegraverent que beaucoup de choses sont horribles et qursquoondoit les eacuteviter mecircme au prix de sa vie alors qursquoelles me sont agrave peupregraves indiffeacuterentes Mais cela est ducirc aussi agrave ma faccedilon drsquoecirctre un peu in-diffeacuterente et insensible envers les malheurs qui ne me concernent pasdirectement ndash faccedilon drsquoecirctre que je considegravere comme lrsquoun des meilleurseacuteleacutements de ma nature Mais les souffrances veacuteritablement reacuteelles etcorporelles je les ressens vivement Et pourtant comme je les avaispreacutevues autrefois avec la vision faible deacutelicate et adoucie par la jouis-sance de cette longue et bonne santeacute de la tranquilliteacute que Dieu mrsquoaaccordeacutee pendant la majeure partie de ma vie je les avais conccedilues enimagination si insupportables qursquoen veacuteriteacute jrsquoen avais plus peur qursquoellene mrsquoont causeacute de mal Et cela ne fait que renforcer ma croyance dansle fait que les faculteacutes de notre acircme de la faccedilon dont nous les em-ployons troublent plus le repos de notre vie qursquoelles ne le servent

5 Je suis aux prises avec la pire de toutes les maladies la plus La ldquogravellerdquosoudaine la plus douloureuse et la plus incurable1 Jrsquoen ai deacutejagrave subicinq ou six accegraves bien longs et bien peacutenibles mais toutefois ou je meflatte ou il y a encore en cet eacutetat moyen de reacutesister pour qui a lrsquoacircmedeacutechargeacutee de la crainte de la mort et deacutechargeacutee des mises en gardepreacutedictions et conclusions dont la meacutedecine nous rebat les oreilles Lareacutealiteacute de la douleur elle-mecircme nrsquoest pas aussi aigueuml aussi terrible eteacuteprouvante qursquoun homme de sens rassis doive en sombrer dans la rageet le deacutesespoir Jrsquoai au moins tireacute ce profit de mes laquo coliques raquo qursquoellesferont parfaitement ce que je nrsquoavais pas pu faire de moi-mecircme mereacuteconcilier tout agrave fait avec la mort et mrsquoentendre avec elle Car pluselles mrsquoattaqueront et mrsquoimportuneront moins la mort sera agrave craindrepour moi Jrsquoavais deacutejagrave gagneacute cela ne tenir agrave la vie que parce que jrsquoeacutetaisen vie Elles deacuteferont mecircme cette bonne entente et Dieu veuille qursquoagravela fin si leur violence en vient agrave triompher de mes forces elles neme poussent agrave cette autre extreacutemiteacute non moins mauvaise drsquoaimer etdeacutesirer mourir

Ne crains ni ne souhaite ton dernier jour Martial [50]XLVII 13

Ce sont deux passions agrave craindre mais lrsquoune tient son remegravede bienmieux precirct que lrsquoautre

6 Au demeurant jrsquoai toujours trouveacute bien preacutetentieux ce preacute-cepte qui impose si rigoureusement et strictement de faire bonne conte-

1laquo irreacutemeacutediable raquo est le mot employeacute par Montaigne mais nous ne le comprenonsplus aujourdrsquohui dans ce sens premier de laquo sans remegravede raquo

512 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

nance face agrave la maladie et de la supporter avec une attitude deacutedai-gneuse et calme Pourquoi la philosophie qui ne srsquooccupe que de lasubstance reacuteelle des choses perdrait-elle son temps avec ces appa-rences exteacuterieures1 Qursquoelle laisse ce soin aux acteurs et aux maicirctresde rheacutetorique qui font si grand cas de nos gestes Qursquoelle ose per-mettre au mal cette lacirccheteacute de la voix si elle ne vient ni du cœurni des entrailles et qursquoelle attribue ces plaintes volontaires au genredes soupirs sanglots palpitations et pacircleurs que la Nature tient horsde notre porteacutee Pourvu que le cœur soit sans effroi les paroles sansdeacutesespoir qursquoelle soit contente Qursquoimporte que nous nous tordionsles bras pourvu que nous ne tordions pas nos penseacutees La philosophienous forme pour nous-mecircmes non pour les autres pour ecirctre et nonpour paraicirctre Qursquoelle se borne agrave gouverner notre intelligence qursquoellesrsquoest mise en devoir drsquoinstruire Devant les attaques de la laquo colique raquoqursquoelle fasse en sorte que lrsquoacircme puisse neacuteanmoins se reconnaicirctre elle-mecircme et poursuivre sa marche habituelle en combattant la douleuret en soutenant ses assauts et non en se prosternant lacircchement agrave sespieds qursquoelle soit exciteacutee et eacutechauffeacutee par le combat et non abattueet renverseacutee capable de srsquoentretenir avec quelqursquoun et de vaquer agravedrsquoautres occupations ndash dans une certaine mesure

7 Dans des circonstances aussi difficiles il est cruel de nous de-mander de prendre une attitude aussi affecteacutee Si nous sommes maicirctresdu jeu peu importe que nous ayons mauvaise mine Si le corps se sou-lage en se plaignant qursquoil le fasse Si lrsquoagitation lui convient qursquoilse tourne et retourne et se deacutemegravene comme il lui plaicirct srsquoil lui sembleque le mal srsquoeacutevapore quelque peu (comme certains meacutedecins disentque cela aide agrave la deacutelivrance des femmes enceintes) en poussant lescris les plus violents ou si cela trompe un peu sa souffrance qursquoilcrie donc Nrsquoordonnons pas agrave cette voix de se faire entendre maispermettons-lui de le faire Eacutepicure ne permet pas seulement agrave son sagede crier dans ses souffrances il le lui conseille laquo Les lutteurs eux-mecircmes en frappant leurs adversaires et en agitant le ceste2 geacutemissentparce que lrsquoeffort de la voix raidit tout leur corps et que leur coup est

1Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo figurait ici un long passage contenant desvers en italien de lrsquoOrlando Furioso de lrsquoArioste Ce texte a eacuteteacute barreacute et remplaceacuteagrave la main par la version reprise dans lrsquoeacutedition de 1595 et dont je donne la traduc-tion Les curieux peuvent voir la page de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo agrave lrsquoadresse http artfluchicagoeduimagesmontaigne0336vjpg (le passage en question est en basde lrsquoimage)

2laquo Courroie garnie de plomb dont les athlegravetes de lrsquoAntiquiteacute srsquoentouraient les mainspour le pugilat raquo (Dict Petit Robert)

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 513

plus violent raquo Nous sommes assez tortureacutes par le mal sans nous tortu-rer avec ces regravegles superflues Je dis cela pour excuser ceux que lrsquoonvoit drsquohabitude srsquoagiter furieusement sous les chocs et les assauts decette maladie car pour moi je lrsquoai supporteacutee jusqursquoici avec une conte-nance un peu meilleure je me contente de geacutemir sans brailler 1 Cenrsquoest pas que je me mette en peine pour maintenir une apparence deacute-cente car cela mrsquoimporte peu Jrsquoaccorde au mal tout ce qursquoil veut mais ou bien mes douleurs ne sont pas si insupportables ou bien jeles supporte avec plus de fermeteacute que le commun des mortels Je meplains je me deacutesole quand les douleurs aigueumls me traversent mais jenrsquoen arrive pas au deacutesespoir comme celui-lagrave

Des cris des geacutemissements des lamentations Attius inCiceacuteron [20] II23

Qui retentissent avec un son plaintif

8 Au plus fort du mal je mrsquoeacuteprouve et jrsquoai toujours trouveacute quejrsquoeacutetais capable de parler de penser de reacutepondre aussi sainement qursquoagravedrsquoautres moments mais pas de faccedilon aussi constante car la douleurme trouble et me perturbe Quand on me croit le plus abattu et queceux qui mrsquoentourent me meacutenagent jrsquoessaie souvent mes forces etles entreprends moi-mecircme sur les sujets les plus eacuteloigneacutes de mon eacutetatJe parviens agrave tout par un brusque effort mais agrave condition que cela nedure pas Oh Que nrsquoai-je la faculteacute de faire comme ce recircveur de Ci-ceacuteron qui recircvant qursquoil couchait avec une fille srsquoaperccedilut qursquoil srsquoeacutetaitdeacutebarrasseacute de sa laquo pierre raquo dans les draps Les miennes au contrairemrsquoeacuteloignent singuliegraverement des filles Dans les intervalles de ces dou-leurs excessives quand mes uretegraveres se calment et cessent de me ron-ger je retrouve soudain mon eacutetat ordinaire2 du fait que mon acircme nrsquoestmise en eacutemoi que par des avertissements sensibles et venant du corpsce que je dois certainement au soin que jrsquoai mis agrave me preacuteparer par desreacuteflexions agrave de semblables accidents

Plus de peines nouvelles et inattendues Virgile [112]VI 103Pour moi qui ai maintenant tout preacutevu

Et reconnu drsquoavance en imagination

1La fin de cette phrase ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595 Cette laquo preacutecision raquo vadans le sens de lrsquoauthenticiteacute de cette eacutedition posthume pourquoi Marie de Gournayaurait-elle ajouteacute cela Je conserve laquo brailler raquo aujourdrsquohui un peu laquo populaire raquo

2Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on trouve ici une phrase barreacutee laquo Je devise jeris jrsquoestudie sans esmotion amp alteration raquo

514 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

9 Je suis tout de mecircme eacuteprouveacute un peu trop durement pour unapprenti et le changement a eacuteteacute bien soudain et bien rude drsquoune vietregraves calme et tregraves heureuse je suis tombeacute tout agrave coup dans la plusdouloureuse et la plus peacutenible que lrsquoon puisse imaginer Car outre quecrsquoest une maladie deacutejagrave grave en elle-mecircme elle a deacutebuteacute chez moidrsquoune faccedilon plus violente et plus difficile que drsquoordinaire Les crisesme prennent si souvent que je ne suis presque plus jamais en bonnesanteacute Je maintiens pourtant jusqursquoagrave preacutesent mon esprit dans un eacutetatdrsquoeacutequilibre tel que pourvu que je puisse y ajouter la constance je metrouve plutocirct dans des conditions de vie meilleures que mille autresqui nrsquoont ni fiegravevre ni autre maladie que celles qursquoils se donnent agrave eux-mecircmes du fait de leurs ratiocinations

10 Il y a une sorte drsquohumiliteacute subtile qui prend sa source dans lapreacutesomption et qui est celle-ci quand nous reconnaissons notre igno-rance en bien des choses et que nous sommes assez honnecirctes pouravouer qursquoil y a dans les œuvres de la nature des qualiteacutes et des fa-ccedilons drsquoecirctre que nous ne pouvons percevoir dont notre savoir ne peutparvenir agrave deacutecouvrir les moyens et les causes il y a dans cette deacutecla-ration exacte et judicieuse lrsquoespoir drsquoobtenir qursquoon nous croira aussi agravepropos des choses que nous preacutetendons comprendre Agrave quoi bon allerchercher si loin des miracles et des difficulteacutes qui nous sont eacutetran-gegraveres Il me semble que parmi les choses que nous voyons tous lesjours il y en a de si eacutetranges et si incompreacutehensibles qursquoelles deacutepassentde loin toute lrsquoobscuriteacute des miracles

11 Quel prodige le fait que cette goutte de semence de la-Lrsquoheacutereacutediteacutequelle nous sommes neacutes comporte en elle lrsquoempreinte non seulementde la forme corporelle mais des faccedilons de penser et des tendancesde nos pegraveres Cette goutte drsquoeau ougrave loge-t-elle donc ce nombre in-fini de formes Et comment ces formes peuvent-elles transmettre desressemblances drsquoune faccedilon si arbitraire et si irreacuteguliegravere que crsquoest lrsquoar-riegravere petit-fils qui ressemblera agrave son bisaiumleul le neveu agrave lrsquooncle ARome les membres de la famille de Leacutepide naquirent avec le mecircmeœil recouvert de cartilage et non pas agrave la suite les uns des autres maisavec des intervalles Agrave Thegravebes il y avait une famille dont les membresportaient degraves le ventre de leur megravere une marque de la forme drsquoun ferde lance et celui qui ne preacutesentait pas ce signe eacutetait tenu pour illeacutegi-time1 Aristote dit que chez un certain peuple ougrave les femmes eacutetaient

1Cette histoire est prise dans Plutarque Pourquoy la justice divine differe [78]XIX La preacuteceacutedente dans Pline Histoire Naturelle [77] VII 12

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 515

en commun on attribuait les enfants agrave leurs pegraveres en fonction de leurressemblance

12 Il faut croire que je dois agrave mon pegravere cette preacutedisposition agrave lalaquo maladie de la pierre raquo car il mourut lui-mecircme extrecircmement eacuteprouveacutepar un gros calcul qursquoil avait dans la vessie Il ne prit conscience deson mal que dans sa soixante-septiegraveme anneacutee et avant cela nrsquoavait res-senti aucune menace ou signe avant-coureur ni aux reins ni au cocircteacute niailleurs Il avait veacutecu jusque-lagrave avec une heureuse santeacute bien peu sujetaux maladies et il surveacutecut encore sept ans atteint de ce mal traicircnantune fin de vie bien douloureuse Je suis neacute plus de vingt-cinq ans avantsa maladie au cours de la meilleure partie de sa vie son troisiegraveme en-fant Ougrave donc pouvait bien nicher pendant ce temps la preacutedisposition agravece trouble Et alors qursquoil eacutetait encore si eacuteloigneacute du mal qui lrsquoattendaitcomment ce tout petit morceau de sa substance dont il me fit pouvait-ilporter en lui une empreinte aussi forte Et comment pouvait-elle alorsecirctre si bien cacheacutee que crsquoest quarante-cinq ans plus tard seulement quejrsquoai commenceacute agrave en ressentir lrsquoeffet et le seul agrave ce jour entre tant defregraveres et de sœurs et tous de la mecircme megravere1 Celui qui mrsquoeacuteclairerasur la faccedilon dont se transmet cet heacuteritage je croirai ce qursquoil me dirade nrsquoimporte quel autre miracle pourvu que comme on le fait sou-vent on ne me fournisse une explication beaucoup plus fantastique etdifficile agrave admettre que la chose elle-mecircme

13 Que les meacutedecins me pardonnent un peu ma liberteacute crsquoest Lrsquoaversionpour la

meacutedecinede cette instillation due au destin que je tiens lrsquoaversion et le meacuteprisque jrsquoeacuteprouve agrave lrsquoeacutegard de leur science Mon antipathie envers leurart est due agrave mon heacutereacutediteacute Mon pegravere a veacutecu soixante-quatorze ansmon grand-pegravere soixante neuf mon arriegravere grand-pegravere pregraves de quatre-vingts sans avoir pris quelque meacutedicament que ce soit Pour eux toutce qui sortait de lrsquousage ordinaire passait pour une drogue La meacute-decine se forme par exemples et expeacuteriences ainsi en est-il de monopinion Et nrsquoest-ce pas lagrave une expeacuterience bien claire et bien convain-cante Je ne sais si les meacutedecins trouveront sur leurs registres troispersonnes neacutees eacuteleveacutees et mortes dans le mecircme foyer sous le mecircmetoit ayant veacutecu aussi longtemps tout en eacutetant soumis agrave leurs regravegles Ilsfaut bien qursquoils mrsquoaccordent cela si ce nrsquoest la raison crsquoest au moinsla chance qui est de mon cocircteacute Or chez les meacutedecins la chance a plusdrsquoimportance que la raison Et qursquoils ne me prennent pas maintenantcomme un exemple en leur faveur mal en point comme je suis ce se-

1Lrsquoeacutevocation de sa megravere est rarissime dans les laquo Essais raquo deux occurrences seule-ment

516 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

rait lagrave abuser de la situation En veacuteriteacute jrsquoai suffisamment pris lrsquoavantagesur eux avec mes exemples familiaux mecircme srsquoils srsquoarrecirctent avec moiLes choses humaines ne durent pas si longtemps et pourtant il y a deuxcents ans ndash il ne srsquoen faut que de dix-huit ndash que nous nous essayons devivre ainsi puisque le premier naquit en lrsquoan mille quatre cent deuxIl est donc bien normal que cette expeacuterience commence agrave tirer agrave safin Que les meacutedecins ne viennent donc pas me reprocher les maux quipour le moment me prennent agrave la gorge nrsquoest-ce pas suffisant de moncocircteacute drsquoavoir veacutecu en bonne santeacute durant quarante-sept ans Et quandce serait pour moi le bout du chemin il a eacuteteacute suffisamment long

14 Mes ancecirctres avaient la meacutedecine en aversion par quelquedisposition occulte et naturelle la seule vue des meacutedicaments fai-sait horreur agrave mon pegravere Le seigneur de Gaviac mon oncle paternelhomme drsquoeacuteglise maladif degraves sa naissance et qui malgreacute tout fit du-rer cette vie deacutebile jusqursquoagrave soixante sept ans fut pris un jour drsquounetregraves grave et violente fiegravevre continue les meacutedecins deacutecidegraverent qursquoondevait lui dire que srsquoil ne voulait pas srsquoaider lui-mecircme (ils nommentlaquo aide raquo ce qui est le plus souvent un empecircchement) ndash il allait mouriragrave coup sucircr Ce brave homme bien qursquoil fucirct effrayeacute par cette horriblesentence deacuteclara pourtant laquo Je suis donc mort raquo Mais sitocirct apregravesDieu rendit vaine cette preacutediction

15 Le dernier des quatre fregraveres sieur de Bussaguet et de bienloin le dernier fut le seul qui se soumit agrave lrsquoart meacutedical et il me sembleque ce fut agrave cause des rapports qursquoil entretenait avec les autres laquo arts raquopuisqursquoil eacutetait lui-mecircme conseiller agrave la cour du Parlement Cela luireacuteussit si mal que malgreacute une constitution apparemment plus forte ilmourut cependant bien longtemps avant les autres sauf un le sieur deSaint-Michel

16 Il est possible que jrsquoaie reccedilu de mes ancecirctres cette aversionnaturelle pour la meacutedecine mais srsquoil nrsquoy avait eu que cela je me seraisefforceacute de la vaincre Car toutes les tendances qui se font jour en noussans raison sont mauvaises crsquoest une sorte de maladie qursquoil faut com-battre et srsquoil est possible que jrsquoaie eu cette propension je ne lrsquoen aipas moins eacutetayeacutee et renforceacutee par les raisonnements qui ont installeacute enmoi lrsquoopinion que jrsquoen ai maintenant Car je deacuteteste aussi cette faccedilonqursquoont certains de refuser un meacutedicament agrave cause de son amertume etje serais plutocirct drsquohumeur agrave trouver que la santeacute meacuterite drsquoecirctre racheteacuteepar tous les cautegraveres et incisions les plus peacutenibles qui se puissent faireEt selon Eacutepicure il me semble que les plaisirs sont agrave eacuteviter srsquoil ap-

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 517

portent agrave leur suite des souffrances plus grandes ndash et que les douleurssont agrave rechercher si elles conduisent ensuite agrave des plaisirs plus grands

17 Crsquoest une chose preacutecieuse que la santeacute et la seule en veacuteriteacutequi meacuterite qursquoon emploie non seulement son temps sa sueur sa peineses biens mais sa vie elle-mecircme pour essayer de lrsquoatteindre drsquoautantque sans elle la vie nous devient peacutenible et insupportable Sans elle leplaisir la sagesse le savoir et la vertu se ternissent et srsquoeacutevanouissentet aux raisonnements les plus solides et les plus fermes par lesquelsla philosophie cherche agrave nous persuader du contraire nous nrsquoavonsqursquoagrave opposer lrsquoimage de Platon frappeacute drsquoeacutepilepsie ou drsquoapoplexie etle mettre au deacutefi dans ce cas drsquoappeler agrave son secours les riches faculteacutesde son acircme Toute voie qui peut nous mener agrave la santeacute pour moi nepeut ecirctre dite ni rude ni coucircteuse Mais jrsquoai quelques autres bonnesraisons de me deacutefier de tout cela Je ne dis pas qursquoon ne puisse en tirerquelque chose il est certain qursquoil y a dans la multitude des œuvresde la Nature des choses qui sont favorables agrave la conservation de notresanteacute cela est certain

18 Jrsquoentends bien qursquoil y a des plantes qui humidifient drsquoautresqui dessegravechent Je sais par expeacuterience que le raifort cause des ventsintestinaux et que les feuilles de seacuteneacute sont laxatives De la mecircme fa-ccedilon je sais encore plusieurs autres choses comme par exemple quele mouton me nourrit et que le vin mrsquoeacutechauffe Et Solon disait quela nourriture eacutetait comme les autres drogues un meacutedicament contrela maladie de la faim Je ne deacutesavoue pas lrsquousage que nous pouvonsfaire des choses que nous tirons de la nature je ne doute pas de sapuissance et de sa feacuteconditeacute ni du fait qursquoelle puisse convenir agrave nosbesoins Je vois bien par exemple que les brochets et les hirondellesen tirent profit Mais je me meacutefie des inventions de notre esprit denotre science et de notre savoir-faire crsquoest en faveur de tout cela quenous avons abandonneacute la nature et ses regravegles et nous ne savons nousy tenir ni avec modeacuteration ni dans certaines limites

19 Nous appelons laquo justice raquo le rafistolage que nous faisons despremiegraveres lois qui nous tombent sous la main leur mise en œuvre estsouvent inepte et mecircme inique et ceux qui srsquoen moquent et la blacircmentnrsquoentendent pas pour autant faire injure agrave cette noble vertu elle-mecircmemais seulement condamner lrsquoabus qui est fait de ce mot sacreacute sa pro-fanation Je fais de mecircme agrave lrsquoeacutegard de la meacutedecine jrsquohonore commeil se doit ce mot glorieux ce qursquoil propose ce qursquoil promet si utile augenre humain mais ce qursquoil nous montre reacuteellement de tout cela jene lrsquohonore ni ne lrsquoestime

518 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

20 Crsquoest lrsquoexpeacuterience qui me rend craintif car drsquoapregraves ce queje peux savoir je ne vois personne qui soit si tocirct malade et si tard gueacuterique celui qui est soumis agrave la juridiction de la meacutedecine Sa santeacute estalteacutereacutee et gacircteacutee du fait de la contrainte imposeacutee par les reacutegimes Lesmeacutedecins ne se contentent pas de reacutegner sur la maladie ils rendentmalade la santeacute elle-mecircme pour faire en sorte qursquoon ne puisse ab-solument pas eacutechapper agrave leur autoriteacute Dans une santeacute florissante etcontinue ne voient-il pas le signe drsquoune grande maladie future Jrsquoaieacuteteacute assez souvent malade et sans leur secours jrsquoai trouveacute mes mala-dies plus douces agrave supporter (et jrsquoen ai eacuteprouveacute de presque toutes lessortes ) et plus courtes que chez aucun autre Et du moins nrsquoy ai-jepas ajouteacute lrsquoamertume de leurs potions La santeacute chez moi est libreet entiegravere sans regravegles sans autre discipline que celle de mes habitudeset de mon plaisir Tout lieu pour moi est bon pour mrsquoy arrecircter car jenrsquoai besoin drsquoautre confort eacutetant malade que celui qursquoil me faut quandtout va bien Je ne suis pas inquiet de me trouver sans meacutedecin sansapothicaire et sans secours je vois que la plupart des autres en sontplus affligeacutes que de leur mal Eh quoi Les meacutedecins eux-mecircmes nousmontrent-ils dans leurs vies un bonheur et une longeacuteviteacute qui puissentnous donner quelque preuve eacutevidente de leur science

21 Il nrsquoy a point de peuple qui nrsquoait veacutecu plusieurs siegravecles sansmeacutedecine et crsquoeacutetaient les premiers siegravecles crsquoest-agrave-dire les meilleurs etles plus heureux Et il nrsquoy a pas encore aujourdrsquohui la dixiegraveme partiedu monde qui en fasse usage Quantiteacute de peuples ne la connaissentpas et lrsquoon y vit plus sainement et plus longtemps qursquoon ne le fait iciMecircme parmi nous les gens du peuple srsquoen passent bien Les Romainsavaient passeacute six cents ans avant de la recevoir mais apregraves en avoirfait lrsquoexpeacuterience ils la chassegraverent de leur ville par lrsquoentremise de Ca-ton le Censeur qui montra combien il eacutetait facile de srsquoen passer ayantlui-mecircme veacutecu quatre-vingt cinq ans et fait vivre sa femme jusqursquoagrave unacircge tregraves avanceacute non pas sans meacutedecine mais plutocirct sans meacutedecin cartoute chose qui se montre salubre pour notre existence peut ecirctre appe-leacutee laquo meacutedecine raquo Il entretenait la santeacute de sa famille dit Plutarque ilme semble par la consommation de liegravevre Comme les gens drsquoArca-die dit Pline gueacuterissent toutes les maladies avec du lait de vache etles Lybiens dit Heacuterodote jouissent communeacutement drsquoune rare santeacute dufait de cette coutume que voici quand leurs enfants ont atteint quatreans ils leur cauteacuterisent et brucirclent les veines de la tecircte et des tempesbarrant ainsi la route leur vie durant agrave toute fluxion de rhume Les vil-lageois de ce pays nrsquoemploient que du vin le plus fort qursquoils peuvent

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 519

mecircleacute agrave force safran et eacutepices en cas drsquoennui quelconque et tout celaavec le mecircme succegraves

22 Et agrave vrai dire de cette diversiteacute et confusion de prescriptionsquelle autre fin quel autre effet attend-on sinon de vider le ventre Ceque mille plantes meacutedicinales de chez nous peuvent faire aussi Et jene sais mecircme pas srsquoils ont raison de dire que notre corps nrsquoa pas besoinde conserver ses excreacutements peut-ecirctre jusqursquoagrave un certain point toutde mecircme comme le vin a besoin de sa lie pour se conserver On voitsouvent des gens en bonne santeacute pris de vomissements ou de diarrheacuteepour une cause accidentelle et inconnue et eacutevacuer alors une grandequantiteacute drsquoexcreacutements sans neacutecessiteacute ni sans utiliteacute pour la suite etmecircme au contraire avec une possible deacuteteacuterioration et aggravation deleur eacutetat Crsquoest du grand Platon1 que jrsquoai appris naguegravere que dansles trois sortes de mouvements dont nous sommes le siegravege le dernieret le pire est celui des purgations nul homme srsquoil est sain drsquoespritne doit en entreprendre qursquoen cas drsquoextrecircme neacutecessiteacute On reacuteveille etexcite la maladie en srsquoy opposant Il faut que ce soit la faccedilon de vivrequi doucement la fasse srsquoassoupir et lrsquoamegravene agrave sa fin Les violentesempoignades de la drogue et de la maladie se font toujours agrave notredeacutetriment puisque crsquoest en nous que se deacuteroule la querelle et que ladrogue nrsquoest pas un secours sur lequel on peut compter elle est de parsa nature mecircme lrsquoennemie de notre santeacute et elle ne peacutenegravetre en nousque par le biais de nos troubles

23 Laissons donc un peu les choses se faire lrsquoordre qui veillesur les puces et les taupes veille aussi sur les hommes qui font preuvede la mecircme patience pour se laisser mener que les puces et les taupesNous avons beau crier laquo hue raquo2 cela ne fait que nous enrouer etnon pas avancer Lrsquoordre qui nous reacutegit est orgueilleux et impitoyableNotre crainte notre deacutesespoir le deacutetournent et le dissuadent de nousaider au lieu de lrsquoy convier Il doit laisser la maladie suivre son courscomme il le fait pour la santeacute Il ne se laissera pas corrompre en faveurde lrsquoun et au preacutejudice de lrsquoautre car alors il nrsquoy aurait plus laquo ordre raquondash mais deacutesordre Suivons-le de par Dieu suivons-le Il conduit ceuxqui le suivent et ceux qui ne le suivent pas il les entraicircne de force

1Dans le Timeacutee Montaigne lrsquoa lu on le sait dans la traduction de Marcile Ficin2Le mot de Montaigne est laquo bihore raquo P Villey [55] indique en note qursquoil srsquoagit du

laquo cri que pousse le charretier pour faire avancer ses chevaux raquo Crsquoest aussi ce que penseDM Frame [28] qui traduit par le mot laquo Giddap raquo variante de laquo Giddy up raquo (Getup) Mais A Lanly de son cocircteacute ([58] II p 423 note 71) y voit une deacuteformation dumot anglais laquo before raquo () Jrsquoai preacutefeacutereacute le mot courant en franccedilais pour faire avancer uncheval

520 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

leur rage et leur meacutedecine avec eux Faites prescrire une purge agrave votrecervelle elle y sera bien mieux employeacutee que dans votre estomac

24 Comme on demandait agrave un Laceacutedeacutemonien ce qui lui avaitpermis de vivre si longtemps en bonne santeacute il reacutepondit laquo lrsquoignorancede la meacutedecine raquo Et lrsquoempereur Adrien criait sans cesse en mourantque crsquoeacutetait la foule des meacutedecins qui lrsquoavait tueacute Un mauvais lutteur sefit meacutedecin laquo Courage lui dit Diogegravene tu as raison tu vas mainte-Diogegravene Laeumlrce

[44] VI 62 nant mettre en terre ceux qui trsquoy ont mis autrefois raquo25 Mais les meacutedecins ont cette chance selon Nicoclegraves que le

soleil eacuteclaire leurs succegraves et que la terre cache leurs fautes Et de plusils ont une faccedilon bien avantageuse de se servir de toutes sortes drsquoeacuteveacute-nements car ce que le sort la nature ou quelque cause eacutetrangegravere (dontle nombre est infini) produisent en nous de bon et de salutaire crsquoest leprivilegravege de la meacutedecine de srsquoen attribuer le meacuterite Tous les heureuxsuccegraves qui arrivent au patient soumis agrave son reacutegime crsquoest drsquoelle qursquoilles tient Ce qui mrsquoa gueacuteri moi et qui en gueacuterit mille autres qui nrsquoontpas appeleacute de meacutedecin agrave leur secours ils srsquoen emparent en portant celaagrave leur creacutedit Et quand il srsquoagit drsquoaccidents facirccheux ou ils les deacutesa-vouent tout agrave fait et en attribuent la faute au patient par des raisonssi peu convaincantes qursquoils ne peuvent manquer drsquoen trouver toujourssuffisamment comme celles-ci il a deacutecouvert son bras il a entendule bruit drsquoune voiture

Le passage des voituresJuveacutenal [41]III 236 Au coude eacutetroit drsquoune rue

on a entrouvert sa fenecirctre il srsquoest coucheacute sur le cocircteacute gauche une pen-seacutee peacutenible lui a traverseacute la tecircte En somme une parole un recircveune œillade leur semblent une excuse suffisante pour preacutetendre quece nrsquoest pas laquo de leur faute raquo Ou bien si ccedila leur plaicirct ils deacutetournentcette aggravation agrave leur avantage en utilisant ce moyen qui ne ratejamais nous assurer lorsque la maladie se trouve renforceacutee par leurssoins qursquoelle serait devenue bien pire encore sans leurs remegravedes Celuiqursquoils ont fait passer drsquoun gros rhume agrave des accegraves de fiegravevre quotidiensaurait eu sans eux une fiegravevre continuelle Ils nrsquoont pas agrave se soucierde mal faire leur travail puisqursquoils parviennent agrave tirer profit des dom-mages qursquoils causent Ils ont bien raison de reacuteclamer du malade uneconfiance totale il faut vraiment que cette confiance soit sans restric-tions et bien souple pour srsquoappliquer agrave des inventions si difficiles agravecroire

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 521

26 Platon avait bien raison de dire qursquoil nrsquoappartient qursquoauxmeacutedecins de mentir en toute liberteacute puisque notre salut deacutepend de lavaniteacute et de la fausseteacute de leurs promesses1 Eacutesope auteur drsquoune rareexcellence et dont peu de gens deacutecouvrent toutes les beauteacutes nousdeacutepeint joliment cette autoriteacute tyrannique dont ils font preuve sur cespauvres acircmes affaiblies et abattues par la maladie et la crainte il ra-conte qursquoun malade interrogeacute par un meacutedecin sur lrsquoeffet produit sur luipar les meacutedicaments qursquoil lui avait donneacutes reacutepondit laquo Jrsquoai beaucoupsueacute ndash Cela est bon dit le meacutedecin raquo Une autre fois il lui demandade nouveau comment il se portait depuis lors laquo Jrsquoai ressenti un froidextrecircme dit-il et jrsquoai beaucoup trembleacute ndash Cela est bon continua lemeacutedecin raquo Et quand pour la troisiegraveme fois il lui redemanda commentccedila allait lrsquoautre reacutepondit laquo Je me sens enfler et devenir bouffi commesi jrsquoavais de lrsquohydropisie ndash Voilagrave qui est bien dit encore le meacutedecin raquoEt quand un de ses domestiques vint ensuite srsquoenqueacuterir de lrsquoeacutetat du ma-lade celui-ci reacutepondit laquo En veacuteriteacute mon ami agrave force drsquoaller bien jeme meurs raquo

27 Il y avait en Eacutegypte une loi plus juste par laquelle le meacutedecinprenait son patient en charge les trois premiers jours aux risques etpeacuterils de ce dernier Mais passeacutes les trois jours crsquoeacutetait aux risques dumeacutedecin Quelle raison y aurait-il en effet qursquoEsculape leur patroneucirct eacuteteacute frappeacute de la foudre pour avoir rameneacute Hippolyte agrave la vie

Mais le grand Jupiter srsquoindignant qursquoun mortel2 Virgile [112]VII 770-773Des ombres des enfers revicircnt aux feux du jour

Lui-mecircme aux eaux du Styx te plongea de sa foudreFils de Pheacutebus qui fis cet art et ce remegravede

et que ses suivants en soient absous eux qui envoient tant drsquoacircmes dela vie agrave la mort

28 Un meacutedecin vantait son art aupregraves de Nicoclegraves disant qursquoileacutetait drsquoune grande efficaciteacute laquo Vraiment crsquoest sucircr puisqursquoil peuttuer impuneacutement tant de gens raquo Et drsquoailleurs si jrsquoavais fait partie deleur cercle jrsquoeusse rendu ma science plus sacreacutee et plus mysteacuterieuseIls avaient pourtant bien commenceacute mais ils ont mal fini Crsquoeacutetait un

1Platon Reacutepublique III P Villey [55] donne la citation extraite de la traductionlatine de M Ficin laquo Mendacium hominibus pro medicameno est utile quare publicismedicis concedendum raquo (laquo le mensonge doit ecirctre accordeacute aux meacutedecins publics parceqursquoil est utile aux hommes comme meacutedicament raquo)

2Le texte de Montaigne est fautif le premier mot de la citation latine est est laquo Tum raquoet non laquo Nam raquo Je reprends ici la traduction de lrsquoeacutedition citeacutee

522 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

bon commencement drsquoavoir fait des dieux et des deacutemons les auteursde leur science drsquoavoir utiliseacute un langage speacutecial une eacutecriture speacute-ciale Mecircme si la philosophie pense que crsquoest une folie de donner desconseils au profit de quelqursquoun en le faisant drsquoune maniegravere inintel-ligible laquo Comme si un meacutedecin ordonnait agrave un malade de prendreCiceacuteron [15] II

64 un fils de la terre marchant dans lrsquoherbe sa maison sur son dos etdeacutepourvu de sang1 raquo

29 Crsquoeacutetait une regravegle fondamentale dans leur art et qui drsquoailleursest preacutesente dans tous les arts chimeacuteriques fallacieux surnaturelsque la foi du patient doit envisager avec espoir et certitude lrsquoeffet deleurs opeacuterations Et ils respectent cette regravegle au point drsquoecirctre persuadeacutesque le plus ignorant et le plus fruste des meacutedecins est plus efficacepour le patient qui a confiance en lui que le plus expeacuterimenteacute maisqursquoil ne connaicirct pas Mecircme le choix qursquoils font de leurs drogues aquelque chose de mysteacuterieux et de divin Le pied gauche drsquoune tortuelrsquourine drsquoun leacutezard la fiente drsquoun eacuteleacutephant le foie drsquoune taupe du sangtireacute sous lrsquoaile droite drsquoun pigeon blanc Et pour nous autres laquo coli-queux2 raquo (tant ils abusent de notre misegravere) des crottes de rat reacuteduitesen poudre et autres singeries du mecircme genre qui font plus penser agraveun sortilegravege de magicien qursquoagrave une science solide Je laisse de cocircteacute lenombre impair de leurs pilules la valeur maleacutefique de certains jourset de certaines fecirctes dans lrsquoanneacutee les heures agrave respecter pour cueillircertaines herbes pour leurs ingreacutedients cette physionomie reacutebarbativeet cette attitude de componction dont Pline lui-mecircme se moque

30 Mais agrave ce qui eacutetait une belle entreprise ils ont commis lrsquoer-reur agrave mon avis de ne pas ajouter le secret et la religiositeacute dans leursassembleacutees et consultations Aucun profane nrsquoaurait ducirc y avoir accegravespas plus qursquoaux ceacutereacutemonies secregravetes drsquoEsculape Cette faute a fait queleur irreacutesolution la faiblesse de leurs arguments divinations et prin-cipes lrsquoacircpreteacute de leurs deacutebats pleins de haine de jalousie et de que-relles de personnes ndash tout cela est agrave la vue de tous et qursquoil faut ecirctreincroyablement aveugle pour ne pas se sentir en danger quand on estentre leurs mains Qui a jamais vu un meacutedecin se servir du mecircme re-megravede que son confregravere sans y retrancher ou ajouter quelque chose Enquoi ils se trahissent et montrent bien qursquoils sont plus preacuteoccupeacutes deleur reacuteputation et donc de leur profit que de lrsquointeacuterecirct de leur patientCelui de leurs grands maicirctres qui leur a autrefois enseigneacute qursquoun seul

1Il srsquoagit de lrsquoescargot Il fallait ici traduire mot agrave mot Ciceacuteron je pense2Rappelons que le terme de laquo coliques raquo deacutesignait alors ce que nous appelons au-

jourdrsquohui laquo coliques neacutephreacutetiques raquo

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 523

meacutedecin doit srsquooccuper du malade eacutetait un sage Car srsquoil ne fait rienqui vaille on ne pourra pas en faire de grand reproche agrave la meacutedecinepuisque crsquoest la faute drsquoun seul et agrave lrsquoinverse srsquoil reacuteussit il lui feragrand honneur Quand ils sont nombreux ils jettent agrave tous les coups lediscreacutedit sur le meacutetier drsquoautant qursquoil leur arrive plus souvent de fairele mal que le bien Ils doivent srsquoaccommoder du deacutesaccord perpeacutetuelentre les opinions des principaux maicirctres et celles des auteurs anciensqui ont eacutecrit sur cette science deacutesaccord qui nrsquoest connu que par leshommes verseacutes dans les livres sans que le peuple soit au courant descontroverses et variations de jugement qursquoils entretiennent entre euxen permanence

31 Faut-il donner un exemple des deacutebats qursquoa connu la meacutede-cine depuis lrsquoAntiquiteacute Hieacuterophile place la cause originelle des ma-ladies dans les humeurs1 Erasistrate dans le sang des artegraveres Ascleacute-piade dans les atomes invisibles qui srsquoeacutecoulent de nos pores Alc-meacuteon dans lrsquoexcegraves ou le manque de forces corporelles Dioclegraves danslrsquoineacutegaliteacute des eacuteleacutements du corps et dans la qualiteacute de lrsquoair que nousrespirons Straton dans lrsquoabondance la cruditeacute et la corruption de nosaliments Hippocrate dans les laquo esprits raquo2 Lrsquoun de leurs amis3 qursquoilsconnaissent mieux que moi srsquoest eacutecrieacute agrave ce propos que la science laplus importante dont nous ayons lrsquousage celle qui a la charge de nousconserver en bonne santeacute crsquoest malheureusement la plus incertaine laplus obscure et celle qui est agiteacutee par le plus de changements Il nrsquoya pas grand danger si lrsquoon se trompe sur la hauteur du Soleil ou dansune fraction de quelque calcul astronomique mais ici ougrave il y va detout notre ecirctre ce nrsquoest pas seacuterieux de srsquoabandonner agrave la merci de tantde vents qui srsquoagitent les uns contre les autres

32 Avant la guerre du Peacuteloponnegravese on nrsquoentendait guegravere parlerde cette science Hippocrate4 la mit agrave lrsquohonneur Tout ce que celui-ci avait eacutetabli Chrysippe le renversa Puis ce fut Erasistrate petit-filsdrsquoAristote qui en fit autant avec ce que Chrysippe avait eacutecrit lagrave-dessusApregraves eux vinrent les Empiriques qui prirent une voie toute diffeacuterentedes Anciens dans lrsquoutilisation de cet art Quand la reacuteputation de cesderniers commenccedila agrave se faire vieille Hieacuterophile reacutepandit lrsquousage drsquoune

1LrsquoAntiquiteacute en effet consideacuterait qursquoil y avait dans lrsquohomme quatre humeurs fonda-mentales le sang le phlegme la bile et lrsquoatrabile (bile noire meacutelancolie)

2Corps leacutegers et subtils que lrsquoon consideacuterait comme les principes de la vie3Pline lrsquoAncien4Si Hippocrate nrsquoest pas veacuteritablement le creacuteateur de la meacutedecine il est celui qui a

veacuteritablement embrasseacute le savoir meacutedical de lrsquoeacutepoque et lrsquoa mis en pratique

524 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

autre sorte de meacutedecine qursquoAscleacutepiade1 vint combattre et aneacuteantir agraveson tour La faveur passa ensuite aux opinions de Theacutemison2 puis agravecelles de Musa et enfin agrave celles de Vexius Valens meacutedecin fameuxpar ses relations avec Messaline3 Lrsquoempire de la meacutedecine eacutechut dutemps de Neacuteron agrave Thessalus qui abolit et condamna tout ce qui avaiteacuteteacute tenu pour vrai jusqursquoagrave lui La doctrine de celui-ci fut abattue parCrinas de Marseille qui remit agrave lrsquohonneur la meacutethode consistant agrave reacute-gler toutes les opeacuterations meacutedicinales sur les eacutepheacutemeacuterides et les mou-vements des astres agrave manger dormir et boire agrave lrsquoheure qui convenaitagrave Lune et agrave Mercure Son autoriteacute fut pourtant bientocirct supplanteacutee parcelle de Charinus meacutedecin de cette mecircme ville de Marseille qui com-battait non seulement la meacutedecine ancienne mais eacutegalement lrsquousagepublic et tellement ancien des bains chauds Il faisait se baigner leshommes dans lrsquoeau froide mecircme lrsquohiver et plongeait les malades danslrsquoeau naturelle des ruisseaux

33 Jusqursquoau temps de Pline aucun Romain nrsquoavait encore dai-gneacute exercer la meacutedecine elle eacutetait faite par des eacutetrangers et des Grecscomme elle est exerceacutee chez nous Franccedilais par des gens qui ne parlentqursquoen latin Car comme le dit un tregraves grand meacutedecin4 nous nrsquoaccep-tons pas facilement la meacutedecine que nous comprenons pas plus quela drogue que nous cueillons Si les peuples chez lesquels nous al-lons chercher le gaiumlac5 la salsepareille6 et le bois de squine7 onteux-mecircmes des meacutedecins quelle importance peut-on penser qursquoils ac-cordent du fait de leur rareteacute de leur eacutetrangeteacute et de leur cherteacute agrave noschoux et agrave notre persil Car qui oserait meacutepriser des choses que lrsquoonest venu chercher de si loin avec les dangers drsquoun voyage aussi long etsi peacuterilleux Depuis les anciennes mutations dont jrsquoai parleacute plus hautla meacutedecine en a connu un nombre infini drsquoautres jusqursquoagrave nous et leplus souvent radicales et geacuteneacuterales comme celles qui de notre tempssont dues agrave Paracelse Fioravanti et Argenterius Car ils ne changentpas seulement la formule drsquoun remegravede mais drsquoapregraves ce qursquoon mrsquoa dittoute lrsquoorganisation drsquoensemble du corps meacutedical accusant drsquoigno-

1Ascleacutepiade fut ceacutelegravebre en son temps (124-96 av J-C) il srsquoopposait agrave la meacutethodedrsquoHippocrate

2Eacutelegraveve drsquoAscleacutepiade et partisan de la meacutedecine expeacuterimentale (1er siegravecle av J-C)3Il en est question dans les Annales de Tacite [100] XI 31-354Pierre Villey ([55] t II p 079) indique que ce deacuteveloppement est fort proche de ce

que dit Cornelius Agrippa Vanitate scientiarum 83-845Provenant drsquoun arbre des Antilles et utiliseacute alors contre la syphilis6Plante des Antilles dont on utilisait les racines comme diureacutetique notamment7Arbre drsquoAsie dont le rhizome a des proprieacuteteacutes antirhumatismales

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 525

rance et de tricherie ceux qui en ont fait profession jusqursquoagrave eux Jevous laisse agrave penser ougrave en est le pauvre patient dans tout cela

34 Si encore nous eacutetions assureacutes quand ils se trompent quecela ne nous nuise pas si cela ne nous profite pas ce serait une sortede marcheacute plutocirct raisonnable de prendre le risque drsquoune ameacuteliorationsans courir le danger de perdre quoi que ce soit Eacutesope raconte lrsquohis-toire de celui qui avait acheteacute un esclave Maure et qui pensant que sacouleur de peau lui eacutetait venue agrave la suite drsquoun accident et des mauvaistraitements de son premier maicirctre lui fit suivre un traitement tregraves seacute-vegravere avec des breuvages et des bains Ce qui arriva crsquoest que le Maurenrsquoameacuteliora pas sa couleur basaneacutee mais perdit entiegraverement sa santeacute

35 Combien de fois nous arrive-t-il de voir les meacutedecins srsquoattri-buant les uns les autres la responsabiliteacute de la mort de leurs patients Je me souviens drsquoune eacutepideacutemie qui seacutevit dans les villes des environs ily a quelques anneacutees tregraves dangereuse et mecircme mortelle Cet orage eacutetantpasseacute non sans avoir emporteacute un nombre incalculable drsquohommes lrsquoundes plus fameux meacutedecins de la reacutegion publia un petit livre sur la ques-tion dans lequel il reconnaissait apregraves coup que lrsquoune des principalescauses de ce deacutesastre reacutesidait dans les saigneacutees qui avaient eacuteteacute prati-queacutees Les auteurs meacutedicaux affirment drsquoailleurs qursquoil nrsquoy a aucunemeacutedecine qui nrsquoait quelque aspect nuisible et si mecircme celles qui noussont utiles nous font du tort que dire de celles qursquoon nous appliqueabsolument hors de propos

36 Quant agrave moi et quand il ne srsquoagirait que de cela je penseque pour ceux qui deacutetestent le goucirct des meacutedicaments ce serait faire uneffort dangereux et preacutejudiciable pour eux que drsquoen prendre un agrave unmoment aussi mal venu et tellement agrave contrecœur Je crois que celaeacutepuise bien trop le malade preacuteciseacutement quand il a tant besoin de reposEn plus de cela quand on examine les circonstances sur lesquelles ilsfont geacuteneacuteralement reposer les causes de nos maladies on voit qursquoellessont si teacutenues et si deacutelicates que jrsquoen conclus qursquoune bien petite erreurdans la prescription des remegravedes peut ecirctre fort nuisible pour nous

37 Or si lrsquoerreur du meacutedecin est dangereuse voilagrave qui est mau-vais pour nous car il est bien difficile drsquoeacuteviter qursquoil nrsquoy retombe sou-vent il a besoin de trop drsquoeacuteleacutements consideacuterations et circonstancespour ajuster sa deacutemarche Il doit connaicirctre la complexion du maladesa tempeacuterature ses humeurs ses tendances ses actions et mecircme sespenseacutees ses ideacutees Il faut qursquoil se renseigne sur les circonstances ex-teacuterieures la nature du lieu lrsquoeacutetat de lrsquoair et du temps la position desplanegravetes et leurs influences qursquoil connaisse les causes de la maladieses signes ses manifestations ses jours critiques pour le remegravede sonpoids sa force son origine son ancienneteacute sa posologie Il faut qursquoil

526 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

soit capable de rapprocher tous ces eacuteleacutements dans leurs justes propor-tions pour en obtenir la parfaite symeacutetrie Et il suffit qursquoil se trompeun tant soit peu il suffit que sur tant drsquoeacuteleacutements concerneacutes un seulsrsquoeacutecarte un peu de la bonne direction pour causer notre perte Dieusait comme il est difficile de connaicirctre la plupart de ces choses-lagrave Carpar exemple comment deacuteceler le symptocircme speacutecifique drsquoune maladiepuisque chacune peut en comporter un nombre infini Les meacutedecinsnrsquoont-ils pas de controverses entre eux et de doutes sur lrsquointerpreacute-tation des urines Car autrement drsquoougrave viendraient donc ces disputescontinuelles sur la deacutetermination de la maladie Comment pourrions-nous excuser cette faute qursquoils commettent si souvent de laquo prendreune martre pour un renard raquo

38 Dans les maladies que jrsquoai eues pour peu qursquoil y ait euquelque difficulteacute je nrsquoen ai jamais trouveacute trois qui fussent drsquoaccordentre eux Et je note plus volontiers les exemples qui me touchent depregraves Mais derniegraverement agrave Paris un gentilhomme fut opeacutereacute pour descalculs sur la prescription des meacutedecins et on ne lui trouva pas plus depierre dans la vessie que sur la main Et agrave Paris encore un eacutevecircque avecqui jrsquoeacutetais tregraves ami avait eacuteteacute instamment solliciteacute de se faire opeacutererpar la plupart des meacutedecins qursquoil avait appeleacutes en consultation jrsquoavaismoi-mecircme contribueacute sur la foi drsquoautrui agrave lrsquoen persuader Quand ilfut deacuteceacutedeacute et qursquoon lrsquoouvrit on trouva qursquoil nrsquoavait que les reins ma-lades Crsquoest en cela que la chirurgie me semble beaucoup plus sucircreque la meacutedecine elle voit et peut toucher du doigt ce sur quoi elleintervient la devinette et la conjecture y tiennent moins de place Lesmeacutedecins eux nrsquoont pas de speculum1 qui leur permette de voir notrecerveau nos poumons notre foie

39 Les promesses que nous fait la meacutedecine sont drsquoailleurs peucreacutedibles Car elle doit faire face agrave diverses affections opposeacutees quinous assaillent souvent ensemble et ont entre elles une relation presqueneacutecessaire comme par exemple la chaleur du foie et la froideur de lrsquoes-tomac Les meacutedecins nous font croire que dans les ingreacutedients de leurscompositions celui-ci reacutechauffera lrsquoestomac et celui-lagrave rafraicircchira lefoie lrsquoun est chargeacute drsquoaller droit aux reins voire jusqursquoagrave la vessiesans eacutetendre plus loin son influence en conservant sa vertu et sa forcesur ce long chemin plein de deacutetours jusqursquoau lieu qui lui est assigneacutede par sa qualiteacute occulte un autre asseacutechera le cerveau et un autreencore humidifiera le poumon Dans tout cet amas dont ils ont fait une

1Crsquoest lrsquoinstrument employeacute pour eacutecarter les caviteacutes naturelles du corps et en faciliterlrsquoexamen Speculum matricis (speculum vaginal) est passeacute dans la langue courante denos jours sous sa forme latine abreacutegeacutee

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 527

mixture buvable nrsquoy a-t-il pas quelque illusion agrave espeacuterer que ces ver-tus vont ensuite se seacuteparer se diviser et se reacutepartir pour aller exercerdes charges si diverses Je craindrais infiniment qursquoelles ne perdentou eacutechangent leurs eacutetiquettes et ne confondent leurs destinations Etqui pourrait imaginer que dans cette confusion liquide ces faculteacutes nese corrompent ne se confondent ne srsquoaltegraverent lrsquoune lrsquoautre Sans par-ler du fait que lrsquoexeacutecution de lrsquoordonnance deacutepend encore drsquoun autreofficiant agrave la bonne foi et agrave la merci duquel nous abandonnons encoreune fois notre vie

40 Nous avons des fabricants de pourpoints et de chausses pournous vecirctir et par qui nous sommes drsquoautant mieux servis que chacunne srsquooccupe que de sa tacircche propre et a un savoir plus restreint etmieux deacutelimiteacute que nrsquoen a un tailleur qui doit connaicirctre tout agrave la foisDe la mecircme faccedilon pour se nourrir avec plus de commoditeacute les grandspersonnages utilisent les offices distincts de rocirctisseur et de maicirctre despotages parce qursquoun cuisinier dont la tacircche est plus geacuteneacuterale ne peutaussi parfaitement srsquoacquitter de tout Et de mecircme encore pour se soi-gner les Eacutegyptiens avaient raison de rejeter le meacutetier de meacutedecin geacute-neacuteraliste et de diviser cette profession en attribuant agrave chaque maladieet agrave chaque partie du corps son speacutecialiste parce que cette partie eacutetaitainsi bien plus speacutecifiquement et moins confuseacutement traiteacutee du faitqursquoon srsquooccupait drsquoelle en particulier Chez nous les meacutedecins ne serendent pas compte du fait que celui qui srsquooccupe de tout ne srsquooccupede rien et que la gestion globale de ce microcosme leur est impos-sible En nrsquoosant pas arrecircter le cours drsquoune dysenterie pour lui eacuteviterune fiegravevre les meacutedecins mrsquoont tueacute un ami1 qui valait mieux qursquoeuxtous autant qursquoils sont Ils mettent en balance leurs pronostics avec lesmaux preacutesents et pour ne pas gueacuterir le cerveau au preacutejudice de lrsquoesto-mac font mal agrave lrsquoestomac et du tort au cerveau avec leurs drogues quiexcitent et perturbent

41 Les variations et la faiblesse des arguments de cet art sontplus visibles que dans aucun autre Les produits dilatateurs2 sont utilesagrave un homme atteint de la gravelle3 car en ouvrant et dilatant les pas-sages ils facilitent lrsquoacheminement de cette matiegravere gluante dont seforment les laquo sables raquo et la laquo pierre raquo4 et conduisent vers le bas ce qui

1Etienne de la Boeacutetie2Le terme employeacute par Montaigne est laquo choses apeacuteritives raquo le mot laquo apeacuteritif raquo eacutetant

trop marqueacute de nos jours jrsquoai choisi laquo dilatateur raquo bien qursquoil soit apparu seulement auXVIIe

3Ou laquo maladie de la pierre raquo ou laquo coliques neacutephreacutetiques raquo comme on dit aujourdrsquohui4On parle aujourdrsquohui encore de laquo sable raquo mais de laquo calcul raquo plutocirct que de laquo pierre raquo

528 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

commence agrave durcir et srsquoamasser dans les reins Mais ils sont eacutegale-ment dangereux pour un homme atteint de la gravelle car en ouvrantet en dilatant les passages ils facilitent lrsquoacheminement de la matiegraverepropre agrave former la laquo pierre raquo vers les reins ceux-ci srsquoen emparent vo-lontiers agrave cause de leur propension naturelle agrave le faire et on ne pourraempecirccher qursquoils en retiennent la majeure partie Et de plus si par ha-sard il srsquoy trouve quelque corps un peu plus gros qursquoil ne faut pourfranchir tous ces passages resserreacutes avant de pouvoir ecirctre expulseacute audehors alors mis en mouvement par lrsquoaction des dilatateurs et pousseacutedans ces eacutetroits canaux il risque de les boucher et conduira agrave une mortcertaine et tregraves douloureuse

42 Les meacutedecins sont aussi sucircrs drsquoeux dans les conseils qursquoilsnous donnent agrave propos de notre reacutegime de vie Il est bon de souventlaquo tomber de lrsquoeau raquo1 car nous constatons par expeacuterience qursquoen lalaissant croupir nous lui donnons lrsquooccasion de se deacutecharger de sesdeacutechets et de sa lie qui serviront de mateacuteriau pour la formation dulaquo calcul raquo dans la vessie Et il est bon de ne pas souvent laquo tomber delrsquoeau raquo car les deacutechets lourds qursquoelle entraicircne avec elle ne seront paseacutevacueacutes sans un violent courant comme on le voit pour un torrent quicoule avec force et balaie bien plus nettement lrsquoendroit ougrave il passe quene le fait le courant drsquoun ruisseau lent et faible De la mecircme faccedilon ilfaudrait avoir souvent affaire aux femmes car cela ouvre les passageset achemine le laquo sable raquo et la laquo pierre raquo Mais cela est mauvais aussicar cela eacutechauffe les reins les fatigue et les affaiblit

43 Il est bon de se baigner2 dans des eaux chaudes parce quecela relacircche et amollit les endroits ougrave croupissent le laquo sable raquo et lalaquo pierre raquo Mais cela est mauvais aussi parce que cette application dechaleur externe aide les reins agrave cuire durcir et peacutetrifier la matiegravere quisrsquoy trouve Agrave ceux qui laquo prennent les bains raquo il est plus salubre demanger peu le soir pour que les eaux qursquoils vont boire le lendemainmatin soient plus efficaces en traversant un estomac vide et non obs-trueacute Mais agrave lrsquoinverse il est meilleur de peu manger agrave midi pour nepas gecircner lrsquoaction de lrsquoeau qui nrsquoest pas encore acheveacutee pour ne pascharger si vite lrsquoestomac apregraves ce travail drsquoabsorption et pour laisseragrave la nuit le soin de digeacuterer parce que cela srsquoy fait mieux que durantle jour ougrave le corps et lrsquoesprit sont en perpeacutetuel mouvement en perpeacute-tuelle action

1Cette expression imageacutee chegravere agrave Montaigne est facile agrave comprendre2La reacutedaction de tout le pasage qui suit (jusqursquoagrave laquo qui se voit par ailleurs dans cet

art raquo) a eacuteteacute pour lrsquoessentiel modifieacutee par rapport agrave lrsquoeacutedition de 1580

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 529

44 Voilagrave comment les meacutedecins font les charlatans et tiennentdes propos dans lesquels ils racontent nrsquoimporte quoi agrave nos deacutepens Ilssont incapables de me fournir une assertion agrave laquelle je nrsquoen puisseopposer une contraire et avec la mecircme force Qursquoon cesse donc decrier apregraves ceux qui dans cette confusion se laissent tranquillementconduire par leur goucirct et selon le dessein de la Nature srsquoen remettantau sort commun

45 Jrsquoai vu agrave lrsquooccasion de mes voyages presque tous les bainsles plus fameux de la Chreacutetienteacute et depuis quelques anneacutees jrsquoai com-menceacute agrave les utiliser Car en geacuteneacuteral je pense que lrsquousage des bainsest salubre et je crois que nous courons le risque de troubles de santeacuteseacutevegraveres pour avoir perdu cette habitude si largement observeacutee dansles temps anciens chez presque tous les peuples et de nombreux en-core aujourdrsquohui de se laver le corps tous les jours Et je ne peux pasimaginer que notre eacutetat ne se ressente seacuterieusement de laisser ainsinos membres couverts drsquoune croucircte et nos pores boucheacutes par la crassePar ailleurs en ce qui concerne lrsquoeau que lrsquoon boit dans les laquo bains raquopar chance elle nrsquoest pas contraire agrave mon goucirct mais de plus elle estnaturelle et simple donc nrsquoest pas dangereuse mecircme si elle est peuefficace Jrsquoen veux pour preuve cette quantiteacute de gens de toutes sorteset de toutes constitutions qui srsquoy rassemblent Je nrsquoy ai encore deacuteceleacuteaucun effet extraordinaire ou miraculeux au contraire en me rensei-gnant un peu plus en deacutetails qursquoon ne le fait drsquohabitude jrsquoai trouveacute malfondeacutes et faux tous les bruits reacutepandus dans ces endroits-lagrave agrave proposdrsquoeffets de ce genre mais cependant on y croit car les gens se laissentaiseacutement berner en entendant ce qursquoils deacutesirent entendre

46 Et cependant il est vrai que je nrsquoai guegravere vu de personnesdont lrsquoeacutetat ait empireacute du fait de ces eaux et on ne peut sans ecirctre mal-honnecircte leur deacutenier certains effets comme drsquoouvrir lrsquoappeacutetit de fa-ciliter la digestion de redonner de la vivaciteacute ndash si on ne vient pas lagravedans un trop grand eacutetat de faiblesse ce que je deacuteconseille de faireElles ne peuvent relever une santeacute complegravetement ruineacutee mais ellespeuvent renforcer une preacutedisposition leacutegegravere ou srsquoopposer agrave la menacede quelque deacutegradation Celui qui nrsquoy vient pas avec assez drsquoalleacute-gresse pour pouvoir jouir du plaisir de la compagnie qursquoon y trouvedes promenades et exercices physiques agrave quoi nous convie la beauteacutedes lieux ougrave sont geacuteneacuteralement situeacutes ces eacutetablissements celui-lagrave perdsans doute la partie la meilleure et la plus sucircre de leur effet Crsquoest pour-quoi jrsquoai choisi jusqursquoagrave preacutesent de mrsquoarrecircter prendre les eaux dans les

530 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

endroits ougrave le site eacutetait le plus agreacuteable ougrave lrsquoon trouve les meilleuresconditions de logement de nourriture et de compagnie comme crsquoestle cas en France pour les bains de Bagnegraveres1 et agrave la frontiegravere de lrsquoAl-lemagne et de la Lorraine ceux de Plombiegraveres2 en Suisse pour ceuxde Baden en Toscane pour ceux de Lucques et notamment ceux delaquo della Villa raquo ougrave jrsquoai fait des seacutejours le plus souvent et agrave divers mo-ments de lrsquoanneacutee3

47 Chaque nation a des ideacutees particuliegraveres concernant lrsquousagedes laquo eaux raquo les regraveglements et les faccedilons de les utiliser sont tregraves diversmais drsquoapregraves mon expeacuterience leur effet est agrave peu pregraves le mecircme EnAllemagne on ne conccediloit pas de les boire Pour toutes les maladiesils se baignent et sont lagrave agrave grenouiller dans lrsquoeau presque toute lajourneacutee En Italie srsquoils en boivent pendant neuf jours ils srsquoy baignentau moins trente et ils y ajoutent couramment drsquoautres drogues pourrenforcer son action Ici on vous ordonne de vous promener pour ladigeacuterer lagrave on vous tient au lit dans lequel on vous lrsquoa fait prendrejusqursquoagrave ce que vous lrsquoayez eacutevacueacutee en vous reacutechauffant constammentle ventre et les pieds Les Allemands ont ceci de particulier qursquoils sefont geacuteneacuteralement tous poser des ventouses scarifieacutees dans leur bainLes Italiens de leur cocircteacute ont leurs laquo douches raquo qui sont des sortes degouttiegraveres amenant lrsquoeau chaude transporteacutee dans des tuyaux ils srsquoenaspergent ainsi la tecircte ou le ventre ou toute autre partie du corps quiest agrave traiter une heure le matin et autant apregraves le repas pendant unmois

48 Il y a une infiniteacute drsquoautres diffeacuterences dans les habitudesselon les contreacutees ou pour mieux dire il nrsquoy a presque aucune res-semblance entre les unes et les autres Voilagrave comment cette partie dela meacutedecine la seule agrave laquelle je me suis laisseacute aller bien qursquoelle soitla moins artificielle a elle aussi sa part de la confusion et de lrsquoincerti-tude que lrsquoon voit partout ailleurs dans cet art

49 Les poegravetes disent tout ce qursquoils veulent avec plus de re-cherche et de gracircce comme en teacutemoignent ces deux eacutepigrammes

Alcon hier a toucheacute la statue de Jupiter Ausone [9]EacutepigrammesLXXIV

Et le dieu pourtant de marbre subit la vertu meacutedicale

1Bagnegraveres-de-Bigorre probablement2La Lorraine eacutetait un ducheacute indeacutependant Montaigne seacutejourna agrave Plombiegraveres en sep-

tembre 15803Montaigne en parle dans son Journal de voyage

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 531

Voici qursquoaujourdrsquohui tout dieu qursquoil estOn le tire de son temple et lrsquoenterre

et lrsquoautre

Andragoras srsquoest baigneacute et a soupeacute joyeusement avec nous Martial [50]VI 53Et ce matin le voilagrave mort Veux-tu savoir Faustin

Quelle est la cause drsquoune mort si soudaineIl avait vu en songe le meacutedecin Hermocrate

Et lagrave-dessus je raconterai deux histoires

50 Le baron de Caupegravene en Chalosse1 et moi avons en com-mun le droit de patronage2 drsquoun beacuteneacutefice de grande eacutetendue au pieddes montagnes et qui se nomme Lahontan Il en eacutetait des habitants decet endroit agrave ce qursquoon dit comme de ceux de la valleacutee drsquoAngrougne ils avaient une vie agrave part dans leurs faccedilons drsquoecirctre leurs vecirctementset leurs mœurs Ils eacutetaient reacutegis par des regravegles et des coutumes parti-culiegraveres heacuteriteacutees de pegravere en fils auxquelles ils se conformaient sans yecirctre contraints le moins du monde mus par le seul respect ducirc agrave lrsquousageCe petit eacutetat srsquoeacutetait maintenu depuis la plus haute antiquiteacute dans unesituation si heureuse qursquoaucun juge voisin nrsquoavait eu agrave srsquoinquieacuteter deleurs affaires aucun avocat nrsquoavait jamais eacuteteacute solliciteacute pour donnerson avis ni aucun eacutetranger appeleacute pour eacuteteindre leurs querelles Et onnrsquoavait jamais vu aucun habitant de ce pays contraint agrave demander lrsquoau-mocircne Ils eacutevitaient les mariages et la freacutequentation avec le reste dumonde pour ne pas alteacuterer la pureteacute de leur socieacuteteacute jusqursquoau jour ougravecomme ils le racontent du temps de leurs pegraveres lrsquoun drsquoentre eux ai-guillonneacute par une noble ambition eut lrsquoideacutee pour donner du lustre etde la reacuteputation agrave son nom srsquoavisa de faire appeler lrsquoun de ses en-fants laquo Maicirctre Jean raquo ou laquo Maicirctre Pierre raquo et lrsquoayant fait apprendre agraveeacutecrire en quelque ville voisine en fit un beau notaire de village De-venu grand celui-ci commenccedila agrave deacutedaigner leurs anciennes coutumeset agrave leur mettre en tecircte les faccedilons de faire de nos reacutegions Au premierde ses compagnons agrave qui on eacutecorna une chegravevre il conseilla drsquoen de-mander reacuteparation aupregraves des juges royaux des environs puis il fit demecircme avec un autre ndash et ainsi de suite jusqursquoagrave ce qursquoil eucirct tout abacirctardi

51 Agrave la suite de cette corruption de leurs mœurs on raconteqursquoil srsquoen produisit tregraves vite une autre de plus grave conseacutequence du

1Reacutegion traverseacutee par lrsquoAdour ougrave se trouve Aire-sur-Adour2Un beacuteneacutefice (eccleacutesiastique) eacutetait un domaine conceacutedeacute agrave un cureacute un eacutevecircque etc Le

droit de patronage concernait le droit de nommer quelqursquoun agrave un beacuteneacutefice

532 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

fait drsquoun meacutedecin agrave qui il prit lrsquoenvie drsquoeacutepouser une de leurs filles etde srsquoinstaller parmi eux Il commenccedila par leur apprendre le nom desfiegravevres des rhumes et des abcegraves lrsquoendroit ougrave se trouvent le cœur etles intestins toutes choses jusqursquoalors tregraves eacuteloigneacutees de leurs connais-sances Au lieu de lrsquoail avec lequel ils avaient appris agrave combattre toutessortes de maux aussi graves et extrecircmes qursquoils fussent il les habitua agraveprendre pour une toux ou un rhume des mixtures eacutetrangegraveres et com-menccedila agrave faire commerce non seulement de leur santeacute mais aussi deleur mort Ils preacutetendent que depuis ce temps-lagrave ils se sont aperccedilus quele soir qui tombe leur appesantit la tecircte que boire quand on a chaudest malsain et que les vents drsquoautomne sont plus mauvais que ceuxdu printemps Et depuis lrsquousage de cette meacutedecine les voilagrave accableacutesdrsquoune leacutegion de maladies inhabituelles ils constatent une deacutegradationgeacuteneacuterale de leur ancienne vigueur et voient que leurs vies sont rac-courcies de moitieacute Voilagrave la premiegravere de mes histoires

52 Et voici la seconde Avant drsquoecirctre malade de la gravelle jrsquoavaisentendu plusieurs personnes faire grand cas du sang de bouc commedrsquoune manne ceacuteleste envoyeacutee ces derniers siegravecles pour le soutien etla conservation de la vie humaine et comme des gens intelligents enparlaient comme drsquoun remegravede eacutetonnant et drsquoune action infaillible moiqui ai toujours penseacute ecirctre en butte agrave tous les accidents qui peuventsurvenir agrave quiconque je pris plaisir eacutetant en bonne santeacute agrave me munirde ce miracle et donnai chez moi lrsquoordre drsquoeacutelever un bouc selon lameacutethode prescrite car il faut que ce soit aux mois les plus chauds delrsquoeacuteteacute qursquoon le mette agrave part et qursquoon ne lui donne agrave manger que desherbes dilatatrices1 et agrave boire que du vin blanc Il se trouva que jrsquoarri-vai chez moi le jour qursquoil devait ecirctre tueacute et lrsquoon vint me dire que moncuisinier trouvait dans la panse deux ou trois grosses boules qui srsquoen-trechoquaient au milieu de sa nourriture Jrsquoeus la curiositeacute de me faireapporter toute cette tripaille et fis ouvrir cette grosse et large peau ilen sortit trois gros corps leacutegers comme des eacuteponges et qursquoon auraitdit creux mais au demeurant durs et fermes sur le dessus bigarreacutes deplusieurs couleurs ternes Lrsquoun eacutetait drsquoune rondeur parfaite de la tailledrsquoune petite boule2 les deux autres un peu moins grosses de formemoins parfaite comme si elles nrsquoeacutetaient pas acheveacutees Mrsquoeacutetant enquisde cela aupregraves de ceux qui ont lrsquohabitude drsquoouvrir ces animaux jrsquoaiappris que crsquoest lagrave une chose rare et inhabituelle

1Cf note 302On ne voit pas bien ce que Montaigne deacutesigne par laquo petite boule raquo

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 533

53 Il est vraisemblable que ces pierres-lagrave sont cousines desnocirctres et srsquoil en est ainsi il est bien vain pour les laquo malades de lapierre raquo drsquoespeacuterer obtenir leur gueacuterison du sang drsquoune becircte elle-mecircmesur le point de mourir du mecircme mal Car plutocirct que de dire que lesang nrsquoest pas affecteacute par ce contact et que sa qualiteacute habituelle nesrsquoen trouve pas alteacutereacutee il y a tout lieu de penser que rien ne srsquoengendredans un corps que par la communication entre toutes les parties et leuraction commune lrsquoensemble agit tout entier mecircme si tel ou tel eacuteleacute-ment contribue plus qursquoun autre au reacutesultat du fait de la diversiteacute desactions en cours Ainsi il est tregraves vraisemblable que dans toutes lesparties de ce bouc il y avait quelque laquo vertu peacutetrifiante1 raquo Ce nrsquoestpas tant pour moi et par crainte de lrsquoavenir que jrsquoeacutetais curieux de fairecette expeacuterience crsquoeacutetait plutocirct pour faire comme les femmes qui chezmoi comme dans beaucoup drsquoautres maisons amassent un tas de petitsremegravedes pour en secourir les gens du peuple elles utilisent la mecircmerecette pour cinquante maladies diffeacuterentes et se vantent drsquoobtenir debons reacutesultats ndash bien qursquoelles ne les emploient pas pour elles-mecircmes

54 Au demeurant jrsquohonore les meacutedecins non pas selon le preacute-cepte de lrsquoEccleacutesiastique2 parce que crsquoest neacutecessaire ndash car agrave ce pas-sage on en oppose un autre du prophegravete qui reproche au roi Asadrsquoavoir eu recours agrave un meacutedecin ndash mais par affection pour eux ayanttrouveacute parmi eux beaucoup drsquohommes estimables et dignes drsquoecirctre ai-meacutes Ce nrsquoest pas agrave eux que jrsquoen veux mais agrave leur laquo art raquo et je ne lesblacircme guegravere de profiter de notre sottise puisque la plupart des gens enfont autant Bien des meacutetiers moins honorables ou au contraire plusnobles que le leur nrsquoont drsquoautre fondement et ne trouvent drsquoautre ap-pui que dans la sottise populaire Je les fais venir agrave mon chevet quandje suis malade srsquoils se trouvent justement dans les environs je de-mande agrave mrsquoentretenir avec eux et je les paie comme les autres Je leurpermets de mrsquoordonner de me couvrir chaudement si crsquoest ce que jepreacutefegravere ils peuvent choisir entre les poireaux et les laitues pour quemon bouillon soit fait comme il leur plaicirct et mrsquoordonner le vin blancou clairet et ainsi de suite pour toutes les choses qui sont indiffeacute-rentes agrave mon appeacutetit et agrave mes habitudes

1On connaicirct les fontaines peacutetrifiantesainsi que les stalagmites et stalactites qui fontlrsquoattrait des grottes souterraines On notera qursquoagrave la mecircme eacutepoque Bernard Palissy dansses Discours admirables (1580) [69] srsquoest inteacuteresseacute de pregraves agrave ce pheacutenomegravene et a tenteacutedrsquoen donner une explication rationnelle baseacutee sur ses observations

2XXXVIII I laquo Au meacutedecin rend les honneurs qui lui sont dus raquo

534 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

55 Jrsquoentends bien que pour eux cela nrsquoest rien du tout carlrsquoamertume et la bizarrerie sont des particulariteacutes appartenant agrave lrsquoes-sence propre du remegravede Lycurgue prescrivait du vin aux Spartiatesmalades Pourquoi Parce que eacutetant en bonne santeacute ils le deacutetestaientExactement de la mecircme faccedilon qursquoun gentilhomme mon voisin srsquoensert comme meacutedicament tregraves efficace contre ses fiegravevres parce qursquoil endeacuteteste absolument le goucirct quand il est dans son eacutetat naturel

56 Combien en voyons-nous parmi les meacutedecins qui sont commemoi qui deacutedaignent la meacutedecine pour leur propre usage et adoptentune faccedilon de vivre libre tout agrave fait contraire agrave celle qursquoils ordonnentaux autres Nrsquoest-ce pas lagrave abuser de notre naiumlveteacute Car ils nrsquoattachentpas moins drsquoimportance que nous agrave leur vie et agrave leur santeacute et ils met-traient leurs actes en accord avec leur science srsquoils nrsquoen connaissaientla fausseteacute

57 Crsquoest la crainte de la mort et de la douleur lrsquoincapaciteacute agravesupporter la maladie un besoin terrible et irreacutepressible de la gueacuterisonqui nous rend ainsi aveugles crsquoest pure lacirccheteacute que drsquoecirctre aussi faibleset influenccedilables La plupart des gens pourtant ne croient guegravere agrave lameacutedecine mecircme srsquoils la laissent faire et la supportent je les entendssrsquoen plaindre et en parler ndash comme nous Mais il leur faut srsquoy reacutesoudreagrave la fin laquo Comment faire autrement raquo Comme si refuser de souffrireacutetait en soi un meilleur remegravede que la souffrance Est-il quelqursquounparmi ceux qui se sont laisseacutes aller agrave cette miseacuterable sujeacutetion qui nese livre pas aussi agrave toute sorte drsquoimposture qui ne se mette pas agrave lamerci de quiconque est assez hardi pour lui promettre la gueacuterison

58 Les Babyloniens transportaient leurs malades sur la placepublique1 le meacutedecin crsquoeacutetait le peuple Chacun des passants devaitpar humaniteacute et politesse srsquoenqueacuterir de leur eacutetat et leur donner quelqueavis salutaire tireacute de leur propre expeacuterience Nous ne faisons guegravere au-trement il nrsquoest pas une seule bonne femme2 dont nous nrsquoutilisionsce qursquoelle marmonne dans ses formules magiques Et si je devais ac-cepter quelque meacutedecine jrsquoaccepterais spontaneacutement plutocirct celle-cicar elle offre au moins cet avantage qursquoon nrsquoen a rien agrave craindre

59 Homegravere et Platon disaient des Eacutegyptiens qursquoils eacutetaient tousmeacutedecins Cela peut se dire de tous les peuples car il nrsquoest personnequi ne se vante de connaicirctre quelque remegravede et qui ne soit precirct agrave lrsquoes-

1Crsquoest du moins ce que preacutetend Heacuterodote Lrsquoenquecircte [37] I 1972Dans le langage populaire on parle encore aujourdrsquohui de laquo remegravede de bonne

femme raquo crsquoest pourquoi je pense que laquo bonne femme raquo peut ici traduire laquo femmelette raquoqui a pris au contraire un tout autre sens maintenant

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 535

sayer sur son voisin agrave ses risques et peacuterils srsquoil veut bien le croire Je metrouvais lrsquoautre jour dans un groupe de gens ougrave quelqursquoun qui souffraitcomme moi annonccedila la nouvelle drsquoune sorte de pilule faite drsquoune cen-taine drsquoingreacutedients au moins bien compteacutes Ce fut une grande joie etun extrecircme reacuteconfort quel rocher pourrait en effet reacutesister au tir drsquounetelle batterie Jrsquoai pourtant appris de ceux qui lrsquoont essayeacutee que lamoindre petite laquo pierre raquo nrsquoen fut mecircme pas eacutebranleacutee

60 Je ne puis quitter ce papier sans dire encore un mot sur lefait qursquoils nous preacutesentent comme une preuve de lrsquoefficaciteacute de leursdrogues cette expeacuterience qursquoils ont faite La plupart et mecircme je croisbien plus des deux tiers des vertus meacutedicinales relegravevent de la laquo quinteessence1 raquo ou proprieacuteteacute occulte des plantes et nous ne pouvons enavoir connaissance que par lrsquoexpeacuterience car cette laquo quinte essence raquonrsquoest pas autre chose qursquoune qualiteacute dont notre raison ne peut nouspermettre de trouver la cause Et parmi leurs preuves je suis contentdrsquoaccepter celles qursquoils preacutetendent avoir obtenu par lrsquoinspiration dequelque diviniteacute (car srsquoagissant de miracles tregraves peu pour moi) oubien encore les preuves tireacutees des choses qui pour drsquoautres raisonsfont partie de celles que nous utilisons couramment Crsquoest le cas dela laine que nous avons lrsquohabitude drsquoutiliser pour nos vecirctements eten laquelle on a trouveacute incidemment quelque occulte proprieacuteteacute desseacute-chante capable de gueacuterir les engelures du talon ou encore du raifortque nous mangeons et dans lequel on a trouveacute des vertus laxatives

61 Galien raconte qursquoil advint agrave un leacutepreux de gueacuterir gracircce auvin qursquoil avait bu parce qursquoune vipegravere srsquoeacutetait introduite par hasarddans le reacutecipient Cet exemple nous montre par quel intermeacutediaire etde quelle faccedilon les choses se sont produites il en est de mecircme pourles conclusions auxquelles les meacutedecins disent avoir eacuteteacute ameneacutes parlrsquoexemple de certains animaux Mais dans la plupart des autres casquand ils disent avoir eacuteteacute conduits par la chance et nrsquoavoir eu drsquoautreguide que le hasard je trouve peu creacutedible la faccedilon dont srsquoest deacuterouleacuteela deacutecouverte

62 Jrsquoimagine lrsquohomme regardant autour de lui le nombre infinides choses des plantes des animaux des meacutetaux Je ne sais par ougrave luifaire commencer son observation Et si sa premiegravere ideacutee le fait se jetersur la corne drsquoun eacutelan agrave laquelle srsquoattache une croyance bien commodeet peu sucircre il nrsquoen sera pas plus avanceacute pour la suite tant de maladies

1Montaigne eacutecrit encore ceci en deux mots crsquoest la laquo cinquiegraveme essence raquo crsquoest-agrave-dire le reacutesultat de la cinquiegraveme distillation selon les principes alchimiques qui devaitlivrer lrsquoeacuteleacutement fondamental de toute chose

536 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

et tant de circonstances se preacutesentent agrave lui Avant qursquoil soit parvenuagrave la certitude que devrait lui apporter lrsquoexpeacuterience lrsquoesprit humain yperd son latin Et avant qursquoil ait trouveacute parmi cette infiniteacute de choses ceqursquoest cette corne que parmi cette infiniteacute de maladies lui correspondlrsquoeacutepilepsie parmi tant de tempeacuteraments la meacutelancolie parmi tant desaisons lrsquohiver parmi tant de nations les Franccedilais parmi tant drsquoacircgesla vieillesse parmi tant de mouvements ceacutelestes la conjonction deVeacutenus et de Saturne parmi tant de parties du corps le doigt Et entout cela nrsquoecirctre guideacute par aucun raisonnement ni aucune conjectureaucun exemple aucune inspiration divine mais seulement le hasard Il faudrait que ce fucirct par un hasard relevant tout agrave fait de lrsquoart reacutegleacuteet meacutethodique Et puis encore la gueacuterison obtenue comment savoirsi ce mal nrsquoeacutetait arriveacute de lui-mecircme agrave sa fin ou qursquoil se fucirct agi drsquouneffet du hasard ou de lrsquoaction de toute autre chose comme ce qursquoila mangeacute bu ou toucheacute ce jour-lagrave ou le reacutesultat des priegraveres de sagrand-megravere Et en outre quand cette preuve aurait eacuteteacute parfaitementeacutetablie combien de fois a-t-elle eacuteteacute reacuteiteacutereacutee et cette longue enfiladede hasards heureux et de rencontres favorables combien de fois a-t-elle eacuteteacute reparcourue pour qursquoon puisse en deacuteduire une regravegle

63 Et celle-ci une fois eacutetablie ndash par qui lrsquoaura-t-elle eacuteteacute Parmitant de millions il nrsquoy a peut-ecirctre que trois hommes qui prennentla peine drsquoenregistrer leurs expeacuteriences Le sort aura-t-il rencontreacute agravepoint nommeacute lrsquoun de ceux-lagrave Et que se passera-t-il si un autre si centautres ont fait des expeacuteriences contraires Peut-ecirctre y verrions-nousun peu plus clair si tous les jugements et raisonnements des hommesnous eacutetaient connus Mais que trois teacutemoins et trois docteurs repreacute-sentent le genre humain ce nrsquoest pas lagrave quelque chose de raisonnable il faudrait que la nature humaine les eucirct choisis eacutelus et qursquoils fussentdeacuteclareacutes comme eacutetant nos repreacutesentants1 par une procuration formelle

Agrave MADAME DE DURAS2

64 Madame crsquoest lagrave que jrsquoen eacutetais de mes laquo Essais raquo quand vousecirctes venue me voir derniegraverement Comme il se pourrait que ces inep-ties tombent un jour entre vos mains je veux aussi qursquoelles teacutemoignent

1Montaigne eacutecrit laquo syndics raquo Le mot est encore usiteacute mais dans des contextes troprestreints co-proprieacuteteacute faillite

2Marguerite de Gramont veuve de Jean de Durfort tueacute devant Libourne elle faisaitpartie de lrsquoentourage de Marguerite de Navarre

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 537

de ce que leur auteur se sent tregraves honoreacute de la faveur que vous leur ac-corderez Vous y reconnaicirctrez lrsquoattitude et le comportement que vouslui connaissez dans sa conversation Mecircme si jrsquoavais pu prendre uneautre apparence que celle qui est la mienne drsquoordinaire une autre al-lure plus honorable et meilleure je ne lrsquoaurais pas fait crsquoest que jenrsquoattends rien drsquoautre de ces eacutecrits que de me rappeler agrave votre souve-nir tel que je suis naturellement Ces faccedilons drsquoecirctre et ces dispositionsdrsquoesprit que vous avez connues et accueillies Madame avec bien plusde consideacuteration et de courtoisie qursquoelles ne meacuteritent ce sont celles-lagravemecircmes que je veux loger sans alteacuteration ni changement en quelquechose de solide qui puisse durer quelques anneacutees ou quelques joursapregraves moi et ougrave vous les retrouverez quand il vous plaira de vous enrafraicircchir la meacutemoire sans avoir agrave vous donner la peine de vous ensouvenir ndash car elles ne le meacuteritent pas Mon deacutesir est de vous voirmaintenir votre amitieacute en ma faveur gracircce aux mecircmes qualiteacutes quecelles qui lrsquoont fait naicirctre

65 Je ne deacutesire nullement qursquoon mrsquoaime et mrsquoestime mieuxmort que vivant Lrsquoattitude de Tibegravere est ridicule et pourtant courante il avait plus le souci drsquoeacutetendre sa renommeacutee dans lrsquoavenir qursquoil nrsquoenavait de se rendre estimable et agreacuteable aux hommes de son temps Sijrsquoeacutetais de ceux agrave qui le monde pucirct devoir des louanges je lrsquoen tiendraiquitte pour la moitieacute seulement pourvu qursquoil me les payacirct drsquoavance qursquoelles se pressent et srsquoamoncellent autour de moi plus eacutepaisses quelongues plus pleines que durables Et qursquoelles srsquoeacutevanouissent pour debon quand jrsquoen perdrai la conscience et que leur doux son nrsquoatteindraplus mes oreilles

66 Ce serait une ideacutee bien sotte alors que je suis sur le pointdrsquoabandonner la socieacuteteacute des hommes drsquoaller maintenant me montrer agraveeux sous preacutetexte de quelque nouveau meacuterite Je ne tiens pas le comptedes biens que je nrsquoai pu employer dans ma vie Quel que je sois jeveux lrsquoecirctre ailleurs que sur le papier Mon art et mon savoir-faire onteacuteteacute employeacutes agrave me mettre en valeur Mes eacutetudes agrave apprendre agrave agir etnon agrave eacutecrire Jrsquoai mis tous mes efforts agrave donner forme agrave ma vie voilagravemon meacutetier et mon ouvrage Je suis moins un faiseur de livres que detoute autre chose Jrsquoai voulu avoir quelques capaciteacutes pour servir mesbesoins preacutesents et essentiels non pour les mettre en deacutepocirct ni en faireune reacuteserve pour mes heacuteritiers

67 Que celui qui a quelque valeur le fasse connaicirctre par sa fa-ccedilon drsquoecirctre et en ses propos ordinaires agrave sa faccedilon de traiter lrsquoamourou les querelles au jeu au lit agrave la table dans la conduite de ses af-

538 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

faires en srsquooccupant de sa maison Ceux que je vois faire de bonslivres eacutetant mal vecirctus se seraient plutocirct occupeacutes drsquoabord de leur misesrsquoils mrsquoavaient eacutecouteacute Demandez agrave un Spartiate srsquoil aime mieux ecirctrebon rheacutetoricien que bon soldat Moi-mecircme jrsquoaimerais mieux ecirctre boncuisinier si je nrsquoavais personne pour srsquooccuper de cela

68 Mon Dieu Madame comme je deacutetesterais avoir la reacutepu-tation drsquoecirctre quelqursquoun drsquohabile dans ce que jrsquoeacutecris et un homme derien un sot par ailleurs Jrsquoaime encore mieux ecirctre un sot ici et lagraveplutocirct que drsquoavoir si mal choisi lrsquoendroit ougrave employer ma valeur Crsquoestpourquoi il srsquoen faut de beaucoup que je cherche agrave me faire quelquenouvel honneur par ces sottises et ce sera deacutejagrave bien si je nrsquoy perds pasun peu de ce que jrsquoavais acquis Car au-delagrave de ce que ce portrait mortet muet cache de mon ecirctre veacuteritable il ne se rapporte pas non plus agravemon meilleur moment mais agrave celui ougrave jrsquoai bien perdu de la vigueur etde lrsquoentrain que jrsquoavais agrave mes deacutebuts agrave celui ougrave je tire sur le fleacutetri etsur le rance Je suis au fond du tonneau qui sent la fin et la lie

69 Au demeurant Madame je nrsquoaurais pas oseacute agiter si hardi-ment les mystegraveres de la meacutedecine eacutetant donneacutee la confiance que vouset tant drsquoautres lui accordez si je nrsquoy avais eacuteteacute ameneacute et par ses auteurseux-mecircmes1 Je crois bien qursquoil nrsquoy en a que deux chez les Latins Pline lrsquoAncien et Celse2 Si vous les lisez un jour vous verrez qursquoilssrsquoadressent bien plus brutalement agrave leur art que je ne le fais je ne faisque le pincer ils lrsquoeacutegorgent Pline se moque entre autres choses dubeau moyen qursquoils ont trouveacute pour se deacutefiler quand ils sont laquo au boutdu rouleau raquo3 ils renvoient les malades qursquoils ont secoueacutes et tourmen-teacutes pour rien avec leurs drogues et leurs reacutegimes les uns demander dusecours aux vœux et aux miracles les autres aux eaux thermales (Nevous inquieacutetez pas Madame il ne parle pas de celles drsquoici sous laprotection de votre maison et qui sont toutes Gramontoises4) Ils ontencore une troisiegraveme faccedilon de nous eacuteloigner drsquoeux et de se deacutechar-ger des reproches que nous pouvons leur faire du peu drsquoameacuteliorationde nos maux sur lesquels ils ont pourtant reacutegneacute si longtemps qursquoil neleur reste plus aucun moyen de nous leurrer crsquoest de nous envoyer

1Le texte de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo est laquo par ses autheurs mesme raquo Et danslrsquoeacutedition de 1595 on lit laquo mesmes raquo Certes il y a une nuance laquo mecircme par ses auteurs raquoou laquo par ses auteurs eux-mecircmes raquo Mais je suis ici le texte de 1595

2Celse a veacutecu au temps drsquoAuguste Son ouvrage principal a pour titre De artemedica

3Cette expression populaire drsquoaujourdrsquohui me semble bien correspondre agrave celleqursquoemploie Montaigne laquo au bout de leur corde raquo

4Madame de Duras eacutetait neacutee Marguerite de Gramont

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 539

chercher le bon air dans quelque autre contreacutee Mais jrsquoen ai assez ditMadame vous me donnerez certainement la permission de reprendrele fil de mon propos dont je mrsquoeacutetais deacutetourneacute pour mrsquoentretenir avecvous

70 Crsquoest Peacutericlegraves il me semble qui a reacutepondu comme on luidemandait comment il se portait laquo Vous pouvez en juger par ccedila raquoen montrant les amulettes qursquoil portait au cou et au bras Il voulait direpar lagrave qursquoil eacutetait bien malade puisqursquoil en eacutetait arriveacute agrave avoir recoursagrave des choses aussi vaines et agrave srsquoecirctre laisseacute affubler de cette faccedilon Jene dis pas que je ne puisse ecirctre ameneacute un jour agrave cette ideacutee ridicule desoumettre ma vie et ma santeacute agrave la merci et aux ordres des meacutedecins ilse pourrait que je tombe dans cette sottise je ne puis reacutepondre de mafermeteacute future Mais mecircme alors si quelqursquoun me demande commentje me porte je pourrai lui dire comme Peacutericlegraves laquo Vous pouvez en ju-ger par ccedila raquo en montrant ma main chargeacutee de six dragmes1 drsquoopiate2Ce sera le signe tout agrave fait eacutevident drsquoune maladie violente puisqursquoony verra que mon jugement est complegravetement deacutetraqueacute Si la frayeuret lrsquoincapaciteacute de supporter le mal obtiennent cela de moi on pourrafacilement en conclure que mon acircme est en proie agrave une fiegravevre vraimentterrible

71 Jrsquoai pris la peine de plaider cette cause dans laquelle je nesuis pas tregraves compeacutetent pour appuyer et conforter un peu ma tendancenaturelle agrave me deacutefier des drogues et des pratiques de notre meacutedecinetendance qui me vient de mes ancecirctres Et je lrsquoai fait pour que ce ne soitpas seulement une inclination stupide et incontrocircleacutee mais qursquoelle aitun peu plus de tenue Afin aussi que ceux qui me voient si ferme contreles exhortations et menaces que lrsquoon me fait quand mes maladies meprennent ne pensent pas qursquoil srsquoagisse lagrave drsquoune simple obstination ouqursquoil nrsquoy ait pas quelqursquoun drsquoassez mauvais pour penser qursquoil srsquoagissedrsquoun quelconque souci de gloriole Ce serait vraiment un deacutesir bienplaceacute que de vouloir tirer honneur drsquoune attitude que jrsquoai en communavec mon jardinier et mon muletier Certes je nrsquoai pas le cœur assezenfleacute ni si plein de vent pour eacutechanger un plaisir aussi solide aussicharnu et substantiel que la santeacute contre un plaisir imaginaire imma-teacuteriel et creux La gloire mecircme celle des quatre fils Aymon est tropcher payeacutee pour un homme comme moi si elle lui coucircte seulementtrois sous de laquo coliques raquo La santeacute de par Dieu

1Dragme ou drachme huitiegraveme partie drsquoune once qui eacutetait la seiziegraveme partie de lalivre de Paris eacutevalueacutee agrave 489 g environ

2Opiate ou opiat meacutedicament agrave base de sirop de miel et de pulpes diverses

540 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

72 Ceux qui aiment notre meacutedecine peuvent aussi avoir lagrave-dessus des points de vue qui soient valables grands et solides Je nehais pas les opinions contraires aux miennes Cela ne mrsquoeffraie pas dutout de voir de la discordance entre mes jugements et ceux drsquoautrui etje ne me coupe pas pour autant de la socieacuteteacute des hommes qui ont unautre point de vue et sont drsquoun autre parti que le mien Au contraire(comme la diversiteacute est la meacutethode la plus geacuteneacuterale que la Nature aitsuivie et surtout en ce qui concerne les esprits plus que pour les corpscar les esprits sont faits drsquoune substance plus souple et plus susceptibledrsquoavoir des formes varieacutees) je trouve qursquoil est bien plus rare de voirsrsquoaccorder des caractegraveres et des desseins Et il nrsquoy eut jamais au mondedeux opinions semblables pas plus que deux cheveux ou deux grainsLeur faccedilon drsquoecirctre la plus geacuteneacuterale crsquoest la diversiteacute

FIN DU LIVRE II

Table des matiegraveres

1 Sur lrsquoinconstance de nos actions 9

2 Sur lrsquoivrognerie 19

3 Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 31

4 On verra ccedila demain 47

5 Sur la conscience 51

6 Sur les exercices 57

7 Sur les reacutecompenses honorifiques 71

8 Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 77

9 Sur les armes des Parthes 99

10 Sur les livres 103

11 Sur la cruauteacute 119

12 Apologie de Raymond Sebond 137

13 Sur la faccedilon de juger de la mort des autres 329

541

14 Comment notre esprit srsquoembarrasse lui-mecircme 337

15 Notre deacutesir est accru par la difficulteacute 339

16 Sur la gloire 347

17 Sur la preacutesomption 361

18 Du deacutementi 395

19 Sur la liberteacute de conscience 401

20 Nous ne goucirctons rien de pur 407

21 Contre la faineacuteantise 411

22 Sur les relais de Poste 417

23 Sur les mauvais moyens employeacutes agrave bonne fin 419

24 Sur la grandeur romaine 423

25 Qursquoil ne faut pas contrefaire le malade 425

26 Sur le rocircle des pouces 429

27 La lacirccheteacute megravere de la cruauteacute 431

28 Chaque chose en son temps 443

29 Sur le courage 447

30 Sur un enfant monstrueux 455

31 Sur la colegravere 457

32 Deacutefense de Seacutenegraveque et de Plutarque 465

33 Lrsquohistoire de Spurina 473

34 Sur les moyens employeacutes par Ceacutesar agrave la guerre 483

35 Sur trois bonnes eacutepouses 493

36 Sur les hommes les plus eacuteminents 501

37 Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 509

Bibliographie

[1] Les Stoiumlciens Gallimard Coll laquo Pleacuteiade raquo 1962

[2] Dante Alighieri La Divine Comeacutedie La Diffeacuterence 2003bilingue traduction juxtalieacuteaire de Didier Marc Garin

[3] Anonyme Priapea ou Diversorum veterum poetarum lususAlde Venise 1517 Recueil de poeacutesies licencieuses

[4] Aristote Histoire des Animaux Les Belles Lettres coll Uni-versiteacutes de France Paris 2003 180 p

[5] Aristote Politique Les Belles-Lettres Coll des Universiteacutesde France 2003 2e tirage - T I livres I et II T II livres IIIet IV

[6] Aristote Morale agrave Nicomaque Œuvres texte et trad LesBelles-Lettres coll Universiteacutes de France Paris agrave partir de1926

[7] Saint Augustin La Citeacute de Dieu Seuil 2 tomes Coll Pointssagesse 3 vol traduction de Louis Moreau 1846 revue parjean-Claude Eslin

[8] Aulu-Gelle Nuits attiques Les Belles-Lettres coll Universi-teacutes de France Paris 2003 trad R Marache

[9] Ausone Oeuvres complegravetes C L F Panckoucke 2 tomes1843 En ligne agrave httpremacleorgbloodwolfhistoriensausonetablehtm

545

[10] Jean Bouchet Annales drsquoAquitaine faits amp gestes en som-maire des roys de France amp drsquoAngleterre Jehan amp Enguil-bert de Marnef Poitiers 1545 Numeacuterisation BNF http gal-licabnffrark 12148bpt6k522330

[11] Baldassare Castiglione Il libro del Cortegiano Venise 1528Traduit en franccedilais par J Chaperon en 1537

[12] Catulle Poeacutesies Les Belles Lettres 2002 Coll laquo Classiquesen poche raquo

[13] Catulle Eacutepigrammes Les Belles Lettres 2002 Coll laquo Clas-siques en poche raquo

[14] Ciceron Acadeacutemiques Belles-Lettres na Œuvres complegravetesCollection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[15] Ciceron De Divinatione Belles-Lettres na Œuvres com-plegravetes Collection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[16] Ciceron De finibus Belles-Lettres na Œuvres complegravetesCollection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[17] Ciceron De natura deorum Belles-Lettres na Œuvres com-plegravetes Collection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[18] Ciceron De Officiis Belles-Lettres na Œuvres complegravetesCollection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[19] Ciceron Paradoxes Belles-Lettres na Œuvres complegravetesCollection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[20] Ciceron Tusculanes Belles-Lettres na Œuvres complegravetesCollection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[21] Claudien Oeuvres contre Eutrope Les Belles Lettres colldes Universiteacutes de France seacuterie latine 1936 et 1942 2 tomestexte eacutetabli et traduit par J-L Charlet

[22] Claudien Oeuvres In Ruffinum Les Belles Lettres coll desUniversiteacutes de France seacuterie latine 1936 et 1942 2 tomes texteeacutetabli et traduit par J-L Charlet

[23] Claudien Œuvres Les Belles Lettres coll des Universiteacutes deFrance seacuterie latine 1936 et 1942 2 tomes texte eacutetabli et traduitpar J-L Charlet

[24] Jules Cesar La Guerre des Gaules Les Belles-Lettres Paris1926 1989-1990 trad L A Constans 2 vol

[25] Francisco Lopez de Gomara Histoire generalle des Indes Occi-dentales et terres neuves qui jusques agrave present ont esteacute descou-vertes composeacutee en espagnol par Franccedilois Lopez de Gomara amp

trad en franccedilois par le S de Genille Mart Fumeacutee 1605 Textenumeacuteriseacute sur Gallica (1995)

[26] Guy de Pernon Les Essais de Montaigne traduits en franccedilaismoderne 2008-2009 Drsquoapregraves le texte de 1595 Disponible enPDF sur Internet agrave lrsquoadresse http hyperlivresnet

[27] [Divers] Les Stoiumlciens Gallimard Collection Pleacuteiade 1962Trad Eacutemile Breacutehier

[28] D M Frame The complete Essays of Montaigne translated byD M Frame Stanford University Press 1965

[29] Froissart Chroniques Le Livre de Poche coll laquo Lettres Go-thiques raquo 2001 Tome 1 Livres I et II

[30] Simon Goulard Histoire du Portugal

[31] Homere lrsquoOdysseacutee Babel 1995 traduction en vers de FMugier

[32] Horace Art Poeacutetique Œuvres 3 vol texte et trad franccedil FVilleneuve Les Belles Lettres Paris 1927-1934

[33] Horace Satires Œuvres 3 vol texte et trad franccedil F Ville-neuve Les Belles Lettres Paris 1927-1934

[34] Horace Eacutepicirctres Les Belles Lettres Œuvres 3 vol texte ettrad franccedil F Villeneuve Paris 1927-1934

[35] Horace Eacutepodes Œuvres 3 vol texte et trad franccedil F Vil-leneuve Les Belles Lettres Paris - Œuvres 3 vol trad F Ri-chard GF-Flammarion 1927-1934 - et 1967

[36] Horace Odes Œuvres 3 vol texte et trad franccedil F VilleneuveLes Belles Lettres Paris et Œuvres 3 vol trad F Richard GF-Flammarion 1927-1934 et 1967

[37] Herodote Lrsquoenquecircte coll Folio Gallimard Paris 2 vol ABarguet eacuted 1985 et 1990

[38] Pline Le Jeune Correspondance Les Belles Lettres coll desUniversiteacutes de France 1968-88 Tomes I agrave IV

[39] Flavius Josephe Autobiographie Belles-Lettres Coll des Un-niv de France bilingue franccedilais-grec 155 p 1984 trad AndreacutePelletier

[40] Juste Lipse Politiques na 1886 in laquo Œuvres raquo Gand Vyt

[41] Juvenal Satires Belles Lettres Paris 1921 1983 P de La-briolle et F de Villeneuve

[42] Lactance Choix de monuments primitifs de lrsquoEacuteglise chreacutetienneDelagrave Paris 1882 trad de J-A-C Buchon texte numeacute-riseacute accessible partiellement agrave Bibliotheca Classica Selecta(Louvain) httpbcsfltruclacbe

[43] LrsquoArioste Roland Furieux Garnier-Flammarion (Poche)1993 345 p Coll laquo Poeacutesie eacutetrangegravere raquo

[44] Diogegravene Laerce Vies et doctrines des philosophes illustresLivre de Poche 2003 10 livres

[45] Lucain La guerre civile ou La Pharsale Les Belles Lettres2003 Coll des Universiteacutes de France Trad Abel Bourgey

[46] Lucrece De la Nature Les Belles Lettres Coll des Universiteacutesde France 1972 2 tomes bilingue trad (prose) A Ernout

[47] Lucrece De Natura Rerum - De La Nature Aubier-MontaigneBibliothegraveque philosophique bilingue 1993 Trad juxtalineacuteairepar Joseacute Kany-Turpin

[48] Ariosto Ludovico Orlando Furioso Einaudi 2006 2 t bro-cheacute coll laquo Einaudi Tascabili Classici raquo

[49] Manilius Astronomica in oeuvres complegravetes de Stace martialmanilius lucilius junior rutilius gratius faliscus nemesianuset calpurnius avec leur traduction en franccedilais publieacutees sous ladirection de M Nisard - Didot Paris 1860

[50] Martial Eacutepigrammes Arleacutea Paris 2001 15 livres

[51] Pseudo-Gallus (Maximianus) Poetae Latini Minores Baeh-rens Leipzig 1879-1923 7 vol - voir aussi eacutedition numeacute-rique agrave httpwwwthelatinlibrarycommaximianushtml

[52] Montaigne Les Essais de Michel de Montaigne P Villey et FStrowski 1906-1922 4 tomes grand format et un glossaire

[53] Montaigne Apologie de Raymond Sebond Aubier-Montaigne1937 Texte eacutetabli et preacutesenteacute par Paul Porteau

[54] Montaigne Œuvres complegravetes Les Belles Lettres 1959 eacutedi-tion de Jean Plattard

[55] Montaigne Les Essais Presses Universitaires de France 1965eacutedition P Villey 3 tomes

[56] Montaigne Œuvres complegravetes de Montaigne eacutedition drsquoAlbertThibaudet et Maurice Rat Gallimard coll Pleacuteiade 1965 Unenouvelle eacutedition est sortie en mai 2007 elle reproduit le textede 1595 - celui qui a servi de base agrave la preacutesente traduction

[57] Montaigne Les Essais de Michel Eyquem de Montaigne Im-primerie Nationale 1999 Eacutedition de Marcel Guilbaud

[58] Montaigne Essais Honoreacute Champion 2002 3 t Traductionen franccedilais moderne par Andreacute Lanly

[59] Montaigne Les Essais Arleacutea 2002 Mis en franccedilais moderneet preacutesenteacutes par Claude Pinganaud

[60] Montaigne Les Essais Gallimard coll laquo Pleacuteiade raquo 2007eacuted eacutetablie par Jean Balsamo Michel Magnien et CatherineMagnien-Simonin avec les laquo notes de lecture raquo et laquo sentencespeintes raquo par Alain Legros 1970 p

[61] na La Bible Seuil 1973 Traduction drsquoEacutemile Osty avecJoseph Trinquet

[62] Ovide Les Meacutetamorphoses Les Belles Lettres coll Universi-teacutes de France Paris 1972 eacuted G Lafaye 3 tomes

[63] Ovide Tristes Les Belles Lettres coll Universiteacutes de FranceParis 1988

[64] Ovide Remegravedes agrave lrsquoamour Mille et une nuits 1997

[65] Ovide Pontiques Les Belles Lettres coll Universiteacutes deFrance Paris 2000 B G Teubner- 1863 (Latin seulement)

[66] Ovide Amours Les Belles Lettres Coll Classiques en Poche2002 Bilingue Trad Henri Bornecque introduction et notespar jean-Pierre Neacuteraudau

[67] Ovide Fastes Œuvres Les Belles Lettres coll Universiteacutes deFrance Paris 2003 ed R Schilling

[68] Ovide Heacuteroiumldes Les Belles Lettres coll Universiteacutes de FranceParis 2003 Trad Henri Bornecque et M Preacutevost

[69] Bernard Palissy Discours Admirables des eaux et des fon-taines chez Martin Le Jeune Paris 1580 Eacutedition numeacuteriqueavec texte original et moderniseacute en regard par G de Pernon2002 http numlivresfrPalissyhtml

[70] Perse (Aulus Persius-Flaccus) Satires Les Belles Lettres collUniversiteacutes de France Paris 2003 eacuted A Cartault

[71] Platon Les Lois Œuvres texte et trad Les Belles Lettrescoll Universiteacutes de France Paris 1976 eacuted A Diegraves

[72] Platon Theacuteeacutetegravete Les Belles Lettres coll Universiteacutes deFrance Paris 1976 sous la direction drsquoAuguste Diegraves

[73] Platon La Reacutepublique Gallimard Coll laquo Folio - Essais raquo1993 Traduction de Pierre Pachet

[74] Platon Œuvres complegravetes tome X Timeacutee Critias Les BellesLettres Collect des Univ de France 2002

[75] Platon Œuvres complegravetes Gallimard laquo La Pleacuteiade raquo 2003 2tomes traduction nouvelle de Leacuteon Robin

[76] Platon Le Politique Garnier-Flammarion 203 trad Luc Bris-son 316 p

[77] Pline lrsquoAncien Histoire naturelle Œuvres texte et trad LesBelles Lettres coll Universiteacutes de France Paris 1951 eacuted JeanBeaujeu

[78] Plutarque Œuvres mecircleacutees na 1572 Traduction JacquesAmyot Michel de Vascosan 1572 Paris (BNF laquo Gallica raquo fac-simileacute teacuteleacutechargeable)

[79] Plutarque Vies Parallegraveles Gallimard Coll laquo Quarto raquo 2001trad Anne-Marie Ozanam eacuted sous la direction de F Hartog

[80] Properce Eleacutegies amoureuses - Cynthia eacuted de lrsquoImprimerieNationale 2003 eacuted de Pascal Charvet bilingue latin-franccedilais

[81] Prudence Contre Symnaque Les Belles Lettres coll des Uni-versiteacutes de France Tome III texte eacutetabli et traduit par M La-varenne

[82] Petrarque Canzoniere Gallimard Coll laquo Poeacutesie raquo1983 Voir aussi httpdigilanderliberoittesti_di_petrarca

petrarca_canzonierehtml

[83] Quinte-Curce Histoire drsquoAlexandre le Grand Gallimard CollFolio 2007 eacuted Claude Mosseacute et Annette Flobert

[84] Quintilien Institution Oratoire Œuvres texte et trad LesBelles Lettres coll Universiteacutes de France Paris 1979 tradJean Cousin 6 tomes

[85] Ronsard Poeacutesies choisies Classiques Garnier 1969 introdpar Franccediloise Joukovsky

[86] Salluste Histoires (fragments) Les Belles-Lettres 19461994 eacuted A Ernout

[87] Salluste La guerre de Jugurtha Belles Lettres Coll laquo Clas-siques en poche raquo 2000 Trad Alfred Ernout

[88] Sophocle Ajax Les Belles Lettres Coll laquo Classiques enpoche raquo 2002 eacutedition bilingue trad Paul Mazon texte eacuteta-bli par A Dain

[89] Stace Sylves Les Belles Lettres coll Universiteacutes de FranceParis 1992 Texte eacutetabli par H Fregravere et traduit par H J Izaac2 tomes

[90] Stobee Fragments de Stobeacutee Les Belles Lettres 1983 Preacute-senteacutes par andreacute Festugiegravere I-XXIII

[91] Suetone Vies des Douze Ceacutesars Les Belles Lettres coll Pochebilingue 1975 Trad Henri Ailloud introd et notes de JeanMaurin

[92] Publius Syrus Sentences Bibliotheca Augustana (texte nu-meacuteriseacute)

[93] Seneque les Pheacuteniciennes Les Belles Lettres coll des Uni-versiteacutes de France Paris Trageacutedies tome I Hercule furieuxLes Troyennes Les Pheacuteniciennes Meacutedeacutee Phegravedre brocheacute 441p trad F R Chaumartin

[94] Seneque Œdipe Les Belles Lettres coll des Universiteacutes deFrance Paris Tome II Oedipe - Agamemnon - Thyeste

[95] Seneque Dialogues Les Belles Lettres 1971 t 1 De lacolegravere

[96] Seneque Eacutepitres ou laquo Lettres agrave Lucilius raquo Texte et trad LesBelles Lettres coll Universiteacutes de France Paris 1992 TradFranccedilois Preacutechac

[97] Seneque Trageacutedies Les Belles Lettres coll des Universiteacutes deFrance Paris 2002 Trageacutedies tome II Oedipe AgamemnonThyeste brocheacute 336 p

[98] Seneque De Beneficiis Arleacutea Coll laquo Retour aux grandstextes raquo Poche 2005 trad Aude MAtignon

[99] Seneque le Rheteur Controverses et deacuteclamations (la-tin) Teubner Fac-sim de lrsquoeacuted de Stuttgart Teubner 18721967 Texte latin disponible agrave httpwwwthelatinlibrarycom

senecasuasoriaehtml

[100] Tacite Annales Œuvres texte et trad Les Belles Lettres collUniversiteacutes de France Paris 1976 3 tomes ed de P Wuilleu-mier J Hellegouarcrsquoh Paul Jal

[101] Tacite Vie drsquoAgricola La Germanie Les Belles Lettres Colllaquo Classique en poche raquo 2001 bilingue

[102] Le Tasse (Torquato Tasso) Rimes et prose Ferrare 1585

[103] Le Tasse (Torquato Tasso) Jeacuterusalem deacutelivreacutee Gallimard Fo-lio Classique 2002 Trad de Michel Orcel (en vers libres nonrimeacutes)

[104] Tibulle Eleacutegies Œuvres texte et trad Les Belles Lettreslaquo Corpus Tibullianumlaquo raquo Coll Budeacute des Universiteacutes deFrance 1924

[105] Tite-Live Annales ou Histoire romaine Les Belles LettresParis 1943 sqq eacuted et trad E Lasserre 1934 sqq eacuted et tradP Jal 1976-1979 eacuted et trad J Bayet et G Baillet

[106] Ciceacuteron Marcus Tullius Oeuvres complegravetes de Ciceacuteron dans Collection des auteurs latins publieacutes sous la direction de MNISARD Dubochet Paris 1841 Sur Gallicafr et http agora-classfltruclacbeconcordances

[107] Terence Les Adelphes Œuvres complegravetes Gallimard coll LaPleacuteiade 1971 eacuted et trad P Grimal

[108] Terence Andrienne Œuvres complegravetes Gallimard coll LaPleacuteiade 1971 eacuted et trad P Grimal

[109] Terence Heautontimorumenos Œuvres complegravetes Gallimardcoll La Pleacuteiade 1971 eacuted et trad P Grimal

[110] Terence Lrsquoeunuque Œuvres complegravetes Gallimard coll LaPleacuteiade 1971 eacuted et trad P Grimal

[111] Terence Oeuvres complegravetes Gallimard coll La Pleacuteiade 1971eacuted et trad P Grimal

[112] Virgile Eacuteneacuteide in Œuvres complegravetes tome I Ed de La Diffeacute-rence 1993 texte bilingue juxtalineacuteaire - trad J-P Chausserie-Lapreacutee

[113] Virgile Bucoliques Gallimard Coll laquo Folio raquo 1997 Bilinguetrad Paul Valeacutery et J Delille

[114] Virgile Geacuteorgiques Gallimard Coll laquo Folio raquo 1997 Bilinguetrad Paul Valeacutery et J Delille

[115] Xenophon Meacutemorables Œuvres texte et trad Les BellesLettres coll Universiteacutes de France Paris 1979 Trad E Del-becque

Index

Alexandre 14 43 54 97 99 133166 186 232 293 351362 395 402 403 431451 483 487 490 502504ndash506

amitieacute 86 89 176 254 284 393537

amour 41 79 87 95 97 141 161177 199 204 211 227301 303 316 340 341436 439 459 461 473475 477 479 493 498499 504 537

Aristote 29 68 79 81 83 97104 127 161 165 168185 193 196 207 212216 217 225 254ndash256258 269 274 290 292293 299 349 370 377388 433 457 464 501502 514 523

Auguste 10 20 41 71 72 173179 242 355 395 424430 484 486 510 538

bibliothegraveque 381 392 396

chasteteacute 12 23 24 39 75 124342 348 360 402

cheval 24 51 60 64 65 67 84105 108 155 165 177180 187 198 271 285333 340 363 372 373383 384 415 417 418426 450 453 454 468469 473 519

Ceacutesar 21 37 49 71 90 95 97110 113 115 122 129179 229 232 330 332333 351 357 361 362368 395 399 404 417423 437 459 466 474ndash478 483 485ndash491 505506

douleur 28 34 36 54 63 64 120ndash122 155 166 197 200201 203 207 269 283303 308 314 315 332335 407 408 468 494498 511ndash513 534

deacutefaillance 39 124 268 334 407deacutefaillance (deacutefaillances du cœur)

335

Essais (Les Essais) 382 384mes Essais 97 393 536

554

folie 28 29 32 33 35 86 150199 203 227 234 235244 256 268 287 288317 375 384 391 471521

franccedilais 47 102 109 113 114139 262 271 299 315340 347 368 369 376392 398 435 491 503519 524 536 544

Gascon 81 155 204 369Gascons 204gascons 100 262

Gasconle Gascon 204

gravelle 527 532

histoire 26 31 38ndash41 52 55 83108 111ndash114 117 131169ndash171 177 181ndash184186 220 244 245 293334 337 357 367 385402 405 424ndash426 438460 466 468 469 514525

lrsquoHistoire 113homme 9ndash11 14 15 20 22 26

28 29 31 32 35 3639ndash42 47 49 52 5455 60ndash62 67 74 7986 87 96 97 100ndash103111 113 117 121 122124 127 131ndash133 139140 146 147 149ndash154158 162 166 170 176179ndash182 184 185 188190 192 194ndash201 206208 209 211 214 215218 223 227ndash231 235237 238 240ndash246 248

252 253 255 259ndash261265 267 269ndash271 274275 278ndash283 285ndash288291 294 296 298 299302 305 306 308 309312 313 315 316 318ndash321 324ndash326 330 334338 348 350 352 356362 364 368 369 371374 376 377 381 387390 393 395 402 403405 409 412 425 426432ndash435 437 440 444447 448 453 456 458ndash462 465 473ndash475 477479 480 483 490 491497 506 507 511 516519 523 527 535 538539

latin 26 74 114 129 150 154162 179 180 204 339363 369 391 392 403408 500 524 535

lecture 47 49 109 382lecture (la lecture) 47 49 382livre 36 41 47 53 60 67 77

96 97 105 107 111116 118 128 138 139148 151 182 196 285326 370 382 395ndash398423 460 465ndash467 469503 525 534 539 544

mariage 24 92 493mariages 89 177 184 227 301

304 342 531mort

ma mort 36mort (la mort) 9 31ndash35 38ndash41

44 55 58 59 61 65

96 110 121ndash124 130131 145 146 164 176181 193 197 204 216227 229 230 233 238263 267 269 271 288298 303 315 324 325329ndash335 350 353 356393 413ndash415 421 422433 439 440 449 451453 459 461 476 494496ndash499 511 521 525534

mourir 11 14 32 33 35ndash39 43ndash45 54 55 57 59 6586 90 92 94 105 122123 129 131 175 186205 230 232 239 273275 290 303 324 329331ndash334 337 404 411413 422 432 438ndash440444 445 460 467ndash469478 480 491 496ndash498500 507 511 516 533

meacutedecin 22 96 115 139 220332 411 458 476 498504 518 520ndash522 524525 527 531 533 534

meacutedecine 168 198 240 266 278279 290 294 473 494511 515ndash520 522ndash526530 532 534 538 539

meacutedecins 12 175 190 203 267274 284 317 319 333334 419 421 426 429455 497 512 515 516518 520ndash522 524ndash528533ndash535 539

Nature 163nature

la nature 25 27 32 33 5960 78ndash80 84 86 9496 132 150 154 156158 163 172 176 177186 190 191 193 195214 216 220 225 226229 231 234 237 238242 244 246 249ndash251253 254 257 258 270273 291 294ndash296 298301 304 310ndash312 320324 326 369 388 397408 419 456 469 480502 504 505 512 514517 520 525 529 536540

Neacuteron 9 40 96 109 341 358465 468 495 497 499524

Paris 187 316 356 367 526 539philosophe 26 27 33 58 128

137 144 167 172 178197 201 203 220 235238 252 253 256 262267 271 304 305 316317 334 349 350 353384 412 459 460 466471 503 506

philosophes 21 57 67 120126 191 192 195 198203 216 217 219ndash222228 236 239 251 252257ndash259 261 262 266268 274 280 281 286291 298 300 304 306307 324 348 349 392448 450 503

philosopher 26 31 218 221 317philosophie 109 110 123 124

127 150 195 197 202

204 210 215 221 226235 243 246 249 251ndash253 262 267 273 277287 288 299 300 304349 351 364 367 379381 392 402 404 409427 445 460 473 497502 512 517 521

Platon 25 29 35 44 52 83 9295 106 111 145ndash147150 153 154 189 190193 199 207 209 212216ndash218 221 225 228ndash231 236 238 241 245248 250 251 253 254256 257 260ndash262 264266 269 271 272 274276 280 292 293 301302 304 308 324 355358 359 368 370 398409 437 445 460 503517 519 520 534

Pompeacutee 45 95 180 340 355 417437 466 470 471 475477 485 486 488 491492

roi 21 22 40 41 43 44 51 83116 117 137 142 152155 156 164 166 170176 181 186 199 232241 247 269 271 292295 297 370 384 393410 412 414 417 420423 424 433ndash435 438ndash440 444 452 456 465473ndash475 483 488 505533

rois 234 292 295 370 405 411412 414 424 429 503505

sagesse 10 19 26 29 48 78 8291 125 137 148ndash150154 157 167 191 192196 199 206ndash208 210227 240 243 244 259261 266 268 270 287288 316 348 367 369387 391 456 462 480500 506 517

Socrate 19 22 26 67 69 120121 123 128 148 154193 206 209 215ndash218225 249 250 253 261266 273 274 297 299303 323 333 359 385407 408 506

Solon 95 296 303 359 517Sparte 73 101 156 254 459 460

468Stoiumlcien 110 120 197 271 334

503 510Stoiumlciens 19 21 27 33 120 127

176 191 192 204 210212 215 219 241 259261 268 271 304 314324 337 407

vertu (la vertu) 12 15 27 34 4373 109 111 116 119ndash125 142 192 204 205227 245 276 298 299302 303 305 306 327350 351 353 358 373377 391 407 443 464468 471 495 517 530

vie (la vie) 11 12 22 24 31ndash3539 41 44 45 54 6171 87 113 117 122123 142 154 164 166178 179 186 194 196198 204 205 213 217

221 226 228 229 238244 265ndash268 284 298329 332 333 339 353372 380 381 395 409413 414 432 444 445451 466 467 480 487491 493ndash495 499 500507 510 511 517 521523 532

acircme 13 15 20 21 25 26 2829 34 35 43 45 5457 58 61ndash63 65 6773 79 81 82 84 9394 106ndash108 111 120ndash124 128 132 133 140145ndash147 153 157 164187 192 194ndash196 198199 206 210 212 214216 223ndash226 229 230236 242 243 252 257ndash259 262ndash269 272ndash274279 280 283 285ndash288290 292 299 310 312315 317 318 323 330332 344 349ndash351 353355 359 363 369 370372 373 377 378 389390 393 399 402 412421 431 440 445 447448 451 460 467 473474 476 478 500 506510ndash513 517 539

acircme 13 21 25 26 29 34 3542 43 45 54 57 5861ndash63

La mise en page de ce livrea eacuteteacute reacutealiseacutee sur Macintosh avec LATEX

1egravere eacutedition feacutevrier 2009Derniegravere reacutevision du texte le 1er deacutecembre 2019

Numlivres

http numlivresfrDeacutepocirct leacutegal feacutevrier 2009

DLE-20090304-11708

laquo Jrsquoeacutecris ce livre pour peu de gens et pour peu drsquoanneacutees Srsquoil srsquoeacutetaitagi de quelque chose destineacute agrave durer il eucirct fallu y employer un lan-gage plus ferme puisque le nocirctre a subi jusqursquoici des variations conti-nuelles qui peut espeacuterer que sous sa forme preacutesente il soit encore enusage dans cinquante ans drsquoici raquo (III 9114)

Montaigne ne croyait peut-ecirctre pas si bien direQui peut en effet aujourdrsquohui hormis les speacutecialistes lire Mon-

taigne dans le texte original Les eacutediteurs modernes ont tous drsquounemaniegravere ou drsquoune autre tenteacute de laquo toiletter raquo le texte en ajoutant desaccents en harmonisant la ponctuation selon nos habitudes drsquoaujour-drsquohui ils ont fait ainsi un texte qui ressemble agrave du franccedilais modernemais nrsquoen est pas et demeure toujours aussi difficile drsquoaccegraves au plusgrand nombre

Quel dommage pour un texte que lrsquoon se plaicirct agrave consideacuterer commeune œuvre majeure de notre litteacuterature

Jrsquoai donc penseacute qursquoil eacutetait neacutecessaire drsquoen donner une veacuteritabletraduction

Le lecteur dira si jrsquoai eu raison

GdP

Page 2: MONTAIGNE LES ESSAIS Livre II - guydepernon.comguydepernon.com/site_4/download/ii-trad.pdf10 MONTAIGNE : « Essais » – Livre II 4. Il peut sembler raisonnable de juger un homme

ccopy Guy de Pernon 2008-2019Tous droits reacuteserveacutes

Merci agrave celles et ceux qui mrsquoont fait part de leurs encouragements etde leurs suggestionsqui ont pris la peine

de me signaler des coquilles dans ce travailet tout particuliegraverement agrave

Mireille Jacquessonet

Patrice Bailhache

pour leur regard aigu et leur perseacuteveacuterancedurant toutes ces anneacutees

Sur cette eacutedition

Les eacuteditions des laquo Essais raquo de Montaigne ne manquent pas Maisqursquoelles soient laquo savantes raquo ou qursquoelles se preacutetendent laquo grand public raquoelles nrsquooffrent pourtant que le texte original plus ou moins laquo toiletteacute raquoet force est de constater que les laquo Essais raquo tant commenteacutes sont pour-tant rarement lus Crsquoest que la langue dans laquelle ils ont eacuteteacute eacutecritsest maintenant si eacuteloigneacutee de la nocirctre qursquoelle ne peut plus vraimentecirctre comprise que par les speacutecialistes

Dans un article consacreacute agrave la derniegravere eacutedition laquo de reacutefeacuterence raquo1Marc Fumaroli faisait remarquer qursquoun tel travail de speacutecialistes nepeut donner laquo lrsquoeacuteventuel bonheur pour le lecteur neuf de deacutecouvrirde plain-pied Montaigne autoportraitiste ldquoagrave sauts et gambadesrdquo raquoEt il ajoutait laquo Les eacutediteurs une fois leur devoir scientifique remplise proposent comme Rico pour Quichotte de donner une eacutedition enfranccedilais moderne pour le vaste public Qursquoils se hacirctent raquo

Voici justement une traduction en franccedilais moderne fruit drsquoun tra-vail de quatre anneacutees sur le texte de 1595 (le mecircme que celui de lalaquo Pleacuteiade raquo) qui voudrait reacutepondre agrave cette attente

Destineacutee preacuteciseacutement au laquo vaste public raquo et cherchant avant toutagrave rendre accessible la savoureuse penseacutee de Montaigne elle proposequelques dispositifs destineacutes agrave faciliter la lecture

ndash Dans chaque chapitre le texte a eacuteteacute deacutecoupeacute en blocs ayant unecertaine uniteacute et numeacuteroteacutes selon une meacutethode utiliseacutee depuis fortlongtemps pour les textes de lrsquoAntiquiteacute constituant des repegraveres in-deacutependants de la mise en page

ndash La traduction des citations srsquoaccompagne dans la marge des reacute-feacuterences agrave la bibliographie figurant agrave la fin de chaque volume Cecieacutevite de surcharger le texte et de disperser lrsquoattention

ndash Des titres en marge indiquent les thegravemes importants et consti-tuent des sortes de laquo signets raquo qui permettent de retrouver plus com-modeacutement les passages concerneacutes

ndash Lorsque cela srsquoest aveacutereacute vraiment indispensable agrave la compreacute-hension jrsquoai mis entre crochets [ ] les mots que je me suis permisdrsquoajouter au texte (par exemple page 15 sect 24)

1Celle de Jean Balsamo Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin Galli-mard Coll laquo Pleacuteiade raquo 2007 (texte de 1595) Lrsquoarticle citeacute est celui du laquo Mondes desLivres raquo du 15 juin 2007 intituleacute laquo Montaigne retour aux sources raquo

ndash Lrsquoindex ne concerne volontairement que les notions essentiellesplutocirct que les multiples occurrences des noms de personnages ou delieux comme il est courant de le faire Ainsi le lecteur curieux oupresseacute pourra-t-il plus facilement retrouver les passages dont le thegravemelrsquointeacuteresse

ndash les notes de bas de page eacuteclairent les choix opeacutereacutes pour la traduc-tion dans les cas eacutepineux mais fournissent aussi quelques preacutecisionssur les personnages anciens dont il est freacutequemment question dans letexte de Montaigne et qui ne sont pas forceacutement connus du lecteurdrsquoaujourdrsquohui

On ne trouvera pas ici une nouvelle biographie de Montaigne ni deconsideacuterations sur la place des laquo Essais raquo dans la litteacuterature lrsquoeacuteditionmentionneacutee plus haut pour ne citer qursquoelle offre tout cela et mecircmebien davantage

Disons donc seulement pour terminer qursquoagrave notre avis et con-trairementagrave lrsquoadage ceacutelegravebre traduire Montaigne nrsquoest pas forceacutement le trahirAu contraire Car srsquoil avait choisi drsquoeacutecrire en franccedilais il eacutetait bienconscient des eacutevolutions de la langue et srsquointerrogeait sur la peacuterenniteacutede son ouvrage

laquo Jrsquoeacutecris ce livre pour peu de gens et pour peu drsquoanneacutees SrsquoilIII-9114srsquoeacutetait agi de quelque chose destineacute agrave durer il eucirct fallu y employerun langage plus ferme puisque le nocirctre a subi jusqursquoici des varia-tions continuelles qui peut espeacuterer que sous sa forme preacutesente il soitencore en usage dans cinquante ans drsquoici raquo

Puisse cette traduction apporter une reacuteponse convenable agrave son in-quieacutetude

Pernon feacutevrier 2009

Chapitre 1

Sur lrsquoinconstance de nosactions

1 Ceux qui srsquoemploient agrave examiner les actions humaines ne ren-contrent jamais autant de difficulteacutes que lorsqursquoil srsquoagit de les rassem-bler et de les preacutesenter sous le mecircme jour Crsquoest qursquoelles se contre-disent de telle faccedilon qursquoil semble impossible qursquoelles fassent partie dumecircme fonds Dans sa jeunesse Marius se trouvait ainsi ecirctre tantocirct lefils de Mars et tantocirct le fils de Veacutenus

2 Le pape Boniface VIII prit dit-on sa charge comme un re-nard srsquoy comporta comme un lion et mourut comme un chien2 Et quipourrait croire que crsquoest Neacuteron le symbole mecircme de la cruauteacute quisrsquoest exclameacute laquo Plucirct agrave Dieu que je nrsquoeusse jamais su eacutecrire raquo alorsqursquoon lui faisait signer selon lrsquousage la sentence drsquoun condamneacute ndashtant il avait le cœur serreacute drsquoenvoyer un homme agrave la mort

3 Il y a tellement drsquoexemples de ce genre et chacun de nouspeut en trouver tellement pour lui-mecircme que je trouve surprenant devoir quelquefois des gens intelligents se donner bien de la peine pourles faire srsquoaccorder car lrsquoirreacutesolution me semble le deacutefaut le plus cou-rant et le plus visible de notre humaine nature Ainsi en teacutemoigne cevers fameux de Publius [Syrus] lrsquoauteur de farces

Mauvaise reacutesolution celle qursquoon ne peut modifier2Montaigne a repris en la traduisant lrsquoeacutepitaphe latine du pape Boniface VIII Celle-

ci est mentionneacutee dans les Annales drsquoAquitaine de J Bouchet[10]

10 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

4 Il peut sembler raisonnable de juger un homme drsquoapregraves lestraits les plus ordinaires de son existence mais eacutetant donneacutee lrsquoinstabi-liteacute naturelle de nos mœurs et de nos opinions jrsquoai souvent penseacute queles bons auteurs eux-mecircmes ont bien tort de srsquoobstiner agrave vouloir fairede nous un composeacute solide et stable Ils choisissent un caractegravere uni-versel et sur ce patron ils classent et interpregravetent tous les actes drsquounpersonnage et srsquoils ne peuvent les y plier suffisamment ils y voientde la dissimulation Auguste leur a pourtant eacutechappeacute crsquoest que cethomme-lagrave toute sa vie durant a preacutesenteacute en permanence une varieacuteteacutedrsquoattitudes si manifeste et si soudaine qursquoil a deacutecourageacute les juges lesplus audacieux et que son cas est demeureacute un problegraveme non reacutesoluLa constance est la chose pour moi la plus malaiseacutee agrave croire chez leshommes et lrsquoinconstance la plus aiseacutee Qui jugerait de leurs actes endeacutetail un par un aurait bien des chances drsquoapprocher la veacuteriteacute

5 Dans toute lrsquoAntiquiteacute il est bien difficile de trouver une dou-zaine drsquohommes ayant conformeacute leur vie agrave un projet preacutecis et stablece qui est le principal objectif de la sagesse Car pour toute la reacutesumerdrsquoun mot dit un Ancien pour embrasser drsquoun coup toutes les regraveglesde notre vie on peut dire qursquoil srsquoagit de vouloir et ne pas vouloir sanscesse la mecircme chose laquo je nrsquoai rien agrave ajouter dit-il pourvu que laSeacutenegraveque [96]

II 20 volonteacute soit juste car si elle ne lrsquoest pas il est impossible en effetqursquoelle soit toujours une raquo En veacuteriteacute jrsquoai appris autrefois que le vicenrsquoest qursquoun deacute-regraveglement1 et un manque de modeacuteration Et par conseacute-quent il est impossible que la constance lui soit associeacutee

6 Deacutemosthegravene aurait dit que le commencement de toute vertucrsquoest la reacuteflexion et la deacutelibeacuteration et sa fin et sa perfection la constanceSi nous deacutecidions de la voie agrave prendre par le raisonnement nous pren-drions la meilleure mais personne nrsquoy pense

Il veut il ne veut plus puis il veut de nouveau la mecircme chose Horace [34] I2 v 98 Il heacutesite et sa vie est une perpeacutetuelle contradiction

7 Ce que nous faisons drsquoordinaire crsquoest suivre les variations denotre deacutesir agrave gauche agrave droite vers le haut vers le bas lagrave ougrave le ventdes circonstances nous emporte Nous ne pensons agrave ce que nous vou-lons qursquoagrave lrsquoinstant ougrave nous le voulons et nous changeons comme cetanimal qui prend la couleur de lrsquoendroit ougrave on le pose2 Ce que nous

1Montaigne eacutecrit laquo des-reglements raquo jrsquoai conserveacute le trait drsquounion qui renforcelrsquoideacutee

2Il srsquoagit bien sucircr du cameacuteleacuteon Le mot est attesteacute degraves le XIIe s

Chapitre 1 ndash Sur lrsquoinconstance de nos actions 11

nous sommes proposeacute de faire agrave lrsquoinstant nous le changeons aussitocirctet aussitocirct encore nous revenons sur nos pas Tout cela nrsquoest qursquoagita-tion et inconstance

Nous sommes agiteacutes comme une marionnette Horace [33] II7 v 82de bois par les muscles drsquoun autre

8 Nous nrsquoallons pas de nous-mecircmes on nous emporte commeles choses qui flottent tantocirct doucement tantocirct violemment selon quelrsquoeau est agiteacutee ou calme1

Ne voit-on pas que chaque homme ignore ce qursquoil veut Lucregravece [46]III v 1070Qursquoil cherche sans cesse et bouge continuellement

Comme srsquoil pouvait ainsi deacutecharger son fardeau

9 A chaque jour son ideacutee nouvelle notre humeur change au greacutedu temps

Les penseacutees des hommes ressemblent agrave ces rayons Homegravere [31]XVIII-135-6Changeants dont Jupiter a feacutecondeacute la terre lui-mecircme2

Nous flottons entre diverses opinions nous ne voulons rien libre-ment rien absolument rien constamment

10 Celui qui saurait eacutedicter et srsquoimposer mentalement des loiset une organisation claires ferait montre toujours et partout drsquouneconduite eacutegale agrave elle-mecircme gracircce agrave un ordre et une relation adeacutequatesentre ses principes et les choses reacuteelles Empeacutedocle avait remarqueacute aucontraire chez les gens drsquoAgrigente cette incoheacuterence ils srsquoabandon-naient aux deacutelices de la vie comme srsquoils devaient mourir le lendemainet bacirctissaient pourtant comme srsquoils ne devaient jamais mourir

11 On expliquerait facilement la vie drsquoun homme ainsi reacutegleacuteComme on le voit pour Caton drsquoUtique qui a frappeacute une seule touchedu clavier a tout frappeacute voilagrave une harmonie de sons bien accordeacutes etqursquoon ne peut nier Et chez nous agrave lrsquoinverse autant drsquoactions autantde jugements particuliers Le plus sucircr selon moi serait de les rap-porter aux circonstances sans chercher plus loin et sans en tirer deconclusion

1Montaigne eacutecrit laquo bonasse raquo Il existe un mot laquo bonace raquo encore usiteacute de nos jourspour deacutesigner le calme plat On pourrait lrsquoutiliser ici

2Montaigne citera plus loin encore ces mecircmes vers (Chap 12 sect 388)

12 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

12 Pendant les troubles qui ont agiteacute notre malheureuse socieacuteteacuteon me rapporta qursquoune fille tout pregraves de lrsquoendroit ougrave je me trouvaissrsquoeacutetait jeteacutee drsquoune fenecirctre pour eacutechapper aux violences drsquoun voyoude soldat qui eacutetait son hocircte elle ne srsquoeacutetait pas tueacutee dans sa chuteet pour aller au bout de sa tentative avait voulu se trancher la gorgeavec un couteau On lrsquoen avait empecirccheacutee mais sans toutefois lrsquoem-pecirccher de se blesser gravement Elle reconnaissait elle-mecircme que lesoldat ne lrsquoavait encore harceleacutee que par des paroles des sollicitationset des cadeaux mais qursquoelle avait eu peur qursquoil en vicircnt pour finir agrave lacontraindre Et cela avec les mots la contenance et le sang teacutemoignantde sa vertu agrave la faccedilon drsquoune autre Lucregravece1

13 Or jrsquoai appris qursquoen reacutealiteacute avant et depuis les faits elleavait eacuteteacute une fille plutocirct facile Comme le dit le conte tout beauet honnecircte que vous soyez quand vous ne serez pas parvenu agrave vosfins nrsquoen concluez pas trop vite agrave une chasteteacute agrave toute eacutepreuve chezvotre maicirctresse cela ne veut pas dire que le muletier nrsquoy trouve soncompte2

14 Antigonos ayant pris en affection un de ses soldats pour soncourage et sa vaillance ordonna agrave ses meacutedecins de le soigner pourune maladie cacheacutee et qui le tourmentait de longue date Srsquoaperce-vant apregraves sa gueacuterison qursquoil allait avec beaucoup moins drsquoentrain aucombat il lui demanda ce qui lrsquoavait ainsi transformeacute et rendu pol-tron laquo Vous-mecircme sire lui reacutepondit-il en mrsquoayant ocircteacute les maux pourlesquels je ne tenais pas agrave la vie raquo3

15 Le soldat de Lucullus qui avait eacuteteacute deacutevaliseacute par les enne-mis se vengea drsquoeux en les attaquant de belle faccedilon Quand il se futremplumeacute de ce qursquoil avait perdu Lucullus qui lrsquoavait pris en estimevoulut le charger drsquoune entreprise hasardeuse en recourant aux exhor-tations les plus belles qursquoil pouvait imaginer

Avec des mots qui auraient fait drsquoun poltron un courageuxHorace [34] II2 v 36

1Lucregravece femme de Tarquin Collatin dont la vertu devint leacutegendaire pendant queson mari participait au siegravege drsquoArdeacutee elle fut violeacutee une nuit par Sextus Tarquin quisrsquoeacutetait introduit chez elle A son pegravere et son mari qursquoelle fit venir elle reacuteveacutela le crimeqursquoelle avait subi et se tua ensuite devant eux drsquoun coup de poignard

2A Lanly [58] traduit par laquo ne trouve avec elle son heure raquo expression qui mesemble un peu trop obscure

3Montaigne ne fait ici que deacutemarquer un passage de Plutarque mais si lrsquoon srsquoy re-porte ([79] Vie de Peacutelopidas p 537 2-4) on pourra admirer comment il sait rendre enquelques lignes toute la saveur de ce long passage

Chapitre 1 ndash Sur lrsquoinconstance de nos actions 13

ndash Employez-y reacutepondit-il quelque pauvre soldat deacutevaliseacute

Tout rustaud qursquoil fut il reacutepondit Horace [34] II2 v 39Il ira ougrave tu veux celui qui a perdu sa bourse

Et il refusa cateacutegoriquement drsquoy aller

16 On raconte que Mahomet1 quand il vit ses troupes enfon-ceacutees par les Hongrois sans que Hassan chef de ses janissaires fassepreuve de grande deacutetermination dans le combat avait outrageusementrudoyeacute ce dernier Alors Hassan pour toute reacuteponse alla seul se ruerfurieusement dans lrsquoeacutetat ougrave il eacutetait les armes agrave la main sur le premiergroupe drsquoennemis qui se preacutesenta ougrave il disparut Quand on lit cela onse dit que ce nrsquoest peut-ecirctre pas tant une maniegravere de se justifier qursquounchangement drsquoavis ni tant une vaillance naturelle qursquoun nouveau deacute-pit

17 Ne soyez pas eacutetonneacute de trouver aujourdrsquohui si poltron celuique vous avez vu hier si courageux la colegravere la neacutecessiteacute la com-pagnie le vin ou mecircme le son drsquoune trompette lui avaient donneacute ducœur au ventre Et ce courage nrsquoest pas ducirc agrave la raison ce sont lescirconstances qui lrsquoont affermi Ce nrsquoest donc pas eacutetonnant si des cir-constances contraires le rendent diffeacuterent

18 Cette variation et cette contradiction que lrsquoon peut voir ennous si changeantes ont conduit certains agrave imaginer que nous avonsdeux acircmes et drsquoautres deux forces qui nous accompagnent et nousfont mouvoir chacune agrave sa faccedilon lrsquoune vers le bien lrsquoautre vers lemal Car ils pensent qursquoune diversiteacute si soudaine peut difficilementecirctre associeacutee agrave un sujet simple

19 Ce nrsquoest pas seulement le vent des eacuteveacutenements qui mrsquoagi-te selon sa direction je mrsquoagite et me trouble moi-mecircme aussi dufait de lrsquoinstabiliteacute de ma situation et celui qui srsquoobserve ne se trouveguegravere deux fois dans le mecircme eacutetat Je donne agrave mon acircme tantocirct un vi-sage tantocirct un autre selon que je la tourne drsquoun cocircteacute ou de lrsquoautreSi je parle de moi de diverses faccedilons crsquoest que je me regarde diverse-ment Toutes les contradictions srsquoy retrouvent drsquoune faccedilon ou drsquoune

1Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit laquo Mechmet raquo En fait il srsquoagirait deMahomet II sultan neacute en 1430 qui srsquoempara de Constantinople en 1453 crsquoest en 1479qursquoil fit une expeacutedition contre les Hongrois elle se termina par un eacutechec Lrsquoeacutedition de1595 eacutecrit laquo Mahomet raquo

14 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

autre timide et insolent chaste et luxurieux bavard et taciturne ac-tif et languissant intelligent et obtus morose et enjoueacute menteur ethonnecircte savant et ignorant prodigue et avare Je vois tout cela enmoi en quelque sorte selon lrsquoangle sous lequel je mrsquoexamine Qui-conque srsquoexamine attentivement deacutecouvre en lui-mecircme et jusqursquoenson propre jugement cette versatiliteacute et cette discordance Je ne peuxrien dire de moi absolument simplement et solidement sans confu-sion et sans meacutelange drsquoun seul mot laquo Distinguo1 raquo est lrsquoeacuteleacutement leplus universel de ma Logique

20 Je suis convaincu qursquoil faut dire du bien de ce qui est bienet suis plutocirct enclin agrave preacutesenter les choses qui peuvent lrsquoecirctre sous unjour favorable La bizarrerie de notre condition fait que nous sommessouvent pousseacutes par le vice lui-mecircme agrave faire ce qui serait un biensi bien faire ne se deacutefinissait que par la seule intention Car drsquoun actecourageux on ne doit pas conclure que son auteur est vaillant celuiqui le serait vraiment le serait toujours et en toutes circonstances Sichez un homme ce courage eacutetait habituel et non un accegraves passager ilferait de lui quelqursquoun de precirct agrave toutes les eacuteventualiteacutes qursquoil soit seulou en compagnie en champ clos comme agrave la bataille ndash car quoi qursquoonen dise il nrsquoy a pas un courage pour la ville et un autre pour la guerreIl supporterait aussi courageusement une maladie dans son lit qursquouneblessure agrave la guerre et ne craindrait pas plus de mourir dans sa maisonqursquoau combat Nous ne verrions pas le mecircme homme se jeter dansune bregraveche avec une macircle assurance et se deacutesoler ensuite comme unefemme de la perte drsquoun procegraves ou drsquoun fils

21 Quand on est lacircche devant lrsquoinfamie et ferme face agrave la pau-vreteacute faible devant le scalpel du chirurgien mais intreacutepide contre leseacutepeacutees adverses ce sont les actes qursquoil faut louer non leur auteur

22 Nombre de Grecs dit Ciceacuteron craignent la vue de lrsquoennemimais se montrent fermes face aux maladies Chez les Cimbres et lesCeltibegraveres crsquoest tout le contraire laquo Rien ne peut ecirctre uniforme en effetCiceacuteron [20] II

27 65 qui ne repose sur un principe ferme raquo23 Il nrsquoest pas de vaillance plus extrecircme en son genre que

celle drsquoAlexandre mais elle ne lrsquoest que dans son genre ni assez com-plegravete ni universelle Aussi incomparable qursquoelle soit elle a pourtant

1Terme de logique neacuteo-scolastique proceacutedeacute consistant agrave diviser les arguments enpaires dont chacune comporte au moins un eacuteleacutement opposeacute agrave lrsquoun des eacuteleacutements delrsquoautre Les commentateurs considegraverent que le deacutebut du chapitre 11 (laquo Sur la cruauteacute raquo)est composeacute selon ce proceacutedeacute

Chapitre 1 ndash Sur lrsquoinconstance de nos actions 15

des taches crsquoest ainsi qursquoon le voit tellement perturbeacute par les plusleacutegers soupccedilons envers les siens qui voudraient attenter agrave sa vie et secomporter dans ses investigations drsquoune faccedilon si violente et si injustemucirc par une crainte qui met sa raison sens dessus dessous De mecircmeles superstitions dont il faisait grand cas donnent de lui une imagequelque peu pusillanime Et lrsquoexcegraves de repentir dont il fit montre lorsdu meurtre de Clytus teacutemoigne aussi du cocircteacute changeant de son carac-tegravere

24 Notre comportement nrsquoest qursquoun assemblage de piegraveces rap-porteacutees1 et nous voulons gagner des honneurs sous des couleurs usur-peacutees La vertu ne veut ecirctre pratiqueacutee que pour elle-mecircme et si on em-prunte parfois son masque dans un autre but elle nous lrsquoarrache aus-sitocirct du visage Crsquoest une teinture vive et tenace et quand lrsquoacircme srsquoenest impreacutegneacutee on ne peut lrsquoen seacuteparer sans qursquoelle emporte le mor-ceau avec elle Voilagrave pourquoi pour juger drsquoun homme il faut suivrelongtemps et soigneusement sa trace si la constance de son compor-tement ne se maintient drsquoelle-mecircme laquo [comme chez] celui qui apregraves Ciceacuteron [19]

V 1 34examen a deacutetermineacute la route agrave suivre raquo si la varieacuteteacute des circonstancesle fait changer de pas (ou plutocirct changer de route car on peut hacircter lepas ou ralentir) alors laissez-le aller car il srsquoen va laquo agrave vau-le-vent raquo2comme le dit la devise de notre Talbot3

25 Ce nrsquoest pas eacutetonnant dit un auteur ancien [Seacutenegraveque] quele hasard ait tant drsquoinfluence sur nous puisque nous vivons au greacutedu hasard Celui qui nrsquoa pas fixeacute drsquoavance en gros une direction agraveson existence ne peut pas organiser ses actes dans le deacutetail A qui nrsquoapas en tecircte le plan de lrsquoensemble il est impossible de disposer leseacuteleacutements A quoi bon faire provision de couleurs si lrsquoon ne sait ce

1Une citation de Ciceacuteron[17] I 21 (laquo Ils meacuteprisent la volupteacute mais sont trop faiblesdans la souffrance ils deacutedaignent la gloire mais une mauvaise reacuteputation les abat raquo)a eacuteteacute ajouteacutee ici agrave la main (par Montaigne) dans lrsquointerligne de lrsquolaquo exemplaire de Bor-deaux raquo curieusement elle ne figure pas dans lrsquoeacutedition de 1595 Aurait-elle donc eacuteteacuterajouteacutee posteacuterieurement agrave la copie dont semblent avoir disposeacute P de Brach et Mlle deGournay

2Je nrsquoai pas trouveacute la formulation preacutecise de la laquo devise raquo de Talbot Montaigne eacutecritlaquo avau le vent raquo pour laquo a vau le vent raquo qursquoA Lanly traduit par laquo au greacute du vent raquoMais cela ne me semble pas rendre complegravetement le sens que je rapprocherais plutocirctde lrsquoexpression laquo agrave vau-lrsquoeau raquo qui est encore usiteacutee aujourdrsquohui laquo agrave vau raquo crsquoest laquo agraveval raquo donc laquo en aval raquo vers le bas suivant simplement la pente naturelle ndash mais aussiavec une valeur deacutepreacuteciative Jrsquoai donc conserveacute lrsquoexpression telle quelle en ajoutantles traits drsquounion pour mieux la marquer

3John Talbot comte de Shrewsbury capitaine anglais mort agrave la bataille de Castillonen 1453 non loin du chacircteau de Montaigne

16 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

qursquoon va peindre Personne ne fait le plan geacuteneacuteral de sa vie nousnrsquoy reacutefleacutechissons qursquoau coup par coup Lrsquoarcher doit drsquoabord savoirougrave viser pour bien placer sa main lrsquoarc la corde la flegraveche et donnerlrsquoimpulsion convenable

26 Nos projets eacutechouent parce qursquoils nrsquoont pas de direction nide but Aucun vent nrsquoest favorable pour celui qui nrsquoa pas de port dedestination Je ne souscris pas au jugement qui fut rendu en faveurde Sophocle contre son fils qui lrsquoaccusait ce nrsquoest pas en voyant unede ses trageacutedies que lrsquoon pouvait affirmer qursquoil eacutetait compeacutetent danslrsquoadministration de sa maison

27 Je ne trouve pas non plus que la conjecture faite par les Pa-riens qursquoon avait envoyeacutes pour faire des reacuteformes chez les Mileacutesiensait eacuteteacute suffisante pour justifier les conseacutequences qursquoils en tiregraverent Envisitant lrsquoicircle ils avaient remarqueacute les terres les mieux cultiveacutees et lesmaisons de campagne les mieux entretenues et avaient noteacute les nomsde leurs maicirctres Quand ils tinrent lrsquoassembleacutee des citoyens de la villeils nommegraverent ces gens-lagrave comme nouveaux gouverneurs et magis-trats estimant que srsquoils eacutetaient soigneux de leurs affaires priveacutees ils leseraient aussi des affaires publiques

28 Nous sommes tous faits de piegraveces et de morceaux drsquoun ar-rangement si varieacute et de forme si changeante que chaque eacuteleacutement agravechaque instant joue son rocircle Et il y a autant de diffeacuterence entre nous etnous-mecircmes qursquoentre nous et un autre laquo Sois sucircr qursquoil est bien difficileSeacutenegraveque [96]

cxx drsquoecirctre toujours un seul et le mecircme raquo29 Puisque lrsquoambition peut enseigner aux hommes la vaillance

la tempeacuterance la libeacuteraliteacute et mecircme la justice puisque la cupiditeacutepeut instiller au cœur drsquoun banal employeacute eacuteleveacute dans lrsquoombre et danslrsquooisiveteacute assez drsquoassurance pour le faire se jeter tregraves loin de chez luiagrave la merci des vagues et de la colegravere de Neptune sur un frecircle esquifndash et qursquoelle peut enseigner aussi la discreacutetion et la prudence puisqueVeacutenus elle-mecircme suscite reacutesolution et hardiesse dans la jeunesse en-core soumise agrave la laquo discipline raquo et aux verges et aguerrit le tendrecœur des jeunes filles dans le giron de leurs megraveres

Conduite par Veacutenus la jeune fille passe furtiveTibulle [104]II 1 v 75 sq Au milieu de ses gardiens coucheacutes et endormis

Et seule dans les teacutenegravebres va rejoindre son amant

ce nrsquoest pas faire preuve de grande intelligence que de nous jugerseulement drsquoapregraves nos comportements exteacuterieurs il faut sonder plus

Chapitre 1 ndash Sur lrsquoinconstance de nos actions 17

profond et voir quels sont les ressorts qui mettent lrsquoensemble en mou-vement Mais crsquoest une entreprise bien hasardeuse ndash et je voudrais quemoins de gens srsquoen mecirclent

Chapitre 2

Sur lrsquoivrognerie

1 Le monde nrsquoest que varieacuteteacute et dissemblance Mais les vices euxsont tous semblables en ce qursquoils sont des vices crsquoest peut-ecirctre ainsique lrsquoentendent les Stoiumlciens Mais srsquoils sont tous eacutegalement des vicesles vices ne sont pas tous eacutegaux entre eux et lrsquoon ne peut croire quecelui qui a franchi de cent pas les limites

Au-delagrave en deccedilagrave ne peut ecirctre ce qui est bien Horace [33] I1 v 107

ne soit pas pire que celui qui nrsquoen est qursquoagrave dix pas et que le sacrilegravegene soit pas pire que le vol drsquoun chou dans notre jardin

On ne saurait prouver qursquoils sont aussi coupables Horace [33] I3 115-117Celui qui vole un chou dans le jardin drsquoautrui

Et celui qui la nuit pille le sanctuaire des dieux

Il y a donc en cela autant de diversiteacute qursquoen toute autre chose2 Ne pas faire de distinction dans le type et lrsquoimportance des

peacutecheacutes est une attitude dangereuse les meurtriers les traicirctres et lestyrans y ont trop inteacuterecirct Il nrsquoest pas juste que leur conscience trouveun soulagement dans le fait que tel autre est oisif ou lascif ou moinsassidu agrave la deacutevotion Chacun a tendance agrave souligner le peacutecheacute du voisinet agrave atteacutenuer le sien Les eacuteducateurs eux-mecircmes classent souvent malles peacutecheacutes agrave mon avis

3 Socrate disait que le rocircle principal de la sagesse eacutetait de dis-tinguer le bien et le mal et nous pour qui le meilleur est toujours mecircleacute

20 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

au vice devons dire la mecircme chose de la science qui permet de distin-guer entre les vices sans elle exactement appliqueacutee le vertueux et lemauvais nous demeureraient meacutelangeacutes et indiscernables

4 Lrsquoivrognerie quant agrave elle me semble un vice grossier et bes-tial Il en est drsquoautres auxquels lrsquoesprit semble prendre plus de part etil y a mecircme des vices qui ont je ne sais quoi de noble si jrsquoose dire Ilen est auxquels se mecirclent la science le zegravele la vaillance la prudencelrsquoadresse et la finesse celui-ci est purement corporel et terrestre Crsquoestpourquoi la nation la plus grossiegravere qui soit de nos jours est la seulequi lui accorde de la valeur1 Les autres vices altegraverent lrsquointelligence celui-ci la deacutetruit et srsquoattaque au corps

Sous lrsquoempire du vinLes membres se font lourds les jambes se deacuterobentLucregravece [46]

III 575-78 On titube la langue est pacircteuse lrsquointelligence coule agrave picLes yeux sont vagues et puis ce sont des crisDes sanglots des querelles

5 La pire des situations pour un homme crsquoest quand il perd laconnaissance et le controcircle de lui-mecircme On dit alors que comme lemoucirct qui fermente dans un reacutecipient pousse vers le haut tout ce qui estau fond le vin fait srsquoeacutepancher les secrets les plus intimes de ceux quien ont absorbeacute outre mesure2

Tu saisDes sages deacutevoiler les secretsHorace [36] III

xxi 14-16 Et les soucis dans ta joyeuse bacchanale

6 Josegravephe raconte3 qursquoil tira les vers du nez agrave un ambassadeurque ses ennemis lui avaient envoyeacute en le faisant boire en quantiteacute Au-guste qui avait chargeacute Lucius Pison conqueacuterant de la Thrace de geacutererses affaires priveacutees nrsquoeut jamais agrave srsquoen plaindre pas plus que Tibegraverede Cossus agrave qui il confiait tous ses projets Et pourtant on sait que cesdeux-lagrave eacutetaient tellement adonneacutes agrave la boisson qursquoil fallut souvent lesramener ivres du Seacutenat tous les deux

Ivres comme toujours et gonfleacutes par le vin4Virgile [113]VI 15 1Tous les commentateurs disent ici laquo lrsquoAllemagne raquo qui nrsquoeacutetait pas tregraves appreacutecieacutee

en effet des Franccedilais de lrsquoeacutepoque2Voir notamment Seacutenegraveque ([27] De la tranquilliteacute de lrsquoacircme XVII p690) laquo Liber

lrsquoinventeur du vin srsquoappelle ainsi non parce qursquoil deacutelie les langues mais parce qursquoillibegravere lrsquoacircme des soucis dont elle est esclave raquo

3Flavius Josegravephe [39] sect44

Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 21

7 On fit autant confiance agrave Cimber pour tuer Ceacutesar bien qursquoilsrsquoenivracirct souvent qursquoagrave Cassius le buveur drsquoeau Ce qui lui fit dire plai-samment laquo supporter un tyran moi qui ne puis supporter le vin raquoEt nous voyons les Allemands noyeacutes dans le vin se souvenir tout demecircme de leur quartier du mot de passe et de leur grade1

On ne les vaincra pas si facilement Juveacutenal [41]XV 47-48Tout avineacutes qursquoils sont beacutegayants titubants

8 Je nrsquoaurais pas cru qursquoil pucirct y avoir une ivresse si profondesi complegravete qursquoelle laisse pour mort si je nrsquoavais lu dans les histo-riens anciens des histoires comme celle qui suit Attale avait convieacute agravesouper Pausanias (qui plus tard tua Philippe de Maceacutedoine ce roi quimontrait par ses belles qualiteacutes quelle eacuteducation il avait reccedilue dans lamaison en compagnie drsquoEpaminondas) Et pour lrsquohumilier il le fit tel-lement boire qursquoil livra sa beauteacute sans mecircme srsquoen apercevoir commele fait une putain buissonniegravere aux muletiers et aux serviteurs les plusvils de la maison

9 Et voici ce que mrsquoa raconteacute une dame que jrsquohonore et estimefort Pregraves de Bordeaux vers Castres ougrave elle habite une villageoiseveuve et reacuteputeacutee chaste sentant les premiers effets de la grossessedisait agrave ses voisines que si elle avait un mari elle se croirait volon-tiers enceinte Mais le soupccedilon srsquoaccroissant de jour en jour et jusqursquoagravelrsquoeacutevidence elle en vint agrave faire deacuteclarer au procircne de son eacuteglise que siquelqursquoun reconnaissait ecirctre lrsquoauteur de la chose et lrsquoavouait elle pro-mettait de lui pardonner et srsquoil le jugeait bon de lrsquoeacutepouser Un de sesvalets de labourage que cette proclamation avait enhardi deacuteclara alorsqursquoil lrsquoavait trouveacutee un jour de fecircte ayant tellement bu endormie pregravesdu foyer si profondeacutement et dans une posture si indeacutecente qursquoil avaitpu se servir drsquoelle sans mecircme la reacuteveiller Ils sont marieacutes et viventencore

10 Il est certain que lrsquoAntiquiteacute nrsquoa guegravere deacutecrieacute ce vice Leseacutecrits de bien des philosophes en traitent agrave la leacutegegravere et il y en a mecircmejusque chez les Stoiumlciens2 qui vont jusqursquoagrave conseiller de se laisseraller de temps en temps agrave boire plus que de raison de srsquoenivrer pourdeacutetendre lrsquoacircme

4Le vers exact est laquo Inflatum hestero venas ut semper Iaccho raquo1A Lanly [58] conserve laquo leur rang raquo et preacutecise en note (II 16 note 14) laquo apparem-

ment la section lrsquoescouade agrave laquelle ils appartiennent raquo Je comprends diffeacuteremment2On trouve cette ideacutee dans Seacutenegraveque [96] LXXXIII

22 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

En ce noble combat aussi le grand Socrate jadisPseudo-Gallus(Maximianus)[51] I 47

Remporta dit-on la palme

A Caton ce grand censeur et correcteur des mœurs des autres ona aussi reprocheacute de boire ferme

On raconte aussi que le vieux CatonHorace [36] iii21 Reacutechauffait bien souvent sa vertu dans le vin

11 Cyrus roi de grand renom parmi toutes les qualiteacutes dont ilse pare pour se montrer supeacuterieur agrave son fregravere Artaxerxegraves met en avantcelle drsquoecirctre un bien meilleur buveur que lui1 Et dans les nations lesmieux organiseacutees et les plus policeacutees concourir agrave qui boira le plus eacutetaitde tradition Jrsquoai entendu Silvius excellent meacutedecin parisien dire quepour empecirccher notre digestion2 de devenir paresseuse pour aiguillon-ner ses forces et lui eacuteviter ainsi de srsquoengourdir il est bon de la reacuteveillerune fois par mois par un excegraves de boisson On dit aussi que les Persesdeacutelibeacuteraient sur leurs affaires apregraves avoir bu

12 Ma nature et mon goucirct sont plus opposeacutes agrave ce vice que maraison Car outre le fait que je me range facilement sous lrsquoautoriteacute desopinions des Anciens si je trouve que crsquoest vraiment un vice lacirccheet stupide il est tout de mecircme moins mauvais et moins pernicieuxque les autres qui heurtent de front la socieacuteteacute Et si nous ne pouvonsnous donner du plaisir sans qursquoil nous en coucircte un peu comme onle dit je trouve que ce vice coucircte moins agrave notre conscience que lesautres drsquoautant plus qursquoil nrsquoest pas difficile agrave satisfaire ce qui nrsquoestpas neacutegligeable

13 Un homme drsquoacircge avanceacute et de grande digniteacute me disait qursquoentreles trois principaux agreacutements de la vie qui lui restaient il comptaitcelui-lagrave Car ougrave trouver ces agreacutements sinon parmi nos penchants na-turels 3 Mais il en usait mal Il faut en cette affaire fuir la deacutelicatesseet un choix trop soigneux du vin Si vous faites reposer votre plaisir

1Plutarque [79] Artaxerxegraves II et [78] Propos de table i 42laquo estomac raquo au XVIe siegravecle avait un sens moins preacutecis qursquoaujourdrsquohui et servait

plutocirct agrave deacutesigner lrsquoappareil digestif en entier3La phrase qui preacutecegravede ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595 Soit la copie dont dis-

posaient les eacutediteurs (P Brach Mlle de Gournay) eacutetait leacutegegraverement diffeacuterente de lrsquoexem-plaire de Bordeaux soit il srsquoagit drsquoun ajout de leur propre chef Mais je pencherais plutocirctpour la premiegravere hypothegravese car on ne voit pas bien ce qui aurait pu les pousser agrave ajouterune telle reacuteflexion

Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 23

sur sa qualiteacute vous vous exposez agrave souffrir en en buvant un meacutediocreIl faut avoir le goucirct moins strict et plus relacirccheacute Pour ecirctre bon buveuril ne faut pas avoir le palais si deacutelicat

14 Les Allemands boivent agrave peu pregraves toutes sortes de vins avecle mecircme plaisir leur but crsquoest drsquoavaler plus que de deacuteguster Ils ytrouvent bien mieux leur compte leur plaisir est plus ample et plus agraveleur porteacutee Drsquoailleurs boire agrave la franccedilaise aux deux repas et modeacutereacute-ment crsquoest trop restreindre les faveurs de ce dieu Il faut y consacrerplus de temps et de perseacuteveacuterance

15 Les Anciens y consacraient souvent des nuits entiegraveres etcela se prolongeait souvent dans la journeacutee Il faut donc donner agrave notreconsommation ordinaire plus drsquoampleur et de force De mon tempsjrsquoai vu un grand seigneur1 ceacutelegravebre par ses campagnes et ses victoiresqui ne buvait guegravere moins de vingt bouteilles2 de vin au cours de sesrepas ordinaires et ne srsquoen montrait pas moins tregraves sage et tregraves aviseacuteaux deacutepens de nos affaires [franccedilaises]

16 Le plaisir auquel nous attachons de lrsquoimportance dans notreexistence doit occuper plus de place dans celle-ci Il faudrait commeles employeacutes et les travailleurs manuels ne refuser aucune occasion deboire et avoir ce deacutesir toujours en tecircte Il semble que nous en raccour-cissions chaque jour lrsquousage et que les deacutejeuners les soupers et lesgoucircters aient eacuteteacute comme je lrsquoai vu dans mon enfance bien plus freacute-quents et communs autrefois qursquoaujourdrsquohui Serait-ce le signe de ceque nous allons vers quelque ameacutelioration Certainement pas Crsquoestpeut-ecirctre au contraire que nous sommes plus porteacutes agrave la paillardiseque ne lrsquoeacutetaient nos pegraveres ce sont deux activiteacutes qui se contredisent etsrsquoaffaiblissent mutuellement Drsquoune part notre estomac srsquoest affaibliet drsquoautre part la sobrieacuteteacute nous rend plus galants et plus deacutelicats dansles exercices amoureux

17 Je mrsquoeacutetonne encore de ce que jrsquoai entendu mon pegravere racon- Le pegravere deMontaigneter agrave propos de la chasteteacute en son temps Crsquoeacutetait bien agrave lui drsquoen parler

il eacutetait assez porteacute par goucirct et par nature agrave la compagnie des femmesIl parlait peu et bien et agreacutementait son langage de citations tireacutees deslivres modernes surtout espagnols et parmi ces derniers un surtout

1Aucun commentateur de Montaigne nrsquoa identifieacute ce personnage2Montaigne eacutecrit laquo cinq lots raquo Le laquo lot raquo valait 4 pintes et la pinte un peu moins

drsquoun litre Il est difficile de croire Montaigne sur ce point On sait qursquoil nrsquoest guegravereregardant quant agrave la qualiteacute et la vraisemblance de ses laquo informations raquo

24 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

qursquoon appelle laquo Marc-Auregravele raquo1 Il eacutetait drsquoun abord doux humble etmodeste mais avec un souci particulier de la deacutecence pour sa per-sonne et ses vecirctements qursquoil fucirct agrave pied ou agrave cheval Il faisait preuvedrsquoune eacutetonnante fideacuteliteacute agrave la parole donneacutee il eacutetait consciencieux etscrupuleux drsquoune faccedilon telle que cela tendait plutocirct agrave la superstition

18 Quoique de petite taille il eacutetait plein de vigueur et drsquounestature bien droite et bien proportionneacutee son visage eacutetait agreacuteableet son teint plutocirct mat Il eacutetait adroit et excellait dans tous les noblesexercices jrsquoai vu encore moi-mecircme des cannes lesteacutees de plomb aveclesquelles on raconte qursquoil exerccedilait ses bras pour se preacuteparer agrave lancer labarre ou la pierre ou agrave lrsquoescrime et des souliers aux semelles plom-beacutees pour se rendre plus agile agrave la course et au saut Dans le saut agravepieds joints il a laisseacute le souvenir de quelques petits exploits

19 Je lrsquoai vu agrave plus de soixante ans se moquer de nos exercicesdrsquoagiliteacute se jeter avec sa robe fourreacutee sur le dos drsquoun cheval sauter ettourner au-dessus drsquoune table en se soutenant seulement par le pouce il ne montait guegravere les marches vers sa chambre que quatre agrave quatreSur le sujet dont je parle ndash la chasteteacute ndash il disait que dans toute une pro-vince il y avait agrave peine une femme de qualiteacute qui eucirct mauvaise reacuteputa-tion et il parlait de relations familiegraveres hors du commun et au-dessusde tout soupccedilon comme celles que lui-mecircme notamment entretenaitavec drsquohonnecirctes femmes Et quant agrave lui il jurait sur les saints ecirctre de-meureacute vierge jusqursquoagrave son mariage bien qursquoil eucirct pris part longuementaux guerres drsquoItalie dont il nous a laisseacute un journal qui relate point parpoint tout ce qui srsquoy passa aussi bien dans les affaires publiques quedans les siennes propres Il se maria agrave un acircge assez avanceacute en 1528 agravetrente-trois ans comme il srsquoen revenait drsquoItalie Mais revenons agrave nosbouteilles

20 Les inconveacutenients de la vieillesse qui neacutecessitent soutienet reacuteconfort pourraient bien susciter en moi avec quelque raison ledeacutesir de recourir agrave cet expeacutedient car crsquoest agrave peu pregraves le dernier desplaisirs que le cours des ans nous enlegraveve La chaleur naturelle disentles bons compagnons envahit drsquoabord les pieds crsquoest celle qui estlieacutee agrave lrsquoenfance De lagrave elle se reacutepand dans le milieu du corps ougrave ellesrsquoinstalle pour longtemps et crsquoest lagrave qursquoelle produit selon moi lesseuls veacuteritables plaisirs de la vie du corps les autres volupteacutes sont

1Marc-Auregravele ou lrsquoHorloge des Princes drsquoAntonio de Guevara qui connut un grandsuccegraves

Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 25

bien faibles en comparaison Vers la fin comme une vapeur qui monteet srsquoexhale elle parvient agrave la gorge ougrave elle fait sa derniegravere pause

21 Je ne puis pourtant pas comprendre comment on peut en ve-nir agrave allonger le plaisir de boire au-delagrave de la soif et se former en ima-gination un appeacutetit artificiel et contre nature Mon estomac ne pourraitaller jusque-lagrave il est deacutejagrave bien assez occupeacute agrave venir agrave bout de ce qursquoilabsorbe pour ses besoins De par ma constitution je ne ressens le be-soin de boire que pour compleacuteter ce que jrsquoai mangeacute crsquoest la raisonpour laquelle le dernier coup que je bois est presque toujours le plusgrand Et comme en vieillissant notre palais semble encrasseacute par lerhume ou abicircmeacute par quelque autre mauvaise disposition le vin nousparaicirct meilleur dans la mesure ougrave nous avons nettoyeacute nos papilles Entout cas il est rare que jrsquoen appreacutecie bien le goucirct degraves la premiegravere fois1

22 Anarcharsis2 srsquoeacutetonnait de voir que les Grecs buvaient dansde plus grands verres agrave la fin du repas qursquoau deacutebut crsquoeacutetait il mesemble pour la mecircme raison que celle qui pousse les Allemands agravele faire et agrave se jeter alors des deacutefis agrave qui boira le plus Platon deacutefendaux enfants de boire du vin avant dix-huit ans et de srsquoenivrer avantdrsquoavoir atteint les quarante Mais agrave ceux qui ont passeacute cet acircge il par-donne3 de srsquoy complaire et de placer largement leurs convives souslrsquoinfluence de Dyonisios ce Dieu qui rend aux hommes leur gaieteacuteet leur jeunesse aux vieillards qui adoucit et amollit les passions delrsquoacircme comme le fer srsquoamollit sous lrsquoeffet du feu

23 Dans ses Lois il considegravere que de telles assembleacutees ougrave lrsquoonboit sont utiles pourvu qursquoil y ait un chef de groupe qui puisse lesreacutegler et contenir leurs deacutebordements car lrsquoivresse constitue une ma-niegravere sucircre drsquoeacuteprouver la nature de chacun et en mecircme temps capablede donner aux personnes drsquoun certain acircge le courage de srsquoadonner auplaisir de la danse et de la musique choses pourtant utiles mais aux-quelles ils nrsquoosent se livrer dans leur eacutetat normal Car le vin est capabledrsquoinciter lrsquoacircme agrave la modeacuteration et il est bon pour la santeacute du corps

24 Toutefois il fait siennes ces restrictions en partie emprun-teacutees aux Carthaginois qursquoon eacutevite le vin dans les expeacuteditions guer-riegraveres que tout magistrat ou juge srsquoen abstienne quand il est sur lepoint drsquoaccomplir sa charge et de deacutelibeacuterer sur des affaires publiques

1Les deux phrases preacuteceacutedentes ne figurent que dans lrsquoeacutedition de 15952La source est certainement dans Diogegravene Laeumlrce[44] Anacharsis I 1043Le texte manuscrit de Montaigne comporte nettement ici laquo ordonne raquo La correction

apporteacutee par les eacutediteurs de 1595 offre un sens plus satisfaisant

26 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

qursquoon nrsquoy consacre pas la journeacutee qui doit ecirctre deacutevolue agrave drsquoautres oc-cupations ni la nuit que lrsquoon destine agrave faire des enfants

25 On raconte que le philosophe Stilpon accableacute par la vieillessehacircta volontairement sa mort en buvant du vin pur1 Crsquoest aussi le vinmais cette fois involontairement qui vint agrave bout des forces affaibliespar lrsquoacircge du philosophe Arceacutesilas Crsquoest drsquoailleurs une vieille et plai-sante question que de savoir si lrsquoacircme du sage peut succomber agrave la forcedu vin

Si le vin vient agrave bout de la sagesse bien retrancheacuteeHorace [36] III28

26 A quel degreacute de vaniteacute nous conduit cette bonne opinion quenous avons de nous Lrsquoacircme la mieux reacutegleacutee au monde la plus parfaitenrsquoa deacutejagrave que trop agrave faire pour se maintenir droite sur ses pieds et eacuteviterdrsquoecirctre terrasseacutee par sa propre faiblesse Il nrsquoen est pas une sur mille quisoit droite et ferme un seul instant dans sa vie et lrsquoon pourrait mecircmedouter que sa condition naturelle lui permicirct jamais de lrsquoecirctre Quant agrave yjoindre la constance ce serait la derniegravere des perfections ndash agrave supposerque rien ne vienne la bousculer ce que mille eacuteveacutenements peuvent faire

27 Le grand poegravete Lucregravece eut beau philosopher et faire preuvede deacutetermination un breuvage amoureux suffit pourtant agrave lui faireperdre la raison2 Pense-t-on qursquoune apoplexie ne puisse eacutetourdir aussibien Socrate qursquoun portefaix Certains ont oublieacute jusqursquoagrave leur nom dufait de la maladie et une leacutegegravere blessure a alteacutereacute le jugement de cer-tains autres On peut ecirctre sage tant qursquoon voudra on nrsquoen est pas moinshomme Et qursquoy a-t-il de plus fragile de plus miseacuterable de plus prochedu neacuteant La sagesse ne vient pas modifier nos dispositions naturelles

Sous lrsquoeffet drsquoune crainte violente on voit se reacutepandreLucregravece [46]III v 155 Sueurs et pacircleurs par tout le corps

La langue srsquoembarrasse la voix srsquoeacuteteint la vue se troubleLes oreilles sifflent et les membres deacutefaillentEt lrsquohomme enfin succombe

28 Mecircme le sage cille des yeux devant le coup qui le menaceSrsquoil est au bord drsquoun preacutecipice il ne peut que trembler comme un

1Les vins grecs eacutetaient tregraves corseacutes et tregraves alcooliseacutes un peu comme le Porto ou leMadegravere de nos jours et on les consommait coupeacutes drsquoeau

2Cette histoire serait (selon P Villey[55]) tireacutee de la Vie de Lucregravece de lrsquoobscurauteur latin Crinitus

Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 27

enfant car la Nature srsquoest reacuteserveacutee ces leacutegegraveres marques de son autoriteacutedont notre raison ne peut venir agrave bout pas plus que la vertu stoiumlquepour lui rappeler qursquoil est mortel et quelle est sa faiblesse Il pacirclit sousle coup de la peur il rougit de honte il geacutemit sous les attaques drsquouneforte crise de coliques [neacutephreacutetiques] sinon drsquoune voix deacutesespeacutereacutee etretentissante mais plutocirct enroueacutee et comme casseacutee

Qursquoil pense que rien drsquohumain ne lui est eacutetranger Teacuterence [109]I 1

29 Les poegravetes qui arrangent tout agrave leur faccedilon nrsquoosent pourtantpas dispenser leurs heacuteros de laisser couler leurs larmes

Ainsi parle Eneacutee en pleurs et il laisse partir la flotte Virgile [112]VI 1

30 Qursquoil lui suffise de modeacuterer et de brider ses inclinations ilnrsquoest pas en son pouvoir de les empecirccher Notre Plutarque lui-mecircmesi parfait et si excellent juge des actions humaines en voyant Brutuset Torquatus tuer leurs enfants fut saisi de doute et se demanda si lavertu pouvait aller agrave ces extreacutemiteacutes ou si ces personnages nrsquoavaientpas plutocirct eacuteteacute mus par quelque autre passion Toutes les actions quisortent de lrsquoordinaire sont sujettes agrave une interpreacutetation deacutefavorable dufait que notre goucirct ne srsquoadapte pas plus agrave ce qui est au-dessus qursquoagrave cequi est en dessous de lui

31 Laissons de cocircteacute lrsquoeacutecole1 qui fait expresseacutement professionde fierteacute Mais quand dans celle qui est estimeacutee la plus douce nousentendons ces vantardises de Meacutetrodore2 laquo Fortune je trsquoai devan-ceacutee et je te tiens jrsquoai barreacute toutes les issues pour que tu ne puissesmrsquoatteindre raquo

32 Quand Anaxarque sur lrsquoordre de Nicocreacuteon tyran de Chypremis dans une auge de pierre et assommeacute agrave coups de maillets de ferne cesse de dire laquo Frappez rompez ce nrsquoest pas Anaxarque crsquoestson enveloppe que vous eacutecrasez raquo3 Quand nous entendons nos mar-tyrs au milieu des flammes crier au tyran laquo Crsquoest assez rocircti de ce

1Montaigne eacutecrit laquo secte raquo Il srsquoagit probablement ici des Stoiumlciens et des Eacutepicuriensdans la phrase qui suit

2Les commentateurs ne sont pas drsquoaccord sur lrsquoidentiteacute de ce personnage pour Vil-ley il srsquoagirait de laquo Meacutetrodore de Lampsaque philosophe eacutepicurien raquo Mais A Lanlyfait observer fort justement (II 22 note 69) que laquo ce Meacutetrodore eacutetait disciple drsquoAnaxa-gore raquo et qursquoil srsquoagirait plutocirct drsquoun laquo autre Meacutetrodore neacute agrave Athegravenes vers 330 av J-Cqui fut disciple et ami drsquoEacutepicure raquo

3Cette anecdote est tireacutee de Diogegravene Laeumlrce[44] IX 39

28 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

cocircteacute deacutecoupe-le mange-le et recommence avec lrsquoautre raquo1 Quandnous entendons comme le rapporte Josegravephe cet enfant tout deacutechireacutepar les tenailles et transperceacute par les dards drsquoAntiochus deacutefier encorece dernier en criant drsquoune voix ferme et sucircre drsquoelle-mecircme laquo Tyran tuperds ton temps je me sens toujours aussi bien ougrave est cette douleurougrave sont ces tortures dont tu me menaccedilais Ne connais-tu donc quecela Ne vois-tu pas que ma constance te donne plus de peine que jenrsquoen ressens de ta cruauteacute Ocirc lacircche coquin tu trsquoavoues vaincu et moije deviens plus fort au contraire Essaie drsquoobtenir de moi des plaintesde faire en sorte que je fleacutechisse et que je me soumette si tu le peuxDonne du courage agrave tes sbires agrave tes bourreaux car voilagrave que leur cou-rage les abandonne ils nrsquoen peuvent plus Arme-les excite-les2 raquo

33 Certes on peut supposer qursquoen ces acircmes-lagrave il y a quelque deacute-rangement et quelque folie si sainte soit-elle Quand on en arrive agrave dessentences stoiumlciennes telles que laquo Jrsquoaime mieux ecirctre fou que volup-tueux raquo comme le dit Antisthegravene ou quand Sextius deacuteclare qursquoil aimemieux ecirctre transperceacute par le fer de la douleur que par celui de la vo-lupteacute quand Eacutepicure se laisse atteindre par la goutte et que refusantle repos et la santeacute il deacutefie de gaieteacute de cœur les maux qui lrsquoaccablentmeacuteprisant les douleurs les moins fortes deacutedaignant de lutter contreelles et de les combattre et qursquoil en appelle agrave de plus violentes et plusdignes de lui

Deacutelaissant ses troupeaux timides qursquoun sanglier eacutecumantVirgile [112]IV v 158 Lui vienne ou qursquoun lion fauve vienne de la montagne

34 Qui ne voit que ce sont lagrave les bonds que fait un cœur loin deson gicircte naturel Notre acircme ne saurait atteindre si haut sans quitter saplace il faudrait qursquoelle lrsquoabandonne et srsquoeacutelegraveve et prenant le mors auxdents qursquoelle emporte et transporte son homme si loin qursquoil srsquoeacutetonnelui-mecircme ensuite de ce qursquoil a fait

35 Crsquoest ainsi que dans les hauts faits de la guerre lrsquoexcitationdu combat pousse souvent des soldats courageux agrave srsquoaventurer dansdes endroits si dangereux que revenus agrave eux ils sont eux-mecircmes ef-frayeacutes de ce qursquoils ont fait Les poegravetes eux aussi sont souvent eacuteprisdrsquoadmiration pour leurs propres œuvres et ne retrouvent mecircme plusle cheminement qui les a conduits lagrave chez eux on appelle cela laquo ar-deur raquo et laquo folie raquo

1Paroles attribueacutees agrave saint Laurent cf Prudence Des Couronnes Hymne II2In Flavius Josegravephe Histoire des Macchabeacutees VIII

Chapitre 2 ndash Sur lrsquoivrognerie 29

36 Si comme le dit Platon1 un homme ordinaire frappe en vainagrave la porte de la poeacutesie de mecircme selon Aristote2 aucune acircme si bonnesoit-elle nrsquoest exempte drsquoun grain de folie et il a bien raison drsquoappe-ler laquo folie raquo toute envoleacutee qui si louable soit-elle deacutepasse notre proprejugement et notre raisonnement Car la sagesse est le fonctionnementbien reacutegleacute de notre acircme qursquoelle conduit avec mesure et dont elle reacute-pond Platon preacutetend donc que la faculteacute de propheacutetiser est au-delagrave denotre pouvoir et qursquoil faut ecirctre au-delagrave de nous pour lrsquoatteindre Il fautque notre sagesse soit eacutetouffeacutee par le sommeil ou par quelque maladieou bien deacuteplaceacutee par un ravissement ceacuteleste

1Platon[75] Ion sect533-534 mais aussi Seacutenegraveque [27] De la tranquilliteacute de lrsquoacircmeXVII p 691

2Montaigne prend aussi cela dans Seacutenegraveque Seacutenegraveque [27] De la tranquilliteacute delrsquoacircme XVII p 691

Chapitre 3

Une coutume de lrsquoicircle deZeacutea

1 Si philosopher crsquoest douter comme disent certains alors dire deschoses futiles et selon ma fantaisie comme je le fais crsquoest certaine-ment douter encore plus car crsquoest aux novices de questionner et dedeacutebattre et crsquoest au maicirctre de reacutesoudre les problegravemes Mon maicirctrecrsquoest lrsquoautoriteacute de la volonteacute divine qui nous dirige sans conteste etqui se situe bien au-dessus de ces vaines et humaines discussions

2 Philippe eacutetant entreacute avec son armeacutee dans le Peacuteloponnegravesequelqursquoun dit agrave Damidas que les Laceacutedeacutemoniens auraient beaucoupagrave souffrir srsquoils ne se livraient pas agrave lui laquo Quel poltron tu fais reacutepondit Plutarque [78]

xxxiv F˚ 216c

Damidas De quoi pourraient-ils souffrir ceux qui ne craignent pas lamort raquo Comme on demandait aussi agrave Agis ce qursquoun homme pouvaitfaire pour vivre libre laquo En meacuteprisant la mort raquo dit-il

3 Ces mots et mille autres du mecircme genre que lrsquoon rencontreagrave ce propos signifient eacutevidemment qursquoil ne faut pas se contenter drsquoat-tendre patiemment que la mort vienne nous prendre car il y a dans lavie des choses plus difficiles agrave supporter que la mort elle-mecircme Enteacutemoigne lrsquohistoire de cet enfant Laceacutedeacutemonien pris par Antigonos etvendu comme esclave quand son maicirctre voulut lrsquoobliger agrave commettredes actes reacutepugnants il lui dit laquo Tu verras qui tu as acheteacute Jrsquoauraishonte de servir comme esclave ayant la liberteacute agrave ma disposition raquo Etce disant il se jeta du haut de la maison

32 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

4 Comme Antipater menaccedilait brutalement les Laceacutedeacutemonienspour leur faire accepter ce qursquoil voulait ils lui dirent laquo Si tu nousmenaces de quelque chose de pire que la mort nous mourrons bienplus volontiers raquo Et agrave Philippe de Maceacutedoine qui leur avait eacutecritqursquoil srsquoopposerait agrave tous leurs projets ils reacutepondirent laquo Quoi nousCiceacuteron [20] V

14 empecirccheras-tu aussi de mourir raquo Et lrsquoon dit en effet que le sage vitaussi longtemps qursquoil le doit et non autant qursquoil le peut Le meilleurcadeau que la Nature ait pu nous faire et qui nous ocircte toute raisonde nous plaindre de notre condition crsquoest de nous avoir laisseacute la clefdes champs elle nrsquoa mis qursquoune seule entreacutee agrave la vie mais cent millefaccedilons drsquoen sortir

5 laquo Nous pouvons manquer de terre pour vivre mais nous nepouvons manquer de terre pour y mourir raquo crsquoest ce que reacutepondit Boio-catus aux Romains Pourquoi te plains-tu de ce monde Il ne te retientpas Si tu vis dans la peine crsquoest ta lacirccheteacute qui est en cause pourmourir il nrsquoest besoin que de le vouloir

La mort est partout Dieu y a bien veilleacute Seacutenegraveque [93] I151-153 On peut bien enlever la vie agrave son prochain

Mais on ne peut lui ocircter la mort Tous les chemins y megravenent

6 Et la mort nrsquoest pas seulement le remegravede drsquoune seule maladiecrsquoest le remegravede agrave tous les maux Crsquoest un port tregraves sucircr qursquoon nrsquoa jamaisagrave redouter mais souvent agrave rechercher Que lrsquohomme se donne la mortou qursquoil la subisse qursquoil aille au-devant drsquoelle ou qursquoil lrsquoattende toutrevient au mecircme drsquoougrave qursquoelle vienne crsquoest toujours la sienne Quelque soit lrsquoendroit ougrave le fil se rompe il y est tout entier crsquoest lagrave lebout de la pelote1 La mort la plus belle crsquoest celle que lrsquoon a choisieLa vie deacutepend de la volonteacute des autres mais la mort ne deacutepend quede la nocirctre Il nrsquoest pas une chose pour laquelle nous devons nousaccommoder autant de notre caractegravere qursquoen celle-lagrave La reacuteputationnrsquoa rien agrave voir avec une entreprise comme celle-lagrave et crsquoest folie desrsquoen soucier

7 Vivre crsquoest ecirctre esclave si la liberteacute de mourir nous fait deacute-faut Les proceacutedeacutes courants de la gueacuterison agissent aux deacutepens de la

1Allusion au travail des Parques Clotho filait les jours et les eacuteveacutenements de la vieet Lacheacutesis coupait le fil de celle-ci Grand ou petit le laquo fil raquo est complet au sens ougrave ilrepreacutesente une vie entiegravere

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 33

vie on nous incise on nous cauteacuterise on nous ampute on nous tiredes aliments et du sang un pas de plus et nous voilagrave gueacuteris tout agravefait Pourquoi la veine du gosier nrsquoest-elle pas aussi docile que celledu bras Aux plus fortes maladies les plus forts remegravedes Servius leGrammairien atteint par la goutte ne trouva pas de meilleure solutionque de srsquoappliquer du poison sur les jambes pour les tuer qursquoellessoient plutocirct inertes pourvu qursquoelle soient insensibles Dieu nous per-met bien de prendre congeacute quand il nous met dans un tel eacutetat que lavie est pour nous pire que la mort

8 Crsquoest une faiblesse de ceacuteder aux maux [qui nous accablent]mais crsquoest folie de les nourrir

9 Les Stoiumlciens disent que pour un sage crsquoest une faccedilon de vivreconforme agrave la nature que de renoncer agrave la vie bien qursquoil soit en pleinbonheur srsquoil le fait quand il convient Et pour le sot de se mainteniren vie bien qursquoil soit malheureux Ce qui compte crsquoest de conformersa vie pour lrsquoessentiel agrave la Nature1

10 Je nrsquooffense pas les lois faites contre les voleurs quand jrsquoem-porte ce qui mrsquoappartient ou quand je coupe ma propre bourse pasplus que celles visant les incendiaires quand je brucircle mon propre boisJe ne suis donc pas soumis aux lois faites contre les meurtriers parceque je me suis moi-mecircme ocircteacute la vie

11 Heacutegeacutesias disait que comme la faccedilon de vivre la faccedilon demourir devait deacutependre de notre choix Le philosophe Speusippe af-fligeacute drsquohydropisie depuis longtemps et qui se faisait porter en litiegravererencontrant Diogegravene srsquoeacutecria laquo Salut agrave toi Diogegravene raquo laquo Pour toi pointde salut reacutepondit celui-ci toi qui supportes de vivre dans un tel eacutetat raquoEt de fait quelque temps apregraves Speusippe las drsquoune si peacutenible exis-tence se donna la mort

12 Mais ceci ne va pourtant pas sans contestation Certains preacute-tendent en effet que nous ne pouvons abandonner notre poste dans lemonde sans lrsquoordre formel de celui qui nous y a mis et que crsquoest agraveDieu qui nous a envoyeacutes ici-bas non seulement pour nous-mecircmesmais pour sa gloire et pour servir autrui qursquoil appartient de nous faireprendre congeacute quand il lui plaira et que ce nrsquoest pas agrave nous drsquoendeacutecider On preacutetend aussi que nous ne sommes pas neacutes pour nous

1Ce passage est une sorte de traduction tregraves compliqueacutee de Ciceacuteron [16] III 18 etil est plutocirct obscur Jrsquointerpregravete assez librement ici pour tenter de lui donner un senscoheacuterent Ni la traduction de P Villey ([55] II 351 note 20 ni celle drsquoA Lanly ([58]II 27) ne mrsquoont sembleacute ici satisfaisantes

34 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

seuls mais aussi pour notre pays les lois peuvent nous demanderdes comptes dans leur inteacuterecirct propre et peuvent se retourner contrenous jusqursquoagrave nous faire peacuterir au besoin Si nous nous comportons au-trement nous sommes punis en ce monde-ci et dans lrsquoautre1

Tout pregraves se tiennent accableacutes de tristesseVirgile [112]VI 434 Ceux qui se sont donneacute la mort eux-mecircmes

Et qui haiumlssant la lumiegravere ont jeteacute leur acircme aux Enfers

13 Il faut bien plus de constance pour user la chaicircne qui nousretient que pour la rompre et plus de fermeteacute drsquoacircme chez Reacutegulusque chez Caton Crsquoest le deacutefaut de jugement et lrsquoimpatience qui nousfont hacircter le pas Aucun eacuteveacutenement facirccheux ne peut faire faire demi-tour agrave la forte vertu elle se nourrit des malheurs et de la douleur les menaces des tyrans les supplices et les bourreaux lrsquoaniment et lavivifient

Comme le checircne que la hache double eacutelagueHorace [36] IV4 57-60 Sur lrsquoAlgide feacutecond au noir feuillage

Ses pertes ses blessures le fer mecircme qui le frappeLui donnent une vigueur nouvelle

14 Et comme dit cet autre

Non la vertu nrsquoest pas ce que tu penses pegravereSeacutenegraveque [93] I190-192 La crainte de la vie ndash crsquoest faire face aux maux

Ne jamais se retourner ne jamais reculer

Dans le malheur il est facile de meacutepriser la mort Martial [50] 6115-16 Il faut plus de courage pour supporter sa condition

15 Crsquoest le fait de la couardise et non celui de la vertu quedrsquoaller se tapir dans un trou sous une massive pierre tombale poureacuteviter les coups du sort La vertu ne change pas de chemin et ne changepas drsquoallure quelque orage qursquoil fasse

Si lrsquounivers en morceaux srsquoeacutecroulaitHorace [36] III3 7-8 Elle en accepterait impavide la chute

1Le texte de 1595 ne comporte que laquo punis en lrsquoautre monde raquo Pourtant surlrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit nettement lrsquoajout manuscrit laquo et en celui cy et raquo

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 35

16 Le plus souvent pour fuir certains accidents nous sommespousseacutes vers un autre et quelquefois mecircme en fuyant la mort nousnous y jetons

Nrsquoest-ce folie que de mourir de la peur de la mort Martial [50] II80 2

17 Comme ceux qui par peur du preacutecipice srsquoy jettent eux-mecircmes

Par crainte du malheur beaucoup se mettent en peacuteril Lucain [45]VII 104-107Brave est celui qui devant le danger

Est precirct agrave lrsquoaffronter srsquoil le fautMais saura aussi lrsquoeacuteviter srsquoil le peut

Et souvent mecircme lrsquohomme qui craint la mort Lucregravece [46]79-82Prend en deacutegoucirct la vie et le jour en horreur

Il se donne la mort dans un fol deacutesespoir oubliantQue la source des maux est la peur de la mort

18 Dans ses Lois Platon condamne agrave une seacutepulture ignomi-nieuse celui qui agrave ocircteacute la vie agrave son plus proche parent et ami crsquoest-agrave-direlui-mecircme et a changeacute le cours de sa destineacutee sans y ecirctre contraint parun jugement public ni par quelque regrettable et ineacutevitable coup dusort ni pour eacutechapper agrave une honte insupportable mais agrave cause de la lacirc-cheteacute et de la faiblesse drsquoune acircme craintive Et lrsquoopinion qui deacutedaignenotre vie est ridicule car enfin cette vie crsquoest notre Etre mecircme crsquoestnotre Tout Ceux qui ont un Etre plus noble et plus riche peuvent semoquer du nocirctre mais il est contraire agrave la nature de se meacutepriser et defaire si peu de cas de soi-mecircme Crsquoest une maladie tregraves speacuteciale et quine se rencontre chez aucune autre creacuteature que lrsquoHomme que de sehaiumlr et meacutepriser soi-mecircme

19 Crsquoest une pueacuteriliteacute du mecircme genre qui nous pousse agrave vouloirecirctre diffeacuterents de ce que nous sommes Le reacutesultat de cette attitude estsans profit pour nous car il se contredit et se combat lui-mecircme celuiqui deacutesire passer de lrsquoeacutetat drsquohomme agrave celui de lrsquoange nrsquoen tire aucunavantage et de toutes faccedilons il nrsquoen vaudrait pas mieux puisqursquoilne serait plus lagrave qui donc pourrait se reacutejouir de ce changement et leressentir agrave sa place

Pour eacuteprouver malheur et souffrance agrave venir Lucregravece [46]874Il faut bien que lrsquoon vive quand cela se produit

36 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

20 La seacutecuriteacute lrsquoinsensibiliteacute agrave la douleur lrsquoimpassibiliteacute leretrait des maux de cette vie tout ce que nous achetons au prix denotre mort tout cela ne nous procure aucun avantage crsquoest en vainque celui qui ne peut jouir de la paix eacutevite la guerre crsquoest en vain qursquoilfuit la peine celui qui ne peut savourer le repos

21 Parmi les partisans du suicide il y a eu un grand deacutebat sur laquestion laquo quelles occasions sont assez fondeacutees pour faire prendre agraveun homme le parti de se tuer raquo On appelle cela laquo sortie raisonnable1 raquoCar bien que lrsquoon preacutetende qursquoon meurt souvent pour des causes insi-gnifiantes puisque celles qui nous maintiennent en vie ne sont guegravereimportantes il faut pourtant apporter quelque mesure en cette affaireIl y a des sentiments eacutetranges et irrationnels qui ont pousseacute non seule-ment certains hommes mais des peuples tout entiers agrave se deacutetruireJrsquoen ai donneacute plus haut des exemples2 et nous apprenons aussi dansles livres que les vierges mileacutesiennes mues par une fureur geacuteneacuterale sependaient les unes apregraves les autres jusqursquoagrave ce que le magistrat y metteun terme en ordonnant que celles qui seraient trouveacutees ainsi penduesfussent traicircneacutees par toute la ville avec leur corde et toutes nues

22 Threicion exhorta Cleacuteomegravene agrave se tuer agrave cause de la mau-vaise situation de ses affaires alors qursquoil venait de fuir une mort plushonorable lors de la bataille qursquoil venait de perdre et agrave accepter celle-ci moins honorable mais qui du moins ne permettrait pas au vain-queur de lui imposer une mort ou une vie honteuses Cleomegravene faisantpreuve alors drsquoun courage digne des Laceacutedeacutemoniens et des Stoiumlquesrefusa ce conseil comme eacutetant lacircche et effeacutemineacute laquo crsquoest un expeacutedientdit-il qui ne me fera jamais deacutefaut mais dont il ne faut pas user aussilongtemps que subsiste la moindre espeacuterance vivre est quelquefoisune preuve de constance et de vaillance et je veux que ma mort elle-mecircme serve mon pays je veux qursquoelle soit un acte drsquohonneur et decourage raquo Threacuteicion ne crut qursquoen lui-mecircme et se tua Cleacuteomegravene enfit autant mais plus tard apregraves avoir tenteacute la derniegravere chance qui luirestait Tous les maux ne valent pas la peine qursquoon veuille mourir pourleur eacutechapper

23 Et de plus les choses humaines sont tellement sujettes auxchangements qursquoil est bien difficile de dire agrave quel moment aucun nrsquoes-poir nrsquoest plus possible

1Dans le texte de 1595 lrsquoexpression est en grec2Cf Livre I chapitre 14

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 37

Mecircme eacutetendu dans la cruelle aregravene le gladiateur vaincu Juste Lipse [40]Saturn sermlibri Œuvres1637 t III p541

Espegravere vivre encore bien que la foule menaccedilanteAit tourneacute le pouce vers le sol1

24 Un ancien proverbe dit que tous les espoirs sont permis tantque lrsquoon est en vie Seacutenegraveque reacutepond agrave cela laquo Oui mais pourquoiaurais-je dans lrsquoideacutee que le sort peut tout faire pour celui qui est vivantplutocirct que de penser au contraire que le sort ne peut rien contre celuiqui sait mourir raquo On voit par exemple Josegravephe menaceacute drsquoun dan-ger si eacutevident et si proche parce que le peuple entier srsquoeacutetait souleveacutecontre lui qursquoil nrsquoavait raisonnablement aucun moyen drsquoen reacutechapper et pourtant comme un de ses amis lui conseillait de se suicider bienlui en prit de srsquoobstiner agrave espeacuterer car le sort sans aucune explicationhumaine possible deacutetourna ce malheur si bien qursquoil y eacutechappa sanssubir aucun mal Cassius et Brutus au contraire achevegraverent de mettrefin agrave ce qui restait de la liberteacute romaine dont ils eacutetaient pourtant lesprotecteurs par la preacutecipitation et la hacircte avec lesquelles ils se tuegraverentavant que le moment soit opportun et les circonstances favorables2

25 A la bataille de Serisolles3 Monsieur drsquoEnghien deacutesespeacutereacutepar la tournure du combat fort deacutesastreuse agrave lrsquoendroit ougrave il se trouvaittenta par deux fois de se trancher la gorge avec son eacutepeacutee et faillit parsa preacutecipitation se priver drsquoune bien belle victoire4

26 Jrsquoai vu cent liegravevres srsquoeacutechapper jusque sous les dents des leacute-vriers

Tel a surveacutecu agrave son bourreau Seacutenegraveque [96]XIII

Souvent le temps et les jours si divers dans leur cours Virgile [112]XI 425

1Le geste de tourner le pouce vers le bas signifiait que la mise agrave mort eacutetait souhaiteacutee2Apregraves le meurtre de Ceacutesar Brutus Cassius et leurs partisans durent srsquoenfuir de

Rome Antoine ayant souleveacute le peuple contre eux Ils se rendirent maicirctres de lrsquoOrientMais en 42 en Maceacutedoine Cassius battu agrave lrsquoaile gauche par les troupes drsquoAntoine etOctave se tua sans savoir que Brutus eacutetait vainqueur sur lrsquoaile droite Et Brutus qui dutse replier le lendemain apregraves une nouvelle bataille se jeta sur sa propre eacutepeacutee (DrsquoapregravesA Lanly II 30 note 57)

3La bataille eut lieu le 15 Avril 1544 Selon lrsquoeacutedition Strowski [52] t IV p 182 blaquo Montaigne a peut-ecirctre pris ceci dans les Commentaires de Montluc qursquoil a pu connaicirctreen manuscrit et qui ont paru lrsquoanneacutee mecircme de sa mort en 1592 raquo Voici le texte deMontluc laquo Monsieur de Pignan de Montpellier qursquoestoict a luy me dit par deux foisil se donna [sic] de la pointe de lrsquoespeacutee dans le gorgerin se volant thuer soy-mesmeset me dict au retour qursquoil srsquoestoict veu en tel estat lors qursquoil eust voulu qursquoon luy eustdonneacute de lrsquoespeacutee dans la gorge raquo

4Ce paragraphe ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595

38 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Ont reacutetabli des destins compromis et souvent la FortuneRevenue vers ceux qursquoelle avait abattus les a mis en lieu sucircr

27 Pline dit qursquoil nrsquoy a que trois sortes de maladie que lrsquoon a ledroit drsquoeacuteviter en se tuant Et la plus peacutenible des trois crsquoest celle de lalaquo pierre raquo dans la vessie quand elle cause une reacutetention drsquourine1 Seacute-negraveque lui ne cite que celles qui perturbent pour longtemps les faculteacutesde lrsquoesprit

28 Il en est qui considegraverent qursquoil vaut mieux mourir agrave sa guiseplutocirct que drsquoencourir une mort plus atroce Damocrite chef des Eacuteto-liens emmeneacute comme prisonnier agrave Rome trouva le moyen de srsquoeacutevaderpendant la nuit Mais poursuivi par ses gardes il se passa lrsquoeacutepeacutee agrave tra-vers le corps

29 Antinouumls et Theacuteodote voyant leur ville drsquoEacutepire reacuteduite agrave laderniegravere extreacutemiteacute par les Romains proposegraverent au peuple un suicidecollectif mais ceux qui eacutetaient drsquoavis de se rendre lrsquoayant emporteacute ilsallegraverent au devant de la mort en se ruant sur les ennemis ayant bienlrsquointention drsquoattaquer et non de se proteacuteger

30 Lrsquoicircle de Gozzo2 ayant eacuteteacute enleveacutee par les Turcs il y a quelquesanneacutees un Sicilien qui avait deux jolies filles bonnes agrave marier les tuade sa main et leur megravere ensuite accourue en apprenant leur mort Celafait sortant dans la rue avec une arbalegravete et une arquebuse il tua endeux coups les deux premiers Turcs qui srsquoapprochegraverent de sa portepuis mettant lrsquoeacutepeacutee au poing il se lanccedila furieusement au combat ougraveil fut mis en piegraveces Ainsi eacutechappa-t-il agrave lrsquoesclavage apregraves en avoirdeacutelivreacute les siens

31 Les femmes juives apregraves avoir fait circoncire leurs enfantsse jetaient avec eux dans des preacutecipices pour eacutechapper agrave la cruauteacutedrsquoAntiochus On mrsquoa raconteacute qursquoun prisonnier de qualiteacute se trouvanten prison et ses parents ayant eacuteteacute avertis qursquoil serait certainementcondamneacute ceux-ci pour eacuteviter lrsquoinfamie drsquoune telle mort chargegraverentun precirctre de dire au malheureux que le meilleur moyen qursquoil avait dese libeacuterer eacutetait de se recommander agrave tel saint en faisant tel et tel vœu

1Montaigne on le sait a souffert une grande partie de sa vie de laquo coliques neacutephreacute-tiques raquo ndash comme on appelle aujourdrsquohui ce qursquoil appelait la laquo maladie de la pierre raquo

2Goze Gozzo est une petite icircle agrave lrsquoouest de Malte La source de cette histoire setrouve dans Guillaume Paradin Histoire de son temps 1575 f˚ 99 v˚ (Le passage ougrave ilest question de cette icircle est une addition manuscrite sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquodonc posteacuterieure agrave 1588)

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 39

de ne rien manger du tout durant huit jours quelque deacutefaillance et fai-blesse qursquoil en ressenticirct Ce qursquoil fit et ainsi eacutechappa du mecircme coupet sans mecircme y penser agrave la vie et au danger qui la menaccedilait

32 Scribonia conseilla agrave son neveu Libo de se suicider plutocirctque de srsquoen remettre agrave la justice il lui dit que crsquoeacutetait vraiment faire lejeu des autres que de conserver la vie pour la remettre entre les mainsde ceux qui viendraient la lui prendre trois ou quatre jours plus tard etque crsquoeacutetait rendre service agrave ses ennemis que de garder son sang pourle leur offrir comme agrave la cureacutee

33 On lit dans la Bible que Nicanor perseacutecuteur de ceux quisuivaient la loi de Dieu avait envoyeacute ses sbires pour se saisir du bonvieillard Rasias surnommeacute le laquo Pegravere des Juifs raquo agrave cause de sa vertu Cebrave homme voyant qursquoil nrsquoy avait plus rien agrave faire que sa porte eacutetaitbrucircleacutee et que ses ennemis eacutetaient precircts agrave le saisir choisit courageu-sement de mourir plutocirct que de tomber entre les mains des soudardset se laisser maltraiter contre lrsquohonneur ducirc agrave son rang et il se frappade son eacutepeacutee Mais dans sa hacircte il ne put ajuster le coup et courutalors se jeter du haut drsquoun mur passant agrave travers la troupe qui srsquoeacutecartapour lui laisser passage et tomba la tecircte la premiegravere Mais conservantneacuteanmoins quelque reste de vie encore il rassembla son courage et seredressa tout ensanglanteacute et meurtri fendit la foule parvint jusqursquoagraveun rocher abrupt et escarpeacute et lagrave nrsquoen pouvant plus il saisit agrave deuxmains ses entrailles par lrsquoune de ses plaies beacuteantes et les jeta sur sespoursuivants appelant sur eux la vengeance de Dieu qursquoil prenait agraveteacutemoin

34 De toutes les violences qui sont infligeacutees agrave la consciencela plus condamnable agrave mon avis est celle qui attente agrave la chasteteacute desfemmes parce que srsquoy mecircle naturellement quelque plaisir corporel etque de ce fait la reacutesistance opposeacutee ne peut ecirctre complegravete et qursquoagrave laforce se trouve mecircleacutee peut-ecirctre quelque acquiescement Lrsquohistoire eacutec-cleacutesiastique fait grand cas de plusieurs exemples de personnes deacutevotesqui demandegraverent agrave la mort de les garantir contre les outrages que lestyrans srsquoapprecirctaient agrave faire subir agrave leur foi et agrave leur conscience1 Peacutela-gie et Sophronie furent toutes deux canoniseacutees Sophronie se tua en sepreacutecipitant dans la riviegravere avec sa megravere et ses sœurs pour eacuteviter drsquoecirctre

1Dans lrsquoeacutedition de 1588 la phrase concernant laquo Peacutelagie et Sophronie raquo se trouvaitplaceacutee avant celle qui commence par laquo Lrsquohistoire eccleacutesiastique raquo

40 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

violeacutee avec elles par des soldats et Peacutelagie elle se tua pour eacuteviterdrsquoecirctre violeacutee par lrsquoEmpereur Maxence

35 Ce sera peut-ecirctre un honneur pour nous dans les siegravecles fu-turs que lrsquoon sache qursquoun savant de notre temps et notamment unparisien1 srsquoest mis en peine de persuader les dames de notre eacutepoqueqursquoelles devaient plutocirct choisir une autre faccedilon de faire que de ceacutederau deacutesespoir et adopter une aussi horrible solution Je regrette qursquoilnrsquoait pas connu pour lrsquoajouter agrave ses contes ce bon mot que jrsquoapprisagrave Toulouse drsquoune femme passeacutee entre les mains de quelques soldats laquo Dieu soit loueacute dit-elle qursquoune fois dans ma vie au moins je mrsquoensois soucircleacutee sans peacutecheacute raquo

36 En veacuteriteacute ces cruauteacutes ne sont pas dignes de la douceur fran-ccedilaise Et Dieu merci elles nrsquoempoisonnent plus notre air depuis celouable avertissement laquo Il suffit qursquoelles disent ldquoNonrdquo en le faisant raquosuivant la regravegle de ce cher Marot

37 Lrsquohistoire abonde en exemples de gens qui de toutes sortesde faccedilons ont eacutechangeacute contre la mort une vie de douleurs LuciusAruntius se tua pour fuir disait-il lrsquoavenir aussi bien que le passeacuteTacite [100]

VI 48 1-3 Granius Silvanus et Statius Proximus se tuegraverent apregraves avoir obtenu lepardon de Neacuteron soit parce qursquoils ne voulaient pas tenir leur vie dela gracircce drsquoun homme si deacutetestable soit pour ne pas risquer drsquoavoir agraveimplorer son pardon une seconde fois tellement il eacutetait courant chezlui de soupccedilonner et drsquoaccuser les gens honnecirctes

38 Spargapizegraves fils de la reine Tomyris prisonnier de guerre deCyrus employa pour se suicider la premiegravere faveur qursquoil lui fit en leTacite [100]

XV 714 faisant deacutetacher nrsquoayant pas attendu autre chose de sa liberteacute que depouvoir se venger sur lui-mecircme de la honte drsquoavoir eacuteteacute pris

39 Bogez gouverneur drsquoEion pour le compte du roi Xerxegraveseacutetant assieacutegeacute par lrsquoarmeacutee atheacutenienne conduite par Cimon refusa lemarcheacute qui lui eacutetait proposeacute de srsquoen retourner en toute seacutecuriteacute en Asieavec tous ses biens ne pouvant supporter de survivre agrave la perte de ceque son maicirctre lui avait confieacute et apregraves avoir deacutefendu jusqursquoau boutsa ville ougrave il ne restait plus rien agrave manger il jeta drsquoabord dans leStrymon tout lrsquoor et tout ce qui lui sembla pouvoir constituer un butinpour lrsquoennemi puis ayant donneacute lrsquoordre drsquoallumer un grand bucirccher etdrsquoeacutegorger femmes et enfants concubines et serviteurs il les mit dansle feu et srsquoy jeta lui-mecircme

1Il srsquoagit drsquoHenri Estienne dans son Apologie pour Heacuterodote XV xxii

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 41

40 Ninachetuen seigneur indien1 ayant senti que le vice-roi duPortugal songeait agrave le deacuteposseacuteder sans aucune raison apparente de lacharge qursquoil exerccedilait en la presqursquoicircle de Malacca pour lrsquoattribuer auroi de Campar prit en secret cette reacutesolution il fit dresser une estradeplus longue que large reposant sur des colonnes tapisseacutee avec un luxeroyal et abondamment orneacutee de fleurs et de parfums puis vecirctu drsquounerobe de drap drsquoor incrusteacutee drsquoune quantiteacute de pierreries de grand prixil sortit dans la rue et gravit lrsquoescalier menant agrave lrsquoestrade sur laquelleun bucirccher de bois aromatiques avait eacuteteacute allumeacute dans un coin

41 La foule accourut pour voir agrave quelles fins avaient eacuteteacute faitsces preacuteparatifs inaccoutumeacutes Ninachetuen exposa alors avec un vi-sage courrouceacute et deacutetermineacute lrsquoobligation que la nation portugaise avaitenvers lui comment il srsquoeacutetait comporteacute fidegravelement dans sa charge qursquoayant si souvent montreacute aux autres les armes agrave la main que lrsquohon-neur lui eacutetait bien plus cher que la vie il nrsquoeacutetait pas homme agrave en aban-donner le soin pour son inteacuterecirct personnel que le sort lui refusant toutmoyen de srsquoopposer agrave lrsquoinjure qursquoon voulait lui faire son courage luiordonnait de faire cesser la souffrance que cela lui causait et de ne passervir de fable pour le peuple ni de triomphe pour des personnes quivalaient moins que lui Cela dit il se jeta dans le brasier

42 Sextilia femme de Scaurus et Paxea femme de Labeo pourpermettre agrave leurs maris de fuir les dangers qui les menaccedilaient et aux-quels elles nrsquoeacutetaient mecircleacutees que par affection conjugale risquegraverent leurpropre vie pour leur venir en aide leur servant drsquoexemple et leur tenantcompagnie dans une situation extrecircmement critique Et ce qursquoelles Tacite [100]

VI 29avaient fait pour leurs maris Cocceius Nerva le fit pour sa patrie avecmoins de succegraves mais avec autant drsquoamour Ce grand jurisconsulteen parfaite santeacute riche et reacuteputeacute et bien en cour aupregraves de lrsquoEmpe-reur eacutetait tellement affligeacute par lrsquoeacutetat deacuteplorable des affaires publiquesromaines qursquoil se tua pour cette seule raison

43 On ne peut rien ajouter agrave la deacutelicatesse de la mort de lafemme de Fulvius familier drsquoAuguste2 Auguste avait deacutecouvert queFulvius avait laisseacute filtrer un secret important qursquoil lui avait confieacute etquand Fulvius vint le voir le matin il lui en fit grise mine Fulviussrsquoen retourna chez lui deacutesespeacutereacute et dit piteusement agrave sa femme que lemalheur dans lequel il eacutetait tombeacute eacutetait si grand qursquoil eacutetait reacutesolu agrave sesuicider laquo Ce ne sera que justice puisque tu ne trsquoes pas meacutefieacute de mes

1Cette histoire est raconteacutee dans le livre de Simon Goulard [30] IX xxvii f˚ 278 r˚2Voir Plutarque [78] IX Du trop parler

42 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

bavardages dont tu avais pourtant souvent eacuteprouveacute la leacutegegravereteacute Maislaisse-moi me tuer la premiegravere raquo Et sans balancer plus longtemps ellese passa une eacutepeacutee agrave travers le corps

44 Deacutesespeacuterant de sauver sa ville [Capoue] assieacutegeacutee par les Ro-Tite-Live [105]XXVI13-14-15

mains et drsquoobtenir leur miseacutericorde malgreacute plusieurs tentatives faitesen ce sens Vibius Virius lors de la derniegravere deacutelibeacuteration du Seacutenat de laville arriva finalement agrave cette conclusion que le mieux eacutetait drsquoeacutechap-per par leurs propres mains au sort qui les attendait ainsi les ennemisles tiendraient-ils en haute estime et Hannibal comprendrait qursquoil avaitabandonneacute des amis ocirc combien fidegraveles Il convia donc ceux qui lrsquoap-prouvaient agrave un bon souper preacutepareacute chez lui et apregraves avoir fait bonnechegravere agrave boire ensemble ce qui leur serait preacutesenteacute breuvage qui deacuteli-vrerait leurs corps des souffrances leurs acircmes des insultes leurs yeuxet leurs oreilles de tous ces vilains maux que les vaincus ont agrave endurerde la part de vainqueurs tregraves cruels et outrageacutes laquo Jrsquoai dit-il pris desdispositions pour qursquoil y ait des gens precircts agrave nous jeter dans un bucirccherdevant ma porte quand nous aurons expireacute raquo

45 Nombreux furent ceux qui approuvegraverent cette noble reacuteso-lution mais bien peu lrsquoimitegraverent Vingt-sept seacutenateurs le suivirent etapregraves avoir tenteacute de noyer dans le vin la peacutenible penseacutee de ce qui al-lait suivre terminegraverent leur repas en prenant de ce plat mortel Puissrsquoembrassant les uns les autres apregraves avoir deacuteploreacute ensemble le tristesort de leur pays les uns se retiregraverent chez eux les autres demeuregraverentavec Vibius pour ecirctre jeteacutes dans le feu avec lui Ils eurent tous une silongue agonie le vin ayant empli leurs veines et retardeacute lrsquoeffet du poi-son que certains faillirent agrave une heure pregraves voir les ennemis entrerdans Capoue qui fut prise le lendemain et manquegraverent de subir lesmisegraveres qursquoils avaient si chegraverement voulu fuir

46 Taurea Jubellius un autre citoyen de la ville rencontrant leconsul Fulvius qui revenait apregraves avoir fait une honteuse boucheriedes deux cent vingt-cinq seacutenateurs lrsquointerpella fiegraverement par son nomet lui dit laquo Commande qursquoon me massacre aussi apregraves tant drsquoautresafin que tu puisses te vanter drsquoavoir tueacute un homme bien plus vaillantque toi raquo Et comme Fulvius le deacutedaignait le prenant pour un fou etaussi parce qursquoil venait de recevoir des nouvelles1 de Rome ougrave lrsquooncondamnait la sauvagerie de ses exeacutecutions et qui lui liaient les mains

1A Lanly ([58] II 34 note 94) fait tregraves justement remarquer que traduire laquo litteras raquodu texte de Tite-Live par laquo lettres raquo est un latinisme (pour ne pas dire une erreur) carlaquo on sait que litteras (plur) signifie ldquoune lettrerdquo raquo Selon Tite-Live en effet Fulvius avait

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 43

Jubellius poursuivit ainsi laquo Puisque ma patrie est envahie que mesamis sont morts que jrsquoai tueacute de ma main ma femme et mes enfantspour les soustraire agrave la deacutesolation de ce deacutesastre et qursquoil mrsquoest impos-sible de mourir de la mecircme faccedilon que mes concitoyens demandons agravela vertu de me deacutelivrer de cette vie odieuse raquo Et tirant un glaive qursquoiltenait cacheacute il srsquoen transperccedila la poitrine et tomba agrave la renverse auxpieds du consul

47 Alors qursquoAlexandre assieacutegeait une ville des Indes ceux quisrsquoy trouvaient se voyant condamneacutes prirent la courageuse reacutesolution Quinte-Curce

[83] IX 4de le priver du plaisir de cette victoire et malgreacute lrsquohumaniteacute qursquoonlui precirctait preacutefeacuteregraverent se faire brucircler tous ensemble en mecircme tempsque leur ville Voilagrave bien une guerre drsquoun type nouveau les ennemiscombattaient pour les sauver et eux pour se perdre et faisaient pourassurer leur mort tout ce que lrsquoon fait drsquoordinaire pour assurer sa vie

48 Les habitants firent alors sur la place un grand tas de leursbiens et de leurs meubles firent monter lagrave-dessus femmes et enfantsentouregraverent tout cela de bois et de mateacuteriaux faciles agrave enflammeret ayant laisseacute sur place cinquante jeunes hommes pour exeacutecuter ceqursquoils avaient reacutesolu tentegraverent une sortie ougrave comme ils lrsquoavaient sou-haiteacute faute de pouvoir lrsquoemporter ils se firent tous tuer Les cinquantehommes resteacutes au-dedans apregraves avoir massacreacute toute acircme encore vi-vante trouveacutee de par la ville et avoir mis le feu au bucirccher srsquoy jetegraverenteux aussi preacutefeacuterant mettre fin agrave leur noble liberteacute en devenant insen-sibles agrave jamais plutocirct que drsquoendurer les souffrances et la honte Ilsmontraient ainsi aux ennemis que si le sort lrsquoavait voulu ils auraienteu aussi bien le courage de leur ocircter la victoire que celui de les en frus-trer en faisant en sorte qursquoelle soit hideuse et mecircme mortelle commeil en fut pour tous ceux qui attireacutes par la lueur de lrsquoor qui coulait dansces flammes srsquoen eacutetaient trop approcheacutes et y peacuterirent suffoqueacutes et brucirc-leacutes car la foule qui srsquoy pressait eacutetait telle qursquoils ne pouvaient parveniragrave srsquoeacutecarter

49 Les Abydeacuteens1 serreacutes de pregraves par Philippe [de Maceacutedoine]se reacutesolurent agrave faire de mecircme Mais ayant trop peu de temps pour celale roi ne supporta pas de voir cette exeacutecution faite dans une telle preacute-cipitation et apregraves avoir saisi les treacutesors et les meubles qursquoils avaient

bien reccedilu une lettre ndash mais agrave laquelle eacutetait jointe le senatusconsulte qui condamnait sesactes Crsquoest pourquoi jrsquoai preacutefeacutereacute traduire par laquo des nouvelles raquo

1Abydeacuteens habitants de la ville drsquoAbydos sur lrsquoHellespont Source de lrsquoeacutepisode Tite-Live [105] XXI 17-18

44 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

disposeacutes en divers endroits et qursquoils destinaient au feu ou agrave la destruc-tion retira ses soldats et leur accorda trois jours pour se tuer en bonordre et tout agrave leur aise Ce furent trois jours de sang et de meurtresau-delagrave mecircme de la cruauteacute que lrsquoon eucirct attendue drsquoun ennemi et per-sonne nrsquoen reacutechappa agrave moins drsquoen avoir eacuteteacute mateacuteriellement empecirccheacuteIl y a une multitude drsquoexemples de deacutecisions de cette sorte prises parle peuple et qui semblent drsquoautant plus effroyables que lrsquoeffet en estplus universel Elles le sont pourtant moins que des reacutesolutions indivi-duelles ce que la raison ne pourrait faire en chacun elle lrsquoopegravere surtous car lrsquoexaltation collective annihile le jugement individuel

50 Du temps de Tibegravere les condamneacutes en attente de leur exeacutecu-tion perdaient leurs biens et se voyaient priveacutes de seacutepulture Mais ceuxqui lrsquoanticipaient en se suicidant eacutetaient enterreacutes et pouvaient reacutedigerun testament

51 Mais il arrive aussi que lrsquoon deacutesire mourir dans lrsquoespoir drsquounplus grand bien laquo Je deacutesire dit saint Paul1 ecirctre deacutetruit pour ecirctre avecJeacutesus-Christ raquo Et aussi2 laquo Qui me deacutelivrera de ces liens raquo Cleacuteom-brotos Ambraciota ayant lu le laquo Pheacutedon raquo de Platon fut tellement seacute-duit par la vie future que sans autre raison il alla se preacutecipiter dans lamer On voit par lagrave combien il est impropre drsquoappeler laquo deacutesespoir raquocette destruction volontaire agrave laquelle lrsquoardeur de lrsquoespeacuterance nousconduit souvent et souvent aussi une tranquille et calme deacutetermina-tion fondeacutee sur le jugement Jacques du Chastel eacutevecircque de Soissonslors du voyage que Saint-Louis effectua outre-mer voyant que le roisrsquoapprecirctait agrave revenir en France avec toute lrsquoarmeacutee sans avoir vraimentreacutegleacute les questions religieuses preacutefeacutera3 srsquoen aller au Paradis et apregravesavoir dit adieu agrave ses amis srsquoeacutelanccedila seul contre lrsquoarmeacutee ennemie agrave lavue de tous et fut mis en piegraveces

52 Dans un royaume des terres nouvellement deacutecouvertes4 lejour drsquoune procession solennelle quand lrsquoidole adoreacutee du peuple estpromeneacutee en public sur un char drsquoune taille surprenante on en voitqui se taillent des morceaux de leur chair pour les lui offrir et certains

1Dans lrsquoEacutepicirctre aux Philippiens (I 23)2Aux Romains VII 243Montaigne eacutecrit laquo plus tost raquo En choisissant la mort lrsquoeacutevecircque arriva probablement

laquo plus tocirct raquo au Paradis en effet mais il me semble qursquoil faut plutocirct voir ici une op-position entre laquo rentrer en France raquo et laquo aller au Paradis raquo Drsquoougrave ma traduction parlaquo preacutefeacutera raquo

4Il ne srsquoagit pas seulement de lrsquoAmeacuterique mais aussi comme ici des Indes

Chapitre 3 ndash Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 45

mecircme se prosternent au milieu de la place se faisant rompre et eacutecrasersous les roues pour acqueacuterir apregraves leur mort la veacuteneacuteration due agrave leursainteteacute

53 Dans le cas de cet eacutevecircque [dont parle Tacite1] mort lesarmes au poing la noblesse lrsquoemporte sur les sentiments car lrsquoardeurdu combat accaparait en partie ces derniers

54 Certains eacutetats ont voulu eacutedicter des regravegles pour deacutecider si lesmorts volontaires eacutetaient justifieacutees et opportunes ndash ou non A Marseilleon conservait aux frais de la citeacute dans les temps anciens du poisonagrave base de cigueuml pour ceux qui voulaient hacircter leur fin Ils devaientdrsquoabord faire approuver leur deacutecision par les Six Cents crsquoest-agrave-direleur Seacutenat car il nrsquoeacutetait pas admis de porter la main sur soi autrementqursquoavec lrsquoaccord drsquoun magistrat et pour des causes jugeacutees leacutegitimes

55 Cette loi existait aussi ailleurs Sextus Pompeacutee2 allant enAsie passa par lrsquoicircle de Zeacutea de Neacutegrepont Pendant qursquoil srsquoy trouvait iladvint par hasard (comme nous lrsquoapprit un de ses gens) qursquoune femmede grand prestige ayant rendu compte agrave ses concitoyens des raisonsqui lrsquoamenaient agrave vouloir mourir pria Pompeacutee drsquoassister agrave sa mortpour la rendre plus honorable ce qursquoil fit Et apregraves avoir longtempsmais en vain employeacute lrsquoeacuteloquence dans laquelle pourtant il excellaitpour tenter de la persuader drsquoabandonner ce dessein il accepta enfinqursquoelle ficirct ce qursquoelle deacutesirait Elle avait passeacute quatre vingt dix ans dansun eacutetat physique et moral tregraves heureux mais ce jour-lagrave coucheacutee surson lit et mieux pareacutee que de coutume appuyeacutee sur le coude elle dit laquo Que les dieux et plutocirct ceux que je laisse que ceux que je mrsquoapprecircteagrave retrouver te sachent greacute ocirc Pompeacutee de nrsquoavoir pas deacutedaigneacute de meconseiller la vie et drsquoecirctre le teacutemoin de ma mort Pour ma part le des-tin mrsquoayant toujours montreacute un visage favorable de peur que lrsquoenviede trop vivre ne mrsquoen fasse voir un contraire je mrsquoen vais par uneheureuse fin donner congeacute aux restes de mon acircme en laissant de moideux filles et une leacutegion de petits enfants raquo

56 Cela fait ayant exhorteacute les siens en leur precircchant lrsquounionet la paix leur ayant partageacute ses biens et recommandeacute sa fille aicircneacuteeaux dieux de la maison elle prit drsquoune main sucircre la coupe ougrave se trou-vait le poison et ayant fait ses deacutevotions agrave Mercure lrsquoayant prieacute de laconduire en un seacutejour heureux dans lrsquoautre monde elle avala brusque-ment le breuvage mortel Puis elle informa lrsquoassistance des progregraves du

1Cf Tacite [100] VI xxix 1-22Le plus jeune des fils de Pompeacutee apregraves avoir fait la guerre aux triumvirs il fut

vaincu par Agrippa et srsquoenfuit agrave Milet ougrave il fut assassineacute par un officier drsquoAntoine

46 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

poison comment les diverses parties de son corps se sentaient saisiespar le froid lrsquoune apregraves lrsquoautre jusqursquoagrave ce que ayant dit qursquoil lui enva-hissait le cœur et les entrailles elle appelacirct ses filles pour remplir leurdernier devoir et lui fermer les yeux

57 Pline raconte que chez certain peuple hyperboreacuteen du faitde la douce tempeacuterature de lrsquoair les vies ne se terminent ordinairementque par la volonteacute des habitants eux-mecircmes Mais eacutetant las et saouls devivre ils ont coutume agrave un acircge avanceacute apregraves avoir fait bonne chegraverede se preacutecipiter dans la mer du haut drsquoun certain rocher reacuteserveacute agrave cetusage

58 Une souffrance insupportable1 et une mort encore pire mesemblent les plus excusables incitations au suicide

1Le mot laquo insupportable raquo a eacuteteacute rajouteacute agrave la main sur laquo lrsquoexemplaire de Bordeaux raquoCurieusement ce mot ne figure pas dans lrsquoeacutedition de 1595 Preuve que Mlle de Gournayet P de Brach disposaient drsquoune copie quelque peu diffeacuterente ou simple oubli

Chapitre 4

On verra ccedila demain

1 Crsquoest avec raison me semble-t-il que je deacutecerne la palme agraveJacques Amyot sur tous nos eacutecrivains franccedilais Crsquoest drsquoabord agrave causedu naturel et de la pureteacute de sa langue en quoi il surpasse tous lesautres pour la constance mise agrave un travail aussi long et pour la pro-fondeur de son savoir qui lui a permis de reacuteveacuteler avec tant de bonheurun auteur si eacutepineux et si ardu Car on peut me dire ce que lrsquoon veut certes je nrsquoentends rien au Grec mais le sens est si bien ajusteacute et coheacute-rent dans toute sa traduction qursquoil est eacutevident qursquoil a vraiment perceacutela penseacutee mecircme de lrsquoauteur ou bien qursquoune longue freacutequentation lui apermis drsquointeacutegrer agrave son propre esprit lrsquoessentiel de celui de Plutarqueau point qursquoil ne puisse rien lui precircter qui vienne le deacutementir ou quipuisse le contredire Mais par-dessus tout je lui sais greacute drsquoavoir sufaire le choix drsquoun livre aussi noble pour en faire preacutesent agrave son pays siagrave propos2

2 Nous autres les ignorants aurions eacuteteacute perdus si ce livre nenous avait pas tireacutes du bourbier gracircce agrave lui nous osons agrave lrsquoheureqursquoil est parler et eacutecrire les dames en donnent des leccedilons aux maicirctresdrsquoeacutecole bref crsquoest notre breacuteviaire Si cet excellent homme vit en-core3 je lui suggegravere de faire de mecircme avec le livre de Xeacutenophon

2Le livre drsquoAmyot [78] a paru en 1572 et on estime que ce chapitre a eacuteteacute com-poseacute lrsquoanneacutee suivante Dans une peacuteriode aussi troubleacutee en France la lecture des œuvresmorales de Plutarque pouvait en effet ecirctre consideacutereacutee comme bien laquo agrave propos raquo

3Amyot eacutetait neacute en 1513 il avait donc agrave peu pregraves soixante ans agrave lrsquoeacutepoque ougrave Mon-taigne eacutecrivait cela Il ne mourut qursquoen 1593 mais ne traduisit pourtant jamais Xeacuteno-phon

48 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Crsquoest une tacircche plus aiseacutee qui convient donc mieux au grand acircge Etpuis je ne sais trop pourquoi il me semble que mecircme srsquoil se sort tregraveshabilement des passages obscurs son style est tout de mecircme plus na-turel quand il nrsquoest pas contraint par la difficulteacute et qursquoil suit son coursnaturel

3 Jrsquoen eacutetais justement agrave ce passage ougrave Plutarque dit1 en par-lant de lui-mecircme que Rusticus assistant agrave lrsquoune de ses confeacuterences agraveRome y reccedilut un courrier2 de la part de lrsquoEmpereur et attendit pourlrsquoouvrir que tout soit fini selon lui lrsquoassistance loua particuliegraverementde ce fait le seacuterieux du personnage Et en effet Plutarque en traitant laquestion de la curiositeacute et de cette passion avide et gourmande pour leslaquo nouvelles raquo qui nous fait abandonner toute autre chose avec tant depreacutecipitation et drsquoimpatience pour parler agrave un nouveau venu et perdretout respect toute attitude conforme aux convenances pour deacutecachetersoudain ougrave que nous nous trouvions les lettres que lrsquoon nous apportea eu raison de louer le seacuterieux de Rusticus il aurait drsquoailleurs pu yajouter encore un eacuteloge de sa civiliteacute et de sa courtoisie pour nrsquoavoirpas voulu interrompre le cours de sa propre allocution Mais je ne suispas sucircr agrave lrsquoinverse qursquoon puisse lui faire des louanges pour sa sagesse car il pouvait bien se faire que recevoir agrave lrsquoimproviste une lettre3 etnotamment drsquoun Empereur sans la lire immeacutediatement puisse avoirdes conseacutequences preacutejudiciables

4 Le deacutefaut contraire agrave la curiositeacute crsquoest la nonchalance verslaquelle je penche bien sucircr par tempeacuterament jrsquoai vu des gens qui srsquoyabandonnaient au point que trois ou quatre jours apregraves on retrouvaitdans leur poche les lettres qursquoon leur avait envoyeacutees sans avoir eacuteteacutedeacutecacheteacutees

5 Je nrsquoen ai jamais ouvertes non seulement celles que lrsquoonmrsquoavait confieacutees mais mecircme celles que le hasard mrsquoavait fait tomberentre les mains Et crsquoest pour moi un cas de conscience si mes yeuxsurprennent par meacutegarde quand je suis aupregraves drsquoun haut personnage

1Plutarque [78] De la curiositeacute X v2Montaigne eacutecrit laquo un pacquet raquo Mais comme le fait remarquer A Lanly ([58] II

39 note 5) laquo le mot paquet est usuel au XVIe siegravecle pour laquo lettre raquo3Dans le texte de Montaigne on a laquo lettres raquo mais Plutarque employait le mot grec

signifiant laquo une lettre raquo et il srsquoagit probablement ici drsquoun latinisme

Chapitre 4 ndash On verra ccedila demain 49

quelque chose de la lettre1 importante qursquoil lit Personne ne fut jamaismoins curieux que moi et ne fureta moins dans les affaires drsquoautrui

6 Du temps de nos pegraveres Monsieur de Boutiegraveres parce qursquoilsoupait en bonne compagnie faillit perdre Turin pour avoir remis agraveplus tard la lecture drsquoun avertissement concernant les trahisons quisrsquoeacutechafaudaient contre cette ville qursquoil commandait Et Plutarque lui-mecircme mrsquoa appris que Jules Ceacutesar eucirct eacuteteacute sauveacute si allant au Seacutenat lejour ougrave il fut assassineacute par les conjureacutes il avait lu un document qursquoonlui preacutesenta Il raconte aussi agrave propos drsquoArchias le Tyran de Thegravebesque le soir mecircme ougrave Peacutelopidas avait reacutesolu de le tuer pour que son paysretrouve la liberteacute il avait reccedilu de la part drsquoun autre Archias Atheacuteniencelui-lagrave une lettre lrsquoinformant point par point de ce qui lrsquoattendait mais ce courrier lui ayant eacuteteacute remis durant son deacutejeuner il ne lrsquoouvritpas de suite disant ce mot qui depuis devint proverbial en Gregravece laquo Onverra ccedila demain raquo

7 Un homme sage peut agrave mon avis dans lrsquointeacuterecirct des autrescomme le fit Rusticus pour ne pas troubler maladroitement une assem-bleacutee ou pour ne pas interrompre une affaire importante remettre agrave plustard la lecture des nouvelles qursquoon lui apporte Mais crsquoest une choseinexcusable notamment srsquoil occupe des fonctions publiques que dele faire dans son propre inteacuterecirct ou pour son plaisir pour ne pas inter-rompre son deacutejeuner ou son sommeil par exemple A Rome la placelaquo consulaire raquo comme on lrsquoappelait eacutetait la plus honorable agrave table carcrsquoeacutetait celle qui eacutetait la plus deacutegageacutee et la plus commode drsquoaccegraves pourceux qui pouvaient survenir pour srsquoentretenir avec celui qui y eacutetait as-sis Ce qui teacutemoigne du fait que pour ecirctre agrave table ils nrsquoen demeuraientpas moins attentifs agrave leurs affaires et agrave ce qui pouvait se produire

8 Ceci eacutetant dit il est tout de mecircme bien difficile en ce quiconcerne les actions humaines de formuler raisonnablement une regravegleassez preacutecise pour que le hasard nrsquoy conserve pas ses droits

1Lagrave encore laquo lettres raquo mais srsquoagissant de quelque chose que lrsquoon surprend parhasard il est difficile de conserver ce pluriel ndash que lrsquoon vient de rencontrer agrave plusieursreprises et qui est probablement un latinisme

Chapitre 5

Sur la conscience

1 Voyageant un jour avec mon fregravere le sieur2 de la Brousse pen-dant nos guerres civiles nous rencontracircmes un gentilhomme de bellemine qui eacutetait du parti opposeacute au nocirctre ce que jrsquoignorais car il sedonnait une autre contenance Et le pire dans ces guerres crsquoest queles cartes sont tellement meacutelangeacutees que votre ennemi ne se distinguede vous drsquoaucune faccedilon visible ni dans son langage ni dans son com-portement qursquoil est formeacute sous les mecircmes lois et qursquoil a le mecircme airet les mecircmes mœurs que vous et qursquoil est donc fort malaiseacute drsquoeacuteviterla confusion et le deacutesordre Et cela me faisait craindre de rencontrernos propres troupes en un lieu ougrave je ne sois pas connu et de me voirobligeacute de deacuteclarer mon nom et mecircme de faire bien pire agrave lrsquooccasion

2 Comme cela mrsquoeacutetait arriveacute autrefois Car par une meacuteprise decette sorte jrsquoavais perdu hommes et chevaux et on mrsquoy avait tueacute entreautres un page italien de bonne famille que jrsquoeacutelevais avec soin Etcrsquoest ainsi que srsquoeacuteteignit avec lui une si belle enfance pleine de pro-messes Mais pour en revenir agrave notre gentilhomme de rencontre il ma-nifestait une telle frayeur et je le voyais tellement deacutefaillir agrave chaquefois que nous rencontrions des hommes agrave cheval ou que nous traver-sions des villes qui eacutetaient du parti du roi que je finis par deviner quecrsquoeacutetait sa conscience qui le mettait dans cet eacutetat Il semblait agrave ce pauvre

2En principe le mot laquo sieur raquo deacutesignait une personne de rang infeacuterieur agrave celui qursquoonnommait laquo seigneur raquo Michel Eyquem fils aicircneacute eacutetait laquo seigneur de Montaigne raquo et ilnomme ses fregraveres laquo le sieur de La Brousse raquo le laquo sieur drsquoArsac raquo les domaines qursquoilsavaient reccedilus nrsquoeacutetaient pas des laquo seigneuries raquo

52 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

homme qursquoagrave travers son masque et malgreacute les croix de sa casaque onpouvait lire jusque dans son cœur et percer ses secregravetes intentions Tantest merveilleux le travail de la conscience elle nous amegravene agrave nous tra-hir nous accuser et nous combattre et quand il nrsquoest point agrave cela deteacutemoin elle en produit pourtant un contre nous nous-mecircmes

Elle nous frappe comme un bourreau drsquoun invisible fouetJuveacutenal [41]XIII v 195

3 Les enfants se racontent cette histoire Bessos un Peacuteonienagrave qui lrsquoon reprochait drsquoavoir de gaieteacute de cœur abattu un nid de moi-neaux et de les avoir tueacutes disait qursquoil avait eu raison parce que cesoisillons ne cessaient de lrsquoaccuser faussement du meurtre de son pegravereCe parricide eacutetait jusque-lagrave demeureacute occulte et inconnu mais les fu-ries vengeresses de la conscience le firent reacuteveacuteler par celui-lagrave mecircmequi aurait ducirc en subir la punition

4 Heacutesiode corrige1 ainsi le mot de Platon selon lequel la peinesuit de peu la faute en disant qursquoelle naicirct au mecircme moment que lafaute en mecircme temps que le peacutecheacute est commis Quiconque attend lapunition la subit et quiconque lrsquoa meacuteriteacutee lrsquoattend La meacutechanceteacute seretourne contre elle

Un mauvais dessein est surtout mauvais pour son auteurAulu-Gelle [8]5

Comme la guecircpe qui pique et blesse autrui mais plus encore elle-mecircme car elle y perd son aiguillon et sa force agrave jamais

Elles laissent leur vie dans la blessure qursquoelles fontVirgile [114]IV v 238

5 Les cantharides2 trouvent en elles-mecircmes le contrepoison pourleur propre poison par une opposition naturelle De mecircme agrave mesureque nous prenons du plaisir au vice un deacuteplaisir contraire srsquoinstalleen notre conscience qui vient nous tourmenter par des ideacutees peacuteniblesque nous soyons eacuteveilleacutes ou en train de dormir

Car bien des coupables se sont accuseacutes eux-mecircmesLucregravece [46] V1157 Durant leur sommeil ou dans le deacutelire de la fiegravevre

Et ont ainsi reacuteveacuteleacute des fautesQui jusqursquoalors eacutetaient resteacutees cacheacutees

1Ceci est plutocirct surprenant car Heacutesiode est bien anteacuterieur agrave Platon 2Les cantharides ou laquo mouches drsquoEspagne raquo passaient pour avoir des proprieacuteteacutes

aphrodisiaques et veacutesicantes

Chapitre 5 ndash Sur la conscience 53

6 Apollodore recircvait qursquoil eacutetait eacutecorcheacute vif par des Scythes quile faisaient ensuite bouillir dans une marmite et que son cœur lui mur-murait laquo Je suis la cause de tous tes maux raquo Aucune cachette ne peutecirctre utile aux meacutechants disait Eacutepicure car ils ne peuvent jamais ecirctresucircrs drsquoecirctre dissimuleacutes leur conscience les deacutevoile agrave eux-mecircmes1

Crsquoest la premiegravere punition du coupable Juveacutenal [41]XIII v 2De ne pouvoir ecirctre absous par son propre tribunal

Si elle nous remplit de crainte la conscience nous remplit aussidrsquoassurance et de confiance en nous Et je puis bien dire que jrsquoai mar-cheacute dans plusieurs situations peacuterilleuses drsquoun pas bien plus fermeparce que jrsquoeacutetais intimement convaincu de ce que je voulais et de lrsquoin-nocence de mes desseins

Selon le jugement qursquoil porte sur lui-mecircme Ovide [67] I485-486Notre cœur est rempli drsquoespeacuterance ou de crainte

Il en est mille exemples il me suffira drsquoen donner trois concernantle mecircme personnage

7 Scipion accuseacute un jour devant le peuple romain pour des faitsgraves au lieu de srsquoexcuser ou de flatter ses juges leur deacuteclara laquo Crsquoestbien agrave vous de vouloir deacutecider de la tecircte de celui agrave qui vous devez cetteautoriteacute de juger de tout raquo Et une autre fois pour toute reacuteponse auxaccusations porteacutees contre lui par un Tribun du peuple et au lieu deplaider sa cause il dit laquo Allons mes chers concitoyens rendre gracirccesaux dieux pour la victoire qursquoils me donnegraverent contre les Carthaginoisun jour semblable agrave celui-ci raquo Et comme il se mettait en route versle temple voilagrave que toute lrsquoassembleacutee et son acusateur lui-mecircme lesuivent2

8 Caton avait inciteacute Petilius agrave demander des comptes agrave proposde lrsquoargent deacutepenseacute dans la province drsquoAntioche Scipion venu au Seacute-nat pour cela montra le livre de comptes qursquoil avait sous sa toge etdeacuteclara que ce livre contenait exactement les recettes et les deacutepenses

1On peut penser au ceacutelegravebre laquo Lrsquooeil eacutetait dans la tombe et regardait Caiumln raquo de VictorHugo

2Drsquoapregraves Aulu-gelle [8] Nuits Attiques IV 18 Mais P Villey (ed Strowski [52]IV P 192) cite le passage et indique laquo je nrsquoai trouveacute aucun texte qui explique cesmots de Montaigne ldquo et son accusateur mesme rdquo qui sont en contradiction avec le reacutecitdrsquoAulu-Gelle raquo

54 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mais comme on lui demandait de le deacuteposer au greffe il refusa disantque ce serait une honte pour lui et de ses propres mains devant toutle Seacutenat il le deacutechira et le mit en piegraveces

9 Je ne crois pas qursquoune acircme mecircme bien endurcie1 aurait pumontrer faussement une telle assurance Il avait le cœur naturellementtrop grand et il eacutetait habitueacute agrave un destin trop eacuteleveacute dit Tite-Live pourTite-Live [105]

XXXVIII 52 pouvoir ecirctre criminel et srsquoabaisser agrave deacutefendre son innocence10 Crsquoest une dangereuse invention que celle de la torture et il

semble bien que ce soit plus une eacutepreuve drsquoendurance que de veacuteriteacuteCelui qui peut la supporter cache la veacuteriteacute tout autant que celui qui nele peut pas Pourquoi en effet la douleur me ferait-elle plutocirct dire cequi est que ce qui nrsquoest pas Et agrave lrsquoinverse si celui qui est innocentde ce dont on lrsquoaccuse est assez fort pour supporter ces souffrancespourquoi celui qui en est coupable ne le serait-il pas lui aussi quanden eacutechange ce qursquoon lui propose est drsquoavoir la vie sauve Je pense quele fondement de cette invention reacuteside dans la consideacuteration accordeacuteeagrave lrsquoeffort de la conscience Car dans le cas du coupable il se pourraitqursquoelle lrsquoaffaiblisse et srsquoajoute agrave la torture pour lui faire confessersa faute agrave lrsquoinverse elle fortifierait lrsquoinnocent contre ses tourmentsMais en veacuteriteacute crsquoest un moyen plein drsquoincertitude et de danger Quene dirait-on pas que ne ferait-on pas pour eacutechapper agrave des souffrancesaussi horribles

La souffrance oblige agrave mentir mecircme les innocentsPublius Syrus[92]

11 Il arrive donc que le juge qui a soumis un homme agrave lalaquo question raquo pour ne pas le faire mourir srsquoil est innocent le fait finale-ment mourir et innocent et tortureacute Il en est tant qui se sont accuseacuteseux-mecircmes en faisant de fausses confessions Et parmi eux je citeraiPhilotas en voyant les circonstances du procegraves que lui fit Alexandreet le deacuteroulement de sa torture

12 On preacutetend que crsquoest la chose la moins mauvaise2 que la fai-blesse humaine ait pu inventer Bien inhumaine pourtant et inutile agrave

1Montaigne eacutecrit laquo cauterizee raquo Drsquoapregraves Littreacute crsquoest un terme de morale chreacutetienne(XVIe s fig conscience cauteriseacutee laquo conscience endurcie corrompue raquo (Calvin) ndash TLF)Mais crsquoest aussi un terme meacutedical depuis Henri de Mondeville (1314) laquo brucircler un tissuorganique pour le deacutesinfecter raquo Jrsquoai preacutefeacutereacute laquo endurcie raquo qui est plus dans lrsquousagedrsquoaujourdrsquohui me semble-t-il dans ce contexte

2Les eacuteditions anteacuterieures agrave 1588 portaient ici laquo le mieux raquo

Chapitre 5 ndash Sur la conscience 55

mon avis Plusieurs peuples en cela moins laquo barbares raquo que les Grecset les Romains qui les appellent pourtant ainsi1 estiment qursquoil est hor-rible et cruel de faire souffrir et deacutemembrer un homme dont la fautenrsquoest pas aveacutereacutee Que peut-il contre cette ignorance Nrsquoecirctes-vous pasinjustes sous preacutetexte de ne pas le tuer sans raison de lui faire subirquelque chose de pire encore que la mort Et pour preuve qursquoil en estbien ainsi voyez comment bien des fois il preacutefegravere mourir sans raisonque de passer par cette eacutepreuve Elle est plus peacutenible que le supplicefinal lui-mecircme et bien souvent tellement insupportable qursquoelle le de-vance et mecircme lrsquoexeacutecute

13 Je ne sais drsquoougrave je tiens cette histoire2 mais elle reflegravete bien laconscience dont sait faire preuve notre justice Devant le Geacuteneacuteral drsquoar-meacutee grand justicier une villageoise accusait un soldat drsquoavoir enleveacuteagrave ses jeunes enfants ce peu de bouillie qui lui restait pour les nourrirlrsquoarmeacutee ayant tout ravageacute Mais pas de preuves Le Geacuteneacuteral sommala femme de bien consideacuterer ce qursquoelle disait car elle devrait reacutepondrede son accusation si elle mentait Mais comme elle persistait il fitalors ouvrir le ventre du soldat pour connaicirctre la veacuteriteacute Et la femmese trouva avoir raison Voilagrave bien une condamnation instructive

1On sait que les Grecs nommaient laquo barbares raquo les peuples qui nrsquoeacutetaient pas grecsCe nrsquoest que bien plus tard que le mot prit le sens peacutejoratif que nous lui connaissonsmais on voit que tel eacutetait le cas au XVIe siegravecle deacutejagrave

2La source est dans Froissart IV 78 Le geacuteneacuteral dont il srsquoagit est Bajazet 1er selonlrsquoeacutedition Strowski [52]

Chapitre 6

Sur les exercices

1 Il est difficile pour le raisonnement et lrsquoinstruction mecircme si nousajoutons foi agrave ce qursquoils nous disent de nous conduire jusqursquoagrave lrsquoactionsi nous nrsquoexerccedilons2 pas notre acircme par des expeacuteriences agrave prendre lrsquoal-lure agrave laquelle nous voulons la faire aller sans ces expeacuteriences quandle moment sera venu de la faire agir elle se trouvera bien embarras-seacutee Voilagrave pourquoi ceux des philosophes qui ont chercheacute agrave atteindre laqualiteacute la plus haute ne se sont pas contenteacutes drsquoattendre tranquillementet agrave lrsquoabri les difficulteacutes du sort de peur que celles-ci ne surviennentalors qursquoils seraient encore inexpeacuterimenteacutes et novices dans ce combatAu contraire ils ont pris les devants et se sont lanceacutes volontairementagrave lrsquoeacutepreuve des difficulteacutes Les uns ont abandonneacute leurs richesses poursrsquoentraicircner agrave vivre dans une pauvreteacute volontaire Les autres ont re-chercheacute le travail physique une vie austegravere et peacutenible pour srsquoendurcircontre les maux et mieux supporter la fatigue Drsquoautres encore se sontpriveacutes des parties du corps les plus preacutecieuses comme celles de la geacute-neacuteration ou les yeux3 de peur que leur usage trop agreacuteable et tropdoux ne vienne agrave relacirccher et attendrir la fermeteacute de leur acircme

2 Mais agrave mourir ce qui est la plus grande tacircche que nous ayonsagrave accomplir les exercices pratiques ne sont drsquoaucun secours On peut

2Le mot laquo exercitation raquo employeacute par Montaigne dans le titre de ce chapitre peutsignifier aussi bien laquo exercice raquo laquo expeacuterience raquo laquo pratique raquo laquo entraicircnement raquo Crsquoesten fait un peu de tout cela agrave la fois qursquoil srsquoagit

3Montaigne pense probablement agrave Deacutemocrite dont la leacutegende raconte qursquoil srsquoeacutetaitcreveacute les yeux

58 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

bien par lrsquoexpeacuterience et lrsquohabitude se fortifier contre les douleurs lahonte la misegravere et autres semblables accidents Mais srsquoagissant de lamort nous nrsquoavons droit qursquoagrave un seul essai Et nous sommes tous desapprentis lorsque nous la rencontrons

3 Il srsquoest trouveacute autrefois des hommes qui savaient si bien eacuteco-nomiser le temps qursquoils avaient agrave vivre qursquoils ont essayeacute de goucircter etde savourer la mort elle-mecircme et ils ont appliqueacute leur esprit agrave tenterde voir ce qursquoeacutetait ce passage Mais ils ne sont pas revenus nous endonner des nouvelles

Nul ne se reacuteveille quand lrsquoa saisiLucregravece [46]III 942-43 Le froid repos de la mort

4 Canius Julius noble Romain doueacute drsquoun courage et drsquoune fer-meteacute extraordinaires avait eacuteteacute condamneacute agrave mort par ce maraud de Ca-ligula Apregraves avoir donneacute plusieurs fois deacutejagrave des preuves de sa reacutesolu-tion et alors qursquoil eacutetait sur le point drsquoecirctre remis aux mains du bourreauun philosophe de ses amis lui demanda laquo Eh bien Canius en quelledisposition se trouve en ce moment votre acircme Que fait-elle Et agravequoi pensez-vous raquo laquo Je pensais raquo lui reacutepondit-il laquo ayant rassembleacutemes forces agrave me tenir precirct pour essayer de voir si en cet instant dela mort si court si bref je pourrais observer quelque deacuteplacement delrsquoacircme et savoir si elle eacuteprouvera quelque chose du fait de sa sortie etsi jrsquoapprends lagrave-dessus quelque chose je voudrais revenir ensuite si jele puis en avertir mes amis raquo Voilagrave quelqursquoun qui philosophait nonseulement jusqursquoagrave la mort mais pendant la mort mecircme Quelle belleassurance quelle noblesse de cœur de vouloir que sa mort lui serve deleccedilon et drsquoecirctre capable de penser agrave autre chose en une affaire si grave

Il gardait cet empire sur son acircme agrave lrsquoheure de la mortLucain [45]VIII 636

5 Il me semble pourtant qursquoil existe un moyen de lrsquoapprivoiseret en quelque sorte de lrsquoessayer Nous pouvons en faire lrsquoexpeacuteriencesinon entiegravere et parfaite mais au moins telle qursquoelle ne soit pas inutileet qursquoelle nous rende plus fort et plus sucircr de nous Si nous ne pouvonslrsquoatteindre nous pouvons lrsquoapprocher nous pouvons la reconnaicirctre etsi nous ne parvenons pas jusqursquoau cœur mecircme de la place nous enverrons au moins les avenues qui y conduisent

6 Ce nrsquoest pas sans raison qursquoon nous fait observer notre som-meil il a quelque ressemblance avec la mort Comme nous passons

Chapitre 6 ndash Sur les exercices 59

facilement de la veille au sommeil Et comme nous perdons facile-ment conscience de la lumiegravere et de nous-mecircmes Le sommeil pour-rait peut-ecirctre passer pour inutile et contre nature puisqursquoil nous privede tout sentiment mais la nature nous apprend qursquoelle nous a fait aussibien pour mourir que pour vivre et degraves la naissance elle nous donnela repreacutesentation de cet eacutetat dans lequel elle nous conservera eacuteternel-lement apregraves elle pour nous y habituer et nous en ocircter la crainte

7 Mais ceux dont le cœur a lacirccheacute agrave la suite drsquoun accident violentet qui ont perdu connaissance ceux-lagrave agrave mon avis ont bien failli voirson veacuteritable visage car en ce qui concerne le moment et lrsquoendroitdu passage lui-mecircme il y a peu de chances pour qursquoil puisse causerquelque souffrance ou quelque ennui car nous ne pouvons eacuteprouveraucun sentiment en dehors de la dureacutee1 Il nous faut du temps poursouffrir et celui de la mort est si court si preacutecipiteacute qursquoil nous est im-possible de la ressentir Ce sont ses laquo travaux drsquoapproche raquo que nousavons agrave craindre et de ceux-lagrave nous pouvons acqueacuterir lrsquoexpeacuterience

8 Bien des choses semblent plus grandes dans notre imagina-tion qursquoelles ne le sont en reacutealiteacute Jrsquoai passeacute une bonne partie de ma vieen parfaite santeacute ndash non seulement parfaite mais vigoureuse et mecircmebouillante Me sentir ainsi plein de verdeur et de joie de vivre me fai-sait consideacuterer les maladies comme des choses tellement horribles quequand jrsquoen ai fait lrsquoexpeacuterience jrsquoai trouveacute leurs atteintes leacutegegraveres etfaibles en comparaison de ce que je redoutais

9 Voici quelque chose que je ressens tous les jours si je suisbien au chaud dans une piegravece confortable pendant une nuit orageuseougrave souffle la tempecircte je mrsquoinquiegravete et mrsquoafflige pour ceux qui sontdehors agrave ce moment-lagrave Y suis-je moi-mecircme que je nrsquoai mecircme pasenvie drsquoecirctre ailleurs

10 Le simple fait drsquoecirctre toujours confineacute dans une piegravece mesemblait quelque chose drsquoinsupportable jrsquoy fus contraint brutalementdurant une semaine puis un mois agiteacute mal en point et bien faibleEt jrsquoai constateacute que quand jrsquoeacutetais en bonne santeacute je trouvais les ma-lades bien plus agrave plaindre que je ne lrsquoeacutetais moi-mecircme agrave leur placeet que lrsquoideacutee que je mrsquoen faisais augmentait de moitieacute ou presque lareacutealiteacute et la veacuteriteacute de cet eacutetat Jrsquoespegravere qursquoil en sera de mecircme pour lamort et qursquoelle ne meacuterite ni la peine que je prends agrave mrsquoy preacuteparer ni

1Voilagrave une notation dont la finesse tranche sur les ideacutees convenues

60 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

les secours que je recherche pour en amortir le choc Mais on ne saitjamais on ne peut jamais trop srsquoen preacutemunir

11 Pendant notre troisiegraveme guerre de religion ou la deuxiegravemeUne gravechute (je ne mrsquoen souviens plus tregraves bien ) jrsquoeacutetais alleacute un jour me prome-

ner agrave une lieue de ma demeure qui se trouve ecirctre au beau milieu1 detous les troubles occasionneacutes par les guerres civiles qui seacutevissent enFrance Je pensais ecirctre en seacutecuriteacute eacutetant si pregraves de chez moi que jenrsquoavais pas besoin drsquoun meilleur eacutequipage jrsquoavais pris un cheval do-cile mais pas tregraves sucircr Comme je revenais et que je tentais de fairefaire agrave ce cheval quelque chose agrave quoi il nrsquoeacutetait pas encore bien preacute-pareacute un de mes gens grand et fort monteacute sur un puissant roussin2

dont la bouche ne ressentait plus rien3 mais au demeurant frais etvigoureux cet homme dis-je pour faire le malin et devancer ses com-pagnons poussa la becircte agrave bride abattue droit dans le chemin que jesuivais et vint fondre comme un colosse sur le petit homme sur sonpetit cheval et le foudroyer de toute sa force et de son poids nousprojetant lrsquoun et lrsquoautre cul par-dessus tecircte Et voilagrave le cheval eacutetaleacutetout eacutetourdi et moi agrave dix ou douze pas de lagrave eacutetendu sur le dos le vi-sage tout meurtri et eacutecorcheacute lrsquoeacutepeacutee que jrsquoavais agrave la main ayant valseacuteagrave dix pas de lagrave au moins ma ceinture mise en piegraveces et incapable defaire un mouvement ou de ressentir quoi que ce soit non plus qursquounesouche (Crsquoest le seul eacutevanouissement que jrsquoaie jamais connu jusqursquoagravemaintenant)

12 Ceux qui eacutetaient avec moi apregraves avoir essayeacute par tous lesmoyens de me faire revenir agrave moi me tenant pour mort me prirentdans leurs bras et mrsquoemportegraverent avec bien des difficulteacutes jusqursquoagrave mademeure qui eacutetait agrave environ une demi lieue de lagrave4 Sur le chemin apregravesavoir eacuteteacute consideacutereacute comme treacutepasseacute pendant deux heures au moins jecommenccedilai agrave bouger et respirer mon estomac eacutetait tellement remplide sang que pour pouvoir lrsquoen deacutecharger la nature avait eu besoin deressusciter ses forces On me remit sur mes pieds je rendis un plein

1Le chacircteau de Montaigne est en effet situeacute entre le Poitou et la Guyenne reacutegion ougraveont eu lieu de nombreux combats durant les guerres de religion

2Cheval puissant geacuteneacuteralement utiliseacute pour les labours ou pour transporter descharges Cheval moins laquo noble raquo que les laquo destriers raquo dont il a eacuteteacute question au livreI 48 et que lrsquoon montait pour la chasse ou la guerre

3Donc difficile agrave manier comme les chevaux trop malmeneacutes (crsquoest par la bouche enquelque sorte que le cavalier communique ses ordres au cheval)

4Montaigne preacutecise laquo lieue franccedilaise raquo car les lieues nrsquoavaient pas la mecircme valeurdans toutes les provinces La laquo lieue franccedilaise raquo valait environ 445 km

Chapitre 6 ndash Sur les exercices 61

seau de sang agrave gros bouillons1 et plusieurs fois le long du chemin ilen fut de mecircme Par ce moyen je commenccedilai agrave reprendre un peu devie mais ce ne fut que peu agrave peu et cela prit si longtemps que mespremiegraveres sensations eacutetaient beaucoup plus proches de la mort que dela vie

Car lrsquoacircme encore peu assureacutee de son retour Le Tasse (Tor-quato Tasso)[103] XII 74

Eacutebranleacutee qursquoelle est ne peut srsquoaffermir

13 Ce souvenir fortement graveacute dans mon acircme qui me montrele visage de la mort et ce qursquoelle peut ecirctre si proches de la veacuteriteacuteme reacuteconcilie en quelque sorte avec elle Quand je recommenccedilai agrave yvoir ma vue eacutetait si trouble si faible si morte en somme que je nediscernais encore rien drsquoautre que la lumiegravere

Comme un homme qui tantocirct ouvre les yeux et tantocirct les referme Le Tasse (Tor-quato Tasso)[103] VIII 26

Moitieacute eacutendormi moitieacute eacuteveilleacute

Quant aux fonctions de lrsquoesprit2 elles renaissaient en mecircme tempsque celles du corps Je mrsquoaperccedilus que jrsquoeacutetais tout ensanglanteacute monpourpoint eacutetait tacheacute partout du sang que jrsquoavais rendu La premiegraverepenseacutee qui me vint ce fut que jrsquoavais reccedilu un coup drsquoarquebuse enpleine tecircte Et de fait on tirait beaucoup autour de nous Il me sem-blait que ma vie ne srsquoaccrochait plus qursquoau bord de mes legravevres et jefermais les yeux pour mieux me semblait-il la pousser dehors je pre-nais plaisir agrave mrsquoalanguir et agrave me laisser aller Cette ideacutee ne faisait queflotter agrave la surface de mon esprit elle eacutetait aussi molle et aussi faibleque tout le reste mais en veacuteriteacute non seulement elle eacutetait exempte dedeacuteplaisir mais elle avait mecircme cette douceur que ressentent ceux quise laissent glisser dans le sommeil

14 Je crois que crsquoest dans cet eacutetat que se trouvent ceux que lrsquoonvoit deacutefaillants de faiblesse agrave lrsquoagonie et je considegravere que nous avonstort de les plaindre pensant qursquoils sont en proie aux pires douleurs oulrsquoesprit agiteacute de penseacutees peacutenibles Jrsquoai toujours penseacute contre lrsquoopi-nion de beaucoup drsquoautres et mecircme drsquoEtienne de La Boeacutetie que ceux

1A Lanly traduit ici par laquo un plein seau de caillots de sang pur raquo ce qui me sembleun peu contradictoire dans les termes Par ailleurs je ne suis pas sucircr que lrsquoon puisserendre laquo bouillons raquo par laquo caillots raquo Crsquoest pourquoi jrsquoai preacutefeacutereacute laquo agrave gros bouillons raquo

2Montaigne eacutecrit laquo acircme raquo mais il semble bien que dans ce contexte il srsquoagisse plutocirctde ce que nous nommons laquo esprit raquo

62 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que nous voyons ainsi renverseacutes et comme assoupis agrave lrsquoapproche deleur fin ou accableacutes par la longueur de la maladie ou par une attaquedrsquoapoplexie ou par lrsquoeacutepilepsie

Souvent ceacutedant devant son malLucregravece [46]III v 487 sq Sous nos yeux et comme frappeacute par la foudre

Un homme srsquoeacutecroule il eacutecume geacutemit et tremble Il deacutelire se raidit se tord halegravete et srsquoeacutepuise en convulsions

ou encore ceux qui sont blesseacutes agrave la tecircte et que nous entendonsgeacutemir ou pousser par moments des soupirs agrave fendre lrsquoacircme et bienque nous puissions en obtenir quelques signes qui semblent montrerqursquoils ont encore leurs esprits de mecircme que les quelques mouvementsque nous leur voyons faire ndash jrsquoai toujours penseacute dis-je qursquoils avaientlrsquoesprit et le corps comme ensevelis et endormis

Il vit et ne le sait mecircme pasOvide [63] I 3v 12

15 Je ne pouvais croire qursquoavec des membres aussi abicircmeacutes etdes sens aussi deacutefaillants lrsquoesprit puisse trouver en lui-mecircme assezde forces pour se maintenir conscient de ce fait aucun raisonnementne devait venir les tourmenter et leur faire ressentir la misegravere de leurcondition par conseacutequent ils nrsquoeacutetaient pas vraiment agrave plaindre

16 Je nrsquoimagine pas drsquoeacutetat plus insupportable que celui drsquoavoirlrsquoacircme vivante mais mal en point sans pouvoir se manifester crsquoestce que je dirais de ceux que lrsquoon envoie au supplice apregraves leur avoircoupeacute la langue sauf qursquoen ce genre de mort la plus muette semblela plus digne si elle srsquoaccompagne drsquoun visage ferme et grave Maiscrsquoest le cas encore de ces pauvres prisonniers tombeacutes entre les mainsdes horribles bourreaux que sont les soldats de notre eacutepoque qui lestourmentent par toutes sortes de cruauteacutes pour les contraindre agrave pro-mettre une ranccedilon excessive qursquoils ne pourront honorer et qui sontmaintenus dans une situation et en un lieu ougrave ils ne disposent drsquoaucunmoyen drsquoexprimer ni de faire connaicirctre leurs souffrances physiques etmorales Les poegravetes ont imagineacute quelques dieux favorables agrave la deacuteli-vrance de ceux qui connaissent ainsi une mort qui tarde agrave venir

Jrsquoai reccedilu lrsquoordre drsquoapporter au Dieu des EnfersVirgile [112]IV 702 Son tribut1 et je te deacutelivre de ton corps

1Ce laquo tribut raquo est un cheveu Crsquoest Iris qui parle

Chapitre 6 ndash Sur les exercices 63

17 Les quelques mots et reacuteponses bregraveves et incoheacuterentes qursquoonarrache parfois aux prisonniers agrave force de leur crier dans les oreilleset de les rudoyer les mouvements qui semblent exprimer quelqueconsentement agrave ce qursquoon leur demande tout cela ne signifie nulle-ment qursquoils vivent du moins qursquoils vivent vraiment Crsquoest ce qui nousarrive agrave nous aussi quand nous sommes au bord du sommeil avantqursquoil se soit complegravetement empareacute de nous nous ressentons commeen un songe ce qui se passe autour de nous nous entendons les voixdrsquoune oreille vague et incertaine comme si elles ne parvenaient qursquoaubord de lrsquoacircme et les reacuteponses que nous faisons aux derniegraveres parolesqursquoon nous a adresseacutees si elles ont un sens le doivent en grande partieau hasard

18 Et maintenant que jrsquoai reacuteellement eacuteprouveacute cela il ne fait plusde doute pour moi que jrsquoen avais bien jugeacute auparavant Et tout drsquoabordparce que bien qursquoeacutetant eacutevanoui je mrsquoabicircmais les ongles agrave vouloirouvrir mon pourpoint (je ne portais pas drsquoarmure) sans mecircme avoirpourtant conscience drsquoecirctre blesseacute crsquoest qursquoil y a des mouvements quise produisent en nous et qui ne relegravevent pas de notre deacutecision

A demi-morts les doigts srsquoagitent Virgile [112] X396comme pour saisir encore lrsquoeacutepeacutee

Ceux qui tombent jettent ainsi les bras en avant par une impulsionnaturelle nos membres se precirctent ainsi assistance et ont des mouve-ments indeacutependants de notre volonteacute

On dit que les chars armeacutes de faux Lucregravece [46]III v 642 sqcoupent si vite les membres

qursquoon en voit des morceaux srsquoagiter agrave terreavant mecircme que la douleur ndash tant le coup est rapide ndashait eu le temps de parvenir agrave lrsquoacircme

19 Mon estomac eacutetant encombreacute de tout ce sang cailleacute mesmains srsquoy portaient drsquoelles-mecircmes comme elles le font souvent agrave unendroit qui nous deacutemange contre lrsquoavis de notre volonteacute Il y a beau-coup drsquoanimaux et mecircme des hommes dont on voit les muscles secontracter et remuer apregraves leur mort Chacun sait par expeacuterience qursquoil ya des parties de son corps qui se mettent en mouvement se dressent etsrsquoaffaissent bien souvent sans sa permission Or ces mouvements quenous subissons qui ne nous affectent qursquoen surface ndash laquo par lrsquoeacutecorce raquo

64 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

pourrait-on dire- ne peuvent preacutetendre nous appartenir pour que cesoient vraiment les nocirctres il faut que lrsquoindividu y soit tout entier en-gageacute et les douleurs que ressent le pied ou la main pendant que nousdormons ne font pas vraiment partie de nous

20 Comme jrsquoapprochais de chez moi ougrave la nouvelle de machute eacutetait deacutejagrave parvenue et que les gens de ma famille arrivaient avecles cris habituels pour ce genre de choses non seulement je reacutepondispar quelques mots agrave ce qursquoon me demandait mais de plus on raconteque jrsquoai penseacute agrave commander qursquoon donnacirct un cheval agrave ma femme queje voyais srsquoempecirctrer et se deacutemener sur le chemin qui est pentu et mal-aiseacute Il semble que cette ideacutee aurait ducirc provenir drsquoun esprit eacuteveilleacute ndashet pourtant le mien ne lrsquoeacutetait pas du tout En fait mes penseacutees eacutetaientcomme vides neacutebuleuses provoqueacutees par les sensations venant desyeux et des oreilles elles ne venaient pas reacuteellement de moi Je nesavais ni drsquoougrave je venais ni ougrave jrsquoallais je ne pouvais appreacutecier ni consi-deacuterer ce qursquoon me demandait ce nrsquoeacutetaient que les faibles effets que lessens produisent drsquoeux-mecircmes comme par habitude et ce que lrsquoesprity apportait crsquoeacutetait en songe tregraves leacutegegraverement concerneacute comme leacutecheacuteseulement et irrigueacute par les molles impressions venues des sens

21 Mon eacutetat pendant ce temps eacutetait en veacuteriteacute tregraves doux et pai-sible je ne ressentais aucune affliction ni pour autrui ni pour moi crsquoeacutetait de la langueur et une extrecircme faiblesse sans aucune douleurJe vis ma maison sans la reconnaicirctre Quand on mrsquoeut coucheacute ce re-pos me procura une infinie douceur car jrsquoavais eacuteteacute rudement tirailleacutepar ces pauvres gens qui avaient pris la peine de me porter sur leursbras par un long et tregraves mauvais chemin et fatigueacutes les uns apregravesles autres avaient ducirc se relayer deux ou trois fois On me preacutesentaalors force remegravedes dont je ne pris aucun persuadeacute que jrsquoeacutetais drsquoavoireacuteteacute mortellement blesseacute agrave la tecircte Et crsquoeucirct eacuteteacute sans mentir une mortbienheureuse car la faiblesse de mon raisonnement mrsquoempecircchait drsquoenavoir conscience et celle de mon corps drsquoen rien ressentir Je me lais-sais couler si doucement si facilement et si agreacuteablement que je neconnais guegravere drsquoaction moins peacutenible1 que celle-lagrave

22 Quand je parvins agrave revivre et agrave reprendre des forces

lorsqursquoenfin mes sens reprirent quelque vigueurOvide [63] Iiii 14

1Lrsquoeacutedition de 1588 comportait ici laquo si plaisante raquo Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquoces mots sont ratureacutes et remplaceacutes agrave la main par laquo moins poisante raquo A Lanly[58] in-dique ici agrave tort laquo Dans les eacuteditions anteacuterieures on lisait ldquosi agreacuteablerdquo raquo

Chapitre 6 ndash Sur les exercices 65

crsquoest-agrave-dire deux ou trois heures plus tard je sentis revenir bru-talement mes douleurs tous mes membres ayant eacuteteacute comme mouluset froisseacutes par ma chute et je mrsquoen trouvai si mal les deux ou troisnuits suivantes que je crus pour le coup mourir encore une fois maisdrsquoune mort plus aigueuml celle-lagrave ndash et je ressens encore aujourdrsquohui1 lesseacutequelles de ce traumatisme Je ne veux pas oublier ceci la derniegraverechose que je parvins agrave retrouver ce fut le souvenir de cet accident et je me fis redire plusieurs fois ougrave jrsquoallais drsquoougrave je venais agrave quelleheure cela mrsquoeacutetait arriveacute avant de parvenir agrave comprendre ce qui srsquoeacutetaitpasseacute Quant agrave la faccedilon dont jrsquoeacutetais tombeacute on me la cachait par fa-veur pour celui qui en avait eacuteteacute la cause et on mrsquoen inventait drsquoautresMais longtemps apregraves un matin quand ma meacutemoire parvint agrave srsquoen-trrsquoouvrir et agrave me repreacutesenter lrsquoeacutetat dans lesquel je mrsquoeacutetais trouveacute aumoment ougrave jrsquoavais aperccedilu ce cheval fondant sur moi (car je lrsquoavaisvu sur mes talons et mrsquoeacutetais tenu pour mort mais cette ideacutee avait eacuteteacutesi soudaine que la peur nrsquoavait pas eu le loisir de srsquoy introduire) ilme sembla qursquoun eacuteclair venait me frapper lrsquoacircme et que je revenais delrsquoautre monde

23 Le reacutecit drsquoun eacuteveacutenement aussi banal serait au demeurant as-sez deacuterisoire nrsquoeacutetait lrsquoenseignement que jrsquoen ai tireacute pour moi-mecircme car en veacuteriteacute pour srsquohabituer agrave la mort je trouve qursquoil nrsquoest pas demeilleur moyen que de srsquoen approcher Or comme dit Pline2 chacunest pour soi-mecircme un tregraves bon sujet drsquoeacutetude pourvu qursquoil soit capablede srsquoexaminer de pregraves Ce que je rapporte ici ce nrsquoest pas ce que jecrois mais ce que jrsquoai eacuteprouveacute ce nrsquoest pas la leccedilon drsquoautrui mais lamienne

24 Il ne faut pourtant pas mrsquoen vouloir si je la fais connaicirctre3Car ce qui mrsquoest utile peut aussi ecirctre utile aux autres agrave lrsquooccasionEt de toutes faccedilons je ne fais de tort agrave personne puisque je me sersseulement de ce qui mrsquoappartient Et si je dis des sottises crsquoest agrave mesdeacutepens et sans dommage pour quiconque crsquoest une divagation quimourra avec moi et sera sans conseacutequences On ne connaicirct que deuxou trois eacutecrivains de lrsquoAntiquiteacute qui aient emprunteacute ce chemin et onne peut pas dire srsquoils avaient traiteacute le sujet comme je le fais ici puisque

1Les eacuteditions de 1580 et 1582 portaient ici laquo me sens encore quatre ans apregraves de raquo2Pline [77] XXII 24 C3Tout le deacuteveloppement qui suit jusqursquoagrave la fin de ce chapitre est un ajout manus-

crit sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo donc posteacuterieur agrave 1588 Il est caracteacuteristique delrsquoeacutevolution des laquo Essais raquo vers la laquo peinture du Moi raquo

66 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

nous ne connaissons que leurs noms personne apregraves eux ne srsquoest lanceacutesur leurs traces Crsquoest une deacutelicate entreprise et plus encore qursquoil nrsquoyparaicirct que de suivre une allure aussi vagabonde que celle de notreesprit de peacuteneacutetrer les profondeurs opaques de ses replis internes dedistinguer et de saisir au vol tant de menues apparences dans son agi-tation Et crsquoest un passe-temps nouveau et extraordinaire qui nousarrache aux occupations communes de ce monde et mecircme aux plusimportantes drsquoentre elles

25 Il y a plusieurs anneacutees que je suis moi-mecircme le seul objet demes penseacutees que je nrsquoexamine et nrsquoeacutetudie que moi Et si je mrsquointeacuteresseagrave autre chose crsquoest pour lrsquoappliquer aussitocirct agrave moi-mecircme le faire enquelque sorte entrer en moi Et je ne pense pas avoir tort si commeon le fait pour drsquoautres sciences incomparablement moins utiles jefais part aux autres de ce que jrsquoai appris dans celle-ci ndash bien que je nesois guegravere satisfait de mes progregraves en la matiegravere Il nrsquoest rien drsquoaussidifficile agrave deacutecrire que soi-mecircme ni de moins utile pourtant Mais en-core faut-il se coiffer encore faut-il srsquoapprecircter et srsquoarranger avant de semontrer en public Je me preacutepare donc sans cesse puisque je me deacutecrissans cesse Il est drsquousage de consideacuterer comme mal le fait de parler desoi et on lrsquointerdit obstineacutement par haine de la vantardise qui sembletoujours srsquoattacher agrave ce que lrsquoon dit de soi-mecircme Au lieu de moucherlrsquoenfant on lui arrache le nez 1

La peur de la faute nous pousse au crimeHorace [32] 31

26 Je trouve plus de bien que de mal agrave ce remegravede Mais quandbien mecircme il serait vrai qursquoil y ait neacutecessairement de la preacutesomptiondans le fait de vouloir entretenir les gens agrave propos de soi si je res-pecte mon dessein drsquoensemble je ne dois pas refuser quelque chosequi montre cette disposition maladive puisqursquoelle est en moi Et jene dois pas cacher cette faute-lagrave que je ne me contente pas de pra-tiquer mais que je confesse publiquement Et drsquoailleurs pour dire ceque jrsquoen pense on a tort de condamner le vin sous preacutetexte que certainssrsquoenivrent on ne peut abuser que des bonnes choses Et je considegravereque cette regravegle ne concerne que la faiblesse du commun des mortels crsquoest une bride pour les veaux2 dont ni les saints (qui parlent drsquoeux-

1La formule est plaisante qui montre bien les meacutefaits drsquoune position trop radicaleAujourdrsquohui on dirait peut-ecirctre laquo On jette le beacutebeacute avec lrsquoeau du bain raquo

2P Villey [55] croit devoir faire remarquer dans son Lexique que les laquo brides pour lesveaux nrsquoexistent pas raquo Outre le fait qursquoil ne devait pas souvent freacutequenter les marcheacutes

Chapitre 6 ndash Sur les exercices 67

mecircmes si haut et fort) ni les philosophes ni les theacuteologiens ne fontusage Je ne mrsquoen sers donc pas non plus moi qui ne suis pourtantaussi peu lrsquoun que lrsquoautre Srsquoils nrsquoeacutecrivent pas deacutelibeacutereacutement sur eux-mecircmes cela ne les empecircche pas quand lrsquooccasion srsquoen trouve de sepousser bien en vue sur lrsquoestrade1

27 De quoi parle le plus Socrate sinon de lui-mecircme Agrave quoiamegravene-t-il le plus souvent ses disciples agrave parler sinon drsquoeux-mecircmesPlutocirct que de la leccedilon tireacutee de leur livre nrsquoest-ce pas du mouvement etde lrsquoeacutetat de leur acircme Nous nous deacutevoilons religieusement agrave Dieu etagrave notre confesseur comme nos voisins2 le font devant tout le mondeMais nous ne disons me reacutepondra-t-on que les choses dont nous nousaccusons Crsquoest donc que nous disons tout Car notre vertu elle-mecircmeest coupable et sujette au repentir Mon meacutetier et mon art crsquoest devivre Que celui qui me deacutefend drsquoen parler selon lrsquoideacutee lrsquoexpeacuterienceet la pratique que jrsquoen ai ordonne agrave lrsquoarchitecte de parler des bacirctimentsnon pas selon ses conceptions mais selon celles de son voisin selon lascience drsquoun autre et non selon la sienne Si crsquoest de la gloriole quede faire connaicirctre soi-mecircme ses meacuterites pourquoi Ciceacuteron ne met-ilpas en avant ceux drsquoHortensius et Hortensius ceux de Ciceacuteron

28 Peut-ecirctre attend-on que je teacutemoigne de moi par des œuvreset des actes et pas seulement par des paroles Mais ce que je deacute-cris ce sont surtout mes cogitations sujet informe qui ne peut guegravereavoir de retombeacutees palpables Crsquoest tout juste si je puis les faire en-trer dans des paroles qui sont surtout faites drsquoair Des hommes parmiles plus savants et les plus deacutevocircts ont veacutecu en eacutevitant drsquoexercer touteaction visible Mes faits et gestes en diraient plus long sur le hasardque sur moi-mecircme Ils teacutemoignent de leur rocircle et non du mien sice nrsquoest de faccedilon conjecturale et incertaine comme des eacutechantillonsdrsquoun aspect particulier Je mrsquoexpose au contraire tout entier commeun laquo eacutecorcheacute raquo3 sur lequel on verrait drsquoun seul coup drsquooeil les veinesles muscles les tendons chacun agrave sa place En parlant de la toux je

aux bestiaux et mecircme srsquoil ne srsquoagissait pour Montaigne que drsquoune boutade agrave proposdrsquoun lien imaginaire lrsquoacception actuelle (et populaire ) de laquo veaux raquo mrsquoa sembleacute justi-fier amplement mon choix de conserver lrsquoexpression

1Montaigne eacutecrit laquo se jetter bien avant sur le trottoir raquo et laquo jeter sur le trottoir raquo estaujourdrsquohui eacutequivoque Mais il srsquoagissait bien sucircr pour lui homme de cheval de lrsquoen-droit ougrave lrsquoon faisait trotter les chevaux pour en montrer la valeur Jrsquoai eacuteteacute tenteacute drsquoutiliserlaquoplateauraquo ndash malgreacute lrsquoanachronisme

2Les voisins en question sont les Protestants dont les confessions eacutetaient publiques3Montaigne utilise ici le mot laquo skeletos raquo que Pareacute et Ronsard entre autres avaient

deacutejagrave franciseacute en laquo squelette raquo agrave lrsquoeacutepoque Mais plutocirct que drsquoun laquo squelette raquo Montaigne

68 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

montrais une partie de moi-mecircme et avec lrsquoeffet de la pacircleur ou desbattements du cœur une autre avec plus ou moins de certitude

29 Ce ne sont pas mes actes que je deacutecris crsquoest moi crsquoestmon essence mecircme Je considegravere qursquoil faut ecirctre prudent quand on sejuge soi-mecircme et se montrer fort consciencieux pour en teacutemoignersoit en bien soit en mal indiffeacuteremment Si jrsquoavais le sentiment drsquoecirctrevraiment bon et sage ou presque1 je le proclamerais agrave tue-tecircte Crsquoestune sottise et non de la modestie que drsquoen dire moins sur soi quece que la veacuteriteacute exige Se payer moins qursquoon ne le vaut crsquoest ecirctrelacircche ou pusillanime selon Aristote Aucune vertu ne se fait valoirpar le mensonge et la veacuteriteacute nrsquoest jamais un bon terreau pour lrsquoerreurParler de soi plus qursquoil ne faut ce nrsquoest pas toujours de la preacutesomptionmais bien souvent de la sottise Se complaire outre mesure dans ceqursquoon est tomber amoureux de soi-mecircme de faccedilon immodeacutereacutee voilagraveagrave mon avis la substance de ce vice qursquoest la preacutesomption Le remegravedesuprecircme pour le gueacuterir crsquoest de faire tout le contraire de ce que nousordonnent ceux qui en deacutefendant de parler de soi deacutefendent encoreplus de penser sur soi

30 Crsquoest en la penseacutee que reacuteside lrsquoorgueil la langue ne peuty prendre qursquoune faible part Srsquooccuper de soi pour ces gens-lagrave crsquoestcomme se complaire en soi-mecircme se freacutequenter avoir des rapportsavec soi-mecircme crsquoest pour eux trop srsquoaimer Crsquoest possible2 Mais cetexcegraves ne naicirct que chez ceux qui ne srsquoexaminent que superficiellementqui se jugent drsquoapregraves la reacuteussite de leurs affaires3 qui nomment recircve-rie et oisiveteacute le fait de srsquooccuper de soi et qui considegraverent que for-

veut manifestement parler drsquoun corps destineacute agrave lrsquoeacutetude anatomique et crsquoest pourquoijrsquoai utiliseacute laquo eacutecorcheacute raquo

1Le texte (manuscrit) de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo comporte ici laquo ou pres de la raquondash et non laquo tout a fait raquo Il peut donc srsquoagir drsquoune erreur faite par les eacutediteurs de 1595 ndash agravemoins qursquoils nrsquoaient jugeacute que laquo tout agrave fait raquo srsquoaccordait mieux avec le sens de la phraseDans ma traduction je combine un peu les deux versions

2Lrsquoeacutedition de 1595 a omis laquo Il peut estre raquo que lrsquoon peut lire sur la partie manus-crite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo malgreacute la rature qui se trouve agrave cet endroit Jereacuteintroduis donc cette petite phrase ndash qui a tout de mecircme son importance ndash dans matraduction

3A Lanly traduit ici laquo qui se voient [seulement en second lieu] apregraves leurs affaires raquoJe ne partage pas son point de vue laquo Apregraves raquo peut fort bien signifier laquo drsquoapregraves raquo enmarquant une cause et non une succession temporelle Du moins si jrsquoen crois lrsquoexempledonneacute (malheureusement sans reacutefeacuterence ) par le Dictionnaire du Moyen Age et de laRenaissance de GreimasKeane laquo Apregraves le naturel drsquoapregraves nature raquo Je me risque doncagrave traduire laquo drsquoapregraves la reacuteussite de leurs affaires raquo car cela me semble plus convaincantde toutes faccedilons dans le contexte

Chapitre 6 ndash Sur les exercices 69

mer son caractegravere et acqueacuterir de lrsquoeacutetoffe crsquoest bacirctir des laquo chacircteaux enEspagne raquo Ils se prennent pour une chose exteacuterieure et eacutetrangegravere agraveeux-mecircmes

31 Si quelqursquoun srsquoenivre de la connaissance qursquoil a de lui-mecircmeparce qursquoil regarde au-dessous de lui qursquoil tourne les yeux vers le hautvers les siegravecles passeacutes il laquo baissera les cornes1 raquo en y trouvant tantde milliers drsquoesprits qui foulent le sien aux pieds Si sa vaillance leconduit agrave quelque flatteuse preacutesomption qursquoil se souvienne des viesde Scipion drsquoEpaminondas de tant drsquoarmeacutees de tant de peuples quile laissent si loin derriegravere eux Nulle qualiteacute particuliegravere ne fera srsquoen-orgueillir celui qui tiendra compte en mecircme temps de tant drsquoautresmaniegraveres drsquoecirctre imparfaites et faibles qui sont en lui et au bout ducompte le neacuteant de la condition humaine

32 Parce que seul Socrate avait vraiment fait sien le preacutecepte deson Dieu laquo se connaicirctre raquo et que par le biais de cette eacutetude il en eacutetaitarriveacute agrave se meacutepriser lui seul fut estimeacute digne du nom de Sage Quecelui qui se connaicirctra de cette faccedilon se fasse hardiment connaicirctre etde vive voix

1laquo baissera la tecircte raquo par humiliteacute bien sucircr Maislaquo lrsquoexpression est belle il nous lafaut choyer raquo

70 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Chapitre 7

Sur les reacutecompenseshonorifiques

1 Ceux qui eacutecrivent la vie de Ceacutesar Auguste remarquent agrave proposde sa discipline militaire qursquoil eacutetait aussi geacuteneacutereux pour les dons agraveceux qui les meacuteritaient qursquoil eacutetait regardant pour les reacutecompenses pu-rement honorifiques2 Il avait pourtant reccedilu de son oncle3 toutes les reacute-compenses militaires avant mecircme drsquoecirctre jamais alleacute agrave la guerre Ce futune belle ideacutee adopteacutee par la plupart des gouvernements que drsquoeacutetablircertaines distinctions purement honorifiques pour marquer et reacutecom-penser la valeur personnelle les couronnes de laurier de checircne demyrte la forme de certains vecirctements le privilegravege drsquoaller en voiturepar la ville ou de nuit avec des flambeaux une place reacuteserveacutee dansles assembleacutees publiques le droit de porter certains surnoms ou titresdrsquoajouter certaines marques agrave ses armoiries et autres choses du mecircmegenre dont lrsquousage a eacuteteacute admis sous diffeacuterentes formes selon les payset qui durent encore

2Selon P Villey [55] ce chapitre aurait eacuteteacute eacutecrit par Montaigne agrave lrsquooccasion de laquo lacreacuteation de lrsquoOrdre du Saint-Esprit destineacute agrave remplacer lrsquoOrdre de Saint-Michel quieacutetait tombeacute dans un grand discreacutedit raquo

3Jules Ceacutesar le vainqueur des Gaules

72 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

2 Nous avons pour notre part ainsi que nombre de nos voisinsles ordres de chevalerie qui ne sont eacutetablis qursquoagrave cette fin1 Crsquoest enveacuteriteacute une bien bonne et profitable coutume que cette faccedilon de recon-naicirctre la valeur drsquohommes rares et excellents et de leur faire plaisiren leur attribuant des reacutecompenses qui ne coucirctent rien au peuple ni auPrince Ce qursquoon a constateacute depuis fort longtemps et qursquoon peut voirencore de nos jours crsquoest que les gens de qualiteacute sont plus jaloux dece genre de reacutecompenses que de celles ougrave ils pourraient trouver gain etprofit ndash et cela nrsquoest pas sans motif ni sans grande apparence de raisonsemble-t-il En effet si au prix qui doit ecirctre simplement une questiondrsquohonneur on mecircle drsquoautres avantages mateacuteriels et financiers ce meacute-lange au lieu drsquoaugmenter la consideacuteration attendue la rabaisse et ladiminue

3 LrsquoOrdre de Saint-Michel2 qui a eacuteteacute si longtemps en faveurparmi nous nrsquoavait pas drsquoautre avantage que celui de ne point en avoirCe qui faisait qursquoautrefois il nrsquoeacutetait pas de charge ni de fonction agrave la-quelle la noblesse ne preacutetendicirct avec autant de deacutesir et drsquoengouementqursquoelle nrsquoaspirait agrave celui-lagrave ni qualiteacute qui pucirct lui apporter autant derespect et de consideacuteration crsquoest que la valeur aspire et accepte plusvolontiers une reacutecompense de mecircme nature qursquoelle-mecircme et preacutefegraverela gloire agrave lrsquoutiliteacute Les autres dons nrsquoont pas un usage aussi nobledrsquoautant plus qursquoon les utilise agrave tout propos par des gratificationson paie le service drsquoun valet la diligence drsquoun courrier ceux qui fontdanser qui font de la voltige qui plaident3 de mecircme pour les servicesles plus ordinaires que lrsquoon peut recevoir ndash et mecircme car le vice sepaie la flatterie les maquerelles la trahison Ce nrsquoest pas eacutetonnant sila valeur reccediloit et recherche moins volontiers cette sorte de monnaiecourante que celle qui lui est propre et particuliegravere noble et geacuteneacutereuseAuguste avait raison drsquoecirctre beaucoup plus eacuteconome et parcimonieuxpour celle-ci que pour lrsquoautre drsquoautant plus que lrsquohonneur est un privi-legravege qui tire sa principale qualiteacute de sa rareteacute et qursquoil en est de mecircmepour la valeur

1A lrsquoorigine ces laquo ordres raquo avaient eacuteteacute creacuteeacutes pour lutter contre les laquo infidegraveles raquoDevenus souvent trop puissants etou trop riches (Templiers) ils furent peu agrave peu reacuteduitspar la royauteacute et transformeacutes en effet en ordres purement honorifiques

2Cet ordre fut fondeacute en 1469 par Louis XI Si lrsquoon en croit Montluc il avait en-core tout son prestige sous Henri II vers 1550 Ce serait sous Charles IX que des abus(eacutevoqueacutes par Montaigne) lui auraient ocircteacute sa reacuteputation

3Il me semble qursquoil faut ainsi comprendre laquo le dancer le parler raquo Pour laquo levoltiger raquo il srsquoagit de figures exeacutecuteacutees agrave cheval que Montaigne a deacutejagrave eacutevoqueacutees ailleurs

Chapitre 7 ndash Sur les reacutecompenses honorifiques 73

A qui nul ne semble meacutechant qui peut paraicirctre bon Martial [50]XII 182

4 On ne tient pas compte pour faire lrsquoeacuteloge de quelqursquoun dusoin avec lequel il eacuteduque ses enfants car crsquoest une chose ordinairesi estimable qursquoelle soit On ne fait pas de cas non plus drsquoun grandarbre dans une forecirct qui en est pleine Je ne crois pas qursquoaucun citoyende Sparte se soit jamais glorifieacute de sa vaillance puisque crsquoeacutetait lagrave unequaliteacute fort reacutepandue parmi eux De mecircme pour la fideacuteliteacute et le meacute-pris des richesses On ne donne pas de reacutecompense pour une vertusi grande soit-elle quand elle est devenue une habitude Et je ne saismecircme pas si on la trouverait grande puisqursquoelle est courante

5 Puisque ces reacutecompenses honorifiques nrsquoont pas drsquoautre prixni de valeur que le seul fait drsquoecirctre reacuteserveacutees agrave un petit nombre il nrsquoestbesoin pour les aneacuteantir que drsquoen faire largesse Qursquoil se trouve plusdrsquohommes qursquoautrefois pour meacuteriter de faire partie de notre Ordre cenrsquoeacutetait pas une raison pour en ternir la renommeacutee Et il se peut fort bienen effet que plus nombreux soient ceux qui le meacuteritent car il nrsquoest pasde vertu qui se reacutepande plus facilement que la valeur militaire Il enest une autre vraie parfaite et philosophique ndash et jrsquoemploie ce motselon lrsquousage actuel ndash dont je ne parle pas bien plus importante quela vertu militaire et plus complegravete crsquoest une force et une assurancede lrsquoacircme qui la rend capable de meacutepriser de la mecircme faccedilon toutessortes drsquoeacuteveacutenements facirccheux toujours eacutegale agrave elle-mecircme uniformeet constante une vertu dont la nocirctre nrsquoest qursquoun pacircle reflet Lrsquousagelrsquoeacuteducation lrsquoexemple et la coutume ont une grande influence sur lavertu militaire dont je parle et peuvent aiseacutement la rendre courantecomme on le voit bien par ces temps de guerres civiles Et si lrsquoonpouvait de nos jours reacuteunifier notre peuple et lrsquoenflammer pour uneentreprise commune nous ferions refleurir notre ancienne reacuteputationmilitaire

6 Il est sucircr qursquoautrefois lrsquoOrdre de Saint-Michel en tant quereacutecompense ne concernait pas seulement la vaillance mais allait au-delagrave Elle nrsquoa jamais servi de reacutetribution pour un valeureux soldatmais pour un glorieux Capitaine Lrsquoobeacuteissance ne meacuteritait pas une reacute-compense aussi honorable autrefois elle supposait une connaissanceexperte et plus universelle des choses de la guerre englobant la plupartndash et les plus grandes ndash des qualiteacutes militaires car les talents du soldat Tite-Live [105]

XXV 19et ceux du geacuteneacuteral ne sont pas les mecircmes Elle supposait aussi unecondition sociale compatible avec une telle digniteacute Mais je preacutetends

74 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que mecircme si plus de gens en eacutetaient dignes de nos jours qursquoil nrsquoyen avait autrefois il ne fallait pourtant pas lrsquoaccorder de faccedilon aussilibeacuterale il eucirct mieux valu ne pas lrsquoattribuer agrave tous ceux qui lrsquoeussentmeacuteriteacutee plutocirct que de perdre pour toujours comme on vient de le fairelrsquousage drsquoune chose aussi utile

7 Aucun homme de valeur ne songe agrave tirer avantage de ce qursquoila en commun avec bien drsquoautres Et ceux qui de nos jours ont lemoins meacuteriteacute cette reacutecompense sont ceux qui font le plus semblant dela deacutedaigner voulant par lagrave se mettre au rang de ceux agrave qui on fait dutort en reacutepandant inducircment et en avilissant une marque qui leur eacutetaitparticuliegraverement due

8 Espeacuterer qursquoen effaccedilant et abolissant celle-ci on pourra soudainremettre en honneur et renouveler une institution de ce genre ce nrsquoestpas une entreprise bien adapteacutee agrave une eacutepoque aussi deacutereacutegleacutee et maladeque la nocirctre Le reacutesultat en sera que la nouvelle institution souffrira degravessa naissance des deacutefauts qui viennent preacuteciseacutement de causer la ruinede lrsquoautre1 Il faudrait que les regravegles drsquoattribution de ce nouvel ordresoient tregraves rigides et rigoureuses pour assurer son prestige et cettepeacuteriode troubleacutee nrsquoest pas en mesure de tenir ainsi laquo la bride courte raquoet bien reacutegleacutee Par ailleurs avant qursquoon puisse accorder agrave ce nouvelOrdre quelque creacutedit il faut qursquoon ait oublieacute le preacuteceacutedent et le meacuteprisdans lequel il a sombreacute

9 On pourrait placer ici quelque deacuteveloppement sur la consideacute-ration agrave accorder agrave la vaillance et agrave ce qui diffeacuterencie cette vertu desautres Mais Plutarque a si souvent traiteacute de cette question qursquoil seraitbien inutile de rapporter ici ce qursquoil en dit Ce qui meacuterite drsquoecirctre sou-ligneacute crsquoest que notre socieacuteteacute met la laquo vaillance raquo au premier rang deses vertus ndash comme le montre son nom qui vient de laquo valeur raquo ndash etque dans nos usages quand nous disons de quelqursquoun que crsquoest laquo unhomme de valeur raquo ou laquo quelqursquoun de bien raquo dans le style qui est ce-lui de notre cour et de notre noblesse cela ne signifie rien drsquoautre quelaquo vaillant homme raquo de la mecircme faccedilon que chez les Romains Car leterme geacuteneacuteral de laquo vertu raquo chez eux tire son eacutetymologie de laquo force raquo2

10 La seule forme veacuteritable et essentielle de noblesse en Francecrsquoest la fonction militaire Il est fort probable que la premiegravere laquo vertu raquo

1Cette phrase deacutejagrave preacutesente dans le texte de 1588 a eacuteteacute oublieacutee dans la traductiondrsquoA Lanly ([58] II 57)

2En latin laquo virtus raquo est en effet de la mecircme racine que laquo vis raquo la force Cf [26] IXIX sect4 Cette eacutetymologie ( ) vient en fait de Ciceacuteron [20] II 18

Chapitre 7 ndash Sur les reacutecompenses honorifiques 75

qui se soit manifesteacutee parmi les hommes ait eacuteteacute celle par laquelle lesplus courageux se sont rendus maicirctres des plus faibles et ont acquis dece fait un rang et une reacuteputation particuliers et que crsquoest lagrave lrsquoorigine dela digniteacute qui est demeureacutee attacheacutee agrave cette appellation A moins quece ne soit ducirc au fait que ces peuples tregraves belliqueux ont donneacute le plusgrand prix et le titre le plus eacuteleveacute agrave celle des vertus qui leur eacutetait la plusfamiliegravere De la mecircme faccedilon que notre passion et ce souci fieacutevreux quenous avons de la chasteteacute des femmes fait que les expressions laquo bonneeacutepouse raquo laquo femme de bien raquo laquo femme drsquohonneur et de vertu raquo ne sontpour nous que des faccedilons de dire laquo femme chaste raquo Comme si pourles obliger agrave ce devoir nous mettions agrave lrsquoeacutecart tous les autres commesi nous eacutetions precircts agrave leur pardonner toute autre faute pour obtenirqursquoelles ne commettent pas celle-lagrave

Chapitre 8

Sur lrsquoaffection des pegraverespour leurs enfants

1 Madame2 si lrsquooriginaliteacute et la nouveauteacute qui donnent drsquohabitudedu prix aux choses ne viennent plaider en ma faveur je ne me sortiraijamais agrave mon honneur de cette folle entreprise Mais elle est si extra-vagante et drsquoun aspect si eacuteloigneacute de lrsquousage commun que cela pourrapeut-ecirctre lui ouvrir une voie Crsquoest une humeur meacutelancolique et donctregraves opposeacutee agrave ma complexion naturelle causeacutee par le chagrin de la so-litude dans laquelle je mrsquoeacutetais moi-mecircme jeteacute il y a quelques anneacutees3qui mrsquoa mis en tecircte cette ideacutee de me mecircler drsquoeacutecrire Me trouvant alorsentiegraverement vide et deacutepourvu de toute autre matiegravere agrave traiter je mesuis pris moi-mecircme comme argument et sujet pour ce qui est le seullivre au monde de cette espegravece et drsquoun dessein aussi bizarre qursquoex-travagant Il nrsquoy a drsquoailleurs rien dans cet ouvrage qui vaille la peinedrsquoecirctre remarqueacute sauf cette bizarrerie car agrave un sujet si faible et si meacute-diocre aucun ouvrier fucirct-ce le meilleur du monde nrsquoeucirct eacuteteacute capablede donner une forme qui le rende digne drsquoecirctre preacutesenteacute

2Madame drsquoEstissac est la megravere de Charles drsquoEstissac qui accompagnera Montaignedans son voyage en Italie Elle eacutetait veuve depuis 1565 et avait une fille Claude quieacutepousa en 1587 le comte de La Rochefoucauld

3Drsquoapregraves Montaigne lui-mecircme crsquoest en 1571 que lasseacute de ses charges publiques ilavait deacutecideacute de se retirer dans sa laquo librairie raquo

78 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

2 Ayant donc agrave me deacutecrire sur le vif il eucirct manqueacute quelquechose agrave ce portrait Madame si je nrsquoeusse repreacutesenteacute lrsquohonneur que jrsquoaitoujours rendu agrave vos meacuterites Et jrsquoai voulu le mettre en eacutevidence au deacute-but de ce chapitre parce que parmi vos autres qualiteacutes lrsquoaffection quevous avez porteacutee agrave vos enfants tient certainement lrsquoune des premiegraveresplaces Quand on sait agrave quel acircge Monsieur drsquoEstissac votre mari vouslaissa veuve1 combien de grands et honorables partis vous ont eacuteteacute of-ferts comme il se doit agrave une Dame de France de votre condition etcomment vous avez su veiller pendant tant drsquoanneacutees avec constanceet fermeteacute au travers de tant drsquoeacutepineuses difficulteacutes aux inteacuterecircts deces enfants quand on sait comment cela vous a conduite aux quatrecoins de la France et comment vous en ecirctes encore preacuteoccupeacutee et quelrsquoon voit lrsquoheureux aboutissement que vous leur avez trouveacute gracircce agravevotre sagesse ou votre heureuse fortune on dira certainement commemoi que nous nrsquoavons pas de meilleur exemple drsquoaffection maternelleque le vocirctre agrave notre eacutepoque

3 Je loue Dieu Madame que cette affection ait eacuteteacute si bien em-ployeacutee Car les espoirs que donne de lui-mecircme Monsieur drsquoEstissacvotre fils laissent bien espeacuterer que vous en recevrez lrsquoobeacuteissance et lareconnaissance que lrsquoon peut attendre drsquoun bon fils quand il en auraatteint lrsquoacircge Mais comme du fait de son jeune acircge il nrsquoa pu remarquerles tregraves grands services qursquoil a reccedilus si souvent de vous je souhaiteque ces eacutecrits srsquoils lui tombent un jour entre les mains quand je nrsquoau-rai plus de bouche ni de paroles pour le dire en teacutemoignent pour moi mais il en aura une attestation plus vive encore de par les effets heu-reux qursquoil eacuteprouvera si Dieu le veut Crsquoest assez dire qursquoil nrsquoest pasde gentilhomme en France qui soit plus que lui redevable agrave sa megravere etqursquoil ne peut donner agrave lrsquoavenir de meilleure preuve de sa qualiteacute qursquoenreconnaissant la megravere que vous ecirctes

4 Srsquoil y a une loi vraiment naturelle crsquoest-agrave-dire quelque ins-tinct que lrsquoon retrouve universellement et perpeacutetuellement chez les ani-maux aussi bien que chez les hommes ndash ce qui ne va pas sans contro-verses drsquoailleurs ndash je peux dire qursquoagrave mon avis apregraves le souci de seconserver en vie et de fuir ce qui peut nuire ce qui vient en deuxiegravemelieu crsquoest lrsquoaffection du geacuteniteur pour sa progeacuteniture Et puisque lanature semble nous lrsquoavoir recommandeacutee particuliegraverement en se sou-

1Elle eacutetait probablement tregraves jeune encore en effet en 1565 On sait qursquoelle se rema-ria drsquoailleurs en 1580 (donc peu de temps apregraves que Montaigne eut composeacute ce texte)avec Robert de Combaut premier maicirctre drsquoHocirctel drsquoHenri III

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 79

ciant drsquoeacutetendre et de faire avancer lrsquoun apregraves lrsquoautre les eacuteleacutements decette œuvre1 qui est la sienne il nrsquoest pas tregraves eacutetonnant que lrsquoattache-ment soit moindre en sens inverse des enfants vers les parents

5 Ajoutons agrave cela cette autre consideacuteration drsquoAristote celui Aristote [6] IX7qui fait du bien agrave quelqursquoun lrsquoaime mieux qursquoil nrsquoen est aimeacute et que

celui agrave qui nous sommes redevable teacutemoigne de plus drsquoamour pournous que nous en teacutemoignons pour lui Tout ouvrier aime mieux sonouvrage qursquoil nrsquoen serait aimeacute si lrsquoouvrage eacutetait capable drsquoavoir dessentiments Parce que nous cheacuterissons lrsquoexistence et que lrsquoexistenceest faite de mouvement et drsquoaction chacun de nous est donc preacutesentdans ce qursquoil fait Celui qui fait le bien exerce une action belle et hono-rable celui qui reccediloit agit seulement de la faccedilon qui lui est utile Or cequi est utile est bien moins digne drsquoecirctre aimeacute que ce qui est honorableCe qui est honorable est stable et permanent et fournit agrave celui qui enest lrsquoauteur une satisfaction constante Lrsquoutile au contraire se perd etsrsquooublie facilement le souvenir nrsquoen est pas aussi frais ni aussi douxLes choses nous sont drsquoautant plus chegraveres qursquoelles nous ont plus coucircteacutendash et donner coucircte plus que de prendre

6 Puisqursquoil a plu agrave Dieu de nous doter de quelque capaciteacute deraisonnement afin que nous ne fussions pas comme les animaux ser-vilement assujettis aux lois communes mais que nous nous y appli-quions en vertu de notre jugement et de notre libre volonteacute il nousfaut bien nous adapter un peu agrave la simple autoriteacute de la Nature maisnon pas nous laisser tyranniser par elle seule la raison doit gouvernernos penchants Je suis pour ma part extrecircmement peu sensible agrave cesmouvements qui se produisent en nous sans que notre jugement inter-vienne Ainsi par exemple sur le sujet dont je traite ici je ne suis pasporteacute comme on le fait agrave embrasser les enfants encore agrave peine neacutesdont lrsquoacircme est inerte et le corps drsquoune forme qui pourrait les rendreaimables mais qui est encore agrave peine reconnaissable et je nrsquoai passupporteacute de bon cœur qursquoils soient eacuteleveacutes aupregraves de moi

7 Une affection raisonnable et veacuteritable devrait naicirctre et se deacute-velopper en mecircme temps qursquoeux et alors srsquoils le meacuteritent la pro-pension naturelle marchant de pair avec la raison nous allons leur

1On est encore loin de laquo lrsquoHomme-machine raquo ce nrsquoest mecircme pas encore Descartesbien sucircr Mais Montaigne emploie bel et bien le mot laquo machine raquo qursquoil faut certainemententendre ici au sens large de laquo construction assemblage raquo Traduire par laquo meacutecanique raquocomme le fait A Lanly [58] II p 60 me semble aller un peu loin

80 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

vouer une affection vraiment paternelle mais de la mecircme faccedilon dansle cas contraire nous devons porter sur eux un jugement aussi eacutequi-table sans ceacuteder agrave la force exerceacutee par la nature Crsquoest bien souventlrsquoinverse qui se produit et nous sommes couramment plus eacutemus parles treacutepignements jeux et niaiseries pueacuteriles de nos enfants que nousne le sommes par la suite de leurs actions bien penseacutees1 Comme sinous les aimions pour notre distraction comme de petits singes etnon comme des hommes Et celui qui les a gaveacutes de jouets dans leurenfance le voilagrave qui renacirccle maintenant devant la moindre deacutepenseagrave faire pour eux une fois adultes Il semble bien que la jalousie quenous eacuteprouvons agrave les voir se montrer dans le monde et en tirer plaisirquand nous sommes sur le point de le quitter nous-mecircmes nous in-cline agrave nous montrer plus chiches et plus eacuteconomes envers eux il nenous plaicirct guegravere de les voir marcher sur nos talons comme pour nouspousser vers la sortie Si cela devait constituer un sujet de crainte etpuisque lrsquoordre des choses fait qursquoils ne peuvent en veacuteriteacute ni existerni vivre si ce nrsquoest aux deacutepens de notre existence et de notre vie ndashalors il ne fallait pas nous mecircler drsquoecirctre pegraveres

8 En ce qui me concerne je trouve qursquoil est cruel et injuste dene pas les faire profiter de nos biens de ne pas les traiter en compa-gnons dans la gestion de nos affaires domestiques quand ils en sontdevenus capables et de ne pas rogner sur nos avantages pour assurerles leurs puisque crsquoest pour cela que nous les avons engendreacutes Voilagravequi est injuste un pegravere vieux casseacute par lrsquoacircge et agrave demi mort jouissantseul dans un coin du foyer de biens qui suffiraient agrave la promotion etagrave lrsquoentretien de plusieurs enfants et les laissant pourtant perdre leursmeilleures anneacutees faute de moyens sans pouvoir srsquoeacutelever dans le ser-vice public et dans la connaissance des gens du monde On les acculeau deacutesespoir ou agrave chercher une issue quelconque si peu leacutegitime soit-elle pour faire face agrave leurs besoins

9 Crsquoest ainsi que jrsquoai pu voir de mon temps plusieurs jeunesgens de bonne famille si habitueacutes agrave voler que nulle mesure prise contreeux ne pouvait les en deacutetourner Jrsquoen connais un fort bien neacute agrave quiLes voleursjrsquoai parleacute un jour de cette question agrave la demande drsquoun de ses fregraverestregraves brave et tregraves honorable gentilhomme Il me reacutepondit en mrsquoavouanttout bonnement qursquoil avait eacuteteacute conduit agrave cette bassesse par la rigueuret lrsquoavarice de son pegravere mais qursquoagrave preacutesent il y eacutetait tellement habitueacute

1Comment rendre laquo actions toutes formeacutees raquo Il mrsquoa sembleacute que cette laquo forme raquoeacutetait celle de lrsquoesprit et du raisonnement

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 81

qursquoil ne pouvait plus srsquoen deacutefaire Et justement il venait drsquoecirctre surprisen train de voler les bagues drsquoune Dame au lever de laquelle il srsquoeacutetaittrouveacute avec beaucoup drsquoautres

10 Il me rappela ce que jrsquoavais entendu dire agrave propos drsquoun autregentilhomme il eacutetait si bien formeacute et habitueacute agrave ce beau meacutetier danssa jeunesse que devenu maicirctre de ses biens et deacutecideacute agrave abandonnerces pratiques il ne pouvait pourtant srsquoempecirccher quand il passait pregravesdrsquoune boutique ougrave se trouvait une chose dont il avait besoin de la deacute-rober ndash quitte agrave envoyer ensuite quelqursquoun pour la payer Et jrsquoen aivu plusieurs si entraicircneacutes et si adonneacutes agrave cela que mecircme agrave leurs compa-gnons ils volaient des objets qursquoils leur rendaient ensuite

11 Je suis Gascon et pourtant il nrsquoest pas de vice sur lequel jesois moins porteacute [que le vol] Je le hais plutocirct par tempeacuterament queje ne le condamne par conviction je ne soustrais rien agrave personnemecircme si crsquoest une chose que je deacutesire Notre reacutegion est en veacuteriteacute unpeu plus mal vue que les autres en France sur ce sujet Nous avonspourtant vu de notre temps et agrave plusieurs reprises des gens de bonnefamille drsquoautres contreacutees entre les mains de la Justice et convaincusde nombreux vols fort graves Jrsquoai bien peur que ces deacutepravations netrouvent leur source dans les vices des pegraveres

12 On peut certes me reacutepondre comme le fit un jour un Sei-gneur fort intelligent qursquoil nrsquoeacuteconomisait ses richesses que pour entirer lrsquoavantage drsquoecirctre honoreacute et rechercheacute par les siens et que lrsquoacircgelui ayant enleveacute toutes ses forces crsquoeacutetait lagrave le seul moyen qui lui restaitpour conserver son autoriteacute dans sa famille et eacuteviter de devenir pourtout le monde un objet de deacutedain et de meacutepris (En fait ce nrsquoest passeulement la vieillesse dit Aristote qui conduit agrave lrsquoavarice mais toutesorte de faiblesse) Crsquoest une faccedilon de voir les choses Mais crsquoest remeacute-dier agrave un mal que lrsquoon aurait ducirc empecirccher de naicirctre Un pegravere est bienmalheureux srsquoil ne conserve lrsquoaffection de ses enfants que parce qursquoilsont besoin de ses secours ndash si lrsquoon peut appeler cela de lrsquoaffection

13 Ce qursquoil faut crsquoest se rendre respectable par sa valeur etses capaciteacutes aimable par sa bonteacute et la douceur de son comporte-ment Quand la matiegravere est riche mecircme ses cendres ont leur valeur nous accordons du respect et de la consideacuteration aux os et reliquesdes personnes dignes drsquoecirctre honoreacutees Pour quelqursquoun qui a connu leshonneurs dans sa maturiteacute il nrsquoest pas de vieillesse si deacutecreacutepite et ra-bougrie qursquoelle soit qui ne conserve quelque chose de veacuteneacuterable etnotamment pour ses enfants dont il faut avoir formeacute lrsquoacircme agrave suivre

82 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

leurs devoirs non par la neacutecessiteacute et le besoin non plus que par larudesse et la force

Il me semble qursquoon est loin de la veacuteriteacute si lrsquoon croitTeacuterence [111]Adelphes 1 v40

Que lrsquoautoriteacute est plus ferme et plus solidement eacutetabliePar la force que par lrsquoaffection

14 Je condamne toute violence dans lrsquoeacuteducation drsquoune acircme tendreque lrsquoon veut former pour lrsquohonneur et pour la liberteacute Il y a je nesais quoi de servile dans la seacuteveacuteriteacute et la contrainte et je considegravereque ce que lrsquoon ne peut obtenir par la raison la sagesse et lrsquohabileteacutene srsquoobtiendra jamais par la force Crsquoest ainsi que jrsquoai eacuteteacute eacuteleveacute ondit que tout petit je nrsquoai eacuteteacute fouetteacute que deux fois et modeacutereacutementJe devais rendre la pareille agrave mes propres enfants ndash mais ils meurenttous en nourrice Leacuteonore qui est ma seule fille agrave avoir eacutechappeacute agrave cetriste destin a atteint six ans et plus sans que lrsquoon ait employeacute poursa formation et le chacirctiment de ses fautes drsquoenfant autre chose quedes paroles et bien douces (lrsquoindulgence de sa megravere y ayant aiseacutementpourvu) Et quand bien mecircme mon attente serait deacuteccedilue il y a biendrsquoautres causes auxquelles srsquoen prendre sans en rendre responsablema meacutethode drsquoeacuteducation que je sais ecirctre juste et naturelle Jrsquoaurais eacuteteacuteencore plus exigeant sur ce plan avec des garccedilons moins neacutes pour ser-vir et de nature plus libre jrsquoaurais aimeacute emplir leur cœur de noblesseet de liberteacute Je nrsquoai jamais vu obtenir drsquoautre reacutesultat avec le fouet quede rendre les acircmes plus lacircches ou plus vilainement obstineacutees

15 Voulons-nous ecirctre aimeacutes de nos enfants Voulons-nous leurenlever toute raison de souhaiter notre mort (Mecircme si aucune raisonne peut ecirctre ni juste ni excusable pour un souhait aussi horrible laquo nulcrime nrsquoest fondeacute en raison raquo) Faisons ce qui est en notre pouvoir pourTite-Live [105]

XXVIII 28 faciliter leur vie raisonnablement Et pour cela il ne faudrait pas nousmarier si jeunes que notre acircge puisse se confondre avec le leur crsquoestlagrave un handicap qui nous plonge dans de grandes difficulteacutes Et je le disspeacutecialement pour la noblesse qui comme on dit est drsquoune conditionoisive et ne vit que de ses rentes car ailleurs dans les familles ougraveil faut gagner sa vie le nombre des enfants et le fait de vivre en leurcompagnie fait partie des arrangements du meacutenage et ce sont lagrave autantdrsquoeacuteleacutements suppleacutementaires et utiles pour srsquoenrichir

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 83

16 Je me suis marieacute agrave trente-trois ans et jrsquoapprouve le choix detrente-cinq qursquoon dit ecirctre le conseil drsquoAristote1 Platon2 ne veut pasqursquoon se marie avant les trente ans mais il a raison de se moquer deceux qui se mettent agrave lrsquoœuvre apregraves cinquante-cinq et considegravere leurprogeacuteniture comme indigne drsquoecirctre nourrie et de vivre Thalegraves fixa ence domaine les limites les plus justes jeune il reacutepondit agrave sa megraverequi le pressait de se marier que ce nrsquoeacutetait pas encore le moment etdevenu vieux que ce nrsquoeacutetait plus le moment Il faut refuser commeinopportune toute action qui ne vient pas agrave son heure

17 Les Gaulois consideacuteraient comme extrecircmement reacutepreacutehensiblele fait drsquoavoir des relations charnelles avant lrsquoacircge de vingt ans et ils re-commandaient speacutecialement aux hommes qui se destinaient agrave la guerrede conserver bien plus longtemps leur virginiteacute consideacuterant que lescœurs srsquoamollissent et se deacutevoient par la copulation avec les femmes

Mais alors uni agrave une jeune eacutepouse Le Tasse (Tor-quato Tasso)[103] X 39

Et tout heureux drsquoavoir des enfantsSon affection de mari et de pegravere avait affadi son courage

18 Moulay-Hassan roi de Tunis que lrsquoEmpereur Charles V reacute-tablit sur son trocircne critiquait la meacutemoire de son pegravere auquel il repro-chait sa freacutequentation des femmes et le qualifiait de laquo mou effeacutemineacutefaiseur drsquoenfants raquo

19 Lrsquohistoire grecque3 a retenu que Iecos de Tarente ChrysosAstylos Diopompos et drsquoautres tant qursquoils voulurent maintenir leurcorps en forme pour la course des jeux Olympiques la palestre etautres exercices physiques se privegraverent de tout rapport sexuel pendantce temps

20 Dans une certaine reacutegion des Indes Espagnoles on ne per- Gomara [25]II xii f˚ 63 r˚mettait aux hommes de se marier qursquoapregraves quarante ans et on le per-

mettait pourtant aux filles de dix ans21 Un gentilhomme de trente-cinq ans nrsquoa pas encore lrsquoacircge de

laisser la place agrave son fils qui en a vingt il est en eacutetat de se montrerdans les expeacuteditions guerriegraveres et agrave la cour de son prince il a besoin

1Aristote [5] VII 162Platon [73] V3Platon [71] VIII

84 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

de ses biens et srsquoil doit certainement les partager il ne doit pour autantsrsquooublier Crsquoest bien le cas ougrave peut srsquoappliquer cette reacuteponse que lespegraveres ont couramment agrave la bouche laquo Je ne veux pas me deacuteshabilleravant drsquoaller me coucher raquo

22 Mais un pegravere terrasseacute par les ans et les maux que sa faiblesseet sa mauvaise santeacute privent de la socieacuteteacute des hommes celui-lagrave faittort agrave lui-mecircme et aux siens de couver inutilement un grand tas derichesses Crsquoest pour lui le moment srsquoil est sage de laquo se deacuteshabillerpour aller se coucher raquo sans aller jusqursquoagrave se mettre nu en chemisemais en gardant une robe de chambre bien chaude et le reste de seseffets dont il nrsquoa plus que faire il doit en faire cadeau de bonne gracircceagrave ceux agrave qui selon lrsquoordre naturel des choses elles doivent finalementappartenir Il est bien normal qursquoil leur en laisse lrsquousage puisque lanature vient agrave lrsquoen priver Dans le cas contraire il ne peut srsquoagir de sapart que de meacutechanceteacute et de jalousie Ce fut la plus belle des actionsde lrsquoEmpereur Charles-Quint ndash imitant en cela certains personnagesantiques de mecircme stature que lui ndash que drsquoavoir su reconnaicirctre que laraison nous commande de nous laquo deacuteshabiller raquo quand nos vecirctementsnous pegravesent et nous embarrassent et de nous laquo coucher raquo quand lesjambes nous trahissent Il se deacutefit de ses richesses de sa grandeur etde sa puissance en faveur de son fils lorsqursquoil sentit que lui faisaientdeacutefaut la fermeteacute et la force neacutecessaires agrave la conduite des affaires avecla gloire qursquoil y avait acquise

Veille agrave deacuteteler agrave temps ton cheval vieillissantHorace [34] I1 Pour qursquoil ne soit objet de la riseacutee treacutebuchant et soufflant

23 Ne pas savoir reconnaicirctre assez tocirct ne pas sentir lrsquoincapaciteacuteet la terrible deacutegradation que lrsquoacircge amegravene naturellement avec lui danslrsquoacircme et dans le corps agrave eacutegaliteacute pour les deux il me semble ou peut-ecirctre plus encore du cocircteacute de lrsquoacircme voilagrave la faute qui a ruineacute la reacuteputa-tion de la plupart des grands hommes de ce monde Jrsquoai vu et mecircmeconnu de mon temps des personnages ayant une grande autoriteacute quindash crsquoeacutetait facile agrave voir ndash avaient terriblement perdu leurs capaciteacutes drsquoau-trefois que je connaissais pourtant par la reacuteputation qursquoils en avaienttireacutee en des temps meilleurs Jrsquoaurais preacutefeacutereacute les voir retireacutes chez euxconfortablement et ayant deacutelaisseacute les affaires publiques et militairesque leurs eacutepaules nrsquoeacutetaient plus capables de supporter crsquoeucirct eacuteteacute plushonorable pour eux

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 85

24 Jrsquoai autrefois eacuteteacute le familier de la maison drsquoun gentilhommeveuf et tregraves acircgeacute mais resteacute pourtant fort vert en sa vieillesse Il avaitplusieurs filles agrave marier et un fils deacutejagrave en acircge drsquoaller dans le mondeCela entraicircnait pour lui des deacutepenses et des visites drsquoeacutetrangers qui nelui plaisaient guegravere non seulement par souci drsquoeacuteconomie mais plusencore parce qursquoil avait avec lrsquoacircge adopteacute un mode de vie fort eacuteloigneacutedu nocirctre Je lui dis un jour avec une certaine impertinence commejrsquoai lrsquohabitude de le faire qursquoil ferait bien mieux de nous laisser laplace de laisser agrave son fils la maison principale ndash car crsquoeacutetait la seule quifucirct bien agenceacutee et confortable ndash et de se retirer dans une terre qursquoilavait dans le voisinage ougrave personne ne viendrait troubler son repospuisqursquoil ne pouvait eacuteviter autrement drsquoavoir agrave nous supporter eacutetantdonneacutee la situation de ses enfants Il me donna raison un peu plus tardet srsquoen trouva bien

25 Cela ne veut pas dire pour autant qursquoon ne puisse revenir surlrsquoengagement pris Je pourrais moi qui suis agrave mecircme de jouer ce rocirclelaisser agrave mes enfants la jouissance de ma maison et de mes biens maisavec la liberteacute de me deacutedire srsquoils me donnaient un motif de le faire Jeleur en laisserais donc lrsquousage ce qui me conviendrait mieux et je mereacuteserverais lrsquoautoriteacute sur lrsquoensemble de mes affaires aussi largementqursquoil me plairait de le faire Car jrsquoai toujours penseacute que cela devait ecirctreun grand plaisir pour un vieux pegravere que de mettre lui-mecircme ses enfantsau courant de ses affaires et de pouvoir tant qursquoil est en vie controcirclerleur comportement en leur donnant des avis et des conseils tireacutes desa propre expeacuterience et de remettre ainsi la reacuteputation ancienne de samaison entre les mains de ses successeurs se donnant par lagrave mecircmedes garanties quant aux espeacuterances qursquoil peut fonder sur leur conduitefuture Et dans cette perspective je ne voudrais pas fuir leur compa-gnie je voudrais au contraire les conseiller de pregraves et profiter dans lamesure de ce qui est possible agrave mon acircge de leur alleacutegresse et de leursfecirctes

26 Sans vivre au milieu drsquoeux (je ne le pourrais pas sans trou-bler leur reacuteunion par la tristesse lieacutee agrave mon acircge et les contraintes duesagrave mes maladies) sans faire non plus des entorses aux regravegles et fa-ccedilons de vivre que jrsquoaurais alors1 je voudrais au moins vivre aupregravesdrsquoeux dans une aile de ma maison non pas celle qui est la plus en vue

1La traduction drsquoA Lanly [58] a omis la deuxiegraveme partie de cette parenthegravese quifigure pourtant bien dans le texte de 1580 deacutejagrave

86 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mais la plus commode Je ne voudrais pas faire comme le Doyen deSaint Hilaire de Poitiers1 que je vis il y a quelques anneacutees plongeacutepar sa meacutelancolie dans une telle solitude que lorsque jrsquoentrai dans sachambre il y avait vingt-deux anneacutees qursquoil nrsquoen eacutetait sorti mecircme pourfaire quelques pas Et il eacutetait pourtant valide et pouvait se deacuteplacer ilne souffrait que drsquoun rhume qui lui oppressait la poitrine Crsquoest agrave peinesrsquoil permettait agrave quelqursquoun de venir le voir une fois par semaine il setenait constamment enfermeacute seul dans sa chambre mis agrave part le valetqui lui apportait agrave manger une fois par jour et qui ne faisait qursquoentreret sortir Sa seule occupation eacutetait de se promener de long en large etde lire quelque ouvrage (car il avait quelque connaissance des lettres)et il srsquoobstinait en fait agrave vouloir mourir en cet eacutetat ce qursquoil fit drsquoailleurspeu de temps apregraves

27 Par de doux entretiens jrsquoessaierais quant agrave moi de deacutevelop-per chez mes enfants une vraie amitieacute et de la bienveillance agrave monendroit On obtient cela facilement avec des personnes bien neacutees carsi ce sont des becirctes furieuses comme notre eacutepoque en produit parmilliers il faut les haiumlr et les fuir comme telles Je mrsquoeacutelegraveve contrecette coutume qui consiste agrave interdire aux enfants drsquoemployer le motlaquo pegravere raquo et les oblige agrave user drsquoune autre eacutetrangegravere agrave la famille et plusreacuteveacuterencieuse la nature nrsquoayant pas drsquoordinaire suffisamment pourvuagrave notre autoriteacute Nous appelons Dieu tout-puissant laquo pegravere raquo et deacutedai-gnons que nos enfants nous appellent ainsi Jrsquoai redresseacute cette erreurdans ma propre famille Crsquoest eacutegalement une folie et une injustice depriver les enfants qui ont grandi de la familiariteacute avec leurs pegraveres etde vouloir maintenir agrave leur endroit une morgue austegravere et meacuteprisantepensant par lagrave les maintenir dans la crainte et lrsquoobeacuteissance Crsquoest unecomeacutedie bien inutile qui rend les pegraveres tregraves ennuyeux pour leurs en-fants et pire encore ridicules Ils ont la jeunesse et la force entre leursmains et par conseacutequent sont porteacutes par des vents favorables et ont lafaveur du monde ils considegraverent donc avec moquerie les mines fiegravereset tyranniques drsquoun homme qui nrsquoa plus guegravere de sang ni au cœurni dans les veines veacuteritable eacutepouvantail de chegraveneviegraveres Quand bienmecircme je pourrais me faire craindre jrsquoaimerais encore mieux me faireaimer

1Il srsquoagit de Jean drsquoEstissac doyen de Saint Hilaire de 1542 agrave 1571 et qui mouruten 1576 Selon Jean Plattard [54] Montaigne a pu le voir en effet en 1574 lorsqursquoil serendit au camp de Ste Hermine

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 87

28 La vieillesse manque de tant de choses elle est tellementimpuissante et si facilement meacuteprisable que le mieux qursquoelle puissefaire crsquoest de gagner lrsquoaffection et lrsquoamour des siens le commande-ment et la crainte ne sont plus des armes pour elle Jrsquoai connu un de cespegraveres qui avait eacuteteacute tregraves autoritaire dans sa jeunesse et qui lrsquoacircge venuet bien qursquoen aussi bonne santeacute que possible frappe mord et jurecrsquoest le plus tempecirctueux personnage de France les soucis et la vigi-lance le rongent et tout cela nrsquoest qursquoune comeacutedie agrave laquelle la familleparticipe de son grenier de son cellier et mecircme de sa bourse ce sontles autres qui ont la meilleure part alors qursquoil en conserve pourtantles clefs dans son sac et qursquoil les surveille plus que ses propres yeuxPendant qursquoil se reacutejouit drsquoeacutepargner en eacutetant chiche sur les deacutepenses detable on megravene la vie agrave grandes recircnes dans tous les coins de sa maisonen jouant en deacutepensant en se racontant les histoires de ses vaines co-legraveres et de sa preacutevoyance inutile Chacun est en faction contre lui Sipar hasard quelque petit serviteur srsquoattache agrave lui on se met aussitocirct agravereacutepandre sur lui des soupccedilons attitude agrave laquelle la vieillesse se precirctetregraves facilement Que de fois il srsquoest vanteacute aupregraves de moi de tenir labride aux siens et de lrsquoobeacuteissance et du respect qursquoil en obtenait etcomme il voyait clair dans ses affaires

Lui seul ignore tout Teacuterence[111]AdelphesIV 2Je ne connais pas drsquohomme qui puisse plus que lui faire eacutetat de

qualiteacutes naturelles et acquises propres agrave lui assurer la maicirctrise de lasituation ndash et il en est deacutechu comme srsquoil nrsquoeacutetait qursquoun enfant Crsquoestbien pour cela que jrsquoai choisi son cas parmi plusieurs autres que jeconnais car il est exemplaire

29 Ce serait matiegravere agrave discussion que de savoir si cet hommeest mieux ainsi ou srsquoil serait mieux autrement En sa preacutesence toutcegravede devant lui On laisse sa preacutetendue autoriteacute suivre son cours onne lui reacutesiste jamais ouvertement On le croit on le craint on le res-pecte autant qursquoil veut Donne-t-il congeacute agrave un valet Il plie bagage levoilagrave parti mais en apparence et pour lui seulement Les pas de lavieillesse sont si lents les sens si troubles qursquoil continuera agrave vivre etagrave remplir son office dans la maison pendant un an sans ecirctre remar-queacute Et quand le moment est venu on fait venir des lettres de loinimplorant la pitieacute suppliantes pleines de promesses de mieux fairepar lesquelles le valet laquo congeacutedieacute raquo revient en gracircce Monsieur passe-t-il quelque marcheacute envoie-t-il quelque lettre qui deacuteplaise On la fait

88 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

disparaicirctre et lrsquoon invente ensuite toutes sortes de causes pour excuserle fait que rien nrsquoa eacuteteacute exeacutecuteacute ou qursquoaucune reacuteponse nrsquoa eacuteteacute donneacuteeAucune lettre de lrsquoexteacuterieur ne lui parvenant en premier il ne voit quecelles qursquoon a jugeacute lui convenir Si par hasard il srsquoen saisit comme ila pour habitude de se les faire lire par une certaine personne elle ytrouve immeacutediatement ce qursquoon veut qursquoil y trouve ndash et voilagrave que celuiqui en fait lrsquoinjurie dans sa lettre lui demande pardon Il ne voit enfinde ses affaires qursquoagrave travers lrsquoimage la mieux dessineacutee et arrangeacutee pourlui donner satisfaction il srsquoagit de ne reacuteveiller ni son humeur chagrineni sa colegravere Jrsquoai vu sous des formes diffeacuterentes des maisons geacutereacuteeslongtemps et avec constance qui aboutissaient au mecircme reacutesultat

30 Les femmes ont naturellement tendance agrave contredire leursmaris Elles saisissent agrave deux mains tous les preacutetextes de srsquoopposer agraveeux et la premiegravere excuse trouveacutee leur sert de justification drsquoensembleJrsquoen ai vu une qui deacuterobait de grosses sommes agrave son mari pour ndashdisait-elle agrave son confesseur ndash faire des aumocircnes plus conseacutequentesAllez donc croire agrave cette pieuse libeacuteraliteacute Il nrsquoest aucune affaire quileur semble avoir assez de digniteacute si elle leur est conceacutedeacutee par leurmari Il faut qursquoelles lrsquousurpent ou par la ruse ou par la force maistoujours de faccedilon injuste pour lui confeacuterer de la gracircce et de lrsquoautoriteacuteComme je lrsquoeacutevoquais plus haut quand elles srsquoaffrontent agrave un pauvrevieillard au profit de leurs enfants alors elles srsquoemparent de ce preacute-texte et lrsquoutilisent pour assouvir leur passion en srsquoen faisant gloire comme si elles eacutetaient soumises au mecircme esclavage que leurs enfantselles aussi elles intriguent facilement contre la domination et lrsquoauto-riteacute du maicirctre Si les enfants sont des garccedilons grands et entreprenantseux aussi subornent sans heacutesitation par la force ou par des faveursmaicirctre drsquohocirctel intendant et tous les autres

31 Les vieillards qui nrsquoont ni femme ni fils connaissent plus ra-rement ces malheurs mais plus cruellement encore et de faccedilon plusindigne aussi Le vieux Caton disait de son temps laquo autant de va-lets autant drsquoennemis raquo Compte tenu de la diffeacuterence entre la pureteacutede son siegravecle et celle du nocirctre on peut se demander srsquoil nrsquoa pas voulunous preacutevenir de ce que femme fils et valets eacutetaient autant drsquoennemispour nous Ecirctre vieux et deacutecreacutepits nous procure du moins cet avantagecommode de ne nous apercevoir de rien de demeurer ignorants de cequi nous entoure de nous laisser tromper facilement Si nous eacutetionsvraiment conscients de tout cela pauvres de nous Et speacutecialement en

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 89

ce moment ougrave les juges qui ont agrave trancher nos diffeacuterends sont geacuteneacutera-lement du cocircteacute de la jeunesse et se laissent couramment acheter

32 Si cette tromperie eacutechappe agrave ma vue du moins ne mrsquoeacutechappe-t-il pas que je suis tregraves facile agrave tromper Dira-t-on jamais assez le prixde lrsquoamitieacute aupregraves de ces arrangements que sont les mariages Et avecquelle deacutevotion je respecte ce lien drsquoamitieacute quand je le rencontre chezles animaux Si les autres me trompent au moins je ne me trompe pasmoi-mecircme en mrsquoestimant capable de me preacuteserver de leurs trompe-ries ou en me rongeant la cervelle pour y parvenir Je me garde deces trahisons en regardant en moi-mecircme et non par une curiositeacute in-quiegravete et agiteacutee jrsquoeacutevite plutocirct de penser agrave cela et reacutesolument Quandjrsquoentends parler de la situation de quelqursquoun je ne me moque pas delui je regarde plutocirct en moi-mecircme pour voir ce qursquoil en est tout cequi le concerne me concerne aussi Ce qui lui arrive me met en gardeet porte mon attention de ce cocircteacute-lagrave Tous les jours et agrave tout momentnous disons drsquoun autre ce que nous dirions plus agrave propos de nous-mecircmes si nous savions aussi bien retourner vers nous notre regardque le diriger vers les autres Et bien des auteurs nuisent de cette faccedilonagrave la deacutefense de leur propre cause en courant teacutemeacuterairement au devantde celles qursquoils attaquent et en lanccedilant agrave leurs ennemis des traits quipourraient bien mieux leur ecirctre destineacutes

33 Feu Monsieur le Mareacutechal de Monluc1 ayant perdu son filsmort en lrsquoicircle de Madegravere bon gentilhomme en veacuteriteacute et qui donnait degrandes espeacuterances me faisait part entre autres regrets de la tristesseet du cregraveve-cœur qursquoil ressentait agrave lrsquoideacutee de nrsquoavoir jamais pu vraimentse livrer agrave lui A cause de son humeur paternelle grave et de ses minesconvenues il avait disait-il perdu tout moyen de bien connaicirctre sonfils et de lrsquoappreacutecier de lui manifester la grande affection qursquoil lui por-tait et le jugement eacutelogieux qursquoil portait sur sa valeur laquo Et ce pauvregarccedilon raquo ajoutait-il laquo nrsquoa jamais vu de moi qursquoune attitude renfrogneacuteeet pleine de meacutepris il est parti avec cette ideacutee que jrsquoai eacuteteacute incapablede lrsquoaimer ou de lrsquoestimer comme il le meacuteritait Pour qui donc est-ceque je gardais la reacuteveacutelation de cette particuliegravere affection que je luivouais Nrsquoeacutetait-ce pas lui qui aurait ducirc en avoir le plaisir et la re-connaissance Je me suis forceacute et tortureacute pour conserver ce masquestupide et jrsquoy ai perdu le plaisir de converser avec lui en mecircme tempsque son affection il ne pouvait ecirctre que froid agrave mon eacutegard nrsquoayant ja-

1Le Mareacutechal de Monluc qui a eacutecrit ses souvenirs intituleacutes Commentaires est morten 1577 et son fils en 1566

90 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mais eacuteprouveacute de ma part que de la rudesse et une autoriteacute tyrannique raquoJe trouve que ces regrets eacutetaient justes et senseacutes car comme je le saispar une expeacuterience bien trop vive moi-mecircme il nrsquoest aucune consola-tion pour la perte de nos amis qui soit aussi douce que celle de savoirque nous nrsquoavons rien oublieacute de leur dire et que nous avons eu aveceux une communication parfaite et entiegravere O mon ami Est-ce mieuxpour moi ou moins bien drsquoavoir pu goucircter cela Certes bien mieuxDrsquoen avoir le regret me console et mrsquohonore Nrsquoest-ce pas un agreacuteableet pieux devoir pour moi que drsquoen faire agrave tout jamais le deuil Est-ilun plaisir qui vaille cette privation

34 Je me confie aux miens autant que je le puis et leur faitpart tregraves volontiers de mes projets du jugement que je porte sur euxcomme sur nrsquoimporte qui je suis presseacute de me montrer et de me preacute-senter car je ne veux pas qursquoon puisse se meacuteprendre sur mon comptede quelque faccedilon que ce soit

35 Parmi les coutumes particuliegraveres qursquoavaient nos ancecirctres lesGaulois agrave ce qursquoen dit Ceacutesar il en eacutetait une selon laquelle les enfantsne se preacutesentaient devant leurs pegraveres et ne se montraient en publicen leur compagnie que lorsqursquoils commenccedilaient agrave porter les armes comme pour signifier qursquoagrave partir de ce moment ils pouvaient aussifaire partie des connaissances et des familiers de leurs pegraveres

36 Jrsquoai encore observeacute une autre sorte drsquoindeacutelicatesse de la partde certains pegraveres de mon eacutepoque celle qui consiste agrave ne pas se conten-ter drsquoavoir priveacute leurs enfants durant toute la dureacutee de leur longueexistence de la part qui devait normalement leur revenir sur leur for-tune mais de laisser encore agrave leur femme apregraves eux cette mecircme auto-riteacute sur tous leurs biens avec le droit drsquoen disposer agrave leur fantaisie Etjrsquoai vu ainsi un seigneur appartenant aux premiers officiers de la Cou-ronne qui pouvait normalement espeacuterer preacutetendre agrave plus de cinquantemille eacutecus de rente mourir neacutecessiteux et accableacute de dettes agrave plusde cinquante ans et sa megravere dans son extrecircme deacutecreacutepitude jouissantencore de tous ses biens de par la volonteacute du pegravere qui avait de soncocircteacute veacutecu pregraves de quatre-vingts ans Cela ne me semble pas du toutraisonnable

37 Je trouve donc de peu drsquointeacuterecirct pour quelqursquoun dont les af-faires vont bien drsquoaller chercher une femme qui lui donne la chargede srsquooccuper drsquoune dot importante il nrsquoest pas de dette exteacuterieure quicause plus de ruine aux maisons Mes preacutedeacutecesseurs ont courammentsuivi cette regravegle fort agrave propos et jrsquoai fait de mecircme Mais ceux qui

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 91

nous deacuteconseillent les eacutepouses riches de peur qursquoelles soient moinsdociles et moins reconnaissantes se trompent ils ont tort de nous faireperdre de reacuteels avantages sur une aussi leacutegegravere conjecture Il nrsquoen coucirctepas plus aux femmes deacuteraisonnables de passer par dessus une bonneraison que par dessus une mauvaise Plus elles ont tort et plus ellessont contentes drsquoelles-mecircmes Lrsquoinjustice les attire comme lrsquohonneurde leurs actions vertueuses attire celles qui sont senseacutees et elles sontdrsquoautant plus senseacutees qursquoelles sont riches comme elles sont plus vo-lontiers et plus fiegraverement chastes quand elles sont belles

38 Il est juste de laisser lrsquoadministration des affaires de la mai-son aux megraveres tant que les enfants ne sont pas en acircge selon la loide pouvoir srsquoen charger Mais le pegravere les aura bien mal eacuteleveacutes srsquoil nepeut espeacuterer que dans leur maturiteacute ils auront plus de sagesse et decompeacutetences que sa femme vu la faiblesse ordinaire de ce sexe Il se-rait toutefois vraiment contre nature de faire deacutependre la situation desmegraveres des deacutecisions de leurs enfants On doit leur donner largement dequoi faire face agrave leurs besoins selon la condition de leur maison et enfonction de leur acircge drsquoautant que la pauvreteacute et lrsquoindigence sont bienplus choquantes pour elles et plus difficiles agrave supporter que pour leshommes il vaut encore mieux faire supporter cela aux enfants

39 En geacuteneacuteral la plus saine faccedilon de reacutepartir nos biens en mou-rant me semble ecirctre de le faire selon lrsquousage du pays Les lois y ontmieux penseacute que nous et mieux vaut les laisser se tromper dans leurchoix que de prendre ce risque nous-mecircmes Ces biens ne sont pasveacuteritablement les nocirctres puisque drsquoapregraves des lois eacutedicteacutees en dehorsde nous ils sont destineacutes agrave certains de nos successeurs Et mecircme sinous avons quelque liberteacute de modifier cela jrsquoestime qursquoil faut uneraison grave et eacutevidente pour nous amener agrave deacuteposseacuteder quelqursquoun dece que le sort lui avait acquis et que la justice lui attribuait et quecrsquoest abuser de faccedilon deacuteraisonnable de cette liberteacute que de lrsquoutiliserpour satisfaire nos fantaisies personnelles Jrsquoai eu cette chance de nepas avoir lrsquooccasion drsquoecirctre tenteacute de deacutetourner mon affection de la regraveglecommune et leacutegitime Jrsquoen vois pour qui crsquoest peine perdue que drsquoes-sayer de les faire changer drsquoavis Un mot de travers suffit pour eux agraveeffacer les meacuterites de dix anneacutees Heureux celui qui se trouve lagrave au bonmoment pour flatter leurs derniegraveres volonteacutes Crsquoest la derniegravere actionqui est deacuteterminante non pas les soins les plus deacutevoueacutes et les plusassidus mais les plus reacutecents ceux qursquoon a donneacutes au bon momentVoilagrave des gens qui se servent de leur testament comme si crsquoeacutetait des

92 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

pommes ou des bacirctons pour gratifier ou pour corriger ceux qui y preacute-tendent en fonction de chacun de leurs actes Et crsquoest quelque chosede trop lointaine conseacutequence et de trop drsquoimportance pour ecirctre ainsiagiteacute agrave chaque instant Les sages lrsquoeacutetablissent une fois pour toutes ense fondant surtout sur la raison et la coutume

40 Nous prenons un peu trop agrave cœur les laquo substitutions mascu-lines1 raquo et recherchons pour nos noms une eacuteterniteacute ridicule Nous don-nons aussi trop drsquoimportance aux fragiles conjectures faites sur lrsquoave-nir des enfants agrave partir de ce que nous pouvons observer chez eux Onmrsquoeucirct peut-ecirctre fait une injustice en me deacuteplaccedilant de mon rang drsquoaicircneacuteparce que jrsquoeacutetais le plus balourd et le moins intelligent le plus lent agraveapprendre et le plus reacuteticent agrave lrsquoeacutegard des leccedilons non seulement parmimes fregraveres mais parmi tous les enfants de ma province qursquoil srsquoagissede travail de lrsquoesprit ou du corps Crsquoest une sottise de faire des choixparticuliers sur la foi de ces divinations qui nous trompent si souventSi on peut faire une entorse agrave la regravegle ordinaire et modifier les des-tins qui seraient normalement ceux de nos heacuteritiers il faut que ce soiten fonction drsquoune difformiteacute corporelle eacutenorme et eacutevidente un deacutefautdurable et qui ne se peut corriger et qui pour nous qui accordons tantdrsquoimportance agrave la beauteacute constitue un preacutejudice consideacuterable

41 Ce plaisant dialogue de Platon celui du leacutegislateur avec sesconcitoyens2 illustrera ce que je dis laquo Comment donc disent-ils sen-tant leur fin prochaine ne pourrons-nous pas disposer de ce qui est agravenous en faveur de qui nous plaira O dieux quelle cruauteacute qursquoil nenous soit pas possible de deacutecider agrave notre guise de ce que nous allonsdonner agrave nos proches selon la faccedilon dont ils nous auront servis pen-dant nos maladies notre vieillesse et veilleacute agrave nos affaires raquo A quoireacutepond le leacutegislateur laquo Mes amis qui ne tarderez sans doute pas agravemourir vous ne pouvez guegravere aujourdrsquohui connaicirctre qui vous ecirctes etconnaicirctre ce qui vous revient selon ce qui est inscrit au fronton de

1Note de lrsquoeacutedition P Villey [55] laquo Ce terme de droit deacutesigne une disposition parlaquelle on appelle successivement un ou plusieurs heacuteritiers agrave succeacuteder pour que celuiqursquoon a institueacute le premier ne puisse pas alieacutener les biens soumis agrave la substitution[]Il srsquoagit ici de substitution en faveur des macircles Un commentateur a observeacute que Mon-taigne a ceacutedeacute aux preacuteoccupations dont il signale ici les exageacuterations mucirc par le deacutesir deperpeacutetuer son nom il a fait un testament par lequel il disposait de plus qursquoil ne posseacute-dait et institueacute le puicircneacute de ses descendants heacuteritier de sa terre et du nom ce qui a donneacutelieu par suite du second mariage de sa fille Leacuteonore agrave un procegraves qui ne srsquoest termineacuteque deux siegravecles apregraves raquo (P Villey [55] II Sources et annotations p 041)

2Platon [71] XI

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 93

Delphes Moi qui fais les lois je preacutetends que vous ne vous apparte-nez pas non plus que ne vous appartient ce dont vous jouissez Vouset vos biens vous appartenez agrave votre famille tant passeacutee que futureMais vous et votre famille vous appartenez avant tout agrave la Citeacute Crsquoestpourquoi ma tacircche est de vous empecirccher de faire un testament injustesous le coup de quelque passion ou sous lrsquoinfluence de quelque flat-teur habile en paroles Mais dans le respect de lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral de laCiteacute dans lrsquointeacuterecirct aussi de votre famille jrsquoeacutetablirai des lois et feraien sorte que selon la raison lrsquointeacuterecirct individuel soit sacrifieacute agrave lrsquointeacuterecirctcommun Partez paisiblement lagrave ougrave vous appelle la destineacutee humaineCrsquoest agrave moi qui ne favorise pas plus une chose que lrsquoautre et qui au-tant que possible me soucie du bien geacuteneacuteral que revient le soin de ceque vous laissez raquo

42 Mais je reviens agrave mon propos sur la question des femmes il me semble je ne sais trop pourquoi que rares sont celles qui ont delrsquoautoriteacute sur les hommes sauf celle qui leur est naturelle lrsquoautoriteacutematernelle et sauf en matiegravere de chacirctiment dans le cas de ceux quidu fait de quelque humeur maladive se sont volontairement soumisagrave elles Mais cela ne concerne pas du tout les vieilles femmes dont ilsrsquoagit ici Crsquoest lrsquoeacutevidence de cette consideacuteration qui nous a fait forgeret donner consistance si volontiers agrave cette laquo loi raquo que nul nrsquoa jamaisvue et qui prive les femmes de lrsquoaccession agrave la couronne1 Et il nrsquoestguegravere de seigneurie au monde ougrave on ne lrsquoallegravegue comme ici par uneapparence de raison qui lui donne autoriteacute mais le hasard lui a donneacuteplus de creacutedit en certains lieux qursquoen drsquoautres Il est dangereux de lais-ser au jugement des femmes la reacutepartition de notre succession selon lechoix qursquoelles feront des enfants qui est toujours injuste et fantasqueCar cet appeacutetit deacutereacutegleacute cette alteacuteration du goucirct qursquoelles montrent pen-dant leur grossesse elles lrsquoont constamment en leur acircme On les voitcouramment srsquoattacher aux plus faibles et aux moins bien faits ou agraveceux qui leur pendent au cou si elles en ont encore Crsquoest que nrsquoayantpas suffisamment de force de jugement pour choisir et adopter ce qui lemeacuterite elles se laissent plus volontiers emporter lagrave ougrave la nature regravegne

1Il srsquoagit de la laquo Loi salique raquo crsquoest-agrave-dire celle des Francs Saliens eacutecrite selonla tradition drsquoabord sous le regravegne de Clovis puis de Charlemagne Elle excluait lesfemmes de la succession agrave la terre et fut ensuite eacutetendue agrave la couronne sous les ValoisA lrsquoeacutepoque ougrave eacutecrivait Montaigne cette question eacutetait drsquoactualiteacute puisqursquoon pensait queHenri III nrsquoaurait pas drsquoenfants P Villey fait observer que Montaigne deacutefend cette loicomme laquo raisonnable raquo et non comme historiquement fondeacutee sur quelque texte ancien(P Villey [55] II Sources et annotations p 041)

94 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

sans partage comme les animaux qui ne reconnaissent leurs petits quetant qursquoils sont encore suspendus agrave leurs mamelles

43 Au demeurant il est facile de voir car lrsquoexpeacuterience le montreque cette affection naturelle agrave laquelle nous accordons tant drsquoimpor-tance a des racines bien faibles Pour un tregraves faible salaire nous arra-chons tous les jours agrave des megraveres leurs propres enfants pour leur faireprendre en charge les nocirctres nous leur faisons abandonner les leurs agravequelque cheacutetive nourrice agrave qui nous ne voudrions pas confier les nocirctresndash voire agrave des chegravevres Et nous leur deacutefendons non seulement de les al-laiter quel que soit le danger que cela puisse leur faire courir maismecircme drsquoen avoir soin pour se mettre complegravetement au service desnocirctres Et lrsquoon voit tregraves vite chez la plupart drsquoentre elles se deacutevelopperpar habitude une affection bacirctarde plus vive que la naturelle et uneplus grande sollicitude pour le soin des enfants qui leur ont eacuteteacute confieacutesque pour leurs propres enfants Et si jrsquoai parleacute de chegravevres crsquoest parceqursquoil est courant autour de moi de voir les femmes des villages lors-qursquoelles ne peuvent nourrir leurs enfants de leurs mamelles appelerdes chegravevres agrave leur secours Jrsquoai en ce moment deux laquais qui nrsquoontjamais teacuteteacute que pendant huit jours du lait de femme Ces chegravevres sonttregraves tocirct habitueacutees agrave venir allaiter les petits enfants reconnaissent leursvoix quand ils crient et accourent aupregraves drsquoeux Si on leur en preacutesenteun autre que leur nourrisson elles le refusent et lrsquoenfant fait la mecircmechose si on lui preacutesente une autre chegravevre Jrsquoen ai vu un lrsquoautre jour agravequi lrsquoon ocircta la sienne parce que son pegravere nrsquoavait fait que lrsquoemprunter agraveun voisin et qui ne put jamais srsquohabituer agrave une autre qursquoon lui propo-sait il a ducirc mourir de faim depuis Les animaux changent et altegraverentaussi facilement que nous leur affection naturelle

44 Heacuterodote dit qursquoen certaines reacutegions de la Libye on a desrelations libres avec les femmes mais que lrsquoenfant degraves qursquoil est ca-pable de marcher prend comme pegravere celui vers qui dans la foule sanaturelle inclination le porte Je crois que cela ne doit pas se faire sansde freacutequentes erreurs

45 Si je considegravere maintenant le fait que nous aimons nos en-fants pour la simple raison que nous les avons engendreacutes et que nousles appelons laquo autres nous-mecircmes raquo agrave cause de cela il me semble alorsqursquoil y a autre chose venant de nous qui ne soit pas de moindre valeurau contraire car ce que nous engendrons par lrsquoacircme les enfantementsde notre esprit de notre cœur et de notre savoir sont les produits drsquounepartie de nous plus noble que la partie corporelle et sont donc encore

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 95

plus les nocirctres Dans cette geacuteneacuteration nous sommes agrave la fois pegravere etmegravere ces enfants-lagrave nous coucirctent bien plus cher mais nous apportentplus drsquohonneur srsquoils ont quelque valeur Car la valeur de nos enfantslaquo corporels raquo est beaucoup plus la leur que la nocirctre la part que nous yavons est bien leacutegegravere Mais pour ceux de notre esprit toute leur beauteacutetoute leur gracircce et leur valeur sont bien les nocirctres Et de ce fait ils nousrepreacutesentent bien mieux que les autres

46 Platon ajoute que ce sont lagrave des enfants immortels qui im-mortalisent leurs pegraveres et mecircme les deacuteifient comme ce fut le cas pourLycurgue Solon Minos Et comme les reacutecits anciens sont pleins drsquoexemplesde cet amour habituel des pegraveres pour leurs enfants il ne mrsquoa pas sem-bleacute hors de propos drsquoen eacutevoquer aussi quelques-uns de cette autresorte

47 Heacuteliodore ce brave eacutevecircque de Tricca preacutefeacutera perdre la di-gniteacute les avantages et la deacutevotion attacheacutes agrave son statut prestigieux depreacutelat que de perdre sa laquo fille1 raquo qui vit encore bien gracieuse maisil est vrai peut-ecirctre un peu trop soigneusement et aimablement pareacuteetrop amoureusement aussi pour une fille eccleacutesiastique et sacerdotale

48 Il y eut agrave Rome un nommeacute Labieacutenus personnage de grandeautoriteacute et de grande valeur et qui entre autres qualiteacutes excellait danstous les domaines de la litteacuterature il eacutetait le fils il me semble de cegrand Labieacutenus le premier des geacuteneacuteraux qui commandegraverent sous Ceacute-sar durant la Guerre des Gaules et qui srsquoeacutetant par la suite rallieacute auparti du grand Pompeacutee srsquoy maintint si courageusement jusqursquoau mo-ment ougrave Ceacutesar le deacutefit en Espagne Le Labieacutenus dont je parle ici sefit bien des envieux agrave cause de sa valeur et comme on peut le penserles courtisans et favoris des Empereurs de son temps furent ses enne-mis agrave cause de sa liberteacute et des sentiments paternels contre la tyranniedont il avait heacuteriteacute et dont il avait certainement impreacutegneacute ses eacutecrits etses livres Ses adversaires le poursuivirent devant la justice agrave Romeet obtinrent que plusieurs de ses ouvrages qursquoil avait fait connaicirctrefussent condamneacutes agrave ecirctre brucircleacutes Crsquoest avec lui qursquoa deacutebuteacute ce type desanction qui fut par la suite appliqueacute agrave plusieurs autres agrave Rome et quiconsistait agrave condamner agrave mort les eacutecrits et mecircme leurs esquisses

49 Il faut croire qursquoil nrsquoexistait pas suffisamment de moyenset de sujets de cruauteacute pour que nous allions y mecircler des choses que

1Cette laquo fille raquo est toute spirituelle puisqursquoil srsquoagit de son roman LrsquoHistoire eacutethio-pique qui a eacuteteacute traduit par Amyot

96 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

la nature a priveacutees de tout sentiment et donc de souffrance commela reacuteputation et les productions de lrsquoesprit et comme srsquoil nous fallaitaussi communiquer les maux corporels aux sciences et aux œuvresdes Muses Labieacutenus ne put supporter cette perte ni survivre agrave cetteprogeacuteniture qui lui eacutetait si chegravere Il se fit enfermer tout vif dans lemonument de ses ancecirctres se suicidant et srsquoenterrant ainsi du mecircmecoup On ne peut guegravere donner drsquoexemple drsquoaffection paternelle plusconvaincant que celui-lagrave Et Cassius Severus homme tregraves eacuteloquent etqui eacutetait le familier de Labieacutenus voyant brucircler les livres de ce derniersrsquoeacutecria que par le mecircme jugement on aurait ducirc le condamner lui aussiagrave ecirctre brucircleacute vif car il avait et conservait en meacutemoire tout ce que ceslivres contenaient

50 Semblable malheur arriva agrave Greuntius Cordus1 accuseacute drsquoavoirchanteacute les louanges de Brutus et Cassius dans ses livres Le Seacutenatdeacutetestable servile et corrompu digne drsquoun maicirctre pire que ne lrsquoeacutetaitTibegravere condamna ses eacutecrits agrave ecirctre brucircleacutes Et lui deacutecida de les accom-pagner dans la mort en srsquoabstenant de manger

51 Le bon Lucain avait eacuteteacute condamneacute agrave mort par ce gredin deNeacuteron Dans les derniers instants de sa vie alors que presque tout sonsang srsquoeacutetait deacutejagrave eacutecouleacute par ses veines qursquoil avait fait ouvrir par sonmeacutedecin pour se suicider et comme le froid saisissait ses extreacutemiteacuteset srsquoapprochait des parties vitales la derniegravere chose dont il se souvintce furent certains de ses vers dans son livre de la laquo Pharsale raquo Il lesreacutecita et mourut ce furent ses derniegraveres paroles Nrsquoeacutetait-ce pas lagrave unefaccedilon bien tendre et paternelle de prendre congeacute de ses laquo enfants raquoEst-ce que cela ne repreacutesentait pas fort bien les adieux et les eacutetreintesque nous donnons agrave nos proches quand ils meurent Nrsquoest-ce pas lagraveun exemple de notre tendance naturelle agrave nous remeacutemorer en cettederniegravere extreacutemiteacute les choses qui nous ont eacuteteacute les plus chegraveres durantnotre vie

52 Eacutepicure mourut il le dit lui-mecircme dans les souffrances ex-trecircmes causeacutees par les coliques neacutephreacutetiques mais consoleacute par la beauteacutede la doctrine qursquoil leacuteguait aux hommes Peut-on penser qursquoil eucirct tireacuteautant de contentement de ses nombreux enfants bien faits et bien eacutele-veacutes ndash srsquoil en avait eu ndash que de ses remarquables eacutecrits Srsquoil avait eule choix de laisser derriegravere lui un enfant contrefait et tareacute ou un livrebecircte et stupide nrsquoeucirct-il pas choisi ndash et non seulement lui mais tout

1Il srsquoagit en fait de Cremutius Cordus dont parle Tacite [100] IV 34

Chapitre 8 ndash Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 97

homme aussi savant que lui ndash de subir le premier malheur plutocirct quele deuxiegraveme Ce serait peut-ecirctre de lrsquoimpieacuteteacute chez saint Augustin (parexemple) si on lui proposait drsquoenterrer ses eacutecrits dont notre religion atireacute si grand profit ou bien drsquoenterrer ses enfants srsquoil en avait eu1 et srsquoilne choisissait pas drsquoenterrer ses enfants Quant agrave moi je me demandesi je nrsquoaimerais pas bien mieux en avoir produit un parfaitement bienformeacute par ma freacutequentation des Muses que par la freacutequentation de mafemme

53 A cet enfant-ci mes laquo Essais raquo et tel qursquoil est ce que jedonne je le donne entiegraverement et deacutefinitivement comme on le faitpour des enfants corporels Le peu de bien que je lui ai donneacute je nrsquoendispose plus Il connaicirct peut-ecirctre bien des choses que jrsquoai oublieacutees iltient de moi ce que je nrsquoai pas conserveacute et qursquoil faudrait que je luiemprunte en cas de besoin comme si jrsquoeacutetais un eacutetranger Si je suisplus sage que lui il est plus riche que moi

54 Il est peu drsquohommes srsquoadonnant agrave la poeacutesie qui ne seraientpas plus flatteacutes drsquoecirctre les pegraveres de lrsquoEacuteneacuteide que du plus beau garccedilon deRome et qui ne supporteraient pas plus facilement la perte de lrsquoun quede lrsquoautre Car selon Aristote de tous les ouvriers crsquoest le poegravete qui estle plus amoureux de son œuvre Il est difficile de croire qursquoEacutepaminon-das qui se vantait de laisser pour toute posteacuteriteacute des filles qui feraientun jour honneur agrave leur pegravere (les deux fameuses victoires remporteacuteessur les Laceacutedeacutemoniens) eucirct volontiers consenti agrave les eacutechanger contreles plus belles filles de toute la Gregravece ou encore qursquoAlexandre et Ceacute-sar aient jamais souhaiteacute ecirctre priveacutes de la grandeur de leurs glorieuxfaits drsquoarmes contre lrsquoavantage drsquoavoir des enfants et des heacuteritiersquelque parfaits et accomplis qursquoils puissent ecirctre

55 En veacuteriteacute je doute fort que Phidias ou quelqursquoautre excellentsculpteur ait attacheacute autant drsquoimportance agrave la preacuteservation et agrave la du-reacutee de vie de ses enfants reacuteels qursquoil lrsquoaurait fait pour une œuvre ex-cellente acheveacutee agrave la perfection et dans les regravegles de lrsquoart apregraves unlong travail et beaucoup drsquoapplication Et quant agrave ces passions folleset coupables qui ont parfois enflammeacute drsquoamour les pegraveres pour leursfilles ou les megraveres pour leurs fils on en trouve aussi des exemplesdans cette parenteacute un peu particuliegravere en teacutemoigne le reacutecit que lrsquoonfait de Pygmalion qui ayant sculpteacute une statue de femme drsquoune extra-

1Saint Augustin avait bel et bien des enfants ses laquo Confessions raquo nous lrsquoapprennent Montaigne nrsquoavait certainement pas lu cet ouvrage

98 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

ordinaire beauteacute devint si eacuteperdument amoureux de cette œuvre quieacutetait pourtant la sienne qursquoil fallut que les dieux lui fassent la faveurde la rendre vivante

Il touche lrsquoivoire qui perdant sa dureteacuteOvide [62] X283 Srsquoamollit et cegravede sous ses doigts

Chapitre 9

Sur les armes des Parthes

1 Crsquoest une mauvaise attitude de la noblesse de notre temps etsigne de faiblesse que de ne prendre les armes qursquoen cas drsquoextrecircmeneacutecessiteacute et de srsquoen deacutefaire degraves que le danger semble tant soit peueacutecarteacute Il en reacutesulte bien des inconveacutenients quand tout le monde crieet court prendre ses armes au moment du combat il en est qui ensont encore agrave lacer leur cuirasse quand leurs compagnons sont deacutejagraveen deacuteroute Nos pegraveres donnaient agrave porter leur casque leur lance leursgantelets mais ne quittaient pas le reste de leur eacutequipement tant quedurait leur service Nos troupes sont maintenant troubleacutees et deacutesorga-niseacutees par la confusion due aux bagages et aux valets qui ne peuventsrsquoeacuteloigner de leur maicirctre dont ils portent les armes

2 Tite-Live parlant des gens de chez nous dit laquo Incapables de Tite-Live [105]XXVII48souffrir la fatigue ils peinaient agrave porter leurs armes sur lrsquoeacutepaule raquo Plu-

sieurs peuples allaient autrefois et vont encore aujourdrsquohui agrave la guerresans se proteacuteger ou avec des protections peu efficaces

La tecircte proteacutegeacutee par du liegravege Virgile [112]VII v 742

3 Alexandre le chef le plus audacieux qursquoil y ait jamais eu re-vecirctait rarement la cuirasse et le casque Et ceux de chez nous qui meacute-prisent cet attirail ne sont pas pour autant deacutesavantageacutes Srsquoil arrive eneffet que des gens soient tueacutes parce qursquoils nrsquoavaient pas drsquoarmure il enest agrave peu pregraves autant que lrsquoencombrement de leurs armes a mis en eacutetatdrsquoinfeacuterioriteacute agrave cause de leur poids ou parce qursquoils eacutetaient blesseacutes et

100 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

briseacutes agrave lrsquointeacuterieur agrave la suite drsquoun choc quelconque Car il semble bienen effet quand on voit le poids de nos armures et leur eacutepaisseur quenous ne cherchons qursquoagrave nous deacutefendre et que nous en sommes plusempecirctreacutes que vraiment proteacutegeacutes Nous avons bien assez agrave faire pouren soutenir le poids coinceacutes entraveacutes comme si combattre consistaitseulement agrave cogner avec elles et comme si nous nrsquoavions pas besoinde les deacutefendre comme elles doivent le faire pour nous

4 Tacite deacutecrit plaisamment les guerriers gaulois comme desgens armeacutes seulement pour se proteacuteger incapables de blesser qui queTacite [100] III

43-46 ce soit ni de lrsquoecirctre eux-mecircmes et ne pouvant se relever lorsqursquoils sonttombeacutes Lucullus vit certains hommes drsquoarmes chez les Megravedes quifaisaient front dans lrsquoarmeacutee de Tigrane lourdement armeacutes et empecirctreacutescomme dans une prison de fer Il en tira la conclusion qursquoil allait lesdeacutefaire aiseacutement et crsquoest par eux qursquoil commenccedila la charge qui lemena agrave la victoire

5 Et maintenant que les mousquets1 sont agrave la mode je croisqursquoon inventera quelque chose pour nous en proteacuteger et dans quoinous serons emmureacutes et qursquoon nous megravenera agrave la guerre enfermeacutes dansdes bastions comme ceux que les Anciens faisaient porter agrave leurs eacuteleacute-phants Crsquoest une conception fort eacuteloigneacutee de celle de Scipion Eacutemilienqui reacuteprimanda ses soldats pour avoir disposeacute des chausses-trapes souslrsquoeau agrave lrsquoendroit du fosseacute par lequel les gens de la ville qursquoil assieacutegeaitauraient pu sortir leur disant qursquoils devaient avoir lrsquoattaque agrave lrsquoespritet non la deacutefense Il craignait avec quelque raison que ces dispositionsne viennent endormir leur vigilance quand ils montaient la garde Ildit aussi agrave un jeune homme qui lui faisait admirer son beau bouclier laquo il est vraiment beau mon fils mais un soldat romain doit plutocirct faireconfiance agrave sa main droite qursquoagrave celle de gauche raquo

6 Et ce nrsquoest que lrsquohabitude qui puisse nous rendre supportablela charge de nos armures

Deux des guerriers que je chante ici avaientAriostoLudovico [48]XII 30

Le haubert sur le dos et le casque sur la tecircte Depuis leur entreacutee dans ce chacircteauJamais ils nrsquoavaient quitteacute leur armure Ils la portaient aussi aiseacutement que leurs vecirctements

1Montaigne eacutecrit laquo mousquetaires raquo mais il ne srsquoagit pas de bretteurs gasconsfaccedilon Dumas ce sont les soldats porteurs de mousquets ancecirctres de nos fusils et nonde rapiegraveres Jrsquoai donc preacutefeacutereacute parler de mousquets plutocirct que de mousquetaires

Chapitre 9 ndash Sur les armes des Parthes 101

Tant ils en avaient pris lrsquohabitude

Lrsquoempereur Caracalla parcourait le pays armeacute de pied en cap agrave latecircte de son armeacutee1

7 Les fantassins romains portaient non seulement le casquelrsquoeacutepeacutee et le bouclier mais encore ce dont ils avaient besoin pour vivrequinze jours et un certain nombre de pieux pour eacutelever leur rempartcharge qui pouvait faire jusqursquoagrave soixante livres quant agrave lrsquoarmure ditCiceacuteron ils eacutetaient tellement habitueacutes agrave lrsquoavoir sur le dos qursquoelle neles gecircnait pas plus que leurs propres membres laquo Car on dit que lesarmes du soldat sont ses membres raquo Ciceacuteron [20]

II 168 Leur discipline militaire eacutetait beaucoup plus rude que la nocirctreet produisait donc des effets fort diffeacuterents Voici un trait eacutetonnant agravece propos il fut reprocheacute agrave un soldat de Sparte drsquoavoir eacuteteacute vu agrave lrsquoabridans une maison pendant une expeacutedition Ces soldats eacutetaient tellementendurcis que crsquoeacutetait pour eux une honte en effet drsquoecirctre vus sous unautre toit que celui du ciel quel que soit le temps Et Scipion Eacutemilienreformant son armeacutee en Espagne ordonna agrave ses soldats de ne mangerque debout et rien qui soit cuit Agrave ce compte-lagrave nous ne megravenerionspas bien loin nos soldats drsquoaujourdrsquohui

9 Au demeurant Ammien Marcellin bon connaisseur des guerresromaines note soigneusement la faccedilon de srsquoarmer des Parthes et cedrsquoautant plus qursquoelle est tregraves diffeacuterente de celle des Romains [Commeelle me semble tregraves proche de la nocirctre jrsquoai voulu emprunter ce passageagrave son auteur ayant deacutejagrave pris autrefois la peine de dire en deacutetails ce queje savais sur la comparaison de nos armes avec celles des RomainsMais ce passage de mes brouillons mrsquoayant eacuteteacute deacuterobeacute ndash ainsi que plu-sieurs autres ndash par un homme qui eacutetait agrave mon service je ne veux pointle priver du profit qursquoil espegravere en tirer et drsquoailleurs il me serait biendifficile de macirccher deux fois la mecircme viande]2

10 laquo Ils avaient dit-il des armures tisseacutees avec des sortes depetites plumes elles nrsquoentravaient pas leurs mouvements et pourtant

1Drsquoapregraves Xiliphin abreacutegeacute de Dion Cassius Vie de Caracalla2Le passage entre crochets figure dans lrsquoeacutedition de 1580 et 1588 Mais il a eacuteteacute rayeacute

drsquoun trait de plume dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo et il ne figure pas dans lrsquoeacuteditionde 1595 Lrsquoeacutedition de P Villey [55] le donne en note (II p 405) mais A Lanly [58] ditseulement (II note 18 p 77) que laquo Les eacuteditions savantes donnent ici une phrase qui fi-gurait dans les eacuteditions publieacutees du vivant de Montaigne raquo ndash sans la citer Cette anecdotedonne un eacuteclairage de plus sur laquo lrsquohomme-Montaigne raquo et confirme qursquoil ne manquaitpas drsquohumour Crsquoest pourquoi jrsquoai jugeacute bon de la reproduire ici

102 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

eacutetaient si reacutesistantes que nos flegraveches rebondissaient sur elles (ce sontcomme les ldquoeacutecaillesrdquo dont nos ancecirctres faisaient couramment usage) raquoEt ailleurs il ajoute laquo Ils avaient des chevaux forts et robustes recou-verts de gros cuir et eux-mecircmes eacutetaient bardeacutes de pied en cap degrosses lames de fer arrangeacutees de telle faccedilon qursquoagrave lrsquoendroit des join-tures des membres elles se precirctaient aux mouvements On eucirct dit deshommes de fer car ils avaient des casques si parfaitement ajusteacutes auxformes naturelles des diffeacuterentes parties du visage qursquoil nrsquoy avait pasmoyen de les atteindre sauf par les petits trous ronds agrave lrsquoendroit desyeux qui leur donnaient un peu de lumiegravere et par des fentes sur le nezpar ougrave ils respiraient assez malaiseacutement drsquoailleurs raquo

Spectacle effroyable le meacutetal flexible de lrsquoarmureSemble animeacute par les membres qursquoil recouvreClaudien [22]

II 358 On dirait des statues de fer qui marchentDes guerriers de meacutetal et qui pourtant agrave travers lui respirent Les chevaux sont de mecircme leurs fronts menaccedilantsSont bardeacutes de fer et leurs flancs ferreacutesSe meuvent aussi agrave lrsquoabri des blessures

Voilagrave une description qui ressemble tregraves fort agrave lrsquoeacutequipement drsquounhomme drsquoarmes franccedilais bardeacute de toutes les piegraveces de son armure

11 Plutarque dit que Demetrios fit faire pour lui-mecircme et pourAlcinos le capitaine qui eacutetait le premier apregraves lui une armure com-plegravete qui pesait cent-vingt livres alors que les armures ordinaires nrsquoenpesaient que soixante

Chapitre 10

Sur les livres

1 Cela ne fait pas de doute il mrsquoarrive souvent de parler de chosesqui sont mieux traiteacutees par leurs speacutecialistes et plus agrave fond Je ne faisqursquoutiliser ici mes capaciteacutes naturelles et pas des connaissances ac-quises et si on me convainc drsquoignorance cela ne mrsquoatteindra pas carje serais bien en peine de me justifier envers autrui de ce que jrsquoavancequand je ne puis mrsquoen justifier envers moi-mecircme et nrsquoen suis pas sa-tisfait Qui est en quecircte de science qursquoil la cherche ougrave elle se trouve quant agrave moi il nrsquoest rien dont je fasse moins profession Ce sont icimes ideacutees et par elles je ne cherche pas agrave faire connaicirctre les chosesndash mais moi Je connaicirctrai peut-ecirctre un jour les sujets dont je traite oubien ils lrsquoont eacuteteacute autrefois quand le hasard mrsquoa porteacute lagrave ougrave ils eacutetaientclairs Mais2 je ne mrsquoen souviens plus Et si je suis homme qui a faitquelques lectures je nrsquoai pas de meacutemoire

2 Ainsi je ne garantis rien si ce nrsquoest de faire connaicirctre jusqursquoagravequel point va pour le moment la connaissance que jrsquoai de moi Qursquoonne srsquoattache pas aux sujets que je traite mais agrave la maniegravere dont je lestraite3

2Le texte de 1588 comportait ici une phrase dont voici la traduction laquo Jrsquoai unemeacutemoire qui nrsquoest pas capable de conserver trois jours durant ce que je lui ai confieacute raquo

3Lrsquoeacutedition de 1588 comportait ici un deacuteveloppement qui a eacuteteacute barreacute dans lrsquolaquo exem-plaire de Bordeaux raquo En voici la traduction laquo et agrave la confiance que je leur accordeCe que je prends aux autres ce nrsquoest pas pour me lrsquoattribuer je ne preacutetends agrave rien icisauf agrave raisonner et juger le reste nrsquoest pas mon affaire Je ne demande rien si ce nrsquoestqursquoon examine si jrsquoai bien su choisir ce qui convenait agrave mon propos Et si je cache par-fois volontairement le nom de lrsquoauteur des passages que jrsquoemprunte crsquoest pour reacutefreacutener

104 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

3 Qursquoon regarde en ce que jrsquoemprunte si jrsquoai su choisir quelquechose qui rehausse ou appuie convenablement le reste qui lui est bienDu bon usage

des citations de moi Car je fais dire aux autres non pas drsquoabord mais ensuite ceque je ne parviens pas agrave dire aussi bien agrave cause de la faiblesse de monlangage ou de mon esprit Je ne compte pas mes emprunts je les sou-pegravese Et si jrsquoavais voulu les faire valoir par leur nombre jrsquoen aurais misdeux fois plus Ils viennent tous ou fort peu srsquoen faut de noms si fa-meux et si anciens qursquoils me semblent se nommer drsquoeux-mecircmes sansavoir besoin de moi Dans les raisonnements comparaisons et argu-ments si jrsquoen transplante dans mon propre champ pour les meacutelangeraux miens je cache parfois volontairement le nom de leur auteur pourfreiner la teacutemeacuteriteacute de ces critiques hacirctives que lrsquoon profegravere agrave propos detoutes sortes drsquoeacutecrits et notamment reacutecents œuvres drsquohommes encorevivants et eacutecrites dans la langue laquo vulgaire raquo celle drsquoaujourdrsquohui cequi permet agrave tout un chacun drsquoen parler et qui semble donner agrave penserque la conception et le dessein de lrsquoœuvre elle-mecircme sont eux aussivulgaires Je veux que ces gens-lagrave croyant me donner une pichenettesur le nez la donnent en fait sur celui de Plutarque Et qursquoils se ri-diculisent agrave injurier Seacutenegraveque agrave travers moi Il me faut bien dissimulerma faiblesse sous ces grandes autoriteacutes

4 Jrsquoaimerais que quelqursquoun sache me deacutecouvrir lagrave-dessous parla clarteacute de son jugement et simplement en observant la force et labeauteacute des propos Car moi qui faute de meacutemoire ne parviens jamaisagrave les trier en reconnaissant leur origine je sais pourtant tregraves bien recon-naicirctre conscient que je suis de mes capaciteacutes que mon terreau nrsquoestpas capable de nourrir ces fleurs trop riches dont il est parsemeacute et quetous les fruits de mon propre cru ne sauraient les eacutegaler

5 Je suis tenu de me justifier si je mrsquoempecirctre dans mes deacutevelop-pements ou srsquoil y a de la vaniteacute et du vice dans ce que je dis et que jene le sente pas ou que je ne sois pas capable de voir quand on me lesmontre Car bien des fautes eacutechappent agrave notre vue mais il y a deacutefautde jugement lorsqursquoun autre nous les reacutevegravele et que nous ne parvenonsquand mecircme pas agrave les voir1 La science et la veacuteriteacute peuvent exister en

la liberteacute de ceux qui preacutetendent juger de tout et nrsquoayant pas le flair neacutecessaire pourgoucircter les choses par elles-mecircmes se fondent sur le nom de celui qui a eacutecrit et sur sarenommeacutee Je veux qursquoils soient bien attrapeacutes en condamnant Ciceacuteron ou Aristote parceqursquoils croient que crsquoest de moi raquo

1Cette phrase figure bien dans les eacuteditions de 1580 1588 et 1595 mais elle a eacuteteacuteomise dans sa traduction par A Lanly

Chapitre 10 ndash Sur les livres 105

nous sans le jugement et le jugement sans elles Savoir reconnaicirctre sonignorance est en veacuteriteacute lrsquoun des plus beaux et plus sucircrs teacutemoignages dejugement que je puisse trouver Pour disposer mes fragments je nrsquoaipoint drsquoautre sergent de bataille1 que le hasard Au fur et agrave mesure quemes ruminations2 se preacutesentent je les entasse tantocirct elles se pressenten foule tantocirct elles se traicircnent agrave la queue leu leu Je veux qursquoon puissevoir mon pas naturel et ordinaire si irreacutegulier soit-il Je vais agrave lrsquoallurequi me convient Drsquoailleurs je ne traite pas ici de sujets qursquoil seraitdeacutefendu drsquoignorer et dont on ne pourrait parler occasionnellement etmecircme un peu agrave la leacutegegravere

6 Jrsquoaimerais avoir une meilleure compreacutehension des chosesmais je ne veux pas en payer le prix Ce que je veux crsquoest passertranquillement et non laborieusement ce qui me reste agrave vivre Il nrsquoestrien qui meacuterite que je me casse la tecircte mecircme pas la science aussi im-portante qursquoelle soit Je ne cherche dans les livres qursquoagrave y prendre duplaisir par une honnecircte distraction Et si jrsquoeacutetudie ce nrsquoest que pour ychercher la science qui traite de la connaissance de moi-mecircme et quimrsquoinstruise agrave bien mourir et agrave bien vivre

Voilagrave le but vers lequel doit courir mon cheval en sueur Properce [80]IV 1 v 70

7 Si je rencontre des difficulteacutes en lisant je ne mrsquoen ronge pasles ongles je les laisse ougrave elles sont apregraves les avoir attaqueacutees unefois ou deux Si je restais planteacute lagrave je mrsquoy perdrais et jrsquoy perdraismon temps car jrsquoai un esprit primesautier et ce que je ne vois pasdu premier coup je le vois encore moins si je mrsquoy obstine Je ne faisrien si ce nrsquoest gaiement et lrsquoobstination la tension trop forte eacutetour-dissent mon jugement le rendent malheureux le lassent enfin Ma vuese brouille et se perd Il faut que je la porte ailleurs et que je lrsquoy re-mette par secousses De mecircme que pour juger du lustre de lrsquoeacutecarlateon nous conseille de la parcourir du regard agrave diverses reprises de nousy reprendre agrave plusieurs fois

8 Si tel livre mrsquoennuie jrsquoen prends un autre et ne mrsquoy replongeque dans les moments ougrave lrsquoennui de ne rien faire me prend Je ne suispas tregraves attireacute par les livres reacutecents car ceux des Anciens me semblent

1Lrsquoofficier chargeacute de veiller agrave la bonne disposition des troupes avant le combat2Agrave propos de laquo resveries raquo A Lanly deacuteclare laquo on traduit souvent par ideacutees folles

crsquoest exageacutereacute raquo ndash mais il propose laquo ideacutees fantasques raquo qui ne me semble guegraveremeilleur

106 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

plus pleins et plus solides ni par ceux des grecs parce que mon ju-gement ne peut srsquoexercer vraiment quand ma compreacutehension demeurecelle drsquoun enfant et drsquoun apprenti

9 Parmi les livres simplement agreacuteables je trouve chez les mo-dernes le Decameron de Boccace Rabelais et les Baisers de JeanSecond (si on peut les mettre dans cette cateacutegorie) meacuteritent qursquoony consacre un peu de temps Quant aux Amadis et aux eacutecrits de cegenre ils nrsquoont mecircme pas eu de succegraves aupregraves de moi dans mon en-fance Je veux dire encore ceci audacieusement ou teacutemeacuterairement ma vieille acircme un peu lourde ne se laisse plus volontiers chatouillerpar les charmes non seulement de lrsquoArioste mais mecircme par ceux dubrave Ovide sa faciliteacute et ses inventions qui mrsquoont ravi autrefois crsquoestagrave peine si elles me parlent encore maintenant

10 Je donne librement mon avis sur toutes choses et mecircme agravelrsquooccasion sur celles qui sont au-delagrave de ce que je sais et sur lesquellesje ne preacutetends nullement avoir de lrsquoautoriteacute Ce que je dis agrave leur pro-pos crsquoest pour montrer la largeur de mes vues et non la mesure deschoses Quand je suis rebuteacute par lrsquoAxioche de Platon ouvrage que jetrouve sans force pour un tel auteur je doute de mon jugement ilnrsquoest pas assez assureacute pour srsquoopposer agrave lrsquoautoriteacute de tant drsquoautres fa-meux jugements des Anciens ceux qursquoil considegravere comme ses maicirctreset ses professeurs et avec lesquels il est plutocirct content de se tromperIl ne srsquoen prend qursquoagrave lui il se reproche de srsquoarrecircter agrave lrsquoeacutecorce fautede pouvoir aller jusqursquoau fond ou de regarder la chose sous un jourtrompeur Il se contente de se preacuteserver seulement de la confusion et delrsquoexcegraves Quant agrave sa faiblesse il la reconnaicirct et la confesse volontiersIl pense donner une interpreacutetation correcte des apparences telles queses faculteacutes les lui preacutesentent mais elles sont faibles et imparfaites Laplupart des fables drsquoEacutesope ont plusieurs sens et interpreacutetations ceuxqui les mythologisent en choisissent un aspect qui cadre bien avec lafable mais pour la plupart drsquoentre elles ce nrsquoest que le premier et ilest superficiel il en est drsquoautres plus vivants plus essentiels et plusprofonds dans lesquels ils nrsquoont pu peacuteneacutetrer Et crsquoest ce que je faismoi aussi

11 Mais pour suivre mon ideacutee je dirai qursquoil mrsquoa toujours sem-bleacute qursquoen matiegravere de poeacutesie Virgile Lucregravece Catulle et Horace eacutetaientau premier rang et de loin Et tout particuliegraverement Virgile avec sesGeacuteorgiques que jrsquoestime ecirctre lrsquoouvrage le plus accompli de la poeacutesieet en comparaison duquel on peut voir facilement qursquoil y a des en-

Chapitre 10 ndash Sur les livres 107

droits dans lrsquoEacuteneacuteide auxquels lrsquoauteur eut certainement donneacute encorequelques coups de peigne srsquoil en avait eu le loisir Crsquoest le cinquiegravemelivre de lrsquoEacuteneacuteide qui me semble le plus reacuteussi Jrsquoaime aussi Lucain etle pratique volontiers non pas tant pour son style que pour sa valeurpropre et la validiteacute de ses opinions et de ses jugements

12 Quand au brave Teacuterence qui a toute la deacutelicatesse et la gracirccede la langue latine je le trouve admirable dans sa faccedilon de repreacutesenterles mouvements de lrsquoacircme et la peinture de nos caractegraveres Agrave chaqueinstant notre comportement me fait penser agrave lui Je puis le lire aussisouvent que je le veux jrsquoy trouve toujours quelque beauteacute et quelquegracircce nouvelle Ceux de lrsquoeacutepoque de Virgile se plaignaient de ce quecertains le comparaient agrave Lucregravece Je pense en effet que la comparaisonest ineacutegale mais jrsquoai bien du mal agrave soutenir ce point de vue quand jeme trouve sous le charme de quelque passage parmi les plus beaux deceux de Lucregravece Srsquoils srsquoirritent de cette comparaison que diraient-ilsdonc de ceux qui aujourdrsquohui comparent lrsquoArioste agrave Virgile et qursquoendirait lrsquoArioste lui-mecircme

Ocirc siegravecle grossier et deacutenueacute de goucirct Catulle [13]XLIII

13 Jrsquoestime que les anciens avaient encore plus agrave se plaindrede ceux qui eacutegalaient Plaute agrave Teacuterence (ce dernier est bien plus dis-tingueacute) que de ceux qui comparaient Lucregravece agrave Virgile Lrsquoestime et lapreacutefeacuterence que lrsquoon peut avoir pour Teacuterence doivent beaucoup au faitque le pegravere de lrsquoeacuteloquence latine1 parle si souvent de lui et qursquoil soit leseul de ce genre dont il parle mais aussi au jugement rendu par le pre-mier juge des poegravetes romains2 agrave propos de son compagnon [Plaute]Ce que jrsquoai souvent remarqueacute crsquoest comment agrave notre eacutepoque ceuxqui se mecirclent drsquoeacutecrire des comeacutedies (comme les Italiens qui y reacuteus-sissent assez bien) emploient trois ou quatre sujets qui proviennent deTeacuterence ou de Plaute pour bacirctir la leur Ils entassent en une seule co-meacutedie cinq ou six contes de Boccace Ce qui les fait accumuler ainsila matiegravere crsquoest qursquoils craignent de ne pouvoir se soutenir par leurspropres qualiteacutes il leur faut trouver un socle sur lequel srsquoappuyer etnrsquoayant pas assez pour capter notre attention ils veulent nous amu-ser Crsquoest tout le contraire pour celui dont je parle les perfections et

1Il srsquoagit bien entendu de Ciceacuteron On pourra remarquer que Montaigne eacutevoque icice qursquoil critique par ailleurs le fait que la reacuteputation de Teacuterence doive beaucoup agrave uneautoriteacute reconnue

2Horace [34] notamment dans II 2 v 150

108 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

les beauteacutes de sa faccedilon drsquoeacutecrire nous font perdre de vue son sujet Sadistinction et sa deacutelicatesse nous accaparent Il est partout si agreacuteable

Deacutelieacute et semblable agrave lrsquoonde pureHorace [34] II2 v 120

et il nous remplit tellement lrsquoacircme de ses charmes que nous en oublionscelles de son histoire

14 Ces consideacuterations mrsquoentraicircnent plus loin encore je voisque les bons poegravetes anciens ont eacuteviteacute lrsquoaffectation et la recherche nonseulement des extraordinaires hyperboles espagnoles et peacutetrarquistesmais mecircme des effets plus mesureacutes qui sont lrsquoornement de tous les ou-vrages poeacutetiques des siegravecles suivants Aussi nrsquoest-il pas un seul jugeeacutequitable qui les regrette chez les Anciens et qui nrsquoait pas plus drsquoad-miration sans conteste pour la qualiteacute constante et la perpeacutetuelle dou-ceur et beauteacute fleurie des eacutepigrammes de Catulle que pour toutes lespointes aceacutereacutees dont Martial arme la queue des siennes Crsquoest le prin-cipe que jrsquoindiquais deacutejagrave tout agrave lrsquoheure et que Martial reprend agrave soncompte laquo Il nrsquoavait pas de grands efforts agrave faire le sujet lui tenaitMartial [50]

Preacuteface lieu drsquoesprit raquo15 Ces Anciens-lagrave nrsquoont pas besoin de se mettre en peine ou

de srsquoexciter pour se faire comprendre ils ont suffisamment de quoirire sans avoir agrave se chatouiller partout Les autres doivent cherchersecours ailleurs il leur faut drsquoautant plus de corps qursquoils ont moinsdrsquoesprit et montent agrave cheval parce qursquoils ne sont pas assez forts surleurs jambes1 De la mecircme faccedilon que dans nos bals ces hommes debasse extraction qui discourent sur le port et la politesse de la noblessefaute de ne pouvoir les eacutegaler et qui cherchent agrave attirer notre attentionpar des sauts peacuterilleux ou autres mouvements eacutetranges bien dignes desbateleurs de foire

16 Et les dames tirent aussi plus drsquoavantages des danses ougrave il ya des figures varieacutees et des mouvements de corps que de ces danses deparade ougrave elle nrsquoont simplement qursquoagrave marcher drsquoun pas naturel avecleur contenance et leur gracircce ordinaires Jrsquoai vu ainsi des comeacutediensexcellents vecirctus de leur faccedilon ordinaire et avec un comportement nor-mal nous donner pourtant tout le plaisir que lrsquoont peut tirer de leur art tandis que les apprentis et ceux qui ne sont pas de si haute voleacutee ont

1Montaigne sait de quoi il parle lui qui aimait ecirctre agrave cheval parce qursquoil se trouvaittrop petit

Chapitre 10 ndash Sur les livres 109

besoin eux de srsquoenfariner le visage de se travestir de se contorsion-ner et de grimacer pour parvenir agrave nous faire rire Je ne peux mieuxillustrer ma conception que par la comparaison de ces deux poegravemes lrsquoEacuteneacuteide et le Roland Furieux Le premier srsquoenvole agrave tire drsquoaile avecun vol haut et sucircr de lui gardant toujours son cap Le second volette etsautille de conte en conte comme de branche en branche et ne se fie agraveses ailes que pour une courte eacutetape il doit reprendre pied agrave tout boutde champ de peur que le souffle et la force lui fassent deacutefaut

Les courses qursquoil ose sont bregraveves Virgile [112]IV v 194

Voilagrave donc sur ces sujets-lagrave les auteurs qui me plaisent le plus17 Mon autre lecture favorite et qui mecircle un peu plus lrsquoutiliteacute

au plaisir celle gracircce agrave laquelle jrsquoapprends agrave reacutegler mes comporte-ments et mes goucircts crsquoest Plutarque depuis qursquoil est traduit en fran-ccedilais1 et Seacutenegraveque Ils ont tous les deux cet avantage notable pour moique le savoir que jrsquoy recherche y est exposeacute sous forme de fragmentsqui ne reacuteclament pas une longue eacutetude ce dont je suis incapable Crsquoestle cas notamment des Opuscules de Plutarque et des Eacutepicirctres de Seacute-negraveque qui constituent la partie la meilleure et la plus utile de leurseacutecrits Cela ne me demande pas de gros efforts pour mrsquoy mettre et jeles abandonne ougrave il me plaicirct car il srsquoagit drsquoœuvres dont les eacuteleacutementsne se suivent pas ne sont pas deacutependants les uns des autres

18 Ces auteurs se rejoignent sur la plupart des opinions utiles etfondeacutees le hasard les a fait naicirctre agrave peu pregraves au mecircme siegravecle2 ils onttous deux eacuteteacute preacutecepteurs de deux empereurs romains3 ils eacutetaient tousles deux venus de pays eacutetrangers et tous deux riches et puissants Leurenseignement constitue le meilleur de la philosophie preacutesenteacutee de fa-ccedilon simple et pertinente Plutarque est plus uniforme et plus constantSeacutenegraveque plus ondoyant et divers Celui-ci se donne du mal se raidit etse crispe pour armer la vertu contre la faiblesse la crainte et les ten-dances vicieuses lrsquoautre donne lrsquoimpression de ne pas accorder tantde prix agrave ces efforts de deacutedaigner hacircter le pas et se tenir sur ses gardes

1Jacques Amyot a publieacute en 1572 sa traduction [78] des Œuvres morales de Plu-tarque dont il avait deacutejagrave publieacute degraves 1559 la Vie des hommes illustres (Cf [79]) Mon-taigne connaissait bien ces ouvrages

2Plutarque entre 45 et 50 Seacutenegraveque vers 4 av J-C3Seacutenegraveque fut le preacutecepteur de Neacuteron qui lrsquoobligea agrave se suicider en 65 Selon cer-

taines traditions peu sucircres Plutarque aurait eacuteteacute celui de Trajan et peut-ecirctre drsquoAdrien

110 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Plutarque a des conceptions platoniciennes modeacutereacutees et qui srsquoaccom-modent facilement avec celles de lrsquoensemble des citoyens Lrsquoautre esteacutepicurien et stoiumlcien ses opinions sont plus eacuteloigneacutees de lrsquousage com-mun mais elles sont selon moi plus utiles pour lrsquoindividu et plusfermes On peut observer chez Seacutenegraveque une certaine mansueacutetude agravelrsquoeacutegard de la tyrannie des Empereurs de son temps Car je considegravereque crsquoest par obligation qursquoil a condamneacute la cause des nobles meur-triers de Ceacutesar Plutarque lui est toujours libre Seacutenegraveque est plein desubtiliteacutes et de traits drsquoesprit chez Plutarque crsquoest le contenu qui im-porte Celui-lagrave vous excite et vous eacutemeut celui-ci vous apporte davan-tage et reacutecompense mieux il nous guide quand lrsquoautre nous pousse

19 Quant agrave Ciceacuteron ceux de ses ouvrages qui peuvent servirmon dessein ce sont ceux qui traitent de la philosophie et speacuteciale-ment de la philosophie morale Mais si je dois dire hardiment la veacuteriteacute(car une fois franchies les barriegraveres de lrsquoimpudence rien ne peut plusnous retenir) sa faccedilon drsquoeacutecrire me semble ennuyeuse et mecircme tout ceqursquoon trouve chez lui Car ses preacutesentations ses deacutefinitions ses divi-sions ses eacutetymologies tout cela occupe lrsquoessentiel de son œuvre Ceqursquoil y a de vivant et de substantiel est eacutetouffeacute par ces longueurs dansla preacutesentation des choses Si jrsquoai passeacute une heure agrave le lire ndash ce qui estbeaucoup pour moi ndash et que je me remeacutemore ce que jrsquoen ai tireacute de sucet de substance la plupart du temps je nrsquoy trouve que du vent caril nrsquoen est pas encore venu aux arguments qui soutiennent son proposet aux raisonnements qui concernent preacuteciseacutement le point qui mrsquointeacute-resse

20 Pour moi qui ne demande qursquoagrave devenir plus sage et nonplus savant ou plus eacuteloquent ces expositions logiciennes et aristo-teacuteliciennes ne me conviennent pas Je veux qursquoon commence par laconclusion je sais suffisamment ce que sont la mort et la volupteacute pourqursquoon ne srsquoamuse pas agrave les disseacutequer Ce que je cherche tout de suitece sont des raisonnements valables et solides qui me permettent drsquoyfaire face Ni les subtiliteacutes des grammairiens ni lrsquoingeacutenieuse disposi-tion des mots et des arguments nrsquoy peuvent rien Je veux des raison-nements qui permettent de srsquoattaquer directement au problegraveme cru-cial et les siens tournent autour du pot Ils sont bons pour lrsquoeacutecolele barreau le sermon ougrave nous pouvons sommeiller tranquillementet ecirctre capables encore un quart drsquoheure apregraves de retrouver le fil dece qui srsquoest dit Crsquoest ainsi qursquoil faut parler aux juges que lrsquoon veut

Chapitre 10 ndash Sur les livres 111

convaincre agrave tort ou agrave bon droit aux enfants au peuple agrave qui il fauttout dire pour voir ce qui sera efficace

21 Je ne veux pas qursquoon srsquoescrime agrave me rendre attentif en mecriant cinquante fois laquo Eacutecoutez raquo comme le font nos heacuterauts LesRomains disaient laquo Faites attention raquo comme nous disons nous-mecircmes laquo Hauts les cœurs 1 raquo ndash et ce sont des mots qui nrsquoont pasde sens pour moi je viens de chez moi tout agrave fait preacutepareacute je nrsquoaipas besoin drsquolaquo amuse-gueule raquo pas besoin non plus qursquoon ajoute de lasauce je mange volontiers les mets tout crus et au lieu de mrsquoaiguiserlrsquoappeacutetit par ces preacuteparatifs et avant-goucircts on me le fatigue et affaditau contraire

22 Ai-je le droit agrave notre eacutepoque drsquoavoir cette audace sacri-legravege trouver longuets les dialogues de Platon lui-mecircme qui finissentpar eacutetouffer ce qursquoil veut dire et deacuteplorer que cet homme qui avaitde bien meilleures choses agrave dire passe autant de temps agrave ces discus-sions preacuteparatoires si longues et tellement inutiles Mon ignorance mefournira une excuse si je dis que je ne vois rien de beau dans sa faccedilondrsquoeacutecrire Jrsquoai surtout besoin des livres qui se servent des sciences nonde ceux qui les eacutetablissent

23 Plutarque Seacutenegraveque Pline et leurs semblables nrsquoont pointbesoin de dire laquo Faites attention raquo ils srsquoadressent agrave des gens qui sesont donneacutes agrave eux-mecircmes cette consigne ou alors il srsquoagit drsquoun aver-tissement plus consistant drsquoun morceau qui a sa propre raison drsquoecirctre

24 Je lis aussi volontiers les laquo Lettres agrave Atticus2 raquo non seule-ment parce qursquoelles contiennent beaucoup drsquoinformations sur lrsquohis-toire et les affaires de son eacutepoque mais surtout pour y deacutecouvrir sessentiments personnels Car jrsquoai en effet une vive curiositeacute comme jelrsquoai dit ailleurs pour lrsquoacircme et les opinions intimes de mes auteurs Ilfaut juger de leur talent mais non pas de leur faccedilon de vivre ni de leurvie elle-mecircme drsquoapregraves ce qursquoils livrent au monde dans leurs eacutecrits

25 Jrsquoai mille fois regretteacute que nous ayons perdu le livre que Bru-tus avait eacutecrit sur la vertu car il est inteacuteressant drsquoapprendre la theacuteoriechez ceux qui sont bons dans la pratique Mais le precircche est tout autrechose que le precirccheur et jrsquoaime peut-ecirctre autant lire Brutus chez Plu-tarque que par lui-mecircme Je suis plus inteacuteresseacute par les propos qursquoil

1laquo Sursum corda raquo ce sont les mots que le precirctre prononce pendant la messe aucommencement de la laquo preacuteface raquo et qui sont un appel agrave lrsquoattention

2Cet ouvrage est de Ciceacuteron Montaigne lrsquoeacutevoquera de nouveau dans le chapitre II13 sect9 de la preacutesente eacutedition Mais il avait pourtant fustigeacute seacutevegraverement cette laquo philoso-phie ostentatoire et bavarde raquo Cf [26] I 38 sect38

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tenait sous sa tente agrave lrsquoun de ses amis intimes la veille drsquoune batailleque par ceux qursquoil tint le lendemain agrave son armeacutee et ce qursquoil faisait dansson cabinet de travail et dans sa chambre plutocirct que ce qursquoil faisait surla place publique ou au Seacutenat

26 En ce qui concerne Ciceacuteron je suis de lrsquoavis commun endehors de son savoir on ne trouve pas de grandes qualiteacutes chez lui ileacutetait bon citoyen drsquoune nature deacutebonnaire comme le sont tregraves souventles hommes corpulents et joviaux ce qursquoil eacutetait mais sans mentir ilavait bien de la mollesse de la vaniteacute et de lrsquoambition Et je ne peuxlrsquoexcuser drsquoavoir jugeacute bon de publier ses poeacutesies ce nrsquoest un grosdeacutefaut drsquoeacutecrire de mauvais vers mais crsquoen est un de nrsquoavoir pas senti agravequel point ils eacutetaient indignes de la gloire attacheacutee agrave son nom Quant agraveson eacuteloquence elle eacutechappe agrave toute comparaison et je crois que jamaispersonne ne lrsquoeacutegalera1

27 Ciceacuteron laquo le Jeune raquo qui nrsquoa ressembleacute agrave son pegravere que denom alors qursquoil commandait en Asie trouva un jour agrave sa table plu-sieurs eacutetrangers et entre autres Cestius assis au bas bout comme onle fait souvent quand on se faufile agrave la table des grands Il srsquoinformaaupregraves drsquoun de ses domestiques pour savoir qui eacutetait celui-lagrave et le do-mestique lui dit son nom mais comme il songeait agrave autre chose etavait oublieacute ce qursquoon lui avait dit il le lui redemanda encore deux outrois fois Alors le serviteur pour ne plus avoir agrave lui reacutepeacuteter si souventla mecircme chose et pour qursquoil srsquoen souvienne en lrsquoassociant agrave quelquechose lui dit laquo Crsquoest ce Cestius dont on vous a dit qursquoil ne faisaitpas grand cas de lrsquoeacuteloquence de votre pegravere aupregraves de la sienne raquo Ciceacute-ron [le Jeune] piqueacute au vif par ces paroles ordonna qursquoon empoignele pauvre Cestius et lui fit donner durement le fouet en sa preacutesenceVoilagrave un hocircte bien peu courtois

28 Parmi ceux-lagrave mecircme qui tout bien peseacute ont estimeacute quelrsquoeacuteloquence de Ciceacuteron eacutetait incomparable il en est qui nrsquoont pas man-queacute drsquoy remarquer des fautes comme ce grand Brutus son ami quidisait que crsquoeacutetait lagrave une eacuteloquence casseacutee et aux reins briseacutes (laquo fractamet elumbem raquo) Les orateurs contemporains lui reprochaient aussi ce

1Lrsquoeacutedition de 1588 avait ici un passage qui a eacuteteacute barreacute drsquoun trait de plume danslrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo et que ne reproduit pas lrsquoeacutedition de 1595 Le voici laquo Si est-ce qursquoil nrsquoa pas en cela franchi si net son advantage comme Vergile agrave faict enla poeumlsie car bientost apres luy il srsquoen est trouveacute plusieurs qui lrsquoont penseacute eacutegaler etsurmonter quoy que ce fust agrave bien fauces enseignes mais agrave Vergile nul encore deacutepuisluy nrsquoa oseacute se comparer amp agrave ce propos jrsquoen veux icy adjouter une histoire raquo

Chapitre 10 ndash Sur les livres 113

curieux souci drsquoune laquo chute raquo longue agrave la fin de ses peacuteriodes et remar-quaient qursquoy figuraient tregraves souvent ces mots laquo esse videatur1 raquo Ence qui me concerne jrsquoaime mieux une laquo chute raquo plus courte deacutecoupeacuteeen syllabes bregraveves et longues Il meacutelange bien parfois les rythmes qursquoilemploie mais rarement En voici un que mes oreilles ont retenu poursa rudesse laquo Pour moi jrsquoaimerais mieux ecirctre vieux moins longtempsplutocirct que drsquoecirctre vieux avant lrsquoacircge raquo

29 Ma preacutedilection va aux historiens car ils sont agreacuteables etfaciles agrave lire Et en mecircme temps celui que je recherche lrsquoHom-meen geacuteneacuteral srsquoy montre plus vivant et plus complegravetement que nulle partailleurs avec la varieacuteteacute et la veacuteriteacute de ses sentiments inteacuterieurs danslrsquoensemble comme dans les deacutetails la varieacuteteacute des faccedilons dont il srsquoas-semble avec les autres et celle des accidents qui le menacent Ceuxqui eacutecrivent des laquo Vies raquo dans la mesure ougrave ils srsquoattachent plus auxreacuteflexions qursquoaux eacuteveacutenements plus agrave ce qui vient du dedans qursquoagrave cequi se passe au dehors ceux-lagrave me conviennent donc tout agrave fait Voilagravepourquoi en tout eacutetat de cause Plutarque est mon homme Je trouvebien dommage que nous nrsquoayons pas une douzaine de Diogegravene Laeumlrceet qursquoil nrsquoait pas plus eacutecrit ou de faccedilon plus approfondie Car je suisaussi curieux de connaicirctre la vie de ceux qui sont de grands exemplespour lrsquohumaniteacute que de la diversiteacute de leurs opinions et de leurs ideacutees

30 Quand on eacutetudie lrsquoHistoire il faut feuilleter sans a prioritoutes sortes drsquoauteurs anciens et nouveaux qursquoils eacutecrivent en langueeacutetrangegravere ou en franccedilais pour y apprendre les diverses choses dont ilstraitent Mais Ceacutesar me semble meacuteriter particuliegraverement qursquoon lrsquoeacutetu-die et pas seulement pour lrsquoHistoire mais pour lui-mecircme tant il deacute-passe tous les autres par son excellence et sa perfection ndash et quoiqueSalluste soit lui aussi du nombre Certes je lis cet auteur avec un peuplus de respect et deacutefeacuterence qursquoon ne le fait pour les ouvrages hu-mains je lrsquoexamine tantocirct sous lrsquoangle de ses actes et du caractegravereextraordinaire de sa grandeur et tantocirct sous lrsquoangle de la pureteacute et dupoli inimitables de sa langue qui nrsquoa pas seulement deacutepasseacute celle detous les historiens comme le dit Ciceacuteron ndash mais peut-ecirctre Ciceacuteronlui-mecircme Il fait preuve de tant de sinceacuteriteacute en parlant de ses enne-mis que mises agrave part les fausses couleurs dont il essaie de couvrir samauvaise cause et le deacutegoucirct que peut inspirer sa pernicieuse ambitionil me semble que la seule chose agrave laquelle on puisse trouver agrave redire

1laquo Il semble que raquo

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crsquoest qursquoil a eacuteteacute trop discret sur lui-mecircme car il nrsquoa pu exeacutecuter autantde grandes choses sans y avoir mis bien plus de lui-mecircme qursquoil ne lelaisse voir

31 Jrsquoaime les historiens qursquoils soient tregraves simples ou excellentsCeux qui font tregraves simplement leur travail ne se mecirclent pas drsquoy ajou-ter des choses de leur cru et nrsquoy apportent que le soin et la diligenceneacutecessaires pour rassembler tout ce qui vient agrave leur connaissance etenregistrent les choses de bonne foi sans choisir et sans trier ils nouslaissent juger nous-mecircmes de ce qui est vrai Tel est entre autresFroissart qui a meneacute son affaire avec une telle bonne foi que ayantcommis une erreur qursquoon lui a signaleacutee il ne craint nullement de lareconnaicirctre et de la corriger agrave lrsquoendroit mecircme ougrave elle se trouve Il nousfait connaicirctre la diversiteacute des bruits qui couraient et les variations desreacutecits qursquoon lui faisait Crsquoest la matiegravere mecircme de lrsquoHistoire nue et sansforme chacun peut en faire son profit en fonction de son intelligence

32 Ceux qui sont vraiment excellents sont capables de choisirce qui meacuterite drsquoecirctre connu ils peuvent discerner entre deux rapportsqursquoon leur fait celui qui est le plus vraisemblable Du comportementnaturel des Princes et de leur caractegravere ils deacuteduisent leurs intentionset leur attribuent les paroles qui conviennent agrave la situation Ils sontfondeacutes agrave modeler notre opinion drsquoapregraves la leur et ce nrsquoest certes pas lecas de beaucoup de gens

33 Ceux qui se situent entre les deux et qui sont les plus cou-rants nous gacirctent tout Ils veulent nous macirccher le travail ils srsquoauto-risent donc agrave juger et agrave faire pencher lrsquoHistoire du cocircteacute de lrsquoopinionqursquoils en ont Car dans la mesure ougrave leur jugement penche drsquoun cocircteacuteils ne peuvent pas srsquoempecirccher de modeler et conformer leur narra-tion selon ce pli Ils se mettent donc agrave choisir les choses dignes drsquoecirctreconnues et nous cachent souvent telle ou telle parole ou action priveacuteequi nous informerait bien mieux Ils escamotent comme des choses in-croyables les choses qursquoils ne comprennent simplement pas et peut-ecirctre aussi drsquoautres encore parce qursquoils ne savent pas les formuler enbon latin ou bon franccedilais Qursquoils fassent hardiment eacutetalage de leur eacutelo-quence et de leurs raisonnements qursquoils jugent de leur point de vuemais qursquoils nous laissent agrave nous aussi de quoi juger apregraves eux et doncqursquoils nrsquoaltegraverent ni ne fassent disparaicirctre rien par leurs choix et leurscoupures de la matiegravere elle-mecircme mais qursquoils nous la restituent pureet entiegravere avec toutes ses dimensions [Et les historiens les plus re-

Chapitre 10 ndash Sur les livres 115

commandables sont ceux qui savent de quoi ils parlent soit qursquoils aientparticipeacute aux faits qursquoils racontent soit qursquoils aient eacuteteacute les proches deceux qui les ont dirigeacutes1]

34 Plus souvent notamment agrave notre eacutepoque on choisit pourcette fonction drsquohistorien des gens du peuple pour la seule raisonqursquoils savent bien parler comme si nous cherchions agrave apprendre lagrammaire dans leurs livres Et ils ont bien raison de ne se soucierque de cela nrsquoayant eacuteteacute engageacutes que pour cela et nrsquoayant mis en venteque leur babil Agrave force de beaux mots ils nous confectionnent un beaugacircteau avec les bruits qursquoils reacutecoltent aux carrefours

35 Les seuls ouvrages historiques qui vaillent sont ceux qui onteacuteteacute eacutecrits par ceux-lagrave mecircme qui eacutetaient alors laquo aux affaires raquo ou quiparticipaient agrave leur conduite ou agrave la rigueur ceux qui ont la chancedrsquoen conduire drsquoautres du mecircme genre Crsquoest le cas de presque tousles ouvrages historiques des Grecs et des Romains Car plusieurs teacute-moins oculaires ayant eacutecrit sur le mecircme sujet (ce qui se produisait ence temps-lagrave ougrave la grandeur et le savoir eacutetaient souvent mecircleacutes dans unemecircme personne) srsquoil srsquoy trouve des fautes elles ne peuvent ecirctre quetregraves leacutegegraveres et concerner des faits tregraves obscurs [Si mecircme ils nrsquoavaientpas vu de leurs propres yeux ce qursquoils racontaient ils avaient au moinscet avantage drsquoavoir fait lrsquoexpeacuterience de situations semblables ce quirendait leur jugement plus sucircr2]

36 Que peut-on attendre drsquoun meacutedecin traitant de la guerre oudrsquoun eacutetudiant traitant des projets des princes Si lrsquoon veut soulignerles scrupules que les Romains avaient agrave ce propos un exemple suffira Asinius Pollion avait trouveacute dans les reacutecits de Ceacutesar lui-mecircme quelqueerreur due au fait que Ceacutesar nrsquoavait pu examiner par lui-mecircme tous lesrecoins de son armeacutee et qursquoil avait fait confiance agrave ceux qui lui rap-portaient souvent des choses insuffisamment veacuterifieacutees ou bien parceqursquoil nrsquoavait pas eacuteteacute assez preacuteciseacutement informeacute par ses lieutenants desopeacuterations qursquoils avaient meneacutees en son absence On peut voir par lagravecombien la recherche de la Veacuteriteacute est chose deacutelicate au point qursquoonne puisse pas se fier pour la relation drsquoune bataille agrave la connaissanceqursquoen a celui-lagrave mecircme qui lrsquoa commandeacutee non plus qursquoaux soldatson ne peut demander de savoir ce qui srsquoest passeacute pregraves drsquoeux sauf agrave

1Cette phrase entre crochets a eacuteteacute barreacutee sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo et nefigure pas dans lrsquoeacutedition de 1595 On peut se demander pourquoi car elle ne manquepas drsquointeacuterecirct

2Cette phrase elle aussi a eacuteteacute barreacutee dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo

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en confronter les teacutemoins comme on le fait pour une information ju-diciaire ougrave lrsquoon admet les observations sur les preuves fournies pourchaque point de deacutetail de chaque eacuteveacutenement En fait la connaissanceque nous avons de nos affaires est bien plus vague Mais ceci a eacuteteacute agravemon avis suffisamment traiteacute par Bodin et bien dans le sens de mapropre conception des choses

37 Pour pallier un peu la trahison de ma meacutemoire et sa deacute-ficience (si totale qursquoil mrsquoest arriveacute plus drsquoune fois de reprendre enmains des livres comme srsquoils eacutetaient nouveaux et inconnus de moialors que je les avais lus soigneusement quelques anneacutees plus tocirctet tout barbouilleacutes de mes annotations) jrsquoai pris lrsquohabitude depuisquelque temps drsquoajouter agrave la fin de chaque livre ndash du moins de ceuxdont je ne veux me servir qursquoune seule fois ndash la date agrave laquelle jrsquoaiacheveacute de les lire et le jugement drsquoensemble que je porte sur euxafin que cela me rappelle au moins lrsquoimpression et lrsquoideacutee geacuteneacuteraleque je mrsquoeacutetais faite de lrsquoauteur en le lisant Je vais donc transcrireici quelques-unes de ces annotations

38 Voici ce que jrsquoai mis il y a environ dix ans sur mon Gui-chardin (car quelle que soit la langue de mes livres je leur parle avecla mienne) laquo Voici un historiographe consciencieux et par lequelagrave mon avis on peut apprendre la veacuteriteacute sur les affaires de son tempsaussi preacuteciseacutement que chez aucun autre Crsquoest qursquoil en a eacuteteacute lui-mecircmeacteur dans la plupart des cas et agrave un niveau important1 Il ne semblepas qursquoil ait deacuteguiseacute les faits par haine faveur ou vaniteacute ainsi en fontfoi les jugements tregraves libres qursquoil porte sur les puissants et notammentsur ceux par qui il avait eacuteteacute promu aux charges publiques comme lepape Cleacutement VII Quant agrave la partie dont il semble vouloir se preacuteva-loir le plus ses digressions et raisonnements il en est de bons avecde beaux traits mais il srsquoy est trop complu car pour ne rien vouloirlaisser agrave dire avec un sujet si ample et si dense quasiment infini il endevient flou et sent un peu le bavardage drsquoeacutecole

39 laquo Jrsquoai aussi remarqueacute que parmi tant drsquoacircmes et de faits qursquoiljuge tant de projets et de causes jamais il nrsquoen attribue un seul agrave lavertu agrave la religion2 ou agrave la conscience comme si ces qualiteacutes avaient

1Guichardin avait en effet occupeacute des postes importants ambassadeur de la reacutepu-blique de Florence aupregraves du roi de Castille Ferdinand V au service des papes gouver-neur de Modegravene et de Reggio (1518) puis de Parme (1521) de Bologne (1531-1534)

2P Villey [55] et A Lanly [58] agrave sa suite donnent ici au mot laquo religion raquo le sens delaquo scrupule raquo Je ne vois pas pour ma part de raison impeacuterative et suffisante pour ne pasconserver le mot

Chapitre 10 ndash Sur les livres 117

disparu du monde et il attribue la cause de toutes les actions si bellesqursquoelles nous paraissent agrave quelque meacutediocre motif ou au profit es-compteacute Il est impossible drsquoimaginer que parmi le nombre infini drsquoac-tions dont il se fait le juge il nrsquoy en ait eu aucune qui eucirct deacutecouleacute de lajustice Nulle corruption ne peut srsquoecirctre empareacutee des hommes si univer-sellement qursquoil nrsquoy en ait au moins un qui ait eacutechappeacute agrave la contagionCela me fait craindre que son jugement puisse ecirctre pris en deacutefaut peut-ecirctre a-t-il jugeacute des autres drsquoapregraves lui raquo

40 Dans mon exemplaire de Philipppe de Commines il y aceci laquo Vous trouverez lagrave une langue douce et agreacuteable drsquoune sim-pliciteacute naturelle une narration sans affectation dans laquelle la bonnefoi de lrsquoauteur se montre agrave lrsquoeacutevidence sans vaniteacute quand il parle delui-mecircme ni drsquoaffectation ou de haine quand il parle drsquoautrui ses reacute-flexions et exhortations srsquoaccompagnent plus de zegravele et de veacuteraciteacute quede science eacuterudite et partout se trouve chez lui lrsquoautoriteacute et la graviteacutequi sont celles drsquoun homme bien neacute et appeleacute aux grandes affaires raquo

41 Sur les Meacutemoires de Monsieur Du Bellay laquo Il est tou-jours plaisant de lire des choses eacutecrites par ceux1 qui ont tenteacute de lesconduire comme il faut Mais on ne saurait nier qursquoil y ait chez cesdeux seigneurs une grande perte de franchise et de liberteacute dans lrsquoeacutecri-ture qui brillait chez les anciens qui eacutecrivaient dans la mecircme veineqursquoeux Ainsi du Sire de Joinville familier de saint Louis drsquoEginhardchancelier de Charlemagne et plus reacutecemment de Philippe de Com-mines On trouve ici un plaidoyer pour le roi Franccedilois 1er contre lrsquoem-pereur Charles-Quint plutocirct qursquoune Histoire Je ne veux pas croireqursquoils aient rien changeacute pour ce qui est des faits essentiels mais ilssont passeacutes maicirctres dans lrsquoart de deacutevier le jugement fourni par les eacuteveacute-nements agrave notre avantage et souvent contre la raison et agrave passer soussilence tout ce qursquoil y a de deacutelicat dans la vie de leur roi En teacutemoignentlrsquooubli des disgracircces de Montmorency et de Brion et le fait que le nomde Mme drsquoEacutetampes nrsquoy figure mecircme pas On peut cacher les actionssecregravetes mais taire celles que tout le monde connaicirct et des chosesqui ont eu des conseacutequences publiques drsquoune telle importance crsquoest lagraveun deacutefaut inexcusable En somme si lrsquoon veut avoir une connaissancecomplegravete du roi Franccedilois 1er et des choses qui se sont passeacutees de sontemps il veut mieux srsquoadresser ailleurs si lrsquoon mrsquoen croit Le profit

1Lrsquoauteur principal est Martin Du Bellay mais son fregravere Guillaume a reacutedigeacute les livresV agrave VIII

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que lrsquoon peut tirer de ce livre vient du reacutecit personnel des batailles etactions de guerre auxquelles ces gentilshommes se sont trouveacutes mecircleacuteset des tractations et neacutegociations conduites par le seigneur de Langey il y a lagrave-dedans quantiteacute de choses dignes drsquoecirctre connues et des reacute-flexions peu communes raquo

Chapitre 11

Sur la cruauteacute

1 Il me semble que la vertu est autre chose et quelque chose deplus noble que les simples tendances agrave la bonteacute qui naissent en nousLes acircmes naturellement raisonnables et bien neacutees vont du mecircme paset montrent dans leurs actes le mecircme visage que celui des acircmes ver-tueuses mais la vertu fait entendre je ne sais quoi de plus grand etde plus actif que lorsqursquoon se contente de se laisser tranquillement etpaisiblement conduire par la raison du fait drsquoun heureux naturel Il esttregraves bien et digne de louange de meacutepriser les offenses qursquoon vous faitquand on a un caractegravere naturellement aimable et doux mais il estencore mieux lorsqursquoune offense vous a piqueacute au vif et mis hors devous-mecircme drsquoutiliser les armes de la raison contre son deacutesir de ven-geance et de srsquoen rendre maicirctre apregraves un dur combat Dans le premiercas on agit bien dans le second vertueusement La premiegravere attitudepeut srsquoappeler laquo bonteacute raquo lrsquoautre laquo vertu raquo Car il semble bien que lenom de laquo vertu raquo preacutesuppose une difficulteacute une opposition et qursquoellene peut srsquoexercer sans adversaire Crsquoest peut-ecirctre pour cela que nousdisons de Dieu qursquoil est bon fort geacuteneacutereux et juste ndash mais pas laquo ver-tueux raquo ce qursquoil fait il le fait naturellement et sans effort

2 Comme quelqursquoun reprochait agrave Arceacutesilas que beaucoup degens passaient de son eacutecole agrave celle des Eacutepicuriens et jamais lrsquoinverseil reacutepondit subtilement par ce bon mot laquo Bien sucircr Avec des coqson fait beaucoup de chapons mais jamais on nrsquoa fait de coqs avec deschapons raquo Mais en veacuteriteacute pour ce qui est de la fermeteacute et la rigueur

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de leurs opinions et de leurs preacuteceptes les Eacutepicuriens1 ne le cegravedentnullement aux Stoiumlciens Montrant plus de bonne foi que tous ces dis-cuteurs qui pour combattre Eacutepicure et se donner beau jeu lui fontdire des choses auxquelles il nrsquoa jamais penseacute deacutetournant ses proposdans une mauvaise direction tirant de la grammaire un argument pourinterpreacuteter autrement le sens de ses paroles et une autre opinion quecelle qursquoils savent pertinemment ecirctre la sienne en penseacutee comme danssa conduite un Stoiumlcien dit un jour que srsquoil avait renonceacute agrave ecirctre eacutepi-curien crsquoeacutetait entre autres choses pour cette bonne raison qursquoil trou-vait leur chemin trop eacuteleveacute et inaccessible laquo Car ceux qursquoon appelleCiceacuteron Eacutep

fam[106] t Vxv 19

amoureux de la volupteacute sont en reacutealiteacute amoureux de lrsquohonneur et dela justice et ils aiment et pratiquent toutes les vertus raquo Malgreacute toutcela2 et suivant ici lrsquoopinion courante ndash drsquoailleurs fausse agrave mon avis ndashquant agrave leur valeur respective je dirai donc que parmi les philosophesnon seulement stoiumlciens mais mecircme eacutepicuriens il en est plusieurs quiont jugeacute qursquoil nrsquoeacutetait pas suffisant drsquoavoir lrsquoacircme bien faite bien reacutegleacuteeet bien disposeacutee agrave la vertu qursquoil nrsquoeacutetait pas suffisant de placer nos reacute-solutions et nos penseacutees au-dessus des coups du sort mais qursquoil fallaitencore rechercher les occasions de faire nos preuves Ils veulent doncaller agrave la rencontre de la douleur de la neacutecessiteacute et du meacutepris pour lescombattre et tenir leur acircme en haleine laquo La vertu grandit beaucoupSeacutenegraveque [96]

XIII en luttant raquo3 Crsquoest lrsquoune des raisons pour lesquelles Eacutepaminondas qui eacutetait

drsquoune troisiegraveme laquo eacutecole raquo lui refusa des richesses que le sort avaitmis agrave sa disposition de faccedilon tregraves leacutegitime laquo pour ecirctre obligeacute disait-il de se battre contre la pauvreteacute raquo Et il se maintint toujours en effetdans la pauvreteacute la plus extrecircme Socrate se mettait me semble-t-ilencore plus rudement agrave lrsquoeacutepreuve en supportant pour se mortifier lameacutechanceteacute de sa femme ce qui est en somme une faccedilon de porter lefer dans la plaie Metellus seul de tous les seacutenateurs romains avait

1Montaigne parle de laquo secte raquo mais le mot a de nos jours une telle connotationpeacutejorative que jrsquoai preacutefeacutereacute lrsquoeacuteviter

2Comme on peut le voir si lrsquoon confronte cette traduction et le texte original cedernier est si emmecircleacute agrave cet endroit si truffeacute drsquoincises qui nrsquoen finissent pas qursquoil mrsquoaeacuteteacute absolument impossible de parvenir agrave le rendre intelligible sans en bouleverser gran-dement lrsquoorganisation Il est clair que Montaigne en ajoutant sans cesse des anecdotesdes citations ou des reacuteflexions drsquoapregraves coup agrave son texte ne prend pas toujours la peinede reconsideacuterer lrsquoensemble du passage ou mecircme de la phrase et que lrsquoon se trouve enfin de compte devant un fouillis inextricable Au lecteur de juger si jrsquoai eu raison deprendre de telles liberteacutes

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 121

entrepris de reacutesister par son seul courage agrave la violence de Saturninustribun de la plegravebe agrave Rome qui voulait faire passer de force une loiinjuste en faveur du peuple ayant encouru de ce fait la peine capitaleque Saturninus avait deacutecreacuteteacutee contre ses opposants il dit agrave ceux qui ence peacuteril extrecircme le conduisaient sur la place laquo Crsquoest une chose bientrop facile et lacircche que de mal faire et bien faire quand il nrsquoy a pas dedanger est chose vulgaire Mais bien faire quand le danger est lagrave crsquoestle devoir mecircme de lrsquohomme vertueux raquo Ces propos nous montrenttregraves clairement ce que je voulais prouver la vertu refuse de prendre lafaciliteacute pour compagne et le chemin emprunteacute par les pas que dirigeune bonne inclination naturelle doux et en pente leacutegegravere nrsquoest pas celuide la veacuteritable vertu Celle-ci reacuteclame au contraire un chemin rude etplein drsquoeacutepines elle veut avoir des difficulteacutes exteacuterieures agrave surmonter(comme celles qursquoaffronta Meacutetellus) par lesquelles le destin se plaitagrave entraver sa course ou des difficulteacutes inteacuterieures comme celles quelui fournissent les passions deacutesordonneacutees et les imperfections dues agravenotre condition

4 Je suis arriveacute facilement jusqursquoici Mais parvenu au bout demon exposeacute voilagrave ce qui me vient agrave lrsquoesprit lrsquoacircme de Socrate la plusparfaite qursquoil mrsquoa eacuteteacute donneacute de connaicirctre serait donc agrave ce compte-lagraveune acircme de peu de meacuterite Car je ne puis concevoir chez lui aucunmouvement de vicieuse concupiscence Je ne puis imaginer aucunecontrainte ni aucune difficulteacute qui soit venue entraver le cours de savertu1 Je sais que la raison eacutetait chez lui si puissante et si maicirctressede tout qursquoelle nrsquoeucirct jamais permis de naicirctre au moindre deacutesir vicieuxA une vertu aussi eacuteleveacutee que la sienne je ne trouve rien agrave opposer je crois la voir srsquoavancer drsquoun pas victorieux et triomphant en grandepompe et tregraves agrave lrsquoaise cependant sans obstacle et sans entrave

5 Si la vertu ne peut briller qursquoen combattant des deacutesirs contrairesagrave elle dirons-nous pour autant qursquoelle ne peut se passer de lrsquoaide duvice et qursquoelle lui doive la consideacuteration et les honneurs dont on lrsquoen-toure Qursquoen serait-il alors de la belle et bonne volupteacute eacutepicuriennequi se targue de nourrir la vertu en elle-mecircme et de la faire folacirctrer sielle devait lui donner pour jouets la pauvreteacute la mort les souffrancesSi je pose comme preacutealable que la vertu parfaite se reconnaicirct agrave ceqursquoelle combat et supporte patiemment la douleur qursquoelle reacutesiste aux

1Montaigne ne vient-il pourtant pas de dire quelques lignes plus haut que Socratelaquo se mettait agrave lrsquoeacutepreuve en supportant la meacutechanceteacute de sa femme raquo

122 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

attaques de la goutte sans se laisser pour autant troubler si je lui fixecomme but obligeacute lrsquoacircpreteacute et la difficulteacute que deviendra donc la vertuparvenue agrave ce point ougrave non seulement elle meacuteprise la douleur maissrsquoen reacutejouit et trouve une agreacuteable excitation dans les terribles accegravesde coliques neacutephreacutetiques Qursquoen sera-t-il alors de cette vertu que leseacutepicuriens ont institueacutee et dont plusieurs drsquoentre eux nous ont laisseacutepar leurs actes des preuves inattaquables

6 Crsquoest le cas de bien drsquoautres encore qui il me semble ontdeacutepasseacute dans la reacutealiteacute les regravegles elles-mecircmes fixeacutees par leur doctrineAinsi de Caton drsquoUtique quand je le vois mourir et se deacutechirer lesentrailles1 je ne puis me contenter de croire simplement que son acircmeeacutetait alors totalement exempte de trouble et drsquoeffroi Je ne puis croireqursquoil se comportait seulement de la faccedilon dont les regravegles de lrsquoeacutecolestoiumlque lrsquoexigeaient demeurer calme sans eacutemotion impassible Il yavait me semble-t-il dans la vertu de cet homme trop de jovialiteacute et deverdeur pour srsquoen tenir agrave cela Je crois plutocirct qursquoil tira du plaisir et dela volupteacute drsquoune action si remarquable et qursquoil srsquoy complut davantageqursquoen aucune autre de sa vie laquo Il quitta la vie heureux drsquoavoir trouveacuteCiceacuteron [20] I

30 une bonne raison de se donner la mort raquo7 Jrsquoen suis tellement persuadeacute que je doute mecircme qursquoil eucirct ac-

cepteacute que lrsquooccasion drsquoune si belle action lui fucirct ocircteacutee Et si la qualiteacutede sa nature qui lui faisait srsquooccuper des inteacuterecircts publics plus que dessiens ne mrsquoen empecircchait jrsquoadopterais volontiers le point de vue selonlequel il savait greacute au hasard drsquoavoir mis sa vertu agrave si rude eacutepreuve etdrsquoavoir aideacute ce brigand2 agrave fouler aux pieds lrsquoantique liberteacute de sa pa-trie Il me semble lire en ce comportement je ne sais quelle joyeuseteacutede lrsquoacircme une bouffeacutee de plaisir extraordinaire et de volupteacute virile enconsideacuterant la noblesse et lrsquoeacuteleacutevation de son attitude

Plus fiegravere parce qursquoelle srsquoeacutetait reacutesolue agrave mourir Horace [36] I37

[une acircme] qui nrsquoest pas stimuleacutee par quelque espeacuterance de gloirecomme les jugements vulgaires et peu solides de certains hommes onttenteacute de le faire croire cette attitude est trop basse pour un cœur sinoble si fier et si ferme une acircme stimuleacutee par la beauteacute de la chose

1Assieacutegeacute dans Utique par Ceacutesar Caton se transperccedila de son eacutepeacutee2Ceacutesar

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 123

en elle-mecircme il la voyait bien plus clairement et dans toute sa per-fection lui qui en pressait les ressorts que nous ne pouvons le faire

8 La philosophie mrsquoa combleacute drsquoaise en consideacuterant qursquoune sibelle action ne pouvait pas trouver drsquoautre vie que celle de Caton pourlrsquoaccueillir deacutecemment et qursquoil ne pouvait appartenir qursquoagrave la siennede finir ainsi Crsquoest pour cela qursquoil conseilla judicieusement agrave son filset aux seacutenateurs qui lrsquoaccompagnaient de reacutegler autrement leur proprecas laquo Caton que la nature avait doteacute drsquoun eacutetonnant seacuterieux et qui Ciceacuteron [18]

I31lrsquoavait encore renforceacute par une fermeteacute constante demeureacute solide surses principes devait mourir plutocirct que de supporter la vue drsquoun ty-ran raquo

9 Toute mort doit ecirctre conforme agrave ce que fut la vie qursquoelle clocirctNous ne devenons pas quelqursquoun drsquoautre au moment de mourir jrsquoex-plique toujours la mort par la vie qursquoon a eue Et si on mrsquoen preacutesenteune qui semble forte mais rattacheacutee agrave une vie qui fut faible je consi-degravere qursquoelle est plutocirct produite par quelque cause faible en rapportavec ce que fut cette vie

10 Lrsquoaisance de cette mort et cette faciliteacute qursquoil avait acquisepar la force de son acircme dirons-nous donc qursquoelles doivent atteacutenuerquelque peu lrsquoeacuteclat de sa vertu Et qui donc parmi ceux qui ont danslrsquoesprit quelque teinture de la vraie philosophie pourrait se conten-ter drsquoimaginer Socrate simplement exempt de crainte et de souffrancedans le malheur que fut pour lui son emprisonnement ses fers et sacondamnation Qui ne reconnaicirctrait en lui non seulement de la fer-meteacute et de la constance (crsquoeacutetait lagrave son attitude ordinaire) mais encoreje ne sais quel contentement suppleacutementaire une alleacutegresse enjoueacuteelors de ses derniers propos et ses derniers instants Et ce tressaille-ment de plaisir qursquoil ressent en se grattant la jambe quand on lui eutocircteacute ses fers nrsquoindique-t-il pas le mecircme genre de douceur et de joieen son acircme deacutebarrasseacutee des fers que constituaient les difficulteacutes an-ciennes et precircte maintenant agrave affronter la connaissance des choses agravevenir Que Caton me le pardonne pour moi sa mort est plus tragiqueplus tendue mais celle de Socrate est encore je ne sais comment plusbelle Aristippe deacuteclara agrave ceux qui deacuteploraient cette mort laquo Que lesdieux mrsquoen envoient une comme celle-lagrave raquo

11 On voit dans les acircmes de ces deux personnages et de leursimitateurs (car de semblables je doute fortement qursquoil y en ait jamaiseu) une si parfaite habitude de la vertu qursquoelle a fini par passer dans

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leur tempeacuterament Il ne srsquoagit plus drsquoune vertu peacutenible ni des ordresdonneacutes par la raison et pour lrsquoaccomplissement desquels leur acircme doitse raidir crsquoest devenu lrsquoessence mecircme de leur acircme crsquoest son attitudenaturelle et ordinaire Ils lrsquoont rendue ainsi par une longue pratiquedes preacuteceptes de la philosophie qui ont rencontreacute en eux une belle etriche nature Les mauvaises passions qui naissent en nous ne trouventpas de chemin par ougrave elles pourraient srsquoinsinuer en eux La force etlrsquoinflexibiliteacute de leur acircme eacutetouffent et eacuteteignent les concupiscences degravesqursquoelles commencent agrave se mettre en mouvement

12 On ne peut douter il me semble qursquoil soit plus admirablepar une haute et noble reacutesolution drsquoempecirccher la naissance des ten-tations et de srsquoecirctre preacutepareacute agrave la vertu de faccedilon que les germes desvices eux-mecircmes soient deacuteracineacutes plutocirct que drsquoempecirccher par la forceleur progregraves et srsquoarmer et se raidir pour les arrecircter en chemin et lesvaincre Mais on ne peut douter non plus que cette seconde attitudene soit plus belle que le fait drsquoecirctre simplement doteacute drsquoune nature fa-cile et deacutebonnaire deacutegoucircteacutee drsquoelle-mecircme de la deacutebauche et du viceCar il me semble que cette troisiegraveme et derniegravere faccedilon drsquoecirctre rendeun homme innocent mais pas vertueux il est incapable de mal fairemais pas suffisamment apte agrave faire le bien Et de plus cette attitude estsi voisine de lrsquoimperfection et de la faiblesse que je ne sais commenten deacutemecircler les confins et comment les distinguer

13 De lagrave vient que les noms eux-mecircmes de laquo bonteacute raquo et drsquolaquo in-nocence raquo ont un sens quelque peu peacutejoratif Je note que plusieursvertus comme la chasteteacute la sobrieacuteteacute et la tempeacuterance peuvent nouseacutechoir par simple deacutefaillance corporelle La fermeteacute face au danger(srsquoil faut lrsquoappeler ainsi) le meacutepris de la mort la constance devant lescoups du sort peuvent se faire jour et se rencontrer chez les hommessimplement par le fait de ne pas juger comme il faudrait ce qui leurarrive et de ne pas prendre ces accidents pour ce qursquoils sont vraimentLe deacutefaut de compreacutehension et la becirctise ressemblent ainsi parfois agravedes comportements vertueux Et il est souvent arriveacute comme jrsquoai pule constater qursquoon a loueacute des hommes pour des actes qui auraient ducircleur valoir drsquoecirctre blacircmeacutes

14 Un seigneur italien tenait un jour en ma preacutesence des pro-pos qui nrsquoeacutetaient pas agrave lrsquoavantage de son pays il disait que la subtiliteacutedes Italiens et la vivaciteacute de leur penseacutee eacutetaient si grandes qursquoils preacute-voyaient tregraves longtemps agrave lrsquoavance les accidents et les dangers qui pou-vaient leur arriver et qursquoil ne fallait donc pas srsquoeacutetonner si on les voyait

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 125

souvent en temps de guerre veiller agrave leur seacutecuriteacute avant que drsquoavoirreconnu srsquoil y avait un peacuteril que les Espagnols et nous-mecircmes quinrsquoeacutetions pas aussi fins allions plus loin parce qursquoil nous fallait voirde nos propres yeux et toucher du doigt le danger avant drsquoen avoirpeur et qursquoalors par contre nous nrsquoavions plus de reacutesistance mais queles Allemands et les Suisses plus grossiers et plus lourds que nousnrsquoavaient mecircme pas lrsquoideacutee de se ressaisir alors mecircme qursquoils eacutetaientaccableacutes de coups Il ne disait probablement cela que pour rire maisil est bien vrai qursquoaux affaires de la guerre les deacutebutants se livrentsouvent aux dangers avec une leacutegegravereteacute dont ils ne sauraient plus fairepreuve apregraves avoir eacuteteacute eacutechaudeacutes

Sans ignorer ce que peuvent dans les combats une gloire Virgile [112]XI v 154Toute neuve ndash et le si doux espoir de briller dans la lutte

Voilagrave pourquoi avant de juger lrsquoaction de quelqursquoun il faut enconsideacuterer les circonstances et celui qui en est lrsquoauteur tout entier

15 Et pour parler un peu de moi-mecircme mes amis ont parfoisappeleacute chez moi laquo sagesse raquo ce qui ne relevait que du hasard et prispour du courage et de la patience ce qui eacutetait plutocirct agrave mettre sur lecompte de la penseacutee et de lrsquoopinion Ils mrsquoont aussi attribueacute un titrepour un autre et tantocirct agrave mon avantage tantocirct agrave mon deacutetriment Audemeurant il srsquoen faut de beaucoup que je sois parvenu agrave ce premieret parfait niveau drsquoexcellence ougrave la vertu devient une habitude et jenrsquoai mecircme pas vraiment fait mes preuves dans le second Je nrsquoai pasfait de gros efforts pour brider les deacutesirs qui mrsquoont harceleacute ma vertuou plutocirct mon innocence est accidentelle et fortuite Si jrsquoeacutetais neacute avecun tempeacuterament moins bien reacutegleacute je crains bien que ma vie nrsquoen eucirctpris un tour assez pitoyable car je nrsquoeusse guegravere trouveacute en moi-mecircmede fermeteacute suffisante pour contenir des passions un peu violentes Je nesais pas entretenir des querelles ni mecircme des deacutebats avec moi-mecircmeJe ne puis donc me rendre gracircce de ce que je me trouve exempt decertains vices

Si jrsquoai peu de deacutefauts et peu graves Horace [33] Ivi 65Une nature bonne dans lrsquoensemble

Comme un beau corps malgreacute quelques taches leacutegegraveres

16 Crsquoest plus au hasard qursquoagrave la raison que je dois cela Elle mrsquoafait naicirctre drsquoune famille de bonne reacuteputation et drsquoun tregraves bon pegravere Je

126 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

ne sais srsquoil a fait passer en moi une partie de son tempeacuterament oubien si les exemples de la maison et la bonne eacuteducation reccedilue dansmon enfance y ont insensiblement aideacute mais peut-ecirctre aussi suis-jesimplement neacute ainsi

Que la Balance ou le Scorpion mrsquoaient vu naicirctreHorace [36] IIxvii 17-20 ndash redoutable regard ndash ou que la tyrannie du Capricorne

Ait pu reacutegner alors sur les flots drsquoHespeacuterie

17 Toujours est-il que jrsquoai de moi-mecircme en horreur la plupartdes vices La reacuteponse drsquoAntisthegravene agrave celui qui lui demandait ce quieacutetait le plus important agrave apprendre laquo deacutesapprendre le mal raquo semblemettre lrsquoaccent lagrave-dessus1 Je les ai en horreur dis-je de faccedilon si na-turelle et si personnelle que cette sorte drsquoinstinct que jrsquoai suceacute avec lelait de ma nourrice je lrsquoai conserveacute sans que nulle occasion ait jamaispu me le faire abandonner Il en est de mecircme en ce qui concerne mesjugements personnels parce qursquoils se sont parfois eacutecarteacutes de la voiecommune ils me conduiraient plus facilement agrave des actions que cetteinclination naturelle me fait haiumlr

18 Ce que je vais dire est monstrueux mais je vais pourtant ledire je trouve dans ma conduite plus de retenue et de regravegle que dansma penseacutee et mes deacutesirs moins deacutereacutegleacutes que ma raison

19 Aristippe professa des opinions si hardies en faveur de lavolupteacute et des richesses qursquoil mit en eacutemoi contre lui tous les philo-sophes Mais pour ce qui est de sa conduite Le tyran Denys lui ayantpreacutesenteacute trois belles filles pour qursquoil fasse son choix il reacutepondit qursquoilles prenait toutes les trois car on sait ce agrave quoi le choix de Pacircris avaitconduit2 Mais quand il les eut ameneacutees chez lui il les renvoya sansles avoir toucheacutees Son valet se trouvant en chemin trop lourdementchargeacute de lrsquoargent qursquoil portait il lui ordonna de jeter ce qui le gecircnait

20 Eacutepicure dont les principes sont irreacuteligieux et tourneacutes versle plaisir3 se comporta de faccedilon tregraves deacutevote et tregraves laborieuse durantsa vie Il eacutecrivit un jour agrave un de ses amis qursquoil ne vivait que de pain

1Cette phrase qui a eacuteteacute ajouteacutee sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo nrsquoest pas tregravesclaire il faut probablement comprendre laquo semble insister sur le fait qursquoil faut deacutetesterle vice raquo

2La guerre de Troie on le sait fut soi-disant provoqueacutee par ce choix3Le mot de Montaigne ici est laquo deacutelicats raquo A Lanly [58] reprend le mot proposeacute

par P Villey ([55] II p 428) laquo effeacutemineacutes raquo Mais dans ce contexte (les principesphilosophiques) le mot me semble mal venu

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 127

bis et drsquoeau et il le priait de lui envoyer un peu de fromage pour lecas ougrave il voudrait faire un repas plus somptueux1 Est-il donc vrai quepour ecirctre vraiment bon il soit neacutecessaire de lrsquoecirctre par une dispositioninneacutee cacheacutee et universelle qui nrsquoa besoin ni de lois ni de la raisonni drsquoexemples

21 Les deacutebordements dans lesquels je me suis trouveacute entraicircneacutene sont pas Dieu merci des pires Je les ai bien condamneacutes chez moicomme ils le meacuteritent car mon jugement ne srsquoest pas trouveacute conta-mineacute par eux Au contraire je les condamne plus rigoureusement chezmoi que chez un autre2 Mais crsquoest tout car au demeurant je leur op-pose trop peu de reacutesistance et je me laisse trop facilement glisser verslrsquoautre cocircteacute de la balance sauf pour les modeacuterer et empecirccher qursquoils semeacutelangent agrave drsquoautres vices car ils srsquoentretiennent les uns les autreset srsquoenchaicircnent les uns aux autres si on nrsquoy prend garde Les miensje les ai mis agrave part et confineacutes de faccedilon qursquoils soient isoleacutes et les plussimples que jrsquoai pu

Je ne cheacuteris pas exageacutereacutement mon vice Juveacutenal [41]VIII v 164

22 Les Stoiumlciens disent que le sage quand il agit utilise toutesles vertus ensemble mecircme srsquoil en est une qui soit plus apparente queles autres (et agrave ce propos on pourrait faire lrsquoanalogie avec le corps hu-main car la colegravere ne peut srsquoexercer par exemple que si toutes nos pul-sions y participent mecircme si crsquoest la colegravere qui domine) Mais quandils veulent en tirer cette conclusion que celui qui commet une fauteagit ainsi agrave cause de tous ses vices agrave la fois je ne les crois pas aussifacilement Ou bien je ne les comprends pas car crsquoest le contraire queje ressens Ce sont lagrave des subtiliteacutes extrecircmes sans valeur concregraveteauxquelles la philosophie srsquoattache parfois

23 Je me laisse aller agrave quelques vices mais jrsquoen fuis drsquoautresautant qursquoun saint pourrait le faire

24 Les Peacuteripateacuteticiens contestent eux aussi cette conception quifait des vices un tout indissoluble et Aristote considegravere qursquoun hommesage et juste peut ecirctre intempeacuterant et incontinent

1Diogegravene Laeumlrce [44] Eacutepicure X p 1245 laquo Envoie-moi un pot de fromage afin queje puisse quand je le voudrai faire grande chegravere raquo

2Lrsquoeacutedition de 1595 est la seule agrave mettre ici laquo Je les accuse raquo Sur lrsquolaquo exemplaire deBordeaux raquo le texte eacutetait laquo ains au rebours il juge plus exactement amp plus rigoureuse-ment raquo corrigeacute en laquo Au rebours il les accuse plus rigoureusement raquo

128 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

25 Socrate avouait agrave ceux qui discernaient dans sa physionomiequelque inclination au vice que crsquoeacutetait bien lagrave sa propension naturellemais qursquoil lrsquoavait corrigeacutee par les regravegles qursquoil srsquoeacutetait imposeacutees Et lesfamiliers du philosophe Stilpon disaient qursquoeacutetant neacute tregraves porteacute sur levin et les femmes il eacutetait devenu gracircce agrave ses efforts abstinent de lrsquounet de lrsquoautre

26 Ce que jrsquoai de bon en moi je le tiens agrave lrsquoinverse du hasardde ma naissance je ne le dois ni agrave une loi ni agrave un preacutecepte ou agraveun quelconque apprentissage Lrsquoinnocence qui est la mienne est uneinnocence native Elle a peu de force et est sans artifice Parmi lesvices je hais cruellement la cruauteacute spontaneacutement et par jugementcomme eacutetant le plus extrecircme de tous Mais cela va chez moi jusqursquoagraveune telle faiblesse que je ne vois pas eacutegorger un poulet sans deacuteplaisiret ne supporte pas drsquoentendre geacutemir un liegravevre sous les dents de meschiens ndash bien que la chasse soit pour moi un plaisir violent

27 Ceux qui ont agrave combattre la volupteacute utilisent volontiers commeargument pour montrer qursquoelle est totalement vicieuse et deacuteraison-nable le fait que lorsqursquoelle est agrave son maximum elle srsquoempare totale-ment de nous au point que la raison ne peut plus srsquoy frayer un cheminEt ils en donnent pour exemple ce que nous ressentons quand nousavons commerce avec les femmes

Quand le corps deacutejagrave pressent le plaisir et que VeacutenusLucregravece [46]IV 1106-7 Est sur le point drsquoensemencer le champ feacuteminin

Car il leur semble en effet que le plaisir nous transporte si loin horsde nous que notre raison saisie et paralyseacutee par la volupteacute est alorsincapable de jouer son rocircle

28 Mais je sais qursquoil peut en aller autrement et qursquoon arriveraparfois si on le veut agrave remettre lrsquoacircme agrave ce moment lagrave sur la voiedrsquoautres penseacutees mais il faut la tendre et la raidir en la maintenantaux aguets Je sais qursquoon peut maicirctriser la force de ce plaisir et je mrsquoyconnais je nrsquoai pas trouveacute en Veacutenus une si impeacuterieuse deacuteesse quecertains et plus chastes que moi le preacutetendent Je ne considegravere pascomme un miracle comme le fait la reine de Navarre dans lrsquoun descontes de son laquo Heptameron raquo (un bon livre dans son genre) ni commequelque chose drsquoextrecircmement difficile de passer des nuits entiegraveresen toute liberteacute et tranquilliteacute avec une maicirctresse depuis longtempsdeacutesireacutee en respectant la promesse qursquoon lui a faite de se contenter de

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 129

baisers et de caresses Je crois que le plaisir qursquoon prend agrave la chasseserait ici un meilleur exemple comme il y a moins de plaisir il y aaussi plus drsquoexaltation et de surprise et cela fait que notre raison nrsquoapas le loisir de se preacuteparer agrave la rencontre Quand apregraves une longuequecircte la becircte vient soudain se preacutesenter agrave nous dans un endroit oupeut-ecirctre nous lrsquoattendions le moins La surprise et lrsquoardeur des crisque lrsquoon pousse alors nous frappent au point qursquoil serait certainementmalaiseacute agrave ceux qui aiment cette sorte de chasse de tourner ailleursleurs penseacutees Et les poegravetes ne donnent-ils pas agrave Diane la victoire surles flammes et les flegraveches de Cupidon

Qui nrsquooublierait au milieu de tels plaisirs Horace [35] II27Les cruels soucis de lrsquoamour

29 Mais pour en revenir agrave mon propos1 jrsquoeacuteprouve une grandecompassion pour les malheurs drsquoautrui et je pleurerais facilement parcontagion si en quelque occasion que ce soit je pouvais pleurer Ilnrsquoest rien qui appelle mes larmes autant que les larmes et pas seule-ment les vraies mais nrsquoimporte lesquelles qursquoelles soient feintes oupeintes Je ne plains guegravere les morts je les envierais plutocirct mais jeplains tregraves fort les mourants Les sauvages ne mrsquooffensent pas autantparce qursquoils font rocirctir et mangent les corps des treacutepasseacutes que ceuxqui les font souffrir et les perseacutecutent quand ils sont vivants Et mecircmeles exeacutecutions judiciaires pour justifieacutees qursquoelles soient je ne puis ensoutenir la vue

30 Quelqursquoun2 pour teacutemoigner de la cleacutemence de Ceacutesar deacute-clara laquo Il eacutetait doux en ses vengeances Ayant forceacute agrave se rendre lespirates qui lrsquoavaient auparavant fait prisonnier et mis agrave ranccedilon commeil les avait menaceacutes de les faire mettre en croix il les y condamna mais ce fut apregraves les avoir fait eacutetrangler raquo Quant agrave Philomon son se-creacutetaire qui avait chercheacute agrave lrsquoempoisonner il le fit simplement mourirsans chercher agrave le punir plus durement Et ne parlons pas de cet auteurlatin qui ose alleacuteguer pour teacutemoignage de cleacutemence le fait de ne tuerque ceux par qui on a eacuteteacute offenseacute il est aiseacute de deviner qursquoil a eacuteteacute

1Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on peut voir que se trouvait ici la phrase laquo Crsquoesticy un fagotage de pieces descousues je me suis detourneacute de ma voye pour dire ce motde la chasse Mais raquo Le mot laquo Mais raquo a eacuteteacute barreacute drsquoun trait de plume et la phrase nefigure pas dans lrsquoeacutedition de 1595

2Crsquoest Sueacutetone [91] Ceacutesar LXXIV Crsquoest encore de lui qursquoil srsquoagit dans la phrasesuivante

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frappeacute par les vils et horribles exemples de cruauteacute dont les tyransromains instituegraverent lrsquousage

31 En ce qui me concerne tout ce qui dans la justice elle-mecircme est au-delagrave de la mort me semble de la pure cruauteacute Et no-tamment pour nous qui devrions avoir le souci de remettre agrave Dieu lesacircmes telles qursquoelles sont normalement ce qui est impossible apregraves lesavoir agiteacutees et deacutesespeacutereacutees par des tortures insupportables

32 Il y a quelque temps un soldat prisonnier aperccedilut depuis latour ougrave il eacutetait enfermeacute que la foule se rassemblait sur la place et quedes charpentiers y dressaient leurs ouvrages il crut que crsquoeacutetait pourlui et ayant pris la reacutesolution de se tuer ne trouva rien pour mettreson projet agrave exeacutecution qursquoun vieux clou de charrette que le hasardmit entre ses mains Il srsquoen donna donc deux grands coups agrave la gorgemais voyant que crsquoeacutetait en vain il srsquoen donna alors un troisiegraveme dansle ventre ougrave il laissa le clou enfonceacute Le premier de ses gardes quipeacuteneacutetra dans sa cellule le trouva dans cet eacutetat vivant encore mais agraveterre et tout affaibli par ses coups Pour profiter du temps qui lui restaitavant qursquoil deacutefaillicirct on lui prononccedila sa sentence et lrsquoayant entenduecomme il nrsquoeacutetait condamneacute qursquoagrave avoir la tecircte trancheacutee il sembla re-prendre un peu de forces il accepta le vin qursquoil avait drsquoabord refuseacuteet remercia ses juges de la douceur inespeacutereacutee de leur condamnationdisant qursquoil avait choisi de se donner la mort par crainte drsquoune mortplus dure et insupportable voyant les apprecircts qui se faisaient sur laplace il avait cru qursquoon allait le faire souffrir par quelque horrible sup-plice Et il parut deacutelivreacute de la mort parce que celle-ci nrsquoeacutetait plus lamecircme

33 Si lrsquoon veut que ces exemples de seacuteveacuteriteacute servent agrave main-tenir le peuple dans ses devoirs je conseillerais plutocirct qursquoils soientappliqueacutes aux cadavres des criminels Car les voir priveacutes de seacutepultureles voir bouillir et mettre en piegraveces cela ferait presque autant drsquoeffetsur le peuple que les souffrances qursquoon inflige aux vivants ndash bien quecela soit peu de chose ou rien du tout en fait comme Dieu le dit laquo Ilstuent les corps et apregraves il ne leur reste plus rien agrave faire raquo Et les poegravetesLuc XII 4soulignent agrave lrsquoenvi lrsquohorreur de ces actes pires que la mort

Un roi demi brucircleacute les os mis agrave nuEnnius inCiceacuteron [20] Ixvi

Deacutegouttant de sang noir traicircneacute agrave terre

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 131

34 Je me suis trouveacute un jour agrave Rome au moment ougrave on allaitexeacutecuter Catena un voleur notoire1 On lrsquoeacutetrangla sans que cela sou-legraveve aucune eacutemotion dans lrsquoassistance mais quand vint le moment dele deacutemembrer le bourreau ne donnait pas un coup sans que la foule nereacuteagisse avec des cris plaintifs et des exclamations comme si chacuneucirct precircteacute sa propre sensibiliteacute agrave cette charogne

35 Il faut exercer ces excegraves inhumains sur lrsquoenveloppe inerteet non sur la chair vivante Ainsi Artaxerxegraves dans un cas agrave peu pregravessemblable amollit la rigueur des anciennes lois de Perse il ordonnaque les Seigneurs qui avaient failli agrave leur charge au lieu drsquoecirctre fouet-teacutes comme crsquoeacutetait lrsquohabitude fussent deacutepouilleacutes de leurs vecirctements etque ceux-ci soient fouetteacutes agrave leur place et au lieu de leur arracher lescheveux comme autrefois il ordonna qursquoon leur enlegraveve seulement leurchapeau

36 Les Eacutegyptiens si deacutevots pourtant estimaient qursquoils satis-faisaient tout agrave fait la justice divine en lui sacrifiant des simulacresde porcs peints en effigie voilagrave une invention hardie que celle quiconsiste agrave vouloir payer Dieu substance si essentielle en peinture etfaux-semblant

37 Je vis agrave une eacutepoque ougrave abondent les exemples effarants de cevice agrave cause des deacutesordres entraicircneacutes par nos guerres civiles Et lrsquoon nevoit rien de pire dans lrsquohistoire ancienne que ce agrave quoi nous assistonstous les jours Mais cela ne mrsquoy a nullement habitueacute Je ne pouvais pascroire avant de lrsquoavoir vu moi-mecircme qursquoil puisse y avoir des espritsassez monstrueux pour ecirctre capables de commettre des meurtres rienque pour le plaisir deacutecouper agrave la hache les membres de quelqursquounsrsquoexciter agrave inventer des tortures inusiteacutees et des morts nouvelles etsans que tout cela soit causeacute ni par lrsquoinimitieacute ni lrsquoappacirct du profitmais agrave cette seule fin que de jouir du plaisant spectacle des gesteset mouvements pitoyables des geacutemissements et des cris lamentablesdrsquoun homme mourant dans des souffrances terribles Voilagrave certes lepoint ultime que la cruauteacute puisse atteindre laquo Qursquoun homme tue un Seacutenegraveque [96]

XChomme sans colegravere sans crainte seulement pour le voir expirer raquo1Cette exeacutecution srsquoest deacuterouleacutee le 14 janvier 1581 Elle est raconteacutee par Montaigne

dans son laquo Journal de Voyage raquo ([56] p 1210) Catena avait commis 54 meurtres paraicirct-il et 10 000 personnes assistegraverent agrave son exeacutecution laquo Il fit une mort commune sansmouvemans et sans parole estoit home noir de trante ans ou environ Apregraves qursquoil futestrangleacute on le detrancha en quatre cartiers Ils ne font guiere mourir les homes quedrsquoune mort simple et exercent leur rudesse apregraves la mort [] le peuple qui nrsquoavoit passanti de le voir estrangler agrave chaque coup qursquoon donnoit pour le hacher srsquoeacutecrioit drsquounevoix piteuse raquo

132 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

38 En ce qui me concerne je nrsquoai jamais pu voir sans deacuteplaisirpoursuivre et tuer une becircte innocente sans deacutefense et qui ne nous arien fait Et comme il arrive assez couramment que le cerf se sentanthors drsquohaleine et agrave bout de forces nrsquoa plus rien drsquoautre agrave faire que dese retourner et de se rendre agrave nous qui le poursuivons implorant notrepitieacute

Et par ses plaintes sanglantVirgile [112]VII 501 comme une acircme en peine

cela mrsquoa toujours sembleacute un spectacle tregraves deacuteplaisant139 Je ne prends guegravere de becircte vivante agrave qui je ne redonne la cleacute

des champs Pythagore en achetait aux pecirccheurs et aux oiseleurs pouren faire autant

Je crois que crsquoest du sang des becirctes sauvagesOvide [62] XV106 Que le fer a eacuteteacute maculeacute tout drsquoabord

Un naturel sanguinaire agrave lrsquoeacutegard des becirctes teacutemoigne drsquoune propen-sion naturelle agrave la cruauteacute

40 Quand on se fut habitueacute agrave Rome aux spectacles de mises agravemort drsquoanimaux on en vint aux hommes et aux gladiateurs La Natureje le crains a donneacute agrave lrsquoHomme un penchant agrave lrsquoinhumaniteacute Personnene prend plaisir agrave voir des becirctes jouer et se caresser ndash et tout le mondeen prend agrave les voir srsquoentre-deacutechirer et se deacutemembrer

41 Qursquoon ne se moque pas de la sympathie que jrsquoai pour elles la theacuteologie elle-mecircme nous ordonne drsquoavoir de la mansueacutetude agrave leureacutegard Elle considegravere que crsquoest un mecircme maicirctre qui nous a logeacutes dansce palais pour ecirctre agrave son service et donc que les becirctes sont commenous de sa famille elle a donc raison de nous enjoindre drsquoavoir en-vers elles du respect et de lrsquoaffection Pythagore emprunta lrsquoideacutee dela meacutetempsychose aux Eacutegyptiens mais elle a eacuteteacute adopteacutee depuis parplusieurs peuples et le fut par nos druides

Les acircmes ne meurent pas apregraves avoir quitteacute leur seacutejourOvide [62] XV106 Elles vont vivre dans nouvelles demeures ougrave elles srsquoinstallent

42 La religion des anciens Gaulois consideacuterait que les acircmeseacutetant eacuteternelles ne cessaient de bouger et de changer de place drsquoun

1Au sect 28 pourtant Montaigne semblait faire lrsquoeacuteloge de lrsquoexcitation qui saisit le chas-seur

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 133

corps agrave un autre et associait agrave cette fantaisie une certaine ideacutee de la Jus-tice divine ils pensaient que selon le comportement de lrsquoacircme quandelle avait habiteacute Alexandre par exemple Dieu lui assignait ensuite unautre corps agrave habiter plus ou moins peacutenible et ayant un rapport agrave sacondition

Il enferme les acircmes dans le corps silencieux des animaux Claudien [22]ii 482Celles des cruels dans des ours des voleurs dans des loups

Des fourbes dans des renards et apregraves les avoir promeneacuteesPar mille figures durant de longues anneacuteesLes purifie enfin dans le fleuve de lrsquooubliEt leur rend forme humaine

43 Si lrsquoacircme avait eacuteteacute vaillante ils la logeaient dans le corps drsquounlion voluptueuse dans celui drsquoun porc lacircche dans celui drsquoun cerfou drsquoun liegravevre malicieuse dans celui drsquoun renard et ainsi de suitejusqursquoagrave ce que purifieacutee par ce chacirctiment elle reprenne lrsquoapparence ducorps drsquoun autre homme

Moi-mecircme il mrsquoen souvient durant la guerre de Troie Pythagore inOvide [62] xv160-161

Je fus Euphorbe fils de Pantheacutee

44 Quant agrave ce cousinage entre nous et les becirctes je nrsquoen faispas grand cas Ni du fait que plusieurs peuples et notamment les plusanciens et les plus nobles ont non seulement admis des becirctes en leursocieacuteteacute et leur compagnie mais leur ont aussi donneacute un rang bien pluseacuteleveacute qursquoagrave eux-mecircmes Crsquoest qursquoils les consideacuteraient tantocirct comme fa-miliegraveres et favorites des dieux et avaient donc envers elles un respectet une deacutevotion plus grande qursquoenvers des hommes et tantocirct mecircme nereconnaissaient pas drsquoautres dieu ni diviniteacute qursquoelles laquo becirctes divini- Ciceacuteron [17] I

36seacutees par les barbares qui en tirent profit raquo

Les uns adorent le crocodile drsquoautres sont terroriseacutes Juveacutenal [41]XV 2-6Par lrsquoibis engraisseacute de serpents ici brille la statue drsquoor

Drsquoun singe agrave grande queue et des villes entiegraveres veacutenegraverentTantocirct un poisson tantocirct un chien

45 Lrsquointerpreacutetation tregraves judicieuse que donne Plutarque de cetteerreur est encore agrave leur honneur il dit que ce nrsquoeacutetait pas le chatou le bœuf que les Eacutegyptiens adoraient mais qursquoils adoraient en ces

134 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

animaux-lagrave des repreacutesentations des faculteacutes divines dans le bœuf lrsquoen-durance et lrsquoutiliteacute dans le chat la vivaciteacute ou ndash comme chez nosvoisins les Bourguignons et dans toute lrsquoAllemagne ndash lrsquoincapaciteacute desupporter lrsquoenfermement ce qui repreacutesentait pour eux la liberteacute qursquoilsaimaient et adoraient plus que toute autre faculteacute divine et ainsi pourles autres Mais quand je rencontre parmi les opinions les plus mo-deacutereacutees des raisonnements qui tendent agrave prouver combien nous res-semblons eacutetroitement aux animaux combien ils participent de ce quenous consideacuterons comme nos plus grands privilegraveges et avec quellevraisemblance on peut les comparer agrave nous certes jrsquoen rabats beau-coup de notre preacutesomption et me deacutemets volontiers de cette royauteacuteimaginaire qursquoon nous attribue sur les autres creacuteatures

46 Si on peut discuter de tout cela il nrsquoen reste pas moins quenous devons un certain respect et un devoir geacuteneacuteral drsquohumaniteacute nonseulement envers les animaux qui sont vivants et ont une sensibiliteacutemais envers les arbres et mecircme les plantes Nous devons la justiceaux hommes et la bienveillance et la douceur aux autres creacuteaturesqui peuvent les ressentir Il y une sorte de relation entre nous et desobligations mutuelles Je ne crains pas drsquoavouer la tendresse due agravema nature si pueacuterile qui fait que je ne peux guegravere refuser la fecircte quemon chien me fait ou qursquoil me reacuteclame mecircme quand ce nrsquoest pas lemoment

47 Les Turcs ont des aumocircnes et des hocircpitaux pour les becirctesLes Romains avaient un service public chargeacute de la nourriture desoies gracircce agrave la vigilance desquelles leur Capitole avait eacuteteacute sauveacute1 LesAtheacuteniens ordonnegraverent que les mules et les mulets qui avaient servipour lrsquoeacutedification du temple appeleacute laquo Hecatompedon raquo fussent libreset qursquoon les laissacirct paicirctre partout sans restriction

48 Les gens drsquoAgrigente avaient lrsquohabitude drsquoenterrer seacuterieu-sement les becirctes qursquoils avaient aimeacutees comme par exemple les che-vaux ayant fait preuve drsquoun rare meacuterite les chiens et les oiseaux utilesou mecircme ceux qui avaient servi agrave distraire leurs enfants Et la magni-ficence dont ils faisaient preuve ordinairement en toutes choses sevoyait particuliegraverement agrave la somptuositeacute et au nombre des tombeauxeacuteleveacutes pour ces animaux-lagrave ils sont demeureacutes bien visibles des siegraveclesplus tard Les Eacutegyptiens enterraient les loups les ours les crocodiles

1Les oies du Capitole avaient eacuteveilleacute les deacutefenseurs par leurs cris empecircchant la villedrsquoecirctre envahie par surprise

Chapitre 11 ndash Sur la cruauteacute 135

les chiens et les chats dans des lieux sacreacutes ils embaumaient leurscorps et portaient le deuil lors de leur treacutepas

49 Cimon fit eacutelever une seacutepulture honorable pour les jumentsavec lesquelles il avait gagneacute par trois fois le prix dans la course desJeux Olympiques Xantippe lrsquoancien fit enterrer son chien sur un capsur la cocircte qui a depuis gardeacute ce nom Et Plutarque avait scrupuleraconte-t-il de vendre et envoyer agrave la boucherie pour un faible profitun bœuf qui lrsquoavait longtemps servi

Chapitre 12

Apologie de RaymondSebond

1 Crsquoest en veacuteriteacute un domaine tregraves grand et tregraves utile que la connais-sance2 et ceux qui la meacuteprisent montrent bien par lagrave quelle est leursottise Mais je ne lui accorde pourtant pas une valeur aussi extrecircmeque certains le font comme Heacuterillos le philosophe qui placcedilait en ellele souverain bien et consideacuterait que crsquoeacutetait agrave elle que revenait le soinde nous rendre heureux et sages Je ne crois pas cela non plus quece que drsquoautres ont dit comme par exemple que la connaissance estmegravere de toute vertu et que tout vice est produit par lrsquoignorance Ou sicrsquoest vrai cela meacuterite une longue discussion

2 Notre maison a depuis longtemps eacuteteacute ouverte aux gens de sa-voir et elle est bien connue drsquoeux Mon pegravere qui lrsquoa dirigeacutee pendantcinquante ans et plus plein de cette ardeur nouvelle avec laquelle le roiFranccedilois premier srsquoadonna aux lettres et les mit agrave lrsquohonneur recherchasoigneusement et agrave grands frais la compagnie des gens savants il lesreccedilut chez lui comme des saints ou des personnes ayant reccedilu quelqueinspiration de sagesse divine recueillant leurs sentences et leurs reacute-flexions comme des oracles et avec drsquoautant plus de reacuteveacuterence et derespect religieux qursquoil avait moins de quoi en juger car il nrsquoavait au-

2Certes Montaigne utilise ici le mot laquo science raquo mais il ne saurait srsquoagir de ceque nous rangeons aujourdrsquohui sous ce mot Et jrsquoestime que le terme plus large delaquo connaissance raquo convient mieux car il nrsquoimplique pas forceacutement lrsquoideacutee drsquoune construc-tion globale et coheacuterente bacirctie sur des protocoles explicites

138 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

cune connaissance des lettres non plus que ses parents et ancecirctresQuant agrave moi si je les appreacutecie je ne leur voue pas cette adoration

3 Il y avait entre autres Pierre Bunel tregraves reacuteputeacute pour son sa-voir agrave lrsquoeacutepoque qui srsquoeacutetait arrecircteacute agrave Montaigne ougrave il avait eacuteteacute accueillipar mon pegravere pendant quelques jours avec drsquoautres personnes de songenre et qui lui avait laisseacute en partant un livre intituleacute laquo Theacuteolo-gie naturelle ou le livre des creacuteatures de Maicirctre Raymond Sebond raquoEt comme les langues espagnole et italienne eacutetaient familiegraveres agrave monpegravere et que ce livre est eacutecrit dans une sorte drsquoespagnol farci de ter-minaisons latines Bunel espeacuterait que sans avoir besoin de beaucoupdrsquoaide mon pegravere pourrait en faire son profit il le lui recommandacomme un livre tregraves utile dans les circonstances drsquoalors crsquoest qursquoeneffet les nouveauteacutes de Luther commenccedilaient agrave se reacutepandre et agrave eacutebran-ler en bien des endroits notre foi traditionnelle Et en cela il se montraitbien aviseacute son raisonnement lrsquoamenant agrave penser que ce commence-ment de maladie allait facilement deacutegeacuteneacuterer en un exeacutecrable atheacuteisme

4 En effet les gens du peuple nrsquoont pas la capaciteacute de jugerles choses par elles-mecircmes et se laissent entraicircner par le hasard et lesapparences Aussi degraves qursquoon leur donne la hardiesse de meacutepriser etcritiquer les opinions qursquoils avaient consideacutereacutees jusque-lagrave avec la plusgrande deacutefeacuterence comme celles ougrave il est question de leur salut degraves quelrsquoon met en doute et en question1 certains articles de leur foi les voilagravequi se mettent agrave consideacuterer avec la mecircme suspicion tous les autres carils nrsquoavaient pas pour eux drsquoautre autoriteacute ni de fondement que ce quelrsquoon vient justement drsquoeacutebranler Les voilagrave donc qui secouent commeun joug tyrannique tout ce qui leur venait de lrsquoautoriteacute des lois ou durespect de la tradition

Car on pieacutetine avec passion ce qursquoon redoutait tant autrefoisLucregravece [46] V1140

et ils commencent alors agrave ne plus rien admettre qursquoils nrsquoaient aupara-vant examineacute et explicitement accepteacute

5 Or il se trouve que quelques jours avant sa mort mon pegravereayant par hasard retrouveacute ce livre sous un tas drsquoautres papiers aban-

1Montaigne eacutecrit laquo en doubte et agrave la balance raquo Les commentateurs nrsquoont pas man-queacute de relever le fait que en 1576 il avait fait graver pour lui-mecircme une meacutedaille surlaquelle justement les plateaux drsquoune balance en eacutequilibre symbolisaient son impossi-biliteacute drsquoalors agrave adopter une opinion plutocirct qursquoune autre Mais ce scepticisme a connude fortes variations

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 139

donneacutes me demanda de le lui traduire en franccedilais Il est facile de tra-duire des auteurs comme celui-lagrave ougrave il nrsquoy a guegravere que le contenu agraverendre Mais quand il srsquoagit de ceux qui ont attacheacute beaucoup drsquoimpor-tance agrave la qualiteacute et agrave lrsquoeacuteleacutegance de leur langage les faire passer dansun idiome plus faible preacutesente bien plus de dangers Crsquoeacutetait lagrave une oc-cupation nouvelle et singuliegravere pour moi Mais comme par chance jeme trouvais ecirctre disponible agrave ce moment-lagrave et que je ne pouvais rienrefuser agrave ce que me demandait le meilleur pegravere qursquoon eut jamais jemrsquoacquittai de cette tacircche comme je pus Il en tira un plaisir extrecircmeet ordonna qursquoon fasse imprimer cela ce qui fut fait apregraves sa mort1

6 Je trouvais belles les ideacutees de cet auteur lrsquoorganisation de sonouvrage bien faite et son dessein plein de pieacuteteacute Du fait que beaucoupde gens prennent plaisir agrave le lire et notamment les dames agrave qui nousdevons assistance je me suis souvent trouveacute agrave mecircme de les secourir endisculpant ce livre des deux principaux reproches qursquoon lui fait Sonobjectif est hardi et courageux car il entreprend avec des argumentshumains et naturels drsquoeacutetablir et de deacutemontrer contre les atheacutees tousles articles de la religion chreacutetienne Et je dois dire qursquoil le fait defaccedilon si ferme et avec tant de bonheur que je ne pense pas qursquoil soitpossible de faire mieux en ce domaine ni mecircme que quiconque lrsquoaitjamais eacutegaleacute Cet ouvrage me semblait trop riche et trop beau pour unauteur dont le nom eacutetait si peu connu et dont la seule chose que noussavons est qursquoil eacutetait espagnol et meacutedecin agrave Toulouse il y a environdeux cents ans Je mrsquoenquis donc un jour aupregraves drsquoAdrien Turnegravebequi savait tout pour connaicirctre ce qursquoil en eacutetait au juste de ce livre Ilme reacutepondit qursquoagrave son avis il srsquoagissait drsquoune sorte de quintessence tireacuteede saint Thomas drsquoAquin car seul un esprit comme le sien plein drsquouneimmense eacuterudition et drsquoune admirable subtiliteacute eacutetait capable drsquoavoirde telles ideacutees De toute faccedilon quel qursquoen soit lrsquoauteur et lrsquoinventeur(et ce ne serait pas juste drsquoenlever ce titre agrave Sebond sans autres motifs)il srsquoagissait lagrave drsquoun homme de tregraves grand talent ayant de nombreusesqualiteacutes

7 La premiegravere critique que lrsquoon fait agrave son ouvrage crsquoest que la Premiegraverecritiquereligion des chreacutetiens ne repose que sur la foi et une inspiration par-

ticuliegravere de la gracircce divine et qursquoils se font du tort agrave vouloir lrsquoeacutetayerpar des arguments drsquoordre humain Et comme cette objection semble

1Les eacuteditions preacuteceacutedentes comportaient ici la phrase laquo avec la neacutegligence qursquoonpeut y voir drsquoapregraves le tregraves grand nombre de fautes que lrsquoimprimeur y laissa ayant euseul la responsabiliteacute de ce travail raquo

140 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

relever drsquoun zegravele pieux il nous la faut accueillir avec drsquoautant plusde douceur et de respect envers ceux qui la mettent en avant Ce rocircleconviendrait mieux agrave un homme verseacute dans la theacuteologie qursquoagrave moi quinrsquoy connais rien Mais voilagrave pourtant ce que jrsquoen pense cette veacuteriteacutesur laquelle la bonteacute de Dieu a bien voulu nous eacuteclairer est une chosesi divine et si eacuteleveacutee et deacutepasse tellement lrsquointelligence humaine qursquoilfaut bien qursquoil nous precircte encore son secours par une faveur extraordi-naire et privileacutegieacutee pour que nous puissions la concevoir et lrsquoaccueilliren nous et je ne crois pas que les moyens purement humains en soientcapables drsquoaucune faccedilon

8 Srsquoils lrsquoeacutetaient nombre de ces esprits singuliers et excellentset si bien doteacutes de qualiteacutes naturelles que lrsquoon a connus dans les siegraveclespasseacutes nrsquoeussent pas manqueacute par leurs reacuteflexions de parvenir agrave cetteconnaissance La foi seule peut nous permettre drsquoembrasser vraimentet fortement les profonds mystegraveres de notre religion Mais cela ne veutpas dire que ce ne soit pas une tregraves belle et tregraves louable entreprise quecelle qui consiste agrave utiliser pour le service de notre foi les faculteacutes natu-relles et humaines que Dieu nous a donneacutees Il ne fait drsquoailleurs pas dedoute que crsquoest lrsquousage le plus honorable que nous puissions en faireet qursquoil nrsquoest pas drsquooccupation ni de dessein plus digne drsquoun chreacute-tien que de chercher par toutes ses eacutetudes et ses reacuteflexions agrave embellireacutetendre et amplifier la veacuteriteacute de sa croyance Nous ne nous conten-tons pas de servir Dieu avec notre esprit et notre acircme nous lui devonsencore et lui rendons une veacuteneacuteration corporelle nous employonsnos membres eux-mecircmes nos mouvements et ce qui nous entoure1agrave lrsquohonorer Il faut faire la mecircme chose avec la raison et utiliser cellequi est en nous pour accompagner notre foi mais toujours avec cettereacuteserve il ne faut pas penser qursquoelle deacutepende de nous ni que nosefforts et nos arguments puissent jamais atteindre une connaissanceaussi surnaturelle et divine

9 Si elle nrsquoentre pas en nous par une impreacutegnation extraordi-naire si elle y entre non seulement par des raisonnements mais aussipar des moyens simplement humains elle ne peut y ecirctre dans toutesa digniteacute et toute sa splendeur Et pourtant je crains fort que nous nepuissions en jouir que par cette voie-lagrave Si nous tenions agrave Dieu par lrsquoin-termeacutediaire drsquoune foi vive si nous tenions agrave Dieu par lui et non par

1Je comprends ainsi les laquo choses externes raquo dont parle Montaigne ici

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 141

nous si nous avions une base1 et un fondement divins les vicissitudeshumaines nrsquoauraient pas le pouvoir de nous eacutebranler comme elles lefont notre fort ne serait pas precirct agrave se rendre devant une aussi faiblecanonnade Lrsquoamour de la nouveauteacute la contrainte due aux princesles succegraves drsquoun parti un changement teacutemeacuteraire et fortuit dans nos opi-nions rien de cela nrsquoaurait la force de secouer et alteacuterer notre croyanceNous ne la laisserions pas troubler par le premier argument venu ni lapersuasion fucirct-elle le fruit de toute la rheacutetorique qursquoil y eut jamais nous soutiendrions ces flots avec une fermeteacute inflexible et impassible

Comme un rocher eacutenorme refoule les flots qui le heurtentEt par sa masse disperse les ondesRugissant autour de lui2

10 Si le rayon de la diviniteacute nous touchait un peu cela se verraitpartout non seulement nos paroles mais nos actes eux-mecircmes enporteraient la lueur et lrsquoeacuteclat3 Tout ce qui viendrait de nous seraitillumineacute par cette noble clarteacute Nous devrions avoir honte de voir quedans les sectes humaines il nrsquoy eut jamais un seul adepte qui quelquedifficile et eacutetrange que fucirct sa doctrine nrsquoy ait conformeacute sa conduite etsa vie alors que dans une institution aussi divine et ceacuteleste que la leurles chreacutetiens ne sont marqueacutes que par des paroles

11 Voulez-vous voir cela Comparez nos mœurs agrave celles drsquounmusulman ou drsquoun paiumlen elles demeurent toujours infeacuterieures alorsque au regard de la supeacuterioriteacute de notre religion nous devrions brillerpar lrsquoexcellence agrave une distance extrecircme et incomparable Et lrsquoon de-vrait donc dire laquo Sont-ils si justes si charitables si bons Alors ilssont chreacutetiens raquo Les apparences exteacuterieures sont communes agrave toutesles religions espeacuterance confiance eacuteveacutenements ceacutereacutemonies peacuteni-tence martyres La marque particuliegravere de notre veacuteriteacute devrait ecirctrenotre vertu en mecircme temps qursquoelle est la marque la plus ceacuteleste et

1A Lanly [58] se contente de traduire par laquo un pied raquo Mais des exemples tels que laquo Si noz facultez intellectuelles amp sensibles sont sans fondement amp sans pied raquo oulaquo cette consideration qui nous a faict forger amp donner pied si volontiers agrave cette loy raquoou encore laquo lrsquohumaine raison a persuadeacute qursquoelle nrsquoavoit ny pied ny fondement quel-conque raquo montrent bien agrave mon avis que laquo pied raquo est agrave prendre ici non pas litteacuteralement(car alors que dire de laquo fondement raquo) mais dans le sens de laquo base raquo

2Anonyme imitant Virgile (Eacuteneacuteide VII 587) agrave la louange de Ronsard3Comme toujours chez Montaigne deux termes quasi eacutequivalents pour qualifier

quelque chose Nous eacuteviterions certainement aujourdrsquohui ce que nous ressentonscomme une redondance

142 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

la plus difficile et la plus noble deacutemonstration de la veacuteriteacute Il eut bienraison notre bon saint Louis quand ce roi tartare qui srsquoeacutetait fait chreacute-tien voulut venir agrave Lyon baiser les pieds du Pape et voir de ses yeuxla sainteteacute qursquoil pensait trouver en nos mœurs il eut bien raison delrsquoen dissuader instamment de peur que la vue de notre faccedilon de vivredissolue ne le deacutetournacirct au contraire drsquoune si sainte croyance Maisil est vrai que par la suite il en fut tout autrement pour cet autre quieacutetant alleacute agrave Rome pour les mecircmes raisons et y voyant la vie dissoluedes preacutelats et du peuple de ce temps-lagrave srsquoaffermit au contraire drsquoau-tant plus dans notre religion consideacuterant quelle devait ecirctre sa force etsa sainteteacute pour maintenir sa digniteacute et sa splendeur au milieu de tantde corruption et dans des mains aussi vicieuses

12 Si nous avions une seule goutte de foi nous deacuteplacerions lesmontagnes dit la sainte Bible1 Nos actions si elles eacutetaient guideacutees etaccompagneacutees par la diviniteacute ne seraient pas simplement humaineselles auraient quelque chose de miraculeux comme notre croyanceelle-mecircme laquo Croire est un moyen rapide de former sa vie agrave la vertu etQuintilien [84]

XII 2 au bonheur raquoLes uns font croire agrave tout le monde qursquoils croient ce qursquoils ne

croient pas Les autres plus nombreux se le font croire agrave eux-mecircmesincapables qursquoils sont de savoir vraiment ce que crsquoest que croire

13 Nous trouvons eacutetrange que dans les guerres qui accablent ence moment notre pays nous voyons les eacuteveacutenements fluctuer et eacutevoluerdrsquoune maniegravere commune et ordinaire crsquoest que nous nrsquoy apportonsrien que du nocirctre La justice qui est en lrsquoun des deux partis nrsquoy estque comme un ornement et une couverture elle y est bien alleacutegueacuteemais nrsquoy est ni reccedilue ni logeacutee ni eacutepouseacutee elle y est comme en labouche de lrsquoavocat et non dans le cœur et les sentiments du plaideurDieu doit son secours extraordinaire agrave la foi et agrave la religion et non agravenos passions Les hommes y sont les meneurs de jeu et se servent dela religion alors que ce devrait ecirctre tout le contraire

14 Le sentez-vous Crsquoest de nos propres mains que nous diri-geons la religion tirant comme drsquoune cire tant de formes diffeacuterentesagrave partir drsquoune regravegle si droite et si ferme Quand cela srsquoest-il mieuxvu qursquoen France en ce moment Ceux qui lrsquoont prise par la gauche

1Bible de L Segond Matth XVII 20 laquo Je vous le dis en veacuteriteacute si vous aviez de lafoi comme un grain de seacuteneveacute vous diriez agrave cette montagne lsquoTransporte-toi drsquoici lagraversquoet elle se transporterait rien ne vous serait impossible raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 143

ceux qui lrsquoont prise par la droite ceux qui la voient en noir ceuxqui la voient en blanc ndash tous lrsquoutilisent de la mecircme faccedilon pour leursentreprises ambitieuses et brutales et srsquoy conduisent tellement de lamecircme faccedilon en matiegravere drsquoexactions et drsquoinjustices qursquoils font assureacute-ment douter de la diversiteacute des opinions qursquoils preacutetendent avoir surcette chose dont deacutependent la conduite et les regravegles de notre vie Est-ilpossible de voir sortir de la mecircme eacutecole et du mecircme enseignement desmœurs plus semblables des conduites plus identiques

15 Voyez avec quelle horrible impudence nous jouons avec lesraisons divines et comment nous les avons rejeteacutees et reprises sans au-cun scrupule religieux selon que le destin nous a fait changer de cocircteacutedans les orages qui ont tout bouleverseacute1 Prenez cette question si im-portante est-il permis au sujet de se rebeller et de srsquoarmer contre sonprince pour deacutefendre la religion Souvenez-vous qui reacutepondait agrave celapar lrsquoaffirmative lrsquoan passeacute et de quel parti cette affirmation consti-tuait le credo Souvenez-vous alors de quel autre parti lrsquoaffirmationcontraire constituait aussi le credo Et maintenant entendez-vous dequel cocircteacute proviennent les voix qui proclament lrsquoune et lrsquoautre Et siles armes font moins de bruit pour cette cause-ci que pour celle-lagrave Et nous mettons sur le bucirccher les gens qui disent que la veacuteriteacute doit sesoumettre agrave la neacutecessiteacute Mais la France ne fait-elle pas bien pis queseulement le dire

16 Acceptons de reconnaicirctre la veacuteriteacute celui qui trierait mecircmedans lrsquoarmeacutee reacuteguliegravere ceux qui y marchent par le seul zegravele de la foireligieuse et ceux qui ne se soucient que de la protection des lois deleur pays ou du service de leur prince celui-lagrave ne trouverait mecircme pasde quoi constituer une compagnie drsquohommes drsquoarmes complegravete Drsquoougravevient qursquoil srsquoen trouve si peu qui aient conserveacute la mecircme volonteacute etla mecircme deacutemarche dans nos troubles civils et que nous les voyonsau contraire aller tantocirct au pas tantocirct agrave bride abattue Drsquoougrave vientque nous voyons les mecircmes hommes tantocirct nuire agrave nos affaires parleur violence et leur intransigeance tantocirct par leur indiffeacuterence leurmollesse leur inertie Nrsquoest-ce pas parce qursquoils y sont pousseacutes pardes consideacuterations personnelles et occasionnelles et qursquoils agissent enfonction de leur diversiteacute

1Le texte dit laquo orages publics raquo Le mot laquo public raquo a pour le lecteur drsquoaujourdrsquohuiun sens trop preacutecis Je propose donc une peacuteriphrase pour rendre lrsquoideacutee qui est mesemble-t-il celle de bouleversements de la socieacuteteacute

144 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

17 Il me semble eacutevident que nous nrsquoaccordons volontiers agrave ladeacutevotion que ce qui flatte nos passions Il nrsquoest pas drsquohostiliteacute aussiextrecircme que celle des chreacutetiens Notre zegravele fait merveille quand il vadans le mecircme sens que notre penchant naturel pour la haine la cruauteacutelrsquoambition la cupiditeacute la deacutenonciation la reacutebellion Mais agrave lrsquoinversedu cocircteacute de la bonteacute de la bienveillance de la modeacuteration si par miraclequelque tempeacuterament exceptionnel ne lrsquoy pousse il ne srsquoy rend ni agravepied ni en courant Notre religion a pour but drsquoextirper les vices etelle les dissimule les nourrit les excite

18 Il ne faut pas rouler Dieu dans la farine1 ndash comme on ditSi nous croyions en lui je ne dis mecircme pas par veacuteritable foi maispar croyance ordinaire et si mecircme (je le dis agrave notre grande confusion)nous le croyions et connaissions sous un autre jour comme lrsquoun de noscompagnons nous lrsquoaimerions par-dessus toute chose pour lrsquoinfiniebonteacute et lrsquoinfinie beauteacute qui brillent en lui Et du moins marcherait-ilalors dans notre affection au mecircme pas que nos richesses nos plaisirsnotre gloire et nos amis

19 Mecircme le meilleur drsquoentre nous ne craint pas de lrsquooutra-ger alors qursquoil craint drsquooutrager son voisin son parent son maicirctreAvec drsquoun cocircteacute lrsquoobjet de lrsquoun de nos vicieux plaisirs et de lrsquoautre laconnaissance et la conviction drsquoune gloire immortelle est-il quelqursquoundrsquointelligence assez simplette pour vouloir mettre lrsquoun et lrsquoautre en ba-lance Et pourtant nous renonccedilons bien souvent agrave la seconde par purdeacutedain car qursquoest-ce qui peut bien nous pousser agrave blaspheacutemer sinonle goucirct lui-mecircme pour lrsquooffense

20 Comme on lrsquoinitiait aux mystegraveres orphiques et que le precirctrelui disait que ceux qui se vouaient agrave cette religion connaicirctraient apregravesleur mort un bonheur eacuteternel et parfait le philosophe Antisthegravene luidit laquo Si tu le crois pourquoi ne meurs-tu pas toi-mecircme raquo

21 Selon sa maniegravere brusque et plus loin de notre propos Dio-gegravene deacuteclara au precirctre qui cherchait aussi agrave le convaincre de rejoindreson ordre pour acceacuteder aux biens de lrsquoautre monde laquo Tu ne voudraistout de mecircme pas me faire croire qursquoAgeacutesilas et Eacutepaminondas quiont eacuteteacute de si grands hommes seront miseacuterables alors que toi qui nrsquoes

1Lrsquoexpression employeacutee par Montaigne laquo faire barbe (ou gerbe) de paille raquo signifiait donner de la paille pour du grain se moquer laquo Rouler dans la farine raquo qui srsquoemploieencore aujourdrsquohui couramment mrsquoa sembleacute conserver la mecircme ideacutee et convenir mieuxdans le contexte que celle de laquo faire prendre des vessies pour des lanternes raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 145

qursquoun veau et ne fais rien qui vaille tu seras bienheureux parce que tues precirctre1 raquo

22 Si nous recevions ces grandes promesses de la beacuteatitude eacuteter-nelle en leur accordant la mecircme autoriteacute qursquoagrave un raisonnement philo-sophique nous nrsquoeacuteprouverions pas envers la mort une horreur aussigrande que celle que nous eacuteprouvons

Loin de se plaindre de sa dissolution le mourant se reacutejouirait Lucregravece [46]III 612De partir et laisser sa deacutepouille comme le serpent sa peau

Et le cerf devenu trop vieux ses cornes trop longues

23 Je veux ecirctre dissous dirions-nous et ecirctre avec Jeacutesus-ChristLa force du discours de Platon sur lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ne poussa-t-elle pas certains de ses disciples agrave la mort pour jouir plus promptementdes espeacuterances qursquoil leur donnait

24 Tout cela est le signe eacutevident que nous ne faisons de cettereligion la nocirctre qursquoagrave notre faccedilon et par nos propres moyens et queles autres ne sont pas reccedilues diffeacuteremment Nous nous sommes trou-veacutes dans un pays ougrave elle eacutetait en usage nous tenons compte de sonantiquiteacute ou du prestige de ceux qui lrsquoont soutenue nous craignonsles menaces qursquoelle profegravere agrave lrsquoencontre des meacutecreacuteants et nous cou-rons apregraves ce qursquoelle nous promet Ces consideacuterations-lagrave doivent ser-vir notre croyance mais ne sont que subsidiaires car elles sont drsquoordrehumain En un autre pays drsquoautres exemples de semblables promesseset menaces pourraient tout aussi bien nous amener agrave une croyancecontraire Nous sommes chreacutetiens de la mecircme faccedilon que nous sommesPeacuterigourdins ou Allemands

25 Platon dit qursquoil est peu drsquohommes suffisamment fermes dansleur atheacuteisme2 pour qursquoun danger pressant ne les ramegravene pas agrave recon-naicirctre la puissance divine Mais cela ne concerne pas un vrai chreacutetien

1Selon Diogegravene Laeumlrce ([44] Diogegravene p 717) Diogegravene aurait lanceacute une reacutepliquede ce genre laquo agrave des Atheacuteniens qui lui demandaient de se faire initier aux mystegraveres raquo et ilaurait dit laquo Laissez-moi rire Ageacutesilas et Eacutepaminondas croupiraient dans le bourbiertandis que nrsquoimporte quel pauvre type agrave condition drsquoecirctre initieacute seacutejournerait dans lesicircles des Bienheureux raquo

2Les eacutediteurs (Villey [55] p ex) font ici reacutefeacuterence au texte de Platon [71] X Maiscrsquoest plutocirct I 5 semble-t-il ougrave lrsquoon peut lire laquo quand quelqursquoun se trouve pregraves de ceqursquoil croit devoir ecirctre la fin peacutenegravetrent en lui la peur et le souci de choses dont auparavantil ne srsquoinquieacutetait pas raquo Et il faut noter que ni le mot laquo atheacutee raquo ni laquo atheacuteisme raquo ne figurentdans le texte de Platon

146 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

crsquoest lrsquoaffaire des religions mortelles et humaines que drsquoecirctre reccedilues pardes voies humaines Et quelle peut bien ecirctre la foi que la lacirccheteacute et lafaiblesse instillent et eacutetablissent en nous Plaisante foi qui ne croitce qursquoelle croit que faute drsquoavoir le courage de ne pas le croire Uneeacutemotion mauvaise comme le manque de fermeteacute ou la peur peut-elleproduire en notre acircme quelque chose de raisonnable

26 Ces hommes-lagrave eacutetablissent dit-il1 par la raison et le juge-ment que ce que lrsquoon raconte sur les enfers et les souffrances futuresest imaginaire mais quand lrsquooccasion srsquooffre drsquoen faire lrsquoexpeacuteriencequand la vieillesse et les maladies les rapprochent de la mort alors laterreur qursquoils en eacuteprouvent les remplit drsquoune croyance nouvelle tantest grande lrsquohorreur de ce qui les attend Et parce que de telles ideacuteesrendent les cœurs craintifs il deacutefend dans ses Lois toute mention desemblables menaces tout ce qui pourrait faire naicirctre lrsquoideacutee que lesDieux puissent causer agrave lrsquohomme un mal quelconque agrave moins quece ne soit comme dans le cas drsquoun meacutedicament pour son bien Ondit que Bion avait eacuteteacute contamineacute par lrsquoatheacuteisme de Theacuteodore et qursquoilsrsquoeacutetait longtemps moqueacute des hommes religieux mais quand la mortle surprit il se laissa aller aux plus stupides superstitions comme siles Dieux pouvaient disparaicirctre et apparaicirctre en fonction de lrsquoeacutetat deBion

27 Platon et ces exemples megravenent agrave la conclusion que noussommes rameneacutes agrave la croyance en Dieu par le raisonnement ou par lacontrainte Lrsquoatheacuteisme est une proposition en quelque sorte deacutenatureacuteeet monstrueuse malaiseacutee agrave faire admettre agrave lrsquoesprit humain si insolentet deacutereacutegleacute qursquoil puisse ecirctre Mais on a vu nombre drsquohommes par vaniteacuteet par fierteacute de concevoir des opinions originales et preacutetendant reacutefor-mer le monde adopter cette posture ils ne sont ni assez fous ni assezforts pour avoir veacuteritablement en conscience adopteacute cette opinion et sivous leur donnez un bon coup drsquoeacutepeacutee dans la poitrine vous les verrezjoindre les mains vers le ciel Et quand la crainte ou la maladie aurontfait retomber cette ferveur provocatrice et quelque peu instable ils ne

1Platon [73] I laquo Car les histoires que lrsquoon raconte au sujet de ce qui se passe chezHadegraves agrave savoir que celui qui en ce monde a commis lrsquoinjustice doit dans lrsquoautre enrendre justice ces histoires dont il se riait jusqursquoalors voici maintenant qursquoelles boule-versent son acircme raquo Comme indiqueacute agrave la note preacuteceacutedente rappelons que les mots laquo atheacutee raquoou laquo atheacuteisme raquo ne figurent pas explicitement dans le texte de Platon ndash bien entenduToutefois dans le texte de Montaigne ce laquo ils raquo renvoie bien agrave ceux dont il a eacuteteacute questionau paragraphe 25

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 147

manqueront pas de se reprendre et de se laisser discregravetement conduirepar les croyances et les exemples ordinaires Un dogme veacuteritablementassimileacute est une chose ces positions superficielles en sont une autre neacutees de la divagation drsquoun esprit deacutetraqueacute elles flottent inconsideacutereacute-ment et sans certitude dans lrsquoimagination Hommes bien malheureuxet eacutecerveleacutes qui srsquoefforcent drsquoecirctre encore pires qursquoils ne le peuvent

28 Lrsquoerreur du paganisme et lrsquoignorance de notre sainte veacuteriteacuteont conduit lrsquoacircme de Platon certes grande mais de grandeur humaineseulement agrave adopter cette fausse ideacutee que ce sont les enfants et lesvieillards qui sont les mieux disposeacutes envers la religion comme si ellenaissait et tirait sa force de notre deacutebiliteacute

29 Le nœud qui devrait lier notre jugement et notre volonteacute quidevrait eacutetreindre notre acircme et lrsquounir agrave notre Creacuteateur ce devrait ecirctreun nœud tirant sa force et ses entrelacs non pas de nos consideacuterationsde nos raisonnements et de nos eacutemotions mais drsquoune eacutetreinte divineet surnaturelle nrsquoayant qursquoune forme qursquoun visage qursquoun aspect lrsquoautoriteacute de Dieu et sa gracircce Or notre cœur et notre acircme eacutetant reacutegiset commandeacutes par la foi il est leacutegitime que celle-ci utilise au servicede son dessein toutes nos autres faculteacutes selon leurs capaciteacutes Aussine peut-on croire qursquoil nrsquoy ait dans toute cette machinerie du mondequelques marques et empreintes de la main de ce grand architecteet qursquoil nrsquoy ait pas parmi toutes les choses qursquoil y a dans le mondequelque image qui rappelle un peu lrsquoouvrier qui les a formeacutees et bacirctiesIl a laisseacute paraicirctre en ces ouvrages sublimes le caractegravere de sa diviniteacuteet si nous ne pouvons le deacutecouvrir cela ne tient qursquoagrave notre faiblesseCrsquoest ce qursquoil nous dit lui-mecircme ses œuvres invisibles il nous lesmanifeste par des œuvres visibles

30 Sebond srsquoest atteleacute agrave cette noble tacircche qui consiste agrave nousmontrer comment il nrsquoest rien dans le monde qui vienne deacutementir sonauteur Ce serait faire tort agrave la bonteacute divine si lrsquounivers ne correspon-dait pas agrave ce que nous croyons Le ciel la terre les eacuteleacutements notrecorps et notre acircme toutes choses y conspirent il suffit de trouverle moyen de les utiliser et elles nous instruisent si nous sommes ca-pables de comprendre Car ce monde est un temple sacreacute dans lequellrsquohomme a eacuteteacute introduit pour y contempler des statues qui nrsquoont paseacuteteacute faites de main humaine mais que la divine penseacutee a rendues sen-sibles le soleil les eacutetoiles les eaux la terre pour nous donner une re-preacutesentation de ce qui nrsquoest pas intelligible Les choses invisibles dues

148 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

agrave Dieu dit saint Paul se manifestent par la creacuteation du monde si nousconsideacuterons sa sagesse eacuteternelle et sa diviniteacute agrave travers ses œuvres

Dieu ne refuse pas agrave la terre la vue du ciel Manilius [49]IV 907 Crsquoest son propre visage et son corps qursquoil nous reacutevegravele

En le faisant rouler sans cesse au-dessus de nos tecirctesIl se donne agrave nous il srsquoimprime en nousPour que nous puissions bien le connaicirctreContempler sa marche et obeacuteir agrave ses lois1

31 Nos explications et nos raisonnements humains sont unesorte de matiegravere brute et steacuterile crsquoest la gracircce de Dieu qui leur donneforme crsquoest elle qui la faccedilonne et en fait la valeur De mecircme que lesactions vertueuses de Socrate et de Caton drsquoUtique demeurent vaineset inutiles pour nrsquoavoir pas eu leur veacuteritable finaliteacute pour avoir ignoreacutedrsquoaimer et drsquoobeacuteir au vrai creacuteateur de toutes choses pour avoir ignoreacuteDieu ndash ainsi en est-il de nos ideacutees et de nos raisonnements ils ont bienun corps mais crsquoest une masse informe sans contours sans eacuteclat sila foi et la gracircce de Dieu nrsquoy sont pas associeacutees Et la foi qui vientteindre et illustrer les arguments de Sebond les rend fermes et solides ils peuvent nous servir agrave nous diriger ils sont un premier guide agrave un no-vice pour le mettre sur le chemin de la connaissance ils le faccedilonnenten quelque sorte et permettent agrave la gracircce de Dieu de parachever etparfaire ensuite notre croyance

32 Je connais un personnage important fort cultiveacute qui mrsquoaconfesseacute avoir eacutechappeacute aux erreurs de la meacutecreacuteance gracircce aux argu-ments de Sebond Et mecircme si on leur ocirctait ce vernis si on leur enle-vait le secours et la confirmation de la foi et qursquoon les tienne pour depures inventions humaines ils se montreraient encore dans le combatcontre ceux qui sont tombeacutes dans les eacutepouvantables et horribles teacute-negravebres de lrsquoirreacuteligion aussi solides et fermes que tous ceux du mecircmegenre qursquoon pourrait leur opposer Aussi pouvons-nous dire agrave nos ad-versaires

Si vous avez de meilleurs arguments produisez-les Horace [34] I5

1Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo le passage qui suit a eacuteteacute entiegraverement barreacute drsquountrait de plume nouvel indice des preacutecautions que Montaigne avait peut-ecirctre jugeacute bonde prendre cette fois envers son imprimeur Je traduis laquo Si mon imprimeur aimeces preacutefaces ampouleacutees et manieacutereacutees sans lesquelles selon la mode drsquoaujourdrsquohui ilnrsquoest pas de bon livre srsquoil nrsquoen est pas bardeacute il ferait mieux drsquoutiliser des vers commeceux-lagrave qui sont de meilleure et plus ancienne race que ceux qursquoil est alleacute y accrocher raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 149

Sinon soumettez-vous

Qursquoils subissent la force de nos preuves ou qursquoils nous en montrentdrsquoautres et sur quelque autre sujet de mieux tisseacutees et eacutetoffeacutees

33 Mais je me suis sans mecircme y penser deacutejagrave engageacute agrave demidans la seconde objection agrave laquelle je mrsquoeacutetais proposeacute de reacutepondrepour Sebond certains disent que ses arguments sont faibles et in-capables de deacutemontrer ce qursquoil veut et ils se font forts de les faireaiseacutement srsquoeffondrer Il faut srsquoattaquer agrave ces adversaires-lagrave un peu plusrudement car ils sont plus dangereux et plus perfides que les premiers

34 On interpregravete volontiers ce que disent les autres en fonctionde nos opinions a priori1 et pour un atheacutee tous les eacutecrits ont quelquechose agrave voir avec lrsquoatheacuteisme car il infecte la matiegravere innocente de sonpropre venin Ces gens-lagrave ont donc une opinion toute faite qui leur faittrouver fades les arguments de Sebond Au demeurant il semble qursquoonleur donne beau jeu et toute liberteacute de combattre notre religion par desarmes purement humaines alors qursquoils nrsquooseraient pas lrsquoattaquer danssa pleine majesteacute drsquoautoriteacute et de souveraineteacute

35 Le moyen que jrsquoutilise pour combattre cette freacuteneacutesie celuiqui me semble le plus propre agrave cela crsquoest de froisser et fouler aux piedslrsquoorgueil et la fierteacute humaine Il faut faire sentir agrave ces gens-lagrave lrsquoinaniteacutela vaniteacute et le neacuteant de lrsquohomme leur arracher des mains les faiblesarmes de la raison leur faire courber la tecircte et mordre la poussiegraveresous le poids de lrsquoautoriteacute et du respect de la majesteacute divine Car crsquoestagrave elle et agrave elle seule qursquoappartiennent la connaissance et la sagesse elle seule peut estimer quelque chose drsquoelle-mecircme et lrsquoestime quenous avons de nous nous la lui deacuterobons laquo Car Dieu ne permet pas Heacuterodote [37]

VII xqursquoun autre que lui srsquoenorgueillisse raquo36 Mettons agrave bas cette preacutesomption premier fondement de la

tyrannie de lrsquoesprit malin laquo Dieu reacutesiste aux orgueilleux et accorde Saint PierreEacutepicirctres I V 5sa gracircce aux humbles raquo

1Dans lrsquoeacutedition de 1588 on trouvait au lieu de la phrase preacuteceacutedente ceci laquo Celui quiest drsquoailleurs imbu drsquoune creacuteance reccediloit bien plus ayseacutement les discours qui lui serventque ne faict celuy qui est abreuveacute drsquoune opinion contraire comme sont ces gens icy raquoDans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo cette phrase a eacuteteacute surchargeacutee par une correctionmanuscrite que ne reprend pas exactement lrsquoeacutedition de 1595 laquo On couche volontiersle sens des escrits drsquoautrui a la faveur des opinions qursquoon a prejugees en soi et unatheiste se flate a ramener tous auteurs agrave lrsquoatheisme infectant de son propre venin lamatiere innocente Ceux cy ont quelque [] raquo Ma traduction suit le texte de 1595 Maisles diffeacuterences ne sont pas neacutegligeables comme de remplacer laquo escrits raquo par laquo dicts raquo

150 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Lrsquointelligence est dans tous les dieux dit Platon1 et point ou peuchez les hommes

37 Crsquoest pourtant un grand encouragement pour nous chreacutetiensque de voir nos faculteacutes mortelles et peacuterissables si parfaitement as-sorties agrave notre foi sainte et divine que lorsqursquoon les utilise agrave proposde choses qui sont par leur nature eacutegalement mortelles et peacuterissablesces faculteacutes ne sont pas mieux adapteacutees agrave ces objets ni avec plus deforce ni plus exactement que ne le serait la foi elle-mecircme Voyonsdonc si lrsquohomme dispose drsquoautres arguments plus forts que ceux deSebond et srsquoil lui est possible de parvenir agrave quelque certitude par desdeacutemonstrations et des raisonnements

38 Saint Augustin plaidant contre les atheacutees2 trouve un motifde leur reprocher leur injustice dans le fait qursquoils considegraverent commefaux les articles de notre foi que la raison ne peut prouver Et pourmontrer que bien des choses peuvent ecirctre et avoir eacuteteacute alors que notreraisonnement ne peut en donner ni la nature ni les causes il meten eacutevidence certaines expeacuteriences connues et indubitables auxquelleslrsquohomme reconnaicirct ne rien comprendre Et il le fait comme toutes lesautres choses par une meacuteticuleuse et attentive recherche Mais on doitfaire mieux encore et montrer aux hommes que pour mettre en eacutevi-dence la faiblesse de leur raison il nrsquoest pas neacutecessaire de chercherdes exemples tregraves rares elle est si impotente et si aveugle qursquoil nrsquoy apas drsquoeacutevidence si claire soit-elle qui soit assez claire pour elle quele facile et le difficile sont pour elle une mecircme chose et que la naturedans son ensemble deacutesavoue sa juridiction et son intervention

39 Que nous dit la Veacuteriteacute quand elle nous conseille de fuir laphilosophie profane quand elle nous inculque si souvent que notresagesse nrsquoest que folie devant Dieu que de toutes les vaniteacutes la plusvaine crsquoest lrsquohomme lui-mecircme que lrsquohomme qui preacutesume de son sa-voir ne sait pas encore ce que crsquoest que savoir et que lrsquohomme quinrsquoest rien srsquoil pense ecirctre quelque chose srsquoillusionne sur lui-mecircme etse trompe Ces maximes du Saint-Esprit3 expriment si clairement et

1Platon [74] 51 laquo Il faut dire qursquoagrave lrsquoopinion tout homme participe qursquoagrave lrsquointellectionau contraire les dieux ont part mais des hommes une petite cateacutegorie seulement raquo

2Montaigne eacutecrit laquo ces gens icy raquo Il srsquoagit de ceux qui sont eacutevoqueacutes plus haut (sect33) laquo certains disent que ses arguments sont faibles et incapables de deacutemontrer ce qursquoilveut raquo et donc des atheacutees

3Ce sont les maximes laquo dicteacutees agrave saint Paul par le Saint-Esprit raquo comme il est eacutecritdans lrsquoEacutepicirctre aux Corinthiens II 8 ndash III 9 ndash VIII2 et lrsquoEacutepicirctre aux Galates VI Cettederniegravere ainsi que celle qui concerne laquo lrsquohomme qui preacutesume de son savoir raquo eacutetaientgraveacutees en latin sur les poutres de la laquo librairie raquo de Montaigne

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 151

si fortement ce que je veux soutenir que je nrsquoaurais pas besoin drsquoautrepreuve contre des gens qui se rendraient agrave son autoriteacute et srsquoy soumet-traient entiegraverement Mais les atheacutees dont je parle ne veulent ecirctre fouet-teacutes que par leurs propres moyens et nrsquoadmettent pas que lrsquoon combatteleurs raisonnements autrement que par la raison elle-mecircme1

40 Consideacuterons donc pour le moment lrsquohomme seul sans aideexteacuterieure armeacute de ses seules armes et deacutepourvu de la gracircce et de laconnaissance divine qui sont pourtant son honneur sa force et le fon-dement de son ecirctre Voyons comment il se comporte en ce bel eacutequi-page Qursquoil me fasse comprendre gracircce aux efforts de sa raison surquelles fondations il a bacircti ces grands avantages qursquoil pense avoir surles autres creacuteatures Qui lrsquoa convaincu que cet admirable mouvementde la voucircte ceacuteleste la lumiegravere eacuteternelle de ces flambeaux roulant si ad-mirablement au-dessus de sa tecircte lrsquoimpressionnante agitation de cettemer infinie aient eacuteteacute eacutetablis et se poursuivent depuis tant de siegraveclespour son profit et son service

41 Est-il possible de rien imaginer drsquoaussi ridicule cette miseacute-rable et cheacutetive creacuteature qui nrsquoest mecircme pas maicirctresse drsquoelle-mecircmequi est exposeacutee agrave toutes les agressions et qui se dit maicirctresse et im-peacuteratrice de lrsquounivers Elle nrsquoa mecircme pas le pouvoir drsquoen connaicirctrela moindre partie tant srsquoen faut qursquoelle puisse le commander Et ceprivilegravege que lrsquoHomme srsquoattribue celui drsquoecirctre le seul dans ce grandeacutedifice qui ait la capaciteacute drsquoen reconnaicirctre la beauteacute et lrsquoagencementle seul qui puisse en rendre gracircce agrave lrsquoarchitecte et tenir le livre despertes et des profits du monde qui donc le lui a attribueacute Qursquoil nousmontre les lettres patentes de cette belle et grande charge Ont-elleseacuteteacute octroyeacutees aux seuls sages Alors elles ne concernent que peu degens Les fous et les meacutechants sont-ils dignes drsquoune faveur aussi ex-traordinaire Et puisqursquoils sont de la pire espegravece comment ont-ils puecirctre preacutefeacutereacutes agrave tous les autres

42 Croirons-nous celui qui dit laquo Pour qui donc dirons-nous Ciceacuteron [17] IIliii 135que le monde a eacuteteacute fait Sans doute pour les ecirctres qui ont lrsquousage de la

raison les dieux et les hommes les plus parfaits de tous les ecirctres raquoNous ne combattrons jamais assez cet accouplage des dieux et deshommes Mais ce pauvret qursquoa-t-il donc en lui qui le rende digne drsquountel avantage Quand on considegravere cette vie incorruptible des corpsceacutelestes leur beauteacute leur grandeur leur mouvement si rigoureusementreacutegleacute

1En clair ils nrsquoadmettent pas que lrsquoon fasse appel pour essayer de les convaincre agravedes preuves laquo exteacuterieures agrave la raison raquo crsquoest-agrave-dire divines Ont-ils tellement tort

152 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Quand nous levons les yeux vers la voucircte ceacutelesteLucregravece [46] V1204-6 Et vers les brillantes eacutetoiles fixeacutees dans ses hauteurs

Quand nous pensons aux reacutevolutions de la lune et du soleil

43 Quand on considegravere la domination et la puissance que pos-segravedent ces corps-lagrave non seulement sur nos vies et notre destineacutee1

Car il fait deacutependre des astres les actions et la vie des hommesManilius [49]III 68

mais mecircme sur nos penchants nos penseacutees nos deacutesirs qursquoils gou-vernent poussent et agitent selon leurs influences comme notre raisonnous lrsquoapprend et nous le montre

Elle voit que ces astres lointainsManilius [49] I60 Gouvernent notre terre de par leurs lois cacheacutees

Que lrsquounivers entier suit un rythme reacutegleacuteEt que nos destins deacutependent de ces signes

44 Quand on voit que ce nrsquoest pas seulement un homme maisaussi un roi les monarchies les empires et tout ce bas monde agrave la foisqui se trouve entraicircneacute par les moindres mouvements ceacutelestes

Si grands sont les effets de ses moindres mouvementsManilius [49] I55 et IV 93 Si puissant cet empire qui commande aux rois eux-mecircmes

et si notre vertu nos vices nos capaciteacutes et notre savoir et mecircme cesspeacuteculations que nous formons sur le cours des astres cette comparai-son que nous en faisons avec nous si tout cela vient comme nous lejugeons raisonnablement sur leur entremise et par leur faveur

Lrsquoun fou drsquoamourManilius [49]IV79 89 118 A traverseacute les mers et fait tomber Troie

De lrsquoautre le destin est de leacutegifeacuterer Des enfants tuent leur pegravere et des parents leur fils Et pour finir des fregraveres qui srsquoentre-tuent Ce nrsquoest pas notre affaire ces attentatsLe fer qui les punit les membres deacutechireacutesCrsquoest le fait du destin ndash et drsquoen parler aussi

1Il est plaisant aujourdrsquohui de voir un plaidoyer pour la laquo vraie religion raquo se fondersur lrsquoastrologie ndash par le moyen drsquoune citation drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 153

si enfin nous tenons de la distribution faite par le ciel cette part deraison que nous posseacutedons comment pourrait-elle nous eacutegaler agrave lui Comment pourrions-nous soumettre son essence et ses qualiteacutes agrave notreconnaissance

45 Tout ce que nous voyons dans ces corps ceacutelestes nous eacutetonne laquo Quels sont les instruments les leviers les machines les ouvriers Ciceacuteron [17] I

8qui eacutedifiegraverent un aussi grand ouvrage raquo Pourquoi les privons-nousdrsquoacircme de vie et de raison Y avons-nous trouveacute quelque stupiditeacuteimmobile et insensible nous qui nrsquoentretenons aucune relation aveceux que celle de lrsquoobeacuteissance Dirons-nous que nous nrsquoavons trouveacuteen aucune autre creacuteature qursquoen lrsquohomme cet usage drsquoun esprit capablede raisonner Eh quoi Avons-nous vu quelque chose de semblableau soleil Cesse-t-il drsquoexister parce que nous nrsquoavons rien vu de sem-blable Et ses mouvements cessent-ils parce qursquoil nrsquoen est pas de pa-reils Si ce que nous ne voyons pas nrsquoest pas notre connaissance srsquoentrouve terriblement reacuteduite laquo Que sont eacutetroites les bornes de notre Ciceacuteron [17] I

31esprit raquo Nrsquoest-ce pas lagrave un recircve ducirc agrave la vaniteacute que de faire de la Luneune Terre ceacuteleste Drsquoy imaginer des montagnes des valleacutees commeAnaxagore1 Drsquoy placer des habitations et des demeures humaines ety installer des colonies pour notre profit comme lrsquoont fait Platon etPlutarque2 Et de faire de notre Terre un astre eacuteclairant et lumineuxlaquo Parmi les infirmiteacutes de la nature humaine il y a cet aveuglement Seacutenegraveque [95]

II ixde lrsquoesprit qui non seulement le force agrave commettre des erreurs maislui fait aimer ses erreurs raquo laquo Le corps corruptible alourdit lrsquoacircme etcette demeure terrestre deacuteprime lrsquointelligence dans ses multiples pen-seacutees3 raquo

46 La preacutesomption est notre maladie naturelle et originelleLa plus malheureuse et la plus fragile de toutes les creacuteatures crsquoestlrsquohomme et4 crsquoest en mecircme temps la plus orgueilleuse Elle se sentet se voit logeacutee ici-bas au milieu de la boue et de lrsquoordure du mondeattacheacutee et cloueacutee agrave la pire la plus morte et la plus croupie reacutegionde lrsquounivers au dernier eacutetage du logis le plus eacuteloigneacute de la voucircte ceacute-

1Diogegravene Laeumlrce [44] Anaxagore II 8 laquo Crsquoest lui [] qui disait que la Lune a deshabitations mais aussi des sommets et des ravins raquo

2Plutarque [78] LXXI De la face qui apparoit au rond de la lune3Livre de la Sagesse IX 15 ndash citeacute par saint Augustin [7] XII xv4Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo laquo dict Pline raquo a eacuteteacute barreacute ce qui semble indiquer

que dans sa reacutevision Montaigne tenait agrave reprendre lrsquoaffirmation agrave son compte

154 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

leste avec les animaux de la pire condition des trois1 et pourtant ellese situe par la penseacutee au-dessus du cercle de la Lune et ramegravene leciel sous ses pieds Crsquoest par la vaniteacute de cette penseacutee que lrsquohommesrsquoeacutegale agrave Dieu qursquoil srsquoattribue des qualiteacutes divines qursquoil se considegraverelui-mecircme comme distinct de la foule des autres creacuteatures et deacutecoupeles parts qui reviennent agrave ses confregraveres et compagnons les animauxleur attribuant comme bon lui semble telle portion de faculteacutes ou deforces Comment peut-il connaicirctre par le moyen de son intelligenceles mouvements inteacuterieurs et secrets des animaux Par quelle compa-raison entre eux et nous conclut-il agrave la stupiditeacute qursquoil leur attribue

47 Quand je joue avec ma chatte qui sait si je ne suis pas sonLes animaux etlrsquoHomme passe-temps plutocirct qursquoelle nrsquoest le mien Nous nous taquinons reacuteci-

proquement Si jrsquoai mes heures pour jouer ou refuser de le faire ndash ilen est de mecircme pour elle2 Platon en deacutecrivant laquo lrsquoAcircge drsquoor raquo sousSaturne3 met la communication qursquoil entretenait avec les animaux aurang des plus importants avantages de lrsquohomme de ce temps En lesinterrogeant et en srsquoinformant aupregraves drsquoeux il connaissait leurs veacute-ritables qualiteacutes et les diffeacuterences qursquoils preacutesentaient et il en tiraitune parfaite intelligence une parfaite sagesse ce qui lui permettait demener sa vie bien plus heureusement que nous ne saurions le faireNous faut-il une meilleure preuve pour juger de lrsquoimpudence humaineagrave propos des animaux Ce grand auteur4 a eacutemis lrsquoopinion que dansla plupart des cas la nature leur a donneacute une forme corporelle fon-deacutee seulement sur lrsquousage que lrsquoon pourrait plus tard en tirer dans lesoracles ainsi qursquoon le faisait de son temps

48 Ce deacutefaut qui empecircche la communication entre les animauxet nous pourquoi ne viendrait-il pas aussi bien de nous que drsquoeuxReste agrave deviner agrave qui revient la faute de ne pas pouvoir nous com-prendre car nous ne les comprenons pas plus qursquoils ne nous com-prennent Et crsquoest pourquoi ils peuvent nous estimer becirctes commenous le faisons pour eux Il nrsquoest pas tregraves eacutetonnant que nous ne les com-

1Parmi les trois laquo conditions raquo lrsquoair lrsquoeau la terre la derniegravere est consideacutereacutee commeeacutetant laquo la pire raquo

2Les deux phrases preacuteceacutedentes ont eacuteteacute ajouteacutees dans lrsquoeacutedition de 1595 Faut-il y voirla main de Mlle de Gournay

3Platon [76] Le politique p 198 laquo Telle eacutetait Socrate la vie des hommes sousChronos raquo (Chronos en grec et Saturne en latin renvoient agrave la mecircme entiteacute)

4Platon dans le Timeacutee [74] 72

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 155

prenions pas nous ne comprenons pas non plus ni les Basques1 ni lesTroglodytes2 Et pourtant certains se sont vanteacutes de les comprendre Apollonius de Tyane Melampsus Tireacutesias Thalegraves et drsquoautres Et puis-qursquoil paraicirct agrave ce que disent les geacuteographes qursquoil est des peuples quise choisissent un chien pour roi il faut bien qursquoils interpregravetent sa voixet ses mouvements On doit drsquoailleurs remarquer cette eacutegaliteacute entrenous nous avons un peu conscience de ce que ressentent les ani-maux et eux sont agrave peu pregraves dans la mecircme situation vis-agrave-vis de nousIls nous flattent nous menacent et nous reacuteclament il en est de mecircmepour nous

49 Au demeurant nous voyons bien qursquoil existe entre eux unepleine et entiegravere communication et qursquoils srsquoentendent entre eux nonseulement ceux de la mecircme espegravece mais ceux drsquoespegraveces diffeacuterenteseacutegalement

Les animaux priveacutes de la parole et les becirctes sauvages Lucregravece [46] V1058-60Par des cris diffeacuterents et varieacutes signifient

La crainte ou la douleur ou le plaisir

Le cheval sait que le chien est en colegravere quand il aboie drsquoune cer-taine faccedilon et drsquoune autre sorte drsquoaboiement il ne srsquoeffraie pas Mecircmeles animaux deacutenueacutes de voix ont entre eux des systegravemes drsquoeacutechangede services qui nous donnent agrave penser qursquoil existe entre eux un autremoyen de communication leurs mouvements expriment des raison-nements et exposent des ideacutees

Ce nrsquoest pas loin de ce que lrsquoon voit chez les enfants Lucregravece [46] V1030Qui compensent du geste la deacuteficience de leur langage

50 Et pourquoi pas Nous voyons bien des muets discuter ar- Le langage dessignesgumenter se raconter des histoires par signes Jrsquoen ai vus qui eacutetaient

si adroits si bien formeacutes agrave cela qursquoen veacuteriteacute il ne leur manquait rienet se faisaient comprendre agrave la perfection Les amoureux se facircchentse reacuteconcilient se remercient se donnent rendez-vous enfin se disenttoutes choses avec les yeux

1On voit que mecircme pour un Gascon la langue basque eacutetait alors le symbole mecircmede la langue incompreacutehensible Mais le rapprochement avec les animaux nrsquoest pas desplus flatteurs

2Dans lrsquoAntiquiteacute on appelait ainsi un peuple plus ou moins leacutegendaire qui vivait ausud-est de lrsquoEacutegypte sur le golfe de Suez Strabon raconte qursquoils vivaient dans des trousde rochers et Pline qursquoils mangeaient mecircme des serpents qursquoils nrsquoavaient pas de languepropre mais poussaient de simples cris

156 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Le silence mecircme sait prier et se faire entendreLe Tasse [102]Aminte acte II

51 Et que dire des mains Nous demandons nous promettonsnous appelons nous congeacutedions nous menaccedilons nous prions noussupplions nous nions nous refusons nous interrogeons nous admi-rons nous comptons nous confessons nous nous repentons nous crai-gnons nous avons honte nous doutons nous instruisons nous com-mandons nous incitons nous encourageons nous jurons nous teacutemoi-gnons nous accusons nous condamnons nous absolvons nous inju-rions nous meacuteprisons nous deacutefions nous nous facircchons nous flattonsnous applaudissons nous beacutenissons nous humilions nous nous mo-quons nous nous reacuteconcilions nous recommandons nous exaltonsnous festoyons nous nous reacutejouissons nous nous plaignons nous nousattristons nous nous deacutecourageons nous nous deacutesespeacuterons nous nouseacutetonnons nous nous eacutecrions nous nous taisons Que ne faisons-nouspas avec une varieacuteteacute aussi infinie que celle de la langue elle-mecircmeAvec la tecircte nous convions nous renvoyons nous avouons nous deacutesa-vouons nous deacutementons nous souhaitons la bienvenue nous hono-rons nous veacuteneacuterons nous deacutedaignons nous demandons nous eacutecondui-sons nous eacutegayons nous nous lamentons nous caressons nous reacutepriman-dons nous soumettons nous bravons nous exhortons nous mena-ccedilons nous rassurons nous interrogeons Et que dire des sourcils des eacutepaules Il nrsquoest pas de mouvement qui ne parle crsquoest un lan-gage intelligible sans qursquoil soit enseigneacute et crsquoest pourtant un langagepublic ce qui fait que quand on voit la varieacuteteacute des autres et lrsquousagespeacutecifique qui en est fait on est plutocirct porteacute agrave penser que celui-ci estbien le propre de la nature humaine Je laisse agrave part ce que la neacuteces-siteacute apprend agrave ceux qui en ont soudainement besoin les alphabets dedoigts la grammaire des gestes et les sciences qui ne srsquoexercent et nesrsquoexpriment que par ces moyens-lagrave De mecircme pour les peuples dontPline nous dit qursquoils nrsquoont pas drsquoautre languePline [77] VI

30 52 Un ambassadeur de la ville drsquoAbdegravere apregraves avoir longue-ment parleacute au roi Agis de Sparte lui demanda laquo Eh bien sire quellereacuteponse veux-tu que je rapporte agrave mes concitoyens raquo ndash laquo Que je trsquoailaisseacute dire tout ce que tu as voulu et tant que tu as voulu sans jamaisdire un mot raquo Nrsquoest-ce pas lagrave un silence eacuteloquent et bien intelligible

53 Au reste existe-t-il une sorte de savoir-faire humain quenous ne retrouvons pas dans les actions des animaux Est-il une so-

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 157

cieacuteteacute reacutegleacutee avec plus drsquoordre avec une plus grande diversiteacute de chargeset drsquooffices et maintenue avec plus de constance que celle des abeilles Et pouvons-nous imaginer qursquoune telle organisation des fonctions etdes actions puisse se faire sans lrsquousage de la raison et de la sagesse1

De ces signes et de ces exemples certains ont dit Virgile [114]IV 219Que les abeilles avaient reccedilu une part de lrsquoacircme divine

Et des eacutemanations ceacutelestes

54 Les hirondelles que nous voyons au retour du printempsfureter dans tous les coins de nos maisons cherchent-elles sans juge-ment et choisissent-elles sans discernement entre mille endroits celuiqui est le plus commode pour srsquoy installer Et dans le bel et admi-rable agencement de leurs eacutedifices comment les oiseaux pourraient-ils utiliser une forme carreacutee plutocirct qursquoune ronde un angle obtus plutocirctqursquoun angle droit sans en connaicirctre les qualiteacutes et les conseacutequencesPrennent-ils tantocirct de lrsquoeau tantocirct de lrsquoargile sans savoir que ce qui estdur srsquoamollit quand on lrsquohumecte Mettent-ils de la mousse ou du du-vet sur le plancher de leur palais sans avoir preacutevu que les membres fra-giles de leurs petits y seront plus au doux et plus agrave lrsquoaise Se protegravegent-ils du vent pluvieux et disposent-ils leur nid agrave lrsquoest sans connaicirctre lescaracteacuteristiques diffeacuterentes de ces vents et sans tenir compte du faitque lrsquoun est pour eux meilleur que lrsquoautre Pourquoi lrsquoaraigneacutee tisse-t-elle sa toile plus serreacutee en un endroit et plus lacircche agrave lrsquoautre utilise icitel nœud et tel autre ailleurs si elle nrsquoest pas capable de reacutefleacutechir deraisonner et de conclure

55 Nous voyons bien dans la plupart de leurs ouvrages agrave quelpoint les animaux sont supeacuterieurs agrave nous et combien notre artisanat2

peine agrave les imiter Nous pouvons toutefois observer dans nos travauxmecircme les plus grossiers les faculteacutes que nous y employons et com-ment notre acircme srsquoy implique de toutes ses forces Pourquoi en serait-ilautrement chez eux Pourquoi attribuer agrave je ne sais quelle dispositionnaturelle et servile les ouvrages qui surpassent tout ce que nous par-venons agrave faire que ce soit naturellement ou par le moyen de lrsquoart

1Le texte de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo portait ici laquo sans discours amp sans pro-vidence raquo Le passage de laquo providence raquo agrave laquo prudence raquo est-il une coquille ou bien unecorrection volontaire de la part de Mlle de Gournay

2Traduire ici laquo art raquo par laquo technique raquo comme le fait A Lanly [58] (II p 122) mrsquoasembleacute exageacutereacutement anachronique le mot nrsquoest apparu avec ce sens que deux siegraveclesplus tard selon le Petit Robert

158 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

En cela drsquoailleurs nous leur reconnaissons un tregraves grand avantage surnous puisque la nature avec une douceur maternelle les accompagneet les guide comme si elle les prenait par la main dans toutes les ac-tions et les agreacutements de leur vie alors qursquoelle nous abandonne nousau hasard et au destin contraints que nous sommes alors drsquoinventer leschoses neacutecessaires agrave notre conservation et qursquoelle nous refuse parfoisles moyens de parvenir par quelque organisation et effort de lrsquoespritque ce soit agrave lrsquohabileteacute naturelle qui est celle des animaux leur stu-piditeacute de becirctes surpasse tregraves facilement pour toutes les choses utilestout ce dont est capable notre divine intelligence

56 Vraiment agrave ce compte-lagrave nous aurions bien raison drsquoap-peler la Nature une tregraves injuste maracirctre Mais il nrsquoen est rien notreorganisme1 nrsquoest pas si difforme et si anormal Nature a choyeacute toutesses creacuteatures il nrsquoen est aucune qursquoelle nrsquoait bien doteacutee de tous lesmoyens neacutecessaires pour se proteacuteger elle-mecircme Jrsquoentends couram-ment les hommes ndash que la versatiliteacute de leurs sentiments porte tan-tocirct aux nues tantocirct les ravale aux antipodes ndash se plaindre de ce quenous sommes le seul animal abandonneacute nu sur la terre entraveacute etnrsquoayant pour srsquoarmer et se couvrir que les deacutepouilles des autres alorsque toutes les autres creacuteatures ont eacuteteacute pourvues par la nature de co-quilles de gousses drsquoeacutecorce de poil de laine de pointes de cuir debourre de plume drsquoeacutecailles de toison ou de soie selon leur besoin alors qursquoelle les a armeacutees de griffes de dents de cornes pour atta-quer et se deacutefendre qursquoelle leur a mecircme enseigneacute ce qui leur convientagrave chacune nager courir voler chanter alors que lrsquohomme ne saitni marcher ni parler ni manger et seulement pleurer sans apprentis-sage

Lrsquoenfant gicirct semblable au matelot que les flots deacutechaicircneacutesLucregravece [46] V223 sq Ont jeteacute au rivage tout nu agrave terre incapable de parler

Deacutemuni de tout ce qui est neacutecessaire pour vivreAgrave lrsquoinstant mecircme ougrave la nature lrsquoarracheDu ventre de sa megravere et le projette vers la lumiegravere Il remplit de ses vagissements plaintifs le lieu ougrave il est neacuteEt il a quelque raison de le faire puisqursquoil lui resteTant de maux agrave supporter au cours de sa vie Au contraire les animaux domestiques de toute espegraveceGros et petits croissent sans peine

1Le mot laquo police raquo est souvent employeacute pour deacutesigner la socieacuteteacute Mais le contexteconduit agrave privileacutegier ici la notion drsquoorganisation et laquo organisme raquo mrsquoa sembleacute convenir

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 159

Ils nrsquoont pas besoin de hochets bruyantsNi du babillage drsquoune nourrice caressante Ils nrsquoont pas besoin de vecirctements varieacutes selon les saisonsNon plus que drsquoarmes ou de hautes muraillesPour deacutefendre leur bien la TerreEt la nature inventive leur fournissent tout agrave foison

Eh bien Des plaintes comme celle-lagrave nrsquoont pas de raison drsquoecirctre il y a dans lrsquoorganisation du monde une eacutegaliteacute et un rapport plus uni-forme qursquoil nrsquoy paraicirct entre les animaux et nous-mecircmes

57 Notre peau reacutesiste autant que la leur aux injures du temps Les vecirctementsen teacutemoignent ces peuples qui nrsquoont pas encore fait usage de vecircte-ments Nos ancecirctres Gaulois nrsquoeacutetaient guegravere vecirctus pas plus que nosvoisins les Irlandais sous un ciel pourtant bien froid Mais nous enjugeons bien par nous-mecircmes car tous les endroits de notre corpsque nous aimons offrir au vent et agrave lrsquoair sont ceux qui sont faits pourle supporter1 Srsquoil est une partie de nous-mecircmes qui semble devoircraindre le froid ce devrait ecirctre lrsquoestomac ougrave se fait la digestion nos pegraveres le laissaient deacutecouvert et nos dames aussi tendres et deacuteli-cates soient-elles sont bien souvent deacutecolleteacutees jusqursquoau nombril Lesbandes et emmaillotements des enfants ne sont pas non plus neacuteces-saires les megraveres laceacutedeacutemoniennes eacutelevaient les leurs en laissant touteliberteacute agrave leurs membres sans les attacher ni les envelopper Notre fa-ccedilon de pleurer est commune agrave la plupart des animaux et il nrsquoen estguegravere qui ne se plaignent et geacutemissent longtemps encore apregraves leurnaissance car crsquoest un comportement bien naturel dans la faiblesse ougraveils se trouvent Quant agrave lrsquousage de se nourrir il est naturel chez nouscomme chez eux et ne neacutecessite pas drsquoapprentissage

Tout ecirctre en effet ressent lrsquousage Lucregravece [46] V1033Qursquoil peut faire de ses qualiteacutes

58 Qui douterait qursquoun enfant ayant acquis la force de se nour-rir ne sache chercher sa nourriture La terre en produit et lui en offresuffisamment pour ses besoins sans culture ni autre intervention Etsi ce nrsquoest en toute saison elle ne le fait pas davantage pour les ani-maux en teacutemoignent les provisions que nous voyons faire par les

1Ici les eacuteditions faites du vivant de Montaigne comme lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquoajoutaient laquo le visage les pieds les mains les jambes les eacutepaules la tecircte selon quelrsquousage nous y convie raquo

160 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

fourmis et autres espegraveces pour les saisons steacuteriles de lrsquoanneacutee Lespeuplades que nous venons de deacutecouvrir si abondamment pourvuesde provisions et de boissons naturelles obtenues sans soin ni travailparticuliers viennent de nous apprendre que le pain nrsquoest pas notreseule nourriture et que sans mecircme labourer notre megravere Nature nousavait fourni en suffisance tout ce qursquoil nous fallait et peut-ecirctre mecircmeplus pleinement et richement qursquoelle ne le fait agrave preacutesent que nous yavons ajouteacute notre industrie

Et la terre produisit drsquoelle-mecircme au deacutebutLucregravece [46] II1157 De blondes moissons et des vignes riantes

Elle donna aux mortels les fruits savoureuxEt les gras pacircturages et tout cela maintenantPeine agrave pousser et malgreacute nos efforts nos bœufs srsquoy eacutepuisentEt la force de nos laboureurs

Le deacuteregraveglement et lrsquoexageacuteration de nos appeacutetits deacutepassent toutesles inventions par lesquelles nous essayons de les assouvir

59 Quant aux armes nous en avons de plus naturelles que nrsquoenont la plupart des animaux les mouvements de nos membres sontplus varieacutes et nous en tirons naturellement parti sans lrsquoavoir apprisCeux des hommes qui sont formeacutes agrave combattre nus se jettent dans lesdangers de la mecircme faccedilon que les autres Si quelques becirctes sauvagesnous surpassent en agiliteacute nous en surpassons aussi bien drsquoautres Etcrsquoest par une sorte drsquoinstinct naturel que nous avons deacuteveloppeacute lrsquoartde fortifier notre corps et de le proteacuteger par des eacuteleacutements ajouteacutes Lapreuve qursquoil en est ainsi crsquoest que lrsquoeacuteleacutephant aiguise et affucircte les dentsdont il se sert agrave la guerre (car il en a de particuliegraveres1 pour cet usageqursquoil meacutenage et nrsquoemploie pas pour drsquoautres choses) Quand les tau-reaux vont au combat ils reacutepandent et projettent de la poussiegravere autourdrsquoeux les sangliers affinent leurs deacutefenses et lrsquoichneumon2 quand ildoit affronter un crocodile enduit son corps de limon bien peacutetri etbien presseacute qui lui fait comme une croucircte et une cuirasse Pourquoine dirions-nous pas qursquoil est tout aussi naturel de nous armer de boiset de fer

60 Quant au langage il est certain que srsquoil nrsquoest pas naturel ilLe langage

1Que nous appelons preacuteciseacutement laquo deacutefenses raquo2Rat carnassier pouvant atteindre un megravetre de long Il eacutetait adoreacute dans lrsquoancienne

Eacutegypte parce qursquoil passait pour deacutetruire les serpents et les œufs de crocodile

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 161

nrsquoest pas neacutecessaire Je crois pourtant qursquoun enfant qursquoon aurait eacuteleveacutedans une complegravete solitude eacuteloigneacute de tout contact humain (ce quiserait difficile agrave faire) aurait pourtant quelque espegravece de langage pourexprimer ce qursquoil pense car il nrsquoest pas croyable que Nature nous aitrefuseacute ce qursquoelle a donneacute agrave bien drsquoautres animaux Car est-ce autrechose que parler cette faculteacute que nous leur voyons de se plaindrede se reacutejouir de srsquoappeler au secours et agrave lrsquoamour comme ils le fontpar lrsquousage de leur voix Pourquoi les animaux ne se parleraient-ilspas entre eux puisqursquoils nous parlent et que nous leur parlons Decombien de faccedilons parlons-nous agrave nos chiens Et ils nous reacutepondent Nous conversons avec eux en usant drsquoun autre langage et drsquoautres motsque nous ne le faisons pour les oiseaux les pourceaux les bœufs leschevaux nous changeons drsquoidiome selon les espegraveces auxquelles nousnous adressons

Ainsi au milieu de leur noir bataillon Dante [2]PurgatoireXXVI

Les fourmis srsquoabordent-ellesSrsquoenqueacuterant peut-ecirctre de leur route et de leur butin

61 Il me semble que Lactance attribue aux animaux non seule-ment la parole mais le rire Et la diffeacuterence de langage que lrsquoon constateentre les hommes de diffeacuterentes contreacutees se retrouve chez les animauxdrsquoune mecircme espegravece Aristote cite agrave ce propos le chant des perdrixdiffeacuterent suivant les endroits ougrave on lrsquoobserve

Les divers oiseaux ont des chants diffeacuterents Lucregravece [46] Vvv 1078 1081et 1083-84

Selon le temps et certains font varier leur chant rauqueEn fonction de lrsquoatmosphegravere

62 Reste agrave savoir quel langage parlerait cet enfant eacuteleveacute dans unecomplegravete solitude Et ce que lrsquoon en dit par pure conjecture nrsquoa pasbeaucoup de valeur Si on oppose agrave ce que jrsquoai dit plus haut que lessourds de naissance ne parlent pas du tout je reacuteponds que ce nrsquoest passeulement parce qursquoils nrsquoont pu ecirctre formeacutes agrave la parole par les oreillesmais plutocirct parce que le sens de lrsquoouiumle dont ils sont priveacutes est associeacuteagrave celui de la parole et qursquoils sont eacutetroitement unis naturellement desorte que quand nous parlons il faut que nous nous parlions agrave nous-

162 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mecircmes drsquoabord et que nous fassions reacutesonner dans nos oreilles1 ceque nous allons envoyer aux oreilles des autres

63 Jrsquoai dit tout cela pour souligner la ressemblance qursquoil y aentre les choses humaines et les animaux2 et pour nous ramener etrattacher agrave lrsquoensemble des ecirctres Nous ne sommes ni au-dessus ni au-dessous du reste tout ce qui est sous le ciel dit le sage3 suit une loiet un destin semblables

Ils sont tous entraveacutes par les chaicircnes de leur destineacuteeLucregravece [46] Vv 876

Il y a quelques diffeacuterences il y a des ordres et des degreacutes maissous lrsquoaspect drsquoune mecircme nature

Chaque chose se deacuteveloppe agrave sa faccedilon et toutes conserventLucregravece [46] Vvv 923-24 Les diffeacuterences eacutetablies par lrsquoordre immuable de la nature

64 Il faut maintenir lrsquohomme dans les limites de lrsquoordre socialLa penseacuteesource demaux

Le malheureux en effet nrsquoa pas le pouvoir drsquoaller au-delagrave il est en-traveacute et empecirccheacute il est assujetti aux mecircmes obligations que les autrescreacuteature de son rang il est de condition fort moyenne sans aucune preacute-rogative particuliegravere ni de preacuteeacuteminence veacuteritable et essentielle Celleqursquoil se donne dans sa penseacutee et son imagination nrsquoa rien de concretni de consistant Et srsquoil est vrai qursquoil est le seul parmi les animaux agravedisposer de cette liberteacute drsquoimagination et de cette absence de limitespour la penseacutee lui permettant de se repreacutesenter ce qui est ou ce quinrsquoest pas ce qursquoil deacutesire le faux aussi bien que le vrai crsquoest un avan-tage qui lui est cher vendu et dont il a bien peu agrave se glorifier car crsquoest

1A Lanly [58] (II p 125) traduit ici laquo ce que nous exprimons par la parole ilfaut que nous lrsquoexprimions drsquoabord agrave nous-mecircmes raquo Mais agrave mon avis dans le textede Montaigne il nrsquoest question que de la mateacuterialiteacute sonore et non du sens de ce quelrsquoon dit ndash ce que suggegravere pourtant le verbe laquo exprimer raquo

2Montaigne ne preacutecise pas explicitement agrave quoi srsquoapplique cette ressemblance ALanly [58] (II p 125 note 162) estime qursquoil peut srsquoagir de laquo lrsquoensemble des ecirctresvivants raquo Mais dans les paragraphes preacuteceacutedents crsquoest bien des animaux que Montaignea traiteacute et crsquoest pourquoi jrsquoajoute laquo les animaux raquo

3Eccleacutesiaste 9-2 Montaigne a deacutejagrave fait reacutefeacuterence agrave cette sentence au chapitre I 36laquo Tous ont mecircme sort juste et meacutechant bon pur et impur raquo (Bible [61] p 1350) etlrsquoavait fait graver en latin sur les poutres de sa laquo librairie raquo A Lanly [58] (II p 125note 163) croit devoir ajouter que laquo LrsquoEacutedition PUF remarque (p LXVIII) qursquoil nrsquoya rien de tel dans lrsquoEccleacutesiaste ni dans lrsquoEccleacutesiastique raquo Il se trompe confondant lanote 2 et la note 3 de ladite page ndash P Villey [55] indique seulement que laquo le texte delrsquoEccleacutesiaste est assez sensiblement diffeacuterent raquo Mais ce qursquoil cite est le verset 3 alorsque le 2 (citeacute plus haut ici) correspond tregraves bien

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 163

lagrave que se trouve la source principale des maux qui lrsquoassaillent peacutecheacutemaladie irreacutesolution agitation deacutesespoir

65 Je dis donc pour revenir agrave mon propos initial qursquoil nrsquoy aguegravere de chances pour que les animaux fassent par inclination natu-relle ou forceacutee les mecircmes choses que celles que nous avons choisi defaire et que nous faisons gracircce agrave notre habileteacute Il nous faut conclureque les mecircmes effets relegravevent des mecircmes faculteacutes et que des effetsplus importants sont dus agrave des faculteacutes plus grandes1 Et donc ad-mettre que ces dispositions que nous avons et la meacutethode que nousemployons pour reacutealiser nos ouvrages sont aussi celles des animauxet qursquoils en ont mecircme peut-ecirctre de meilleures Pourquoi imaginer chezeux une contrainte naturelle que nous ne ressentons pas nous-mecircmesAjoutons agrave cela qursquoil est plus honorable et plus conforme au divindrsquoecirctre ameneacute agrave agir selon des regravegles du fait drsquoune disposition naturelleet ineacutevitable plutocirct que par lrsquousage drsquoune liberteacute teacutemeacuteraire et fortuiteEt il est plus sucircr aussi de laisser agrave la nature plutocirct qursquoagrave nous-mecircmesle soin de diriger notre conduite La vaniteacute de notre preacutesomption esttelle que nous preacutefeacuterons devoir notre valeur agrave nos forces plutocirct qursquoagravesa libeacuteraliteacute nous attribuons aux autres animaux des biens naturelsnous les leur ceacutedons pour nous enorgueillir des biens que nous avonsacquis Crsquoest une attitude bien simplette car pour ma part jrsquoattacheraisautant de prix agrave des qualiteacutes bien agrave moi et naturelles qursquoagrave celles que jepourrais aller mendier et obtenir par apprentissage Nous ne pouvonsespeacuterer obtenir une situation plus enviable que celle drsquoecirctre favoriseacute parDieu et par Nature

66 Voyez par exemple comment font les habitants de Thracequand ils veulent se risquer sur quelque riviegravere geleacutee ils lacircchent unrenard devant eux2 et quand celui-ci est pregraves du bord il approchelrsquooreille de la glace pour savoir si le bruit de lrsquoeau en dessous estproche ou lointain en deacuteduit que lrsquoeacutepaisseur est plus ou moins grandeet donc avance ou bien recule Quand on voit cela ne peut-on penserque lui passent par la tecircte les mecircmes ideacutees que celles que nous aurionsnous aussi dans cette situation et qursquoil srsquoagit lagrave drsquoun raisonnement etdrsquoune conclusion qui viennent du bon sens naturel comme laquo ce quifait du bruit est agiteacute ce qui est agiteacute nrsquoest pas geleacute ce qui nrsquoest pasgeleacute est liquide et ce qui est liquide ne peut supporter de poids raquo Car

1La derniegravere partie de cette phrase ne se lit que dans lrsquoeacutedition de 15952Plutarque [78] LVIII Quels animaux sont les plus advisez f˚ 513 G

164 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

attribuer cette attitude uniquement agrave une finesse drsquoouiumle particuliegraveresans faire intervenir le raisonnement ni la deacuteduction crsquoest lagrave une chi-megravere et cela ne peut trouver place en notre esprit Il faut en juger demecircme pour de tregraves nombreuses sortes de stratagegravemes et drsquoinventionspar lesquelles les animaux se protegravegent de nos entreprises agrave leur en-contre

67 Et si nous croyons tirer quelque avantage du fait qursquoil nousest possible de les attraper de nous en servir drsquoen user agrave notre conve-nance il ne srsquoagit lagrave que drsquoun avantage du mecircme genre que celui quenous avons nous-mecircmes les uns sur les autres nous imposons cesconditions agrave nos esclaves Et en Syrie les Climacides nrsquoeacutetaient-ellespas des femmes elles qui agrave quatre pattes servaient de marchepiedet drsquoeacutechelle aux dames pour monter en voiture1 La plupart des genslibres acceptent de remettre pour de bien faibles avantages leur vie etleur personne agrave la discreacutetion drsquoautrui Les femmes et les concubinesdes Thraces se disputent le droit drsquoecirctre choisies pour ecirctre immoleacutees surle tombeau de leur mari Les tyrans ont-ils jamais manqueacute drsquohommesqui leur fussent entiegraverement deacutevoueacutes Et certains drsquoentre eux nrsquoont-ils pas ajouteacute agrave cette deacutevotion lrsquoobligation de les accompagner dans lamort comme dans la vie

68 Des armeacutees entiegraveres se sont ainsi remises entre les mains deleurs chefs La formule du serment dans la rude eacutecole des gladiateurscomportait ces mots laquo Nous jurons de nous laisser enchaicircner brucirclerbattre tuer par le glaive et supporter tout ce que les gladiateurs pro-fessionnels supportent de leur maicirctre en mettant tregraves religieusementet leur corps et leur acircme agrave son service raquo

Brucircle-moi la tecircte si tu le veux perce-moi drsquoun glaiveTibulle [104] I9 vv 21-22 Laboure-moi le dos agrave coups de fouet

Crsquoeacutetait un engagement veacuteritable et pourtant il srsquoen trouvait dixmille dans lrsquoanneacutee pour entrer dans cette corporation et y peacuterir

69 Quand les Scythes enterraient leur roi ils eacutetranglaient surson corps sa concubine favorite son eacutechanson son eacutecuyer son cham-bellan son valet de chambre et son cuisinier Et agrave lrsquoanniversaire de samort ils tuaient cinquante chevaux monteacutes par cinquante pages em-

1Plutarque [78] VII Comment on pourra discerner le flatteur drsquoavec lrsquoamy f˚ 41 A

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 165

paleacutes jusqursquoau gosier et ils les laissaient ainsi comme agrave la paradeautour de la tombe1

70 Les hommes qui sont agrave notre service le sont agrave meilleur mar- Les animauxdomestiquescheacute et sont moins bien traiteacutes que nos oiseaux nos chevaux et nos

chiens dont le confort nous cause tant de soucis Il ne me semblepas que les serviteurs les plus humbles fassent volontiers pour leursmaicirctres ce que les princes se font un honneur de faire pour leurs becirctesDiogegravene voyant que ses parents voulaient racheter sa servitude deacute-clara laquo Ils sont fous Crsquoest celui qui mrsquoentretient et me nourrit quiest mon esclave raquo Et ceux qui entretiennent des animaux doivent biense dire qursquoils les servent plutocirct que drsquoecirctre servis par eux

71 Et drsquoailleurs les animaux ont plus de noblesse que nous onnrsquoa jamais vu un lion asservi agrave un autre lion ni un cheval agrave un autrepar manque de courage De mecircme que nous allons agrave la chasse auxanimaux les tigres et les lions vont agrave la chasse aux hommes et ils fontla mecircme chose entre eux les chiens chassent les liegravevres les brochetsles tanches les hirondelles les cigales les eacuteperviers les merles et lesalouettes

La cigogne nourrit ses petits de serpents Juveacutenal [41]XIV 71-74Et de leacutezards trouveacutes dans les coins eacutecarteacutes

Lrsquoaigle de Jupiter chasse dans les forecirctsLe liegravevre et le chevreuil

72 Nous partageons le produit de notre chasse avec nos chienset nos oiseaux comme nous partageons avec eux efforts et habileteacuteEt au-dessus drsquoAmphipolis en Thrace chasseurs et faucons sauvagesse partagent eacutequitablement le butin par moitieacutes De mecircme le long desMarais Meacuteotides2 si le pecirccheur nrsquoabandonne pas honnecirctement auxloups une part de la prise eacutegale agrave la sienne ils vont aussitocirct deacutechirerses filets

73 Et si nous pratiquons des chasses qui demandent plutocirct dela subtiliteacute que de la force comme quand nous posons des collets oudes lignes avec des hameccedilons nous voyons la mecircme chose eacutegalementchez les animaux Aristote dit3 que la seiche sort de son cou un boyau

1Heacuterodote IV 71-72 qui dit toutefois que ces chevaux et ces jeunes gens avaient eacuteteacuteeacutetrangleacutes auparavant

2La mer drsquoAzov3Aristote [4] citeacute par Plutarque [78] LVIII Quels animaux sont les plus advisez f˚

519

166 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

long comme une ligne qursquoelle eacutetend au loin et ramegravene agrave elle quandelle veut Cacheacutee dans le sable quand elle aperccediloit un petit poissonqui srsquoapproche elle lui laisse mordiller le bout de ce boyau et petit agravepetit le ramegravene jusqursquoagrave ce que le petit poisson soit si pregraves drsquoelle quedrsquoun bond elle puisse lrsquoattraper

74 En ce qui concerne la force il faut bien dire qursquoil nrsquoest pasdrsquoanimal au monde qui soit en butte agrave autant drsquoattaques que lrsquohommeNe parlons pas de baleine drsquoeacuteleacutephant de crocodile ni drsquoautres ani-maux dont un seul peut venir agrave bout drsquoun tregraves grand nombre drsquohommes les poux suffirent agrave rendre vacante la dictature de Sylla1 Le cœur etla vie drsquoun grand empereur triomphant voilagrave le deacutejeuner drsquoun petitver

75 Pourquoi preacutetendre que lrsquohomme dispose drsquoune connais-sance et drsquoune science eacutedifieacutees par le raisonnement et le savoir-fairesimplement parce qursquoil est capable de distinguer les choses utiles pourson existence et pour soigner ses maladies ou capable de connaicirctreles vertus de la rhubarbe et du polypode2 Les chegravevres de Crecircte sielles ont reccedilu un coup drsquoune arme de trait vont choisir entre un mil-lion drsquoherbes diffeacuterentes le dictame3 qui les gueacuterira la tortue quandelle a mangeacute de la vipegravere cherche aussitocirct de lrsquoorigan pour se purger le dragon4 se frotte les yeux et les rend plus clairs avec du fenouil les cigognes se donnent agrave elles-mecircmes des lavements avec de lrsquoeau demer les eacuteleacutephants arrachent les flegraveches et javelots qursquoon leur a jeteacutesau combat non seulement de leur corps et de ceux de leurs compa-gnons mais aussi du corps de leurs maicirctres (en teacutemoigne celui du roiPorus qursquoAlexandre deacutefit) et ils les arrachent si habilement que nousne saurions le faire en causant aussi peu de douleur Alors pourquoine disons-nous pas en voyant tout cela qursquoil srsquoagit de science et dereacuteflexion Car alleacuteguer pour deacutepreacutecier les animaux qursquoils ne saventcela que par la seule leccedilon et enseignement de Nature ce nrsquoest pas

1Plutarque [79] Sylla p 887 ne mentionne pas explicitement les laquo poux raquo maisparle de laquo vermine raquo laquo Il resta longtemps sans srsquoapercevoir qursquoil avait un abcegraves dansles entrailles Or cet abcegraves corrompit sa chair et la changea en vermine raquo Drsquoailleursdans la phrase suivante Montaigne parle bien de laquo ver raquo

2La rhubarbe passe pour ecirctre un purgatif le polypode (sorte de fougegravere) est laxatifet facilite lrsquoeacutevacuation de la bile

3Plante aromatique aux feuilles laineuses Le Dictame de Crecircte a des proprieacuteteacutes vul-neacuteraires (gueacuterison des plaies)

4Une fois de plus on peut constater que Montaigne reprend sans aucun esprit cri-tique tout ce qursquoil trouve dans les laquo auteurs raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 167

leur ocircter leurs titres de science et de sagesse crsquoest au contraire le leurattribuer agrave plus forte raison qursquoagrave nous encore puisqursquoils ont eu unemaicirctresse drsquoeacutecole aussi sucircre

76 Chrysippe eacutetait aussi meacuteprisant que tout autre philosophe Le chiendialecticienen ce qui concerne la condition des animaux Mais il avait observeacute

agrave un carrefour de trois chemins les mouvements drsquoun chien agrave la re-cherche de son maicirctre eacutegareacute ou poursuivant une proie qui fuyait devantlui Lrsquoayant vu essayer un chemin apregraves lrsquoautre et apregraves srsquoecirctre assureacuteqursquoaucun des deux premiers ne portait la trace de ce qursquoil cherchaitsrsquoeacutelancer dans le troisiegraveme sans heacutesiter il fut contraint de reconnaicirctreqursquoen ce chien-lagrave srsquoeacutetait opeacutereacute un raisonnement du genre laquo Jrsquoai suivimon maicirctre jusqursquoagrave ce carrefour il faut neacutecessairement qursquoil ait prislrsquoun de ces trois chemins puisque ce nrsquoest pas celui-ci ni celui-lagrave ilfaut donc forceacutement qursquoil soit passeacute par le troisiegraveme raquo Fondant sa cer-titude sur ce raisonnement le chien nrsquoa plus besoin alors de son flairpour le troisiegraveme chemin et nrsquoy fait plus drsquoenquecircte il srsquoen remet agrave laraison Cette attitude proprement dialecticienne cet usage de propo-sitions diviseacutees puis reconstruites lrsquoeacutenumeacuteration complegravete des termessuffisant agrave entraicircner la conclusion ndash ne vaut-il pas mieux dire que lechien tire cela de lui-mecircme plutocirct que de Georges de Treacutebizonde1

77 Il nrsquoest pas impossible drsquoeacuteduquer les animaux agrave notre faccedilonNous apprenons agrave parler aux merles aux corbeaux aux pies aux per-roquets et nous leur reconnaissons cette capaciteacute agrave nous offrir une voixet un souffle si souples et si maniables que nous pouvons les ameneragrave prononcer un certain nombre de lettres et de syllabes et cela teacute-moigne de ce qursquoils ont en eux-mecircmes une capaciteacute de raisonnementqui les rend aptes agrave cet apprentissage et deacutesireux de le faire On fini-rait par se lasser je crois de voir toutes les singeries que les bateleursapprennent agrave leurs chiens les danses dans lesquelles ils ne manquentpas une seule mesure de ce qursquoils entendent les divers mouvementset sauts qursquoils leur commandent rien que par la parole Mais je suisplus eacutetonneacute par le comportement pourtant assez courant des chiensdrsquoaveugles agrave la ville comme agrave la campagne Jrsquoai observeacute commentils srsquoarrecirctent agrave certaines portes ougrave ils reccediloivent habituellement des au-mocircnes comment ils savent eacuteviter les voitures et les charrettes alorsmecircme qursquoen ce qui les concerne ils auraient assez de place pour pas-ser Jrsquoen ai mecircme vu un le long drsquoun fosseacute de la ville deacutelaisser unsentier pourtant plat et commode et en choisir un bien pire simple-

1G de Trapezonce ou de Treacutebizonde (1395-1484) grammairien grec dont les traiteacuteseacutetaient en usage dans les eacutecoles au agrave lrsquoeacutepoque de Montaigne

168 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

ment pour eacuteloigner son maicirctre du fosseacute Comment pouvait-on avoirfait comprendre agrave ce chien que sa charge consistait agrave veiller sur laseacutecuriteacute de son maicirctre et agrave neacutegliger ses propres commoditeacutes pour leservir Comment pouvait-il savoir que tel chemin assez large pour luine lrsquoeacutetait pas pour un aveugle Tout cela peut-il se comprendre sansreacuteflexion et raisonnement1

78 Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit drsquoun chien qursquoila vu agrave Rome au Theacuteacirctre de Marcellus avec lrsquoEmpereur Vespasien lepegravere Ce chien servait agrave un bateleur qui jouait une piegravece agrave plusieursscegravenes et plusieurs personnages et il y tenait son rocircle Entre autreschoses il fallait qursquoil fasse le mort pendant un certain temps commesrsquoil avait avaleacute du poison Apregraves avoir avaleacute le pain qursquoon faisait passerpour le poison il commenccedila bientocirct agrave trembler et srsquoagiter comme srsquoileacutetait eacutetourdi et finalement srsquoeacutetendant de tout son long et se raidissantcomme srsquoil eacutetait mort il se laissa tirer et traicircner drsquoun endroit agrave unautre comme le voulait la piegravece puis quand il sut que le moment eacutetaitvenu il commenccedila drsquoabord agrave remuer doucement comme srsquoil sortaitdrsquoun profond sommeil et levant la tecircte regarda ici et lagrave drsquoune faccedilonqui eacutetonnait les spectateurs

79 Dans les jardins de Suse des bœufs eacutetaient employeacutes agrave ar-roser et agrave faire tourner de grandes roues qui servaient agrave tirer de lrsquoeauet auxquelles des baquets eacutetaient attacheacutes (comme cela se voit sou-vent en Languedoc) On leur avait ordonneacute de tirer par jour jusqursquoagravecent tours chacun et ils eacutetaient si habitueacutes agrave ce nombre qursquoil eacutetait im-possible mecircme de force de leur en faire tirer un tour de plus ayantaccompli leur tacircche ils srsquoarrecirctaient tout net Nous sommes nous ado-lescents avant mecircme de savoir compter jusqursquoagrave cent et nous venonsde deacutecouvrir des peuples qui nrsquoont aucune connaissance des nombres

80 Il faut plus drsquointelligence pour instruire autrui que pour ecirctreinstruit soi-mecircme Laissons de cocircteacute ce que Deacutemocrite pensait et vou-lait prouver agrave savoir que la plupart des arts nous ont eacuteteacute enseigneacutes parles animaux lrsquoaraigneacutee nous a appris agrave tisser et agrave coudre lrsquohirondelleagrave bacirctir le cygne et le rossignol agrave faire de la musique et nous avonsappris la meacutedecine en imitant ce que font plusieurs autres Aristote ditque les rossignols enseignent le chant agrave leurs petits et y consacrent dutemps et du soin et que crsquoest la raison pour laquelle le chant de ceux

1Lrsquoeacutedition de 1595 a omis laquo et sans discours raquo pourtant preacutesent dans lrsquolaquo exemplairede Bordeaux raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 169

que nous eacutelevons en cage et qui nrsquoont pas eu le loisir de suivre lescours de leurs parents perd beaucoup de son charme Nous pouvons endeacuteduire que le chant srsquoameacuteliore par la discipline et par lrsquoeacutetude et quechez les oiseaux libres eux-mecircmes il nrsquoest pas unique et uniforme chacun en a pris sa part autant qursquoil le pouvait Et dans le zegravele delrsquoapprentissage ils rivalisent de telle faccedilon et se combattent de faccedilonsi courageuse que parfois le vaincu en meurt le souffle lui manquantplutocirct que la voix Les plus jeunes meacuteditent pensifs et srsquoentraicircnentagrave imiter certains couplets de la chanson lrsquoeacutelegraveve eacutecoute la leccedilon deson preacutecepteur et la reacutecite avec le plus grand soin Ils se taisent agrave tourde rocircle et on les entend corriger leurs fautes on perccediloit certaines cri-tiques du preacutecepteur

81 laquo Jrsquoai vu autrefois ndash dit Arrius1 ndash un eacuteleacutephant ayant unecymbale pendue agrave chaque cuisse et une autre agrave la trompe au son des-quelles tous les autres dansaient en rond se soulevant et srsquoinclinantselon la cadence de lrsquoinstrument qui les guidait et on trouvait du plai-sir agrave entendre cette harmonie raquo Aux spectacles donneacutes agrave Rome onvoyait couramment des eacuteleacutephants dresseacutes agrave se mouvoir et danser auson de la voix des danses agrave nombreuses figures avec des rythmes bri-seacutes et diverses cadences tregraves difficiles agrave apprendre On en a vus quireacutepeacutetaient en priveacute leur leccedilon et srsquoexerccedilaient avec soin et applicationpour ne pas ecirctre rabroueacutes et battus par leurs maicirctres

82 Mais lrsquohistoire de la pie dont Plutarque lui-mecircme se portegarant est extraordinaire Cette pie se trouvait dans la boutique drsquounbarbier agrave Rome et contrefaisait eacutetonnamment tout ce qursquoelle enten-dait Un jour il advint que des trompettes srsquoarrecirctegraverent et sonnegraverentlongtemps devant cette boutique agrave partir de lagrave et tout le lendemain lapie demeura comme pensive muette et meacutelancolique Tout le mondesrsquoen eacutetonnait et lrsquoon pensait que le son des trompettes lrsquoavait peut-ecirctreassourdie et eacutetourdie et que sa voix srsquoen eacutetait alleacutee avec son ouiumleMais on srsquoaperccedilut bientocirct que crsquoeacutetait par une profonde concentrationet une retraite inteacuterieure qursquoelle srsquoexerccedilait et preacuteparait sa voix agrave repro-duire le son des trompettes car les sons qursquoelle fit entendre agrave nou-veau eacutetaient bien ceux-lagrave avec lrsquoexpression parfaite de leurs pausesde leurs reprises et de leurs nuances Avec ce nouvel apprentissageelle avait abandonneacute et deacutedaignait maintenant tout ce qursquoelle savaitdire auparavant

1Lrsquoeacutepisode semble tireacute de lrsquoHistoire indienne de cet auteur

170 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

83 Je ne veux pas oublier non plus de mentionner cet autreexemple celui drsquoun chien que Plutarque dit encore avoir vu (et je sensbien que je ne respecte pas lrsquoordre de ces exemples en les preacutesentantmais je ne respecte pas drsquoordre non plus dans tout ce que jrsquoeacutecris) Plu-tarque se trouvait donc agrave bord drsquoun navire et le chien essayait en vainde laper lrsquohuile qui se trouvait au fond drsquoune cruche agrave cause de lrsquoeacutetroi-tesse du col et sa langue nrsquoeacutetait pas assez grande pour aller jusqursquoaufond Alors il alla chercher des cailloux et en remplit la cruche jusqursquoagravece qursquoil eut fait monter le niveau de lrsquohuile suffisamment pour pouvoirlrsquoatteindre Qursquoest-ce donc que cela si ce nrsquoest la preuve drsquoun espritbien subtil On dit que les corbeaux de Barbarie font de mecircme quandle niveau de lrsquoeau qursquoils veulent boire est trop bas

84 Cette histoire est un peu voisine de celle que raconte ausujet des eacuteleacutephants un roi de leur pays Juba quand la ruse de ceuxqui les chassent en fait tomber un dans les fosses profondes qursquoona preacutepareacutees pour cela et que lrsquoon a recouvertes de broussailles pourles dissimuler ses compagnons apportent en toute hacircte quantiteacute deHistoires

drsquoeacuteleacutephants pierres et de morceaux de bois afin que cela lui permette de se tirer delagrave Mais les faculteacutes de cet animal srsquoapparentent agrave celles de lrsquohommedans tellement drsquoautres situations que si je voulais rapporter en deacutetailsce que lrsquoexpeacuterience a montreacute jrsquoaurais aiseacutement de quoi eacutetayer lrsquoideacuteeque je deacutefends drsquoordinaire agrave savoir qursquoil y a plus de diffeacuterence drsquounhomme agrave lrsquoautre que drsquoun animal agrave un homme1

85 Dans une maison de Syrie le cornac drsquoun eacuteleacutephant deacutetour-nait agrave chaque repas la moitieacute de la ration qursquoon avait prescrite pourlrsquoanimal Un jour le maicirctre de maison voulut le nourrir lui-mecircme etversa dans sa mangeoire la quantiteacute drsquoorge qui avait eacuteteacute prescrite Alorslrsquoeacuteleacutephant regardant drsquoun mauvais œil son cornac partagea la rationen deux moitieacutes avec sa trompe montrant par lagrave lrsquoinjustice qui lui eacutetaitfaite Un autre encore ayant un cornac qui meacutelangeait des pierres agravesa nourriture pour en grossir lrsquoapparence srsquoapprocha de la marmiteougrave lrsquohomme faisait cuire la viande de son dicircner et la lui remplit decendres Ce sont lagrave des cas particuliers mais ce que tout le mondea pu voir et que tout le monde sait crsquoest que dans toutes les armeacuteesdes pays du Levant lrsquoune des plus grandes forces eacutetait constitueacutee parles eacuteleacutephants dont on tirait des effets incomparablement plus grands

1Montaigne a en effet exprimeacute deacutejagrave cette ideacutee plus haut Livre I chap 42 sect1 laquo il ya plus de distance de tel agrave tel homme qursquoil nrsquoy a de tel homme agrave telle beste raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 171

que nous ne le faisons maintenant avec notre artillerie qui occupe agravepeu pregraves la mecircme place qursquoeux dans une bataille rangeacutee (ceux quiconnaissent lrsquohistoire ancienne peuvent facilement en juger)

Leurs ancecirctres avaient servi Juveacutenal [41]XII v 107 sqHannibal et Carthage nos geacuteneacuteraux et Molosse le Roi

Portant sur leurs dos bataillons et cohortesIls allaient eux aussi agrave la guerre

86 Il fallait bien qursquoon eucirct confiance en ces animaux et leur in-telligence en leur confiant ainsi la tecircte de la bataille car en cet endroitil eucirct suffi pour tout perdre qursquoils fassent le moindre arrecirct agrave cause dela taille et de la pesanteur de leur corps ou que le moindre effroi lesfasse se tourner contre leurs propres gens Il y a peu drsquoexemples quecela se soit produit et qursquoils se soient rejeteacutes sur leurs troupes alorsque nous-mecircmes nous nous rejetons les uns sur les autres et nous nousmettons en deacuteroute On leur confiait non un mouvement simple maisplusieurs parties diffeacuterentes du combat les espagnols employaient deschiens lors de la reacutecente conquecircte des Indes ils leurs payaient unesolde et les faisaient participer au partage du butin Et ces animauxmontraient autant drsquoadresse et de deacutecision agrave poursuivre ou arrecircter leurvictoire agrave charger ou reculer selon les circonstances agrave distinguer amiset ennemis qursquoils faisaient preuve drsquoardeur et de volonteacute

87 Nous admirons et appreacutecions mieux les choses qui nous sonteacutetrangegraveres que les choses ordinaires sans cela je ne me serais pas at-tardeacute agrave dresser cette longue liste car agrave mon avis celui qui examineraitde pregraves ce que lrsquoon peut voir chez les animaux qui vivent parmi nouspourrait trouver chez eux des choses aussi admirables que celles quelrsquoon recueille dans les pays eacutetrangers et agrave drsquoautres eacutepoques Crsquoest unemecircme nature qui srsquoy manifeste Celui qui en aurait eacutevalueacute lrsquoeacutetat actuelpourrait certainement en tirer la connaissance de son passeacute comme deson futur Jrsquoai vu autrefois des hommes ameneacutes par mer de lointainspays et parce que nous ne comprenions pas leur langage et que leurcomportement leur attitude leurs vecirctements eacutetaient tregraves eacuteloigneacutes desnocirctres qui drsquoentre nous ne les consideacuterait comme des sauvages et desbrutes Qui nrsquoattribuait agrave la stupiditeacute et agrave la becirctise le fait qursquoils soientmuets ignorants de la langue franccedilaise ignorant nos baisemains etnos reacuteveacuterences contorsionneacutees notre port et notre maintien Comme

172 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

srsquoil srsquoagissait du modegravele auquel doit forceacutement se conformer la naturehumaine

88 Nous condamnons tout ce qui nous semble eacutetrange et quenous ne comprenons pas Il en est de mecircme dans le jugement que nousportons sur les animaux ils ont bien des traits qui srsquoapparentent auxnocirctres et dont nous pouvons tirer par comparaison quelque conjec-ture Mais de ce qursquoils ont de particulier que savons-nous Les che-vaux les chiens les bœufs les brebis les oiseaux et la plupart desanimaux domestiques reconnaissent notre voix et lui obeacuteissent ainsila muregravene de Crassus qui venait agrave lui quand il lrsquoappelait comme fontles anguilles de la fontaine drsquoAreacutethuse et jrsquoai vu dans de nombreuxviviers les poissons accourir pour manger quand ceux qui les nour-rissent poussaient certains cris

Ils ont un nom et vers le maicirctreMartial [50] IV29 Accourent tous quand il les appelle

89 Nous pouvons juger de cela Nous pouvons dire aussi queles eacuteleacutephants sont capables drsquoavoir quelque notion de religion dans lamesure ougrave apregraves plusieurs ablutions et purifications on les voit leverleur trompe comme si crsquoeacutetait leurs bras et les yeux leveacutes vers le soleillevant se tenir longtemps en meacuteditation et contemplation agrave certainesheures du jour de leur propre chef sans qursquoils aient eacuteteacute eacuteduqueacutes en cesens Mais ce nrsquoest pas parce que nous nrsquoobservons rien de semblablechez les autres animaux que nous devons consideacuterer qursquoils nrsquoont pasde religion nous ne pouvons nous faire une ideacutee de ce qui nous estcacheacute

90 Nous pouvons cependant voir quelque chose dans ce com-portement observeacute par le philosophe Cleacuteanthe parce qursquoil a quelquechose agrave voir avec le nocirctre Il raconte qursquoil a vu des fourmis quitter leurfourmiliegravere en portant le corps drsquoune fourmi morte et que plusieursautres vinrent agrave leur rencontre comme pour parlementer avec elles apregraves avoir eacuteteacute ensemble quelque temps ces derniegraveres srsquoen retour-negraverent comme pour consulter leurs concitoyens et elles firent ainsideux ou trois fois lrsquoaller-retour agrave cause probablement de difficulteacutesrencontreacutees pour la capitulation Elles revinrent enfin apportant auxautres un ver depuis leur taniegravere comme pour payer la ranccedilon de lamorte et les premiegraveres chargegraverent le ver sur leur dos pour lrsquoemporterchez elles abandonnant le cadavre aux autres Voilagrave lrsquointerpreacutetation

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 173

que Cleacuteanthe donna de la scegravene montrant par lagrave que les animaux quine parlent pas ne sont pas pour autant priveacutes de communication entreeux Si nous nrsquoy participons pas crsquoest que nous en sommes incapableset crsquoest ecirctre bien sots que de vouloir donner notre opinion sur la ques-tion

91 Les animaux agissent encore de bien drsquoautres faccedilons qui deacute-passent de loin nos possibiliteacutes nous ne pouvons pas les imiter car cesont des choses que nous sommes mecircme incapables drsquoimaginer Ainsicertains affirment que lors de la derniegravere grande bataille navale qursquoAn-toine perdit contre Auguste sa galegravere de commandement fut stoppeacuteeau milieu de sa course par ce petit poisson que les latins nommentlaquo remora raquo agrave cause de la particulariteacute qursquoil a drsquoarrecircter nrsquoimporte quelnavire auquel il srsquoattache Et lrsquoempereur Caligula croisant avec unegrande flotte le long des cocirctes de la Roumeacutelie sa galegravere et elle seulefut arrecircteacutee net par ce mecircme poisson il le fit attraper et fut fort deacute-piteacute de constater qursquoun si petit animal pouvait srsquoopposer agrave la mer auxvents et agrave la force de tous ses avirons alors qursquoil eacutetait simplementattacheacute par la tecircte1 agrave sa galegravere (car crsquoest un poisson agrave coquille) Et ilsrsquoeacutetonna encore plus non sans raison de constater que rameneacute dans lebateau il avait perdu cette force qursquoil manifestait au dehors

92 Un citoyen de la ville de Cyzique2 acquit jadis une reacuteputa-tion de grand savant3 pour avoir eacutetudieacute le comportement du heacuterissonCelui-ci fait agrave sa taniegravere des ouvertures en divers endroits exposeacutes agravedivers vents Et quand il preacutevoit quel vent il va faire il bouche le troude ce cocircteacute-lagrave En observant cela le citoyen en question apportait enville des preacutedictions sur le vent qui allait souffler

93 Le cameacuteleacuteon prend la couleur du lieu ougrave il se trouve mais lepoulpe lui prend la couleur qui lui plaicirct selon les circonstances pour

1Montaigne eacutecrit laquo par le bec [] crsquoest un poisson agrave coquille raquo Mais le remora nrsquoapas plus de bec que de laquo coquille raquo Les remora ont sur la tecircte une large ventouse parlaquelle ils srsquoattachent agrave lrsquoenvers et tregraves solidement drsquoailleurs aux tortues aux requinsetc Quant agrave arrecircter les navires

2Ville de Phrygie3Montaigne emploie le mot laquo matheacutematicien raquo Claude Pinganaud [59] traduit par

laquo astrologue raquo A Lanly [58] par laquo meacuteteacuteorologue raquo mot qui srsquoaccorde mieux avec lecontexte mais qui nrsquoest apparu qursquoen 1783 Par ailleurs le dictionnaire Petit Robertindique que le mot a signifieacute laquo astronome raquo jusqursquoau XVIIIegraveme Mais les astronomesont longtemps eacuteteacute aussi des astrologues En fait il semble bien que le terme de laquo ma-theacutematicien raquo ait eu longtemps le sens geacuteneacuterique de laquo savant raquo et crsquoest celui que jrsquoaichoisi drsquoadopter ici

174 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

se dissimuler de ce qursquoil craint ou attraper ce qursquoil cherche Chez lecameacuteleacuteon ce changement est passif mais chez le poulpe il est actifNous connaissons nous-mecircmes quelques changements de couleur lafrayeur la colegravere la honte ou drsquoautres sentiments altegraverent le teint denotre visage Mais crsquoest un effet subi comme dans le cas du cameacuteleacuteonSi la jaunisse peut nous rendre jaunes nous ne pouvons pas faire celavolontairement Ces effets que nous constatons chez les animaux etqui sont bien plus grands que pour nous montrent bien qursquoil y a en euxquelque faculteacute supeacuterieure qui nous est cacheacutee Et il en est de mecircmevraisemblablement de plusieurs autres aspects de leurs capaciteacutes dontaucun signe ne parvient jusqursquoagrave nous

94 Parmi toutes les preacutedictions faites jadis les plus ancienneset les plus sucircres eacutetaient celles qui se tiraient du vol des oiseaux Nousnrsquoavons rien de semblable ni drsquoaussi eacutetonnant Cette regravegle cet ordredans lequel se fait le battement de leurs ailes et dont on tire des en-seignements sur les choses qui vont advenir il faut bien que cela soitmeneacute drsquoexcellente faccedilon pour avoir un si noble effet car crsquoest parlerpour ne rien dire que drsquoattribuer cet effet remarquable agrave quelque dis-position naturelle sans eacutevoquer lrsquointelligence le consentement et leraisonnement de lrsquoanimal qui le produit Ainsi la torpille est-elle ca-pable non seulement drsquoengourdir les membres qui la touchent maisau travers des filets formant la seine1 de transmettre cette pesanteur etcet engourdissement aux mains de ceux qui les remuent et les manientOn dit mecircme encore que si on verse de lrsquoeau sur elle son effet remonteagrave travers lrsquoeau jusqursquoagrave la main et vient endormir le sens du toucherCette force est eacutetonnante mais elle nrsquoest pas inutile agrave la torpille Ellela ressent et lrsquoutilise pour attraper la proie qursquoelle convoite elle secache sous le limon afin que les autres poissons qui viennent agrave pas-ser au-dessus soient frappeacutes et paralyseacutes par cette stupeur qui eacutemanedrsquoelle et tombent en son pouvoir

95 Les grues hirondelles et autres oiseaux migrateurs qui changentde demeure selon les saisons montrent par lagrave qursquoils ont conscience deleur faculteacute divinatrice et la mettent en pratique Les chasseurs nousassurent que si lrsquoon veut choisir parmi de nombreux petits chiens celuiqui est le meilleur pour le garder il suffit de laisser la megravere le choisirelle-mecircme si on les emporte hors de leur gicircte le premier qursquoelle yramegravenera sera toujours le meilleur ou encore si lrsquoon fait semblantde faire du feu tout autour de leur gicircte crsquoest celui de ses petits auquel

1Filets disposeacutes en demi-cercle

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 175

elle portera drsquoabord secours Drsquoougrave il ressort que les chiennes ont unefaccedilon de faire des preacutevisions que nous nrsquoavons pas ou qursquoelles ontpour juger des qualiteacutes de leurs petits un sens autrement plus aigu quele nocirctre [Car en ce qui concerne nos enfants il est certain que jusqursquoagraveun acircge avanceacute il nrsquoy a rien qui puisse nous permettre drsquoen faire le trisinon lrsquoapparence physique]1

96 La maniegravere de naicirctre drsquoengendrer de se nourrir drsquoagir de semouvoir de vivre et de mourir qui est celle des animaux est si prochede la nocirctre que tout ce que nous ocirctons aux causes qui les animentet que nous ajoutons agrave notre condition pour la placer au-dessus de laleur ne peut relever drsquoune vision raisonneacutee Comme regravegle pour notresanteacute les meacutedecins nous proposent en exemple la faccedilon de vivre desanimaux car ce mot a eacuteteacute de tout temps dans la bouche du peuple

Tenez chauds les pieds et la tecircte Au demeurant vivez en becirctes

97 La reproduction est la principale des fonctions naturellesNous avons quelque arrangement de membres qui sont speacutecialementapproprieacutes agrave la chose Cela nrsquoempecircche pas que les meacutedecins nous or-donnent de nous conformer agrave la position et la faccedilon de faire des ani-maux comme eacutetant plus efficace

Crsquoest agrave la faccedilon des becirctes agrave quatre pattes Lucregravece [46]IV 1261-64Que la femme semble-t-il est la plus feacuteconde

La semence atteint mieux son but poitrine en basEt reins en lrsquoair

Et ils rejettent comme nuisibles ces mouvements deacuteplaceacutes et cho-quants que les femmes y ont ajouteacute de leur cru pour les ramener agravesuivre lrsquoexemple et la meacutethode des animaux de leur sexe plus modeacute-reacutes et plus calmes

Car la femme srsquointerdit agrave elle-mecircme de concevoir si Lucregravece [46]IV 1269-73Ondulant de la croupe elle stimule le plaisir de lrsquohomme

Et fait jaillir de ses flancs eacutepuiseacutes le flotRejetant ainsi hors du sillon le socEt faisant deacutevier de son but la semence

1Le passage entre crochets figurait dans toutes les eacuteditions jusqursquoagrave celle de 1588(laquo exemplaire de Bordeaux raquo) ougrave il a eacuteteacute rayeacute drsquoun trait de plume Il nrsquoa pas eacuteteacute reprisdans lrsquoeacutedition de 1595 Je lrsquoindique cependant pour lrsquointeacuterecirct qursquoil preacutesente

176 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

98 Srsquoil est juste de rendre agrave chacun son ducirc les animaux quiservent aiment et deacutefendent leurs bienfaiteurs et qui poursuivent etmenacent les eacutetrangers ou ceux qui les maltraitent ont une attitude quioffre quelque ressemblance avec notre justice De mecircme en est-il lors-qursquoils observent une parfaite eacutequiteacute dans la reacutepartition de leurs biensentre leurs petits Quant agrave lrsquoamitieacute elle est sans comparaison plus viveet plus constante chez eux que chez les hommes Hircanos le chien duroi Lysimaque quand son maicirctre fut mort demeura obstineacutement surson lit sans vouloir boire ni manger Et le jour ougrave lrsquoon brucircla le corpsil srsquoeacutelanccedila et se jeta sur le feu ougrave il peacuterit brucircleacute Crsquoest aussi ce que fitle chien drsquoun deacutenommeacute Pyrrhus il ne quitta pas le lit de son maicirctreapregraves la mort de celui-ci et quand on emporta le deacutefunt il se laissaemmener avec lui pour finalement se lancer dans le bucirccher ougrave brucirclaitle corps de son maicirctre

99 Il y a certaines inclinations sentimentales qui naissent quel-quefois en nous sans que la raison y prenne part et qui viennent drsquouneardeur fortuite que certains appellent laquo sympathie raquo et dont les becirctessont capables tout comme nous Les chevaux ont ainsi des familiariteacutesles uns avec les autres au point que nous sommes bien en peine de lesfaire vivre ou voyager seacutepareacutement on les voit srsquoenticher parmi leurscompagnons drsquoune certaine couleur de poil ou drsquoune certaine mine1et quand ils en rencontrent un comme cela ils se joignent aussitocirct agrave luien lui faisant fecircte avec de grandes deacutemonstrations de bienveillance etprennent les autres en grippe Les animaux ont comme nous des preacute-feacuterences dans leurs amours et opegraverent quelque seacutelection parmi leursfemelles Ils ne sont pas exempts de nos jalousies et de haines extrecircmeset irreacuteconciliables

100 Les deacutesirs sont ou naturels et neacutecessaires comme le boire etle manger ou naturels et non neacutecessaires comme lrsquoaccouplement avecles femelles ou encore ni naturels ni neacutecessaires ceux des hommessont presque tous de cette derniegravere sorte ils sont superflus et artificielsCar il est eacutetonnant de voir agrave quel point la nature se contente de peuet combien peu elle nous a laisseacute agrave deacutesirer ce que lrsquoon preacutepare dansnos cuisines ne relegraveve pas de son autoriteacute et les Stoiumlciens disent qursquounhomme pourrait se nourrir drsquoune olive par jour Elle ne nous dicte pas

1Montaigne dit seulement laquo comme agrave certain visage raquo D M Frame [28] et ALanly [58] pensent que laquo nous raquo a eacuteteacute omis et considegraverent qursquoil srsquoagit drsquoun parallegravele faitavec lrsquoattitude des hommes Cela se tient mais laquo visage raquo a longtemps eu le sens delaquo contenance raquo laquo attitude raquo et peut donc srsquoappliquer agrave des chevaux

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 177

la qualiteacute de nos vins ni ce que nous ajoutons de surcroicirct agrave nos appeacutetitsamoureux

Point nrsquoest besoin du c de la fille drsquoun grand consul 1 Horace [33] Iii 70

101 Ces deacutesirs eacutetrangers que lrsquoignorance du bien et des ideacuteesfausses ont insinueacutes en nous sont si nombreux qursquoils chassent presquetous ceux qui sont naturels ni plus ni moins que si dans une citeacuteil y avait un si grand nombre drsquoeacutetrangers qursquoils viennent agrave en chasserles habitants naturels ou agrave affaiblir leur autoriteacute et leur pouvoir anciensrsquoen emparant entiegraverement pour lrsquousurper Les animaux se conduisentde faccedilon beaucoup mieux reacutegleacutee que nous et se maintiennent avecplus de modeacuteration dans les limites que la Nature nous a prescrites mais pas au point cependant de nrsquoavoir aucune ressemblance avec nosdeacuteregraveglements

Et de mecircme qursquoil est arriveacute que des deacutesirs freacuteneacutetiques ont pousseacuteles hommes agrave lrsquoamour avec des animaux les animaux se trouvent par-fois aussi eacutepris drsquoamour pour nous et se precirctent agrave des passions contrenature drsquoune espegravece agrave lrsquoautre Ainsi de lrsquoeacuteleacutephant rival drsquoAristophanele Grammairien dans lrsquoamour pour une jeune marchande de fleurs dansla ville drsquoAlexandrie il ne lui ceacutedait en rien dans le comportementdrsquoun soupirant passionneacute se promenant sur le marcheacute ougrave lrsquoon ven-dait des fruits il en prenait avec sa trompe et les lui apportait Il nela quittait pas des yeux ou le moins qursquoil lui eacutetait possible et passaitquelquefois sa trompe par dessous son col jusque dans son giron pourlui tacircter les seins

On raconte aussi lrsquohistoire drsquoun dragon amoureux drsquoune fille celledrsquoune oie eacuteprise drsquoun enfant dans la ville drsquoAsope et drsquoun beacutelier fai-sant sa cour agrave la musicienne Glaucia Et lrsquoon voit couramment dessinges furieusement eacutepris drsquoamour pour des femmes et lrsquoon voit aussicertains animaux macircles srsquoadonner agrave lrsquoamour de leurs congeacutenegraveres dumecircme sexe

102 Oppien et drsquoautres donnent quelques exemples qui montrentle respect que les animaux attachent agrave la parenteacute lors de leurs mariagesmais lrsquoexpeacuterience nous montre bien souvent le contraire

La geacutenisse nrsquoa pas honte de se livrer agrave son pegravere Ovide [62] Xv 325Et la pouliche au cheval dont elle est neacutee

1Comme souvent la citation donneacutee par Montaigne est inexacte ou incomplegravete Etle sens de ces vers est bien plus leste que celui geacuteneacuteralement donneacute par les traducteurs

178 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Le bouc srsquounit aux chegravevres qursquoil a engendreacuteesEt lrsquooiselle agrave lrsquooiseau qui lui donna le jour

103 Pour ce qui est de lrsquoastuce malicieuse en est-il un meilleurexemple que celui du mulet du philosophe Thalegraves Comme il traver-sait une riviegravere alors qursquoil eacutetait chargeacute de sel il y treacutebucha malen-contreusement et mouilla les sacs qursquoil portait Srsquoeacutetant rendu compteque le sel dissous avait alleacutegeacute sa charge il ne manquait jamais en-suite degraves qursquoil rencontrait un ruisseau de srsquoy plonger avec ses sacsjusqursquoagrave ce que son maicirctre ayant deacutecouvert son stratagegraveme le fassecharger de laine Se trouvant deacutejoueacute il abandonna sa ruse Il y a desanimaux qui nous renvoient naturellement lrsquoimage de notre cupiditeacutecar ils cherchent obstineacutement agrave srsquoemparer de tout ce qursquoils peuvent etle dissimulent soigneusement mecircme srsquoils nrsquoen ont pas lrsquousage

104 Au chapitre des soins du meacutenage ils nous surpassent nonseulement dans cette preacutevoyance qui leur fait amasser et eacutepargner pourles jours agrave venir mais ils manifestent aussi une bonne connaissance dece qursquoil faut savoir en ce domaine Les fourmis eacutetendent hors de leurfourmiliegravere leurs graines et leurs semences pour les eacuteventer les ra-fraicircchir et les faire seacutecher quand elles voient qursquoelles commencent agravemoisir et agrave sentir le rance pour eacuteviter qursquoelles ne se corrompent etpourrissent Mais les preacutecautions et les soins qursquoelles apportent agrave ron-ger les grains de bleacute deacutepassent tout ce que lrsquoon peut imaginer Le bleacutene demeure pas toujours sec ni sain mais se ramollit se deacutetrempe et seliqueacutefie devenant comme du lait en commenccedilant agrave germer alors depeur qursquoil ne devienne semence et ne perde sa nature et ses proprieacuteteacutesde conservation neacutecessaires agrave leur nourriture elles rongent lrsquoextreacutemiteacutepar ougrave le germe sort habituellement

105 Quant agrave la guerre qui est la plus grande et la plus magni-fique des actions humaines jrsquoaimerais bien savoir si lrsquoon peut en tirerargument pour notre supeacuterioriteacute ou bien au contraire une preuve denotre faiblesse et imperfection Car elle est vraiment la science de nousdeacutechirer et entre-tuer de provoquer la ruine et la perte de notre propreespegravece et il me semble qursquoelle nrsquooffre pas grand-chose qui puisse ecirctredeacutesireacute par les animaux qui ne la connaissent pas

Quand donc un lion plus vaillantJuveacutenal [41]XV v 160 A-t-il ocircteacute la vie agrave un autre

Dans quelle forecirct un sanglier est-il mort sous la dentDrsquoun plus fort que lui

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 179

106 Mais les becirctes nrsquoen sont pas toutes exemptes pourtant Enteacutemoignent les furieux combats des laquo reines raquo drsquoabeilles comparablesaux campagnes guerriegraveres de deux princes ennemis

Souvent entre deux laquo reines1 raquo eacuteclate une discorde Virgile [114]IV v 67Provoquant une eacutemeute on peut alors imaginer

Lrsquoacharnement et la fureur guerriegravereQui srsquoemparent du peuple

Je ne lis jamais cette admirable description sans y voir repreacutesenteacuteesla sottise et la vaniteacute humaines Car ces mouvements guerriers qui noussaisissent drsquoeacutepouvante et drsquohorreur cette tempecircte de sons et de cris

Alors lrsquoeacuteclat des armes vers le ciel srsquoeacutelegraveve Lucregravece [46] iivv 325-328Et la terre alentour srsquoemplit de leurs reflets

Sous les pas des soldats le sol est eacutebranleacuteEt les clameurs pousseacutees font reacutesonner les monts

Il est plaisant de voir que cet effrayant deacuteploiement de tant de mil-liers drsquohommes armeacutes de tant de fureur drsquoardeur et de courage est sisouvent mis en branle pour de vaines raisons et qursquoil srsquoarrecircte si sou-vent pour des raisons anodines

Les amours de Pacircris dit-on plongegraverent la Gregravece Horace [34] I2Dans une guerre funeste contre les Barbares

107 Ainsi toute lrsquoAsie courut agrave sa perte et srsquoeacutepuisa en guerresagrave cause de lrsquoadultegravere de Pacircris Le deacutesir drsquoun seul homme un deacutepitun plaisir une jalousie intime toutes choses qui ne devraient mecircmepas conduire deux harengegraveres agrave srsquoeacutegratigner voilagrave bien le motif drsquounetelle tempecircte Et si nous voulons en croire ceux-lagrave mecircme qui en onteacuteteacute les principaux responsables et acteurs eacutecoutons le plus grand lechef victorieux entre tous et le plus puissant qui fut jamais le voici2

qui se moque et tourne en deacuterision de faccedilon comique et spirituelleplusieurs batailles hasardeuses livreacutees sur terre et sur mer le sang etla vie de cinq cent mille hommes qui le suivirent et subirent son sortles forces et les richesses des deux parties du monde eacutepuiseacutees pour leservice de ses entreprises

1Le mot du texte latin est laquo regibus raquo (rex roi) mais Virgile eacutevoque ici les abeilleset nous parlons de laquo reine raquo de nos jours agrave leur propos

2Il srsquoagit de lrsquoempereur Auguste auquel Martial precircte la parole dans les vers citeacutesensuite Lrsquoeacutepigramme preacutetend srsquoadresser agrave un laquo lecteur seacutevegravere raquo qui aurait reprocheacute agraveMartial ses vers licencieux et en guise drsquoexcuse le poegravete propose laquo ce sixain eacutegrillardde Ceacutesar Auguste raquo

180 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Parce qursquoAntoine a fait lrsquoamour agrave GlaphyreMartial [50]XI 21 Fulvie mrsquoimpose de lui en faire autant

Moi besogner FulvieEt pourquoi pas Manius srsquoil me le demandeNon soyons raisonnableFaire lrsquoamour ou la guerre dit-elleAh Plutocirct perdre la vie que mon vit Sonnez trompettes

(Jrsquouse ici en toute liberteacute de mon latin avec la permission que vousmrsquoen avez donneacutee Madame1)

108 Et maintenant ce grand corps avec tant drsquoaspects et demouvements qui semblent menacer le ciel et la terre

Ils sont aussi nombreux que les vagues sur la mer de LibyeVirgile [112]VII vv 718 sq Quand le sauvage Orion lrsquohiver venu srsquoy plonge

Ils sont aussi drus que les eacutepis brucircleacutes du soleil agrave nouveauLrsquoeacuteteacute dans les plaines drsquoHermos ou les champs de LycieLes boucliers reacutesonnent et la terre eacutebranleacutee freacutemit sous leurs pas

Ce monstre furieux avec tant de bras et tant de tecirctes crsquoest toujourslrsquoHomme faible malheureux et miseacuterable Ce nrsquoest qursquoune fourmi-liegravere mise en eacutemoi et exciteacutee dont

Le noir bataillon srsquoavance dans la plaineVirgile [112]IV v 404

109 Un souffle de vent contraire le croassement drsquoun vol decorbeaux le faux pas drsquoun cheval le passage fortuit drsquoun aigle unsonge une parole un signe une brume matinale suffisent agrave le ren-verser et le jeter agrave terre Frappez-le seulement drsquoun rayon de soleilau visage et le voilagrave disparu aneacuteanti Qursquoon lui souffle seulement unpeu de poussiegravere dans les yeux comme aux abeilles de notre poegravete2et voilagrave toutes ses enseignes ses leacutegions rompues fracasseacutees et legrand Pompeacutee lui-mecircme agrave leur tecircte Car ce fut lui me semble-t-il queSertorius3 battit en Espagne avec toutes ces belles armes qui ont aussiservi agrave drsquoautres agrave Eumegravene contre Antigonos agrave Sureacutena contre Crassus

1Il srsquoagit de la princesse agrave laquelle il srsquoadressera encore plus loin et agrave laquelle il adeacutedieacute lrsquoApologie on pense geacuteneacuteralement qursquoil srsquoagit de Marguerite de Valois fille deHenri II et femme de Henri de Navarre futur Henri IV Les vers de Martial eacutetaient enlatin ce qui permettait de faire passer des choses un peu lestes

2Virgile dans les Geacuteorgiques dont il a eacuteteacute question plus haut3P Villey [55] fait remarquer que Montaigne se trompe ici ce nrsquoest pas Sertorius

mais le peuple des Characitaniens qui furent vainqueurs ici Mais il est vrai qursquoailleursSertorius a remporteacute une victoire sur Pompeacutee

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 181

Ces grandes colegraveres ces terribles combats Virgile [114]IV 86Une poigneacutee de poussiegravere les calmera

110 Qursquoon lance des abeilles agrave la poursuite de ce monstre armeacuteelles auront tocirct fait de le mettre en deacuteroute Il nrsquoy a pas si longtempsles Portugais faisant le siegravege de Tamly dans le territoire de Xiatime1les habitants de cette ville apportegraverent sur la muraille un grand nombrede ruches dont ils disposaient en quantiteacute et en chassegraverent les abeillesavec du feu vers leurs ennemis si bien que ceux-ci abandonnegraverent leurentreprise ne pouvant supporter leurs attaques et leurs piqucircres Ainsila victoire et la liberteacute de leur ville furent obtenues par ce secours drsquoungenre nouveau et avec tant de succegraves qursquoau retour du combat pas uneseule abeille ne manquait

111 Les acircmes des empereurs et celles des savetiers sont faitessur le mecircme moule Quand nous consideacuterons lrsquoimportance des actionsdes princes et leur poids nous nous persuadons qursquoelles sont pro-duites par des causes tout aussi importantes et pesantes Mais nousnous trompons ils sont mus et retenus dans leurs mouvements parles mecircmes ressorts que nous dans les nocirctres Crsquoest la mecircme raison quinous fait nous quereller avec un voisin et qui jette les princes dans laguerre Celle qui nous fait fouetter un laquais quand il srsquoagit drsquoun roilui fait ruiner une province Il ont des deacutesirs aussi futiles que les nocirctresmais ils ont plus de pouvoir2 De semblables deacutesirs agitent un ciron etun eacuteleacutephant

112 En ce qui concerne la fideacuteliteacute on peut dire qursquoil nrsquoest aucun Histoires dechiensanimal au monde qui soit aussi traicirctre que lrsquohomme Les livres drsquohis-

toire racontent comment certains chiens ont chercheacute agrave venger la mortde leur maicirctre Le roi Pyrrhus ayant rencontreacute un chien qui montaitla garde pregraves drsquoun homme mort et ayant entendu dire que cela faisaittrois jours qursquoil eacutetait lagrave donna lrsquoordre drsquoenterrer le corps et emmenace chien avec lui3 Mais un jour qursquoil assistait aux preacutesentations drsquoen-semble de son armeacutee le chien aperccedilut les meurtriers de son maicirctrecourut vers eux avec force aboiements et en grande colegravere fournis-sant ainsi le premier indice qui mit en route la justice et lui permit

1A Lanly indique ([58] T II p 141 note 274) que ce territoire contrairement agrave ceqursquoindique lrsquoeacutedition Villey nrsquoest pas en Inde mais que crsquoest celui drsquoune tribu du MarocLa ville de laquo Tamly raquo nrsquoa pas eacuteteacute vraiment identifieacutee

2A Lanly traduit ici laquo ils veulent plus raquo Il a tort agrave mon avis il srsquoagit bien drsquouneopposition laquo vouloirpouvoir raquo

3Source Plutarque [78] Quels animaux

182 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

de tirer vengeance de ce meurtre peu de temps apregraves Le chien dusage Heacutesiode en fit autant quand il confondit les enfants de Ganistorde Naupacte meurtriers de son maicirctre Un autre chien gardien drsquountemple drsquoAthegravenes ayant aperccedilu un voleur sacrilegravege qui emportait lesplus beaux joyaux se mit agrave aboyer contre lui tant qursquoil pouvait Maisles gardiens ne srsquoeacutetant pas reacuteveilleacutes pour autant il se mit agrave le suivreet le jour srsquoeacutetant leveacute se tint alors un peu plus loin de lui mais sansjamais le perdre de vue Si lrsquohomme lui offrait agrave manger il nrsquoen vou-lait pas mais faisait fecircte de la queue aux passants qursquoil rencontraitet acceptait de leurs mains ce qursquoils lui donnaient Si son voleur srsquoar-recirctait pour dormir il srsquoarrecirctait aussi au mecircme endroit Lrsquohistoire dece chien eacutetant parvenue aux gardiens du temple ils le suivirent agrave latrace questionnant les gens sur son poil et le retrouvegraverent enfin dansla ville de Cromyon1 avec le voleur qursquoils ramenegraverent agrave Athegravenes ougraveil fut puni Et les juges en reconnaissance de sa bonne conduite attri-buegraverent sur le Treacutesor Public une mesure de bleacute pour la nourriture duchien et prescrivirent aux precirctres drsquoavoir soin de lui Plutarque racontecette anecdote comme une chose tregraves connue et qui serait arriveacutee agrave soneacutepoque

113 Quant agrave la gratitude (car il me semble que nous avonsbien besoin de remettre ce mot en honneur) ce seul exemple y suf-fira2 Appion raconte cette histoire en disant qursquoil en a eacuteteacute lui-mecircmele spectateur laquo Un jour dit-il comme on offrait au peuple de Romele plaisir de voir combattre de nombreuses becirctes sauvages venues depays lointains et principalement des lions drsquoune taille extraordinairelrsquoun drsquoentre eux par son comportement furieux la grosseur et la forcede ses pattes ses rugissements altiers et effrayants avait attireacute sur luilrsquoattention de toute lrsquoassistance Parmi les esclaves qui furent offertsau peuple dans ce combat de fauves il y avait un certain Androdusde Dace qui appartenait agrave un noble romain de rang consulaire3 Lelion lrsquoayant aperccedilu de loin srsquoarrecircta drsquoabord tout net comme frappeacute

1Le dictionnaire Gaffiot donne laquo Bourg pregraves de Corinthe raquo avec une reacutefeacuterence dansOvide [62] 7 435

2Montaigne a tireacute cette histoire (connue encore de nos jours) du livre drsquoAulu-Gelle[8] V 14 Mais lrsquoesclave dont il est question y a pour nom Androclus et non Androclegravescomme on lrsquoappelle aujourdrsquohui Comme le suggegravere A Lanly ([58] II p 142 note 280)lrsquoimprimeur de Montaigne a probablement lu laquo d raquo au lieu de laquo cl raquo

3Aulu-Gelle a eacutecrit laquo servus viri consularis raquo laquo Consul raquo lrsquoun des deux magistratsqui exerccedilaient lrsquoautoriteacute suprecircme sous la Reacutepublique Jrsquoemploie laquo rang consulaire raquo il srsquoagit probablement de ce qursquoon appelait un laquo Proconsul raquo nom donneacute apregraves Syllaaux anciens consuls qui recevaient le gouvernement drsquoune province et posseacutedaient lespouvoirs militaire civil et judiciaire (drsquoapregraves le Petit Robert)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 183

drsquoeacutetonnement puis srsquoapprocha tout doucement calmement et paisi-blement comme srsquoil cherchait agrave le reconnaicirctre Cela fait et convaincude ne pas se tromper il commenccedila agrave agiter la queue comme font leschiens qui font fecircte agrave leur maicirctre agrave leacutecher les mains et les cuisses dece pauvre malheureux glaceacute drsquoeffroi et precirct agrave deacutefaillir Mais devantlrsquoattitude bienveillante du lion Androdus reprit ses esprits il osa leregarder et lrsquoayant examineacute le reconnut crsquoeacutetait un spectacle singu-lier et plaisant de voir les caresses qursquoils eacutechangeaient Et le peupleayant pousseacute des cris de joie lrsquoempereur fit appeler cet esclave pouren apprendre les raisons drsquoune aventure aussi eacutetonnante

Il lui raconta alors cette histoire inouiumle et extraordinaire

114 laquo Mon maicirctre dit-il eacutetant proconsul en Afrique je fuscontraint de mrsquoenfuir agrave cause de la cruauteacute avec laquelle il me traitaiteacutetant battu tous les jours Et pour me cacher de la vue drsquoun personnageayant une si grande autoriteacute sur la province jrsquoai trouveacute que le mieuxeacutetait de mrsquoen aller seul dans les contreacutees sablonneuses et inhabitablesde ce pays-lagrave reacutesolu agrave me tuer moi-mecircme si je nrsquoy trouvais pas de quoime nourrir Le soleil eacutetant extrecircmement brucirclant agrave midi et la chaleurinsupportable je deacutecouvris une grotte bien cacheacutee et inaccessible etmrsquoy engouffrai Mais peu apregraves arriva ce lion avec une patte sanglanteet blesseacutee tout plaintif et geacutemissant agrave cause des douleurs qursquoelle luicausait Agrave son arriveacutee je fus terriblement effrayeacute mais quand il me vitreacutefugieacute dans un coin de son gicircte il srsquoapprocha tout doucement de moien me preacutesentant sa patte abicircmeacutee me la tendant comme pour me de-mander secours Je lui ocirctai alors un grand eacuteclat de bois qui srsquoy trouvaitet mrsquoeacutetant un peu familiariseacute avec lui je pus presser sa plaie et en fairesortir tout le pus qui srsquoy eacutetait amasseacute lrsquoessuyai et la nettoyai le mieuxpossible Comme il se sentait soulageacute et qursquoil souffrait moins il sereposa et srsquoendormit en me laissant sa patte entre les mains Agrave partirde lagrave nous veacutecucircmes ensemble lui et moi trois anneacutees durant danscette grotte Nous partagions la mecircme nourriture il mrsquoapportait lesmeilleurs morceaux des becirctes qursquoil tuait agrave la chasse je les faisais cuireau soleil faute de pouvoir faire du feu et je les mangeais A la longueje me lassai de cette vie de becircte sauvage et un jour que le lion eacutetaitparti chasser comme de coutume je partis Le troisiegraveme jour je fuspris par des soldats qui me ramenegraverent drsquoAfrique ici chez mon maicirctrelequel me condamna agrave mort et agrave ecirctre livreacute aux becirctes sauvages Je voisque le lion a eacuteteacute pris lui aussi peu de temps apregraves et qursquoil a voulumaintenant me reacutecompenser de mes soins et de la gueacuterison obtenuegracircce agrave moi

184 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Voilagrave lrsquohistoire qursquoAndrodus raconta agrave lrsquoempereur et qui se reacutepan-dit du coup de bouche en bouche Si bien qursquoagrave la demande de tous ilfut remis en liberteacute et amnistieacute de sa condamnation et pour contenterle peuple on lui fit mecircme don de ce lion Et depuis dit Appion onpeut voir Androdus promenant ce lion en laisse agrave Rome de taverneen taverne recevant lrsquoargent qursquoon lui donne Le lion se laisse couvrirdes fleurs qursquoon lui jette et chacun de dire en les rencontrant ldquo Voilagravele lion hospitalier voilagrave lrsquohomme qui lrsquoa soigneacute rdquo raquo

115 Nous pleurons souvent la perte des animaux que nous ai-mons ils en font autant pour nous

Apregraves srsquoavance sans ornements le cheval de Pallas AEligthon Virgile [112]XI 89 Il pleure et sa tecircte est baigneacutee de larmes

116 Chez certains peuples les femmes sont en commun chezdrsquoautres chacun a la sienne Nrsquoest-ce pas la mecircme chose chez les ani-maux Et nrsquoy voit-on pas de mariages mieux respecteacutes que les nocirctres

117 Les animaux se donnent une socieacuteteacute et une organisationils constituent entre eux des ligues pour se porter secours Quand desbœufs des porcs et autres animaux entendent les cris de celui qursquoonmaltraite tout le troupeau accourt agrave son aide se rallie pour le deacutefendreQuand un scare1 avale lrsquohameccedilon drsquoun pecirccheur ses congeacutenegraveres srsquoas-semblent en foule autour de lui et rongent la ligne Si drsquoaventure il yen a un qui se trouve pris dans une nasse les autres lui tendent leurqueue de lrsquoexteacuterieur il la serre tant qursquoil peut dans ses dents et ils letirent et le traicircnent ainsi au dehors Quand lrsquoun des leurs est attrapeacuteles barbeaux dressent une eacutepine denteleacutee qursquoils ont sur le dos et lafrottent contre la ligne qursquoils parviennent agrave scier de cette faccedilon

118 Quant aux services que nous nous rendons les uns auxautres pour les besoins de lrsquoexistence on en trouve bien des exempleschez les animaux eacutegalement On preacutetend que la baleine ne se deacuteplacejamais sans qursquoelle ait devant elle un petit poisson semblable au gou-jon de mer qursquoon appelle pour cette raison le laquo pilote raquo La baleine lesuit se laisse mener et manœuvrer aussi facilement que le gouvernailfait virer de bord un navire Et en guise de reacutecompense alors que touteautre chose becircte ou vaisseau qui entre dans la bouche de ce monstrey est immeacutediatement perdue et engloutie ce petit poisson lui srsquoy reacute-fugie en toute seacutecuriteacute pour y dormir Pendant son sommeil la baleine

1Poisson dont les dents sont soudeacutees et forment une sorte de bec il vit en Meacutediter-raneacutee

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 185

reste immobile mais aussitocirct qursquoil sort elle se remet agrave le suivre sanscesse si par malheur elle srsquoen eacutecarte elle va errer ccedila et lagrave et souventse heurte aux rochers comme un vaisseau qui nrsquoaurait plus de gouver-nail crsquoest ce que Plutarque atteste avoir vu1 dans lrsquoicircle drsquoAnticyre2

119 Il y a une socieacuteteacute du mecircme genre entre le petit oiseau qursquoonappelle laquo roitelet raquo et le crocodile le roitelet sert de sentinelle agrave cegrand animal Et si lrsquoichneumon3 son ennemi srsquoapproche pour le com-battre ce petit oiseau de peur qursquoil ne le surprenne endormi lrsquoeacuteveillepar son chant et agrave coups de bec pour lrsquoavertir du danger Il vit des restesde ce monstre qui le reccediloit familiegraverement dans sa bouche et lui per-met de becqueter dans ses macircchoires entre ses dents pour y prendreles morceaux de viande qui y sont resteacutes Et si le crocodile veut fer-mer la bouche il avertit drsquoabord le roitelet drsquoavoir agrave en sortir en larefermant peu agrave peu sans le serrer ni le blesser

120 Le coquillage qursquoon nomme la nacre vit aussi avec le pin-nothegravere qui est un petit animal du mecircme genre que le crabe qui luisert drsquohuissier et de portier il se tient agrave lrsquoouverture de ce coquillageqursquoil tient constamment entrebailleacute et ouvert jusqursquoagrave ce qursquoil y voieentrer un petit poisson qui est une proie qui leur convient alors ilentre dans la nacre la pince dans sa chair vive et la contraint ainside se refermer Alors tous deux ensemble mangent la proie qursquoils ontenfermeacutee dans leur place forte

121 Dans la faccedilon de vivre des thons on remarque une singu-liegravere connaissance des trois parties de la matheacutematique ils enseignentagrave lrsquohomme lrsquoastronomie car ils srsquoarrecirctent lagrave ougrave le solstice drsquohiver lessurprend et nrsquoen bougent plus jusqursquoagrave lrsquoeacutequinoxe qui suit Voilagrave pour-quoi Aristote lui-mecircme leur concegravede volontiers ce savoir Quant agrave lageacuteomeacutetrie et agrave lrsquoarithmeacutetique on peut voir qursquoils forment toujours leurbanc selon un cube carreacute sur toutes les faces avec un corps de ba-taillon solide fermeacute et disposeacute sur six faces eacutegales puis nagent danscette formation carreacutee aussi large derriegravere que devant de sorte que silrsquoon en voit et compte un rang on peut aiseacutement en deacuteduire lrsquoeffectifde toutes la troupe puisque leur nombre en profondeur est eacutegal agrave celuide la largeur et la largeur agrave la longueur

1Plutarque [78] Quels animaux XXXI2Ile de la mer Eacutegeacutee dans le golfe Maliaque (Dict Gaffiot) A Lanly ([58] II p 143

note 286) dit que laquo lrsquoatlas moderne comporte une icircle Antikythira au sud de Kythira(Cythegravere) raquo et se demande srsquoil ne srsquoagit pas de la mecircme Possible en effet

3Petit rat carnassier Cf note de la page 160

186 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

122 En ce qui concerne la fierteacute1 il est difficile drsquoen donnerun exemple plus frappant que celui du grand chien qui fut envoyeacute desIndes au roi Alexandre2 On lui preacutesenta drsquoabord un cerf agrave combattrepuis un sanglier puis un ours il nrsquoy precircta pas attention et ne daignamecircme pas bouger Mais quand il vit un lion il se dressa aussitocirct sur sespattes montrant par lagrave manifestement qursquoil consideacuterait celui-lagrave commeseul digne de se battre avec lui

123 Agrave propos du repentir et de la reconnaissance de ses fauteson raconte lrsquohistoire drsquoun eacuteleacutephant qui ayant tueacute son cornac dans unviolent accegraves de colegravere en eut un chagrin tel qursquoil ne voulut plus ja-mais manger et se laissa mourir Quant agrave la cleacutemence on cite le casdrsquoun tigre pourtant lrsquoanimal le plus inhumain de tous comme on luiavait donneacute agrave manger un chevreau il souffrit de la faim pendant deuxjours sans vouloir srsquoy attaquer et le troisiegraveme il brisa la cage ougrave ileacutetait enfermeacute pour aller chercher une autre proie ne voulant pas srsquoenprendre au chevreau qui eacutetait devenu son compagnon et son hocircte

124 Quant aux bonnes relations qui se tissent par la vie en so-cieacuteteacute on sait que nous habituons couramment agrave vivre ensemble deschats des chiens et des liegravevres Mais ce que lrsquoexpeacuterience apprend surles alcyons3 agrave ceux qui voyagent sur les mers et notamment sur la merde Sicile deacutepasse tout ce que lrsquoon peut imaginer Y a-t-il une seule es-pegravece drsquoanimaux pour laquelle la nature ait autant honoreacute les coucheslrsquoenfantement la naissance Les poegravetes nous apprennent en effet quelrsquoicircle de Deacutelos et elle seule qui auparavant allait agrave la deacuterive fut fixeacuteepour permettre agrave Latone drsquoenfanter Mais Dieu a voulu aussi que toutela mer fucirct calmeacutee rendue ferme et aplanie sans vagues sans vent nipluie pendant que lrsquoalcyon fait ses petits peacuteriode qui est justementproche du solstice le jour le plus court de lrsquoanneacutee et du fait de ceprivilegravege nous avons sept jours et sept nuits en plein cœur de lrsquohiverougrave nous pouvons naviguer sans danger Les femelles des alcyons nereconnaissent pas drsquoautre macircle que celui qui est le leur et elles lrsquoas-sistent toute leur vie sans jamais lrsquoabandonner Srsquoil devient deacutebile etimpotent elles le chargent sur leurs eacutepaules et le portent partout leservant jusqursquoagrave sa mort Mais personne nrsquoa encore pu trouver com-ment ni avec quoi lrsquoalcyon fait le nid de ses petits

1A Lanly [58] conserve laquo magnanimiteacute raquo Mais le mot a pris aujourdrsquohui un sensassez diffeacuterent me semble-t-il

2Source Plutarque [78] Quels animaux XIX3Source Plutarque [78] Quels animaux XXXV

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 187

125 Plutarque qui en a vu et manipuleacute plusieurs pense qursquoilsrsquoagit drsquoarecirctes de poissons jointes et lieacutees ensemble entrelaceacutees enlong et en travers avec des courbes et des arrondis ajouteacutes pour obte-nir finalement une forme de vaisseau rond et precirct agrave naviguer Et quandla construction est parfaitement acheveacutee lrsquoalcyon le porte agrave la vaguelagrave ougrave la mer en le battant doucement lui montre ce qui nrsquoest pas bienajusteacute et doit ecirctre radoubeacute les endroits ougrave la structure se deacutefait et quidoivent ecirctre renforceacutes pour affronter les paquets de mer Et agrave lrsquoinversele battement de la mer resserre ce qui est bien joint de telle sorte qursquoilne peut plus se rompre ni deacutefaire ni ecirctre endommageacute agrave coups de pierreou de barre de fer si ce nrsquoest agrave grand peine Et ce qui est le plus ad-mirable ce sont les proportions et la concaviteacute car elle est conccedilue etproportionneacutee de telle faccedilon qursquoelle ne peut recevoir ni admettre autrechose que lrsquooiseau qui lrsquoa construite Elle est impeacuteneacutetrable close etfermeacutee agrave toute autre chose tellement drsquoailleurs que lrsquoeau de la merelle-mecircme nrsquoy peut peacuteneacutetrer Voilagrave une description bien claire et priseagrave bonne source1 de ce bacirctiment Et pourtant il me semble qursquoelle nenous renseigne pas encore suffisamment sur la complexiteacute de cette ar-chitecture Et de quelle vaniteacute faut-il donc que nous fassions preuvepour placer en dessous de nous et deacutedaigner des choses que nous neparvenons pas agrave comprendre

126 Voici ce que lrsquoon peut ajouter pour prolonger un peu encorece propos concernant lrsquoeacutegaliteacute qui existe entre nous et les animaux ce privilegravege dont notre acircme se glorifie et qui consiste agrave ramener agravesa propre nature tout ce qursquoelle conccediloit agrave deacutepouiller de qualiteacutes mor-telles et corporelles tout ce qui vient agrave elle agrave contraindre les chosesqursquoelle estime dignes drsquoelle agrave se deacutevecirctir et agrave se deacutepouiller de leurs pro-prieacuteteacutes corruptibles et agrave laisser de cocircteacute comme des vecirctements super-flus et vils lrsquoeacutepaisseur la longueur la profondeur le poids la couleurlrsquoodeur la rugositeacute le poli la dureteacute la mollesse et tout ce qui est sen-sible pour les ramener agrave sa nature immortelle et spirituelle de faccedilonagrave ce que par exemple Rome ou Paris que jrsquoai dans lrsquoesprit Paris quejrsquoimagine je lrsquoimagine et le comprends sans qursquoil ait de grandeur ni delieu sans pierre sans placirctre et sans bois ndash eh bien Ce privilegravege-lagrave ilsemble bien appartenir aux animaux eux aussi Car un cheval habitueacuteaux trompettes aux coups drsquoarquebuse et au combat que nous voyonsse treacutemousser et freacutemir en dormant eacutetendu sur sa litiegravere comme srsquoilse trouvait au milieu des combats il est bien eacutevident qursquoil conccediloit en

1Plutarque [78] Quels animaux XXXV

188 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

esprit le son du tambour sans qursquoil y ait de bruit et une armeacutee sansqursquoelle ait drsquoarmes ni de corps

Tu verras en effet des chevaux vigoureux coucheacutes et endormisLucregravece [46]IV 987-989 Inondeacutes de sueur dans leurs recircves souffler sans relacircche

Et bander leurs forces pour remporter la palme agrave la course

127 Le liegravevre qursquoun leacutevrier imagine en songe et apregraves lequelnous le voyons haleter en dormant allonger la queue remuer les jar-rets mimant parfaitement les mouvements de la course crsquoest un liegravevresans poil et sans os

Alanguis en leur repos les chiens de chasseLucregravece [46]IV 991 sq Agitent soudain leurs pattes et jappent

Reniflent lrsquoair agrave petits coups comme sur la pisteDrsquoune becircte sauvage enfin trouveacutee Et souvent reacuteveilleacutesIls poursuivent encore le cerf illusoire le voient fuirJusqursquoagrave ce que lrsquoimage eacutevanouie ils reviennent agrave eux

128 Nous voyons souvent les chiens de garde gronder en recirc-vant puis aboyer vraiment et se reacuteveiller en sursaut comme srsquoils aper-cevaient un eacutetranger qui arrive Cet eacutetranger que voit leur esprit crsquoestun homme immateacuteriel sans dimension sans couleur et sans existencereacuteelle

Les petits chiens de compagnie espegravece caressanteLucregravece [46]IV 999 sq Souvent sursautent et se legravevent inquiets

Croyant avoir vu un visage inconnu un eacutetranger

129 Quant agrave la beauteacute du corps il faudrait drsquoabord savoir avantLa beauteacutecorporelle drsquoaller plus avant si nous sommes drsquoaccord sur sa deacutefinition Il est

vraisemblable que nous ne savons guegravere ce qursquoest la beauteacute en soien geacuteneacuteral puisque nous donnons tant drsquoaspects divers agrave notre beauteacutehumaine srsquoil en existait quelque forme preacutedeacutetermineacutee nous la recon-naicirctrions tous drsquoun commun accord comme nous le faisons pour lachaleur du feu Or nous en imaginons les formes agrave notre guise

Un teint de belge est vilain au visage romainProperce [80]XVIII 26

130 Aux Indes1 on deacutecrit ainsi la beauteacute noire et basaneacutee avecde grosses legravevres gonfleacutees le nez plat et large et le cartilage du nez

1Tireacute de Gomara [25] II 20

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 189

chargeacute de gros anneaux drsquoor pour le faire pendre jusqursquoagrave la bouche lalegravevre infeacuterieure est chargeacutee aussi de gros cercles enrichis de pierreriespour la faire tomber sur le menton et il est consideacutereacute comme eacuteleacutegantde montrer les dents jusqursquoau-dessous des racines Au Peacuterou les plusgrandes oreilles sont les plus belles et on les eacutetire autant que lrsquoon peutartificiellement Un de nos contemporains1 raconte qursquoil a vu chezun peuple drsquoorient ce souci de les agrandir ecirctre priseacute au point de lescharger de pesants bijoux si bien qursquoil pouvait sans peine passer sonbras mecircme vecirctu par un trou de leurs oreilles

131 Ailleurs on trouve des peuples qui se noircissent les dentsavec soin et meacuteprisent ceux qui les ont blanches Ailleurs encore onles teint en rouge Il nrsquoy a pas que chez les Basques que les femmesse trouvent plus belles avec la tecircte raseacutee mais dans bien drsquoautres payset qui plus est mecircme dans certaines contreacutees glaciales comme le rap-porte Pline Les mexicaines considegraverent comme un signe de beauteacute lapetitesse du front et si elles srsquoeacutepilent par tout le corps crsquoest sur cefront qursquoelles entretiennent et font croicirctre leurs cheveux avec art Ellesconsidegraverent comme si importante la taille de leurs seins qursquoelles preacute-tendent pouvoir donner le sein agrave leurs enfants par-dessus leur eacutepaulePour nous ce serait le signe mecircme de la laideur

132 Chez les Italiens la beauteacute est grosse et massive chez lesEspagnols segraveche et maigre Chez nous elle est blanche pour lrsquoun etbrune pour lrsquoautre Pour celui-ci elle est molle et deacutelicate et pour cetautre forte et vigoureuse Tel y demande mignardise et douceur telautre fierteacute et majesteacute De mecircme que pour Platon la sphegravere est la plusbelle figure pour les Eacutepicuriens crsquoest plutocirct la pyramide ou le carreacute ils ne peuvent ravaler un dieu agrave la forme drsquoune boule

133 Mais quoi qursquoil en soit Nature ne nous a pas privileacutegieacutesen cela plus que sur autre chose dans ses lois communes Et si nous yregardons de pregraves nous verrons que srsquoil y a quelques animaux moinsfavoriseacutes que nous sur le chapitre de la beauteacute il y en a un grandnombre drsquoautres qui le sont plus laquo En beauteacute nous sommes deacutepasseacutes Ciceacuteron [17] 1

10par beaucoup drsquoanimaux raquo Et mecircme par des animaux terrestres ndash noscompatriotes Car pour ce qui est des animaux marins si on laisse decocircteacute la forme du corps qui ne peut se comparer tellement elle estdiffeacuterente nous leur ceacutedons beaucoup pour la couleur lrsquoeacuteclat le polila souplesse Et nous ne le ceacutedons pas moins aux animaux des airs

1Selon P Villey il srsquoagirait de Balbi in Viaggio dellrsquoIndio orientali eacuted de 1590 p76

190 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Quant agrave cette preacuterogative que constitue notre stature droite regardantvers le ciel son origine et que font valoir les poegravetes

Alors que les animaux face baisseacutee regardent vers la terreOvide [62] I84 Dieu a releveacute le front de lrsquohomme et lui ordonne

De contempler le ciel et drsquoeacutelever son regard vers les astres

elle est vraiment trop poeacutetique car il y a plusieurs bestioles qui ontle regard tout agrave fait dirigeacute vers le ciel et le cou des chameaux et desautruches je le trouve encore plus releveacute et plus droit que le nocirctre

134 Quels sont les animaux qui nrsquoont pas la face tourneacutee vers lehaut dirigeacutee vers lrsquoavant qui ne regardent pas en face drsquoeux commenous et qui ne deacutecouvrent pas dans leur posture ordinaire une aussigrande partie du ciel et de la terre que lrsquohomme Et quelles sont lesqualiteacutes de notre constitution corporelle eacutevoqueacutees par Platon ou Ciceacute-ron qui ne peuvent ecirctre aussi attribueacutees agrave mille sortes drsquoanimaux

135 Ceux qui nous ressemblent le plus ce sont les plus laids etles plus meacuteprisables de tous car en ce qui concerne lrsquoapparence duvisage ce sont les singes les magots

Combien nous ressemble le singe le plus laid de tous les ani-Ennius inCiceacuteron [17] I35

maux

Pour ce qui est de lrsquointeacuterieur et des parties vitales crsquoest le porc [silrsquoon en croit les meacutedecins1] Certes quand jrsquoimagine lrsquohomme tout nu(et mecircme srsquoil srsquoagit du sexe qui semble le mieux doteacute sur le plan dela beauteacute) ses tares ses servitudes naturelles et ses imperfections jetrouve que nous avons eu plus de raisons de nous couvrir qursquoaucunautre animal Nous avons des excuses pour avoir fait des emprunts agraveceux que la nature avait mieux favoriseacutes que nous et de nous ecirctre pareacutesde ce qui faisait leur beauteacute2 de nous ecirctre cacheacutes sous leurs deacutepouillesde laine de plume ou de soie

136 Remarquons drsquoailleurs que nous sommes le seul animaldont la nuditeacute3 offense ses semblables et le seul qui doit se cacherde ceux de son espegravece pour satisfaire ses besoins naturels Crsquoest aussi

1Le passage entre crochets ne figure que dans les eacuteditions anteacuterieures agrave lrsquolaquo exem-plaire de Bordeaux raquo

2Les eacuteditions jusqursquoagrave celle de 1588 comportaient ici laquo Et puis que lrsquohomme nrsquoavoitpas dequoy se presenter tout nud a la veue du monde il a eu raison de se cacher raquo

3Le texte est ici laquo deacutefaut raquo Jrsquoestime qursquoeacutetant donneacute le contexte ce laquo deacutefaut raquo est lemanque de laquo vecirctement naturel raquo drsquoougrave laquo nuditeacute raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 191

un aspect digne de consideacuteration que ceux qui sont les maicirctres en lamatiegravere prescrivent comme remegravede aux passions amoureuses la vueentiegravere et libre du corps convoiteacute et preacutetendent que pour refroidir lrsquoaf-fection il nrsquoest besoin que de voir librement ce que lrsquoon aime

Qui deacutecouvre au grand jour les secregravetes parties Ovide [64] v429Du corps de lrsquoecirctre aimeacute sent sa passion srsquoeacuteteindre

Au milieu des transports

137 Et encore que cette recette puisse apregraves tout srsquoexpliquerpar une humeur un peu deacutelicate et deacutegoucircteacutee voilagrave un signe eacutetonnantde notre imperfection lrsquohabitude et la connaissance nous deacutetournentles uns des autres Ce nrsquoest pas tant la pudeur que lrsquohabileteacute et la sa-gesse qui rendent nos dames tellement porteacutees agrave nous refuser lrsquoentreacuteede leurs cabinets de toilette avant drsquoecirctre pareacutees et maquilleacutees pour semontrer en public

Nos Veacutenus le savent bien et cachent avec soin Lucregravece [46]IV vv1185-1187

Les coulisses de leur vie aux hommesQursquoelles veulent retenir et enchaicircner

alors que chez beaucoup drsquoanimaux il nrsquoest rien que nous nrsquoaimionset qui ne plaise agrave nos sens de leurs excreacutetions et seacutecreacutetions elles-mecircmes nous tirons non seulement des mets deacutelicats pour nos repasmais nos plus riches ornements et nos meilleurs parfums

138 Ce que jrsquoai dit lagrave ne concerne que notre faccedilon drsquoecirctre or-dinaires et nrsquoest pas sacrilegravege au point de vouloir y inclure jusqursquoagraveces divines surnaturelles et extraordinaires beauteacutes qursquoon voit parfoisbriller parmi nous comme des astres sous un voile corporel et ter-restre

139 Au demeurant et de notre propre aveu la part que nous ac-cordons aux animaux dans les faveurs de la nature est bien avantageusepour eux Nous nous attribuons des biens imaginaires et chimeacuteriquesdes biens futurs mais absents dont lrsquoesprit humain ne peut ecirctre cer-tain ou encore des biens que nous nous attribuons faussement pardeacutefaut de jugement comme la raison la science et lrsquohonneur Et nousleur laissons en partage des biens essentiels maniables et palpables la paix le repos la seacutecuriteacute lrsquoinnocence la santeacute La santeacute Le plusbeau et le plus riche preacutesent que la nature puisse nous faire Au pointque chez les philosophes mecircme stoiumlciens on va jusqursquoagrave dire qursquoHeacute-raclite et Pheacutereacutecyde srsquoils avaient pu eacutechanger leur sagesse contre la

192 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

santeacute et se deacutelivrer par ce marcheacute lrsquoun de lrsquohydropisie lrsquoautre de lamaladie de peau qui les tourmentaient ils lrsquoauraient fait volontiers

140 Et par lagrave ils donnent encore plus de valeur agrave la sagesse enla mettant en balance avec la santeacute qursquoils ne le font dans cette autreopinion qui leur est precircteacutee agrave savoir que si Circeacute avait preacutesenteacute agrave Ulyssedeux breuvages lrsquoun pour faire drsquoun sage un fou et lrsquoautre un fou drsquounsage Ulysse aurait plutocirct ducirc accepter celui qui lrsquoeucirct fait devenir fouque de consentir agrave ce que Circeacute puisse changer son apparence humaineen celle drsquoun animal Ils disent que la sagesse elle-mecircme aurait parleacute agraveUlysse de cette faccedilon laquo Quitte-moi abandonne-moi lagrave plutocirct que deme loger sous les traits et le corps drsquoun acircne raquo Quoi Cette grande et di-vine science les philosophes la quittent donc pour ce voile corporel etterrestre Ce nrsquoest donc plus par la raison par le jugement et par lrsquoacircmeque nous lrsquoemportons sur les animaux crsquoest par notre beauteacute notrejoli teint la belle disposition de nos membres et pour cette beauteacute-lagraveil nous faut renoncer agrave notre intelligence agrave notre sagesse et agrave tout lereste

141 Soit Jrsquoaccepte cet aveu franc et naiumlf Ils ont certes reconnuque ces faculteacutes dont nous faisons tellement de cas ne sont que vaineimagination Quand bien mecircme les animaux auraient toute la vertu lascience la sagesse et les capaciteacutes des Stoiumlciens ce ne seraient tou-jours que des animaux et ils ne seraient pas comparables agrave un hommemiseacuterable meacutechant insenseacute Car enfin tout ce qui nrsquoest pas commenous nrsquoest rien qui vaille et Dieu lui-mecircme pour qursquoon le recon-naisse doit nous ressembler comme il sera dit plus loin On voit parlagrave que ce nrsquoest pas par un raisonnement fondeacute mais par une sotte fierteacuteet par opiniacirctreteacute que nous nous preacutefeacuterons aux autres animaux et quenous nous isolons de leur condition et de leur compagnie

142 Mais pour en revenir agrave mon propos je dirai que nous avonspour notre part lrsquoinconstance lrsquoirreacutesolution lrsquoincertitude le chagrinla superstition lrsquoinquieacutetude des choses agrave venir et mecircme apregraves notrevie lrsquoambition la cupiditeacute la jalousie la haine les deacutesirs deacutebrideacutesinsenseacutes et indomptables la guerre le mensonge la deacuteloyauteacute le deacute-nigrement et la curiositeacute Certes nous lrsquoavons payeacutee tregraves cher cettebelle raison dont nous nous glorifions cette capaciteacute de juger et deconnaicirctre si nous lrsquoavons acheteacutee au prix de ce nombre infini de pas-sions avec lesquelles nous sommes sans cesse aux prises A moins de

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 193

faire valoir comme le faisait Socrate1 ce notable avantage que nousavons sur les animaux agrave savoir que lagrave ougrave la nature leur a prescrit cer-taines saisons et certaines limites pour la volupteacute amoureuse elle nousa au contraire laisseacutes libres de nous y livrer agrave toute heure et en touteoccasion laquo Le vin est rarement bon pour les malades et il leur nuit le Ciceacuteron [17]

III 27plus souvent aussi mieux vaudrait-il ne pas leur en donner du toutplutocirct que leur faire courir un danger manifeste dans lrsquoespoir drsquounegueacuterison douteuse De mecircme cette vivaciteacute de penseacutee cette perspi-caciteacute cette ingeacuteniositeacute que nous nommons laquo raison raquo puisqursquoelleest nuisible agrave beaucoup et utile agrave si peu peut-ecirctre serait-il preacutefeacuterablepour le genre humain qursquoelle ne lui eucirct pas eacuteteacute accordeacutee plutocirct que delrsquoavoir reccedilue si libeacuteralement et si largement raquo

143 De quelle utiliteacute pouvons-nous estimer qursquoelle ait pu ecirctrepour Varron et Aristote cette capaciteacute agrave comprendre tant de chosesLes a-t-elle dispenseacutes des difficulteacutes humaines Ont-ils eacuteteacute deacutechar-geacutes pour cela des maux qui accablent un portefaix Ont-ils tireacute de laLogique quelque consolation agrave la goutte Pour avoir su qursquoil srsquoagis-sait drsquoune inflammation des jointures lrsquoont-ils moins ressentie Ont-ils pu srsquoarranger avec la mort drsquoavoir su que certains peuples srsquoenreacutejouissent et drsquoavoir eacuteteacute trompeacutes parce qursquoils savent qursquoen certainspays les femmes sont publiques Et agrave lrsquoinverse bien qursquoils aient tenule premier rang pour le savoir lrsquoun chez les Romains lrsquoautre chezles Grecs et agrave lrsquoeacutepoque ougrave la science y eacutetait la plus florissante nousnrsquoavons pourtant pas appris qursquoils aient eu une vie particuliegraverement re-marquable On sait mecircme que le Grec a eu quelque difficulteacute agrave effacercertaines taches de la sienne2

144 Sait-on si la volupteacute et la santeacute sont plus deacutelectables pourcelui qui connaicirct lrsquoastronomie et la grammaire

Aurait-on le membre moins raide parce qursquoon est illettreacute Horace [35]VIII v 17

Et la honte et la pauvreteacute lui sont-elles moins importunes Juveacutenal [41]XIV 156-158Certes tu eacuteviteras ainsi maladies et deacutecreacutepitude

Chagrins et soucis et ta vie sera longueEt ton destin meilleur

1Dans les eacuteditions anteacuterieures agrave celles de 1595 on lit ici laquo la philosophie raquo maislaquo Socrate raquo est une correction manuscrite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo que lrsquoeacuteditionde 1595 prend en compte

2Source Cornelius Agrippa De incertitudine scientiarum LIV Selon M Rat ([56]note 3 p 1553) laquo les Eacutepicuriens accusaient Aristote drsquoavoir eu une jeunesse deacutevergondeacuteeet drsquoavoir du vivant de Platon fondeacute une eacutecole rivale de celle de son maicirctre raquo

194 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

145 Jrsquoai vu en mon temps cent artisans et cent laboureurs plussages et plus heureux que des recteurs de lrsquouniversiteacute et crsquoest agrave eux queje preacutefeacutererais ressembler La science fait peut-ecirctre partie des chosesneacutecessaires agrave la vie1 comme la gloire la noblesse la digniteacute ou toutau plus comme la richesse et autres qualiteacutes vraiment utiles ndash mais deloin il me semble et un peu plus en imagination que par nature

146 Notre communauteacute humaine nrsquoa guegravere besoin de plus defonctions de regraveglements et de lois que les grues ou les fourmis dans laleur Et neacuteanmoins on voit qursquoelles srsquoy conduisent tregraves normalementmecircme sans avoir drsquoinstruction Si lrsquohomme eacutetait sage il donnerait auxchoses leur juste prix selon leur utiliteacute et leur commoditeacute pour sonexistence

147 Si on nous reacutepartit selon nos actions et notre conduite ontrouvera un plus grand nombre drsquohommes remarquables chez les igno-rants que chez les savants ndash et ceci pour toute sorte de vertu La Romeprimitive me semble avoir fourni bien plus drsquohommes de grande va-leur pour la paix comme pour la guerre que la Rome savante qui causaelle-mecircme sa ruine Et quand bien mecircme tout le reste serait semblablelrsquohonnecircteteacute et la pureteacute demeureraient au creacutedit de lrsquoancienne car elleest synonyme de simpliciteacute

148 Mais je laisse cette question de cocircteacute car elle mrsquoentraicircneraitau-delagrave de mon propos Je dirai seulement encore ceci seules lrsquohu-militeacute et lrsquoobeacuteissance peuvent former un homme de bien Il ne faut paslaisser agrave lrsquoappreacuteciation de chacun le soin de savoir ougrave est son devoir il faut le lui prescrire et non le lui laisser choisir agrave sa guise Car sinonen fonction de la faiblesse et de la varieacuteteacute infinie de nos raisons et denos opinions nous nous forgerions en fin de compte des devoirs quinous conduiraient agrave nous deacutevorer les uns les autres comme le disaitEacutepicure2

149 La premiegravere loi que Dieu a jamais donneacutee agrave lrsquohomme ce futcelle de la pure obeacuteissance ce fut un commandement nu et simpleagrave propos duquel lrsquohomme nrsquoeut rien agrave savoir ni agrave dire drsquoautant quelrsquoobeacuteissance est le devoir normal drsquoune acircme raisonnable qui reconnaicirctlrsquoexistence drsquoun bienfaiteur ceacuteleste et supeacuterieur De lrsquoobeacuteissance et de

1La reacutedaction initiale eacutetait laquo La doctrine est encores moins necessaire au service dela vie que nrsquoest la gloire raquo etc La correction manuscrite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquoa eacuteteacute reprise par lrsquoeacutedition de 1595

2Rapporteacute par Plutarque [78] in Contre Colotegraves LXIX Mais P Villey ([55] t IIp 051) fait remarquer qursquoen reacutealiteacute Plutarque ne precircte pas ce propos agrave Eacutepicure mais agraveColotegraves et dans un sens un peu diffeacuterent

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 195

la soumission naicirct toute vertu comme tout peacutecheacute naicirct de lrsquoorgueil1Et agrave lrsquoinverse la premiegravere tentation qui vint agrave lrsquohumaine nature sonpremier poison crsquoest le diable qui lrsquoinsinua en nous nous promettantla science et la connaissance laquo Vous serez comme des dieux connais-sant le bien et le mal2 raquo De mecircme les Siregravenes dans le poegraveme drsquoHo-megravere pour tromper Ulysse et lrsquoattirer dans leurs piegraveges dangereux etfunestes lui promettent le savoir La peste pour lrsquohomme crsquoest depenser qursquoil deacutetient la connaissance Voilagrave pourquoi lrsquoignorance nousest tant recommandeacutee par notre religion comme eacutetant un eacuteleacutement fa-vorable agrave la croyance et agrave lrsquoobeacuteissance laquo Prenez garde qursquoon ne fassede vous une proie au moyen de la philosophie et par de vaines seacuteduc-tions tireacutees des choses du monde3 raquo

150 Il y a un consensus geacuteneacuteral entre tous les philosophes detoutes les eacutecoles sur ce point le souverain bien reacuteside dans la tran-quilliteacute de lrsquoacircme et du corps Mais ougrave trouver cette tranquilliteacute

Au total le sage ne voit que Jupiter au-dessus de lui Horace [34] I i106-108Libre honoreacute riche beau roi des rois florissant

De santeacute sauf quand il vomit sa bile

Il semble en veacuteriteacute que Nature pour nous consoler de notre eacutetatmiseacuterable et cheacutetif ne nous ait donneacute en partage que la preacutesomptionCrsquoest ce que dit Eacutepictegravete laquo Lrsquohomme nrsquoa rien qui lui appartienne enpropre sinon lrsquousage de ses penseacutees raquo Nous nrsquoavons reccedilu en partageque du vent et de la fumeacutee laquo Les dieux ont la santeacute dans la reacutealiteacutedit la philosophie et ne sont malades qursquoen imagination lrsquohomme aucontraire ne possegravede les choses qursquoen imagination et ses maux euxsont bien reacuteels raquo Nous avons bien eu raison de vanter la force de notreimagination car tous nos biens sont imaginaires Entendez faire le fierce pauvre et pitoyable animal

151 laquo Il nrsquoy a rien dit Ciceacuteron qui soit aussi doux que de se Ciceacuteron [20]V 36consacrer aux lettres de ces lettres par lesquelles lrsquoinfiniteacute des choses

lrsquoimmense grandeur de la nature les cieux sur ce monde lui-mecircme lesterres et les mers nous sont reacuteveacuteleacutes ce sont elles qui nous ont appris

1A Lanly [58] traduit laquo le cuider raquo par laquo lrsquooutrecuidance raquo D M Frame [28] parlaquo presumption raquo et P Villey [55] par laquo orgueil raquo Je suis ici cette derniegravere leccedilon Maislaquo cuider raquo crsquoest en fait penser que dans le sens de se faire une opinion On pourraitdonc aussi traduire par laquo la penseacutee raquo car lrsquoexemple qui suit dit nettement que le premierpeacutecheacute est bien celui de connaissance

2Genegravese III 53Saint-Paul Eacutepitre aux Colossiens II 8

196 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

la religion la modeacuteration la noblesse de cœur et qui ont arracheacute notreacircme aux teacutenegravebres pour lui faire voir toutes ces choses eacuteleveacutees bassespremiegraveres derniegraveres et intermeacutediaires ce sont elles qui nous donnentde quoi vivre bien et dans le bonheur et nous guident pour que notreexistence srsquoeacutecoule sans deacuteplaisir et sans souffrance raquo Cet homme-lagrave nesemble-t-il pas parler de la condition de Dieu eacuteternel et tout-puissant Et dans la reacutealiteacute des faits mille pauvres femmes ont veacutecu au villageune vie plus eacutegale et plus douce plus stable que ne fut la sienne

Ce fut un dieu oui un dieu grand MemmiusLucregravece [46] V8 Qui le premier trouva ce mode de vie

Qursquoon appelle aujourdrsquohui sagesse et qui par sa scienceArracha la vie agrave de telles tempecirctes et profondes teacutenegravebresPour lrsquoeacutetablir dans un tel calme et une si claire lumiegravere

152 Voilagrave de bien pompeuses et belles paroles mais un leacutegeraccident mit lrsquointelligence de leur auteur dans un eacutetat pire que celuidu moindre berger malgreacute ce dieu preacutecepteur1 et cette sagesse divineDrsquoune semblable impudence est cette promesse que lrsquoon trouve dansle livre de Deacutemocrite laquo Je vais tout dire raquo le sot titre qursquoAristotenous deacutecerne comme laquo dieux mortels raquo et le jugement de Chrysippedisant que Dion eacutetait aussi vertueux que Dieu lui-mecircme Et mon cherSeacutenegraveque reconnaicirct dit-il que Dieu lui a fourni de quoi vivre mais quecrsquoest de lui-mecircme qursquoil tire le bien-vivre conformeacutement agrave ce que ditcet autre auteur laquo Nous avons raison de glorifier notre vertu nous neCiceacuteron [17]

III 36 pourrions le faire si nous la tenions drsquoun dieu et non de nous-mecircmes raquo153 Et ceci encore de Seacutenegraveque laquo Le sage a un courage sem-Seacutenegraveque [96]

LIII blable agrave celui de Dieu mais sur fond drsquohumaine faiblesse et par lagrave illui est supeacuterieur raquo Rien drsquoaussi banal que des traits drsquoune telle sottise2Il nrsquoen est pas un parmi nous qui srsquooffense autant de se voir compareacute agraveDieu que de se voir ravaleacute au rang des autres animaux crsquoest que noussommes plus soucieux de notre inteacuterecirct que de celui de notre creacuteateur

154 Mais il faut fouler aux pied cette sotte vaniteacute et secouer vi-vement et courageusement les fondements ridicules sur lesquels srsquoeacutedi-fient ces ideacutees fausses Tant qursquoil sera persuadeacute de disposer de quelque

1Eacutepicure dont Lucregravece se fait lrsquoapocirctre en quelque sorte Montaigne fait ici allusionagrave une tradition selon laquelle Lucregravece aurait eacuteteacute rendu fou par un breuvage donneacute parsa femme et qursquoil aurait composeacute son poegraveme pendant des peacuteriodes de luciditeacute avant definir par se tuer

2Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo la formule de transition laquo et toutefois je reconoyqursquoil nrsquoy a raquo a disparu dans lrsquoeacutedition de 1595

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 197

moyen et de quelque force par lui-mecircme jamais lrsquohomme ne reconnaicirc-tra ce qursquoil doit agrave son maicirctre il fera toujours de ses œufs des poulescomme on dit il faudrait aller jusqursquoagrave le mettre tout nu en chemiseVoyons donc quelque exemple notable de sa philosophie

155 Posidonios1 tourmenteacute par une si douloureuse maladie qursquoellelui faisait se tordre les bras et grincer des dents pensait bien faire lanique agrave la douleur en srsquoexclamant laquo Tu as beau faire je ne dirai pasque tu es un mal raquo Il ressent les mecircmes souffrances que mon laquaismais il se fait fort de tenir au moins sa langue selon les lois de soneacutecole2 laquo Inutile de faire le fier en paroles et succomber en fait raquo Ciceacuteron [20] II

13156 Archeacutesilas3 souffrait de la goutte Carneacuteade eacutetant venu levoir et srsquoen retournant tout chagrin il le rappela pour lui montrer sespieds et sa poitrine laquo Il nrsquoest rien venu depuis le bas jusque lagrave-haut raquolui dit-il Cet homme-lagrave a une attitude un peu meilleure il sent son malet voudrait en ecirctre deacutebarrasseacute Mais son courage nrsquoen est pas abattu niaffaibli Le preacuteceacutedent lui se cramponne agrave sa raideur plus verbale jele crains que reacuteelle Quant agrave Denys drsquoHeacuteracleacutee4 souffrant de brucirclurescuisantes aux yeux il fut contraint drsquoabandonner ces stoiumlques reacutesolu-tions

157 Mais agrave supposer que la science fasse en effet ce qursquoon preacute-tend eacutemousser et atteacutenuer la dureteacute des infortunes qui nous pour-suivent que fait-elle sinon ce que fait beaucoup plus radicalementet plus eacutevidemment lrsquoignorance Le philosophe Pyrrhon exposeacute surles mers aux dangers drsquoune forte tempecircte ne trouva pas de meilleurexemple agrave donner agrave ceux qui eacutetaient avec lui que drsquoimiter le sang-froiddrsquoun porc qui voyageait avec eux et ne manifestait aucun effroi5 Au-delagrave de ses preacuteceptes la philosophie nous renvoie aux exemples delrsquoathlegravete et du muletier chez qui on observe geacuteneacuteralement beaucoupmoins de sensibiliteacute agrave la mort agrave la douleur et autres maux et bien plusde fermeteacute que la science nrsquoen fournit jamais agrave celui qui nrsquoest pas neacuteavec ces qualiteacutes ou ne srsquoy est pas preacutepareacute lui-mecircme spontaneacutement

1Posidonios drsquoApamie philosophe stoiumlcien il en a deacutejagrave eacuteteacute question au Livre I chap40 sect19

2Les eacuteditions anteacuterieures agrave celle de 1595 ajoutaient ici laquo Ce nrsquoest que vent et pa-roles raquo

3Archeacutesilas de Pitane fondateur de la seconde Acadeacutemie4Philosophe du IIegraveme siegravecle avant J-C que lrsquoon avait surnommeacute laquo Le Transfuge raquo

tellement il avait changeacute souvent drsquoeacutecole5Montaigne a deacutejagrave raconteacute cette histoire au Livre I chap 40 sect 18

198 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

158 Qursquoest-ce donc qui fait que lrsquoon incise et entaille plus faci-lement que les nocirctres les membres deacutelicats drsquoun enfant ndash ou ceux drsquouncheval ndash si ce nrsquoest qursquoils ne srsquoy attendent pas Combien en est-il quela seule force de lrsquoimagination a rendus malades Nous voyons cou-ramment des gens se faire saigner purger et prendre des meacutedicamentspour gueacuterir des maux imaginaires Quand les vraies maladies nous fontdeacutefaut la science nous precircte les siennes ce mauvais teint est signede quelque fluxion catarrheuse la saison chaude vous menace de sesfiegravevres cette coupure dans la ligne de vie de votre main gauche vousavertit de quelque importante et imminente indisposition Et pour finirlrsquoimagination srsquoadresse ouvertement agrave la santeacute elle-mecircme lrsquoalleacutegresseet la vigueur de la jeunesse ne peuvent demeurer en lrsquoeacutetat il faut leurenlever du sang et de la force de peur qursquoelles ne se tournent contrevous-mecircme Comparez la vie drsquoun homme soumis agrave de telles imagi-nations agrave celle drsquoun laboureur se laissant conduire par ses tendancesnaturelles mesurant les choses seulement en fonction du preacutesent sansscience et sans se faire de souci agrave lrsquoavance qui nrsquoa du mal que lors-qursquoil en ressent vraiment alors que lrsquoautre a souvent une pierre danslrsquoacircme avant de lrsquoavoir dans les reins Comme srsquoil nrsquoeacutetait pas bien as-sez temps de supporter le mal quand il est lagrave il lrsquoanticipe en esprit etcourt au devant de lui

159 Ce que je dis agrave propos de la meacutedecine nrsquoest qursquoun exempleet peut srsquoappliquer agrave nrsquoimporte quelle science Crsquoest de lagrave que vientcette conception des anciens philosophes pour qui la reconnaissancede la faiblesse de notre jugement constituait le souverain bien Monignorance mrsquooffre autant drsquooccasions drsquoespeacuterance que de crainte etcomme je nrsquoai drsquoautre regravegle pour ma santeacute que celles que je tire desexemples pris chez les autres et de ce que je vois se produire dansles mecircmes conditions je vois qursquoil en est de toutes sortes et je faismiens les rapprochements qui me sont les plus favorables Jrsquoaccueilleagrave bras ouverts une santeacute que je veux libre pleine et entiegravere et jrsquoaiguisemon appeacutetit pour mieux en jouir drsquoautant plus qursquoelle mrsquoest deacutesormaismoins ordinaire et plus rare Je me garde bien de troubler son repos etsa douceur en adoptant volontairement un nouveau mode de vie lesanimaux nous montrent suffisamment combien lrsquoagitation de lrsquoespritnous apporte de maladies

160 Quand on nous dit que les gens du Breacutesil ne mouraient quede vieillesse du fait de la tranquilliteacute et de la douceur de leur climatje crois plutocirct que ce qui est en cause crsquoest la tranquilliteacute et la seacutereacuteniteacutede leur acircme exempte de toute eacutemotion penseacutee ou occupation contrai-

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 199

gnante ou deacuteplaisante ce sont des gens qui passaient leur vie dansune admirable simpliciteacute et ignorance sans culture sans lois sans roisans quelque religion que ce soit

161 Et drsquoougrave vient ce que lrsquoexpeacuterience nous montre que leshommes les plus grossiers et les plus lourdauds sont les meilleurs et lesplus rechercheacutes en matiegravere drsquoexploits amoureux Et que lrsquoamour drsquounmuletier est souvent mieux accepteacute que celui drsquoun galant homme si-non que chez ce dernier lrsquoagitation de lrsquoacircme trouble sa force physiquela brise lrsquoeacutepuise comme elle se trouble et srsquoeacutepuise ordinairement elle-mecircme Qursquoest-ce qui la deacuterange qui la pousse le plus souvent agrave la fo-lie sinon sa promptitude son acuiteacute son agiliteacute sa force propre pourtout dire De quoi est faite la plus subtile folie sinon de la plus sub-tile sagesse De mecircme que des grandes amitieacutes naissent les grandesinimitieacutes et des santeacutes vigoureuses les maladies mortelles ainsi desmouvements particuliegraverement vifs de notre esprit naissent les plus ex-traordinaires folies et les plus excentriques il nrsquoy a qursquoun demi-tourde cleacute agrave donner pour passer de lrsquoune agrave lrsquoautre

162 Le comportement des fous nous montre bien comment lafolie opegravere agrave partir des plus vigoureuses opeacuterations de lrsquoesprit Quine sait combien est teacutenu lrsquoeacutecart entre la folie et les audacieux eacutecha-faudages drsquoun esprit libre ou avec les effets drsquoune vertu suprecircme etextraordinaire Platon dit que les gens atteints de meacutelancolie sont lesplus faciles agrave instruire et les meilleurs et il nrsquoen est pas qui soient au-tant qursquoeux sujets agrave la folie Quantiteacute drsquoesprits ont eacuteteacute ruineacutes par leurpropre vivaciteacute et leur propre souplesse Quelle plongeacutee vient de faire1agrave force drsquoexcitation et drsquoagitation drsquoesprit lrsquoun des poegravetes italiens lesplus imaginatifs les plus ingeacutenieux les mieux formeacutes agrave la poeacutesie an-tique et pure qursquoon ait vu de longtemps Nrsquoa-t-il pas lagrave de quoi savoirgreacute agrave cette vivaciteacute drsquoesprit qui a tueacute son esprit Agrave cette clarteacute quilrsquoa aveugleacute Agrave cette exigence cette tension de la raison qui lui ontocircteacute la raison Agrave la meacuteticuleuse et laborieuse quecircte de la connaissancequi lrsquoa conduit agrave la stupiditeacute Agrave cette rare aptitude aux exercices delrsquoesprit qui lrsquoempecircche deacutesormais de srsquoy livrer et va jusqursquoagrave le priverdrsquoesprit Jrsquoai ressenti encore plus de deacuteception que de compassion enle voyant2 agrave Ferrare en si piteux eacutetat se survivant agrave lui-mecircme ne seconnaissant plus ni mecircme ses propres ouvrages que sous ses yeux

1Il srsquoagit de Torquato Tasso dit Le Tasse auteur du tregraves ceacutelegravebre poegraveme Jeacuterusalemdeacutelivreacutee [103] interneacute agrave la suite de crises de deacutemence depuis 1574

2Le Journal de Voyage de Montaigne mentionne son passage agrave Ferrare le 16 no-vembre 1580 mais curieusement il nrsquoy est fait aucune mention de sa visite au poegravete

200 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mais sans qursquoil le sache on a fait connaicirctre tels qursquoils eacutetaient sans lesavoir corrigeacutes ni mis en forme

163 Voulez-vous un homme sain bien eacutequilibreacute avec un com-portement solide et stable Reacutepandez sur lui les teacutenegravebres lrsquooisiveteacuteet la lourdeur drsquoesprit Nous devons nous abecirctir pour nous assagir etnous aveugler pour nous guider On dit que lrsquoavantage drsquoavoir peu dedeacutesirs et drsquoecirctre peu sensible aux douleurs et aux maux provoque jus-tement lrsquoinconveacutenient de nous rendre aussi moins sensibles et moinsattireacutes par la jouissance des biens et des plaisirs Cela est vrai maisla misegravere de notre condition fait que nous avons moins de choses dontjouir qursquoagrave fuir et que nous sommes moins sujets agrave lrsquoextrecircme volupteacuteqursquoagrave une petite douleur laquo Les hommes sont moins sensibles au plaisirTite-Live [105]

XXX 21 qursquoagrave la douleur raquo Nous ne ressentons pas la bonne santeacute comme nousressentons la moindre maladie

Une simple eacutegratignure nous tourmenteAlors que la santeacute ne nous est guegravere sensibleJe me reacutejouis de ne souffrir ni de la poitrine ni du piedMais je nrsquoai pas le sentiment drsquoecirctre bien portant1

164 Ce que nous appelons laquo bien-ecirctre raquo nrsquoest que lrsquoabsencedu laquo mal-ecirctre raquo Voilagrave pourquoi lrsquoeacutecole2 philosophique qui a le plusvanteacute la volupteacute ne lrsquoa cependant deacutefinie que comme lrsquoabsence desouffrance Ne pas avoir de mal crsquoest le plus grand bien que lrsquohommepuisse espeacuterer comme disait Ennius laquo Crsquoest trop de bonheur que deCiceacuteron [16] II

13 nrsquoavoir point de malheur raquoCar cette excitation cette deacutemangeaison que lrsquoon eacuteprouve dans

certains plaisirs et qui semble nous emporter au-delagrave de la simplebonne santeacute et de lrsquoabsence de douleur cette volupteacute active chan-geante et je ne sais trop comment dire cuisante et mordante ne viseen fait qursquoagrave un seul but eacuteviter la douleur Lrsquoardeur qui nous porte versles femmes ne fait que chercher agrave chasser la souffrance que nous causele deacutesir ardent et furieux ne demande qursquoagrave lrsquoassouvir et le mettre aurepos agrave dissiper cette fiegravevre Et de mecircme pour les autres deacutesirs Je disdonc que si la simpliciteacute nous achemine vers lrsquoabsence de mal ellenous achemine en fait vers un eacutetat tregraves heureux pour notre conditionIl ne faut donc pas lrsquoimaginer obtuse au point de nrsquoavoir aucun goucirct

1Vers latins tireacutes de Poemata de La Boeacutetie2Montaigne eacutecrit laquo secte raquo Mais celui-ci a pris agrave notre eacutepoque une connotation

franchement peacutejorative et il me semble injustifieacute de le conserver dans un tel contexte

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 201

165 Crantor1 avait bien raison de combattre lrsquoinsensibiliteacute aumal procircneacutee par Eacutepicure si elle se faisait telle que la venue du mal et sanaissance mecircme en soient absentes Je ne suis pas pour cette absencetotale de douleur qui nrsquoest ni possible ni souhaitable Je suis contentde ne pas ecirctre malade mais si je le suis je veux savoir que je le suiset si on me cauteacuterise ou incise je veux le sentir Car en fait si ondeacuteracinait la connaissance que nous avons du mal on extirperait enmecircme temps celle de la volupteacute et au bout du compte on aneacuteantiraitce qui fait lrsquohomme laquo Cette insensibiliteacute agrave la douleur se paie cher Ciceacuteron [20]

III 6lrsquoabrutissement de lrsquoesprit et lrsquoengourdissement du corps raquo Le mala sa place chez lrsquohomme il ne doit pas toujours fuir la douleur nitoujours suivre la volupteacute

166 Quand la science elle-mecircme ne parvient pas agrave nous don-ner la force de reacutesister agrave nos maux elle nous rejette dans les bras delrsquoignorance et crsquoest tout agrave lrsquohonneur de cette derniegravere Contrainte drsquoenarriver agrave cet arrangement la science nous lacircche la bride et nous per-met de nous reacutefugier dans le giron de lrsquoignorance de nous mettre ainsiagrave lrsquoabri des coups du sort En effet que veut-elle dire drsquoautre quandelle nous dit de ne plus penser aux maux qui nous eacutetreignent maisaux volupteacutes disparues de nous servir du souvenir des biens passeacutespour nous consoler des maux preacutesents et drsquoappeler agrave notre secours unplaisir eacutevanoui pour lrsquoopposer agrave ce qui nous tracasse

laquo Pour soulager les chagrins il [Eacutepicure] propose de nous deacutetour- Ciceacuteron [20]III 15ner des penseacutees deacutesagreacuteables pour eacutevoquer des plaisirs raquo Si la force

lui manque la connaissance srsquoefforce drsquoutiliser la ruse si la vigueurdu corps et des bras lui font deacutefaut elle esquisse alors un pas de cocircteacutetout en souplesse Peut-on demander en effet non seulement agrave un phi-losophe mais simplement agrave un homme de bon sens de se contenter dusouvenir drsquoun vin grec quand il ressent les brucirclures drsquoune forte fiegravevreNrsquoest-ce pas le payer en fausse monnaie Et aggraver son eacutetat

Crsquoest redoubler sa peine que rappeler de bons souvenirs2

1Philosophe de lrsquoancienne Acadeacutemie (IIIegraveme s avant J-C) On ne possegravede quequelques fragments de ses eacutecrits Il a eacuteteacute imiteacute par Ciceacuteron dans ses Tusculanes no-tamment

2Le texte de Montaigne est laquo Che ricordarsi il ben doppia la noia raquo P Villey nedonne pas la source de ce vers en italien DM Frame indique en note laquo Adaptedfrom Dante raquo Il semble srsquoagir en fait drsquoune reacuteminiscence (drsquoapregraves un texte italien nonidentifieacute) des vers de Dante laquo Nessun maggior dolore che ricordarsi del tempo felice ne la miseria raquo (Enfer V vv 121-123)

202 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

167 Voici un autre conseil du mecircme ordre et crsquoest la philoso-phie qui le fournit ne garder en meacutemoire que le bonheur passeacute et ou-blier tous les ennuis que nous avons ducirc supporter Comme srsquoil eacutetait ennotre pouvoir drsquooublier ceci ou cela Voilagrave donc encore un meacutediocreconseil

Qursquoil est doux le souvenir des bonheurs enfuis1Ciceacuteron[16] II32105

168 Comment donc la philosophie qui devrait me fournir desarmes pour combattre lrsquoinfortune me donner le courage de fouler auxpieds toutes les adversiteacutes humaines en arrive-t-elle agrave cette faiblessequi consiste agrave me faire courir en zigzag comme un lapin avec desdeacutetours craintifs et ridicules La meacutemoire nous repreacutesente non pasce que nous voudrions mais ce qui lui plaicirct Il nrsquoest mecircme rien quigrave aussi vivement quelque chose dans notre souvenir que le deacutesirde lrsquooublier crsquoest une bonne meacutethode pour garder quelque chose agravelrsquoesprit et lrsquoy graver que lui demander de le faire disparaicirctre

Ce qui suit est faux laquo Il nous est possible drsquoenterrer nos mal-Ciceacuteron [16] I17 heurs dans un oubli perpeacutetuel et de nous souvenir avec plaisir de nos

agreacuteables moments raquo Mais ceci est vrai laquo Je me souviens mecircme deCiceacuteron [16]II 32 ce que je ne voudrais pas je ne peux oublier ce que je voudrais raquo

Et de qui est cette reacuteflexion De celui laquo qui seul a oseacute se proclamersage2 raquo

Lui dont le geacutenie domina le genre humainLucregravece [46]III 1043-44 Eacuteclipsant tout comme le soleil eacuteteint

Agrave son lever toutes les eacutetoiles

Vider et nettoyer la meacutemoire nrsquoest-ce pas la voie qui megravene agrave lrsquoigno-rance

Lrsquoignorance est un faible remegravede pour nos mauxSeacutenegraveque [94]III 117

169 On connaicirct plusieurs preacuteceptes du mecircme genre qui nousinvitent agrave emprunter au peuple des opinions sans consistance quand laraison vive et forte ne parvient pas agrave srsquoimposer pourvu qursquoelles nousapportent bien-ecirctre et soulagement Quand on ne peut gueacuterir la plaie

1Ciceacuteron a traduit ce vers drsquoEuripide en latin et crsquoest le vers latin que reproduitMontaigne

2Ciceacuteron [16] II 3 7 (agrave propos drsquoEacutepicure)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 203

il vaut mieux lrsquoendormir et lrsquoatteacutenuer1 Je crois qursquoon ne me dira pasle contraire si lrsquoon pouvait maintenir un moment de vie plaisant etcalme en le rendant stable et reacutegleacute au prix drsquoune certaine faiblesse etdeacuteficience de jugement on le ferait sans doute

Je vais me mettre agrave boire et reacutepandre des fleurs Horace [34] I5 vv 14-15Quitte agrave passer pour un fou

170 Plus drsquoun philosophe serait de lrsquoavis de Lycas2 Ayant audemeurant des mœurs bien reacutegleacutees vivant tranquillement et paisible-ment parmi les siens ne manquant agrave aucun de ses devoirs ni enversses proches ni envers les eacutetrangers se tenant agrave lrsquoeacutecart des choses nui-sibles il srsquoeacutetait mis cette ideacutee dans la tecircte agrave la suite drsquoun deacuterangementdrsquoesprit qursquoil se trouvait perpeacutetuellement au theacuteacirctre en train drsquoy voirdes distractions des spectacles et les plus belles comeacutedies au mondeGueacuteri par les meacutedecins de cette deacuteplorable disposition il les mit aussi-tocirct en procegraves pour qursquoils le reacutetablissent dans la douceur de ses recircveries

Heacutelas mes amis vous mrsquoavez tueacute au lieu de me gueacuterir Horace [34] II2 vv 138-140Vous mrsquoavez deacuterobeacute mon bonheur

Avec cette illusion qui faisait ma joie

171 Sa folie ressemblait agrave celle de Trasylaos fils de Pythodo-ros qui eacutetait persuadeacute que les navires qui abordaient et relacircchaient auPireacutee eacutetaient tous agrave son service exclusivement Et il se reacutejouissait de sabonne fortune les accueillant avec joie Son fregravere Criton lrsquoayant faitsoigner pour qursquoil retrouve ses esprits il regrettait cet eacutetat dans lequelil avait veacutecu dans la liesse et exempt de tout souci Crsquoest ce que dit cevers grec ancien

Ne pas penser fait le charme de la vie Sophocle [88]v 554

qursquoil y a bien des avantages agrave ne pas ecirctre tregraves malin LrsquoEccleacutesiaste ledit aussi laquo Beaucoup de sagesse beaucoup de chagrin qui acquiertdu savoir acquiert aussi peine et tourment raquo

172 Les philosophes admettent en geacuteneacuteral3 comme derniegraveresolution agrave toutes sortes de difficulteacutes de mettre fin agrave une vie que nousne pouvons supporter laquo Ccedila te plaicirct Reacutesigne-toi Ccedila ne te plaicirct pas Seacutenegraveque [96]

LXXSors de lagrave comme tu voudras raquo laquo La douleur te pique Ou mecircme elleCiceacuteron [20] II141Dans lrsquoeacutedition de 1588 on lisait ici laquo et plastrer raquo

2On ne sait drsquoougrave Montaigne a tireacute ce nom Cet exemple et ceux qui suivent ont eacuteteacutepris dans les Adages drsquoEacuterasme

3Le texte de 1588 comportait laquo toute raquo laquo en general raquo est une correction manuscritede lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo

204 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

te torture Si tu es sans deacutefense tends la gorge mais si tu es revecirctudes armes de Vulcain crsquoest-agrave-dire de courage reacutesiste raquo

Voici encore ce mot des banquets grecs qursquoils appliquent agrave ce cas laquo Qursquoil boive ou qursquoil parte raquo qui sonne mieux dans la langue drsquounGascon qui change volontiers les laquo b raquo en laquo v raquo que dans celle deCiceacuteron1

Si tu ne sais bien vivre cegravede ta place agrave ceux qui saventHorace [34] II2 vv 213-216 Assez joueacute assez mangeacute assez bu Il est temps de partir

Pour ne pas boire plus qursquoil ne fautEt que la jeunesse en goguette ne se moque et ne te chasse

Mais pour la philosophie nrsquoest-ce pas ici lrsquoaveu de son impuis-sance Est-ce autre chose qursquoun simple renvoi agrave lrsquoignorance pourqursquoon y soit agrave couvert mais donc agrave la stupiditeacute elle-mecircme agrave lrsquoinsensi-biliteacute au non-ecirctre

Averti par son grand acircge du deacuteclin de sa meacutemoireLucregravece [46]III 1052 sq Et de ses faculteacutes Deacutemocrite de lui-mecircme

Alla offrir sa tecircte agrave son destin

173 Crsquoest bien lagrave ce que disait Antisthegravene laquo Il faut faire pro-vision de bon sens pour comprendre ou de corde pour se pendre raquo EtChrysippe de rencheacuterir en citant ce propos du poegravete Tyrteacutee laquo De lavertu ou de la mort srsquoapprocher 2 raquo Et Crategraves quant agrave lui disait quelrsquoamour se gueacuterissait par la faim sinon par le temps Et pour celui agravequi ces deux moyens ne plairaient la corde pour se pendre

174 Sextius dont Seacutenegraveque et Plutarque parlent si favorable-ment srsquoeacutetant jeteacute toutes affaires cessantes dans lrsquoeacutetude de la philo-sophie deacutecida de se jeter dans la mer parce qursquoil trouvait trop longuesses eacutetudes et ses progregraves trop lents Agrave deacutefaut de pouvoir atteindre lascience il courut vers la mort Voici ce que dit la Loi3 agrave ce propos

1Cela donnerait en effet laquo aut vivat raquo A Lanly cite ([58] II p 160) le dicton laquo BeatiVascones quibus vivere est bibere raquo (laquo Heureux Gascons pour qui vivre crsquoest boire raquo)Dans lrsquoeacutedition de 1595 des mots ont eacuteteacute deacuteplaceacutes on lit laquo qursquoen celle de Ciceacuteronqui change volontiers en V le B raquo Mlle de Gournay ne connaissant pas le Gascona-t-elle cru que ce changement phoneacutetique srsquoappliquait au latin de Ciceacuteron

2Ces formules sont tireacutees de Plutarque [78] LXVIII Des communes conceptionscontre les Stoiumlques

3De quelle laquo Loi raquo srsquoagit-il Celle du Dieu biblique ou celle des Stoiumlciens Peut-ecirctre simplement laquo regravegle agrave suivre dans la vie raquo Les eacutediteurs de Montaigne sont muetslagrave-dessus

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 205

laquo Srsquoil arrive quelque grave inconveacutenient auquel on ne puisse remeacute-dier le port est proche on peut se sauver agrave la nage hors de son corpscomme on le ferait drsquoun esquif qui prend lrsquoeau car crsquoest la crainte demourir et non le deacutesir de vivre qui tient le sot attacheacute agrave son corps raquo

175 La simpliciteacute rend la vie plus agreacuteable et la rend aussiplus candide et meilleure comme jrsquoai deacutejagrave commenceacute agrave le dire plushaut Les simples et les ignorants dit saint Paul1 srsquoeacutelegravevent vers leciel et lrsquoatteignent nous autres avec tout notre savoir nous plongeonsdans les abicircmes infernaux Je ne mrsquoattarderai pas sur Valentian2 ni surLicinius tous deux empereurs romains ennemis deacuteclareacutes de la scienceet des lettres qursquoils appelaient le venin et la peste de tout eacutetat politiqueNon plus qursquoagrave Mahomet qui comme je lrsquoai entendu dire interdit lascience agrave ses fidegraveles Mais lrsquoexemple de ce grand Lycurgue avec sonprestige doit certes peser dans la balance de mecircme que lrsquoadmirationque lrsquoon peut eacuteprouver pour cette citeacute de Laceacutedeacutemone si grande siadmirable et si longtemps florissante dans la vertu et le bonheur sansque les lettres y soient enseigneacutees ni pratiqueacutees

176 Ceux qui reviennent de ce monde nouveau deacutecouvert dutemps de nos pegraveres par les Espagnols peuvent teacutemoigner que cespeuples sans magistrats ni lois vivent de faccedilon mieux reacutegleacutee et plushonnecirctement que les nocirctres ougrave il y a plus drsquoofficiers de justice et delois qursquoil nrsquoy a drsquohommes ordinaires et drsquoactions en justice

Drsquoassignations et de requecirctes LrsquoArioste [43]XIV 84Drsquoinformations et de procurations

Ils ont les mains et poches pleinesEt des liasses de gloses de consultations et proceacuteduresAvec eux les pauvres gens ne sont jamais tranquillesCerneacutes de partout par les notairesLes procureurs et les avocats

177 Un seacutenateur romain des derniers siegravecles disait que lrsquoha-leine de leurs preacutedeacutecesseurs puait lrsquoail que leur estomac eacutetait parfumeacutede bonne conscience et qursquoagrave lrsquoinverse ceux de son temps ne sentaientque le parfum au dehors et qursquoils puaient au-dedans de toutes sortesde vices Il me semble qursquoils eacutetaient tregraves savants et avaient bien du ta-lent mais manquaient cruellement de vertu La rusticiteacute lrsquoignorance

1En fait drsquoapregraves Cornelius Agrippa De vanitate scientiarum I2Cornelius Agrippa que Montaigne utilise ici a donneacute ce nom agrave lrsquoempereur habi-

tuellement nommeacute laquo Valens raquo mort en 378 fregravere de Valentinien qui lui avait confieacutelrsquoorient Chreacutetien il avait rallieacute lrsquoarianisme (Dict Larousse)

206 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

la sottise la rudesse srsquoaccompagnent volontiers de lrsquoinnocence lacuriositeacute la subtiliteacute le savoir traicircnent apregraves eux la meacutechanceteacute lrsquohu-militeacute la crainte lrsquoobeacuteissance la bienveillance (qui sont les qualiteacutesprincipales pour la peacuterenniteacute de la socieacuteteacute humaine) demandent qursquoonait une acircme vierge docile et peu preacutesomptueuse

178 Les chreacutetiens savent particuliegraverement bien agrave quel point lacuriositeacute est un mal naturel et originel chez lrsquohomme Crsquoest avec lesouci de devenir plus savant et plus sage que commenccedila le deacuteclin dugenre humain crsquoest par lagrave qursquoil srsquoest voueacute agrave la damnation eacuteternelleLrsquoorgueil est la cause de sa perte et de sa corruption Crsquoest lrsquoorgueilqui jette lrsquohomme hors des chemins ordinaires qui lui fait aimer lanouveauteacute et preacutefeacuterer ecirctre le chef drsquoune troupe errante et deacutevoyeacutee surle sentier de la perdition preacutefeacuterer ecirctre maicirctre et professeur drsquoerreur etde mensonge plutocirct que drsquoecirctre un disciple de lrsquoeacutecole de la veacuteriteacute selaissant conduire par drsquoautres mains sur les sentiers freacutequenteacutes sur labonne voie Crsquoest peut-ecirctre lagrave qursquoil faut voir le sens de ce mot grecancien disant que laquo la superstition suit lrsquoorgueil et lui obeacuteit comme agraveson pegravere1 raquo

179 Ocirc orgueil comme tu nous entraves Quand Socrate appritque le dieu de la sagesse lui avait attribueacute le nom de Sage il en fut saisidrsquoeacutetonnement et il avait beau srsquoexaminer et se secouer il ne trouvaitaucun fondement agrave ce deacutecret divin Il savait qursquoil y en avait drsquoautres quieacutetaient justes modeacutereacutes courageux et savants tout comme lui et de pluseacuteloquents plus beaux et plus utiles agrave son pays Il conclut finalementqursquoil ne se distinguait des autres et nrsquoeacutetait sage que parce qursquoil nese consideacuterait pas comme tel que pour son dieu crsquoeacutetait une becirctisepropre agrave lrsquohomme que de se croire savant et sage que la meilleuredoctrine eacutetait celle de lrsquoignorance et la simpliciteacute la meilleure faccedilondrsquoecirctre sage

180 La Parole Sainte deacuteclare miseacuterables ceux drsquoentre nous quiont une haute opinion drsquoeux-mecircmes laquo Boue et cendre leur dit-ellecomment peux-tu te glorifier raquo Et ailleurs laquo Dieu a fait lrsquohommesemblable agrave lrsquoombre et qui la jugera quand la lumiegravere srsquoeacutetant eacuteloi-gneacutee elle se sera eacutevanouie raquo Nous ne sommes rien nos forces sontbien incapables de concevoir lrsquoeacuteleacutevation divine et des œuvres de notrecreacuteateur celles qui portent le mieux sa marque celles qui sont le pluseacutevidemment les siennes sont celles que nous comprenons le moinsCrsquoest pour les chreacutetiens un motif de croire que de rencontrer une choseincroyable elle est drsquoautant plus rationnelle qursquoelle est contraire agrave la

1Mot de Socrate pris dans Stobeacutee Sermo XXII

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 207

raison humaine car si elle relevait de la raison ce ne serait plus unmiracle et srsquoil y en avait deacutejagrave un exemple ce ne serait plus une choseextraordinaire laquo Dieu est mieux connu si lrsquoon est ignorant raquo dit saintAugustin Et Tacite laquo Il est plus saint et plus respectueux de croire Tacite [101]

XXXIVaux actions des dieux que de les connaicirctre eux-mecircmes raquo Et Platon es-time qursquoil y a quelque impieacuteteacute vicieuse agrave trop srsquointerroger sur Dieu etsur le monde et sur les causes premiegraveres des choses

laquo En veacuteriteacute il est difficile de connaicirctre le pegravere de cet univers et sion y parvient il est impie de le reacuteveacuteler au vulgaire raquo dit Ciceacuteron1

181 Certes nous employons les mots laquo puissance raquo laquo veacuteriteacute raquolaquo justice raquo ce sont des mots qui eacutevoquent quelque chose de grand mais ce laquo quelque chose raquo nous ne le voyons nullement et nous nepouvons le concevoir Nous disons que Dieu craint que Dieu srsquoirriteque Dieu aime

Mettant des mots de mortel sur des choses immortelles Lucregravece [46] Vv 122

Ce sont lagrave des sensations et des eacutemotions que nous ne pouvons pla-cer en Dieu avec la forme qursquoelles ont pour nous et nous ne pouvonspas non plus les imaginer avec la forme qursquoelles ont pour lui Crsquoest agraveDieu seul qursquoil appartient de se connaicirctre et drsquointerpreacuteter ses œuvresEt crsquoest imparfaitement qursquoil le fait dans notre langage pour srsquoabaisseret descendre jusqursquoagrave nous qui demeurons attacheacutes agrave la terre2

182 Comment la sagesse pourrait-elle lui convenir elle qui estun choix entre le bien et le mal puisqursquoaucun mal ne peut lrsquoatteindreEt que dire de la raison ou de lrsquointelligence dont nous nous servonspour rendre visibles les choses obscures puisque rien nrsquoest obscurpour Dieu Et la justice qui attribue agrave chacun ce qui lui appartientet que lrsquoon a institueacutee pour les besoins de la socieacuteteacute humaine quelleforme a-t-elle en Dieu Et la tempeacuterance qui nrsquoest que la modeacutera-tion de plaisirs charnels qui nrsquoont pas leur place en lui Le couragepour supporter la douleur lrsquoeffort les dangers tout cela lui appartientaussi peu ces trois choses ne peuvent parvenir jusqursquoagrave lui Crsquoest pour-quoi Aristote3 considegravere qursquoil est eacutegalement exempt de vertu et device laquo La bienveillance et la colegravere lui sont eacutetrangers ces passions ne Ciceacuteron[17] I

171Drsquoapregraves Platon [74] II2Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Montaigne a eacutecrit laquo agrave terre couchez raquo A Lanly

[58] traduit par laquo agrave terre eacutetendus raquo et D M Frame [28] par laquo on the ground prostrate raquoMais de mon point de vue lrsquoideacutee est plutocirct de ne pouvoir se laquo deacutetacher raquo de la terre

3Aristote [6] VII I Notons encore une fois avec quelle faciliteacute Montaigne laquo annexe raquoen quelque sorte Platon Aristote Socrate etc agrave la religion chreacutetienne

208 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

concernent que les acircmes faibles raquo183 La connaissance que nous avons de la veacuteriteacute quelle qursquoelle

soit ce nrsquoest pas avec nos propres forces que nous lrsquoavons acquiseCrsquoest Dieu qui nous lrsquoa apprise entiegraverement par lrsquointermeacutediaire deceux qursquoil a choisis comme teacutemoins dans le peuple simples et igno-rants pour nous communiquer ses admirables secrets notre foi nrsquoestpas quelque chose que nous avons acquis par nous-mecircmes crsquoest unpur preacutesent ducirc agrave la libeacuteraliteacute drsquoautrui Ce nrsquoest pas par notre raisonne-ment ou notre intelligence que nous avons reccedilu notre religion mais parune autoriteacute et une injonction exteacuterieures La faiblesse de notre juge-ment y contribue mieux que sa force et notre aveuglement plus que laclairvoyance Crsquoest par notre ignorance plus que par notre science quenous sommes savants du divin savoir Ce nrsquoest pas eacutetonnant si nos ca-paciteacutes naturelles et terrestres ne peuvent concevoir cette connaissancesurnaturelle et ceacuteleste Contentons-nous drsquoy apporter notre obeacuteissanceet notre sujeacutetion car comme il est eacutecrit dans lrsquoEacutevangile laquo Je deacutetruiraila sagesse des sages et jrsquoabattrai lrsquointelligence des intelligents Ougrave estle sage Ougrave est lrsquohomme cultiveacute Ougrave est le raisonneur de ce tempsDieu nrsquoa-t-il pas abecircti la sagesse de ce monde Puisque le monde nrsquoapas connu Dieu par la sagesse crsquoest par la simple preacutedication qursquoil luia plu de sauver les croyants1 raquo

184 Aussi me faut-il donc examiner finalement srsquoil est dans lepouvoir de lrsquohomme de trouver ce qursquoil cherche et si cette quecircte qursquoilpoursuit depuis tant de siegravecles lrsquoa enrichi de quelque nouvelle forceet de quelque solide veacuteriteacute

185 Je crois qursquoil mrsquoavouera srsquoil parle sincegraverement que toutce qursquoil a pu tirer drsquoune si longue chasse crsquoest drsquoavoir appris agrave recon-naicirctre sa faiblesse Lrsquoignorance qui est naturellement en nous nouslrsquoavons veacuterifieacutee et confirmeacutee par cette longue eacutetude Il est advenu agraveceux qui sont veacuteritablement savants ce qui advient aux eacutepis de bleacute ilssrsquoeacutelegravevent et dressent fiegraverement la tecircte tant qursquoils sont vides mais quandils sont pleins et lourds de grain dans leur maturiteacute ils commencentagrave srsquohumilier et agrave baisser les cornes Ainsi des hommes qui ayant toutessayeacute et tout sondeacute mais nrsquoayant trouveacute en cet amas de science etde ressources de toutes sortes rien de solide ni de ferme mais seule-ment de la vaniteacute ont renonceacute agrave leur preacutesomption et ont accepteacute leurcondition naturelle

186 Crsquoest ce que Velleius fit remarquer agrave Cotta et agrave Ciceacuteron qursquoils avaient appris de Philon laquo qursquoils nrsquoavaient rien appris raquo Pheacutereacute-

1Saint Paul Eacutepicirctre aux Corinthiens I 1 19

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 209

cide lrsquoun des sept sages alors qursquoil eacutetait mourant eacutecrivit agrave Thalegraves laquo Jrsquoai ordonneacute agrave mes proches quand ils mrsquoauront enterreacute de te portermes eacutecrits Srsquoils vous plaisent agrave toi et aux autres sages publie-les sinon deacutetruis-les Ils ne contiennent aucune certitude qui puisse mesatisfaire moi-mecircme je ne preacutetends pas connaicirctre la veacuteriteacute ni mecircme yatteindre Jrsquoouvre les choses plus que je ne les deacutecouvre1 raquo Lrsquohommele plus sage qursquoil y eut jamais Socrate quand on lui demanda ce qursquoilsavait reacutepondit qursquoil savait qursquoil ne savait rien Il confirmait ainsi ceque lrsquoon dit la plus grande part de ce que nous savons est la moindrede celles que nous ignorons Crsquoest-agrave-dire que cela mecircme que nous pen-sons savoir est une partie et bien petite de notre ignorance laquo Noussavons les choses en songe dit Platon et en veacuteriteacute nous les ignorons2laquo Tous les anciens ou presque ont dit qursquoon ne pouvait rien connaicirctre Ciceacuteron [14] I

12rien percevoir rien savoir que nos sens eacutetaient limiteacutes notre intelli-gence faible et courte notre vie raquo

187 De Ciceacuteron lui-mecircme qui devait au savoir toute sa valeurValeacuterius a dit que sur ses vieux jours il commenccedila agrave se deacutesinteacuteresserdes Lettres3 Et agrave lrsquoeacutepoque ougrave il les cultivait crsquoeacutetait librement sansecirctre infeacuteodeacute agrave aucune doctrine suivant ce qui lui semblait le plus pro-bable tantocirct dans une laquo eacutecole raquo tantocirct dans une autre Il se maintenaittoujours dans le scepticisme acadeacutemique laquo Je vais parler mais sans Ciceacuteron [15] II

iiirien affirmer je chercherai toujours doutant le plus souvent et medeacutefiant de moi-mecircme raquo

188 Jrsquoaurais trop beau jeu si je voulais consideacuterer lrsquohommesous son aspect commun et dans lrsquoensemble je pourrais pourtant lefaire en suivant sa propre regravegle qui juge de la veacuteriteacute non par la valeurdes voix mais par leur nombre Laissons lagrave le peuple

Qui dort tout eacuteveilleacute et bien qursquoil soit vivant Lucregravece [46]III vv 1046 et1048

Et les yeux bien ouverts nrsquoa guegravere qursquoune vie morte

car le peuple nrsquoa pas conscience de lui-mecircme il nrsquoa pas de jugementet laisse dans lrsquooisiveteacute la plupart de ses faculteacutes naturelles Je veuxparler de lrsquohomme dans sa situation la plus haute

1La formule est jolie fallait-il la traduire Si lrsquoon y tient laquo je reacutevegravele les choses plusque je ne les explique raquo

2Platon[76] XIX laquo Car il semble que chacun de nous connaicirct tout ce qursquoil saitcomme en recircve et qursquoil ne connaicirct plus rien agrave lrsquoeacutetat de veille raquo (Traduction E Cham-bry) On notera lrsquohabileteacute avec laquelle Montaigne condense le texte de Platon ici matraduction ne fait que le suivre

3Douteux Montaigne prend cela chez Cornelius Agrippa Mais drsquoautres commeValegravere Maxime nrsquoont rien dit de tel

210 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

189 Consideacuterons-le agrave travers ce petit nombre drsquohommes supeacute-rieurs et rares qui doueacutes naturellement au deacutepart drsquoune belle et excep-tionnelle force drsquoacircme naturelle lrsquoont encore renforceacutee et ameacutelioreacuteepar lrsquoeffort lrsquoeacutetude et lrsquoartifice et lrsquoont meneacutee au plus haut degreacute dela sagesse qursquoelle puisse atteindre Ils lrsquoont utiliseacutee en tous sens et detoutes sortes de faccedilons ils lrsquoont appuyeacutee et arc-bouteacutee sur tout ce quipouvait la soutenir lrsquoont enrichie et enjoliveacutee de tout ce qursquoils ont puemprunter pour son avantage que ce soit dans ce bas-monde ou danslrsquoautre crsquoest chez eux que lrsquoon trouve lrsquohumaine nature sous sa formela plus haute Ils ont organiseacute le monde par des institutions et des lois ils lrsquoont instruit par des techniques et des sciences ainsi que par leursconduites exemplaires Je ne tiendrai compte que de ces gens-lagrave deleur teacutemoignage et de leur expeacuterience voyons jusqursquoougrave ils sont al-leacutes et ougrave ils se sont arrecircteacutes1 Les deacuteregraveglements et les deacutefauts que noustrouverons chez eux le monde pourra bien les consideacuterer comme sienssans heacutesitation

190 Quand on cherche quelque chose il y a toujours un mo-ment ougrave lrsquoon peut dire soit qursquoon a trouveacute soit que crsquoest impossiblesoit que lrsquoon est encore en train de chercher Toute la philosophie estreacutepartie entre ces trois modes Son but est de rechercher la veacuteriteacutela science la certitude Les Peacuteripateacuteticiens Eacutepicuriens Stoiumlciens etquelques autres ont cru les avoir trouveacutees Ils ont donneacute forme auxsciences que nous connaissons et les ont traiteacutees comme des certi-tudes Clitomachos Carneacuteade et les Acadeacutemiciens ont deacutesespeacutereacute dejamais les trouver et estimeacute que nous nrsquoavions pas les moyens suf-fisants pour concevoir la veacuteriteacute Leur conclusion crsquoest le constat delrsquoignorance et de la faiblesse humaines Cette eacutecole a eu la descen-dance la plus importante et les plus nobles repreacutesentants

191 Pyrrhon et les autres sceptiques ou laquo eacutepeacutechistes2 raquo dont lesLesPyrrhoniens opinions selon de nombreux auteurs anciens sont tireacutees drsquoHomegravere

des Sept Sages drsquoArchiloque drsquoEuripide et aussi de Zeacutenon de Deacute-mocrite de Xeacutenophane disent qursquoils sont encore agrave la recherche de laveacuteriteacute Ils considegraverent que ceux qui pensent lrsquoavoir trouveacutee se trompentcomplegravetement et ils pensent mecircme qursquoil y a encore trop de vaniteacute chezceux qui estiment que les forces humaines ne sont pas capables de lrsquoat-

1Lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo comporte laquo agrave quoy ils se sont reacutesolus raquo et le derniermot a eacuteteacute barreacute et remplaceacute par laquo tenus raquo

2Le mot deacuteriveacute drsquoun verbe signifiant laquo suspendre son jugement raquo signifie aussilaquo sceptiques raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 211

teindre Crsquoest que en effet pour mesurer notre capaciteacute agrave connaicirctre et agravejuger de la difficulteacute des choses il faut deacutejagrave faire preuve drsquoune scienceextrecircme ndash et ils doutent que lrsquohomme en soit capable

Qui pense qursquoon ne sait rien ne sait mecircme pas Lucregravece [46]IV 470Si lrsquoon peut dire qursquoon ne sait rien

192 Lrsquoignorance qui se connaicirct qui se juge et se condamnenrsquoest pas une complegravete ignorance pour ecirctre telle il faudrait qursquoellesrsquoignore elle-mecircme De sorte que lrsquoattitude des Pyrrhoniens consisteagrave heacutesiter douter chercher nrsquoecirctre sucircrs de rien et ne reacutepondre de rienDes trois fonctions de lrsquoesprit lrsquointelligence la sensibiliteacute le juge-ment ils reconnaissent les deux premiegraveres et laissent la derniegravere danslrsquoambiguiumlteacute sans montrer de penchant ou drsquoapprobation si peu que cesoit drsquoun cocircteacute ou de lrsquoautre

193 Zeacutenon repreacutesentait par des gestes la faccedilon dont il concevaitcette division des faculteacutes de lrsquoesprit la main largement ouverte si-gnifiait la vraisemblance agrave demi-fermeacutee et les doigts un peu replieacuteslrsquoacquiescement le poing fermeacute la compreacutehension et quand le poingde la main gauche eacutetait encore plus serreacute la science

194 Le caractegravere donneacute agrave leur jugement par les Pyrrhoniens droit et inflexible acceptant tout ce qui se preacutesente sans srsquoy attacheret sans y donner leur assentiment les conduit vers lrsquoataraxie qui estun mode de vie paisible tranquille exempt des agitations que nousdevons agrave lrsquoopinion et agrave la connaissance que nous pensons avoir deschoses crsquoest en effet de ces agitations que nous viennent la crainte lacupiditeacute lrsquoenvie les deacutesirs immodeacutereacutes lrsquoambition lrsquoorgueil la super-stition lrsquoamour de la nouveauteacute la reacutebellion la deacutesobeacuteissance lrsquoobs-tination et la plupart de nos maux corporels Et de fait ils eacutevitent ainsiles rivaliteacutes que pourrait susciter leur doctrine Car leurs deacutebats sontpeu animeacutes et ils ne craignent guegravere la contradiction

195 Quand ils disent que tout corps pesant va vers le bas ils se-raient bien ennuyeacutes si on les croyait et ils font tout ce qursquoils peuventpour qursquoon les contredise pour susciter le doute et suspendre tout ju-gement ce qui est leur but Ils ne mettent en avant leurs opinions quepour combattre celles qursquoils pensent que nous avons nous-mecircmes Sivous adoptez leur point de vue ils soutiendront volontiers le point devue contraire tout leur est indiffeacuterent ils nrsquoont aucune preacutefeacuterenceSi vous affirmez que la neige est noire ils essaieront au contraire deprouver qursquoelle est blanche mais si vous dites qursquoelle nrsquoest ni lrsquoun nilrsquoautre ils srsquoefforceront de montrer qursquoelle est agrave la fois lrsquoun et lrsquoautre

212 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

si vous deacuteclarez tenir pour certain que vous nrsquoen savez rien ils sou-tiendront que vous le savez Et si mecircme vous affirmez cateacutegorique-ment que vous en doutez ils se mettront en devoir de vous deacutemontrerque vous nrsquoen doutez pas du tout ou que vous ne pouvez en juger nideacutecider que vous en doutez Alors par ce doute extrecircme qui va jus-qursquoagrave saper ses propres fondations ils se seacuteparent et se distinguent deplusieurs opinions y compris de celles-lagrave mecircme qui ont soutenu dediverses maniegraveres le doute et lrsquoignorance

196 Puisque ceux qui suivent leurs dogmes peuvent dire lrsquounvert et lrsquoautre jaune pourquoi nrsquoauraient-ils pas eux-mecircmes le droitde douter Y a-t-il une chose que lrsquoon vous demande drsquoaccepter ou derefuser que lrsquoon ne puisse consideacuterer comme ambigueuml Les autres sontporteacutes comme par la tempecircte vers telle ou telle opinion vers lrsquoeacutecoleeacutepicurienne ou stoiumlcienne sans lrsquoavoir vraiment deacutecideacute ni choisi etmecircme le plus souvent avant drsquoavoir atteint lrsquoacircge du discernement enfonction des usages de leur pays ou du fait de lrsquoeacuteducation qursquoils ont re-ccedilue de leurs parents ou encore par le fait du hasard et ils srsquoy trouventengageacutes asservis et comme pris dans un piegravege dont ils ne peuventse deacutefaire ndash laquo ils se cramponnent agrave une doctrine comme agrave un rocherCiceacuteron [14] II

iii sur lequel la tempecircte les aurait jeteacutes raquo Pourquoi donc ne leur serait-ilpas conceacutedeacute agrave eux-mecircmes de preacuteserver leur liberteacute et drsquoexaminer leschoses sans obligation ni servitude laquo Drsquoautant plus libres et indeacutepen-Ciceacuteron [14] II

iii dants qursquoils disposent drsquoun pouvoir absolu de juger raquo

197 Nrsquoest-ce pas un avantage que de ne pas ecirctre soumis agrave laneacutecessiteacute qui bride les autres Ne vaut-il pas mieux reacuteserver son avisplutocirct que de sombrer dans toutes les erreurs que lrsquoimagination hu-maine a produites Ne vaut-il pas mieux suspendre sa croyance quede se mecircler agrave ces factions seacuteditieuses et querelleuses Qursquoirai-je doncchoisir Ce qursquoil vous plaira pourvu que ce soit vous qui choisissiezVoilagrave une sotte reacuteponse et crsquoest agrave elle pourtant que tout dogmatismeen arrive lui qui ne nous permet pas drsquoignorer ce que nous ignoronsPrenez le parti le plus fameux il ne sera jamais si sucircr qursquoil ne vousfaille pour le deacutefendre attaquer et combattre cent et cent autres par-tis contraires Ne vaut-il donc pas mieux se tenir en dehors de cettemecircleacutee Il vous est permis drsquoadopter comme srsquoil en allait de votrehonneur et de votre vie lrsquoopinion drsquoAristote sur lrsquoeacuteterniteacute de lrsquoacircmeet de contredire et deacutementir Platon lagrave-dessus Et il leur serait interditagrave eux drsquoen douter Srsquoil est loisible agrave Panaeligtius de reacuteserver son juge-ment sur les haruspices les songes oracles et autre vaticinations dontles Stoiumlciens ne doutent nullement pourquoi un sage nrsquooserait-il pas

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 213

sur toutes choses se comporter de la mecircme faccedilon que lui le fait pourcelles qursquoil a apprises de ses maicirctres qui ont eacuteteacute eacutetablies par le com-mun accord de lrsquoeacutecole dont il est le disciple et le zeacutelateur

198 Si crsquoest un enfant qui juge il ne sait pas de quoi il srsquoagit si crsquoest un savant il a des ideacutees preacuteconccedilues Les Pyrrhoniens se sontdonneacute un extraordinaire avantage dans les combats en srsquoeacutetant deacutechar-geacutes du soin de se proteacuteger peu leur importe qursquoon les frappe pourvuqursquoils frappent Et ils tirent parti de tout srsquoils sont vainqueurs votreproposition est boiteuse et si crsquoest vous crsquoest la leur Srsquoils se trompentils deacutemontrent lrsquoignorance et si vous vous trompez crsquoest vous quila deacutemontrez Srsquoils prouvent qursquoon ne sait rien crsquoest bien Srsquoils nepeuvent pas le prouver crsquoest bien aussi laquo De sorte qursquoen trouvant Ciceacuteron [14] I

12drsquoaussi bonnes raisons pour et contre il soit plus aiseacute de reacuteserver sonjugement sur tel point ou sur tel autre raquo Et ils se vantent de trou-ver pourquoi une chose est fausse bien plus facilement que de trouverpourquoi elle est vraie

199 Leurs faccedilons de srsquoexprimer sont celles-ci laquo Je nrsquoaffirmerien les choses ne sont pas plus ainsi qursquoautrement ou que ni lrsquounni lrsquoautre je ne comprends pas cela les apparences sont les mecircmespartout parler pour ou contre crsquoest tout comme rien ne semble vraiqui ne puisse sembler faux1 raquo Leur maicirctre-mot crsquoest laquo ἐπέχω raquo Ciceacuteron [14] I

12crsquoest-agrave-dire laquo je reacuteserve mon jugement je ne me prononce pas2 raquo Voilagraveleurs refrains avec drsquoautres de la mecircme veine Et ce qursquoils obtiennentcrsquoest une suspension complegravete inteacutegrale et parfaite du jugement Ilsutilisent leur raison pour interroger et deacutebattre mais non pour choisiret deacutecider Celui qui peut imaginer un perpeacutetuel aveu drsquoignorance unjugement sans tendance ni inclination en quelque occasion que ce soitcelui-lagrave peut concevoir ce qursquoest le pyrrhonisme Jrsquoexpose leur faccedilonde penser aussi bien que possible parce que nombreux sont ceux quila trouvent difficile agrave concevoir et que les auteurs anciens eux-mecircmesla preacutesentent de faccedilon un peu obscure et avec des variations

200 Quant aux actions de la vie courante ils se comportentde faccedilon ordinaire Ils se precirctent et srsquoadaptent aux tendances natu-relles aux pulsions et aux contraintes des passions aux dispositionsdes lois et des coutumes et aux traditions intellectuelles laquo Car Dieu Ciceacuteron [15] I

18a voulu que nous ayons non la connaissance des choses mais seule-

1Montaigne avait fait graver (en grec) la plupart de ces formules tireacutees de SextusEmpiricus sur les poutres du plafond de sa laquo librairie raquo On peut encore les voir aujour-drsquohui (en partie reacutenoveacutees)

2Litteacuteralement laquo je ne bouge pas raquo

214 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

ment celle de leur usage raquo Ils se laissent guider dans leurs actionscourantes par ces choses-lagrave sans en juger ni prendre parti Crsquoest pourcela que je peux difficilement faire coiumlncider cette conception avec leportrait que lrsquoon donne de Pyrrhon que lrsquoon dit stupide et amorphemenant une vie farouche et peu sociable nrsquoessayant mecircme pas drsquoeacutevi-ter les charrettes qui le heurtent ni les preacutecipices refusant de se sou-mettre aux lois Crsquoest lagrave une exageacuteration de sa doctrine Il nrsquoa voulu sefaire ni pierre ni souche mais un homme qui vit reacutefleacutechit et raisonnejouissant de tous les plaisirs et avantages offerts par la nature utilisanttoutes ses faculteacutes corporelles et spirituelles selon les regravegles en vigueuret avec droiture Les privilegraveges imaginaires extravagants et infondeacutesque lrsquohomme a voulu srsquoapproprier pour reacutegenter ordonner eacutetablir laveacuteriteacute1 il les a de bonne foi rejeteacutes et abandonneacutes

201 Il nrsquoest drsquoailleurs pas drsquoeacutecole qui ne soit ameneacutee agrave per-mettre agrave son laquo sage raquo srsquoil veut vivre de se conformer agrave bien des chosesqui ne sont pas comprises ni reconnues ni consenties Quand il prendla mer il suit son ideacutee sans savoir si elle lui sera favorable il se sou-met agrave des conditions qui demeurent hypotheacutetiques le vaisseau est-ilbon le pilote expeacuterimenteacute la saison propice Et il est bien obligeacute defaire comme si de se laisser conduire par les apparences dans la me-sure ougrave elles ne sont pas expresseacutement contraires agrave son dessein Il a uncorps et une acircme les sens le poussent lrsquoesprit lrsquoanime Et mecircme srsquoilne trouve pas en lui-mecircme de critegravere personnel et unique pour jugerdes choses et srsquoil estime qursquoil ne doit pas engager son consentementdans la mesure ougrave le faux peut ressembler au vrai il conduit pourtantsa vie pleinement et agreacuteablement

202 Parmi les activiteacutes intellectuelles combien en est-il qui re-posent plus sur la conjecture que sur la science Qui ne deacutecident pasdu vrai ou du faux mais suivent plutocirct ce qui semble eacutevident Il y adisent les Pyrrhoniens du vrai et du faux et il y a en nous ce qursquoil fautpour le rechercher mais pas de quoi en deacutecider comme on fait avec lapierre de touche2 Nous ne nous en portons que mieux de nous laisseraller sans recherche selon lrsquoordre du monde Une acircme exempte de preacute-jugeacutes se trouve bien avantageacutee sur le chemin de la tranquilliteacute Ceuxqui jugent et critiquent leurs juges ne srsquoy soumettent jamais comme ilsle devraient Les esprits simples et peu curieux sont ndash ocirc combien ndash

1laquo la veacuteriteacute raquo est un ajout manuscrit de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Curieusementil nrsquoa pas eacuteteacute repris dans lrsquoeacutedition de 1595

2Au moyen-acircge laquo fragment de jaspe utiliseacute pour essayer lrsquoor et lrsquoargent raquo (DictPetit Robert)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 215

plus dociles et plus faciles agrave conduire selon les lois religieuses et poli-tiques que ces esprits qui surveillent en peacutedagogues les choses divineset humaines

203 Il nrsquoest rien dans ce que lrsquohomme a inventeacute qui ait autant devraisemblance et drsquoutiliteacute que cette doctrine de Pyrrhon Elle montrelrsquohomme nu et deacutemuni reconnaissant sa faiblesse naturelle et doncapte agrave recevoir drsquoen haut quelque force exteacuterieure deacutepourvu de sa-voir humain et donc drsquoautant plus apte agrave faire en lui-mecircme une placeau savoir divin aneacuteantissant son jugement pour faire place agrave la foiElle le montre comme quelqursquoun qui nrsquoest pas un meacutecreacuteant mais nedresse non plus aucun dogme contraire aux lois et regravegles communeacute-ment admises un homme humble obeacuteissant capable de se discipli-ner studieux ennemi jureacute de lrsquoheacutereacutesie et donc agrave lrsquoabri des vaines etirreacuteligieuses opinions professeacutees par les eacutecoles qui sont dans lrsquoerreurCrsquoest comme une carte blanche preacutepareacutee pour prendre sous le doigtde Dieu les formes qursquoil lui plaira drsquoy graver Plus nous nous en re-mettons agrave Dieu plus nous nous confions agrave lui et plus nous renonccedilonsagrave nous-mecircmes mieux nous valons laquo Prends en bonne part dit lrsquoEc-cleacutesiaste les choses telles qursquoelles se preacutesentent agrave toi avec leur visageet leur goucirct jour apregraves jour le reste est au-delagrave de ce que tu peuxconnaicirctre raquo laquo Le Seigneur connaicirct les penseacutees des hommes et il saitqursquoelles sont vaines1 raquo

204 Voilagrave comment des trois principales eacutecoles de philosophiedeux font expresseacutement profession de doute et drsquoignorance et dans latroisiegraveme qui est celle des dogmatiques2 il est aiseacute de voir que laplupart nrsquoont pris le visage de lrsquoassurance que pour avoir meilleuremine Ils ne se sont pas tant soucieacutes de nous eacutetablir quelque certitudeque de nous montrer jusqursquoougrave ils avaient pu aller dans cette chasse agrave Tite-Live [105]

XXVI xxii 14la veacuteriteacute laquo les savants supposent plus qursquoils ne savent raquo205 Timeacutee ayant agrave instruire Socrate de ce qursquoil sait des dieux

du monde et des hommes se propose drsquoen parler comme le ferait nrsquoim-porte qui et considegravere que cela suffit du moment que ses explicationssont aussi probables que celles drsquoun autre car les veacuteritables explica-tions ne sont ni agrave sa porteacutee ni agrave celle drsquoaucun humain Crsquoest ce quelrsquoun de ses disciples a ainsi imiteacute laquo Je mrsquoexpliquerai comme je le Ciceacuteron [20] I

9pourrai Mais en mrsquoeacutecoutant ne croyez pas entendre Apollon sur sontreacutepied et ne prenez pas ce que je dis pour des histoires veacuteritables

1Psaumes 93 22Rappelons que pour Montaigne il srsquoagit des Peacuteripateacuteticiens des Eacutepicuriens des

Stoiumlciens et de tous ceux qui laquo ont penseacute avoir trouveacute la veacuteriteacute raquo

216 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

faible mortel je cherche par des conjectures agrave deacutecouvrir le vraisem-blable raquo Il a dit cela au sujet du meacutepris de la mort qui est un sujetnaturel et agrave la porteacutee de tous Ailleurs il lrsquoa traduit en reprenant lestermes mecircmes de Platon laquo Si en discourant sur la nature des dieux etPlaton [74] 30

d lrsquoorigine du monde je ne puis atteindre le but que je me suis fixeacute nrsquoensoyez pas eacutetonneacutes car souvenez-vous que moi qui vous parle et vousqui jugez nous sommes des hommes Et si je ne dis que des chosesprobables ne me demandez rien de plus1 raquo

206 Aristote nous assegravene drsquoordinaire un grand nombre drsquoopi-nions et de croyances diffeacuterentes pour leur opposer la sienne et nousmontrer combien lui est alleacute plus loin comment il a approcheacute de pluspregraves la vraisemblance On ne peut juger en effet de la veacuteriteacute drsquoapregraveslrsquoautoriteacute et les teacutemoignages des autres Crsquoest pour cela qursquoEacutepicureeacutevita soigneusement de faire figurer dans ses eacutecrits des opinions eacutetran-gegraveres aux siennes Aristote est le laquo prince raquo des dogmatiques et pour-tant crsquoest lui qui nous apprend que savoir beaucoup conduit agrave douterencore plus On le voit souvent srsquoenvelopper volontairement2 drsquouneobscuriteacute si eacutepaisse et si impeacuteneacutetrable qursquoil est impossible drsquoy deacutecelerquelle est son opinion crsquoest en somme du laquo pyrrhonisme raquo sous uneforme affirmative3

207 Voici ce que dit Ciceacuteron qui nous explique lrsquoopinion drsquoau-trui par la sienne laquo Ceux qui voudraient savoir ce que nous pensonspersonnellement sur chaque chose poussent trop loin la curiositeacute Ceprincipe philosophique qui consiste agrave disputer de tout sans deacuteciderde rien drsquoabord eacutetabli par Socrate repris par Arceacutesilas affirmeacute parCarneacuteade est encore en vigueur de nos jours Nous sommes de ceuxqui disent que le faux est toujours mecircleacute au vrai et qursquoil lui ressembletellement qursquoil nrsquoy a aucun signe en eux qui permette de juger et dedeacutecider en toute certitude raquo

208 Pourquoi donc la plupart des philosophes (et pas seule-Lrsquoobscuriteacute desphilosophes ment Aristote) ont-ils affecteacute drsquoecirctre difficiles agrave lire sinon pour mettre

en valeur la vaniteacute de leur sujet et exciter la curiositeacute de notre espriten lui donnant pour toute pitance cet os creux et deacutecharneacute agrave rongerClitomachos affirmait qursquoil nrsquoavait jamais reacuteussi agrave comprendre en li-sant les eacutecrits de Carneacuteade quelle eacutetait lrsquoopinion de lrsquoauteur Pourquoi

1Montaigne utilise ici la traduction (incomplegravete) qursquoen a faite Ciceacuteron Timaeuschap III

2Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit laquo (comme pour exemple sur le proposde lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme) raquo et cette parenthegravese a eacuteteacute barreacutee

3Exemplaire de Bordeaux laquo sous la forme de parler qursquoil a entreprise raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 217

Eacutepicure a-t-il eacuteviteacute la faciliteacute dans son œuvre et pourquoi a-t-on sur-nommeacute Heacuteraclite laquo le teacuteneacutebreux raquo Lrsquoobscuriteacute est une monnaie queles savants utilisent comme ceux qui font des tours de passe-passepour dissimuler la faiblesse de leur science dont la sottise humaine secontente fort bien

Son langage obscur lrsquoa rendu ceacutelegravebre chez les Grecs1 Lucregravece [46] I639-41Surtout aupregraves des sots qui preacutefegraverent ce qui nrsquoest pas clair

Et qursquoils croient comprendre sous un langage eacutenigmatique

209 Ciceacuteron reproche agrave certains de ses amis drsquoavoir consacreacute agravelrsquoastrologie au droit agrave la dialectique et agrave la geacuteomeacutetrie plus de tempsque ces sciences ne le meacuteritaient il disait que cela les deacutetournait desdevoirs de lrsquoexistence plus utiles et plus honorables Les philosophescyreacutenaiumlques meacuteprisaient la physique aussi bien que la dialectique Zeacute-non au tout deacutebut de sa Reacutepublique deacuteclarait que tous les arts libeacuterauxeacutetaient inutiles

210 Chrysippe disait que ce que Platon et Aristote avaient eacutecritsur la Logique ils lrsquoavaient eacutecrit par jeu et agrave titre drsquoexercice et il nepouvait pas croire qursquoils aient pu traiter seacuterieusement drsquoune disciplineaussi vaine Plutarque dit la mecircme chose de la Meacutetaphysique Eacutepicurelrsquoaurait dit aussi de la Rheacutetorique de la Grammaire de la Poeacutesie dela Matheacutematique et de toutes les autres sciences sauf de la PhysiqueSocrate pense la mecircme chose de toutes les sciences sauf de celle desmœurs et de la vie Quelle que fucirct la chose sur laquelle on lrsquointer-rogeait il ramenait toujours en premier lieu celui qui lrsquointerrogeait agraveparler de la faccedilon dont il avait veacutecu et dont il vivait et crsquoest cela qursquoilexaminait et jugeait estimant que tout ce qursquoon peut apprendre drsquoautreest secondaire et superflu laquo Je fais peu de cas de cette culture qui ne Juste Lipse [40]

I 10rend pas vertueux ceux qui la possegravedent2 raquo211 La plupart des domaines du savoir ont ainsi eacuteteacute deacutedaigneacutes

par les savants eux-mecircmes Mais ils nrsquoont pas consideacutereacute qursquoil eacutetait horsde propos de distraire leur esprit et de lrsquoappliquer agrave des choses quinrsquooffraient aucune soliditeacute profitable Et les uns ont consideacutereacute Platoncomme dogmatique les autres comme sceptique drsquoautres encore es-timent qursquoil a eacuteteacute lrsquoun sur certains sujets et lrsquoautre sur certains autresCelui qui dirige ses dialogues Socrate srsquoemploie agrave toujours susciter ladiscussion et agrave ne jamais lrsquoarrecircter il nrsquoest jamais satisfait et dit qursquoilnrsquoa pas drsquoautre science que celle drsquoopposer des objections

1Il srsquoagit drsquoHeacuteraclite2La citation est reprise de Salluste [87] LXXXV

218 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

212 Homegravere lrsquoauteur favori des Anciens a donneacute leurs fon-dements agrave toutes les eacutecoles philosophiques les mettant toutes sur unmecircme pied et montrant ainsi agrave quel point il eacutetait indiffeacuterent agrave la voieque nous pourrions choisir On dit que Platon inspira six eacutecoles diffeacute-rentes Crsquoest pourquoi agrave mon avis jamais enseignement ne fut aussiheacutesitant et moins dogmatique que le sien Socrate disait que les sages-femmes quand elles choisissaient ce meacutetier de faire engendrer lesautres renonccedilaient du mecircme coup agrave engendrer elles-mecircmes et quelui-mecircme ayant reccedilu des dieux le titre de laquo sage-homme raquo srsquoeacutetaitaussi deacutepouilleacute physiquement et mentalement de la faculteacute drsquoenfan-ter Il disait qursquoil se contentait drsquoaider et drsquoapporter ses secours agraveceux qui engendraient en preacuteparant leurs organes en lubrifiant leursconduits en facilitant lrsquoissue de lrsquoaccouchement en jugeant de la via-biliteacute de lrsquoenfant en le nommant le nourrissant lrsquoemmaillotant le cir-concisant et en exerccedilant et manipulant son esprit aux risques et peacuterilsdrsquoautrui

213 Il en est de Platon comme de la plupart des auteurs de cettetroisiegraveme sorte1 comme les Anciens lrsquoont remarqueacute dans les eacutecritsdrsquoAnaxagore Deacutemocrite Parmeacutenide Xeacutenophane et bien drsquoautres ilsont une faccedilon drsquoeacutecrire dubitative dans son dessein et dans sa formequi interroge plus qursquoelle nrsquoenseigne ndash mecircme srsquoils incorporent parfoisagrave leurs eacutecrits des traits dogmatiques2 Ne voit-on pas cela aussi bienchez Seacutenegraveque et Plutarque Nrsquooffrent-ils pas tantocirct un visage tantocirctun autre agrave celui qui les examine de pregraves Et ceux qui tentent drsquohar-moniser les textes des juristes entre eux devraient3 bien commencerpar mettre chacun en accord avec lui-mecircme Il me semble que si Pla-ton a aimeacute cette faccedilon de philosopher agrave travers des dialogues crsquoestqursquoelle lui permettait drsquoexposer plus facilement par plusieurs bouchesla diversiteacute et les variations de sa penseacutee

214 Examiner les problegravemes sous plusieurs angles crsquoest lesexposer aussi bien et mecircme mieux que drsquoun seul point de vue carcrsquoest le faire plus complegravetement et plus utilement Prenons un exemple

1Les laquo dogmatiques raquo probablement bien que le texte ne soit pas tregraves clair ici2Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo cette page a eacuteteacute extrecircmement ratureacutee et modi-

fieacutee agrave plusieurs reprises On lisait initialement ici laquo ils ont une forme drsquoeacutecrire douteuseamp irreacutesolue amp un stile enquerant[] raquo Puis avec les corrections laquo une forme drsquoeacutecriredouteuse en substance amp en dessein raquo Et tout le paragraphe qui suit a eacuteteacute largement ra-tureacute et modifieacute seul Plutarque eacutetait drsquoabord mentionneacute dans une reacutedaction leacutegegraverementdiffeacuterente drsquoailleurs

3Lrsquoeacutedition de 1595 porte ici laquo devoient raquo pourtant on lit bien laquo devraient raquo dans lescorrections manuscrites de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 219

drsquoaujourdrsquohui les arrecircts de justice constituent le degreacute ultime du dis-cours dogmatique et cateacutegorique Pourtant ceux que nos parlementspreacutesentent au peuple comme eacutetant les plus exemplaires les plus agravemecircme de susciter chez lui le respect qursquoil doit eacuteprouver envers cettedigniteacute du fait des grandes capaciteacutes de ceux qui lrsquoexercent ces ar-recircts tirent leur beauteacute non de leur conclusion qui est pour ces gens-lagravebanale et courante pour chaque juge mais de la discussion et de laconfrontation des points de vue divers et parfois opposeacutes que tolegraverela discipline juridique

215 Et le champ le plus large qui srsquoouvre aux critiques desphilosophes drsquoune eacutecole agrave lrsquoencontre des autres vient des contradic-tions et des variations dans lesquelles chacun drsquoeux se trouve empecirctreacutesoit volontairement pour montrer comment lrsquoesprit humain vacille entoute circonstance soit du fait de leur ignorance face aux fluctuationset agrave lrsquoobscuriteacute fonciegravere des choses

216 Que signifie ce refrain 1 laquo En un lieu glissant et changeant Plutarque [78]XLVII f˚348mettons de cocircteacute notre croyance raquo sinon que comme dit Euripide

Les œuvres de Dieu en diverses faccedilons2

Nous laissent comme heacutebeacuteteacutes

Crsquoest ce qursquoeacutecrit souvent Empeacutedocle lui aussi comme mucirc par unedivine fureur et contraint de reconnaicirctre la veacuteriteacute laquo Non non nousne sentons rien nous ne voyons rien toutes choses nous sont cacheacuteesil nrsquoen est aucune dont nous puissions eacutetablir avec certitude ce qursquoelleest3 raquo Et ceci rappelle la parole divine laquo Les penseacutees des mortelssont timides et incertaines nos inventions et nos preacutevisions4 raquo Il nrsquoestpas eacutetonnant si des gens sans espeacuterer parvenir agrave quelque chose ontneacuteanmoins trouveacute plaisir agrave cette chasse lrsquoeacutetude est en elle-mecircme uneoccupation agreacuteable Si agreacuteable mecircme que parmi les volupteacutes qursquoilsinterdisent les Stoiumlciens placent aussi celle qui vient de lrsquoexercice delrsquoesprit et veulent le brider trouvant qursquoil y a de lrsquointempeacuterance agrave tropsavoir

217 Deacutemocrite ayant mangeacute des figues qui sentaient le miel semit agrave chercher mentalement drsquoougrave leur venait cette douceur inattendue

1Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on trouve ici laquo ce sien refrain raquo2Ces vers sont tireacutes de Plutarque [78] eacutegalement XLVII f˚348 (sans reacutefeacuterence pour

Euripide)3Citeacute drsquoapregraves Ciceacuteron [14] Seconds Acadeacutemiques I xii 444Livre de la Sagesse IX 14

220 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

et pour tirer cela au clair se leva de table et alla voir lrsquoassiette sur la-quelle on avait disposeacute ces figues sa servante ayant compris pourquoiil se levait lui dit en riant de ne plus se tourmenter pour cela car crsquoeacutetaitelle qui les avait mises dans un vase ougrave il y avait eu du miel Et Deacutemo-crite srsquoirrita de ce qursquoelle lui avait ocircteacute lrsquooccasion drsquoavoir agrave chercherlui enlevant matiegravere agrave sa curiositeacute laquo Va lui dit-il tu mrsquoas contrarieacute mais je ne renoncerai pourtant pas agrave chercher la cause de cela commesrsquoil srsquoagissait drsquoune cause naturelle raquo Et il ne manqua sucircrement pas detrouver quelque cause veacuteritable agrave ce fait imaginaire et faux

218 Cet exemple drsquoun grand et illustre philosophe montre bienla passion studieuse qui nous entraicircne agrave la poursuite de choses quenous deacutesespeacuterons drsquoatteindre Plutarque raconte une histoire analogue celle de quelqursquoun qui ne voulait pas qursquoon lui explique les chosesdont il doutait pour ne pas perdre le plaisir de les chercher Commecet autre encore qui ne voulait pas que son meacutedecin le prive de lrsquoal-teacuteration due agrave sa fiegravevre pour ne pas perdre le plaisir qursquoil avait de lacalmer en buvant laquo Mieux vaut apprendre des choses inutiles que deSeacutenegraveque [96]

LXXXVIII ne rien apprendre du tout raquo219 Le plaisir que lrsquoon prend dans la nourriture se suffit souvent

agrave lui-mecircme et tout ce que nous prenons drsquoagreacuteable nrsquoest pas toujoursnutritif ni sain De mecircme ce que notre esprit tire de la science nemanque pas drsquoecirctre voluptueux mecircme si ce nrsquoest ni un aliment ni bonpour la santeacute

220 Voici ce que disent les philosophes laquo Lrsquoobservation de lanature est une nourriture qui convient agrave notre esprit elle nous eacutelegraveveet nous conforte en nous faisant meacutepriser les choses basses et terre agraveterre car elle nous les fait comparer avec les choses supeacuterieures et ceacute-lestes Et la recherche des choses eacuteleveacutees et occultes est tregraves agreacuteablemecircme agrave celui qui nrsquoen tire qursquoun respect craintif et qui redoute drsquoenjuger raquo Ce sont lagrave les mots qursquoils emploient dans leur profession defoi Mais lrsquoimage drsquoune curiositeacute maladive de ce genre se voit encoremieux dans lrsquoexemple suivant que lrsquoon trouve si souvent dans leurbouche et qursquoils tiennent en grand honneur Eudoxe souhaitait voir aumoins une fois le soleil de pregraves connaicirctre sa forme sa grandeur sabeauteacute quitte agrave srsquoy brucircler aussitocirct1 ndash et il priait les dieux pour cela Ilvoulait acqueacuterir au prix de sa vie un savoir dont il serait aussitocirct priveacuteEt pour cette connaissance soudaine et eacutepheacutemegravere il eacutetait precirct agrave perdretoutes les connaissances qursquoil posseacutedait et agrave renoncer agrave celles qursquoil eucirctpu acqueacuterir encore

1laquo Exemplaire de Bordeaux raquo laquo comme fut Phaeumlton raquo barreacute

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 221

221 Je ne suis pas vraiment persuadeacute qursquoEacutepicure Platon et Py-thagore nous aient donneacute pour argent comptant leurs laquo atomes raquo leurslaquo ideacutees raquo et leurs laquo nombres raquo Ils eacutetaient bien trop sages pour consi-deacuterer comme des articles de foi des choses si incertaines et si discu-tables Mais dans lrsquoobscuriteacute et lrsquoignorance du monde chacun de cesgrands personnages srsquoest efforceacute drsquoapporter un peu de lumiegravere et ilsont consacreacute leur esprit agrave des inventions ayant au moins une apparencesubtile et plaisante et qui puissent soutenir la contradiction mecircme sielles eacutetaient fausses laquo Crsquoest le geacutenie de ces philosophes qui a inventeacuteces systegravemes et non leur savoir1 raquo

222 Un Ancien agrave qui lrsquoon reprochait de se targuer de philo-sophie alors que son jugement nrsquoen portait guegravere la trace reacuteponditque crsquoeacutetait justement cela philosopher Les philosophes ont voulu toutexaminer tout discuter et ont trouveacute que cette occupation convenaitfort bien agrave notre curiositeacute naturelle Ils ont eacutecrit sur certaines chosesqui concernent la vie publique comme les religions2 et il est heureuxqursquoen vertu de cela ils nrsquoaient pas voulu les disseacutequer complegravetementafin de ne pas engendrer de troubles dans lrsquoobeacuteissance aux lois et auxcoutumes de leur pays

223 Platon traite cette question sans cacher son jeu3 Quandil eacutecrit agrave titre personnel il nrsquoaffirme rien de faccedilon cateacutegorique Maisquand il se veut leacutegislateur il utilise un style autoritaire et peacuteremp-toire et il mecircle hardiment agrave son propos les plus extravagantes de sesinventions aussi utiles pour convaincre la foule que ridicules srsquoagis-sant de lui-mecircme on sait agrave quel point nous sommes capables drsquoad-mettre toutes sortes drsquoopinions et particuliegraverement les plus eacutetranges etles plus anormales

224 Crsquoest pour cela que dans ses Lois il prend grand soinagrave ce qursquoon ne dise en public que des poegravemes dont les reacutecits imagi-naires tendent agrave une fin utile il est si facile de mettre dans lrsquoespritdes hommes des images fantomatiques qursquoil vaut mieux leur fournirdes mensonges profitables plutocirct que des mensonges inutiles ou dom-

1Seacutenegraveque Le Rheacuteteur Suasoriae IV 3 Consultable sur BNF Gallica (httpgallicabnffrark12148bpt6k255468) p 44 f˚29

2Lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo comporte ici cette remarque eacutetonnante laquo car il nrsquoestpas deffendu de faire nostre profit de la mensonge mesme srsquoil est besoing raquo qui a eacuteteacutebarreacutee drsquoun trait de plume

3A Lanly [58] II p175 traduit cette phrase ainsi laquo Platon traite ce mystegravere drsquounefaccedilon bien claire raquo ce qui est assez banal D M Frame [28] de son cocircteacute eacutecrit laquo Platotreats this mystery with his cards pretty much on the table raquo prenant laquo jeu deacutecouvert raquoagrave la lettre en quelque sorte Mon interpreacutetation va dans le mecircme sens

222 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mageables Et il dit tout bonnement dans sa Reacutepublique que danslrsquointeacuterecirct mecircme des hommes il est souvent neacutecessaire de les tromper Il est facile de constater que parmi les eacutecoles philosophiques les unesont plutocirct poursuivi la veacuteriteacute les autres lrsquoutiliteacute et que ce sont ces der-niegraveres qui y ont gagneacute en reacuteputation Crsquoest le malheur de notre condi-tion souvent ce qui apparaicirct agrave notre esprit comme eacutetant le plus vraine lui apparaicirct pas comme le plus utile agrave notre existence Les eacutecolesles plus hardies lrsquoeacutepicurienne la pyrrhonienne la nouvelle Acadeacutemiesont elles aussi contraintes de se soumettre agrave la loi commune en fin decompte

225 Il est drsquoautres sujets que les philosophes ont fait passer parleur tamis qui agrave droite qui agrave gauche chacun srsquoefforccedilant de leur don-ner un air preacutesentable qursquoil soit justifieacute ou non Nrsquoayant rien trouveacutequi soit dissimuleacute au point de ne pas vouloir en parler ils sont sou-vent forceacutes de forger des conjectures fragiles et oseacutees non qursquoils lesprennent eux-mecircmes comme base ni pour eacutetablir quelque veacuteriteacute maisqui leur servent drsquoentraicircnement dans leurs eacutetudes laquo Il semble qursquoilsQuintilien [84]

II xvii 4 aient eacutecrit non pas tant par conviction que pour exercer leur espritsur la difficulteacute du sujet raquo

226 Et srsquoil nrsquoen eacutetait pas ainsi comment pourrions-nous ac-cepter des opinions aussi varieacutees et inconsistantes que celles qui onteacuteteacute avanceacutees par ces esprits excellents et admirables Par exemple est-il rien de plus vain que de vouloir deacutecouvrir Dieu par nos analo-gies et conjectures et le reacutegler avec le monde lui-mecircme selon notrecapaciteacute et nos lois Ou drsquoutiliser aux deacutepens de la diviniteacute ce petiteacutechantillon de connaissance qursquoil lui a plu drsquoattribuer agrave notre condi-tion naturelle Et parce qursquoil nous est impossible drsquoeacutetendre notre vuejusqursquoagrave son trocircne glorieux fallait-il pour autant le ramener ici-bas agravenotre corruption et nos misegraveres

227 De toutes les opinions humaines et anciennes concernantla religion celle qui me semble avoir eu le plus de vraisemblance etde fondement est celle qui reconnaissait en Dieu une puissance in-compreacutehensible agrave lrsquoorigine de toutes choses et de leur permanenceune suprecircme bonteacute et perfection recevant de bon greacute les honneurs etle respect que lui vouent les humains sous quelque visage quelquenom et quelque forme que ce soit

Jupiter tout-puissant pegravere et megravere des chosesDes rois et des dieux1

1Valerius Sorianus citeacute dans saint Augustin [7] VII 11

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 223

228 Ce zegravele universel a eacuteteacute vu drsquoun bon œil depuis le cielToutes les citeacutes ont tireacute parti de leur deacutevotion les hommes impiesont eu partout le sort qursquoils meacuteritaient de mecircme que leurs actions Leslivres des paiumlens dans les fables que sont leurs religions reconnaissentde la digniteacute de lrsquoordre et de la justice et que des prodiges et desoracles leur ont eacuteteacute envoyeacutes pour leur bien et leur instruction car Dieudans sa miseacutericorde daigne parfois renforcer par ces marques tempo-relles les principes eacuteleacutementaires drsquoune connaissance directe et gros-siegravere que la simple raison donne de lui agrave travers les images illusoiresde nos songes Les repreacutesentations imaginaires forgeacutees par lrsquohommelui-mecircme sont non seulement fausses mais impies et injurieuses Etde toutes les religions que saint Paul trouva en honneur agrave Athegravenescelle que les Grecs avaient deacutedieacutee agrave une diviniteacute cacheacutee et inconnuelui sembla la plus excusable1

229 Pythagore approcha la veacuteriteacute de plus pregraves estimant que laconnaissance de cette cause premiegravere Ecirctre des ecirctres devait demeurerindeacutefinie sans description ni deacutetermination que ce nrsquoeacutetait pas autrechose que lrsquoeffort de notre imagination tendue vers la perfection cha-cun en amplifiant lrsquoideacutee selon ses possibiliteacutes Mais quand Numa en-treprit de rendre conforme agrave cette conception la religion de son peuplequand il voulut en faire une religion purement mentale sans objet deacute-fini sans eacuteleacutements mateacuteriels ce fut peine perdue lrsquoesprit humain nesaurait se maintenir dans cet infini de penseacutees informelles il lui faut lescondenser en une repreacutesentation agrave son image La majesteacute divine srsquoesten quelque sorte laisseacute circonscrire dans des limites corporelles sessacrements surnaturels et ceacutelestes portent la marque de notre conditionterrestre le culte qui lui est rendu srsquoexprime par des offices et des pa-roles qui ont un sens pour nous car crsquoest bien lrsquohomme qui croit et quiprie Je laisse de cocircteacute les autres arguments que lrsquoon avance agrave ce pro-pos mais on me ferait difficilement croire que la vue de nos crucifixles tableaux repreacutesentant ce supplice effroyable les ornements et lesgestes ceacutereacutemonieux de nos eacuteglises les chants accordeacutees agrave la deacutevotionde notre penseacutee cette eacutemotion communiqueacutee par nos sens on me fe-rait difficilement croire dis-je que tout cela ne suscite dans lrsquoacircme despeuples une eacutemotion religieuse dont les effets sont tregraves utiles

230 Srsquoil fallait choisir parmi les diviniteacutes auxquelles on a donneacute La forme deDieuun corps par neacutecessiteacute humaine et au milieu de la ceacuteciteacute universelle

1Actes des Apocirctres XVII 23

224 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

je me serais je crois plus volontiers associeacute agrave ceux qui adoraient leSoleil1

la lumiegravere communeRonsard [85] p271 Lrsquoœil du monde et si Dieu au chef2 porte des yeux

Les rayons du Soleil sont ses yeux radieuxQui donnent vie agrave tous nous maintiennent et nous gardentEt les faits des humains en ce monde regardent Ce beau ce grand soleil qui nous fait les saisonsSelon qursquoil entre ou sort de ses douze maisons3 Qui remplit lrsquounivers de ses vertus connues Qui drsquoun trait de ses yeux nous dissipe les nues4 Lrsquoesprit lrsquoacircme du monde ardent et flamboyantEn la course drsquoun jour tout le Ciel tournoyantPlein drsquoimmense grandeur rond vagabond et fermeLequel tient dessous lui tout le monde pour terme5En repos sans repos oisif et sans seacutejour6Fils aicircneacute de nature et le pegravere du jour

Drsquoautant plus que outre cette grandeur et cette beauteacute qui lui sontpropres crsquoest la piegravece de cette machinerie ceacuteleste qui est pour nous laplus eacuteloigneacutee et de ce fait si peu connue qursquoils eacutetaient bien pardon-nables drsquoecirctre en admiration devant elle et de lui teacutemoigner du respect

231 Thalegraves qui le premier se posa ces questions consideacutera queDieu eacutetait un esprit qui creacutea toutes choses agrave partir de lrsquoeau Anaxi-mandre lui estimait que les dieux naissaient et mouraient selon lessaisons et qursquoil y avait des mondes en nombre infini7 Pour Anaxi-megravene lrsquoair eacutetait Dieu creacuteeacute et immense et toujours mouvant Anaxa-gore le premier a soutenu que la faccedilon drsquoecirctre de toutes choses et leurorganisation eacutetaient dicteacutees par la force et la penseacutee drsquoun esprit infini

1On remarquera que Montaigne fait ici appel agrave un contemporain et non agrave un auteurgrec ou latin

2Sur la tecircte3En astrologie les laquo maisons raquo sont les reacutegions du ciel correspondant aux douze

signes du zodiaque que semble parcourir le Soleil dans sa reacutevolution annuelle4Ici les nueacutees les nuages5Lrsquoouvrage de Copernic laquo De revolutionibus orbium celestium raquo qui eacutetablit lrsquoheacutelio-

centrisme est de 1543 On voit que Ronsard srsquoen tient encore agrave la vision traditionnelledu monde dont la Terre est le centre et le Soleil dans sa course en marquant les limites(laquo le terme raquo)

6Sans repos donc actif Simple variante en somme pour redoubler lrsquoopposition eteacuteviter la reacutepeacutetition de laquo repos raquo

7La pluraliteacute des mondes a sa place dans ce que lrsquoon sait de la penseacuteedrsquoAnaximandre

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 225

232 Alcmeacuteon a fait du Soleil de la Lune des astres et de lrsquoacircmedes diviniteacutes Pythagore a fait de Dieu un esprit preacutesent dans la naturede toutes les choses et drsquoougrave nos acircmes sont deacutetacheacutees Pour Parmeacutenidecrsquoest un cercle entourant le ciel et qui soutient le monde par la chaleurde la lumiegravere Empeacutedocle consideacuterait les quatre eacuteleacutements1 dont toutesles choses sont faites comme des dieux Protagoras lui deacuteclarait qursquoilnrsquoavait rien agrave en dire srsquoils existaient ou non ni ce qursquoils sont PourDeacutemocrite tantocirct ce sont les constellations et leurs reacutevolutions quisont des dieux tantocirct crsquoest la nature qui fait mouvoir ces constellationsqui est divine ou encore notre savoir et notre intelligence

233 Platon donne divers visages agrave sa croyance Dans le Timeacuteeil dit que le pegravere du monde ne peut ecirctre nommeacute dans les Lois quelrsquoon ne doit pas rechercher ce qursquoil est Et ailleurs dans ces mecircmeslivres il considegravere comme des dieux le ciel les astres la Terre et nosacircmes et il accueille en outre ceux qui ont eacuteteacute accueillis par la traditiondans chacune des citeacutes Xeacutenophon fait eacutetat de variations semblablesdans lrsquoenseignement de Socrate qui deacuteclare selon lui tantocirct qursquoil nefaut pas chercher agrave connaicirctre la forme de Dieu tantocirct que le Soleil estDieu et lrsquoacircme Dieu eacutegalement tantocirct qursquoil nrsquoy a qursquoun Dieu et tantocirctqursquoil y en a plusieurs Speusippe neveu de Platon dit que Dieu est unecertaine force qui gouverne les choses et qursquoelle est doueacutee de vie

234 Pour Aristote Dieu est tantocirct lrsquoesprit tantocirct le monde ettantocirct il donne un autre maicirctre agrave ce monde tantocirct il fait de la cha-leur du ciel la diviniteacute Xeacutenocrate preacutetend qursquoil y a huit dieux Lescinq premiers ont les noms des planegravetes le sixiegraveme reacuteunit toutes leseacutetoiles fixes qui en constituent les membres le septiegraveme et le huitiegravemesont le Soleil et la Lune Heacuteraclide du Pont2 ne fait qursquoheacutesiter entreles diverses opinions et finalement prive Dieu de sentiment il luifait prendre tantocirct une forme tantocirct une autre puis deacuteclare que crsquoestle ciel et la terre Theacuteophraste lui aussi heacutesite entre diverses ideacutees at-tribuant le gouvernement du monde tantocirct agrave lrsquoentendement tantocirct auciel tantocirct aux eacutetoiles Pour Straton3 Dieu est la nature qui possegravedela force drsquoengendrer drsquoaugmenter ou diminuer sans avoir de forme nide sensibiliteacute Pour Zeacutenon crsquoest la loi naturelle qui commande le bienet prohibe le mal et cette loi est un ecirctre animeacute mais il supprime les

1La terre lrsquoeau lrsquoair le feu2Il fut disciple de Platon au IVe s avant J-C3Surnommeacute laquo Le Physicien raquo fut lrsquoeacutelegraveve de Theacuteophraste Il succeacuteda agrave son tour agrave ce

dernier agrave la tecircte du Lyceacutee

226 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

dieux traditionnels Jupiter Junon Vesta Pour Diogegravene Apolloniate1crsquoest lrsquoair2 qui est Dieu

235 Xeacutenophane fait Dieu tout rond doueacute de la vue et de lrsquoouiumlemais ne respirant pas et nrsquoayant rien de commun avec la nature hu-maine Ariston estime qursquoon ne peut se repreacutesenter la forme de Dieuqursquoil nrsquoest pas doueacute de sensibiliteacute et ignore si crsquoest un ecirctre animeacute ouautre chose Pour Cleacuteanthe crsquoest tantocirct la raison tantocirct le monde tan-tocirct lrsquoacircme de la nature tantocirct la chaleur suprecircme qui entoure et enve-loppe tout Perseacutee disciple de Zeacutenon de Citium a preacutetendu qursquoon don-nait le nom de dieux agrave ceux qui avaient apporteacute quelque chose de parti-culiegraverement utile agrave la vie humaine et agrave ces choses utiles elles-mecircmesChrysippe rassemblait confuseacutement toutes les opinions preacuteceacutedenteset compte parmi les mille sortes de dieux qursquoil invente les hommeseux aussi qui sont immortaliseacutes Diagoras3 et Theacuteodore4 eux niaientcarreacutement qursquoil y eucirct des dieux Eacutepicure imagine des dieux luisantstransparents et permeacuteables agrave lrsquoair installeacutes comme entre deux fortsentre deux mondes agrave lrsquoabri des coups doteacutes drsquoune figure humaine etde membres comme les nocirctres qui pourtant ne leur servent agrave rien

Jrsquoai toujours penseacute que les dieux existent et le dirai toujoursEnnius inCiceacuteron [15] II1

Mais je pense qursquoils nrsquoont cure de ce que font les hommes

236 Fiez-vous donc agrave la philosophie Vous vanterez-vous drsquoavoirtrouveacute la fegraveve dans le gacircteau au milieu de ce tintamarre de tant decervelles philosophiques Le deacutesordre du monde a eu cet effet surmoi que les mœurs et les ideacutees diffeacuterentes des miennes me deacuteplaisentmoins qursquoelles ne mrsquoinstruisent et mrsquoenorgueillissent moins qursquoellesne mrsquohumilient quand je les compare Et tout autre choix que celuiqui vient de la main mecircme de Dieu me semble avoir peu drsquoavantage(et je laisse de cocircteacute les mœurs monstrueuses ou contre nature)5 Lesconstitutions des divers eacutetats ne srsquoopposent pas moins sur ce sujet queles eacutecoles philosophiques et cela nous montre que le hasard lui-mecircme

1Disciple drsquoAnaximegravene au Ve s avant J-C2Les textes y compris celui de 1595 ont ici laquo lrsquoaage raquo Mais les divers eacutediteurs

considegraverent qursquoil srsquoagit ici drsquoune erreur de Montaigne pour laquo lrsquoair raquo et Montaigne parleen effet un peu plus loin de laquo lrsquoair de Diogegravene raquo

3Diagoras de Meacutelos surnommeacute laquo lrsquoAtheacutee raquo vivait vers 4204Theacuteodore de Cyregravene surnommeacute eacutegalement laquo lrsquoAtheacutee raquo eacutetait le disciple et succes-

seur drsquoAristippe le Jeune5Cette laquo parenthegravese raquo qui figure dans un ajout manuscrit de lrsquolaquo exemplaire de Bor-

deaux raquo a eacuteteacute omise dans lrsquoeacutedition de 1595 Je la reproduis neacuteanmoins ici

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 227

nrsquoest pas plus varieacute et changeant que notre raison ni plus aveugle etinconseacutequent

237 Les choses les moins connues sont celles qui sont le pluspropres agrave ecirctre deacuteifieacutees1 Et donc faire de nous des dieux comme danslrsquoAntiquiteacute cela fait preuve de quelque chose de pire encore qursquouneextrecircme faiblesse de raisonnement Je suivrais plus facilement ceuxqui adoraient le serpent le chien ou le bœuf dans la mesure ougrave leurnature profonde et leur ecirctre nous sont moins connus et que nous avonsplus de raisons drsquoimaginer ce qursquoil nous plaicirct de ces animaux-lagrave et deleur attribuer des faculteacutes extraordinaires Mais avoir fait des dieuxayant la mecircme condition que nous dont nous connaissons forceacutementles imperfections leur avoir attribueacute des deacutesirs de la colegravere des ven-geances des mariages des descendances et de la parentegravele lrsquoamouret la jalousie nos membres et nos os nos fiegravevres et nos plaisirs nosmorts et nos seacutepultures cela relegraveve vraiment drsquoune surprenante foliede lrsquoentendement humain

Ces choses qui sont tregraves eacuteloigneacutees de la nature divine Lucregravece [46] V123-24Indignes de figurer parmi les dieux

238 laquo Nous en connaissons les formes le vecirctement la parure Ciceacuteron [17] IIxxviii 70et en outre la ligneacutee les eacutepousailles les parenteacutes tout cela rameneacute agrave

lrsquoimage de la faiblesse humaine car on les deacutepeint avec des acircmes pas-sionneacutees on nous apprend leurs deacutesirs leurs chagrins leurs colegraveres2 raquo Crsquoest ainsi que lrsquoon a accordeacute la diviniteacute non seulement agrave la foiagrave la vertu agrave lrsquohonneur agrave la concorde agrave la liberteacute agrave la victoire agrave lapieacuteteacute mais aussi agrave la volupteacute agrave la fraude agrave la mort agrave lrsquoenvie agrave lavieillesse agrave la misegravere agrave la peur agrave la fiegravevre agrave la mauvaise fortune etautres accidents facirccheux de notre vie fragile et caduque

A quoi bon introduire nos mœurs dans les temples Perse [70] II62 et 61Ocirc acircmes courbeacutees vers la terre et deacutenueacutees de sens divin

239 Les Eacutegyptiens avec une sagesse cynique deacutefendaient agravetout homme sous peine drsquoecirctre pendu de dire que Seacuterapis et Isis leurs

1Dans les eacuteditions anteacuterieures et celle de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo apregraves le motlaquo deacuteifieacutees raquo la phrase continuait ainsi laquo car drsquoadorer celles de nostre sorte maladivescorruptibles et mortelles comme faisoit toute lrsquoancienneteacute des hommes qursquoelle avoitveu vivre et mourir et agiter toutes nos passions cela raquo La phrase ainsi tronqueacutee estmoins claire et jrsquoai ducirc deacutevelopper quelque peu pour lui restituer tout son sens

2Drsquoapregraves la traduction drsquoE Breacutehier in Les Stoiumlciens [1] p 434)

228 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

dieux eussent autrefois eacuteteacute des hommes quand nul nrsquoignorait qursquoilslrsquoavaient eacuteteacute Et leur repreacutesentation qui les montrait avec un doigt surla bouche signifiait selon Varron cet ordre secregravetement donneacute agrave leursprecirctres drsquoavoir agrave taire leur origine mortelle sous peine drsquoannuler toutela veacuteneacuteration qui leur eacutetait rendue

240 Puisque lrsquohomme deacutesirait tellement se rendre eacutegal agrave Dieuil eucirct mieux fait dit Ciceacuteron de ramener vers lui les qualiteacutes divineset de les attirer ici-bas plutocirct que drsquoenvoyer lagrave-haut sa corruption etsa misegravere Mais agrave bien y regarder il a fait lrsquoun et lrsquoautre de bien desfaccedilons et toujours avec la mecircme vaniteacute

241 Quand les philosophes eacutepluchent1 la hieacuterarchie de leursdieux et srsquoempressent de distinguer leurs alliances leurs attributionsleur puissance je ne puis croire qursquoils parlent seacuterieusement QuandLrsquoAu-DelagravePlaton nous deacutecrit le jardin de Pluton et les agreacutements ou les peinescorporelles qui nous attendent encore apregraves la ruine et la disparition denos corps et qursquoil le fait selon la faccedilon dont nous ressentons les chosesdurant la vie

Ils se cachent dans des sentiers eacutecarteacutes une forecirct de myrteVirgile [112]VI vv 433-34 Les enveloppe mais les chagrins les accompagnent dans la mort

et quand Mahomet promet aux siens un paradis couvert de tapis pareacutedrsquoor et de pierreries peupleacute de jeunes filles drsquoune extrecircme beauteacute devins et de mets choisis je vois bien que ce sont lagrave des ideacutees et des es-peacuterances bien faites pour nos deacutesirs de mortels du miel pour nous atti-rer des attrape-nigauds agrave la mesure de notre becirctise Et certains drsquoentrenous sont victimes drsquoune erreur semblable se promettant apregraves la reacute-surrection une vie terrestre et temporelle accompagneacutee de toutes sortesde plaisirs et drsquoagreacutements de ce monde Peut-on croire que Platon luiqui eut des conceptions si eacuteleveacutees et une si grande connivence avecle divin (au point que le surnom de laquo divin raquo lui en est resteacute) ait pupenser que lrsquohomme cette pauvre creacuteature ait en lui-mecircme quelquechose qui soit susceptible de correspondre agrave cette puissance incom-preacutehensible Et qursquoil ait cru que le peu de mordant de notre espritsoit suffisant et la force de notre jugement assez robuste pour nouspermettre de participer agrave la beacuteatitude ou agrave la souffrance eacuteternelle Ilfaudrait lui dire de la part de la raison humaine

1Il mrsquoa sembleacute judicieux de garder ici le mot mecircme de Montaigne dans son accep-tion actuelle un peu laquo populaire raquo il a conserveacute le cocircteacute narquois qui convient

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 229

242 laquo Si les plaisirs que tu nous promets dans lrsquoautre vie sontdu mecircme ordre que ceux que jrsquoai connus ici-bas cela nrsquoa rien de com-mun avec lrsquoinfini Quand bien mecircme mes cinq sens seraient combleacutesde plaisir et mon acircme saisie de tout le bonheur qursquoelle peut deacutesirer etespeacuterer nous savons que ce dont elle est capable nrsquoest encore rien silagrave-dedans il y a quelque chose de moi il nrsquoy a rien de divin et si cenrsquoest autre chose que ce qui est agrave la porteacutee de notre condition preacutesentecela ne compte pas Tout bonheur des mortels est un bonheur mortelSi la joie de retrouver1 nos parents nos enfants nos amis peut encorenous chatouiller agreacuteablement dans lrsquoautre monde et si nous attachonsencore du prix agrave un tel plaisir nous demeurons dans les agreacutements li-miteacutes de la vie terrestre Nous ne pouvons pas vraiment concevoir lagrandeur de ces sublimes et divines promesses si nous pouvons lesconcevoir en quelque faccedilon Pour les imaginer vraiment il faut lesimaginer inimaginables indicibles et incompreacutehensibles absolumentdiffeacuterentes de ce que peut nous fournir notre miseacuterable expeacuterience raquolaquo Lrsquoœil ne saurait voir dit saint Paul2 le bonheur que Dieu a preacute-pareacute pour les siens et cela ne peut atteindre le cœur de lrsquohomme raquoEt si pour nous en rendre capables il nous faut reacuteformer et changernotre ecirctre (comme tu le dis Platon avec tes laquo purifications raquo) alors cechangement doit ecirctre si extrecircme et si complet que si lrsquoon en croit lessciences de la nature ce ne sera plus nous

Crsquoeacutetait Hector qui combattait dans la mecircleacutee Ovide [63] III2 v 27Mais ce que traicircnaient les chevaux drsquoAchille ce nrsquoeacutetait plus lui

mais un autre ecirctre qui recevra les reacutecompenses

La mutation entraicircne la deacutecomposition donc la mort Lucregravece [46]III 756Car les eacuteleacutements sont deacuteplaceacutes et transposeacutes

243 Car si lrsquoon accepte la meacutetempsycose selon Pythagore etla migration qursquoil imaginait pour les acircmes va-t-on penser que le liondans lequel reacuteside lrsquoacircme de Ceacutesar eacuteprouve les mecircmes sentiments queceux qui agitaient Ceacutesar et que ce lion soit lui Si crsquoeacutetait lui alorsils auraient raison ceux qui combattant cette ideacutee chez Platon lui re-prochaient le fait que dans ce cas un fils pourrait bien se retrouver

1laquo la reconnaissance de nos parents raquo eacutecrit Montaigne D M Frame [28] traduit parlaquo The gratitude of our parents raquo ce qui est surprenant Je comprends de la mecircme faccedilonque A Lanly [58] II p 182 il srsquoagit de laquo retrouvailles raquo et non de laquo teacutemoignages dereconnaissance raquo

2Eacutepicirctre aux Corinthiens I 2 9

230 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

agrave chevaucher sa megravere celle-ci ayant le corps drsquoune mule et autressemblables absurditeacutes Et pouvons-nous croire que dans les transfor-mations qui se font entre les corps des animaux de mecircme espegravece lesnouveaux venus ne soient pas diffeacuterents de leurs preacutedeacutecesseurs Ondit1 que le Pheacutenix engendre drsquoabord un ver qui devient agrave son tour unautre Pheacutenix Peut-on seulement imaginer que ce second Pheacutenix nesoit pas un autre que le premier Les vers qui font notre soie on lesvoit comme mourir et se desseacutecher et ce corps produit un papillonet ce papillon un autre ver qursquoil serait ridicule de consideacuterer encorecomme le preacuteceacutedent Ce qui a cesseacute drsquoecirctre nrsquoest plus Mecircme si le tempsrecueillait notre matiegravere

Apregraves la mort la placcedilant dans son ordre actuel2Lucregravece [47]III 847 sq La lumiegravere de la vie nous fut-elle rendue

Non cela ne pourrait nullement nous toucherNotre propre meacutemoire eacutetant degraves lors briseacutee

244 Et quand tu dis ailleurs Platon que ce sera agrave la partie spi-rituelle de lrsquohomme que reviendra la jouissance des reacutecompenses delrsquoautre vie tu nous dis lagrave quelque chose qui a fort peu de chances dese produire

En effet lrsquoœil arracheacute du reste du corpsLucregravece [46]III 563-564 Seacutepareacute de ses racines ne peut plus rien voir

Car agrave ce compte-lagrave ce nrsquoest plus lrsquohomme ni nous-mecircme parconseacutequent qui profitera de cette jouissance nous sommes faits dedeux piegraveces essentielles dont la seacuteparation signifie la mort et la ruinede notre ecirctre

Car la vie a cesseacute les mouvements de ce qui nous composeLucregravece [46]III 860-861 Se sont disperseacutes au hasard hors drsquoatteinte de nos sens

Nous ne disons pas que lrsquohomme souffre quand les vers rongentles membres dont il se servait vivant et que la terre les engloutit

Et cela ne nous atteint pas nous qui par lrsquounionLucregravece [46]III 657 De lrsquoacircme et du corps constituons une uniteacute

1Pline bien sucircr Hist nat [77] X 22La traduction donneacutee ici est celle de Joseacute Kany-Turpin dans lrsquoouvrage citeacute en reacutefeacute-

rence p 229

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 231

245 Et drsquoailleurs sur quelle base les dieux peuvent-ils recon-naicirctre et reacutecompenser lrsquohomme apregraves sa mort pour ses actions bonneset vertueuses puisque ce sont eux-mecircmes qui les ont introduites et faitnaicirctre en lui Et pourquoi srsquooffensent-ils des actions mauvaises et sevengent-ils sur lui puisqursquoils lrsquoont eux-mecircmes placeacute dans cette condi-tion qui conduit agrave la faute et que drsquoun simple mouvement de leur vo-lonteacute ils peuvent lrsquoempecirccher drsquoy tomber Eacutepicure nrsquoopposerait-il pasces arguments agrave Platon avec une grande apparence de raison humainesrsquoil ne srsquoabritait souvent derriegravere cette sentence laquo qursquoil est impossibledrsquoeacutetablir quelque chose de certain concernant la nature immortelledrsquoapregraves la mortelle raquo La raison ne fait que se fourvoyer partout ougraveelle va mais speacutecialement quand elle se mecircle de choses divines Quile ressent plus que nous En effet bien que nous lui ayons donneacute desprincipes sucircrs et infaillibles que nous eacuteclairions ses pas avec la saintelumiegravere de la veacuteriteacute qursquoil a plu agrave Dieu de nous communiquer nousvoyons pourtant chaque jour pour peu qursquoelle srsquoeacutecarte du sentier or-dinaire et qursquoelle se deacutetourne ou srsquoeacutecarte de la voie traceacutee et suivie parlrsquoEacuteglise comment aussitocirct elle se perd heacutesite et srsquoentrave tournoyantet flottant sur cette vaste mer trouble et changeante des opinions hu-maines sans bride et sans but Degraves qursquoelle abandonne le grand cheminhabituel elle se divise et se disperse entre mille routes diverses

246 Lrsquohomme ne peut ecirctre que ce qursquoil est il ne peut penserqursquoen fonction de ses capaciteacutes Crsquoest une grande preacutesomption ditPlutarque pour ceux qui ne sont que des hommes drsquoentreprendre deparler et de discourir agrave propos des dieux et des demi-dieux pire encoreque celle de vouloir juger ceux qui chantent agrave qui ignore la musiqueou celle drsquoun homme qui nrsquoaurait jamais pris part agrave une campagnemilitaire de vouloir deacutebattre des armes et de la guerre en srsquoimaginantcomprendre par quelque conjecture superficielle les applications drsquounart qui est au-delagrave de ses compeacutetences

247 LrsquoAntiquiteacute srsquoimagina je crois faire quelque chose pour la Ritesfuneacuterairesgrandeur divine en la mettant sur le mecircme plan que celle de lrsquohomme

Elle lrsquoaffubla de ses faculteacutes et de ses belles dispositions comme de sesplus honteuses neacutecessiteacutes lui offrit nos aliments agrave manger nos dansesnos plaisanteries et nos farces pour la reacutejouir nos vecirctements pour secouvrir nos maisons pour se loger la caressa par lrsquoodeur des encenset les sons de la musique par des guirlandes et des bouquets et pourla rendre conforme agrave nos passions mauvaises elle flatta sa justice parune vengeance inhumaine en pensant la reacutejouir par la ruine et la dis-parition des choses qursquoelle-mecircme cette Antiquiteacute avait creacuteeacutees et en-

232 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

tretenues Crsquoest ainsi que Tiberius Sempronius1 fit brucircler en sacrificeagrave Vulcain les armes et le riche butin qursquoil avait pris agrave ses ennemis enSardaigne Paul-Eacutemile2 fit la mecircme chose en Maceacutedoine en lrsquohonneurde Mars et de Minerve Alexandre parvenu aux rives de lrsquoOceacutean In-dien y jeta plusieurs grands vases drsquoor en faveur de Theacutetis et rempliten outre ses autels non seulement drsquoun grand massacre de becirctes inno-centes mais mecircme drsquohommes ainsi que beaucoup de peuples et entreautres le nocirctre3 en avaient lrsquohabitude ndash et je crois drsquoailleurs qursquoaucunnrsquoa eacuteteacute exempt de cette pratique

Il saisit quatre jeunes hommes fils de SulmoneVirgile [112] X517-519 Et quatre autres eacuteleveacutes aupregraves drsquoUfens4

Pour les immoler vivants aux macircnes de Pallas

248 Les Gegravetes5 se considegraverent comme immortels et pour euxmourir consiste seulement agrave srsquoacheminer vers leur dieu Zamolxis Tousles cinq ans ils envoient quelqursquoun vers lui pour lui demander deschoses qui leur sont neacutecessaires Ce deacuteputeacute est tireacute au sort et la faccedilondont on lrsquoy envoie apregraves lrsquoavoir informeacute verbalement de sa missionconsiste en ce que parmi ceux qui lrsquoassistent trois tiennent deboutdes javelines sur lesquelles les autres le lancent de toute la force deleurs bras Srsquoil vient agrave srsquoenferrer sur un endroit vital et qursquoil en meureimmeacutediatement crsquoest pour eux une preuve de faveur divine srsquoil enreacutechappe ils le tiennent pour mauvais et deacutetestable et en choisissentun autre de la mecircme maniegravere

249 Amestris megravere de Xerxegraves devenue vieille fit ensevelir vi-vants en une seule fois quatorze jeunes gens des meilleures maisons

1Cf Tite-Live [105] XLI 162Vainqueur en 168 de Perseacutee roi de Maceacutedoine qursquoil fit prisonnier (cf Tite-Live

XLV 33)3laquo le nocirctre raquo les Gaulois lrsquoexistence de sacrifices humains chez les Gaulois semble

deacutesormais aveacutereacutee Non pas tant par les reacutefeacuterences litteacuteraires (Ceacutesar Ciceacuteron Diodoreetc toujours sujettes agrave caution mais par des deacutecouvertes archeacuteologiques reacutecentes agraveRibemont-sur-Ancre et Gournay-sur-Aronde (80) avec laquo des dizaines de corps deacutemem-breacutes et mises en scegravene macabres raquo ou encore laquo 19 hommes sacrifieacutes momifieacutes et en-terreacutes en tailleur face contre terre devant le temple sur la place centrale du village agraveAcy-Romance (08 ) raquo Je tiens ces indications de Jean-Reneacute Chatillon qui participa auxfouilles

4Les commentateurs heacutesitent sur lrsquoidentiteacute drsquoUfens un personnage ou un nom defleuve A Lanly ([58] t II p 185 note 664) eacutecrit laquo Sulmone et Ufens sont probable-ment ici des noms drsquohommes (note de lrsquoeacutedition Plessis et Lejay) raquo Mais D M Frame([28] p 387) traduit ainsi laquo of Sulmo town from Ufensrsquo stream raquo

5Peuple scythe (qursquoHeacuterodote appelle des laquo Thraces raquo) vivant au bord du Danube

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 233

de Perse en lrsquohonneur de quelque dieu souterrain selon la religiondu pays Aujourdrsquohui encore les idoles de Tenochtitlan1 sont scelleacuteesavec le sang de petits enfants et nrsquoaiment comme sacrifice que ce-lui de ces acircmes infantiles et pures crsquoest une justice affameacutee de sanginnocent

La religion a inspireacute tant de crimes Lucregravece [46] I102

250 Les Carthaginois immolaient leurs propres enfants agrave Sa-turne et celui qui nrsquoen avait pas en achetait le pegravere et la megravere eacutetantcependant tenus drsquoassister agrave cette ceacutereacutemonie affectant drsquoecirctre gais etcontents Crsquoeacutetait lagrave une eacutetrange ideacutee que de vouloir acheter la bonteacutedivine par notre affliction de la mecircme maniegravere que les Laceacutedeacutemo-niens qui cacirclinaient leur deacuteesse Diane en faisant torturer de jeunesgarccedilons fouetteacutes jusqursquoagrave la mort Voilagrave bien un eacutetat drsquoesprit insenseacuteque de vouloir plaire agrave lrsquoarchitecte par la destruction de son bacirctimentet de vouloir eacuteviter la peine meacuteriteacutee par les coupables en punissant desinnocents Ainsi de la pauvre Iphigeacutenie immoleacutee dans le port drsquoAu-lis pour obtenir la reacutemission des offenses envers Dieu commises parlrsquoarmeacutee des Grecs

Au moment mecircme de son hymen condamneacutee agrave demeurer vierge Lucregravece [46] I99Elle tomba pauvre victime immoleacutee par son propre pegravere

Et que dire de ces deux acircmes belles et geacuteneacutereuses les Decius2

pegravere et fils qui allegraverent pour obtenir la faveur des dieux agrave lrsquoeacutegard desaffaires romaines se jeter agrave corps perdu au beau milieu des ennemis3 laquo Combien grande fut lrsquoiniquiteacute des dieux puisqursquoils ne voulurent ecirctre Ciceacuteron [17]

III 6favorables au peuple romain que par le sacrifice drsquohommes tels queceux-lagrave raquo

251 Ajoutons que ce nrsquoest pas au criminel de se faire fouetteragrave sa guise et quand il lui plaicirct de le faire mais que crsquoest au juge drsquoendeacutecider qui ne prend en compte comme chacirctiment que la peine qursquoilordonne et ne peut consideacuterer comme une punition celle qui srsquoexeacutecute

1Montaigne eacutecritlaquo Themixtitan raquo mais J-L Bernard mrsquoa signaleacute la veacuteritable graphiede ce lieu autre nom de Mexico

2Empereur romain de 249 agrave 251 qui deacutefit drsquoabord les Goths puis fut tueacute avec sonfils dans une nouvelle guerre

3Une premiegravere reacutedaction ratureacutee dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo eacutetait laquo Et queDecius pour acqueacuterir la bonne gracircce des dieux envers les affaires Romaines se brulasttout vif en holocauste agrave Saturne entre les deux armeacutees raquo

234 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

au greacute de celui qui la subit La vengeance divine preacutesuppose notreopposition totale agrave sa justice et agrave la peine qursquoelle nous inflige

252 Elle fut bien ridicule lrsquoideacutee de Polycrate tyran de Samosqui pour mettre fin agrave la chance continuelle qursquoil avait et pensant ainsireacutetablir lrsquoeacutequilibre des choses alla jeter dans la mer le plus cher et leplus preacutecieux joyau qursquoil eucirct estimant que par ce malheur provoqueacuteil satisfaisait aux neacutecessaires revirements et aux vicissitudes du sortEt le sort justement pour se moquer de sa sottise fit en sorte que cemecircme joyau revienne encore entre ses mains apregraves avoir eacuteteacute retrouveacutedans le ventre drsquoun poisson Agrave quoi rimaient les plaies et les mutila-tions des Corybantes et des Meacutenades et de nos jours les balafres quesrsquoinfligent les Mahomeacutetans au visage agrave la poitrine et aux membrespour plaire agrave leur prophegravete puisqursquoune offense est le produit de la vo-lonteacute et non de la poitrine des yeux des parties geacutenitales du ventredes eacutepaules ou de la gorge laquo Tant leur esprit est deacuterangeacute et hors deSaint Augustin

[7] VI 10 ses gonds qursquoils croient apaiser les dieux en surpassant la cruauteacutedes hommes elle-mecircme raquo

253 Notre organisation naturelle ne concerne pas que nous parlrsquousage que nous en faisons elle concerne aussi le service de Dieu etdes hommes il nrsquoest pas convenable de lui porter atteinte sciemmentcomme de nous tuer pour quelque preacutetexte que ce soit Il semble quece soit une grande lacirccheteacute et une grande trahison que de perturber etdrsquoempecirccher les fonctions du corps mecircme stupides et infeacuterieures poureacutepargner agrave lrsquoesprit le souci drsquoavoir agrave les gouverner raisonnablementlaquo En quoi craignent-ils la colegravere des dieux ceux qui achegravetent ainsiSaint Augustin

[7] VI 10 leur faveur Des hommes ont eacuteteacute eacutemasculeacutes pour servir aux plaisirsdes rois mais jamais personne nrsquoa porteacute la main sur soi pour le fairemecircme sur lrsquoordre drsquoun maicirctre raquo

254 Les hommes mecirclaient donc agrave leur religion bien des actesabominables

trop souvent crsquoest la religion elle-mecircmeLucregravece [46] I82 Qui a enfanteacute des actes impies et criminels

Ainsi rien drsquohumain ne peut-il eacutegaler ou mecircme approcher en quoique ce soit de la nature divine sans venir la tacher et lui apporterdes imperfections Cette beauteacute cette puissance cette bonteacute infiniecomment supporterait-elle quelque correspondance ou similitude avecune chose aussi abjecte que celle que nous sommes sans en subir undommage et une deacutecheacuteance extrecircmes laquo Car la faiblesse de Dieu estplus forte que les hommes et la folie de Dieu plus sage qursquoeux1 raquo

1Bible Saint Paul Eacutepicirctre aux Corinthiens I 1 25

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 235

255 Le philosophe Stilpon interrogeacute sur la question de savoirsi les dieux se reacutejouissent des honneurs que nous leur rendons et dessacrifices que nous faisons pour eux reacutepondit laquo Vous ecirctes indiscrets si vous voulez parler de cela retirons-nous agrave lrsquoeacutecart raquo Mais cependantnous traccedilons des limites agrave Dieu et sa puissance est sans cesse mise encause par nos raisonnements car nous voulons lrsquoasservir aux manifes-tations futiles et cheacutetives de notre intelligence lui qui nous a faits et afait notre intelligence Et jrsquoappelle laquo raisonnements raquo nos recircveries etnos chimegraveres avec la caution de la philosophie qui deacuteclare que mecircmele fou et le meacutechant usent de la raison en montrant leur folie mais uneraison drsquoun type particulier

256 laquo Puisque rien ne peut se faire agrave partir de rien Dieu nrsquoapu construire le monde sans mateacuteriau1 raquo Nous aurait-il pour cela misen mains les clefs et les ultimes ressorts de sa puissance Se serait-ilastreint agrave ne pas deacutepasser les bornes de notre savoir Admettons ocirchomme que tu aies pu observer ici-bas quelque trace de ses interven-tions penses-tu qursquoil ait employeacute agrave cela tout ce dont il est capableqursquoil y ait mis toutes ses conceptions toutes ses ideacutees Tu ne vois quelrsquoordre et lrsquoorganisation de cette petite cave ougrave tu es logeacute si toutefoistu les vois mais la juridiction de sa diviniteacute est infinie et srsquoeacutetend bienau-delagrave cette partie nrsquoest rien au regard du Tout

Tout cela mecircme avec le ciel mecircme avec la mer Lucregravece [46]VI 678-79Nrsquoest rien au regard de la somme des sommes du grand Tout

257 Crsquoest une loi locale que tu allegravegues car tu ne connais pasce qursquoest la loi universelle Occupe-toi de ce qui te regardes et nonde ce qui le regarde Lui il nrsquoest ni ton confregravere ni ton concitoyen niton compagnon Srsquoil a pu se faire connaicirctre de toi ce nrsquoest pas pourse ravaler agrave ta petitesse ni pour te permettre de controcircler son pouvoirLe corps humain ne peut srsquoeacutelever jusqursquoaux nues cela te concerneLe Soleil ne srsquoarrecircte jamais dans sa course les bornes des mers etde la terre ne peuvent se confondre lrsquoeau est instable et sans soli-diteacute un corps solide ne peut traverser un mur sans y faire une bregraveche lrsquohomme ne peut rester en vie dans les flammes et ne peut ecirctre agrave lafois sur la terre et au ciel ne peut ecirctre physiquement en mille endroitsen mecircme temps Crsquoest agrave ton intention que Dieu a eacutedicteacute ces regravegles

1Certes Montaigne eacutecrit laquo matiere raquo mais pour nous aujourdrsquohui laquo la matiegravere raquodeacutesigne un concept scientifico-philosophique et jrsquoai penseacute que Montaigne ici eacutevoquaitplutocirct quelque chose de concret Par ailleurs jrsquointroduis (agrave la suite de D M Frame) desguillemets car il srsquoagit drsquoun laquo argument raquo auquel la suite cherche agrave reacutepondre

236 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

crsquoest toi qursquoelles enchaicircnent Il a montreacute aux chreacutetiens qursquoil les a toutestransgresseacutees quand il lrsquoa voulu Et en effet pourquoi donc lui tout-puissant aurait-il restreint ses forces dans certaines limites Au nomde quoi aurait-il ducirc renoncer agrave son privilegravege Ta raison nrsquoa jamaisLa pluraliteacute

des mondes plus de vraisemblance et nrsquoest jamais mieux fondeacutee que quand elle tepersuade de la pluraliteacute des mondes

La terre le soleil la lune la mer et tout ce qui existeLucregravece [46] II1085 Ne sont pas uniques mais en nombre infini

258 Les plus fameux esprits du temps passeacute ont cru cela etmecircme certains du nocirctre abuseacutes par la vraisemblance que lui confegraverela raison humaine drsquoautant plus que dans ce bacirctiment il nrsquoy a rien quisoit seul et unique on le voit bien

Car il nrsquoy a dans lrsquoensemble des choses rienLucregravece [46] II1077-78 Qui naisse unique et unique grandisse

et comme on voit aussi que toutes les espegraveces se sont multiplieacutees ilne semble donc pas vraisemblable que Dieu ait fait cette œuvre seulesans lui donner de compagnon et que le mateacuteriau de ce projet ait eacuteteacuteeacutepuiseacute entiegraverement pour ce seul individu

Crsquoest pourquoi je le reacutepegravete encore il y a neacutecessairement ailleursLucregravece [46] II1063 Drsquoautres assemblages de matiegravere semblables agrave notre monde

Que lrsquoeacutether embrasse drsquoune avide eacutetreinte

259 Et notamment srsquoil srsquoagit drsquoun ecirctre animeacute ses mouvementsrendent cette ideacutee plausible au point que Platon lrsquoaffirme et que plu-sieurs des nocirctres1 le confirment ou nrsquoosent lrsquoinfirmer ils nrsquoosent pasnon plus srsquoopposer agrave cette ideacutee ancienne selon laquelle le ciel leseacutetoiles et les autres eacuteleacutements du monde sont des creacuteatures composeacuteesdrsquoun corps et drsquoune acircme mortelles du fait de leur composition maisimmortelles par la volonteacute du Creacuteateur Mais alors srsquoil y a plusieursmondes comme Deacutemocrite Eacutepicure et presque tous les philosopheslrsquoont penseacute2 savons-nous si les principes et les regravegles agrave lrsquoœuvre danscelui-ci srsquoappliquent aux autres Ils ont peut-ecirctre un aspect diffeacuterentet une autre organisation

1laquo Des chreacutetiens comme Origegravene raquo selon P Villey [55] I p 525 note 32Cf Diogegravene Laeumlrce [44] Deacutemocrite IX 44 ndash Eacutepicure X 85

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 237

260 Eacutepicure pense qursquoil peut en ecirctre de semblables et drsquoautresdiffeacuterents Nous voyons dans ce monde lui-mecircme une infiniteacute de dif-feacuterences et de varieacuteteacutes entre divers lieux simplement agrave cause de ladistance qui les seacutepare Ni le bleacute ni le vin ni aucun de nos animaux nese rencontrent par exemple dans cette nouvelle partie du monde quenos pegraveres ont deacutecouverte tout y est diffeacuterent de chez nous Et dans lestemps anciens voyez comment le raisin de Bacchus et le bleacute de Ceacuteregraveseacutetaient inconnus dans bien des pays

261 Si lrsquoon en croit Pline lrsquoAncien et Heacuterodote il y a en cer-taines contreacutees des espegraveces drsquohommes qui ont fort peu de ressem-blance avec la nocirctre Il y a des formes meacutetisseacutees et ambigueumls quitiennent de lrsquohomme et de lrsquoanimal Il est des pays ougrave les hommesnaissent sans tecircte avec les yeux et la bouche sur la poitrine drsquoautresougrave ils sont tous androgynes ougrave ils marchent agrave quatre pattes ougrave ilsnrsquoont qursquoun seul œil au front avec une tecircte qui ressemble plus agrave celledrsquoun chien qursquoagrave la nocirctre ougrave ils sont agrave moitieacute poisson par le bas etvivent dans lrsquoeau ougrave les femmes accouchent au bout de cinq ans etne vivent que huit ans ougrave ils ont la tecircte et la peau du front si dureque le fer de lrsquoeacutepeacutee ne peut y mordre et srsquoy eacutemousse ougrave les hommesnrsquoont pas de barbe Certains peuples ne connaissent pas le feu1 Chezcertains autres le sperme est noir

262 Et que dire de ceux qui se changent spontaneacutement en loupsen juments puis redeviennent des hommes Si lrsquoon en croit Plutarqueen une contreacutee des Indes il y a des hommes sans bouche qui se nour-rissent de certaines odeurs parmi nos descriptions combien y en a-t-il alors de fausses Srsquoil peut exister des hommes qui ne sont pluscapables de rire ni peut-ecirctre de raisonner ou de vivre en socieacuteteacute alorslrsquoideacutee que nous nous faisons de nous-mecircmes devient en grande partiefausse

263 Et de plus voyez combien nous connaissons de choses quicombattent ces belles regravegles que nous avons faccedilonneacutees pour la na-ture et que nous lui avons prescrites Et nous preacutetendrions y assujettirDieu lui-mecircme Que de choses appelons-nous miraculeuses et contrenature Crsquoest en fonction de chaque homme et de chaque peuple agravela mesure de son ignorance Combien trouvons-nous de proprieacuteteacutes oc-cultes et de quintessences Crsquoest que selon nous le cours naturel deschoses est celui que peut suivre notre intelligence et que nous pou-

1Dans lrsquo laquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit (manuscrit) laquo sans usage et connois-sance du feu raquo Lrsquoeacutedition de 1595 ne conserve que laquo sans usage du feu raquo

238 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

vons voir ce qui est au-delagrave est monstrueux1 et deacutereacutegleacute Mais agravece compte-lagrave pour les plus aviseacutes et les plus habiles tout sera donclaquo monstrueux raquo Car leur raison les a persuadeacutes qursquoelle nrsquoa elle-mecircmeni base ni fondement qursquoelle ne peut mecircme pas garantir que la neigesoit blanche (Anaxagore la disait noire ) pas plus qursquoelle ne peut diresrsquoil y a quelque chose plutocirct que rien srsquoil y a science ou ignorance ndash ceque Meacutetrodore de Chio consideacuterait comme impossible pour lrsquohommeEt mecircme si nous vivons Euripide se demandait laquo si la vie que nousvivons est vraiment la vie ou si ce nrsquoest pas plutocirct ce que nous appe-lons la mort qui serait la vie raquo

ΤETHς δοUacuteδεν εEcirc ζumlν τοUumlθ ccedil κegraveκληται θανεOslashνStobeacutee [90]Sermo cxix

Τauml ζumlν δagrave θν ugraveσκειν acircστETH2

Et ce nrsquoest pas sans quelque apparence de veacuteriteacute

264 Pouvons-nous en effet preacutetendre agrave lrsquoexistence agrave cause de cetinstant qui nrsquoest qursquoun eacuteclair dans le cours infini drsquoune nuit eacuteternelleune si bregraveve interruption dans notre condition naturelle et perpeacutetuellealors que la mort en occupe tout lrsquoavant et lrsquoapregraves et mecircme une bonnepartie de ce moment-lagrave Certains comme les successeurs de Melis-sos3 affirment qursquoil nrsquoy a pas de mouvement que rien ne bouge car silrsquoUN existe seul il ne peut avoir de mouvement circulaire ni se deacutepla-cer drsquoun point agrave un autre comme le montre Platon4 Ils affirment aussiqursquoil ne peut y avoir ni geacuteneacuteration ni corruption dans la nature

265 Protagoras dit que seul le doute existe Que lrsquoon peut srsquoin-terroger sur tout et mecircme agrave propos de savoir si on peut le faire Nau-siphane5 lui deacuteclare que des choses qui nous semblent exister onne peut dire si elles sont ou ne sont pas et que la seule certitude estcelle de lrsquoincertitude Parmeacutenide considegravere que des choses qui nousapparaissent il nrsquoen est aucune qui ait une valeur universelle et que

1P Villey [55] II p526 indique en note 3 laquo contre nature raquo Mais je conservelaquo monstrueux raquo comme le fait drsquoailleurs A Lanly [58]

2Montaigne a drsquoabord donneacute la traduction de ces vers sans le dire avant de les citeren grec (la graphie grecque donneacutee ici est celle de lrsquoeacutedition Villey [55])

3Melissos de Samos philosophe de lrsquoeacutecole de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee et consideacutereacute comme ledernier de celle-ci

4Dans le Theacuteeacutetegravete [72]5Le texte de 1595 est laquo Mansiphane raquo certainement fautif Nausiphane laquo Le pre-

mier maicirctre drsquoEacutepicure fut peut-ecirctre agrave Samos mecircme le platonicien Pamphile mais bien-tocirct Eacutepicure quitta lrsquoicircle pour Theacuteos ougrave se trouvait une eacutecole plus ceacutelegravebre dirigeacutee par ledisciple de Deacutemocrite Nausiphane raquo (Encyclopedia Universalis)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 239

seul lrsquoUN existe Zeacutenon preacutetend mecircme que lrsquoUN nrsquoexiste pas et qursquoilnrsquoy a rien du tout Si lrsquoUN existait il existerait en lui-mecircme ou en unautre Mais si crsquoeacutetait en un autre ils seraient deux et srsquoil existait enlui-mecircme ils seraient encore deux le contenant et le contenu Selonces theacuteories le monde nrsquoest qursquoune ombre ou fausse ou vide1

266 Il mrsquoa toujours sembleacute que pour un chreacutetien cette faccedilon deparler eacutetait pleine de preacutetention2 et drsquoirrespect laquo Dieu ne peut mourirDieu ne peut se deacutedire Dieu ne peut faire ceci ou cela raquo Je ne trouvepas bon drsquoenfermer ainsi la puissance divine dans les lois qui reacutegissentnotre expression Et ce que nous entendons par lagrave3 devrait ecirctre exprimeacuteplus religieusement et avec plus de deacutefeacuterence

267 Notre langage a ses faiblesses et ses deacutefauts comme tout Importance dulangagele reste et les questions de langage sont agrave lrsquoorigine de la plupart des

troubles qui agitent le monde Car nos procegraves ne naissent que des deacute-bats agrave propos de lrsquointerpreacutetation des lois et la plupart des guerres decette incapaciteacute agrave pouvoir clairement exprimer les conventions et lestraiteacutes passeacutes entre les Princes Combien de querelles ndash et de quelleimportance ndash ont eacuteteacute produites par le doute sur le sens de cette simplesyllabe Hoc 4

268 Prenons la proposition que la logique elle-mecircme preacutesentecomme la plus claire Si vous dites laquo Il fait beau raquo et que vous di-siez la veacuteriteacute il fait donc beau Ne voilagrave-t-il pas une faccedilon de parlerbien rigoureuse Et cependant elle peut nous tromper pour le veacuteri-fier voici un exemple si vous dites laquo je mens raquo et que vous disiezvrai crsquoest donc que vous mentez5 La deacutemarche le raisonnement laforce de cette autre proposition sont les mecircmes que pour la preacuteceacute-dente et pourtant nous voilagrave embourbeacutes Je vois bien que les philo-sophes Pyrrhoniens ne peuvent parvenir agrave exprimer leur conception

1Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo la phrase laquo Je ne scay si la doctrine Eccleacutesias-tique en juge autrement amp me soubs mets en tout amp par tout agrave son ordonnance mais raquoa eacuteteacute barreacutee

2Jrsquoadopte ici le mot drsquoA Lanly [58] II p 190 D M Frame comme souventconserve tout simplement laquo indiscretion raquo [28] p 392

3Le texte est laquo Et lrsquoapparence qui srsquooffre agrave nous en ces propositions il la fau-droit representer plus reverement et plus religieusement raquo A Lanly [58] reprend icila traduction de P Porteau [53] en eacutecrivant laquo ce qursquoil y a de seacuteduisant dans ces asser-tions raquo De son cocircteacute DM Frame [28] eacutecrit laquo The probability that appears to us raquo Moninterpreacutetation diffegravere quelque peu

4Allusion agrave la querelle de la laquo Transsubstantiation raquo dont lrsquoobjet est lrsquointerpreacutetationde la parole du Christ laquo Hoc est corpus meum raquo (note de lrsquoeacutedition Villey [55] II p527)

5Il srsquoagit lagrave du paradoxe bien connu dit laquo du menteur raquo

240 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

drsquoensemble par aucune maniegravere de parler ce qursquoil leur faudrait crsquoestun nouveau langage Le nocirctre en effet est totalement constitueacute de pro-positions affirmatives qui sont totalement contraires agrave leurs ideacutees Desorte que quand ils disent laquo Je doute raquo on les prend aussitocirct agrave la gorgepour leur faire avouer qursquoau moins ils savent et sont sucircrs drsquoune chose qursquoils doutent On les a donc contraints agrave chercher du secours dans cetargument tireacute de la meacutedecine sans lequel leur attitude serait inexpli-cable quand ils disent laquo jrsquoignore raquo ou laquo je doute raquo ils disent donc quecette proposition srsquoeacutevacue drsquoelle-mecircme en mecircme temps que le resteni plus ni moins que la rhubarbe qui fait sortir les mauvaises humeurset du coup srsquoeacutevacue elle-mecircme

269 Cette ideacutee est mieux rendue par une interrogation laquo Quesais-je raquo telle que je la porte avec le symbole drsquoune balance1

270 Voyez maintenant comme on se preacutevaut de cette faccedilon deparler pleine drsquoirrespect Dans les poleacutemiques qui ont cours en ce mo-ment dans notre religion si vous harcelez trop vos adversaires ils vousdiront tout bonnement que Dieu nrsquoest pas en mesure de faire que soncorps soit en mecircme temps au paradis et sur la terre et en plusieurslieux agrave la fois Et ce vieux moqueur de Pline voyez comme il en faitson profit laquo Au moins dit-il nrsquoest-ce pas une petite consolation pourlrsquohomme que de voir que Dieu ne peut pas tout Car il ne peut pas setuer mecircme srsquoil le voulait ce qui est pourtant le plus grand avantage denotre condition humaine Il ne peut pas transformer les mortels en im-mortels ni ressusciter les treacutepasseacutes ni faire que celui qui a veacutecu nrsquoaitpoint veacutecu que celui qui a reccedilu des honneurs ne les ait point reccedilus caril nrsquoa pas drsquoautre pouvoir sur le passeacute que lrsquooubli raquo Et pour confirmerencore par un exemple plaisant le rapport de lrsquohomme avec Dieu ilajoute que ce dernier ne peut faire que deux fois dix ne fassent pasvingt Voilagrave ce que dit Pline et qursquoun chreacutetien devrait eacuteviter de direalors que au contraire il semble que les hommes recherchent cettefolle impertinence de langage pour ramener Dieu agrave leur mesure

Que demain Jupiter couvre le ciel drsquoun noir nuageHorace [36] III29 Ou que drsquoun soleil pur il le fasse briller

Il ne pourra deacutefaire ce qui est advenu ni changerCe que le temps a emporteacute comme si rien ne srsquoeacutetait produit

1Note de P Villey [55] p 527 laquo Montaigne fit en 1576 frapper un jeton ougrave cette ba-lance symnbolique figurait avec sa devise raquo (laquo Que sais-je raquo eacutetait la devise de Pyrrhonlui-mecircme)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 241

271 Quand nous disons que lrsquoinfiniteacute des siegravecles passeacutes ou agravevenir pour Dieu nrsquoest qursquoun instant et que sa bonteacute sa sagesse sapuissance ne font qursquoun avec son essence nous prononccedilons ces pa-roles sans que notre intelligence puisse les comprendre Et pourtantnotre orgueil voudrait faire passer la diviniteacute par notre eacutetamine1 de lagraveproviennent toutes les folies et les erreurs qui srsquoemparent du mondequand il veut ramener agrave lui et peser sur sa balance une chose aussieacuteloigneacutee de son poids laquo Eacutetonnante lrsquoarrogance du cœur de lrsquohomme Pline [77] II

23quand un petit succegraves lrsquoencourage raquo272 Avec quelle insolence les Stoiumlciens rabrouent Eacutepicure lorsque

celui-ci soutient que seul Dieu peut ecirctre veacuteritablement bon et heureuxet que lrsquohomme sage ne peut percevoir de cet eacutetat qursquoune ombre va-guement ressemblante Comme ils ont eacuteteacute teacutemeacuteraires de vouloir queDieu soit soumis au Destin (Et je voudrais qursquoaucun de ceux que lrsquoonnomme laquo chreacutetiens raquo ne fasse une telle erreur) Thalegraves Platon Py-thagore lrsquoont asservi agrave la fataliteacute Cette preacutetention agrave vouloir deacutecouvrirDieu avec nos propres yeux a fait qursquoun grand personnage de notrereligion a donneacute agrave la diviniteacute une forme corporelle

273 Et crsquoest lagrave lrsquoorigine de ce qui nous arrive tous les joursagrave savoir attribuer agrave Dieu speacutecialement les eacuteveacutenements importantsParce qursquoils ont de lrsquoimportance pour nous nous pensons qursquoils enont pour lui aussi et qursquoil y precircte plus drsquoattention qursquoaux eacuteveacutenementsqui nous importent peu ou qui sont sans grandes conseacutequences laquo Les Ciceacuteron [17] II

66dieux srsquooccupent des grandes choses et non des petits deacutetails raquo Voyezson raisonnement sur cet exemple laquo Les rois non plus ne srsquooccupent Ciceacuteron [17]

III 35pas des petits deacutetails de gouvernement raquo

274 Comme si pour ce roi-lagrave il y avait une diffeacuterence entre deacute-placer un empire ou la feuille drsquoun arbre Et comme si sa providencesrsquoexerccedilait autrement srsquoagissant drsquoinfluencer le saut drsquoune puce ou lrsquois-sue drsquoune bataille La main avec laquelle il exerce son autoriteacute srsquoap-plique agrave toutes choses de la mecircme faccedilon avec la mecircme force et lemecircme ordre lrsquointeacuterecirct que nous lui portons nrsquoy change rien nos mou-vements et nos appreacuteciations lui sont indiffeacuterents

275 laquo Dieu grand ouvrier pour les grandes choses ne lrsquoest pas Saint Augustin[7] XI 22moins pour les petites raquo Notre arrogance nous conduit toujours agrave cette

attitude blaspheacutematoire qui consiste agrave nous comparer agrave Lui Et parce

1Lrsquoeacutetamine est un laquo tissu peu serreacute de crin de soie de fil qui sert agrave cribler ou agravefiltrer raquo (Dict Petit Robert) On pourrait aussi traduire par laquo tamis raquo comme lrsquoa fait ALanly [58] mais le mot est joli et je preacutefegravere le conserver

242 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que nos occupations nous sont une charge Straton a exempteacute les dieuxde toute obligation comme il en est pour leurs precirctres Pour lui crsquoestla Nature qui produit et entretient toutes choses et avec les poids et lesmouvements de celle-ci il construit les diffeacuterentes parties du mondedeacutechargeant du mecircme coup la nature humaine de la crainte des juge-Ciceacuteron [17] I

17 ments divins laquo Parce qursquoil est heureux et eacuteternel il nrsquoa pas de souciset nrsquoen cause agrave personne raquo

276 La Nature veut que si des choses ont entre elles une re-lation celles qui leur sont semblables ont la mecircme entre elles1 Aunombre infini des mortels correspond donc un nombre infini drsquoimmor-tels Comme les acircmes des dieux sont sans langue sans yeux et sansoreilles mais qursquoelles sentent entre elles chacune ce que lrsquoautre sent etjugent nos penseacutees ainsi les acircmes des hommes quand elles sont libreset deacutelivreacutees du corps par le sommeil ou quelque extase devinent pro-pheacutetisent et voient des choses qursquoelles ne sauraient voir quand ellessont lieacutees au corps laquo Les hommes dit saint Paul sont devenus fous encroyant ecirctre sages et ont transformeacute la gloire de Dieu incorruptible enune image drsquohomme corruptible2 raquo

277 Voyez donc un peu cette farce des deacuteifications antiques Apregraves la grande et superbe pompe de lrsquoenterrement au moment ougrave lefeu commenccedilait agrave prendre au sommet de la pyramide et srsquoattaquaitau lit du treacutepasseacute ils laissaient au mecircme moment srsquoeacutechapper un aiglequi srsquoenvolant signifiait que lrsquoacircme srsquoen allait au Paradis Nous avonsconserveacute mille meacutedailles et notamment celle de lrsquohonnecircte Faustinesur lesquelles cet aigle est repreacutesenteacute emportant sur son dos vers leciel ces acircmes deacuteifieacutees

278 Il est pitoyable de voir comment nous sommes dupes denos propres singeries et inventions

Ils craignent ce qursquoils ont inventeacute Lucain [45] I486

comme les enfants qui srsquoeffraient de leur propre visage quand ils lrsquoontbarbouilleacute et noirci pour leurs camarades laquo Rien de plus malheureuxsaint Augustin

[7] VIII xxiii que lrsquohomme esclave de ses chimegraveres raquo279 Auguste eut droit agrave plus de temples que Jupiter et ils eacutetaient

servis avec autant de deacutevotion et de croyance en ses miracles Les Tha-

1Dans le texte original cette phrase nrsquoest pas tregraves claire laquo Nature veut qursquoen chosespareilles il y ait relation pareille raquo Jrsquoai essayeacute de lrsquoeacuteclairer un peu en fonction desexemples qui suivent

2Eacutepicirctre aux Romains I 22-23

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 243

siens1 en reacutecompense des bienfaits qursquoils avaient reccedilus drsquoAgeacutesilasvinrent lui dire qursquoils lrsquoavaient canoniseacute laquo Votre nation leur dit-il a-t-elle le pouvoir de faire un dieu de qui bon lui semble Faites doncun dieu avec lrsquoun drsquoentre vous et quand jrsquoaurai vu comment il srsquoensera trouveacute je vous dirai un grand merci pour ce que vous mrsquooffrez raquoLrsquohomme est vraiment insenseacute Il est incapable de faire un ciron et ilfabrique des dieux agrave la douzaine

280 Ecoutez ce que dit Trismeacutegiste qui loue ainsi nos capaci-teacutes laquo De toutes les choses admirables la plus haute est le fait quelrsquohomme ait pu trouver la divine nature et la reacutealiser raquo Voici des ar-guments emprunteacutes agrave la philosophie elle-mecircme

Qui seule peut connaicirctre les dieux et les puissances ceacutelestes Lucain [45] I452Et la seule agrave savoir qursquoon ne peut les connaicirctre

Si Dieu est crsquoest un ecirctre vivant si crsquoest un ecirctre vivant il a un sens et srsquoil a un sens il est sujet agrave lrsquoaneacuteantissement Srsquoil est sans corps ilest sans acircme et par conseacutequent sans action et srsquoil a un corps il estpeacuterissable Quel beau triomphe en veacuteriteacute

281 Nous sommes incapables drsquoavoir fait le monde il y a doncune entiteacute supeacuterieure qui y a mis la main Ce serait une sotte arroganceque de nous consideacuterer comme la chose la plus parfaite de cet universIl y a donc quelque chose de meilleur que nous et ce quelque chosecrsquoest Dieu Quand vous voyez une demeure riche et luxueuse mecircmesi vous ne savez pas qui en est le maicirctre vous ne direz pas qursquoelle aeacuteteacute faite pour des rats Et quand nous voyons la divine architecture dupalais ceacuteleste comment ne pas croire que ce soit le logis de quelquemaicirctre plus grand que nous ne le sommes Ce qui est le plus eacuteleveacutenrsquoest-il pas toujours le plus digne Et nous nous sommes placeacutes auplus bas

282 Il nrsquoy a rien qui sans acircme ni raison puisse produire un ecirctrevivant doueacute de raison Or le monde nous produit il a donc acircme etraison2 Chaque eacuteleacutement de nous-mecircmes est moins que nous et noussommes un eacuteleacutement du monde Le monde dispose donc de sagesse etde raison bien plus que nous nrsquoen avons Crsquoest une belle chose quedrsquoavoir un grand gouvernement Le gouvernement du monde appar-tient donc agrave un ecirctre bienheureux Les astres ne nous font pas de mal ils sont donc pleins de bonteacute Nous avons besoin de nourriture les

1Habitants de Thasos icircle de la mer Eacutegeacutee2Je conserve laquo raison raquo Mais laquo intelligence raquo ne serait-il pas mieux ici

244 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

dieux aussi et ils se nourrissent des vapeurs drsquoici-bas Les biens dece monde ne sont pas des biens pour Dieu ce ne sont donc pas desbiens pour nous Blesser quelqursquoun et ecirctre blesseacute sont tous deux despreuves de faiblesse crsquoest donc folie que de craindre Dieu1 Dieu estbon par sa nature lrsquohomme par ce qursquoil fait2 ce qui est bien supeacute-rieur La sagesse divine et la sagesse humaine sont semblables saufque la premiegravere est eacuteternelle Or la dureacutee nrsquoajoute rien agrave la sagesse nous voilagrave donc eacutegaux sur ce plan Nous posseacutedons la vie la raison laliberteacute nous prisons la bonteacute la chariteacute la justice ces qualiteacutes sontdonc en lui3

283 En somme la construction ou non de la diviniteacute et ses traitsLrsquoHomme faitDieu agrave son

imagespeacutecifiques sont forgeacutes par lrsquohomme en fonction de ce qursquoil est lui-mecircme Quel patron quel modegravele Eacutetirons eacutelevons grossissons lesqualiteacutes humaines tant qursquoil nous plaira enfle-toi pauvre homme en-core encore et encore

Non pas mecircme si tu en crevais dit-il4Horace [33] IIiii 318

laquo Certes les hommes croyant se repreacutesenter Dieu qursquoils ne peuventSt Augustin [7]XII 17 concevoir ne font que se repreacutesenter eux-mecircmes crsquoest eux qursquoils voient

et non pas lui ce qursquoils comparent crsquoest eux et non agrave lui mais agrave eux-mecircmes raquo Dans la nature les effets ne reacutevegravelent qursquoagrave demi leurs causesQue dire donc de celle de Dieu Elle est au-dessus de lrsquoordre de lanature sa condition est trop eacuteleveacutee trop eacuteloigneacutee et trop souverainepour accepter que nos conclusions lrsquoattachent et lrsquoentravent Ce nrsquoestpas par nous qursquoon peut lrsquoatteindre notre route est trop basse Et nousne sommes pas plus pregraves du ciel sur le Mont-Cenis qursquoau fond de lamer vous pouvez le veacuterifier avec votre astrolabe5

284 On rabaisse Dieu jusqursquoagrave lui precircter un commerce charnelavec des femmes combien de fois pour combien drsquoenfants Pau-lina femme de Saturninus matrone ceacutelegravebre agrave Rome pensant coucher

1Sous-entendu laquo puisque Dieu nrsquoest pas faible il ne peut nous blesser raquo2A Lanly ([58] II p 194) traduit laquo par son effort raquo et DM Frame ([28] p 396)

par laquo by his cleverness raquo Je preacutefegravere employer une tournure qui conserve le caractegravereconcret du mot laquo industrie raquo

3Tous les arguments de ce paragraphes sont tireacutes de Ciceacuteron [17] notamment dansII 16

4Dans la satire drsquoHorace (qui se met ici en scegravene lui-mecircme) le personnage de Da-masippe eacutevoque agrave lrsquoencontre du poegravete lrsquohistoire bien connue de la grenouille qui veutse faire aussi grosse que le bœuf et que La Fontaine reprendra avec le bonheur que lrsquoonsait

5Instrument qui servit jusqursquoau XIXe siegravecle agrave mesurer la hauteur des astres au-dessusde lrsquohorizon notamment pour en deacuteduire la position drsquoun navire

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 245

avec le dieu Seacuterapis1 se retrouva entre les bras drsquoun de ses amoureuxpar lrsquoentremise des precirctres de ce temple Varron le plus subtil et leplus savant des auteurs latins eacutecrit dans ses ouvrages de theacuteologie quele sacristain du temple drsquoHercule tirant au sort drsquoune main pour luide lrsquoautre pour Hercule joua contre ce dieu un souper et une fille srsquoil gagnait ce serait aux deacutepens des offrandes et srsquoil perdait agrave sespropres deacutepens Il perdit et dut payer son souper et la fille Cette fillesrsquoappelait Laurentine elle se vit la nuit entre les bras du dieu qui luidit de surcroicirct que le lendemain le premier homme qursquoelle rencontre-rait la paierait de faccedilon mirifique Et ce fut Taruntius jeune hommeriche qui lrsquoemmena chez lui et plus tard la fit son heacuteritiegravere Alors elleagrave son tour espeacuterant faire quelque chose qui fucirct agreacuteable agrave ce dieu fitdu peuple romain son heacuteritier raison pour laquelle on lui attribua deshonneurs divins

285 Comme srsquoil nrsquoeacutetait pas suffisant que Platon fucirct drsquooriginedivine par ses deux ligneacutees et que Neptune ait eacuteteacute lrsquoancecirctre de sa raceon tenait pour certaine agrave Athegravenes cette histoire Ariston ayant voulujouir de la belle Perictionegrave nrsquoavait pu y parvenir et il avait eacuteteacute avertien songe par le dieu Apollon de la laisser pure et intacte jusqursquoagrave ceqursquoelle eucirct accoucheacute Or Ariston et Perictionegrave eacutetaient les pegravere et megraverede Platon Combien y en a-t-il dans les livres de ces histoires detromperies fomenteacutees par les dieux contre les pauvres humains Et demaris injustement deacutenigreacutes au profit de leurs enfants

286 Dans la religion musulmane les croyances du peuple fontque lrsquoon trouve quantiteacute de Merlins crsquoest-agrave-dire drsquoenfants laquo sans pegravere raquoenfants laquo spirituels raquo neacutes divinement dans le ventre de jeunes filles et ils portent un nom qui a ce sens dans leur langue

287 Il faut remarquer que pour toute creacuteature il nrsquoest rien deplus important et plus estimable qursquoelle-mecircme (le lion lrsquoaigle le dau-phin considegraverent qursquoil nrsquoy a rien au-dessus de leur espegravece) et chacunedrsquoelles rapporte les qualiteacutes de toutes les autres aux siennes propresNous pouvons bien eacutetendre ou raccourcir nos qualiteacutes mais crsquoest toutNotre esprit ne peut deacutepasser ce rapport et ce principe il ne peut rienenvisager drsquoautre il lui est impossible de sortir de lagrave et drsquoaller au-delagrave Et crsquoest ce qui fonde ces anciennes affirmations laquo de toutes les Ciceacuteron [17] I

18Ciceacuteron [17] I27

formes la plus belle est celle de lrsquohomme Dieu a donc cette forme raquoOu laquo Nul ne peut ecirctre heureux sans la vertu ni la vertu exister sansla raison et aucune raison ne peut reacutesider ailleurs que dans la forme

1Il srsquoagissait en fait drsquoAnubis selon la leacutegende rapporteacutee par Cornelius Agrippa(entre autres) in De vanitate scient LVIV

246 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

humaine Dieu revecirct donc la forme humaine raquo laquo Notre esprit est ainsiCiceacuteron [17] I27 fait que quand il pense agrave Dieu il lui precircte aussitocirct forme humaine raquo

288 Crsquoest pourquoi Xeacutenophane disait plaisamment que si lesanimaux srsquoinventent des dieux comme il est vraisemblable qursquoils lefassent il les imaginent certainement agrave leur image et se glorifientcomme nous Pourquoi alors un oison ne dirait-il pas laquo Tous leseacuteleacutements de lrsquounivers sont faits agrave mon intention la Terre me sert agravemarcher le Soleil agrave mrsquoeacuteclairer les eacutetoiles agrave me fournir leur influence je tire profit des vents jrsquoen tire aussi des eaux il nrsquoest rien que la voucircteceacuteleste ne regarde aussi favorablement que moi je suis lrsquoenfant cheacuteride la Nature Nrsquoest-ce pas lrsquohomme qui me nourrit qui me loge quime sert Crsquoest pour moi qursquoil fait semer et moudre srsquoil me mangeil mange aussi lrsquohomme qui est son compagnon et moi je mange lesvers qui le tuent et qui le mangent raquo Une grue pourrait en dire autantet plus orgueilleusement encore elle qui vole ougrave elle veut et qui regravegnesur ce domaine beau et eacuteleveacute laquo Nature est tant aimable concilatriceCiceacuteron [17] I

27 et douce agrave ce qursquoelle creacutee raquo289 Si lrsquoon suit ce raisonnement le destin est traceacute pour nous

crsquoest pour nous que le monde brille et tonne le creacuteateur et ses creacutea-tures tout est fait pour nous Voilagrave le but et le point vers lequel tendlrsquouniversaliteacute des choses Regardez le registre que la philosophie a tenupendant deux mille ans et plus des affaires ceacutelestes on dirait queles dieux nrsquoont agi nrsquoont parleacute que pour lrsquohomme elle ne leur attri-bue pas drsquoautres preacuteoccupations pas drsquoautres fonctions Les voilagrave parexemple en guerre contre nous

Les voilagrave dompteacutes par la main drsquoHerculeHorace [36] II12 v 6 Les Titans fils de la Terre qui ont fait trembler

La brillante demeure du vieux Saturne

Et voilagrave qursquoils prennent parti dans nos dissensions pour nous rendrela pareille de ce que si souvent nous nous sommes mecircleacutes des leurs

Neptune de son long trident eacutebranle les muraillesVirgile [112] IIv 610 Secoue les fondations et renverse la Ville1 de fond en comble

Mais Junon lrsquoimplacable srsquoest empareacutee elle des Portes Sceacutees

1La ville de Troie en Asie Mineure Les laquo Portes Sceacutees raquo sont celles qui comman-daient lrsquoentreacutee de la ville

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 247

290 Les Cauniens1 pour preacuteserver jalousement la dominationde leurs propres dieux se chargent de leurs armes le jour ougrave ils vontfaire leurs deacutevotions parcourent les environs de la ville en frappantlrsquoair par-ci par-lagrave de leurs glaives et pourchassent ainsi les dieuxeacutetrangers les bannissant de chez eux

291 Les pouvoirs des dieux leur sont attribueacutes en fonction denos besoins lrsquoun gueacuterit les chevaux lrsquoautre les hommes celui-ci lapeste cet autre la toux qui une sorte de gale qui une autre laquo Car Ciceacuteron [15] II

56la superstition met des dieux jusque dans les plus petites choses raquo Envoilagrave un qui fait naicirctre le raisin cet autre lrsquoail celui-ci veille sur lapaillardise lrsquoautre sur la marchandise Pour chaque sorte drsquoartisan undieu celui-ci a son territoire et ses croyants en Orient cet autre enOccident 2

Ici les armes de Junon et lagrave son char Virgile [112] IIv 16

laquo Ocirc saint Apollon toi qui reacuteside au nombril du monde3 raquo Ciceacuteron [15] II56

Les fils de Ceacutecrops veacutenegraverent Pallas la Crecircte de Minos Diane Ovide [67] IIIvv 81 sqCeux du pays drsquoHypsipyle4 Vulcain

A Sparte et Mycegravenes citeacute des Peacutelopides crsquoest Junon Faunus5 regravegne sur les pins du Mont MeacutenaleEt Mars est veacuteneacutereacute dans le Latium

292 Tel dieu nrsquoest chez lui que dans un bourg ou dans une seulefamille Tel autre vit seul tel autre en compagnie volontairement oupar obligation Ovide [67] I

294Et le temple du petit-fils est accoleacute agrave celui de lrsquoaiumleul

Il en est de si humble condition et si basse (car leur nombre srsquoeacutelegraveveagrave trente six mille ) qursquoil faut bien en appeler cinq ou six agrave la rescoussepour faire pousser un seul eacutepi de bleacute6 et ils portent des noms lieacutes agrave

1Heacuterodote [37] I 172 Les Cauniens habitaient la ville de Caunos en Carie (Asie-Mineure)

2Il srsquoagit ici de Carthage3Les Grecs le placcedilaient agrave Delphes4laquo Fille de Thoas roi de Lemnos sauva son pegravere quand les femmes de lrsquoicircle tuegraverent

tous les hommes raquo (Note de A Lanly [58] II p 197)5Le Faune ou Pan chez les Grecs6Crsquoest ce que dit saint Augustin [7] IV 8 laquo Non tamen satis fuit hominibus deorum

multitudinem amantibus raquo (Tout le passage est ironique et fort plaisant agrave lire)

248 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

leurs attributions Il en faut trois pour une porte un pour les planchesun pour les gonds un pour le seuil Ils sont quatre pour un enfant unqui veille sur son maillot un autre sur ce qursquoil boit un troisiegraveme sur ceqursquoil mange un quatriegraveme sur sa teacuteteacutee Il en est qui sont sucircrs drsquoautresincertains et douteux Certains nrsquoentrent pas encore en Paradis

Puisqursquoils ne sont pas encore dignes drsquoecirctre au cielOvide [62] I194 Laissons-les habiter les terres que nous leurs avons donneacutees

293 Il y a des dieux scientifiques des dieux poegravetes des dieuxjuristes Certains intermeacutediaires entre les deux natures divine et hu-maine sont les meacutediateurs les intermeacutediaires entre Dieu et nous Ilssont un peu de second ordre et reacuteveacutereacutes comme tels ils ont des titreset des fonctions en nombre infini et les uns sont bons les autres mau-vais Il y en a de vieux que lrsquoacircge a briseacute et mecircme des mortels Chry-sippe estimait en effet que les dieux devraient disparaicirctre dans lrsquoem-brasement final du monde sauf Jupiter Lrsquohomme fabrique deacutecideacutementmille associations drolatiques entre lui et Dieu Mais nrsquoest-il pas soncompatriote

Cregravete berceau de JupiterOvide [62]VIII 99

294 Sur ce sujet voici la justification que fournissent agrave leureacutepoque le Grand Pontife Scevola1 et Varron grand theacuteologien il estneacutecessaire que le peuple ignore beaucoup de choses vraies et en croiebeaucoup de fausses2 laquo Au lieu de lui preacutesenter la veacuteriteacute qui doit lesauver [la religion] estime qursquoil faut le tromper pour son bien3 raquo

295 Lrsquoœil humain ne peut apercevoir que les choses qursquoil estcapable de reconnaicirctre4 Et nous avons oublieacute dans quelle chute futpreacutecipiteacute le pauvre Phaeumlton pour avoir voulu tenir lui un mortel les

1laquo Grand Pontife raquo en 89 av J-C Ciceacuteron srsquoy reacutefegravere de mecircme que saint Augustin laquo O Scaevola pontifex maxime raquo ndash in [7] IV 27

2Tous les eacutediteurs donnent comme reacutefeacuterence agrave cette citation saint Augustin Citeacute deDieu IV 31 En reacutealiteacute il srsquoagit de IV 27

3Je prends cette eacuteleacutegante traduction dans lrsquoeacutedition numeacuterique de lrsquoAbbaye desaint Benoicirct (httpwwwabbaye-saint-benoitchsaintsaugustincitededieulivre4htm)au chapitre xxvii

4Cette remarque est lourde de sens et meacuteriterait agrave elle seule un long commentairephilosophique (Mais Montaigne affirmera nettement le contraire au sect337 ) Elle rejointla theacuteorie de la reacuteminiscence telle que Platon lrsquoexpose dans le Meacutenon XIV-XXI lrsquoes-clave nrsquoest pas ignorant il ne sait pas qursquoil sait Ce qui est en quelque sorte le contrairedu pyrrhonisme laquo Je sais que je ne sais pas raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 249

recircnes des chevaux de son pegravere1 Notre esprit retombe dans de sem-blables abicircmes srsquoeacutecrase et se deacutetruit de la mecircme faccedilon du fait de sateacutemeacuteriteacute Si vous demandez agrave la philosophie de quelle matiegravere est faitele Soleil que peut-elle vous reacutepondre sinon laquo de fer raquo ou avec Anaxa-gore2 de pierre ou de telle autre matiegravere dont nous nous servons

296 Si lrsquoon demande agrave Zeacutenon ce qursquoest la nature il reacutepondra laquo Un feu mais un feu artiste capable drsquoengendrer et qui procegravede meacute-thodiquement raquo Archimegravede maicirctre de cette science qui se veut preacute-eacuteminente entre toutes en matiegravere de veacuteriteacute et de certitude deacuteclare lui laquo Le Soleil est un dieu de fer enflammeacute raquo Ne voilagrave-t-il pas une belleideacutee sortie tout droit de la rigueur des deacutemonstrations geacuteomeacutetriquesElle nrsquoest pourtant pas si utile ni si ineacutevitable que Socrate nrsquoait puestimer quant agrave lui qursquoil suffisait de savoir ce qursquoil faut pour pou-voir mesurer la Terre qursquoon donnait ou que lrsquoon recevait et Polyen Ciceacuteron [14]

II 33connu pourtant comme un docteur fameux et illustre de ladite sciencetraita ces deacutemonstrations avec deacutedain les consideacuterant comme fausseset pleines de vaniteacute quand il eut goucircteacute aux doux fruits eacutemollients desjardins drsquoEacutepicure

297 Dans Xeacutenophon3 Socrate deacuteclare agrave propos drsquoAnaxagore(que lrsquoAntiquiteacute placcedilait au-dessus de tous les autres en matiegravere dechoses ceacutelestes et divines) que celui-ci se troubla le cerveau comme lefont tous les hommes qui cherchent exageacutereacutement agrave peacuteneacutetrer des chosesqui sont au-delagrave de leurs possibiliteacutes Quand Anaxagore tenait le Soleilpour une pierre ardente il ne tenait pas compte du fait qursquoune pierrene brille pas dans le feu et pire encore qursquoelle srsquoy consume Quand ilfaisait une seule et mecircme chose du Soleil et du feu il ne srsquoavisait pasnon plus de ce que le feu ne noircit pas ceux qursquoil regarde que nouspouvons regarder fixement le feu et que le feu tue les plantes et lesherbes A en croire Socrate et agrave mon avis aussi la faccedilon la plus sagede juger du ciel est de ne pas en juger

298 Quand Platon parle des deacutemons4 dans le Timeacutee il dit ceci laquo Crsquoest une question qui deacutepasse nos capaciteacutes Il faut croire les An-

1Phaeumlton eacutetait le fils drsquoHeacutelios (le Soleil) Srsquoeacutetant empareacute du char de son pegravere il passasi pregraves de la Terre qursquoil faillit la brucircler crsquoest pourquoi il fut preacutecipiteacute dans le Pocirc (Eridan)par Jupiter

2laquo Avec Anaxagore raquo ne figure pas dans le texte de 1595 Crsquoest pourtant un ajoutmanuscrit sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Il est quelques autres exemples de ce genreet cela peut conduire agrave se demander si Mlle de Gournay nrsquoa pas eu en mains une copieleacutegegraverement anteacuterieure agrave celle de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo

3Meacutemorables [115] IV 74Au sens grec le laquo deacutemon raquo (comme celui bien connu de Socrate) eacutetait une sorte

drsquolaquo ange gardien raquo qui symbolisait la destineacutee drsquoun personnage

250 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

ciens qui ont preacutetendu descendre drsquoeux Il nrsquoy a aucune raison de nepas precircter foi aux enfants des dieux ndash encore que leurs dires ne soientpas eacutetablis par des raisons neacutecessaires ni mecircme par la vraisemblancendash puisqursquoils preacutetendent nous parler de choses familiales et familiegraveres

299 Voyons maintenant si nous avons un peu plus de clarteacutes agravepropos des choses humaines et naturelles Nrsquoest-ce pas lagrave une entre-prise ridicule pour des choses auxquelles de notre propre aveu notreconnaissance ne peut parvenir que de leur fabriquer un autre corpsen leur attribuant des formes sorties tout droit de notre imaginationOn le voit par exemple agrave propos du mouvement des planegravetes commenotre esprit ne peut parvenir jusque-lagrave ni imaginer quel peut ecirctre sondeacuteroulement naturel nous precirctons agrave ces planegravetes de notre propre ini-tiative des causes mateacuterielles pesantes et concregravetes

Le timon eacutetait en or en or aussi les cercles des rouesOvide [62] IIv 107 En argent les rayons

300 On dirait que des cochers des charpentiers des peintressont alleacutes lagrave-haut pour installer des machines avec des meacutecanismesdivers et disposer les rouages et les engrenages des corps ceacutelestes auxcouleurs bigarreacutees laquo autour de lrsquoaxe de la neacutecessiteacute raquo comme le ditPlaton1

Le monde est une immense demeure cercleacutee de cinq zones2Et bordeacutee de douze signes rayonnants drsquoeacutetoilesQui reccediloit le char agrave deux chevaux de la Lune

Tout cela nrsquoest que recircves et deacutelires Quel dommage que la Naturene veuille pas nous ouvrir sa porte et nous montrer vraiment com-ment elle agit et ordonne pour y preacuteparer nos yeux Ocirc Dieu Quelsabus et quelles erreurs nous trouverions dans notre pauvre savoir Metromperai-je en disant traite-t-elle une seule chose comme il faut Et je partirai drsquoici-bas plus ignorant de toute autre chose que de monignorance

301 Nrsquoai-je pas vu dans Platon cette remarquable formule se-lon laquelle la nature nrsquoest rien drsquoautre qursquoune poeacutesie eacutenigmatiqueune sorte de peinture voileacutee et teacuteneacutebreuse sous une infinie varieacuteteacute demauvais eacuteclairages et propre agrave susciter nos conjectures laquo Toutes cesCiceacuteron [14]

III 391Platon [73] X 616-c p 529-530 laquo agrave ces extreacutemiteacutes ils virent tendu le fuseau de la

Neacutecessiteacute par lrsquointermeacutediaire duquel tous les mouvements circulaires sont entretenus raquo2Il srsquoagit en fait de vers de Varron rapporteacutes par V Probius dans ses Notes sur la 6e

eacuteglogue de Virgile (Preacutecisions donneacutees dans lrsquoeacutedition P Villey [55])

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 251

choses sont enveloppeacutees dans les plus eacutepaisses teacutenegravebres et lrsquoesprithumain nrsquoest pas assez perccedilant pour pouvoir peacuteneacutetrer le ciel ou lesprofondeurs de la terre raquo

302 Certes la philosophie nrsquoest elle aussi qursquoune sorte de poeacute-sie agrave lrsquousage des sophistes Drsquoougrave ces auteurs antiques tiennent-ils leurautoriteacute sinon des poegravetes Drsquoailleurs les premiers philosophes furenteux-mecircmes des poegravetes et parlegraverent de philosophie en poegravetes Platonnrsquoest qursquoun poegravete agrave part des autres Timon et toutes les sciences hu-maines se drapent dans le discours poeacutetique1

303 On sait que les femmes remplacent les dents qui leur manquentpar des dents drsquoivoire et se fabriquent un autre teint que le leur avecdes matiegraveres artificielles de mecircme qursquoelles arrangent leurs cuissesavec du drap et du feutre qursquoelles arrondissent leur embonpoint avecdu coton et au vu et au su de tous srsquoattribuent une beauteacute fausse etcontrefaite Le droit agrave ce qursquoon dit use de fictions leacutegales pour as-seoir la veacuteriteacute de sa justice et la science de son cocircteacute nous proposedes choses qursquoelle reconnaicirct avoir inventeacutees En effet ces eacutepicycles2

excentriques et concentriques auxquels lrsquoastronomie a recours pourordonner le mouvement de ses eacutetoiles elle nous les preacutesente commece qursquoelle a pu inventer de mieux sur le sujet et la philosophie deson cocircteacute nous preacutesente non pas ce qui est ou ce qursquoelle pense maisce qursquoelle forge de plus vraisemblable et de plus attrayant Platon deacute-clare agrave propos de lrsquoanatomie humaine comme de celle des animaux laquo Que ce que nous avons dit est vrai nous pourrions en ecirctre sucircrs si Platon [74] 72

dnous avions lagrave-dessus la confirmation drsquoun oracle mais nous pouvonsseulement assurer que crsquoest le plus vraisemblable que nous ayons sudire raquo

304 Ce nrsquoest pas seulement dans le ciel que la philosophie placeses cordages ses machines et ses rouages voyons un peu ce qursquoellenous dit de nous-mecircmes et de notre organisation Il nrsquoy a pas plus dereacutetrogradation de treacutepidation drsquoapproche de recul de renversement3

dans les astres et les corps ceacutelestes que les philosophes nrsquoen ont in-

1Les eacuteditions anteacuterieures agrave 1595 comportaient ici une autre phrase laquo Timon lrsquoaappeleacute de faccedilon injurieuse ldquogrand fabricant de miraclesrdquo raquo

2Eacutepicycles laquo petits cercles deacutecrits par un astre tandis que le centre de ce cercledeacutecrit lui-mecircme un autre cercle raquo (Dict Petit Robert) Crsquoest en recourant agrave ces eacutepicyclesque Ptoleacutemeacutee (IIe s) parvenait agrave rendre compte de lrsquoirreacutegulariteacute des mouvements ob-serveacutes pour les diffeacuterentes planegravetes Cette theacuteorie demeura en vigueur pendant quatorzesiegravecles et ne fut remplaceacutee que peu agrave peu par celle de Copernic

3Tous ces termes eacutetaient employeacutes en astrologieastronomie pour deacutecrire les mouve-ments apparents des astres

252 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

venteacute pour ce pauvre petit corps humain Ils ont donc vraiment eu rai-son de lrsquoappeler laquo microcosme raquo tant ils ont employeacute de piegraveces et deformes pour le maccedilonner et le bacirctir Pour rendre compte des mouve-ments qursquoils observent dans lrsquohomme les diverses fonctions et faculteacutesque nous sentons en nous en combien de parties ont-ils diviseacute notreacircme En combien drsquoendroits lrsquoont-ils logeacutee En combien de niveauxet drsquoeacutetages ont-ils distribueacute ce pauvre homme en plus de ceux quisont naturels et perceptibles En combien de charges et drsquoemplois Ils en ont fait une sorte de reacutepublique imaginaire Crsquoest un domaineqursquoils tiennent et manipulent on leur laisse toute latitude pour le deacute-monter le ranger le rassembler lrsquoeacutetoffer chacun selon sa fantaisie etpourtant ils ne le dominent pas encore Non seulement dans sa reacutealiteacutemais mecircme en esprit ils ne peuvent le reacutegler de telle maniegravere qursquoil nrsquoyait quelque rythme ou quelque son qui eacutechappe agrave leur architecture sieacutenorme soit-elle et rapieacuteceacutee de mille morceaux faux et imaginaires

305 Il nrsquoy a aucune raison de les excuser nous acceptons despeintres quand ils peignent le ciel la terre les mers les montagneset les icircles lointaines qursquoils ne nous en donnent que quelque vagueimpression et nous nous contentons drsquoune esquisse plus ou moinsimaginaire quand il srsquoagit de choses qui nous sont inconnues Maisquand ils peignent drsquoapregraves nature ou un sujet qui nous est familier etbien connu nous exigeons drsquoeux cette fois une repreacutesentation exacteet parfaite des formes et des teintes et nous nrsquoavons que meacutepris agrave leureacutegard srsquoils y eacutechouent

305 Je suis reconnaissant agrave la fille de Milet qui voyant le phi-losophe Thalegraves passer son temps dans la contemplation de la voucircte ceacute-leste les yeux constamment leveacutes mit sur son chemin quelque chosepour le faire treacutebucher et lrsquoavertir qursquoil serait bien temps de penser agravece qui est dans le ciel quand il se serait drsquoabord occupeacute de ce qui estagrave ses pieds Elle avait bien raison de lui conseiller de regarder plutocircten lui-mecircme qursquoau ciel car comme le dit Deacutemocrite par la voix deCiceacuteron laquo On ne regarde pas ce qui est devant soi on scrute le ciel raquoCiceacuteron [15] II

13 306 Mais crsquoest le fait de notre condition la connaissance quenous avons des choses qui sont entre nos mains est aussi eacuteloigneacutee denous et tout autant au-delagrave des nuages que celle des astres Comme ledit Socrate dans Platon agrave quiconque se mecircle de philosophie on peutfaire le mecircme reproche que celui que faisait cette femme agrave Thalegraves il ne voit rien de ce qui est devant lui Car tout philosophe ignore ceque fait son voisin et mecircme ce qursquoil fait lui-mecircme et ignore aussi ceqursquoils sont tous les deux des hommes ou des animaux

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 253

307 Ces gens-lagrave qui trouvent les raisons de Sebond trop faiblesqui nrsquoignorent rien qui gouvernent le monde et qui savent tout

Ce qui regravegne sur la mer et regravegle les saisons Horace [34] I12Si les eacutetoiles ont leur mouvement propre

Ou si leur course errante est reacutegleacutee par ailleursCe qui fait croicirctre et diminuer le disque de la luneQuel est le pouvoir et le but de cette ententeEntre des eacuteleacutements si discordants

Ces gens-lagrave dis-je nrsquoont-ils pas quelquefois deacutecouvert au mi-lieu de leurs livres la difficulteacute que lrsquoon rencontre agrave se connaicirctre soi-mecircme Nous voyons bien que notre doigt peut bouger le pied demecircme que certaines parties se mettent elles-mecircmes en mouvementsans notre autorisation et que pour drsquoautres crsquoest sur notre ordreqursquoelles se meuvent nous voyons bien qursquoune certaine appreacutehensionengendre la rougeur certaine autre la pacircleur que telle ideacutee agit seule-ment sur la rate telle autre sur le cerveau que lrsquoune nous fait rirelrsquoautre pleurer telle autre encore engourdit nos sens ou les excite etarrecircte le mouvement de nos membres que tel objet fait se soulevernotre estomac et tel autre une partie situeacutee plus bas

308 Mais comment une impression qui relegraveve de lrsquoesprit peut-elle peacuteneacutetrer dans un corps solide et massif Quelle est la nature de laliaison et de lrsquoagencement de ces diffeacuterents ressorts1 Jamais personnene lrsquoa su2 laquo Tout cela est impeacuteneacutetrable agrave la raison humaine et demeure Pline [77] II

37cacheacute dans la majesteacute de la Nature raquo dit Pline et saint Augustin de soncocircteacute deacuteclare laquo Lrsquounion des acircmes et des corps est une merveille qui Saint Augustin

[7] XXI 10deacutepasse lrsquoentendement humain et crsquoest pourtant cela qui fait lrsquohommelui-mecircme raquo

309 On ne met pourtant pas cela en doute car les opinions hu- Les ideacuteesreccediluesmaines deacuterivent de croyances anciennes qui font autoriteacute et ont du creacute-

dit comme srsquoil srsquoagissait de religion ou drsquoun texte de loi Et lrsquoon consi-degravere comme un langage secret ce qui est communeacutement admis on re-ccediloit cette veacuteriteacute avec son cortegravege drsquoarguments et de preuves commequelque chose de ferme et de solide qursquoon ne peut plus eacutebranler ni ju-ger Au contraire chacun srsquoen va replacirctrant et consolidant agrave qui mieuxmieux cette croyance reccedilue en y mettant toute son intelligence outil

1En employant laquo ressorts raquo Montaigne poursuit ici la meacutetaphore meacutecanique deacutejagraveemployeacutee agrave propos des astres crsquoest pourquoi je conserve le mot

2Les autres eacuteditions ont ici laquo comme dict Salomon raquo

254 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

malleacuteable et que lrsquoon peut contourner adaptable agrave tous les cas de fi-gure Ainsi le monde se remplit-il de fadaises et de mensonges1 et endevient-il comme confit

310 Ce qui fait qursquoon ne met presque rien en doute crsquoest quelrsquoon ne met jamais agrave lrsquoeacutepreuve les opinions communes On nrsquoen sondepas la base lagrave ougrave justement reacutesident leur faiblesse et leur fausseteacute on ne deacutebat qursquoagrave propos de leurs branches on ne se demande pas sicela est vrai mais si cela a eacuteteacute compris ainsi ou autrement On ne sedemande pas si Galien a dit quoi que ce soit qui vaille mais srsquoil lrsquoa ditainsi ou autrement Il eacutetait donc bien normal que cette faccedilon de bri-der et contraindre nos jugements cette tyrannie due agrave nos croyancessrsquoeacutetendissent jusqursquoaux Eacutecoles et aux Arts

311 Le dieu de la scolastique crsquoest Aristote crsquoest un peacutecheacute quede discuter ses deacutecrets comme celui de Lycurgue agrave Sparte Sa doctrinenous sert de loi fondamentale ndash et elle est peut-ecirctre aussi fausse qursquouneautre Je ne vois pas pourquoi je nrsquoapprouverais pas aussi bien lesideacutees de Platon ou les atomes drsquoEacutepicure ou le plein et le vide de Leu-cippe et de Deacutemocrite ou lrsquoeau de Thalegraves ou lrsquoinfiniteacute de la naturedrsquoAnaximandre ou lrsquoair de Diogegravene ou les nombres et la symeacutetrie dePythagore ou lrsquoinfini de Parmeacutenide ou lrsquoUn de Museacutee ou lrsquoeau et lefeu drsquoApollodore ou les parties similaires drsquoAnaxagore ou la discordeet lrsquoamitieacute drsquoEmpeacutedocle ou le feu drsquoHeacuteraclite ou toute autre opinionndash dans cette confusion infinie drsquoavis et de sentences que produit cettebelle raison humaine par sa certitude et sa clairvoyance dans toutesles choses dont elle se mecircle ndash je ne vois pas dis-je pourquoi je nrsquoap-prouverais pas tout cela aussi bien que lrsquoopinion drsquoAristote concernantles principes des choses naturelles principes qursquoil construit agrave partir detrois eacuteleacutements matiegravere forme privation

312 Est-il drsquoailleurs quelque chose de plus stupide que de fairede lrsquoinaniteacute elle-mecircme la cause qui produit les choses La privationest une notion neacutegative comment a-t-il pu en faire la cause et lrsquoori-gine des choses existantes Personne nrsquooserait toutefois agiter cettequestion sauf en tant qursquoexercice de logique On y deacutebat en effet nonpas pour mettre quoi que ce soit en doute mais pour deacutefendre le fon-dateur de lrsquoEacutecole2 contre les objections eacutetrangegraveres son autoriteacute est lebut au-delagrave duquel il nrsquoest pas permis de poser de questions

1Dommage que Montaigne nrsquoait pas fait cette reacuteflexion agrave propos de Plutarque oude Pline par exemple

2Aristote

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 255

313 Il est certes facile de bacirctir ce que lrsquoon veut sur des fonde-ments reconnus par tous car en fonction des principes et eacutenonceacutes dece commencement le reste des piegraveces du bacirctiment se construit aiseacute-ment et sans contradiction De cette faccedilon nous trouvons notre rai-son bien fondeacutee et nous pouvons discuter en toute quieacutetude Crsquoestque nos maicirctres occupent et prennent drsquoavance autant drsquoespace dansnotre croyance qursquoil leur en faut pour en tirer ensuite les conclusionsqursquoils souhaitent comme le font les geacuteomegravetres avec leurs postulats le consentement et lrsquoapprobation que nous leur accordons leur donnele moyen de nous traicircner agrave droite et agrave gauche et de nous faire fairedes pirouettes agrave leur guise Celui agrave qui lrsquoon accorde ses preacutesupposeacutesest notre maicirctre et notre Dieu il donnera agrave ses fondations un plan siample et si commode que gracircce agrave elles il pourra nous faire montersrsquoil le veut jusqursquoaux nues

314 Dans cette faccedilon de pratiquer et de neacutegocier la sciencenous avons pris pour argent comptant le mot de Pythagore selon le-quel tout expert doit ecirctre cru dans son domaine Le dialecticien srsquoenremet au grammairien pour le sens des mots Le rheacutetoricien emprunteau dialecticien les sujets de ses arguments Le poegravete prend au musicienses mesures Le geacuteomegravetre les proportions de lrsquoarithmeacuteticien Les meacute-taphysiciens prennent pour fondement les conjectures de la physiqueChaque science en effet a ses principes preacutesupposeacutes par lesquels lejugement humain se trouve brideacute de toutes parts Si vous vous en pre-nez agrave cette barriegravere qui constitue lrsquoerreur fondamentale ils ont aussitocirctcette maxime agrave la bouche laquo il ne faut pas discuter avec ceux qui nientles principes raquo

315 Or il ne peut y avoir drsquoautres principes pour les hommesque ceux que la diviniteacute leur a reacuteveacuteleacutes le commencement le milieu etla fin de tout le reste ce nrsquoest que songe et fumeacutee Agrave ceux qui com-battent avec des preacutesupposeacutes il faut opposer lrsquoaxiome lui-mecircme qui estlrsquoobjet du deacutebat mais renverseacute Car tout ce que lrsquohomme pose commeeacutenonceacute ou comme axiome a autant drsquoautoriteacute qursquoun autre si la raisonne vient eacutetablir de diffeacuterence entre eux Il faut donc les mettre tous enquestion et drsquoabord les plus geacuteneacuteraux ceux qui nous tyrannisent Lesentiment de certitude est un indice de folie et drsquoextrecircme incertitudePersonne nrsquoest plus fou et moins philosophe que les Philodoxes1 de

1Ceux qui ont lrsquoesprit rempli de choses apprises sans en chercher les fondements(Cf Platon La Reacutepublique [73] V)

256 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Platon Il faut savoir si le feu est chaud si la neige est blanche srsquoil y ades choses dures ou molles dans ce que nous savons1

316 Et les reacuteponses faites agrave ce propos telles qursquoon les trouvedans les textes anciens comme de dire agrave celui qui mettait en doutela chaleur de se jeter dans le feu ou agrave celui qui niait la froideur dela glace de srsquoen mettre dans le giron elles sont tout agrave fait indignesde la profession de philosophe Si ces gens nous avaient laisseacute dansnotre eacutetat naturel recevant les impressions exteacuterieures telles qursquoellesse preacutesentent agrave nous agrave travers nos sens et nous avaient laisseacutes conduirepar nos simples deacutesirs et notre condition de naissance2 ils auraientraison de parler ainsi Mais ce sont eux qui nous ont appris agrave nousfaire juges du monde crsquoest drsquoeux que nous tenons cette ideacutee3 que laraison humaine doit tout embrasser tout ce qui se trouve au dehorscomme au dedans de la voucircte ceacuteleste qursquoelle peut tout que crsquoest parelle qursquoon sait tout par elle que tout est connu

317 Cette sorte de reacuteponse4 serait bonne chez les Cannibalesqui jouissent du bonheur drsquoune longue vie tranquille et paisible sansles preacuteceptes drsquoAristote et sans mecircme connaicirctre le nom de la Phy-sique Elle vaudrait mieux peut-ecirctre et aurait plus de soliditeacute quetoutes celles qursquoils tireront de leur raison et de leur imagination Lesanimaux et tous les ecirctres qui sont encore reacutegis par la pure et simpleloi naturelle pourraient la comprendre avec nous ndash mais eux y ont re-nonceacute Il ne faut pas qursquoils me disent laquo crsquoest vrai puisque vous levoyez et le sentez ainsi raquo Il faut qursquoils me disent au contraire si ce queje crois ressentir je le ressens bien en effet et si je le ressens qursquoils medisent alors pourquoi je le ressens et comment et ce que crsquoest qursquoilsmrsquoen disent le nom lrsquoorigine les tenants et aboutissants de la chaleuret du froid les qualiteacutes de celui qui agit et de celui qui subit Ou alorsqursquoils renoncent agrave leur credo qui consiste agrave ne rien admettre ni ap-prouver que par la voie de la raison crsquoest leur laquo pierre de touche raquopour toutes sortes drsquoessais mais crsquoest une laquo pierre de touche raquo bienfallacieuse pleine drsquoerreurs de faiblesses et de deacutefauts

1A Lanly ( [58] II p 204) traduit par laquo selon notre connaissance raquo Mon interpreacute-tation est diffeacuterente et je suis plutocirct du cocircteacute de D M Frame ([28] p 404) laquo within ourknowledge raquo

2Montaigne eacutecrit laquo la condition de notre naissance raquo Peut-ecirctre faut-il comprendrecela comme la configuration astrale de la naissance

3laquo Fantasie raquo est une correction manuscrite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo sur-chargeant laquo creance raquo

4Il faut certainement comprendre celles qui ont eacuteteacute donneacutees au deacutebut du paragraphepreacuteceacutedent

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 257

318 Et comment mieux la mettre agrave lrsquoeacutepreuve cette raison quepar elle-mecircme Si on ne peut la croire quand elle parle drsquoelle com-ment serait-elle apte agrave juger des autres choses Si elle a connaissancede quelque chose ce doit ecirctre au moins ce qursquoelle est et son domicileElle reacuteside dans lrsquoacircme crsquoest une partie ou un effet de celle-ci mais laveacuteritable Raison la Raison essentielle celle de qui nous empruntonsabusivement le nom celle-lagrave loge dans le sein de Dieu Crsquoest lagrave songicircte et sa retraite crsquoest de lagrave qursquoelle part quand il plaicirct agrave Dieu de nousen faire voir quelque rayon comme quand Pallas jaillit de la tecircte deson pegravere pour se reacuteveacuteler au monde

319 Voyons donc ce que la raison humaine nous a appris sur Ougrave reacutesidelrsquoacircmeelle-mecircme et sur lrsquoacircme non pas sur lrsquoacircme en geacuteneacuteral agrave laquelle

presque tous les philosophes font participer les corps ceacutelestes et leseacuteleacutements premiers ni de celle que Thalegraves attribuait aux choses elles-mecircmes que lrsquoon considegravere comme inanimeacutees pousseacute agrave cela par sonobservation de lrsquoaimant mais de celle qui nous appartient que nousdevons le mieux connaicirctre

Car on ignore la nature de lrsquoacircme Lucregravece [46] Ivv 113 sqNaicirct-elle avec le corps ou y vient-elle agrave la naissance

Peacuterit-elle en mecircme temps que nous deacutetruite par la mortOu au contraire va-t-elle dans les gouffres drsquoOrcusOu bien eacutemigre-t-elle dans drsquoautres animaux

320 Pour Crategraves et Diceacutearque la raison dit qursquoil nrsquoy a pas dutout drsquoacircme mais que le corps se met en branle par un mouvementnaturel1 Pour Platon crsquoest une substance qui se meut drsquoelle-mecircme pour Thalegraves une nature sans repos pour Ascleacutepiade un exercice dessens pour Heacutesiode et Anaximandre une chose composeacutee de terre etdrsquoeau pour Parmeacutenide de terre et de feu pour Empeacutedocle de sang

Il vomit son acircme de sang Virgile [112]IX v 349

Pour Possidonios Cleacuteanthe et Galien une chaleur ou une disposi-tion chaude

Les acircmes ont la vigueur du feu par leur origine ceacuteleste Lucregravece [46]VI v 730

1Tous les eacutediteurs et commentateurs depuis P Villey indiquent que cette revue desdiffeacuterentes opinions concernant la nature de lrsquoacircme viennent de Sextus Empiricus dansses Hypotyposes et de Ciceacuteron (Acadeacutemiques [14] et Tusculanes [20])

258 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Pour Hippocrate crsquoest un esprit reacutepandu dans le corps pour Var-ron un air reccedilu par la bouche reacutechauffeacute dans le poumon tempeacutereacute dansle cœur et reacutepandu dans tout le corps pour Zeacutenon la quintessence desquatre eacuteleacutements pour Heacuteraclide du Pont la lumiegravere pour Xeacutenocrateet les Eacutegyptiens un nombre variable1 pour les Chaldeacuteens une forcesans forme deacutetermineacutee

Une faccedilon drsquoecirctre des corps vivantsLucregravece [46]III v 100 Nommeacutee par les Grecs laquo harmonie raquo

321 Nrsquooublions pas Aristote pour lui [la raison lui a apprisque] lrsquoacircme est ce qui fait naturellement mouvoir le corps et il lanomme enteacuteleacutechie2 Crsquoest une invention aussi steacuterile3 que les autrescar il ne parle ni de lrsquoessence ni de lrsquoorigine ni de la nature de lrsquoacircmemais se contente drsquoen noter les effets Lactance Seacutenegraveque et la plupartdes philosophes dogmatiques ont reconnu que crsquoeacutetait quelque choseqursquoils ne comprenaient pas Et apregraves avoir dresseacute ce catalogue drsquoopi-nions Ciceacuteron eacutecrit laquo De toutes crsquoest agrave Dieu de juger quelle est laCiceacuteron [20] I

xi vraie raquo322 laquo Je sais pour ma part combien Dieu est incompreacutehensible

dit saint Bernard puisque je ne puis comprendre les eacuteleacutements de monecirctre lui-mecircme raquo Heacuteraclite qui consideacuterait que tout ecirctre eacutetait pleindrsquoacircmes et de deacutemons preacutetendait pourtant qursquoon a beau progresser dansla connaissance de lrsquoacircme on ne pourra jamais y parvenir vraimenttellement son essence est profonde

323 Lrsquoendroit ougrave elle loge ne fait pas moins deacutebat Hippocrateet Hieacuterophile la situent dans le ventricule4 du cerveau Deacutemocrite etAristote dans tout le corps

De mecircme qursquoon dit souvent qursquoon laquo a la santeacute raquoLucregravece [46]III v 103 Sans dire par lagrave qursquoelle est une partie du corps

Pour Eacutepicure elle est dans lrsquoestomac

Car crsquoest lagrave qursquoon tressaille de peur et de crainteLucregravece [46]III v 140

1A Lanly [58] et D M Frame [28] ne traduisent pas et conservent laquo nombremobile raquo laquo a mobile number raquo Jrsquoai essayeacute de donner quelque sens agrave cette formuleobscure

2laquo Eacutetat de perfection de parfait accomplissement de lrsquoecirctre par opposition agrave lrsquoecirctre enpuissance inacheveacute et incomplet raquo (Dict Petit Robert)

3A Lanly [58] conserve laquo froide raquo D M Frame [28] eacutecrit laquo frigid raquo Pour ma partje pense que laquo steacuterile raquo rend correctement lrsquoideacutee

4Dans lrsquoanatomie traditionnelle on distinguait quatre ventricules (zones) dans lecerveau Mais Montaigne eacutecrit laquo au ventricule raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 259

Lagrave qursquoon ressent les caresses de la joie

Pour les Stoiumlciens elle est autour et dans le cœur Eacuterasistrate1 lamet tout pregraves de la membrane qui enveloppe le cracircne Empeacutedocle dansle sang comme Moiumlse qui pour cette raison deacutefendit de manger lesang des animaux auquel leur acircme est associeacutee Galien a penseacute quechaque partie du corps avait son acircme propre Straton lrsquoa logeacutee entre lesdeux sourcils laquo Ce qursquoest la figure de lrsquoacircme en quel lieu elle reacuteside Ciceacuteron [20] I

xxviii 67il ne faut pas chercher agrave le savoir raquo dit Ciceacuteron Je lui laisse volontiersses propres termes Pourquoi irais-je deacuteformer son eacuteloquence Drsquoau-tant plus qursquoon a peu drsquointeacuterecirct agrave lui voler ses ideacutees elles sont peunombreuses plutocirct faibles et bien connues

324 Mais lrsquoargument qui conduit Chrysippe agrave placer lrsquoacircme au-tour du cœur comme les autres philosophes de son eacutecole meacuterite drsquoecirctreretenu2 laquo Quand nous voulons certifier quelque chose dit-il nousportons la main agrave la poitrine et quand nous voulons prononcer acircγcedil

[ego] qui signifie moi nous abaissons vers la poitrine la macircchoire drsquoenbas raquo On ne peut lire ce passage sans noter la leacutegegravereteacute drsquoun si grandpersonnage outre que ces consideacuterations sont elles-mecircmes infinimentleacutegegraveres si la derniegravere peut constituer une preuve que lrsquoacircme est agrave cetendroit ce ne peut ecirctre que pour les Grecs Il nrsquoy a pas de jugementhumain si seacuterieux soit-il qui ne soit parfois engourdi

325 Qursquoavons-nous peur de dire Voilagrave les Stoiumlciens pegraveres dela sagesse humaine qui deacutecouvrent que lrsquoacircme drsquoun homme eacutecraseacute parun eacuteboulement se traicircne et srsquoefforce longtemps pour sortir ne pou-vant se libeacuterer de la charge comme une souris prise au piegravege Certainspensent que le monde fut fait pour punir les esprits deacutechus par leurfaute de la pureteacute dans laquelle ils avaient eacuteteacute creacuteeacutes en leur donnantun corps ndash car la premiegravere creacuteation avait seulement eacuteteacute incorporelleCrsquoest pourquoi selon qursquoils se sont plus ou moins eacuteloigneacutes de leurspiritualiteacute initiale on les integravegre dans des corps plus ou moins leacutegersou pesants et crsquoest de lagrave que provient la diversiteacute de tant de matiegraverecreacuteeacutee Mais lrsquoesprit qui reccedilut pour sa punition le corps du Soleil de-vait avoir commis une faute bien extraordinaire et exceptionnelle Auterme de notre enquecircte on aboutit toujours agrave lrsquoaveuglement Commele dit Plutarque agrave propos de lrsquoorigine des histoires que lrsquoon raconte ilen est pour elles comme sur les cartes de geacuteographie ougrave les confins des

1Ce serait le petit fils drsquoAristote meacutedecin2Lrsquoeacutedition 2007 de la Pleacuteiade [60] indique (notes p 1605) que cet laquo argument raquo

provient de G Bruegraves Dialogues contre les nouveaux acadeacutemiciens p 78

260 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

terres connues sont occupeacutes par des marais des forecircts profondes desdeacuteserts et des lieux inhabitables Crsquoest pour cela que les plus grossiegravereset les plus pueacuteriles fantaisies se rencontrent chez ceux qui traitent deschoses les plus eacuteleveacutees et le plus agrave fond elles srsquoeffondrent drsquoelles-mecircmes dans leur curiositeacute et leur preacutetention

326 Le deacutebut et la fin de la connaissance se retrouvent ainsidans une mecircme sottise Voyez comment Platon srsquoenvole sur ses nuagespoeacutetiques voyez chez lui le langage secret des dieux Mais agrave quoipensait-il quand il deacutefinit lrsquohomme comme un animal agrave deux piedset sans plumes Il fournissait ainsi agrave ceux qui voulaient se moquer delui une excellente occasion de le faire Car ayant plumeacute tout vif unchapon ils le promenaient en lrsquoappelant laquo lrsquohomme de Platon raquo

327 Quant aux Eacutepicuriens ne furent-ils pas assez sots pourimaginer drsquoabord que leurs atomes qursquoils disaient ecirctre des corps ayantun certain poids et animeacutes drsquoun mouvement naturel vers le bas aientpu bacirctir le monde Du moins jusqursquoagrave ce qursquoils aient eacuteteacute aviseacutes par leursadversaires que srsquoil en eacutetait ainsi alors il nrsquoeacutetait pas possible qursquoilsviennent agrave se rejoindre et srsquoattacher les uns aux autres puisque leurchute eacutetant verticale et rectiligne elle se faisait neacutecessairement sur destrajectoires parallegraveles Ils se trouvegraverent donc contraints drsquoajouter unmouvement de cocircteacute ducirc au hasard et ils furent encore ameneacutes agrave doterleurs atomes de queues courbes et crochues pour les rendre capablesde srsquoattacher et srsquoassembler

328 Et mecircme avec cela les voilagrave bien ennuyeacutes par ceux qui leuropposent cette autre consideacuteration si les atomes ont par le simple effetdu hasard composeacute tant de sortes de formes comment se fait-il qursquoilsne soient jamais parvenus agrave composer une maison ou un soulier Etpourquoi pense-t-on qursquoun nombre infini de lettres grecques deacuteverseacuteessur une place ne sauraient produire le texte de lrsquoIliade laquo Ce qui estCiceacuteron [17] II

xxxvii 93-94 capable de raison dit Zeacutenon [de Citium] est meilleur que ce qui nrsquoenest pas capable Or il nrsquoy a rien de mieux que le monde il est doncdoueacute de raison raquo La mecircme argumentation a conduit Cotta1 agrave faire lemonde matheacutematicien Ou bien encore musicien et organiste en sui-vant cet autre argument de Zeacutenon laquo le tout est plus que la partie Ciceacuteron [17]

III ix 22-23 nous sommes capables de sagesse et nous faisons partie du monde lemonde est donc sage raquo

329 On voit une infiniteacute drsquoexemples du mecircme genre baseacutes surdes arguments non seulement faux mais stupides inconsistants etmontrant chez leurs auteurs non pas tant de lrsquoignorance que de la

1Consul romain eacutevoqueacute dans certains traiteacutes de Ciceacuteron

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 261

sottise dans les critiques que les philosophes srsquoadressent les uns auxautres sur leurs divergences drsquoopinions et drsquoeacutecoles1 Qui rassemble-rait habilement une brasseacutee drsquoacircneries de la laquo sagesse raquo humaine feraitmerveille Jrsquoen fais moi-mecircme une sorte de collection selon un pointde vue qui nrsquoest pas moins utile agrave consideacuterer que celui des opinionscourantes et modeacutereacutees2 On peut juger par lagrave ce qursquoil faut penser delrsquohomme de son esprit et de sa raison puisque chez les grands per-sonnages qui ont porteacute au plus haut point les possibiliteacutes humaines ontrouve des deacutefauts si visibles et si grossiers En ce qui me concernejrsquoaime mieux croire qursquoils ont traiteacute de la science agrave lrsquooccasion commesrsquoil srsquoagissait drsquoun simple jouet et se sont servis de la raison commeon le ferait drsquoun instrument anodin et quelconque proposant toutessortes drsquoideacutees et de visions tantocirct rigoureuses tantocirct vagues

330 Platon lui-mecircme qui deacutefinit lrsquohomme comme une pouledit ailleurs apregraves Socrate qursquoen veacuteriteacute il ne sait pas ce qursquoest lrsquohommeet que crsquoest lrsquoun des eacuteleacutements du monde les plus difficiles agrave com-prendre Par cette varieacuteteacute et instabiliteacute de leurs opinions ils nous prennenten somme par la main pour nous conduire tacitement agrave cette conclu-sion qursquoils nrsquoont pas drsquoopinion arrecircteacutee Ils ont pour habitude de nepas toujours preacutesenter leur avis agrave visage deacutecouvert et bien visible ilsle dissimulent tantocirct dans lrsquoobscuriteacute de fables poeacutetiques tantocirct sousdrsquoautres masques Crsquoest que notre imperfection comporte aussi cela les aliments crus ne conviennent pas toujours agrave notre estomac il nousfaut les seacutecher les modifier les transformer Les philosophes font lamecircme chose ils obscurcissent parfois leurs opinions et leurs juge-ments veacuteritables et les deacuteforment pour srsquoadapter agrave lrsquousage courantPour ne pas effrayer les enfants ils ne veulent pas faire expresseacutementprofession drsquoignorance et montrer la faiblesse de la raison humainemais ils nous la reacutevegravelent pourtant sous les traits drsquoune science troubleet peu solide

331 Eacutetant en Italie jrsquoai conseilleacute ceci agrave quelqursquoun qui ne par-venait pas agrave parler lrsquoitalien srsquoil ne cherchait qursquoagrave se faire comprendresans vouloir briller qursquoil emploie seulement les premiers mots latinsfranccedilais espagnols ou gascons qui lui viendraient agrave la bouche en yajoutant la terminaison italienne il ne manquerait jamais de rencon-

1Dans les eacuteditions jusqursquoagrave celle de 1588 on lisait ici laquo comme il srsquoen voit infinischez Plutarque contre les Epicuriens et Stoiumlciens et en Seacutenegraveque contre les Peacuteripateacuteti-ciens raquo

2Le texte de 1595 est ici quelque peu diffeacuterent de la correction manuscrite porteacutee surlrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo ougrave on lit laquo quelque biais non moins utille a considererque les opinions saines et moderees raquo Crsquoest cette reacutedaction que je traduis ici

262 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

trer quelque idiome du pays toscan romain veacutenitien pieacutemontais ounapolitain et le mot se confondrait ainsi avec lrsquoune ou lrsquoautre de cesformes si nombreuses Je dis la mecircme chose de la philosophie ellea tant de visages et de varieacuteteacutes elle a dit tant de choses que lrsquoon peuty retrouver tous nos songes et toutes nos recircveries Lrsquoimagination hu-maine ne peut rien concevoir en bien ou en mal qui nrsquoy soit deacutejagrave laquo On ne peut rien dire si absurde que ce soit qursquoon ne puisse le re-Ciceacuteron [15] II

58 trouver chez quelque philosophe raquo Et je mrsquoen autorise pour laisser unpeu aller mes caprices en public bien qursquoils soient neacutes chez moi etsans modegravele je sais qursquoil srsquoeacutetablira un lien entre eux et quelque opi-nion drsquoun Ancien et qursquoil ne manquera pas de se trouver quelqursquounpour dire laquo Voilagrave ougrave il a pris cela raquo

332 Mes mœurs sont naturelles Je nrsquoai appeleacute agrave mon secoursldquoimpreacutevu etimpreacutevisiblerdquo pour les eacutetablir aucun enseignement Mais si simplettes soient-elles

quand lrsquoenvie mrsquoa pris de les eacutevoquer et que pour les preacutesenter un peuplus deacutecemment au public je me suis mis en devoir de les eacutetayer pardes raisonnements et des exemples je me suis eacutetonneacute moi-mecircme dedeacutecouvrir sans le vouloir qursquoelles eacutetaient conformes agrave tant drsquoexemplesde discours philosophiques De quelle espegravece eacutetait ma vie je ne lrsquoaiappris qursquoapregraves lrsquoavoir pratiqueacutee et accomplie Une nouvelle figure duphilosophe impreacutevu et impreacutevisible

333 Mais pour en revenir agrave notre acircme quand Platon a placeacutela raison dans le cerveau la colegravere dans le cœur et la cupiditeacute dansle foie il est probable que ce fut plutocirct en interpreacutetant les mouve-ments de lrsquoacircme qursquoen cherchant agrave faire une distinction et une seacutepara-tion comme on le fait pour le corps et les membres Et la plus vraisem-blable des opinions des philosophes sur ce sujet est que crsquoest toujoursune seule et mecircme acircme qui raisonne se souvient comprend jugedeacutesire et exerce toutes ses autres activiteacutes en se servant des divers ins-truments du corps comme le navigateur dirige son navire en fonctionde son expeacuterience tantocirct tendant ou relacircchant un cordage tantocirct dres-sant lrsquoantenne1 ou maniant le gouvernail2 produisant divers effets parle mecircme effort Crsquoest aussi qursquoelle loge dans le cerveau comme on levoit du fait que les blessures et accidents qui concernent cet organe

1laquo Vergue longue et mince des voiles latines raquo (Dict Le Robert)2A Lanly conserve ici le mot laquo aviron raquo Mais il srsquoagit certainement ici de cet avi-

ron particulier servant en fait de gouvernail Et de mecircme jrsquoai preacutefeacutereacute un peu plus hautlaquo cordage raquo agrave laquo corde raquo chacun sait qursquoil nrsquoy a pas de laquo corde raquo agrave bord drsquoun navire ndashsauf celle de la cloche

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 263

mettent aussitocirct agrave mal les faculteacutes de lrsquoacircme Mais il nrsquoest pas surpre-nant qursquoagrave partir de lagrave elle se reacutepande par tout le reste du corps

Le Soleil ne quitte jamais sa route au milieu du ciel Et pourtant il eacuteclaire tout de ses rayons1

Comme le Soleil reacutepand depuis le ciel sa lumiegravere et sa force eten remplit le monde Lucregravece [46]

III 144Le reste de lrsquoacircme disperseacute dans le corps tout entierObeacuteit et suit les injonctions et mouvements de lrsquoesprit

334 Certains on dit qursquoil y avait une acircme geacuteneacuterale comme ungrand corps dont proviendraient toutes les acircmes particuliegraveres et ougraveelles retourneraient rejoignant sans cesse cette matiegravere universelle

Car le dieu se reacutepand partout dans les terres Virgile [114]IV 221-26Au sein des mers au plus profond des cieux

Crsquoest de lui que beacutetail troupeaux hommes et becirctes sauvagesEmpruntent en naissant leur principe vital Crsquoest agrave lui qursquoils reviennent quand ils sont dissous Ici la mort nrsquoa pas de place

Drsquoautres ont dit que ces acircmes ne faisaient que srsquoy retrouver et srsquoyrattacher drsquoautres qursquoelles eacutetaient produites par la substance divine drsquoautres encore par les anges avec du feu et de lrsquoair Certains disentqursquoelles existent depuis toujours drsquoautres qursquoelles ont eacuteteacute creacuteeacutees agravelrsquoinstant mecircme ougrave le besoin srsquoen est fait sentir Certains pensent qursquoellessont descendues du disque de la lune et qursquoelles y retournent

335 La plupart des auteurs antiques considegraverent qursquoelles srsquoen-gendrent de pegravere en fils de la mecircme maniegravere et par le mecircme genre decreacuteation que toutes les autres choses naturelles ils se fondent pourdire cela sur la ressemblance des enfants avec leur pegravere

La vertu de ton pegravere trsquoa eacuteteacute transmise2

Les courageux naissent de pegraveres courageux et valeureux Horace [36] IV4 29

et sur le fait que lrsquoon voit passer du pegravere aux enfants non seulementles caractegraveres physiques mais aussi une ressemblance entre les faccedilonsdrsquoecirctre les tempeacuteraments les penchants

264 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Pourquoi la race cruelle des lions est-elle voueacutee agrave la violence Lucregravece [46]III 741Pourquoi la ruse se transmet-elle aux renards

Et lrsquoinstinct de la fuite aux cerfs que la peur rend agilesChaque acircme a son germe propre ndash et se deacuteveloppe ensuite

336 Ils disent encore que crsquoest lagrave-dessus que se fonde la justicedivine qui punit dans les enfants la faute commise par les pegraveres drsquoau-tant que la contagion des vices paternels est parfois inscrite dans lrsquoacircmedes enfants et que le deacuteregraveglement de leur volonteacute les atteint aussi Etencore si les acircmes provenaient drsquoautre chose que drsquoune successionnaturelle et qursquoelles eussent eacuteteacute quelque chose qui fucirct situeacute en dehorsdu corps elles devraient se souvenir de leur premiegravere existence eacutetantdonneacutees les faculteacutes naturelles qui sont les leur de reacutefleacutechir de raison-ner et de se souvenir

Si lrsquoacircme srsquointroduit dans le corps agrave la naissanceLucregravece [46]III 671 Pourquoi nrsquoavons pas de souvenir de notre vie preacuteceacutedente

Pourquoi ne nous reste-t-il rien de ce que nous avons fait

337 Car pour donner sa valeur agrave la condition de nos acircmescomme nous le souhaitons il nous faut supposer qursquoelles sont ex-trecircmement savantes alors mecircme qursquoelles sont dans leur simpliciteacute etpureteacute naturelles Et de ce fait eacutetant dispenseacutees de la prison du corpselles auraient eacuteteacute avant drsquoy entrer comme nous voulons qursquoelles soientapregraves en ecirctre sorties Et il faudrait neacutecessairement qursquoelles aient conserveacutele souvenir de ce savoir une fois entreacutees dans un corps comme le di-sait Platon laquo ce que nous apprenons nrsquoest qursquoune reacuteminiscence dece que nous savions deacutejagrave raquo Ce qui est faux comme chacun peut leveacuterifier1 Drsquoabord parce qursquoon ne se souvient preacuteciseacutement que de ceque nous avons appris Et que si la meacutemoire jouait vraiment son rocircle2elle nous suggeacutererait au moins quelque chose de plus que ce que nous

1Claudien Le sixiegraveme consulat drsquoHonorius V 4112Montaigne donne la traduction latine drsquoun vers drsquoHomegravere Odysseacutee II 711Montaigne prend donc ici nettement parti contre la theacuteorie dite laquo de la reacuteminis-

cence raquo exposeacutee dans Pheacutedon (XVIII) et Meacutenon (XIV e sq laquo ce que nous appelonsapprendre crsquoest se ressouvenir raquo (voir aussi au sect295) Cette pseudo-theacuteorie (ideacutealiste)de la connaissance demeure pourtant encore tregraves priseacutee de nos jours notamment chezles adeptes des preacutetendues laquo sciences de lrsquoeacuteducation raquo qui font si souvent reacutefeacuterence agraveMontaigne Mais parler beaucoup drsquoun auteur ne signifie pas forceacutement qursquoon lrsquoait lu

2Cette phrase nrsquoest pas des plus claires Le texte drsquoailleurs en a varieacute le texte de1588 eacutetait laquo jouait son role simple raquo et la correction manuscrite laquo faisoit purement sonoffice raquo a eacuteteacute reprise par lrsquoeacutedition de 1595 ainsi que par tous les eacutediteurs depuis P Villey

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 265

avons appris Drsquoautre part ce que la meacutemoire savait eacutetant encore danssa pureteacute originelle eacutetait une veacuteritable connaissance due agrave sa divineintelligence des choses telles qursquoelles sont alors qursquoici-bas ce sont lemensonge et le vice qursquoon lui fait retenir quand on lrsquoen instruit Ellene peut donc pas employer sa reacuteminiscence puisque cette image etcette conception nrsquoont jamais reacutesideacute chez elle

338 Quant agrave dire que la prison du corps eacutetouffe ses faculteacutesinneacutees au point qursquoelles sont complegravetement eacuteteintes en elle cela estpremiegraverement contraire agrave cette croyance selon laquelle ses forces sontimmenses et aux effets que les hommes en perccediloivent en cette vietellement admirables que lrsquoon en a conclu agrave sa diviniteacute et son eacuteterniteacutedans le passeacute et agrave son immortaliteacute dans lrsquoavenir1

Car si ses faculteacutes sont tellement alteacutereacutees Lucregravece [46]III 674Que lrsquoacircme ait perdu tout souvenir de ce qursquoelle fit

Cet eacutetat nrsquoest guegravere diffeacuterent je crois de celui de la mort

En outre crsquoest ici-bas chez nous et non ailleurs que lrsquoon doit exa-miner la force et les effets de lrsquoacircme ses autres perfections sont pourelle vaines et inutiles car crsquoest pour son eacutetat preacutesent qursquoelle doit ecirctrereconnue et payeacutee de retour par lrsquoimmortaliteacute elle nrsquoest comptable quede la vie de lrsquohomme Car ce serait une injustice que de lui avoir ocircteacuteses moyens et sa force de lrsquoavoir en quelque sorte deacutesarmeacutee pour en-suite se fonder sur le temps de sa captiviteacute2 de sa faiblesse et de samaladie sur cette eacutepoque ougrave elle aurait eacuteteacute forceacutee et contrainte pouren tirer un jugement et une condamnation pour une dureacutee infinie Ceserait une injustice encore de srsquoen tenir agrave un temps si court peut-ecirctreune ou deux heures ou au plus un siegravecle ndash ce qui au regard de lrsquoeacuteter-niteacute nrsquoest qursquoun instant ndash et de ne tenir compte que de ce moment-lagravepour statuer deacutefinitivement sur ce qursquoelle est Ce serait vraiment unedisproportion inique que de tirer une appreacuteciation eacuteternelle drsquoune sicourte vie

1Jrsquointerpregravete de mon mieux mais ce passage demeure neacuteanmoins assez obscur agravemon avis Ni A Lanly [58] ni D M Frame [28] nrsquoen ont donneacute non plus de traductionvraiment satisfaisante me semble-t-il A Lanly eacutecrit laquo diviniteacute et eacuteterniteacute passeacutees raquo ndashce qui me paraicirct quelque peu contradictoire

2Montaigne a tregraves souvent recours agrave deux mots quasi synonymes lagrave ougrave nous nouscontenterions aujourdrsquohui drsquoun seul Quand ce tic drsquoeacutecriture alourdit par trop une phrasedeacutejagrave controuveacutee je me permets de simplifier quelque peu Crsquoest particuliegraverement le casici laquo vain et inutile raquo laquo moyens et puissances raquo captiviteacute et prison raquo laquo forceacutee etcontrainte raquo laquo infinie et perpeacutetuelle raquo

266 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

339 Pour esquiver cette difficulteacute Platon estime que les paie-ments futurs doivent se limiter agrave cent ans en relation avec la dureacuteede la vie humaine et chez les penseurs de notre eacutepoque nombreuxsont ceux qui ont fixeacute eacutegalement des limites temporelles En conseacute-quence de quoi les philosophes ont estimeacute que la geacuteneacuteration de lrsquoacircmetout comme sa vie elle-mecircme se conformait agrave la condition ordinairedes choses humaines crsquoest lrsquoopinion drsquoEacutepicure et de Deacutemocrite quia eacuteteacute la mieux reccedilue du fait de ses belles apparences on pouvait eneffet voir naicirctre lrsquoacircme dans un corps dans la mesure ougrave celui-ci eneacutetait capable on pouvait observer le deacuteveloppement de ses forces toutcomme pour les forces corporelles on pouvait reconnaicirctre la faiblessede son enfance par rapport agrave lrsquoeacutepoque ougrave elle atteignait la vigueur dela maturiteacute et agrave la fin constater son deacuteclin

Nous sentons bien que lrsquoacircme naicirct avec le corpsLucregravece [46]III 446 Qursquoelle croicirct et vieillit avec lui

340 Ils constataient qursquoelle eacutetait susceptible drsquoeacuteprouver diversespassions et drsquoecirctre agiteacutee de mouvements peacutenibles qui la faisaient som-brer dans la lassitude et les douleurs qursquoelle eacutetait capable drsquoalteacutera-tion et de changement drsquoalleacutegresse drsquoassoupissement et de langueurqursquoelle eacutetait sujette agrave ses propres maladies et blessures tout commelrsquoestomac ou le pied

On voit que lrsquoesprit gueacuterit comme le corpsLucregravece [46]III 505 Et peut ecirctre traiteacute par la meacutedecine

Elle peut aussi ecirctre eacutetourdie et troubleacutee par lrsquoeffet du vin mise horsde son eacutetat normal par les vapeurs drsquoune fiegravevre chaude endormie parlrsquousage de certains meacutedicaments et reacuteveilleacutee par drsquoautres

On voit bien que lrsquoacircme est mateacuterielleLucregravece [46]III 176 Puisqursquoelle ressent des chocs corporels et en souffre

341 On a observeacute que toutes ses faculteacutes pouvaient ecirctre frap-peacutees de stupeur par la seule morsure drsquoun chien malade et qursquoaucunevigueur de penseacutee aucune ressource aucune vertu ni reacutesolution philo-sophique aucune tension de ses forces si grandes soient-elles ne pou-vaient lrsquoempecirccher drsquoecirctre soumise agrave ces accidents la salive drsquoun mal-heureux macirctin tombeacutee sur la main de Socrate suffit agrave deacutemolir toutesa sagesse et toutes ses grandes ideacutees bien construites les aneacuteantir aupoint qursquoil ne reste plus aucune trace de sa connaissance originelle

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 267

Lrsquoacircme est bouleverseacuteeLucregravece [46]III 498 Et elle se divise ses eacuteleacutements se deacutefont

Sous lrsquoaction de ce poison

342 Et ce poison ne peut pas trouver plus de reacutesistance en cetteacircme qursquoen celle drsquoun enfant de quatre ans crsquoest un poison capablede faire devenir toute la philosophie si elle avait un corps mateacuterieldeacutemente et furieuse crsquoest ainsi que Caton qui se moquait du destin etde la mort elle-mecircme ne put supporter la vue drsquoun miroir ou de lrsquoeausaisi drsquoeacutepouvante et drsquoeffroi en srsquoimaginant avoir eacuteteacute contamineacute par unchien enrageacute et avoir contracteacute la maladie que les meacutedecins nommentlaquo hydrophobie raquo1

En se reacutepandant par tous les membres le mal Lucregravece [46]III 494-96Deacutechire lrsquoacircme et la tourmente elle eacutecume

Comme les flots bouillonnent sous les vents violents

343 Sur ce point on peut dire que la philosophie a bien armeacutelrsquohomme pour supporter tous les autres accidents en lui donnant laconstance ou si elle est trop peacutenible agrave obtenir une parade infailliblequi consiste agrave eacutechapper agrave toute sensation2 Mais ce sont des moyensutiles agrave une acircme maicirctresse drsquoelle-mecircme en pleine possession de sesforces capable de reacutefleacutechir et de raisonner ndash et non dans la situationfacirccheuse ougrave lrsquoacircme du philosophe devient celle drsquoun fou troubleacutee bou-leverseacutee eacutegareacutee Et cet eacutetat peut se produire en plusieurs occasionscomme dans le cas drsquoune agitation trop violente que lrsquoacircme peut engen-drer drsquoelle-mecircme sous le coup drsquoune extrecircme passion ou du fait drsquouneblessure sur certaines parties du corps ou en provenance de lrsquoestomacqui produit des eacuteblouissements et des vertiges

Lrsquoesprit srsquoeacutegare souvent quand le corps est malade Lucregravece [46]III 464Il deacuteraisonne et tient des discours insenseacutes

Parfois crsquoest une leacutethargie qui srsquoempare de lrsquoacircmeLa plonge dans un eacutetat drsquoassoupissement perpeacutetuelTandis que les yeux se ferment et que la tecircte retombe

1Sur lrsquohydrophobie dans lrsquoAntiquiteacute on pourra consulter le passage qui lui est consa-creacute dans lrsquoeacutetude de J Pigeaud La maladie de lrsquoacircme (Les Belles-Lettres Eacutetudes an-ciennes seacuterie latine 1989 pp 113-117) Les vers de Lucregravece qui suivent sont tireacutes drsquounpassage que lrsquoon considegravere geacuteneacuteralement plutocirct comme une eacutevocation de lrsquoeacutepilepsie

2Le texte de 1588 eacutetait ici laquo en se desrobant tout agrave fait de la vie raquo et laquo du sentiment raquoest une correction manuscrite sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Crsquoest donc bien dusuicide qursquoil srsquoagit

268 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

344 Les philosophes me semble-t-il nrsquoont guegravere precircteacute atten-tion agrave cette question non plus qursquoagrave une autre de mecircme importancePour nous faire supporter notre condition humaine ils ont toujours cedilemme agrave la bouche ou lrsquoacircme est mortelle ou elle est immortelleSi elle est mortelle elle nrsquoaura rien agrave subir Et si elle est immortelleelle ira en srsquoameacuteliorant Mais ils ne srsquooccupent jamais de lrsquoautre pos-sibiliteacute qursquoen sera-t-il si elle va en empirant Ils abandonnent auxpoegravetes la menace des souffrances futures et par lagrave se donnent beaujeu Ce sont deux omissions qui mrsquoapparaissent souvent dans leursouvrages Je reviens sur la premiegravere

345 Cette acircme perd alors lrsquousage du souverain bien des Stoiuml-ciens qui requiert constance et fermeteacute Il faut que notre belle sagessehumaine admette cela et rende les armes sur ce point Au demeurantils consideacuteraient eacutegalement du fait de la vaniteacute de la raison humaineque le meacutelange et la coexistence de deux eacuteleacutements aussi opposeacutes quele mortel et lrsquoimmortel est inimaginable

Car unir le mortel et lrsquoimmortel et croireLucregravece [46]III 801 Qursquoils ressentent de mecircme et srsquoentraident crsquoest folie

Quoi de plus contradictoire de plus incompatibleQue ces deux substances la mortelle et lrsquoeacuteternelleEt comment preacutetendre ainsi les unirPour les soumettre ensemble aux terribles tempecirctes

Et ils sentaient bien que lrsquoacircme srsquoengageait dans la mort tout commele corps

Elle srsquoaffaisse avec lui sous le poids des ans Lucregravece [46]III 549

346 Crsquoest bien ce que selon Zeacutenon lrsquoimage du sommeil nousmontre clairement car il considegravere qursquoil srsquoagit lagrave drsquoune deacutefaillance etdrsquoun effondrement de lrsquoacircme aussi bien que du corps laquo Il voit dansCiceacuteron [15] II

58 le sommeil une contraction et comme une prostration et un affais-sement de lrsquoacircme raquo Et le fait que lrsquoon observe chez certains que saforce et sa vigueur se maintiennent agrave la fin de la vie ils lrsquoattribuent agravela diversiteacute des maladies de la mecircme faccedilon que lrsquoon voit des hommesen cette derniegravere extreacutemiteacute conserver qui un sens qui un autre quilrsquoouiumle qui lrsquoodorat et sans qursquoils soient alteacutereacutes et on ne voit pas drsquoaf-faiblissement si universel qursquoil ne subsiste quelques parties intactes etvigoureuses

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 269

De mecircme que les pieds peuvent ecirctre maladesLucregravece [46]III 111 Sans que la tecircte eacuteprouve aucune douleur

La vision de notre jugement est dans le mecircme rapport agrave la veacuteriteacuteque lrsquoœil du chat-huant envers lrsquoeacuteclat du soleil comme le dit AristoteComment pourrions-nous mieux le deacutemontrer que par un tel aveugle-ment dans une lumiegravere aussi eacuteclatante

347 Car lrsquoopinion contraire celle de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Immortaliteacute delrsquoacircmequi selon Ciceacuteron a eacuteteacute drsquoabord introduite au moins selon ce qursquoen

disent les livres par Pheacutereacutecyde de Syros du temps du roi Tullus (maisdrsquoautres en attribuent lrsquoinvention agrave Thalegraves et drsquoautres agrave drsquoautres en-core) crsquoest la partie de la science humaine qui a eacuteteacute traiteacutee avec leplus de circonspection et de doute Les dogmatiques les plus fermessont contraints principalement sur cette question de se mettre agrave cou-vert sous les ombrages de lrsquoAcadeacutemie Nul ne sait ce qursquoAristote aeacutetabli sur ce sujet non plus que tous les Anciens en geacuteneacuteral qui srsquoenservent avec une confiance vacillante laquo Crsquoest une chose tregraves agreacuteable Seacutenegraveque [96]

CIIqursquoils promettent plus qursquoils ne prouvent raquo Aristote srsquoest cacheacute sousun nuage de paroles et de sens peu clairs et peu intelligibles et ila laisseacute ses adeptes deacutebattre aussi bien sur son jugement que sur laquestion elle-mecircme Deux choses agrave leurs yeux rendaient cette opinionplausible lrsquoune que sans lrsquoimmortaliteacute des acircmes on ne pourrait pluseacutetablir les vaines espeacuterances de la gloire ce qui est pourtant drsquoune ex-trecircme importance dans ce monde lrsquoautre que crsquoest une ideacutee tregraves utilecomme le dit Platon que les vices srsquoils peuvent se dissimuler au re-gard de la justice humaine demeurent neacuteanmoins toujours en butte agravela justice divine qui les poursuivra mecircme apregraves la mort des coupables

348 Lrsquohomme est tregraves soucieux drsquoallonger son existence il yemploie toutes ses faculteacutes Pour conserver son corps il a la seacutepulture pour conserver son nom la gloire Ne pouvant supporter sa conditionil a employeacute toute son intelligence agrave se reconstruire et agrave srsquoeacutetayer parses inventions Lrsquoacircme ne pouvant se tenir debout du fait de son troubleet de sa faiblesse cherche sans cesse et partout des consolations desespeacuterances et des fondements ou des circonstances exteacuterieures aux-quelles srsquoattacher et se greffer Et si chimeacuteriques et peu solides quesoient celles que son imagination lui forge elle srsquoy repose plus sucircre-ment qursquoen elle-mecircme et plus volontiers

349 Mais il est eacutetonnant de voir comment se sont trouveacutes in-capables et impuissants agrave lrsquoeacutetablir par leurs seules forces humainesceux qui sont les plus obstineacutes dans cette ideacutee si juste et si claire delrsquoimmortaliteacute de nos esprits laquo Recircves drsquoun homme qui deacutesire mais ne Ciceacuteron [14] II

38

270 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

prouve rien raquo disait un Ancien Lrsquohomme peut comprendre par lagrave quecrsquoest par le seul fait du destin et du hasard qursquoil deacutecouvre la veacuteriteacutepar lui-mecircme puisque lorsqursquoil lrsquoa sous la main il ne parvient mecircmepas agrave la saisir et agrave la conserver et que sa raison nrsquoa pas la force drsquoentirer parti1 Toutes les choses produites par notre capaciteacute agrave connaicirctreet agrave juger vraies ou fausses sont incertaines et precirctent agrave discussionCrsquoest pour nous punir de notre fierteacute nous instruire de notre misegravereet de notre impotence que Dieu causa le trouble et la confusion delrsquoantique tour de Babel

350 Tout ce que nous entreprenons sans son aide tout ce quenous voyons sans ecirctre eacuteclaireacute par sa gracircce nrsquoest que vaniteacute et deacuteraisonLrsquoessence mecircme de la veacuteriteacute uniforme et constante quand le hasardnous permet de la deacutetenir nous lrsquoalteacuterons et la corrompons par notrefaiblesse Quel que soit le comportement adopteacute par lrsquohomme Dieufait toujours en sorte qursquoil aboutisse agrave cette confusion dont il nousdonne une image si vive avec celle du juste chacirctiment dont il frappalrsquoorgueil deacutemesureacute de Nemrod et aneacuteantit ses vaines tentatives pourbacirctir sa pyramide2 laquo Je confondrai la sagesse des sages et reacuteprouveraila prudence des prudents3 raquo La diversiteacute des idiomes et des languespar laquelle il perturba cette construction est-ce autre chose que cetteperpeacutetuelle discordance des points de vue et des arguments qui accom-pagne et embrouille les vains efforts pour bacirctir la science humaine Etinutilement Qursquoest-ce qui pourrait nous retenir si nous avions seule-ment un grain de connaissance Ce que dit ce saint mrsquoa fait grandplaisir laquo Les teacutenegravebres qui entourent ce qui nous est utile sont un exer-Saint Augustin

[7] XI 22 cice drsquohumiliteacute pour nous et un frein pour notre orgueil raquo Jusqursquoagrave quelpoint de preacutesomption et drsquoinsolence portons-nous notre aveuglementet notre sottise

351 Mais pour en revenir agrave mon sujet il est bien normal quela veacuteriteacute drsquoune aussi noble croyance nous ne la devions qursquoagrave Dieului-mecircme et agrave sa gracircce puisque crsquoest de son seul bon vouloir que nousrecevons le fruit de lrsquoimmortaliteacute agrave savoir la jouissance de la beacuteatitudeeacuteternelle

352 Reconnaissons sincegraverement que Dieu seul nous lrsquoa dit etla foi aussi ce nrsquoest pas un enseignement fourni par la nature ni par

1Mon interpreacutetation en ce point est la mecircme que celle de D M Frame [28] laquo totake advantage of it raquo

2La tour de Babel3Saint Paul Eacutepicirctre aux Corinthiens I 1 19 Mais A Lanly [58] indique que la phrase

a pu ecirctre reprise aussi de saint Augustin Citeacute de Dieu [7] X 28

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 271

notre raison Et celui qui analysera et sondera son Ecirctre et ses forcesinteacuterieurement et exteacuterieurement sans ce divin privilegravege celui qui ob-servera lrsquohomme sans lrsquoembellir nrsquoy verra ni valeur ni capaciteacute quisente autre chose que la terre et la mort Plus nous donnons et devonset rendons agrave Dieu plus nous nous conduisons chreacutetiennement

353 Ce que ce philosophe stoiumlcien dit tenir de lrsquoacquiescementfortuit de lrsquoopinion populaire1 nrsquoaurait-il pas mieux valu qursquoil le ticircntde Dieu laquo Quand nous discutons de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme le consen- Seacutenegraveque [96]

cxviitement unanime des hommes qui craignent les dieux infernaux ou leshonorent nrsquoest pas un argument de peu de poids Je tire parti de cetteconviction geacuteneacuterale raquo

354 Or la faiblesse des arguments humains sur ce sujet se mani-feste notamment par les circonstances fabuleuses qursquoils ont associeacuteesagrave cette ideacutee pour trouver de quelle nature eacutetait cette immortaliteacute quiest la nocirctre Laissons de cocircteacute les Stoiumlciens laquo Ils nous accordent une Ciceacuteron [20] I

31longue dureacutee de vie comme aux corneilles ils disent que nos acircmesdoivent durer longtemps mais pas eacuteternellement raquo Ils donnent auxacircmes une vie qui srsquoeacutetend au-delagrave de celle-ci mais limiteacutee Lrsquoideacutee laplus universelle la plus communeacutement admise et qui est parvenuejusqursquoagrave nous a eacuteteacute celle dont on a dit que lrsquoauteur eacutetait Pythagore nonqursquoil en ait eacuteteacute le premier inventeur mais parce qursquoelle tira un grandpoids et un grand creacutedit du fait de son approbation qui faisait alorsautoriteacute Elle dit que les acircmes quand elles nous ont quitteacutes ne fontque passer drsquoun corps agrave lrsquoautre drsquoun lion agrave un cheval drsquoun cheval agrave unRoi allant ainsi sans cesse drsquoune demeure agrave lrsquoautre2

355 Et lui-mecircme disait se souvenir drsquoavoir eacuteteacute AEligthalidegraves puis LameacutetempsycoseEuphorbe puis Hermotime et enfin de Pyrrhus ecirctre passeacute dans Py-

Diogegravene Laeumlrce[44] VIII 5

thagore ayant ainsi le souvenir de lui-mecircme depuis deux cent six ansEt certains ajoutaient que ces acircmes remontent parfois au ciel et enredescendent encore

Ocirc mon pegravere faut-il croire que des acircmes srsquoeacutelegravevent jusqursquoau ciel Virgile [112]VI 719Et revecirctent de nouveau des corps pesants

Qui peut inspirer agrave ces malheureux

1Jrsquoaurais pu eacutecrire laquo vox populi raquo Curieusement si Montaigne eacutecrit lrsquoexpression enfranccedilais il est aujourdrsquohui assez courant drsquoemployer lrsquoexpression latine

2Crsquoest la doctrine de la meacutetempsycose dont il a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut Surlrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo figurait ici une phrase qui a eacuteteacute barreacutee laquo Socrates Platonet quasi tous ceux qui ont voulu croire lrsquoimmortaliteacute des ames se sont laissez emporteragrave cette invention et plusieurs nations comme entre autres la nostre raquo (Par laquo la nostre raquoil faut entendre laquo les Gaulois raquo)

272 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Un aussi violent deacutesir de vivre

356 Origegravene les fait osciller sans cesse du bon au mauvais eacutetat1Varron preacutetend qursquoau bout de quatre cent quarante ans de ces change-ments elles rejoignent leur premier corps Chrysippe lui pense quecela doit se produire apregraves un certain laps de temps inconnu et non li-miteacute Platon dit tenir de Pindare et de la poeacutesie ancienne cette ideacutee desvicissitudes infinies des mutations auxquelles lrsquoacircme est preacutedestineacuteenrsquoayant agrave attendre que des souffrances et des reacutecompenses temporairesdans lrsquoautre monde puisque sa vie dans celui-ci nrsquoest que temporaireeacutegalement et il conclut de tout cela qursquoelle possegravede une exception-nelle connaissance des affaires du ciel de lrsquoenfer et drsquoici-bas ougrave ellea passeacute repasseacute et seacutejourneacute agrave plusieurs reprises ndash ce qui lui donnematiegravere agrave reacuteminiscence

357 Voici ce qursquoil dit encore ailleurs de ces transformations laquo Celui qui a veacutecu dans le bien rejoint lrsquoastre qui lui a eacuteteacute assigneacute CeluiPlaton [74] 42

b-c qui a veacutecu dans le mal passe dans le corps drsquoune femme Et si mecircmealors il ne se corrige pas il se transforme en un animal correspondantagrave son comportement vicieux et il ne verra la fin de sa punition quelorsqursquoil reviendra agrave sa constitution naturelle quand il se sera deacutetacheacutepar un effort de sa raison des traits grossiers stupides et rudimentairesqui eacutetaient en lui raquo

358 Je ne veux pourtant pas neacutegliger lrsquoobjection faite par lesEacutepicuriens agrave cette transmigration drsquoun corps en un autre car elle estplaisante ils demandent ce qui se passerait si la foule des mourantsvenait agrave ecirctre plus grande que celle de ceux qui naissent Les acircmes deacute-logeacutees de leur gicircte en seraient agrave se bousculer pour prendre la premiegravereplace dans une nouvelle enveloppe2 Ils demandent aussi agrave quoi ellespasseraient leur temps en attendant qursquoun logis leur soit disponibleOu encore agrave lrsquoinverse srsquoil naissait plus drsquoecirctres vivants qursquoil nrsquoen mou-rait ils disent que les corps seraient dans un mauvais pas en attendantqursquoune acircme leur soit infuseacutee et que certains drsquoentre eux mourraientavant mecircme drsquoavoir eacuteteacute vivants

Nrsquoest-il pas ridicule de supposer que les acircmes attendentLucregravece [46]III 777 Leur tour au moment des accouplements susciteacutes par Veacutenus

Et la naissance des becirctes sauvages et que ces immortellesSe bousculent pour avoir des organes mortels

1Drsquoapregraves saint Augustin Citeacute de Dieu [7] XXI 1617 Mecircme chose pour Varron2Le mot du texte de 1595 est laquo estui raquo sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo il a rem-

placeacute laquo corps raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 273

Qursquoil se fait une course pour ecirctre la premiegravere

359 Certains penseurs ont assujetti lrsquoacircme au corps des treacutepas-seacutes crsquoest elle qui anime les serpents vers et autres becirctes qui sontengendreacutes dit-on par la corruption de nos membres et mecircme de noscendres Drsquoautres la divisent en une partie mortelle et une autre im-mortelle Drsquoautres encore considegraverent qursquoelle est corporelle mais neacutean-moins immortelle Quelques-uns la font immortelle nrsquoayant ni savoirni possibiliteacute de connaicirctre Il en est mecircme parmi les chreacutetiens1 quiont estimeacute que des acircmes des condamneacutes naissaient des diables commePlutarque pense que naissent des dieux de celles qui sont sauveacutees Caril y a peu de choses que cet auteur affirme de faccedilon aussi cateacutegoriqueque celle-ci alors qursquoil conserve partout ailleurs une attitude dubita-tive et ambigueuml

360 laquo Il faut penser dit-il et croire fermement que les acircmes Plutarque [78]XIVdes hommes vertueux selon la nature et la justice divine deviennent

des saints les saints des demi-dieux et les demi-dieux apregraves avoir eacuteteacuteparfaitement nettoyeacutes et purifieacutes comme on le fait dans les ceacutereacutemoniesde purification deacutelivreacutes de toute possibiliteacute de souffrir et de tout risquede mourir deviennent alors non par le fait drsquoune ordonnance civilemais veacuteritablement et de faccedilon tregraves vraisemblable des dieux completset parfaits en recevant une fin tregraves heureuse et tregraves glorieuse raquo Maissi quelqursquoun veut le voir lui qui est pourtant parmi les plus retenuset les plus modeacutereacutes de la troupe des auteurs srsquoescrimer avec plus dehardiesse et nous raconter des miracles sur la question je le renvoie agraveson traiteacute laquo Sur la Lune2 raquo et agrave celui du laquo Deacutemon de Socrate raquo lagrave ougravede faccedilon plus eacutevidente que partout ailleurs on peut voir comment lesmystegraveres de la philosophie ont bien des choses eacutetranges en communavec celles de la poeacutesie Crsquoest que lrsquoentendement humain se perd agravevouloir sonder et controcircler toutes les choses jusqursquoen leur extreacutemiteacutede la mecircme faccedilon que nous qui retombons en enfance quand noussommes fatigueacutes et tourmenteacutes par la longue course de notre vie Voilagravedonc les beaux et sucircrs enseignements que nous pouvons tirer de laconnaissance humaine agrave propos de lrsquoacircme

1Le texte de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo et celui de 1595 diffegraverent quelque peuDans le texte imprimeacute de 1588 on lisait laquo il y en a aussi qui ont estimeacute raquo et uneinsertion manuscrite apregraves laquo aussi raquo preacutecise laquo et aucuns des nostres lrsquoont ainsi penseacutejugeacute raquo [le mot laquo penseacute raquo a eacuteteacute barreacute agrave la main] Lrsquoeacutedition de 1595 integravegre cet ajout Parailleurs je ne vois pas de raison pour garder laquo les nocirctres raquo comme le fait A Lanly [58] il srsquoagit bien des laquo penseurs de notre religion raquo donc chreacutetiens

2En reacutealiteacute De la face qui apparoit dedans le rond de la lune in Plutarque [78] tII LXXII p 614 La reacutefeacuterence suivante est ibid II LXXIII p 636

274 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

361 Ce qursquoelle nous apprend sur le corps nrsquoest pas moins ha-sardeux Choisissons-en un ou deux exemples car autrement nousnous perdrions dans cette mer vaste et trouble des erreurs meacutedicalesVoyons si lrsquoon srsquoaccorde au moins sur le point de savoir comment leshommes se reproduisent En ce qui concerne leur production origi-nelle il nrsquoest pas eacutetonnant que pour un eacuteveacutenement si important et siancien lrsquoentendement humain se trouble et se disperse Archeacutelaos lenaturaliste dont Socrate fut le disciple et le mignon disait (selon Aris-toxegravene) que les hommes comme les animaux avaient eacuteteacute faits avec unlimon laiteux produit par la chaleur de la terre Pythagore dit que notresemence est lrsquoeacutecume de notre meilleur sang Platon qursquoelle provientde lrsquoeacutecoulement de la moelle de la colonne verteacutebrale et il appuie celasur le fait que crsquoest lrsquoendroit ougrave se ressent en premier la fatigue du coiumltAlcmeacuteon pense que crsquoest une partie de la substance du cerveau et ilen veut pour preuve que la vue se trouble chez ceux qui srsquoadonnentpar trop agrave cet exercice Pour Deacutemocrite il srsquoagit drsquoune substance pro-venant du corps tout entier

362 Eacutepicure pense que la semence provient de lrsquoacircme et ducorps Aristote que crsquoest une excreacutetion de ce qui alimente le sanget la derniegravere qui se reacutepand dans nos membres Drsquoautres pensent quecrsquoest du sang cuit et transformeacute par la chaleur des geacutenitoires srsquoap-puyant sur le fait que dans les efforts extrecircmes on rend du sang purCette derniegravere opinion semble la plus probable si toutefois on peuttirer quelque probabiliteacute drsquoune confusion aussi complegravete

363 Et pour expliquer comment cette semence atteint son butcombien drsquoopinions contraires Aristote et Deacutemocrite considegraverent queles femmes nrsquoont pas de sperme et que ce qursquoelles eacutemettent sous lrsquoem-pire de la chaleur et du plaisir nrsquoest qursquoune seacutecreacutetion qui nrsquoest en rienutile agrave la geacuteneacuteration Galien et ses successeurs au contraire pensentque sans la rencontre des semences la geacuteneacuteration ne peut avoir lieuVoilagrave donc les meacutedecins les philosophes les juristes et les theacuteolo-giens aux prises pecircle-mecircle avec nos femmes sur le fait de savoir agrave quelterme les femmes portent leur fruit Et moi me fondant sur ma propreexpeacuterience jrsquoappuie ceux qui estiment la dureacutee de la grossesse agrave onzemois Le monde srsquoappuie sur cette expeacuterience et il nrsquoest petite femmesi simplette qursquoelle ne puisse donner son avis dans ce deacutebat et de cefait nous ne saurions tomber tous drsquoaccord

364 Cela suffit pour deacutemontrer que lrsquohomme nrsquoen sait pas plussur lui-mecircme quand il srsquoagit de son corps que quand il srsquoagit de sonesprit Nous lrsquoavons confronteacute agrave lui-mecircme et sa raison agrave elle-mecircme

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 275

pour voir ce qursquoelle nous en dirait Et il me semble avoir suffisammentmontreacute agrave quel point elle se comprend peu elle-mecircme Et celui qui nese comprend pas lui-mecircme que peut-il bien comprendre laquo Comme si Pline [77] II 1lrsquoon pouvait mesurer quelque chose quand on ne sait pas se mesurersoi-mecircme raquo

365 En veacuteriteacute Protagoras nous en contait de belles quand ilfaisait de lrsquohomme la mesure de toutes choses lui qui ne sut jamaisseulement quelle eacutetait la sienne Et si ce nrsquoest lui sa digniteacute ne permetpourtant pas qursquoune autre creacuteature ait sur lui cet avantage Or il esttellement en contradiction avec lui-mecircme chacun de ses jugementsen renversant sans cesse un autre que cette proposition positive nrsquoestqursquoune simple plaisanterie nous conduisant neacutecessairement agrave conclureagrave la nulliteacute de lrsquoinstrument comme de lrsquoarpenteur Quand Thalegraves estimeque la connaissance de lrsquohomme est tregraves difficile pour lrsquohomme lui-mecircme il lui montre que toute autre connaissance lui est du mecircme coupimpossible

366 Vous1 pour qui jrsquoai pris la peine de faire un si long exposeacutecontrairement agrave mes habitudes vous ne manquerez pas de soutenirvotre Sebond par la faccedilon ordinaire drsquoargumenter agrave laquelle vous ecirctesentraicircneacutee chaque jour et vous exercerez ce faisant et votre esprit etvotre eacutetude car cette derniegravere passe drsquoescrime que je viens drsquoeacutevo-quer il ne faut lrsquoemployer que comme ultime remegravede Crsquoest un coupdeacutesespeacutereacute par lequel vous abandonnez vos armes pour faire perdre lessiennes agrave votre adversaire une botte secregravete dont il faut se servir rare-ment et parcimonieusement Car il est tregraves teacutemeacuteraire de vous perdrevous-mecircme pour causer la perte drsquoun autre

367 Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger comme le fitGobrias2 Celui-ci eacutetait aux prises dans un combat corps agrave corps avecun seigneur de Perse quand Darius survint lrsquoeacutepeacutee au poing mais crai-gnant de frapper de peur drsquoatteindre Gobrias lui-mecircme Ce dernier luicria de frapper hardiment quand bien mecircme il devrait les transpercertous les deux

368 Jrsquoai vu reacuteprouver comme injustes des armes et des condi-tions de combat singulier si deacutesespeacutereacutees que celui qui srsquoy offrait se

1On pense geacuteneacuteralement que ce chapitre nettement plus long que tous les autreslaquo essais raquo aurait pu ecirctre destineacute agrave Marguerite de Valois fille de Henri II et Catherine deMeacutedicis et femme drsquoHenri de Navarre futur Henri IV

2Ce personnage apparaicirct dans le texte de Plutarque [78] Comment on pourra discer-ner le flatteur IV

276 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

mettait en situation de peacuterir ineacutevitablement1 avec son adversaire LesPortugais prirent dans la mer des Indes quelques Turcs2 qursquoils firentprisonniers Ne supportant plus leur captiviteacute ceux-ci prirent une reacute-solution qui leur reacuteussit en frottant lrsquoun contre lrsquoautre des clous denavire ils provoquegraverent une eacutetincelle au-dessus de barils de poudrequi se trouvaient dans leur geocircle et ainsi embrasegraverent et mirent encendre agrave la fois eux-mecircmes leurs maicirctres et le vaisseau3

369 Nous nous heurtons ici aux limites et frontiegraveres ultimes dessciences lrsquoexcegraves en est mauvais tout comme pour la vertu Demeurezsur la voie commune il nrsquoest pas bon de vouloir ecirctre si subtil et si finSouvenez-vous du proverbe toscan laquo Qui trop srsquoamincit se brise4 raquoPeacutetrarque [82]

CV v 48 Dans vos opinions et vos penseacutees comme dans votre comportementet en toute autre chose drsquoailleurs je vous conseille la modeacuteration etla mesure Fuyez le nouveau et lrsquoinsolite les chemins deacutetourneacutes medeacuteplaisent Vous qui de par lrsquoautoriteacute que votre grandeur vous procureet plus encore du fait de vos qualiteacutes personnelles pouvez drsquoun clindrsquoœil commander agrave qui vous plaicirct vous auriez ducirc donner cette chargeagrave quelqursquoun qui ficirct profession de lettreacute et qui eucirct bien autrement ren-forceacute et enrichi ces ideacutees-lagrave En voici pourtant suffisamment pour ceque vous avez agrave en faire

370 Eacutepicure disait des lois que les pires drsquoentre elles eacutetaient sineacutecessaires que sans elles les hommes srsquoentre-deacutevoreraient Et Platonconfirme5 lui aussi que sans lois nous vivrions comme des animauxNotre esprit est un outil vagabond dangereux et teacutemeacuteraire il est dif-ficile drsquoy introduire de lrsquoordre et de la mesure Aujourdrsquohui ceux quiont quelque supeacuterioriteacute sur les autres et une vivaciteacute drsquoesprit particu-liegravere nous les voyons srsquoaffranchir presque tous des regravegles communes

1La reacutedaction de cette phrase est un peu plus claire dans lrsquoeacutedition de 1595 (traduiteici) que dans la version de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo ougrave elle constitue un ajoutmanuscrit en marge et drsquoailleurs encore ratureacute en plusieurs endroits On peut donc voirici un exemple du travail eacuteditorial de Mlle de Gournay ndash pas si mauvais Voici la phraseoriginale laquo Des armes et conditions de combat si desespereacutees qursquoil est hors de creanceque lrsquoun ny lrsquoautre se puisse sauver je les ay veu condamner aiant este offertes raquo

2Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on peut lire laquo 14 Turcs raquo La reacutedaction de 1595est drsquoailleurs un peu diffeacuterente aussi pour cette seconde phrase

3Reacutecit fait drsquoapregraves Goulart [30] Histoire du Portugal XII 234On pourrait interpreacuteter ainsi laquo Qui veut jouer au plus fin court agrave sa perte raquo5Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit cette phrase manuscrite en marge du folio

233 v˚ laquo Et Platon a deus doits pres que sans lois nous vivrions comme bestes brutes etsrsquoessaie a le verifier raquo Ma traduction suit le texte de 1595 laquo Et Platon verifie que sansloix nous vivrions comme bestes raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 277

en matiegravere drsquoopinion et de mœurs crsquoest bien rare si lrsquoon en trouve unqui soit mesureacute et sociable

371 On a raison de donner agrave lrsquoesprit humain des barriegraveres aussieacutetroites que possible Dans lrsquoeacutetude comme dans le reste ses pas doiventecirctre compteacutes et reacutegleacutes comme il faut il faut deacutefinir meacutethodiquementles limites de son terrain de chasse On le bride et le garrotte avecdes religions des lois des coutumes des sciences des preacuteceptes despeines et des reacutecompenses mortelles et immortelles et lrsquoon voit quemalgreacute tout du fait de son instabiliteacute et de sa mobiliteacute il eacutechappe agravetous ces liens Crsquoest un corps eacutevanescent1 qursquoon ne sait par ougrave saisiret comment diriger un corps divers et multiforme sur lequel on nepeut faire de nœud ni avoir de prise Certes il est bien peu drsquoacircmes quisoient assez rigoureuses fortes et bien neacutees pour qursquoon puisse se fier agraveleur propre conduite et qui puissent aller en voguant avec modeacuterationet sans teacutemeacuteriteacute sur la liberteacute de leurs jugements au-delagrave des opinionscommunes Il est plus commode de les placer sous tutelle

372 Crsquoest un glaive dangereux que lrsquoesprit et pour son posses-seur lui-mecircme srsquoil ne sait pas en user avec meacutethode et discernementIl nrsquoy a aucun animal agrave qui il faille donner avec plus de raison desœillegraveres pour maintenir son regard fixeacute sur ses pas et lrsquoempecirccher dedivaguer ici ou lagrave en dehors des orniegraveres que lui tracent lrsquousage et leslois Il vous sieacutera donc mieux de vous en tenir aux sentiers battus quelsqursquoils soient plutocirct que de vous laisser aller vers une licence effreacuteneacuteeMais si lrsquoun de ces nouveaux docteurs2 entreprend de faire eacutetalage desa science en votre preacutesence aux deacutepens de son salut et du vocirctre pourvous deacutebarrasser de cette dangereuse peste qui se reacutepand chaque jourun peu plus dans vos cours en cas drsquoextrecircme neacutecessiteacute ce systegraveme depreacutevention3 empecircchera que la contagion de ce poison vienne nuire agravevous-mecircme et agrave votre entourage

373 La liberteacute et lrsquoaudace drsquoesprit des Anciens faisaient naicirctredans la philosophie et les sciences humaines plusieurs eacutecoles ayant desopinions diffeacuterentes chacun srsquoefforccedilant de juger et de choisir avant de

1P Villey propose laquo creux vide raquo pour ce mot ([55] t II p 559 note 7) Jrsquoai preacutefeacutereacutelaquo eacutevanescent raquo pour sa proximiteacute avec laquo vain raquo et ce qui est dit sitocirct avant

2Pour P Villey ([55] t II laquo Sources et annotations raquo p 059) ces laquo nouveaux doc-teurs raquo sont laquo non des protestants mais des novateurs plus audacieux contempteurs detoutes les religions raquo

3Que faut-il entendre exactement par lagrave LrsquoApologie elle-mecircme ou simplement lesquelques preacuteceptes que Montaigne vient drsquoindiquer Ni P Villey [55] ni A Lanly [58] ni D M Frame [28] ne semblent srsquoecirctre interrogeacutes sur ce point A Lanly traduit parlaquo ce moyen de preacuteservation raquo (t II p 221) et D M Frame par laquo this preservative raquo (p420)

278 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

prendre parti Mais agrave preacutesent que les hommes vont tous du mecircme paslaquo attacheacutes et voueacutes agrave certaines opinions fixes et deacutetermineacutees jusqursquoagraveCiceacuteron [20]

II 2 en ecirctre reacuteduits agrave deacutefendre mecircme les points de vue qursquoils nrsquoapprouventpas raquo que la culture nous est imposeacutee par lrsquoautoriteacute civile que leseacutecoles nrsquoont plus qursquoun seul modegravele le mecircme enseignement et unedoctrine bien arrecircteacutee on ne regarde plus ce que les piegraveces de mon-naie pegravesent et valent mais chacun agrave son tour en accepte le prix quele commun accord et le cours leur attribuent on ne les juge plus surleur valeur intrinsegraveque mais seulement sur leur usage et ainsi touteschoses se valent On accepte la meacutedecine1 comme on le fait de la geacuteo-meacutetrie Et les tours de passe-passe les enchantements les laquo nouementsdrsquoaiguillette raquo la communication avec les esprits des treacutepasseacutes les preacute-visions de lrsquoavenir les horoscopes et jusqursquoagrave cette ridicule poursuitede la laquo pierre philosophale raquo tout est admis sans contestation

374 Il suffit de savoir que laquo le lieu de Mars raquo se situe au milieudu triangle de la main2 celui de Veacutenus au pouce et de Mercure aupetit doigt et que si la laquo ligne de cœur raquo coupe le tubercule de lrsquoindexcrsquoest un signe de cruauteacute mais que quand elle tombe sous le meacutediuset que la ligne de chance fait un angle au mecircme endroit avec la lignede vie crsquoest le signe drsquoune mort malheureuse et enfin que si chezune femme la ligne de chance est ouverte et ne ferme pas lrsquoangleavec la ligne de vie cela indique qursquoelle ne sera guegravere chaste Je vousprends vous-mecircme agrave teacutemoin avec cette science un homme ne peut-ilsrsquoacqueacuterir reacuteputation et faveurs dans toutes les assembleacutees

375 Theacuteophraste disait que la connaissance humaine veacutehiculeacuteepar les sens pouvait juger des choses jusqursquoagrave un certain point maisque parvenue aux causes derniegraveres et premiegraveres il lui fallait srsquoarrecircteret que sa pointe srsquoy eacutemoussait agrave cause de sa faiblesse et de la difficulteacutede ces choses-lagrave Crsquoest une ideacutee modeacutereacutee et agreacuteable de penser quenotre capaciteacute nous permet drsquoaller jusqursquoagrave la connaissance de certaineschoses mais qursquoelle a neacuteanmoins ses limites au-delagrave desquelles il estteacutemeacuteraire de vouloir lrsquoutiliser Crsquoest un point de vue acceptable etsoutenu par des gens conciliants Mais il est malaiseacute de donner des

1A Lanly [58] traduit ici laquo medecine raquo par laquo meacutedicament raquo Il semble bien qursquoagravelrsquoeacutepoque de Montaigne le mot srsquoemployait deacutejagrave dans le sens actuel ndash et lrsquooppositionfaite ici avec la laquo geometrie raquo semble le confirmer

2La chiromancie (ou art de laquo lire les lignes de la main raquo pour en deacuteduire le caractegravereet lrsquoavenir drsquoune personne) eacutetait tregraves en vogue et de nombreux ouvrages traitaient de laquestion avec un vocabulaire speacutecifique que reprend ici Montaigne et qui nrsquoest plus enusage aujourdrsquohui laquo mensale raquo laquo enseigneur raquo laquo naturelle raquo laquo mitoyen raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 279

bornes agrave notre esprit il est curieux et avide et nrsquoa pas plus de raisonde srsquoarrecircter agrave mille pas qursquoagrave cinquante

376 Jrsquoai constateacute par expeacuterience que ce sur quoi lrsquoun achop-pait lrsquoautre y parvenait que ce qui eacutetait inconnu agrave un siegravecle donneacutele siegravecle suivant le reacuteveacutelait que les sciences et les arts ne sortent pasdrsquoun moule mais qursquoon leur donne forme et apparence peu agrave peu en lesmaniant et les polissant agrave plusieurs reprises comme les ours donnentforme agrave leurs petits agrave force de les leacutecher1 Ce que ma force ne peut par-venir agrave faire je ne cesse pourtant de lrsquoeacuteprouver et essayer en tacirctantet peacutetrissant cette nouvelle matiegravere en la manipulant et la reacutechauffantje donne agrave celui qui viendra apregraves moi un peu plus de faciliteacute pour enjouir agrave son aise et la lui rendre plus souple et plus maniable

Comme srsquoamollit au soleil la cire de lrsquoHymette Ovide [62] X284Et peacutetrie sous le pouce prend mille formes

Et devient plus utile agrave force drsquoecirctre manieacutee

377 Et celui qui viendra ensuite en fera autant pour le troi-siegraveme ce qui fait que la difficulteacute ne doit pas me deacutesespeacuterer non plusque mon incapaciteacute car ce nrsquoest que la mienne Lrsquohomme est capablede tout comme de rien2 Srsquoil reconnaicirct comme le dit Theacuteophrasteecirctre dans lrsquoignorance des causes premiegraveres et des principes qursquoalors ilmrsquoeacutepargne carreacutement tout le reste de sa science si la base lui manqueson argumentation tombe par terre La discussion et la recherche nrsquoontpas drsquoautre but ni de terme que les principes si cette fin ne borne pasleur course les voilagrave lanceacutes dans une incertitude perpeacutetuelle laquo Une Ciceacuteron [14]

II 41chose ne peut pas ecirctre plus ou moins comprise qursquoune autre car il nrsquoya pour toutes choses qursquoune seule faccedilon de comprendre raquo

378 Or il est vraisemblable que si lrsquoacircme savait quelque choseelle se connaicirctrait drsquoabord elle-mecircme et si elle connaissait quelquechose en dehors drsquoelle ce serait son corps et ce qui la contient avanttoute autre chose Si lrsquoon voit jusqursquoagrave nos jours les dieux de la meacutede-cine se disputer agrave propos de notre anatomie3

1Crsquoest lagrave une des croyances populaires de lrsquoeacutepoque Lrsquoexpression laquo ours mal leacutecheacute raquoqursquoon emploie encore aujourdrsquohui pour deacutesigner quelqursquoun qui a mauvais caractegravere enest la trace

2laquo aucunes raquo a geacuteneacuteralement un sens positif mais ici laquo de tout drsquoaucunes raquo suggegravereun emploi neacutegatif A Lanly [58] se contente drsquoeacutecrire laquo comme drsquoaucunes raquo mais signalecette eacuteventualiteacute D M Frame [28] lui ne fait que transcrire laquo as he is of any raquoMais le sens laisse agrave deacutesirer

3Cf le passage qui deacutebute au sect 361

280 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Vulcain eacutetait contre Troie et pour Troie ApollonOvide [63] I 2v 5

quand pensons-nous qursquoils tomberont drsquoaccord Nous sommes plusproches de nous-mecircmes que nous ne le sommes de la blancheur dela neige ou de la pesanteur de la pierre Si lrsquohomme ne se connaicirctpas lui-mecircme comment connaicirctrait-il ses fonctions et ses forces Ilnrsquoest pas impossible que quelque notion veacuteritable ne reacuteside en nousmais alors crsquoest par hasard Et comme crsquoest par une mecircme voie de lamecircme faccedilon et par le mecircme moyen que les erreurs srsquoinfiltrent dansnotre acircme elle ne peut parvenir agrave les distinguer ni discerner la veacuteriteacutedu mensonge

379 Les philosophes de laquo lrsquoAcadeacutemie raquo1 acceptaient quelquesouplesse dans le jugement et trouvaient trop cateacutegorique de dire qursquoilnrsquoest pas plus vraisemblable que la neige soit blanche que noire etque nous ne sommes pas plus certains du mouvement drsquoune pierreque nous lanccedilons agrave la main que de celui de la huitiegraveme sphegravere ceacute-leste Et pour eacuteluder cette difficulteacute et cette bizarrerie qui ne peuventguegravere en veacuteriteacute parvenir agrave se faire une place dans notre esprit apregravesavoir affirmeacute que nous ne sommes nullement capables de connaicirctre leschoses et que la veacuteriteacute est enfouie au fond de profonds abicircmes ougrave leregard humain ne peut peacuteneacutetrer ils admettaient pourtant qursquoil y avaitdes choses plus vraisemblables les unes que les autres et ils admet-taient dans leurs jugements la faculteacute de pouvoir pencher plutocirct verstelle apparence que telle autre Ils autorisaient cette propension en luiinterdisant de trancher

380 La position des Pyrrhoniens est plus hardie et en mecircmeLesPyrrhoniens temps plus proche de la veacuteriteacute2 Car ce penchant laquo acadeacutemique raquo cette

tendance agrave privileacutegier une proposition plutocirct qursquoune autre nrsquoest-cepas reconnaicirctre que la veacuteriteacute est plus apparente dans celle-ci que danscelle-lagrave Si notre entendement eacutetait capable de percevoir la forme leslignes geacuteneacuterales le port de tecircte et le visage mecircme de la veacuteriteacute il la ver-rait toute entiegravere aussi bien qursquoagrave moitieacute naissante et imparfaite Cetteapparence de ressemblance avec la veacuteriteacute qui les fait pencher plutocirctagrave gauche qursquoagrave droite augmentez-la cette pinceacutee de ressemblance quifait srsquoincliner la balance multipliez-la par cent par mille il en reacute-

1Eacutecole fondeacutee par Platon2Dans le texte de 1595 laquo vray-semblable raquo est eacutecrit en deux mots ce qui me semble

autoriser ma peacuteriphrase car laquo vraisemblable raquo a pris de nos jours un sens un peu diffeacute-rent presque comme laquo bien possible raquo Drsquoailleurs le texte de 1588 comportait ici laquo ampquant amp quant beaucoup plus veritable amp plus ferme raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 281

sultera finalement que la balance penchera tout agrave fait et marquera unchoix et une veacuteriteacute complegravete

381 Mais comment peuvent-ils se laisser porter vers ce qui res-semble au vrai srsquoils ne savent pas ce qui est vrai Comment peuvent-ilsreconnaicirctre quelque chose dont ils ne connaissent pas lrsquoessence Oubien nous pouvons juger tout agrave fait ou bien nous ne le pouvons pas Sinos faculteacutes intellectuelles et nos sens sont sans fondement ni base sielles ne font que flotter au greacute du vent ne laissons pour rien au mondenotre jugement se porter vers quelque chose qui est soumis agrave leur ac-tion quelque apparence de veacuteriteacute qursquoelle semble nous preacutesenter Et laposition la plus sucircre pour notre entendement la plus favorable ce se-rait celle dans laquelle il se maintiendrait calme droit inflexible sansmouvement et sans agitation laquo Entre les apparences vraies ou fausses Ciceacuteron [14] II

xxviiirien qui puisse deacuteterminer le jugement raquo382 Nous voyons bien que les choses ne sont pas installeacutees en

nous sous leur vraie forme et avec leur nature reacuteelle et qursquoelles nrsquoyviennent pas de leur propre greacute et avec leurs propres forces Srsquoil eneacutetait ainsi en effet nous les recevrions telles quelles le vin seraitdans la bouche du malade tel qursquoil est dans la bouche de lrsquohommebien portant Celui qui a des crevasses aux doigts ou qui a les doigtsgourds trouverait la mecircme dureteacute au bois ou au fer qursquoil manipuleque nrsquoimporte qui drsquoautre Les objets exteacuterieurs se soumettent doncentiegraverement agrave nous ils srsquoinstallent en nous comme il nous plaicirct

383 Or si de notre cocircteacute nous admettions quelque chose sanslrsquoalteacuterer si lrsquohomme avait une prise assez puissante et assez fermesur les choses pour saisir la veacuteriteacute par ses propres moyens commeces moyens seraient communs agrave tous les hommes on se transmettraitalors cette veacuteriteacute de main en main et de lrsquoun agrave lrsquoautre Au moins yaurait-il une chose au monde parmi toutes celles qui y sont qui feraitlrsquoobjet drsquoun accord geacuteneacuteral parmi les hommes Mais le fait qursquoil nrsquoyait aucune thegravese qui ne fasse lrsquoobjet drsquoun deacutebat ou drsquoune controverseentre nous ou qui ne puisse en ecirctre lrsquooccasion cela montre bien quenotre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qursquoil saisit puisque mon propre jugement ne peut se faire accepter par celui demon compagnon crsquoest bien le signe que je lrsquoai saisi autrement que parun pouvoir naturel qui serait en moi comme chez tous les hommes

384 Laissons de cocircteacute cette infinie confusion drsquoopinions que lrsquoonrencontre chez les philosophes eux-mecircmes et ce deacutebat perpeacutetuel etuniversel agrave propos de la connaissance Car on a tout agrave fait raison depenser que les hommes ndash et je parle ici des savants les plus respec-

282 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

tables les plus capables ndash ne sont drsquoaccord entre eux sur rien pasmecircme sur le fait que le ciel soit au-dessus de notre tecircte car ceux quidoutent de tout doutent mecircme de cela Et ceux qui nient que nouspuissions comprendre quoi que ce soit disent que nous nrsquoavons pascompris que le ciel est au-dessus de notre tecircte Et ces deux opinionssont sans conteste les plus freacutequentes

385 Outre cette diversiteacute et cette division infinie le trouble qursquoilprovoque en nous et lrsquoincertitude que chacun en ressent montrent bienque notre jugement ne repose pas sur des bases solides Ne portons-nous pas des jugements bien diffeacuterents sur les choses Combien defois changeons-nous drsquoopinion Ce que je soutiens aujourdrsquohui ceque je crois je le soutiens et je le crois de toute ma foi toutes mesfaculteacutes et toutes mes forces srsquoemparent de cette opinion et me la ga-rantissent du mieux qursquoelles peuvent je ne saurais adopter et conser-ver aucune veacuteriteacute avec plus de force que je ne le fais pour celle-ci Jelui appartiens tout entier et je lui appartiens vraiment Mais ne mrsquoest-il pas arriveacute et pas seulement une fois mais cent fois mille fois etmecircme tous les jours drsquoavoir adopteacute un point de vue de la mecircme fa-ccedilon dans les mecircmes conditions et de lrsquoavoir ensuite consideacutereacute commefaux Tirer les leccedilons de ses erreurs est la moindre des choses Si jeme suis souvent trouveacute trahi en prenant tel ou tel parti si ma pierrede touche srsquoavegravere bien souvent fallacieuse et ma balance mentale im-preacutecise et peu juste quelle certitude puis-je en tirer cette fois-ci plutocirctqursquoune autre Nrsquoest-il pas stupide de me laisser berner tant de foispar mon guide Mecircme si le hasard nous fait changer cinq cents foisdrsquoavis mecircme srsquoil ne fait que vider et remplir sans cesse notre convic-tion drsquoopinions toujours changeantes comme dans un seau la preacutesenteet derniegravere est toujours celle qui est laquo certaine raquo et laquo infaillible raquo Etpour cette ideacutee-lagrave il faut abandonner ses biens sa vie son honneur ndashtout

La derniegravere trouvaille discreacutedite les preacuteceacutedentesLucregravece [46] Vvv 1413-1414 Et modifie ce qursquoon pensait drsquoelles

386 Quoiqursquoon nous precircche et quoi que nous apprenions nousdevrions toujours nous souvenir de ceci crsquoest lrsquohomme qui donnecrsquoest lrsquohomme qui reccediloit Crsquoest une main mortelle qui nous offre etcrsquoest une main mortelle qui accepte Les choses qui nous viennent duciel sont les seules qui aient le droit et lrsquoautoriteacute neacutecessaires pour nousconvaincre les seules qui portent la marque de la veacuteriteacute Et cette veacuteriteacutenous ne la voyons pas de nos propres yeux nous ne la recevons pas

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 283

par nos propres moyens cette grande et sainte image ne pourrait tenirdans un endroit aussi restreint si Dieu ne le preacuteparait agrave cet usage srsquoilne le transformait et renforccedilait par sa gracircce et sa faveur speacuteciale etsurnaturelle Notre miseacuterable condition devrait au moins nous ameneragrave nous comporter plus modestement et avec plus de retenue dans noschangements [drsquoopinion] Nous devrions nous souvenir que dans toutce qui parvient agrave notre entendement il y a souvent des choses fausseset qursquoelles nous sont parvenues par les mecircme moyens que les autres des outils qui se deacutetraquent et se trompent souvent

387 Or il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoils se deacutetraquent se laissant sifacilement plier et tordre par de futiles eacuteveacutenements Il est certain quenotre faccedilon drsquoappreacutehender les choses notre jugement et les faculteacutesde notre acircme en geacuteneacuteral sont affecteacutes par les mouvements et les alteacute-rations du corps alteacuterations qui sont continuelles Notre esprit nrsquoest-ilpas plus eacuteveilleacute notre meacutemoire plus prompte notre penseacutee plus vivequand nous sommes en bonne santeacute que quand nous sommes maladesLa joie et la gaieteacute ne nous font-elles pas voir les sujets qui se preacute-sentent agrave notre acircme sous un tout autre jour que ne le font le chagrinet la meacutelancolie Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Saphosont plaisants pour un vieillard avare et renfrogneacute comme ils le sontpour un jeune homme vigoureux et ardent Cleacuteomegravene fils drsquoAnaxan-dridegraves eacutetant malade ses amis lui reprochaient drsquoavoir des ideacutees et desattitudes nouvelles inhabituelles laquo Je le crois bien dit-il car je nesuis pas le mecircme que quand je suis en bonne santeacute et comme je suisautre mes ideacutees et mes goucircts sont diffeacuterents aussi raquo

388 Dans les chicanes qui emplissent nos palais de Justice ondit souvent pour parler des criminels qui tombent sur des juges biendisposeacutes doux et bienveillants laquo qursquoil jouisse de cette chance raquo Caril est certain que les jugements sont parfois plus enclins agrave la condam-nation plus acerbes et plus seacutevegraveres et parfois plus indulgents plusamegravenes plus enclins agrave lrsquoexcuse Celui qui vient de chez lui avec ladouleur que lui cause la goutte plein de jalousie ou ayant dans lrsquoideacuteele larcin commis par son valet lrsquoacircme obscurcie et envahie par la co-legravere il ne faut pas douter que son jugement srsquoen ressentira dans cesens Le veacuteneacuterable Seacutenat de lrsquoAreacuteopage1 jugeait la nuit de peur que lavue des plaignants ne corrompe ses jugements Lrsquoair lui-mecircme et laseacutereacuteniteacute du ciel provoquent en nous quelques changements comme ledisent ces vers grecs que lrsquoon trouve chez Ciceacuteron

1Tribunal drsquoAthegravenes qui sieacutegeait au pied de la colline drsquoAregraves ndash drsquoougrave son nom

284 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Les penseacutees des hommes ressemblent agrave ces rayonsHomegravere [31]XVIII-135-136 Changeants dont Jupiter a feacutecondeacute la terre1

389 Il nrsquoy a pas que la fiegravevre la boisson et les accidents gravesqui renversent notre jugement les moindres eacuteveacutenements le tourne-boulent il ne fait pas de doute mecircme si on ne le sent pas que si lafiegravevre continue peut terrasser notre esprit la fiegravevre tierce y apportequelque alteacuteration selon sa mesure et son importance Si lrsquoapoplexiediminue et mecircme annule complegravetement notre intelligence il ne faitpas de doute non plus qursquoun coup de froid2 ne lrsquoaveugle Par conseacute-quent rares sont les moments de la vie ougrave notre jugement se trouvebien dans son assiette notre corps eacutetant soumis agrave tant de changementscontinuels et actionneacute par de tant de sortes de ressorts que jrsquoen croisvolontiers les meacutedecins quand ils disent qursquoil est bien rare srsquoil nrsquoen estpas toujours un qui tire de travers

390 Drsquoailleurs cette maladie ne se deacutecouvre pas si aiseacutementsi elle nrsquoen est agrave ses extreacutemiteacutes et irreacutemeacutediable Comme la raison esttoujours un peu tortueuse boiteuse et deacutehancheacutee vis-agrave-vis du men-songe comme de la veacuteriteacute il est donc malaiseacute de se rendre comptede son malaise et de son deacuteregraveglement Jrsquoappelle toujours laquo raison raquocette sorte de reacuteflexion que chacun se fait pour lui-mecircme mais cettelaquo raison raquo dont il peut y avoir cent apparences contraires agrave proposdu mecircme sujet est un instrument de plomb et de cire que lrsquoon peutallonger ployer accommoder de toutes les faccedilons et agrave toutes les di-mensions il suffit de savoir comment la contourner Quel que soit lebon dessein drsquoun juge il doit precircter une grande attention ndash ce que laplupart neacutegligent ndash aux penchants agrave lrsquoamitieacute agrave la parenteacute agrave la beauteacuteet agrave la vengeance et mecircme en dehors de choses aussi importantes agravecette impression fortuite qui nous pousse agrave favoriser une chose plu-tocirct qursquoune autre et qui nous fait choisir sans que la raison srsquoen mecircleentre deux sujets semblables ou tout autre mobile aussi vague Cartout cela peut introduire agrave son insu dans son jugement la faveur ou ladeacutefaveur pour la cause dont il srsquoagit et ainsi faire pencher la balance

391 Moi qui mrsquoobserve de pregraves qui ai les yeux sans cesse diri-geacutes sur moi comme quelqursquoun qui nrsquoa pas grand-chose agrave faire ailleurs

1Montaigne a deacutejagrave citeacute ces vers traduits par Ciceacuteron et reproduits par saint Augustin(Citeacute de Dieu [7] V 28) au chap 1 sect 9

2A Lanly [58] qui suit ici P Porteau [53] traduit laquo morfondement raquo par laquo lagrippe raquo ce qui me semble trop moderne P Villey [55] proposait laquo rhume raquo D MFrame [28] laquo a bad cold raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 285

Peu soucieux de savoir quel roi regravegne Horace [36] Ixxvi 3Aux pays de lrsquoOurse glaceacutee

Et ce qui peut faire trembler Tyridate

crsquoest agrave peine si jrsquooserais dire la mesquinerie et la faiblesse que je trouvechez moi Jrsquoai le pied si instable et si mal assureacute je le trouve tellementporteacute agrave treacutebucher et agrave vaciller ma vue est si deacutereacutegleacutee que je me senstregraves diffeacuterent agrave jeun de ce que je suis en sortant de table1 Si ma santeacuteest florissante et le temps beau et clair me voilagrave un honnecircte homme sijrsquoai un cor au pied me voilagrave renfrogneacute ronchon et fuyant Une mecircmeallure de cheval me semble tantocirct rude tantocirct aiseacutee un chemin cettefois-ci plus court et une autre fois plus long une mecircme forme tantocirctplus tantocirct moins agreacuteable Je suis tantocirct porteacute agrave tout faire tantocirct agravene rien faire Ce qui me plaicirct en ce moment me deacuteplaira plus tard Jesuis le siegravege de mille mouvements impromptus et capricieux Crsquoestla meacutelancolie qui me prend ou bien la colegravere et sous son autoriteacuteparticuliegravere crsquoest le chagrin qui agrave tel moment preacutedomine en moi oubien lrsquoalleacutegresse Quand jrsquoouvre un livre une fois je trouve dans telpassage des beauteacutes remarquables qui frappent mon acircme Et une autrefois si jrsquoy reviens jrsquoai beau le tourner et retourner jrsquoai beau le plier etle manipuler crsquoest une masse inconnue et informe pour moi

392 Mecircme dans mes propres eacutecrits je ne retrouve pas toujourslrsquoair de ma premiegravere inspiration je ne sais plus ce que jrsquoai vouludire et je me mords souvent les doigts agrave vouloir corriger et ajouter unnouveau sens parce que jrsquoai perdu le souvenir du premier qui valaitpourtant mieux Je ne fais qursquoaller et venir

Mon jugement ne va pas toujours de lrsquoavant il flotte et erre Catulle [12]XXV 12Comme un frecircle esquif surpris en pleine mer

Par un vent furieux

et bien souvent comme il mrsquoarrive de le faire volontiers quand jrsquoaipris le parti agrave titre drsquoexercice et de distraction de soutenir une opinioncontraire agrave la mienne mon esprit srsquoapplique et se tourne de ce cocircteacute-lagraveet mrsquoy attache si bien que je ne retrouve plus la raison de mon premieravis et que je lrsquoabandonne Je me laisse entraicircner en somme du cocircteacuteougrave je penche quel qursquoil soit et me voilagrave emporteacute par mon propre poids

1Le texte imprimeacute de 1595 comme celui de 1588 porte nettement laquo apres le repas raquoCoquille drsquoA Lanly [58] t II p 226 qui eacutecrit laquo apregraves le repos raquo

286 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

393 Chacun pourrait en dire agrave peu pregraves autant de lui-mecircme srsquoilsrsquoobservait comme je le fais Les precirccheurs savent que lrsquoeacutemotion quileur vient en parlant les incite agrave la foi sous le coup de la colegravere nousnous attachons bien plus agrave deacutefendre notre ideacutee nous lrsquoimprimons ennous et nous la faisons nocirctre avec plus de veacuteheacutemence et drsquoapproba-tion que nous ne le ferions si nous eacutetions calme et de sang froid Vousexposez simplement une cause agrave un avocat il vous reacutepond heacutesitant etindeacutecis vous sentez qursquoil lui est eacutegal de soutenir lrsquoun ou lrsquoautre parti lrsquoavez-vous assez bien payeacute pour qursquoil y morde et la prenne agrave cœurCommence-t-il agrave srsquoy inteacuteresser son esprit srsquoest-il exciteacute agrave son sujet Sa raison et sa science srsquoeacutechauffent en mecircme temps voilagrave une veacuteriteacuteeacutevidente et indubitable qui se fait jour dans son esprit il y deacutecouvreune lumiegravere toute nouvelle il le croit en toute conscience et srsquoen per-suade Je me demande mecircme si lrsquoardeur qui naicirct de lrsquoirritation et delrsquoobstination contre la pression et la violence exerceacutees par lrsquoautoriteacuteet le danger encouru ou encore le souci de la reacuteputation nrsquoont pasquelquefois pousseacute un homme agrave soutenir jusqursquoau bucirccher une opinionpour laquelle vis-agrave-vis de ses amis et en toute liberteacute il nrsquoeucirct mecircmepas pris le risque de se brucircler le bout du doigt

394 Les passions corporelles provoquent des secousses et deseacutebranlements qui ont beaucoup drsquoinfluence sur notre acircme mais plusgrande encore est lrsquoinfluence qursquoelle doit agrave ses propres passions elleleur est si fortement soumise que lrsquoon dirait qursquoelle nrsquoa pas drsquoautreallure ni mouvement que ceux qui lui viennent de ses propres ventset que sans leur agitation elle demeurerait inerte comme un navireen pleine mer que les vents abandonnent Et celui qui soutiendrait cepoint de vue conforme aux ideacutees des Peacuteripateacuteticiens ne nous causeraitguegravere de tort puisqursquoil est bien connu que la plupart des belles actionsde lrsquoacircme ont besoin de lrsquoimpulsion donneacutee par les passions et qursquoellesy trouvent mecircme leur source La vaillance dit-on ne peut ecirctre atteintesans lrsquoaide de la colegravere laquo Ajax fut toujours brave mais surtout quandCiceacuteron [20]

IV 23 il devint fou raquo395 On ne srsquoen prend pas aux meacutechants et aux ennemis assez

vigoureusement si lrsquoon nrsquoest pas courrouceacute1 On veut aussi que lrsquoavo-cat suscite le courroux des juges pour obtenir justice Les passions ontanimeacute Theacutemistocle et Deacutemosthegravene elles ont pousseacute les philosophesagrave travailler agrave veiller agrave voyager elles nous conduisent vers ces finsutiles que sont lrsquohonneur le savoir la santeacute Et cette lacirccheteacute de lrsquoacircmequi nous fait supporter les ennuis les contrarieacuteteacutes nourrit dans notre

1Ciceacuteron Tusculanes [20] IV 19 Mais ici Montaigne ne marque pas la citation

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 287

conscience la peacutenitence et le repentir comme elle nous fait ressen-tir les fleacuteaux que Dieu nous envoie pour notre chacirctiment et ceux descontraintes imposeacutees par lrsquoeacutetat La compassion sert drsquoaiguillon agrave lacleacutemence Et la sagesse de nous gouverner et de nous conserver estsusciteacutee par notre crainte combien de belles actions sont causeacutees parlrsquoambition Ou par la preacutesomption Il nrsquoest en fin de compte aucunevertu eacuteminente et vigoureuse qui ne srsquoaccompagne de quelque agi-tation deacutesordonneacutee Ne serait-ce pas lagrave une des raisons qui auraientconduit les Eacutepicuriens agrave deacutecharger Dieu de tout souci et de toute sol-licitude pour nos affaires parce que sa bonteacute ne pouvait srsquoexercer en-vers nous sans deacuteranger le repos de notre acircme par le biais des passionsqui sont comme des piqucircres et des sollicitations la conduisant vers lesactions vertueuses1 A moins qursquoils ne les aient consideacutereacutees autre-ment comme des tempecirctes qui arrachent malencontreusement lrsquoacircme agravesa tranquilliteacute laquo De mecircme que le calme de la mer nous assure qursquoau- Ciceacuteron [20] V

6cun souffle si leacuteger soit-il ne vient rider la surface de lrsquoeau de mecircmeon est sucircr que lrsquoacircme est calme et en paix quand nulle passion ne vientagrave lrsquoeacutemouvoir raquo

396 Quelles variations de sens et de jugement quels conflits depenseacutees la diversiteacute de nos passions ne nous offre-t-elle pas Quelleassurance pouvons-nous donc tirer drsquoune chose aussi instable et aussimobile sujette au trouble par sa condition et ne marchant jamais quedrsquoun pas contraint et emprunteacute Si notre jugement est influenceacute parla maladie elle-mecircme ou simplement par ce qui nous affecte si crsquoestpar le biais de la folie et de la preacutecipitation qursquoil perccediloit les chosescomment pourrions-nous lui faire confiance

397 Nrsquoest-il pas bien oseacute de la part de la philosophie de consi-deacuterer que les hommes produisent leurs plus grands effets et sont lesplus proches de la diviniteacute quand ils sont hors drsquoeux-mecircmes freacuteneacute-tiques et insenseacutes Crsquoest quand nous mettons laquo en veilleuse raquo notreraison quand nous nous en passons que nous nous ameacuteliorons Lesdeux voies naturelles pour entrer dans la socieacuteteacute des dieux et y preacute-voir le cours de nos destineacutees sont la laquo fureur divine raquo et le sommeilVoilagrave qui est amusant par le deacuteregraveglement que les passions produisentdans notre raison nous devenons vertueux par son extirpation due

1Le texte de 1588 avait ici laquo Nous ne le savons que trop [par expeacuterience] lespassions produisent en nous drsquoinfinis et perpeacutetuels changements dans notre acircme et latyrannisent eacutenormeacutement Le jugement drsquoun homme courrouceacute ou craintif est-il le mecircmeque celui qursquoil aura ensuite ayant retrouveacute son calme raquo Sur lrsquolaquo exemplaire de Bor-deaux raquo les mots laquo par expeacuterience raquo ont eacuteteacute drsquoabord rajouteacutes agrave la main puis toute laphrase a eacuteteacute barreacutee

288 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

agrave lrsquoexaltation freacuteneacutetique ou agrave lrsquoimage de la mort nous devenons pro-phegravetes ou devins Jamais je nrsquoai cru plus volontiers cela crsquoest cettesorte drsquoenthousiasme radical que la sainte Veacuteriteacute a insuffleacute dans lrsquoes-prit philosophique qui le contraint agrave admettre que cet eacutetat tranquilleet serein le plus sain dans lequel la philosophie puisse placer notreacircme nrsquoest pas le meilleur qui soit Nous sommes plus endormis quandnous veillons que quand nous dormons notre sagesse est moins sageque notre folie nos songes valent mieux que nos raisonnements Et lapire place que nous puissions prendre crsquoest en nous-mecircmes Mais laphilosophie ne pense-t-elle pas que nous puissions avoir lrsquointelligencede remarquer ceci cette parole qui deacuteclare lrsquoesprit si grand et si clair-voyant quand il est deacutetacheacute de lrsquohomme et qui le considegravere commetellement terre agrave terre ignorant et enteacuteneacutebreacute quand il est en lui crsquoestune parole qui provient pourtant elle-mecircme de lrsquoesprit de lrsquohommeterrestre ignorant et enteacuteneacutebreacute crsquoest donc une parole agrave laquelle on nepeut croire ni se fier

398 Eacutetant plutocirct drsquoun tempeacuterament mou et lourd je nrsquoai pasune grande expeacuterience de ces violentes eacutemotions qui geacuteneacuteralementsrsquoemparent subitement de notre acircme sans lui donner le temps de sereprendre Mais la passion [amoureuse] qui est dit-on produite auLa passion

amoureuse cœur des hommes jeunes par lrsquooisiveteacute mecircme si elle se deacuteveloppesans hacircte et de faccedilon mesureacutee montre avec la plus grande eacutevidenceagrave ceux qui ont essayeacute de srsquoy opposer la force de cette transforma-tion et alteacuteration que subit alors notre jugement Jrsquoai tenteacute autrefoisde me tenir precirct agrave soutenir son assaut et le vaincre ndash car il srsquoen fautde beaucoup que je sois de ceux qui appellent les vices et je ne lessuis que srsquoils parviennent agrave mrsquoentraicircner Je la sentais naicirctre croicirctreet se deacutevelopper en deacutepit de ma reacutesistance et enfin pleinement vi-vant et conscient pourtant srsquoemparer de moi et me posseacuteder de sorteque je voyais les choses ordinaires autrement que drsquohabitude commesi jrsquoeacutetais sous lrsquoeffet de lrsquoivresse Je voyais eacutevidemment grossir et sedeacutevelopper les avantages de lrsquoobjet de mes deacutesirs ils grandissaient etenflaient sous lrsquoeffet de mon imagination tandis que les difficulteacutes delrsquoentreprise au contraire srsquoamenuisaient et srsquoaplanissaient et que maraison et ma conscience elles passaient agrave lrsquoarriegravere-plan Mais ce feuune fois eacuteteint mon acircme reprit en un instant comme agrave la clarteacute drsquouneacuteclair une tout autre vision des choses un eacutetat diffeacuterent et un autrejugement la difficulteacute de battre en retraite mrsquoapparut grande et mecircmeinsurmontable et les mecircmes choses se preacutesentaient maintenant agrave moiavec un goucirct et un aspect bien diffeacuterents de ceux sous lesquels lrsquoar-

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 289

deur du deacutesir me les avait preacutesenteacutes Lequel de ces deux eacutetats est leplus proche de la veacuteriteacute Pyrrhon lui-mecircme nrsquoen sait rien

399 Nous ne sommes jamais exempts de maladie les fiegravevresont leur chaud et leur froid et apregraves avoir connu les effets drsquoune pas-sion ardente nous retombons dans ceux drsquoune passion frileuse Autantje mrsquoeacutetais lanceacute en avant autant je me rejette maintenant en arriegravere

Ainsi la mer dans son va-et-vient Virgile [112]XI vv 624 sqTantocirct se jette sur la terre et recouvre les rochers en eacutecumant

Srsquoenfonccedilant jusqursquoaux derniers creux du sableTantocirct entraicircnant avec elle les galets dans son repliFuit et srsquoabaissant laisse la plage agrave deacutecouvert

Parce que je connais mon instabiliteacute il se trouve que jrsquoen ai tireacute unecertaine constance dans mes opinions et que je nrsquoai guegravere modifieacute lespremiegraveres que jrsquoai eues naturellement Car malgreacute lrsquoattrait de la nou-veauteacute je ne change pas facilement de peur de perdre au change Etcomme je ne suis pas capable de choisir jrsquoadopte le choix des autreset je mrsquoen tiens agrave lrsquoeacutetat dans lequel Dieu mrsquoa placeacute Sinon je seraisbien incapable de mrsquoempecirccher de rouler sans cesse Crsquoest de cette fa-ccedilon que je suis resteacute entiegraverement attacheacute Dieu merci sans agitationni trouble de conscience aux anciennes croyances de notre religionau travers de toutes les sectes et divisions que notre eacutepoque a pro-duites Les eacutecrits des anciens (je parle ici des bons denses et solides)mrsquoattirent et mrsquoamegravenent agrave peu pregraves lagrave ougrave ils le veulent celui que jeviens drsquoentendre me semble toujours le plus fort Il me semble qursquoilsont tous raison tour agrave tour bien qursquoils se contredisent Lrsquoaisance dontfont preuve les bons esprits pour rendre vraisemblable tout ce qursquoilsveulent et le fait que rien ne soit assez eacutetrange pour qursquoils nrsquoentre-prennent de lui donner assez de couleur pour tromper un simple drsquoes-prit comme moi tout cela montre eacutevidemment combien sont faiblesles preuves qursquoils avancent

400 Le ciel et les eacutetoiles ont changeacute de place pendant trois milleans tout le monde lrsquoavait cru jusqursquoau jour ougrave Cleacuteanthe de Samosou (selon Theacuteophraste) Niceacutetas de Syracuse srsquoavisa de soutenir quecrsquoeacutetait la Terre qui se deacuteplaccedilait en tournant autour de son axe selon lecercle oblique du Zodiaque Et de nos jours Copernic a si bien eacutetabli Coperniccette theacuteorie qursquoil lrsquoutilise couramment pour tous les calculs astro-nomiques Que peut-on tirer de cela sinon que peu nous importe desavoir lequel de ces deux points de vue est le bon Et qui sait drsquoailleurs

290 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

si dans mille ans un troisiegraveme ne viendra pas reacutefuter les deux preacuteceacute-dents

Ainsi le temps change les choses dans sa course Lucregravece [46] Vvv 1275 sq Celle qursquoon aimait est meacutepriseacutee une autre la remplace

Et sort de la disgracircce plus rechercheacutee de jour en jourLa nouveauteacute reccediloit toutes les louanges et parmi les mortelsObtient maintenant une eacutetonnante estime

401 Ainsi quand quelque theacuteorie nouvelle se preacutesente agrave nousnous avons bien des motifs de nous en deacutefier et de consideacuterer qursquoavantqursquoelle ne soit eacutelaboreacutee crsquoeacutetait la theacuteorie contraire qui eacutetait en vogue comme elle a eacuteteacute renverseacutee par celle-ci il pourrait en apparaicirctre danslrsquoavenir une troisiegraveme qui viendrait de mecircme abattre la seconde Avantque les principes drsquoAristote ne fussent mis agrave lrsquohonneur drsquoautres satis-faisaient la raison humaine comme ceux-ci nous contentent mainte-nant Quelles lettres de creacuteance quel privilegravege particulier ont-ils pourque le cours de notre invention srsquoarrecircte agrave eux et qursquoen eux nous ayonsfoi pour les temps agrave venir Ils courent tout autant le risque drsquoecirctre je-teacutes dehors que leurs devanciers Quand on me harcegravele avec un nouvelargument je dois consideacuterer que ce agrave quoi je ne puis mrsquoopposer de fa-ccedilon satisfaisante un autre y parviendra Car crsquoest une grande faiblessedrsquoesprit que de croire agrave toutes les apparences dont nous ne parvenonspas agrave nous deacutefaire De ce fait la croyance de tous les gens du communndash et nous sommes tous des gens du commun ndash serait comme une gi-rouette car leur acircme faible et sans reacutesistance serait sans cesse soumiseagrave telle et telle impression la derniegravere effaccedilant toujours la trace de lapreacuteceacutedente Selon les regravegles du droit celui qui se considegravere comme eneacutetat drsquoinfeacuterioriteacute doit en reacutefeacuterer agrave son avocat-conseil ou srsquoen remettreaux plus sages que lui agrave qui il doit son instruction

402 Depuis combien de temps la meacutedecine existe-t-elle Ondit qursquoun nouveau venu qursquoon appelle Paracelse change et bouleversetoutes ses regravegles anciennes et preacutetend que jusqursquoici elle nrsquoa servi qursquoagravefaire mourir les hommes Il me semble qursquoil deacutemontrera cela facile-ment Mais de lagrave agrave soumettre ma vie agrave sa jeune expeacuterience1 Je trouve

1Le texte imprimeacute de 1588 portait laquo mettre ma vie a la mercy de sa nouvelle ex-perience raquo et une correction manuscrite de lrsquo laquo exemplaire de Bordeaux raquo a remplaceacutelaquo mercy raquo par laquo preuve raquo ce qui amoindrit quelque peu la restriction semble-t-il Lrsquoeacutedi-tion de 1595 a repris cette correction Mais laquo nouvelle expeacuterience raquo (pour laquo jeune reacute-cente raquo) surprend un peu Montaigne a eacutecrit cela au plus tocirct vers 1575-76 (semble-t-ildrsquoapregraves P Villey) Or Paracelse est mort en 1541 Peut-ecirctre Montaigne lrsquoignorait-il Etpeut-ecirctre sa remarque se fonde-t-elle sur la publication des Œuvres de Paracelse puisquecette publication a eu lieu entre 1575 et 1589

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 291

que ce ne serait pas tregraves prudent Il ne faut pas croire nrsquoimporte qui ditle proverbe car nrsquoimporte qui peut dire nrsquoimporte quoi Un homme quifait profession drsquoecirctre agrave lrsquoaffucirct des nouveauteacutes et des transformationsdans le domaine des sciences physiques me disait il nrsquoy a pas si long-temps que tous les auteurs anciens srsquoeacutetaient notoirement trompeacutes surla nature et le mouvement des vents et qursquoil me ferait toucher cela dudoigt si je voulais bien lrsquoeacutecouter Apregraves avoir patiemment eacutecouteacute sesarguments qui avaient tous quelque chose de vraisemblable je lui dis laquo Comment faisaient donc ceux qui suivant les lois de Theacuteophrasteallaient en Occident Mettaient-ils le cap sur lrsquoOrient Allaient-ils decocircteacute ou agrave reculons ndash Crsquoest un heureux hasard me reacutepondit-il maisde toutes faccedilons ils se trompaient raquo Je lui reacutetorquai alors que jrsquoaimaismieux mrsquoen remettre aux faits qursquoaux raisonnements

403 Or ce sont bien lagrave des choses qui se contredisent souventOn mrsquoa dit qursquoen Geacuteomeacutetrie (discipline qui pense avoir atteint le plushaut degreacute de certitude entre toutes les sciences) il se trouve des deacute-monstrations irreacutefutables allant contre les faits que lrsquoon observe danslrsquoexpeacuterience Jacques Pelletier me disait ainsi quand il eacutetait chez moi1qursquoil avait trouveacute deux lignes se dirigeant lrsquoune vers lrsquoautre commepour se rencontrer2 et qursquoil pouvait cependant deacutemontrer qursquoelles nepourraient jamais le faire mecircme agrave lrsquoinfini Les arguments et les rai-sonnements des Pyrrhoniens drsquoailleurs ne servent qursquoagrave ruiner ce quelrsquoexpeacuterience semble montrer et il est eacutetonnant de voir jusqursquoougrave lasouplesse de notre raison les a suivis dans leur dessein de combattrelrsquoeacutevidence des faits Ils deacutemontrent en effet que nous ne nous deacutepla-ccedilons pas que nous ne parlons pas qursquoil nrsquoy a pas de choses pesantes nichaudes avec la mecircme force dans lrsquoargumentation que celle que nousemployons pour prouver les choses les plus vraisemblables

404 Ptoleacutemeacutee qui a eacuteteacute un grand savant avait eacutetabli les bornesde notre monde Tous les philosophes de lrsquoAntiquiteacute ont cru qursquoils leconnaissaient dans toute son eacutetendue sauf quelques icircles lointaines quipouvaient leur avoir eacutechappeacute Crsquoeucirct eacuteteacute pyrrhoniser il y a mille ansque de mettre en doute la geacuteographie et les opinions que tout un cha-cun en avait fait siennes Crsquoeacutetait une heacutereacutesie que de reconnaicirctre qursquoily eucirct des antipodes et voilagrave que de nos jours vient drsquoecirctre deacutecouverteune immense eacutetendue de terre ferme pas simplement une icircle ou unecontreacutee particuliegravere mais une partie agrave peu pregraves aussi grande que celle

1Jacques Pelletier du Mans (1517-1582) grand savant agrave son eacutepoque a dirigeacute le Col-legravege de Guyenne agrave Bordeaux entre 1572 et 1579 et il semble bien en effet que Mon-taigne lrsquoait accueilli chez lui durant cette peacuteriode

2Il srsquoagit certainement de lrsquohyperbole

292 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que nous connaissions Les geacuteographes de ce temps ne manquent pour-tant pas drsquoaffirmer que deacutesormais tout a eacuteteacute deacutecouvert et qursquoon a toutvu

Car ce que nous avons sous la main nous plaicirctLucregravece [46] v1541 Et nous semble preacutefeacuterable agrave tout

Reste agrave savoir puisque Ptoleacutemeacutee srsquoest trompeacute lagrave-dessus autrefoisen faisant confiance agrave sa raison si ce ne serait pas une sottise de mapart que de me fier agrave ce qursquoon en dit maintenant et srsquoil nrsquoest pas plusvraisemblable que ce grand corps que nous appelons le monde estune chose bien diffeacuterente de ce que nous en jugeons

405 Platon preacutetend que le monde change de toutes sortes defaccedilons que le ciel les eacutetoiles et le Soleil inversent parfois le mouve-ment que nous leur connaissons faisant passer lrsquoOrient agrave lrsquoOccidentLes precirctres eacutegyptiens ont dit agrave Heacuterodote que depuis leur premier roisoit sur une dureacutee de onze mille ans (et ils lui ont montreacute les statuesde tous ces rois faites drsquoapregraves le modegravele vivant) le Soleil avait changeacutede cours quatre fois que la mer et la terre se changent alternativementlrsquoune en lrsquoautre que lrsquoeacutepoque de la naissance du monde est indeacutetermi-neacutee Aristote et Ciceacuteron ont dit la mecircme chose Et quelqursquoun1 parminous les chreacutetiens a dit que le monde existe de toute eacuteterniteacute mou-rant et renaissant sans cesse il en a pris agrave teacutemoin Salomon et Isaiumlepour eacuteviter les objections disant que Dieu a eacuteteacute un creacuteateur sans creacutea-ture qursquoil fut un temps oisif et qursquoil srsquoest deacutelivreacute de cette oisiveteacuteen srsquoattelant agrave cet ouvrage et que celui-ci est par conseacutequent sujet auchangement

406 Pour la plus fameuse des Eacutecoles grecques2 le monde estconsideacutereacute comme un dieu conccedilu par un autre dieu plus grand et com-poseacute drsquoun corps et drsquoune acircme logeacutee en son centre se deacuteveloppant se-lon des proportions musicales jusqursquoagrave sa circonfeacuterence et ce mondeest divin bienheureux tregraves grand et tregraves sage et eacuteternel En son seinreacutesident drsquoautres dieux la Terre la Mer les Astres qui entretiennententre eux une perpeacutetuelle et harmonieuse agitation une sorte de dansedivine tantocirct se rencontrant tantocirct srsquoeacuteloignant se cachant se mon-trant dans un ordre changeant tantocirct devant tantocirct derriegravere

407 Heacuteraclite consideacuterait que le monde eacutetait formeacute de feu etque selon lrsquoordre des choses il devait srsquoembraser et se transformer

1Origegravene2LrsquoAcadeacutemie de Platon

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 293

en feu quelque jour pour ensuite renaicirctre Et Apuleacutee dit agrave propos deshommes qursquoils sont laquo mortels en tant qursquoindividus mais immortelsen tant qursquoespegravece1 raquo Alexandre eacutecrivit agrave sa megravere pour lui rapporter lanarration drsquoun precirctre eacutegyptien figurant sur lrsquoun de leurs monumentsprouvant que lrsquoantiquiteacute de ce peuple eacutetait infinie et deacutecrivant2 la nais-sance et le deacuteveloppement des autres pays de faccedilon veacuteridique Ciceacute-ron et Diodore ont en leur temps deacuteclareacute que les Chaldeacuteens conser-vaient la trace de quelque quatre cent mille ans drsquohistoire AristotePline et drsquoautres preacutetendent que Zoroastre vivait six mille ans avantlrsquoeacutepoque de Platon Et Platon de son cocircteacute que les gens de la villede Saiumls avaient des documents eacutecrits srsquoeacutetendant sur huit mille ans etque la ville drsquoAthegravenes fut bacirctie mille ans avant celle de Saiumls Eacutepicurequant agrave lui dit que les choses telles que nous les voyons ici sont enmecircme temps et exactement semblables en plusieurs autres mondesEt il lrsquoeucirct dit avec encore plus drsquoassurance srsquoil eucirct pu voir les eacutetrangesexemples de similitude et analogie entre le nouveau monde des Indesoccidentales et le nocirctre preacutesent et passeacute

408 En veacuteriteacute en consideacuterant ce qui est parvenu agrave notre connais- Diversiteacute desmœurssance sur lrsquoeacutevolution de nos socieacuteteacutes terrestres je me suis souvent

eacutetonneacute de voir comment un si grand nombre drsquoopinions populaireset de mœurs et croyances sauvages peuvent se ressembler si bienalors qursquoelle sont tellement eacuteloigneacutees dans lrsquoespace et dans le tempset qursquoelles ne semblent pourtant en aucune faccedilon relever de notre rai-son naturelle Crsquoest vraiment un grand artisan de miracles que lrsquoesprithumain mais ces coiumlncidences ont encore je ne sais quoi de plus heacuteteacute-roclite on en retrouve jusque dans les noms et en mille autres chosesCar il est des peuples qui pour autant que nous le sachions nrsquoont ja-mais entendu parler de nous et chez lesquels la circoncision eacutetait agravela mode ougrave de grands eacutetats et de grandes villes eacutetaient dirigeacutes pardes femmes et sans hommes ougrave nos jeucircnes et notre carecircme avaientcours aussi avec en plus lrsquoabstinence envers les femmes ougrave nos croixeacutetaient priseacutees de diverses faccedilons ici on en honorait les seacutepultureslagrave on les utilisait ndash et notamment celles de Saint-Andreacute ndash pour se deacute-fendre contre les visions nocturnes et sur les lits des enfants pour lesproteacuteger des sortilegraveges ailleurs on en trouva une faite de bois et de

1Apuleacutee De deo Socratis citation reprise de saint Augustin Citeacute de Dieu [7] XIIx

2A Lanly [58] considegravere ici que laquo comprenant raquo se rapporte agrave laquo ancienneteacute raquo ettraduit donc par laquo elle incluait raquo Il a peut-ecirctre raison Mais je partage plutocirct icilrsquointerpreacutetation de D M Frame [28] qui eacutecrit laquo testifying to the antiquity of thistimeless nation and including a true account of raquo

294 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

grande hauteur adoreacutee comme dieu de la pluie et tregraves loin agrave lrsquointeacuterieurdes terres On trouva aussi des hommes qui eacutetaient vraiment agrave lrsquoimagede nos confesseurs de mecircme que lrsquousage des mitres le ceacutelibat desprecirctres lrsquoart de la divination par les entrailles des animaux sacrifieacutes lrsquoabstinence de toute sorte de chair et de poisson pour leur nourri-ture la mecircme faccedilon chez les precirctres drsquoutiliser dans leurs offices unelangue particuliegravere et non la langue courante et encore cette ideacutee quele premier dieu fut chasseacute par un autre qui eacutetait son fregravere puicircneacute queles hommes furent creacuteeacutes avec toutes sortes drsquoavantages qui leur onteacuteteacute retireacutes depuis agrave cause de leurs peacutecheacutes leur territoire changeacute leurcondition naturelle deacutegradeacutee le fait qursquoautrefois ils ont eacuteteacute submergeacutespar une inondation venue du ciel que seul un petit nombre de famillesen reacutechappegraverent en se reacutefugiant dans les grottes de montagnes eacuteleveacuteesdont ils bouchegraverent lrsquoentreacutee de telle faccedilon que lrsquoeau ne put y entrerapregraves y avoir enfermeacute plusieurs sortes drsquoanimaux Quand la pluie vintagrave cesser ils en firent sortir des chiens et voyant que ceux-ci revenaientbien propres et mouilleacutes ils en conclurent que lrsquoeau nrsquoavait pas encorebeaucoup baisseacute Mais quand ils en eurent fait sortir drsquoautres et qursquoilsles virent revenir tout crotteacutes alors ils sortirent repeupler le monde quileur apparut seulement rempli de serpents1

409 On a mecircme trouveacute dans certains endroits la croyance auJugement Dernier de sorte que les habitants srsquooffensaient grandementdu comportement des Espagnols qui dispersaient les os des treacutepasseacutesen fouillant les treacutesors des seacutepultures disant que ces os seacutepareacutes nepourraient pas facilement ecirctre rassembleacutes on a rencontreacute aussi dansces contreacutees un trafic qui se fait par le troc et non autrement dansdes foires et sur des marcheacutes de nains et drsquoindividus difformes pourlrsquoornement des tables des princes lrsquousage de la fauconnerie selon lanature des oiseaux des impocircts tregraves lourds des raffinements dans lejardinage des danses et des sauts de saltimbanques de la musiqueinstrumentale lrsquousage des armoiries des jeux de paume les jeux dedeacutes et de hasard pour lesquels ils se passionnent souvent au point desrsquoy mettre en jeu eux-mecircmes avec leur liberteacute une meacutedecine reposantuniquement sur la magie une faccedilon drsquoeacutecrire par le moyen de figures la croyance en un seul premier homme pegravere de tous les peuples leculte drsquoun dieu qui veacutecut autrefois comme un homme dans une parfaitevirginiteacute dans le jeucircne et la peacutenitence precircchant la loi de la nature etpratiquant des ceacutereacutemonies religieuses et qui disparut du monde sanssubir de mort naturelle la croyance aux geacuteants lrsquousage de srsquoenivrer

1Toutes ces laquo merveilles raquo et celles qui vont suivre encore sont tireacutees du livre deGomara Histoire Geacuteneacuterale des Indes [25]

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 295

par des breuvages et de boire le plus possible celui des ornementsreligieux peints drsquoossements et de tecirctes de morts des surplis de lrsquoeaubeacutenite des goupillons des femmes et des serviteurs qui se disputentpour ecirctre brucircleacutes et enterreacutes avec leur maicirctre ou leur mari treacutepasseacute une regravegle qui veut que les aicircneacutes heacuteritent de tous les biens et que rienne soit reacuteserveacute au puicircneacute si ce nrsquoest lrsquoobeacuteissance1 une coutume lorsde lrsquoaccession agrave certaines fonctions de grande autoriteacute qui impose aupromu de prendre un nouveau nom et drsquoabandonner le sien et celle deverser de la chaux sur le genou du nouveau-neacute en lui disant laquo Tu viensde la poussiegravere et tu retourneras en poussiegravere raquo ndash lrsquoart de pratiquer lesaugures

410 Ces pacircles imitations de notre religion que lrsquoon a pu voirdans les exemples preacuteceacutedents teacutemoignent de sa diviniteacute et de sa di-gniteacute Elle ne srsquoest pas seulement insinueacutee dans tous les peuples in-fidegraveles de ce cocircteacute-ci par une sorte drsquoimitation mais eacutegalement chezces barbares comme par lrsquoeffet drsquoune inspiration surnaturelle et com-mune On y trouve en effet eacutegalement la croyance au purgatoire maissous une forme nouvelle ce que nous attribuons au feu ils le precirctentau froid et imaginent que les acircmes sont purifieacutees et punies par la ri-gueur drsquoun froid extrecircme et cet exemple me fait penser agrave une autrediffeacuterence amusante si lrsquoon a trouveacute des peuples qui aimaient agrave deacute-voiler lrsquoextreacutemiteacute de leur membre viril et en retranchaient la peau agravela faccedilon des musulmans et des juifs on en a trouveacute drsquoautres qui crai-gnaient tellement de le montrer qursquoils faisaient en sorte en lrsquoattachantpar de petits cordons que la peau en fucirct bien soigneusement eacutetireacutee etattacheacutee au-dessus de peur que cette extreacutemiteacute ne fucirct agrave lrsquoair Et voilagraveencore une autre diffeacuterence alors que nous honorons les rois et lesfecirctes en revecirctant nos meilleurs habits dans certains pays pour montrerleur infeacuterioriteacute et leur soumission agrave leur roi les sujets se preacutesentent de-vant lui dans leurs vecirctements les plus humbles et en entrant au palaisenfilent quelque vieille robe deacutechireacutee par-dessus la leur de faccedilon agrave ceque tout lustre et ornement soit reacuteserveacute au maicirctre Mais poursuivons

411 Si la nature enferme aussi dans les limites de son cours na-turel comme elle le fait pour toutes les autres choses les croyancesles jugements et les opinions des hommes et srsquoils ont leur cycle leurssaisons leur naissance et leur mort comme il en est des choux si leciel les eacutebranle et les fait se mouvoir agrave sa guise comment pouvons-nous leur attribuer ainsi une autoriteacute magistrale et permanente Silrsquoexpeacuterience nous fait toucher du doigt le fait que notre forme propre

1Cette phrase manque dans la traduction drsquoA Lanly ([58] t II p 234)

296 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

deacutepend de lrsquoair du climat et du terroir ougrave nous naissons et non seule-ment le teint la taille la complexion et les attitudes mais jusqursquoauxfaculteacutes de lrsquoesprit laquo Le climat ne faccedilonne pas seulement la vigueurdu corps mais aussi celle de lrsquoesprit raquo dit Veacutegegravece1 Et la deacuteesse fon-datrice de la ville drsquoAthegravenes choisit pour son emplacement un climatpropre agrave rendre les hommes sages comme les precirctres eacutegyptiens lrsquoen-seignegraverent agrave Solon laquo agrave Athegravenes lrsquoair est subtil et crsquoest pour cetteCiceacuteron De

fato [106] IV 7 raison que les atheacuteniens sont reacuteputeacutes avoir lrsquoesprit plus deacutelieacute lrsquoairde Thegravebes est eacutepais et ses habitants passent donc pour ecirctre gros-siers et vigoureux raquo Crsquoest ainsi que de mecircme que les fruits et lesanimaux naissent diffeacuterents les hommes naissent aussi plus ou moinsbelliqueux justes tempeacuterants et dociles ici ils sont porteacutes sur le vinailleurs voleurs ou paillards ici enclins agrave la superstition ailleurs agravelrsquoirreacuteligion ici agrave la liberteacute lagrave agrave la servitude doueacutes pour la science oules arts grossiers ou subtils obeacuteissants ou rebelles bons ou mauvaisselon lrsquoinfluence du lieu ougrave ils se trouvent et adoptant une nouvelleattitude si on les change de place comme les arbres Ce fut pour cetteraison que Cyrus ne voulut pas permettre aux Perses drsquoabandonner leurpays rude et montagneux pour srsquoeacutetablir dans un autre doux et plat illeur dit que les terres grasses et molles font des hommes mous et lesfertiles des esprits infertiles Si nous voyons tantocirct fleurir un art uneopinion et tantocirct une autre du fait de quelque influence ceacuteleste telsiegravecle produire telles sortes drsquoindividus et preacutedisposer le genre humainagrave prendre tel ou tel comportement lrsquoesprit des hommes ecirctre tantocirct geacute-neacutereux tantocirct maigrichon comme nos champs Que deviennent alorstoutes ces belles preacuterogatives dont nous ne cessons de nous flatter Puisqursquoun homme sage peut se tromper de mecircme que cent hommesvoire beaucoup de peuples et que la nature humaine elle-mecircme selonnous peut se fourvoyer pendant des siegravecles sur ceci ou cela quellecertitude pouvons-nous bien avoir que parfois elle cesse de le faire etqursquoelle ne se trompe en ce moment mecircme

412 Entre autres teacutemoignages de notre becirctise en voilagrave un mesemble-t-il qui meacuterite de nrsquoecirctre pas oublieacute le fait que mecircme dansce qursquoil deacutesire lrsquohomme ne sache pas trouver ce qursquoil lui faut quenous ne puissions nous accorder sur ce dont nous avons besoin pournotre contentement et cela non seulement pour ce dont nous jouissonsveacuteritablement mais mecircme dans ce que nous imaginons et souhaitonsLaissons donc notre penseacutee tailler et coudre agrave sa guise elle ne pourramecircme pas deacutesirer ce qui lui est destineacute et srsquoen satisfaire

1La citation est prise dans Juste Lipse [40] Livre VI v 4

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 297

est-ce la raison qui gouverne nos craintes et nos deacutesirs Juveacutenal [41] X4Quel projet formez-vous sous drsquoassez bons auspices

Pour nrsquoavoir pas agrave le regretter mecircme srsquoil reacuteussit

Crsquoest pourquoi Socrate ne demandait rien drsquoautre aux dieux quece qursquoils savaient ecirctre bon pour lui1 Et la priegravere des Laceacutedeacutemoniensen public comme en priveacute demandait seulement que les choses bonneset belles leurs fussent octroyeacutees srsquoen remettant agrave la discreacutetion de lapuissance divine pour en faire le tri et le choix

Ce que nous demandons une eacutepouse et des enfants Juveacutenal [41] X352Mais seul un dieu peut savoir qui sera lrsquoeacutepouse

Et ce que seront ces enfants-lagrave

413 Le chreacutetien supplie Dieu que sa volonteacute soit faite pour nepas tomber dans les difficulteacutes que les poegravetes eacutevoquent agrave propos du roiMidas Celui-ci avait demandeacute aux dieux de lui accorder le pouvoir detransformer en or tout ce qursquoil toucherait sa priegravere fut exauceacutee sonvin eacutetait en or son pain aussi les plumes de sa couche sa chemise etses vecirctements en or aussi Il se trouva accableacute par la reacutealisation de ceqursquoil avait deacutesireacute lrsquoavantage espeacutereacute se reacuteveacutelait tellement insupportableqursquoil lui fallut reprendre agrave lrsquoenvers ses priegraveres

Atterreacute par un mal inattendu indigent et riche agrave la fois Ovide [62] XI128Il veut fuir ses richesses et ce qursquoil a voulu lui fait horreur

414 Mais parlons de moi-mecircme Eacutetant jeune jrsquoespeacuterais que ledestin mrsquoapporterait entre autres choses lrsquoOrdre de saint Michel carcrsquoeacutetait la distinction honorifique la plus haute de la noblesse franccedilaiseet qursquoelle eacutetait fort rare Il me lrsquoa accordeacute de faccedilon plaisante Au lieu deme pousser en avant et de me hisser depuis ma place pour lrsquoatteindreil mrsquoa traiteacute bien plus aimablement il lrsquoa rabaisseacute et descendu jusqursquoagravemes eacutepaules et mecircme en dessous2

415 Cleacuteobis et Biton Trophonius et Agamegravede ayant demandeacuteles uns agrave leur deacuteesse les autres agrave leur dieu une reacutecompense digne deleur pieacuteteacute reccedilurent la mort en guise de cadeau tant les opinions ceacute-lestes sur ce qursquoil nous faut sont diffeacuterentes des nocirctres Dieu pourrait

1Dans les eacuteditions anteacuterieures agrave celle de 1595 on lisait ici laquo Crsquoest pourquoi leChrestien plus humble et plus sage et mieux recognoissant ce que crsquoest que de luy seraporte agrave son createur de choisir et ordonner ce qursquoil luy faut raquo

2Montaigne ne manque pas drsquohumour Sur lrsquoOrdre de Saint Michel et son prestigepasseacute voir chap 7 sect3 et la note 4

298 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

parfois nous octroyer la richesse les honneurs la vie et mecircme la santeacuteagrave notre deacutetriment car tout ce qui est plaisant ne nous est pas toujourssalutaire Si au lieu de gueacuterison il nous envoie la mort ou lrsquoaggra-vation de nos maux ndash laquo ta verge et ton bacircton mrsquoont consoleacute raquo ndash il leBible [61]

PsaumesXXII 5

fait selon ce que lui dicte sa providence qui eacutevalue ce qui nous est ducirccertainement bien mieux que nous ne pouvons le faire Et nous devonsprendre cela comme un bienfait comme quelque chose qui vient drsquounemain tregraves sage et tregraves amie

Croyez-moi il faut laisser les dieux jugerJuveacutenal [41] X346 sq De ce qui est bon et qui convient agrave nos affaires

Lrsquohomme leur est plus cher qursquoil ne lrsquoest agrave lui-mecircme

Car leur reacuteclamer des honneurs de hautes fonctions crsquoest leur de-mander qursquoils vous jettent en pleine bataille au jeu de deacutes ou danstoute autre situation dont lrsquoissue vous est inconnue et le beacuteneacutefice dou-teux

416 Il nrsquoest point de combat aussi violent ou si rude entre lesphilosophes que celui qursquoils se livrent sur la question du laquo souverainbien de lrsquohomme raquo Selon le calcul de Varron il en est reacutesulteacute deuxcent quatre-vingts eacutecoles laquo Si lrsquoon est en deacutesaccord sur le souverainCiceacuteron [16] V

v bien on lrsquoest sur toute la philosophie raquo

Je crois voir trois convives se disputantHorace [34] IIii 61 sq Pour avoir chacun agrave son goucirct trois mets bien diffeacuterents

Que faut-il leur servir ou ne pas leur servirVous refusez ce que veut lrsquoun et ce que vous demandezLes deux autres le trouvent aigre et reacutepugnant

La nature devrait donc reacutepondre agrave leurs contestations agrave leurs deacute-bats Les uns disent que notre bien reacuteside dans la vertu drsquoautres dansla volupteacute drsquoautres agrave laisser faire la nature qui en la science qui agravene pas souffrir qui agrave se laisser porter par les apparences ndash et crsquoest agravecela que semble se rallier Pythagore lrsquoAncien

Ne srsquoeacutetonner de rien Numacius est presque le seulHorace [34] Ivi 1-2 Et unique moyen qui donne et conserve le bonheur

Crsquoest lagrave lrsquoobjectif ultime de lrsquoeacutecole Pyrrhonienne Aristote consi-degravere que ne srsquoeacutetonner de rien est une preuve de grandeur drsquoacircme Ar-cheacutesilas que le bien consiste agrave reacutesister et maintenir droit et inflexible

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 299

son jugement tandis que les vices et les maux viennent de ce que lrsquoonconsent et accepte Il est vrai qursquoen eacutenonccedilant ceci comme un axiomecateacutegorique il srsquoeacuteloignait du Pyrrhonisme Car les Pyrrhoniens quandils disent que le souverain bien crsquoest lrsquoataraxie1 qui est lrsquoimmobiliteacutedu jugement nrsquoentendent pas dire cela de faccedilon affirmative ce mou-vement de leur acircme qui leur fait fuir les preacutecipices et se preacuteserver de lafraicirccheur du soir crsquoest celui-lagrave mecircme qui leur fait aussi accepter uneopinion et en repousser une autre

417 Combien je voudrais tant que je suis encore en vie quequelqursquoun comme Juste Lipse (le plus savant homme que nous ayonsencore esprit tregraves cultiveacute et judicieux vraiment proche de mon cherTurnegravebe2) eucirct assez de volonteacute de santeacute et de loisir pour eacutetablir unregistre preacutecis et sincegravere selon leurs divisions et leurs parties des opi-nions de lrsquoancienne philosophie telles que nous pouvons les connaicirctreau sujet de nos mœurs et de nos faccedilons drsquoecirctre avec les controversesles succegraves et le devenir des eacutecoles la faccedilon dont les chefs de file et leurseacutelegraveves ont suivi leurs propres preacuteceptes lors de circonstances meacutemo-rables et exemplaires Le bel et utile ouvrage que cela ferait

418 Au demeurant si crsquoest de nous-mecircmes que nous tirons laloi qui reacutegit nos mœurs dans quelle confusion nous plongeons-nous Car ce que notre raison nous conseille de plus vraisemblable en cettematiegravere crsquoest bien que chacun obeacuteisse aux lois de son pays selonlrsquoavis de Socrate avis qui lui fut inspireacute (dit-il) par un conseil divinEt de ce fait que veut-elle dire cette regravegle sinon que notre devoir nrsquoapas drsquoautre regravegle que fortuite

419 La veacuteriteacute doit avoir toujours le mecircme visage universel Silrsquohomme rencontrait la droiture et la justice incarneacutees et avec une exis-tence reacuteelle il ne les attacherait pas agrave lrsquoeacutetat des coutumes de telle outelle contreacutee ce ne serait pas de la fantaisie des Perses ou des Indiensque la vertu tirerait sa forme car il nrsquoest rien qui soit plus sujet agrave unchangement continuel que les lois Depuis que je suis neacute jrsquoai vu cellesde nos voisins les Anglais changer trois ou quatre fois non seulementdans le domaine politique qui est celui pour lequel on ne srsquoattendguegravere agrave la stabiliteacute mais sur le sujet le plus important qui soit agrave sa-voir la religion Et jrsquoen eacuteprouve de la honte et du deacutepit drsquoautant qursquoilsrsquoagit lagrave drsquoune nation avec laquelle ceux de chez moi ont eu autrefoisdes relations si eacutetroites qursquoil reste encore dans ma maison quelquestraces de notre ancien cousinage Et jrsquoajoute que chez nous ici mecircme

1Le repos absolu de lrsquoacircme lrsquoinertie2Philologue franccedilais bien connu de Montaigne

300 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

jrsquoai vu des choses consideacutereacutees comme des crimes meacuteritant la peine ca-pitale devenir leacutegitimes Et nous qui en tenons drsquoautres pour leacutegitimesnous pourrions bien du fait de lrsquoincertitude de la fortune des armesecirctre consideacutereacutes un jour comme coupables de crimes de legravese-majesteacutehumaine et divine si notre justice tombe agrave la merci de lrsquoinjustice etprend en lrsquoespace de peu drsquoanneacutees une signification opposeacutee Com-ment ce dieu antique1 aurait-il pu stigmatiser plus clairement lrsquoabsencedu divin dans la connaissance humaine et apprendre aux hommes queleur religion nrsquoeacutetait que leur invention destineacutee agrave assurer la coheacutesionde la socieacuteteacute qursquoen deacuteclarant comme il le fit agrave ceux qui attendaient sesinstructions devant son treacutepied que le vrai culte pour chacun eacutetait ce-lui qursquoil pouvait observer dans les usages du pays ougrave il se trouvait OcircDieu Quelle obligation nrsquoavons-nous pas envers la bienveillance denotre souverain creacuteateur pour avoir deacuteniaiseacute notre foi de ces deacutevotionsmultiples et arbitraires et lrsquoavoir installeacutee sur la base eacuteternelle de sasainte parole

420 Que peut nous dire ici la philosophie De suivre les lois deLe relativismenotre pays crsquoest-agrave-dire cette mer fluctuante des opinions drsquoun peupleou drsquoun prince qui me peindront la justice drsquoautant de couleurs et luidonneront autant de visages qursquoil y aura en eux de changements depassion Je ne puis me contenter drsquoun jugement aussi flexible Quellevaleur a cette chose que je voyais hier en creacutedit et qui demain ne lrsquoestplus Ou que le traceacute drsquoune riviegravere change en crime Quelle veacuteriteacute est-ce lagrave qui devient mensonge au-delagrave des montagnes qui la bornent2

421 Mais ils sont plaisants ces philosophes quand pour don-ner quelque certitude aux lois ils disent qursquoil en est certaines quisont fermes perpeacutetuelles et immuables et qursquoils nomment naturellesqui sont inscrites dans le genre humain du fait mecircme de leur essencepropre Et de celles-lagrave il en est qui en comptent trois drsquoautres quatreles uns plus les uns moins signe que crsquoest lagrave une marque aussi dou-teuse que le reste Or ils sont si malchanceux ndash car comment appelersinon malchance le fait que dans un nombre infini de lois on nrsquoentrouve mecircme pas une seule agrave qui la chance et lrsquoaudace du sort aientpermis drsquoecirctre universellement reconnue par tous les peuples ndash ils sontsi malchanceux dis-je que des trois ou quatre lois qursquoils ont choisiesil nrsquoen est pas une seule qui ne soit deacutesavoueacutee et pas seulement parun peuple mais par plusieurs Et pourtant lrsquoapprobation universelle

1Apollon ce que le contexte montre bien puisqursquoil est question un peu plus loin dulaquo treacutepied raquo de la Pythie censeacutee parler pour Apollon dans ses oracles

2Pascal a repris cette ideacutee dans sa ceacutelegravebre formule laquo Veacuteriteacute en deccedilagrave des Pyreacuteneacuteeserreur au-delagrave raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 301

est bien le seul critegravere vraisemblable sur lequel fonder lrsquoexistence delois naturelles car ce que la nature nous aurait vraiment ordonneacutenous le suivrions sans aucun doute drsquoun commun accord Et crsquoest nonseulement tout peuple mais tout individu qui ressentirait la force et laviolence que lui ferait subir celui qui voudrait le pousser agrave transgressercette loi Qursquoils mrsquoen preacutesentent donc une de ce genre

422 Pour Protagoras et Ariston il nrsquoy avait pas drsquoautre essenceagrave la justice des lois que celle de lrsquoautoriteacute et de lrsquoopinion du leacutegisla-teur cela mis agrave part le bon et lrsquohonnecircte perdaient leurs qualiteacutes etnrsquoeacutetaient plus que des noms vains de choses indiffeacuterentes Dans Pla-ton Trasymaque estime que le droit nrsquoest pas autre chose que ce quiplaicirct agrave son supeacuterieur Il nrsquoy a rien au monde qui soit si varieacute que lescoutumes et les lois Telle chose qui est ici abominable est estimableailleurs comme agrave Laceacutedeacutemone lrsquoadresse mise agrave voler autrui Les ma-riages entre proches sont rigoureusement deacutefendus chez nous et ilssont agrave lrsquohonneur ailleurs

On dit qursquoil est des pays ougrave la megravere Ovide [62] X331Srsquounit agrave son fils et le pegravere agrave sa fille

Et ougrave lrsquoaffection familiale est redoubleacutee par lrsquoamour

Le meurtre des enfants celui des pegraveres la communauteacute des femmesle commerce drsquoobjets voleacutes la licence en toutes sortes de volupteacutes ndash ilnrsquoest rien en somme de si extrecircme qui ne soit accepteacute dans les usagesde quelque peuple1

423 On peut penser qursquoil y a des lois naturelles comme on levoit chez drsquoautres creacuteatures mais que pour nous elles sont perdues crsquoest que la belle raison humaine se mecircle de tout maicirctriser et comman-der brouillant et meacutelangeant lrsquoapparence des choses de par sa vaniteacuteet son inconstance laquo Rien ne demeure qui soit vraiment nocirctre ce que Ciceacuteron [16] V

xxijrsquoappelle ldquonocirctrerdquo nrsquoest qursquoun effet de lrsquoart raquo On voit les choses dedivers points de vue et on leur attache plus ou moins drsquoimportance crsquoest essentiellement de lagrave que viennent les divergences drsquoopinionsUn peuple les voit sous un certain jour un autre sous un autre

424 Il nrsquoest rien de si horrible agrave imaginer que de manger sonpegravere Les peuples qui avaient autrefois cette coutume la consideacuteraienttoutefois comme un teacutemoignage de pieacuteteacute et de grande affection etcherchaient par lagrave agrave donner agrave leurs geacuteniteurs la seacutepulture la plus digne

1On remarquera que ce thegraveme est cher agrave Montaigne qui lrsquoa deacutejagrave longuement traiteacuteen I 23

302 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

et la plus honorable en logeant le corps de leurs pegraveres et leurs re-liques en leur propre corps et jusque dans leur moeumllle les vivifianten quelque sorte et les reacutegeacuteneacuterant par la transmutation de leur chairvive en srsquoen nourrissant et en les digeacuterant On peut facilement imagi-ner quelle cruauteacute et abomination crsquoeucirct eacuteteacute pour des gens impreacutegneacutespar cette superstition que de jeter la deacutepouille de leurs parents agrave pourrirdans la terre et devenir la nourriture des becirctes et des vers

425 Lycurgue prit en compte dans le fait de voler quelqursquoundrsquoune part la vivaciteacute la hardiesse et lrsquoadresse avec lesquels on par-vient agrave soustraire quelque chose agrave son voisin et drsquoautre part lrsquoutiliteacuteque cet acte a dans le public en amenant les gens agrave se soucier plus de laconservation de ce qui leur appartient Il estima que cette double eacutedu-cation attaquer et se deacutefendre eacutetait utile agrave la discipline militaire (quieacutetait pour lui la science et la vertu principales et ce agrave quoi il voulaitamener son peuple) et plus importante encore que le deacutesordre et lrsquoin-justice causeacutes par le fait de srsquoapproprier le bien drsquoautrui Denys tyrande Syracuse offrit agrave Platon une robe faite agrave la mode perse longue da-masquineacutee et parfumeacutee Platon la refusa en disant qursquoeacutetant neacute hommeil nrsquoavait pas envie de se vecirctir en femme Mais Aristippe lrsquoaccepta luidisant que nul accoutrement ne pouvait corrompre un chaste cœur Etcomme ses amis le morigeacutenaient pour sa lacirccheteacute parce qursquoil avait prissi peu agrave cœur le fait que Denys lui eucirct cracheacute au visage il reacutepondit laquo les pecirccheurs supportent bien drsquoecirctre baigneacutes par les flots de la merdepuis la tecircte jusqursquoaux pieds pour attraper un goujon raquo Diogegravenelavait ses choux et le voyant passer lui dit laquo Si tu savais vivre dechoux tu ne ferais pas la cour agrave un tyran raquo A quoi Aristippe reacutepondit laquo Si tu savais vivre parmi les hommes tu ne laverais pas de choux1 raquoVoilagrave comment la raison peut montrer certaines choses sous des as-pects diffeacuterents crsquoest un vase agrave deux anses que lrsquoon peut saisir parcelle de gauche ou celle de droite2

Crsquoest la guerre que tu portes ocirc terre hospitaliegravereVirgile [112]III 539 Tes chevaux y sont precircts crsquoest drsquoelle qursquoils nous menacent

Mais ils furent drsquoabord agrave des chars atteleacutesEt marchegraverent sous le joug Il reste donc un espoir pour la paix

1Ces anecdotes proviennent de Diogegravene Laeumlrce [44] Aristippe II 67-682Aujourdrsquohui on eacutevoque couramment les laquo deux faces drsquoune mecircme monnaie raquo ou la

fameuse bouteille toujours agrave moitieacute vide ou agrave moitieacute pleine

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 303

426 On disait agrave Solon de ne pas reacutepandre de larmes impuis-santes et inutiles sur la mort de son fils laquo Crsquoest bien pour cela reacutepondit-il parce qursquoelles sont inutiles et impuissantes que je les verse drsquoau-tant plus leacutegitimement raquo La femme de Socrate renforccedilait sa douleuren srsquoexclamant laquo Que ces juges sont meacutechants de le faire mouririnjustement raquo Et lui de reacutepondre laquo Aimerais-tu mieux que ce fucirctjustement raquo Nous nous perccedilons les oreilles les Grecs tenaient celapour une marque de servitude Nous nous cachons pour faire lrsquoamouravec nos femmes les Indiens font cela en public Les Scythes immo-laient les eacutetrangers dans leurs temples ailleurs les temples sont deslieux drsquoasile

De lagrave viennent les fureurs populaires de ce que chaque pays Juveacutenal [41]XV v 37Deacuteteste les dieux de ses voisins car il pense que les siens

Sont les seuls qui soient les vrais

427 Jrsquoai entendu parler drsquoun juge qui lorsqursquoil se trouvait de-vant un conflit seacutevegravere entre Bartolus et Baldus1 ou un point de droittregraves vivement controverseacute inscrivait en marge dans son registre laquo Ques-tion pour lrsquoami raquo ce qui signifiait que la veacuteriteacute eacutetait si embrouilleacutee etdeacutebattue que dans ce cas il pourrait favoriser lrsquoune des parties commebon lui semblerait Srsquoil eucirct fait preuve de plus drsquohabileteacute et de compeacute-tence il eucirct pu mettre partout laquo Question pour lrsquoami raquo Les avocatset les juges agrave notre eacutepoque trouvent dans toutes les affaires suffisam-ment de failles pour les accommoder agrave leur guise Dans un domaineaussi vaste tellement soumis agrave tant drsquoopinions et tellement arbitraireil se fait une tregraves grande confusion de jugements et il ne saurait en ecirctreautrement Aussi nrsquoy a-t-il pas de procegraves si clair soit-il dans lequel lesavis ne se partagent ce qursquoune cour a jugeacute une autre le jugera en senscontraire et se contredira elle-mecircme la fois suivante Nous en voyonscouramment des exemples agrave cause de ce laisser-aller qui gacircche terri-blement la ceacutereacutemonieuse autoriteacute de notre justice et son eacuteclat et quiconsiste agrave ne pas srsquoen tenir aux arrecircts rendus mais agrave courir sans cesseapregraves de nouveaux juges pour statuer sur la mecircme affaire

428 Quant agrave la liberteacute des opinions philosophiques agrave propos duvice et de la vertu crsquoest lagrave quelque chose sur quoi il nrsquoest pas besoinde srsquoeacutetendre et sur quoi il y a des avis divers qursquoil vaut mieux taireque faire connaicirctre aux esprits faibles Arceacutesilas disait que si on eacutetaitpaillard peu importait de quel cocircteacute et par ougrave on lrsquoeacutetait laquo Et en ce qui Ciceacuteron [20] V

331Deux ceacutelegravebres jurisconsultes de lrsquoeacutepoque

304 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

concerne les plaisirs de lrsquoamour si la nature les exige il nrsquoy faut te-nir compte ni de la race ni du lieu ni du rang mais de la gracircce delrsquoacircge de la beauteacute comme le pense Eacutepicure raquo laquo Ils [les Stoiumlciens]Ciceacuteron [16]

III 20 pensent mecircme que des amours saintement reacutegleacutees ne sont pas incon-venants pour un sage raquo laquo Voyons jusqursquoagrave quel acircge il est bien drsquoaimerSeacutenegraveque [96]

CXXIII les jeunes gens raquo Ces deux derniers passages des Stoiumlciens et sur cesujet le reproche que fit Diceacutearque agrave Platon lui-mecircme montrent com-bien la plus saine philosophie tolegravere un laxisme fort eacuteloigneacute de lrsquousagecommun et excessif

429 Les lois tirent leur autoriteacute de leur existence et de leurusage il est dangereux de les ramener agrave leur naissance elles gros-sissent et srsquoennoblissent en roulant comme font nos riviegraveres Suivez-les vers lrsquoamont jusqursquoagrave leur source ce nrsquoest qursquoun petit filet drsquoeau agravepeine reconnaissable qui srsquoenorgueillit ainsi et se fortifie en vieillis-sant Voyez les antiques consideacuterations qui ont mis en mouvement cefameux torrent plein de digniteacute inspirant effroi et reacuteveacuterence vousles trouverez si leacutegegraveres et si deacutelicates qursquoil nrsquoest pas eacutetonnant si lesphilosophes qui soupegravesent tout examinent tout agrave la lumiegravere de la rai-son qui nrsquoacceptent rien par autoriteacute et reacuteputation portent lagrave-dessusdes jugements souvent tregraves eacuteloigneacutes de lrsquoopinion courante Commeils prennent pour modegravele lrsquoimage de la nature originelle il nrsquoest paseacutetonnant que la plupart de leurs opinions se deacutemarquent de lrsquoopinioncommune Peu drsquoentre eux par exemple eussent approuveacute les condi-tions qui sont imposeacutees agrave nos mariages et la plupart ont souhaiteacute lacommunauteacute des femmes sans liens contraignants Ils refusaient nosconvenances Chrysippe ne disait-il pas qursquoun philosophe serait precirct agravefaire une douzaine de culbutes en public et mecircme sans pantalon pourune douzaine drsquoolives Il est peu probable qursquoil eucirct conseilleacute agrave Clis-thegravene de refuser la belle Agariste sa fille agrave Hippoclidegraves parce qursquoil luiavait vu faire laquo lrsquoarbre fourchu raquo sur une table Meacutetroclegraves avait lacirccheacutepeu discregravetement un pet en discutant en preacutesence de ses disciples ethonteux se tenait depuis cacheacute dans sa maison jusqursquoagrave ce que Crategravesvienne lui rendre visite ajoutant ses raisonnements agrave ses consolationset lrsquoexemple de sa propre liberteacute se mettant agrave peacuteter agrave lrsquoenvi avec luiil lui ocircta ce scrupule Et de plus il lui fit quitter pour son eacutecole stoiuml-cienne plus franche lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne plus policeacutee qursquoil avaitsuivie jusqursquoalors

430 Ce que nous appelons laquo deacutecence raquo le fait de nrsquooser faire agravedeacutecouvert ce que nous trouvons laquo deacutecent raquo de faire cacheacute ils disaientque crsquoeacutetait une sottise et ils estimaient que crsquoeacutetait un vice que de ru-ser pour taire et deacutementir les actions que la nature lrsquousage et notre

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 305

deacutesir manifestent publiquement ils consideacuteraient que crsquoeacutetait profanerles mystegraveres de Veacutenus que de les enlever au sanctuaire secret de sontemple pour les exposer agrave la vue de tous et que ramener ses jeux de-vant le rideau crsquoeacutetait les perdre1 Que crsquoest une sorte de poix que lahonte2 et que la dissimulation la retenue la contrainte sont des eacuteleacute-ments de lrsquoestime que lrsquoon a pour quelque chose Que la volupteacute sousle masque de la vertu insistait tregraves habilement pour ne pas ecirctre prosti-tueacutee au milieu des carrefours fouleacutee aux pieds et livreacutee aux yeux de lafoule regrettant la digniteacute et la commoditeacute de ses endroits habituels

431 Drsquoaucuns tirent argument de cela pour dire que supprimerles bordels publics ne conduirait pas seulement agrave reacutepandre partoutla paillardise confineacutee jusqursquoalors en ces lieux-lagrave mais inciterait leshommes vagabonds et oisifs agrave ce vice en le rendant plus difficile agravesatisfaire

Autrefois mari drsquoAufidie te voilagrave son amant Corvinus Martial [50] IIIlxixEt le mari drsquoaujourdrsquohui eacutetait autrefois ton rival

Pourquoi te plaicirct-elle mieux en eacutepouse drsquoun autreQuand elle te deacuteplaisait quand elle eacutetait la tienneLa seacutecuriteacute te rendrait-elle impuissant

Cette expeacuterience prend mille formes

Personne dans toute la ville ne voulait toucher ta femme Martial [50] IlxxivCecilianus lorsqursquoon eacutetait libre de lrsquoapprocher

Mais maintenant que tu as placeacute des gardes autour drsquoelleUne foule de galants lrsquoassiegravegent Habile homme

432 On demanda agrave un philosophe qursquoon surprit en pleine ac-tion ce qursquoil faisait Il reacutepondit tregraves tranquillement laquo Je plante un

1La derniegravere partie de cette phrase est en contradiction avec ce qui preacutecegravede On no-tera qursquoelle marque le deacutebut drsquoune longue correction manuscrite faite sur lrsquolaquo exemplairede Bordeaux raquo et reprise par lrsquoeacutedition de 1595 (jusqursquoau sect431)

2Le mot laquo poixpoids raquo fait problegraveme Sur lrsquo laquo exemplaire de Bordeaux raquo il est assezdifficile de savoir si Montaigne a eacutecrit laquo poix raquo ou laquo pois raquo Lrsquoeacutedition StrowskiVilley([52] t II p 342) donne laquo pois raquo celle de Villey [55] laquo poix raquo Par ailleurs danslrsquoeacutedition de 1588 on lit laquo espece de poix raquo et dans celle de 1595 laquo chose de poix raquoA Lanly [58] traduit laquo une espegravece de poids raquo DM Frame [28] laquo a sort of weight raquoMais le sens de laquo poix raquo quelque chose qui laquo colle agrave la peau raquo (cf la laquo poisse raquo )me semble mieux convenir et la laquo correction raquo de 1595 pourrait ecirctre lrsquoindice drsquounemauvaise interpreacutetation laquo espegravece de poids raquo nrsquoayant pas grand sens P Brach et M deGournay auraient cru neacutecessaire de corriger en laquo chose de poids raquo

306 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

homme raquo ne rougissant pas plus drsquoecirctre trouveacute en train de faire celaque si on lrsquoeucirct trouveacute en train de planter de lrsquoail Jrsquoestime que crsquoest tropde bienveillance et de respect de la part drsquoun grand auteur religieux1

que de consideacuterer que cet acte-lagrave doit neacutecessairement ecirctre secret etpudique dans la licence des embrassements auxquels se livraient lesCyniques il ne parvenait pas agrave admettre que lrsquoacte sexuel allait agrave sonterme mais pensait qursquoils se contentaient de faire des mouvements las-cifs pour manifester lrsquoimpudence que professait leur eacutecole Il pensaitque pour donner libre cours agrave ce que la honte empecircche et retient ilsavaient encore besoin de se cacher Il nrsquoavait pas vu drsquoassez pregraves leurdeacutebauche Diogegravene quand il se masturbait en public deacuteclarait agrave ceuxqui eacutetaient lagrave qursquoil aimerait pouvoir aussi contenter son estomac en lefrottant ainsi Et agrave ceux qui lui demandaient pourquoi il ne cherchaitpas un lieu plus commode pour manger qursquoen pleine rue il reacutepondit laquo Crsquoest parce que jrsquoai faim en pleine rue raquo Les femmes philosophesqui se joignaient agrave leur eacutecole se joignaient aussi agrave eux-mecircmes en toutlieu et librement Hipparchia ne fut admise dans la socieacuteteacute de Crategravesqursquoagrave la condition de suivre en toutes choses les us et coutumes que laregravegle de son eacutecole imposait Ces philosophes attachaient grand prix agravela vertu et refusaient toutes les sciences sauf la morale mais accor-daient lrsquoautoriteacute suprecircme aux choix faits par leur sage qursquoils placcedilaientau-dessus des lois et ne fixaient drsquoautres limites aux volupteacutes que lamodeacuteration et le respect de la liberteacute drsquoautrui2

433 Heacuteraclite et Protagoras observant que le vin semble amerau malade et agreacuteable agrave celui qui est en bonne santeacute qursquoun avironsemble tordu dans lrsquoeau et droit agrave ceux qui le voient au dehors etautres apparences contraires dans divers objets en tiregraverent argumentpour dire que tous les objets avaient en eux-mecircmes les causes de cesapparences et qursquoil y avait dans le vin quelque amertume en rapportavec le goucirct du malade une certaine courbure dans lrsquoaviron en rap-port avec ce que voit celui qui le regarde dans lrsquoeau et ainsi pour toutle reste Ce qui est une faccedilon de dire que tout est en tout et par conseacute-quent que rien nrsquoest en aucune car il nrsquoy a rien lagrave ougrave il y a tout

434 Cette faccedilon de voir me remet en meacutemoire lrsquoexpeacuterience queLrsquointerpreacute-tation des

textesnous avons de ce qursquoil nrsquoest aucun aspect ou droit ou amer ou douxou courbe que lrsquoesprit humain ne puisse trouver dans les eacutecrits qursquoilentreprend de fouiller Dans le texte le plus net le plus pur et le plus

1Saint Augustin Citeacute de Dieu [7] XIV 202Une phrase barreacutee ici dans lrsquo laquo exemplaire de Bordeaux raquo qursquoon pourrait traduire

ainsi laquo Et plusieurs adeptes de cette eacutecole srsquoen sont autoriseacutes pour eacutecrire et publier deslivres drsquoune hardiesse exageacutereacutee raquo

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 307

parfait qui soit combien de fausseteacutes et de mensonges a-t-on pu faireapparaicirctre Quelle heacutereacutesie nrsquoy a trouveacute assez de fondements et depreuves pour naicirctre et se maintenir en vie Crsquoest pour cela que les au-teurs de telles erreurs ne veulent jamais se deacutepartir de cette laquo preuve raquoque constitue lrsquointerpreacutetation des mots Un personnage important vou-lant me faire approuver par un argument drsquoautoriteacute la quecircte de la pierrephilosophale dans laquelle il est plongeacute me cita reacutecemment cinq ousix passages de la Bible sur lesquels il disait qursquoil srsquoeacutetait surtout fondeacutepour deacutecharger sa conscience ndash car crsquoest un eccleacutesiastique Et en veacuteriteacutesa deacutecouverte nrsquoeacutetait pas seulement amusante mais tregraves bien adapteacuteeagrave la deacutefense de cette belle science Crsquoest de cela que les fables divi-natrices tirent leur creacutedibiliteacute Il nrsquoest pas de preacutevisionniste srsquoil a uneautoriteacute telle qursquoon daigne le feuilleter et scruter soigneusement tousles replis et recoins de ses paroles agrave qui on ne puisse faire dire toutce que lrsquoon voudra comme aux Sibylles il est tant de faccedilons de lesinterpreacuteter qursquoil est peu probable que directement ou en biaisant unpeu un esprit intelligent nrsquoy trouve sur un sujet quelconque quelquechose qui vienne eacutetayer son point de vue

435 Crsquoest pourquoi un style si neacutebuleux et si douteux se trouvesi freacutequemment et si anciennement en usage lrsquoauteur espegravere par lagrave at-tirer et gagner agrave lui la posteacuteriteacute ce que le seul talent ne peut lui obteniret mecircme pas la faveur fortuite rencontreacutee par le sujet Au demeurantpeu importe que ce soit par becirctise ou par adresse qursquoil srsquoexprime de fa-ccedilon un peu obscure et contradictoire nombre drsquoesprits le blutant et lesecouant en tireront quantiteacute de sens conformes ou non agrave ce qursquoil pen-sait dire mais qui lui feront tous honneur Il se verra enrichi gracircce agrave sesdisciples comme le sont les professeurs au moment du Lendit1 Crsquoestce qui a fait valoir plusieurs choses sans valeur qui a fait le succegraves deplusieurs ouvrages et les a enrichis de tout ce qursquoon a voulu y mettreune mecircme chose devenant lrsquoobjet de mille interpreacutetations diffeacuterentes etconsideacuterations diverses autant qursquoil nous plaicirct Est-il possible qursquoHo-megravere ait voulu dire tout ce qursquoon lui fait dire et qursquoil se soit precircteacute agrave desinterpreacutetations si nombreuses et diverses que les theacuteologiens les leacutegis-lateurs les grands capitaines les philosophes et toutes sortes drsquoautresgens srsquoappuient sur lui se reacutefegraverent agrave lui Qursquoil soit le Maicirctre pourtoutes les fonctions offices et travaux Le Conseiller universel pourtoutes les entreprises Quiconque a eu besoin drsquooracles et de preacutevi-sions en a trouveacute chez lui pour son propos Un personnage savant etde mes amis a susciteacute bien des deacutecouvertes admirables en faveur de

1Crsquoest agrave lrsquoeacutepoque de la Foire du Lendit que les eacutelegraveves versaient aux professeurs leurseacutemoluements

308 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

notre religion et il est eacutetonnant de voir qursquoil ne peut se deacutefaire delrsquoideacutee que ce soit le dessein drsquoHomegravere (Il est vrai que cet auteur luiest aussi familier que srsquoil vivait agrave notre eacutepoque1) Et ce qursquoil y trouveen faveur de notre religion bien drsquoautres lrsquoavaient dans lrsquoAntiquiteacuteinterpreacuteteacute en faveur des leurs

436 Voyez comment on malmegravene et secoue Platon Chacun sefaisant un point drsquohonneur de lrsquoappliquer agrave son propre cas le tire ducocircteacute qui lui convient On le promegravene avec soi et on lrsquoinsegravere dans toutesles nouvelles ideacutees que le monde se fait On le met en contradictionavec lui-mecircme selon le tour que prennent les choses On fait condam-ner par son jugement les mœurs qui eacutetaient licites agrave son eacutepoque parceqursquoelles sont illicites dans la nocirctre Et tout cela avec force et vivaciteacutepour autant qursquoest vif et puissant lrsquoesprit de lrsquointerpregravete

437 Sur la mecircme base qursquoHeacuteraclite et son opinion selon la-quelle toutes choses avaient en elles ce qursquoon voulait bien y trouverDeacutemocrite tirait une conclusion tout agrave fait opposeacutee pour lui les chosesnrsquoavaient rien du tout de ce que nous y trouvions et si le miel eacutetaitdoux agrave lrsquoun et amer agrave lrsquoautre preacutetendait-il crsquoest qursquoil nrsquoeacutetait en fait nidoux ni amer Les Pyrrhoniens eux diraient qursquoils ne savent srsquoil estdoux ou amer ou ni lrsquoun ni lrsquoautre ou tous les deux car ils se placenttoujours dans le doute le plus extrecircme

438 Les Cyreacutenaiumlques affirmaient que rien nrsquoeacutetait perceptible delrsquoexteacuterieur et que seul eacutetait perceptible ce qui nous affectait de lrsquointeacute-rieur comme la douleur et la volupteacute Ils ne reconnaissaient ni les tonsni les couleurs mais seulement certains affects qursquoils produisaient ilsdisaient que lrsquohomme nrsquoavait pas drsquoautre base pour asseoir son ju-gement Protagoras estimait que ce qui semblait vrai agrave chacun eacutetaitpour chacun la veacuteriteacute Les Eacutepicuriens font reposer tout jugement surles sens pour la connaissance comme pour la volupteacute Pour Platonle jugement de la veacuteriteacute et la veacuteriteacute elle-mecircme abstraction faite desopinions et des sens ne relevaient que de lrsquoesprit et de la reacuteflexion

439 Cela me conduit agrave consideacuterer les sens qui constituent lefondement et la preuve majeure de notre ignorance Tout ce que lrsquoonconnaicirct on le connaicirct sans aucun doute agrave travers la capaciteacute qursquoen acelui qui connaicirct car puisque le jugement vient de lrsquoopeacuteration men-tale de celui qui juge il est normal qursquoil fasse cette opeacuteration par ses

1Jrsquoadopte ici lrsquointerpreacutetation proposeacutee par M Guilbaud (eacutedition de lrsquoImprimerie Na-tionale [57]) Car agrave mon avis la traduction litteacuterale laquo lui est aussi familier qursquoagrave nrsquoim-porte qui de nos jours raquo nrsquoa aucun sens D M Frame [28] traduit pourtant laquo as anyman of our century raquo (p 443)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 309

propres moyens et selon sa volonteacute et non sous une contrainte exteacute-rieure comme ce serait le cas si nous connaissions les choses par laforce et selon la loi imposeacutee par leur essence propre1 Or toute connais-sance nous arrive par les sens ce sont nos maicirctres

La voie par ougrave lrsquoeacutevidence arrive directement Lucregravece [46] V103Dans le cœur de lrsquohomme et le temple de son esprit

440 Crsquoest par eux que commence la science agrave eux qursquoelle abou- Rocircle des senstit Apregraves tout nous ne saurions rien de plus qursquoune pierre si nous nesavions qursquoil y a des sons des odeurs de la lumiegravere de la saveur dela mesure de la mollesse de la dureteacute de lrsquoacircpreteacute de la couleur desreflets de la largeur de la profondeur Voilagrave le plan et les principesde tout lrsquoeacutedifice de la science Et si lrsquoon en croit certains la connais-sance nrsquoest pas autre chose que ce qursquoon perccediloit Celui qui me pousseagrave contredire les sens me tient agrave la gorge il ne peut me faire reculerplus loin Les sens sont le commencement et la fin de la connaissancehumaine

Tu verras que lrsquoideacutee de la veacuteriteacute nous vient des sens Lucregravece [46]IV 479Et lrsquoon ne peut aller contre leur teacutemoignage

Agrave quoi donc accorder plus de foi si ce nrsquoestAux sens

441 Mecircme si lrsquoon tente de reacuteduire le plus possible leur rocircle ilfaudra bien toujours leur accorder cela crsquoest par eux et leur entremiseque srsquoachemine tout ce que nous savons Ciceacuteron raconte que Chry-sippe ayant essayeacute de rabaisser la force des sens et leur valeur se fit agravelui-mecircme des objections en sens contraire et des oppositions si fortesqursquoil ne put parvenir agrave y reacutepondre Sur quoi Carneacuteade qui soutenait lathegravese adverse put se vanter de se servir des arguments de Chrysippelui-mecircme pour le combattre et il srsquoeacutecriait de ce fait contre lui laquo Ocircmalheureux ta force trsquoa perdu raquo Il nrsquoest rien de plus absurde selonnous que de soutenir que le feu ne chauffe pas que la lumiegravere nrsquoeacuteclairepas que le fer ne pegravese rien qursquoil nrsquoest pas solide ce sont des notionsque nous fournissent les sens Et il nrsquoest pas de croyance ou de scienceen lrsquohomme dont la certitude puisse ecirctre compareacutee agrave celle-lagrave

442 La premiegravere remarque que je ferais au sujet des sens crsquoestde mettre en doute le fait que lrsquohomme dispose de tous les sens dont

1Le sens de cette phrase nrsquoest pas des plus clairs dans le texte original Jrsquoai ducirc lrsquoar-ranger un peu

310 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

dispose la Nature Je vois certains animaux qui vivent leur vie entiegravereet parfaitement les uns sans voir les autres sans entendre Qui sait siagrave nous-mecircmes aussi il ne manque pas encore un deux ou trois voireplusieurs sens Car srsquoil nous en manque un notre penseacutee ne peut srsquoenapercevoir crsquoest le privilegravege des sens que drsquoecirctre la limite extrecircme dece que nous pouvons percevoir et rien au-delagrave drsquoeux ne peut nousservir agrave les deacutecouvrir Et qui plus est aucun sens ne peut en deacutecouvrirun autre

Lrsquoouiumle pourra-t-elle ameacuteliorer la vue Et le toucher lrsquoouiumleLucregravece [46]IV 487 Le goucirct prouvera-t-il lrsquoerreur du toucher

Ou bien lrsquoodorat et les yeux prouveront-ils lrsquoerreur des autres

Ils constituent la limite extrecircme de nos capaciteacutes de connaicirctreLucregravece [46]IV 490 Chacun drsquoeux a sa fonction propre

Et son pouvoir particulier

443 Il est impossible de faire comprendre agrave un aveugle de nais-sance qursquoil nrsquoy voit pas impossible de lui faire deacutesirer la vue et regret-ter de ne pas voir Crsquoest pourquoi nous ne devons tirer aucune garantiedu fait que notre acircme est contente et satisfaite de ce que nous avons elle nrsquoa pas de quoi se rendre compte de sa maladie et de son im-perfection si tel est le cas Il est impossible de parvenir agrave donner agravecet aveugle par raisonnement preuve ou comparaison une ideacutee quel-conque de la lumiegravere de la couleur et de la vue Il nrsquoy a aucun moyende lui donner le sens de la vision Les aveugles-neacutes qui manifestent ledeacutesir de voir ne comprennent rien agrave ce qursquoils demandent ils ont ap-pris de nous qursquoils ont quelque chose agrave dire quelque chose agrave deacutesirerque nous avons qursquoils savent nommer et dont ils connaissent les effetset les conseacutequences Mais ils ne savent pourtant pas ce que crsquoest ni depregraves ni de loin

444 Jrsquoai vu un gentilhomme de bonne famille aveugle-neacute1 ouau moins devenu aveugle agrave un acircge tel qursquoil ne sait ce que crsquoest quela vue Il comprend si peu ce qui lui manque qursquoil emploie commenous des mots qui concernent la vision et les emploie agrave sa faccedilon agravelui tregraves particuliegravere Comme on lui preacutesentait un enfant dont il eacutetaitle parrain lrsquoayant pris entre ses bras il srsquoeacutecria laquo Mon Dieu le belenfant comme on a plaisir agrave le voir Qursquoil a le visage gai raquo Il dit

1On peut faire le rapprochement avec la laquo Lettre sur les aveugles raquo quelque deuxcents ans plus tard dans laquelle Diderot relate la visite qursquoil fit agrave un aveugle-neacute etexpose les reacuteflexions philosophiques que ce cas lui inspire

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 311

comme chacun de nous le ferait laquo Cette piegravece offre une jolie vue raquolaquo il fait clair raquo laquo il fait un beau soleil raquo Mais il y a plus comme lachasse le jeu de paume le tir agrave la cible sont nos occupations et qursquoillrsquoa entendu dire il les affectionne srsquoy consacre avec ardeur et croit yprendre part de la mecircme faccedilon que nous Il srsquoemballe agrave leur propos ety prend du plaisir et pourtant il ne les perccediloit que par les oreilles Onlui crie que voilagrave le liegravevre quand on est sur quelque belle esplanadeougrave il puisse piquer puis on lui dit que le liegravevre est pris le voilagrave aussifier de sa prise qursquoil a entendu dire que les autres le sont Il prend laballe de la main gauche et la pousse avec sa raquette Agrave lrsquoarquebuseil tire au jugeacute et se contente de ce que ses gens lui disent qursquoil a tireacutetrop haut ou agrave cocircteacute

445 Sait-on jamais Le genre humain fait peut-ecirctre une sottisedu mecircme genre parce que quelque sens lui fait deacutefaut et peut-ecirctreque de ce fait la majeure partie de lrsquoaspect des choses nous demeurecacheacutee Sait-on si les obscuriteacutes que nous rencontrons dans bien desouvrages de la nature ne viennent pas de lagrave et si bien des choses dontsont capables les animaux et qui nous deacutepassent ne sont pas le reacutesultatde quelque sens qui nous manque Peut-ecirctre certains drsquoentre eux ont-ils une vie plus pleine et plus entiegravere que la nocirctre agrave cause de cela Nouspercevons une pomme par le biais de presque tous nos sens nous trou-vons qursquoelle est rouge lisse douce qursquoelle a une odeur du poli Maisoutre cela elle peut aussi avoir drsquoautres proprieacuteteacutes comme celle de sedesseacutecher ou de se ratatiner1 et nous nrsquoavons pas de sens qui leur cor-responde Dans beaucoup de choses nous trouvons des proprieacuteteacutes quenous disons laquo occultes raquo comme celle drsquoattirer le fer pour lrsquoaimant Nese peut-il qursquoil y ait dans la nature des faculteacutes sensitives capables deles reconnaicirctre et de les percevoir et qursquoagrave deacutefaut de les posseacuteder nousdemeurions dans lrsquoignorance de la veacuteritable essence de ces choses-lagrave Crsquoest peut-ecirctre quelque sens particulier qui renseigne le coq surlrsquoheure du matin et de minuit et les incite agrave chanter ou qui apprendaux poules avant drsquoen avoir seulement fait lrsquoexpeacuterience agrave craindrelrsquoeacutepervier et non une oie ou un paon qui sont pourtant de plus grandetaille qui preacutevient les poulets de lrsquoattitude hostile du chat envers euxet agrave ne pas craindre le chien agrave prendre garde au miaulement plutocirctdoux agrave lrsquooreille et non agrave lrsquoaboiement qui est pourtant rude et agressifQuelque sens particulier encore qui permet aux frelons aux fourmis etaux rats de choisir toujours le meilleur fromage et la meilleure poire

1laquo comme drsquoasseicher ou restreindre raquo dit le texte A Lanly [58] eacutecrit (II p 248)traduit laquo drsquoautres vertus comme drsquoasseacutecher ou drsquoecirctre astringente raquo Je donne plutocirct agraveces verbes un sens reacutefleacutechi comme le fait DM Frame[28] (p 445) laquo other propertieslike drying up or shrinking raquo

312 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

avant mecircme de les avoir goucircteacutes et qui donne au cerf agrave lrsquoeacuteleacutephant et auserpent la connaissance de lrsquoherbe propre agrave leur assurer la gueacuterison

446 Il nrsquoy a pas de sens qui nrsquoait un pouvoir eacutetendu et qui nrsquoap-porte de ce fait un nombre infini de connaissances Si nous nrsquoavionspas la connaissance des sons de lrsquoharmonie et de la voix cela produi-rait une confusion inimaginable dans tout le reste de notre science Caroutre ce qui est attacheacute agrave lrsquoeffet propre de chaque sens combien drsquoar-guments de conseacutequences et de conclusions ne tirons-nous pas pourles autres choses en comparant un sens agrave un autre Qursquoun homme in-telligent imagine la nature humaine comme produite originellementsans la vue et qursquoil se repreacutesente quelle ignorance et quelle confusionprovoquerait un tel manque quelles teacutenegravebres et quel aveuglement dansnotre acircme On verra par lagrave combien est importante pour la connais-sance de la veacuteriteacute la privation drsquoun autre sens semblable ou de deuxou de trois1 Nous avons conccedilu une veacuteriteacute par la consultation et laconfrontation de nos cinq sens mais peut-ecirctre fallait-il avoir lrsquoaccordde huit ou dix sens et qursquoils collaborent pour la voir vraiment et dansson essence mecircme

447 Les eacutecoles philosophiques qui combattent la science hu-maine la combattent principalement en se fondant sur lrsquoincertitude etla faiblesse de nos sens En effet puisque toute connaissance nousvient par leur entremise et leur intermeacutediaire srsquoils se trompent dans lerapport qursquoils nous fournissent srsquoils corrompent ou altegraverent ce qursquoilsnous ramegravenent de lrsquoexteacuterieur si la lumiegravere qui passe en notre acircmegracircce agrave eux est obscurcie au passage nous sommes dans une situa-tion sans issue De cette extrecircme difficulteacute sont neacutees toutes ces ideacuteesfantaisistes que chaque objet a en soi tout ce que nous y trouvons qursquoil nrsquoa rien de ce que nous pensons y trouver que le Soleil nrsquoest pasplus grand que tel qursquoil apparaicirct agrave notre vue comme le pensaient lesEacutepicuriens

Quoi qursquoil en soit son volume nrsquoest pas plus grandLucregravece [46] V577 Qursquoil nrsquoapparaicirct agrave nos yeux dans sa course2

1La fin de cette phrase (laquo si elle est en nous raquo) nrsquoest pas claire A quoi se rattachelaquo elle raquo Grammaticalement ce peut ecirctre ou laquo la privation raquo ou laquo la connaissance de laveacuteriteacute raquo ou mecircme agrave laquo la veacuteriteacute raquo Mais dans tous les cas laquo si elle est en nous raquo nrsquoa guegraverede sens ou est redondant A Lanly ([58] p 248) traduit par laquo si nous ne les avonspas raquo il srsquoagirait donc pour lui des sens ce qui contredit laquo elle raquo DM Frame ([28]p 446) opte pour laquo privation raquo laquo if this privation is in us raquo Jrsquoai preacutefeacutereacute quant agrave moisupprimer ce membre de phrase dans la traduction purement et simplement

2Mais chez Lucregravece il srsquoagit de la Lune et non du Soleil

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 313

que les apparences qui repreacutesentent un corps plus grand agrave celui quien est proche et plus petit agrave celui qui en est eacuteloigneacute sont toutes deuxvraies

Nous ne concluons pas pour autant que les yeux se trompent Lucregravece [46]IV 379 386Ne leur imputons pas les erreurs de notre esprit

et en fin de compte que les sens ne nous trompent pas qursquoon sesoumette agrave eux et sans chercher ailleurs des raisons pour expliquerles diffeacuterences et les contradictions que nous y trouvons Et mecircmeinventer nrsquoimporte quel mensonge et cause imaginaire (ils en arriventlagrave ) plutocirct que drsquoaccuser les sens

448 Timagoras preacutetendait que mecircme en pressant son œil ou enle placcedilant de biais il nrsquoavait jamais pu voir double la lumiegravere de lachandelle et que cette apparence venait drsquoun deacutefaut de notre espritnon de lrsquoorgane lui-mecircme De toutes les absurditeacutes des Eacutepicuriens lapire est de nier la force et lrsquoeffet des sens

Ainsi leur perception est-elle toujours vraie Lucregravece [46]IV 499-510Et si notre raison ne peut nous expliquer pourquoi

Les objet qui eacutetaient carreacutes vus de pregravesSemblent arrondis de loin ndash il vaut mieux malgreacute toutQue notre esprit dans son impuissance nous trompeSur la cause de cette double imagePlutocirct que de laisser eacutechapper de nos mains lrsquoeacutevidenceDe renoncer agrave notre foi premiegravere et eacutebranler lrsquoassise mecircmeDe notre vie et de notre salutCar ce nrsquoest pas la seule raison qui srsquoeffondrerait alorsMais notre vie elle-mecircme serait mise en peacuterilSi nous nrsquoosions plus faire confiance aux sensPour eacuteviter les preacutecipices et autres mauvais pasTous ces dangers dont il faut se deacutetourner

Ce conseil deacutesabuseacute et si peu philosophique nrsquoexprime rien drsquoautresinon que la connaissance humaine ne peut se maintenir que par uneraison deacute-raisonnable folle insenseacutee Mais qursquoil vaut mieux encoreque lrsquohomme srsquoen serve pour se faire valoir comme de tout autre re-megravede si fantasmatique soit-il plutocirct que drsquoavouer son irreacuteductible becirc-tise ndash veacuteriteacute fort peu avantageuse Il ne peut eacuteviter que les sens nesoient les maicirctres absolus de sa connaissance mais ceux-ci sont in-certains et trompeurs en toutes circonstances Crsquoest lagrave qursquoil faut livrerun combat agrave outrance et si les forces justes nous font deacutefaut comme

314 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

crsquoest bien le cas il faut y employer lrsquoopiniacirctreteacute lrsquoaudace lrsquoimpu-dence

449 Si ce que disent les Eacutepicuriens est vrai agrave savoir que laconnaissance nous est impossible si les apparences fournies par lessens sont fausses et si ce que disent les Stoiumlciens est vrai aussi que les apparences fournies par les sens sont si fausses qursquoelles nepeuvent nous fournir aucune connaissance alors il nous faut conclureen suivant ces deux grandes eacutecoles dogmatiques qursquoil nrsquoy a point deconnaissance possible1 Quant agrave lrsquoerreur et agrave lrsquoincertitude dues agrave lrsquoac-tion des sens chacun peut en trouver autant drsquoexemples qursquoil lui plairatant les erreurs et tromperies qursquoils nous font sont courantes Quand ilfait eacutecho dans un vallon le son drsquoune trompette nous semble venir dedevant alors qursquoil vient en reacutealiteacute drsquoune lieue en arriegravere

Surgissant des flots des montagnes lointainesSemblent former une seule et mecircme icircleAlors qursquoelles sont tregraves loin les unes des autres Lucregravece [46]

IV vv 397 389et 420-423

Et regardant vers la poupe nous croyons voirFuir les plaines et les collines que deacutepasse le navireSi notre ardent coursier srsquoarrecircte dans le fleuveEt que nous regardons les ondes rapidesNous le croyons emporteacute par une force agrave contre-courant

450 Quand on manie une balle drsquoarquebuse sous le second doigtNos sens noustrompent celui du milieu eacutetant replieacute par-dessus il faut faire un gros effort pour

se convaincre qursquoil nrsquoy en a qursquoune tant la sensation nous fait croireqursquoil y en a deux Et certes on voit bien souvent que les sens dirigentnotre raisonnement et le contraignent agrave accepter des impressions qursquoilsait et juge pourtant fausses Je laisse de cocircteacute le toucher dont les ef-fets sont plus immeacutediats plus vifs et plus importants et qui renverse sisouvent par lrsquoeffet de la douleur qursquoil produit dans le corps toutes cesbelles reacutesolutions stoiumlques ndash et contraint de crier laquo Aiumle mon ventre raquocelui qui a installeacute de force dans son esprit cette ideacutee que la laquo colique raquocomme toute autre maladie et douleur est une chose sans importance

1Le texte est laquo nous concluerons aux despens de ces deux grandes sectes dogma-tistes raquo A Lanly ([58] II 250) le reproduit simplement laquo nous conclurons aux deacutepensde ces deux grandes eacutecoles raquo et cela ne me semble pas satisfaisant lrsquoexpression laquo auxdeacutepens de raquo ayant pris de nos jours le sens de laquo en deacutepit de raquo D M Frame ([28] p447) de son cocircteacute eacutecrit laquo at the expense of raquo ce qui conserve le sens de laquo deacutepense raquomais nrsquoest guegravere plus clair Ici lrsquoexpression me semble avoir le sens drsquoune deacutependancecrsquoest-agrave-dire drsquoune conseacutequence

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 315

nrsquoayant aucunement le pouvoir de rien enlever au souverain bien et agravela feacuteliciteacute dans lesquels est plongeacute le sage de par sa vertu1

451 Il nrsquoest pas de cœur si ramolli que nrsquoexcite le son de nostambours et de nos trompettes ni de si dur que la douceur de la mu-sique nrsquoeacuteveille et ne chatouille ni acircme si revecircche qui ne se sente tou-cheacutee de respect en face de lrsquoimmensiteacute sombre de nos eacuteglises la varieacuteteacutedes ornements et lrsquoordonnance de nos ceacutereacutemonies et agrave entendre le sonempreint de deacutevotion de nos orgues lrsquoharmonie imposante et les ac-cents religieux de nos chants Mecircme ceux qui y entrent avec meacuteprisressentent quelque frisson dans le cœur quelque eacutemotion qui leur faitse deacutefier de leur opinion Quant agrave moi je ne mrsquoestime pas assez fortpour entendre de sang-froid des vers drsquoHorace et de Catulle chanteacutescomme il faut par une belle et jeune bouche

452 Zeacutenon avait raison de dire que la voix eacutetait la fleur de labeauteacute On a voulu me faire croire qursquoun homme que nous connais-sons tous2 nous autres Franccedilais srsquoeacutetait joueacute de moi en me reacutecitant desvers qursquoil avait faits [preacutetendant] qursquoils nrsquoeacutetaient pas les mecircmes sur lepapier et voulant prouver par lagrave que mes yeux rendaient un jugementcontraire agrave celui de mes oreilles tant la diction a drsquoimportance pourdonner du prix et de la qualiteacute aux œuvres qui passent par elle En celaPhiloxegravene nrsquoavait pas tort lorsque entendant quelqursquoun massacrer unepiegravece de sa composition il se mit agrave fouler aux pieds et agrave casser unetablette qui appartenait au reacutecitant en disant laquo Je romps ce qui est agravetoi comme tu corromps ce qui est agrave moi raquo

453 Et pourquoi donc ceux qui se sont donneacute la mort avec uneferme reacutesolution deacutetournaient-ils la face pour ne pas voir le coup qursquoilsse faisaient porter Pourquoi ceux qui pour leur santeacute deacutesirent et com-mandent qursquoon les incise et cauteacuterise ne peuvent-ils soutenir la vue despreacuteparatifs des instruments et de lrsquoopeacuteration du chirurgien si la vuenrsquoavait aucune influence sur la douleur Est-ce que ce ne sont pas lagravedes exemples bien propres agrave veacuterifier la preacuteeacuteminence des sens sur la rai-son Nous avons beau savoir que ces tresses ont eacuteteacute emprunteacutees agrave unpage ou agrave un laquais que ce rouge3 vient drsquoEspagne cette blancheur

1Montaigne on le sait parle en connaissance de cause ayant eacuteteacute une grande partiede sa vie sujet agrave la laquo colique raquo (coliques neacutephreacutetiques) Et cette remarque narquoise surla faiblesse des belles reacutesolutions stoiumlciennes devant la reacutealiteacute de la douleur ne manquepas de saveur

2Aucun eacutediteur ou commentateur nrsquoa donneacute lrsquoidentiteacute de ce personnage Peut-ecirctreRonsard Ou Du Bellay

3D M Frame [28] laquo this rosy complexion raquo (p 448) A Lanly [58] note que PPorteau [53] traduit par laquo ce teint de rose raquo Jrsquoestime que crsquoest aller trop loin drsquoautant

316 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

et ce poli de lrsquooceacutean encore faut-il que la vue nous force agrave trouverces choses-lagrave plus agreacuteables et plus charmantes contre toute raison car ce nrsquoest pas en eux que reacutesident ces attraits

La parure nous seacuteduit lrsquoor et les pierreries cachent les deacutefauts Ovide [64] I343 La jeune fille nrsquoest plus qursquoune partie drsquoelle-mecircme

Souvent on peine agrave retrouver ce qursquoon aime dans tout celaEt crsquoest sous cette eacutegide qursquoun riche parti trompe nos yeux

Les poegravetes ne donnent-ils pas une grande importance aux sensquand ils peignent Narcisse eacuteperdu drsquoamour pour son reflet

Il admire ce qui est admirable en lui crsquoest lui-mecircme qursquoil deacutesireOvide [62] III424 Et sans le savoir il convoite et il est convoiteacute

Il brucircle des feux par lui-mecircme allumeacutes

Et que dire de lrsquointelligence de Pygmalion si troubleacute par la vuede sa statue drsquoivoire qursquoil lrsquoaime et la courtise comme si elle eacutetaitvivante

Il la couvre de baisers et croit qursquoelle y reacutepond Ovide [62] X256 Il croit sentir ceacuteder sous ses doigts la chair

Et craint drsquoy laisser en la pressant tropUne empreinte livide

454 Qursquoon place un philosophe dans une cage faite de fil de ferLa peur duvide fin agrave larges mailles et qursquoon la suspende en haut des tours de Notre

Dame de Paris notre homme sera bien obligeacute drsquoadmettre qursquoil nerisque pas de tomber et pourtant il ne pourra empecirccher (sauf srsquoil esthabitueacute au meacutetier de couvreur) que la vue de la hauteur extrecircme agrave la-quelle il se trouve ne lrsquoeacutepouvante et ne le fasse frissonner Et noussommes assez soucieux de nous rassurer sur les galeries de nos clo-chers quand elles sont ajoureacutees et pourtant elles sont en pierre Il y ades gens qui ne peuvent mecircme pas supporter drsquoy penser Qursquoon jetteentre ces deux tours une grosse poutre suffisamment large pour quenous puissions nous y promener ndash et il nrsquoy a aucune sagesse philo-sophique qui soit assez forte pour nous donner le courage drsquoy mar-cher comme nous le ferions si elle eacutetait agrave terre Jrsquoai souvent fait cetteexpeacuterience dans nos montagnes et quoiqursquoeacutetant de ceux qui ne srsquoef-fraient guegravere de ces choses-lagrave je ne pouvais supporter la vue de ces

que laquo rouge drsquoEspagne raquo signifiant laquo teinture drsquoeacutecarlate raquo est attesteacute agrave lrsquoeacutepoque chezAmbroise Pareacute au moins (Dict Littreacute)

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 317

profondeurs infinies sans horreur et ressentir des tremblements dansles cuisses et dans les jarrets Et pourtant je me tenais agrave bonne distancedu bord au moins de ma propre taille et je ne risquais pas de tombersauf agrave me porter deacutelibeacutereacutement au-devant du danger

455 Jrsquoai remarqueacute aussi quelle que soit la hauteur si sur lapente il se preacutesente un arbre ou une bosse de rocher agrave quoi la vuepuisse srsquoaccrocher et comme se diviser cela nous soulage et nousdonne de lrsquoassurance comme si crsquoeacutetait lagrave quelque chose dont nouspuissions attendre quelque secours en cas de chute Mais les preacuteci-pices abrupts et sans aspeacuteriteacutes nous ne pouvons mecircme pas les regar-der sans que la tecircte nous tourne laquo Si bien que lrsquoon ne peut regarder Tite-Live [105]

xliv 6vers le bas sans que les yeux et lrsquoesprit soient saisis de vertige raquo Etcrsquoest pourtant lagrave une tromperie eacutevidente due agrave notre vue Crsquoest pour-quoi drsquoailleurs ce grand philosophe1 se creva les yeux pour deacutechargerson acircme de la distraction qursquoelle lui procurait et pouvoir philosopherplus librement

456 Mais agrave ce compte-lagrave il aurait pu se faire aussi couper lesoreilles que Theacuteophraste considegravere comme le plus dangereux ins-trument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes etpropres agrave nous troubler et nous changer et pour finir il aurait ducirc sepriver de tous les autres sens crsquoest-agrave-dire de son ecirctre et de sa vie Carils ont tous cette aptitude agrave diriger notre raisonnement et notre acircmelaquo Il arrive souvent que les esprits soient troubleacutes par un certain as- Ciceacuteron [] I

37pect par la graviteacute des voix par les chants et mecircme par un souciou une crainte raquo Les meacutedecins disent qursquoil y a des tempeacuteraments quecertains sons et certains instruments excitent jusqursquoagrave la folie furieuseJrsquoen ai vu qui ne pouvaient supporter drsquoentendre ronger un os sous leurtable sans perdre patience et il nrsquoest quasiment personne qui ne soittroubleacute par ce bruit aigre et agaccedilant que font les limes en raclant dufer De mecircme lorsqursquoon entend quelqursquoun macirccher tout pregraves de soi ouparler avec le gosier obstrueacute ou le nez boucheacute nombreux sont ceuxqui en sont gecircneacutes au point drsquoen ressentir de la colegravere ou de la haineLe fameux joueur de flucircte de Gracchus qui lui servait de souffleur etqui adoucissait renforccedilait et modulait la voix de son maicirctre quand ilfaisait ses discours agrave Rome agrave quoi eucirct-il servi si le mouvement et laqualiteacute du son nrsquoavaient quelque capaciteacute agrave eacutemouvoir et modifier le ju-gement des auditeurs En veacuteriteacute il nrsquoy a pas de quoi louer la fermeteacutedrsquoun si bel organe qui se laisse manipuler et modifier par les variationsdrsquoun aussi faible vent

1Deacutemocrite

318 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

457 Mais cette tromperie que les sens apportent agrave notre enten-dement ils la subissent agrave leur tour Notre acircme prend parfois sa re-vanche sur eux ils mentent et trompent tous deux agrave qui mieux mieuxCe que nous voyons et entendons sous le coup de la colegravere nous ne levoyons pas tel qursquoil est vraiment

Et lrsquoon voit deux soleils et deux ThegravebesVirgile [112]IV 470

La personne que nous aimons nous semble plus belle qursquoelle nrsquoest

Bien souvent des femmes laides et mal faites sont adoreacuteesLucregravece [46]IV 1152 Et traiteacutees avec les honneurs les plus grands

Et celle que nous deacutetestons semble plus laide Pour un homme sou-cieux et affligeacute la clarteacute du jour semble obscurcie et teacuteneacutebreuse Nonseulement nos sens sont alteacutereacutes mais souvent totalement heacutebeacuteteacutes parles passions de lrsquoacircme Combien de choses voyons-nous et qui pourtantnous eacutechappent parce que notre esprit est occupeacute agrave autre chose

On peut observer mecircme pour les objets bien visiblesLucregravece [46]IV 809 Que si lrsquoesprit ne srsquoy attache pas ils demeurent

Comme absents ou tregraves eacuteloigneacutes

458 On dirait que lrsquoacircme attire en elle et deacutetourne les pouvoirsdes sens De telle sorte que au dedans comme au dehors lrsquohomme estplein de faiblesse et de mensonge Ceux qui ont assimileacute notre vie agraveun songe ont peut-ecirctre eu raison au-delagrave de ce qursquoils croyaient quandnous recircvons notre esprit vit agit exerce toutes ses faculteacutes ni plus nimoins qursquoagrave lrsquoeacutetat de veille mais plus mollement et obscureacutement pour-tant La diffeacuterence nrsquoest pas telle qursquoentre la nuit et une vive clarteacutemais plutocirct comme de la nuit agrave lrsquoombre lagrave il dort ici il sommeillePlus ou moins mais ce sont toujours les teacutenegravebres et des teacutenegravebres cim-meacuteriennes1

459 Nous veillons en dormant et en veillant dormons Je nevois pas aussi clair quand je dors mais je ne trouve jamais mon eacutetatde veille suffisamment pur et sans nuages Le sommeil profond endortmecircme parfois les songes mais quand nous sommes en eacutetat de veillenous ne le sommes jamais au point de dissiper comme il faut les recirc-veries qui sont les recircves de lrsquoeacutetat de veille et bien pires que les recircves

1Du pays des laquo Cimmeacuteriens raquo mer drsquoAzov actuelle Crsquoest-agrave-dire perpeacutetuelles selonla leacutegende

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 319

eux-mecircmes Puisque notre raison et notre esprit accueillent les imageset les ideacutees qui leur viennent en dormant et approuvent les actions quise deacuteroulent dans nos recircves de la mecircme faccedilon que pour celles du jouralors pourquoi ne pas nous demander si notre penseacutee et nos actionsne sont pas une autre faccedilon de recircver et notre veille quelque espegravece desommeil

460 Si les sens sont nos premiers juges ce ne sont pas les seulsqursquoil faut convoquer au conseil car sur ce point les animaux ont autantou mecircme plus de droits que nous Il est vrai que certains ont lrsquoouiumleplus aigueuml que celle de lrsquohomme que chez drsquoautres crsquoest la vue chezdrsquoautres lrsquoodorat chez drsquoautres enfin le toucher ou le goucirct Deacutemocritedisait que les dieux et les animaux avaient des sens bien plus parfaitsque ceux de lrsquohomme Et en effet entre les effets de leurs sens et ceuxdes nocirctres la diffeacuterence est extrecircme Notre salive nettoie et segraveche nosplaies mais elle tue les serpents

Il y a tant de diffeacuterences et de diversiteacute Lucregravece [46]IV 633Que ce qui est nourriture pour les uns

Est un violent poison pour les autresEt souvent un serpent toucheacute par la salive de lrsquohommeDeacutepeacuterit et se deacutevore lui-mecircme

461 Quelle qualiteacute allons-nous donc attribuer agrave la salive Cellequi nous apparaicirct agrave nous ou bien au serpent Laquelle de ces deuxperceptions correspond agrave sa veacuteritable essence que nous recherchonsPline dit qursquoaux Indes il existe une sorte de liegravevre des mers qui est unpoison pour nous comme nous le sommes pour eux nous pouvonsles tuer simplement en les touchant Ougrave est le veacuteritable poison Danslrsquohomme ou dans le poisson Que faut-il croire Ce que le poissonressent de lrsquohomme ou lrsquohomme du poisson Certaine qualiteacute drsquoairempoisonne lrsquohomme et ne nuit point au bœuf Celle qui empoisonnele bœuf ne nuit pas agrave lrsquohomme Laquelle des deux est veacuteritablement etnaturellement pestilentielle Ceux qui ont la jaunisse voient toutes leschoses jaunacirctres et plus pacircles que nous ne les voyons

Quant aux malades atteints de la jaunisse ils voient tout Lucregravece [46]IV 330En jaune

462 Ceux qui sont atteints de cette maladie que les meacutedecinsappellent Hyposphragma1 qui est une diffusion de sang sous la mem-

1Eacutepanchement de sang sous la conjonctive de lrsquooeil La forme veacuteritable est laquo hypo-sphagma raquo indique A Lanly ([58] II p 255 note 1238)

320 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

brane de lrsquoœil voient toutes choses rouges et sanglantes Ces humeursqui changent ainsi la faccedilon dont nous voyons savons-nous si elles nesont pas preacutedominantes chez les animaux et si elles ne sont pas natu-relles chez eux Nous voyons en effet que les uns ont les yeux jaunescomme nos malades de la jaunisse et que drsquoautres les ont rouges etsanguins chez ceux-lagrave il est probable que la couleur des objets appa-raisse autrement qursquoagrave nous Et quel point de vue sera le vrai Caril nrsquoest pas dit qursquoappreacutehender lrsquoessence des choses soit le fait delrsquohomme seulement La dureteacute la blancheur la profondeur et lrsquoaigreursont connues des animaux qui en font usage de mecircme que nous lanature les en a doteacutes comme nous Quand nous nous pressons lrsquoœillrsquoobjet que nous regardons nous apparaicirct plus long et plus grand plu-sieurs animaux ont lrsquoœil ainsi presseacute peut-ecirctre cette forme est-elledonc la veacuteritable forme de cet objet et non pas celle que nous four-nissent nos yeux dans leur eacutetat ordinaire Si nous nous pressons lrsquoœilpar-dessous les choses nous semblent doubles

Les lampes ont une double lumiegravereLucregravece [46]IV 451 Les hommes un double visage et un double corps

463 Si nos oreilles sont boucheacutees par quelque chose ou quenotre conduit auditif soit resserreacute le son qui nous parvient est dif-feacuterent de celui que nous percevons habituellement Les animaux quiont les oreilles velues ou qui nrsquoont qursquoun petit trou en guise drsquooreillenrsquoentendent donc pas ce que nous entendons le son qursquoils perccediloiventest diffeacuterent Dans les fecirctes et au theacuteacirctre nous voyons bien commenten interposant une vitre drsquoune certaine couleur devant la lumiegravere desflambeaux tout ce qui se trouve en cet endroit nous apparaicirct vertjaune ou violet

Il en est ainsi avec les voiles jaunes rouges et brunsLucregravece [46]IV vv 75 sq Tendus dans nos vastes theacuteacirctres qui ondulent et flottent

Le long des macircts et des traverses qui les soutiennent Ils teignent de leurs couleurs ceux qui sont sur les gradinsEt la scegravene elle-mecircme seacutenateurs matrones et statues de dieuxPartout ils reacutepandent leurs teintes

464 Il est tregraves vraisemblable que les yeux des animaux que nousvoyons ecirctre de diverses couleurs leur fournissent des choses une ap-parence du mecircme genre Pour pouvoir juger de lrsquoaction des sens ilfaudrait donc drsquoabord que nous fussions lagrave-dessus en accord avec lesanimaux mais aussi entre nous ndash et nous ne le sommes nullement

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 321

Nous entrons agrave chaque instant en controverse quand quelqursquoun entendvoit ou goucircte quelque chose autrement que les autres Et nous deacutebat-tons autant que des autres choses de la diversiteacute des repreacutesentationsque les sens nous fournissent Un enfant entend voit et goucircte natu-rellement de faccedilon diffeacuterente qursquoun homme de trente ans et ce dernierautrement qursquoun sexageacutenaire Chez les uns les sens sont plus obscurset plus sombres chez les autres ils sont plus ouverts et plus aigus1Nous percevons les choses diffeacuteremment selon ce que nous sommeset selon lrsquoimpression que nous en avons Et nos impressions sont siincertaines et si discutables que si on nous dit que la neige est blanchenous pouvons certes admettre qursquoelle nous apparaicirct bien ainsi maisnous ne saurions pour autant eacutetablir que son essence est bien ainsi Etsi cette base est eacutebranleacutee alors toute la connaissance humaine part agravevau-lrsquoeau

465 Et que dire du fait que nos sens se gecircnent mutuellementUn tableau peint semble avoir du relief quand on le regarde et autoucher il semble plat Dirons-nous que le musc est agreacuteable ou nonquand il reacutejouit notre odorat et heurte notre goucirct Il y a des herbes etdes onguents qui conviennent agrave une partie du corps et qui en blessentune autre Le miel est agreacuteable au goucirct et deacutesagreacuteable agrave la vue Lesbagues qui sont tailleacutees en forme de plumes et qursquoon appelle en termesde blason laquo pennes sans fin raquo aucun œil nrsquoest capable drsquoen discer-ner la largeur et drsquoeacuteviter cette illusion drsquoun cocircteacute elles semblent alleren srsquoeacutelargissant et se reacutetreacutecissant en pointe de lrsquoautre mecircme si onles roule autour de son doigt Et pourtant quand on les touche ellessemblent ecirctre partout de la mecircme largeur

466 Il y avait autrefois des gens qui pour augmenter leur vo-lupteacute se servaient de miroirs qui grossissent et agrandissent lrsquoobjetqursquoils repreacutesentent afin que les membres dont ils disposaient pourbesogner leur semblassent davantage plaisants du fait de cet accrois-sement apparent Auquel de ces deux sens donnaient-ils finalementlrsquoavantage agrave la vue qui leur repreacutesentait ces membres gros et grandsagrave souhait ou au toucher qui les leur preacutesentait petits et deacutedaignables

467 Est-ce que ce sont nos sens qui precirctent aux choses ces di-verses qualiteacutes alors qursquoelles nrsquoen auraient pourtant qursquoune seuleNous voyons par exemple que le pain que nous mangeons nrsquoest quedu pain et pourtant lrsquousage que nous en faisons produit des os dusang de la chair des poils et des ongles

1Le texte de 1588 avait ici cette phrase laquo Les malades precirctent de lrsquoamertume auxchoses douces ce qui montre que nous ne percevons pas les choses telles qursquoelles sont raquo

322 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Comme la nourriture reacutepartie dans tout le corpsLucregravece [46]III vv703-704

Se deacutecompose et produit une autre substance

Lrsquohumiditeacute que suce la racine de lrsquoarbre devient tronc feuille etfruit Et lrsquoair qui nrsquoest qursquoun se transforme en mille sons divers par lemoyen de la trompette Est-ce donc alors dis-je nos sens qui donnentainsi des qualiteacutes diverses aux choses ou bien les ont-elles en elles-mecircmes Et si nous nous interrogeons lagrave-dessus comment alors savoirquelle est leur veacuteritable essence Et puisque les mauvais effets desmaladies du deacutelire ou du sommeil nous font paraicirctre les choses autre-ment qursquoelles nrsquoapparaissent aux gens sains aux personnes senseacutees etagrave ceux qui veillent nrsquoest-il pas vraisemblable que notre eacutetat normal etnos humeurs naturelles soient aussi capables de donner aux choses unefaccedilon drsquoecirctre en rapport avec leurs qualiteacutes et de les accommoder agrave leurconvenance tout comme le font les humeurs troubleacutees Notre santeacutenrsquoest-elle pas elle aussi capable de leur fournir son visage comme lefait la maladie Pourquoi lrsquoindividu eacutequilibreacute ne donnerait-il pas auxchoses une forme qui lui soit propre comme le fait celui qui est deacutes-eacutequilibreacute et ne leur imprimerait-il pas de mecircme son caractegravere propreLe deacutegoucircteacute attribue au vin la fadeur le sain la saveur lrsquoassoiffeacute la suc-culence

468 Notre tempeacuterament adaptant agrave lui les choses et les trans-formant agrave sa guise nous ne savons plus ce qursquoelles sont vraiment carrien ne nous parvient qui ne soit deacuteformeacute et alteacutereacute par nos sens Sile compas lrsquoeacutequerre et la regravegle sont fausseacutes tous les bacirctiments quisont eacuteleveacutes en les utilisant sont alors neacutecessairement imparfaits et deacute-fectueux Lrsquoincertitude de nos sens rend incertain tout ce qursquoils nousfournissent

Dans une construction si la regravegle est fausse au deacutepartLucregravece [46]IV 514-522 Si lrsquoeacutequerre est trompeuse et srsquoeacutecarte de la perpendiculaire

Si le niveau en quelque endroit cloche un peuAlors le bacirctiment sera gauche et tout de traversSans forme et pencheacute en avant en arriegravereDisloqueacute et semblant vouloir srsquoeacutecrouler deacutejagraveEt en effet srsquoeffondre trahi par les premiers calculsAinsi le raisonnement que tu fais sur les chosesSera forceacutement faux si tes sens sont trompeurs

469 Et finalement qui serait apte agrave juger de ces diffeacuterencesLes apparencesComme on le dit dans les deacutebats concernant la religion il nous faut

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 323

un juge qui ne soit lieacute ni agrave lrsquoune ni agrave lrsquoautre des parties un juge indeacute-pendant et sans parti pris ce qui nrsquoest pas possible chez les chreacutetiensIl en est de mecircme ici car si on est vieux on ne peut juger de ceqursquoest la vieillesse puisqursquoon est soi-mecircme partie en ce deacutebat il enest de mecircme si on est jeune en bonne santeacute ou malade si on dort ousi on est eacuteveilleacute il nous faudrait disposer de quelqursquoun qui ne soitrien de tout cela afin que sans avoir drsquoideacutee preacuteconccedilue il puisse ju-ger de ces questions comme des choses qui lui sont indiffeacuterentes Etagrave ce compte il nous faudrait un juge qui ne fucirct pas Pour juger desapparences des choses il nous faudrait disposer drsquoun instrument deveacuterification et pour veacuterifier cet instrument il nous faudrait avoir re-cours agrave une deacutemonstration et pour veacuterifier la deacutemonstration un nou-vel instrument nous tournons en rond Puisque le teacutemoignage dessens ne peut mettre fin agrave ce deacutebat il faut bien que la raison srsquoen mecircle mais aucune raison ne sera eacutetablie sans une autre raison et nous voilagravelanceacutes dans une reacutegression infinie Notre penseacutee ne srsquoapplique pasaux choses eacutetrangegraveres elle est conccedilue par lrsquoentremise des sens et lessens ne peuvent saisir les objets eacutetrangers ils ne saisissent que leurspropres impressions De ce fait la repreacutesentation que nous nous fai-sons drsquoune chose son apparence nrsquoest pas cette chose en elle-mecircmemais seulement lrsquoimpression qursquoelle fait sur nos sens et comme cetteimpression et la chose elle-mecircme sont des objets diffeacuterents celui quijuge drsquoapregraves les apparences juge donc par autre chose que par lrsquoob-jet lui-mecircme Et pour dire que les impressions fournies par les sensindiquent agrave lrsquoacircme par ressemblance les qualiteacutes des objets eacutetrangersqui lui sont eacutetrangers comment lrsquoacircme et lrsquointelligence pourraient-ellessrsquoassurer de cette ressemblance puisqursquoelles nrsquoont aucun rapport di-rect avec ces objets-lagrave Celui qui ne connaicirct pas Socrate ne peut pasdire en voyant son portrait qursquoil lui ressemble Si lrsquoon veut pourtantjuger des choses drsquoapregraves leurs apparences soit on juge drsquoapregraves leurensemble et crsquoest impossible agrave cause de leurs diffeacuterences et contra-dictions comme nous le montre lrsquoexpeacuterience soit on en privileacutegiequelques-unes mais alors il faudra veacuterifier celles que lrsquoon choisit parune autre la seconde par la troisiegraveme et ainsi de suite et nous nrsquoenfinirons jamais

470 En fin de compte il nrsquoest rien qui soit constant qursquoil srsquoagissede notre ecirctre ou des choses Nous notre jugement et toutes les chosesmortelles tout cela coule et roule sans cesse On ne peut donc rieneacutetablir de certain entre les uns et les autres le juge et le jugeacute eacutetant enperpeacutetuelle mutation et mouvement

324 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

471 Nous ne pouvons communiquer avec laquo lrsquoecirctre raquo1 parce quela nature humaine est toujours agrave mi-chemin entre la naissance et lamort et ne peut donner drsquoelle-mecircme qursquoune apparence obscure et voi-leacutee une ideacutee faible et incertaine Et si par hasard vous fixez commebut agrave votre penseacutee de vouloir saisir ce qursquoelle est ce ne sera ni plus nimoins que vouloir empoigner de lrsquoeau plus on serre et presse ce quinaturellement coule partout plus on perd ce que lrsquoon voudrait tenir etempoigner Ainsi toutes choses eacutetant susceptibles de passer drsquoun eacutetatagrave un autre la raison qui cherche en elles une reacuteelle stabiliteacute se voitdeacuteccedilue ne pouvant rien trouver qui subsiste en permanence tout eneffet soit est en train de venir agrave lrsquoexistence soit nrsquoexiste pas encorevraiment soit commence agrave mourir avant mecircme drsquoecirctre neacute

472 Platon disait2 que les corps nrsquoavaient jamais drsquoexistencemais bien une naissance car il consideacuterait qursquoHomegravere avait fait delrsquoOceacutean le pegravere des dieux et Theacutetis leur megravere pour nous montrer quetoutes les choses sont un flux une mouvance une variation perpeacute-tuelle Crsquoeacutetait deacutejagrave une opinion commune agrave tous les philosophes avantlui dit-il sauf pour Parmeacutenide qui deacuteniait le mouvement aux choseset accorde pourtant une grande importance agrave sa force3 Pythagore es-timait que toute matiegravere est coulante et changeante les Stoiumlciens qursquoilnrsquoy a pas de preacutesent que ce que nous appelons ainsi nrsquoest que la join-ture et la charniegravere du futur et du passeacute Heacuteraclite que jamais unhomme nrsquoentre deux fois dans la mecircme riviegravere Eacutepicharme que celuiqui a jadis emprunteacute de lrsquoargent ne le doit pas maintenant et que celuiqui cette nuit a eacuteteacute convieacute agrave venir dicircner ce matin quand il vient nrsquoyest plus convieacute puisque ceux qui lrsquoont inviteacute ne sont plus les mecircmes qursquoon ne peut trouver de substance mortelle deux fois dans le mecircmeeacutetat du fait que par sa soudaineteacute et faciliteacute de changement tantocirctelle se disperse tantocirct elle se rassemble tantocirct vient tantocirct repartDe telle faccedilon que ce qui commence agrave naicirctre ne parvient jamais agrave laperfection de son ecirctre puisque la naissance ne srsquoachegraveve jamais et ja-mais ne srsquoarrecircte comme eacutetant agrave son terme mais depuis la semence vatoujours changeant et se transformant de lrsquoun en un autre Ainsi par

1Les commentateurs ont remarqueacute que tout ce qui suit est emprunteacute presque motpour mot agrave Plutarque dans Plutarque [78] Que signifoit Tome I chap XLVIII Lrsquoeacutedi-tion Strowski [52] reproduit le passage aux pages 275-276 de son tome IV

2Dans le Theacuteeacutetegravete3Le texte est laquo Opinion commune agrave tous les philosophes avant son temps comme il

[Platon] dit sauf le seul Parmenides qui refusoit le mouvement aux choses de la forceduquel il fait grand cas raquo Ce laquo duquel raquo renvoie-t-il au mouvement ou agrave Parmeacutenide Etqui laquo fait grand cas raquo Parmeacutenide ou Platon

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 325

exemple de la semence humaine dont vient drsquoabord dans le ventre dela megravere un fruit sans forme puis un enfant formeacute et quand il est sortidu ventre un nourrisson qui devient un garccedilon puis un jouvenceaupuis un homme mucircr un homme acircgeacute et agrave la fin un vieillard deacutecreacutepitndash en sorte que lrsquoacircge et la geacuteneacuteration qui suit sont toujours en train dedeacutefaire et deacutetruire la preacuteceacutedente

En effet le temps change le monde entier Lucregravece [46] V826En toute chose un autre eacutetat succegravede au preacuteceacutedent

Aucune chose ne demeure semblable agrave elle-mecircmeLa nature change tout contraint tout agrave changer

473 Et nous autres nous craignons becirctement une espegravece demort alors que nous en avons deacutejagrave subi et en subissons tant drsquoautres Car non seulement comme le disait Heacuteraclite la mort du feu est lanaissance de lrsquoair et la mort de lrsquoair la geacuteneacuteration de lrsquoeau mais plusmanifestement encore nous pouvons voir cela en nous-mecircmes lafleur de lrsquoacircge passe quand la vieillesse survient et la jeunesse se ter-mine dans la fleur de lrsquoacircge de lrsquohomme fait lrsquoenfance srsquoachegraveve avec lajeunesse le premier acircge avec lrsquoenfance le jour drsquohier meurt en celuidrsquoaujourdrsquohui et celui-ci mourra en celui du lendemain Il nrsquoest rienqui demeure ou qui soit toujours un Car srsquoil en eacutetait ainsi si nousdemeurions toujours un et le mecircme comment pourrions-nous jouirmaintenant drsquoune chose et ensuite drsquoune autre

474 Comment pouvons-nous aimer des choses opposeacutees leshaiumlr les louer ou les blacircmer Comment se fait-il que nous ayons desaffections diffeacuterentes avec des sentiments diffeacuterents pour la mecircmepenseacutee Il nrsquoest pas vraisemblable que nous puissions eacuteprouver dessentiments diffeacuterents sans qursquoil y ait eu changement ce qui changene demeure pas le mecircme et ce qui nrsquoest plus le mecircme nrsquoexiste plusEt quand lrsquoEcirctre change dans son ensemble il change aussi dans sonexistence1 devenant sans cesse lrsquoautre drsquoun autre Et par conseacutequentles sens naturels se trompent et nous trompent en prenant ce qui nousapparaicirct pour ce qui est faute de vraiment savoir ce qui est

475 Mais qursquoest-ce qui existe veacuteritablement Ce qui est eacuteternelcrsquoest-agrave-dire qui nrsquoa jamais eu de naissance et nrsquoaura jamais de fin ceagrave quoi le temps nrsquoapporte jamais de changement Car crsquoest une chosemouvante que le Temps il apparaicirct comme lrsquoombre de la matiegravere quicoule et srsquoeacutecoule toujours sans jamais demeurer stable ni permanente

1Le texte de Montaigne nrsquoest pas clair ici Je mrsquoinspire du commentaire de lrsquoeacuteditionVilley des PUF [55] T II p 603 note 2

326 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

et crsquoest agrave lui que se reacutefegraverent ces mots avant et apregraves a eacuteteacute ou sera quimontrent immeacutediatement et agrave lrsquoeacutevidence que ce nrsquoest pas lagrave une chosequi est Car ce serait une grande sottise et une erreur bien visible dedire qursquoune chose est quand elle nrsquoest pas encore en eacutetat drsquoexister ouquand elle a deacutejagrave cesseacute drsquoexister Et quant aux mots preacutesent instantmaintenant il semble que ce soit gracircce agrave eux que nous fondons et sou-tenons notre intelligence du temps car quand la raison deacutecouvre letemps elle le deacutetruit aussitocirct elle le fait eacuteclater et le partage en fu-tur et passeacute comme si elle ne voulait le voir que diviseacute en deux Il enest de mecircme pour la nature qui est mesureacutee que pour le temps qui lamesure il nrsquoy a rien non plus en elle qui demeure ou qui subsistemais toutes les choses y sont neacutees ou naissantes ou mourantes Ceserait donc un peacutecheacute de dire de Dieu qui est le seul qui est qursquoil futou qursquoil sera car ces termes sont ceux du changement du passage desvicissitudes de ce qui ne peut durer ni demeurer en son Ecirctre Il fautdonc en conclure que Dieu seul est non pas en fonction de la mesuredu temps mais dans une eacuteterniteacute immuable et immobile non mesureacuteepar le temps ni sujette agrave quelque deacuteclin devant lui rien nrsquoest ni nesera apregraves rien de plus nouveau ou de plus reacutecent il est seulementun Eacutetant qui remplit le toujours par un seul maintenant et il nrsquoy arien qui soit veacuteritablement que lui seul sans que lrsquoon puisse dire Il a eacuteteacute ou Il sera car il est sans commencement et sans fin Agrave cetteconclusion si religieuse venant drsquoun paiumlen1 jrsquoajouterai seulement cemot drsquoun teacutemoin du mecircme genre2 pour en finir avec ce long et en-nuyeux discours qui me fournirait une matiegravere sans fin laquo Ocirc la vilecreacuteature dit-il et meacuteprisable que lrsquohomme srsquoil ne srsquoeacutelegraveve au-dessusde sa condition raquo Voilagrave une bonne formule et un deacutesir utile maiseacutegalement absurde Car faire la poigneacutee plus grande que le poing labrasseacutee plus grande que le bras et espeacuterer faire des enjambeacutees plusgrandes que la porteacutee de nos jambes voilagrave qui est impossible et contrenature de mecircme qursquoil est impossible pour lrsquohomme de srsquoeacutelever au-dessus de son humaniteacute car il ne peut voir que par ses yeux et ne peutsaisir que par ses doigts3 Il srsquoeacutelegravevera si Dieu lui precircte exceptionnelle-ment la main Il srsquoeacutelegravevera en abandonnant ses propres moyens et en yrenonccedilant et en se laissant emporter et soulever par les moyens pure-

1Rappelons que tout ce deacuteveloppement nrsquoest en fait qursquoun mot agrave mot de Plutarque 2Seacutenegraveque dans ses Questions naturelles Preacuteface du livre I3Texte laquo ny saisir que de ses prises raquo laquo prises raquo est ici pratiquement intraduisible

en franccedilais contemporain Comme souvent lrsquoanglais lui a un eacutequivalent D M Frame[28] eacutecrit laquo grasp raquo Plutocirct que de conserver le mot tel quel comme le fait A Lanly[58] jrsquoai preacutefeacutereacute utiliser laquo doigts raquo puisqursquoil est question des laquo yeux raquo Mais crsquoesteacutevidemment discutable

Chapitre 12 ndash Apologie de Raymond Sebond 327

ment ceacutelestes Crsquoest agrave notre foi chreacutetienne et non agrave la vertu stoiumlciennede Seacutenegraveque de preacutetendre agrave cette divine et miraculeuse meacutetamorphose

328 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Chapitre 13

Sur la faccedilon de juger de lamort des autres

1 Quand nous jugeons de la fermeteacute des autres en face de la mortce qui est sans doute lrsquoaction la plus remarquable de la vie humaineil faut prendre garde au fait que les gens croient difficilement qursquoils ensont arriveacutes lagrave Il en est peu qui meurent convaincus qursquoils ont atteintleur derniegravere heure crsquoest lagrave que lrsquoillusion de lrsquoespeacuterance nous trompele plus Elle ne cesse de nous dire agrave lrsquooreille laquo Drsquoautres ont eacuteteacute bienplus malades sans mourir lrsquoaffaire nrsquoest pas aussi deacutesespeacutereacutee qursquoonle pense et au pis aller Dieu a fait bien drsquoautres miracles raquo Crsquoestque nous faisons trop grand cas de nous2 Il nous semble que lrsquouniversentier souffre de notre aneacuteantissement et qursquoil ait de la compassionpour lrsquoeacutetat ougrave nous nous trouvons Drsquoautant plus que notre vue alteacutereacuteenous montre les choses alteacutereacutees aussi et nous pensons qursquoelles lui fontdeacutefaut dans la mesure ougrave crsquoest elle-mecircme qui leur fait deacutefaut commeil en est pour ceux qui voyagent en mer et agrave qui les montagnes lescampagnes les villes le ciel et la Terre elle-mecircme sont ensemble enmouvement en mecircme temps qursquoeux

Nous sortons du port et les villes srsquoeacuteloignent Virgile [112]III v 72

2A Lanly [58] traduit laquo Et il reacutesulte de cela que raquo ce qui me semble douteuxD M Frame [28] laquo And this comes about because raquo Je comprends comme lui letexte dit bien laquo Et advient cela de ce que raquo

330 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

A-t-on jamais vu la vieillesse ne pas louer le temps passeacute et ne pasblacircmer le preacutesent faisant porter au monde et aux mœurs des hommesle poids de sa propre misegravere et de son chagrin

Hochant la tecircte le vieux laboureur soupire Lucregravece [46] IIvv 1164-1168 Il compare le preacutesent au passeacute et vante sans cesse

Le bonheur de son pegravere il nrsquoa agrave la boucheQue la pieacuteteacute des temps anciens

2 Nous entraicircnons tout avec nous De lagrave vient que nous consideacute-rons notre mort comme quelque chose drsquoimportant qui ne se passe passi facilement ni sans une solennelle consultation des astres laquo Tant deSeacutenegraveque le Rh

[99] I 4 p 28 dieux srsquoagitent autour drsquoun seul homme raquo Et nous le pensons drsquoautantplus que nous nous estimons plus aussi Comment Tant de science seperdrait causant un tel dommage et le destin srsquoen moquerait Uneacircme aussi rare et aussi exemplaire nrsquoest-elle donc pas plus difficileagrave tuer qursquoune acircme populaire et inutile Cette vie qui en protegravege tantdrsquoautres de qui tant drsquoautres vies deacutependent dont deacutepend lrsquoactiviteacutede tant drsquoautres et qui occupe tant de place peut-elle ecirctre deacuteplaceacuteecomme celle qui tient par un simple nœud Nul drsquoentre nous nrsquoy pensesuffisamment il nrsquoest qursquoun individu parmi drsquoautres

3 De lagrave ces mots de Ceacutesar agrave son pilote plus enfleacutes que la merqui le menaccedilait

Si craignant le ciel tu refuses de gagner lrsquoItalieLucain [45] V579 Si tu as peur crsquoest que tu ne sais pas qui tu conduis

Et crsquoest un bon motif Alors adresse-toi agrave moiAie confiance et fonce dans la tempecircte

Et ceux-ci encore

Ceacutesar pense alors que ces peacuterils sont dignes de sa destineacutee Lucain [45] V653 Quoi Les dieux doivent donc faire tant drsquoefforts

Et attaquer drsquoune si grosse mer le navire ougrave je suisPour mrsquoabattre

Et que dire de cette croyance populaire selon laquelle le Soleilporta sur son front une anneacutee durant le deuil de sa mort

Lui aussi agrave la mort de Ceacutesar compatissant pour RomeVirgile [114] Ivv 466-67 Couvrit son brillant front drsquoun voile de deuil

Chapitre 13 ndash Sur la faccedilon de juger de la mort des autres 331

On pourrait citer mille autres exemples semblables montrant com-ment les hommes se laissent facilement tromper pensant que nos inteacute-recircts eacutemeuvent le ciel et que son infiniteacute se passionne pour nos menuesactions laquo Lrsquoalliance entre le ciel et nous nrsquoest pas grande au point Pline [77] II 8qursquoagrave notre mort la lumiegravere des astres doive srsquoeacuteteindre aussi raquo

4 On peut donc dire qursquoil nrsquoest pas leacutegitime de juger de la reacuteso-lution et de la constance de celui qui ne se croit pas encore vraimenten danger mecircme srsquoil y est Et il ne suffit mecircme pas qursquoil soit mort danscette circonstance srsquoil ne srsquoy eacutetait pas placeacute preacuteciseacutement pour cela Laplupart des hommes raidissent leur contenance et leurs paroles pouracqueacuterir par lagrave une reacuteputation dont ils espegraverent jouir en vivant encoreEt pour ceux que jrsquoai vu mourir crsquoest le hasard1 qui a deacutetermineacute leurcontenance et non leur intention Et parmi ceux qui dans lrsquoAntiquiteacutese sont donneacute la mort il faut encore distinguer entre la mort soudaineet une mort qui a pris du temps Un cruel empereur romain2 disait deses prisonniers qursquoil voulait leur faire sentir la mort et si lrsquoun drsquoeux sesuicidait en prison il deacuteclarait laquo Celui-lagrave mrsquoa eacutechappeacute 3 raquo Il voulaiten somme faire durer la mort et la faire ressentir par des tortures

Nous avons vu ce corps couvert de plaies Lucain [45] IIv 177 sqEt qui pourtant nrsquoavait pas reccedilu le coup mortel

On le meacutenageait suivant une habitude drsquoextrecircme cruauteacute

5 En veacuteriteacute ce nrsquoest pas une si grande chose que de deacuteciderde se tuer quand on est bien portant et lrsquoesprit tranquille il est bienfacile de faire le meacutechant avant que drsquoen venir au fait Crsquoest ainsi quele plus effeacutemineacute des hommes Heacuteliogabale4 parmi ses volupteacutes lesplus relacirccheacutees avait le dessein de se faire mourir deacutelicatement quandles circonstances lrsquoexigeraient et afin que sa mort ne deacutemente pointle reste de sa vie il avait fait bacirctir tout expregraves une tour somptueusedont le bas et le devant eacutetaient garnis de planches rehausseacutees drsquoor etde pierreries pour qursquoil pucirct srsquoy preacutecipiter Il avait aussi fait faire descordes drsquoor et de soie cramoisie pour srsquoeacutetrangler et forger une eacutepeacutee

1Montaigne emploie freacutequemment comme ici le mot laquo fortune raquo avec le sens de hasard sort et mecircme destin

2Caligula3Ce nrsquoest pourtant pas Caligula mais Tibegravere qui aurait eu ce mot4Empereur romain drsquoorigine syrienne qui fut massacreacute par ses preacutetoriens en 222

Il nrsquoavait reacutegneacute que quatre ans Antonin Artaud fascineacute par le personnage a eacutecrit surlui un ouvrage qui ne manque pas de souffle Heacuteliogabale ou lrsquoanarchiste couronneacuteGallimard coll lrsquoImaginaire 1979

332 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

drsquoor pour se la passer agrave travers le corps il gardait de plus du venindans des vases drsquoeacutemeraude et de topaze pour srsquoempoisonner selonque lrsquoenvie le prendrait de mourir par lrsquoun ou lrsquoautre de ces moyens

Actif et vaillant drsquoun courage forceacuteLucain [45] IVv 798

Et pourtant srsquoagissant drsquoHeacuteliogabale le faste douillet de ses preacute-paratifs donne agrave penser qursquoil eucirct eacuteteacute moins courageux srsquoil srsquoeacutetait trouveacutemis au pied du mur Mais pour ceux-lagrave mecircme qui plus deacutecideacutes se sontreacutesolus agrave passer agrave lrsquoaction je pense qursquoil faut examiner si ce fut drsquounseul coup sans avoir le temps neacutecessaire pour en ressentir les effetsCar il reste agrave savoir si en voyant la vie srsquoeacutecouler peu agrave peu les im-pressions du corps se mecirclant agrave celles de lrsquoacircme et en conservant lapossibiliteacute de changer drsquoavis ils eussent fait preuve de constance etdrsquoobstination dans une volonteacute aussi fatale

6 Pendant les guerres civiles de Ceacutesar Lucius Domitius prisdans les Abruzzes avait tenteacute de srsquoempoisonner ce qursquoil regretta en-suite1 Agrave notre eacutepoque il est arriveacute que quelqursquoun reacutesolu agrave mourir etnrsquoayant pas frappeacute assez fort au premier coup la douleur faisant deacutevierson bras se blessa profondeacutement encore agrave deux ou trois reprises sansjamais parvenir agrave se porter un coup fatal Pendant son procegraves PlantiusSylvanus ne put venir agrave bout de se tuer avec le poignard que lui avaitenvoyeacute sa grand-megravere et dut se faire couper les veines par ses gens Dutemps de Tibegravere Albucilla srsquoeacutetant frappeacute trop faiblement pour se tuerdonna ainsi agrave ses adversaires lrsquooccasion de lrsquoemprisonner et de le fairemourir agrave leur faccedilon De mecircme pour le geacuteneacuteral atheacutenien Deacutemosthegraveneapregraves sa deacuteroute en Sicile Quant agrave C Fimbria qui srsquoeacutetait frappeacute tropfaiblement aussi il chargea son valet de lrsquoachever Agrave lrsquoinverse Osto-rius qui ne pouvait se servir de son bras ne voulut pas employer celuide son serviteur pour autre chose qursquoagrave tenir le poignard droit et fermeet srsquoeacutelanccedilant porta lui-mecircme sa gorge sur lrsquoarme et se transperccedila

7 La mort est en veacuteriteacute une nourriture qursquoil faut avaler sans macirc-cher si lrsquoon nrsquoa pas le gosier agrave toute eacutepreuve Crsquoest pour cette raisonque lrsquoempereur Adrien demanda agrave son meacutedecin de marquer en lrsquoentou-rant lrsquoendroit de sa poitrine ougrave il devrait viser quand il le chargea dusoin de le tuer Voilagrave pourquoi Ceacutesar quand on lui demandait quellemort il trouvait la plus souhaitable reacutepondit laquo La moins preacutemeacutediteacutee

1Montaigne eacutecrit laquo srsquoestant empoisonneacute srsquoen repentit apregraves raquo A Lanly [58] IIp 265 se contente de reproduire la phrase telle quelle (agrave lrsquoorthographe pregraves) Elle estpourtant surprenante Lrsquoeacutepisode provient de Plutarque [79] XXXIV p 1324 ougrave lrsquooncomprend que le poison en question nrsquoen eacutetait pas un heureusement

Chapitre 13 ndash Sur la faccedilon de juger de la mort des autres 333

et la plus bregraveve raquo Et si Ceacutesar a oseacute le dire ce nrsquoest plus une lacirccheteacute dema part que de le croire Une mort bregraveve dit Pline est le souverainbonheur pour une vie humaine Les hommes nrsquoaiment pas reconnaicirctrela mort Nul ne peut dire qursquoil est reacutesolu agrave mourir srsquoil craint drsquoy pen-ser et ne peut la supporter les yeux ouverts Ceux que lrsquoon voit sousla torture courir agrave leur fin et hacircter et presser leur exeacutecution ne font paspreuve de reacutesolution ils ne veulent pas avoir le temps de la regarderEcirctre morts ne les attriste pas mais bien le fait de mourir laquo Je ne veux Ciceacuteron [20] I

8pas mourir mais ma mort mrsquoest indiffeacuterente1 raquoCrsquoest un degreacute de fermeteacute auquel je sais par expeacuterience2 que je

pourrais parvenir agrave la diffeacuterence de ceux qui se jettent dans les dangerscomme dans la mer les yeux clos

8 Il nrsquoest rien agrave mon avis de plus remarquable dans la vie deSocrate que drsquoavoir passeacute trente jours entiers agrave ruminer le deacutecret quile condamnait agrave mort drsquoavoir envisageacute celle-ci durant tout ce temps-lagrave de lrsquoavoir attendue avec assurance sans eacutemoi sans trouble et avecun comportement et un discours montrant une attitude plutocirct calme etnonchalante que tendue et agiteacutee par le poids drsquoune telle meacuteditation

9 Pomponius Atticus avec lequel Ciceacuteron a entretenu une cor-respondance eacutetant malade fit appeler Agrippa son gendre et deux outrois autres de ses amis il leur dit qursquoayant constateacute qursquoil ne gagnaitrien agrave vouloir gueacuterir et que tout ce qursquoil faisait pour prolonger sa vie nefaisait que prolonger sa souffrance il avait deacutecideacute de mettre fin agrave lrsquouneet agrave lrsquoautre et les priait drsquoaccepter sa deacutecision et agrave tout le moins de nepas chercher inutilement agrave lrsquoen deacutetourner Or ayant choisi de se tueren jeucircnant voilagrave sa maladie gueacuterie inopineacutement le moyen qursquoil avaitchoisi pour mettre fin agrave ses jours lui avait redonneacute la santeacute Commeses meacutedecins et ses amis saluaient un eacuteveacutenement si heureux et srsquoenreacutejouissaient deacutejagrave avec lui il leur fallut deacutechanter ils ne purent en ef-fet parvenir agrave le faire changer drsquoavis car il disait que de toutes faccedilonsil lui faudrait bien un jour sauter le pas et qursquoeacutetant parvenu aussi pregravesil voulait srsquoeacuteviter la peine de recommencer une autre fois Voilagrave doncquelqursquoun qui ayant approcheacute la mort tout agrave loisir non seulement nese deacutecourage pas quand il la rencontre mais au contraire srsquoacharne agravela poursuivre ayant obtenu satisfaction pour ce qui lrsquoavait inciteacute aucombat le voilagrave qui se pique par deacutefi drsquoen connaicirctre la fin Crsquoest allerbien plus loin que de ne pas craindre la mort quand on cherche agrave lagoucircter et savourer

1Il srsquoagit drsquoun vers du poegravete grec Eacutepicharme2Probablement celle de sa chute de cheval cf supra chap 6

334 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

10 Lrsquohistoire du philosophe Cleacuteanthe ressemble fort agrave celle-ciSes gencives eacutetaient enfleacutees et pourries les meacutedecins lui conseillegraverentde jeucircner Apregraves deux jours de jeucircne le voilagrave si bien reacutetabli qursquoilsle deacuteclarent gueacuteri et lrsquoautorisent agrave reprendre son train de vie habi-tuel Mais lui au contraire trouvant deacutejagrave quelque douceur agrave cette deacute-faillance deacutecide de ne plus reculer et de franchir ce pas deacutejagrave si bienentameacute

11 Tullius Marcellinus voulait anticiper lrsquoheure de sa mort pourse deacutebarrasser drsquoune maladie qui le tourmentait plus qursquoil ne pouvaitsupporter ses meacutedecins lui promettant pourtant une gueacuterison certainesinon prochaine Il appela ses amis pour en deacutelibeacuterer Les uns dit Seacute-Seacutenegraveque [96]

LXXXVII negraveque lui donnaient par lacirccheteacute le conseil qursquoils eussent suivi poureux-mecircmes les autres par flatterie celui qursquoils pensaient devoir luiecirctre le plus agreacuteable Mais un Stoiumlcien lui dit laquo Ne te tourmentepas Marcellinus comme srsquoil srsquoagissait de quelque chose drsquoimportant ce nrsquoest pas grand-chose que de vivre puisque tes valets et tes becirctesvivent Mais crsquoest une grande chose que de mourir honorablementsagement et en faisant preuve de fermeteacute Songe au temps pendantlequel tu as fait les mecircmes choses manger boire dormir boire dor-mir et manger Nous tournons sans cesse en rond ce ne sont passeulement les eacuteveacutenements mauvais ou insupportables crsquoest la satieacuteteacuteelle-mecircme qui donne envie de mourir raquo Marcellinus nrsquoavait pas besoindrsquoun homme pour le conseiller mais pour le secourir Les serviteurscraignaient de srsquoen mecircler mais ce philosophe leur fit comprendre quede toutes faccedilons ils seraient soupccedilonneacutes srsquoil y avait doute quant agrave lamort volontaire de leur maicirctre et que ce serait tout aussi mal de lrsquoem-pecirccher de se tuer que de le tuer puisque

Celui qui sauve un homme contre son greacuteHorace [32] v467 Fait comme srsquoil le tuait

Apregraves cela il fit observer agrave Marcellinus qursquoil ne serait pas malvenu de mecircme que nous offrons aux convives un dessert agrave la fin durepas de distribuer quelque chose agrave la fin de sa vie agrave ceux qui en onteacuteteacute les serviteurs

12 Marcellinus qui avait le cœur geacuteneacutereux et porteacute aux libeacutera-liteacutes fit attribuer de lrsquoargent agrave ses serviteurs et les consola Pour lereste il nrsquoy eut nul besoin de fer ni de sang il entreprit de srsquoeacutechapperde cette vie mais non de srsquoenfuir Non drsquoeacutechapper agrave la mort mais drsquoytacircter Et pour se donner le temps de lrsquoeacutevaluer ayant abandonneacute toutenourriture le troisiegraveme jour il se fit arroser drsquoeau tiegravede et deacutefaillit peu

Chapitre 13 ndash Sur la faccedilon de juger de la mort des autres 335

agrave peu non sans une certaine volupteacute agrave ce qursquoil disait Et il est vrai queceux qui ont eu ces sortes de deacutefaillances du cœur qui se manifestentpar de la faiblesse disent nrsquoen ressentir aucune douleur mais plutocirctune sorte de plaisir comme quand on sombre dans le sommeil et lerepos

13 Voilagrave des morts eacutetudieacutees et concerteacutees Mais pour que Ca-ton [drsquoUtique] fucirct le seul agrave nous donner un exemple parfait de vertuil semble que son destin voulut qursquoil se blessacirct drsquoabord la main par Plutarque [79]

Caton le Jeunep 1447

laquelle il devait se porter le coup fatal lui donnant ainsi tout le tempsneacutecessaire pour affronter la mort et se colleter avec elle en renforccedilantson courage devant le danger au lieu de lrsquoaffaiblir Et si jrsquoavais agrave lerepreacutesenter dans son attitude la plus eacutedifiante ce serait quand il se deacute-chira les entrailles deacutejagrave tout ensanglanteacute plutocirct que lrsquoeacutepeacutee au poingcomme le firent les statuaires de son temps Car ce second meurtre futbien plus terrible que le premier

Chapitre 14

Comment notre espritsrsquoembarrasse lui-mecircme

1 Crsquoest une ideacutee amusante que de concevoir un esprit balanccedilantexactement entre deux envies semblables on est sucircr qursquoil ne prendrajamais parti puisque lrsquoinclination et le choix reposent sur une ineacutegaliteacutede valeurs Si on nous placcedilait entre une bouteille et un jambon quandnous avons le mecircme deacutesir de boire et de manger on nrsquoaurait sans doutepas drsquoautre solution que de mourir de soif et de faim2 Pour remeacutedieragrave ce problegraveme quand on leur demande drsquoougrave vient le choix qui srsquoopegraveredans notre esprit entre deux choses qui ne sont pas diffeacuterentes et quifait que dans un grand nombre drsquoeacutecus nous prenons plutocirct lrsquoun quelrsquoautre alors que nous nrsquoavons aucune raison de le preacutefeacuterer les Stoiuml-ciens reacutepondent que ce mouvement de lrsquoesprit est speacutecial et en dehorsde nos habitudes qursquoil provient en nous drsquoune impulsion eacutetrangegravereaccidentelle et fortuite On pourrait dire plutocirct il me semble qursquoau-cune chose ne se preacutesente agrave nous qui nrsquoait quelque diffeacuterence avec lesautres si leacutegegravere soit-elle et que agrave la vue ou au toucher il y a toujoursquelque chose de plus qui nous attire mecircme imperceptiblement Demecircme si on suppose une ficelle eacutegalement forte en tout point alorsil est absolument impossible qursquoelle se rompe car ougrave commenceraitla rupture Et qursquoelle se rompe partout agrave la fois cela ne peut pas seproduire naturellement Si lrsquoon ajoute encore agrave cela les propositions

2On peut rapprocher cela de lrsquohistoire de lrsquolaquo acircne de Buridan raquo mourant de faim etde soif entre une botte de foin et un seau drsquoeau

338 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

de la geacuteomeacutetrie qui conduisent par la certitude de leurs deacutemonstra-tions agrave conclure que le contenu est plus grand que le contenant quele centre est aussi grand que sa circonfeacuterence et qursquoil existe des lignessrsquoapprochant lrsquoune de lrsquoautre sans jamais se rejoindre si lrsquoon ajouteenfin la pierre philosophale et la quadrature du cercle pour lesquellesla raison et les faits sont si opposeacutes on tirerait peut-ecirctre de tout cela unargument agrave lrsquoappui du mot hardi de Pline selon lequel laquo Il nrsquoest rien decertain que lrsquoincertitude et rien de plus miseacuterable et de plus fier quelrsquohomme1 raquo

1Montaigne avait fait graver cette sentence (latine) sur une des poutres de sa laquo librai-rie raquo

Chapitre 15

Notre deacutesir est accru parla difficulteacute

1 Il nrsquoy a aucun argument qui nrsquoait son contraire dit la plus sageeacutecole philosophique2 Je ruminais autrefois ce beau mot qursquoun au-teur ancien allegravegue comme raison de meacutepriser la vie laquo Nul bien ne Seacutenegraveque [96]

IVpeut nous apporter de plaisir si ce nrsquoest celui agrave la perte duquel noussommes preacutepareacutes raquo laquo Le chagrin est le mecircme quand on perd une chose Seacutenegraveque [96]

LXXXVIIIou quand on craint de la perdre raquo Il voulait dire par lagrave que nous nepouvons pas vraiment jouir de la vie si nous avons peur de la perdreMais on pourrait toutefois dire agrave lrsquoinverse que nous serrons et eacutetrei-gnons ce bien drsquoautant plus eacutetroitement et avec drsquoautant plus drsquoaffec-tion que nous savons qursquoil est moins sucircr et que nous craignons qursquoil nenous soit enleveacute Car il est eacutevident que comme le froid renforce lrsquoeffetproduit par le feu notre volonteacute elle aussi est aiguiseacutee par lrsquoopposi-tion qursquoelle rencontre

Si elle nrsquoavait pas eacuteteacute enfermeacutee dans une tour drsquoairain Ovide [66] II19 v 27Danaeacute nrsquoaurait jamais eacuteteacute rendue megravere par Jupiter

et qursquoil nrsquoest rien qui soit naturellement aussi contraire agrave notre goucirctque la satieacuteteacute que produit la faciliteacute laquo En toutes choses le plaisir srsquoac- Seacutenegraveque [98]

VII 9croicirct en fonction du peacuteril mecircme qui devrait nous en eacutecarter raquo

Galla refuse-toi en amour Martial [50] IV372Montaigne avait fait graver cette sentence de Sextus Empiricus en latin sur une des

poutres de sa laquo librairie raquo

340 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

On est vite rassasieacute des plaisirs sans tourments

2 Pour tenir lrsquoamour en haleine Lycurgue deacutecreacuteta que les gensmarieacutes de Laceacutedeacutemone ne pourraient faire lrsquoamour qursquoagrave la deacuterobeacuteeet qursquoil serait aussi honteux de les trouver coucheacutes ensemble qursquoavecdrsquoautres La difficulteacute des rendez-vous la crainte des surprises la hontedu lendemain

Et la langueur et le silenceHorace [35] XIv 9 Et les soupirs venus du fond de la poitrine

crsquoest ce qui donne son piquant agrave la sauce Combien de jeux tregraves las-cifs et plaisants naissent de la faccedilon honnecircte et pudique de parler deschoses de lrsquoamour La volupteacute elle-mecircme cherche agrave srsquoexciter par lasouffrance Elle est bien plus forte quand elle est cuisante et quandelle eacutecorche La courtisane Flora disait qursquoelle nrsquoavait jamais coucheacuteavec Pompeacutee sans lui laisser les marques de ses morsures

Ils embrassent eacutetroitement lrsquoobjet de leur deacutesirLucregravece [46]IV 1079 Le font souffrir et plantent leurs dents dans les legravevres deacutelicates

De secrets aiguillons les poussent agrave blesser ce qui fait en euxLever ces germes de fureur

Il en va ainsi dans tout la difficulteacute donne du prix aux choses

3 Les habitants de la reacutegion drsquoAncocircne font plus volontiers leursvœux agrave Saint-Jacques de Compostelle et ceux de Galice agrave Notre-Damede Lorette agrave Liegravege on fait grand cas des bains de Lucques et en Tos-cane de ceux de Spa On ne voit guegravere de Romains agrave lrsquoeacutecole drsquoescrimede Rome qui est pleine de Franccedilais Le grand Caton tout comme nousautres eacuteprouva du deacutegoucirct pour sa femme tant qursquoelle fut la sienne etla deacutesira quand elle fut agrave un autre

4 Je me suis deacutebarrasseacute en lrsquoenvoyant au haras drsquoun vieuxcheval dont on ne pouvait venir agrave bout quand il sentait lrsquoodeur desjuments la faciliteacute lrsquoa rapidement rassasieacute de celles qursquoil y a trouveacuteesmais quand il srsquoagit drsquoeacutetrangegraveres et pour la premiegravere qui passe le longde son box il revient agrave ses insupportables hennissements et agrave ses cha-leurs furieuses ndash comme auparavant Notre deacutesir meacuteprise et ignore ceqursquoil a sous la main pour mieux courir apregraves ce qursquoil nrsquoa pas

Il neacuteglige ce qursquoil a sous la mainHorace [33] I2 108 Et tend la main vers ce qui lui eacutechappe

Chapitre 15 ndash Notre deacutesir est accru par la difficulteacute 341

Nous interdire quelque chose crsquoest nous en donner envie

Si tu ne fais garder ta belleOvide [66] II19 v 47 Elle cessera bientocirct drsquoecirctre agrave moi

Et nous lrsquoabandonner tout agrave fait crsquoest nous amener agrave la meacutepriserLe manque et lrsquoabondance aboutissent au mecircme inconveacutenient

Tu te plains drsquoavoir trop et moi de manquer Teacuterence [111]Phormion I 3v 105 Le deacutesir et la jouissance nous tourmentent de la mecircme fa-

ccedilon La rigueur des maicirctresses est ennuyeuse mais leur complaisanceet leur faciliteacute le sont agrave vrai dire encore plus parce que le meacutecon-tentement et la colegravere naissent de lrsquoestime que nous eacuteprouvons pourla chose deacutesireacutee aiguisent lrsquoamour et le reacutechauffent mais la satieacuteteacuteengendre le deacutegoucirct crsquoest un sentiment vague flou las et endormi

Si une femme veut reacutegner longtemps sur son amant Properce [80]II 19 v 33Qursquoelle le deacutedaigne amants faites les deacutedaigneux

Et vous verrez venir agrave vous celle qui vous repoussait hier

6 Pourquoi Poppeacutee1 imagina-t-elle de masquer les beauteacutes deson visage sinon pour en accroicirctre la valeur aux yeux de ses amantsPourquoi a-t-on voileacute jusque sous les talons ces beauteacutes que chacundeacutesire montrer que chacun deacutesire voir Pourquoi recouvrent-elles detant drsquoobstacles les uns par-dessus les autres ces endroits ougrave reacutesideprincipalement notre deacutesir et le leur Et agrave quoi servent ces gros bas-tions2 dont les femmes de chez nous viennent de proteacuteger leurs flancssinon agrave leurrer nos appeacutetits et nous attirer agrave elles en nous eacuteloignant

Elle fuit vers les saules mais veut ecirctre vue auparavant Virgile [113]III v 65

Elle fait parfois de sa robe un rempart contre mes entreprises Properce [80]15 v 6

7 Agrave quoi sert lrsquoart de cette pudeur virginale cette froideur reacuteser-veacutee cette mine seacutevegravere cette ignorance ostensible des choses qursquoellesconnaissent mieux que nous qui les en instruisons sinon pour accroicirctre

1Maicirctresse de Neacuteron sur qui elle eut beaucoup drsquoinfluence jusqursquoagrave ce qursquoil la tueen 65 av J-C

2La mode reacutecente alors des laquo vertugadins raquo ou jupes maintenues par des armaturesde fer ou de bois

342 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

notre deacutesir de vaincre de dominer et de faire plier devant nos appeacute-tits toute cette ceacutereacutemonie et tous ces obstacles Car il nrsquoy a pas quedu plaisir il y a aussi de la gloire agrave affoler et deacutebaucher cette molledouceur et cette pudeur enfantine et soumettre agrave la loi de notre ar-deur une graviteacute fiegravere et exemplaire Il est glorieux dit-on en effet detriompher de la reacuteserve de la chasteteacute de la modeacuteration et si lrsquoondeacuteconseille aux dames ces qualiteacutes-lagrave on les trahit et se trahit soi-mecircme Il faut croire que leur cœur en freacutemit drsquoeffroi que le son denos mots blesse la pureteacute de leurs oreilles qursquoelles en ressentent dela haine envers nous et qursquoelles ne cegravedent agrave notre insistance que parla force La beauteacute si puissante soit-elle ne peut se faire appreacuteciersans en passer par lagrave Voyez ce qui se passe en Italie ougrave il y a en-core plus de beauteacute agrave vendre et de la plus eacuteleacutegante il faut qursquoellecherche pourtant drsquoautres moyens eacutetrangers et drsquoautres proceacutedeacutes pourse rendre agreacuteable Et en veacuteriteacute quoi qursquoelle fasse quand elle est veacute-nale et publique elle demeure faible et languissante Crsquoest que mecircmedans les choses vertueuses entre deux effets semblables nous tenonsneacuteanmoins pour le plus beau et le plus noble celui pour lequel nousrencontrons le plus drsquoobstacles et de dangers

8 Crsquoest un effet de la Providence divine que de permettre agrave sasainte Eacuteglise drsquoecirctre agiteacutee comme nous la voyons par tant de troubleset drsquoorages afin drsquoeacuteveiller par ce contraste les acircmes pieuses et leurfaire quitter lrsquooisiveteacute et le sommeil ougrave les avait plongeacutees une si longuetranquilliteacute Si nous mettons en balance la perte que nous subissons dufait du grand nombre de ceux qui se sont deacutevoyeacutes et le gain que nousprocure le fait drsquoavoir repris notre haleine et de voir notre zegravele et nosforces ressusciteacutes agrave lrsquooccasion de ce combat je me demande si lrsquoutiliteacutene surpasse pas le dommage Nous avons cru attacher plus fermementle nœud de nos mariages en supprimant tout ce qui permettrait de lesdissoudre mais le nœud de la volonteacute et de lrsquoaffection srsquoest deacutefait etrelacirccheacute drsquoautant que celui de la contrainte srsquoest resserreacute Au contrairece qui tint si longtemps les mariages en honneur et assura leur seacutecu-riteacute agrave Rome ce fut la liberteacute de les rompre accordeacutee agrave qui le voulait les Romains srsquoattachaient drsquoautant plus agrave leurs femmes qursquoils pou-vaient les perdre Et alors qursquoon pouvait divorcer en toute liberteacute il sepassa cinq cents ans et plus avant que quelqursquoun ne le ficirct

Ce qui est licite nrsquoa pas de charme ce qui est interdit nous exciteOvide [66] II19 v 3

Chapitre 15 ndash Notre deacutesir est accru par la difficulteacute 343

9 On pourrait citer agrave ce propos lrsquoopinion drsquoun Ancien1 disantque les supplices renforcent les vices plutocirct qursquoils ne les affaiblissent qursquoils nrsquoengendrent pas lrsquoenvie de bien faire car crsquoest lagrave lrsquoœuvre de laraison et de lrsquoeacuteducation mais seulement le souci de ne pas ecirctre pris agravefaire le mal

Le mal qursquoon croyait eacuteradiqueacute au contraire se reacutepand2

Je ne sais pas si cela est vrai mais ce que je sais par expeacuteriencecrsquoest que jamais socieacuteteacute ne se trouva reacuteformeacutee par ce moyen-lagrave Lrsquoordreet les bonnes regravegles dans la conduite des gens deacutependent drsquoautre chose

10 Les historiens grecs3 racontent que les Agrippeacuteens voisinsdes Scythes vivent sans avoir de verges ni de bacirctons pour frapper etque non seulement personne nrsquoessaie de les attaquer mais que qui-conque se reacutefugie aupregraves drsquoeux est en sucircreteacute du fait de leur vertu etde la sainteteacute de leur existence et que personne nrsquoose porter la mainsur lui On recourait drsquoailleurs agrave ces gens-lagrave pour reacutegler les diffeacuterendsqui srsquoeacutelevaient entre les hommes des autres pays Il est un peuple ougrave laclocircture des jardins et des champs que lrsquoon veut proteacuteger est faite drsquounfil de coton et elle est bien plus sucircre et plus stricte que nos fosseacutes etnos haies4

11 laquo Les serrures attirent les voleurs le cambrioleur passe de-vant les maisons ouvertes sans y entrer raquo Qursquoil soit facile drsquoentrer dans Seacutenegraveque [96]

LXVIIIma maison la protegravege peut-ecirctre entre autres moyens des violences denos guerres civiles La deacutefense attire lrsquoentreprise et la deacutefiance attirele mauvais coup Jrsquoai affaibli les desseins des soldats en ocirctant agrave leursexploits tout risque et toute raison drsquoen tirer gloire ce qui drsquoordinaireleur sert de preacutetexte et drsquoexcuse Ce que lrsquoon fait courageusement esttoujours honorable en un temps ougrave il nrsquoy a plus de justice Je leurrends la conquecircte de ma maison facile et trompeuse elle nrsquoest fermeacuteepour personne qui vient frapper agrave sa porte Elle nrsquoa pour tout gardienqursquoun portier agrave lrsquoancienne mode il ne sert pas tant agrave deacutefendre maporte qursquoagrave lrsquooffrir avec plus drsquoeacuteleacutegance et de gracircce Je nrsquoai pour toutgarde ou sentinelle que les astres

12 Il nrsquoest pas bon pour un gentilhomme de se montrer sur ladeacutefensive srsquoil ne lrsquoest pas totalement car celui qui est ouvert drsquoun cocircteacute

1On trouve cette ideacutee dans Seacutenegraveque [96] LXXXIII2Rutilius Namatianus poegravete latin neacute en Gaule au Ve s Itinerarium I 3973En lrsquooccurrence il srsquoagit drsquoHeacuterodote [37] IV 234Tireacute de Gomara [25] III 30

344 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

lrsquoest partout Nos pegraveres nrsquoont pas songeacute agrave bacirctir des places fortifieacutees les moyens drsquoattaquer et de prendre par surprise nos maisons ndash je veuxdire sans canons ni armeacutee ndash augmentent tous les jours plus que ceux deles conserver Crsquoest de ce cocircteacute-lagrave que les esprits srsquoaiguisent lrsquoinvasioninteacuteresse tout le monde la deacutefense seulement les riches Ma maisoneacutetait fortifieacutee pour son temps mais je nrsquoy ai rien ajouteacute et je craindraisaujourdrsquohui que sa force ne se retournacirct contre moi Ajoutez agrave celaqursquoen une eacutepoque paisible on a tendance agrave rendre les maisons plusouvertes et qursquoil est agrave craindre si elles sont prises qursquoon ne puisse lesreprendre Il est drsquoailleurs difficile de les rendre sucircres car en matiegraverede guerres intestines mecircme votre valet peut ecirctre du parti que vousredoutez et quand la religion devient un preacutetexte mecircme les liens deparenteacute ne sont plus fiables sous couvert de justice Ce ne sont pasles finances publiques qui vont entretenir nos garnisons domestiques elles srsquoy eacutepuiseraient Et nous ne pouvons le faire sans nous ruinernous-mecircmes ou de faccedilon plus mauvaise et plus injuste encore sansruiner le peuple Le mal ne serait donc guegravere pire que son remegravede Et drsquoailleurs si vous y perdez quelque chose vos amis eux-mecircmespassent leur temps plutocirct qursquoagrave vous plaindre agrave blacircmer votre manquede vigilance et de preacutecautions votre meacuteconnaissance ou votre laisser-aller quant aux devoirs de votre profession

13 Le fait que tant de maisons bien gardeacutees ont eacuteteacute prises alorsque la mienne est encore sauve me fait soupccedilonner qursquoelles ont eacuteteacuteprises parce qursquoelles eacutetaient gardeacutees cela suscite lrsquoenvie et donne desraisons agrave lrsquoassaillant Toute protection a quelque cocircteacute guerrier Quel-qursquoun pourra bien envahir ma maison si Dieu le veut mais il est sucircrque je ne lrsquoy appellerai pas Crsquoest la retraite ougrave je viens me reposer desguerres Jrsquoessaie de soustraire ce petit coin agrave la tourmente des affairespubliques de mecircme que je leur soustrais un petit coin de mon acircmeNotre guerre a beau changer de forme se deacutemultiplier et se diversifieren nouveaux partis1 quant agrave moi je ne bouge pas Alors qursquoil est tantde maison fortifieacutees moi seul que je sache en France2 de ma condi-tion ai confieacute simplement au ciel la protection de la mienne Et je nrsquoenai jamais ocircteacute ni vaisselle drsquoargent ni titre de proprieacuteteacute ni tapisserie Jene veux ni avoir peur ni me sauver agrave demi Si une confiance totale meacute-rite la faveur divine alors elle mrsquoaccompagnera jusqursquoau bout sinon

1Allusion probable aux luttes de la laquo Ligue raquo contre Henri IV qui on le sait dutentrer en guerre et finalement se convertir au catholicisme en 1589

2Le texte de 1595 a omis laquo en France raquo

Chapitre 15 ndash Notre deacutesir est accru par la difficulteacute 345

jrsquoai bien assez veacutecu pour rendre ma vie remarquable et digne drsquoecirctreconserveacutee Comment cela Mais voilagrave bien trente ans que ccedila dure1

1On considegravere geacuteneacuteralement que ces laquo trente ans raquo sont ceux eacutecouleacutes depuis le deacutebutdes laquo troubles raquo vers 1560

Chapitre 16

Sur la gloire

1 Il y a le nom et la chose le nom crsquoest un mot2 qui deacutesigne et si-gnifie la chose le nom ce nrsquoest pas une partie de la chose ni quelquechose de concret crsquoest un eacuteleacutement eacutetranger associeacute agrave la chose et ex-teacuterieur agrave elle Dieu qui est la pleacutenitude en soi et le comble de touteperfection ne peut pas ecirctre plus qursquoil nrsquoest il ne peut pas srsquoaccroicirctreen tant que tel mais son nom lui peut ecirctre augmenteacute il peut srsquoac-croicirctre par la beacuteneacutediction et les louanges que nous adressons agrave sesmanifestations exteacuterieures Et puisque ces louanges ne peuvent ecirctreincorporeacutees agrave son Ecirctre ndash qui ne peut srsquoaugmenter de quelque Bien quece soit ndash nous les attribuons donc agrave son nom qui est lrsquoeacuteleacutement exteacuterieurle plus proche de Lui Voilagrave pourquoi crsquoest agrave Dieu seul qursquohonneur etgloire appartiennent et rien nrsquoest aussi deacuteraisonnable que de les re-chercher pour nous-mecircmes car nous sommes indigents et miseacuterablesinteacuterieurement notre essence est imparfaite et neacutecessite une constanteameacutelioration et crsquoest agrave cela que nous devons œuvrer Nous sommescreux et vides3 ce nrsquoest pas de vent et de mots que nous devons nousremplir nous avons besoin pour nous reacuteparer drsquoune substance plussolide Bien becircte lrsquoaffameacute qui chercherait agrave se procurer un beau vecircte-ment plutocirct qursquoun bon repas Il faut courir au plus presseacute Comme le

2Montaigne eacutecrit laquo voix raquo Faut-il traduire par laquo parole raquo laquo appellation raquo Jrsquoemploielaquo mot raquo mais ce terme est un peu reacuteducteur Surtout si lrsquoon remarque quelques lignesplus loin laquo voix et vent raquo

3Montaigne eacutecrit laquo tous creux et vuides raquo Le statut de laquo tous raquo nrsquoest pas clair Ilsemble bien que ce soit plutocirct un adverbe ici malgreacute lrsquoaccord Et dans ce cas il nrsquoestpas vraiment neacutecessaire dans le franccedilais drsquoaujourdrsquohui

348 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

disent nos priegraveres courantes laquo Gloire agrave Dieu dans les cieux et paixaux hommes sur la terre raquo Crsquoest de beauteacute de santeacute de sagesse devertu et de qualiteacutes essentielles de cette sorte que nous manquons etles ornements externes devront ecirctres rechercheacutes plus tard quand nousaurons pourvu aux choses neacutecessaires La theacuteologie traite amplementet pertinemment de ce sujet mais je nrsquoy suis guegravere verseacute

2 Chrysippe et Diogegravene ont eacuteteacute les premiers et les plus cateacutego-riques contempteurs de la gloire Ils disaient que parmi tous les plai-sirs il nrsquoy en avait pas de plus dangereux que celui qui nous vient delrsquoapprobation drsquoautrui et qursquoil fallait le fuir par-dessus tout Et crsquoestvrai que lrsquoexpeacuterience nous en fait eacuteprouver bien des perfidies tregraves preacute-judiciables Il nrsquoest rien qui corrompe autant les princes que la flatterierien par quoi les mauvaises gens se fassent plus facilement une reacutepu-tation ni de proceacutedeacute plus sucircr et plus courant pour venir agrave bout de lachasteteacute des femmes que de les repaicirctre de louanges Le premier en-chantement que les Siregravenes employegraverent pour tromper Ulysse eacutetait decette nature

Venez vers nous venez ocirc tregraves louable UlysseHomegravere [31]XII 184-185 Vous le plus grand dont la Gregravece srsquoenorgueillisse1

3 Ces philosophes-lagrave deacuteclaraient que toute la gloire du mondene meacuteritait pas qursquoun homme de bon sens levacirct seulement le petit doigtpour lrsquoobtenir laquo Si grande soit-elle une gloire nrsquoest rien si elle nrsquoestCiceacuteron [16]

III 17 que la gloire raquoJe dis bien pour elle seule car elle amegravene souvent dans son

sillage bien des avantages pour lesquels elle peut devenir deacutesirable elle attire sur nous la bienveillance elle nous rend moins vulneacuterablesaux injures et offenses des autres et autres choses du mecircme genre

4 Crsquoeacutetait aussi lrsquoun des principaux points de la doctrine drsquoEacutepi-cure le preacutecepte laquo Cache ta vie raquo qui deacutefendait aux hommes de srsquoem-barrasser des charges et affaires publiques preacutesuppose du mecircme couple meacutepris de la gloire puisque celle-ci nrsquoest que lrsquoapprobation donneacuteepar les gens aux actions dont nous nous preacutevalons Celui qui nous or-donne de nous cacher de ne nous soucier que de nous-mecircmes qui neveut pas que nous soyons connus des autres veut encore moins quenous soyons honoreacutes et glorifieacutes par eux Aussi conseille-t-il agrave Ido-meacuteneacutee2 de ne jamais reacutegler ses actes sur la reacuteputation ou lrsquoopinion

1Montaigne a traduit ici ces deux vers de lrsquoOdysseacutee2Le destinataire des Lettres drsquoEacutepicure deacutejagrave citeacute par Montaigne en I 32 sect3 et I 38

sect36

Chapitre 16 ndash Sur la gloire 349

courante sauf pour eacuteviter les difficulteacutes que le meacutepris des hommespourrait agrave lrsquooccasion lui apporter

5 Ce sont lagrave des propos tout agrave fait justes et senseacutes agrave mon avisMais nous sommes je ne sais comment ambigus au point que ce quenous croyons nous ne le croyons pas non plus et que nous ne pou-vons nous deacutefaire de ce que pourtant nous condamnons Examinonsles derniegraveres paroles drsquoEacutepicure celles qursquoil a profeacutereacutees en mourant elles sont nobles et dignes drsquoun tel philosophe mais elles sont pour-tant quelque peu marqueacutees par la gloire attacheacutee agrave son nom et par cetravers qursquoil avait deacutecrieacute dans son enseignement Voici la lettre1 qursquoildicta peu avant son dernier soupir

EacutePICURE Agrave HERMACHOS SALUT

laquo Ce jour heureux est en mecircme temps le dernier de ma vie et jrsquoeacutecriscela en proie pourtant agrave de telles douleurs agrave la vessie et aux intestinsqursquoelles ne pourraient ecirctre pires Et pourtant elles sont compenseacutees parle plaisir qursquoapporte agrave mon acircme le souvenir de ce que jrsquoai deacutecouvertet de mes discours Quant agrave toi comme le veut lrsquoaffection que tu aseacuteprouveacutee degraves ton enfance envers moi et la philosophie veille agrave proteacute-ger les enfants de Meacutetrodore raquo

6 Voilagrave sa lettre Et ce qui me fait penser que ce plaisir qursquoildit ressentir agrave lrsquoideacutee de ses deacutecouvertes concerne quelque peu la reacutepu-tation qursquoil espeacuterait en obtenir apregraves sa mort crsquoest que dans les dis-positions de son testament il veut qursquoAminomachos et Thimocrategravesses heacuteritiers fournissent chaque mois de janvier pour la ceacuteleacutebrationde son anniversaire les frais prescrits pas Hermachos ainsi que pourla deacutepense occasionneacutee pour traiter les philosophes ses amis rassem-bleacutes le vingtiegraveme jour de la lunaison pour honorer sa meacutemoire et cellede Meacutetrodore

7 Carneacuteade a eacuteteacute le chef de file du point de vue opposeacute il preacute-tendait que la gloire eacutetait deacutesirable en elle-mecircme de mecircme que nousnous attachons agrave notre posteacuteriteacute sans en avoir connaissance ni jouis-sance Cette opinion nrsquoa pas manqueacute drsquoecirctre la plus couramment suiviecomme le sont volontiers celles qui correspondent le mieux agrave nos pen-chants Aristote la met au premier rang des biens exteacuterieurs laquo Eacutevitedit-il consideacuterant que les deux extrecircmes sont mauvais de rechercherla gloire tout comme de la fuir raquo Je crois que si nous avions conserveacute

1Le texte de cette lettre drsquoEacutepicure figure dans Ciceacuteron De finibus [16] II 30 et dansDiogegravene Laeumlrce Vie et doctrines des philosophes [44] X 22

350 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

les livres que Ciceacuteron a eacutecrits sur ce sujet nous en apprendrions debelles car cet homme lagrave fut si enticheacute de cette passion que srsquoil lrsquoeucirctoseacute il serait je crois volontiers tombeacute dans les excegraves ougrave tombegraverentdrsquoautres et eucirct consideacutereacute que la vertu elle-mecircme nrsquoeacutetait deacutesirable quepour lrsquohonneur qursquoelle entraicircne agrave sa suite

La vertu est peu diffeacuterente de lrsquoobscure mollesseHorace [36] IV9 v 29

Et crsquoest une opinion si fausse que je suis facirccheacute qursquoelle ait jamaispu se faire jour dans lrsquoesprit drsquoun homme qui eut lrsquohonneur de porterle nom de philosophe Si cela eacutetait vrai il ne faudrait faire preuve devertu qursquoen public Et nous nrsquoaurions que faire de tenir en regravegle et enordre les mouvements de lrsquoacircme ougrave est le veacuteritable siegravege de la vertuque pour autant qursquoils doivent ecirctre connus des autres

8 Ne srsquoagit-il donc que de commettre des fautes de faccedilon ha-bile et subtile laquo Si tu sais dit Carneacuteade qursquoun serpent est cacheacute lagraveougrave sans y penser vient srsquoasseoir celui dont tu espegraveres la mort pouren tirer profit tu te conduis mal si tu ne lrsquoen avertis Et cela drsquoautantplus que ton attitude ne sera connue que de toi-mecircme Si nous ne nousfixons pas agrave nous-mecircme lrsquoobligation de bien faire si lrsquoimpuniteacute noussemble juste agrave combien de sortes de vilenies nous laisserons-nous al-ler chaque jour Ce que S Peduceus fit en rendant scrupuleusementagrave C Plotius ce que celui-ci lui avait confieacute de ses richesses chose quejrsquoai faite souvent aussi je ne trouve pas cela aussi louable que jrsquoau-rais trouveacute exeacutecrable drsquoy avoir manqueacute1 Et je trouve bon agrave rappelerde nos jours lrsquoexemple de P Sextilius Ruffus auquel Ciceacuteron reprochedrsquoavoir recueilli un heacuteritage contre sa conscience cet heacuteritage nrsquoeacutetaitpas contraire aux lois il eacutetait mecircme preacutevu par les lois Un eacutetrangerqui espeacuterait ainsi obtenir sa part dans une succession reposant sur unfaux testament fit un jour appel agrave M Crassus et Q Hortensius agrave causede leur autoriteacute et de leur influence et contre un certain pourcentageCeux-ci se contentegraverent ne pas cautionner le faux document mais nerefusegraverent pas drsquoen tirer quelque profit ils eacutetaient assez couverts srsquoilsse tenaient agrave lrsquoabri des accusateurs des teacutemoins et des lois laquo Qursquoils seCiceacuteron [18]

III 101Le texte manuscrit correspondant dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo est le suivant

laquo je trouveroy execrable qursquoil y eut failli raquo et il srsquoagit donc bien de Plotius Mais leseacutediteurs de 1595 ayant lu plus haut laquo jrsquoen ay faict raquo et laquo je ne le trouve raquo qui impliquentMontaigne lui-mecircme ont de ce fait cru neacutecessaire de corriger et on eacutecrit laquo je trouveroyexecrable que nous y eussions failli raquo Ma traduction suit le texte de 1595 mais celaquo nous raquo nrsquoest guegravere dans lrsquousage de Montaigne pour parler de lui Je tourne donc ladifficulteacute

Chapitre 16 ndash Sur la gloire 351

souviennent que Dieu est leur teacutemoin crsquoest-agrave-dire comme je le penseleur propre conscience raquo

9 La vertu est une chose bien vaine et bien frivole si elle tiresa valeur de la gloire Il ne servirait agrave rien dans ce cas de lui donnerune place agrave part et de la distinguer du hasard car est-il quelque chosede plus fortuit que la reacuteputation laquo Il est sucircr que la Fortune regravegne Salluste [86]

VIIIsur toutes choses elle attribue la gloire ou lrsquoombre agrave son greacute plutocirctque selon le vrai meacuterite raquo Le fait que nos actes soient connus et vusde tous relegraveve purement du hasard Crsquoest le sort qui nous attribue lagloire selon son bon plaisir Je lrsquoai vue souvent preacuteceacuteder le meacuteriteet souvent outrepasser de beaucoup le meacuterite lui-mecircme Celui qui lepremier observa que lrsquoombre et la gloire se ressemblent fit en cela bienmieux qursquoil ne le pensait Ce sont toutes deux des choses extrecircmementvaines lrsquoombre preacutecegravede aussi souvent le corps et souvent elle estbeaucoup plus grande que lui

10 Ceux qui enseignent aux nobles qursquoil ne faut rechercher quelrsquohonneur dans la vaillance laquo comme si une action qui nrsquoest pas ceacute- Ciceacuteron [18] I

4legravebre ne pouvait ecirctre honorable raquo quel reacutesultat obtiennent-ils sinoncelui de leur apprendre agrave ne jamais prendre de risques si on ne les voitpas et de bien srsquoassurer qursquoil y ait des teacutemoins qui puissent rappor-ter leurs hauts faits quand il se preacutesente pourtant mille occasions dese distinguer sans que lrsquoon puisse ecirctre remarqueacute Combien drsquoexploitspersonnels demeurent noyeacutes dans la cohue drsquoune bataille Quiconquesrsquoamuse agrave observer ainsi les autres pendant la mecircleacutee ne srsquoy impliqueguegravere lui-mecircme et produit contre lui-mecircme le teacutemoignage qursquoil donnedu comportement de ses compagnons

11 laquo Une acircme sage et vraiment grande place dans les actes Ciceacuteron [18] I19et non dans la gloire ce que nous recherchons le plus de par notre

nature lrsquohonneur raquo Toute la gloire que jrsquoattends de ma vie crsquoest delrsquoavoir veacutecue tranquillement Tranquillement non selon Meacutetrodore ouArceacutesilas ou Aristippe mais selon moi Puisque la philosophie nrsquoa sutrouver aucune voie vers la tranquilliteacute qui soit valable pour tous quechacun la cherche pour son propre compte

12 Alexandre et Ceacutesar doivent-ils leur immense reacuteputation agraveautre chose qursquoau hasard Combien drsquohommes dont nous nrsquoavons plusaucune ideacutee a-t-il fait passer agrave la trappe alors qursquoils commenccedilaient leurascension et qui pourtant y mettaient la mecircme deacutetermination qursquoeuxet auraient triompheacute si le mauvais sort ne les eucirct arrecircteacutes tout net agravelrsquoorigine mecircme de leur entreprise Au milieu de tant de dangers jene me souviens pas drsquoavoir lu que Ceacutesar ait jamais eacuteteacute blesseacute mille

352 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

autres sont morts dans des peacuterils moindres que le moindre de ceuxqursquoil a affronteacutes On nrsquoest pas toujours en haut drsquoune brecircche ou agrave latecircte drsquoune armeacutee sous lrsquoœil de son geacuteneacuteral comme sur une estrade Onest surpris entre la haie et le fosseacute il faut tenter un coup contre un pou-lailler il faut deacuteloger quatre miseacuterables arquebusiers drsquoune grange ilfaut srsquoeacutecarter seul de la troupe et agir seul en fonction des neacutecessiteacutesde lrsquoinstant Et si lrsquoon y prend garde on srsquoapercevra agrave mon avis quelrsquoexpeacuterience montre que les occasions les moins exaltantes sont juste-ment les plus dangereuses et que dans les guerres que notre eacutepoque aconnues ont peacuteri plus de gens de bien dans des circonstances anodineset sans graviteacute comme dans la contestation de quelque bicoque quedans des lieux dignes et honorables

13 Celui qui tient sa mort pour mal employeacutee si elle ne se pro-duit pas dans des circonstances remarquables au lieu de rendre sa mortillustre obscurcit plutocirct sa vie car il laisse eacutechapper ce faisant biendes occasions justifieacutees de prendre des risques Et toutes les vraiesoccasions sont suffisamment illustres si la conscience de chacun leslui claironne suffisamment laquo Notre gloire est ce qursquoen teacutemoigne notreconscience1 raquo

14 Celui qui nrsquoest un homme de bien que parce qursquoon le sauraet parce qursquoon aura plus drsquoestime pour lui quand on lrsquoaura appris quine veut bien faire qursquoagrave la condition que sa vertu vienne agrave la connais-sance des hommes celui-lagrave nrsquoest pas un homme dont on puisse tirerbien des services

Il me semble que durant lrsquohiver suivantArioste [43]XI 81 Roland fit des exploits dignes qursquoon srsquoen souvienne

Mais si bien gardeacutes jusqursquoici que je nrsquoy suis pour rienSi je ne les raconte pas car RolandEacutetait plus vif agrave faire de grandes chosesQursquoagrave les raconter ensuite et ses exploitsNrsquoont jamais eacuteteacute divulgueacutesSauf quand ils eurent des teacutemoins

15 Il faut aller agrave la guerre pour y faire son devoir et en at-tendre cette reacutecompense qui ne peut manquer drsquoaccompagner toutebelle action pour occulte qursquoelle soit et mecircme les penseacutees vertueuses le contentement qursquoune conscience bien formeacutee ressent intimementdrsquoavoir bien agi Il faut ecirctre courageux pour soi-mecircme et pour cet

1Saint Paul Eacutepicirctre aux Corinthiens I 12 Mais la citation est plutocirct deacuteriveacutee de LaCiteacute de Dieu de saint Augustin [7] I 19

Chapitre 16 ndash Sur la gloire 353

avantage que comporte le fait drsquoavoir un cœur ferme et solide faceaux assauts du hasard

La vertu ignore les eacutechecs honteux Horace [36] III2 vv 17 sqElle brille drsquoun eacuteclat sans meacutelange

Elle ne prend ni ne quitte les faisceaux consulairesAu greacute des passions populaires

16 Ce nrsquoest pas pour se montrer que lrsquoacircme doit jouer son rocirclecrsquoest agrave lrsquointeacuterieur de nous lagrave ougrave seuls nos propres yeux peuvent peacute-neacutetrer lagrave elle nous protegravege de la peur de la mort des souffrances etmecircme de la honte lagrave elle nous renforce contre la perte de nos en-fants de nos amis de notre fortune Et quand lrsquoopportuniteacute srsquoen preacute-sente elle nous megravene aussi aux peacuterils de la guerre laquo Non pour un Ciceacuteron [16] I

10quelconque profit mais pour lrsquohonneur qui srsquoattache agrave la vertu elle-mecircme raquo Ce profit est bien plus grand et plus digne drsquoecirctre attendu etespeacutereacute que lrsquohonneur et la gloire qui ne sont pas autre chose qursquounjugement favorable porteacute sur nous

17 Il faut trier une douzaine drsquohommes sur toute une populationpour eacutetablir un jugement sur un arpent de terre et pour juger de nospenchants et de nos actions ce qui est bien la chose la plus difficile etla plus importante qui soit nous nous en remettons agrave la foule et agrave lapopulace megravere de lrsquoignorance de lrsquoinjustice et de lrsquoinconstance Est-il raisonnable de faire deacutependre la vie drsquoun sage du jugement des fouslaquo Quoi de plus insenseacute quand on meacuteprise les gens pris un par un que Ciceacuteron [20] V

36de les estimer lorsqursquoils sont ensemble raquo Quiconque cherche agrave plaireaux gens nrsquoen a jamais fini crsquoest une cible informe et sur laquelle onnrsquoa aucune prise laquo Rien nrsquoest moins preacutevisible que les jugements de Tite-Live [105]

XXI 34la foule raquo18 Deacutemeacutetrios1 disait plaisamment de la voix du peuple qursquoil

ne faisait pas plus de cas de celle qui lui sortait par le haut que decelle qui lui sortait par le bas Et en voici un autre qui dit encore ceci laquo Jrsquoestime quant agrave moi qursquoune chose mecircme si elle nrsquoest pas honteuse Ciceacuteron [16] II

15semble lrsquoecirctre si elle est loueacutee par la foule raquo19 Aucune habileteacute aucune souplesse drsquoesprit ne pourraient

conduire nos pas agrave la suite drsquoun guide si heacutesitant et si incertain Aumilieu de cette confusion de bruits et de on-dit populaires qui ne sontque du vent et qui pourtant nous poussent aucune route valable nepeut ecirctre traceacutee Ne nous proposons donc pas un but aussi flou et

1Philosophe laquo cynique raquo (comme Diogegravene) du 1er siegravecle

354 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

changeant marchons avec constance en suivant la raison Et que lrsquoap-probation publique nous suive en cela si elle veut comme elle estentiegraverement soumise au hasard nous nrsquoavons aucune raison drsquoespeacutererla trouver autrement que de cette faccedilon Quand bien mecircme je ne sui-vrais pas le droit chemin parce qursquoil est droit je le suivrais parce queje sais par expeacuterience qursquoau bout du compte crsquoest geacuteneacuteralement lemeilleur et le plus utile laquo La Providence a fait aux hommes ce preacutesentQuintilien [84]

I 12 de rendre les choses honnecirctes les plus profitables raquo Le marin de lrsquoAn-tiquiteacute parlait ainsi agrave Neptune au milieu drsquoune grande tempecircte laquo OcircDieu sauve-moi si tu veux perds-moi si tu veux mais je maintiendraitoujours droit mon gouvernail raquo Dans ma vie jrsquoai vu mille hommessouples ambigus hypocrites et dont nul ne doutait qursquoils eacutetaient deshommes du monde bien plus malins que moi se perdre lagrave ougrave moi jeme suis sauveacute

Jrsquoai ri de voir que les ruses pouvaient quelquefois eacutechouerOvide [68] I18

20 Partant pour sa glorieuse expeacutedition en Maceacutedoine Paul-Eacutemile conseilla avant tout au peuple de Rome drsquoavoir agrave tenir sa langueagrave propos de ses actions pendant son absence Crsquoest que la liberteacute des ju-gements est un grave inconveacutenient pour les grandes affaires Et chacundrsquoentre nous nrsquoa pas la fermeteacute de Fabius [Cunctator] face agrave lrsquoopinionpopulaire hostile et mecircme injurieuse Il preacutefeacutera laisser sa renommeacuteeen proie aux vaines fantaisies des hommes plutocirct que de moins bienexercer sa charge afin drsquoobtenir une bonne reacuteputation et lrsquoapprobationpopulaire Il y a je ne sais quelle douceur naturelle agrave se sentir lrsquoobjetde louanges mais nous lui attribuons beaucoup trop drsquoimportance

Je ne redoute pas les louanges je nrsquoy suis pas insensiblePerse [70] I 47Mais ce que je refuse crsquoest que le but final drsquoune bonne conduiteSoit laquo Bravo Tregraves bien raquo

21 Je ne me soucie pas tant de ce que je suis pour autrui queEcirctre soi-mecircmede ce que je suis pour moi-mecircme Je veux ecirctre riche de mon fait etnon par emprunt Les autres ne voient les eacuteveacutenements et les appa-rences que de lrsquoexteacuterieur et chacun de nous peut faire bonne mineau dehors alors qursquoil est au dedans plein de fiegravevre et drsquoeffroi Ils nevoient pas mon cœur ils ne voient que mes attitudes On a raison decritiquer lrsquohypocrisie de la guerre car est-il rien de plus aiseacute pour unmalin que drsquoeacutechapper au danger et de faire le meacutechant alors que soncœur est plein de mollesse Il y a tant de faccedilons drsquoeacuteviter de prendre

Chapitre 16 ndash Sur la gloire 355

personnellement des risques que nous aurons trompeacute mille fois notremonde avant de nous engager dans un danger et mecircme alors que nousy sommes empecirctreacutes nous saurons bien encore cette fois cacher notrejeu en affichant un visage serein et en parlant drsquoune voix assureacutee bienque notre acircme soit tremblante au fond de nous Et si lrsquoon disposait delrsquoanneau de Platon qui rendait invisible celui qui le portait au doigtquand on le tournait vers la paume on verrait que bien des gens secachent souvent lagrave ougrave il faut se montrer et se repentent de se trouverdans un lieu si honorable alors que par neacutecessiteacute ils font montre drsquounebelle assurance

Qui sinon le malhonnecircte et le menteur est sensible Horace [34] I16 vv 39-40agrave la fausse louange et craint la calomnie

Voilagrave pourquoi tous ces jugements fondeacutes sur des apparences exteacute-rieures sont extrecircmement incertains et douteux Il nrsquoest pas de teacutemoinplus sucircr que chacun pour soi

22 Et quand elle est meacuteriteacutee combien de serviteurs sont asso-cieacutes agrave notre gloire Celui qui se tient ferme dans une trancheacutee deacutecou-verte que fait-il drsquoautre que ce que font devant lui cinquante pauvreseacuteclaireurs qui lui ouvrent le passage et le couvrent de leur corps pourcinq sous par jour

Refuse les condamnations de Rome la turbulente Perse [70] I 5Nrsquoessaie pas de reacuteformer son injuste balance Ne te cherche pas en dehors de toi

23 Ce que nous appelons rehausser notre nom consiste agrave lrsquoeacutetendreet le reacutepandre dans de nombreuses bouches nous voulons qursquoil y soitbien reccedilu et que son accroissement lui soit profitable crsquoest ce qursquoilpeut y avoir de plus excusable dans ce dessein Mais lrsquoexcegraves danscette maladie va jusqursquoau point ougrave certains cherchent agrave faire parlerdrsquoeux de quelque faccedilon que ce soit Trogue-Pompeacutee1 dit drsquoHeacuteros-trate2 et Tite-Live de Manlius Capitolin3 qursquoils eacutetaient plus deacutesireuxdrsquoune grande reacuteputation que drsquoune bonne Crsquoest lagrave un deacutefaut ordi-naire Nous sommes plus soucieux de savoir si lrsquoon parle de nous que

1Historien de lrsquoeacutepoque drsquoAuguste neacute en Gaule2Epheacutesien qui se rendit ceacutelegravebre en incendiant le temple drsquoArteacutemis agrave Eacutephegravese Captureacute

il fut exeacutecuteacute et il fut interdit de prononcer son nom sous peine de mort3Il eacutetait Consul quand les Gaulois prirent Rome en 392 et parvint agrave sauver le Capi-

tole Mais deacutetesteacute par lrsquoaristocratie parce qursquoil soutenait la plegravebe il fut preacutecipiteacute du hautde la Roche Tarpeacuteienne

356 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

de la faccedilon dont on en parle et il nous suffit de savoir que notre nomest dans la bouche des gens peu importe de quelle faccedilon Il sembleqursquoecirctre connu soit une faccedilon de mettre sa vie et sa dureacutee agrave la gardedrsquoautrui En ce qui me concerne je considegravere que je ne suis que chezmoi et pour cette autre face de ma vie qui loge dans la connaissanceqursquoen ont mes amis agrave la consideacuterer toute nue et simplement en elle-mecircme je sais bien que je nrsquoen ressens le beacuteneacutefice et la jouissance quepar la vaniteacute de lrsquoideacutee que je mrsquoen fais Et quand je serai mort cetteideacutee mrsquoimportera encore bien moins et je perdrai pour de bon lrsquousagedes veacuteritables avantages qui parfois en deacuterivent je nrsquoaurai plus deprise par ougrave saisir la reacuteputation ni elle drsquoendroit par ougrave elle puisse metoucher ou mecircme parvenir jusqursquoagrave moi

24 Dois-je mrsquoattendre agrave ce que mon nom connaisse un jour lagloire Tout drsquoabord je nrsquoai pas de nom qui soit vraiment le mien des deux que jrsquoai lrsquoun est commun agrave toute ma race et mecircme encoreagrave drsquoautres il y a une famille agrave Paris et agrave Montpellier qui se nommelaquo Montaigne raquo une autre en Bretagne et en Saintonge on trouve desLe nom de

ldquoMontaignerdquo laquo de la Montaigne raquo Le deacuteplacement drsquoune seule syllabe mecirclera nosdestins de telle sorte que je prendrai part agrave leur gloire et eux peut-ecirctreagrave ma honte Drsquoailleurs les miens se sont autrefois appeleacutes laquo Eyquem raquonom drsquoune maison encore connue en Angleterre Quant agrave mon autrenom il appartient agrave quiconque aura envie de le prendre Ainsi uncrocheteur sera-t-il peut-ecirctre honoreacute agrave ma place Et quand jrsquoauraisune marque qui me soit propre que pourrait-elle bien deacutesigner quandje nrsquoy serai plus Pourrait-elle indiquer et mettre en valeur le neacuteant

Si la posteacuteriteacute me loue la pierre de mon tombeauPerse [70] I 37En pegravesera-t-elle moins lourd sur mes osDe mes macircnes de mon tertre de ma cendre fortuneacuteeDes violettes surgiront-elles

Mais de cela jrsquoai deacutejagrave parleacute ailleurs125 Au demeurant dans toute bataille ougrave dix mille sont estro-

pieacutes ou tueacutes il nrsquoen est pas quinze dont on parlera Il faut qursquoune gran-deur particuliegraverement eacuteminente ou quelque conseacutequence importantelui ait eacuteteacute associeacutee par le fait du hasard pour qursquoune action person-nelle prenne de la valeur et non seulement celle drsquoun arquebusiermais mecircme celle drsquoun chef Car en veacuteriteacute tuer un homme ou deux oudix et faire courageusement face agrave la mort si ce nrsquoest pas rien pour

1Dans les laquo Essais raquo Livre I chap 46 laquo Des noms raquo

Chapitre 16 ndash Sur la gloire 357

nous car il y va de nous-mecircmes pour le reste du monde ce sont lagrave deschoses tellement ordinaires on voit cela tellement tous les jours et ilen faut tellement pour produire un effet notable que nous ne pouvonsen attendre aucune renommeacutee particuliegravere

Crsquoest une chose qui arrive agrave bien drsquoentre nous Juveacutenal [41]XIII 9Banale et parmi les innombrables faits dus au hasard

26 Parmi tant de milliers drsquohommes morts depuis quinze centsans en France les armes agrave la main il nrsquoy en a pas cent dont nous ayonseu connaissance Ce nrsquoest pas seulement la meacutemoire des chefs qui estensevelie mais celle des batailles et des victoires eacutegalement Les des-tineacutees de plus de la moitieacute du monde faute de registre ougrave les consignersont demeureacutees telles quelles et se sont eacutevanouies sans parvenir agrave ladureacutee Si jrsquoavais en ma possession les eacuteveacutenements inconnus je croisqursquoils supplanteraient facilement ceux qui sont connus dans tous lescas Comment se peut-il que chez les Romains eux-mecircmes sans parlerdes Grecs parmi tant drsquoeacutecrivains et de teacutemoins tant de rares et noblesexploits si peu soient parvenus jusqursquoagrave nous

A peine si un leacuteger souffle porte leur renommeacutee jusqursquoagrave nous Virgile [112]VII 646

Ce sera deacutejagrave bien si dans cent ans on se souvient en gros qursquoagravenotre eacutepoque il y eut des guerres civiles en France

27 Les Laceacutedeacutemoniens offraient des sacrifices aux Muses avantde se lancer dans une bataille pour que leurs exploits fussent bien etdignement eacutecrits ils estimaient que crsquoeacutetait lagrave une faveur divine etpeu commune que les belles actions aient des teacutemoins capables deleur donner vie et drsquoassurer leur peacuterenniteacute Pouvons-nous croire qursquoagravechaque arquebusade que nous essuyons agrave chaque danger que nouscourons il y ait aussitocirct un greffier pour les enregistrer Et mecircme sicent greffiers consignaient cela leurs commentaires ne dureraient pasplus de trois jours et personne nrsquoen saurait rien Nous ne posseacutedonsmecircme pas la milliegraveme partie des eacutecrits des Anciens crsquoest le hasardqui leur donne vie une vie courte ou longue selon la faveur qursquoil leurteacutemoigne et de ce que nous posseacutedons nous pouvons agrave bon droit nousdemander si ce nrsquoest la plus mauvaise part puisque nous ne savonsrien du reste On ne fait pas des livres drsquohistoire avec des choses insi-gnifiantes il faut avoir eacuteteacute le bacirctisseur drsquoun empire ou drsquoun royaumeavoir gagneacute cinquante-deux batailles rangeacutees toujours en eacutetat drsquoinfeacute-rioriteacute ndash comme Ceacutesar Dix mille bons compagnons drsquoarmes et plu-

358 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

sieurs grands capitaines moururent agrave sa suite vaillamment et coura-geusement dont les noms nrsquoont pas dureacute plus longtemps que nrsquoontveacutecu leurs femmes et leurs enfants

Eux que lrsquooubli a recouvert de son obscuriteacuteVirgile [112] Vv 302

28 De ceux-lagrave mecircme que nous avons vu agir courageusementet qui y sont resteacutes on ne parle pas plus deux ou trois mois plus tardque srsquoils nrsquoavaient jamais existeacute Celui qui examinera avec preacutecision eten toute eacutequiteacute quels sont les gens et les faits dont la gloire passe dansla meacutemoire des livres trouvera que pour notre siegravecle il y a fort peudrsquoactions et fort peu de personnes qui puissent y preacutetendre Combienavons-nous vu drsquohommes valeureux survivre agrave leur propre reacuteputationet qui ont ducirc supporter de voir srsquoeacuteteindre sous leurs yeux lrsquohonneur etla gloire fort justement acquis dans leurs jeunes anneacutees Et pour troisans de cette vie chimeacuterique et imaginaire allons-nous perdre notrevraie vie notre vie essentielle et nous engager agrave une mort perpeacutetuelle Les sages fixent un but plus beau et plus juste agrave une si importanteentreprise

laquo La reacutecompense drsquoune bonne action crsquoest de lrsquoavoir faite raquoSeacutenegraveque [96]LXXXI laquo Le fruit drsquoun devoir crsquoest le devoir lui-mecircme raquoCiceacuteron [16]II xii 29 On pourrait peut-ecirctre excuser un peintre ou un artisan ou

encore un rheacutetoricien ou un grammairien de srsquoefforcer de se faire unnom par ses ouvrages Mais les actions vertueuses sont trop noblespar elles-mecircmes pour avoir agrave rechercher un autre salaire que celui deleur propre valeur ndash et notamment pour rechercher cette valeur dans lavaniteacute des jugements des hommes Cette attitude erroneacutee peut toutefoisecirctre utile agrave la socieacuteteacute pour contenir les hommes dans les limites deleur devoir si elle contribue agrave amener le peuple vers la vertu et siles princes sont toucheacutes de voir le monde entier beacutenir la meacutemoire deTrajan et exeacutecrer celle de Neacuteron srsquoils sont impressionneacutes de voir lenom de ce grand pendard autrefois si effrayant et si redouteacute mauditet outrageacute tregraves librement par le premier eacutecolier qui srsquointeacuteresse agrave luindash alors qursquoelle se deacuteveloppe hardiment et qursquoon lrsquoentretienne parminous le plus qursquoon le pourra

30 Platon qui employait tous les moyens pour rendre vertueuxles citoyens de sa laquo Reacutepublique raquo leur conseille aussi de ne pas meacute-priser la bonne reacuteputation et lrsquoestime populaire Et il dit aussi quepar quelque inspiration divine les meacutechants eux-mecircmes savent sou-vent distinguer tregraves justement les bons des mauvais aussi bien dans

Chapitre 16 ndash Sur la gloire 359

les paroles que dans les ideacutees Cet auteur et son maicirctre1 avec lui sontde merveilleux et hardis ouvriers pour introduire les opeacuterations et lesreacuteveacutelations divines partout ougrave la capaciteacute humaine fait deacutefaut Et crsquoestpeut-ecirctre pour cela que Timon injuriait Platon en lrsquoappelant laquo le grandfabricant de miracles raquo laquo Comme les poegravetes font appel agrave un dieu quand Ciceacuteron [17] I

20ils ne savent pas comment deacutenouer leur intrigue raquo31 Puisque les hommes sont incapables de se payer drsquoune vraie

monnaie qursquoon y emploie donc aussi de la fausse Ce moyen a eacuteteacutepratiqueacute par tous les leacutegislateurs et il nrsquoest pas de socieacuteteacute ougrave lrsquoon netrouve quelque meacutelange de vaniteacute ceacutereacutemonieuse ou drsquoopinion menson-gegravere qui sert de bride pour maintenir le peuple dans son devoir Crsquoestpour cela que nombreux sont ceux qui ont des origines fabuleuses en-richies de mystegraveres surnaturels Crsquoest cela qui a donneacute du creacutedit auxreligions bacirctardes et a fait qursquoelles ont eacuteteacute favoriseacutees par les gens in-telligents crsquoest pour cela que Numa2 et Sertorius3 pour renforcer lafoi de leurs hommes leur faisaient avaler cette sottise lrsquoun que lanymphe Eacutegeacuterie lrsquoautre que sa biche blanche leur apportaient de lapart des dieux toutes les deacutecisions qursquoils prenaient

32 Lrsquoautoriteacute que Numa donna agrave ses lois en les placcedilant sous lepatronage de cette deacuteesse4 Zoroastre leacutegislateur des Bactriens et desPerses la donna aux siennes sous le nom du dieu Oromasis Trismeacute-giste chez les Eacutegyptiens invoqua Mercure Zamolxis chez les ScythesVesta Charondas chez les Chalcides Saturne Minos chez les Creacute-tois Jupiter Lycurgue chez les Laceacutedeacutemoniens Apollon Dracon etSolon chez les Atheacuteniens Minerve Toute socieacuteteacute a un dieu agrave sa tecircte crsquoest un faux dieu sauf celui que Moiumlse eacutetablit pour le peuple de Judeacuteeagrave sa sortie drsquoEacutegypte

33 La religion des Beacutedouins comme le dit le Sire de Joinvillestipulait entre autres choses que lrsquoacircme de celui qui mourait pour sonprince allait rejoindre un autre corps plus heureux plus beau et plusfort que le premier et de ce fait ils risquaient beaucoup plus volontiersleur vie

1Socrate2Numa Pompilius (714-767) Il fut le second roi de Rome Drsquoapregraves Plutarque ([79]

Numa XIV) il aurait eacuteteacute le leacutegislateur et lrsquoorganisateur de la citeacute3Sertorius geacuteneacuteral romain mort en Espagne en 73 av J-C Il eacutetait du laquo parti de

Marius raquo et entra en reacutebellion contre Pompeacutee La leacutegende preacutetend qursquoil marchait ac-compagneacute drsquoune biche blanche au moyen de laquelle il communiquait avec les Dieux(Plutarque [79] Sertorius XV)

4Montaigne ne preacutecise pas laquelle Il srsquoagit peut-ecirctre de la Muse que Plutarque([79] Numa VIII 10 p 171) eacutevoque en la nommant laquo Tacita raquo

360 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Ces guerriers bravent le fer leur courage eacutetreint la mortLucain [45] Iv 461 Crsquoest une lacirccheteacute pour eux que de meacutenager une vie qui doit renaicirctre

Voilagrave bien une croyance salutaire toute stupide qursquoelle soit Chaquenation en a plusieurs exemples pour elle-mecircme mais ce sujet meacuterite-rait un deacuteveloppement agrave part

34 Pour dire encore un mot sur mon premier sujet je ne conseillepas non plus aux Dames drsquoappeler laquo honneur raquo leur devoir laquo commeCiceacuteron [16] II

15 dans le langage courant on nrsquoappelle ldquohonorablerdquo que ce qui est glo-rieux pour le peuple raquo Leur devoir est lrsquoessentiel leur honneur nrsquoestque lrsquoeacutecorce Et je ne leur conseille pas non plus de nous donner cetteexcuse pour justifier leur refus car je suppose bien que leurs inten-tions leur deacutesir et leur volonteacute choses qui ont peu agrave voir avec lrsquohon-neur car il ne srsquoen voit rien au dehors sont encore plus reacuteglementeacuteesque leurs actes

Elle consent celle qui ne se refuse que parce qursquoil lui est deacute-fendu de consentirOvide [66] III

4 v 4

35 Envers Dieu comme envers leur conscience lrsquooffense se-rait aussi grande drsquoeacuteprouver du deacutesir que de srsquoy livrer Et ce sont desactions par elles-mecircmes cacheacutees et secregravetes il serait donc bien faciledrsquoen deacuterober quelques-unes agrave la connaissance drsquoautrui sur laquelle re-pose lrsquohonneur si elles nrsquoavaient drsquoautre respect envers leur devoir etdrsquoaffection pour la chasteteacute en elle-mecircme Toute personne drsquohonneurchoisit plutocirct de perdre son honneur que sa conscience

Chapitre 17

Sur la preacutesomption

1 Il est une autre sorte de gloire crsquoest la trop bonne opinion quenous nous formons de notre valeur Crsquoest une affection exageacutereacutee quenous nous portons et qui fait que nous avons de nous-mecircmes une re-preacutesentation diffeacuterente de ce que nous sommes reacuteellement Il en est demecircme dans la passion amoureuse qui precircte des beauteacutes et des gracirccesagrave la personne qui en est lrsquoobjet et fait que ceux qui sont eacutepris voientlrsquoobjet aimeacute diffeacuterent et plus parfait qursquoil nrsquoest parce que leur juge-ment est alteacutereacute Je ne voudrais pourtant pas que par peur de tomberdans ce travers on neacuteglige de se connaicirctre et que lrsquoon pense ecirctre in-feacuterieur agrave ce que lrsquoon est Le jugement doit toujours conserver ses preacute-rogatives il lui faut donc voir sur ce point comme ailleurs ce que laveacuteriteacute lui preacutesente Srsquoil srsquoagit de Ceacutesar qursquoil ose se consideacuterer commele plus grand capitaine qursquoil y ait au monde Nous ne sommes faitsque de conventions elles nous entraicircnent et nous en oublions la veacuteri-table substance des choses nous nous accrochons aux branches sansnous occuper du tronc Nous avons enseigneacute aux dames agrave rougir degravesqursquoelles entendent seulement ce qursquoelles ne craignent nullement defaire nous nrsquoosons pas appeler nos membres par leur nom et pourtantnous ne craignons pas de les employer agrave toutes sortes de deacutebauches Les conventions nous deacutefendent drsquoexprimer par des mots des choseslicites et naturelles et nous les suivons La raison nous deacutefend de fairedes choses mauvaises et illicites mais tout le monde srsquoen moque Etme voilagrave empecirctreacute dans les regravegles de la convenance puisqursquoelles nepermettent pas que lrsquoon parle de soi ni en bien ni en mal On leslaissera donc de cocircteacute pour cette fois

362 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

2 Ceux que le hasard (qursquoon doive lrsquoappeler heureux ou mal-heureux) a conduits agrave passer leur vie dans quelque haute fonctionpeuvent prouver par leurs actions publiques quelle sorte drsquohommesils sont Mais ceux que leur sort a maintenu dans la foule et dont per-sonne ne parlera si eux-mecircmes ne le font sont excusables srsquoils osentparler drsquoeux-mecircmes agrave ceux qui ont tout inteacuterecirct agrave les connaicirctre commece fut le cas de Lucilius

Il confiait tous ses secrets agrave des eacutecrits comme agrave des amis Horace [33] II1 vv 30-34 Heureux ou malheureux il ne cherchait jamais

Drsquoautres confidents Ainsi lrsquoon voit toute sa vie deacutecriteComme dans un tableau qui seraitConsacreacute aux dieux

Lucilius confiait au papier ses actions et ses penseacutees il srsquoy peignaittel qursquoil pensait ecirctre Rutilius et Scaurus nrsquoont pas eacuteteacute moins crus nimoins estimeacutes pour cela

3 Je me souviens donc que degraves ma plus tendre enfance on avaitremarqueacute chez moi je ne sais quelle attitude et des gestes qui manifes-taient une vaine et sotte fierteacute Je dirai drsquoabord qursquoil nrsquoest pas mauvaisdrsquoavoir des propensions et des comportements qui nous sont si per-sonnels et si inteacutegreacutes en nous que nous ne pouvons ni les ressentirni les identifier Le corps garde quelque pli de ces inclinations natu-relles sans que nous en ayons conscience et sans notre consentementConscients de leur beauteacute crsquoeacutetait avec une certaine recherche voulueqursquoAlexandre penchait un peu la tecircte sur le cocircteacute et qursquoAlcibiade avaitadopteacute une voix douce et grasseyante Jules Ceacutesar se grattait la tecircteavec le doigt ce qui est bien lrsquoattitude drsquoun homme en proie agrave desreacuteflexions peacutenibles et Ciceacuteron me semble-t-il avait coutume de segratter le nez ce qui teacutemoigne drsquoun naturel moqueur De tels mouve-ments peuvent se manifester en nous agrave notre insu Il en est drsquoautresqui sont artificiels et dont je ne parlerai pas comme les salutationset reacuteveacuterences par lesquelles on cherche agrave se donner le plus souvent agravetort lrsquohonneur drsquoecirctre humble et courtois on peut en effet ecirctre humblepour en tirer gloire

4 Je suis assez prodigue en coups de chapeau notamment eneacuteteacute1 et je nrsquoen reccedilois jamais sans y reacutepondre quelle que soit la qualiteacutede lrsquohomme sauf srsquoil est agrave mon service Je souhaiterais que certains

1Aucun eacutediteur ni commentateur ne semble avoir eacuteteacute sensible agrave lrsquohumour de cetteformule

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 363

princes que je connais en soient plus eacuteconomes et qursquoils les dispensentagrave meilleur escient car eacutetant ainsi distribueacutes inconsideacutereacutement ces salutssont sans valeur Et au chapitre des attitudes exageacutereacutees nrsquooublions pasla morgue de lrsquoEmpereur Constance qui en public gardait toujours latecircte droite sans la tourner ni la pencher ici ou lagrave sans mecircme regarderceux qui agrave cocircteacute de lui le saluaient il gardait le corps immobile sansmecircme le laisser suivre le mouvement de sa voiture sans oser cracherni se moucher ni srsquoessuyer le visage devant les gens Je ne sais si cesgestes que lrsquoon remarquait chez moi relevaient de ma nature profondeet si jrsquoavais vraiment quelque secregravete propension agrave ce vice il se peutcar je ne puis reacutepondre des mouvements de mon corps Mais pour cequi est des mouvements de lrsquoacircme je veux dire ici ce que jrsquoen ressens

5 Il y a deux aspects dans cette attitude preacutesomptueuse agrave sa-voir srsquoestimer trop soi-mecircme et ne pas estimer assez les autres Pourlrsquoun il me semble drsquoabord qursquoil faut tenir compte de ce qui suit je suissous lrsquoinfluence drsquoun deacutefaut de mon esprit qui me contrarie parce queje le considegravere comme inique et encore plus comme importun Jrsquoes-saie de le corriger mais je ne puis lrsquoextirper Il me conduit agrave deacutepreacutecierles choses que je possegravede et rehausser drsquoautant celles qui ne mrsquoap-partiennent pas me sont eacutetrangegraveres ou absentes Et cette dispositionsrsquoeacutetend bien loin De mecircme que du fait qursquoils ont autoriteacute sur ellesles maris regardent leurs femmes avec un injuste deacutedain ou que cer-tains pegraveres en font autant envers leurs enfants crsquoest ce que je fais moiaussi et entre deux ouvrages semblables je donnerai toujours plus depoids agrave lrsquoautre qursquoau mien Ce nrsquoest pas tant parce que mon zegravele agraveprogresser et mrsquoameacuteliorer trouble mon jugement et mrsquoempecircche drsquoecirctresatisfait que du fait que la possession elle-mecircme engendre le meacuteprisenvers ce que lrsquoon domine et dont on dispose Les socieacuteteacutes les mœurset les langues des pays lointains me plaisent et je mrsquoaperccedilois que lelatin par sa noblesse me seacuteduit plus qursquoil ne devrait comme il le faitpour les enfants et le petit peuple La gestion domestique la maisonet le cheval de mon ami agrave valeur eacutegale valent mieux que les miensparce qursquoils ne sont pas les miens Et drsquoautant plus que je suis tregraves peuau courant de mes propres affaires Jrsquoadmire lrsquoassurance et la certitudedont chacun fait preuve pour lui-mecircme alors qursquoen ces matiegraveres il nrsquoya quasiment rien1 que je sache savoir ni que je puisse oser preacutetendresavoir faire Je nrsquoai pas un releveacute eacutetabli drsquoavance de mes ressourceset nrsquoen ai connaissance qursquoapregraves coup Je doute de moi-mecircme autant

1On peut rappeler ici que la devise de Montaigne eacutetait laquo Que sais-je raquo

364 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que de toute autre chose1 Drsquoougrave il reacutesulte que si je megravene quelque af-faire agrave bien jrsquoattribue plus volontiers cela agrave la chance qursquoagrave mon actiondrsquoautant plus que jrsquoenvisage tout ce que jrsquoaccomplis un peu par hasardet avec inquieacutetude De mecircme parmi toutes les opinions que lrsquoAnti-quiteacute srsquoest formeacutee sur lrsquohomme en geacuteneacuteral celles vers lesquelles jesuis porteacute que jrsquoadopte le plus volontiers et auxquelles je mrsquoattache leplus ce sont celles qui nous meacuteprisent nous avilissent et aneacuteantissentle plus

6 La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu quequand elle combat notre preacutesomption et notre vaniteacute quand elle re-connaicirct de bonne foi son irreacutesolution sa faiblesse et son ignoranceIl me semble que la megravere nourriciegravere des opinions les plus faussesqursquoelles soient publiques ou priveacutees crsquoest la trop bonne opinion quelrsquohomme a de lui-mecircme Ces gens qui se perchent agrave califourchon surlrsquoeacutepicycle de Mercure2 et qui voient si loin dans le ciel me font grin-cer des dents Puisque je rencontre dans lrsquoeacutetude que je megravene et dont lesujet est lrsquohomme une telle varieacuteteacute de jugements un si profond laby-rinthe de difficulteacutes entasseacutees les unes sur les autres tant de diversiteacuteet drsquoincertitudes dans la philosophie elle-mecircme comment pourrais-jecroire ces gens-lagrave qui nrsquoont pas pu venir agrave bout de se connaicirctre eux-mecircmes ni de connaicirctre leur condition qui est pourtant constammentdevant leurs yeux qui ne savent comment se meut ce qursquoeux-mecircmesfont mouvoir qui ne savent ni deacutecrire ni expliquer les ressorts qursquoilstiennent et manipulent eux-mecircmes comment pourrais-je les croire ausujet de la cause du flux et du reflux du Nil La curiositeacute qui les pousseagrave connaicirctre les choses est un fleacuteau qui a eacuteteacute donneacute aux hommes dit laSainte Eacutecriture

7 Mais pour en revenir agrave mon propre cas il est bien difficileme semble-t-il qursquoaucun autre homme srsquoestime moins que moi voireqursquoaucun autre mrsquoestime moins que je ne mrsquoestime moi-mecircme Je meconsidegravere comme quelqursquoun drsquoordinaire mais aussi coupable des deacute-fauts les plus bas les plus vulgaires que je nrsquoexcuse ni ne reacutecuse Etje ne mrsquoestime pas plus que ce que je sais valoir Srsquoil y a en moi dela preacutesomption elle est superficielle et infuseacutee en moi par le fait de

1Cette phrase est omise dans la traduction drsquoA Lanly [58] II p 291 On remarqueraque sa reacutedaction est assez diffeacuterente dans lrsquoeacutedition de 1595 et dans lrsquolaquo exemplaire deBordeaux raquo

2La theacuteorie des laquo eacutepicycles raquo de Poleacutemeacutee faisait appel agrave des laquo petits cercles raquo quiparcouraient de plus grands pour rendre compte des irreacutegulariteacutes apparentes dans lesmouvements des astres

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 365

ma complexion qui me trahit Elle nrsquoa pas veacuteritablement de corps quipuisse donner prise agrave mon jugement Jrsquoen suis arroseacute mais pas teint

8 Car en veacuteriteacute en ce qui concerne lrsquoactiviteacute de lrsquoesprit je nrsquoaijamais produit quelque chose qui me satisfasse en quoi que ce soit etje ne me contente pas de lrsquoapprobation drsquoautrui Jrsquoai le goucirct deacutelicatet difficile et notamment agrave mon endroit Je me sens flotter et fleacutechirpar faiblesse Je nrsquoai rien qui vienne de moi et qui puisse satisfairemon jugement Jrsquoai la vue assez claire et juste mais elle se troublequand je mrsquoen sers Jrsquoen fais lrsquoexpeacuterience surtout en poeacutesie je lrsquoaimeinfiniment je juge assez bien des ouvrages des autres mais je ne suisen veacuteriteacute qursquoun enfant quand je veux y mettre la main et je ne puissupporter ce que jrsquoeacutecris On peut dire des sottises partout ailleurs maispas en Poeacutesie

Les dieux les hommes les colonnes ougrave srsquoaffichent leurs livres Horace [32]372Tout deacutefend aux poegravetes drsquoecirctre meacutediocres

Plucirct agrave Dieu que cette sentence figuracirct au fronton des boutiques detous nos imprimeurs pour en deacutefendre lrsquoentreacutee agrave tant de versificateurs

Mais il est vrai Martial [50]XII 63 v 13Que rien nrsquoa plus drsquoassurance qursquoun mauvais poegravete

9 Que nrsquoavons-nous de tels peuples que ceux-lagrave Denys lrsquoAn-cien nrsquoestimait rien tant que ses propres vers Agrave lrsquoeacutepoque des JeuxOlympiques avec des chars qui deacutepassaient tous les autres en ma-gnificence il envoya aussi des poegravetes et des musiciens pour preacutesenterses vers dans des tentes et des pavillons doreacutes et royalement tapis-seacutes Quand on se mit agrave deacuteclamer ses vers lrsquoattention de la foule futdrsquoabord attireacutee par lrsquoexcellente qualiteacute de la diction Mais quand en-suite elle put se rendre compte de lrsquoineptie de lrsquoœuvre elle en conccedilutdu meacutepris puis bientocirct son jugement tourna agrave lrsquoaigre et elle finit parse mettre en fureur et de deacutepit srsquoempressa drsquoabattre et de deacutechirertous les pavillons Et comme ensuite ses chars eux-mecircmes ne rem-portegraverent aucun succegraves dans les courses et que le navire qui ramenaitses gens apregraves avoir manqueacute la Sicile fut pousseacute par la tempecircte et sefracassa sur la cocircte de Tarente on tint pour certain que tout cela eacutetait ducircagrave la colegravere des dieux irriteacutes contre lui agrave cause de son mauvais poegravemeEt les marins qui avaient eacutechappeacute au naufrage ne faisaient eux-mecircmesqursquoabonder dans le sens de lrsquoopinion du peuple Crsquoest drsquoailleurs cetteideacutee que sembla conforter aussi lrsquooracle qui avait preacutedit sa mort cet

366 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

oracle disait que Denys serait pregraves de sa fin quand il aurait vaincu ceuxqui valaient mieux que lui ce qursquoil interpreacuteta comme eacutetant les Cartha-ginois dont la puissance eacutetait supeacuterieure agrave la sienne Et quand il sefrottait agrave eux il srsquoarrangeait souvent pour ne pas remporter la victoireou la modeacuterait pour ne pas risquer de voir se reacutealiser cette preacutedictionMais il lrsquointerpreacutetait de travers le dieu annonccedilait par lagrave le momentougrave il lrsquoemporta agrave Athegravenes par la faveur et lrsquoinjustice sur les poegravetestragiques qui eacutetaient pourtant meilleurs que lui quand il fit jouer sapiegravece intituleacutee laquo les Leacuteneacuteiens raquo dans une compeacutetition Sitocirct apregravesavoir remporteacute la victoire il treacutepassa et drsquoailleurs en partie agrave cause dela joie excessive qursquoil en avait eacuteprouveacute

10 Ce que je trouve excusable srsquoagissant de moi ne lrsquoest pas ensoi et ne lrsquoest pas vraiment mais il lrsquoest par comparaison avec drsquoautreschoses bien pires encore auxquelles je vois qursquoon accorde du creacuteditJrsquoenvie le bonheur de ceux qui savent se reacutejouir et trouver une reacutecom-pense dans ce qursquoils font crsquoest une faccedilon commode de se donner duplaisir puisque crsquoest un plaisir que lrsquoon tire de soi-mecircme Et jrsquoenviespeacutecialement ceux qui mettent de la fermeteacute dans leur deacuteterminationJe connais un poegravete agrave qui les forts et les faibles la foule et les prochesle ciel et la terre crient qursquoil ne nrsquoest pas tregraves bon en la matiegravere Cenrsquoest pas pour autant qursquoil renonce agrave rien de la stature qursquoil srsquoest don-neacutee toujours il recommence toujours reacutefleacutechit et toujours persistedrsquoautant plus ancreacute dans son opinion qursquoil ne deacutepend que de lui seulde srsquoy maintenir Quant agrave mes ouvrages agrave moi il srsquoen faut de beau-coup qursquoils me plaisent agrave chaque fois que je les reacuteexamine ils medeacuteccediloivent et me laissent deacutepiteacute

Quand je relis cela jrsquoai honte de lrsquoavoir eacutecrit tant jrsquoy vois dechosesOvide [65] I 5

vv 15-16 Qui mecircme pour leur auteur meacuteriteraient drsquoecirctre effaceacutees

11 Jrsquoai toujours dans lrsquoesprit une ideacutee qui me preacutesente uneforme meilleure que celle que jrsquoai mise en chantier mais je ne parviensni agrave la saisir ni agrave lrsquoexploiter Jrsquoen tire la conviction que les productionsde ces riches et belles acircmes du temps passeacute sont situeacutees bien au-delagravedes limites de mon imagination et de mes souhaits Leurs eacutecrits ne fontpas que me satisfaire et me combler ils me frappent et me saisissentdrsquoadmiration Je juge leur beauteacute je la vois sinon toute entiegravere maisdu moins aussi loin qursquoil mrsquoest agrave moi impossible drsquoaspirer parvenirQuoi que jrsquoentreprenne je dois un sacrifice aux Gracircces comme le ditPlutarque agrave propos de quelqursquoun pour obtenir leurs faveurs

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 367

Car tout ce qui plaicirctet charme les sens des hommesCrsquoest aux aimables Gracircces que nous le devons1

12 Mais elles me font deacutefaut agrave chaque instant tout est grossierchez moi tout manque de polissure et de beauteacute je ne sais pas fairevaloir les choses pour plus que ce qursquoelles valent et mon interventionnrsquoapporte rien agrave la matiegravere dont je traite Voilagrave pourquoi il me fautqursquoelle soit forte avec beaucoup drsquoemprise sur le lecteur et qursquoellebrille drsquoelle-mecircme Quand jrsquoutilise des sujets populaires et plus gaiscrsquoest pour suivre mon propre penchant moi qui nrsquoaime pas la sagesseceacutereacutemonieuse et triste comme tout le monde crsquoest pour me faire plai-sir agrave moi-mecircme et non pour eacutegayer mon style qui preacutefegravere les chosesseacutevegraveres et graves ndash si du moins je peux nommer laquo style raquo une faccedilon deparler informelle et sans regravegle un jargon populaire une faccedilon de faireimpreacutecise sans divisions sans conclusion trouble enfin agrave la faccedilondrsquoAmalfius et de Rabirius2

13 Je ne sais ni plaire ni reacutejouir ni chatouiller agreacuteablement lameilleure histoire du monde se dessegraveche et se ternit entre mes mainsJe ne sais parler que seacuterieusement et je suis tout agrave fait deacutenueacute de cettefaciliteacute que jrsquoobserve chez beaucoup de mes compagnons drsquoentrete-nir les premiers venus et de tenir en haleine toute une assembleacutee ouamuser sans le lasser lrsquooreille drsquoun prince par toutes sortes de proposLa matiegravere ne leur fait jamais deacutefaut car ils ont ce don de savoir uti-liser la premiegravere venue de lrsquoaccommoder au goucirct de ceux agrave qui ilsont affaire et de la mettre agrave leur porteacutee Les princes nrsquoaiment guegravere lessujets austegraveres ni moi raconter des histoires3 Les arguments essen-tiels et les plus faciles ceux qui sont en geacuteneacuteral les mieux accepteacutessont ceux que je ne sais pas utiliser je suis mauvais precirccheur pour lafoule Sur tous les sujets je dis volontiers les choses les plus impor-tantes que jrsquoen sais Ciceacuteron estime que dans les traiteacutes de philosophiela partie la plus difficile crsquoest lrsquoexorde si cela est vrai je ferai biende mrsquointeacuteresser plutocirct agrave leur conclusion

14 Il faut savoir bien pincer la corde pour produire toutes sortesde tons et le plus aigu est celui dont on fait le moins souvent usage

1Lrsquoauteur de ces vers est inconnu Certaines eacuteditions (p ex Lefevre Paris 1834)indiquent qursquoil srsquoagit laquo probablement drsquoun moderne raquo

2Ciceacuteron nomme ces personnages dans ses Acadeacutemiques [14] I 23La phrase qui suivait dans les eacuteditions de 1580 et 1588 a eacuteteacute supprimeacutee dans celle

de 1595 laquo Ce que jrsquoai agrave dire je le dis de toutes mes forces raquo

368 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Il y a au moins autant de meacuterite agrave enjoliver un sujet creux qursquoagrave en deacute-velopper un grave Il faut savoir tantocirct manier les choses superficiel-lement tantocirct les approfondir Je sais bien que la plupart des hommesse contentent de rester au premier niveau parce qursquoils ne conccediloiventles choses que drsquoapregraves leur premiegravere eacutecorce Mais je sais aussi que lesplus grands maicirctres notamment Xeacutenophon et Platon se laissent sou-vent aller agrave cette faccedilon triviale et populaire de dire les choses trouvanttoujours des formules eacuteleacutegantes pour la soutenir

15 Au demeurant mon langage nrsquoest ni facile ni bien poli ilest plutocirct rugueux et deacutedaigneux ses mouvements sont libres et sansregravegles Il me plaicirct ainsi non par jugement mais par inclination natu-relle Pourtant je sens bien que parfois je mrsquoy abandonne trop et qursquoagraveforce de vouloir eacuteviter lrsquoart et lrsquoaffectation jrsquoy retombe par un autrecocircteacute

Voulant ecirctre brefHorace [32] V25 Jrsquoen deviens obscur

Platon dit que la briegraveveteacute ou la longueur ne sont pas des proprieacuteteacutes quiocirctent ou donnent du prix agrave un langage

16 Quand bien mecircme je chercherais agrave adopter un style eacutegal uniet ordonneacute je ne saurais y parvenir Et mecircme si le rythme et les peacute-riodes de Salluste srsquoaccordent mieux agrave mon caractegravere je trouve pour-tant Ceacutesar plus grand et moins facile agrave imiter Et si mon penchant meporte plus vers lrsquoimitation du langage de Seacutenegraveque je nrsquoen estime pasmoins davantage celui de Plutarque En actes comme en paroles jesuis tout simplement ma pente naturelle Crsquoest peut-ecirctre pour cela queje suis plus agrave lrsquoaise en parlant qursquoen eacutecrivant Le mouvement et la ges-tuelle animent les paroles notamment chez ceux qui srsquoagitent brus-quement comme je le fais et qui srsquoeacutechauffent en parlant Le port detecircte le visage la voix le costume lrsquoattitude peuvent donner du prixagrave des choses qui nrsquoen ont guegravere par elles-mecircmes comme le verbiageMessala se plaint dans Tacite des accoutrements eacutetroits et de la faccedilondont eacutetaient faits les bancs des orateurs qui selon lui nuisaient agrave leureacuteloquence

17 Mon franccedilais est alteacutereacute dans sa prononciation comme dansLe ldquoparlerrdquo deMontaigne drsquoautres domaines par la barbarie de mon terroir Je nrsquoai jamais vu

un homme de nos contreacutees du sud qui ne fasse nettement sentir sonaccent et qui ne blesse pas les oreilles purement franccedilaises Et ce nrsquoestpas pour autant que je suis bien expert en peacuterigourdin je ne le maicirc-trise pas plus que lrsquoallemand ndash et peu mrsquoimporte Crsquoest un langage dumecircme ordre que ceux qui mrsquoentourent ndash le poitevin le saintongeais

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 369

lrsquoangoumoisin le limousin lrsquoauvergnat il est mou traicircnant verbeuxIl y a bien au-dessus de nous vers les montagnes un Gascon que jetrouve singuliegraverement beau sec bref expressif et en veacuteriteacute crsquoest unlangage macircle et militaire plus qursquoaucun autre que je comprenne Il estaussi nerveux puissant et direct que le franccedilais est gracieux deacutelicatet abondant Quant au latin qui mrsquoa eacuteteacute donneacute comme langue mater-nelle jrsquoen ai perdu lrsquohabitude et de ce fait la promptitude agrave pouvoirmrsquoen servir pour parler et mecircme agrave eacutecrire ce qui autrefois me faisaitappeler laquo Maicirctre Jean raquo1 Voilagrave bien mon peu de valeur de ce cocircteacute-lagrave

18 La beauteacute est un eacuteleacutement drsquoune grande importance dans les La beauteacuterelations entre les hommes crsquoest la premiegravere cause drsquoentente entreeux et il nrsquoest pas drsquohomme si barbare ni si hargneux qui ne se sentefrappeacute par sa douceur Le corps joue un grand rocircle dans ce que noussommes il y tient une place importante Sa structure et son organi-sation meacuteritent donc drsquoecirctre prises en consideacuteration Ceux qui veulentseacuteparer nos deux principaux constituants et les maintenir agrave part lrsquounde lrsquoautre ont tort au contraire il faut les rassembler et les unir Il fautordonner agrave lrsquoacircme non pas de se replier sur elle-mecircme de vivre de soncocircteacute de meacutepriser et abandonner le corps (et elle ne saurait drsquoailleursy parvenir que par quelque singerie apprecircteacutee) mais au contraire de serallier agrave lui lrsquoembrasser le cheacuterir lrsquoaider le controcircler le remettre dansle bon chemin et lrsquoy ramener quand il en sort lrsquoeacutepouser en quelquesorte et lui servir de mari pour que leurs actions ne paraissent pas sidiffeacuterentes et si contraires mais bien accordeacutees et uniformes Les chreacute-tiens ont une particuliegravere connaissance de cette liaison car ils saventque la justice divine fait sienne cette association cette sorte drsquoassem-blage du corps et de lrsquoacircme au point de rendre le corps susceptible derecevoir des reacutecompenses eacuteternelles ils savent aussi que Dieu regardelrsquohomme globalement et veut qursquoil reccediloive dans sa totaliteacute un chacircti-ment ou une reacutecompense selon ses meacuterites

19 Lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne la plus humaine de toutes les eacutecolesphilosophiques attribue agrave la sagesse la tacircche de fournir et procurer leurbien en commun agrave ces deux parties reacuteunies elle montre ainsi que lesautres eacutecoles pour ne pas srsquoecirctre suffisamment attacheacutees agrave tenir comptede ce meacutelange ont pris parti lrsquoune pour le corps lrsquoautre pour lrsquoacircmefaisant la mecircme erreur et se sont ainsi eacuteloigneacutees de leur veacuteritable sujetqui est lrsquohomme et de leur guide qursquoelles reconnaissent en geacuteneacuteralecirctre la Nature

1Se disait drsquoun homme habile

370 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

20 Il est vraisemblable que lrsquoavantage offert par la beauteacute fut agravelrsquoorigine de la premiegravere distinction qui se fit entre les hommes et quidonna aux uns la preacuteeacuteminence sur les autres

Le partage des terres et leur distribution se firentLucregravece [46] V1109 Agrave proportion de la beauteacute de la force et de lrsquoesprit

Car la beauteacute avait grande importanceEt la force imposait le respect

Or je suis moi drsquoune taille un peu infeacuterieure agrave la moyenne Etcette insuffisance nrsquoest pas seulement vilaine elle a aussi des inconveacute-nients notamment pour ceux qui exercent des commandements et desresponsabiliteacutes car il leur manque lrsquoautoriteacute que donnent une certainemajesteacute du corps et une belle prestance

21 Caius Marius ne recrutait pas volontiers de soldats qui nefassent six pieds1 de haut laquo Le Courtisan raquo2 a bien raison de preacutefeacute-rer que le gentilhomme dont il srsquooccupe ait une taille ordinaire plutocirctqursquoexceptionnelle et de refuser pour lui toute particulariteacute qui le fe-rait montrer du doigt Mais srsquoagissant drsquoun militaire et srsquoil ne rentrepas dans la moyenne je ne choisirais pas moi qursquoil soit plutocirct en-deccedilagrave qursquoau-delagrave drsquoelle Les petits hommes dit Aristote sont bien jo-lis mais ne sont pas beaux et crsquoest agrave la grandeur que se reconnaicirct lagrande acircme tout comme la beauteacute dans la haute taille

22 Les Eacutethiopiens et les Indiens dit Aristote quand ils eacutelisaientleurs rois et leurs magistrats tenaient compte de leur beauteacute et de leurstature Ils avaient raison car voir un chef de belle stature et hautetaille marcher agrave la tecircte drsquoune troupe inspire du respect agrave ceux qui lesuivent et de lrsquoeffroi agrave lrsquoennemi

Dans les premiers marche Turnus agrave la belle prestanceVirgile [112]VII vv783-784

Les armes agrave la main et dominant ceux qui lrsquoentourent

Notre grand roi divin et ceacuteleste dont toutes les particulariteacutes doiventecirctre releveacutees avec soin pieusement et respectueusement nrsquoa pas renieacutela distinction corporelle laquo le plus beau entres les fils des hommes3 raquoEt Platon souhaite la beauteacute en mecircme temps que la modeacuteration et lagrandeur drsquoacircme pour ceux qui veilleront sur sa Reacutepublique

1Le pied laquo du roi raquo valait 0324m et le laquo pied anglais raquo 0305 Pour lrsquoeacutepoque deMontaigne laquo six pieds raquo repreacutesentaient une taille assez exceptionnelle

2On considegravere geacuteneacuteralement qursquoil srsquoagit lagrave du personnage du livre de Castiglione IlCorteggiano [11]

3Psaumes XLV 3

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 371

23 Crsquoest une grande vexation lorsqursquoon srsquoadresse agrave vous au mi-lieu de vos gens pour vous demander laquo Ougrave est Monsieur raquo et quevous nrsquoavez que le reste du coup de chapeau que lrsquoon adresse agrave votrebarbier ou agrave votre secreacutetaire Crsquoest ce qui arriva agrave ce pauvre Philopœ-men comme il eacutetait arriveacute en premier avant sa troupe en un logis ougraveil eacutetait attendu lrsquohocirctesse qui ne le connaissait pas et lui trouvait assezmauvaise mine lrsquoenvoya aider un peu ses femmes agrave puiser de lrsquoeau etattiser le feu pour Philopœmen Quand les gentilshommes de sa suitearrivegraverent ils le surprirent occupeacute agrave ces nobles travaux (car il nrsquoavaitpas manqueacute drsquoobeacuteir aux ordres qursquoon lui avait donneacutes) et lui deman-degraverent ce qursquoil faisait lagrave laquo Je paie leur reacutepondit-il pour ma laideur raquo

24 Les autres aspects de la beauteacute concernent les femmes labeauteacute de la taille est la seule beauteacute des hommes Si lrsquoon est petit nila largeur et la courbe du front ni la clarteacute et la douceur des yeux ni laforme peu marqueacutee du nez ni la petitesse de lrsquooreille et de la boucheni la reacutegulariteacute et la blancheur des dents ni une barbe eacutepaisse et uniecouleur chacirctaigne ni les cheveux drus ni la juste proportion de larondeur de la tecircte ni la fraicirccheur du teint ni lrsquoair agreacuteable du visage nilrsquoabsence drsquoodeur ni la juste proportion des membres rien de tout celane pourra faire un bel homme Jrsquoai moi-mecircme au demeurant la tailleforte et eacutepaisse le visage non pas gras mais plein et ma complexionheacutesite entre le jovial et le meacutelancolique moyennement sanguine etchaude

Et jrsquoai donc les jambes et la poitrine pleines de poils Martial [50] II36

25 Ma santeacute est bonne et vigoureuse rarement troubleacutee par lesmaladies jusqursquoagrave un acircge avanceacute Du moins jrsquoeacutetais ainsi et non pasmaintenant que je suis engageacute dans les avenues de la vieillesse ayantdepuis longtemps deacutepasseacute les quarante ans

Peu agrave peu les forces et la vigueur sont vaincues par lrsquoacircge Lucregravece [46] IIvv 1131-1132Et voici que vient la deacutecreacutepitude

Ce que je serai doreacutenavant ce nrsquoest plus qursquoun demi-ecirctre ce nesera plus vraiment moi je mrsquoeacutechappe et me deacuterobe agrave moi-mecircme tousles jours

Un agrave un tous nos biens nous sont deacuterobeacutes par les anneacutees Horace [34] II2 v 55

26 Je nrsquoai reccedilu ni adresse ni agiliteacute Je suis pourtant le fils drsquounpegravere tregraves alerte et drsquoune vitaliteacute qui se prolongea jusqursquoen son ex-trecircme vieillesse Il ne rencontra guegravere drsquohomme de sa condition qui

372 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

puisse lrsquoeacutegaler pour les exercices physiques alors que je nrsquoen ai guegraveretrouveacute qui ne mrsquoy surpassent moi sauf agrave la course ougrave jrsquoeacutetais dansles moyens En musique ni pour la voix pour laquelle je suis tregraves peudoueacute ni pour les instruments on nrsquoa jamais reacuteussi agrave rien mrsquoapprendreAgrave la danse agrave la paume agrave la lutte je nrsquoai reacuteussi agrave acqueacuterir qursquoune maicirc-trise fort limiteacutee et tregraves ordinaire et rien du tout en ce qui concerne lanage lrsquoescrime la voltige le saut Jrsquoai les mains si malhabiles que jene sais mecircme pas eacutecrire pour mon propre compte de sorte que ce quejrsquoai griffonneacute jrsquoaime mieux le refaire que de me donner la peine de ledeacutechiffrer Et je ne lis guegravere mieux Je sens que je suis peacutenible pourceux qui mrsquoeacutecoutent Mais agrave part ccedila ndash bon lettreacute1 Je suis incapablede plier et cacheter une lettre comme il faut je nrsquoai jamais su taillerune plume ni deacutecouper correctement la viande agrave table ni harnacher uncheval ni porter un oiseau de proie sur le poing et le faire srsquoenvoler niparler aux chiens aux oiseaux aux chevaux

27 Mes aptitudes corporelles sont en somme tout agrave fait en rap-port avec celles de lrsquoacircme rien de tregraves remarquable seulement unebelle et solide vigueur Je suis dur agrave la peine mais seulement si crsquoestde mon fait et aussi longtemps que le deacutesir mrsquoy porte

Le plaisir fait oublier lrsquoausteacuteriteacute du travailHorace [33] II2 v 12

Et agrave lrsquoinverse si je nrsquoy suis alleacutecheacute par quelque plaisir possible etsi je nrsquoai drsquoautre guide que ma pure et libre volonteacute je nrsquoy vaux rienCar jrsquoen suis au point ougrave mis agrave part la santeacute et la vie il nrsquoest rien pourquoi je me rongerais les ongles et que je serais precirct agrave acheter contredes soucis et des contraintes

Agrave ce prix je ne voudrais pas de lrsquoeau sombre du TageJuveacutenal [41]III 54 Mecircme avec tout lrsquoor qursquoelle roule vers la mer

Je suis tout agrave fait disponible et libre par nature et par ma volonteacuteJe precircterais aussi volontiers mon sang que mes soucis2

1On srsquoest interrogeacute sur le sens agrave donner agrave cette remarque Drsquoaucuns la comprennentcomme laquo bon savant raquo (Lexique de lrsquoeacutedition Villey-Strowski [52]) drsquoautres (D MFrame [28] ) y voient une note drsquohumour ndash et crsquoest aussi mon avis

2Le sens de cette phrase nrsquoeacutetant pas tregraves clair ni tregraves sucircr il peut ecirctre inteacuteressantde voir quel a eacuteteacute le cheminement de la reacuteflexion de Montaigne agrave travers les diversesreacutedactions telles qursquoon peut les deacutechiffrer en marge de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo laquo Il nrsquoest rien si cher pour moi On a meilleur marcheacute de ma bourse Je ne trouve rien sicherement acheteacute que ce qui me cause du soing raquo (Tout ce qui preacutecegravede a eacuteteacute barreacute)

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 373

28 Jrsquoai une acircme qui nrsquoappartient qursquoagrave elle-mecircme habitueacutee agrave seconduire agrave sa guise Nrsquoayant eu jusqursquoagrave maintenant ni chef ni maicirctreimposeacute jrsquoai marcheacute aussi loin et au pas qursquoil mrsquoa plu de prendre Celamrsquoa amolli rendu inapte agrave servir les autres et ne mrsquoa fait bon qursquoagrave moiIl ne mrsquoa pas eacuteteacute neacutecessaire de lutter contre ce naturel lourd paresseuxet faineacuteant je me suis trouveacute degraves ma naissance agrave la tecircte drsquoune fortunetelle que jrsquoai pu mrsquoen contenter ndash mais avec suffisamment de bon senspour sentir que je le pouvais Crsquoeacutetait une situation que pourtant milleautres de ma connaissance eussent consideacutereacute plutocirct comme un trem-plin vers quelque chose de plus dans lrsquoagitation et lrsquoinquieacutetude Quantagrave moi je nrsquoai rien rechercheacute et rien acquis non plus

Lrsquoaquilon favorable nrsquoenfle pas ma voile Horace [34] II2 v 201 sqLe vent du sud contraire ne freine pas ma course

En force talents beauteacute vertu naissance je suisDans les derniers des premiers et dans les premiers des derniers

29 Je nrsquoai eu besoin que du talent de me contenter de ce quejrsquoavais ce qui est tout de mecircme si on y regarde bien une regravegle devie difficile agrave suivre en toutes circonstances et que dans la pratiquenous trouvons plus souvent appliqueacutee dans la disette que dans lrsquoabon-dance Drsquoautant que peut-ecirctre comme il en est pour les autres pas-sions la faim des richesses est plus aiguiseacutee par leur usage que parleur manque et que la vertu de la modeacuteration est plus rare que cellede la patience1 Je nrsquoai donc eu besoin que de jouir tranquillement desbiens que Dieu par sa libeacuteraliteacute avait placeacutes entre mes mains Je nrsquoaitacircteacute drsquoaucune sorte de travail ennuyeux je nrsquoai eu guegravere agrave mrsquooccuperque de mes propres affaires ou bien ce ne fut qursquoagrave la condition de lesmener agrave ma faccedilon et agrave mon heure confieacutees qursquoelles mrsquoeacutetaient par desgens qui me faisaient confiance et me connaissaient qui ne me bous-culaient pas Car drsquoun cheval reacutetif et poussif les gens habiles saventencore obtenir des services

30 Mon enfance elle-mecircme a eacuteteacute conduite drsquoune faccedilon douceet libre exempte de rigoureuse obeacuteissance Tout cela mrsquoa donneacute uncaractegravere fragile qursquoil ne faut pas trop solliciter au point que mecircmemaintenant jrsquoaime que lrsquoon me cache mes pertes et les deacutesordres quime touchent Au chapitre de mes deacutepenses je compte ce que me coucirctema nonchalance agrave entretenir et agrave nourrir ma maison

Crsquoest ici le surplus eacutechappeacute au regard du maicirctre Horace [34] I6 v 45

1Au sens de laquo courage de supporter raquo

374 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Et qui profite aux voleurs

Jrsquoaime ne pas connaicirctre le compte de ce que jrsquoai pour ressentirmoins preacuteciseacutement ce que je perds Je prie ceux qui vivent avec moiquand ils nrsquoont pas lrsquoaffection neacutecessaire et les bons offices qui de-vraient lrsquoaccompagner de me tromper et de me payer de bonnes ap-parences Faute drsquoavoir assez de fermeteacute pour supporter les inconveacute-nients des eacuteveacutenements deacutesagreacuteables auxquels nous sommes tous ex-poseacutes et ne pouvoir me tenir precirct agrave reacutegler et ordonner mes propresaffaires je nourris en moi autant que je peux mrsquoabandonnant ainsitotalement aux hasards du destin cette faccedilon de voir les choses quiconsiste agrave prendre toutes choses au pire et me reacutesoudre agrave supporter cepire-lagrave avec douce reacutesignation et patience Crsquoest agrave cela seulement queje travaille et le but vers lequel srsquoacheminent toutes mes reacuteflexions

31 En preacutesence drsquoun danger je ne pense pas tant au moyen drsquoyeacutechapper que combien il importe peu que jrsquoy eacutechappe Quand jrsquoy res-terais quelle importance Ne pouvant reacutegler les eacuteveacutenements je meregravegle moi-mecircme et mrsquoadapte agrave eux srsquoils ne srsquoadaptent pas agrave moi Je nesuis pas tregraves doueacute pour esquiver les coups du sort et lui eacutechapper ou ledominer ni pour arranger et diriger habilement les choses dans moninteacuterecirct Je supporte encore moins le soin rigoureux et peacutenible qursquoilfaut y mettre Et la situation pour moi la plus peacutenible crsquoest drsquoecirctre ensuspens au milieu drsquoaffaires pressantes tirailleacute entre la crainte et lrsquoes-peacuterance Avoir agrave deacutecider mecircme des choses les plus insignifiantes medeacuterange Mon esprit a plus de difficulteacute agrave supporter les mouvementset les secousses diverses provoqueacutes par le doute et lrsquointerrogation qursquoagravese ranger agrave quelque parti que ce soit et srsquoy tenir quand le sort en estjeteacute Peu de passions ont troubleacute mon sommeil mais la moindre desdeacutecisions agrave prendre le fait Sur les chemins jrsquoeacutevite volontiers les cocircteacutespentus et glissants pour me jeter dans leur fond le plus boueux et ougravelrsquoon enfonce le plus parce que je nrsquoy risque pas drsquoaller plus bas etque jrsquoy cherche la seacutecuriteacute Il en est de mecircme dans les malheurs queje preacutefegravere deacutefinitifs qui ne me permettent plus drsquoheacutesiter et ne me tra-cassent plus parce qursquoil est trop tard pour leur trouver une improbablesolution et qui me jettent tout droit dans la souffrance

Les malheurs incertains sont les plus peacuteniblesSeacutenegraveque [97]III sc 1 v 29

32 Devant les eacuteveacutenements je me comporte en homme et pourles diriger comme un enfant La crainte de la chute me trouble plus

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 375

que la chute elle-mecircme Le jeu ne vaut pas la chandelle1 Lrsquoavaresouffre plus de sa passion que le pauvre de son eacutetat et le jaloux quele cocu Il est souvent moins peacutenible de perdre sa vigne que de plaiderpour la conserver La marche la plus basse est la plus solide2 Crsquoestle fondement de la fermeteacute vous nrsquoy avez besoin que de vous elletrouve lagrave son assise et repose entiegraverement sur elle-mecircme

33 Voici lrsquoexemple drsquoun gentilhomme que bien des gens ontconnu nrsquoa-t-il pas quelque valeur philosophique Il se maria sur letard ayant passeacute sa jeunesse en bon compagnon grand raconteur drsquohis-toires grand amuseur Nrsquooubliant pas combien le sujet du cocuage luiavait fourni de quoi parler et se moquer des autres il pensa se mettreagrave lrsquoabri en eacutepousant une femme qursquoil prit en un lieu ougrave chacun peuten trouver pour son argent et eacutetablit avec elle cette regravegle laquo Bonjourputain ndash Bonjour cocu raquo Et il nrsquoy avait rien dont il parlait plus souventavec ceux qui lui rendaient visite que de ces dispositions par lesquellesil reacutefreacutenait les bavardages secrets des moqueurs et eacutemoussait les piquesqursquoil eucirct pu encourir

34 Quant agrave lrsquoambition qui est voisine de la preacutesomption ouplutocirct sa fille il aurait fallu pour me pousser vers les honneurs quele hasard fucirct venu me prendre par la main Car je nrsquoeusse pas eacuteteacute ca-pable de me mettre en peine pour une espeacuterance incertaine et sup-porter toutes les difficulteacutes qui sont le lot de ceux qui cherchent agrave sepousser pour ecirctre en faveur au deacutebut de leur ascension

Je nrsquoachegravete pas lrsquoespeacuterance agrave ce prix Teacuterence [107]II 3 v 11

Je mrsquoattache agrave ce que je vois et que je tiens et ne mrsquoeacuteloigne guegraveredu port

Que lrsquoune de tes rames rase le flot lrsquoautre le rivage Properce [80]III iii 23

Et puis on nrsquoobtient pas grand-chose dans ces promotions si cenrsquoest en mettant drsquoabord en jeu ses propres biens Et je considegravere quesi ce qursquoon a suffit agrave se maintenir dans la condition qui eacutetait la nocirctreagrave la naissance et dans laquelle on a grandi crsquoest folie que de lacircchercela pour le vague espoir de lrsquoameacuteliorer Celui agrave qui le sort refuse dequoi prendre pied quelque part et se faire une existence tranquille etcalme celui-lagrave est pardonnable srsquoil hasarde ce qursquoil possegravede puisquede toutes faccedilons la neacutecessiteacute lrsquoy contraindrait

1Lrsquoexpression est encore usiteacutee dans le sens de laquo ccedila ne vaut pas le coup raquo2On peut rapprocher cela du vers de Dante laquo Si che rsquol piegrave fermo sempre era rsquol piugrave

basso raquo Inferno 30

376 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Dans lrsquoadversiteacute mieux vaut prendre la voie hasardeuseSeacutenegraveque [97]II sc 1 v 47

Jrsquoexcuse plutocirct un cadet de risquer sa part drsquoheacuteritage que celui quia la charge de lrsquohonneur de la famille et qui se retrouve neacutecessiteuxentiegraverement par sa faute

35 Jrsquoai trouveacute avec lrsquoaide de mes bons amis du temps passeacute lechemin le plus court et le plus commode pour me deacutetacher de ce deacutesiret me tenir tranquille Horace [34] I

1 v 51En homme qui jouit drsquoune douce condition sans la poussiegravere de

la victoire

Car je juge sainement que mes forces ne sont pas capables degrandes choses et je me souviens de ce mot de feu le chancelier Oli-vier les Franccedilais ressemblent agrave des guenons qui grimpent dans lesarbres sautant de branche en branche jusqursquoagrave ce qursquoelles soient arri-veacutees agrave la plus haute et parvenues lagrave y montrent leur cul

Il est stupide de se charger drsquoun poids qursquoon ne peut soutenirProperce [80]III 9 5 Pour ensuite fleacutechir les genoux et srsquoen deacutebarrasser

36 Mecircme les qualiteacutes que je possegravede et qui ne souffrent pas dereproches je les trouvais inutiles agrave notre eacutepoque La faciliteacute de moncaractegravere on lrsquoaurait taxeacutee de lacirccheteacute et de faiblesse ma loyauteacute etma conscience on les aurait trouveacutees tatillonnes et superstitieuses ma franchise et ma liberteacute importunes irreacutefleacutechies et teacutemeacuteraires Agravequelque chose malheur est bon Il est bon de naicirctre agrave une eacutepoque tregravesdeacutepraveacutee car en comparaison des autres vous ecirctes consideacutereacute commevertueux agrave bon marcheacute Qui nrsquoest que parricide et sacrilegravege de nosjours est un homme de bien et drsquohonneur

Si maintenant ton ami ne nie pas ce que tu lui as confieacuteJuveacutenal [41]XIII 60 Srsquoil te rend ta vieille bourse avec sa monnaie rouilleacutee

Crsquoest un miracle de bonne foi digne de figurerSur les tablettes eacutetrusques Et qursquoil faut ceacuteleacutebrer en immolant une jeune brebis couronneacutee

Il nrsquoy eut jamais drsquoeacutepoque ni de lieu ougrave les princes aient pu tirer debeacuteneacutefice plus certain et plus grand de la bonteacute et de la justice Je seraisbien eacutetonneacute si le premier qui aurait lrsquoideacutee drsquoaccroicirctre sa faveur et sareacuteputation par ce moyen-lagrave ne devanccedilait facilement ses compagnons

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 377

La force et la violence peuvent bien quelque effet mais pas toujourssur tout

37 Les marchands les juges de village les artisans rivalisent devaillance et de science militaire avec la noblesse Ils megravenent drsquohono-rables combats en public comme en priveacute ils se battent et deacutefendentleurs villes dans les guerres actuelles La renommeacutee drsquoun prince setrouve comme eacutetouffeacutee dans cette foule Qursquoil brille par son humaniteacuteson honnecircteteacute sa loyauteacute sa modeacuteration et surtout par sa justice cesont lagrave des marques rares inconnues et tenues agrave lrsquoeacutecart Ce nrsquoest quepar le consentement de la population qursquoil peut conduire ses affaires etil nrsquoest pas de qualiteacutes qui puissent aussi bien que celles-lagrave conqueacuterirson cœur ce sont celles qui lui sont le plus utiles laquo Rien nrsquoest aussi Ciceacuteron Pro

Ligario [106]X

populaire que la bonteacute raquo38 Dans les conditions de notre eacutepoque donc jrsquoaurais pu me

consideacuterer comme grand et extraordinaire tout comme je me sens unpygmeacutee et un homme bien ordinaire par rapport agrave certains siegravecles pas-seacutes dans lesquels il eacutetait commun si drsquoautres qualiteacutes plus importantesne srsquoy ajoutaient de voir un homme modeacutereacute dans ses vengeances peusensible aux offenses scrupuleux dans le respect de la parole donneacuteeni agrave double face ni souple nrsquoajustant pas ce qursquoil pense agrave la volonteacutedes autres ni aux circonstances Je me laisserais plutocirct tordre le coupar les affaires que de tordre ma foi pour leur service Car srsquoagissant decette nouvelle laquo vertu raquo si fort agrave la mode aujourdrsquohui et qui consisteagrave feindre et dissimuler jrsquoai pour elle une haine capitale et je ne trouveparmi tous les vices aucun qui teacutemoigne drsquoautant de lacirccheteacute et de bas-sesse Crsquoest un comportement de couard et drsquoesclave que drsquoaller sedeacuteguiser se dissimuler sous un masque et de ne pas oser se montrertel qursquoon est Crsquoest par lagrave que nos contemporains srsquoentraicircnent agrave la per-fidie Habitueacutes agrave parler faux ils nrsquoont pas conscience de manquer agrave laveacuteriteacute Un noble cœur ne doit pas deacuteguiser ce qursquoil pense Il veut semontrer jusqursquoau fond ou tout y est bon ou tout au moins tout y esthumain

39 Aristote considegravere que crsquoest le rocircle drsquoune grand acircme que de Le mensongehaiumlr et aimer ouvertement de juger et de parler en toute franchise et dese soucier plus de la veacuteriteacute que de lrsquoapprobation ou de la reacuteprobationdrsquoautrui Apollonios disait qursquoil appartenait aux esclaves de mentir etaux hommes libres de dire la veacuteriteacute Crsquoest la premiegravere et fondamen-tale partie de la vertu il faut lrsquoaimer pour elle-mecircme Celui qui ditla veacuteriteacute parce qursquoil y est contraint drsquoune certaine faccedilon parce quecela lui est utile et qui ne craint pas de mentir quand cela nrsquoa pas

378 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

drsquoimportance celui-lagrave nrsquoest pas veacuteritablement honnecircte Mon acircme depar sa constitution se refuse au mensonge et en deacuteteste mecircme la pen-seacutee Jrsquoeacuteprouve une honte inteacuterieure et un remords cuisant quand unmensonge mrsquoeacutechappe comme cela arrive parfois quand je suis pris decourt par des circonstances qui me troublent

40 Il ne faut pas toujours tout dire ce serait une sottise Maisce que lrsquoon dit il faut que ce soit ce qursquoon pense sinon crsquoest de la per-versiteacute Je ne sais quel avantage on attend de feindre et de se deacuteguisersans cesse si ce nrsquoest agrave la fin de nrsquoecirctre pas cru mecircme quand on dit laveacuteriteacute On peut ainsi tromper les gens une fois ou deux Mais faire pro-fession de dissimulation et preacutetendre comme lrsquoon fait certains de nosprinces qursquoils laquo en mettraient leur chemise au feu1 raquo si elle eacutetait dansle secret de leurs veacuteritables intentions (formule attribueacutee agrave MetellusMacedonicus dans lrsquoAntiquiteacute) et que celui qui ne sait pas feindre nesait pas reacutegner crsquoest avertir ceux avec qui on va neacutegocier que lrsquoon nefera que mentir et tricher laquo Plus on est astucieux et ruseacute plus on estCiceacuteron [18] II

ix odieux et suspect faute drsquoavoir la reacuteputation drsquoecirctre honnecircte raquo Ce se-rait une grande naiumlveteacute que de se laisser influencer par le visage ou lesparoles de celui qui a pour principe de se montrer toujours diffeacuterem-ment agrave lrsquoexteacuterieur de ce qursquoil est au-dedans comme le faisait Tibegravere2Et je me demande quelle part de tels gens peuvent avoir dans leursrelations avec les autres hommes puisqursquoils ne disent rien qui puisseecirctre pris pour argent comptant Qui nrsquoest pas loyal envers la veacuteriteacute nelrsquoest pas non plus envers le mensonge

41 Ceux qui agrave notre eacutepoque traitant du devoir drsquoun prince ontconsideacutereacute que celui-ci ne reposait que sur le souci de ses inteacuterecircts et quiont preacutefeacutereacute cela au souci de sa loyauteacute et de sa conscience auraient rai-son srsquoil srsquoagissait drsquoun prince dont le hasard aurait si bien arrangeacute lesaffaires qursquoil pucirct les eacutetablir deacutefinitivement par une seule faute un seulmanquement agrave sa parole Mais il nrsquoen est rien on rechute souventdans de semblables marcheacutes on fait plus drsquoune paix et plus drsquoun traiteacutedans sa vie Lrsquoavantage les incite agrave commettre la premiegravere deacuteloyauteacuteet il srsquoen preacutesente presque toujours comme pour toutes les mauvaisesactions sacrilegraveges assassinats reacutebellions trahisons Tout cela estentrepris dans lrsquoespoir de quelque gain Mais ce premier gain apporteensuite avec lui drsquoinfinis dommages lrsquoexemple de ce manque de pa-

1On dit encore aujourdrsquohui laquo en mettre sa main au feu raquo par allusion au laquo jugementpar le feu raquo pratiqueacute au Moyen-Age et selon lequel on pouvait prouver son innocence enoffrant sa main agrave la flamme (ou au fer rouge) sans en ressentir de brucirclure Le laquo prince raquodont il srsquoagit ici est geacuteneacuteralement deacutesigneacute comme eacutetant Charles VIII

2Crsquoest ce que dit Tacite Annales [100] I 11

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 379

role prive ensuite le prince de toute relation et de tout moyen de neacute-gociation Dans mon enfance Soliman1 de la race des Ottomans racepeu soucieuse drsquoobserver les promesses et les pactes fit deacutebarquer sonarmeacutee agrave Otrante parce qursquoil avait appris que Mercurin de Gratinare etles habitants de Castro y eacutetaient retenus prisonniers apregraves avoir livreacutela ville contrairement agrave ce qui avait eacuteteacute convenu entre eux et ses genset ordonna qursquoils fussent relacirccheacutes Il deacuteclara qursquoayant en vue drsquoautresgrandes entreprises dans cette reacutegion cet acte de deacuteloyauteacute malgreacuteson utiliteacute apparente agrave ce moment ne lui apporterait agrave lrsquoavenir quemauvaise reacuteputation et deacutefiance agrave son eacutegard lui causant un immensepreacutejudice En ce qui me concerne jrsquoaime mieux ecirctre importun et in-discret que flatteur et dissimuleacute

42 Je reconnais qursquoil peut se mecircler quelque pointe de fierteacute etdrsquoentecirctement au fait de se tenir ainsi entiegraverement agrave deacutecouvert sanssrsquooccuper des autres comme je le fais Et il me semble que jrsquoai ten-dance agrave ecirctre un peu plus libre lagrave ougrave il faudrait lrsquoecirctre moins et queje mrsquoeacutechauffe drsquoautant plus si lrsquoon preacutetend mrsquoimposer le respect Ilse peut aussi que je me laisse aller selon ma nature faute de savoir-faire Ayant envers les grands le mecircme laisser-aller dans le langage etle comportement que chez moi je sens combien cela peut conduireagrave lrsquoexcegraves et lrsquoinciviliteacute Mais outre que je suis ainsi fait je nrsquoai paslrsquoesprit assez deacutelieacute pour esquiver une question impromptue ni poury eacutechapper par quelque deacutetour non plus que pour deacuteguiser la veacuteriteacute je nrsquoai drsquoailleurs pas assez de meacutemoire pour mrsquoen souvenir ainsi deacute-guiseacutee ni assez drsquoaplomb pour la soutenir Je fais donc le brave parfaiblesse Crsquoest pourquoi je mrsquoabandonne agrave la naiumlveteacute de dire tou-jours ce que je pense par constitution et volontairement laissant lehasard se charger des conseacutequences Aristippe disait que le principalfruit qursquoil eucirct tireacute de la philosophie crsquoeacutetait de parler librement et ou-vertement agrave chacun

43 Crsquoest un outil extrecircmement utile que la meacutemoire et sans La meacutemoirelequel le jugement a bien du mal agrave remplir son office Elle me faitcomplegravetement deacutefaut2 Si lrsquoon veut mrsquoexposer quelque chose ce doitecirctre par petits morceaux car je suis incapable de reacutepondre agrave un exposeacutequi comporte plusieurs points importants Je ne reccedilois pas de missionagrave remplir sans la noter sur mes tablettes et quand jrsquoai un discoursimportant agrave faire srsquoil doit ecirctre de longue haleine jrsquoen suis reacuteduit agrave

1Soliman II laquo Le Magnifique raquo sultan de Turquie qui fit la guerre agrave Charles-Quintet assieacutegea Vienne (en vain) Il finit par srsquoallier avec Franccedilois 1er

2Montaigne eacutevoque freacutequemment ce manque de meacutemoire que lrsquoon peut mettre endoute

380 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

cette vile et miseacuterable neacutecessiteacute drsquoapprendre par cœur mot agrave mot ceque jrsquoai agrave dire faute de quoi je nrsquoaurais ni aisance ni assurance eacutetantdans la crainte de voir ma meacutemoire me jouer un mauvais tour Maisil ne mrsquoest pas moins difficile de proceacuteder ainsi pour apprendre troisvers il me faut trois heures Et dans un texte dont je suis lrsquoauteur laliberteacute et la possibiliteacute drsquoen modifier lrsquoorganisation de changer un motfaisant sans cesse varier la matiegravere la rend plus difficile agrave fixer dansla meacutemoire Or plus je mrsquoen meacutefie plus elle se trouble elle me sertmieux agrave lrsquoimproviste Il faut que je la sollicite sans en avoir lrsquoair car sije la bouscule elle se brouille et degraves qursquoelle a commenceacute agrave chancelerplus je la fouille plus elle srsquoempecirctre et srsquoembarrasse Elle me sert agraveson heure non agrave la mienne

44 Ce que je ressens avec la meacutemoire je le ressens aussi dansplusieurs autres domaines Je me deacuterobe agrave lrsquoautoriteacute agrave lrsquoobligationet agrave la contrainte Ce que je fais aiseacutement et naturellement si je mecontrains agrave le faire par une deacutecision cateacutegorique et preacutevue agrave lrsquoavanceje ne parviens plus agrave le faire Srsquoagissant de mon corps lui-mecircme lesmembres qui ont sur eux-mecircmes quelque liberteacute et une autoriteacute par-ticuliegravere refusent parfois de mrsquoobeacuteir quand je leur fixe un lieu et unmoment preacutecis1 Cet ordre strict et tyrannique donneacute agrave lrsquoavance les re-bute ils srsquoen recroquevillent de crainte ou de colegravere et en sont commeglaceacutes Autrefois eacutetant en un lieu ougrave il est discourtois et barbare de nepas reacutepondre agrave ceux qui vous convient agrave boire avec eux et bien quejrsquoy fusse reccedilu de faccedilon tout agrave fait libre je mrsquoefforccedilai de faire le boncompagnon devant les dames qui eacutetaient de la partie selon lrsquousage dupays Mais aiumle Quel plaisir Lrsquoideacutee de me preacuteparer agrave quelque chosequi allait au-delagrave de mes habitudes et de mon naturel me boucha legosier de telle faccedilon que je ne pus avaler une seule goutte et qursquoil neme fut mecircme pas possible de boire pendant le repas Jrsquoeacutetais deacutesalteacutereacuteet comme saouleacute par tout ce que jrsquoavais bu drsquoavance en imaginationCet effet srsquoobserve davantage chez ceux dont lrsquoimagination est plusvive et plus forte mais il est neacuteanmoins naturel et il nrsquoest personnequi ne le ressente quelque peu

45 On avait offert agrave un excellent archer condamneacute agrave mort drsquoavoirla vie sauve srsquoil voulait donner quelque preuve remarquable de sonsavoir-faire il refusa de srsquoy risquer craignant que la trop grande ten-sion de sa volonteacute ne lui ficirct deacutevier la main et qursquoau lieu de sauver savie il perdicirct en plus au contraire la reacuteputation qursquoil avait acquise au

1Passage agrave rapprocher de celui de I 20 sect 9 ougrave il est question des laquo nouementsdrsquoaiguillettes raquo

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 381

tir agrave lrsquoarc Un homme qui pense agrave autre chose ne manquera pas au cen-timegravetre pregraves de refaire toujours le mecircme nombre de pas de la mecircmelongueur lagrave ougrave il se promegravene mais srsquoil est lagrave avec lrsquointention de lesmesurer et de les compter il constatera que ce qursquoil fait naturellementet par hasard il ne le refait pas aussi exactement volontairement

46 Ma bibliothegraveque une des plus belles que lrsquoon puisse trouver La ldquolibrairierdquodans un village est situeacutee dans un angle de ma maison1 Si quelquechose me vient agrave lrsquoesprit que je veuille y aller chercher ou eacutecrire depeur que cette ideacutee ne mrsquoeacutechappe simplement en traversant la cour ilfaut que je la confie agrave quelqursquoun drsquoautre

47 Si je mrsquoenhardis en parlant agrave deacutevier tant soit peu du fil dema penseacutee je ne manque jamais de le perdre Ce qui fait que je mrsquoentiens dans mes propos et segravechement au strict neacutecessaire Les gensqui sont agrave mon service il faut que je les appelle par le nom de leurcharge ou de leur pays car jrsquoai la plus grande difficulteacute agrave retenir desnoms Mais je pourrais dire drsquoun nom qursquoil a trois syllabes que leurson est rude et qursquoil commence ou se termine par telle ou telle lettre Si je devais vivre longtemps je suis sucircr que jrsquooublierai mon proprenom comme cela est arriveacute agrave drsquoautres Messala Corvinus2 veacutecut deuxans sans la moindre trace de meacutemoire et on le dit aussi de Georgede Trapeacutezonce3 Crsquoest donc dans mon inteacuterecirct que je meacutedite souventsur la vie que dut ecirctre la leur et si sans cette faculteacute il mrsquoen resterasuffisamment pour me comporter avec aisance et en y regardant depregraves je crains que cette absence si elle est complegravete ne provoque laperte de toutes les fonctions de lrsquoesprit

Jrsquoai des trous partout je perds de tous les cocircteacutes Teacuterence [110]I ii 25

48 Il mrsquoest arriveacute plus drsquoune fois drsquooublier le mot de passe quejrsquoavais donneacute ou reccedilu drsquoun autre trois heures auparavant et drsquooublierougrave jrsquoavais cacheacute ma bourse ndash quoi qursquoen dise Ciceacuteron4 je perds drsquoau-tant plus facilement les choses que je range le plus soigneusementlaquo La meacutemoire deacutetient seule agrave coup sucircr non seulement la philosophie Ciceacuteron [14] II

vii 22mais tout ce qui est neacutecessaire aux arts et agrave la vie raquo La meacutemoire estle reacuteceptacle et lrsquoeacutetui du savoir Comme la mienne est fort deacutefaillante

1La tour de la laquo librairie raquo de Montaigne est resteacutee miraculeusement intacte apregraveslrsquoincendie qui deacutetruisit le reste du chacircteau Mais la bibliothegraveque elle-mecircme heacutelas a eacuteteacutevideacutee de ses livres

2Citeacute par Pline Hist Nat [77] VII 243Humaniste byzantin mort agrave Rome en 14864Qui preacutetend (in De senectute) qursquoun vieillard nrsquooublie jamais cela

382 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

je nrsquoai guegravere agrave me plaindre si je ne sais pas grand-chose Je sais engeacuteneacuteral le nom des disciplines et de quoi elles traitent mais je ne vaispas plus loin Je feuillette les livres je ne les eacutetudie pas ce qui mrsquoenreste crsquoest ce que je ne reconnais plus comme eacutetant drsquoun autre crsquoestde cela seulement que mon esprit a fait son profit ce sont les raisonne-ments et les ideacutees dont il srsquoest imbibeacute Lrsquoauteur le lieu les mots et lesautres deacutetails je les oublie aussitocirct Et jrsquoexcelle tellement dans lrsquooublique mes eacutecrits mes ouvrages eux-mecircmes je les oublie tout autant quele reste On cite sans cesse les laquo Essais raquo devant moi sans que je mrsquoenaperccediloive Agrave qui voudrait savoir drsquoougrave sont les vers et les exemples quejrsquoai entasseacutes ici jrsquoaurais grand-peine agrave le dire et pourtant je ne les aimendieacutes qursquoaux portes connues et ceacutelegravebres ne me contentant pas de ceqursquoils fussent preacutecieux srsquoils ne provenaient aussi de mains preacutecieuseset reacuteputeacutees lrsquoautoriteacute y rivalise avec la raison Ce nrsquoest donc pas tregraveseacutetonnant si mon livre connaicirct le mecircme sort que les autres et si ma meacute-moire laisse eacutechapper ce que jrsquoeacutecris comme ce que je lis et ce que jedonne comme ce que je reccedilois

49 Outre celui de la meacutemoire jrsquoai drsquoautres deacutefauts qui contri-buent beaucoup agrave mon ignorance jrsquoai lrsquoesprit lent et eacutemousseacute lemoindre nuage lrsquoarrecircte en chemin de telle sorte que par exemple jene lui ai jamais proposeacute une eacutenigme si aiseacutee fucirct-elle qursquoil ait reacuteussi agraveexpliquer Il nrsquoy a pas de si petite subtiliteacute qui ne mrsquoembarrasse Dansles jeux ougrave lrsquoesprit agrave sa part comme les eacutechecs les cartes les dames etdrsquoautres encore je ne comprends que les regravegles les plus eacuteleacutementairesMa compreacutehension est lente et confuse mais une fois qursquoelle tientquelque chose elle le tient bien et lrsquoenserre universellement eacutetroite-ment et profondeacutement aussi longtemps qursquoelle le tient Mes yeux sontsains et en bon eacutetat ma vue est bonne mecircme de loin mais se fatiguevite en travaillant et alors se trouble De ce fait je ne puis me servirlongtemps des livres sans avoir recours agrave quelqursquoun drsquoautre Ce qursquoendit Pline le Jeune fera comprendre agrave ceux qui ne lrsquoont pas eacuteprouveacute pareux-mecircmes combien ce deacutetour est important pour ceux qui srsquoadonnentagrave la lecture1

50 Il nrsquoy a pas drsquoesprit si faible et grossier soit-il dans lequel onne voie briller quelque faculteacute particuliegravere Il nrsquoy en a pas qui soit assez

1Montaigne eacutecrit laquo combien ce retardement est important raquo Dans le passage auquelil fait reacutefeacuterence ([38] Livre III lettre 5) Pline Le Jeune dit que son oncle (Pline lrsquoAncien)se faisait faire des lectures en sortant du bain A Lanly ([58] II p 307) eacutecrit laquo retard raquoet D M Frame ([28] p 495) laquo delay raquo Puisqursquoil est question drsquoun intermeacutediaire jecomprends plutocirct qursquoil srsquoagit drsquoun laquo deacutetour raquo Montaigne consideacuterait-il cela comme unavantage ou un inconveacutenient laquo important raquo ne permet pas de trancher

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 383

enfoui pour ne pas faire saillie par quelque bout Et quant agrave savoir com-ment il se fait qursquoun esprit aveugle et endormi pour toute autre chosese reacutevegravele vif clair et excellent pour une action particuliegravere il faut ledemander aux maicirctres Mais les bons esprits ce sont ceux qui sont uni-versels precircts et ouverts agrave tout sinon instruits du moins susceptiblesde lrsquoecirctre Je dis cela pour blacircmer le mien car soit par faiblesse soit Inaptitude aux

chosescourantes

par nonchalance il nrsquoen est pas drsquoaussi inapte et drsquoaussi ignorant pourbien des choses courantes de celles que lrsquoon ne peut ignorer sans honte(et pourtant laisser de cocircteacute par nonchalance ce qui est devant nous ceque nous avons entre les mains ce qui concerne directement le deacute-roulement de notre existence crsquoest une attitude bien eacuteloigneacutee de mesconceptions) Il faut que je donne ici quelques exemples de cela jesuis neacute et jrsquoai eacuteteacute eacuteleveacute agrave la campagne au milieu du travail des champsJrsquoai la charge de mes affaires et de ma maison depuis que ceux qui mepreacuteceacutedaient agrave la tecircte des biens dont jrsquoai la jouissance mrsquoont abandonneacuteleur place Or je ne sais compter ni avec des jetons ni avec ma plumejrsquoignore la plupart de nos monnaies et je ne sais pas faire la diffeacuterenceentre un grain et un autre ni au grenier ni dans les champs si cettediffeacuterence nrsquoest pas tregraves apparente et je connais agrave peine celle qursquoil ya entre les choux et les laitues de mon jardin Je ne sais mecircme pas agravequoi correspondent les noms des principaux ustensiles de la maisonje ne comprends pas les principes les plus eacuteleacutementaires de lrsquoagricul-ture ceux que connaissent mecircme les enfants Je mrsquoy connais encoremoins dans les activiteacutes manuelles le commerce les marchandises ladiversiteacute des sortes de fruits des vins et des aliments quand il srsquoagitde dresser un oiseau de soigner un cheval ou un chien Et srsquoil me fauttout avouer il y a moins drsquoun mois on srsquoest aperccedilu que jrsquoignorais quele levain servait agrave faire du pain et ce que crsquoeacutetait que de faire cuverdu vin1 Autrefois agrave Athegravenes on supposait une disposition pour lesmatheacutematiques chez celui que lrsquoon voyait habilement disposer en fa-gots un tas de broussailles On tirerait vraiment de moi la conclusioninverse qursquoon me donne tout ce qursquoil faut dans une cuisine ndash et mevoilagrave mort de faim

51 Gracircce agrave ces deacutetails de ma confession on peut en imaginerdrsquoautres agrave mes deacutepens Mais peu importe la faccedilon dont je me montrepourvu que je me montre tel que je suis crsquoest ce que je veux faireJe nrsquoai donc pas agrave mrsquoexcuser drsquooser mettre par eacutecrit des propos aussivulgaires et frivoles que ceux-lagrave la bassesse du sujet mrsquoy contraintQursquoon blacircme mon projet si lrsquoon veut mais pas mon propos Quoi qursquoil

1Le mettre en cuve pour le faire fermenter

384 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

en soit sans que personne ne me le dise je vois bien le peu de valeur detout ceci et la folie de mon projet Crsquoest deacutejagrave bien que mon jugementdont ce sont ici les laquo Essais raquo ne perde pas ses fers1

Quel que soit ton nez mecircme tel qursquoAtlas nrsquoen eucirct pas vouluMartial [50]XIII 2 Et mecircme si tu eacutetais capable de railler Latinus lui-mecircme

Tu ne saurais dire de ces bagatellesPire que je nrsquoen dis moi-mecircmeA bon quoi macircchonner dans le videCrsquoest de la chair qursquoil te faut si tu veux te rassasierAssez de gens sont imbus drsquoeux-mecircmes Reacuteserve ton venin pour eux Moi je sais que tout ceciNrsquoest au fond pas grand-chose

52 Je ne suis pas obligeacute de ne pas dire de sottises pourvu queje ne me trompe pas moi-mecircme et que je les reconnaisse ainsi Et metromper en connaissance de cause cela mrsquoest si habituel que je netrompe guegravere autrement je ne me trompe jamais fortuitement Crsquoestbien peu de chose que drsquoattribuer agrave la leacutegegravereteacute de mon caractegravere messottes actions puisque je ne puis pas mrsquoempecirccher de lui precircter drsquoordi-naire celles qui sont vicieuses

53 Je vis un jour agrave Bar-le-Duc que lrsquoon preacutesentait au roi Fran-ccedilois II pour honorer la meacutemoire de Reneacute roi de Sicile2 un portraitqursquoil avait fait de lui-mecircme Pourquoi ne serait-il pas permis eacutegale-ment agrave tout un chacun de se repreacutesenter avec sa plume comme lui lefaisait avec un crayon Je ne veux donc pas laisser de cocircteacute cette cica-trice morale qursquoil nrsquoest pourtant pas convenable de montrer en public crsquoest lrsquoirreacutesolution deacutefaut tregraves gecircnant dans la conduite des affaires dumonde Je ne sais pas prendre parti dans les affaires dont lrsquoissue estdouteuse

Mon cœur ne me dit ni oui ni nonPeacutetrarque [82]CLXVIII 8

54 Je suis bien capable de soutenir une opinion mais non dela choisir Crsquoest que dans les choses humaines de quelque cocircteacute quelrsquoon penche on trouve toujours des apparences qui nous y confortentEt le philosophe Chrysippe disait qursquoil ne voulait apprendre de sesmaicirctres Zeacutenon et Cleacuteanthe que les veacuteriteacutes fondamentales car pour les

1Autrement dit ne soit pas boiteux comme un cheval deacuteferreacute2Reneacute duc drsquoAnjou comte de Provence (1409-1480) qursquoon avait appeleacute le laquo Roi

Reneacute raquo parce qursquoil avait des droits sur le royaume de Sicile et de Jeacuterusalem

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 385

preuves et les arguments il en trouverait suffisamment de lui-mecircmeDe quelque cocircteacute que je me tourne je me trouve toujours suffisammentde raisons et de vraisemblance pour mrsquoy maintenir je maintiens doncen moi le doute et la liberteacute de choisir jusqursquoagrave ce que les circonstancesme contraignent Et alors pour dire la veacuteriteacute je jette le plus souventlaquo la plume au vent raquo comme on dit je mrsquoabandonne au greacute du sort unpenchant bien leacuteger et quelque circonstance anodine suffisent agrave mrsquoen-traicircner

Dans le doute le moindre poids le fait pencher Teacuterence [108]I 6 v 32Drsquoun cocircteacute ou de lrsquoautre

55 Lrsquoincertitude de mon jugement est telle que dans la plupartdes cas je pourrais mrsquoen remettre au tirage au sort ou aux deacutes Et jenote en examinant notre faiblesse humaine que lrsquohistoire sainte elle-mecircme nous a laisseacute des exemples de cet usage qui consiste agrave confierau hasard et agrave la chance la deacutetermination du parti agrave prendre dans leschoses incertaines laquo Le sort tomba sur Matthias1 raquo La raison hu-maine est un dangereux glaive agrave double tranchant Mecircme entre lesmains de Socrate qui en est lrsquoami le plus intime et le plus familiercrsquoest un bacircton qursquoon ne sait par quel bout prendre Je ne suis doncbon qursquoagrave suivre les autres et je me laisse volontiers emporter par lafoule Je nrsquoai pas suffisamment confiance en mes forces pour me ris-quer agrave commander ou agrave montrer la voie Je suis bien aise de suivre lespas traceacutes par les autres Srsquoil faut courir le risque drsquoun choix douteuxjrsquoaime mieux que ce soit sous la responsabiliteacute de tel ou tel qui a plusdrsquoassurance dans ses opinions et qui srsquoy tient mieux que je ne le fe-rais des miennes dont je trouve les fondations et lrsquoassise peu sucircresEt pourtant je ne change pas si facilement drsquoideacutee drsquoautant que je voisla mecircme faiblesse dans lrsquoopinion contraire laquo Lrsquohabitude elle-mecircme Ciceacuteron [14] II

21de donner son assentiment semble dangereuse et glissante raquo Dans lesaffaires publiques notamment il y a un beau champ ouvert aux heacutesita-tions et agrave la contestation

Quand la balance a ses plateaux eacutegalement chargeacutes Tibulle [104]IV 1 v 40Elle ne srsquoabaisse ni ne srsquoeacutelegraveve drsquoaucun cocircteacute

56 Les raisonnements de Machiavel par exemple eacutetaient assezsolides pour son sujet et pourtant il fut tregraves facile de les combattre

1Actes des Apocirctres I 26

386 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Et ceux qui lrsquoont fait nrsquoont pas laisseacute moins de faciliteacute agrave combattreles leurs On pourrait toujours trouver sur ce sujet de quoi fournirdes reacuteponses des dupliques reacutepliques tripliques quadrupliques1 etcette infinie litanie de deacutebats que la proceacutedure juridique a allongeacuteetant qursquoelle a pu en faveur des procegraves

On nous frappe mais nous rendons coup par coup agrave lrsquoennemiHorace [34] II2 v 97

Les raisons invoqueacutees ici nrsquoont guegravere drsquoautre fondement que lrsquoex-peacuterience et la diversiteacute des eacuteveacutenements humains nous preacutesente unnombre infini drsquoexemples sous toutes sortes de formes

57 Un de nos contemporains tregraves savant dit que dans nos alma-nachs quand il est dit qursquoil fera chaud on pourrait dire laquo froid raquo etau lieu de sec laquo humide raquo et srsquoil devait parier sur ce qui se produiracelui qui mettrait ainsi toujours le contraire de ce qui est preacutevu ne serisquerait pas agrave prendre parti sauf agrave propos des choses qui ne font au-cun doute comme de promettre des chaleurs extrecircmes agrave Noeumll et desrigueurs drsquohiver agrave la Saint-Jean Je pense la mecircme chose agrave propos desargumentations politiques dans quelque situation qursquoon vous mettevous avez aussi beau jeu que vos adversaires pourvu que vous nrsquoen ve-niez pas agrave choquer des principes trop eacuteleacutementaires et trop eacutevidents Etcrsquoest pourquoi agrave mon point de vue il nrsquoest pas de faccedilon drsquoagir si mau-vaise soit-elle qui agrave condition drsquoecirctre ancienne et constante ne vaillemieux que le changement et le bouleversement Nos mœurs sont extrecirc-mement corrompues et ont terriblement tendance agrave srsquoaggraver Parminos lois et nos usages il en est beaucoup de barbares et monstrueuxMais pourtant la difficulteacute drsquoameacuteliorer cette situation et les dangerspreacutesenteacutes par cet eacutebranlement font que si je pouvais planter une che-ville dans cette roue et lrsquoarrecircter en ce point je le ferais volontiers

Il nrsquoest pas drsquoexemples si honteux et si infacircmesJuveacutenal [41]VIII 183 Que lrsquoon ne puisse en trouver de pires

Ce que je trouve de pire de nos jours crsquoest lrsquoinstabiliteacute et que noslois pas plus que nos vecirctements ne peuvent prendre une forme deacutefi-nitive Il est bien facile de reprocher agrave un systegraveme de gouvernementses imperfections puisque toutes les choses mortelles en sont pleinesIl est bien facile de susciter chez un peuple le meacutepris envers ses an-ciennes traditions jamais personne nrsquoentreprit cela sans en venir agrave

1Termes juridiques la duplique est une reacuteponse agrave une reacuteplique la triplique la reacute-ponse agrave une duplique etc Jrsquoai preacutefeacutereacute garder ces mots tels quels dans leur cocasserie

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 387

bout Mais quant agrave eacutetablir un ordre meilleur agrave la place de celui quelrsquoon a ruineacute nombreux sont ceux qui lrsquoavaient entrepris et qui lrsquoontregretteacute1

58 Je ne tiens guegravere compte de ma sagesse pour ma conduite jeme laisse volontiers conduire par lrsquoordre geacuteneacuteral du monde Heureuxle peuple qui fait ce qursquoon lui commande et bien plus que ceux quicommandent car il nrsquoa pas agrave se soucier des causes et se laisse tran-quillement aller dans le mouvement ceacuteleste Lrsquoobeacuteissance nrsquoest jamaispure ni tranquille chez celui qui raisonne et qui conteste Bref pouren revenir agrave moi-mecircme le seul point par lequel jrsquoestime ecirctre quelquechose crsquoest celui par lequel jamais homme ne srsquoestima deacutefaillant malouange est banale commune populaire car qui a jamais penseacute qursquoilmanquait de jugement Ce serait une proposition qui contiendrait enelle-mecircme sa contradiction crsquoest une maladie qui ne se rencontre ja-mais lagrave ougrave elle se voit Elle est tenace et forte et pourtant le premierregard que porte sur elle le patient la transperce et la fait se dissipercomme le rayon du soleil le fait drsquoun brouillard opaque Srsquoaccuseren cette matiegravere ce serait srsquoexcuser et se condamner ce serait srsquoab-soudre Il nrsquoy eut jamais manœuvre ni bonne femme qui nrsquoait penseacuteavoir assez de jugement pour sa propre gouverne Nous reconnaissonsaiseacutement la supeacuterioriteacute que les autres ont sur nous srsquoagissant du cou-rage de la force physique de lrsquoexpeacuterience de lrsquoagiliteacute de la beauteacute mais nous ne reconnaissons agrave personne drsquoautre la supeacuterioriteacute en ma-tiegravere de jugement et les arguments qui chez les autres proviennent dusimple bon sens naturel il nous semble qursquoil nous aurait suffi de re-garder de ce cocircteacute-lagrave pour les trouver Lrsquoeacuterudition le style et autresqualiteacutes que nous voyons dans les ouvrages des autres nous les recon-naissons bien volontiers si elles surpassent les nocirctres mais quant auxsimples productions de lrsquointelligence chacun pense qursquoil eacutetait capablede les obtenir de la mecircme faccedilon et en perccediloit difficilement le poids etla difficulteacute sauf et encore lorsqursquoelles sont agrave une extrecircme et incom-parable distance Celui qui verrait bien clairement la hauteur de vuesdu jugement drsquoun autre pourrait parvenir agrave y eacutelever le sien2 Ce quejrsquoentreprends est donc une sorte drsquoentraicircnement dont je dois attendrepeu de recommandations et de louanges et une sorte drsquoouvrage quimrsquoapportera peu de renommeacutee

1A Lanly [58] traduit ici litteacuteralement laquo beaucoup [] ont pris un refroidisse-ment raquo Il me semble que laquo se morfondre raquo dans le contexte a plutocirct le sens qursquoil aencore couramment aujourdrsquohui se deacutesoler se deacutesespeacuterer regretter

2Cette phrase ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595

388 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

59 Et puis pour qui eacutecrit-on Les gens savants qui font autoriteacuteen matiegravere de livres nrsquoattachent de prix qursquoau savoir et nrsquoadmettentpas drsquoautre meacutethode de penseacutee que celle de lrsquoeacuterudition et de lrsquoart Sivous avez pris lrsquoun des Scipion pour lrsquoautre1 que pourriez-vous direencore qui vaille Qui ignore Aristote selon eux srsquoignore en mecircmetemps lui-mecircme Les esprits grossiers et vulgaires eux sont peu sen-sibles agrave une penseacutee fine Or ce sont ces deux espegraveces-lagrave qui constituentle gros du public La troisiegraveme agrave qui vous vous proposez celle desbons esprits pensant par eux-mecircmes est si rare que justement ellenrsquoa ni renom ni place reconnue parmi nous vouloir lui plaire et srsquoyefforcer est du temps agrave demi perdu

60 On dit couramment que le plus juste partage que la natureLe ldquobon sensrdquonous ait fait de ses faveurs crsquoest celui du bon sens2 chacun en effetse contente de ce qursquoelle lui a attribueacute et nrsquoest-ce pas raisonnableQui voudrait voir plus loin chercherait agrave voir plus loin que sa vue nepeut porter Je pense que mes ideacutees sont bonnes et saines Mais qui nepense la mecircme chose des siennes Lrsquoune des meilleures preuves queje puisse en avoir crsquoest le peu drsquoestime que jrsquoai envers moi Car si mesopinions nrsquoeacutetaient pas bien fermes elles se seraient aiseacutement laisseacutetromper par lrsquoaffection particuliegravere que je me porte puisque je ra-megravene presque toute cette affection agrave moi-mecircme et ne la reacutepands guegravereau-delagrave Tout ce que les autres en distribuent agrave une infinie multitudedrsquoamis et de connaissances agrave leur grandeur et agrave leur reacuteputation moije la consacre toute entiegravere au repos de mon esprit et agrave moi-mecircme Cequi mrsquoen eacutechappe ce nrsquoest pas vraiment volontaire

Pour moi vivre et me bien porter voilagrave ma scienceLucregravece [46] V959

Or je trouve mes opinions extrecircmement hardies et constantes ence qui concerne la condamnation de mes insuffisances Mais il est vraiaussi que crsquoest un sujet sur lequel jrsquoexerce mon jugement plus que suraucun autre Les gens regardent toujours devant eux moi je retournemon regard vers lrsquointeacuterieur je le plante lagrave et crsquoest lagrave que je lrsquoexerceChacun regarde devant lui moi je regarde au dedans de moi Je nemrsquooccupe que de moi je mrsquoexamine sans cesse je mrsquoanalyse je medeacuteguste Les autres vont toujours ailleurs srsquoils y pensent seulement ils vont toujours de lrsquoavant

1Montaigne fait ici allusion agrave lrsquoerreur qursquoil avait drsquoabord commise en eacutecrivantlaquo le jeune Scipion raquo erreur corrigeacutee agrave la main sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo enlaquo lrsquoayeul raquo(laquo lrsquoAncien raquo) Cf Livre III chap 13 sect117

2On voit que Montaigne a dit cela avant que Descartes ne le reprenne dans la ceacutelegravebreformule laquo Le bon sens est la chose du monde la mieux partageacutee raquo

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 389

Personne nrsquoessaie de descendre en soi-mecircme Perse [70] IVv 23

Moi je me vautre en moi-mecircme

61 Quelle que soit la capaciteacute que jrsquoai en moi agrave trier le vrai dufaux cette liberteacute de caractegravere qui fait que je nrsquoassujettis pas volontiersce que je crois agrave quoi que ce soit crsquoest agrave moi surtout que je la doisCar mes ideacutees les plus fermes et les plus geacuteneacuterales ce sont celles quisont neacutees avec moi si lrsquoon peut dire elles me sont naturelles et sontvraiment les miennes Je les ai produites crues et simples de faccedilonhardie et forte mais un peu confuse et imparfaite mais depuis je lesai eacutetablies et fortifieacutees par lrsquoautoriteacute des autres et par les sains exemplesdes anciens avec le jugement desquels le mien srsquoest rencontreacute ils ontrenforceacute la prise que jrsquoavais sur elles et mrsquoen ont donneacute une jouissanceet une possession plus complegravetes

62 La reacuteputation de vivaciteacute et de promptitude drsquoesprit que toutle monde recherche je preacutetends lrsquoobtenir par une vie bien reacutegleacutee1 celle qursquoon attend drsquoune action eacuteclatante et remarqueacutee ou de quelquecapaciteacute particuliegravere je lrsquoattends de lrsquoordre de lrsquoharmonie et de lamodeacuteration de mes opinions et de ma conduite laquo Srsquoil y a quelque chose Ciceacuteron [18] I

xxxiqursquoon peut louer crsquoest agrave lrsquoeacutevidence la constance de la conduite cellequi ne se deacutement dans aucune action particuliegravere il est drsquoailleursimpossible de preacuteserver cette constance si on quitte son naturel pourprendre celui des autres raquo Voilagrave donc jusqursquoougrave je me sens coupablede ce que je disais ecirctre la premiegravere partie du vice de preacutesomption Pourla seconde celle qui consiste agrave ne pas estimer suffisamment autrui jene sais si je puis aussi bien mrsquoen disculper car quoi qursquoil mrsquoen coucirctejrsquoai deacutecideacute de dire ce qursquoil en est

63 Peut-ecirctre est-ce le commerce continuel que jrsquoentretiens avecles conceptions de lrsquoAntiquiteacute et lrsquoideacutee que jrsquoai de ces belles acircmes dutemps passeacute qui me deacutegoucirctent et drsquoautrui et de moi-mecircme Ou bienpeut-ecirctre qursquoen veacuteriteacute nous vivons dans un siegravecle qui ne produit quedes choses bien meacutediocres Toujours est-il que je nrsquoy vois rien qui soitdigne drsquoune grande admiration Mais il est vrai aussi que je ne connaispas beaucoup drsquohommes avec la familiariteacute neacutecessaire pour pouvoirles juger et ceux que ma condition me fait rencontrer le plus souventne sont pour la plupart que des gens qui montrent peu drsquointeacuterecirct pourla culture de lrsquoacircme et auxquels on ne propose pour toute beacuteatitude

1La ponctuation de lrsquoeacutedition de 1595 ici (une virgule) semble reacutesulter drsquoune mau-vaise compreacutehension de la phrase laquo je la preacutetends du regraveglement raquo srsquooppose agrave laquo je lapreacutetends de lrsquoordre raquo

390 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que lrsquohonneur et pour toute perfection que la vaillance Ce que je voisde beau chez les autres je le loue et lrsquoappreacutecie tregraves volontiers Je ren-cheacuteris drsquoailleurs souvent sur ce que jrsquoen pense et mrsquoautorise mecircme agravementir jusqursquoagrave ce point je suis incapable drsquoinventer de toutes piegravecesJe teacutemoigne souvent de ce que je trouve de louable chez mes amis jrsquoenrajoute mecircme volontiers Mais quant agrave leur precircter des qualiteacutes qursquoilsnrsquoont pas cela mrsquoest impossible pas plus que de deacutefendre ouverte-ment les imperfections qursquoils preacutesentent

64 Mecircme agrave mes ennemis je rends franchement teacutemoignagedrsquohonneur Mes sentiments peuvent changer mais mon jugement nonEt je ne confonds pas ma querelle avec ce qui nrsquoen fait pas partie Jesuis tellement jaloux de ma liberteacute de jugement que je ne puis y renon-cer que tregraves difficilement sous lrsquoeffet de quelque passion que ce soitJe me fais plus de tort en mentant que je nrsquoen fais agrave celui agrave propos dequi je mens Il faut noter cette noble et louable coutume des Perses ils parlaient de leurs ennemis mortels ceux agrave qui ils faisaient la guerreagrave outrance de faccedilon aussi honorable et eacutequitable que le meacuteritait leurcourage

65 Je connais bien des hommes qui ont beaucoup de qualiteacutes qui de lrsquoesprit qui du cœur qui de lrsquohabileteacute qui de la consciencequi un beau langage qui une science qui une autre Mais de grandhomme en geacuteneacuteral ayant tant de qualiteacutes reacuteunies ou bien une maisporteacutee agrave un tel degreacute drsquoexcellence qursquoon ne puisse que lrsquoadmirer oule comparer agrave ceux que nous honorons dans les siegravecles passeacutes je nrsquoaijamais eu lrsquooccasion drsquoen voir Et le plus grand que jrsquoaie connu vi-vant pour les qualiteacutes naturelles de son acircme et le mieux neacute crsquoeacutetaitEtienne de la Boeacutetie crsquoeacutetait vraiment une belle acircme et qui offrait unbel aspect agrave tous les points de vue une acircme agrave la faccedilon ancienne etqui eucirct produit de grandes choses si son sort lrsquoavait voulu car il avaitencore beaucoup ajouteacute agrave ses dons naturels si riches par lrsquoeacutetude et lesavoir Mais je ne sais comment il se fait (et cela arrive pourtant) qursquoilse trouve autant de vaniteacute et de faiblesse drsquoesprit chez ceux qui fontprofession drsquoavoir le plus de science et exercent des professions lit-teacuteraires et des charges qui ont agrave voir avec les livres que chez aucuneautre sorte de gens Crsquoest peut-ecirctre parce qursquoon leur en demande plusqursquoon attend drsquoeux plus que des autres et que lrsquoon ne peut excuserchez eux les fautes courantes ou bien parce que lrsquoideacutee qursquoils se fontde leur savoir leur donne plus de hardiesse pour se montrer et qursquoils selaissent voir trop intimement et que par lagrave ils se trahissent et causentleur perte De mecircme qursquoun artisan deacutemontre mieux sa meacutediocriteacute surune riche matiegravere qursquoil a entre les mains srsquoil la traite et lrsquoarrange sot-tement au meacutepris des regravegles de son art que sur une matiegravere de peu

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 391

de valeur et qursquoon est plus choqueacute par le deacutefaut que lrsquoon trouve surune statue en or que sur celle qui est en placirctre ces gens-lagrave en fontautant lorsqursquoils font eacutetalage de choses qui par elles-mecircmes et agrave leurplace seraient bonnes car ils les utilisent inconsideacutereacutement honorantleur meacutemoire aux deacutepens de leur intelligence faisant honneur agrave Ci-ceacuteron agrave Galien agrave Ulpien ou agrave saint Jeacuterocircme ils se rendent eux-mecircmesridicules

66 Je reviens volontiers sur le sujet de la sottise de notre eacutedu- Lrsquoeacuteducationcation1 Elle a eu pour objectif non pas de nous rendre bons et sagesmais savants elle y est parvenue Elle ne nous a pas appris agrave cher-cher et embrasser la vertu et la sagesse mais elle a graveacute en nous legoucirct pour lrsquoeacutetymologie et la deacuterivation des mots Nous savons deacutecli-ner laquo vertu raquo si nous ne sommes pas capables de lrsquoaimer Si nousne savons pas ce qursquoest la sagesse dans la reacutealiteacute et par expeacuteriencenous le savons en paroles et par cœur De nos voisins nous ne nouscontentons pas de connaicirctre leur race2 la parentegravele les alliances nousvoulons les avoir comme amis et eacutetablir avec eux un dialogue en bonneintelligence Or notre eacuteducation nous a enseigneacute les deacutefinitions les di-visions et le deacutecoupage des diverses parties de la vertu comme lesnoms donneacutes aux branches drsquoun arbre geacuteneacutealogique sans se preacuteoccu-per drsquoeacutetablir entre elle et nous quelque habitude de familiariteacute ni derelation intime Elle a choisi pour notre instruction non les livres quiont les ideacutees les plus saines et les plus justes mais ceux qui parlentle meilleur grec et latin et avec tous ces beaux mots a instilleacute dansnos esprits les ideacutees les plus creuses de lrsquoAntiquiteacute Une bonne eacutedu-cation doit modifier le jugement et le comportement comme ce fut lecas pour Poleacutemon ce jeune grec deacutebaucheacute venu eacutecouter par hasardune leccedilon de Xeacutenocrate ne fut pas seulement impressionneacute par lrsquoeacutelo-quence et le grand savoir du professeur et nrsquoen ramena pas seulementchez lui des connaissances sur quelque beau sujet mais un profit plusimportant et plus durable il changea soudain de vie en rejetant celleqursquoil avait meneacutee jusqursquoici Qui a jamais ressenti un tel effet de notreeacuteducation

ne devrais-tu pas faire Horace [33] II3 v 253 sqComme fit Poleacutemon autrefois transformeacute

Ne devrais-tu pas quitter les insignes de ta folieLes rubans coussins et autres bandeauxComme on dit qursquoapregraves boire il arracha en se cachant

1Deacutejagrave largement examineacute en I 25 et 262Fallait-il traduire ici par laquo origine ethnique raquo au prix drsquoun anachronisme verbal

Jrsquoai penseacute que non

392 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Ses couronnes de fleurs eacutemu par la voix drsquoun maicirctre sobre

La condition sociale la moins agrave deacutedaigner me semble ecirctre celle quidans sa simpliciteacute occupe le dernier rang et nous montre des relationshumaines plus harmonieuses Je trouve que le comportement et lespropos des paysans sont mieux en accord avec la vraie philosophieque ne sont ceux de nos philosophes eux-mecircmes laquo Le menu peupleest plus sage parce qursquoil nrsquoest sage qursquoautant qursquoil faut raquoLactance [42]

III 5 67 Tels que jrsquoai pu en juger drsquoapregraves leurs apparences exteacuterieures(car pour les juger agrave ma faccedilon il eucirct fallu les eacuteclairer de plus pregraves)les hommes les plus remarquables dans le domaine de la guerre et delrsquoart militaire ont eacuteteacute le duc de Guise qui mourut agrave Orleacuteans et feu leMareacutechal Strozzi Pour leurs capaciteacutes et leur valeur peu communesOlivier et lrsquoHocircpital Chanceliers de France1 Il me semble que la poeacute-sie a connu aussi une certaine vogue agrave notre eacutepoque car nous avonsnombre de bons artisans2 dans ce meacutetier-lagrave Daurat3 Begraveze4 Bucha-nan5 lrsquoHocircpital Mont-Doreacute6 Turnegravebe7 Quant agrave ceux qui eacutecrivent enfranccedilais je pense qursquoils ont ameneacute la poeacutesie au plus haut qursquoelle nesera jamais et dans les endroits ougrave Ronsard et Du Bellay excellent jene les trouve guegravere eacuteloigneacutes de la perfection antique Adrien Turnegravebeen savait plus et savait mieux ce qursquoil savait que nrsquoimporte qui en sontemps et mecircme au-delagrave

68 Les vies du duc drsquoAlbe8 mort reacutecemment et de notre Conneacute-table de Montmorency9 ont eacuteteacute des vies nobles et dont les destineacutees

1Franccedilois Olivier Chancelier en 1545 Michel de lrsquoHocircpital nommeacute par Catherinede Meacutedicis en 1560

2P Villey indique ici laquo artistes raquo Mais pourquoi La suite mrsquoautorise il me sembleagrave conserver le terme

3Il faisait partie de la laquo Pleacuteiade raquo et nrsquoeacutecrivit qursquoen grec et en latin Professeur auCollegravege de France en 1560

4On sait que Montaigne posseacutedait des vers latin de Theacuteodore de Begraveze dans sa biblio-thegraveque disciple de Calvin Begraveze fut recteur de lrsquoacadeacutemie de Genegraveve

5Humaniste et historien eacutecossais il dut srsquoenfuir en France et fut professeur agrave Bor-deaux avec Montaigne pour eacutelegraveve Il fut aussi le preacutecepteur de Marie Stuart et mouruten 1582

6Poegravete et matheacutematicien mort en 1584 selon P Villey [55] II p 6617Montaigne en a parleacute deacutejagrave en I 24 sect27 et II 12 sect418 de la preacutesente eacutedition

Turnegravebe est plus connu comme eacuterudit que comme poegravete8Feacuteroce geacuteneacuteral espagnol qui servit Charles-Quint et Philippe II contre la France le

Portugal et la Flandre ougrave il fit deacutecapiter dix-huit mille personnes en mecircme temps que lescomtes drsquoHorn et drsquoEgmont laquo Montaigne savait-il cela raquo se demande A Lanly ([58]II p 315) On espegravere que non

9Anne de Montmorency Il occupa des fonctions importantes sous Franccedilois 1er etmena pour le compte drsquoHenri II la reacutepression contre les protestants (ce qui ne lrsquoempecirc-

Chapitre 17 ndash Sur la preacutesomption 393

offrent des ressemblances eacutetonnantes Mais la beauteacute de la mort glo-rieuse que connut ce dernier sous les yeux des Parisiens et de son roiagrave leur service et contre ses plus proches parents agrave la tecircte drsquoune ar-meacutee victorieuse gracircce agrave son commandement et agrave la suite drsquoun laquo coupde main raquo cette mort dans une extrecircme vieillesse me semble meacuteriterqursquoon la mette parmi les eacuteveacutenements les plus remarquables de montemps Et de mecircme on peut souligner la constante bonteacute la courtoisiede la conduite et lrsquoamabiliteacute scrupuleuse de Monsieur de la Noueuml aumilieu de factions armeacutees sans foi ni loi (veacuteritable eacutecole de trahisonde sauvagerie et de brigandage) ougrave il a toujours veacutecu en grand hommede guerre et fort expeacuterimenteacute

69 Jrsquoai pris plaisir agrave faire connaicirctre en plusieurs endroits les es- Marie deGournaypoirs que je nourris au sujet de Marie de Gournay le Jars ma laquo fille

drsquoalliance raquo que jrsquoaime assureacutement plus que paternellement et quejrsquoassocie agrave ma retraite et agrave ma solitude comme lrsquoune des meilleuresparties de moi-mecircme Je nrsquoai plus drsquoyeux au monde que pour elleSi lrsquoadolescence peut constituer un preacutesage cette acircme sera capablequelque jour des plus belles choses et entre autres drsquoatteindre agrave la per-fection de cette tregraves-sainte amitieacute au niveau de laquelle nous nrsquoavonsencore pas lu que son sexe ait jamais pu srsquoeacutelever La sinceacuteriteacute et lafermeteacute de sa conduite srsquoy montrent deacutejagrave manifestes et son affectionenvers moi surabondante au point qursquoil nrsquoy a plus rien agrave souhaiter pourelle sinon que lrsquoappreacutehension qursquoelle ressent agrave lrsquoapproche de ma finmrsquoayant rencontreacute dans mes cinquante-cinq ans la tourmente moinscruellement Le jugement qursquoelle a porteacute sur mes premiers Essais elleune femme agrave notre eacutepoque si jeune et si isoleacutee dans sa reacutegion et laveacuteheacutemence eacutetonnante avec laquelle elle mrsquoaima et deacutesira si longtempsme rencontrer drsquoapregraves la seule estime qursquoelle avait eacuteprouveacutee pour moiagrave me lire avant mecircme de mrsquoavoir vu ndash voilagrave certes quelque chose desingulier et bien digne de consideacuteration1

cha pas cependant drsquointervenir en faveur de B Palissy deacutejagrave emprisonneacute et qui le futdrsquoailleurs de nouveau et deacutefinitivement agrave la Bastille de 1580 agrave 1590) Montmorencymourut agrave 74 ans agrave la bataille de Saint-Denis

1On notera que ce paragraphe ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595 et non danslrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo ougrave pourtant Montaigne aurait pu lrsquoajouter comme il lrsquoafait pour le passage concernant De la Noueuml ndash puisque les marges de la page eacutetaient loindrsquoecirctre remplies De lagrave agrave supposer qursquoil srsquoagit drsquoun ajout ducirc agrave Marie de Gournay elle-mecircme il nrsquoy a qursquoun pas que lrsquoon pourrait ecirctre tenteacute de franchir tant la louange sembleun peu laquo plaqueacutee raquo La Preacuteface de lrsquoeacutedition de 1595 rarement publieacutee a drsquoailleurs desaccents du mecircme genre

394 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

70 Les autres vertus nrsquoont que peu ou pas du tout eacuteteacute de miseagrave notre eacutepoque Mais la vaillance elle est devenue commune par cestemps de guerre civile et dans ce domaine il se trouve parmi nous descaractegraveres fermes jusqursquoagrave la perfection en si grand nombre que le trien est impossible agrave faire Voilagrave tout ce que jrsquoai connu jusqursquoagrave preacutesenten fait de grandeur extraordinaire hors du commun

Chapitre 18

Du deacutementi

1 Oui2 ndash mais on me dira que ce projet de se servir de soi-mecircmecomme sujet de livre serait tout de mecircme excusable pour des hommesexceptionnels et ceacutelegravebres qui auraient susciteacute le deacutesir drsquoecirctre connus agravecause de leur reacuteputation Crsquoest certain et je le reconnais Je sais bienque pour voir un homme ordinaire crsquoest agrave peine si un artisan quitterades yeux son ouvrage alors que pour un grand personnage connu illui suffit drsquoarriver en ville et voilagrave que les ateliers et les boutiques sevident Il nrsquoest pas bien de se faire remarquer sauf pour celui qui offrede bonnes raisons drsquoecirctre imiteacute et dont la vie et les ideacutees peuvent servirde modegravele Ceacutesar et Xeacutenophon disposaient par la grandeur de leursexploits drsquoune base solide et justifieacutee sur laquelle fonder et affermirleur reacutecit On regrettera pour cette raison de ne pas connaicirctre le journaldu grand Alexandre ni les Commentaires qursquoAuguste Caton SyllaBrutus et drsquoautres avaient laisseacutes de leurs actions Srsquoagissant de telspersonnages on aime et eacutetudie leurs portraits mecircme en bronze ou enpierre

2 Voici une remarque tregraves juste mais qui me concerne tregraves peu

Je ne fais la lecture qursquoagrave mes amis et srsquoils le demandent Horace [33] I 4vv 73-75Non en tout lieu devant nrsquoimporte qui Mais bien drsquoautres

Deacuteclament leurs eacutecrits au forum et mecircme aux bains publics

2Ce chapitre se relie manifestement au preacuteceacutedent dans lequel Montaigne discutaitson projet de laquo se peindre raquo

396 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Je nrsquoeacutelegraveve pas ici une statue pour qursquoelle soit mise au carrefourdrsquoune ville ou dans une eacuteglise ou sur une place publique1

Je ne cherche pas agrave gonflerPerse [70] V19 Mes pages de balivernes

Je parle en tecircte agrave tecircte

Elle est agrave mettre dans un coin de bibliothegraveque pour distraire unvoisin un parent un ami qui aura plaisir agrave mrsquoy retrouver et renoueravec moi agrave travers elle Les autres ont eu le courage de parler drsquoeuxparce qursquoils y ont trouveacute un sujet digne et riche moi agrave lrsquoinverse crsquoestpour lrsquoavoir trouveacute si steacuterile et si maigre qursquoon ne peut y soupccedilon-ner aucun sujet drsquoostentation Je juge volontiers les actions des autresMais des miennes il y a peu agrave dire tant elles sont inexistantes Je netrouve pas assez de bien en moi que je ne puisse le dire sans en rougir

3 Quel plaisir ce serait pour moi que drsquoentendre ainsi quelqursquouneacutevoquer la faccedilon de vivre le visage lrsquoattitude les paroles les plus cou-rantes et la destineacutee de mes ancecirctres Et comme jrsquoy serais attentif Ceserait vraiment faire preuve drsquoune mauvaise nature que drsquoavoir du deacute-dain envers les portraits de nos amis et preacutedeacutecesseurs la forme de leursvecirctements et de leurs armes Je conserve drsquoeux lrsquoeacutecriture le sceau lelivre drsquoheures une eacutepeacutee qui leur appartenait et dont ils se sont serviset je nrsquoai pas enleveacute de mon cabinet de travail les longues badines quemon pegravere tenait drsquohabitude agrave la main laquo Lrsquohabit drsquoun pegravere son anneauSaint Augustin

[7] I XIII sont drsquoautant plus chers agrave ses enfants qursquoils avaient plus drsquoaffectionpour lui raquo

4 Si toutefois ma posteacuteriteacute a drsquoautres goucircts jrsquoaurai bien de quoiprendre ma revanche ils ne sauraient faire moins grand cas de moi queje nrsquoen ferai drsquoeux en ce temps-lagrave La seule concession que je fasseau public crsquoest drsquoen passer par lrsquoimprimerie plus vive et plus aiseacutee2 et en reacutecompense je pourrai toujours servir agrave emballer quelque mottede beurre au marcheacute

Que les thons et les olives ne manquent pas drsquoemballageMartial [50]XIII I

Et je fournirai souvent aux maquereaux leur ample tuniqueCatulle [13]XCIV 8

5 Et quand personne ne me lirait ndash aurais-je perdu mon tempsdrsquoavoir consacreacute tant drsquoheures oisives agrave des penseacutees si utiles et si

1Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo une autre citation a eacuteteacute barreacutee et reporteacutee ailleurs2La reacutedaction de lrsquoeacutedition de 1588 (laquo pour mrsquoexempter de la peine drsquoen faire plu-

sieurs extraits agrave la main raquo) ne laisse aucun doute il srsquoagit bien de lrsquoimprimerie

Chapitre 18 ndash Du deacutementi 397

agreacuteables Moulant cette figure drsquoapregraves moi-mecircme il mrsquoa fallu si sou-vent me faccedilonner et mettre de lrsquoordre en moi pour mrsquoextraire que lemodegravele srsquoen est affermi et en quelque sorte formeacute lui-mecircme En mepeignant pour les autres je me suis peint avec des couleurs plus nettesque celles qui eacutetaient les miennes au deacutebut Je nrsquoai pas plus fait monlivre que mon livre ne mrsquoa fait Crsquoest un livre consubstantiel agrave son au-teur il ne srsquooccupe que de moi il fait partie de ma vie il nrsquoa pasdrsquoautre objectif ni de but exteacuterieur agrave lui-mecircme comme tous les autreslivres

6 Ai-je perdu mon temps pour mrsquoecirctre ainsi examineacute de faccedilonaussi continue et avec un tel soin Ceux qui se regardent seulementen penseacutee et en paroles un instant en passant ne srsquoexaminent pas siprofondeacutement ne peacutenegravetrent pas aussi loin en eux-mecircmes que celui quien fait son eacutetude son œuvre et comme son meacutetier en srsquoengageant agraveen tenir le registre permanent de toute sa foi et de toutes ses forcesLes plaisirs les plus deacutelicieux se savourent agrave lrsquointeacuterieur ils eacutevitent delaisser une trace drsquoeux-mecircmes ils eacutevitent drsquoecirctre vus non seulementde la foule mais drsquoun seul

7 Combien de fois ce travail mrsquoa-t-il deacutetourneacute de reacuteflexions en-nuyeuses Et il faut compter au nombre des penseacutees ennuyeuses toutescelles qui sont frivoles La Nature nous a doteacute drsquoune grande capaciteacute denous mettre agrave part dans nos reacuteflexions et elle nous y convie souventpour nous apprendre que nous nous devons en partie agrave la socieacuteteacute maisaussi pour la meilleure part agrave nous-mecircmes Pour calmer mon imagina-tion et la faire recircver sur quelque projet organiseacute pour lui eacuteviter de seperdre et divaguer au vent il suffit de donner corps agrave tant de menuespenseacutees qui se preacutesentent agrave elle et en tenir le registre Je precircte lrsquooreilleagrave mes recircveries parce que jrsquoai agrave les enregistrer Combien de fois agaceacutepar quelque action que la civiliteacute et la raison mrsquointerdisaient de criti-quer ouvertement mrsquoen suis-je soulageacute ici non sans lrsquoarriegravere-penseacuteedrsquoen instruire le public Et certes ces coups de badine poeacutetiques

Zon sur lrsquoœil zon sur le groinZon sur le dos du Sagoin1

srsquoimpriment encore mieux sur le papier qursquoen la chair vive Et quedire sinon que je precircte un peu plus attentivement lrsquooreille aux livresdepuis que je suis agrave lrsquoaffucirct pour essayer drsquoen deacuterober quelque choseafin drsquoen eacutemailler ou eacutetayer le mien

1Marot eacutepicirctre laquo Fripelipes valet de Marot agrave Sagon raquo Sagon ennemi du poegravete ydevient laquo Sagoin raquo (laquo sagouin raquo)

398 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

8 Je nrsquoai nullement eacutetudieacute pour faire un livre mais jrsquoai eacutetudieacute unpeu parce que je lrsquoavais fait si du moins crsquoest eacutetudier qursquoeffleurer etpincer par la tecircte ou par les pieds tantocirct un auteur tantocirct un autre Etnullement pour former mes opinions deacutejagrave formeacutees depuis longtempsmais bien pour les soutenir les aider et les servir

9 Mais qui peut-on croire quand il parle de lui dans une eacutepoqueaussi corrompue Il en est peu ou mecircme pas que nous puissionscroire quand ils parlent des autres situation dans laquelle pourtanton a moins drsquointeacuterecirct agrave mentir La premiegravere eacutetape de la corruption desmœurs crsquoest le bannissement de la veacuteriteacute car comme le disait Pindareecirctre veacuteridique crsquoest le deacutebut drsquoune grande vertu et crsquoest la premiegraverechose que Platon demande au gouverneur de sa laquo Reacutepublique raquo Laveacuteriteacute de nos jours ce nrsquoest pas ce qui est mais ce dont les autres sontpersuadeacutes De mecircme que nous appelons laquo monnaie raquo non seulementcelle qui est leacutegale mais aussi la fausse qui a cours aussi Notre na-tion se voit reprocheacute ce vice depuis longtemps Salvien de Marseille1qui vivait du temps de Valentinien dit que chez les Franccedilais mentiret se parjurer nrsquoest pas un vice mais une faccedilon de parler Celui quivoudrait rencheacuterir sur ce teacutemoignage pourrait dire que deacutesormais crsquoestmecircme pour eux une vertu On srsquoy entraicircne on srsquoy habitue comme agraveun exercice honorable car la dissimulation est lrsquoune des plus remar-quables qualiteacutes de ce siegravecle

10 Je me suis souvent demandeacute drsquoougrave pouvait naicirctre cette cou-tume que nous observons si scrupuleusement de nous sentir plus vi-vement offenseacutes par le reproche qui nous est fait de ce vice si banalpour nous que par aucun autre et comment il se fait que ce soit lagravelrsquoinjure la plus extrecircme que lrsquoon puisse profeacuterer agrave notre encontre quede nous reprocher drsquoecirctre menteur Mais en fait je trouve naturel dese deacutefendre surtout des deacutefauts dont nous sommes les plus chargeacutesOn dirait qursquoen eacutetant toucheacutes par cette accusation en nous excitant agraveson propos nous nous deacutechargeons quelque peu de la faute Si nousla supportons effectivement au moins pouvons-nous la condamner enapparence Mais nrsquoest-ce pas parce que ce reproche semble engloberaussi la couardise et la lacirccheteacute de cœur Et est-il plus eacutevidente couar-dise et lacirccheteacute que de renier sa parole Et pire encore de nier ce quelrsquoon sait

1Neacute agrave Tregraveves vers 390 il eacutepousa une paiumlenne qursquoil convertit et ils menegraverent une vieasceacutetique dans le midi de la France Deux ouvrages de lui nous sont parvenus dont leDe gubernatione Dei drsquoougrave est tireacutee lrsquoaffirmation reproduite par Montaigne ici

Chapitre 18 ndash Du deacutementi 399

11 Crsquoest vice bien laid que le mensonge un vice qursquoun Anciendeacutepeint de faccedilon tregraves honteuse quand il dit que crsquoest un teacutemoignage demeacutepris envers Dieu et en mecircme temps de crainte envers les hommesIl nrsquoest pas possible drsquoen repreacutesenter plus complegravetement lrsquohorreur labassesse et la turpitude Car en effet que peut-on imaginer de plus laidque de craindre les hommes et de braver Dieu Nos relations socialeseacutetant fondeacutees sur la parole celui qui la fausse trahit aussi la socieacuteteacuteelle-mecircme Crsquoest le seul outil gracircce auquel nous pouvons communi-quer nos volonteacutes et nos penseacutees crsquoest lrsquointerpregravete de notre acircme Srsquoilnous fait deacutefaut nous ne tenons plus ensemble nous ne nous connais-sons plus Srsquoil nous trompe toutes nos relations sont rompues tous lesliens de notre socieacuteteacute se deacutelient du mecircme coup

12 Certains peuples des Indes nouvelles (peu importent leursnoms car ils nrsquoexistent plus la deacutesolation due agrave cette conquecircte drsquoungenre extraordinaire et inouiuml srsquoest eacutetendue jusqursquoagrave lrsquoabolition com-plegravete des noms et de lrsquoancienne topographie des lieux) certains peuplesdonc offraient agrave leurs dieux du sang humain mais seulement tireacute dela langue et des oreilles en guise drsquoexpiation du peacutecheacute de mensongeentendu ou profeacutereacute Un joyeux convive de Gregravece dirait que les enfantssrsquoamusent avec les osselets et les hommes avec les mots

13 Quant agrave nos diverses faccedilons drsquouser du deacutementi et ce que sontles lois de lrsquohonneur pour nous dans tout cela avec les changementsqursquoelles ont connus je remets agrave une autre fois le soin de dire ce quejrsquoen sais Jrsquoapprendrai entre temps si je le peux agrave quel moment pritnaissance cette coutume de soupeser et mesurer aussi exactement lesmots et drsquoen faire deacutependre notre honneur car il est facile de voirqursquoelle nrsquoeacutetait pas en usage chez les anciens Grecs et Romains Il mrsquoasouvent sembleacute eacutetrange et inouiuml de les voir srsquoinfliger des deacutementis etsrsquoinjurier sans que pourtant cela donne lieu agrave une veacuteritable querelleLeurs regravegles de conduite empruntaient des voies diffeacuterentes des nocirctresOn appelle Ceacutesar tantocirct laquo voleur raquo tantocirct laquo ivrogne raquo agrave son nez et agravesa barbe On peut voir avec quelle liberteacute ils srsquoinvectivent les uns lesautres je veux dire les plus grands chefs de guerre de lrsquoune et delrsquoautre de ces deux nations ougrave les paroles sont vengeacutees par des parolessans que cela tire autrement agrave conseacutequence

400 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Chapitre 19

Sur la liberteacute deconscience

1 Il est courant de voir les bonnes intentions si elles sont conduitessans preacutecautions pousser les hommes agrave des actes tregraves condamnablesDans le deacutebat qui a conduit la France agrave cette situation troubleacutee deguerres civiles le meilleur parti le plus senseacute est certainement celuiqui veut conserver et la religion et lrsquoancienne organisation politiquedu pays Et pourtant parmi les gens de bien qui le suivent (car je neparle pas de ceux qui trouvent lagrave un preacutetexte pour exercer une ven-geance personnelle ou satisfaire leur cupiditeacute ou rechercher la faveurdes princes mais de ceux qui agissent ainsi par zegravele veacuteritable enversleur religion et le noble souci de maintenir la paix et lrsquoeacutetat de leur pa-trie) parmi ces gens dis-je on en voit beaucoup que la passion conduitagrave sortir des limites du raisonnable et les pousse agrave prendre parfois desdeacutecisions injustes violentes et mecircme hasardeuses

2 Il est sucircr que dans les premiers temps quand notre religioncommenccedila agrave prendre de lrsquoautoriteacute gracircce aux lois le zegravele en arma plusdrsquoun contre toutes sortes de livres paiumlens dont la perte est durementressentie par tous les lettreacutes Jrsquoestime que ces deacutesordres ont davantagenui aux lettres que tous les incendies causeacutes par les barbares Ta-cite en est un bon exemple bien que lrsquoempereur Tacite son parent2eucirct donneacute lrsquoordre formel de placer ses œuvres dans toutes les biblio-

2Neacute en 200 cet empereur preacutetendait en effet descendre de Cornelius Tacitus lrsquohis-torien connu sous le nom de Tacite et que Montaigne cite ici en exemple

402 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

thegraveques du monde un seul exemplaire complet cependant est parvenuagrave eacutechapper agrave la quecircte obstineacutee de ceux qui voulaient le faire dispa-raicirctre agrave cause de cinq ou six malheureux passages contraires agrave notrefoi actuelle Ils ont aussi eu cette attitude qui a consisteacute agrave precircter vo-lontiers des louanges fantaisistes agrave tous les empereurs qui nous eacutetaientfavorables agrave nous chreacutetiens et agrave condamner indistinctement toutesles actions de ceux qui furent nos adversaires comme il est aiseacute de levoir dans le cas de lrsquoempereur Julien1 surnommeacute laquo lrsquoApostat raquo

3 Crsquoeacutetait pourtant en veacuteriteacute un homme remarquable extraor-dinaire car son acircme eacutetait fortement impreacutegneacutee des ideacutees de la philo-sophie et il se faisait un devoir de reacutegler sur elles tous ses actes Et defait il nrsquoest aucune sorte de vertu dont il nrsquoait laisseacute de remarquablesexemples En ce qui concerne la chasteteacute (dont son existence donne unteacutemoignage bien clair) on sait de lui qursquoil eut un comportement dignede celui drsquoAlexandre et de Scipion encore dans la fleur de son acircge(car il fut tueacute par les Parthes eacutetant acircgeacute seulement de trente et un ans)parmi quantiteacute de tregraves belles captives il ne voulut mecircme pas en voirune seule En ce qui concerne la justice il prenait la peine drsquoentendrelui-mecircme les deux parties Et mecircme si par curiositeacute il demandait agraveceux qui se preacutesentaient devant lui de quelle religion ils eacutetaient sonopposition agrave la nocirctre ne pesait jamais dans la balance Il promulgualui-mecircme plusieurs bonnes lois et supprima une grande partie des im-pocircts et des contributions que levaient ses preacutedeacutecesseurs

4 Nous connaissons deux bons historiens qui furent des teacutemoinsoculaires de ses actions lrsquoun drsquoeux Ammien Marcellin eacutevoque avecacrimonie en plusieurs endroits de son Histoire cette ordonnance parlaquelle lrsquoempereur Julien interdit agrave tous les rheacutetoriciens et grammai-riens chreacutetiens drsquoenseigner dans les eacutecoles et ajoute qursquoil souhaite-rait que cette action-lagrave demeuracirct passeacutee sous silence Il est vraisem-blable que si Julien avait fait quelque chose de plus grave contre nousAmmien Marcellin ne lrsquoeucirct pas oublieacute puisqursquoil eacutetait deacutevoueacute agrave notrecause En veacuteriteacute si Julien eacutetait rude agrave notre eacutegard ce nrsquoeacutetait pas unennemi cruel mecircme des chreacutetiens racontent sur lui cette histoire sepromenant un jour autour de la ville de Chalceacutedoine lrsquoeacutevecircque du lieuMaris se permit de le traiter de laquo miseacuterable traicirctre agrave Jeacutesus-Christ raquosans qursquoil fasse autre chose que lui reacutepondre laquo Va miseacuterable pleurela perte de tes yeux raquo Agrave quoi Maris reacutepliqua encore laquo Je rends gracircces

1Il eacutetait le neveu de lrsquoempereur Constantin veacutecut de 331 agrave 363 et ne reacutegna que deuxans de 362 agrave 363 La religion chreacutetienne lui avait eacuteteacute imposeacutee dans son enfance et illrsquoabjura un peu plus tard Drsquoougrave son surnom

Chapitre 19 ndash Sur la liberteacute de conscience 403

agrave Jeacutesus-Christ de mrsquoavoir ocircteacute la vue pour ne pas voir ton impudentvisage raquo Et Julien racontent les historiens ne fit alors qursquoafficherune seacutereacuteniteacute toute philosophique Toujours est-il que cet eacutepisode neconcorde guegravere avec les cruauteacutes qursquoon lrsquoaccuse drsquoavoir perpeacutetreacuteescontre nous Il eacutetait dit Eutrope1 mon autre teacutemoin ennemi de la chreacute-tienteacute mais sans aller jusqursquoaux crimes sanglants2

5 Et pour en revenir agrave la justice il nrsquoest rien qursquoon puisse luireprocher agrave part la seacuteveacuteriteacute dont il a fait preuve au commencementde son regravegne contre ceux qui avaient pris le parti de Constantin sonpreacutedeacutecesseur Quant agrave sa sobrieacuteteacute on peut dire qursquoil vivait toujoursagrave la faccedilon drsquoun soldat et se nourrissait en pleine peacuteriode de paixcomme quelqursquoun qui se preacuteparait et srsquohabituait agrave lrsquoausteacuteriteacute du tempsde guerre Sa vigilance eacutetait telle qursquoil divisait la nuit en trois ou quatreparties et que celle deacutevolue au sommeil eacutetait la plus reacuteduite le reste illrsquoemployait agrave controcircler lui-mecircme lrsquoeacutetat de son armeacutee et de sa garde ouagrave eacutetudier car entre autres qualiteacutes exceptionnelles il avait celle drsquoecirctrevraiment un excellent connaisseur dans tous les domaines de la litteacutera-ture On raconte qursquoAlexandre le Grand quand il eacutetait coucheacute de peurque le sommeil ne vicircnt le deacutetourner de ses reacuteflexions et de ses eacutetudesfaisait placer agrave cocircteacute de son lit un bassin et tenait au-dessus dans unemain une boule de cuivre si le sommeil le surprenait et lui faisait re-lacirccher les doigts le bruit fait par cette boule en tombant dans le bassinle reacuteveillait Mais Julien dont lrsquoesprit eacutetait si tendu vers ce qursquoil deacutesi-rait et fort peu embrumeacute agrave cause de son exceptionnelle abstinence sepassait fort bien quant agrave lui de cet artifice

6 En ce qui concerne ses compeacutetences militaires il fut admi-rable dans tous les domaines qui font un grand capitaine Il fut donc savie durant ou presque en continuelle campagne militaire et la plupartdu temps avec nous en France3 contre les Allemands et les FrancsNous nrsquoavons guegravere gardeacute la meacutemoire drsquoun homme qui ait affronteacuteplus de dangers que lui ou qui se soit plus exposeacute lui-mecircme Sa morta quelque ressemblance avec celle drsquoEacutepaminondas car il fut frappeacutepar un trait qursquoil essaya drsquoarracher et il y serait peut-ecirctre parvenu sice nrsquoest que ce trait eacutetait tranchant il srsquoentailla la main qui en futaffaiblie Il reacuteclama ensuite sans cesse qursquoon le ramenacirct dans cet eacutetat

1Historien latin du IVe siegravecle qui fut le secreacutetaire de Constantin Il eacutecrivit un Abreacutegeacutede lrsquohistoire romaine en dix livres

2Une phrase placeacutee ici dans les eacuteditions anteacuterieures agrave 1588 a eacuteteacute reprise un peudiffeacuteremment plus loin dans une note manuscrite de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo Cfinfra sect8

3Qui nrsquoeacutetait encore que la Gaule

404 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

au milieu de la mecircleacutee pour y encourager ses soldats mais ceux-cipoursuivirent la bataille sans lui tregraves courageusement jusqursquoagrave ce quela nuit en tombant vienne seacuteparer les deux armeacutees Crsquoest agrave la philo-sophie qursquoil devait le meacutepris particulier qursquoil avait agrave lrsquoeacutegard de sa vieet des choses humaines Il croyait fermement agrave lrsquoeacuteterniteacute des acircmes

7 En matiegravere de religion il avait tout agrave fait tort on lrsquoa sur-nommeacute laquo lrsquoApostat raquo parce qursquoil avait abandonneacute la nocirctre il me sembleplutocirct qursquoil ne lrsquoavait jamais vraiment prise agrave cœur mais qursquoil avaitfait semblant pour se conformer aux lois jusqursquoau moment ougrave il priten main les recircnes de lrsquoEmpire Il eacutetait tellement scrupuleux agrave proposde la sienne que mecircme ceux qui de son temps la suivaient aussi semoquaient de lui et lrsquoon disait que srsquoil avait vaincu les Parthes il au-rait fait disparaicirctre la race bovine dans le monde pour satisfaire auxbesoins de ses sacrifices Il se precirctait aussi aux singeries de la divi-nation et accordait de lrsquoautoriteacute agrave toutes sortes de preacutedictions Il diten mourant entre autres choses qursquoil savait greacute aux dieux et les enremerciait de nrsquoavoir pas voulu le faire mourir par surprise puisqursquoilslrsquoavaient depuis longtemps averti de lrsquoheure et du lieu de sa fin Il lesremerciait aussi de ne pas lrsquoavoir fait mourir lacircchement en eacutetat de fai-blesse ndash mort qui convient mieux aux personnes deacutelicates et oisives ndashni agrave petit feu apregraves de longues souffrances et de lrsquoavoir trouveacute dignede mourir de cette noble faccedilon au milieu de ses victoires et au faicircte desa gloire Il avait eu la mecircme vision preacutemonitoire que celle de MarcusBrutus1 une premiegravere fois en Gaule puis de nouveau en Perse aumoment de sa mort

8 Les paroles que certains lui font prononcer quand il se sentitfrappeacute laquo Tu as gagneacute Nazareacuteen raquo ou selon drsquoautres laquo Sois contentNazareacuteen raquo nrsquoeussent certainement pas eacuteteacute oublieacutees si ceux que jecite comme teacutemoins y avaient cru Car ils eacutetaient preacutesents dans sonarmeacutee et srsquoils ont noteacute jusqursquoaux moindres gestes et paroles de sa finils nrsquoont pas gardeacute trace de cela non plus que de certains miraclesqursquoon y associe eacutegalement

9 Et pour en revenir agrave mon propos initial il nourrissait en lui-mecircme depuis longtemps le paganisme dit Ammien Marcellin maiscomme son armeacutee eacutetait composeacutee toute entiegravere de chreacutetiens il nrsquoosaitpas le montrer Quand il se vit assez fort pour oser reacuteveacuteler publique-ment ses sentiments il fit ouvrir les temples des dieux et srsquoefforccedilapar tous les moyens de remettre en honneur lrsquoidolacirctrie Pour parvenir

1Le meurtrier de Ceacutesar

Chapitre 19 ndash Sur la liberteacute de conscience 405

agrave ses fins ayant trouveacute agrave Constantinople un peuple deacutesuni avec despreacutelats chreacutetiens diviseacutes il fit venir ces derniers dans son palais leurordonna instamment de srsquoemployer agrave eacuteteindre cette discorde civileet de faire en sorte que chacun puisse sans en ecirctre empecirccheacute et sanscrainte srsquoadonner agrave sa1 religion Srsquoil demandait cela avec insistancecrsquoeacutetait en fait dans lrsquoespoir que cette liberteacute renforcerait les intrigues etles dissensions empecirccherait les gens du peuple de se sentir solidaireset donc de se liguer contre lui par leur accord et leur compreacutehensionmutuelle crsquoest qursquoil avait eu la preuve par la faute de certains chreacute-tiens2 de ce qursquoil nrsquoy a pas de becircte au monde qui soit autant agrave craindrepour lrsquohomme que lrsquohomme lui-mecircme

10 Voilagrave donc agrave peu pregraves ce que lrsquohistoire peut dire et en quoilrsquoattitude de lrsquoempereur Julien meacuterite drsquoecirctre consideacutereacutee crsquoest qursquoilsrsquoest servi pour attiser les dissensions civiles de la mecircme recette quecelle que nos rois viennent drsquoemployer pour les eacuteteindre la liberteacutede conscience3 On peut dire drsquoun cocircteacute que lacirccher la bride et per-mettre aux diverses factions de deacutevelopper leurs points de vue crsquoestreacutepandre et semer la discorde que crsquoest mecircme peut-ecirctre une faccedilon delrsquoaccroicirctre puisqursquoaucune barriegravere ou obligation leacutegale ne vient brideret freiner son essor Mais drsquoun autre cocircteacute on peut dire aussi que crsquoestun moyen drsquoaffaiblir les diverses tendances que de leur donner de lafaciliteacute de lrsquoaisance que crsquoest eacutemousser lrsquoaiguillon qursquoaiguisent aucontraire la rareteacute la nouveauteacute et la difficulteacute Et ce que je crois leplus volontiers honorant ainsi la deacutevotion de nos rois crsquoest que fautede pouvoir faire ce qursquoils voulaient ils ont fait semblant de vouloir ceqursquoils pouvaient4

1laquo la raquo ou laquo sa raquo Le point est drsquoimportance Dans le texte de 1580 on lit laquo sa raquoDans celui de 1588 laquo la raquo Mais dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo une correctionmanuscrite a corrigeacute le laquo l raquo par un grand laquo s raquo Les eacutediteurs de 1595 soit qursquoils nrsquoaientpas voulu tenir compte de cette correction soit qursquoils aient travailleacute sur une copie quine la comportait pas ont imprimeacute laquo la raquo Je traduis ici en fonction de lrsquolaquo exemplaire deBordeaux raquo parce que cela me semble mieux en accord avec le propos de Montaigne etle contexte immeacutediat laquo chacun sans empeschement raquo

2On peut comprendre en lisant cet eacuteloge (mecircme prudent) de Julien lrsquoApostat et lescritiques directes agrave lrsquoeacutegard de laquo certains chreacutetiens raquo que les censeurs de Rome aient pudemander agrave Montaigne de supprimer ce chapitre

3La laquo paix de Monsieur raquo ou laquo paix de Beaulieu raquo (1576) et lrsquolaquo eacutedit de Bergerac raquo(1577) qui accordait aux protestants des places laquo de sucircreteacute raquo ougrave ils seraient libres depratiquer leur culte

4Sur lrsquoexemplaire de la BNF de lrsquoeacutedition de 1595 un laquo ne raquo contraire au sens de laphrase a eacuteteacute rayeacute agrave la main

406 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Chapitre 20

Nous ne goucirctons rien depur

1 Lrsquoinsuffisance de notre condition humaine fait que nous ne pou-vons pas utiliser les choses simplement et naturellement Les eacuteleacutementsdont nous nous servons sont modifieacutes mecircme les meacutetaux et mecircme lrsquoorque nous devons deacutegrader avec quelque autre matiegravere pour le rendreutilisable Ni la vertu toute simple dont Ariston2 Pyrrhus ou encoreles Stoiumlciens faisaient le but de lrsquoexistence ne pouvait ecirctre employeacuteesans meacutelange pas plus que le plaisir des Cyreacutenaiumlques et drsquoAristippe3Parmi les plaisirs et les biens que nous avons il nrsquoen est aucun qui soitexempt de quelque meacutelange de peine et de deacutesagreacutement

De la source des plaisirs une sorte drsquoamertume Lucregravece [46]IV vv1133-1134

Au milieu mecircme des fleurs srsquoeacutelegraveve et nous angoisse

2 Notre plaisir le plus extrecircme a quelque ressemblance avec legeacutemissement et la plainte Ne dirait-on pas qursquoil se meurt drsquoangoisseEt drsquoailleurs quand nous cherchons agrave en donner exactement lrsquoeacutevoca-tion nous la truffons drsquoeacutepithegravetes et de qualifications eacutevoquant la mala-die et la douleur langueur mollesse faiblesse deacutefaillance morbiditeacute

2Ariston de Chio enseigna que laquo le souverain bien reacuteside dans la vertu raquo (vers 270av J-C)

3Aristippe de Cyregravene fut disciple de Socrate et fonda lrsquoeacutecole philosophique dite laquo cy-reacutenaiumlque raquo (apregraves 430 av J-C)

408 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Cela montre agrave quel point plaisir et douleur partagent le mecircme sanget la mecircme substance La joie profonde est plus grave que gaie Lecontentement extrecircme et entier est plus calme qursquoenjoueacute laquo La feacuteliciteacuteSeacutenegraveque [96]

LXXIV elle-mecircme si elle nrsquoest pas tempeacutereacutee nous accable raquo Crsquoest ce que ditun vers grec de lrsquoAntiquiteacute laquo Les dieux nous vendent tous les biensqursquoils nous donnent1 raquo Ce qui signifie qursquoils ne nous donnent rien quisoit parfait ni pur et que nous nrsquoachetions au prix de quelque mal

3 La peine2 et le plaisir pourtant tregraves diffeacuterents par nature srsquoas-socient tout de mecircme par je ne sais quelle rencontre naturelle Socratedit que quelque dieu essaya de reacuteunir et de fondre ensemble la dou-leur et le plaisir mais que ne pouvant y parvenir il eut lrsquoideacutee de lesreacuteunir au moins par la queue Meacutetrodore3 disait que dans la tristesseil entre quelque chose du plaisir Je ne sais pas srsquoil voulait dire autrechose mais quant agrave moi jrsquoimagine volontiers qursquoil y a de lrsquointentiondu consentement et de la complaisance agrave se vautrer dans la meacutelanco-lie en plus de lrsquoambition qui peut encore srsquoy mecircler il me semble qursquoily a comme un soupccedilon de friandise et de deacutelicatesse qui nous souritet nous flatte au sein mecircme de la meacutelancolie Nrsquoy a-t-il pas certainstempeacuteraments qui en font leur nourriture

Il y a de la volupteacute dans les pleursOvide [63] IV3 v 27

Et comme dit un certain Attale chez Seacutenegraveque le souvenir deSeacutenegraveque [96]LXIII nos amis perdus nous est agreacuteable comme lrsquoamertume drsquoun vin trop

vieux4

Jeune esclave toi qui sers du vieux vin de FalerneCatulle [13]XXVII I Verse donc en nos coupes un vin plus amer

et comme des pommes aigres-douces

4 La nature nous reacutevegravele un meacutelange du mecircme genre les peintressavent que les mouvements et les plis du visage qui servent dans lespleurs servent aussi pour traduire le rire Et le fait est que si vous re-gardez une œuvre en train de se faire avant que lrsquoune ou lrsquoautre de

1Montaigne traduit ici lui-mecircme un vers drsquoEacutepicharme que lrsquoon trouve dans Xeacuteno-phon [115] II 1 20 Mais il le fait peut-ecirctre drsquoapregraves sa version latine dans Stobeacutee [90]

2Montaigne eacutecrit laquo Le travail raquo Le mot laquo travail raquo deacuterive du latin laquo tripalium raquo quideacutesignait un systegraveme destineacute agrave entraver les animaux (par exemple pour les marquer) puis il prit le sens drsquoinstrument de torture Il est eacutevident qursquoici le mot nrsquoest pas pris dele sens qursquoil a couramment de nos jours

3Meacutetrodore de Lampsaque disciple drsquoAnaxagore4Le goucirct des laquo Anciens raquo nrsquoeacutetait pas le mecircme que le nocirctre la suite le confirme

Chapitre 20 ndash Nous ne goucirctons rien de pur 409

ces deux expressions soit acheveacutee vous serez bien en peine de direvers laquelle elle srsquoachemine Et drsquoailleurs le rire extrecircme nrsquoest-il pasmecircleacute de larmes laquo Il nrsquoest de mal qui nrsquoait de compensation raquo Seacutenegraveque [96]

LXIX5 Quand jrsquoimagine lrsquohomme assieacutegeacute de plaisirs tregraves tentantscomme si par exemple tous ses membres eacutetaient sans cesse en proie agraveun plaisir semblable agrave celui de lrsquoacte sexuel agrave son plus haut point jesens bien qursquoil srsquoeacutecroulerait sous le fardeau de son bonheur et qursquoilserait totalement incapable de supporter une si pure si constante et siuniverselle volupteacute Et de fait quand il lrsquoatteint il la fuit il srsquoempressenaturellement drsquoy eacutechapper comme drsquoun mauvais passage ougrave il nepeut se tenir fermement et ougrave il craint de srsquoenfoncer

6 Quand je mrsquoexamine scrupuleusement je trouve encore dansla meilleure de mes qualiteacutes quelque chose de mauvais Jrsquoeacuteprouve en-vers la rigoureuse vertu dont fait preuve Platon une estime sincegravereet loyale comme drsquoailleurs envers toutes les autres vertus du mecircmeordre Et peut-ecirctre lui qui sait y regarder de pregraves eucirct-il deacuteceleacute juste-ment chez moi quelque chose de biaiseacute quelque chose avec un cocircteacutelaquo meacutelangeacute raquo proprement humain Mais crsquoest pourtant un cocircteacute obscurque lrsquoon ne peut ressentir que soi-mecircme1 Lrsquohomme en tout et partoutnrsquoest que rapieacuteccedilage et bariolage

7 Mecircme les lois de la justice ne peuvent subsister sans quelquemeacutelange drsquoinjustice et comme dit Platon ceux qui preacutetendent ocircterdes lois tous leurs deacutesagreacutements et leurs inconveacutenients entreprennentde couper la tecircte de lrsquoHydre laquo Tout chacirctiment exemplaire comporte Tacite [100]

XIV 44quelque chose drsquoinjuste envers les individus mais qui est compenseacutepar lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral raquo

8 Il est vrai aussi de la mecircme faccedilon que dans la vie courante etles neacutecessiteacutes des relations humaines il peut y avoir de lrsquoexcegraves dans lapureteacute et la perspicaciteacute de nos esprits cette clarteacute peacuteneacutetrante a tropde finesse et de subtiliteacute il faut les alourdir et les eacutemousser pour lesrendre plus conformes agrave lrsquoexemple et agrave la pratique les eacutepaissir et lesobscurcir pour les accorder agrave cette existence terrestre et teacuteneacutebreuseCrsquoest pour cela que ce sont les esprits ordinaires et les moins aigus quisont les mieux adapteacutes agrave conduire les affaires et qui y reacuteussissent lemieux et que les ideacutees eacuteleveacutees et deacutelicates de la philosophie ne sontpas adapteacutees agrave la pratique Cette aigueuml vivaciteacute de lrsquoesprit cette volu-

1La traduction de tout ce qui preacutecegravede dans ce paragraphe assez confus posequelques problegravemes jrsquoai ducirc assez largement interpreacuteter pour essayer de donner un texteintelligible Par ailleurs agrave qui renvoie laquo agrave soi raquo Srsquoagit-il encore de Platon comme cer-tains lrsquoont compris Il ne me semble pas

410 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

biliteacute souple et inquiegravete perturbe les neacutegociations il faut se conduireplus brutalement et plus superficiellement dans les affaires humaineset en laisser une grande et notable part aux fantaisies du sort Il nrsquoestnul besoin drsquoeacuteclairer ces choses-lagrave si profondeacutement et si subtilement on se perd agrave consideacuterer lagrave-dedans tant drsquoaspects contraires et de formesdiverses laquo Agrave force de balancer entre des motifs contradictoires leursTite-Live [105]

XXXII 20 esprits srsquoeacutetaient paralyseacutes raquo9 Crsquoest ce que les anciens disaient de Simonidegraves comme le

roi Heacuteron lui avait adresseacute une requecircte il avait pris plusieurs joursde reacuteflexion pour cela diverses consideacuterations aigueumls et subtiles sepreacutesentant agrave son esprit il demeurait dans le doute et ne sachant ce quieacutetait le plus proche de la veacuteriteacute il deacutesespeacutera complegravetement de pouvoirla trouver

10 Celui qui recherche et envisage toutes les circonstances etconseacutequences possibles drsquoune affaire srsquointerdit du mecircme coup de pou-voir prendre une deacutecision Un esprit moyen fait aussi bien qursquoun grandet suffit pour lrsquoexeacutecution des affaires petites ou grandes Voyez com-ment les meilleurs administrateurs sont ceux qui savent le moins nousdire comment ils le sont et comment les beaux parleurs ne font le plussouvent rien qui vaille Je connais un grand parleur et excellent peintrede toutes sortes drsquoadministrations domestiques qui a laisseacute bien pi-teusement cent mille livres de rentes lui couler entre les mains Jrsquoenconnais un autre qui peacuterore qui preacutetend donner des avis mieux quequiconque parmi ses conseillers et il nrsquoy a pas au monde il est vraiune plus belle apparence drsquoesprit et de compeacutetence Et pourtant dansla pratique ses serviteurs ont une toute autre opinion Je dis cela sanstenir compte de la malchance qursquoil a pu rencontrer

Chapitre 21

Contre la faineacuteantise

1 Lrsquoempereur Vespasien eacutetant atteint de la maladie dont il devaitmourir voulait toujours qursquoon lui donnacirct des nouvelles de lrsquoeacutetat delrsquoempire et depuis son lit reacuteglait sans cesse de nombreuses et impor-tantes affaires Et comme son meacutedecin lui en faisait reproche parceque cela nuisait agrave sa santeacute il deacuteclara laquo Il faut qursquoun empereur meuredebout raquo Voilagrave un beau mot agrave mon avis et digne drsquoun grand princeLrsquoempereur Adrien srsquoen servit plus tard dans les mecircmes circonstancesEt lrsquoon devrait bien souvent le rappeler aux rois pour leur faire sentirque cette grande responsabiliteacute qursquoon leur donne de commander agrave tantdrsquohommes nrsquoest pas une charge pour les oisifs et qursquoil nrsquoest rien quipuisse si justement ocircter aux sujets drsquoun prince lrsquoenvie de se deacutevouer etde risquer leur vie pour son service que de le voir lui-mecircme flacircner agravedes occupations inutiles et plates et rien qui les deacutecourage mieux deprendre soin de sa vie que de le voir si peu soucieux de la leur

2 Quand quelqursquoun viendra dire qursquoil vaut mieux que le princefasse conduire ses guerres par un autre plutocirct que par lui-mecircme lehasard lui fournira suffisamment drsquoexemples de ceux pour lesquelsleurs lieutenants ont meneacute agrave bien de grandes entreprises autant quede ceux dont la preacutesence aux armeacutees eucirct eacuteteacute plus nuisible qursquoutileMais aucun prince valeureux et courageux ne pourra souffrir qursquoon luidonne drsquoaussi honteuses leccedilons Sous preacutetexte de conserver sur sa tecirctecomme srsquoil srsquoagissait de la statue drsquoun saint la bonne fortune attacheacuteeagrave son statut on le deacutegrade justement de son rocircle qui est tout entierdeacutevolu agrave lrsquoaction militaire et on le considegravere en fait comme incapable

412 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

3 Jrsquoen connais un1 qui aimerait mieux ecirctre battu que de dormirpendant qursquoon se battrait pour lui et qui ne vit jamais sans en ecirctrejaloux ses propres hommes faire quelque chose de grand en son ab-sence Et Seacutelim premier2 avait bien raison de dire il me semble queles victoires obtenues sans le maicirctre sont incomplegravetes Drsquoautant plusdisait-il que ce maicirctre devrait rougir de honte de preacutetendre y avoir prispart en son nom nrsquoy ayant employeacute que la parole et la penseacutee Et crsquoestbien vrai car dans ces affaires-lagrave les avis et les ordres qui procurent leshonneurs sont seulement ceux qui se donnent sur le terrain et au cœurmecircme de la bataille Aucun pilote ne peut jouer son rocircle depuis la terreferme Les princes de la race ottomane la premiegravere du monde pour lessuccegraves guerriers ont fermement adopteacute cette opinion et lrsquoon peut direque Bajazet II et son fils3 qui srsquoen deacutesinteacuteressegraverent plus occupeacutes parles sciences et autres occupations domestiques causegraverent bien du tortagrave leur Empire Et celui qui regravegne agrave preacutesent Amourat III4 a tout lrsquoairde prendre le mecircme chemin en suivant leur exemple5 Nrsquoest-ce pas leroi drsquoAngleterre Edouard III qui dit agrave propos de notre roi CharlesV laquo Jamais roi ne prit moins les armes et pourtant jamais roi neme donna tant agrave faire raquo Il avait raison de trouver cela eacutetrange et pluscomme un effet du sort que de la raison Et qursquoils cherchent quelqursquoundrsquoautre que moi pour les approuver ceux qui considegraverent les rois deCastille et du Portugal comme des conqueacuterants belliqueux et magna-nimes parce qursquoagrave douze cents lieues de leur demeure ougrave ils eacutetaientoisifs et par les soins de leurs agents ils se sont rendus maicirctres desIndes occidentales et orientales on se demande srsquoils auraient seule-ment le courage de srsquoy rendre pour en profiter

4 Lrsquoempereur Julien disait mieux encore agrave savoir qursquoun phi-losophe et un galant homme ne devaient pas se contenter de respirercrsquoest-agrave-dire ne devaient pas seulement donner au corps ce qursquoon nepeut lui refuser mais tenir leur acircme et leur corps sans cesse occupeacutesagrave de grandes belles et nobles choses Il avait honte si on le voyait

1Henri IV2Prince ottoman (1467-1520) ceacutelegravebre par sa cruauteacute et ses conquecirctes notamment

celle de lrsquoEgypte3Bajazet II reacutegna de 1481 agrave 1512 contrairement agrave ce que dit Montaigne il mena des

guerres mais il ne remporta pas il est vrai les victoires attendues contre les EgyptiensLe fils dont il srsquoagit ici nrsquoest pas Seacutelim qui fut imposeacute par les janissaires agrave la place deson pegravere mais Corcas

4Ou plutocirct Mourad III qui reacutegna de 1574 agrave 15965A Lanly [58] eacutecrit ici laquo commence assez bien agrave se trouver des occupations de la

mecircme sorte raquo Je comprends diffeacuteremment

Chapitre 21 ndash Contre la faineacuteantise 413

cracher ou suer en public (ce que lrsquoon dit aussi de la jeunesse de Laceacute-deacutemone et que dit Xeacutenophon des jeunes Perses) parce qursquoil estimaitque lrsquoexercice le travail continuel et la sobrieacuteteacute devaient avoir tari etdesseacutecheacute tout ce superflu Et ce que dit Seacutenegraveque des anciens Romainsqui maintenaient leur jeunesse droite trouve fort bien sa place ici laquo Ils nrsquoapprenaient rien agrave leurs enfants que lrsquoon pucirct apprendre assis raquo Seacutenegraveque [96]

XCIC5 Crsquoest un noble deacutesir que de vouloir mourir utilement et cou-rageusement mais y parvenir ne deacutepend pas tant de notre belle reacuteso-lution que de notre bonne fortune Il en est mille qui se sont proposeacutede vaincre ou de mourir en combattant et qui nrsquoont reacuteussi ni lrsquoun nilrsquoautre les blessures et la prison venant contrecarrer leur dessein etleur accordant la vie de force Il y a des maladies qui abattent jusqursquoagravenos deacutesirs et nous font perdre connaissance

6 Le hasard 1 ne devait pas venir au secours des leacutegions ro-maines celles-ci srsquoobligegraverent par serment agrave vaincre ou agrave mourir laquo Jedois revenir victorieux Marcus Fabius si jrsquoeacutechoue que la colegravere deJupiter paternel de Mars Gradivus et autres dieux srsquoabatte sur moi raquoLes Portugais disent avoir rencontreacute en certains endroits dans leurconquecircte des Indes des soldats qui srsquoeacutetaient condamneacutes eux-mecircmesavec drsquohorribles formules drsquoexeacutecration agrave nrsquoaccepter aucune autre is-sue que de se faire tuer ou de demeurer victorieux et pour marquer cevœu ils se faisaient raser le crane et la barbe Nous avons beau prendredes risques et nous obstiner il semble que les coups fuient ceux quise preacutesentent trop allegravegrement agrave eux et nrsquoatteignent pas souvent celuiqui srsquoy expose trop volontiers les deacutevoyant ainsi de leur but Certainsne pouvant parvenir agrave perdre la vie du fait de leurs adversaires apregravesavoir tout essayeacute se virent contraints pour se conformer agrave leur reacutesolu-tion de revenir de la bataille avec les honneurs ou de ne pas en reveniren se donnant eux-mecircmes la mort dans lrsquoexcitation du combat Il enest bien des exemples mais en voici un Philistus chef des forcesnavales de Denys le Jeune dans la guerre contre les Syracusains livracontre ceux-ci une bataille extrecircmement indeacutecise les forces en preacute-sence eacutetant eacutegales Il commenccedila par lrsquoemporter gracircce agrave ses prouessesmais comme les Syracusains encerclaient sa galegravere pour srsquoen emparerapregraves avoir accompli de hauts faits drsquoarmes pour tenter de se deacutegager

1Ce long passage (tout le sect 6) ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595 On peut douterqursquoil soit de Montaigne et P Villey pense mecircme (eacuted Strowski [52] t II p 472 note 1)que lrsquoajout manuscrit constitueacute par les paragraphes 5 et 7 de notre eacutedition dans lrsquolaquo exem-plaire de Bordeaux raquo est de la main de Marie de Gournay Il est vrai que lrsquoeacutecriture estici assez diffeacuterente Marie de Gournay aurait-elle voulu par ce laquo deacuteveloppement raquo reacute-eacutequilibrer un chapitre jugeacute un peu trop bref

414 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

il srsquoocircta de lui-mecircme la vie qursquoil avait si complegravetement livreacutee mais envain aux mains ennemies

7 Moulay Abd el Malik1 roi de Fegraves qui vient de gagner unebataille contre Seacutebastien roi du Portugal ndash journeacutee fameuse en ceqursquoelle vit la mort de trois rois et la transmission de cette grande cou-ronne du Portugal agrave celle de Castille ndash se trouva gravement maladedegraves que les Portugais entregraverent dans son pays les armes agrave la mainet son eacutetat ne fit qursquoempirer allant vers la mort agrave laquelle il srsquoatten-dait Jamais personne ne paya de sa personne plus vigoureusement etplus bravement trop faible pour supporter la pompe des ceacutereacutemoniesde lrsquoentreacutee de son camp qui sont selon leur coutume pleines de ma-gnificence et de toutes sortes de deacutemonstrations il se deacutechargea surson fregravere de cet honneur mais ce fut la seule fonction agrave laquelle il re-nonccedila il exeacutecuta toutes les autres qui eacutetaient utiles et neacutecessaires tregravesscrupuleusement et laborieusement Il demeurait coucheacute mais tint de-bout jusqursquoau dernier soupir son intelligence et son courage ndash et mecircmedrsquoune certaine faccedilon au-delagrave Il aurait pu saper les forces ennemies quisrsquoeacutetaient inconsideacutereacutement avanceacutees sur ses terres mais il lui eacutetait ex-trecircmement peacutenible de voir que faute drsquoun peu de vie et parce qursquoilnrsquoavait personne agrave qui confier la suite de cette guerre et les affairesdrsquoun eacutetat bouleverseacute il devrait rechercher une victoire sanglante et ris-queacutee alors qursquoil en avait entre les mains une autre pure et nette Ilsrsquoarrangea donc soigneusement pour faire durer sa maladie pour userles forces de son ennemi et lrsquoattirer loin de ses forces navales et desplaces-fortes maritimes dont il disposait sur la cocircte drsquoAfrique et cecijusqursquoau dernier jour de sa vie qursquoil consacra agrave dessein agrave preacuteparercette grande bataille

8 Il disposa ses troupes en cercle assieacutegeant de toutes parts lrsquoar-meacutee portugaise et en reacutetreacutecissant et incurvant ce cercle non seulementil les entrava dans leur combat (combat drsquoailleurs tregraves dur agrave cause dela valeur du jeune roi qui attaquait) parce qursquoils devaient faire face detous cocircteacutes mais il les empecirccha aussi de prendre la fuite apregraves leurdeacuteroute Trouvant alors toutes les issues prises et closes ils furentcontraints de se replier sur eux-mecircmes laquo entasseacutes non seulement agraveTite-Live [105]

II 4 cause du carnage mais par leur fuite raquo et finirent par srsquoentasser lesuns sur les autres offrant ainsi agrave leurs ennemis une victoire eacutecrasanteet complegravete Mourant Moulay se fit porter et conduire partout ougrave lebesoin srsquoen faisait sentir et se deacuteplaccedilant le long des rangs il exhortait

1Sultan du Maroc de 1575 agrave 1578 date agrave laquelle il mourut dans les circonstancesraconteacutees ici par Montaigne une dizaine drsquoanneacutees plus tard (ce texte manuscrit est pos-teacuterieur agrave 1588)

Chapitre 21 ndash Contre la faineacuteantise 415

ses capitaines et ses soldats les uns apregraves les autres Comme un coin deson armeacutee menaccedilait drsquoecirctre enfonceacute on ne put lrsquoempecirccher de monter agravecheval lrsquoeacutepeacutee au poing et comme il srsquoefforccedilait drsquoaller vers la mecircleacuteeses gens tentaient de lrsquoarrecircter qui par la bride qui par sa robe ou parses eacutetriers Cet effort acheva de consumer le peu de vie qui lui restait on le recoucha Et lui toutes ses faculteacutes abolies sortit pourtant dansun sursaut de sa pamoison pour demander qursquoon tucirct sa mort crsquoeacutetaitlrsquoordre le plus important agrave donner agrave ce moment pour que le deacutesespoirne se reacutepande pas chez les siens agrave cette nouvelle Il expira donc ledoigt sur sa bouche close signe habituel pour demander le silenceQui donc veacutecut jamais aussi longtemps et aussi avant dans la mort Qui mourut jamais debout agrave ce point

9 Le degreacute ultime dans la faccedilon de se comporter courageuse-ment devant la mort et le plus naturel crsquoest de la regarder non seule-ment sans en ecirctre troubleacute mais sans inquieacutetude et en poursuivant li-brement le cours de sa vie jusqursquoagrave elle Crsquoest ce que fit Caton quisrsquooccupait en eacutetudiant et en dormant alors qursquoil avait en lui preacutesenteen son cœur une mort sanglante et qursquoil la tenait par la main

Chapitre 22

Sur les relais de Poste

1 Je nrsquoai pas eacuteteacute des plus mauvais dans cet exercice2 qui convientaux gens de ma corpulence solide et courte mais je lrsquoabandonne carelle nous demande trop pour qursquoon puisse la pratiquer longtemps

2 Je lisais justement que le roi Cyrus pour recevoir plus fa-cilement des nouvelles de tous les coins de son empire qui eacutetait forteacutetendu fit deacuteterminer combien un cheval pouvait parcourir en un jourdrsquoune seule traite et eacutetablit agrave cette distance les uns des autres deshommes qui avaient en charge de tenir des chevaux precircts pour en four-nir agrave ceux qui viendraient vers lui Et certains disent que la vitesseobtenue correspondait agrave celle du vol des grues

3 Ceacutesar dit que Lucius Vibulus Rufus ayant hacircte de porter undocument agrave Pompeacutee galopa vers lui jour et nuit en changeant de che-vaux pour aller plus vite Et lui-mecircme agrave ce que dit Sueacutetone parcouraitcent laquo milles3 raquo avec une voiture de louage Mais crsquoeacutetait un fougueuxcourrier car lagrave ougrave les riviegraveres lui barraient le chemin il les franchissaitagrave la nage et il ne se deacutetournait jamais de son chemin pour trouver unpont ou un gueacute Tiberius Nero se rendant en Allemagne pour voir sonfregravere Drusus malade fit deux cents laquo milles raquo en vingt-quatre heuresen utilisant trois voitures

4 Dans la guerre que les Romains menegraverent contre AntiochusT Sempronius Gracchus raconte Tite-Live laquo parvint sur des chevaux Tite-Live [105]

XXXVII 282Monter agrave cheval Que lrsquoon se souvienne de I ch 48 sect9 laquo Quand je suis agrave cheval

je nrsquoen descends pas volontiers car crsquoest la position dans laquelle je me trouve le mieuxque je sois en bonne santeacute ou malade raquo

3Environ 150 km

418 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

de relais agrave une vitesse presque incroyable drsquoAmphissa agrave Pella entrois jours raquo Et quand on voit les lieux on constate qursquoil srsquoagissait depostes fixes et non de relais installeacutes pour la circonstance

5 Ce que Ceacutecinna inventa pour transmettre de ses nouvelles agraveceux de chez lui eacutetait bien plus rapide encore il emportait avec luides hirondelles et les relacircchait vers leurs nids quand il voulait don-ner de ses nouvelles apregraves les avoir teintes de la couleur signifiant ceqursquoil voulait dire ainsi qursquoil lrsquoavait concerteacute avec les siens Au theacuteacirctreagrave Rome les chefs de famille avaient avec eux des pigeons auxquelsils attachaient des lettres quand ils voulaient donner des ordres auxgens de chez eux et ces pigeons eacutetaient dresseacutes agrave rapporter les reacute-ponses Decimus Brutus assieacutegeacute dans Modegravene usa du mecircme proceacutedeacuteet drsquoautres aussi ailleurs1

6 Au Peacuterou les messagers eacutetaient porteacutes dans des sortes debrancards sur les eacutepaules drsquohommes qui couraient et tellement agilesque les premiers porteurs transmettaient leur charge aux suivants sansmecircme interrompre leur course

7 Jrsquoai entendu dire que les Valaques qui servent de courriersau Sultan sont extrecircmement rapides crsquoest qursquoils ont le droit de fairedescendre de cheval le premier qursquoils trouvent sur leur chemin en luilaissant leur cheval fourbu en eacutechange et que pour se preacuteserver de lafatigue ils srsquoentourent drsquoune large bande de tissu au milieu du corpscomme le font drsquoautres aussi Mais pour moi je nrsquoai pas trouveacute quecela mrsquoapportait quelque soulagement

1Selon P Villey [55] Montaigne aurait tireacute ces exemples drsquoun ouvrage de JusteLipse Saturnalium sermonum libri II 25

Chapitre 23

Sur les mauvais moyensemployeacutes agrave bonne fin

1 Il existe une eacutetonnante relation une eacutetonnante correspondancedans lrsquoorganisation universelle des ouvrages de la nature qui montrebien qursquoelle nrsquoest pas le fruit du hasard ni voulue par plusieurs maicirctresdiffeacuterents Les maladies et les eacutetats dans lesquels se trouvent nos corpsse retrouvent dans les eacutetats et les gouvernements les royaumes et lesreacutepubliques naissent fleurissent et se fanent de vieillesse tout commenous Nous sommes sujets agrave une trop grande abondance drsquohumeurs2et celle-ci est inutile et mecircme nuisible Ce peuvent ecirctre de bonnes hu-meurs mais mecircme celles-lagrave les meacutedecins les craignent ils disentque dans la mesure ougrave rien nrsquoest stable en nous nous devons inter-venir pour rabaisser et amoindrir une santeacute trop parfaite allegravegre etvigoureuse de peur que notre nature qui ne peut rester en place etqui nrsquoaurait plus la possibiliteacute de monter ou de srsquoameacuteliorer ne fassemachine arriegravere nrsquoimporte comment et brutalement Et crsquoest pour celaqursquoils prescrivent aux athlegravetes des purges et des saigneacutees pour leurocircter tout excegraves de santeacute Mais les humeurs mauvaises peuvent aussiecirctre en excegraves crsquoest ce qui cause geacuteneacuteralement les maladies

2 On voit souvent des eacutetats malades du fait des mecircmes excegraves etpour lesquels on a pris lrsquohabitude drsquoutiliser diverses sortes de purges

2Les laquo humeurs raquo (liquides organiques secreacuteteacutes par le corps) eacutetaient encore agrave la basedes conceptions meacutedicales agrave lrsquoeacutepoque de Montaigne Il est bien difficile de trouver unmot drsquoaujourdrsquohui pour un concept qui nrsquoa plus cours

420 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Tantocirct on laisse partir un grand nombre de familles pour en deacutechargerle pays et ces gens vont chercher ailleurs leur subsistance aux deacutepensdrsquoautrui Crsquoest ainsi que nos anciens Francs sont venus du fond delrsquoAllemagne pour srsquoemparer de la Gaule et en chasser les premiers ha-bitants et que se forma cette infinie mareacutee drsquohommes qui srsquoeacutecoula enItalie sous les ordres de Brennus1 et drsquoautres Puis ce furent les Gothset les Vandales et de mecircme encore pour les peuples qui occupent au-jourdrsquohui la Gregravece et qui abandonnegraverent leur pays drsquoorigine pour al-ler srsquoinstaller ailleurs ougrave ils seraient plus agrave lrsquoaise Il nrsquoest guegravere quedeux ou trois endroits dans le monde qui nrsquoaient pas ressenti lrsquoeffet deces fluctuations Les Romains bacirctissaient ainsi leurs colonies sentantleur ville enfler outre mesure ils la deacutechargeaient de sa population lamoins neacutecessaire et envoyaient celle-ci habiter et cultiver les terresconquises Parfois aussi ils ont sciemment fomenteacute des guerres aveccertains de leurs ennemis ce pouvait ecirctre pour tenir leurs hommes enhaleine de peur que lrsquooisiveteacute megravere de la corruption ne suscite deplus graves inconveacutenients

Nous devons subir les maux drsquoune longue paix Juveacutenal [41]VI 291 Le luxe est pire que les armeacutees il nous eacutetouffe

Mais ce pouvait ecirctre aussi pour servir de saigneacutee agrave leur Reacutepubliqueet rafraicircchir un peu lrsquoexcitation trop veacuteheacutemente de leur jeunesse eacutela-guer et aeacuterer les branches de cette tige qui foisonnait un peu trop geacute-neacutereusement Crsquoest dans ce but qursquoils ont autrefois fait la guerre auxCarthaginois

3 Au traiteacute de Breacutetigny Edouard III drsquoAngleterre ne voulut pasinclure la question du Ducheacute de Bretagne2 dans le traiteacute de paix geacuteneacute-rale qursquoil conclut avec notre roi afin drsquoavoir un pays ougrave se deacutebarras-ser de ses hommes de guerre et pour que cette foule drsquoAnglais dontil srsquoeacutetait servi pour ses entreprises de ce cocircteacute-ci ne retourne en An-gleterre Ce fut aussi lrsquoune des raisons pour lesquelles notre roi Phi-lippe consentit agrave envoyer son fils3 guerroyer outre-mer il srsquoagissaitdrsquoemmener avec lui cette grande quantiteacute de jeunes gens remuants quiconstituaient ses troupes

4 Il en est beaucoup agrave notre eacutepoque qui tiennent ce mecircme dis-cours deacutesireux de faire en sorte que cette eacutebullition qui se voit chez

1Chef des Gaulois qui prirent Rome en 1902Il semble pourtant que la France ait conserveacute la suzeraineteacute du ducheacute de Bretagne3Il ne peut srsquoagir que de Jean Le Bon fils de Philippe VI de Valois Mais on ne sache

pas qursquoil ait meneacute une guerre laquo outre-mer raquo

Chapitre 23 ndash Sur les mauvais moyens employeacutes agrave bonne fin 421

nous puisse ecirctre deacutetourneacutee sur quelque guerre voisine de peur que leshumeurs mauvaises qui en ce moment dominent notre corps si on lesfait srsquoeacutepancher ailleurs entretiennent constamment notre fiegravevre et nenous conduisent agrave la fin agrave notre ruine Il est vrai qursquoune guerre contrelrsquoeacutetranger est un mal bien plus doux qursquoune guerre civile mais je necrois pas que Dieu puisse favoriser une entreprise aussi injuste quecelle qui consiste agrave offenser et quereller autrui pour notre commoditeacute

Ocirc Neacutemeacutesis que rien ne vienne me tenter Catulle [13]LXVIII 77Au point de deacutesirer le ravir agrave son maicirctre

5 Et pourtant la faiblesse de notre nature humaine nous poussesouvent agrave cette neacutecessiteacute drsquoutiliser de vils moyens pour une noble finLycurgue le plus vertueux et le plus parfait des leacutegislateurs qursquoil yeut jamais pour inciter son peuple agrave la tempeacuterance eut cette ideacutee tregravesinjuste de faire enivrer de force les Ilotes leurs esclaves pour queles voyant ainsi eacutegareacutes et noyeacutes dans le vin les Spartiates prissent enhorreur les deacutebordements causeacutes par ce vice

6 Ils avaient bien plus tort encore ceux qui permettaient autre-fois aux meacutedecins de disseacutequer vivants les criminels agrave quelque sortede mort qursquoils aient eacuteteacute condamneacutes pour y examiner ainsi directementnos organes internes et ameacuteliorer leur technique car srsquoil faut en effetuser de proceacutedeacutes condamnables on est plus excusable de le faire pourla santeacute de lrsquoacircme que pour celle du corps Les Romains par exempleenseignaient au peuple la vaillance le meacutepris du danger et de la mortpar de furieux combats de gladiateurs et drsquoescrimeurs qui se battaientjusqursquoagrave la mort se tailladaient et srsquoentretuaient devant eux

De quelle autre utiliteacute pourraient ecirctre ces jeux impies et insenseacutes Prudence [81]II 672Ces massacres de jeunes gens cette voluptueuse soif de sang 1

Et cet usage se prolongea jusqursquoau regravegne de lrsquoempereur Theacuteodose

Saisissez Prince une gloire agrave votre regravegne destineacutee Prudence [81]II 643 sqAjoutez agrave votre glorieux heacuteritage la louange qui vous attend

Que nul agrave Rome jamais ne meure plus pour le plaisir du peupleEt qursquoagrave lrsquoaregravene infacircme suffise maintenant le sang des fauvesQue des jeux homicides ne souillent plus nos yeux

1Cette citation et celle qui suit sont prises non dans Prudence directement maisdans Juste Lipse Saturnalium sermonum libri duo I XIX et I XII II XXII

422 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

7 Crsquoeacutetait en veacuteriteacute un exemple eacutetonnant et tregraves profitable pourle peuple que drsquoavoir sous les yeux chaque jour cent deux centsvoire mille couples drsquohommes armeacutes lanceacutes les uns contre les autresse tailler en piegraveces avec un courage drsquoune fermeteacute si extrecircme qursquoonne les entendit jamais lacirccher un mot trahissant la faiblesse ou susci-tant la commiseacuteration et qursquoon ne les vit jamais tourner les talonsni mecircme faire le moindre mouvement apeureacute pour esquiver le coupde leur adversaire au contraire offrant leur cou agrave son eacutepeacutee ils srsquoyexposaient Il est arriveacute agrave nombre drsquoentre eux blesseacutes agrave mort par demultiples plaies drsquoenvoyer demander au peuple srsquoil eacutetait content de lafaccedilon dont ils avaient accompli leur devoir avant de srsquoeffondrer pourrendre lrsquoesprit1 Car il ne leur fallait pas seulement combattre et mouriravec fermeteacute mais qursquoils le fassent avec entrain ils eacutetaient conspueacuteset maudits si on les voyait rechigner agrave recevoir la mort

Et les filles elles-mecircmes les excitaient Prudence [81]t III 617 sq La vierge agrave chaque coup se legraveve

Quand le vainqueur passe sa lame dans la gorgeDe lrsquoadversaire elle est ravie Et quand il tombe agrave terreElle met le pouce en bas pour demander sa mise agrave mort

8 Les premiers Romains employaient agrave ces combats laquo exem-plaires raquo les criminels mais par la suite on y employa des esclavesinnocents et mecircme des hommes libres qui se vendaient pour cela etjusqursquoagrave des Seacutenateurs et des Chevaliers et mecircme des femmes

Alors ils vendent leur tecircte et vont mourir dans lrsquoaregraveneStace [89] IVI 51 Et chacun se fait un ennemi alors que crsquoest la paix

Dans ces freacutemissements et ces jeux nouveauxOn voit mecircme des femmes sexe inhabile aux armesSe mecircler furieusement agrave ces virils combats

Je trouverais cela tregraves eacutetrange et mecircme agrave peine croyable si nousnrsquoeacutetions habitueacutes agrave voir chaque jour dans nos guerres des millionsdrsquohommes eacutetrangers qui engagent leur vie et leur sang pour de lrsquoargentdans des querelles ougrave ils nrsquoont aucun inteacuterecirct2

1P Villey [55] II p 684 met en note pour ce mot laquo le souffle raquo Mais je ne voispas pourquoi laquo rendre lrsquoesprit raquo nrsquoest-il pas assez clair

2Il faut noter que dans la reacutedaction de 1588 cette phrase faisait directement suiteagrave laquo mecircme des hommes libres qui se vendaient pour cela raquo (sect 8) et que les citationsajouteacutees ensuite ont un peu laquo rompu le fil raquo des reacuteflexions de Montaigne

Chapitre 24

Sur la grandeur romaine

1 Je ne dirai qursquoun mot sur ce vaste sujet pour montrer la sottise deceux qui mettent sur le mecircme pied les meacutediocres grandeurs de notretemps Au septiegraveme livre des lettres familiegraveres de Ciceacuteron (et que leseacuterudits leur ocirctent ce surnom de laquo familiegraveres raquo srsquoils le veulent car enfait il nrsquoest pas tregraves justifieacute et ceux qui au lieu de laquo familiegraveres raquo ontpreacutefeacutereacute laquo agrave ses familiers raquo peuvent tirer quelque argument en leur fa-veur de ce que dit Sueacutetone dans sa laquo Vie de Ceacutesar raquo qursquoil y avait unvolume de lettres de lui portant le titre laquo agrave ses familiers raquo) dans ceslettres donc il en est une qui srsquoadresse agrave Ceacutesar alors en Gaule etdans laquelle Ciceacuteron reprend ces mots qui figuraient agrave la fin drsquouneautre lettre que Ceacutesar lui avait envoyeacutee laquo Quand agrave Marcus Furius Ciceacuteron [106]

Correspondlivre VII lettre5

que tu mrsquoas recommandeacute je le ferai roi de Gaule et si tu veux que jedistingue un autre de tes amis envoie-le moi raquo

2 Il nrsquoeacutetait pas nouveau pour un simple citoyen romain commeCeacutesar lrsquoeacutetait alors de distribuer des royaumes en effet il avait ocircteacute lesien au roi Dejotarus pour le donner agrave un gentilhomme de la ville dePergame nommeacute Mithridate Et ceux qui ont eacutecrit sa biographie ontfait eacutetat de plusieurs royaumes vendus par lui Sueacutetone dit mecircme qursquoilobtint du roi Ptoleacutemeacutee la somme de trois millions six cent mille eacutecussomme bien proche du montant de ce qursquoaurait donneacute la vente de sonpropre royaume2

2Le sens de la phrase nrsquoest pas tregraves clair agrave quoi se rapporte laquo qui raquo Je suis ici laleccedilon de P Villey ([55] p 686) qui met en note laquo ce qui raquo et ajoute laquo De pareillesexactions eacutequivalaient presque agrave la vente du royaume raquo

424 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Agrave tant la Galatie agrave tant le Pont agrave tant la LydieClaudien [21] I203

3 Marc-Antoine disait que la grandeur du peuple romain nese montrait pas tant par ce qursquoil prenait que par ce qursquoil donnaitEt pourtant un siegravecle auparavant ce peuple-lagrave srsquoeacutetait empareacute drsquounroyaume si puissant que de toute son histoire il nrsquoest aucun signe queje connaisse qui ait porteacute plus haut sa reacuteputation Antiochus posseacutedaittoute lrsquoEgypte il srsquoapprecirctait agrave conqueacuterir Chypre et drsquoautres restes decet Empire Pendant qursquoil remportait des victoires C Popilius vint letrouver de la part du Seacutenat et de prime abord refusa de lui serrer lamain avant qursquoil nrsquoait lu la lettre qursquoil lui apportait Apregraves lrsquoavoir luele roi dit qursquoil allait y reacutefleacutechir Popilius entoura avec une baguettelrsquoendroit ougrave se trouvait le prince en lui disant laquo Donne-moi une reacute-ponse que je puisse rapporter au Seacutenat avant que tu ne sortes de cecercle raquo Antiochus choqueacute par la brutaliteacute drsquoun ordre si pressant reacute-pondit apregraves avoir un peu reacutefleacutechi laquo Je ferai ce que le Seacutenat me com-mande raquo Alors Popilius le salua comme un ami du peuple romainAvoir renonceacute agrave un si grand royaume et agrave une prospeacuteriteacute si promet-teuse agrave cause de trois traits drsquoeacutecriture Il eut bien raison par la suitedrsquoenvoyer ses ambassadeurs dire au Seacutenat qursquoil avait reccedilu leurs ordresavec le mecircme respect que srsquoils eacutetaient venus des dieux immortels

4 Tous les royaumes qursquoAuguste avait acquis par le droit de laguerre il les rendit agrave ceux qui les avaient perdus ou en fit preacutesent agravedes eacutetrangers Et agrave ce propos Tacite parlant du roi drsquoAngleterre Cogi-dunnus nous fait sentir par un trait remarquable cette extraordinairepuissance laquo Les Romains dit-il avaient lrsquohabitude depuis toujoursde laisser les rois qursquoils avaient vaincus en possession de leur royaumemais soumis agrave leur autoriteacute afin drsquoavoir mecircme des rois comme instru-ments de servitude laquo Ut haberent instrumenta servitutis et reges1 raquoTacite [100]

XIV 5 Il est probable que Soliman que nous avons vu faire libeacutera-lement don du royaume de Hongrie et drsquoautres eacutetats suivait plutocirct ceprincipe que ce qursquoil alleacuteguait comme raison agrave cela agrave savoir qursquoil eacutetaitlas et accableacute de tant de monarchies et de puissance acquises par savertu ougrave du fait de celle de ses ancecirctres

1Montaigne a traduit drsquoabord lui-mecircme la citation

Chapitre 25

Qursquoil ne faut pascontrefaire le malade

1 On trouve dans Martial un eacutepigramme que je place parmi lesmeilleurs (car il y en a chez lui de toutes sortes) et dans lequel il ra-conte plaisamment lrsquohistoire de Cœlius qui pour ne pas avoir agrave faire lacour agrave quelques grands personnages de Rome se trouver lagrave agrave leur leverles assister et les suivre partout fit mine drsquoavoir la goutte Pour rendreson excuse plus vraisemblable il se faisait pommader les jambes lestenait enveloppeacutees et imitait parfaitement le port et la contenance drsquounhomme goutteux Pour finir le hasard fit qursquoil le devint pour de bon

Combien puissants sont les soins et lrsquoart drsquoimiter la douleur Martial [50]VII XXXIX 8La goutte de Cœlius a cesseacute drsquoecirctre feinte

2 Jrsquoai vu quelque part chez Appien2 il me semble une histoiredu mecircme genre un homme qui voulait eacutechapper aux proscriptionsdes triumvirs de Rome pour eacutechapper agrave ceux qui le poursuivaientse tint cacheacute et deacuteguiseacute et de plus eut lrsquoideacutee de contrefaire le borgneQuand il put recouvrer un peu de liberteacute et qursquoil voulut ocircter lrsquoemplacirctreqursquoil avait longtemps porteacute sur lrsquoœil il dut constater que son œil avaiteffectivement perdu la vue sous ce masque Il est possible que lrsquoactionde la vue se soit comme affaiblie pour avoir eacuteteacute si longtemps sans

2Historien neacute agrave Alexandrie qui veacutecut agrave Rome au IIe siegravecle Son Histoire romainefournit de preacutecieux renseignements sur les peuples vaincus par les Romains

426 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

srsquoexercer et que toute la force visuelle se soit reporteacutee sur lrsquoautre œil nous sentons en effet tregraves nettement que lrsquoœil que nous tenons couvertreporte sur son compagnon une partie de son effort de telle sorte quecelui qui reste grossit et enfle Il en est de mecircme de lrsquooisiveteacute qui avecla chaleur des bandages et des meacutedicaments avait fort bien pu attirerquelque humeur goutteuse au goutteux de Martial

3 Jrsquoai lu dans Froissart qursquoune troupe de jeunes gentilshommesFroissart [29] I24 anglais avait fait vœu de porter lrsquoœil gauche bandeacute jusqursquoagrave ce qursquoils

fussent passeacutes en France et eussent accompli quelque fait drsquoarmescontre nous Et je me suis souvent amuseacute en pensant qursquoil eucirct pu leurarriver la mecircme chose qursquoaux autres et qursquoils se fussent trouveacutes tousborgnes en retrouvant leurs maicirctresses pour lesquelles justement ilsavaient tenteacute cette entreprise

4 Les megraveres ont raison de gronder leurs enfants quand ils contre-font les borgnes les boiteux les bigleux et autres deacutefauts physiques car outre le fait qursquoun corps tendre peut ainsi prendre un mauvais plion dirait que je ne sais comment le sort semble srsquoamuser agrave nousprendre au mot et jrsquoai entendu raconter plusieurs histoires de gensdevenus malades parce qursquoils avaient voulu se faire passer pour tels

5 De tout temps jrsquoai pris lrsquohabitude drsquoavoir agrave la main une ba-dine ou un bacircton agrave cheval comme agrave pied trouvant mecircme cela eacuteleacutegantet mrsquoen servant drsquoappui avec une contenance affecteacutee Certains mrsquoontaverti que le destin pourrait bien tourner un jour cette coquetterie enneacutecessiteacute Mais je me rassure en me disant que je serais dans ce casle premier de ma ligneacutee agrave ecirctre goutteux

6 Mais allongeons un peu ce chapitre en lui collant une piegravecede plus agrave propos de la ceacuteciteacute Pline parle drsquoun homme qui se croyantaveugle en recircvant se reacuteveilla reacuteellement ainsi le lendemain sans avoireacuteteacute malade auparavant La puissance de lrsquoimagination est bien capablede provoquer cela comme je lrsquoai dit ailleurs1 et Pline semble ecirctre decet avis Mais il est plus vraisemblable que ce sont certains mouve-ments internes du corps dans lesquels les meacutedecins pourront deacutecelersrsquoils le veulent la cause de sa ceacuteciteacute qui furent agrave lrsquoorigine de son recircve

7 Ajoutons encore cette histoire sur un sujet voisin raconteacuteeSeacutenegraveque [96] Lpar Seacutenegraveque dans lrsquoune de ses lettres laquo Tu sais dit-il eacutecrivant agrave Luci-lius que Harpaste la folle2 de ma femme est demeureacutee chez moi crsquoest par obligation testamentaire car je nrsquoai pas de goucirct pour ces

1Dans le livre I chap 202En reacutealiteacute une naine crsquoeacutetait semble-t-il lrsquousage drsquoen adopter dans les riches fa-

milles

Chapitre 25 ndash Qursquoil ne faut pas contrefaire le malade 427

monstres et si je veux rire drsquoun fou je nrsquoai pas agrave chercher loin jeris de moi-mecircme Cette folle donc a subitement perdu la vue Ce queje te raconte est eacutetrange mais vrai elle ne se rend pas compte qursquoelleest aveugle et reacuteclame sans cesse agrave son serviteur de la faire sortir dema maison disant qursquoelle est obscure Mais ce dont nous rions chezelle je te prie de croire que cela arrive agrave chacun de nous personnene se croit avare personne ne se croit envieux Et si les aveugles reacute-clament un guide nous nous fourvoyons de nous-mecircmes Je ne suispas ambitieux disons-nous mais agrave Rome on ne peut vivre autrementJe ne suis pas deacutepensier mais la ville mrsquooblige agrave deacutepenser beaucoupCe nrsquoest pas ma faute si je suis coleacutereux si je nrsquoai pas encore eacutetabli deligne de conduite pour ma vie crsquoest la faute agrave la jeunesse Ne cher-chons pas hors de nous notre mal il est en nous il est planteacute dans nosentrailles Et le fait mecircme de ne pas nous sentir malades nous rendla gueacuterison plus difficile Si nous ne commenccedilons pas de bonne heureagrave nous soigner quand parviendrons-nous agrave gueacuterir tant de plaies et demaladies Nous avons pourtant un remegravede tregraves doux la philosophieCar si avec les autres on ne tire du plaisir qursquoapregraves la gueacuterison aveccelui-lagrave on a du plaisir et on gueacuterit en mecircme temps raquo Voilagrave ce quedit Seacutenegraveque et il mrsquoa emporteacute un peu loin de mon propos Mais on neperd pas au change

Chapitre 26

Sur le rocircle des pouces

1 Tacite raconte que chez certains rois barbares pour sceller ferme-ment un engagement la coutume consistait agrave joindre eacutetroitement lesmains droites et agrave entrelacer les pouces et quand agrave force de les serrerle sang srsquoeacutetait amasseacute agrave leur extreacutemiteacute on les leur piquait avec quelquepointe leacutegegravere et ils se les succedilaient mutuellement

2 Les meacutedecins disent que les pouces sont les maicirctres-doigtsde la main et que leur eacutetymologie latine vient de laquo pollere raquo queles Grecs appellent laquo ντETHχειρ raquo crsquoest-agrave-dire laquo autre main 2 raquo Et ilsemble bien que parfois les Latins prennent aussi ce mot au sens delaquo main entiegravere raquo

Ni lrsquoexcitation drsquoune voix enjocircleuse ni la caresse drsquoun pouce Martial [50]XII 98 vv 8-9Ne parviennent agrave la faire se dresser3

Crsquoeacutetait agrave Rome un signe de faveur que de comprimer et abaisserles pouces

Ceux qui admirent ton jeu applaudiront de leurs deux pouces Horace [34] I18 v 66

2Le premier sens de laquo anti raquo est laquo en face de raquo Dans les eacuteditions preacuteceacutedentes Mon-taigne expliquait cette eacutetymologie ainsi laquo qui signifie exceller sur les autres raquo

3A Lanly traduit laquo Elle nrsquoa besoin ni de lrsquoexcitation drsquoune voix charmeuse nide la caresse drsquoun pouce deacutelicat pour se dresser raquo Mais le contexte de lrsquoeacutepigramme(licencieux ) indique plutocirct le sens que je donne ici qui est aussi celui de P Villey et deDM Frame

430 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

et de deacutefaveur que de les lever1 et les tourner vers lrsquoexteacuterieur

Degraves que le peuple a mis le pouce en hautJuveacutenal [41]III 86 On eacutegorge nrsquoimporte qui pour lui faire plaisir

3 Les Romains dispensaient de la guerre ceux qui eacutetaient bles-seacutes au pouce consideacuterant qursquoils ne pouvaient plus tenir leurs armesassez fermement Auguste confisqua les biens drsquoun chevalier romainqui avait par ruse et pour frauder coupeacute les pouces agrave deux de sesjeunes enfants pour les dispenser drsquoecirctre enrocircleacutes dans lrsquoarmeacutee Avantlui le Seacutenat au temps de la guerre italique2 avait condamneacute CaiusVatienus agrave la prison perpeacutetuelle et lui avait confisqueacute tous ses bienspour srsquoecirctre volontairement coupeacute le pouce de la main gauche pour sefaire exempter de cette expeacutedition

4 Quelqursquoun dont jrsquoai oublieacute le nom ayant gagneacute une bataillenavale fit couper les pouces agrave ses ennemis vaincus pour leur enlever lemoyen de combattre et de ramer Les Atheacuteniens les firent couper auxEginegravetes pour leur ocircter leur supeacuterioriteacute dans lrsquoart de la navigation AgraveLaceacutedeacutemone le maicirctre chacirctiait les enfants en leur mordant le pouce

1Les interpreacutetations de laquo pollice verso raquo divergent aujourdrsquohui de celle de Mon-taigne Pour Gaffiot Dictionnaire illustreacute Latin-Franccedilais p 1195 qui cite Juveacutenal III36 lrsquoexpression signifie laquo avec le pouce renverseacute tourneacute vers le sol raquo et le donnecomme signe de laquo deacutesapprobation en part refus de gracirccier le gladiateur vaincu raquo Cettefaccedilon de voir semble mieux justifieacutee le pouce est plutocirct naturellement vers le haut

2Appeleacutee aussi laquo Guerre sociale raquo la reacutevolte des peuples italiques contre Romevaincus par Sylla

Chapitre 27

La lacirccheteacute megravere de lacruauteacute

1 Jrsquoai souvent entendu dire que la lacirccheteacute est megravere de la cruauteacuteEt jrsquoai constateacute par expeacuterience que cette aigreur cette acircpreteacute drsquouncœur meacutechant et inhumain srsquoaccompagne geacuteneacuteralement drsquoune mol-lesse toute feacuteminine Jrsquoen ai vu des plus cruels sujets agrave pleurer tregravesfacilement et pour des raisons frivoles Alexandre tyran de Phegraveres2ne pouvait supporter de voir jouer au theacuteacirctre des trageacutedies de peurque ses concitoyens ne le vissent geacutemir sur les malheurs drsquoHeacutecube etdrsquoAndromaque lui qui sans pitieacute faisait cruellement tuer tant de genstous les jours Serait-ce la faiblesse de leur acircme qui fait que ces gens-lagravese plient ainsi agrave tous les extrecircmes

2 La vaillance (dont lrsquoaction consiste agrave srsquoexercer seulementcontre qui vous reacutesiste)

Et qui ne se plaicirct agrave immoler un taureau que srsquoil fait front Claudien [23]ad Hadrianum30srsquoarrecircte quand elle voit lrsquoennemi agrave sa merci Mais la pusillanimiteacute qui

veut aussi faire partie de la fecircte et qui nrsquoa pu obtenir le premier rocircleprend sa part au second celui du massacre et du sang Les meurtres agravela suite des victoires sont geacuteneacuteralement imputables au peuple et aux

2Ville de Thessalie Cet Alexandre en fut le cruel tyran crsquoest lui qui fit emprisonnerle chef Theacutebain Peacutelopidas qui fut deacutelivreacute par Epaminondas Il fut finalement assassineacutepar sa femme Cf Plutarque [79] Peacutelopidas XIV

432 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

hommes chargeacutes des bagages Et ce pourquoi lrsquoon voit tant de cruauteacutesinouiumles dans les guerres populaires crsquoest que cette canaille de popu-lace srsquoaguerrit et joue les braves agrave srsquoensanglanter jusqursquoaux coudeset agrave deacutechiqueter un corps agrave ses pieds ne pouvant eacuteprouver drsquoautrevaillance

Le loup les ours lacircches et les animaux les plus vilsOvide [63] III35 Srsquoacharnent contre les mourants

3 Crsquoest ce que font les chiens peureux qui deacutechirent tout dansla maison et mordent les peaux des becirctes sauvages qursquoils nrsquoont oseacuteattaquer aux champs Qursquoest-ce qui fait par les temps qui courentque nos querelles sont mortelles Et que lagrave ougrave nos pegraveres observaientcertains degreacutes dans la vengeance nous commenccedilons aujourdrsquohui parle dernier et qursquoau premier abord on ne parle que de tuer Qursquoest-cedonc sinon la lacirccheteacute Chacun sent bien qursquoil y a plus de bravoure etde deacutedain agrave vaincre son ennemi qursquoagrave lrsquoachever et agrave lrsquohumilier qursquoagrave lefaire mourir Drsquoautant que lrsquoappeacutetit de vengeance srsquoen trouve mieuxassouvi et satisfait car la vengeance ne vise qursquoagrave se faire sentir Voilagravepourquoi nous nrsquoattaquons pas une becircte ou une pierre quand elle nousblesse crsquoest qursquoelles sont incapables de ressentir notre vengeance Ettuer un homme crsquoest le mettre agrave lrsquoabri de nos repreacutesailles

4 Bias1 criait agrave un meacutechant homme laquo Je sais que tocirct ou tard tuen seras puni mais je crains bien de ne pas le voir raquo et plaignait lesOrchomeacuteniens de ce que la vengeance tireacutee par Lyciscus de la trahisoncommise agrave leur eacutegard venait au moment ougrave il nrsquoy avait plus personnede ceux qui avaient eacuteteacute concerneacutes et qui auraient pu tirer plaisir decette punition De mecircme la vengeance est-elle incomplegravete quand celuiagrave qui elle srsquoapplique nrsquoa plus le moyen drsquoen souffrir Car de mecircme quele vengeur veut voir srsquoexercer sa vengeance pour en tirer du plaisir demecircme faut-il que celui sur lequel elle srsquoexerce la voie aussi pour eneacuteprouver de la souffrance et du repentir

5 laquo Il srsquoen repentira raquo disons-nous Et pensons-nous qursquoil puissesrsquoen repentir si nous lui avons tireacute un coup de pistolet dans la tecircte Aucontraire si nous y precirctons attention nous verrons qursquoil nous fait lamoue en tombant il ne nous en veut mecircme pas il est bien loin dese repentir Et nous lui offrons le meilleur service de toute la vie ce-lui de le faire mourir promptement et sans souffrir Nous voilagrave obligeacutesde nous terrer comme des lapins de cavaler pour fuir les officiers de

1Lrsquoun des laquo sept Sages raquo de la Gregravece antique

Chapitre 27 ndash La lacirccheteacute megravere de la cruauteacute 433

justice qui nous poursuivent et lui est en repos Tuer est bon pour eacutevi-ter une offense agrave venir non pour celle qui a deacutejagrave eacuteteacute faite Crsquoest unacte qui teacutemoigne plus de crainte que de bravoure de preacutecaution quede courage de deacutefense que drsquoattaque Il est clair que nous abandon-nons par lagrave le vrai but de la vengeance et le souci de notre reacuteputationNous craignons si lrsquoautre demeure en vie qursquoil ne nous fasse la mecircmechose Ce nrsquoest pas contre lui mais pour toi que tu trsquoen deacutebarrasses

6 Au royaume de Narsingue1 cet expeacutedient demeurerait in-utile lagrave non seulement les gens de guerre mais aussi les artisanstranchent leurs querelles agrave coups drsquoeacutepeacutee Le roi ne refuse pas le champclos agrave qui veut se battre et y assiste quand ce sont des personnes dequaliteacute et reacutecompense le vainqueur drsquoune chaicircne drsquoor Mais pour lrsquoob-tenir le premier qui en a envie peut en venir aux armes avec celui quila porte de sorte que pour srsquoecirctre sorti victorieux drsquoun combat il en amaintenant plusieurs sur les bras

7 Si nous pensions de par notre courage ecirctre toujours maicirctresde lrsquoennemi et le dominer agrave notre guise nous serions bien deacuteccedilus qursquoilnous eacutechappacirct comme crsquoest le cas srsquoil meurt Nous voulons vaincremais plus sucircrement qursquohonorablement et recherchons plus le succegravesque la gloire dans nos querelles Asinius Pollion2 commit la mecircmeerreur et crsquoeacutetait pourtant un homme honorable ayant eacutecrit des laquo in-vectives raquo contre Plancus il attendit la mort de ce dernier pour lespublier Autant faire des grimaces agrave un aveugle et injurier un sourd Crsquoeacutetait aussi blesser un homme insensible plutocirct que drsquoencourir sonressentiment Aussi disait-on agrave son sujet que seuls les lutins pouvaientlutter avec les morts Celui qui attend le treacutepas de lrsquoauteur dont il veutcombattre les eacutecrits de quoi fait-il preuve sinon de sa faiblesse et deson esprit querelleur

8 On disait agrave Aristote que quelqursquoun avait meacutedit de lui laquo Qursquoilfasse mieux dit-il qursquoil me fouette ndash pourvu que je ne sois pas lagrave raquoNos pegraveres se contentaient de venger une injure par un deacutementi un deacute-menti par un coup et ainsi de suite Ils eacutetaient assez valeureux pour nepas craindre leur adversaire vivant et outrageacute Nous autres nous trem-blons de frayeur tant que nous le voyons sur ses pieds Et pour preuveqursquoil en est ainsi on peut dire notre faccedilon de faire drsquoaujourdrsquohui neconsiste-t-elle pas agrave poursuivre jusqursquoagrave la mort aussi bien celui quenous avons offenseacute que celui qui nous a offenseacute

1Dans lrsquoInde centrale2Orateur romain qui fut consul puis eacutecrivit des trageacutedies dont il ne nous est rien

parvenu

434 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

9 Crsquoest aussi une sorte de lacirccheteacute qui a introduit dans nos duelscet usage de nous faire accompagner par des seconds des tiers etdes quatriegravemes Crsquoeacutetait autrefois des combats singuliers maintenantce sont des rencontres des batailles La solitude faisait peur aux pre-miers qui inventegraverent cette pratique laquo Crsquoest que chacun avait fort peuTite-Live [105]

XXXIV xxviii4

confiance en lui-mecircme raquo Car tout naturellement avoir de la compa-gnie quelle qursquoelle soit procure le reacuteconfort et le soulagement faceau danger Autrefois on se servait de tierces personnes pour garantirqursquoil ne se produise pas drsquoirreacutegulariteacutes ou drsquoactions deacuteloyales et pourteacutemoigner du reacutesultat du combat Mais depuis que lrsquohabitude est prisede les voir aussi participer au combat quiconque est convieacute agrave y assisterne peut en toute honnecircteteacute y faire figure de spectateur de peur qursquoonnrsquoattribue son attitude agrave un manque de courage ou drsquoaffection pour lecombattant

10 Outre lrsquoinjustice et la bassesse drsquoun tel proceacutedeacute qui consisteagrave engager dans la deacutefense de votre honneur une autre valeur et uneautre force que la vocirctre je trouve un inconveacutenient pour un homme debien ayant pleinement confiance en lui drsquoaller mecircler son sort agrave celuidrsquoun second Chacun court assez de danger pour son propre comptesans en courir encore pour un autre et a assez agrave faire en se fiant agrave sapropre valeur pour deacutefendre sa vie plutocirct que remettre une chose siimportante en drsquoautres mains Car si on nrsquoa pas expresseacutement signifieacutele contraire ces quatre hommes ont partie lieacutee deux agrave deux Si votresecond est agrave terre vous en avez deux sur les bras forceacutement Et crsquoestvrai que cela est deacuteloyal comme de se jeter bien armeacute sur un hommequi nrsquoa plus qursquoun tronccedilon drsquoeacutepeacutee ou en bon eacutetat sur un homme deacutejagravefort blesseacute Mais si ce sont lagrave des avantages que vous avez conquisen combattant vous pouvez les utiliser sans encourir de reproche Ladispariteacute et lrsquoineacutegaliteacute du combat ne se mesurent et ne sont prises enconsideacuteration que dans lrsquoeacutetat ougrave elles se preacutesentent lors du commence-ment du combat Pour le reste prenez-vous en au sort Et quand vousen aurez trois contre vous seul vos deux compagnons srsquoeacutetant laisseacutetuer on ne vous traitera pas plus mal que je ne le fais moi-mecircme agravela guerre quand je donne un coup drsquoeacutepeacutee dans la mecircme situation agravelrsquoennemi que je vois srsquoacharner sur lrsquoun des nocirctres Lagrave ougrave il y a troupecontre troupe (comme il en fut quand notre Duc drsquoOrleacuteans deacutefia le roiHenri drsquoAngleterre agrave cent contre cent ou agrave trois cents contre autantcomme dans le combat des Argiens contre les Laceacutedeacutemoniens ou troisagrave trois comme les Horaces contre les Curiaces) la nature de lrsquoallianceexige que la multitude des combattants de chaque cocircteacute ne compte que

Chapitre 27 ndash La lacirccheteacute megravere de la cruauteacute 435

pour un seul homme A chaque fois qursquoil srsquoagit de troupes le dangerest le mecircme pour tous

11 Jrsquoai une raison familiale agrave tenir ces propos Crsquoest que monfregravere seigneur de Mattecoulon1 fut demandeacute agrave Rome pour seconderun gentilhomme qursquoil ne connaissait guegravere et qui devait se deacutefendredans un duel provoqueacute par un autre Dans ce combat le hasard fit qursquoilse trouva opposeacute agrave quelqursquoun qui eacutetait un de ses proches voisins etbien connu de lui (et je voudrais bien que lrsquoon me justifie ces lois delrsquohonneur qui vont si souvent et de faccedilon si choquante agrave lrsquoencontre dela raison) Apregraves srsquoecirctre deacutebarrasseacute de son adversaire voyant les deuxprincipaux acteurs du combat encore sur pied et indemnes il alla ausecours de son compagnon Pouvait-il faire moins Devait-il se tenircoi et regarder tuer si le sort lrsquoeucirct voulu celui pour la deacutefense duquelil eacutetait venu lagrave Ce qursquoil avait fait jusque-lagrave ne servait agrave rien dans cetteaffaire le combat demeurait indeacutecis Lrsquoattitude courtoise que vouspouvez que vous devez avoir agrave lrsquoeacutegard de votre ennemi quand vouslrsquoavez mis dans une situation deacutelicate et qursquoil est en eacutetat drsquoinfeacuterioriteacuteje ne vois pas comment vous pourriez lrsquoavoir quand il y va de lrsquointeacuterecirctdrsquoautrui quand vous nrsquoecirctes qursquoun assistant et que la dispute nrsquoest pasla vocirctre Il ne pouvait ecirctre ni juste ni courtois sans mettre en dangercelui auquel il avait accepteacute de se deacutevouer Aussi fut-il libeacutereacute des pri-sons drsquoItalie sur une prompte et solennelle recommandation de notreroi

12 Nation excessive Nous ne nous contentons pas de nous faireune reacuteputation de nos deacutefauts et de nos folies dans le monde entiernous les apportons chez les peuples eacutetrangers pour les leur montrerMettez trois franccedilais dans le deacutesert de Lybie ils ne seront pas un moisensemble sans se quereller et srsquoenvoyer des piques Cette expeacuteditionaura lrsquoair conccedilue pour offrir aux eacutetrangers le plaisir de nos drameset le plus souvent agrave ceux qui se reacutejouissent de nos maux et qui srsquoenmoquent

13 Nous allons en Italie pour y apprendre lrsquoescrime et nous enfaisons deacutependre nos vies avant mecircme de la maicirctriser Il faudrait pour-tant si lrsquoon veut suivre lrsquoordre de lrsquoenseignement mettre la theacuteorieavant la pratique nous trahissons les principes de tout apprentissage

Preacutemices malheureuses de jeunes guerriers Virgile [112]XI 156Cruel apprentissage de la guerre agrave venir

1Il se preacutenommait Bertrand Montaigne lrsquoavait emmeneacute avec lui en Italie et il y faitallusion dans le reacutecit qursquoil a fait de ce voyage

436 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Je sais bien que crsquoest un art utile quand on le maicirctrise1 (dans le dueldes deux princes cousins germains en Espagne le plus acircgeacute dit Tite-Live2 surmonta facilement la force irreacutefleacutechie du plus jeune gracircce agrave saconnaissance des armes et agrave sa ruse) et dont la connaissance commejrsquoai pu le constater a enfleacute les cœurs de certains au-delagrave du raison-nable Mais ce nrsquoest pas alors veacuteritablement de courage qursquoil srsquoagitpuisque cela relegraveve de lrsquoadresse et prend sa source ailleurs qursquoen soi-mecircme

14 Lrsquohonneur dans les combats repose sur lrsquoamour du cou-rage et non du savoir-faire Crsquoest bien pour cela que jrsquoai vu un de mesamis connu comme un grand-maicirctre en ce domaine choisir pour viderses querelles des armes qui le privaient de cet avantage laissant ainsitoutes leurs chances au hasard et agrave la confiance qursquoil avait en lui pourque lrsquoon ne puisse par la suite attribuer sa victoire agrave ses qualiteacutes debretteur plutocirct qursquoagrave sa valeur Et dans mon enfance la noblesse fuyaitla reacuteputation de bon escrimeur comme injurieuse elle rechignait3 agraveapprendre ce meacutetier parce qursquoil reposait sur la subtiliteacute et srsquoeacutecartaitdu courage naturel et veacuteritable

Ils ne veulent ni esquiver ni parer ni rompre Le Tasse [103]XII 55 Lrsquoadresse nrsquoa pas de place en leur combat

Leurs coups ne sont pas feints tantocirct directs tantocirct obliques La colegravere la fureur leur ocirctent tout usage de lrsquoartEntendez le choc terrible de ces eacutepeacutees qui se heurtent de plein ferIls ne rompraient pas drsquoune semelle Leur pied est toujours ferme et leur main toujours en mouvementDrsquoestoc ou de taille tous leurs coups portent

15 Les tirs agrave la cible les tournois les combats laquo agrave la barriegravere4 raquola simulation de batailles tout cela constituait les exercices auxquelsse livraient nos pegraveres Celui-ci [lrsquoescrime] est drsquoautant moins nobleqursquoil nrsquoa drsquoautre but que personnel Il nous apprend agrave nous entre-deacutetruire au meacutepris des lois et de la justice et de toutes faccedilons a tou-jours des conseacutequences deacutesastreuses Il est bien plus digne et mieux

1Lrsquoexpression de Montaigne laquo agrave sa fin raquo est ambigueuml On peut comprendre commeDM Frame [28] laquo useful for its purpose raquo Mais cela me semble un peu tautologiqueOu bien comme je le fais en me fondant sur la parenthegravese qui suit et qui fait eacutetat de lasupeacuterioriteacute du laquo vieil raquo donc de celui qui maicirctrise mieux cet laquo art raquo

2Tite-Live Annales[105] XXVIII3On peut comprendre aussi (comme le font D M Frame[28] et A Lanly[58]) laquo se

cachait pour raquo mais cela ne me semble pas satisfaisant4Des combats livreacutes avec les combattants de part et drsquoautre drsquoune barriegravere sur le

champ des tournois

Chapitre 27 ndash La lacirccheteacute megravere de la cruauteacute 437

venu de srsquoexercer dans des activiteacutes qui confortent notre Eacutetat plutocirctqursquoagrave celles qui lui portent atteinte il vaut mieux srsquoadonner agrave cellesqui concernent la seacutecuriteacute geacuteneacuterale et la gloire commune

16 Le consul Publius Rutilius fut le premier agrave instruire les sol-dats agrave manier les armes avec adresse et agrave les bien connaicirctre le premieragrave associer le savoir-faire au courage Non pour srsquoen servir dans desquerelles personnelles mais pour les guerres et les querelles du peupleromain Crsquoeacutetait une escrime populaire et citoyenne Et outre lrsquoexemplede Ceacutesar qui ordonna aux siens agrave la bataille de Pharsale de frapperprincipalement au visage les soldats de Pompeacutee mille autres chefs deguerre se sont ainsi ingeacutenieacutes agrave inventer de nouvelles formes drsquoarmesde nouvelles faccedilons de frapper et de se proteacuteger selon les neacutecessi-teacutes du combat preacutesent Mais de mecircme que Philopœmen condamna lalutte en laquelle il excellait pourtant parce que les preacuteparatifs de cetexercice lui semblaient diffeacuterents de ceux de la preacuteparation militaire agravelaquelle les gens honorables devaient seulement srsquoemployer selon luide mecircme il me semble agrave moi aussi que cette adresse agrave laquelle onfaccedilonne ses membres ces esquives et ces mouvements auxquels onexerce la jeunesse dans cette nouvelle eacutecole sont non seulement in-utiles mais plutocirct contraires et preacutejudiciables agrave la pratique du combatmilitaire

17 Drsquoailleurs les escrimeurs emploient couramment des armesspeacuteciales particuliegraverement destineacutees agrave cet usage Jrsquoai observeacute qursquoonne trouvait pas tregraves bon qursquoun gentilhomme provoqueacute en duel agrave lrsquoeacutepeacuteeet au poignard se preacutesentacirct avec un eacutequipement de militaire Non plusqursquoavec une cape en guise de poignard Il faut noter que Lachegraves chezPlaton1 parlant drsquoun apprentissage du maniement des armes du mecircmegenre que le nocirctre dit qursquoil nrsquoa jamais vu sortir de cette eacutecole ungrand homme de guerre et particuliegraverement parmi ceux qui en onteacuteteacute les maicirctres Nous pouvons dire la mecircme chose agrave propos de nosescrimeurs Et nous pouvons en conclure de faccedilon certaine qursquoil nrsquoya pas de relation de correspondance entre ces deux talents Platon in-terdit le combat avec les poings introduit par Amycos et Epeios ilinterdit de mecircme la lutte introduite par Anteios et Cercyon parce queces laquo arts raquo ont un autre but que celui de rendre la jeunesse apte auservice militaire et nrsquoy contribuent en rien Mais je mrsquoeacutecarte un peude mon sujet

1Dans Lachegraves [75] VII

438 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

18 Lrsquoempereur Maurice1 averti en songe et par plusieurs preacute-dictions qursquoun soldat nommeacute Phocas jusqursquoalors inconnu allait letuer demandait agrave son gendre Philippe qui eacutetait ce Phocas sa condi-tion son caractegravere sa conduite Et comme Philippe lui disait entreautres choses qursquoil eacutetait lacircche et craintif lrsquoempereur en conclut aus-sitocirct qursquoil devait ecirctre cruel et enclin au meurtre Qursquoest-ce donc quirend les tyrans si sanguinaires Crsquoest le souci de leur seacutecuriteacute leurlacirccheteacute ne leur fournit pas drsquoautre moyen de se garantir qursquoen extermi-nant ceux qui peuvent leur nuire et mecircme jusqursquoaux femmes de peurdrsquoune simple eacutegratignure

Craignant tout il frappe toutClaudien [21] I182

19 Les premiegraveres cruauteacutes srsquoexercent pour elles-mecircmes de lagravevient la crainte drsquoune juste vengeance qui produit ensuite une cas-cade de nouvelles cruauteacutes pour les eacutetouffer les unes par les autresPhilippe roi de Maceacutedoine2 celui qui eut des affaires si embrouilleacuteesavec le peuple romain tourmenteacute par lrsquohorreur des meurtres commissur son ordre et ne pouvant trouver drsquoissue face agrave tant de familleseacuteprouveacutees agrave diverses eacutepoques prit le parti de faire saisir tous les en-fants de ceux qursquoil avait fait tuer pour les supprimer petit agrave petit lrsquounapregraves lrsquoautre et ainsi assurer sa tranquilliteacute

20 Les belles choses tiennent toujours bien leur rang en quelqueendroit qursquoon les segraveme Moi qui me soucie plus du poids et de lrsquoutiliteacutedes sujets que de leur ordre et leur arrangement je ne dois pas craindredrsquoinseacuterer ici un peu agrave lrsquoeacutecart une tregraves belle histoire (Quand ces anec-dotes sont tellement riches qursquoelles se justifient drsquoelles-mecircmes uncheveu me suffit pour les relier agrave mon propos3) Parmi les gens quiavaient drsquoabord eacuteteacute condamneacutes par Philippe il y avait un certain Heacute-rodicos prince des Thessaliens Apregraves lui il avait encore fait mou-rir ses deux gendres laissant chacun un fils en bas-acircge Theacuteoxeacutena etArcho eacutetaient les deux veuves On ne put deacutecider Theacuteoxeacutena agrave se re-marier bien qursquoelle fucirct fort courtiseacutee Archo elle eacutepousa Poris quitenait le premier rang parmi les habitants drsquoEnos4 et en eut de nom-breux enfants qursquoelle laissa tous orphelins en bas-acircge Theacuteoxeacutena muepar une sorte de bienveillance maternelle envers ses neveux eacutepousa

1Empereur de Byzance jusqursquoen 602 ougrave il fut mis agrave mort avec sa famille par lrsquoarmeacuteemeacutecontente qui eacutelut agrave sa place Phocas centurion

2Philippe V avant-dernier roi de Maceacutedoine3Cette phrase ne figure que dans lrsquoeacutedition de 15954Ville de Thrace

Chapitre 27 ndash La lacirccheteacute megravere de la cruauteacute 439

Poris pour les avoir sous sa responsabiliteacute et protection Mais voicique lrsquoeacutedit du roi1 est proclameacute

21 Cette megravere courageuse se meacutefiant de la cruauteacute de Philippeet du caractegravere licencieux de ses subalternes envers cette belle et tendrejeunesse osa dire qursquoelle les tuerait de ses mains plutocirct que de leslivrer Poris effrayeacute de sa reacuteaction lui promet de les cacher et deles emmener agrave Athegravenes pour les remettre agrave la garde de gens qui luieacutetaient fidegraveles Saisissant lrsquooccasion drsquoune fecircte annuelle qui eacutetait ceacute-leacutebreacutee agrave Enos en lrsquohonneur drsquoEneacutee ils srsquoy rendent Ayant assisteacute dansla journeacutee aux ceacutereacutemonies et au banquet public ils se glissent la nuitvenue dans un vaisseau preacutepareacute pour gagner le large Mais les ventsleur furent contraires et se retrouvant le lendemain en vue de la terredrsquoougrave ils eacutetaient partis ils furent poursuivis par les gardes des portsAu moment drsquoecirctre rejoints comme Poris pressait les marins de fuirTheacuteoxeacutena folle drsquoamour et de vengeance revient agrave sa premiegravere ideacuteepreacutepare des armes et du poison et les preacutesente agrave ses enfants laquo Al-lons mes enfants dit-elle la mort est deacutesormais le seul moyen pourdeacutefendre votre liberteacute et sera pour les dieux une occasion de mani-fester leur sainte justice ces eacutepeacutees nues et ces coupes pleines vous enouvrent lrsquoentreacutee Courage Et toi mon fils qui est le plus grand em-poigne cette eacutepeacutee pour connaicirctre la mort la plus courageuse raquo Ayantdrsquoun cocircteacute cette ardente conseillegravere et de lrsquoautre leurs ennemis me-naccedilants les enfants coururent affoleacutes vers ce qui leur tomba sous lamain et agrave demi-morts furent jeteacutes agrave la mer Theacuteoxegravena fiegravere drsquoavoirsi glorieusement veilleacute agrave la seacutecuriteacute de ses enfants enlaccedila tendrementson mari et lui dit laquo suivons ces garccedilons mon ami et jouissons dela mecircme seacutepulture qursquoeux raquo Alors se tenant ainsi embrasseacutes ils sejetegraverent dans la mer si bien que le vaisseau fut rameneacute vide au rivage

22 Pour tuer et manifester en mecircme temps leur colegravere les tyransont employeacute toute leur habileteacute agrave trouver le moyen de faire durer lamort Ils veulent que leurs ennemis srsquoen aillent mais pas trop vitepour avoir le temps de savourer leur vengeance Et lagrave ils sont bien enpeine car si les tourments sont violents ils sont courts et srsquoils sontlongs ils ne sont pas assez douloureux agrave leur greacute Les voilagrave donc agraveutiliser leurs instruments de torture Nous en voyons mille exemplesdans lrsquoAntiquiteacute Et je me demande si agrave notre insu nous ne conservonspas quelque trace de cette barbarie

23 Tout ce qui va au-delagrave de la mort simple me semble purecruauteacute Notre justice ne peut espeacuterer que celui que la crainte de mou-rir drsquoecirctre deacutecapiteacute ou pendu nrsquoa pu empecirccher de commettre une fauteen soit empecirccheacute par lrsquoideacutee drsquoecirctre bruleacute agrave petit feu ou en pensant aux

1Fixant le sort des descendants des condamneacutes

440 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

tenailles1 ou agrave la roue2 Et je ne sais pas si pendant ce temps nous neplongeons pas les supplicieacutes dans le deacutesespoir3 Car en quel eacutetat peutecirctre lrsquoacircme drsquoun homme attendant la mort pendant vingt-quatre heuresles membres briseacutes sur une roue ougrave agrave la faccedilon antique cloueacute sur unecroix Josegravephe4 raconte que pendant les guerres des Romains en Ju-deacutee comme il passait agrave un endroit ougrave lrsquoon avait crucifieacute quelques juifstrois jours avant il reconnut trois de ses amis et obtint lrsquoautorisation deles enlever de lagrave deux drsquoentre eux moururent mais lrsquoautre surveacutecutdit-il

24 Chalcondyle5 agrave qui on peut se fier raconte dans les laquo meacute-moires raquo qursquoil a laisseacutes sur les eacuteveacutenements de son temps et prochesencore de lui un supplice qursquoil considegravere comme extrecircme celui quelrsquoempereur Mahomet II6 pratiquait souvent et qui consistait agrave fairetrancher les hommes en deux morceaux par le milieu du corps au ni-veau du diaphragme drsquoun seul coup de cimeterre Bien souvent cesgens mouraient comme srsquoils subissaient deux morts agrave la fois et lrsquoonvoyait dit-il les deux parties pleines de vie encore srsquoagiter longtempsapregraves en proie agrave la souffrance A mon avis ces mouvements ne tra-duisaient pas forceacutement de grandes sensations les supplices les plushideux agrave voir ne sont pas toujours les plus difficiles agrave endurer Et jetrouve plus atroce ce que les historiens racontent qursquoil infligea auxseigneurs de lrsquoEpire les faisant eacutecorcher par le menu drsquoune faccedilon simeacutechamment meacutethodique qursquoils mirent quinze jours agrave mourir dans cessouffrances

25 Voici encore deux autres exemples Creacutesus7 ayant fait arrecirc-ter un homme de noble origine et favori de son fregravere Pantaleacuteon le fitconduire dans la boutique drsquoun foulon8 ougrave il le fit gratter et carder avec

1Celles que lrsquoon faisait rougir au feu avant de srsquoen servir pour arracher des lambeauxde chair

2Supplice institueacute par le laquo bon roi raquo Franccedilois 1er pour les bandits de grands che-mins il est vrai Le condamneacute eacutetait mis en croix sur une roue de chariot et on lui brisaitpetit agrave petit les membres agrave coups de masse Drsquoougrave lrsquoexpression laquo roueacute de coups raquo

3Il faut lrsquoentendre au sens fort ocircter laquo toute espeacuterance raquo au malheureux crsquoest ensomme commettre un peacutecheacute puisque crsquoest lrsquoamener agrave mettre en doute la bonteacute infiniede Dieu

4Historien juif neacute en 37 apregraves J-C5Grammairien et historien grec qui veacutecut de 1424 agrave 1511 Il eacutemigra en Italie en 1447

et enseigna agrave Padoue6Mahomet II qui srsquoempara de Constantinople en 1453 ravagea lrsquoEurope orientale

et fut vaincu en Hongrie en 1479 apregraves avoir menaceacute Vienne7Roi de Lydie (VIe s av J-C) ceacutelegravebre par ses richesses dont a parleacute Heacuterodote8Artisan qui apprecirctait le laquo drap raquo (les tissus) Carder la laine consistait agrave la deacutemecircler

agrave lrsquoaide de peignes drsquoacier

Chapitre 27 ndash La lacirccheteacute megravere de la cruauteacute 441

les outils du meacutetier jusqursquoagrave ce qursquoil en meure George Sechel chef deces paysans de Pologne qui commirent tant drsquoexactions sous couvertde croisade ayant eacuteteacute battu et captureacute par le voiumlvode de Transylva-nie fut trois jours durant attacheacute nu sur un chevalet exposeacute agrave toutesles sortes de tortures que chacun pouvait venir lui infliger pendantqursquoon laissait sans aucune nourriture les autres prisonniers Et pour fi-nir alors qursquoil vivait encore et qursquoil avait les yeux ouverts on abreuvade son sang Lucat son cher fregravere pour le salut duquel il priait pre-nant sur lui-mecircme toute la responsabiliteacute de leurs meacutefaits Puis on lefit manger par vingt de ses capitaines preacutefeacutereacutes qui deacutechiregraverent sa chairagrave belles dents en engloutissant les morceaux Le reste de son corps etses viscegraveres apregraves sa mort furent mis agrave bouillir et on fit manger aussicela agrave drsquoautres personnes de sa suite

442 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Chapitre 28

Chaque chose en sontemps

1 Ceux qui comparent Caton le Censeur agrave Caton le Jeune meur-trier de lui-mecircme comparent deux belles natures de formes voisinesLe premier offrit de la sienne de plus nombreux visages et lrsquoemporteen ce qui concerne les exploits militaires et lrsquoutiliteacute de son action pu-blique Mais la vertu du jeune au-delagrave du fait que ce serait blaspheacutemerque de lui en comparer une autre pour sa vigueur ne preacutesente pas ellede taches Car qui pourrait en effet absoudre de toute envie et ambitioncelle du laquo Censeur raquo qui a oseacute srsquoen prendre agrave lrsquohonneur de Scipionqui eacutetait de loin bien plus grand que lui et tout autre en son siegravecle ence qui concerne la bonteacute naturelle et toutes les vertus essentielles

2 On dit de lui entre autres choses qursquoen son extrecircme vieillesseil se mit agrave apprendre le Grec avec une grande ardeur comme pour as-souvir une soif de longue date Cela ne me semble pas ecirctre un grandargument en sa faveur car crsquoest proprement ce que nous appelons laquo re-tomber en enfance raquo Il y a un temps pour tout les bonnes choses etles autres Et je peux reacuteciter mon laquo Pater noster raquo agrave un moment malvenu comme dans le cas de T Quintinius Flaminius qui eacutetant geacuteneacuteraldrsquoarmeacutee fut accuseacute parce qursquoon lrsquoavait vu agrave lrsquoheure du combat perdreson temps agrave prier Dieu lors drsquoune bataille que pourtant il remporta

Le sage met des bornes mecircme agrave ce qui est bien Juveacutenal [41]VI v 444

444 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

3 Eudomidas voyant Xeacutenocrates tregraves acircgeacute srsquoempresser de veniraux leccedilons qursquoil donnait dans son eacutecole srsquoexclama laquo Quand saura-t-il enfin quelque chose lui qui apprend encore raquo Et Philopœmendit agrave ceux qui portaient tregraves haut le roi Ptoleacutemeacutee pour la faccedilon dontil srsquoendurcissait en srsquoexerccedilant tous les jours agrave la pratique des armes laquo Ce nrsquoest pas louable pour un roi de son acircge de srsquoy exercer il devraitmaintenant reacuteellement les employer raquo

4 Le jeune homme doit se preacuteparer agrave la vie et le vieillard enprofiter disent les sages et le plus grand deacutefaut qursquoils remarquent ennous crsquoest que nos deacutesirs rajeunissent sans cesse Nous recommen-ccedilons sans cesse agrave vivre Notre goucirct et nos deacutesirs devraient bien un jourtenir compte de la vieillesse Nous avons deacutejagrave un pied dans la tombeet nos appeacutetits et nos besoins ne font que renaicirctre

Tu fais tailler le marbre au moment de mourirHorace [36] IIXVIII 17 Et au lieu de songer au tombeau

Tu bacirctis des maisons

5 Le plus lointain de mes projets ne srsquoeacutetend mecircme pas sur unan je ne pense plus deacutesormais qursquoagrave ma fin1 Je me deacutetache de toutesnouvelles espeacuterances et entreprises je dis adieux agrave tous les lieux queje quitte et je me seacutepare chaque jour un peu de ce que je possegravedelaquo Il y a longtemps que je ne perds ni nrsquoacquiers rien Il me reste plusSeacutenegraveque [96]

LXXVII de provisions que de route agrave faire raquo laquo Jrsquoai veacutecu et jrsquoai parcouru laVirgile [112]IV v 653

carriegravere que le destin mrsquoavait fixeacutee raquoLe soulagement que je trouve enfin en ma vieillesse crsquoest qursquoelle

amortit en moi bien des deacutesirs et des soucis dont la vie est agiteacutee soucide la marche du monde des richesses de la grandeur de la connais-sance de la santeacute de moi-mecircme On en voit apprendre agrave parler quandil serait temps pour eux de se taire agrave jamais

6 On peut eacutetudier agrave tout acircge mais pas aller agrave lrsquoeacutecole rien deplus sot qursquoun vieillard apprenant lrsquoalphabet

Diverses choses conviennent agrave diverses personnes Pseudo-Gallus[51] I 104 Toute chose ne convient pas agrave tout acircge

Srsquoil faut eacutetudier que ce soit quelque chose qui convient agrave lrsquoeacutetatdans lequel nous sommes afin que nous puissions reacutepondre comme

1Formule rheacutetorique certes mais Montaigne eacutecrit cela en 1588 et mourra effective-ment peu apregraves en 1592

Chapitre 28 ndash Chaque chose en son temps 445

celui agrave qui lrsquoon demandait agrave quoi servaient ses eacutetudes faites dans ladeacutecreacutepitude laquo A mrsquoen aller meilleur et plus facilement raquo Ce fut uneeacutetude de ce genre que fit Caton le Jeune quand sentant venir sa fin ilrencontra le dialogue de Platon concernant lrsquoeacuteterniteacute de lrsquoacircme1 Il eacutetaitpourtant depuis longtemps fourni en provisions pour un deacutepart de cegenre il avait plus drsquoassurance de ferme volonteacute et drsquoinstruction quePlaton nrsquoen montre dans ses eacutecrits son savoir et son courage eacutetaientde ce point de vue au-dessus de la philosophie Il ne srsquoy consacra paspour preacuteparer sa mort de mecircme que lrsquoimportance de la deacutecision agraveprendre ne le priva pas de sommeil il entreprit cette eacutetude en lrsquoasso-ciant agrave ses occupations habituelles sans opeacuterer de choix ni de change-ments particuliers La nuit qui suivit son eacutechec agrave la Preacuteture il la passaagrave jouer Et celle au cours de laquelle il devait mourir il la passa agrave lirePerdre la vie ou une charge publique lui eacutetait tout aussi indiffeacuterent

1Le Pheacutedon

Chapitre 29

Sur le courage

1 Agrave lrsquoexpeacuterience je constate une grande diffeacuterence entre les eacutelanset les deacutebordements de lrsquoacircme et une attitude faite de reacutesolution et deconstance Je vois bien qursquoil nrsquoy a rien que nous ne puissions faire etmecircme surpasser la diviniteacute comme lrsquoa dit quelqursquoun2 car parvenir agravela maicirctrise de soi et associer agrave la faiblesse de lrsquohomme la deacutetermina-tion et la certitude de Dieu crsquoest quelque chose de plus que drsquoecirctre ainsisimplement du fait de sa nature originelle Mais cela ne se produit quepar agrave-coups Dans les vies des heacuteros du temps passeacute il y a quelquefoisdes traits miraculeux et qui semblent surpasser de loin nos capaci-teacutes naturelles mais en veacuteriteacute ce ne sont que des signes brefs et il estdifficile de croire qursquoagrave force drsquoimpreacutegner et nourrir lrsquoacircme drsquoattitudesaussi eacuteleveacutees elles finiront par lui sembler ordinaires et naturellesIl nous arrive agrave nous-mecircmes qui ne sommes pourtant que des avor-tons drsquoeacutelancer parfois notre acircme bien au-delagrave de son eacutetat ordinaireMais crsquoest une sorte de passion qui la pousse et lrsquoagite qui lrsquoemporteen quelque sorte hors drsquoelle-mecircme car une fois ces tourbillons fran-chis nous voyons qursquoelle se relacircche et se deacutetend naturellement drsquoelle-mecircme sinon complegravetement du moins jusqursquoagrave ne plus ecirctre la mecircmeDe telle sorte qursquoalors en toute occasion agrave propos drsquoun oiseau perduou de verre casseacute nous nous laissons eacutemouvoir comme un homme ducommun

2 Sauf srsquoil srsquoagit drsquoordre de modeacuteration de fermeteacute jrsquoestimeque tout est agrave la porteacutee drsquoun homme peu doueacute et plein de deacutefauts Crsquoest

2Seacutenegraveque [96] LIII

448 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

pourquoi disent les sages pour juger correctement un homme il fautprincipalement examiner ses actions courantes le surprendre dans sesactes quotidiens

3 Pyrrhon qui bacirctit sur lrsquoignorance un savoir si curieux essayacomme tous les autres philosophes veacuteritables de mettre en accord savie et sa doctrine Et parce qursquoil soutenait que la faiblesse du juge-ment humain est si extrecircme qursquoil ne peut ni prendre parti ni pencherdrsquoun cocircteacute et qursquoil voulait donc maintenir le sien en suspens et perpeacute-tuellement en balance consideacuterant toutes choses comme indiffeacuterenteson dit qursquoil se tenait toujours de la mecircme faccedilon et montrait toujoursle mecircme visage Srsquoil avait entameacute un exposeacute il allait jusqursquoau boutmecircme si celui agrave qui il srsquoadressait eacutetait parti Srsquoil voyageait il ne selaissait pas deacutevier de son chemin par quoi que ce soit et crsquoeacutetaient sesamis qui devaient lui eacuteviter de tomber dans les preacutecipices drsquoecirctre heurteacutepar des charrettes ou autres accidents Car craindre ou eacuteviter quelquechose eucirct eacuteteacute heurter ses convictions qui excluaient toute possibiliteacutede choix et de certitude Il lui arriva drsquoecirctre inciseacute et cauteacuteriseacute et demontrer alors une telle fermeteacute qursquoon ne lui vit mecircme pas ciller lesyeux

4 Crsquoest deacutejagrave quelque chose drsquoamener lrsquoacircme jusqursquoagrave ces ideacutees-lagrave crsquoest mieux drsquoy adjoindre des actes et ce nrsquoest toutefois pas im-possible Mais les associer avec une telle perseacuteveacuterance et une telleconstance au point de faire reposer son comportement ordinaire surdes positions aussi eacuteloigneacutees de lrsquousage commun voilagrave qui sembleassez incroyable Et voilagrave pourquoi quand on le rencontra chez luien train de se quereller vertement avec sa sœur et qursquoon lui repro-cha alors de faillir en cela agrave son principe drsquoindiffeacuterence il reacutepondit laquo Quoi Faudrait-il aussi que cette bonne femme serve de teacutemoignagepour mes principes raquo Et une autre fois comme on lrsquoavait vu se deacute-fendre contre un chien laquo Il est tregraves difficile de se deacutepouiller totalementde lrsquohomme qui est en soi il faut srsquoefforcer de combattre les chosesdrsquoabord par des actes mais aussi par la raison et les arguments raquo

5 Il y a environ sept ou huit ans agrave deux lieues drsquoici habitaitun villageois qui est toujours en vie et qui en avait par-dessus la tecirctede la jalousie de sa femme Un jour qursquoil revenait du travail et quesa femme lrsquoaccueillait avec ses criailleries coutumiegraveres il entra dansune telle fureur qursquoil se moissonna sur le champ avec la serpe qursquoiltenait encore dans les mains les parties qui la mettaient dans cet eacutetat etles lui jeta au nez On raconte aussi qursquoun jeune gentilhomme de cheznous amoureux et gaillard ayant reacuteussi agrave attendrir le cœur drsquoune belle

Chapitre 29 ndash Sur le courage 449

maicirctresse agrave force de perseacuteveacuterance et deacutesespeacutereacute de se trouver mou etdeacutefaillant au moment de lrsquoattaque puisque

Chose indigne drsquoun hommeSon membre nrsquoexhibait qursquoune tecircte seacutenile1

revint chez lui srsquoen seacutepara et envoya cette sanglante victime pourlrsquoexpiation de son offense Si crsquoeucirct eacuteteacute par reacuteflexion et par religioncomme chez les precirctres de Cybegravele que ne dirions-nous pas drsquoune sinoble action

6 Il y a quelques jours agrave Bergerac agrave cinq lieues de chez moi enremontant la Dordogne une femme qui avait eacuteteacute tourmenteacutee et battuela veille au soir par son mari chagrin et deacutesagreacuteable de nature deacutecidadrsquoeacutechapper agrave ses mauvais traitements au prix de sa vie srsquoeacutetant alorsentretenue agrave son lever comme de coutume avec ses voisines elle leurglissa quelques mots de recommandation pour ses affaires prit une deses sœurs par la main lrsquoemmena avec elle au pont et apregraves avoir priscongeacute drsquoelle se preacutecipita dans la riviegravere ougrave elle se noya Ce qursquoil y ade plus agrave noter dans ce cas crsquoest qursquoelle avait passeacute la nuit entiegravere agravemettre au point son projet

7 Crsquoest bien autre chose avec les femmes des Indes selon lacoutume de ce pays les hommes ont plusieurs femmes et celle qui estla favorite doit se tuer apregraves la mort de son mari pour chacune de cesfemmes le but de toute une vie est de gagner cet avantage sur ses com-pagnes et les bons offices qursquoelles rendent agrave leur mari ne visent pasdrsquoautre reacutecompense que celle drsquoecirctre la preacutefeacutereacutee pour lrsquoaccompagnerdans la mort

Degraves que la torche tombe sur le lit funegravebre Properce [80]III xiii 17Voilagrave la foule pieuse des eacutepouses

Et commence la lutte pour savoir qui vivanteSuivra lrsquoeacutepoux crsquoest une honte de nrsquoecirctre pas choisieCelles qui lrsquoemportent offrent leur sein aux flammesEt collent leurs legravevres brucirclantes sur celles de leur eacutepoux

8 De nos jours quelqursquoun a eacutecrit avoir vu encore en usagechez ces peuples orientaux la coutume qui veut que ce ne soient passeulement les femmes qui srsquoenterrent apregraves leurs maris mais aussiles esclaves favorites de ces derniers Et cela se passe ainsi le mari

1Tibulle De inertia Inguinis citeacute dans Priapea [3] lxxxii 4

450 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

eacutetant treacutepasseacute la veuve peut si elle le veut (mais bien peu le veulent)demander deux ou trois mois de deacutelai pour mettre en ordre ses affairesLe jour venu elle monte agrave cheval pareacutee comme pour des noces etdit gaiement qursquoelle srsquoen va dormir avec son eacutepoux tenant dans lamain gauche un miroir dans lrsquoautre une flegraveche Srsquoeacutetant ainsi promeneacuteeen grande pompe accompagneacutee de ses amis de ses parents et drsquounegrande foule en fecircte elle arrive bientocirct agrave lrsquoendroit public destineacute agrave detels spectacles

9 Crsquoest une grande place au milieu de laquelle il y a une fossepleine de bois et tout pregraves drsquoelle un endroit sureacuteleveacute auquel on accegravedepar quatre ou cinq marches sur lequel elle est conduite et ougrave on luisert un magnifique repas Apregraves quoi elle se met agrave chanter et agrave danseret ordonne quand elle le veut qursquoon allume le feu Alors elle descendet prenant par la main le plus proche des parents de son mari ils vontensemble agrave la riviegravere voisine ougrave elle se met toute nue distribuant sesbijoux et ses vecirctements agrave ses amis avant de se plonger dans lrsquoeaucomme pour se laver de ses peacutecheacutes Sortant de lagrave elle srsquoenveloppe drsquoundrap jaune de quatorze brasses de long et donnant de nouveau la mainagrave ce parent de son mari elle srsquoen revient sur le terre-plein drsquoougrave ellesrsquoadresse au peuple et lui recommande ses enfants si elle en a Entrela fosse et le terre-plein on tire souvent un rideau pour dissimuler agravela vue cette fournaise ardente mais certaines srsquoy opposent pour fairemontre de plus de courage Quand elle a fini de parler une femmelui preacutesente un vase plein drsquohuile dont elle srsquoenduit la tecircte et le corpsqursquoelle jette ensuite dans le feu et aussitocirct srsquoy preacutecipite elle-mecircmeAlors le peuple jette sur elle quantiteacute de bucircches pour lui eacuteviter unemort trop lente et sa joie se change en deuil et en tristesse

10 Quand il srsquoagit de personnes de moindre importance le corpsdu mort est porteacute agrave lrsquoendroit ougrave on veut lrsquoenterrer et lagrave il est mis sur sonseacuteant la veuve agrave genoux devant lui le tenant eacutetroitement embrasseacute etelle se tient lagrave pendant que lrsquoon construit autour drsquoeux un mur jus-qursquoau niveau des eacutepaules de la femme agrave ce moment-lagrave quelqursquoun dessiens lui prenant la tecircte par derriegravere lrsquoeacutetrangle Et quand elle a rendulrsquoesprit on eacutelegraveve le mur et on le clocirct ils y demeureront ensevelis

11 Dans le mecircme pays il y avait quelque chose de semblablechez leurs laquo gymnosophistes1 raquo ce nrsquoeacutetait ni sous la contrainte drsquoau-trui ni sous le coup drsquoune humeur soudaine mais par une exacte ob-servation de leurs regravegles qursquoils proceacutedaient ainsi quand ils arrivaient agrave

1Philosophes ainsi nommeacutes parce qursquoils vivaient agrave peu pregraves nus ils menaient unevie drsquoascegravetes

Chapitre 29 ndash Sur le courage 451

un certain acircge ou qursquoils se voyaient menaceacutes par quelque maladie ilsse faisaient dresser un bucirccher avec au-dessus un lit bien pareacute apregravesavoir fecircteacute joyeusement leurs amis et connaissances ils se mettaientdans ce lit avec une telle deacutetermination que quand le feu y eacutetait mison ne les voyait remuer ni les pieds ni les mains Crsquoest ainsi que mou-rut lrsquoun drsquoeux Calanus en preacutesence de toute lrsquoarmeacutee drsquoAlexandreAjoutons que parmi eux seul eacutetait digne drsquoestime saint et bienheu-reux celui qui srsquoeacutetait tueacute ainsi rendant son acircme purgeacutee et purifieacutee parle feu qui avait brucircleacute en lui tout ce qursquoil y avait de mortel et de ter-restre Une constante preacutemeacuteditation de la mort la vie durant crsquoest cequi permet de tels miracles

12 Parmi les autres questions qui font deacutebat srsquoest introduitecelle qui concerne le Destin et pour relier les choses agrave venir et mecircmenotre volonteacute agrave une neacutecessiteacute deacutetermineacutee et ineacutevitable on fait encoreappel agrave lrsquoargument du temps passeacute laquo puisque Dieu preacutevoit la faccedilondont toutes les choses vont se produire comme sans doute il le fait ilfaut donc bien qursquoelles se produisent ainsi raquo Agrave quoi nos theacuteologiensreacutepondent que le fait de voir que quelque chose se produit commenous le faisons (et Dieu lui-mecircme aussi car tout eacutetant dans le preacutesentpour lui il voit plutocirct qursquoil ne preacutevoit) ce nrsquoest pas la forcer agrave se pro-duire Nous voyons parce que les choses arrivent les choses nrsquoarriventpas parce que nous les voyons Lrsquoeacuteveacutenement produit la connaissancela connaissance ne produit pas lrsquoeacuteveacutenement Ce que nous voyons seproduire se produit mais cela pouvait se produire autrement Dans leregistre des causes des eacuteveacutenements qursquoil a dans sa prescience Dieu aaussi celles qursquoon appelle laquo fortuites raquo et les causes laquo volontaires raquoqui deacutependent elles du libre arbitre qursquoil nous a donneacute Et il sait quenous faillirons parce que nous aurons voulu faillir

13 Pour moi jrsquoai vu suffisamment de gens encourager leurstroupes avec cette neacutecessiteacute fatale En effet si laquo notre heure raquo est fixeacuteeagrave un moment deacutetermineacute ni les arquebusades de lrsquoennemi ni notre har-diesse ni notre fuite et notre peur ne peuvent lrsquoavancer ou la retarderVoilagrave qui est facile agrave dire ndash mais qui donc en tiendra compte Et srsquoilest vrai qursquoune croyance forte et vive entraicircne agrave sa suite des actionsde mecircme nature alors il faut que cette foi dont nous avons tellementplein la bouche soit aujourdrsquohui bien superficielle ndash agrave moins que le

452 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

meacutepris qursquoelle affiche envers les laquo œuvres1 raquo la conduise agrave deacutedaignerleur compagnie

14 Toujours est-il qursquoagrave ce sujet le sire de Joinville teacutemoindigne de foi autant que tout autre raconte ceci les Beacutedouins peuplelieacute aux Sarrasins et auquel le roi saint Louis eut affaire en Terre Saintecroyaient si fermement drsquoapregraves leur religion que les jours de chaqueindividu eacutetaient compteacutes et deacutetermineacutes agrave lrsquoavance de toute eacuteterniteacuteselon une preacutedestination ineacutevitable qursquoils allaient agrave la guerre sansarmure avec seulement une eacutepeacutee agrave la turque et couverts drsquoun lingeblanc

15 Crsquoest encore une preuve de ce genre que donnegraverent deuxreligieux de Florence du temps de nos aiumleux Etant en deacutesaccord surquelque point de dogme ils se mirent drsquoaccord pour entrer tous deuxdans le feu en preacutesence du peuple et sur la place publique pour quechacun puisse ainsi faire la preuve de la veacuteriteacute de son point de vue Lespreacuteparatifs eacutetaient deacutejagrave faits et la chose sur le point de se faire quandun eacuteveacutenement impreacutevu est venu lrsquointerrompre

16 Un jeune noble turc avait accompli en personne un remar-quable fait drsquoarmes devant les deux armeacutees de Mourad II et de JeanHumiade2 sur le point de srsquoaffronter Comme Mourad lui demandaitqui malgreacute sa jeunesse et son inexpeacuterience avait pu lui communiquerun courage aussi remarquable il reacutepondit qursquoil avait eu pour princi-pal preacutecepteur un liegravevre laquo Un jour que jrsquoeacutetais agrave la chasse dit-il jetrouvai un liegravevre au gicircte et bien que je fusse accompagneacute de deux ex-cellents leacutevriers il me sembla que pour ne pas le rater le mieux eacutetaitencore drsquoemployer mon arc car il mrsquooffrait une bien belle cible Jecommenccedilai agrave deacutecocher mes flegraveches et ainsi jusqursquoagrave quarante que pou-vait contenir mon carquois sans le tuer et sans mecircme lrsquoeacuteveiller Apregravesquoi je lacircchai contre lui mes leacutevriers qui ne firent pas mieux Je com-pris alors qursquoil avait eacuteteacute proteacutegeacute par sa destineacutee et que les flegraveches et leseacutepeacutees nrsquoont drsquoeffet qursquoavec la permission de la fataliteacute qui est attacheacuteeagrave nous et que nous nrsquoavons pas le pouvoir de reculer ni drsquoavancer raquoCe reacutecit doit servir agrave nous montrer en passant agrave quel point notre raisonpeut ecirctre infleacutechie par toutes sortes de choses

1Lrsquoopposition des catholiques et des protestants reposait notamment sur la valeur agraveaccorder aux laquo œuvres raquo et agrave la laquo foi raquo les premiers accordant une grande importanceaux laquo œuvres raquo les seconds voulant que la laquo foi raquo en soit indeacutependante

2Mourad II sultan des Turcs de 1421 agrave 1451 le roi de Hongrie Ladislas et le voiumlvodede Transylvanie tentegraverent en vain de lrsquoarrecircter dans ses conquecirctes Crsquoest le roi drsquoAlbanieHyskanderr qui y mit fin

Chapitre 29 ndash Sur le courage 453

17 Un personnage grand par le nombre de ses ans sa renom-meacutee sa digniteacute et son savoir mrsquoa raconteacute comment il avait eacuteteacute ameneacuteagrave un changement tregraves important de sa foi par une incitation exteacuterieuretellement bizarre et tellement peu convaincante drsquoailleurs que je latrouvai pour ma part plus propre agrave convaincre du contraire Il lrsquoappe-lait laquo miracle raquo ndash et moi aussi mais dans un sens tout diffeacuterent

18 Les historiens des Turcs racontent que ceux-ci sont tellementpersuadeacutes de la fatale et intangible preacutedeacutetermination de leurs jours quecela contribue apparemment agrave leur donner cette assurance qursquoils ontdevant le danger Et je connais un grand prince1 qui en fait son profitavec bonheur soit qursquoil en soit persuadeacute soit qursquoil srsquoen serve commeexcuse pour prendre des risques extrecircmes Et pourvu que le destin nese lasse pas trop tocirct de lrsquoeacutepauler

19 Pour autant qursquoon srsquoen souvienne il nrsquoy eut jamais acte dereacutesolution plus admirable que celui des deux hommes qui conspiregraverentla mort du prince drsquoOrange Il est eacutetonnant de voir comment on a puenflammer le second jusqursquoagrave exeacutecuter une entreprise qui srsquoeacutetait aveacutereacuteesi malheureuse pour son compagnon qui y avait pourtant apporteacute tousses soins Etonnant de le voir suivre sa trace avec les mecircmes armes etsrsquoattaquer agrave un seigneur si reacutecemment et si bien mis en garde proteacutegeacutepar une foule drsquoamis et sa force physique dans sa grande salle aumilieu de ses gardes dans une ville toute agrave sa deacutevotion Certes il yemploya une main reacutesolument deacutetermineacutee et un courage mucirc par unegrande passion Un poignard est plus sucircr pour frapper mais commeil neacutecessite plus de mouvement et de vigueur du bras qursquoun pistoletson coup risque plus de se trouver deacutevieacute ou gecircneacute Que cet homme aitcouru agrave une mort certaine je nrsquoen doute guegravere car les espoirs dont onaurait pu le bercer ne pouvaient trouver place dans un esprit lucide Etla maniegravere dont il se comporta montre qursquoil ne manquait ni de luciditeacuteni de courage Les motifs drsquoune conviction aussi forte peuvent ecirctre fortdivers car notre imagination fait drsquoelle et de nous ce qui lui plaicirct

20 Lrsquoexeacutecution qui eut lieu pregraves drsquoOrleacuteans2 fut tregraves diffeacuterente elle fut plus le fait du hasard que de la force Le coup nrsquoeucirct pas en-traicircneacute la mort si le destin ne lrsquoeucirct voulu Tirer depuis un cheval deloin sur quelqursquoun que les mouvements du sien agitent fut lrsquoentre-prise drsquoun homme qui aimait mieux rater sa cible que rater sa fuite Cequi srsquoensuivit le montra Car il srsquoexcita et srsquoenivra agrave la penseacutee drsquoac-

1Henri de Navarre futur Henri IV probablement2Lrsquoassasinat de Franccedilois de Guise par le protestant Poltrot de Meacutereacute pendant le siegravege

drsquoOrleacuteans en 1563 Cf Brantocircme Meacutemoires IV

454 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

complir une action aussi grave tellement qursquoil en perdit entiegraverementle sens et ne sut ni diriger sa fuite ni sa langue quand on lrsquointerrogeaIl lui eucirct suffi de rejoindre ses amis en traversant une riviegravere Crsquoestun expeacutedient que jrsquoai moi-mecircme utiliseacute dans des circonstances moinsgraves et que jrsquoestime peu hasardeux pourvu que votre cheval puissefacilement entrer dans lrsquoeau et que vous ayez preacutevu sur lrsquoautre rive unbord commode en fonction du courant Mais cet autre1 quand on luiprononccedila la sentence deacuteclara laquo Jrsquoy eacutetais preacutepareacute Je vous eacutetonneraipar mon endurance raquo

21 Les Assassins2 peuple qui se rattache aux Pheacuteniciens sontconsideacutereacutes chez les musulmans comme ayant une suprecircme deacutevotionet pureteacute de mœurs Ils pensent que le plus court chemin pour meacuteriterle paradis consiste agrave tuer quelqursquoun drsquoune religion contraire agrave la leurCrsquoest la raison pour laquelle on les a souvent vus srsquoen prendre agrave un ouagrave deux en pourpoint agrave des adversaires puissants au prix drsquoune mortcertaine et sans se soucier aucunement du danger encouru Ainsi futassassineacute (ce mot nous vient de leur nom) notre comte Raimond deTripoli au beau milieu de sa ville3 pendant nos expeacuteditions en TerreSainte de mecircme que Conrad marquis de Montferrat Et les meurtriersque lrsquoon conduisait au supplice eacutetaient tout bouffis drsquoorgueil fiers dece qursquoils consideacuteraient comme un chef-drsquoœuvre

1Selon Jean Plattard [54] il srsquoagit en effet drsquoun deacutenommeacute Balthasar Geacuterard Mon-taigne opposerait ses paroles fermes agrave la conduite et aux paroles fuyantes du premierMais le texte est tregraves elliptique

2Nom donneacute en effet aux membres drsquoune secte musulmane apparue en Perse auXIe siegravecle Selon le dictionnaire Petit Robert notre mot laquo assassin raquo actuel serait unemprunt agrave lrsquoargot assasin pluriel de assas laquo gardien raquo plutocirct qursquoagrave un deacuteriveacute de hasislaquo haschich raquo

3Seule lrsquoeacutedition de 1595 comporte ce qui suit

Chapitre 30

Sur un enfant monstrueux

1 Ce reacutecit sera tregraves simple je laisse aux meacutedecins le soin de dis-courir sur la question2 Je vis avant-hier3 un enfant que deux hommeset une nourrice qui se disaient ecirctre le pegravere lrsquooncle et la tante pro-menaient pour le montrer et en tirer quelques sous agrave cause de soneacutetrangeteacute Il eacutetait drsquoune forme ordinaire se tenait sur ses pieds mar-chait et gazouillait agrave peu pregraves comme les autres enfants de son acircgeIl nrsquoavait pas encore voulu se nourrir autrement qursquoen teacutetant sa nour-rice et ce qursquoon essaya devant moi de lui mettre dans la bouche ille macircchait un peu et le rendait sans lrsquoavaler Ses cris semblaient bienavoir quelque chose de particulier Il eacutetait acircgeacute de quatorze mois toutjuste Au-dessous des teacutetins il eacutetait attacheacute et colleacute agrave un autre enfantsans tecircte dont le canal meacutedullaire de la colonne verteacutebrale eacutetait bou-cheacute et le reste intact si lrsquoun de ses bras eacutetait plus court crsquoest qursquoillui avait eacuteteacute briseacute par accident agrave la naissance Ils eacutetaient accoleacutes faceagrave face comme si un enfant plus petit voulait en embrasser un autreplus grand4 La reacutegion par laquelle ils eacutetaient attacheacutes nrsquoeacutetait que dequatre doigts environ de sorte que si on retournait lrsquoenfant incomplet

2Ambroise Pareacute a en effet parleacute des monstres dans ses ouvrages Il y voit laquo le plussouvent [des] signes de quelque malheur advenir raquo Agrave la diffeacuterence de Montaigne quiconsidegravere que tout monstre peut avoir une explication naturelle mecircme si nous ne latrouvons pas du fait de lrsquoinsuffisance de notre raison ou de notre expeacuterience

3On pense (P Villey [55] II p 712 notamment) que cet essai se place aux alentoursde 1578

4Crsquoest ce que lrsquoon appelle depuis le XIXe siegravecle des laquo fregraveres siamois raquo neacutes en 1808au Siam deux fregraveres ainsi attacheacutes mais avec deux tecirctes avaient eacuteteacute promeneacutes dans lemonde avant de se fixer aux Etats-Unis Ils sont morts agrave quelques heures drsquointervalle

456 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

on pouvait voir en dessous le nombril de lrsquoautre la suture se situaitentre les teacutetins et le nombril On ne pouvait voir ce dernier sur lrsquoenfantincomplet mais on voyait bien tout le reste de son ventre Ainsi ce quinrsquoeacutetait pas attacheacute comme les bras le fessier les cuisses et les jambesde cet enfant incomplet demeurait pendant et ballottant sur lrsquoautre etlui descendait jusqursquoagrave mi-jambe La nourrice nous a dit aussi qursquoil uri-nait par les deux endroits et les membres du deuxiegraveme eacutetaient nourriset vivants et dans le mecircme eacutetat que ceux du premier sauf qursquoils eacutetaientplus courts et plus menus

2 Ce double corps et ces membres diffeacuterents se raccordant agraveune seule tecircte pourraient bien constituer pour le roi un preacutesage favo-rable montrant qursquoil maintiendra sous sa loi lrsquounion des diverses piegraveceset parties de notre eacutetat Mais de peur que les eacuteveacutenements ne viennentle deacutementir mieux vaut le laisser faire drsquoabord1 car il nrsquoy a rien demieux que de deviner les choses deacutejagrave faites laquo quand les choses ontCiceacuteron [15] II

31 eu lieu on leur trouve quelque interpreacutetation qui veacuterifie ce qui eacutetaitpreacutevu raquo De la mecircme faccedilon on disait drsquoEpimeacutenide qursquoil laquo devinait agravereculons raquo

3 Je viens de voir dans le Meacutedoc un pacirctre de trente ans environqui ne preacutesente pas de parties geacutenitales il a seulement trois trous parougrave srsquoeacutecoule sans cesse de lrsquoeau mais il a de la barbe eacuteprouve desdeacutesirs et recherche le contact des femmes

4 Ce que nous appelons des laquo monstres raquo ne le sont pas pourDieu qui voit dans lrsquoimmensiteacute de son œuvre lrsquoinfiniteacute des formesqursquoil y a comprises Et on peut bien croire que cette forme qui nouseacutetonne a quelque chose agrave voir avec une autre appartenant au mecircmegenre inconnue de lrsquohomme De sa parfaite sagesse ne peut rien ve-nir que de bon de normal et de reacutegulier Mais nous nrsquoen voyons pasles rapports et les relations laquo Ce que lrsquohomme voit freacutequemment neCiceacuteron [15] II

27 lrsquoeacutetonne pas mecircme si la cause lui en est inconnue Mais devant quelquechose qursquoil nrsquoa jamais vu il pense agrave un prodige raquo Nous appelonslaquo contre nature raquo ce qui va contre nos habitudes et pourtant riennrsquoexiste qui ne soit selon la nature quoi que cela puisse ecirctre Que cetteraison universelle et naturelle chasse de nous lrsquoerreur et lrsquoeacutetonnementque la nouveauteacute nous apporte

1Montaigne se moque du rocircle laquo annonciateur raquo attribueacute agrave son eacutepoque aux monstres(cf supra note 1)

Chapitre 31

Sur la colegravere

1 Plutarque est toujours admirable mais particuliegraverement quandil se fait juge des actions humaines On peut voir les belles chosesqursquoil dit dans sa comparaison de Lycurgue et de Numa agrave propos dela grande leacutegegravereteacute dont nous faisons preuve en laissant les enfants agrave lacharge et agrave la responsabiliteacute de leurs parents La plupart de nos Eacutetatscomme le dit Aristote laissent agrave chacun agrave la faccedilon des Cyclopes ladirection de ses femmes et de ses enfants selon ses ideacutees et sa fantaisieEt il nrsquoy a guegravere que Laceacutedeacutemone et la Cregravete pour avoir leacutegifeacutereacute surla faccedilon drsquoeacuteduquer les enfants Qui ne voit pourtant que dans un Eacutetattout deacutepend de la faccedilon dont on les eacutelegraveve et les eacuteduque Et malgreacutecela sans aucun discernement on laisse cette tacircche agrave la discreacutetion desparents aussi sots et meacutechants soient-ils

2 Combien de fois lrsquoenvie mrsquoa-t-elle pris en passant dans larue de monter un stratagegraveme pour venger des garccedilonnets que je voyaiseacutecorcher cogner et meurtrir par quelque pegravere ou megravere furieux et mishors de lui par la colegravere

On leur voit sortir le feu et la rage par les yeux Juveacutenal [41]VI vv647-649

Enflammeacutes par la rage ils sont emporteacutesComme les rochers qui deacutetacheacutes soudain du sommetRoulent vers le bas sur la pente

(Et si lrsquoon en croit Hippocrate les plus dangereuses maladies sontcelles qui deacutefigurent les gens) Ils ont une voix tranchante et toni-truante et srsquoen prennent souvent agrave des ecirctres qui ne font que sortir de

458 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

nourrice et qui sont estropieacutes et abrutis de coups Et notre justice srsquoenmoque Comme si ces dislocations et arrachements ne concernaientpas des membres de notre socieacuteteacute

La patrie et le peuple te sont reconnaissants de leur avoir donneacuteJuveacutenal [41]XIV 70 Un citoyen pourvu que tu le rendes apte agrave servir aux champs

Dans la pratique des arts de la guerre ou de la paix

3 Il nrsquoest pas de passion qui eacutebranle autant la sinceacuteriteacute des juge-ments que la colegravere Personne ne douterait qursquoil faille punir de mort lejuge qui aurait condamneacute un criminel sous le coup de la colegravere Alorspourquoi est-il permis aux parents et aux maicirctres drsquoeacutecole quand ilssont en colegravere de fouetter et de chacirctier les enfants Ce nrsquoest plus unelaquo correction raquo crsquoest une vengeance Le chacirctiment est une sorte de meacute-dicament pour les enfants mais supporterions-nous un meacutedecin irriteacuteet courrouceacute contre son patient

4 Nous-mecircmes pour bien faire nous ne devrions jamais por-ter la main sur nos serviteurs tant que nous sommes en colegravere Aussilongtemps que nous sentons battre notre pouls et que lrsquoeacutemotion nouseacutetreint remettons cela agrave plus tard les choses nous apparaicirctront sousun jour bien diffeacuterent quand nous serons calmeacutes et de sang-froid Car agravece moment crsquoest la passion qui commande crsquoest la passion qui parleen nous ce nrsquoest pas nous Au travers drsquoelle les fautes nous appa-raissent plus grandes comme les corps agrave travers un brouillard Celuiqui a faim prend des aliments mais celui qui veut se servir du chacirc-timent ne doit en avoir ni faim ni soif Drsquoailleurs les chacirctiments quise font avec pondeacuteration et discernement sont bien mieux accepteacutes etavec plus drsquoeffet par celui qui les subit A lrsquoinverse il ne pense pasavoir eacuteteacute justement condamneacute quand il lrsquoa eacuteteacute par un homme en colegravereet furieux il allegravegue pour se justifier le comportement extravagantde son maicirctre son visage enflammeacute les promesses inhabituelles sonagitation et sa preacutecipitation incontrocircleacutees

Son visage est tumeacutefieacute par la colegravereJuveacutenal [41]XIV 70 Ses veines gonfleacutees de sang noir

Ses yeux eacutetincellent drsquoun feu plus ardentQue celui de la Gorgone

5 Sueacutetone raconte que ce qui servit le plus la cause de CaiusRabirius1 aupregraves du peuple auquel il avait fait appel pour le deacutefendre

1Sur lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit laquo Lucius Saturninus raquo Lrsquoeacutedition de 1595 acorrigeacute en laquo Caius Rabrinus raquo et agrave juste titre preacutecise A Lanly ([58] t 2 p 370 note 11)

Chapitre 31 ndash Sur la colegravere 459

quand il fut accuseacute par Ceacutesar ce furent lrsquoanimositeacute et la dureteacute aveclesquelles Ceacutesar avait formuleacute cette accusation

6 Dire et faire sont deux choses diffeacuterentes il faut consideacutererdrsquoun cocircteacute le sermon de lrsquoautre le precirccheur Ils ont eu beau faire ceuxqui agrave notre eacutepoque ont essayeacute de contester la veacuteriteacute de notre Eglise enutilisant les vices de ses ministres ses preuves viennent drsquoailleurs etcrsquoest lagrave une piegravetre faccedilon drsquoargumenter qui ne fait que semer la confu-sion Un homme de bonne moraliteacute peut avoir des opinions fausses un homme peu recommandable peut precirccher la veacuteriteacute et mecircme srsquoilnrsquoy croit pas Crsquoest certainement une belle harmonie quand le faireet le dire vont ensemble et je ne peux nier que les paroles ont plusdrsquoautoriteacute et sont plus efficaces quand elles sont suivies par des actesComme le disait Eudamidas entendant un philosophe discourir sur laguerre laquo Ces propos sont beaux mais on ne peut croire celui qui Plutarque [78]

Dicts desLaceacuted f˚ 216F

les prononce car ses oreilles ne sont pas habitueacutees au son de la trom-pette raquo De mecircme pour Cleacuteomegravene qui entendant un rheacutetoricien tenirune harangue pour glorifier la vaillance se mit agrave rire Et comme lrsquoautreen eacutetait scandaliseacute il lui dit laquo Jrsquoen ferais de mecircme si crsquoeacutetait une hi- Plutarque [78]

Dicts desLaceacuted f˚ 218C-D

rondelle qui avait parleacute mais si crsquoeacutetait un aigle je lrsquoaurais volontierseacutecouteacute raquo

7 Il me semble apercevoir dans les eacutecrits des Anciens quecelui qui dit ce qursquoil pense le fait avec bien plus de force que celuiqui prend la pose Ecoutez Ciceacuteron parler de lrsquoamour de la liberteacute eteacutecoutez Brutus en parler ce que ce dernier a eacutecrit a une reacutesonancequi nous montre qursquoil eacutetait homme agrave la payer du prix de sa vie Ci-ceacuteron pegravere de lrsquoeacuteloquence traite du meacutepris de la mort Seacutenegraveque entraite aussi le premier traicircne languissant et vous sentez bien qursquoilveut vous convaincre de choses dont il nrsquoest pas convaincu lui-mecircmeLrsquoautre vous anime et vous enflamme Je ne lis jamais un auteur etsurtout ceux qui traitent des vertus et des actes sans chercher avecune certaine curiositeacute agrave savoir qui il a eacuteteacute

8 Les Eacutephores agrave Sparte voyant qursquoun homme aux mœurs dis-solues allait donner au peuple un avis utile lui ordonnegraverent de se taireet priegraverent un honnecircte homme de srsquoen attribuer lrsquoideacutee et de donner cetavis agrave sa place1

puisque laquo Lucius Sabrinus eacutetait mort en 100 av J-C Il srsquoagit bien ici de Caius Rabiriusqui agrave lrsquoinstigation de Ceacutesar avait eacuteteacute accuseacute du meurtre de L Apuleus Saturninus raquo

1Cet ajout de 1588 ne se rattache pas au paragraphe preacuteceacutedent mais plutocirct on levoit agrave lrsquoideacutee exprimeacutee quelques lignes plus haut crsquoest pourquoi jrsquoai supprimeacute le laquo fauxraccord raquo constitueacute par le mot laquo car raquo

460 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

9 Plutarque se reacutevegravele bien dans ses eacutecrits si on les savourecomme il faut et je pense donc le connaicirctre jusqursquoau fond de lrsquoacircmeJe voudrais pourtant que nous eussions quelques traces concernant savie et si je fais maintenant cette digression crsquoest pour dire combien jesais greacute agrave Aulu-Gelle de nous avoir laisseacute par eacutecrit ce reacutecit concernantAulu-Gelle [8]

I 26 ses mœurs et qui a tout de mecircme trait agrave mon sujet qui est la colegravereUn de ses esclaves homme mauvais et vicieux mais dont les oreillesavaient eacuteteacute remplies de philosophie avait commis une faute Plutarqueayant commandeacute qursquoon le ficirct deacutevecirctir et fouetter il commenccedila par pro-tester qursquoil nrsquoavait rien fait et que crsquoeacutetait injuste Mais il se mit ensuiteagrave crier et agrave injurier son maicirctre agrave bon escient lui reprochant de ne pasecirctre philosophe comme il le preacutetendait parce qursquoil lui avait souvententendu dire qursquoil eacutetait laid de se mettre en colegravere qursquoil avait mecircmeeacutecrit un livre lagrave dessus et que maintenant en proie agrave la colegravere il lefaisait battre ce qui deacutementait entiegraverement ses eacutecrits A cela Plutarquereacutepondit tregraves calmement et tregraves froidement laquo Comment peux-tu ju-ger rustre que tu es que je sois courrouceacute Mon visage ma voixmon teint mes paroles te donnent-ils une preuve quelconque du faitque je sois hors de moi Je ne pense pas avoir les yeux exorbiteacutes nile visage crispeacute Je ne pousse pas de cris effroyables Est-ce que jerougis Est-ce que jrsquoeacutecume Est-ce que je laisse eacutechapper des chosesdont je pourrais avoir agrave me repentir Est-ce que je tressaute est-ce queje freacutemis de courroux Car ce sont lagrave je dois te le dire les veacuteritablessignes de la colegravere raquo Et srsquoadressant alors agrave celui qui maniait le fouet laquo Continuez votre besogne pendant que nous discutons lui et moi raquodit il Voilagrave lrsquohistoire

10 Archytas le Tarentin revenant drsquoune guerre dans laquelle ilavait servi comme capitaine-geacuteneacuteral trouva sa maison bien en deacutesordreet ses terres en friche agrave cause de la mauvaise gestion de son intendantLrsquoayant fait appeler il lui dit laquo Va-trsquoen Si je nrsquoeacutetais pas en colegravereje trsquoaurais eacutetrilleacute de belle faccedilon raquo Platon de mecircme srsquoeacutetant emporteacutecontre un de ses esclaves confia agrave Speusippe le soin de le punir srsquoex-cusant de ne pouvoir le faire lui-mecircme parce qursquoil eacutetait en colegravere Et leLaceacutedeacutemonien Charillus dit agrave un Ilote1 qui se comportait de faccedilon tropinsolente et trop impudente envers lui laquo Par les dieux Si je nrsquoeacutetaisPlutarque [78]

xiv f˚ 6 D pas courrouceacute je te ferais mourir sur le champ raquo11 La colegravere est une passion qui se plaicirct en elle-mecircme qui se

flatte elle-mecircme Que de fois nous eacutetant eacutechauffeacutes pour de mauvaisesraisons si lrsquoon vient nous preacutesenter quelque solide deacutefense ou excuse

1Nom donneacute aux esclaves de Sparte

Chapitre 31 ndash Sur la colegravere 461

nous sommes-nous irriteacutes contre la veacuteriteacute elle-mecircme et contre lrsquoinno-cence Jrsquoai retenu agrave ce propos un merveilleux exemple tireacute de lrsquoAn-tiquiteacute Pison personnage par ailleurs reacuteputeacute pour sa vertu srsquoeacutetait unjour mis en rage contre un de ses soldats Celui-ci eacutetait revenu seulde la corveacutee de fourrage et comme il nrsquoavait pu lui rendre compte delrsquoendroit ougrave se trouvait son compagnon Pison avait consideacutereacute commeaveacutereacute qursquoil lrsquoavait tueacute et lrsquoavait immeacutediatement condamneacute agrave mortComme ce soldat eacutetait deacutejagrave pregraves du gibet voilagrave qursquoarrive son com-pagnon qursquoil avait perdu Toute lrsquoarmeacutee lui fit fecircte et apregraves forces ca-resses et accolades entre les deux compagnons le bourreau conduitlrsquoun et lrsquoautre devant Pison tout le monde srsquoattendant eacutevidemmentagrave ce que ce soit pour lui-mecircme un grand plaisir Mais ce fut tout lecontraire Car sous lrsquoeffet du deacutepit et de la honte sa colegravere qui nrsquoeacutetaitpas encore retombeacutee redoubla et son emportement lui fournit sou-dain un subtil raisonnement pour faire drsquoun innocent trois coupablesqursquoil fit exeacutecuter tous les trois le premier soldat parce qursquoil avaiteacuteteacute condamneacute le second celui qui srsquoeacutetait eacutegareacute parce qursquoil eacutetait lacause de la mort de son compagnon et le troisiegraveme le bourreau pournrsquoavoir pas obeacutei aux ordres qui lui avaient eacuteteacute donneacutes

12 Ceux qui ont eu affaire agrave des femmes tecirctues peuvent avoireacuteprouveacute dans quelle rage on les jette quand on oppose agrave leur agita-tion le silence et la froideur et qursquoon ne daigne pas alimenter leurcourroux Lrsquoorateur Celius1 eacutetait drsquoune nature extrecircmement coleacutereuseComme il dicircnait en compagnie de quelqursquoun dont la conversation eacutetaitdouce et suave et qui pour ne pas le meacutecontenter prenait le parti drsquoap-prouver tout ce qursquoil disait et drsquoabonder dans son sens il ne put sup-porter que sa mauvaise humeur se trouvacirct sans aliment et lui dit laquo Contredis-moi sur quelque chose au nom des dieux Afin que nous Seacutenegraveque [95] I

16soyons deux raquo De mecircme ces femmes tecirctues ne se mettent en colegravereque pour que lrsquoon se mette en colegravere aussi contre elles en retour agravelrsquoimitation des lois de lrsquoamour Comme quelqursquoun lrsquoempecircchait de par-ler en lrsquoinjuriant vertement Phocion ne fit rien drsquoautre que se taireet laisser agrave lrsquoautre tout loisir drsquoeacutepuiser sa colegravere Cela fait il repritson propos agrave lrsquoendroit ougrave il lrsquoavait laisseacute sans faire aucune allusion agravelrsquoincident Il nrsquoest aucune reacuteplique qui soit aussi cinglante qursquoun telmeacutepris

13 Crsquoest toujours un deacutefaut que drsquoecirctre coleacutereux mais il est plusexcusable pour un militaire car dans ce meacutetier il y a certes des mo-ments ougrave lrsquoon ne saurait ecirctre autrement Je dis souvent de lrsquohomme

1Il fut lrsquoeacutelegraveve de Crassus et de Ciceacuteron et soutint ce dernier contre Catalina

462 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

le plus coleacutereux de France que crsquoest lrsquohomme le plus patient que jeconnaisse pour brider sa colegravere elle lrsquoagite avec une telle violenceune telle fureur

Quand le bois enflammeacute gronde sous le vase de bronzeVirgile [112]VII 462-466 Lrsquoeau bouillonne et lrsquoeacutecume en fureur fume et bondit

Deacuteborde et ne se retient plus Une eacutepaisse vapeur srsquoeacutelegraveve dans les airs

qursquoil lui faut cruellement se contraindre pour la modeacuterer Et quant agravemoi je ne connais pas de passion pour laquelle je puisse faire un teleffort afin de la cacher et lui reacutesister Je ne voudrais pas mettre la sa-gesse agrave un si haut prix Je ne regarde pas tant ce qursquoon fait que ce qursquoilen coucircte de ne pas faire pire

14 Quelqursquoun drsquoautre se vantait aupregraves de moi de la modeacuterationet de la douceur de sa conduite qui sont crsquoest vrai exceptionnellesJe lui ai dit que crsquoest une bonne chose notamment pour ceux quicomme lui sont des personnages eacuteminents et sur lesquels se portenttous les regards de se montrer ainsi toujours bien calme mais je luiai dit aussi que le plus important eacutetait encore de lrsquoecirctre pour soi-mecircmeagrave lrsquointeacuterieur et que ce nrsquoeacutetait pas agrave mon avis bien se conduire que dese ronger inteacuterieurement ce que je craignais qursquoil ficirct pour maintenirce masque cette apparence modeacutereacutee exteacuterieurement

15 On fait sienne la colegravere en la cachant Comme le dit Dio-gegravene agrave Deacutemosthegravene qui de peur drsquoecirctre aperccedilu dans une taverne secachait au fond laquo plus tu recules plus tu y entres raquo Je pense qursquoilvaut mieux donner un soufflet agrave son valet un peu agrave contretemps plutocirctque de brider ses tendances profondes pour donner lrsquoapparence drsquounesage contenance Et jrsquoaimerais mieux deacutecouvrir mes passions plutocirctque de les cacher agrave mes deacutepens car elles srsquoatteacutenuent en prenant lrsquoair eten se manifestant Il vaut mieux que leur pointe soit tourneacutee vers lrsquoex-teacuterieur plutocirct que de la recourber contre nous laquo Les deacutefauts apparentsSeacutenegraveque [96]

LVI sont les moins graves ils sont pernicieux quand ils se dissimulent souslrsquoapparence de la santeacute1 raquo

16 Je donne ce conseil agrave ceux de ma famille qui ont le droit et lepouvoir de se mettre en colegravere premiegraverement qursquoils lrsquoeacuteconomisent etne la gaspillent pas agrave tout bout de champ car cela en contrarie la porteacuteeet lrsquoeffet La criaillerie ordinaire et incontrocircleacutee devient une habitude etde ce fait chacun srsquoen moque Celle dont vous faites preuve contre un

1Le texte de Seacutenegraveque a eacuteteacute condenseacute par Montaigne

Chapitre 31 ndash Sur la colegravere 463

serviteur qui vous a voleacute est sans effet parce que crsquoest celle qursquoil vousa vu cent fois employer contre lui pour avoir mal rinceacute un verre oumal placeacute un escabeau Deuxiegravemement qursquoils ne srsquoirritent pas pourrien et veillent agrave ce que leur reacuteprimande parvienne bien agrave celui dont ilsont agrave se plaindre Car bien souvent ils crient avant mecircme que celui-cisoit preacutesent et continuent agrave crier un siegravecle apregraves qursquoil est parti

Lrsquoeacutegarement se retourne contre lui-mecircme Claudien [21] Iv 237

Ils srsquoen prennent agrave une ombre et soufflent cette tempecircte lagrave ougrave personnene srsquoen trouve ni chacirctieacute ni mecircme concerneacute sauf celui qui subit le tin-tamarre de leur voix ndash et qui nrsquoen peut mais Je condamne aussi ceuxqui font les braves dans leurs querelles et se facircchent sans savoir agrave quisrsquoen prendre il faut garder ces rodomontades pour les occasions ougraveelles ont une porteacutee

Ainsi quand un taureau va combattre une premiegravere fois Virgile [112]XII 103Il pousse drsquoeffroyables mugissements

Essaie ses cornes contre un arbreFlagelle lrsquoair de ses coups et preacutelude en grattant le sable

17 Quand je me mets en colegravere je le fais de la faccedilon la plusvive mais aussi le plus briegravevement et secregravetement que je le puis Jemrsquoabandonne agrave la hacircte et agrave la violence mais je nrsquoen suis pas troubleacute aupoint drsquoaller en jetant autour de moi et sans discernement toutes sortesde paroles injurieuses et cela ne mrsquoempecircche pas de placer comme ilfaut mes piques lagrave ougrave je pense qursquoelles blessent le plus ndash car je nrsquouseordinairement que du langage pour cela Mes valets srsquoen ressententmoins dans les cas graves que dans ceux qui sont beacutenins Ces derniersme prennent par surprise et le malheur fait que degraves que vous ecircteslanceacute dans ce preacutecipice ndash et peu importe ce qui vous a donneacute lrsquoimpul-sion ndash vous allez toujours jusqursquoau fond la chute deacutemarre srsquoacceacutelegraverese hacircte drsquoelle-mecircme Dans les affaires graves par contre ce qui meconsole crsquoest qursquoelles sont tellement fondeacutees que chacun srsquoattend agraveen voir naicirctre une colegravere justifieacutee je me fais gloire donc de deacutecevoirleur attente je me raidis et me preacutepare agrave reacutesister car elles mrsquoatteignentprofondeacutement et mrsquoemporteraient fort loin si je les suivais Je mrsquoengarde facilement et je suis assez fort si je mrsquoy attends pour repousserlrsquoimpulsion de cette passion quelle que soit la violence de sa causeMais agrave lrsquoinverse degraves lrsquoinstant ougrave elle parvient agrave me saisir et srsquoemparerde moi elle mrsquoemporte et cela quelle que soit la vaniteacute de sa cause

18 Je passe cette sorte de marcheacute avec ceux qui peuvent en-trer en contestation avec moi laquo Quand vous me verrez eacutechauffeacute le

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premier laissez-moi aller agrave tort ou agrave raison et jrsquoen ferai de mecircme demon cocircteacute raquo La tempecircte nrsquoest engendreacutee que par la concurrence des co-legraveres qui se nourrissent volontiers lrsquoune de lrsquoautre et ne naissent pasau mecircme instant Laissons chacune drsquoelles suivre son cours et nousserons toujours en paix Preacutecepte utile mais difficile agrave appliquer Ilmrsquoarrive parfois aussi pour le bon ordre de ma maison de faire lecourrouceacute sans que je le sois vraiment Agrave mesure que lrsquoacircge donneplus drsquoaigreur agrave mon caractegravere je mrsquoefforce de mrsquoy opposer et je fe-rai en sorte si je le puis drsquoecirctre doreacutenavant drsquoautant moins chagrin etdifficile que jrsquoaurai plus drsquoexcuse et de tendance agrave lrsquoecirctre Et je suispourtant deacutejagrave parmi ceux qui jusqursquoici lrsquoont eacuteteacute le moins

19 Encore un mot pour en terminer avec cela Aristote dit quela colegravere sert parfois drsquoarme agrave la vertu et agrave la vaillance Crsquoest tregraves vrai-semblable Et pourtant ceux qui pensent le contraire reacutepondent plai-samment que crsquoest une arme drsquoun usage nouveau car si nous agitonsen effet les autres armes celle-lagrave nous agite notre main ne la guidepas crsquoest elle qui guide notre main Elle nous tient et nous ne la tenonspas

Chapitre 32

Deacutefense de Seacutenegraveque et dePlutarque

1 La familiariteacute dans laquelle je suis avec ces personnages lrsquoaideqursquoils apportent agrave ma vieillesse et agrave mon livre qui est entiegraverementmaccedilonneacute de morceaux que je leur emprunte me conduisent agrave deacutefendreleur cause

2 A propos de Seacutenegraveque je dirai ceci parmi le million2 de pe-tits livres que ceux de la Religion preacutetendument reacuteformeacutee font circulerpour deacutefendre leur cause qui sortent parfois de bonnes mains qursquoonaimerait voir employeacutees agrave de meilleurs sujets jrsquoen ai vu autrefois unqui pour deacutevelopper et renforcer la similitude qursquoil veut trouver entrele gouvernement de feu notre pauvre roi Charles IX avec celui de Neacute-ron compare feu Monsieur le Cardinal de Lorraine avec Seacutenegraveque leurs conduites leurs caractegraveres leurs conditions et leurs destins quiles ont ameneacutes tous deux agrave conseiller leurs princes Et en cela agrave monavis il fait bien de lrsquohonneur agrave ce seigneur Cardinal Car mecircme si jesuis de ceux qui estiment grandement son esprit son eacuteloquence sonzegravele envers la religion et le service de son roi et sa chance drsquoecirctre neacute agraveune eacutepoque ougrave il eacutetait si nouveau si rare et si neacutecessaire au bien publicdrsquoavoir un homme drsquoEglise drsquoune telle noblesse et digniteacute compeacutetentet efficace dans sa charge pour dire la veacuteriteacute je nrsquoestime tout de mecircmepas que sa qualiteacute soit agrave beaucoup pregraves la mecircme ni sa vertu si nettesi entiegravere et si ferme que celle de Seacutenegraveque

2Nombre eacutevidemment exageacutereacute Et encore Montaigne eacutecrit laquo miliasse raquo soit enprincipe trillion ou mille milliards

466 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

3 Et je dois dire que ce livre dont je parle pour parvenir agrave sonbut brosse de Seacutenegraveque un portrait tregraves deacutefavorable empruntant lesreproches qui lui sont faits agrave lrsquohistorien Dion1 dont je reacutecuse abso-lument le teacutemoignage Cet auteur en effet varie dans ses jugementsqualifiant tantocirct Seacutenegraveque de laquo tregraves sage raquo et tantocirct drsquolaquo ennemi morteldes vices de Neacuteron raquo puis le deacutecrivant ailleurs comme avare usurierambitieux mou voluptueux et comme quelqursquoun qui se fait passerpour philosophe sans en avoir les qualiteacutes Mais la vertu de Seacutenegravequese montre si vive et si forte dans ses eacutecrits son opposition agrave ces alleacutega-tions est si claire ndash comme agrave propos de celle qui concerne sa richesseet ses deacutepenses excessives ndash que je ne peux en croire lagrave-dessus au-cun teacutemoignage contraire Et drsquoailleurs il est bien plus raisonnable decroire en ces matiegraveres les historiens romains que les grecs et les eacutetran-gers Or Tacite et les autres parlent de sa vie et de sa mort commeayant eacuteteacute tregraves honorables et ils nous peignent le personnage commeremarquable et vertueux Et il me suffira de faire un seul reproche aujugement de Dion celui-ci qui est imparable il est si mal disposeacuteenvers les affaires romaines qursquoil ose soutenir la cause de Jules Ceacutesarcontre Pompeacutee et celle drsquoAntoine contre Ciceacuteron

4 Venons-en maintenant agrave Plutarque Jean Bodin2 est certes unbon auteur de notre eacutepoque montrant beaucoup plus de jugement quela foule des eacutecrivaillons qui sont ses contemporains et il meacuterite qursquoonporte sur lui un jugement et qursquoon lrsquoexamine avec soin Je le trouvebien hardi en ce qui concerne le passage de sa Meacutethode de lrsquoHistoirequand il accuse Plutarque non seulement drsquoignorance (ce sur quoi jelrsquoaurais laisseacute dire car je ne mrsquooccupe pas de cela) mais aussi drsquoeacutecriredes choses incroyables et complegravetement fabuleuses (ce sont ses mots)Srsquoil srsquoeacutetait contenteacute de dire laquo les choses autrement qursquoelles ne sont raquoce nrsquoeucirct pas eacuteteacute une grave critique car ce que nous nrsquoavons pas vunous-mecircmes nous le reprenons des mains drsquoautrui et sur sa bonnefoi Je vois drsquoailleurs que Plutarque raconte parfois la mecircme histoirede diverses faccedilons par exemple quand il parle du jugement rendu parHannibal sur les trois meilleurs capitaines qui ont jamais eacuteteacute ce juge-ment est preacutesenteacute drsquoune faccedilon dans la vie de Flaminius et drsquoune autredans celle de Pyrrhus Mais reprocher agrave Plutarque drsquoavoir pris pour

1Dion Cassius (155-235 env) Il occupa de hautes fonctions agrave Rome Montaigne faitreacutefeacuterence ici agrave son Histoire romaine LXI 10 12 etc

2Magistrat philosophe et eacuteconomiste (1530-1595) Lrsquoouvrage de lui dont parle Mon-taigne se nomme en fait Methodus ad facilem historiarum cognitionem

Chapitre 32 ndash Deacutefense de Seacutenegraveque et de Plutarque 467

argent comptant des choses incroyables et impossibles crsquoest accuserdrsquoune faute de jugement un des auteurs les plus qualifieacutes au monde

5 Et voici lrsquoexemple donneacute par Jean Bodin laquo Comme quandPlutarque raconte qursquoun enfant de Laceacutedeacutemone se laissa deacutechirer toutle ventre par un renardeau qursquoil avait deacuterobeacute et tenait cacheacute sous sarobe preacutefeacuterant mourir plutocirct que de reacuteveacuteler son larcin1 raquo Je trouveen premier lieu cet exemple mal choisi il est bien difficile de mettredes limites aux faculteacutes de lrsquoacircme alors qursquoil est bien plus facile dele faire srsquoagissant de la force physique que nous pouvons aussi plusfacilement constater Crsquoest pourquoi en ce qui me concerne jrsquoauraisplutocirct choisi un exemple de cette seconde sorte et il en est lagrave de moinscroyables encore comme entre autres ce qursquoil raconte agrave propos dePyrrhus qui tout blesseacute qursquoil fucirct donna un si grand coup drsquoeacutepeacutee agravelrsquoun de ses ennemis armeacute de pied en cap qursquoil le fendit en deux dusommet du cracircne jusqursquoen bas si bien que le corps se seacutepara en deuxmorceaux

6 Je ne trouve pas grand-chose de miraculeux dans son exemple et je nrsquoy admets pas lrsquoexcuse par laquelle il deacutefend Plutarque qui au-rait selon lui ajouteacute ce laquo comme on dit raquo pour nous avertir drsquoavoiragrave tenir la bride agrave notre croyance Car sauf dans le cas des choses quelrsquoon accepte drsquoautoriteacute et par respect pour leur ancienneteacute ou leur ca-ractegravere religieux il nrsquoeucirct certainement pas voulu croire lui-mecircme ninous donner agrave croire des choses par elles-mecircmes incroyables Ce nrsquoestdonc pas pour cela qursquoil emploie ici cette expression laquo comme ondit raquo Il est facile de le voir puisque lui-mecircme nous raconte ailleursau sujet de lrsquoendurance des Laceacutedeacutemoniens des exemples pris agrave soneacutepoque et bien plus difficiles agrave faire croire comme celui dont Ciceacute-ron a fait eacutetat aussi avant lui pour srsquoecirctre trouveacute (agrave ce qursquoil dit) sur leslieux lui-mecircme il srsquoagit de lrsquoendurance des enfants que lrsquoon mettait agravelrsquoeacutepreuve encore agrave son eacutepoque devant lrsquoautel de Diane en les fouet-tant jusqursquoagrave ce que leur sang coulacirct de partout sans qursquoils profeacuterassentle moindre cri ni mecircme de geacutemissements certains allant jusqursquoagrave y lais-ser volontairement la vie Il y a aussi ce que raconte Plutarque apregravesbien drsquoautres lors drsquoun sacrifice un charbon ardent eacutetant tombeacute dansla manche drsquoun enfant laceacutedeacutemonien tandis qursquoil balanccedilait lrsquoencensoiril se laissa brucircler tout le bras jusqursquoagrave ce que lrsquoodeur de chair grilleacuteeparvienne aux narines des assistants

1Montaigne a lui-mecircme repris cet exemple au Livre I chap 40 sect 32 sans la moindreobservation critique

468 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

7 Il nrsquoy avait rien dans les traditions des Laceacutedeacutemoniens dontdeacutependicirct plus leur reacuteputation ni dont ils eussent pu souffrir plus deblacircme et de honte que drsquoecirctre surpris agrave voler Je suis tellement persuadeacutede la grandeur de ces hommes-lagrave que non seulement il ne me semblepas agrave la diffeacuterence de Bodin que cette histoire soit incroyable maisque je ne la trouve mecircme pas si eacutetrange ni extraordinaire Lrsquohistoire deSparte est pleine de tas drsquoexemples plus rudes et plus extraordinaires agrave ce compte-lagrave elle tiendrait toute entiegravere du miracle

8 A propos du vol Ammien Marcellin raconte que de son tempson nrsquoavait encore jamais pu trouver aucun supplice capable de forcerles Eacutegyptiens surpris en train de commettre un tel meacutefait ndash fort reacutepanduchez eux ndash agrave dire mecircme simplement leur nom

9 Un paysan espagnol1 que lrsquoon avait soumis agrave la question pourlui faire donner les noms de ses complices dans le meurtre du preacuteteurLucius Pison criait agrave ses amis au milieu des tortures de ne pas bougerqursquoils pouvaient rester pregraves de lui en toute seacutecuriteacute que la douleur neparviendrait pas agrave lui arracher le moindre aveu On nrsquoen put rien tirerdrsquoautre le premier jour et le lendemain comme on le ramenait pourrecommencer agrave le torturer srsquoarrachant brutalement des mains de sesgardiens il se fracassa la tecircte contre un mur et en mourut

10 Eacutepicharsis avait tenu tecircte aux sbires de Neacuteron et avait finipar lasser leur cruauteacute en supportant leur feu leurs coups leurs enginsde torture tout le jour durant sans avoir rien reacuteveacuteleacute de sa conjurationComme on la ramenait agrave la torture le lendemain sur une chaise agrave por-teurs ses membres ayant eacuteteacute briseacutes elle passa un lacet de sa robe danslrsquoun des bras de la chaise y fit un nœud coulant dans lequel elle passala tecircte et srsquoeacutetrangla ainsi sous son propre poids Ayant le courage demourir ainsi et se deacuterobant agrave la reacutepeacutetition de ses tortures ne semble-t-il pas qursquoelle ait precircteacute sa vie consciemment aux eacutepreuves du jourpreacuteceacutedent pour mieux se moquer de ce tyran et inciter drsquoautres gens agravetenter contre lui de semblables entreprises

11 Celui qui interrogera nos archers agrave cheval sur les expeacuteriencesqursquoils ont faites dans nos guerres civiles trouvera qursquoil y a eu dansnotre miseacuterable eacutepoque et dans cette populace molle et plus effeacutemi-neacutee encore que la foule eacutegyptienne des exemples drsquoendurance drsquoobs-tination et drsquoopiniacirctreteacute dignes drsquoecirctre compareacutes agrave ceux de la vertu desgens de Sparte que nous venons de raconter Je sais qursquoil srsquoest trouveacutede simples paysans pour se laisser griller la plante des pieds eacutecraserle bout des doigts avec le chien drsquoun pistolet arracher tout sanglants

1Selon Tacite [100] Annales IV 45 en lrsquoan 25

Chapitre 32 ndash Deacutefense de Seacutenegraveque et de Plutarque 469

les yeux hors de la tecircte agrave force drsquoavoir le front serreacute par une cordeavant mecircme de se laisser seulement ranccedilonner Jrsquoen ai vu un laisseacutepour mort tout nu dans un fosseacute le cou tout meurtri et enfleacute entoureacutedrsquoun licou qui y pendait encore avec lequel on lrsquoavait tireacute toute la nuitagrave la queue drsquoun cheval et le corps perceacute de cent coups de dague qursquoonlui avait donneacutes non pour le faire mourir mais pour le faire souffrir etle terroriser Il avait subi tout cela jusqursquoagrave y perdre lrsquousage de la paroleet srsquoeacutevanouir reacutesolu agrave ce qursquoil me dit de mourir plutocirct mille mortstelle qursquoil en avait supporteacute une veacuteritable en matiegravere de souffranceplutocirct que de rien promettre Et crsquoeacutetait pourtant lrsquoun des plus richeslaboureurs de tout le pays Combien en a-t-on vu se laisser brucircler etrocirctir agrave petit feu pour des opinions qursquoils tenaient drsquoautrui et qui leureacutetaient en fait eacutetrangegraveres

12 Jrsquoai connu des centaines de femmes (car on dit qursquoen Gas-cogne on a la tecircte plutocirct dure) auxquelles vous eussiez plutocirct faitmordre dans un fer rouge que de les faire deacutemordre drsquoune opinionconccedilue sous lrsquoeffet de la colegravere La contrainte et les coups ne font queles exaspeacuterer Et celui qui a inventeacute lrsquohistoire1 de la femme qui necessait drsquoappeler son mari laquo pouilleux raquo agrave cause de ses menaces cor-rections et bastonnades et qui jeteacutee agrave lrsquoeau et eacutetouffant levait encoreles mains au-dessus de sa tecircte pour faire le geste de tuer des pouxcelui-lagrave a inventeacute quelque chose dont on voit vraiment tous les jours larepreacutesentation dans lrsquoopiniacirctreteacute des femmes Et lrsquoopiniacirctreteacute est sœurde la constance au moins pour la vigueur et la fermeteacute

13 Il ne faut pas juger de ce qui est possible et de ce qui ne lrsquoestpas selon ce qui nous semble croyable ou incroyable ndash comme je lrsquoaidit ailleurs2 Crsquoest une grave erreur dans laquelle tombent pourtant laplupart des gens que de ne pas vouloir croire que les autres puissentfaire ce qursquoeux-mecircmes ne sauraient ou ne voudraient faire (mais je nedis pas cela pour Bodin) Chacun pense qursquoil est le meilleur exem-plaire de la nature humaine [il compare tous les autres agrave celui-lagraveet il considegravere comme feints et artificiels les comportements qui nesont pas semblables aux siens Quelle stupiditeacute ]3 Il pense donc quecrsquoest drsquoapregraves lui qursquoil faut reacutegler tous les autres Il considegravere commefeints et artificiels les comportements qui diffegraverent des siens Si oneacutevoque devant lui une action ou une faculteacute qui relegraveve drsquoun autre lapremiegravere chose sur laquelle il va se fonder pour en juger crsquoest son

1Entre autres B Castiglione dans Le courtisan [11] III 222Au Livre I chap 263Le passage mis ici entre crochets et en italique est celui qui figure dans lrsquolaquo exem-

plaire de Bordeaux raquo Je donne agrave la suite celui qui le remplace dans lrsquoeacutedition de 1595On voit qursquoil renforce lrsquoideacutee initiale

470 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

propre exemple il doit en aller dans le monde comme il en va chezlui Quelle acircnerie dangereuse et insupportable

14 En ce qui me concerne je pense que certains hommes sonttregraves loin au-dessus de moi et notamment parmi les Anciens Et bienque je reconnaisse clairement mon impuissance agrave les suivre mecircme agravemille pas1 je mrsquoefforce pourtant de les observer de loin et de jugerdes ressorts qui leur permettent drsquoecirctre agrave ce niveau ressorts dont je voisen moi comme les germes Mais je fais la mecircme chose pour les espritsles plus bas dont je ne suis pas surpris et que je ne refuse pas non plusde croire Je vois bien la faccedilon dont srsquoy prennent ces hommes-lagrave2 poursrsquoeacutelever et jrsquoadmire leur grandeur ces eacutelans que je trouve tregraves beauxje les adopte pour moi-mecircme et si mes forces ne peuvent y parvenirau moins mon jugement lui srsquoy attache-t-il volontiers

15 Lrsquoautre exemple que donne Bodin agrave propos des choses in-croyables et entiegraverement fabuleuses dites par Plutarque crsquoest celuidrsquoAgeacutesilas puni drsquoune amende par les Eacutephores parce qursquoil avait capteacuteagrave son profit le cœur et la volonteacute des citoyens Je ne vois pas quel in-dice de fausseteacute il y trouve mais ce qui est certain crsquoest que Plutarqueparle lagrave de choses qui doivent lui ecirctre beaucoup mieux connues qursquoagravenous Et ce nrsquoeacutetait pas une nouveauteacute en Gregravece de voir des hommescondamneacutes agrave lrsquoexil pour avoir seulement eacuteteacute trop appreacutecieacutes de leursconcitoyens en teacutemoignent les lois sur le bannissement agrave Athegravenescomme agrave Syracuse3

16 On trouve encore dans ce passage une autre accusation deBodin qui mrsquoagace agrave propos de Plutarque celle ougrave il dit que Plu-tarque a bien compareacute et honnecirctement les Romains aux Romains etles Grecs entre eux mais non pas les Romains aux Grecs Il en veutpour preuve lrsquoassociation faite entre Deacutemosthegravene et Ciceacuteron Caton etAristide Sylla et Lysander Marcellus et Peacutelopidas Pompeacutee et Ageacute-silas estimant que dans ces couples il a favoriseacute les Grecs par cettedispariteacute avec leurs compagnons Mais crsquoest justement lagrave attaquer ceque Plutarque a de plus remarquable et de louable car dans ces com-paraisons (qui constituent agrave mon avis la piegravece maicirctresse de ses œuvres

1Le texte de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo comporte lrsquoajout manuscrit laquo de mespas raquo Lrsquoeacutedition de 1595 ici encore accentue lrsquoideacutee on le voit Crsquoest ce texte que jetraduis

2Le texte de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo a ici laquo celles-lagrave raquo (dans une partie manus-crite) qui renvoyait initialement aux laquo acircmes anciennes raquo expression remplaceacutee ensuitesans que le pronom ait eacuteteacute parallegravelement modifieacute Je reacutetablis donc pour la coheacuterence

3Montaigne eacutecrit laquo Ostracisme et Peacutetalisme raquo Ostracisme eacutetait le nom de la loiatheacutenienne sur le bannissement Peacutetalisme eacutetait son eacutequivalent agrave Syracuse parce quelaquo petalon raquo est le nom de la feuille et que lrsquoon y votait sur des feuilles de lauriers

Chapitre 32 ndash Deacutefense de Seacutenegraveque et de Plutarque 471

et en laquelle il srsquoest particuliegraverement complu) la fideacuteliteacute et la sinceacute-riteacute de ses jugements nrsquoont drsquoeacutegal que leur profondeur et leur poidsPlutarque est un philosophe qui nous enseigne la vertu Voyons si nouspouvons le garantir contre ce reproche de partialiteacute et de fausseteacute

17 Je pense que ce qui a pu susciter le jugement de Bodin crsquoestlrsquoeacuteclat et le lustre des noms romains que nous avons dans lrsquoesprit il ne nous semble pas en effet que la gloire de Deacutemosthegravene puisseeacutegaler celle drsquoun consul proconsul ou questeur de cette grande Reacutepu-blique Mais si lrsquoon considegravere la veacuteriteacute des faits et celle des hommesen eux-mecircmes ce agrave quoi Plutarque a viseacute en mettant en balance leursconduites leurs tempeacuteraments leurs connaissances plutocirct que leursdestins alors je pense agrave lrsquoinverse de Bodin que Ciceacuteron et CatonlrsquoAncien sont infeacuterieurs agrave ceux auxquels Plutarque les associe Agrave laplace de Bodin et dans sa perspective jrsquoeusse plutocirct choisi de compa-rer Caton le Jeune agrave Phocion entre ces deux-lagrave on donnerait plutocirctlrsquoavantage au Romain Srsquoagissant de Marcellus Sylla et Pompeacutee jevois bien que leurs exploits guerriers sont plus grands plus pompeuxet plus glorieux que ceux des Grecs auxquels Plutarque les apparie mais les actions les plus vertueuses agrave la guerre comme ailleurs nesont pas toujours celles qui sont les plus connues Je vois souvent desnoms de capitaines eacutetouffeacutes sous la splendeur drsquoautres noms qui sontpourtant de moindre meacuterite Ainsi de Labieacutenus Ventidius Telesinuset bien drsquoautres Et si lrsquoon prend les choses sous cet angle si jrsquoavaisagrave deacutefendre les Grecs ne pourrais-je pas dire que Camillus est bieninfeacuterieur agrave Theacutemistocle les Gracques agrave Agis et Cleacuteomegravene Numa agraveLycurgue Mais crsquoest folie que de vouloir juger sur un seul trait deschoses qui ont tant drsquoaspects diffeacuterents

18 Quand Plutarque compare ces hommes-lagrave il nrsquoen fait paspour autant des personnages eacutequivalents Qui mieux que lui et plusconsciencieusement pourrait souligner leurs diffeacuterences Quand il envient agrave comparer les victoires les faits drsquoarmes la puissance des ar-meacutees conduites par Pompeacutee et ses triomphes avec ceux drsquoAgeacutesilasil deacuteclare laquo Je ne crois pas que Xeacutenophon lui-mecircme srsquoil eacutetait en-core vivant et bien qursquoon lui ait permis drsquoeacutecrire tout ce qursquoil voulaitagrave lrsquoavantage drsquoAgeacutesilas eucirct oseacute le comparer agrave celui-lagrave raquo Parle-t-il deLysander et de Sylla laquo Il nrsquoy a dit-il aucune comparaison ni pour lenombre des victoires ni pour le risque des batailles car Lysander nrsquoaremporteacute que deux batailles navales etc raquo

19 Cela nrsquoenlegraveve rien aux Romains pour les avoir simplementmis en face des Grecs il ne peut leur avoir fait du tort quelque dispa-

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riteacute que lrsquoon puisse constater entre eux Et par ailleurs Plutarque neles met pas tout entiers en balance il ne marque aucune preacutefeacuterencedrsquoensemble Il rapproche tour agrave tour les faits et les circonstances etles juge seacutepareacutement Crsquoest pourquoi si on voulait deacutemontrer sa par-tialiteacute il faudrait examiner en deacutetails quelque jugement particulier oubien deacuteclarer que de faccedilon geacuteneacuterale il a mal apparieacute tel Grec et telRomain alors qursquoil en existait drsquoautres qui se reacutepondaient et se res-semblaient mieux et donc convenaient mieux pour une comparaison

Chapitre 33

Lrsquohistoire de Spurina 2

1 La philosophie estime qursquoelle nrsquoa pas mal utiliseacute ses pouvoirsquand elle est parvenue agrave rendre agrave la raison la maicirctrise de notre acircme etlrsquoautoriteacute neacutecessaire pour tenir en bride nos deacutesirs Et ceux qui pensentqursquoil nrsquoy en a pas de plus violents que ceux que lrsquoamour engendrefont valoir qursquoils concernent agrave la fois le corps et lrsquoacircme et que crsquoestlrsquohomme entier qui en est posseacutedeacute Agrave tel point que la santeacute elle-mecircmeen deacutepend et que la meacutedecine est parfois contrainte de leur servir demaquerelle

2 Mais on pourrait aussi bien dire au contraire que le fait quele corps y participe les atteacutenue les affaiblit car de tels deacutesirs sontsujets agrave satieacuteteacute et peuvent trouver des remegravedes mateacuteriels Nombreuxsont ceux qui cherchant agrave deacutelivrer leur acircme des soucis continuels danslesquels les plongeaient ces appeacutetits ont choisi de couper et retrancherles parties concerneacutees et affecteacutees Drsquoautres en ont atteacutenueacute la vigueur etlrsquoardeur par de freacutequentes applications de choses froides comme de laneige ou du vinaigre Crsquoest agrave cela qursquoeacutetaient destineacutees les laquo haires raquo denos aiumleux un tissu fait de crin de cheval dont certains se faisaient deschemises et drsquoautres des ceintures destineacutees agrave leur meurtrir les reins

3 Un prince me disait il nrsquoy a pas longtemps que pendant sajeunesse un jour de fecircte solennelle agrave la cour du roi Franccedilois Ier ougrave toutle monde eacutetait en grand apparat il lui prit lrsquoenvie de revecirctir la haire de

2Il nrsquoest guegravere question de lui en fait dans ce chapitre auquel il donne son nomMontaigne indique seulement au sect 17 de qui il srsquoagit laquo Jeune homme toscan doueacutedrsquoune singuliegravere beauteacute raquo qui se deacutefigura pour ne plus ecirctre lrsquoobjet de laquo convoitises raquo

474 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

son pegravere qui est encore chez lui mais quelle que fucirct sa deacutevotion ilnrsquoeut pas le courage drsquoattendre la nuit pour srsquoen deacutepouiller et il en futlongtemps malade Il ajouta qursquoagrave son avis il nrsquoy a pas de chaleur dejeunesse telle que lrsquousage de ce remegravede ne puisse calmer Mais peut-ecirctre nrsquoa-t-il pas connu les excitations juveacuteniles les plus cuisantes carlrsquoexpeacuterience montre qursquoelles se maintiennent bien souvent sous leshabits les plus rudes et miseacuterables et que les haires ne rendent pasforceacutement pauvres hegraveres ceux qui les portent1

4 Xeacutenocrate srsquoy prit de faccedilon plus rigoureuse2 Comme ses dis-ciples pour tester sa continence avaient mis dans son lit la belle etfameuse courtisane Laiumls toute nue sans rien drsquoautre que les armes desa beauteacute et de ses deacutelicieux appacircts qui sont ses philtres et qursquoil sen-tait bien que son corps qui demeurait reacuteticent agrave ses raisonnements etregraveglements commenccedilait agrave se mutiner il brucircla les membres qui avaientprecircteacute lrsquooreille agrave cette reacutebellion

5 Les passions qui reacutesident entiegraverement dans lrsquoacircme commelrsquoambition lrsquoavarice et les autres du mecircme genre donnent bien plusde mal agrave la raison parce qursquoelle ne peut compter dans ce cas que surelle-mecircme et que ces appeacutetits-lagrave ne connaissent pas la satieacuteteacute ils sontplutocirct aiguiseacutes et augmenteacutes par leur propre satisfaction

6 Le seul exemple de Jules Ceacutesar peut suffire agrave montrer la dis-pariteacute de ces deux sortes de passions car jamais homme ne fut plusadonneacute aux plaisirs amoureux Le soin meacuteticuleux qursquoil apportait agrave sapersonne nous en donne la preuve il allait jusqursquoagrave utiliser pour celales moyens les plus lascifs qui fussent alors en usage comme de sefaire eacutepiler tout le corps et lrsquoenduire des parfums les plus rares Il eacutetaitbien fait de sa personne le teint clair grand et alerte le visage pleinles yeux bruns et vifs ndash srsquoil faut en croire Sueacutetone3 Car les statuesque lrsquoon peut voir de lui agrave Rome ne sont pas entiegraverement conformes agravece portrait4

7 En plus de ses eacutepouses dont il changea quatre fois et sanscompter ses amours drsquoenfance avec le roi de Bithynie Nicomegravedeil eut le pucelage de cette reine drsquoEacutegypte si ceacutelegravebre Cleacuteopatre ce

1Autrement dit ils nrsquoen demeurent pas moins laquo gaillards raquo Ce jeu de mot est sou-vent citeacute

2Drsquoapregraves Diogegravene Laeumlrce [44] Xeacutenocrate IV 23Sueacutetone [91] Ceacutesar LII4Remarque ajouteacutee en 1582 apregraves le voyage de Montaigne en Italie et donc agrave Rome

(selon P Villey [55] II p 729 note 14)

Chapitre 33 ndash Lrsquohistoire de Spurina 475

dont teacutemoigne le petit Ceacutesarion1 qui naquit de cette union Il fit aussilrsquoamour agrave Eunoeacute reine de Mauritanie et agrave Rome agrave Posthumia femmede Servius Sulpitius agrave Lollia femme de Gabinius agrave Tertulla femmede Crassus et agrave Mutia elle-mecircme femme du grand Pompeacutee Ce futdrsquoailleurs pour cela disent les historiens romains que son mari la reacute-pudia ce que Plutarque confesse avoir ignoreacute Et les Curion2 pegravereet fils reprochegraverent toujours agrave Pompeacutee quand il eacutepousa la fille de Ceacute-sar drsquoecirctre le gendre drsquoun homme qui lrsquoavait fait cocu et que lui-mecircmeavait coutume drsquoappeler Egisthe3 En plus de toutes ces femmes Ceacutesareut encore comme maicirctresse Servilia sœur de Caton et megravere de Mar-cus Brutus Tout le monde pense que crsquoest de lagrave que vient sa grandeaffection envers Brutus celui-ci eacutetant neacute agrave une eacutepoque ougrave il eacutetait tregravesprobable qursquoil fucirct de lui Jrsquoai donc bien raison me semble-t-il de leconsideacuterer comme un homme extrecircmement deacutebaucheacute et de tempeacutera-ment tregraves amoureux Mais son autre passion celle de lrsquoambition dontil eacutetait aussi tregraves atteint et venant srsquoopposer agrave la premiegravere prit rapide-ment sa place

8 Me revient en meacutemoire agrave ce propos Mahomet II celui qui sou-mit Constantinople4 et fut la cause de la disparition deacutefinitive du nomde laquo Grec raquo je ne connais pas drsquoautre cas dans lequel ces deux pas-sions se trouvent autant en balance ruffian et soldat aussi infatigableslrsquoun que lrsquoautre Mais au cours de sa vie quand ces deux passions sesont trouveacutees en concurrence lrsquoardeur guerriegravere a toujours pris le passur lrsquoardeur amoureuse et celle-ci bien que ce fucirct en dehors de sa sai-son normale ne regagna vraiment lrsquoautoriteacute souveraine que quand ilse trouva du fait de son acircge avanceacute incapable de supporter le fardeaude la guerre

9 Ce qursquoon raconte en guise drsquoexemple contraire de Ladislas5

roi de Naples est assureacutement remarquable On dit que bon capitaine

1Neacute en -47 il fut tueacute sur ordre drsquoOctave apregraves la bataille drsquoActium (-30)2Le pegravere fut consul en -76 soutint Ciceacuteron contre Catilina et prit parti contre Ceacutesar

Le fils rejoignit au contraire Ceacutesar pendant la guerre civile en -50 Il chassa de Sicile lespartisans de Pompeacutee

3Dans lrsquoOrestie drsquoEschyle Egisthe est lrsquoamant de Clytemnestre femme drsquoAgamem-non et tue Agamemnon roi de Mycegravenes et drsquoArgos chef des Grecs dans la guerre deTroie

4En 14535Ladislas ou Lancelot le Magnanime (1376-1414) roi de Naples de 1386 agrave 1414 Il

fut en conflit avec Louis II drsquoAnjou chercha agrave conqueacuterir lrsquoItalie et prit Rome en 1408Mais il fut battu par Louis II agrave Rocca Secca en 1411 et dut se replier (drsquoapregraves Le PetitRobert des noms propres)

476 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

courageux et ambitieux il se fixait comme but principal la satisfac-tion de sa volupteacute et la jouissance de quelque rare beauteacute Et sa mortfut conforme agrave cette ambition Ayant reacuteduit la ville de Florence parun siegravege bien meneacute agrave telle extreacutemiteacute que ses habitants cherchaient agraveneacutegocier sa victoire il leur promit drsquoen ecirctre quittes pourvu qursquoils luilivrassent une fille de leur ville dont il avait entendu parler commedrsquoune rare beauteacute Force fut de la lui accorder et de se preacuteserver dela ruine publique par un dommage priveacute Crsquoeacutetait la fille drsquoun meacutedecinfameux de son temps qui se voyant acculeacute agrave une si odieuse neacutecessiteacutereacutesolut de tenter une grande action Comme tout le monde preacuteparait safille drsquoornements et de bijoux qui puissent la rendre agreacuteable agrave ce nou-vel amant il lui donna de son cocircteacute un mouchoir exquis tant par sonodeur que par sa broderie dont elle aurait agrave se servir lors de leurs pre-miegraveres approches accessoire que nrsquooublient guegravere en la circonstanceles femmes de ces pays-lagrave Et ce mouchoir habilement empoisonneacutepar ses soins venant frotter ces chairs en eacutemoi et ces pores grandsouverts instilla si promptement son venin que leurs sueurs chaudeschangeacutees soudain en froides ils expiregraverent dans les bras lrsquoun de lrsquoautreMais je reviens agrave Ceacutesar

10 Il ne laissa jamais ses plaisirs lui voler une seule minute ni ledeacutetourner drsquoun pas des occasions favorables qui se preacutesentaient pour sacarriegravere Cette passion-lagrave reacutegenta chez lui si complegravetement toutes lesautres et srsquoempara de son acircme avec une telle autoriteacute qursquoelle lrsquoem-mena ougrave elle voulut Certes cela me deacuteccediloit quand je considegravere lagrandeur de ce personnage et ses remarquables qualiteacutes ses connais-sances en toutes sortes de domaines au point qursquoil nrsquoy a presque pasde sujet sur lequel il nrsquoait eacutecrit Crsquoeacutetait un tel orateur que nombreuxsont ceux qui ont preacutefeacutereacute son eacuteloquence agrave celle de Ciceacuteron et lui-mecircme agrave mon avis estimait ne pas lui ecirctre infeacuterieur en ce domaineOn peut mecircme dire que ses deux Anti-Caton1 furent essentiellementeacutecrits pour contrer le beau langage que Ciceacuteron avait employeacute dansson propre Caton

11 Et de fait y eut-il jamais esprit si vigilant si actif si endu-rant au labeur que le sien Il eacutetait encore embelli par de nombreuseset preacutecieuses vertus encore en germe vives et naturelles et non ap-precircteacutees Il eacutetait remarquablement sobre et si peu exigeant quant agrave sanourriture qursquoOppius2 raconte qursquoun jour comme on lui avait serviagrave table dans une sauce de lrsquohuile destineacutee aux meacutedicaments au lieudrsquohuile ordinaire il en avait consommeacute copieusement pour ne pas faire

1On ne les connaicirct qursquoagrave travers ce qursquoen ont dit les auteurs anciens2Lieutenant de Ceacutesar apregraves la mort de celui-ci il se rallia agrave Octave

Chapitre 33 ndash Lrsquohistoire de Spurina 477

honte agrave son hocircte Une autre fois il fit fouetter son boulanger pour luiavoir servi un autre pain que celui de tout le monde Caton lui-mecircmeavait coutume de dire de Ceacutesar que crsquoeacutetait le premier homme sobre quieucirct conduit son pays agrave la ruine Et si ce mecircme Caton lrsquoappela un jourlaquo ivrogne raquo voilagrave dans quelles circonstances ils eacutetaient tous les deuxau Seacutenat ougrave lrsquoon deacutebattait de la conjuration de Catilina dans laquelleCeacutesar eacutetait soupccedilonneacute drsquoavoir eacuteteacute impliqueacute quelqursquoun vint de lrsquoexteacute-rieur lui apporter un pli en cachette et Caton pensant que ce pouvaitecirctre une information provenant des conjureacutes le somma de lui donnerce pli ce que Ceacutesar fut contraint de faire pour eacuteviter de renforcer lessoupccedilons agrave son encontre Or il se trouva que crsquoeacutetait une lettre drsquoamourque Servilia sœur de Caton lui avait eacutecrite Caton lrsquoayant lue la luijeta en lui disant laquo Tiens ivrogne raquo Je dis que crsquoeacutetait lagrave plutocirct unemarque de deacutedain et de colegravere qursquoun veacuteritable reproche agrave propos dece vice comme souvent nous injurions ceux qui nous facircchent avecles premiegraveres injures qui nous viennent agrave la bouche bien qursquoelles nesrsquoappliquent pas du tout agrave ceux agrave qui nous les adressons Ajoutons tou-tefois que ce vice que Caton lui reproche est fort proche de celui pourlequel il venait de prendre Ceacutesar en flagrant deacutelit car Veacutenus et Bac-chus srsquoentendent agrave merveille agrave ce que dit le proverbe Mais chez moiVeacutenus est bien plus vive quand je suis sobre

12 Les exemples de la douceur et de la cleacutemence de Ceacutesar en-vers ceux qui lui avaient causeacute du tort sont innombrables mecircme endehors de ceux qursquoil donna pendant la guerre civile et dont il montrebien dans ses eacutecrits qursquoil srsquoen servait pour amadouer ses ennemis etleur faire moins redouter sa victoire et sa domination future Il fautdire que ces exemples-lagrave srsquoils ne suffisent pas agrave prouver qursquoil eacutetaitdrsquoun naturel tregraves doux nous montrent au moins chez lui une remar-quable confiance en soi et un courage exceptionnel Il lui est souventarriveacute de renvoyer agrave son ennemi des armeacutees entiegraveres apregraves les avoirvaincues sans mecircme les contraindre par serment sinon agrave favoriser sesentreprises du moins agrave srsquoabstenir de lui faire la guerre Il a fait pri-sonniers trois ou quatre fois des lieutenants de Pompeacutee et les a remisen liberteacute autant de fois Pompeacutee deacuteclarait que tous ceux qui ne lrsquoac-compagnaient pas agrave la guerre eacutetaient ses ennemis lui au contrairefit proclamer qursquoil tenait pour amis tous ceux qui ne bougeaient paset ne prenaient pas les armes contre lui Agrave ceux de ses lieutenants quile quittaient pour passer dans un autre camp il renvoyait mecircme leursarmes leurs chevaux et leurs eacutequipements Les villes qursquoil avait prisesde force il les laissait libres de suivre tel ou tel parti agrave leur guise ne

478 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

leur laissant pour garnison que le souvenir de sa douceur et de sa cleacute-mence Le jour de la grande bataille de Pharsale il deacutefendit de mettrela main sur les citoyens romains sauf agrave la derniegravere extreacutemiteacute

13 Voilagrave des actes bien risqueacutes agrave mon avis Et ce nrsquoest paseacutetonnant si dans les guerres civiles que nous subissons ceux qui com-battent comme lui lrsquoeacutetat ancien de leur pays ne suivent pas son exemple ce sont des meacutethodes exceptionnelles et seules la destineacutee de Ceacutesaret son admirable preacutevoyance pouvaient les mener agrave bien Quand jeconsidegravere lrsquoincomparable grandeur de cette acircme jrsquoexcuse la victoirede nrsquoavoir pu lrsquoabandonner mecircme lorsqursquoil srsquoest agi drsquoune cause in-juste et deacutetestable en tous points1

14 Pour en revenir agrave sa cleacutemence nous en avons plusieurs exemplesauthentiques alors qursquoil exerccedilait sa supreacutematie ayant tous les pou-voirs dans les mains et qursquoil nrsquoavait aucunement besoin de feindrequoi que ce soit Caius Memmius2 avait eacutecrit contre lui des discourstregraves cinglants auxquels il avait vivement reacutepondu Ce qui ne lrsquoempecirc-cha nullement sitocirct apregraves de soutenir sa candidature au consulat CaiusCalvus qui avait eacutecrit agrave son encontre plusieurs eacutepigrammes injurieuxfit appel agrave certains de ses amis pour se reacuteconcilier avec lui et Ceacutesarse proposa alors de lui eacutecrire le premier Et comme notre cher Catullequi lrsquoavait malmeneacute si durement sous le nom de Mamurra3 eacutetait venului preacutesenter ses excuses il le fit dicircner agrave sa table le soir mecircme4 Ayanteacuteteacute averti de ce que certains disaient du mal de lui il ne fit rien deplus que de deacuteclarer dans un discours public qursquoil en avait eacuteteacute avertiIl craignait encore moins ses ennemis qursquoil ne les haiumlssait Drsquoautresconjurations et reacuteunions organiseacutees dans le but drsquoattenter agrave sa vie luiayant eacuteteacute reacuteveacuteleacutees il se contenta de publier un eacutedit indiquant qursquoilen avait connaissance sans mecircme en poursuivre les auteurs Voici unexemple des eacutegards dont il fait preuve envers ses amis Caius Oppiusqui voyageait avec lui se trouvant mal il lui attribua le seul logis qursquoily eucirct et passa toute la nuit agrave la dure et agrave deacutecouvert En ce qui concernesa justice on peut dire ceci il fit mourir un de ses serviteurs qursquoilaimait pourtant beaucoup pour avoir coucheacute avec la femme drsquoun che-valier romain bien que personne ne se soit plaint de la chose Et jamais

1Crsquoest-agrave-dire avoir voulu srsquoemparer autoritairement du pouvoir Montaigne eacutevoquecela plus loin

2Sur cet exemple et les deux suivants voir Sueacutetone [91] Vie de Ceacutesar LXXIII3Mamurra eacutetait le nom de celui qui fut un temps le mignon de Ceacutesar4A Lanly ([58] t II p 387 note 41) fait tregraves justement remarquer que laquo Catulle est

mort vraisemblablement en 54 bien avant que Ceacutesar fucirct dictateur raquo Lrsquoanecdote figurepourtant dans Sueacutetone

Chapitre 33 ndash Lrsquohistoire de Spurina 479

homme nrsquoapporta plus de modeacuteration dans ses victoires ni de reacutesolu-tion face agrave lrsquoadversiteacute

15 Mais toutes ces belles dispositions furent deacutevoyeacutees et eacutetouf-feacutees par la passion furieuse de lrsquoambition dans laquelle il se laissatellement engloutir qursquoon peut aiseacutement soutenir que crsquoest elle quitenait le timon et le gouvernail de toutes ses actions Drsquoun homme geacute-neacutereux elle fit un voleur public pour qursquoil pucirct alimenter la profusionde ses largesses et lui fit dire ce vilain mot tregraves injuste que si leshommes les plus mauvais et les plus deacutepraveacutes lui avaient eacuteteacute fidegravelesdans son ascension politique il les aurait cheacuteris et promus gracircce agrave sonpouvoir autant que les meilleurs des honnecirctes gens Cette ambitionlrsquoenivra aussi drsquoune telle vaniteacute qursquoil osait se vanter en preacutesence de sesconcitoyens drsquoavoir fait de la Reacutepublique Romaine un simple nomsans forme ni substance et dire que ses avis devaient deacutesormais ser-vir de lois Il osait recevoir assis le corps seacutenatorial venu le trouver ilacceptait drsquoecirctre adoreacute et qursquoon lui rendicirct en sa preacutesence des honneursdivins En somme ce seul vice agrave mon avis gacirccha en lui la plus belleet la plus riche nature qursquoil y eucirct jamais et rendit sa meacutemoire abomi-nable agrave tous les gens de bien pour avoir chercheacute la gloire au prix dela ruine de son pays et de la destruction du plus puissant et du plusflorissant Eacutetat que le monde verra jamais

16 On pourrait fort bien agrave lrsquoinverse trouver plusieurs exemplesde grands personnages auxquels la volupteacute a fait oublier la conduitede leurs affaires ainsi de Marc Antoine et de bien drsquoautres Mais lagraveougrave lrsquoamour et lrsquoambition se trouvent agrave eacutegaliteacute dans la balance et seheurtent avec des forces semblables il ne fait aucun doute pour moique celle-ci ne lrsquoemporte

17 Et pour en revenir agrave mon sujet crsquoest deacutejagrave beaucoup de pou-voir brider nos appeacutetits par le raisonnement ou de contraindre nosmembres par la violence agrave demeurer dans leur devoir Mais quand ilsrsquoagit de nous fustiger nous-mecircmes dans lrsquointeacuterecirct de nos voisins defaire plus que de nous deacutetourner de cette douce passion qui vient nouschatouiller et du plaisir que nous pouvons ressentir en eacutetant agreacuteable agraveautrui aimeacute et rechercheacute de tous quand il srsquoagit de nous prendre nous-mecircme en haine et agrave contre-cœur nos gracircces qui en sont la cause quandil srsquoagit de condamner notre beauteacute parce que quelqursquoun en prend om-brage ndash de cela je ne connais guegravere drsquoexemple si ce nrsquoest celui-lagrave Spurina jeune homme de Toscane

Comme une gemme brille enchasseacutee dans lrsquoor jaune Virgile [112] Xvv 134-137Ornant un cou ceignant un front

480 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Ou lrsquoivoire serti dans le buis ou le teacutereacutebintheEt resplendit

eacutetait doueacute drsquoune beauteacute singuliegravere et si extraordinaire que les yeuxles plus chastes ne pouvaient en supporter lrsquoeacuteclat sans deacutesirs Ne pou-vant se contenter de laisser inassouvies tant de fiegravevre et de flammeqursquoil attisait partout ougrave il allait il entra dans une folle colegravere contrelui-mecircme et contre ces riches preacutesents que la nature lui avait faits ndashcomme srsquoil fallait srsquoen prendre agrave eux de la faute des autres ndash et il en-tailla et modifia volontairement par de multiples plaies et cicatricesla parfaite proportion et le bel arrangement que la nature avait si soi-gneusement mis en œuvre dans son visage

18 Si lrsquoon veut mon avis je regarde les actions de ce genreavec eacutetonnement plus que je ne les estime Ces excegraves sont contrairesagrave mes regravegles de conduite Le but en eacutetait noble et scrupuleux mais agravemon avis manquait un peu de sagesse Que dire en effet si sa laideurservit ensuite agrave preacutecipiter drsquoautres hommes dans le peacutecheacute de meacuteprisde haine ou drsquoenvie pour un acte aussi exceptionnel ndash ou de calomnieparce que lrsquoon pouvait aussi interpreacuteter cette attitude comme dicteacuteepar une ambition forceneacutee Y a-t-il quelque chose dont le vice neparvienne agrave tirer parti de quelque faccedilon srsquoil le veut Il eucirct eacuteteacute plusjuste et aussi plus glorieux de faire de ces dons de Dieu lrsquooccasiondrsquoune vertu exemplaire et drsquoune conduite bien reacutegleacutee

19 Ceux qui se deacuterobent aux devoirs ordinaires et agrave ce nombreinfini de regravegles eacutepineuses aux mille formes qui font que lrsquoon est unhomme de parfaite honnecircteteacute dans la vie en socieacuteteacute font agrave mon avisune drocircle drsquoeacuteconomie quelles que soient par ailleurs les rigueurs qursquoilssrsquoimposent crsquoest en quelque sorte mourir pour srsquoeacuteviter la peine debien vivre Ils peuvent bien remporter un autre prix mais pas celui dela difficulteacute agrave ce qursquoil me semble et en fait de tracas il nrsquoest riende pire que de se tenir droit au milieu du flot de la foule reacutepondantet satisfaisant loyalement agrave toutes les contraintes de sa charge Peut-ecirctre est-il plus facile de se passer complegravetement de femme que de secomporter en tout comme on le doit avec sa femme On peut coulerdes jours avec moins de soucis dans la pauvreteacute que dans une abon-dance mesureacutee User des choses de faccedilon raisonnable est plus difficileque de srsquoen abstenir La modeacuteration est une vertu bien plus peacutenibleque ne lrsquoest la souffrance Le laquo bien-vivre raquo de Scipion le Jeune amille facettes celui de Diogegravene nrsquoen a qursquoune seule sa faccedilon devivre surpasse autant en innocente simpliciteacute les vies ordinaires que

Chapitre 33 ndash Lrsquohistoire de Spurina 481

les bien remplies et les reacuteussies la surpassent elles-mecircmes en utiliteacute eten force1

1La formulation de Montaigne ndash mecircme traduite ndash nrsquoest pas des plus claires Ensomme Si Diogegravene a pour lui la simpliciteacute de lrsquoinnocence les vies laquo bien remplies raquo etaux multiples facettes comme celle de Scipion sont drsquoune qualiteacute supeacuterieure On saitdrsquoailleurs que Montaigne a la plus haute estime pour laquo Le jeune Scipion raquo (cf la fin duchap 36) et il place naturellement ici son laquo bien-vivre raquo au-dessus de celui de Diogegravene

Chapitre 34

Sur les moyens employeacutespar Ceacutesar agrave la guerre

1 On raconte que plusieurs chefs de guerre ont eu une preacutedilectionpour certains livres comme le grand Alexandre pour Homegravere ScipionlrsquoAfricain pour Xeacutenophon Marcus Brutus pour Polybe Charles-Quintpour Philippe de Commines2 Et lrsquoon dit de nos jours que Machiavelest encore en faveur ailleurs Mais feu le mareacutechal Strozzi3 qui pour sapart affectionnait Ceacutesar avait sans doute bien mieux choisi car en veacute-riteacute ce devrait ecirctre lagrave le breacuteviaire de tout homme de guerre Ceacutesar eacutetantle souverain patron de lrsquoart militaire Et Dieu sait de quelles gracircces etde quelle beauteacute il a agreacutementeacute cette riche matiegravere avec un style sipur si subtil et si parfait que pour mon goucirct il nrsquoest aucun eacutecrit aumonde qui puisse ecirctre compareacute aux siens sur ce sujet Je veux noter iciagrave propos de ses guerres certains aspects particuliers et extraordinairesqui me sont resteacutes en meacutemoire4

2 Son armeacutee eacutetant effrayeacutee par le bruit qui courait agrave propos desforces importantes que le roi Juba se preacuteparait agrave lancer contre lui aulieu drsquoatteacutenuer lrsquoideacutee que ses soldats srsquoen eacutetaient faite et drsquoamoindrir

2Ses Meacutemoires couvrent la peacuteriode 1464-1468 dont le regravegne de Louis XI3Drsquoune ceacutelegravebre famille florentine il entra au service de la France et fut Mareacutechal de

France en 1556 Il mourut de ses blessures au siegravege de Thionville en 15584Selon P Villey ([55] tome II p 728 notice du chap 33) on sait que Montaigne a lu

lrsquoouvrage de Ceacutesar entre le 25 feacutevrier et le 21 juillet 1578 puisque lrsquoexemplaire utiliseacutepar lui comporte ces deux dates eacutecrites de sa main avec sa signature (au museacutee Condeacutede Chantilly)

484 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

les moyens dont disposait lrsquoennemi il les fit rassembler pour les ras-surer et leur donner du courage et prit un parti contraire agrave celui quelrsquoon prend geacuteneacuteralement dans ce cas-lagrave il leur dit qursquoils nrsquoavaient pasbesoin de se renseigner sur les forces de lrsquoennemi qursquoil en avait euconnaissance de faccedilon tregraves sucircre et leur indiqua un nombre deacutepassantde beaucoup et la veacuteriteacute et le bruit qui en courait dans lrsquoarmeacutee Il fiten cela ce que conseille Cyrus dans Xeacutenophon car la tromperie nrsquoapas du tout le mecircme effet quand on trouve un ennemi plus faible qursquoonne lrsquoavait cru et quand on le trouve en reacutealiteacute tregraves fort apregraves avoir cruqursquoil eacutetait faible

3 Il habituait tous ses soldats agrave obeacuteir simplement sans se mecirc-ler de controcircler les plans de leur chef ou mecircme drsquoen parler Il ne lesleur communiquait drsquoailleurs qursquoau moment mecircme de leur exeacutecutionet prenait plaisir srsquoils en avaient deacutecouvert quelque chose agrave changerdrsquoavis sur le champ pour les tromper et dans ce but souvent ayantfixeacute lrsquoeacutetablissement du camp en tel endroit il allait plus loin allongeaitlrsquoeacutetape notamment si le temps eacutetait mauvais et pluvieux

4 Les Helvegravetes au deacutebut de ses guerres en Gaule lui avaientadresseacute une demande pour disposer drsquoun passage agrave travers le territoireromain Deacutecideacute agrave les en empecirccher par la force il leur fit neacuteanmoinsbeau visage et mit agrave profit pour rassembler son armeacutee les quelquesjours de deacutelai qursquoil se donna avant de leur reacutepondre Ces pauvres gensne savaient pas combien il excellait agrave organiser son temps il reacutepegravetesouvent en effet que crsquoest la qualiteacute premiegravere drsquoun chef drsquoarmeacutee quede savoir saisir une occasion agrave point nommeacute de mecircme que la rapiditeacutedrsquoexeacutecution qui dans ses exploits militaires est en veacuteriteacute inouiumle et agravepeine croyable

5 Srsquoil nrsquoeacutetait guegravere soucieux de prendre avantage sur son en-nemi sous couvert drsquoun traiteacute drsquoaccord il nrsquoeacutetait guegravere plus exigeantvis agrave vis de ses soldats agrave qui il ne demandait pas autre chose que dela vaillance et il ne punissait guegravere drsquoautres fautes que la mutinerie etla deacutesobeacuteissance Souvent apregraves ses victoires il lacircchait la bride agrave tousleurs deacutebordements les dispensant pour quelque temps des regravegles dela discipline militaire et disait qursquoil avait des soldats si bien disciplineacutesque mecircme parfumeacutes et sentant le musc ils ne manqueraient pas drsquoallerfurieusement au combat Et de fait il aimait qursquoils fussent richementarmeacutes et leur faisait porter des armures graveacutees doreacutees et argenteacuteesafin que le soin pris agrave lrsquoentretien de leurs armes les rendicirct plus acircpres agravese deacutefendre Quand il leur parlait il les appelait ses compagnons nomque nous utilisons encore Auguste son successeur reacuteforma cela es-

Chapitre 34 ndash Sur les moyens de faire la guerre 485

timant qursquoil lrsquoavait fait dans son inteacuterecirct propre et pour flatter le cœurde ceux qui le suivaient volontairement

En passant le Rhin Ceacutesar eacutetait mon geacuteneacuteral Lucain [45] V289Ici agrave Rome il est mon compagnon

Les complices sont eacutegaux dans le crime

mais que cette faccedilon de faire eacutetait trop basse pour la digniteacute drsquoun em-pereur et geacuteneacuteral drsquoarmeacutee et remit en usage lrsquoapellation de simpleslaquo soldats raquo

6 Ceacutesar mecirclait pourtant agrave cette courtoisie une grande seacuteveacuteriteacutedans leurs punitions Comme la neuviegraveme leacutegion srsquoeacutetait mutineacutee pregravesde Plaisance il la brisa par des mesures ignominieuses bien que Pom-peacutee fucirct alors encore debout et elle ne rentra en gracircce qursquoapregraves bien dessupplications Il les calmait plus par son autoriteacute et son audace que parsa douceur

7 Lagrave ougrave il parle de son passage du Rhin vers lrsquoAllemagne ildit que jugeant indigne du peuple romain de faire traverser son armeacuteesur des navires il fit construire un pont pour passer agrave pied sec Ce futdonc lagrave qursquoil bacirctit ce pont eacutetonnant dont il deacutetaille particuliegraverementla construction car il ne srsquoarrecircte jamais si volontiers dans la narrationde ses actions que pour nous montrer la subtiliteacute de ce qursquoil a imagineacutedans ce genre drsquoouvrages drsquoart

8 Jrsquoai aussi remarqueacute qursquoil fait grand cas de ses exhortationsaux soldats avant le combat et que lagrave ougrave il veut montrer qursquoil a eacuteteacute sur-pris ou pris de court il allegravegue toujours le fait de ne pas mecircme avoireu le loisir de haranguer son armeacutee Avant la grande bataille contrele peuple de Tournai1 laquo Ceacutesar dit-il ayant donneacute les ordres pour lereste se porta au plus vite ougrave le hasard le conduisit pour haranguerses troupes et tombant sur la dixiegraveme leacutegion il nrsquoeut que le tempsde leur dire qursquoils se souviennent de leur courage habituel qursquoils nese laissent pas troubler et de soutenir fermement lrsquoassaut Et commelrsquoennemi nrsquoeacutetait deacutejagrave plus qursquoagrave la porteacutee drsquoun javelot il donna le signalde la bataille puis eacutetant rapidement passeacute agrave un autre endroit pour enencourager drsquoautres il les trouva deacutejagrave engageacutes au combat2 raquo Voilagrave ceqursquoil dit agrave ce sujet en cet endroit De fait son eacuteloquence lui a renduen maints endroits de fiers services et de son temps mecircme ses dis-cours militaires eacutetaient tellement reacuteputeacutes que nombreux eacutetaient ceux

1Ceacutesar ne cite pas cette ville mais parle seulement des Nerviens Crsquoest ce qursquoonappelle la bataille de la Sambre

2Montaigne a traduit ici le passage II 21 du De bello Gallico

486 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

qui dans son armeacutee recueillaient ses harangues crsquoest ainsi que desvolumes en ont eacuteteacute faits qui ont dureacute longtemps apregraves lui Sa faccedilonde parler avait des qualiteacutes particuliegraveres si bien que ses familiers Au-guste entre autres entendant rapporter ce qui en avait eacuteteacute recueilli yreconnaissaient jusqursquoaux phrases et aux mots qui nrsquoeacutetaient pas de lui

9 La premiegravere fois qursquoil sortit de Rome avec une mission of-ficielle il arriva en huit jours pregraves du Rhocircne ayant devant lui danssa voiture un secreacutetaire ou deux qui eacutecrivaient sans cesse et derriegraverelui celui qui portait son eacutepeacutee Et certes mecircme en allant sans srsquoarrecirc-ter on peinerait agrave atteindre cette rapiditeacute avec laquelle toujours victo-rieux ayant deacutelaisseacute la Gaule et poursuivant Pompeacutee jusqursquoagrave Brindesil soumit lrsquoItalie en dix-huit jours revint de Brindes agrave Rome de Romesrsquoen alla au fin fond de lrsquoEspagne ougrave il rencontra de tregraves grandes dif-ficulteacutes dans la guerre contre Affranius et Petreius1 puis au long siegravegede Marseille2 De lagrave il repartit en Maceacutedoine battit lrsquoarmeacutee romaineagrave Pharsale3 et poursuivant toujours Pompeacutee passa en Eacutegypte qursquoilsubjugua DrsquoEacutegypte il srsquoen vint en Syrie et dans le pays du Pont ougraveil combattit Pharnace4 de lagrave il partit pour lrsquoAfrique ougrave il deacutefit Sci-pion et Juba puis revenant encore par lrsquoItalie en Espagne il y deacutefit lesenfants de Pompeacutee

Plus rapide que lrsquoeacuteclair et que la tigresse qui deacutefend ses petitsLucain [45] V405

Tel du sommet drsquoun mont croule un rocher qui plongeVirgile [112] t1 p 583 Lrsquoeau drsquoorage le prend le vent lrsquoarrache il tombe

Ou le temps lrsquoa rongeacute du sourd travail des ans Montagne folle lrsquoeacutelan lrsquoemporte agrave pic il roule aux pentesDanse et traicircne avec soi becirctes hommes et bois

10 Agrave propos du siegravege drsquoAvaricum il dit qursquoil avait lrsquohabitude dese tenir nuit et jour pregraves des ouvriers qursquoil employait Dans toutes lesentreprises importantes il examinait toujours le terrain lui-mecircme et nefit jamais passer son armeacutee en un endroit qursquoil nrsquoeucirct pas deacutejagrave lui-mecircmereconnu Si nous en croyons Sueacutetone quand il entreprit la traverseacuteepour aller en Angleterre il fut le premier agrave sonder les fonds5 Il avait

1Lieutenants de Pompeacutee2Marseille avait pris parti pour Pompeacutee3Ville de Thessalie La ceacutelegravebre bataille eut lieu aux environs en 484Fils de Mithridate Il fut battu en 47 et Ceacutesar eacutecrivit alors au Seacutenat la ceacutelegravebre for-

mule laquo Veni vidi vici raquo5Sueacutetone dit que Ceacutesar avait laquo eacutetudieacute par lui-mecircme les ports la navigation et les

moyens drsquoaborder dans cette icircle raquo ([91] Ceacutesar LVIII) Mais cette affirmation est deacute-

Chapitre 34 ndash Sur les moyens de faire la guerre 487

coutume de dire qursquoil preacutefeacuterait la victoire obtenue par lrsquohabileteacute quepar la force et dans sa guerre contre Petreius et Afranius comme lehasard lui offrait une eacutevidente occasion drsquoavoir lrsquoavantage il la refusadisant qursquoil espeacuterait venir agrave bout des ennemis avec un peu plus detemps mais moins de risque

11 Voilagrave encore un acte eacutetonnant il commanda agrave toute sonarmeacutee de passer une riviegravere agrave la nage sans aucune neacutecessiteacute

Le soldat prend pour courir au combat Lucain [45] IV151La route par laquelle il nrsquoeucirct pas oseacute fuir

Trempeacute il se couvre de ses armes et reacutechauffe en courantSes membres geleacutes par lrsquoeau du torrent

Je le trouve un peu plus prudent et circonspect dans ses entreprisesqursquoAlexandre celui-ci semblait courir agrave toutes forces apregraves les dan-gers comme un torrent impeacutetueux qui cogne et sape sans retenue etsans distinction tout ce qursquoil rencontre

Ainsi lrsquoAufide taureau-torrent qui arrose Horace [36] IVxiv 25Le royaume de Daunus Apulien

Courrouceacute roule et menaceDrsquoinonder horriblement les champs

Alexandre eacutetait drsquoailleurs deacutejagrave agrave lrsquoœuvre dans la fleur de son acircge etles premiegraveres ardeurs de la vie alors que Ceacutesar srsquoy engagea seulementdans lrsquoacircge mucircr et bien avanceacute De plus Alexandre eacutetait drsquoun tempeacutera-ment plus sanguin ardent et coleacutereux et il renforccedilait encore cela parlrsquousage du vin alors que Ceacutesar lui srsquoen abstenait Mais quand la neacute-cessiteacute srsquoen preacutesentait quand il y eacutetait obligeacute il nrsquoy avait personne quificirct meilleur marcheacute de lui-mecircme

12 Quant agrave moi il me semble lire en plusieurs de ses exploitsune certaine deacutetermination agrave se perdre pour eacuteviter la honte drsquoecirctre vaincuLors de la grande bataille contre ceux du pays de Tournai il courut semontrer face agrave lrsquoennemi comme il eacutetait sans bouclier1 quand il vit

mentie par Ceacutesar lui-mecircme qui dit seulement (De bello Gallico IV 21 laquo avant de ten-ter lrsquoentreprise Ceacutesar deacutetache avec un navire de guerre C Volusenus [] Il lui donnecomme instruction de faire une reconnaissance geacuteneacuterale et de revenir au plus vite raquo([24] t I p 111) On voit que Montaigne donne au mot laquo gueacute raquo une extension assezinattendue ndash comme le remarque drsquoailleurs A Lanly ([58] II 394 note 28)

1Ceacutesar lui-mecircme deacuteclare pourtant qursquoil avait pris laquo agrave un soldat des derniers rangsson bouclier raquo (De bello Gallico [24] II 25)

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la tecircte de son armeacutee se disloquer ndash et cela lui est arriveacute plus drsquounefois Ayant entendu dire que ses gens eacutetaient assieacutegeacutes il passa sousun deacuteguisement agrave travers les lignes ennemies pour aller les encoura-ger par sa preacutesence Ayant traverseacute la mer agrave Dirrachium1 avec de bienpetites forces et voyant que le reste de son armeacutee qursquoil avait laisseacuteesous la conduite drsquoAntonius tardait agrave le rejoindre il deacutecida de repas-ser lui-mecircme la mer seul par une grande tempecircte srsquoeacutechappant pouraller reacutecupeacuterer le reste de ses forces car les ports de la cocircte et toute lamer eacutetaient aux mains de Pompeacutee

13 Quant aux coups de main armeacutes il en mena beaucoup dontles risques deacutepassaient ce qui est raisonnable du point de vue militaire quand il entreprit de soumettre le royaume drsquoEacutegypte par exempleavec drsquoaussi faibles moyens ndash et ensuite drsquoaller attaquer les forcesde Scipion et de Juba dix fois plus importantes que les siennes Deshommes comme lui ont eu une confiance surhumaine en leur bonneeacutetoile il disait qursquoil fallait se lancer dans les grandes entreprises plu-tocirct que reacutefleacutechir sur elles

14 Apregraves la bataille de Pharsale comme il avait envoyeacute sonarmeacutee avant lui en Asie et qursquoil passait le deacutetroit de lrsquoHellespontavec un seul vaisseau il rencontra en mer Lucius Cassius et ses dixgros navires de guerre Il eut le courage non seulement de lrsquoattendremais de cingler droit vers lui et le sommer de se rendre ce qursquoilobtint Comme il avait entrepris le terrible siegravege drsquoAleacutesia deacutefenduepar quatre-vingt mille hommes parce que toute la Gaule srsquoeacutetait leveacuteepour lrsquoattaquer et lui faire lever le siegravege avec cent neuf mille cava-liers et deux cent quarante mille fantassins de quelle hardiesse et dequelle aveugle confiance en lui ne fit-il pas preuve en nrsquoabandonnantpas cette entreprise et en osant affronter agrave la fois deux difficulteacutes aussigrandes Et pourtant il les assuma apregraves avoir gagneacute une grande ba-taille contre ceux de lrsquoexteacuterieur il mit bientocirct agrave sa merci ceux qursquoiltenait enfermeacutes Crsquoest ce qui se produisit aussi pour Lucullus au siegravegede Tigranocerte contre le roi Tigrane mais les conditions eacutetaient biendiffeacuterentes eacutetant donneacute le peu drsquoardeur des ennemis auxquels Lucullusavait affaire

15 Je veux noter ici deux eacuteveacutenements exceptionnels et extra-ordinaires agrave propos du siegravege drsquoAleacutesia lrsquoun est que les Gaulois serassemblant pour venir agrave la rencontre de Ceacutesar ayant deacutenombreacute toutesleurs forces deacutecidegraverent en conseil de retrancher une bonne partie decette multitude de crainte qursquoelle ne donne lieu agrave une grande confu-

1Sur la cocircte drsquoIllyrie

Chapitre 34 ndash Sur les moyens de faire la guerre 489

sion Crsquoest quelque chose drsquoineacutedit que cette crainte drsquoecirctre trop nom-breux Mais si on y regarde bien il est assez vraisemblable que lecorps drsquoune armeacutee doit avoir une taille modeacutereacutee maintenue dans cer-taines limites soit agrave cause de la difficulteacute de la nourrir soit pour la dif-ficulteacute de la conduire et de la maintenir en bon ordre Il serait drsquoailleursbien facile de montrer par exemple que ces armeacutees monstrueuses parleur taille nrsquoont jamais fait grand-chose qui vaille

16 Selon ce que Xeacutenophon fait dire agrave Cyrus ce nrsquoest pas lenombre des hommes mais le nombre des hommes braves qui donnelrsquoavantage le reste causant plus de gecircne que de secours Et Baja-zet fonda essentiellement sa reacutesolution de livrer bataille agrave Tamerlancontre lrsquoavis de tous ses lieutenants sur le fait que le tregraves grand nombredes hommes de son ennemi lui donnait bon espoir de les voir tomberdans la confusion Scanderberg1 expert et bon juge en la matiegravere avaitcoutume de dire que dix ou douze mille combattants fidegraveles devaientsuffire agrave un chef de guerre pour garantir sa reacuteputation dans nrsquoimportequelle situation militaire

17 Le deuxiegraveme point qui semble contraire agrave lrsquousage et agrave ladoctrine de la guerre crsquoest que Vercingeacutetorix nommeacute chef et geacuteneacuteralde toutes les parties de la Gaule qui srsquoeacutetaient reacutevolteacutees deacutecida drsquoallersrsquoenfermer dans Aleacutesia Or celui qui commande un pays ne doit jamaissrsquoengager de cette faccedilon sauf en toute derniegravere extreacutemiteacute srsquoil srsquoagit dela derniegravere place qui lui reste et qursquoon ne puisse plus rien espeacuterer fairedrsquoautre que deacutefendre celle-ci Au contraire il doit se maintenir librede ses mouvements pour ecirctre capable de reacutepondre agrave la demande detoutes les parties de son pays

18 Pour en revenir agrave Ceacutesar il devint avec le temps un peuplus calme et plus reacutefleacutechi comme en teacutemoigne son familier Oppius il estimait qursquoil ne pouvait pas mettre en peacuteril lrsquohonneur acquis partant de victoires une seule deacutefaite pouvant le lui faire perdre Crsquoestce que disent les Italiens qui critiquent cette hardiesse teacutemeacuteraire quelrsquoon observe chez les jeunes gens en les appelant laquo bisogni drsquohonore raquondash laquo ceux qui ont un grand besoin drsquohonneur raquo Ils ajoutent que ce grandappeacutetit et ce manque de reacuteputation leur donnent raison de rechercherles honneurs agrave quelque prix que ce soit ndash ce que ne doivent pas faireceux qui en ont deacutejagrave suffisamment obtenus Il peut y avoir quelquejuste modeacuteration dans ce deacutesir de gloire quelque satieacuteteacute dans cet ap-peacutetit comme dans les autres bien des gens se comportent ainsi

1Patriote albanais qui combattit les Turcs dont Montaigne a deacutejagrave parleacute sous le nomde laquo Scanderberch raquo au Livre I chap 1 sect2

490 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

19 Il eacutetait bien loin drsquoavoir les mecircmes scrupules que les anciensRomains qui ne voulaient se preacutevaloir dans leurs guerres que du cou-rage simple et naturel Mais il y mettait pourtant plus de conscienceque nous ne le ferions maintenant et nrsquoapprouvait pas pour autantnrsquoimporte quel moyen drsquoobtenir la victoire Dans la guerre qursquoil menacontre Arioviste1 alors qursquoil eacutetait en train de parlementer avec lui ilse produisit quelque trouble entre les deux armeacutees par la faute de cer-tains cavaliers drsquoArioviste Dans cette agitation Ceacutesar se trouva ecirctreen position de force par rapport agrave ses ennemis mais il ne voulut pasen tirer avantage de peur qursquoon puisse lui reprocher drsquoavoir useacute demauvaise foi dans ces circonstances

20 Il avait lrsquohabitude de porter au combat une riche tenue et decouleur eacuteclatante pour se faire remarquer Il serrait davantage la brideagrave ses soldats et les tenait laquo plus court raquo quand ils eacutetaient au contact delrsquoennemi

21 Pour accuser quelqursquoun de nrsquoecirctre bon agrave rien les anciensGrecs usaient drsquoune expression courante et disaient qursquoil ne savait laquo nilire ni nager raquo Ceacutesar pensait lui aussi que savoir nager eacutetait tregraves utileagrave la guerre et offrait bien des avantages srsquoil devait faire vite il fran-chissait drsquoordinaire agrave la nage les riviegraveres qursquoil rencontrait Car il aimaitvoyager agrave pied comme faisait le grand Alexandre En Eacutegypte il avaiteacuteteacute contraint pour sauver sa vie de monter dans un petit bateau maiscomme quantiteacute de gens lrsquoavaient fait en mecircme temps que lui au pointque le bateau risquait de couler il preacutefeacutera se jeter agrave lrsquoeau et rejoindreagrave la nage sa flotte qui eacutetait pourtant agrave plus de deux cents pas de lagravetenant ses tablettes2 hors de lrsquoeau dans la main gauche et traicircnant sacote drsquoarmes3 avec les dents pour que lrsquoennemi nrsquoen profite pas Ileacutetait pourtant deacutejagrave drsquoun acircge bien avanceacute

22 Jamais aucun chef de guerre nrsquoinspira autant confiance agrave sessoldats Au commencement de ses laquo guerres civiles raquo les centurionssrsquooffrirent agrave payer chacun sur leur bourse un homme drsquoarmes et lesfantassins de le servir agrave leurs frais ceux qui eacutetaient les plus aiseacutes sechargeant aussi drsquoaider les plus neacutecessiteux Feu Monsieur lrsquoAmiral de

1Chef des Suegraveves peuplade germanique eacutetablie drsquoabord entre Rhin et Danube quifranchit le Rhin en 406 pour se reacutepandre jusqursquoen Espagne

2Les Romains eacutecrivaient sur des sortes de planchettes ou laquo tablettes raquo le mot estencore en usage dans lrsquoexpression laquo noter sur ses tablettes raquo

3Sueacutetone parle de son paludamentum manteau de geacuteneacuteral Mais laquo cote drsquoarmes raquoqui est le mot que Montaigne emploie pour le traduire correspond assez bien agrave cela pourson eacutepoque une tunique brodeacutee et deacutecoreacutee aux laquo armes raquo (armoiries) de son possesseuret porteacutee par-dessus le haubert ou cotte de mailles

Chapitre 34 ndash Sur les moyens de faire la guerre 491

Chacirctillon nous fit voir reacutecemment un cas semblable dans nos propresguerres civiles les Franccedilais de son armeacutee prenant sur leur boursepour payer les eacutetrangers qui lrsquoaccompagnaient On ne trouverait guegraveredrsquoexemple drsquoune affection aussi ardente et aussi vive parmi ceux quisuivent lrsquoancienne tradition1 sous les auspices des anciennes lois Lapassion agit sur nous bien plus vivement que la raison Il est pourtantarriveacute au temps de la guerre contre Annibal que suivant lrsquoexempledonneacute par la geacuteneacuterositeacute des Romains dans la ville les soldats et leurschefs aient refuseacute drsquoecirctre payeacutes et on appelait laquo mercenaires raquo dans lecamp de Marcellus2 ceux qui percevaient un salaire

23 Ayant eacuteteacute deacutefaits aupregraves de Dyrrachium les soldats de Ceacutesarvinrent drsquoeux-mecircmes srsquooffrir agrave ecirctre punis et chacirctieacutes si bien qursquoil eutplus agrave les consoler qursquoagrave les reacuteprimander Une seule de ses cohortes3

soutint lrsquoassaut de quatre leacutegions de Pompeacutee pendant plus de quatreheures jusqursquoagrave ce qursquoelle fucirct presque entiegraverement aneacuteantie sous lesflegraveches on en trouva quelque cent trente mille dans la trancheacutee4 Unsoldat du nom de Scaeligva qui commandait agrave lrsquoune des entreacutees srsquoymaintint invaincu avec un œil creveacute lrsquoeacutepaule et la cuisse perceacutees etson eacutecu bosseleacute en deux cent trente endroits5 Il est arriveacute agrave beaucoupde ses soldats faits prisonniers de preacutefeacuterer mourir plutocirct que de vouloirchanger de camp Granius Petronius avait eacuteteacute captureacute par Scipion6 enAfrique ce dernier apregraves avoir fait mourir ses compagnons lui fitsavoir qursquoil lui laissait la vie puisqursquoil eacutetait questeur et donc hommedrsquoun certain rang Petronius reacutepondit que les soldats de Ceacutesar avaientlrsquohabitude drsquoaccorder la vie aux autres non de la recevoir et se tualui-mecircme aussitocirct

24 Il y a une infiniteacute drsquoexemples de leur fideacuteliteacute sans oublierlrsquoaction des assieacutegeacutes de Salone ville qui avait pris le parti de Ceacutesarcontre Pompeacutee agrave cause drsquoun eacuteveacutenement extraordinaire qui srsquoy produi-sit Marcus Octavius dirigeait le siegravege ceux de la ville eacutetaient reacuteduits agravela derniegravere neacutecessiteacute si bien que pour suppleacuteer le manque drsquohommesducirc au fait que la plupart drsquoentre eux eacutetaient blesseacutes ou morts ils avaientaffranchi tous leurs esclaves et qursquoils avaient eacuteteacute contraints de couper

1En drsquoautres termes le parti catholique heacuteritier de la tradition2Geacuteneacuteral romain qui tint longtemps Annibal en eacutechec Cf Tite-Live [105] XXIV

183La dixiegraveme partie drsquoune leacutegion4Sueacutetone [91] Ceacutesar LXVIII5Sueacutetone dit que crsquoeacutetait un centurion et donne seulement laquo cent vingt raquo pour le

nombre de bosses6Metellus Scipion du parti de Pompeacutee qui ne surveacutecut guegravere agrave Petronius

492 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

les cheveux de toutes les femmes pour en faire des cordages pour leursengins de guerre ndash sans parler de lrsquoextrecircme peacutenurie de vivres Et mal-greacute cela ils eacutetaient neacuteanmoins reacutesolus agrave ne jamais se rendre

25 Ce siegravege traicircnant en longueur Octavius eacutetait devenu plusnonchalant et moins attentif agrave son entreprise ils choisirent un joursur le coup de midi et ayant fait ranger femmes et enfants sur la mu-raille pour donner le change ils sortirent en se ruant avec une telleimpeacutetuositeacute sur leurs assieacutegeants qursquoils eurent bientocirct enfonceacute le pre-mier le second puis le troisiegraveme et le quatriegraveme corps de garde etenfin tout le reste firent abandonner leurs trancheacutees aux ennemis etles chassegraverent jusque dans leurs navires Octavius lui-mecircme dut srsquoen-fuir agrave Dyrrachium ougrave eacutetait Pompeacutee

26 Je nrsquoai pas agrave ce jour le souvenir drsquoavoir vu un autre exempledans lequel les assieacutegeacutes battent les assieacutegeants et deviennent maicirctresdu terrain ni qursquoune sortie ait pu aboutir agrave une victoire pleine et entiegraveredans une bataille

Chapitre 35

Sur trois bonnes eacutepouses

1 Il nrsquoy en a pas des quantiteacutes comme chacun sait et notammenten ce qui concerne les devoirs du mariage Car crsquoest lagrave en effet unmarcheacute plein de tant de circonstances eacutepineuses qursquoil est malaiseacute quela volonteacute drsquoune femme puisse srsquoy maintenir longtemps intacte Leshommes quoique leur situation y soit un peu meilleure y ont deacutejagravetrop2 agrave faire

2 La pierre de touche drsquoun bon mariage sa veacuteritable preuvecrsquoest la dureacutee de cette communauteacute si elle a eacuteteacute constamment douceloyale et agreacuteable Agrave notre eacutepoque les eacutepouses font plus volontierseacutetalage de leurs bons services et de la veacuteheacutemence de leur affection agraveleur mari ndash quand celui-ci a disparu Elles cherchent alors agrave donnerau moins un teacutemoignage de leur bonne volonteacute Teacutemoignage tardifet mecircme hors de saison Elle prouvent plutocirct par lagrave qursquoelles ne lesaiment que morts

3 La vie est pleine drsquoagitation fieacutevreuse Le treacutepas drsquoamour etde courtoisie De mecircme que les pegraveres cachent leur affection enversleurs enfants les femmes cachent volontiers leur affection envers leurmari pour conserver une attitude digne et respectable Cette dissimu-lation nrsquoest pas de mon goucirct Elles ont beau srsquoarracher les cheveuxsrsquoeacutegratigner le visage je demande plutocirct agrave lrsquooreille drsquoune femme dechambre ou drsquoun secreacutetaire laquo Comment eacutetaient-ils comment ont-ilsveacutecu ensemble raquo Je me souviens toujours de ce bon mot laquo Drsquoautant

2Dans le texte de 1580 et celui de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on lit ici laquo prou raquo(laquo assez raquo ou laquo beaucoup raquo)

494 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

plus de pleurs que moins de douleur1 raquo Leur faccedilon de rechigner estdeacutetestable pour les vivants et sans importance pour les morts On per-mettrait volontiers des sourires apregraves pourvu qursquoon en ait pendant lavie Nrsquoy a-t-il pas de quoi ressusciter de colegravere si celui qui mrsquoaura cra-cheacute au nez pendant que jrsquoeacutetais en vie vient me leacutecher les pieds quandje nrsquoy suis plus

4 Srsquoil y a quelque honneur agrave pleurer un mari il nrsquoappartientqursquoagrave celles qui leur ont souri que celles qui ont pleureacute durant sa viesourient apregraves sa mort au dehors comme au dedans Ne vous fiez doncpas agrave ces yeux embueacutes agrave cette voix agrave faire pitieacute regardez plutocirct ceport de tecircte ce teint ces joues rebondies sous les grands voiles crsquoestpar ces deacutetails-lagrave qursquoelle parle clairement Il en est peu dont la santeacutenrsquoaille en srsquoameacuteliorant effet qui ne saurait mentir Cette contenanceceacutereacutemonieuse ne regarde pas tant le passeacute que lrsquoavenir crsquoest un gainplus qursquoun solde Dans mon enfance une dame tregraves belle et tregraves hon-necircte qui vit encore veuve drsquoun prince avait dans sa mise un je ne saisquoi de plus qursquoil nrsquoest permis par les regravegles du veuvage Et agrave ceux quile lui reprochaient elle reacutepondait laquo Crsquoest que je ne recherche plus denouvelles amitieacutes et que je nrsquoai pas envie de me remarier raquo

5 Pour ne pas ecirctre tout agrave fait en deacutesaccord avec les habitudesjrsquoai choisi de parler ici de trois femmes qui ont aussi deacuteployeacute leur bonteacuteet leur affection pour entourer la mort de leurs maris Mais ce sont lagravedes exemples quelque peu diffeacuterents ougrave la passion est si forte qursquoelleen arrive agrave mettre un terme agrave la vie

6 Pline le Jeune avait non loin de sa maison en Italie2 un voi-sin terriblement tortureacute par des ulcegraveres qui srsquoeacutetaient manifesteacutes surses laquo parties honteuses raquo Sa femme qui le voyait depuis longtempssouffrir le pria de lui permettre drsquoexaminer de pregraves et librement lrsquoeacutetatde son mal pour pouvoir lui dire plus franchement que quiconque ceqursquoil pouvait en espeacuterer Apregraves avoir obtenu cette permission et lrsquoavoirsoigneusement examineacute elle se rendit compte qursquoil eacutetait impossibleqursquoil pucirct en gueacuterir et que tout ce qursquoil pouvait en attendre crsquoeacutetait detraicircner fort longtemps une vie douloureuse et languissante Aussi luiconseilla-t-elle comme eacutetant le remegravede radical et le plus sucircr de se tuerEt comme elle le trouvait un peu faible pour une action si rude elle luidit laquo Ne pense pas mon ami que les douleurs que je te vois endurerme touchent moins que toi et pour mrsquoen deacutelivrer je vais me servirpour moi-mecircme de cette meacutedecine que je te prescris Je veux trsquoaccom-

1Tacite Annales [100] II lxxvii Mais la citation de Montaigne est inexacte2Source Pline le Jeune Correspondance [38] Livre VI 24

Chapitre 35 ndash Sur trois bonnes eacutepouses 495

pagner dans ta gueacuterison comme je lrsquoai fait dans ta maladie Oublie tescraintes et pense que nous nrsquoeacuteprouverons que du plaisir agrave ce passagequi nous deacutelivrera de ces tourments nous serons heureux en nous enallant ensemble raquo

7 Cela dit et ayant raffermi le courage de son mari elle deacutecidaqursquoils se preacutecipiteraient dans la mer par une fenecirctre de leur logis quiy donnait justement Et pour maintenir jusqursquoau bout cette grande etloyale affection dont elle lrsquoavait entoureacute toute sa vie elle voulut encoreqursquoil meure entre ses bras Mais de peur que ceux-ci la trahissent etque leur eacutetreinte ne vienne agrave se relacirccher agrave cause de la chute et de lapeur elle se fit attacher tregraves eacutetroitement agrave lui par le milieu du corps etabandonna ainsi la vie pour le repos de celle de son mari

8 Cette eacutepouse-lagrave eacutetait de condition modeste Et parmi les gensde cette sorte il nrsquoest pas si rare de rencontrer une action drsquoune excep-tionnelle qualiteacute

Crsquoest chez eux que la Justice Virgile [114] II473Sur la terre a fait ses derniers pas

Les deux autres dont je vais parler sont de condition noble et richendash ougrave les exemples de vertu sont plus rares

9 Arria la femme de Cecinna Paeligtus ancien consul eacutetait lamegravere drsquoune autre Arria femme de Thrasea Paeligtus dont la vertu fut sirenommeacutee du temps de Neacuteron et qui par ce gendre eacutetait la grand-megraverede Fannia (la ressemblance des noms des hommes et des femmes et deleurs destins a induit en erreur plusieurs auteurs) Cecinna Paeligtus ayanteacuteteacute fait prisonnier par les gens de lrsquoEmpereur Claude apregraves la deacutefaitede Scribonianus dont il avait pris le parti sa femme Arria supplia ceuxqui lrsquoemmenaient agrave Rome de la prendre agrave bord de leur navire ougrave elleleur causerait une bien moins grande deacutepense et bien moins de soucisque le grand nombre de personnes dont ils auraient besoin pour servirson mari disant qursquoagrave elle seule elle srsquooccuperait de sa chambre dela cuisine et accomplirait toutes sortes drsquoautres tacircches Mais ils refu-segraverent Alors elle se jeta dans un bateau de pecirccheur qursquoelle loua surle champ et suivit ainsi son mari depuis la Slavonie Quand ils furentarriveacutes agrave Rome un jour en preacutesence de lrsquoempereur Junia veuve deScribonianus srsquoeacutetant approcheacutee drsquoArria familiegraverement agrave cause de laressemblance de leurs destins celle-ci la repoussa brutalement en luidisant laquo Moi te parler ou trsquoeacutecouter alors que Scribonianus a eacuteteacutetueacute pregraves de toi et que tu vis encore raquo Ces paroles avec drsquoautres

496 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

signes firent comprendre agrave ses parents qursquoelle envisageait de se suici-der parce qursquoelle ne pouvait pas supporter le triste sort de son mariEt Thrasea son gendre la supplia de ne pas mettre fin agrave ses jourslui disant laquo Quoi Si mon sort eacutetait semblable agrave celui de Cecinnavoudriez-vous que ma femme votre fille en ficirct de mecircme ndash Commentdonc si je le voudrais reacutepondit Arria oui oui je le voudrais si elleavait veacutecu aussi longtemps et en aussi bon accord avec toi que monmari et moi raquo

10 Ces paroles augmentaient le souci que lrsquoon se faisait pourelle et faisaient qursquoon surveillait de plus pregraves sa conduite Un jourapregraves avoir dit agrave ceux qui veillaient sur elle laquo Vous aurez beau fairevous pouvez bien me faire mourir plus mal mais vous ne pourrez pasmrsquoempecirccher de mourir raquo Et srsquoeacutelanccedilant brutalement de la chaise surlaquelle elle eacutetait assise elle se jeta de toutes ses forces la tecircte la pre-miegravere contre le mur voisin sous le coup elle tomba de tout son longeacutevanouie et gravement blesseacutee Apregraves qursquoon lrsquoeut fait revenir agrave elleavec bien des difficulteacutes elle deacuteclara laquo Je vous disais bien que sivous me refusiez une faccedilon commode de me tuer jrsquoen trouverais uneautre si malaiseacutee qursquoelle fucirct raquo

11 Et voici comment finit une vertu aussi admirable Son mariPaeligtus nrsquoayant pas le courage suffisant pour se donner lui-mecircme lamort agrave laquelle la cruauteacute de lrsquoempereur le contraignait un beau jourapregraves avoir drsquoabord employeacute les raisonnements et les exhortations ap-proprieacutes au conseil qursquoelle lui donnait en ce sens elle prit le poignardqursquoil portait et le tenant agrave la main elle dit en conclusion de son ex-hortation laquo Fais ainsi Paeligtus raquo et au mecircme instant srsquoen eacutetant donneacuteun coup mortel dans la poitrine et lrsquoarrachant de sa plaie elle le luipreacutesenta pendant qursquoelle se mourait avec ces nobles geacuteneacutereuses etimmortelles paroles laquo Paeligte non dolet raquo Elle nrsquoeut le temps que dedire ces trois mots drsquoune si grande profondeur laquo Tiens Paeligtus celane fait pas mal raquo

Quand Arria la chaste preacutesenta agrave Paeligtus le glaiveMartial [50] I14 Qursquoelle venait de retirer de son sein

laquo Crois-moi dit-elle ce coup ne me fit point de malMais celui que tu vas te porter me fait deacutejagrave souffrir raquo

12 Les paroles drsquoArria sont bien plus vivantes dans leur formeoriginale1 et mecircme drsquoun sens plus riche Car les plaies la mort de

1Celles que rapporte Pline au sect 11

Chapitre 35 ndash Sur trois bonnes eacutepouses 497

son mari et la sienne tout cela ne pouvait guegravere ecirctre douloureux pourelle qui en avait eacuteteacute la conseillegravere et lrsquoinspiratrice mais apregraves avoiraccompli cette noble et courageuse entreprise pour le seul bien de sonmari crsquoest encore de lui qursquoelle se preacuteoccupe dans le dernier acte de savie en cherchant agrave lui ocircter la crainte de la suivre dans la mort Paeligtusse frappa aussitocirct avec ce mecircme glaive et peut-ecirctre honteux agrave monavis drsquoavoir eu besoin drsquoun si cher et si preacutecieux enseignement

13 Pompeia Paulina jeune romaine et dame de tregraves noble fa-mille avait eacutepouseacute Seacutenegraveque alors qursquoil eacutetait deacutejagrave tregraves acircgeacute1 Neacuteron sonlaquo cher raquo disciple lui envoya ses sbires pour lui signifier sa condam-nation agrave mort Cela se passait ainsi quand les empereurs romainsde cette eacutepoque avaient condamneacute un homme de qualiteacute ils lui fai-saient transmettre par leurs officiers lrsquoordre de choisir la mort qui luiconvenait dans tel ou tel deacutelai qursquoils lui fixaient selon le degreacute deleur colegravere tantocirct tregraves court tantocirct plus long lui fixant un terme pourqursquoil puisse reacutegler auparavant ses affaires mais quelquefois aussi luien ocirctant la possibiliteacute par la briegraveveteacute du deacutelai et si le condamneacute reacute-sistait agrave leur ordre ils envoyaient des gens capables de lrsquoexeacutecuter soiten lui tranchant les veines des bras et des jambes soit en le forccedilantagrave avaler du poison Mais les gens drsquohonneur nrsquoattendaient pas drsquoenarriver agrave cette extreacutemiteacute et se servaient de leurs propres meacutedecins etchirurgiens pour cela

14 Seacutenegraveque eacutecouta les sbires de Neacuteron avec un visage tranquilleet ferme et ensuite demanda du papier pour faire son testament Celalui ayant eacuteteacute refuseacute par le chef il se tourna vers ses amis et leur dit laquo Puisque je ne puis vous laisser autre chose en reconnaissance de ceque je vous dois je vous laisse au moins ce que jrsquoai de plus beau agravesavoir le souvenir de mon caractegravere et de ma vie que je vous de-mande de conserver dans votre meacutemoire pour que de cette faccedilon vousvous fassiez la reacuteputation de sincegraveres et veacuteritables amis raquo Et en mecircmetemps tantocirct il calmait par de douces paroles les souffrances qursquoil lesvoyait endurer tantocirct il enflait sa voix pour les morigeacutener laquo Ougrave sontles beaux preacuteceptes de la philosophie Que sont devenues les provi-sions que nous avons faites pendant tant drsquoanneacutees contre les coups dusort La cruauteacute de Neacuteron nous eacutetait-elle inconnue Que pouvions-nous attendre de quelqursquoun qui a tueacute sa megravere et son fregravere sinon qursquoilficirct encore mourir son preacutecepteur celui qui lrsquoa eacuteleveacute et eacuteduqueacute raquo

15 Ayant ainsi parleacute agrave tous il se tourne vers sa femme et lrsquoen-laccedilant eacutetroitement alors que son cœur et ses forces deacutefaillaient sous

1Ce passage est inspireacute de Tacite Annales [100] XV 62-64

498 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

le poids de la douleur il la pria de supporter avec plus de couragecet accident par amour pour lui Il lui dit que lrsquoheure eacutetait venue demontrer non plus par des raisonnements et des discours mais par desactes le fruit qursquoil avait tireacute de ses eacutetudes qursquoil ne faisait aucun douteqursquoil accueillait la mort non seulement sans douleur mais mecircme avecalleacutegresse laquo Crsquoest pourquoi mon amie dit-il ne la deacuteshonore pas partes larmes ne te donne pas lrsquoair de mrsquoaimer plus que ma reacuteputation apaise ta douleur et console-toi avec ce que tu as connu de moi et demes actes et poursuis le reste de ta vie avec les honnecirctes occupationsauxquelles tu trsquoadonnes raquo

16 Paulina ayant un peu repris ses esprits et la qualiteacute de soncourage ayant eacuteteacute renforceacutee par un grand eacutelan drsquoaffection reacutepondit laquo Non Seacutenegraveque je ne vous laisserai pas sans ma compagnie dans descirconstances aussi graves je ne veux pas que vous puissiez penserque les vertueux exemples de votre vie ne mrsquoaient pas appris agrave bienmourir Et quand le pourrais-je mieux et plus dignement et plus selonmon greacute qursquoavec vous Soyez-en certain je partirai en mecircme tempsque vous raquo

17 Alors Seacutenegraveque appreacuteciant comme il se doit la deacutecision sibelle et si fiegravere de sa femme et aussi drsquoecirctre libeacutereacute du souci de la lais-ser apregraves sa mort agrave la merci de ses ennemis et soumise agrave leur cruauteacutelui dit laquo Je trsquoavais conseilleacute Paulina sur ce qui servirait le mieuxagrave conduire heureusement ta vie Tu preacutefegraveres donc mourir dans lrsquohon-neur Je ne mrsquoy opposerai pas Que la fermeteacute et la reacutesolution soientles mecircmes pour notre commune fin mais la beauteacute et la gloire sontplus grandes pour toi raquo

18 Apregraves cela on leur coupa en mecircme temps les veines desbras Mais comme celles de Seacutenegraveque durcies par le grand acircge au-tant que par sa vie tregraves sobre laissaient couler le sang trop faiblementet trop lentement il ordonna qursquoon lui coupacirct aussi les veines descuisses et de peur que le tourment que cela lui causait nrsquoattendricirct lecœur de sa femme autant que pour se libeacuterer lui-mecircme de lrsquoafflictionqursquoil ressentait de la voir en si piteux eacutetat apregraves avoir tregraves amoureuse-ment pris congeacute drsquoelle il la pria de permettre qursquoon lrsquoemportacirct en unechambre voisine ce qui fut fait Mais toutes ces incisions eacutetant encoreinsuffisantes pour le faire mourir il demanda agrave Statius Anneus sonmeacutedecin de lui administrer un poison Or celui-ci nrsquoeut guegravere drsquoeffetlui non plus car du fait de la faiblesse et de la roideur de ses membresil ne put parvenir jusqursquoau cœur

Chapitre 35 ndash Sur trois bonnes eacutepouses 499

19 On lui fit donc en plus preacuteparer un bain tregraves chaud Et sen-tant alors sa fin prochaine tant qursquoil eut du souffle il continua agrave tenirde tregraves beaux propos sur lrsquoeacutetat dans lequel il se trouvait que ses secreacute-taires recueillirent tant qursquoils purent entendre sa voix Et ses derniegraveresparoles sont resteacutees longtemps ceacutelegravebres dans la meacutemoire des hommes(crsquoest drsquoailleurs une perte terriblement facirccheuse qursquoelles ne soient par-venues jusqursquoagrave nous) Sentant venir ses derniers moments il prit delrsquoeau du bain toute sanglante et srsquoen aspergea la tecircte en disant laquo Jevoue cette eau agrave Jupiter le libeacuterateur raquo

20 Averti de tout cela Neacuteron craignant qursquoon lui reproche lamort de Paulina qui appartenait agrave la bonne socieacuteteacute romaine et enverslaquelle il nrsquoavait pas drsquoinimitieacute particuliegravere envoya preacutecipitammentdes gens pour panser ses blessures Ce fut fait sans mecircme qursquoelle srsquoenaperccedilucirct eacutetant deacutejagrave agrave demi morte et sans connaissance Et si elle a veacutecudepuis contre son greacute ce fut tregraves honorablement et conformeacutement agrave laqualiteacute de son caractegravere montrant par la pacircleur de son visage combiensa vie srsquoeacutetait eacutecouleacutee par ses blessures

21 Voilagrave mes trois histoires vraies que je trouve aussi belleset tragiques que celles que nous inventons nous-mecircmes pour plaireau public Et je mrsquoeacutetonne que ceux qui srsquoadonnent agrave cela nrsquoaient paslrsquoideacutee de chercher plutocirct dans les dix mille tregraves belles histoires que lrsquoontrouve dans les livres ils en auraient moins de peine et on en tireraitplus de plaisir et de profit Et celui qui voudrait en faire une œuvredrsquoensemble dont toutes les parties se tiendraient entre elles nrsquoauraitbesoin drsquoy apporter que la liaison comme on le fait pour souder entreeux des meacutetaux diffeacuterents Il pourrait entasser de cette faccedilon quantiteacutedrsquoeacuteveacutenements de toutes sortes en les arrangeant et en les diversifiantselon que la reacuteussite de lrsquoouvrage le demanderait agrave peu pregraves commeOvide a cousu et agenceacute ses laquo Meacutetamorphoses raquo agrave partir drsquoun grandnombre de fables diverses

22 Dans le dernier couple dont jrsquoai parleacute il est encore inteacuteres-sant de remarquer que si Paulina offre volontiers de quitter la vie pourlrsquoamour de son mari son mari avait autrefois quitteacute la mort par amourpour elle Nous ne voyons pas grand eacutequilibre dans cet eacutechange Maisen fonction de ses opinions stoiumlciennes je crois qursquoil pensait pour-tant avoir autant fait pour elle en prolongeant sa vie en sa faveur quesrsquoil eacutetait mort pour elle Dans lrsquoune des lettres qursquoil eacutecrivit agrave Luciliusil raconte drsquoabord comment la fiegravevre lrsquoayant pris agrave Rome il montasoudain en voiture pour une maison qursquoil avait agrave la campagne contrelrsquoavis de sa femme qui voulait lrsquoen empecirccher et agrave qui il avait reacutepondu

500 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

que la fiegravevre qui le tenait nrsquoeacutetait pas celle du corps mais du lieu Puisil poursuit ainsi

23 laquo Elle me laissa partir avec force recommandations pourma santeacute Or moi qui sais que sa vie est toute en moi je mrsquooccupedrsquoabord de moi pour mrsquooccuper drsquoelle le privilegravege de la vieillessequi me rend plus ferme et plus reacutesolu pour certaines choses srsquoeffacequand je me souviens que dans ce vieillard il y une jeune personne agravequi je suis neacutecessaire Puisque je ne puis lrsquoamener agrave mrsquoaimer plus cou-rageusement elle mrsquoamegravene agrave mrsquoaimer moi-mecircme avec plus de soinCrsquoest qursquoil faut bien conceacuteder quelque chose aux affections veacuteritableset parfois mecircme si les circonstances nous poussent en sens contraireil faut rappeler la vie mecircme si cela est peacutenible il faut arrecircter avec sesdents lrsquoacircme precircte agrave srsquoenvoler1 puisque la regravegle de vie pour les gensde bien ce nrsquoest pas vivre aussi longtemps qursquoil leur plaicirct mais aussilongtemps qursquoils le doivent Celui qui nrsquoa pas assez drsquoestime enverssa femme ou un ami pour vouloir prolonger sa vie et qui srsquoacharne agravemourir est trop faible et trop deacutelicat il faut que lrsquoacircme sache srsquoimpo-ser cela quand lrsquointeacuterecirct des nocirctres lrsquoexige Il faut parfois nous deacutevouerpour nos amis et quand nous voudrions mourir pour nous y renoncerpour eux

24 laquo Crsquoest une preuve de noblesse de cœur que de revenir versla vie en consideacuteration drsquoautrui comme lrsquoont montreacute plusieurs grandspersonnages Et crsquoest un trait de sagesse remarquable que de conserverla vieillesse (dont le plus grand avantage reacuteside dans une certaine non-chalance envers sa dureacutee avec un plus grand courage et un plus granddeacutedain envers la vie) si lrsquoon sent que cela peut ecirctre doux agreacuteable etprofitable agrave quelqursquoun que lrsquoon aime beaucoup On en reccediloit drsquoailleursune tregraves plaisante reacutecompense est-il rien de plus doux en effet quedrsquoecirctre si cher agrave sa femme que par eacutegard pour elle on en devienneplus cher agrave soi-mecircme Ainsi ma Paulina mrsquoa-t-elle communiqueacute nonseulement sa crainte mais a aussi susciteacute la mienne Il ne mrsquoa pas suffi

de consideacuterer avec quelle fermeteacute je pourrais mourir jrsquoai aussi consi-deacutereacute combien elle pourrait avoir de peine agrave supporter cela Je me suisdonc obligeacute agrave vivre et crsquoest quelquefois faire preuve de magnanimiteacuteque de vivre raquo Voilagrave ses propres mots excellents comme le fut saconduite

1laquo acircme raquo est ici le souffle vital aussi sens premier du mot latin laquo anima raquo Je conservela jolie expression de Montaigne en la deacuteveloppant un peu

Chapitre 36

Sur les hommes les pluseacuteminents

1 Si lrsquoon me demandait de faire un choix parmi tous les hommesqui sont venus agrave ma connaissance je crois qursquoil y en a trois que jemettrais au-dessus des autres Lrsquoun est Homegravere Non qursquoAristote ouVarron par exemple ne fussent peut-ecirctre aussi savants que lui il estmecircme possible que dans son art Virgile lui soit comparable Je laissejuges de cela ceux qui les connaissent tous les deux Moi qui nrsquoenconnais qursquoun je puis seulement dire que de mon point de vue je necrois pas que les Muses elles-mecircmes pourraient aller plus loin que leRomain

Il chante sur sa lyre les vers drsquoApollon Properce [80]II xxxiv 79Quand celui-ci touche de ses doigts sa lyre

2 Toutefois dans ce jugement il ne faudrait pas oublier quecrsquoest principalement drsquoHomegravere que Virgile tire son savoir-faire quecrsquoest son guide et son maicirctre drsquoeacutecole Et qursquoun seul eacuteleacutement de lrsquoIliadea suffi pour donner corps et substance agrave cette grande et divine EacuteneacuteideMais ce nrsquoest pas tout jrsquoajoute agrave ses meacuterites plusieurs autres particu-lariteacutes qui me rendent ce personnage admirable et le placent presqueau-dessus de la condition humaine Et en veacuteriteacute je me suis souventeacutetonneacute que lui qui a creacuteeacute plusieurs deacuteiteacutes et les a fait accepter de par lemonde rien que par son autoriteacute nrsquoait pas lui-mecircme eacuteteacute placeacute parmiles dieux

502 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

3 Eacutetant aveugle et pauvre ayant veacutecu avant que les sciencesfussent constitueacutees agrave partir drsquoobservations sucircres et doteacutees de regravegles illes a pourtant si bien connues que tous ceux qui se sont mis en devoirdepuis de fonder des socieacuteteacutes de conduire des guerres et drsquoeacutecrire soitsur la religion soit sur la philosophie se sont servis de lui comme drsquounmaicirctre absolu de la connaissance universelle et ont traiteacute ses livrescomme une peacutepiniegravere pour toutes sortes de savoirs Il nous enseignemieux que Chrysippe et Crantor

Ce qui est bien ou honteux utile ou nonHorace [34] III 3

Ou comme le dit cet autre

Dans ses livres comme agrave une source ineacutepuisableOvide [66] III9 v 25 Les legravevres des poegravetes boivent les eaux du mont Pieacuterus

Et cet autre encore

Ajoutez-y les compagnons des Muses parmi lesquels HomegravereLucregravece [46]III 1050 Lrsquoincomparable srsquoest eacuteleveacute jusqursquoaux astres

Cet autre enfin

Source abondante ougrave la posteacuteriteacuteManilius [49]II 8 A puiseacute ses chants

Sans craindre de diviser en mille ruisseletsCette richesse drsquoun seul homme

4 Crsquoest contre lrsquoordre de la Nature qursquoil a produit la plus belleœuvre qui puisse ecirctre car agrave la naissance les choses sont drsquoordinaire im-parfaites elles se deacuteveloppent et se fortifient en srsquoaccroissant Crsquoestlui qui a rendu mucircrs parfaits et accomplis degraves leur naissance la poeacutesieet plusieurs autres arts Crsquoest la raison pour laquelle on peut lrsquoappelerle premier et le dernier des poegravetes suivant le beau teacutemoignage quelrsquoAntiquiteacute nous a laisseacute de lui nrsquoayant eu personne agrave imiter per-sonne nrsquoa jamais pu lrsquoimiter Ses mots selon Aristote sont les seulsqui soient agrave la fois mouvement et action ce sont les seuls qui aientveacuteritablement de la substance

5 Alexandre le Grand ayant trouveacute dans les objets ayant appar-tenu agrave Darius un coffret preacutecieux ordonna qursquoon le lui reacuteservacirct poury loger son Homegravere disant que crsquoeacutetait le meilleur conseiller et le plus

Chapitre 36 ndash Sur les hommes les plus eacuteminents 503

digne de foi pour ses affaires militaires Crsquoest pour la mecircme raisonque Cleacuteomegravene1 fils drsquoAlexandridas dit que crsquoeacutetait le poegravete des Laceacute-deacutemoniens parce que tregraves bon maicirctre dans lrsquoart militaire Cette reacutepu-tation exceptionnelle et unique lui est resteacutee jusque dans le jugementde Plutarque disant que crsquoest le seul auteur au monde dont on nrsquoestjamais rassasieacute ni deacutegoucircteacute toujours diffeacuterent aux yeux de ses lecteurset se renouvelant sans cesse et faisant toujours preuve de nouveaux at-traits Ce fantasque drsquoAlcibiade ayant demandeacute agrave quelqursquoun de lettreacuteun livre drsquoHomegravere le souffleta parce qursquoil nrsquoen avait point ndash commequelqursquoun qui deacutecouvrirait qursquoun de nos precirctres nrsquoa pas de breacuteviaireXeacutenophane2 se plaignait un jour agrave Hieacuteron tyran de Syracuse de ceqursquoil eacutetait si pauvre qursquoil nrsquoavait pas de quoi nourrir deux serviteurslaquo Eh quoi lui reacutepondit-il Homegravere qui eacutetait beaucoup plus pauvre quetoi en nourrit plus de dix mille tout mort qursquoil est raquo Nrsquoeacutetait-ce pasaussi ce que voulait dire Panaeligtius3 quand il appelait Platon laquo lrsquoHo-megravere des philosophes raquo

6 Cela dit quelle gloire peut se comparer agrave la sienne Il nrsquoestrien qui soit demeureacute aussi vivant dans la bouche des hommes que sonnom et celui de ses ouvrages rien drsquoaussi connu et drsquoaussi courantque Troie Heacutelegravene et ses guerres ndash qui nrsquoont peut-ecirctre jamais eu lieu Nous donnons encore agrave nos enfants des noms qursquoil a forgeacutes il y a plusde trois mille ans Qui ne connaicirct en effet Hector et Achille Ce nesont pas seulement certaines familles en particulier mais la plupart despeuples qui se cherchent des origines dans ce qursquoil a imagineacute4 Ma-homet deuxiegraveme du nom empereur des Turcs eacutecrivait agrave notre PapePie II laquo Je mrsquoeacutetonne de voir comment les Italiens se dressent contremoi attendu que nous avons chez les Troyens une origine communeet que jrsquoai comme eux lrsquointention de venger le sang drsquoHector sur lesGrecs qursquoils essaient pourtant de favoriser contre moi raquo Nrsquoest-ce pasune noble comeacutedie dans laquelle les rois les Eacutetats et les empereursjouent toujours leurs rocircles depuis tant de siegravecles et agrave laquelle lrsquouni-vers entier sert de theacuteacirctre Le lieu de sa naissance donna matiegravere agrave

1Cleacuteomegravene Ier qui a veacutecu entre -519 et -5402Xeacutenophane de Colophon (Asie Mineure) philosophe grec de lrsquoeacutecole drsquoEacuteleacutee qui

veacutecut au -VIe s laquo Il deacutenonccedila surtout le caractegravere anthropomorphique et immoral de larepreacutesentation des dieux chez Homegravere et Heacutesiode raquo (drsquoapregraves le dict Petit Robert desnoms propres)

3Philosophe stoiumlcien qui veacutecut agrave Athegravenes vers 180-110 av J-C4Outre le poegraveme de Virgile lrsquoEacuteneacuteide qui eacutetablit une origine troyenne pour Rome

on peut citer la Franciade de Ronsard qui fait drsquoun soi-disant Francus fils drsquoHectorlrsquoancecirctre des Franccedilais

504 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

discussion entre sept villes grecques tant son obscuriteacute mecircme lui va-lut drsquohonneur Smyrne Rhodes Colophon Salamine Chios ArgosAthegravenes

7 Le second personnage est pour moi Alexandre le Grand Eneffet lrsquoacircge auquel il commenccedila ses conquecirctes le peu de moyens aveclequel il reacutealisa un projet aussi ambitieux que le sien lrsquoautoriteacute qursquoilacquit degraves son enfance aupregraves des chefs qui le suivirent les plus grandset les plus aguerris du monde la chance extraordinaire dont le destinle gratifia et favorisa ses projets fort risqueacutes et que je pourrais mecircmequalifier de teacutemeacuteraires

Renversant tout ce qui est obstacle agrave son ambitionLucain [45] I149 Et heureux de se faire un chemin dans les ruines

Avoir agrave lrsquoacircge de trente trois ans traverseacute victorieux toute la terrehabitable et en une demi-vie avoir atteint tout ce que peut la naturehumaine tout cela fait une grandeur telle qursquoon ne peut envisagerce qursquoeucirct eacuteteacute sa dureacutee leacutegitime et les progregraves continuels de sa vertucomme de son heureux destin jusqursquoagrave un terme normal sans ima-giner quelque chose de veacuteritablement surhumain Il a fait naicirctre deses soldats tant de branches royales laissant apregraves sa mort le mondeen partage agrave quatre successeurs simples chefs de son armeacutee dont lesdescendants se sont maintenus si longtemps en conservant leurs pos-sessions Il y avait en lui tant de vertus excellentes justice tempeacute-rance geacuteneacuterositeacute respect de la parole donneacutee amour envers les sienshumaniteacute envers les vaincus que son caractegravere ne semble en veacuteriteacuteavoir meacuteriteacute aucun reproche ndash seulement certains de ses actes en par-ticulier rares et extraordinaires Mais il est impossible de conduire desi grandes entreprises en respectant les regravegles de la justice des genscomme lui doivent ecirctre jugeacutes sur lrsquoensemble et lrsquoobjectif ultime deleurs actions La ruine de Thegravebes1 le meurtre de Meacutenandre2 et du meacute-decin drsquoEphestion de tant de prisonniers perses drsquoun seul coup drsquounetroupe de soldats indiens (et malgreacute la parole donneacutee) des Cosseacuteiensjusqursquoaux petits enfants voilagrave des actes difficiles agrave excuser

8 En ce qui concerne Clytus3 sa faute fut expieacutee au-delagrave deson importance et cet acte teacutemoigne aussi bien que tout autre de

1Alexandre ravagea Thegravebes en 335 mais eacutepargna Athegravenes2Il ne srsquoagit pas ici du poegravete du mecircme nom Ces meurtres sont relateacutes par Quinte-

Curce [83] I 173Compagnon drsquoAlexandre il avait oseacute critiquer celui-ci en faisant lrsquoeacuteloge de son

pegravere Alexandre qui eacutetait ivre le tua et le regretta amegraverement par la suite

Chapitre 36 ndash Sur les hommes les plus eacuteminents 505

ce que la complexion naturelle drsquoAlexandre eacutetait entiegraverement tourneacuteevers la bonteacute On a judicieusement dit de lui qursquoil tenait de la Natureses vertus et de sa destineacutee ses deacutefauts Quant au fait qursquoil eacutetait unpeu vantard qursquoil ne supportait guegravere drsquoentendre parler de lui en malet au fait qursquoil fit jeter eacutetant dans les Indes ses mangeoires ses armeset ses mors ndash tout cela me semble pouvoir ecirctre rapporteacute agrave son acircge etagrave lrsquoeacutetonnante reacuteussite de son destin Que lrsquoon considegravere aussi drsquoautrepart ses tregraves nombreuses vertus militaires son seacuterieux sa preacutevoyanceson endurance sa discipline sa subtiliteacute sa magnanimiteacute sa reacutesolu-tion sa reacuteussite dans tout cela mecircme si lrsquoautoriteacute drsquoAnnibal ne nouslrsquoavait appris il a eacuteteacute le premier entre les hommes Et que dire des raresbeauteacutes et qualiteacutes de sa personne qui allaient jusqursquoau miracle1 ceport de tecircte ce maintien veacuteneacuterable dans un visage aussi jeune au teintvermeil et eacuteclatant

Ainsi ruisselant des eaux de lrsquoOceacutean Lucifer Virgile [112]VIII 589-591Que Veacutenus cheacuterit entre tous montre sa face

Et dissipe les teacutenegravebres de la nuit

9 Ajoutons encore lrsquoexcellence de son savoir et de ses capaci-teacutes la dureacutee et la grandeur de sa gloire pure nette exempte de deacutefautset de haine et le fait que longtemps encore apregraves sa mort ce fut unecroyance religieuse de penser que les meacutedailles agrave son effigie portaientbonheur agrave ceux qui les arboraient qursquoil y a plus de rois et de princesqui ont raconteacute ses exploits que drsquohistoriens qui ont raconteacute les ex-ploits de tout autre roi ou prince que ce soit qursquoagrave preacutesent encoreles Mahomeacutetans qui meacuteprisent toutes les autres histoires acceptentla sienne et lrsquohonorent par un privilegravege speacutecial Si lrsquoon rassemble toutcela il faut bien admettre que jrsquoai eu raison de le preacutefeacuterer agrave Ceacutesar lui-mecircme qui est le seul pour lequel jrsquoai pu un instant heacutesiter dans monchoix Il est indeacuteniable qursquoil y a une plus grande part personnelle dansles exploits de Ceacutesar et une plus grande intervention du sort dans ceuxdrsquoAlexandre Ils ont fait plusieurs choses qui se valent et peut-ecirctrequelques-unes des plus grandes pour Ceacutesar Ce furent deux torrentsqui ravagegraverent le monde ccedilagrave et lagrave

Comme de toutes parts le feu prend dans un bois Virgile [112]XII vv521-525

Une aride forecirct ougrave le laurier creacutepite Comme deacutevalent eacutecumants et grondants

1Le texte de 1580 comportait ici laquo car on tient entre autres choses que sa sueurproduisoit une tres douce et souefve odeur raquo Cette laquo preacutecision raquo a disparu ensuite

506 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

Des torrents vers la plaine et qui sur leur passageSrsquoen vont tout deacutevastant

Mais si lrsquoambition de Ceacutesar avait en soi plus de modeacuteration ellenrsquoen a pas moins causeacute tant de malheurs degraves lors qursquoelle a viseacute agrave laruine de son propre pays et causeacute tant de deacutesastres dans le mondeque tout bien peseacute je ne peux faire autrement que de pencher du cocircteacutedrsquoAlexandre

10 Le troisiegraveme personnage et le plus eacuteminent de tous agrave monavis crsquoest Epaminondas Il est loin drsquoavoir connu autant la gloire queles autres ndash mais la gloire nrsquoest pas ici un eacuteleacutement deacuteterminant De lareacutesolution et de la vaillance non celles que lrsquoambition aiguise maiscelles que la sagesse et la raison peuvent enraciner dans une acircme bienfaite il en avait autant qursquoon peut lrsquoimaginer Il a donneacute agrave mon avisautant de preuves de sa valeur qursquoAlexandre lui-mecircme ou mecircme queCeacutesar Si ses exploits guerriers nrsquoont eacuteteacute ni aussi nombreux ni aussi re-marqueacutes ils ne laissent pourtant pas agrave bien les consideacuterer dans toutesleurs circonstances drsquoecirctre aussi importants et deacutecisifs et teacutemoignentdrsquoautant de hardiesse et de science militaire Les Grecs lui ont faitcet honneur indiscutable de le nommer laquo le premier drsquoentre eux raquo etecirctre le laquo premier des Grecs raquo nrsquoest-ce pas aussi ecirctre laquo le premier dumonde raquo Quant agrave son savoir et agrave ses capaciteacutes on peut encore au-jourdrsquohui citer ce jugement ancien disant que laquo jamais homme ne sutautant et parla si peu de lui raquo Il faisait en effet partie de lrsquoeacutecole1 Py-thagoricienne et nul ne parla jamais mieux que lui en public crsquoeacutetaitun excellent orateur tregraves convaincant

11 En ce qui concerne son caractegravere et sa morale il a surpasseacutede tregraves loin tous ceux qui se sont jamais mecircleacutes des affaires publiquesCar en ce domaine qui doit ecirctre celui que lrsquoon considegravere avant tout quiseul indique vraiment ce que nous sommes et auquel je donne autantdrsquoimportance qursquoagrave tous les autres pris ensemble il ne le cegravede agrave aucunphilosophe et mecircme pas agrave Socrate Chez cet homme-lagrave lrsquohonnecircteteacuteest une qualiteacute personnelle dominante uniforme et incorruptible etpar rapport agrave elle chez Alexandre elle semble infeacuterieure incertainevariable faible et fortuite

12 Dans lrsquoAntiquiteacute on a consideacutereacute qursquoen examinant par le menutous les autres grands capitaines on trouvait en chacun quelque qua-liteacute particuliegravere qui lrsquoavait rendu illustre Mais en celui-ci seulement

1Le mot laquo secte raquo a pris aujourdrsquohui un sens tellement peacutejoratif qursquoil vaut mieuxlrsquoeacuteviter ici

Chapitre 36 ndash Sur les hommes les plus eacuteminents 507

on trouve une vertu pleine et entiegravere et constante qui ne laisse rienagrave deacutesirer dans tous les aspects de la vie humaine publique ou pri-veacutee en temps de paix comme en temps de guerre qursquoil srsquoagisse devivre ou de mourir glorieusement Je ne connais aucun caractegravere nidestin drsquohomme que je regarde avec autant de respect et drsquoaffectionIl est bien vrai que son obstination agrave demeurer pauvre je la trouve enquelque faccedilon excessive telle qursquoelle est deacutepeinte par ses meilleursamis Et que cette faccedilon de se comporter pourtant noble et tout agrave faitdigne drsquoadmiration je la trouve un peu difficile agrave suivre pour moi etmecircme simplement agrave envisager sous la forme qursquoelle avait prise chezlui

13 Seul Scipion Emilien si on lui attribuait une fin aussi fiegravereet admirable et une connaissance des sciences aussi profonde et uni-verselle pourrait faire jeu eacutegal avec lui Ocirc quelle deacuteception mrsquoa causeacuteele temps en nous enlevant1 justement et parmi les premiegraveres ces deuxvies les plus nobles qursquoil y eucirct dans lrsquoœuvre de Plutarque celles deces deux personnages qui de lrsquoavis de tous furent lrsquoun le premier desGrecs lrsquoautre des Romains Quelle matiegravere et quel ouvrier

14 Srsquoagissant drsquoun homme qui ne fut pas un saint mais laquo galanthomme raquo comme on dit aux mœurs policeacutees et conformes agrave la nor-male drsquoun rang social moyen celui qui eut que je sache la vie la plusriche qui se puisse vivre entre les vivants et rehausseacutee par de riches etenviables qualiteacutes tout bien consideacutereacute crsquoest pour moi Alcibiade Maisagrave propos drsquoEpaminondas et comme exemple drsquoune extrecircme qualiteacute jeveux ajouter ici quelques-unes de ses faccedilons de penser

15 Le bonheur le plus doux qursquoil eut en toute sa vie il a deacuteclareacuteque crsquoeacutetait le plaisir qursquoil avait donneacute agrave son pegravere et agrave sa megravere par savictoire de Leuctres2 Crsquoest leur faire beaucoup drsquohonneur que de preacute-feacuterer leur plaisir au sien si justifieacute et si complet apregraves une action aussiglorieuse

16 Il estimait qursquoil nrsquoeacutetait pas possible mecircme pour redonnerla liberteacute agrave son pays de tuer un homme sans mecircme savoir srsquoil avaiteu une quelconque responsabiliteacute dans cette affaire Crsquoest pourquoi ilfut si reacuteserveacute agrave lrsquoeacutegard de lrsquoentreprise de Peacutelopidas et de son compa-gnon pour deacutelivrer Thegravebes Il consideacuterait aussi que dans une batailleil fallait eacuteviter de srsquoattaquer agrave un ami qui fucirct du parti contraire maislrsquoeacutepargner

1Ces deux laquo vies raquo de Plutarque sont en effet perdues2Victoire remporteacutee en Beacuteotie en 371 contre les Spartiates

508 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

17 Son humaniteacute agrave lrsquoeacutegard des ennemis eux-mecircmes le renditsuspect aux Beacuteotiens par exemple apregraves avoir admirablement forceacuteles Laceacutedeacutemoniens agrave lui ouvrir le passage qursquoils avaient tenteacute de conser-ver agrave lrsquoentreacutee de la Moreacutee pregraves de Corinthe il srsquoeacutetait contenteacute de leurpasser sur le ventre sans chercher agrave les poursuivre agrave outrance et futpour cela deacutemis de ses fonctions de geacuteneacuteral en chef Ce fut tout agraveson honneur et une honte pour les Beacuteotiens drsquoavoir agrave le reacuteinteacutegrer en-suite dans ses fonctions et de reconnaicirctre agrave quel point leur gloire etleur salut deacutependaient de lui La victoire le suivait partout comme sonombre la prospeacuteriteacute de son pays mourut avec lui1 comme elle eacutetaitneacutee de lui

1Les mots laquo luy mort raquo ont eacuteteacute ajouteacutes agrave la main sur lrsquoexemplaire de 1595 de la BNF

Chapitre 37

Sur la ressemblance desenfants avec leurs pegraveres

1 Cet assemblage de tant de divers morceaux se fait ainsi je nrsquoymets la main que lorsqursquoune trop molle oisiveteacute mrsquoy amegravene et ja-mais en dehors de chez moi Il a donc eacuteteacute composeacute avec des pauses etdes intervalles divers puisque les circonstances me retiennent ailleursparfois pendant plusieurs mois Au demeurant je ne corrige pas mespremiegraveres ideacutees par les secondes si ce nrsquoest peut-ecirctre pour quelquesmots mais crsquoest pour diversifier et non pour ocircter Je veux repreacutesenterlrsquoeacutevolution de mon caractegravere et que lrsquoon puisse voir chaque morceaucomme agrave sa naissance Si jrsquoavais commenceacute plus tocirct jrsquoaurais pris plai-sir agrave observer la faccedilon dont se sont opeacutereacutes mes changements Un valetqui me servait agrave les eacutecrire sous ma dicteacutee pensa amasser un joli butinen mrsquoen deacuterobant plusieurs morceaux choisis agrave sa guise Je me consoleen me disant qursquoil nrsquoen tirera pas plus de profit que je nrsquoen subirai deperte

2 Jrsquoai vieilli de sept ou huit ans depuis que jrsquoai commenceacute Celane srsquoest pas fait sans que jrsquoy gagne quelque chose jrsquoai fait connais-sance avec les laquo coliques2 raquo agrave la faveur des ans dont le commerceet la longue freacutequentation ne se passent guegravere sans produire quelquesfruits de ce genre Jrsquoaurais bien aimeacute que parmi les multiples preacutesentsdont ils gratifient ceux qui les hantent longtemps ils en aient choisi

2Aujourdrsquohui on parle de laquo coliques neacutephreacutetiques raquo que Montaigne deacutesigne ailleurspar laquo maladie de la pierre raquo (calculs reacutenaux)

510 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

un qui mrsquoeucirct eacuteteacute plus facile agrave accepter car ils nrsquoauraient pas pu mrsquoenfaire un dont jrsquoeusse plus horreur degraves mon enfance parmi tous lesfacirccheux eacuteveacutenements de la vieillesse crsquoeacutetait preacuteciseacutement celui que jecraignais le plus Jrsquoavais penseacute bien souvent par-devers moi que jrsquoal-lais trop loin et qursquoagrave faire un si long chemin je ne pouvais manquerde faire agrave la fin quelque mauvaise rencontre Je sentais fort bien et deacute-clarais volontiers qursquoil eacutetait temps de partir qursquoil fallait trancher la vielaquo dans le vif et le sain raquo1 selon la regravegle des chirurgiens quand ils ontagrave couper quelque membre que Nature avait lrsquohabitude de faire payerdes inteacuterecircts usuraires agrave celui qui ne la rendait agrave temps [Mais crsquoeacutetaientlagrave de vaines deacuteclarations]2

3 Jrsquoeacutetais tellement peu precirct agrave partir que cela fait dix-huit moisou environ que je suis dans ce miseacuterable eacutetat et jrsquoai deacutejagrave appris agrave mrsquoenaccommoder Je commence deacutejagrave agrave mrsquoarranger avec cet eacutetat coliqueux jrsquoy trouve de quoi me consoler et de quoi espeacuterer les hommes sontsi attacheacutes agrave leur miseacuterable existence qursquoil nrsquoest pas drsquoeacutetat si peacuteniblesoit-il qursquoils nrsquoacceptent pour la conserver Eacutecoutez ce que dit Meacute-cegravene

Qursquoon me rende manchotGoutteux cul-de-jatteQursquoon mrsquoarrache mes derniers chicotsPourvu que je vive ndash crsquoest bien 3

Tamerlan lui cachant par une sotte laquo humaniteacute raquo la cruauteacute terribleqursquoil exerccedilait contre les leacutepreux faisait mettre agrave mort tous ceux quivenaient agrave sa connaissance pour ndash disait-il ndash les deacutelivrer de la viequi leur eacutetait si peacutenible Il nrsquoy avait pourtant personne parmi eux quinrsquoeucirct preacutefeacutereacute ecirctre trois fois leacutepreux plutocirct que de nrsquoecirctre pas du toutAntisthegravene le Stoiumlcien tregraves malade srsquoeacutecriait laquo Qui me deacutelivrera deces maux raquo Et comme Diogegravene qui eacutetait venu le voir lui preacutesentaitun couteau disant laquo celui-ci tout de suite si tu le veux raquo lrsquoautrereacutepondit laquo Je ne parle pas de la vie mais de mes maux raquo

4 Les souffrances qui atteignent seulement notre acircme mrsquoaf-fligent beaucoup moins qursquoelles ne le font pour la plupart des autres

1Montaigne eacutecrit laquo dans le sein raquo A Lanly [58] conserve le mot de mecircme que DM Frame [28] qui eacutecrit laquo in the breast raquo Crsquoest agrave mon avis une erreur En 1685-86Charles Cotton traduisait plus justement laquo in the sound and living part raquo

2Cette phrase a disparu dans le texte de 15953Vers qui nous sont parvenus gracircce agrave Seacutenegraveque ([96] CI) Meacutecegravene eacutetait le ministre de

lrsquoempereur Auguste connu pour aider les artistes et notamment les poegravetes

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 511

hommes Cela est ducirc en partie au jugement que je porte sur elles carles gens considegraverent que beaucoup de choses sont horribles et qursquoondoit les eacuteviter mecircme au prix de sa vie alors qursquoelles me sont agrave peupregraves indiffeacuterentes Mais cela est ducirc aussi agrave ma faccedilon drsquoecirctre un peu in-diffeacuterente et insensible envers les malheurs qui ne me concernent pasdirectement ndash faccedilon drsquoecirctre que je considegravere comme lrsquoun des meilleurseacuteleacutements de ma nature Mais les souffrances veacuteritablement reacuteelles etcorporelles je les ressens vivement Et pourtant comme je les avaispreacutevues autrefois avec la vision faible deacutelicate et adoucie par la jouis-sance de cette longue et bonne santeacute de la tranquilliteacute que Dieu mrsquoaaccordeacutee pendant la majeure partie de ma vie je les avais conccedilues enimagination si insupportables qursquoen veacuteriteacute jrsquoen avais plus peur qursquoellene mrsquoont causeacute de mal Et cela ne fait que renforcer ma croyance dansle fait que les faculteacutes de notre acircme de la faccedilon dont nous les em-ployons troublent plus le repos de notre vie qursquoelles ne le servent

5 Je suis aux prises avec la pire de toutes les maladies la plus La ldquogravellerdquosoudaine la plus douloureuse et la plus incurable1 Jrsquoen ai deacutejagrave subicinq ou six accegraves bien longs et bien peacutenibles mais toutefois ou je meflatte ou il y a encore en cet eacutetat moyen de reacutesister pour qui a lrsquoacircmedeacutechargeacutee de la crainte de la mort et deacutechargeacutee des mises en gardepreacutedictions et conclusions dont la meacutedecine nous rebat les oreilles Lareacutealiteacute de la douleur elle-mecircme nrsquoest pas aussi aigueuml aussi terrible eteacuteprouvante qursquoun homme de sens rassis doive en sombrer dans la rageet le deacutesespoir Jrsquoai au moins tireacute ce profit de mes laquo coliques raquo qursquoellesferont parfaitement ce que je nrsquoavais pas pu faire de moi-mecircme mereacuteconcilier tout agrave fait avec la mort et mrsquoentendre avec elle Car pluselles mrsquoattaqueront et mrsquoimportuneront moins la mort sera agrave craindrepour moi Jrsquoavais deacutejagrave gagneacute cela ne tenir agrave la vie que parce que jrsquoeacutetaisen vie Elles deacuteferont mecircme cette bonne entente et Dieu veuille qursquoagravela fin si leur violence en vient agrave triompher de mes forces elles neme poussent agrave cette autre extreacutemiteacute non moins mauvaise drsquoaimer etdeacutesirer mourir

Ne crains ni ne souhaite ton dernier jour Martial [50]XLVII 13

Ce sont deux passions agrave craindre mais lrsquoune tient son remegravede bienmieux precirct que lrsquoautre

6 Au demeurant jrsquoai toujours trouveacute bien preacutetentieux ce preacute-cepte qui impose si rigoureusement et strictement de faire bonne conte-

1laquo irreacutemeacutediable raquo est le mot employeacute par Montaigne mais nous ne le comprenonsplus aujourdrsquohui dans ce sens premier de laquo sans remegravede raquo

512 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

nance face agrave la maladie et de la supporter avec une attitude deacutedai-gneuse et calme Pourquoi la philosophie qui ne srsquooccupe que de lasubstance reacuteelle des choses perdrait-elle son temps avec ces appa-rences exteacuterieures1 Qursquoelle laisse ce soin aux acteurs et aux maicirctresde rheacutetorique qui font si grand cas de nos gestes Qursquoelle ose per-mettre au mal cette lacirccheteacute de la voix si elle ne vient ni du cœurni des entrailles et qursquoelle attribue ces plaintes volontaires au genredes soupirs sanglots palpitations et pacircleurs que la Nature tient horsde notre porteacutee Pourvu que le cœur soit sans effroi les paroles sansdeacutesespoir qursquoelle soit contente Qursquoimporte que nous nous tordionsles bras pourvu que nous ne tordions pas nos penseacutees La philosophienous forme pour nous-mecircmes non pour les autres pour ecirctre et nonpour paraicirctre Qursquoelle se borne agrave gouverner notre intelligence qursquoellesrsquoest mise en devoir drsquoinstruire Devant les attaques de la laquo colique raquoqursquoelle fasse en sorte que lrsquoacircme puisse neacuteanmoins se reconnaicirctre elle-mecircme et poursuivre sa marche habituelle en combattant la douleuret en soutenant ses assauts et non en se prosternant lacircchement agrave sespieds qursquoelle soit exciteacutee et eacutechauffeacutee par le combat et non abattueet renverseacutee capable de srsquoentretenir avec quelqursquoun et de vaquer agravedrsquoautres occupations ndash dans une certaine mesure

7 Dans des circonstances aussi difficiles il est cruel de nous de-mander de prendre une attitude aussi affecteacutee Si nous sommes maicirctresdu jeu peu importe que nous ayons mauvaise mine Si le corps se sou-lage en se plaignant qursquoil le fasse Si lrsquoagitation lui convient qursquoilse tourne et retourne et se deacutemegravene comme il lui plaicirct srsquoil lui sembleque le mal srsquoeacutevapore quelque peu (comme certains meacutedecins disentque cela aide agrave la deacutelivrance des femmes enceintes) en poussant lescris les plus violents ou si cela trompe un peu sa souffrance qursquoilcrie donc Nrsquoordonnons pas agrave cette voix de se faire entendre maispermettons-lui de le faire Eacutepicure ne permet pas seulement agrave son sagede crier dans ses souffrances il le lui conseille laquo Les lutteurs eux-mecircmes en frappant leurs adversaires et en agitant le ceste2 geacutemissentparce que lrsquoeffort de la voix raidit tout leur corps et que leur coup est

1Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo figurait ici un long passage contenant desvers en italien de lrsquoOrlando Furioso de lrsquoArioste Ce texte a eacuteteacute barreacute et remplaceacuteagrave la main par la version reprise dans lrsquoeacutedition de 1595 et dont je donne la traduc-tion Les curieux peuvent voir la page de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo agrave lrsquoadresse http artfluchicagoeduimagesmontaigne0336vjpg (le passage en question est en basde lrsquoimage)

2laquo Courroie garnie de plomb dont les athlegravetes de lrsquoAntiquiteacute srsquoentouraient les mainspour le pugilat raquo (Dict Petit Robert)

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 513

plus violent raquo Nous sommes assez tortureacutes par le mal sans nous tortu-rer avec ces regravegles superflues Je dis cela pour excuser ceux que lrsquoonvoit drsquohabitude srsquoagiter furieusement sous les chocs et les assauts decette maladie car pour moi je lrsquoai supporteacutee jusqursquoici avec une conte-nance un peu meilleure je me contente de geacutemir sans brailler 1 Cenrsquoest pas que je me mette en peine pour maintenir une apparence deacute-cente car cela mrsquoimporte peu Jrsquoaccorde au mal tout ce qursquoil veut mais ou bien mes douleurs ne sont pas si insupportables ou bien jeles supporte avec plus de fermeteacute que le commun des mortels Je meplains je me deacutesole quand les douleurs aigueumls me traversent mais jenrsquoen arrive pas au deacutesespoir comme celui-lagrave

Des cris des geacutemissements des lamentations Attius inCiceacuteron [20] II23

Qui retentissent avec un son plaintif

8 Au plus fort du mal je mrsquoeacuteprouve et jrsquoai toujours trouveacute quejrsquoeacutetais capable de parler de penser de reacutepondre aussi sainement qursquoagravedrsquoautres moments mais pas de faccedilon aussi constante car la douleurme trouble et me perturbe Quand on me croit le plus abattu et queceux qui mrsquoentourent me meacutenagent jrsquoessaie souvent mes forces etles entreprends moi-mecircme sur les sujets les plus eacuteloigneacutes de mon eacutetatJe parviens agrave tout par un brusque effort mais agrave condition que cela nedure pas Oh Que nrsquoai-je la faculteacute de faire comme ce recircveur de Ci-ceacuteron qui recircvant qursquoil couchait avec une fille srsquoaperccedilut qursquoil srsquoeacutetaitdeacutebarrasseacute de sa laquo pierre raquo dans les draps Les miennes au contrairemrsquoeacuteloignent singuliegraverement des filles Dans les intervalles de ces dou-leurs excessives quand mes uretegraveres se calment et cessent de me ron-ger je retrouve soudain mon eacutetat ordinaire2 du fait que mon acircme nrsquoestmise en eacutemoi que par des avertissements sensibles et venant du corpsce que je dois certainement au soin que jrsquoai mis agrave me preacuteparer par desreacuteflexions agrave de semblables accidents

Plus de peines nouvelles et inattendues Virgile [112]VI 103Pour moi qui ai maintenant tout preacutevu

Et reconnu drsquoavance en imagination

1La fin de cette phrase ne figure que dans lrsquoeacutedition de 1595 Cette laquo preacutecision raquo vadans le sens de lrsquoauthenticiteacute de cette eacutedition posthume pourquoi Marie de Gournayaurait-elle ajouteacute cela Je conserve laquo brailler raquo aujourdrsquohui un peu laquo populaire raquo

2Dans lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo on trouve ici une phrase barreacutee laquo Je devise jeris jrsquoestudie sans esmotion amp alteration raquo

514 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

9 Je suis tout de mecircme eacuteprouveacute un peu trop durement pour unapprenti et le changement a eacuteteacute bien soudain et bien rude drsquoune vietregraves calme et tregraves heureuse je suis tombeacute tout agrave coup dans la plusdouloureuse et la plus peacutenible que lrsquoon puisse imaginer Car outre quecrsquoest une maladie deacutejagrave grave en elle-mecircme elle a deacutebuteacute chez moidrsquoune faccedilon plus violente et plus difficile que drsquoordinaire Les crisesme prennent si souvent que je ne suis presque plus jamais en bonnesanteacute Je maintiens pourtant jusqursquoagrave preacutesent mon esprit dans un eacutetatdrsquoeacutequilibre tel que pourvu que je puisse y ajouter la constance je metrouve plutocirct dans des conditions de vie meilleures que mille autresqui nrsquoont ni fiegravevre ni autre maladie que celles qursquoils se donnent agrave eux-mecircmes du fait de leurs ratiocinations

10 Il y a une sorte drsquohumiliteacute subtile qui prend sa source dans lapreacutesomption et qui est celle-ci quand nous reconnaissons notre igno-rance en bien des choses et que nous sommes assez honnecirctes pouravouer qursquoil y a dans les œuvres de la nature des qualiteacutes et des fa-ccedilons drsquoecirctre que nous ne pouvons percevoir dont notre savoir ne peutparvenir agrave deacutecouvrir les moyens et les causes il y a dans cette deacutecla-ration exacte et judicieuse lrsquoespoir drsquoobtenir qursquoon nous croira aussi agravepropos des choses que nous preacutetendons comprendre Agrave quoi bon allerchercher si loin des miracles et des difficulteacutes qui nous sont eacutetran-gegraveres Il me semble que parmi les choses que nous voyons tous lesjours il y en a de si eacutetranges et si incompreacutehensibles qursquoelles deacutepassentde loin toute lrsquoobscuriteacute des miracles

11 Quel prodige le fait que cette goutte de semence de la-Lrsquoheacutereacutediteacutequelle nous sommes neacutes comporte en elle lrsquoempreinte non seulementde la forme corporelle mais des faccedilons de penser et des tendancesde nos pegraveres Cette goutte drsquoeau ougrave loge-t-elle donc ce nombre in-fini de formes Et comment ces formes peuvent-elles transmettre desressemblances drsquoune faccedilon si arbitraire et si irreacuteguliegravere que crsquoest lrsquoar-riegravere petit-fils qui ressemblera agrave son bisaiumleul le neveu agrave lrsquooncle ARome les membres de la famille de Leacutepide naquirent avec le mecircmeœil recouvert de cartilage et non pas agrave la suite les uns des autres maisavec des intervalles Agrave Thegravebes il y avait une famille dont les membresportaient degraves le ventre de leur megravere une marque de la forme drsquoun ferde lance et celui qui ne preacutesentait pas ce signe eacutetait tenu pour illeacutegi-time1 Aristote dit que chez un certain peuple ougrave les femmes eacutetaient

1Cette histoire est prise dans Plutarque Pourquoy la justice divine differe [78]XIX La preacuteceacutedente dans Pline Histoire Naturelle [77] VII 12

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 515

en commun on attribuait les enfants agrave leurs pegraveres en fonction de leurressemblance

12 Il faut croire que je dois agrave mon pegravere cette preacutedisposition agrave lalaquo maladie de la pierre raquo car il mourut lui-mecircme extrecircmement eacuteprouveacutepar un gros calcul qursquoil avait dans la vessie Il ne prit conscience deson mal que dans sa soixante-septiegraveme anneacutee et avant cela nrsquoavait res-senti aucune menace ou signe avant-coureur ni aux reins ni au cocircteacute niailleurs Il avait veacutecu jusque-lagrave avec une heureuse santeacute bien peu sujetaux maladies et il surveacutecut encore sept ans atteint de ce mal traicircnantune fin de vie bien douloureuse Je suis neacute plus de vingt-cinq ans avantsa maladie au cours de la meilleure partie de sa vie son troisiegraveme en-fant Ougrave donc pouvait bien nicher pendant ce temps la preacutedisposition agravece trouble Et alors qursquoil eacutetait encore si eacuteloigneacute du mal qui lrsquoattendaitcomment ce tout petit morceau de sa substance dont il me fit pouvait-ilporter en lui une empreinte aussi forte Et comment pouvait-elle alorsecirctre si bien cacheacutee que crsquoest quarante-cinq ans plus tard seulement quejrsquoai commenceacute agrave en ressentir lrsquoeffet et le seul agrave ce jour entre tant defregraveres et de sœurs et tous de la mecircme megravere1 Celui qui mrsquoeacuteclairerasur la faccedilon dont se transmet cet heacuteritage je croirai ce qursquoil me dirade nrsquoimporte quel autre miracle pourvu que comme on le fait sou-vent on ne me fournisse une explication beaucoup plus fantastique etdifficile agrave admettre que la chose elle-mecircme

13 Que les meacutedecins me pardonnent un peu ma liberteacute crsquoest Lrsquoaversionpour la

meacutedecinede cette instillation due au destin que je tiens lrsquoaversion et le meacuteprisque jrsquoeacuteprouve agrave lrsquoeacutegard de leur science Mon antipathie envers leurart est due agrave mon heacutereacutediteacute Mon pegravere a veacutecu soixante-quatorze ansmon grand-pegravere soixante neuf mon arriegravere grand-pegravere pregraves de quatre-vingts sans avoir pris quelque meacutedicament que ce soit Pour eux toutce qui sortait de lrsquousage ordinaire passait pour une drogue La meacute-decine se forme par exemples et expeacuteriences ainsi en est-il de monopinion Et nrsquoest-ce pas lagrave une expeacuterience bien claire et bien convain-cante Je ne sais si les meacutedecins trouveront sur leurs registres troispersonnes neacutees eacuteleveacutees et mortes dans le mecircme foyer sous le mecircmetoit ayant veacutecu aussi longtemps tout en eacutetant soumis agrave leurs regravegles Ilsfaut bien qursquoils mrsquoaccordent cela si ce nrsquoest la raison crsquoest au moinsla chance qui est de mon cocircteacute Or chez les meacutedecins la chance a plusdrsquoimportance que la raison Et qursquoils ne me prennent pas maintenantcomme un exemple en leur faveur mal en point comme je suis ce se-

1Lrsquoeacutevocation de sa megravere est rarissime dans les laquo Essais raquo deux occurrences seule-ment

516 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

rait lagrave abuser de la situation En veacuteriteacute jrsquoai suffisamment pris lrsquoavantagesur eux avec mes exemples familiaux mecircme srsquoils srsquoarrecirctent avec moiLes choses humaines ne durent pas si longtemps et pourtant il y a deuxcents ans ndash il ne srsquoen faut que de dix-huit ndash que nous nous essayons devivre ainsi puisque le premier naquit en lrsquoan mille quatre cent deuxIl est donc bien normal que cette expeacuterience commence agrave tirer agrave safin Que les meacutedecins ne viennent donc pas me reprocher les maux quipour le moment me prennent agrave la gorge nrsquoest-ce pas suffisant de moncocircteacute drsquoavoir veacutecu en bonne santeacute durant quarante-sept ans Et quandce serait pour moi le bout du chemin il a eacuteteacute suffisamment long

14 Mes ancecirctres avaient la meacutedecine en aversion par quelquedisposition occulte et naturelle la seule vue des meacutedicaments fai-sait horreur agrave mon pegravere Le seigneur de Gaviac mon oncle paternelhomme drsquoeacuteglise maladif degraves sa naissance et qui malgreacute tout fit du-rer cette vie deacutebile jusqursquoagrave soixante sept ans fut pris un jour drsquounetregraves grave et violente fiegravevre continue les meacutedecins deacutecidegraverent qursquoondevait lui dire que srsquoil ne voulait pas srsquoaider lui-mecircme (ils nommentlaquo aide raquo ce qui est le plus souvent un empecircchement) ndash il allait mouriragrave coup sucircr Ce brave homme bien qursquoil fucirct effrayeacute par cette horriblesentence deacuteclara pourtant laquo Je suis donc mort raquo Mais sitocirct apregravesDieu rendit vaine cette preacutediction

15 Le dernier des quatre fregraveres sieur de Bussaguet et de bienloin le dernier fut le seul qui se soumit agrave lrsquoart meacutedical et il me sembleque ce fut agrave cause des rapports qursquoil entretenait avec les autres laquo arts raquopuisqursquoil eacutetait lui-mecircme conseiller agrave la cour du Parlement Cela luireacuteussit si mal que malgreacute une constitution apparemment plus forte ilmourut cependant bien longtemps avant les autres sauf un le sieur deSaint-Michel

16 Il est possible que jrsquoaie reccedilu de mes ancecirctres cette aversionnaturelle pour la meacutedecine mais srsquoil nrsquoy avait eu que cela je me seraisefforceacute de la vaincre Car toutes les tendances qui se font jour en noussans raison sont mauvaises crsquoest une sorte de maladie qursquoil faut com-battre et srsquoil est possible que jrsquoaie eu cette propension je ne lrsquoen aipas moins eacutetayeacutee et renforceacutee par les raisonnements qui ont installeacute enmoi lrsquoopinion que jrsquoen ai maintenant Car je deacuteteste aussi cette faccedilonqursquoont certains de refuser un meacutedicament agrave cause de son amertume etje serais plutocirct drsquohumeur agrave trouver que la santeacute meacuterite drsquoecirctre racheteacuteepar tous les cautegraveres et incisions les plus peacutenibles qui se puissent faireEt selon Eacutepicure il me semble que les plaisirs sont agrave eacuteviter srsquoil ap-

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 517

portent agrave leur suite des souffrances plus grandes ndash et que les douleurssont agrave rechercher si elles conduisent ensuite agrave des plaisirs plus grands

17 Crsquoest une chose preacutecieuse que la santeacute et la seule en veacuteriteacutequi meacuterite qursquoon emploie non seulement son temps sa sueur sa peineses biens mais sa vie elle-mecircme pour essayer de lrsquoatteindre drsquoautantque sans elle la vie nous devient peacutenible et insupportable Sans elle leplaisir la sagesse le savoir et la vertu se ternissent et srsquoeacutevanouissentet aux raisonnements les plus solides et les plus fermes par lesquelsla philosophie cherche agrave nous persuader du contraire nous nrsquoavonsqursquoagrave opposer lrsquoimage de Platon frappeacute drsquoeacutepilepsie ou drsquoapoplexie etle mettre au deacutefi dans ce cas drsquoappeler agrave son secours les riches faculteacutesde son acircme Toute voie qui peut nous mener agrave la santeacute pour moi nepeut ecirctre dite ni rude ni coucircteuse Mais jrsquoai quelques autres bonnesraisons de me deacutefier de tout cela Je ne dis pas qursquoon ne puisse en tirerquelque chose il est certain qursquoil y a dans la multitude des œuvresde la Nature des choses qui sont favorables agrave la conservation de notresanteacute cela est certain

18 Jrsquoentends bien qursquoil y a des plantes qui humidifient drsquoautresqui dessegravechent Je sais par expeacuterience que le raifort cause des ventsintestinaux et que les feuilles de seacuteneacute sont laxatives De la mecircme fa-ccedilon je sais encore plusieurs autres choses comme par exemple quele mouton me nourrit et que le vin mrsquoeacutechauffe Et Solon disait quela nourriture eacutetait comme les autres drogues un meacutedicament contrela maladie de la faim Je ne deacutesavoue pas lrsquousage que nous pouvonsfaire des choses que nous tirons de la nature je ne doute pas de sapuissance et de sa feacuteconditeacute ni du fait qursquoelle puisse convenir agrave nosbesoins Je vois bien par exemple que les brochets et les hirondellesen tirent profit Mais je me meacutefie des inventions de notre esprit denotre science et de notre savoir-faire crsquoest en faveur de tout cela quenous avons abandonneacute la nature et ses regravegles et nous ne savons nousy tenir ni avec modeacuteration ni dans certaines limites

19 Nous appelons laquo justice raquo le rafistolage que nous faisons despremiegraveres lois qui nous tombent sous la main leur mise en œuvre estsouvent inepte et mecircme inique et ceux qui srsquoen moquent et la blacircmentnrsquoentendent pas pour autant faire injure agrave cette noble vertu elle-mecircmemais seulement condamner lrsquoabus qui est fait de ce mot sacreacute sa pro-fanation Je fais de mecircme agrave lrsquoeacutegard de la meacutedecine jrsquohonore commeil se doit ce mot glorieux ce qursquoil propose ce qursquoil promet si utile augenre humain mais ce qursquoil nous montre reacuteellement de tout cela jene lrsquohonore ni ne lrsquoestime

518 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

20 Crsquoest lrsquoexpeacuterience qui me rend craintif car drsquoapregraves ce queje peux savoir je ne vois personne qui soit si tocirct malade et si tard gueacuterique celui qui est soumis agrave la juridiction de la meacutedecine Sa santeacute estalteacutereacutee et gacircteacutee du fait de la contrainte imposeacutee par les reacutegimes Lesmeacutedecins ne se contentent pas de reacutegner sur la maladie ils rendentmalade la santeacute elle-mecircme pour faire en sorte qursquoon ne puisse ab-solument pas eacutechapper agrave leur autoriteacute Dans une santeacute florissante etcontinue ne voient-il pas le signe drsquoune grande maladie future Jrsquoaieacuteteacute assez souvent malade et sans leur secours jrsquoai trouveacute mes mala-dies plus douces agrave supporter (et jrsquoen ai eacuteprouveacute de presque toutes lessortes ) et plus courtes que chez aucun autre Et du moins nrsquoy ai-jepas ajouteacute lrsquoamertume de leurs potions La santeacute chez moi est libreet entiegravere sans regravegles sans autre discipline que celle de mes habitudeset de mon plaisir Tout lieu pour moi est bon pour mrsquoy arrecircter car jenrsquoai besoin drsquoautre confort eacutetant malade que celui qursquoil me faut quandtout va bien Je ne suis pas inquiet de me trouver sans meacutedecin sansapothicaire et sans secours je vois que la plupart des autres en sontplus affligeacutes que de leur mal Eh quoi Les meacutedecins eux-mecircmes nousmontrent-ils dans leurs vies un bonheur et une longeacuteviteacute qui puissentnous donner quelque preuve eacutevidente de leur science

21 Il nrsquoy a point de peuple qui nrsquoait veacutecu plusieurs siegravecles sansmeacutedecine et crsquoeacutetaient les premiers siegravecles crsquoest-agrave-dire les meilleurs etles plus heureux Et il nrsquoy a pas encore aujourdrsquohui la dixiegraveme partiedu monde qui en fasse usage Quantiteacute de peuples ne la connaissentpas et lrsquoon y vit plus sainement et plus longtemps qursquoon ne le fait iciMecircme parmi nous les gens du peuple srsquoen passent bien Les Romainsavaient passeacute six cents ans avant de la recevoir mais apregraves en avoirfait lrsquoexpeacuterience ils la chassegraverent de leur ville par lrsquoentremise de Ca-ton le Censeur qui montra combien il eacutetait facile de srsquoen passer ayantlui-mecircme veacutecu quatre-vingt cinq ans et fait vivre sa femme jusqursquoagrave unacircge tregraves avanceacute non pas sans meacutedecine mais plutocirct sans meacutedecin cartoute chose qui se montre salubre pour notre existence peut ecirctre appe-leacutee laquo meacutedecine raquo Il entretenait la santeacute de sa famille dit Plutarque ilme semble par la consommation de liegravevre Comme les gens drsquoArca-die dit Pline gueacuterissent toutes les maladies avec du lait de vache etles Lybiens dit Heacuterodote jouissent communeacutement drsquoune rare santeacute dufait de cette coutume que voici quand leurs enfants ont atteint quatreans ils leur cauteacuterisent et brucirclent les veines de la tecircte et des tempesbarrant ainsi la route leur vie durant agrave toute fluxion de rhume Les vil-lageois de ce pays nrsquoemploient que du vin le plus fort qursquoils peuvent

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 519

mecircleacute agrave force safran et eacutepices en cas drsquoennui quelconque et tout celaavec le mecircme succegraves

22 Et agrave vrai dire de cette diversiteacute et confusion de prescriptionsquelle autre fin quel autre effet attend-on sinon de vider le ventre Ceque mille plantes meacutedicinales de chez nous peuvent faire aussi Et jene sais mecircme pas srsquoils ont raison de dire que notre corps nrsquoa pas besoinde conserver ses excreacutements peut-ecirctre jusqursquoagrave un certain point toutde mecircme comme le vin a besoin de sa lie pour se conserver On voitsouvent des gens en bonne santeacute pris de vomissements ou de diarrheacuteepour une cause accidentelle et inconnue et eacutevacuer alors une grandequantiteacute drsquoexcreacutements sans neacutecessiteacute ni sans utiliteacute pour la suite etmecircme au contraire avec une possible deacuteteacuterioration et aggravation deleur eacutetat Crsquoest du grand Platon1 que jrsquoai appris naguegravere que dansles trois sortes de mouvements dont nous sommes le siegravege le dernieret le pire est celui des purgations nul homme srsquoil est sain drsquoespritne doit en entreprendre qursquoen cas drsquoextrecircme neacutecessiteacute On reacuteveille etexcite la maladie en srsquoy opposant Il faut que ce soit la faccedilon de vivrequi doucement la fasse srsquoassoupir et lrsquoamegravene agrave sa fin Les violentesempoignades de la drogue et de la maladie se font toujours agrave notredeacutetriment puisque crsquoest en nous que se deacuteroule la querelle et que ladrogue nrsquoest pas un secours sur lequel on peut compter elle est de parsa nature mecircme lrsquoennemie de notre santeacute et elle ne peacutenegravetre en nousque par le biais de nos troubles

23 Laissons donc un peu les choses se faire lrsquoordre qui veillesur les puces et les taupes veille aussi sur les hommes qui font preuvede la mecircme patience pour se laisser mener que les puces et les taupesNous avons beau crier laquo hue raquo2 cela ne fait que nous enrouer etnon pas avancer Lrsquoordre qui nous reacutegit est orgueilleux et impitoyableNotre crainte notre deacutesespoir le deacutetournent et le dissuadent de nousaider au lieu de lrsquoy convier Il doit laisser la maladie suivre son courscomme il le fait pour la santeacute Il ne se laissera pas corrompre en faveurde lrsquoun et au preacutejudice de lrsquoautre car alors il nrsquoy aurait plus laquo ordre raquondash mais deacutesordre Suivons-le de par Dieu suivons-le Il conduit ceuxqui le suivent et ceux qui ne le suivent pas il les entraicircne de force

1Dans le Timeacutee Montaigne lrsquoa lu on le sait dans la traduction de Marcile Ficin2Le mot de Montaigne est laquo bihore raquo P Villey [55] indique en note qursquoil srsquoagit du

laquo cri que pousse le charretier pour faire avancer ses chevaux raquo Crsquoest aussi ce que penseDM Frame [28] qui traduit par le mot laquo Giddap raquo variante de laquo Giddy up raquo (Getup) Mais A Lanly de son cocircteacute ([58] II p 423 note 71) y voit une deacuteformation dumot anglais laquo before raquo () Jrsquoai preacutefeacutereacute le mot courant en franccedilais pour faire avancer uncheval

520 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

leur rage et leur meacutedecine avec eux Faites prescrire une purge agrave votrecervelle elle y sera bien mieux employeacutee que dans votre estomac

24 Comme on demandait agrave un Laceacutedeacutemonien ce qui lui avaitpermis de vivre si longtemps en bonne santeacute il reacutepondit laquo lrsquoignorancede la meacutedecine raquo Et lrsquoempereur Adrien criait sans cesse en mourantque crsquoeacutetait la foule des meacutedecins qui lrsquoavait tueacute Un mauvais lutteur sefit meacutedecin laquo Courage lui dit Diogegravene tu as raison tu vas mainte-Diogegravene Laeumlrce

[44] VI 62 nant mettre en terre ceux qui trsquoy ont mis autrefois raquo25 Mais les meacutedecins ont cette chance selon Nicoclegraves que le

soleil eacuteclaire leurs succegraves et que la terre cache leurs fautes Et de plusils ont une faccedilon bien avantageuse de se servir de toutes sortes drsquoeacuteveacute-nements car ce que le sort la nature ou quelque cause eacutetrangegravere (dontle nombre est infini) produisent en nous de bon et de salutaire crsquoest leprivilegravege de la meacutedecine de srsquoen attribuer le meacuterite Tous les heureuxsuccegraves qui arrivent au patient soumis agrave son reacutegime crsquoest drsquoelle qursquoilles tient Ce qui mrsquoa gueacuteri moi et qui en gueacuterit mille autres qui nrsquoontpas appeleacute de meacutedecin agrave leur secours ils srsquoen emparent en portant celaagrave leur creacutedit Et quand il srsquoagit drsquoaccidents facirccheux ou ils les deacutesa-vouent tout agrave fait et en attribuent la faute au patient par des raisonssi peu convaincantes qursquoils ne peuvent manquer drsquoen trouver toujourssuffisamment comme celles-ci il a deacutecouvert son bras il a entendule bruit drsquoune voiture

Le passage des voituresJuveacutenal [41]III 236 Au coude eacutetroit drsquoune rue

on a entrouvert sa fenecirctre il srsquoest coucheacute sur le cocircteacute gauche une pen-seacutee peacutenible lui a traverseacute la tecircte En somme une parole un recircveune œillade leur semblent une excuse suffisante pour preacutetendre quece nrsquoest pas laquo de leur faute raquo Ou bien si ccedila leur plaicirct ils deacutetournentcette aggravation agrave leur avantage en utilisant ce moyen qui ne ratejamais nous assurer lorsque la maladie se trouve renforceacutee par leurssoins qursquoelle serait devenue bien pire encore sans leurs remegravedes Celuiqursquoils ont fait passer drsquoun gros rhume agrave des accegraves de fiegravevre quotidiensaurait eu sans eux une fiegravevre continuelle Ils nrsquoont pas agrave se soucierde mal faire leur travail puisqursquoils parviennent agrave tirer profit des dom-mages qursquoils causent Ils ont bien raison de reacuteclamer du malade uneconfiance totale il faut vraiment que cette confiance soit sans restric-tions et bien souple pour srsquoappliquer agrave des inventions si difficiles agravecroire

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 521

26 Platon avait bien raison de dire qursquoil nrsquoappartient qursquoauxmeacutedecins de mentir en toute liberteacute puisque notre salut deacutepend de lavaniteacute et de la fausseteacute de leurs promesses1 Eacutesope auteur drsquoune rareexcellence et dont peu de gens deacutecouvrent toutes les beauteacutes nousdeacutepeint joliment cette autoriteacute tyrannique dont ils font preuve sur cespauvres acircmes affaiblies et abattues par la maladie et la crainte il ra-conte qursquoun malade interrogeacute par un meacutedecin sur lrsquoeffet produit sur luipar les meacutedicaments qursquoil lui avait donneacutes reacutepondit laquo Jrsquoai beaucoupsueacute ndash Cela est bon dit le meacutedecin raquo Une autre fois il lui demandade nouveau comment il se portait depuis lors laquo Jrsquoai ressenti un froidextrecircme dit-il et jrsquoai beaucoup trembleacute ndash Cela est bon continua lemeacutedecin raquo Et quand pour la troisiegraveme fois il lui redemanda commentccedila allait lrsquoautre reacutepondit laquo Je me sens enfler et devenir bouffi commesi jrsquoavais de lrsquohydropisie ndash Voilagrave qui est bien dit encore le meacutedecin raquoEt quand un de ses domestiques vint ensuite srsquoenqueacuterir de lrsquoeacutetat du ma-lade celui-ci reacutepondit laquo En veacuteriteacute mon ami agrave force drsquoaller bien jeme meurs raquo

27 Il y avait en Eacutegypte une loi plus juste par laquelle le meacutedecinprenait son patient en charge les trois premiers jours aux risques etpeacuterils de ce dernier Mais passeacutes les trois jours crsquoeacutetait aux risques dumeacutedecin Quelle raison y aurait-il en effet qursquoEsculape leur patroneucirct eacuteteacute frappeacute de la foudre pour avoir rameneacute Hippolyte agrave la vie

Mais le grand Jupiter srsquoindignant qursquoun mortel2 Virgile [112]VII 770-773Des ombres des enfers revicircnt aux feux du jour

Lui-mecircme aux eaux du Styx te plongea de sa foudreFils de Pheacutebus qui fis cet art et ce remegravede

et que ses suivants en soient absous eux qui envoient tant drsquoacircmes dela vie agrave la mort

28 Un meacutedecin vantait son art aupregraves de Nicoclegraves disant qursquoileacutetait drsquoune grande efficaciteacute laquo Vraiment crsquoest sucircr puisqursquoil peuttuer impuneacutement tant de gens raquo Et drsquoailleurs si jrsquoavais fait partie deleur cercle jrsquoeusse rendu ma science plus sacreacutee et plus mysteacuterieuseIls avaient pourtant bien commenceacute mais ils ont mal fini Crsquoeacutetait un

1Platon Reacutepublique III P Villey [55] donne la citation extraite de la traductionlatine de M Ficin laquo Mendacium hominibus pro medicameno est utile quare publicismedicis concedendum raquo (laquo le mensonge doit ecirctre accordeacute aux meacutedecins publics parceqursquoil est utile aux hommes comme meacutedicament raquo)

2Le texte de Montaigne est fautif le premier mot de la citation latine est est laquo Tum raquoet non laquo Nam raquo Je reprends ici la traduction de lrsquoeacutedition citeacutee

522 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

bon commencement drsquoavoir fait des dieux et des deacutemons les auteursde leur science drsquoavoir utiliseacute un langage speacutecial une eacutecriture speacute-ciale Mecircme si la philosophie pense que crsquoest une folie de donner desconseils au profit de quelqursquoun en le faisant drsquoune maniegravere inintel-ligible laquo Comme si un meacutedecin ordonnait agrave un malade de prendreCiceacuteron [15] II

64 un fils de la terre marchant dans lrsquoherbe sa maison sur son dos etdeacutepourvu de sang1 raquo

29 Crsquoeacutetait une regravegle fondamentale dans leur art et qui drsquoailleursest preacutesente dans tous les arts chimeacuteriques fallacieux surnaturelsque la foi du patient doit envisager avec espoir et certitude lrsquoeffet deleurs opeacuterations Et ils respectent cette regravegle au point drsquoecirctre persuadeacutesque le plus ignorant et le plus fruste des meacutedecins est plus efficacepour le patient qui a confiance en lui que le plus expeacuterimenteacute maisqursquoil ne connaicirct pas Mecircme le choix qursquoils font de leurs drogues aquelque chose de mysteacuterieux et de divin Le pied gauche drsquoune tortuelrsquourine drsquoun leacutezard la fiente drsquoun eacuteleacutephant le foie drsquoune taupe du sangtireacute sous lrsquoaile droite drsquoun pigeon blanc Et pour nous autres laquo coli-queux2 raquo (tant ils abusent de notre misegravere) des crottes de rat reacuteduitesen poudre et autres singeries du mecircme genre qui font plus penser agraveun sortilegravege de magicien qursquoagrave une science solide Je laisse de cocircteacute lenombre impair de leurs pilules la valeur maleacutefique de certains jourset de certaines fecirctes dans lrsquoanneacutee les heures agrave respecter pour cueillircertaines herbes pour leurs ingreacutedients cette physionomie reacutebarbativeet cette attitude de componction dont Pline lui-mecircme se moque

30 Mais agrave ce qui eacutetait une belle entreprise ils ont commis lrsquoer-reur agrave mon avis de ne pas ajouter le secret et la religiositeacute dans leursassembleacutees et consultations Aucun profane nrsquoaurait ducirc y avoir accegravespas plus qursquoaux ceacutereacutemonies secregravetes drsquoEsculape Cette faute a fait queleur irreacutesolution la faiblesse de leurs arguments divinations et prin-cipes lrsquoacircpreteacute de leurs deacutebats pleins de haine de jalousie et de que-relles de personnes ndash tout cela est agrave la vue de tous et qursquoil faut ecirctreincroyablement aveugle pour ne pas se sentir en danger quand on estentre leurs mains Qui a jamais vu un meacutedecin se servir du mecircme re-megravede que son confregravere sans y retrancher ou ajouter quelque chose Enquoi ils se trahissent et montrent bien qursquoils sont plus preacuteoccupeacutes deleur reacuteputation et donc de leur profit que de lrsquointeacuterecirct de leur patientCelui de leurs grands maicirctres qui leur a autrefois enseigneacute qursquoun seul

1Il srsquoagit de lrsquoescargot Il fallait ici traduire mot agrave mot Ciceacuteron je pense2Rappelons que le terme de laquo coliques raquo deacutesignait alors ce que nous appelons au-

jourdrsquohui laquo coliques neacutephreacutetiques raquo

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 523

meacutedecin doit srsquooccuper du malade eacutetait un sage Car srsquoil ne fait rienqui vaille on ne pourra pas en faire de grand reproche agrave la meacutedecinepuisque crsquoest la faute drsquoun seul et agrave lrsquoinverse srsquoil reacuteussit il lui feragrand honneur Quand ils sont nombreux ils jettent agrave tous les coups lediscreacutedit sur le meacutetier drsquoautant qursquoil leur arrive plus souvent de fairele mal que le bien Ils doivent srsquoaccommoder du deacutesaccord perpeacutetuelentre les opinions des principaux maicirctres et celles des auteurs anciensqui ont eacutecrit sur cette science deacutesaccord qui nrsquoest connu que par leshommes verseacutes dans les livres sans que le peuple soit au courant descontroverses et variations de jugement qursquoils entretiennent entre euxen permanence

31 Faut-il donner un exemple des deacutebats qursquoa connu la meacutede-cine depuis lrsquoAntiquiteacute Hieacuterophile place la cause originelle des ma-ladies dans les humeurs1 Erasistrate dans le sang des artegraveres Ascleacute-piade dans les atomes invisibles qui srsquoeacutecoulent de nos pores Alc-meacuteon dans lrsquoexcegraves ou le manque de forces corporelles Dioclegraves danslrsquoineacutegaliteacute des eacuteleacutements du corps et dans la qualiteacute de lrsquoair que nousrespirons Straton dans lrsquoabondance la cruditeacute et la corruption de nosaliments Hippocrate dans les laquo esprits raquo2 Lrsquoun de leurs amis3 qursquoilsconnaissent mieux que moi srsquoest eacutecrieacute agrave ce propos que la science laplus importante dont nous ayons lrsquousage celle qui a la charge de nousconserver en bonne santeacute crsquoest malheureusement la plus incertaine laplus obscure et celle qui est agiteacutee par le plus de changements Il nrsquoya pas grand danger si lrsquoon se trompe sur la hauteur du Soleil ou dansune fraction de quelque calcul astronomique mais ici ougrave il y va detout notre ecirctre ce nrsquoest pas seacuterieux de srsquoabandonner agrave la merci de tantde vents qui srsquoagitent les uns contre les autres

32 Avant la guerre du Peacuteloponnegravese on nrsquoentendait guegravere parlerde cette science Hippocrate4 la mit agrave lrsquohonneur Tout ce que celui-ci avait eacutetabli Chrysippe le renversa Puis ce fut Erasistrate petit-filsdrsquoAristote qui en fit autant avec ce que Chrysippe avait eacutecrit lagrave-dessusApregraves eux vinrent les Empiriques qui prirent une voie toute diffeacuterentedes Anciens dans lrsquoutilisation de cet art Quand la reacuteputation de cesderniers commenccedila agrave se faire vieille Hieacuterophile reacutepandit lrsquousage drsquoune

1LrsquoAntiquiteacute en effet consideacuterait qursquoil y avait dans lrsquohomme quatre humeurs fonda-mentales le sang le phlegme la bile et lrsquoatrabile (bile noire meacutelancolie)

2Corps leacutegers et subtils que lrsquoon consideacuterait comme les principes de la vie3Pline lrsquoAncien4Si Hippocrate nrsquoest pas veacuteritablement le creacuteateur de la meacutedecine il est celui qui a

veacuteritablement embrasseacute le savoir meacutedical de lrsquoeacutepoque et lrsquoa mis en pratique

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autre sorte de meacutedecine qursquoAscleacutepiade1 vint combattre et aneacuteantir agraveson tour La faveur passa ensuite aux opinions de Theacutemison2 puis agravecelles de Musa et enfin agrave celles de Vexius Valens meacutedecin fameuxpar ses relations avec Messaline3 Lrsquoempire de la meacutedecine eacutechut dutemps de Neacuteron agrave Thessalus qui abolit et condamna tout ce qui avaiteacuteteacute tenu pour vrai jusqursquoagrave lui La doctrine de celui-ci fut abattue parCrinas de Marseille qui remit agrave lrsquohonneur la meacutethode consistant agrave reacute-gler toutes les opeacuterations meacutedicinales sur les eacutepheacutemeacuterides et les mou-vements des astres agrave manger dormir et boire agrave lrsquoheure qui convenaitagrave Lune et agrave Mercure Son autoriteacute fut pourtant bientocirct supplanteacutee parcelle de Charinus meacutedecin de cette mecircme ville de Marseille qui com-battait non seulement la meacutedecine ancienne mais eacutegalement lrsquousagepublic et tellement ancien des bains chauds Il faisait se baigner leshommes dans lrsquoeau froide mecircme lrsquohiver et plongeait les malades danslrsquoeau naturelle des ruisseaux

33 Jusqursquoau temps de Pline aucun Romain nrsquoavait encore dai-gneacute exercer la meacutedecine elle eacutetait faite par des eacutetrangers et des Grecscomme elle est exerceacutee chez nous Franccedilais par des gens qui ne parlentqursquoen latin Car comme le dit un tregraves grand meacutedecin4 nous nrsquoaccep-tons pas facilement la meacutedecine que nous comprenons pas plus quela drogue que nous cueillons Si les peuples chez lesquels nous al-lons chercher le gaiumlac5 la salsepareille6 et le bois de squine7 onteux-mecircmes des meacutedecins quelle importance peut-on penser qursquoils ac-cordent du fait de leur rareteacute de leur eacutetrangeteacute et de leur cherteacute agrave noschoux et agrave notre persil Car qui oserait meacutepriser des choses que lrsquoonest venu chercher de si loin avec les dangers drsquoun voyage aussi long etsi peacuterilleux Depuis les anciennes mutations dont jrsquoai parleacute plus hautla meacutedecine en a connu un nombre infini drsquoautres jusqursquoagrave nous et leplus souvent radicales et geacuteneacuterales comme celles qui de notre tempssont dues agrave Paracelse Fioravanti et Argenterius Car ils ne changentpas seulement la formule drsquoun remegravede mais drsquoapregraves ce qursquoon mrsquoa dittoute lrsquoorganisation drsquoensemble du corps meacutedical accusant drsquoigno-

1Ascleacutepiade fut ceacutelegravebre en son temps (124-96 av J-C) il srsquoopposait agrave la meacutethodedrsquoHippocrate

2Eacutelegraveve drsquoAscleacutepiade et partisan de la meacutedecine expeacuterimentale (1er siegravecle av J-C)3Il en est question dans les Annales de Tacite [100] XI 31-354Pierre Villey ([55] t II p 079) indique que ce deacuteveloppement est fort proche de ce

que dit Cornelius Agrippa Vanitate scientiarum 83-845Provenant drsquoun arbre des Antilles et utiliseacute alors contre la syphilis6Plante des Antilles dont on utilisait les racines comme diureacutetique notamment7Arbre drsquoAsie dont le rhizome a des proprieacuteteacutes antirhumatismales

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rance et de tricherie ceux qui en ont fait profession jusqursquoagrave eux Jevous laisse agrave penser ougrave en est le pauvre patient dans tout cela

34 Si encore nous eacutetions assureacutes quand ils se trompent quecela ne nous nuise pas si cela ne nous profite pas ce serait une sortede marcheacute plutocirct raisonnable de prendre le risque drsquoune ameacuteliorationsans courir le danger de perdre quoi que ce soit Eacutesope raconte lrsquohis-toire de celui qui avait acheteacute un esclave Maure et qui pensant que sacouleur de peau lui eacutetait venue agrave la suite drsquoun accident et des mauvaistraitements de son premier maicirctre lui fit suivre un traitement tregraves seacute-vegravere avec des breuvages et des bains Ce qui arriva crsquoest que le Maurenrsquoameacuteliora pas sa couleur basaneacutee mais perdit entiegraverement sa santeacute

35 Combien de fois nous arrive-t-il de voir les meacutedecins srsquoattri-buant les uns les autres la responsabiliteacute de la mort de leurs patients Je me souviens drsquoune eacutepideacutemie qui seacutevit dans les villes des environs ily a quelques anneacutees tregraves dangereuse et mecircme mortelle Cet orage eacutetantpasseacute non sans avoir emporteacute un nombre incalculable drsquohommes lrsquoundes plus fameux meacutedecins de la reacutegion publia un petit livre sur la ques-tion dans lequel il reconnaissait apregraves coup que lrsquoune des principalescauses de ce deacutesastre reacutesidait dans les saigneacutees qui avaient eacuteteacute prati-queacutees Les auteurs meacutedicaux affirment drsquoailleurs qursquoil nrsquoy a aucunemeacutedecine qui nrsquoait quelque aspect nuisible et si mecircme celles qui noussont utiles nous font du tort que dire de celles qursquoon nous appliqueabsolument hors de propos

36 Quant agrave moi et quand il ne srsquoagirait que de cela je penseque pour ceux qui deacutetestent le goucirct des meacutedicaments ce serait faire uneffort dangereux et preacutejudiciable pour eux que drsquoen prendre un agrave unmoment aussi mal venu et tellement agrave contrecœur Je crois que celaeacutepuise bien trop le malade preacuteciseacutement quand il a tant besoin de reposEn plus de cela quand on examine les circonstances sur lesquelles ilsfont geacuteneacuteralement reposer les causes de nos maladies on voit qursquoellessont si teacutenues et si deacutelicates que jrsquoen conclus qursquoune bien petite erreurdans la prescription des remegravedes peut ecirctre fort nuisible pour nous

37 Or si lrsquoerreur du meacutedecin est dangereuse voilagrave qui est mau-vais pour nous car il est bien difficile drsquoeacuteviter qursquoil nrsquoy retombe sou-vent il a besoin de trop drsquoeacuteleacutements consideacuterations et circonstancespour ajuster sa deacutemarche Il doit connaicirctre la complexion du maladesa tempeacuterature ses humeurs ses tendances ses actions et mecircme sespenseacutees ses ideacutees Il faut qursquoil se renseigne sur les circonstances ex-teacuterieures la nature du lieu lrsquoeacutetat de lrsquoair et du temps la position desplanegravetes et leurs influences qursquoil connaisse les causes de la maladieses signes ses manifestations ses jours critiques pour le remegravede sonpoids sa force son origine son ancienneteacute sa posologie Il faut qursquoil

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soit capable de rapprocher tous ces eacuteleacutements dans leurs justes propor-tions pour en obtenir la parfaite symeacutetrie Et il suffit qursquoil se trompeun tant soit peu il suffit que sur tant drsquoeacuteleacutements concerneacutes un seulsrsquoeacutecarte un peu de la bonne direction pour causer notre perte Dieusait comme il est difficile de connaicirctre la plupart de ces choses-lagrave Carpar exemple comment deacuteceler le symptocircme speacutecifique drsquoune maladiepuisque chacune peut en comporter un nombre infini Les meacutedecinsnrsquoont-ils pas de controverses entre eux et de doutes sur lrsquointerpreacute-tation des urines Car autrement drsquoougrave viendraient donc ces disputescontinuelles sur la deacutetermination de la maladie Comment pourrions-nous excuser cette faute qursquoils commettent si souvent de laquo prendreune martre pour un renard raquo

38 Dans les maladies que jrsquoai eues pour peu qursquoil y ait euquelque difficulteacute je nrsquoen ai jamais trouveacute trois qui fussent drsquoaccordentre eux Et je note plus volontiers les exemples qui me touchent depregraves Mais derniegraverement agrave Paris un gentilhomme fut opeacutereacute pour descalculs sur la prescription des meacutedecins et on ne lui trouva pas plus depierre dans la vessie que sur la main Et agrave Paris encore un eacutevecircque avecqui jrsquoeacutetais tregraves ami avait eacuteteacute instamment solliciteacute de se faire opeacutererpar la plupart des meacutedecins qursquoil avait appeleacutes en consultation jrsquoavaismoi-mecircme contribueacute sur la foi drsquoautrui agrave lrsquoen persuader Quand ilfut deacuteceacutedeacute et qursquoon lrsquoouvrit on trouva qursquoil nrsquoavait que les reins ma-lades Crsquoest en cela que la chirurgie me semble beaucoup plus sucircreque la meacutedecine elle voit et peut toucher du doigt ce sur quoi elleintervient la devinette et la conjecture y tiennent moins de place Lesmeacutedecins eux nrsquoont pas de speculum1 qui leur permette de voir notrecerveau nos poumons notre foie

39 Les promesses que nous fait la meacutedecine sont drsquoailleurs peucreacutedibles Car elle doit faire face agrave diverses affections opposeacutees quinous assaillent souvent ensemble et ont entre elles une relation presqueneacutecessaire comme par exemple la chaleur du foie et la froideur de lrsquoes-tomac Les meacutedecins nous font croire que dans les ingreacutedients de leurscompositions celui-ci reacutechauffera lrsquoestomac et celui-lagrave rafraicircchira lefoie lrsquoun est chargeacute drsquoaller droit aux reins voire jusqursquoagrave la vessiesans eacutetendre plus loin son influence en conservant sa vertu et sa forcesur ce long chemin plein de deacutetours jusqursquoau lieu qui lui est assigneacutede par sa qualiteacute occulte un autre asseacutechera le cerveau et un autreencore humidifiera le poumon Dans tout cet amas dont ils ont fait une

1Crsquoest lrsquoinstrument employeacute pour eacutecarter les caviteacutes naturelles du corps et en faciliterlrsquoexamen Speculum matricis (speculum vaginal) est passeacute dans la langue courante denos jours sous sa forme latine abreacutegeacutee

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 527

mixture buvable nrsquoy a-t-il pas quelque illusion agrave espeacuterer que ces ver-tus vont ensuite se seacuteparer se diviser et se reacutepartir pour aller exercerdes charges si diverses Je craindrais infiniment qursquoelles ne perdentou eacutechangent leurs eacutetiquettes et ne confondent leurs destinations Etqui pourrait imaginer que dans cette confusion liquide ces faculteacutes nese corrompent ne se confondent ne srsquoaltegraverent lrsquoune lrsquoautre Sans par-ler du fait que lrsquoexeacutecution de lrsquoordonnance deacutepend encore drsquoun autreofficiant agrave la bonne foi et agrave la merci duquel nous abandonnons encoreune fois notre vie

40 Nous avons des fabricants de pourpoints et de chausses pournous vecirctir et par qui nous sommes drsquoautant mieux servis que chacunne srsquooccupe que de sa tacircche propre et a un savoir plus restreint etmieux deacutelimiteacute que nrsquoen a un tailleur qui doit connaicirctre tout agrave la foisDe la mecircme faccedilon pour se nourrir avec plus de commoditeacute les grandspersonnages utilisent les offices distincts de rocirctisseur et de maicirctre despotages parce qursquoun cuisinier dont la tacircche est plus geacuteneacuterale ne peutaussi parfaitement srsquoacquitter de tout Et de mecircme encore pour se soi-gner les Eacutegyptiens avaient raison de rejeter le meacutetier de meacutedecin geacute-neacuteraliste et de diviser cette profession en attribuant agrave chaque maladieet agrave chaque partie du corps son speacutecialiste parce que cette partie eacutetaitainsi bien plus speacutecifiquement et moins confuseacutement traiteacutee du faitqursquoon srsquooccupait drsquoelle en particulier Chez nous les meacutedecins ne serendent pas compte du fait que celui qui srsquooccupe de tout ne srsquooccupede rien et que la gestion globale de ce microcosme leur est impos-sible En nrsquoosant pas arrecircter le cours drsquoune dysenterie pour lui eacuteviterune fiegravevre les meacutedecins mrsquoont tueacute un ami1 qui valait mieux qursquoeuxtous autant qursquoils sont Ils mettent en balance leurs pronostics avec lesmaux preacutesents et pour ne pas gueacuterir le cerveau au preacutejudice de lrsquoesto-mac font mal agrave lrsquoestomac et du tort au cerveau avec leurs drogues quiexcitent et perturbent

41 Les variations et la faiblesse des arguments de cet art sontplus visibles que dans aucun autre Les produits dilatateurs2 sont utilesagrave un homme atteint de la gravelle3 car en ouvrant et dilatant les pas-sages ils facilitent lrsquoacheminement de cette matiegravere gluante dont seforment les laquo sables raquo et la laquo pierre raquo4 et conduisent vers le bas ce qui

1Etienne de la Boeacutetie2Le terme employeacute par Montaigne est laquo choses apeacuteritives raquo le mot laquo apeacuteritif raquo eacutetant

trop marqueacute de nos jours jrsquoai choisi laquo dilatateur raquo bien qursquoil soit apparu seulement auXVIIe

3Ou laquo maladie de la pierre raquo ou laquo coliques neacutephreacutetiques raquo comme on dit aujourdrsquohui4On parle aujourdrsquohui encore de laquo sable raquo mais de laquo calcul raquo plutocirct que de laquo pierre raquo

528 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

commence agrave durcir et srsquoamasser dans les reins Mais ils sont eacutegale-ment dangereux pour un homme atteint de la gravelle car en ouvrantet en dilatant les passages ils facilitent lrsquoacheminement de la matiegraverepropre agrave former la laquo pierre raquo vers les reins ceux-ci srsquoen emparent vo-lontiers agrave cause de leur propension naturelle agrave le faire et on ne pourraempecirccher qursquoils en retiennent la majeure partie Et de plus si par ha-sard il srsquoy trouve quelque corps un peu plus gros qursquoil ne faut pourfranchir tous ces passages resserreacutes avant de pouvoir ecirctre expulseacute audehors alors mis en mouvement par lrsquoaction des dilatateurs et pousseacutedans ces eacutetroits canaux il risque de les boucher et conduira agrave une mortcertaine et tregraves douloureuse

42 Les meacutedecins sont aussi sucircrs drsquoeux dans les conseils qursquoilsnous donnent agrave propos de notre reacutegime de vie Il est bon de souventlaquo tomber de lrsquoeau raquo1 car nous constatons par expeacuterience qursquoen lalaissant croupir nous lui donnons lrsquooccasion de se deacutecharger de sesdeacutechets et de sa lie qui serviront de mateacuteriau pour la formation dulaquo calcul raquo dans la vessie Et il est bon de ne pas souvent laquo tomber delrsquoeau raquo car les deacutechets lourds qursquoelle entraicircne avec elle ne seront paseacutevacueacutes sans un violent courant comme on le voit pour un torrent quicoule avec force et balaie bien plus nettement lrsquoendroit ougrave il passe quene le fait le courant drsquoun ruisseau lent et faible De la mecircme faccedilon ilfaudrait avoir souvent affaire aux femmes car cela ouvre les passageset achemine le laquo sable raquo et la laquo pierre raquo Mais cela est mauvais aussicar cela eacutechauffe les reins les fatigue et les affaiblit

43 Il est bon de se baigner2 dans des eaux chaudes parce quecela relacircche et amollit les endroits ougrave croupissent le laquo sable raquo et lalaquo pierre raquo Mais cela est mauvais aussi parce que cette application dechaleur externe aide les reins agrave cuire durcir et peacutetrifier la matiegravere quisrsquoy trouve Agrave ceux qui laquo prennent les bains raquo il est plus salubre demanger peu le soir pour que les eaux qursquoils vont boire le lendemainmatin soient plus efficaces en traversant un estomac vide et non obs-trueacute Mais agrave lrsquoinverse il est meilleur de peu manger agrave midi pour nepas gecircner lrsquoaction de lrsquoeau qui nrsquoest pas encore acheveacutee pour ne pascharger si vite lrsquoestomac apregraves ce travail drsquoabsorption et pour laisseragrave la nuit le soin de digeacuterer parce que cela srsquoy fait mieux que durantle jour ougrave le corps et lrsquoesprit sont en perpeacutetuel mouvement en perpeacute-tuelle action

1Cette expression imageacutee chegravere agrave Montaigne est facile agrave comprendre2La reacutedaction de tout le pasage qui suit (jusqursquoagrave laquo qui se voit par ailleurs dans cet

art raquo) a eacuteteacute pour lrsquoessentiel modifieacutee par rapport agrave lrsquoeacutedition de 1580

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 529

44 Voilagrave comment les meacutedecins font les charlatans et tiennentdes propos dans lesquels ils racontent nrsquoimporte quoi agrave nos deacutepens Ilssont incapables de me fournir une assertion agrave laquelle je nrsquoen puisseopposer une contraire et avec la mecircme force Qursquoon cesse donc decrier apregraves ceux qui dans cette confusion se laissent tranquillementconduire par leur goucirct et selon le dessein de la Nature srsquoen remettantau sort commun

45 Jrsquoai vu agrave lrsquooccasion de mes voyages presque tous les bainsles plus fameux de la Chreacutetienteacute et depuis quelques anneacutees jrsquoai com-menceacute agrave les utiliser Car en geacuteneacuteral je pense que lrsquousage des bainsest salubre et je crois que nous courons le risque de troubles de santeacuteseacutevegraveres pour avoir perdu cette habitude si largement observeacutee dansles temps anciens chez presque tous les peuples et de nombreux en-core aujourdrsquohui de se laver le corps tous les jours Et je ne peux pasimaginer que notre eacutetat ne se ressente seacuterieusement de laisser ainsinos membres couverts drsquoune croucircte et nos pores boucheacutes par la crassePar ailleurs en ce qui concerne lrsquoeau que lrsquoon boit dans les laquo bains raquopar chance elle nrsquoest pas contraire agrave mon goucirct mais de plus elle estnaturelle et simple donc nrsquoest pas dangereuse mecircme si elle est peuefficace Jrsquoen veux pour preuve cette quantiteacute de gens de toutes sorteset de toutes constitutions qui srsquoy rassemblent Je nrsquoy ai encore deacuteceleacuteaucun effet extraordinaire ou miraculeux au contraire en me rensei-gnant un peu plus en deacutetails qursquoon ne le fait drsquohabitude jrsquoai trouveacute malfondeacutes et faux tous les bruits reacutepandus dans ces endroits-lagrave agrave proposdrsquoeffets de ce genre mais cependant on y croit car les gens se laissentaiseacutement berner en entendant ce qursquoils deacutesirent entendre

46 Et cependant il est vrai que je nrsquoai guegravere vu de personnesdont lrsquoeacutetat ait empireacute du fait de ces eaux et on ne peut sans ecirctre mal-honnecircte leur deacutenier certains effets comme drsquoouvrir lrsquoappeacutetit de fa-ciliter la digestion de redonner de la vivaciteacute ndash si on ne vient pas lagravedans un trop grand eacutetat de faiblesse ce que je deacuteconseille de faireElles ne peuvent relever une santeacute complegravetement ruineacutee mais ellespeuvent renforcer une preacutedisposition leacutegegravere ou srsquoopposer agrave la menacede quelque deacutegradation Celui qui nrsquoy vient pas avec assez drsquoalleacute-gresse pour pouvoir jouir du plaisir de la compagnie qursquoon y trouvedes promenades et exercices physiques agrave quoi nous convie la beauteacutedes lieux ougrave sont geacuteneacuteralement situeacutes ces eacutetablissements celui-lagrave perdsans doute la partie la meilleure et la plus sucircre de leur effet Crsquoest pour-quoi jrsquoai choisi jusqursquoagrave preacutesent de mrsquoarrecircter prendre les eaux dans les

530 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

endroits ougrave le site eacutetait le plus agreacuteable ougrave lrsquoon trouve les meilleuresconditions de logement de nourriture et de compagnie comme crsquoestle cas en France pour les bains de Bagnegraveres1 et agrave la frontiegravere de lrsquoAl-lemagne et de la Lorraine ceux de Plombiegraveres2 en Suisse pour ceuxde Baden en Toscane pour ceux de Lucques et notamment ceux delaquo della Villa raquo ougrave jrsquoai fait des seacutejours le plus souvent et agrave divers mo-ments de lrsquoanneacutee3

47 Chaque nation a des ideacutees particuliegraveres concernant lrsquousagedes laquo eaux raquo les regraveglements et les faccedilons de les utiliser sont tregraves diversmais drsquoapregraves mon expeacuterience leur effet est agrave peu pregraves le mecircme EnAllemagne on ne conccediloit pas de les boire Pour toutes les maladiesils se baignent et sont lagrave agrave grenouiller dans lrsquoeau presque toute lajourneacutee En Italie srsquoils en boivent pendant neuf jours ils srsquoy baignentau moins trente et ils y ajoutent couramment drsquoautres drogues pourrenforcer son action Ici on vous ordonne de vous promener pour ladigeacuterer lagrave on vous tient au lit dans lequel on vous lrsquoa fait prendrejusqursquoagrave ce que vous lrsquoayez eacutevacueacutee en vous reacutechauffant constammentle ventre et les pieds Les Allemands ont ceci de particulier qursquoils sefont geacuteneacuteralement tous poser des ventouses scarifieacutees dans leur bainLes Italiens de leur cocircteacute ont leurs laquo douches raquo qui sont des sortes degouttiegraveres amenant lrsquoeau chaude transporteacutee dans des tuyaux ils srsquoenaspergent ainsi la tecircte ou le ventre ou toute autre partie du corps quiest agrave traiter une heure le matin et autant apregraves le repas pendant unmois

48 Il y a une infiniteacute drsquoautres diffeacuterences dans les habitudesselon les contreacutees ou pour mieux dire il nrsquoy a presque aucune res-semblance entre les unes et les autres Voilagrave comment cette partie dela meacutedecine la seule agrave laquelle je me suis laisseacute aller bien qursquoelle soitla moins artificielle a elle aussi sa part de la confusion et de lrsquoincerti-tude que lrsquoon voit partout ailleurs dans cet art

49 Les poegravetes disent tout ce qursquoils veulent avec plus de re-cherche et de gracircce comme en teacutemoignent ces deux eacutepigrammes

Alcon hier a toucheacute la statue de Jupiter Ausone [9]EacutepigrammesLXXIV

Et le dieu pourtant de marbre subit la vertu meacutedicale

1Bagnegraveres-de-Bigorre probablement2La Lorraine eacutetait un ducheacute indeacutependant Montaigne seacutejourna agrave Plombiegraveres en sep-

tembre 15803Montaigne en parle dans son Journal de voyage

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 531

Voici qursquoaujourdrsquohui tout dieu qursquoil estOn le tire de son temple et lrsquoenterre

et lrsquoautre

Andragoras srsquoest baigneacute et a soupeacute joyeusement avec nous Martial [50]VI 53Et ce matin le voilagrave mort Veux-tu savoir Faustin

Quelle est la cause drsquoune mort si soudaineIl avait vu en songe le meacutedecin Hermocrate

Et lagrave-dessus je raconterai deux histoires

50 Le baron de Caupegravene en Chalosse1 et moi avons en com-mun le droit de patronage2 drsquoun beacuteneacutefice de grande eacutetendue au pieddes montagnes et qui se nomme Lahontan Il en eacutetait des habitants decet endroit agrave ce qursquoon dit comme de ceux de la valleacutee drsquoAngrougne ils avaient une vie agrave part dans leurs faccedilons drsquoecirctre leurs vecirctementset leurs mœurs Ils eacutetaient reacutegis par des regravegles et des coutumes parti-culiegraveres heacuteriteacutees de pegravere en fils auxquelles ils se conformaient sans yecirctre contraints le moins du monde mus par le seul respect ducirc agrave lrsquousageCe petit eacutetat srsquoeacutetait maintenu depuis la plus haute antiquiteacute dans unesituation si heureuse qursquoaucun juge voisin nrsquoavait eu agrave srsquoinquieacuteter deleurs affaires aucun avocat nrsquoavait jamais eacuteteacute solliciteacute pour donnerson avis ni aucun eacutetranger appeleacute pour eacuteteindre leurs querelles Et onnrsquoavait jamais vu aucun habitant de ce pays contraint agrave demander lrsquoau-mocircne Ils eacutevitaient les mariages et la freacutequentation avec le reste dumonde pour ne pas alteacuterer la pureteacute de leur socieacuteteacute jusqursquoau jour ougravecomme ils le racontent du temps de leurs pegraveres lrsquoun drsquoentre eux ai-guillonneacute par une noble ambition eut lrsquoideacutee pour donner du lustre etde la reacuteputation agrave son nom srsquoavisa de faire appeler lrsquoun de ses en-fants laquo Maicirctre Jean raquo ou laquo Maicirctre Pierre raquo et lrsquoayant fait apprendre agraveeacutecrire en quelque ville voisine en fit un beau notaire de village De-venu grand celui-ci commenccedila agrave deacutedaigner leurs anciennes coutumeset agrave leur mettre en tecircte les faccedilons de faire de nos reacutegions Au premierde ses compagnons agrave qui on eacutecorna une chegravevre il conseilla drsquoen de-mander reacuteparation aupregraves des juges royaux des environs puis il fit demecircme avec un autre ndash et ainsi de suite jusqursquoagrave ce qursquoil eucirct tout abacirctardi

51 Agrave la suite de cette corruption de leurs mœurs on raconteqursquoil srsquoen produisit tregraves vite une autre de plus grave conseacutequence du

1Reacutegion traverseacutee par lrsquoAdour ougrave se trouve Aire-sur-Adour2Un beacuteneacutefice (eccleacutesiastique) eacutetait un domaine conceacutedeacute agrave un cureacute un eacutevecircque etc Le

droit de patronage concernait le droit de nommer quelqursquoun agrave un beacuteneacutefice

532 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

fait drsquoun meacutedecin agrave qui il prit lrsquoenvie drsquoeacutepouser une de leurs filles etde srsquoinstaller parmi eux Il commenccedila par leur apprendre le nom desfiegravevres des rhumes et des abcegraves lrsquoendroit ougrave se trouvent le cœur etles intestins toutes choses jusqursquoalors tregraves eacuteloigneacutees de leurs connais-sances Au lieu de lrsquoail avec lequel ils avaient appris agrave combattre toutessortes de maux aussi graves et extrecircmes qursquoils fussent il les habitua agraveprendre pour une toux ou un rhume des mixtures eacutetrangegraveres et com-menccedila agrave faire commerce non seulement de leur santeacute mais aussi deleur mort Ils preacutetendent que depuis ce temps-lagrave ils se sont aperccedilus quele soir qui tombe leur appesantit la tecircte que boire quand on a chaudest malsain et que les vents drsquoautomne sont plus mauvais que ceuxdu printemps Et depuis lrsquousage de cette meacutedecine les voilagrave accableacutesdrsquoune leacutegion de maladies inhabituelles ils constatent une deacutegradationgeacuteneacuterale de leur ancienne vigueur et voient que leurs vies sont rac-courcies de moitieacute Voilagrave la premiegravere de mes histoires

52 Et voici la seconde Avant drsquoecirctre malade de la gravelle jrsquoavaisentendu plusieurs personnes faire grand cas du sang de bouc commedrsquoune manne ceacuteleste envoyeacutee ces derniers siegravecles pour le soutien etla conservation de la vie humaine et comme des gens intelligents enparlaient comme drsquoun remegravede eacutetonnant et drsquoune action infaillible moiqui ai toujours penseacute ecirctre en butte agrave tous les accidents qui peuventsurvenir agrave quiconque je pris plaisir eacutetant en bonne santeacute agrave me munirde ce miracle et donnai chez moi lrsquoordre drsquoeacutelever un bouc selon lameacutethode prescrite car il faut que ce soit aux mois les plus chauds delrsquoeacuteteacute qursquoon le mette agrave part et qursquoon ne lui donne agrave manger que desherbes dilatatrices1 et agrave boire que du vin blanc Il se trouva que jrsquoarri-vai chez moi le jour qursquoil devait ecirctre tueacute et lrsquoon vint me dire que moncuisinier trouvait dans la panse deux ou trois grosses boules qui srsquoen-trechoquaient au milieu de sa nourriture Jrsquoeus la curiositeacute de me faireapporter toute cette tripaille et fis ouvrir cette grosse et large peau ilen sortit trois gros corps leacutegers comme des eacuteponges et qursquoon auraitdit creux mais au demeurant durs et fermes sur le dessus bigarreacutes deplusieurs couleurs ternes Lrsquoun eacutetait drsquoune rondeur parfaite de la tailledrsquoune petite boule2 les deux autres un peu moins grosses de formemoins parfaite comme si elles nrsquoeacutetaient pas acheveacutees Mrsquoeacutetant enquisde cela aupregraves de ceux qui ont lrsquohabitude drsquoouvrir ces animaux jrsquoaiappris que crsquoest lagrave une chose rare et inhabituelle

1Cf note 302On ne voit pas bien ce que Montaigne deacutesigne par laquo petite boule raquo

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 533

53 Il est vraisemblable que ces pierres-lagrave sont cousines desnocirctres et srsquoil en est ainsi il est bien vain pour les laquo malades de lapierre raquo drsquoespeacuterer obtenir leur gueacuterison du sang drsquoune becircte elle-mecircmesur le point de mourir du mecircme mal Car plutocirct que de dire que lesang nrsquoest pas affecteacute par ce contact et que sa qualiteacute habituelle nesrsquoen trouve pas alteacutereacutee il y a tout lieu de penser que rien ne srsquoengendredans un corps que par la communication entre toutes les parties et leuraction commune lrsquoensemble agit tout entier mecircme si tel ou tel eacuteleacute-ment contribue plus qursquoun autre au reacutesultat du fait de la diversiteacute desactions en cours Ainsi il est tregraves vraisemblable que dans toutes lesparties de ce bouc il y avait quelque laquo vertu peacutetrifiante1 raquo Ce nrsquoestpas tant pour moi et par crainte de lrsquoavenir que jrsquoeacutetais curieux de fairecette expeacuterience crsquoeacutetait plutocirct pour faire comme les femmes qui chezmoi comme dans beaucoup drsquoautres maisons amassent un tas de petitsremegravedes pour en secourir les gens du peuple elles utilisent la mecircmerecette pour cinquante maladies diffeacuterentes et se vantent drsquoobtenir debons reacutesultats ndash bien qursquoelles ne les emploient pas pour elles-mecircmes

54 Au demeurant jrsquohonore les meacutedecins non pas selon le preacute-cepte de lrsquoEccleacutesiastique2 parce que crsquoest neacutecessaire ndash car agrave ce pas-sage on en oppose un autre du prophegravete qui reproche au roi Asadrsquoavoir eu recours agrave un meacutedecin ndash mais par affection pour eux ayanttrouveacute parmi eux beaucoup drsquohommes estimables et dignes drsquoecirctre ai-meacutes Ce nrsquoest pas agrave eux que jrsquoen veux mais agrave leur laquo art raquo et je ne lesblacircme guegravere de profiter de notre sottise puisque la plupart des gens enfont autant Bien des meacutetiers moins honorables ou au contraire plusnobles que le leur nrsquoont drsquoautre fondement et ne trouvent drsquoautre ap-pui que dans la sottise populaire Je les fais venir agrave mon chevet quandje suis malade srsquoils se trouvent justement dans les environs je de-mande agrave mrsquoentretenir avec eux et je les paie comme les autres Je leurpermets de mrsquoordonner de me couvrir chaudement si crsquoest ce que jepreacutefegravere ils peuvent choisir entre les poireaux et les laitues pour quemon bouillon soit fait comme il leur plaicirct et mrsquoordonner le vin blancou clairet et ainsi de suite pour toutes les choses qui sont indiffeacute-rentes agrave mon appeacutetit et agrave mes habitudes

1On connaicirct les fontaines peacutetrifiantesainsi que les stalagmites et stalactites qui fontlrsquoattrait des grottes souterraines On notera qursquoagrave la mecircme eacutepoque Bernard Palissy dansses Discours admirables (1580) [69] srsquoest inteacuteresseacute de pregraves agrave ce pheacutenomegravene et a tenteacutedrsquoen donner une explication rationnelle baseacutee sur ses observations

2XXXVIII I laquo Au meacutedecin rend les honneurs qui lui sont dus raquo

534 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

55 Jrsquoentends bien que pour eux cela nrsquoest rien du tout carlrsquoamertume et la bizarrerie sont des particulariteacutes appartenant agrave lrsquoes-sence propre du remegravede Lycurgue prescrivait du vin aux Spartiatesmalades Pourquoi Parce que eacutetant en bonne santeacute ils le deacutetestaientExactement de la mecircme faccedilon qursquoun gentilhomme mon voisin srsquoensert comme meacutedicament tregraves efficace contre ses fiegravevres parce qursquoil endeacuteteste absolument le goucirct quand il est dans son eacutetat naturel

56 Combien en voyons-nous parmi les meacutedecins qui sont commemoi qui deacutedaignent la meacutedecine pour leur propre usage et adoptentune faccedilon de vivre libre tout agrave fait contraire agrave celle qursquoils ordonnentaux autres Nrsquoest-ce pas lagrave abuser de notre naiumlveteacute Car ils nrsquoattachentpas moins drsquoimportance que nous agrave leur vie et agrave leur santeacute et ils met-traient leurs actes en accord avec leur science srsquoils nrsquoen connaissaientla fausseteacute

57 Crsquoest la crainte de la mort et de la douleur lrsquoincapaciteacute agravesupporter la maladie un besoin terrible et irreacutepressible de la gueacuterisonqui nous rend ainsi aveugles crsquoest pure lacirccheteacute que drsquoecirctre aussi faibleset influenccedilables La plupart des gens pourtant ne croient guegravere agrave lameacutedecine mecircme srsquoils la laissent faire et la supportent je les entendssrsquoen plaindre et en parler ndash comme nous Mais il leur faut srsquoy reacutesoudreagrave la fin laquo Comment faire autrement raquo Comme si refuser de souffrireacutetait en soi un meilleur remegravede que la souffrance Est-il quelqursquounparmi ceux qui se sont laisseacutes aller agrave cette miseacuterable sujeacutetion qui nese livre pas aussi agrave toute sorte drsquoimposture qui ne se mette pas agrave lamerci de quiconque est assez hardi pour lui promettre la gueacuterison

58 Les Babyloniens transportaient leurs malades sur la placepublique1 le meacutedecin crsquoeacutetait le peuple Chacun des passants devaitpar humaniteacute et politesse srsquoenqueacuterir de leur eacutetat et leur donner quelqueavis salutaire tireacute de leur propre expeacuterience Nous ne faisons guegravere au-trement il nrsquoest pas une seule bonne femme2 dont nous nrsquoutilisionsce qursquoelle marmonne dans ses formules magiques Et si je devais ac-cepter quelque meacutedecine jrsquoaccepterais spontaneacutement plutocirct celle-cicar elle offre au moins cet avantage qursquoon nrsquoen a rien agrave craindre

59 Homegravere et Platon disaient des Eacutegyptiens qursquoils eacutetaient tousmeacutedecins Cela peut se dire de tous les peuples car il nrsquoest personnequi ne se vante de connaicirctre quelque remegravede et qui ne soit precirct agrave lrsquoes-

1Crsquoest du moins ce que preacutetend Heacuterodote Lrsquoenquecircte [37] I 1972Dans le langage populaire on parle encore aujourdrsquohui de laquo remegravede de bonne

femme raquo crsquoest pourquoi je pense que laquo bonne femme raquo peut ici traduire laquo femmelette raquoqui a pris au contraire un tout autre sens maintenant

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 535

sayer sur son voisin agrave ses risques et peacuterils srsquoil veut bien le croire Je metrouvais lrsquoautre jour dans un groupe de gens ougrave quelqursquoun qui souffraitcomme moi annonccedila la nouvelle drsquoune sorte de pilule faite drsquoune cen-taine drsquoingreacutedients au moins bien compteacutes Ce fut une grande joie etun extrecircme reacuteconfort quel rocher pourrait en effet reacutesister au tir drsquounetelle batterie Jrsquoai pourtant appris de ceux qui lrsquoont essayeacutee que lamoindre petite laquo pierre raquo nrsquoen fut mecircme pas eacutebranleacutee

60 Je ne puis quitter ce papier sans dire encore un mot sur lefait qursquoils nous preacutesentent comme une preuve de lrsquoefficaciteacute de leursdrogues cette expeacuterience qursquoils ont faite La plupart et mecircme je croisbien plus des deux tiers des vertus meacutedicinales relegravevent de la laquo quinteessence1 raquo ou proprieacuteteacute occulte des plantes et nous ne pouvons enavoir connaissance que par lrsquoexpeacuterience car cette laquo quinte essence raquonrsquoest pas autre chose qursquoune qualiteacute dont notre raison ne peut nouspermettre de trouver la cause Et parmi leurs preuves je suis contentdrsquoaccepter celles qursquoils preacutetendent avoir obtenu par lrsquoinspiration dequelque diviniteacute (car srsquoagissant de miracles tregraves peu pour moi) oubien encore les preuves tireacutees des choses qui pour drsquoautres raisonsfont partie de celles que nous utilisons couramment Crsquoest le cas dela laine que nous avons lrsquohabitude drsquoutiliser pour nos vecirctements eten laquelle on a trouveacute incidemment quelque occulte proprieacuteteacute desseacute-chante capable de gueacuterir les engelures du talon ou encore du raifortque nous mangeons et dans lequel on a trouveacute des vertus laxatives

61 Galien raconte qursquoil advint agrave un leacutepreux de gueacuterir gracircce auvin qursquoil avait bu parce qursquoune vipegravere srsquoeacutetait introduite par hasarddans le reacutecipient Cet exemple nous montre par quel intermeacutediaire etde quelle faccedilon les choses se sont produites il en est de mecircme pourles conclusions auxquelles les meacutedecins disent avoir eacuteteacute ameneacutes parlrsquoexemple de certains animaux Mais dans la plupart des autres casquand ils disent avoir eacuteteacute conduits par la chance et nrsquoavoir eu drsquoautreguide que le hasard je trouve peu creacutedible la faccedilon dont srsquoest deacuterouleacuteela deacutecouverte

62 Jrsquoimagine lrsquohomme regardant autour de lui le nombre infinides choses des plantes des animaux des meacutetaux Je ne sais par ougrave luifaire commencer son observation Et si sa premiegravere ideacutee le fait se jetersur la corne drsquoun eacutelan agrave laquelle srsquoattache une croyance bien commodeet peu sucircre il nrsquoen sera pas plus avanceacute pour la suite tant de maladies

1Montaigne eacutecrit encore ceci en deux mots crsquoest la laquo cinquiegraveme essence raquo crsquoest-agrave-dire le reacutesultat de la cinquiegraveme distillation selon les principes alchimiques qui devaitlivrer lrsquoeacuteleacutement fondamental de toute chose

536 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

et tant de circonstances se preacutesentent agrave lui Avant qursquoil soit parvenuagrave la certitude que devrait lui apporter lrsquoexpeacuterience lrsquoesprit humain yperd son latin Et avant qursquoil ait trouveacute parmi cette infiniteacute de choses ceqursquoest cette corne que parmi cette infiniteacute de maladies lui correspondlrsquoeacutepilepsie parmi tant de tempeacuteraments la meacutelancolie parmi tant desaisons lrsquohiver parmi tant de nations les Franccedilais parmi tant drsquoacircgesla vieillesse parmi tant de mouvements ceacutelestes la conjonction deVeacutenus et de Saturne parmi tant de parties du corps le doigt Et entout cela nrsquoecirctre guideacute par aucun raisonnement ni aucune conjectureaucun exemple aucune inspiration divine mais seulement le hasard Il faudrait que ce fucirct par un hasard relevant tout agrave fait de lrsquoart reacutegleacuteet meacutethodique Et puis encore la gueacuterison obtenue comment savoirsi ce mal nrsquoeacutetait arriveacute de lui-mecircme agrave sa fin ou qursquoil se fucirct agi drsquouneffet du hasard ou de lrsquoaction de toute autre chose comme ce qursquoila mangeacute bu ou toucheacute ce jour-lagrave ou le reacutesultat des priegraveres de sagrand-megravere Et en outre quand cette preuve aurait eacuteteacute parfaitementeacutetablie combien de fois a-t-elle eacuteteacute reacuteiteacutereacutee et cette longue enfiladede hasards heureux et de rencontres favorables combien de fois a-t-elle eacuteteacute reparcourue pour qursquoon puisse en deacuteduire une regravegle

63 Et celle-ci une fois eacutetablie ndash par qui lrsquoaura-t-elle eacuteteacute Parmitant de millions il nrsquoy a peut-ecirctre que trois hommes qui prennentla peine drsquoenregistrer leurs expeacuteriences Le sort aura-t-il rencontreacute agravepoint nommeacute lrsquoun de ceux-lagrave Et que se passera-t-il si un autre si centautres ont fait des expeacuteriences contraires Peut-ecirctre y verrions-nousun peu plus clair si tous les jugements et raisonnements des hommesnous eacutetaient connus Mais que trois teacutemoins et trois docteurs repreacute-sentent le genre humain ce nrsquoest pas lagrave quelque chose de raisonnable il faudrait que la nature humaine les eucirct choisis eacutelus et qursquoils fussentdeacuteclareacutes comme eacutetant nos repreacutesentants1 par une procuration formelle

Agrave MADAME DE DURAS2

64 Madame crsquoest lagrave que jrsquoen eacutetais de mes laquo Essais raquo quand vousecirctes venue me voir derniegraverement Comme il se pourrait que ces inep-ties tombent un jour entre vos mains je veux aussi qursquoelles teacutemoignent

1Montaigne eacutecrit laquo syndics raquo Le mot est encore usiteacute mais dans des contextes troprestreints co-proprieacuteteacute faillite

2Marguerite de Gramont veuve de Jean de Durfort tueacute devant Libourne elle faisaitpartie de lrsquoentourage de Marguerite de Navarre

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 537

de ce que leur auteur se sent tregraves honoreacute de la faveur que vous leur ac-corderez Vous y reconnaicirctrez lrsquoattitude et le comportement que vouslui connaissez dans sa conversation Mecircme si jrsquoavais pu prendre uneautre apparence que celle qui est la mienne drsquoordinaire une autre al-lure plus honorable et meilleure je ne lrsquoaurais pas fait crsquoest que jenrsquoattends rien drsquoautre de ces eacutecrits que de me rappeler agrave votre souve-nir tel que je suis naturellement Ces faccedilons drsquoecirctre et ces dispositionsdrsquoesprit que vous avez connues et accueillies Madame avec bien plusde consideacuteration et de courtoisie qursquoelles ne meacuteritent ce sont celles-lagravemecircmes que je veux loger sans alteacuteration ni changement en quelquechose de solide qui puisse durer quelques anneacutees ou quelques joursapregraves moi et ougrave vous les retrouverez quand il vous plaira de vous enrafraicircchir la meacutemoire sans avoir agrave vous donner la peine de vous ensouvenir ndash car elles ne le meacuteritent pas Mon deacutesir est de vous voirmaintenir votre amitieacute en ma faveur gracircce aux mecircmes qualiteacutes quecelles qui lrsquoont fait naicirctre

65 Je ne deacutesire nullement qursquoon mrsquoaime et mrsquoestime mieuxmort que vivant Lrsquoattitude de Tibegravere est ridicule et pourtant courante il avait plus le souci drsquoeacutetendre sa renommeacutee dans lrsquoavenir qursquoil nrsquoenavait de se rendre estimable et agreacuteable aux hommes de son temps Sijrsquoeacutetais de ceux agrave qui le monde pucirct devoir des louanges je lrsquoen tiendraiquitte pour la moitieacute seulement pourvu qursquoil me les payacirct drsquoavance qursquoelles se pressent et srsquoamoncellent autour de moi plus eacutepaisses quelongues plus pleines que durables Et qursquoelles srsquoeacutevanouissent pour debon quand jrsquoen perdrai la conscience et que leur doux son nrsquoatteindraplus mes oreilles

66 Ce serait une ideacutee bien sotte alors que je suis sur le pointdrsquoabandonner la socieacuteteacute des hommes drsquoaller maintenant me montrer agraveeux sous preacutetexte de quelque nouveau meacuterite Je ne tiens pas le comptedes biens que je nrsquoai pu employer dans ma vie Quel que je sois jeveux lrsquoecirctre ailleurs que sur le papier Mon art et mon savoir-faire onteacuteteacute employeacutes agrave me mettre en valeur Mes eacutetudes agrave apprendre agrave agir etnon agrave eacutecrire Jrsquoai mis tous mes efforts agrave donner forme agrave ma vie voilagravemon meacutetier et mon ouvrage Je suis moins un faiseur de livres que detoute autre chose Jrsquoai voulu avoir quelques capaciteacutes pour servir mesbesoins preacutesents et essentiels non pour les mettre en deacutepocirct ni en faireune reacuteserve pour mes heacuteritiers

67 Que celui qui a quelque valeur le fasse connaicirctre par sa fa-ccedilon drsquoecirctre et en ses propos ordinaires agrave sa faccedilon de traiter lrsquoamourou les querelles au jeu au lit agrave la table dans la conduite de ses af-

538 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

faires en srsquooccupant de sa maison Ceux que je vois faire de bonslivres eacutetant mal vecirctus se seraient plutocirct occupeacutes drsquoabord de leur misesrsquoils mrsquoavaient eacutecouteacute Demandez agrave un Spartiate srsquoil aime mieux ecirctrebon rheacutetoricien que bon soldat Moi-mecircme jrsquoaimerais mieux ecirctre boncuisinier si je nrsquoavais personne pour srsquooccuper de cela

68 Mon Dieu Madame comme je deacutetesterais avoir la reacutepu-tation drsquoecirctre quelqursquoun drsquohabile dans ce que jrsquoeacutecris et un homme derien un sot par ailleurs Jrsquoaime encore mieux ecirctre un sot ici et lagraveplutocirct que drsquoavoir si mal choisi lrsquoendroit ougrave employer ma valeur Crsquoestpourquoi il srsquoen faut de beaucoup que je cherche agrave me faire quelquenouvel honneur par ces sottises et ce sera deacutejagrave bien si je nrsquoy perds pasun peu de ce que jrsquoavais acquis Car au-delagrave de ce que ce portrait mortet muet cache de mon ecirctre veacuteritable il ne se rapporte pas non plus agravemon meilleur moment mais agrave celui ougrave jrsquoai bien perdu de la vigueur etde lrsquoentrain que jrsquoavais agrave mes deacutebuts agrave celui ougrave je tire sur le fleacutetri etsur le rance Je suis au fond du tonneau qui sent la fin et la lie

69 Au demeurant Madame je nrsquoaurais pas oseacute agiter si hardi-ment les mystegraveres de la meacutedecine eacutetant donneacutee la confiance que vouset tant drsquoautres lui accordez si je nrsquoy avais eacuteteacute ameneacute et par ses auteurseux-mecircmes1 Je crois bien qursquoil nrsquoy en a que deux chez les Latins Pline lrsquoAncien et Celse2 Si vous les lisez un jour vous verrez qursquoilssrsquoadressent bien plus brutalement agrave leur art que je ne le fais je ne faisque le pincer ils lrsquoeacutegorgent Pline se moque entre autres choses dubeau moyen qursquoils ont trouveacute pour se deacutefiler quand ils sont laquo au boutdu rouleau raquo3 ils renvoient les malades qursquoils ont secoueacutes et tourmen-teacutes pour rien avec leurs drogues et leurs reacutegimes les uns demander dusecours aux vœux et aux miracles les autres aux eaux thermales (Nevous inquieacutetez pas Madame il ne parle pas de celles drsquoici sous laprotection de votre maison et qui sont toutes Gramontoises4) Ils ontencore une troisiegraveme faccedilon de nous eacuteloigner drsquoeux et de se deacutechar-ger des reproches que nous pouvons leur faire du peu drsquoameacuteliorationde nos maux sur lesquels ils ont pourtant reacutegneacute si longtemps qursquoil neleur reste plus aucun moyen de nous leurrer crsquoest de nous envoyer

1Le texte de lrsquolaquo exemplaire de Bordeaux raquo est laquo par ses autheurs mesme raquo Et danslrsquoeacutedition de 1595 on lit laquo mesmes raquo Certes il y a une nuance laquo mecircme par ses auteurs raquoou laquo par ses auteurs eux-mecircmes raquo Mais je suis ici le texte de 1595

2Celse a veacutecu au temps drsquoAuguste Son ouvrage principal a pour titre De artemedica

3Cette expression populaire drsquoaujourdrsquohui me semble bien correspondre agrave celleqursquoemploie Montaigne laquo au bout de leur corde raquo

4Madame de Duras eacutetait neacutee Marguerite de Gramont

Chapitre 37 ndash Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 539

chercher le bon air dans quelque autre contreacutee Mais jrsquoen ai assez ditMadame vous me donnerez certainement la permission de reprendrele fil de mon propos dont je mrsquoeacutetais deacutetourneacute pour mrsquoentretenir avecvous

70 Crsquoest Peacutericlegraves il me semble qui a reacutepondu comme on luidemandait comment il se portait laquo Vous pouvez en juger par ccedila raquoen montrant les amulettes qursquoil portait au cou et au bras Il voulait direpar lagrave qursquoil eacutetait bien malade puisqursquoil en eacutetait arriveacute agrave avoir recoursagrave des choses aussi vaines et agrave srsquoecirctre laisseacute affubler de cette faccedilon Jene dis pas que je ne puisse ecirctre ameneacute un jour agrave cette ideacutee ridicule desoumettre ma vie et ma santeacute agrave la merci et aux ordres des meacutedecins ilse pourrait que je tombe dans cette sottise je ne puis reacutepondre de mafermeteacute future Mais mecircme alors si quelqursquoun me demande commentje me porte je pourrai lui dire comme Peacutericlegraves laquo Vous pouvez en ju-ger par ccedila raquo en montrant ma main chargeacutee de six dragmes1 drsquoopiate2Ce sera le signe tout agrave fait eacutevident drsquoune maladie violente puisqursquoony verra que mon jugement est complegravetement deacutetraqueacute Si la frayeuret lrsquoincapaciteacute de supporter le mal obtiennent cela de moi on pourrafacilement en conclure que mon acircme est en proie agrave une fiegravevre vraimentterrible

71 Jrsquoai pris la peine de plaider cette cause dans laquelle je nesuis pas tregraves compeacutetent pour appuyer et conforter un peu ma tendancenaturelle agrave me deacutefier des drogues et des pratiques de notre meacutedecinetendance qui me vient de mes ancecirctres Et je lrsquoai fait pour que ce ne soitpas seulement une inclination stupide et incontrocircleacutee mais qursquoelle aitun peu plus de tenue Afin aussi que ceux qui me voient si ferme contreles exhortations et menaces que lrsquoon me fait quand mes maladies meprennent ne pensent pas qursquoil srsquoagisse lagrave drsquoune simple obstination ouqursquoil nrsquoy ait pas quelqursquoun drsquoassez mauvais pour penser qursquoil srsquoagissedrsquoun quelconque souci de gloriole Ce serait vraiment un deacutesir bienplaceacute que de vouloir tirer honneur drsquoune attitude que jrsquoai en communavec mon jardinier et mon muletier Certes je nrsquoai pas le cœur assezenfleacute ni si plein de vent pour eacutechanger un plaisir aussi solide aussicharnu et substantiel que la santeacute contre un plaisir imaginaire imma-teacuteriel et creux La gloire mecircme celle des quatre fils Aymon est tropcher payeacutee pour un homme comme moi si elle lui coucircte seulementtrois sous de laquo coliques raquo La santeacute de par Dieu

1Dragme ou drachme huitiegraveme partie drsquoune once qui eacutetait la seiziegraveme partie de lalivre de Paris eacutevalueacutee agrave 489 g environ

2Opiate ou opiat meacutedicament agrave base de sirop de miel et de pulpes diverses

540 MONTAIGNE laquo Essais raquo ndash Livre II

72 Ceux qui aiment notre meacutedecine peuvent aussi avoir lagrave-dessus des points de vue qui soient valables grands et solides Je nehais pas les opinions contraires aux miennes Cela ne mrsquoeffraie pas dutout de voir de la discordance entre mes jugements et ceux drsquoautrui etje ne me coupe pas pour autant de la socieacuteteacute des hommes qui ont unautre point de vue et sont drsquoun autre parti que le mien Au contraire(comme la diversiteacute est la meacutethode la plus geacuteneacuterale que la Nature aitsuivie et surtout en ce qui concerne les esprits plus que pour les corpscar les esprits sont faits drsquoune substance plus souple et plus susceptibledrsquoavoir des formes varieacutees) je trouve qursquoil est bien plus rare de voirsrsquoaccorder des caractegraveres et des desseins Et il nrsquoy eut jamais au mondedeux opinions semblables pas plus que deux cheveux ou deux grainsLeur faccedilon drsquoecirctre la plus geacuteneacuterale crsquoest la diversiteacute

FIN DU LIVRE II

Table des matiegraveres

1 Sur lrsquoinconstance de nos actions 9

2 Sur lrsquoivrognerie 19

3 Une coutume de lrsquoicircle de Zeacutea 31

4 On verra ccedila demain 47

5 Sur la conscience 51

6 Sur les exercices 57

7 Sur les reacutecompenses honorifiques 71

8 Sur lrsquoaffection des pegraveres pour leurs enfants 77

9 Sur les armes des Parthes 99

10 Sur les livres 103

11 Sur la cruauteacute 119

12 Apologie de Raymond Sebond 137

13 Sur la faccedilon de juger de la mort des autres 329

541

14 Comment notre esprit srsquoembarrasse lui-mecircme 337

15 Notre deacutesir est accru par la difficulteacute 339

16 Sur la gloire 347

17 Sur la preacutesomption 361

18 Du deacutementi 395

19 Sur la liberteacute de conscience 401

20 Nous ne goucirctons rien de pur 407

21 Contre la faineacuteantise 411

22 Sur les relais de Poste 417

23 Sur les mauvais moyens employeacutes agrave bonne fin 419

24 Sur la grandeur romaine 423

25 Qursquoil ne faut pas contrefaire le malade 425

26 Sur le rocircle des pouces 429

27 La lacirccheteacute megravere de la cruauteacute 431

28 Chaque chose en son temps 443

29 Sur le courage 447

30 Sur un enfant monstrueux 455

31 Sur la colegravere 457

32 Deacutefense de Seacutenegraveque et de Plutarque 465

33 Lrsquohistoire de Spurina 473

34 Sur les moyens employeacutes par Ceacutesar agrave la guerre 483

35 Sur trois bonnes eacutepouses 493

36 Sur les hommes les plus eacuteminents 501

37 Sur la ressemblance des enfants avec leurs pegraveres 509

Bibliographie

[1] Les Stoiumlciens Gallimard Coll laquo Pleacuteiade raquo 1962

[2] Dante Alighieri La Divine Comeacutedie La Diffeacuterence 2003bilingue traduction juxtalieacuteaire de Didier Marc Garin

[3] Anonyme Priapea ou Diversorum veterum poetarum lususAlde Venise 1517 Recueil de poeacutesies licencieuses

[4] Aristote Histoire des Animaux Les Belles Lettres coll Uni-versiteacutes de France Paris 2003 180 p

[5] Aristote Politique Les Belles-Lettres Coll des Universiteacutesde France 2003 2e tirage - T I livres I et II T II livres IIIet IV

[6] Aristote Morale agrave Nicomaque Œuvres texte et trad LesBelles-Lettres coll Universiteacutes de France Paris agrave partir de1926

[7] Saint Augustin La Citeacute de Dieu Seuil 2 tomes Coll Pointssagesse 3 vol traduction de Louis Moreau 1846 revue parjean-Claude Eslin

[8] Aulu-Gelle Nuits attiques Les Belles-Lettres coll Universi-teacutes de France Paris 2003 trad R Marache

[9] Ausone Oeuvres complegravetes C L F Panckoucke 2 tomes1843 En ligne agrave httpremacleorgbloodwolfhistoriensausonetablehtm

545

[10] Jean Bouchet Annales drsquoAquitaine faits amp gestes en som-maire des roys de France amp drsquoAngleterre Jehan amp Enguil-bert de Marnef Poitiers 1545 Numeacuterisation BNF http gal-licabnffrark 12148bpt6k522330

[11] Baldassare Castiglione Il libro del Cortegiano Venise 1528Traduit en franccedilais par J Chaperon en 1537

[12] Catulle Poeacutesies Les Belles Lettres 2002 Coll laquo Classiquesen poche raquo

[13] Catulle Eacutepigrammes Les Belles Lettres 2002 Coll laquo Clas-siques en poche raquo

[14] Ciceron Acadeacutemiques Belles-Lettres na Œuvres complegravetesCollection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[15] Ciceron De Divinatione Belles-Lettres na Œuvres com-plegravetes Collection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[16] Ciceron De finibus Belles-Lettres na Œuvres complegravetesCollection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[17] Ciceron De natura deorum Belles-Lettres na Œuvres com-plegravetes Collection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[18] Ciceron De Officiis Belles-Lettres na Œuvres complegravetesCollection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[19] Ciceron Paradoxes Belles-Lettres na Œuvres complegravetesCollection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[20] Ciceron Tusculanes Belles-Lettres na Œuvres complegravetesCollection des universiteacutes de France (G Budeacute) bilingue

[21] Claudien Oeuvres contre Eutrope Les Belles Lettres colldes Universiteacutes de France seacuterie latine 1936 et 1942 2 tomestexte eacutetabli et traduit par J-L Charlet

[22] Claudien Oeuvres In Ruffinum Les Belles Lettres coll desUniversiteacutes de France seacuterie latine 1936 et 1942 2 tomes texteeacutetabli et traduit par J-L Charlet

[23] Claudien Œuvres Les Belles Lettres coll des Universiteacutes deFrance seacuterie latine 1936 et 1942 2 tomes texte eacutetabli et traduitpar J-L Charlet

[24] Jules Cesar La Guerre des Gaules Les Belles-Lettres Paris1926 1989-1990 trad L A Constans 2 vol

[25] Francisco Lopez de Gomara Histoire generalle des Indes Occi-dentales et terres neuves qui jusques agrave present ont esteacute descou-vertes composeacutee en espagnol par Franccedilois Lopez de Gomara amp

trad en franccedilois par le S de Genille Mart Fumeacutee 1605 Textenumeacuteriseacute sur Gallica (1995)

[26] Guy de Pernon Les Essais de Montaigne traduits en franccedilaismoderne 2008-2009 Drsquoapregraves le texte de 1595 Disponible enPDF sur Internet agrave lrsquoadresse http hyperlivresnet

[27] [Divers] Les Stoiumlciens Gallimard Collection Pleacuteiade 1962Trad Eacutemile Breacutehier

[28] D M Frame The complete Essays of Montaigne translated byD M Frame Stanford University Press 1965

[29] Froissart Chroniques Le Livre de Poche coll laquo Lettres Go-thiques raquo 2001 Tome 1 Livres I et II

[30] Simon Goulard Histoire du Portugal

[31] Homere lrsquoOdysseacutee Babel 1995 traduction en vers de FMugier

[32] Horace Art Poeacutetique Œuvres 3 vol texte et trad franccedil FVilleneuve Les Belles Lettres Paris 1927-1934

[33] Horace Satires Œuvres 3 vol texte et trad franccedil F Ville-neuve Les Belles Lettres Paris 1927-1934

[34] Horace Eacutepicirctres Les Belles Lettres Œuvres 3 vol texte ettrad franccedil F Villeneuve Paris 1927-1934

[35] Horace Eacutepodes Œuvres 3 vol texte et trad franccedil F Vil-leneuve Les Belles Lettres Paris - Œuvres 3 vol trad F Ri-chard GF-Flammarion 1927-1934 - et 1967

[36] Horace Odes Œuvres 3 vol texte et trad franccedil F VilleneuveLes Belles Lettres Paris et Œuvres 3 vol trad F Richard GF-Flammarion 1927-1934 et 1967

[37] Herodote Lrsquoenquecircte coll Folio Gallimard Paris 2 vol ABarguet eacuted 1985 et 1990

[38] Pline Le Jeune Correspondance Les Belles Lettres coll desUniversiteacutes de France 1968-88 Tomes I agrave IV

[39] Flavius Josephe Autobiographie Belles-Lettres Coll des Un-niv de France bilingue franccedilais-grec 155 p 1984 trad AndreacutePelletier

[40] Juste Lipse Politiques na 1886 in laquo Œuvres raquo Gand Vyt

[41] Juvenal Satires Belles Lettres Paris 1921 1983 P de La-briolle et F de Villeneuve

[42] Lactance Choix de monuments primitifs de lrsquoEacuteglise chreacutetienneDelagrave Paris 1882 trad de J-A-C Buchon texte numeacute-riseacute accessible partiellement agrave Bibliotheca Classica Selecta(Louvain) httpbcsfltruclacbe

[43] LrsquoArioste Roland Furieux Garnier-Flammarion (Poche)1993 345 p Coll laquo Poeacutesie eacutetrangegravere raquo

[44] Diogegravene Laerce Vies et doctrines des philosophes illustresLivre de Poche 2003 10 livres

[45] Lucain La guerre civile ou La Pharsale Les Belles Lettres2003 Coll des Universiteacutes de France Trad Abel Bourgey

[46] Lucrece De la Nature Les Belles Lettres Coll des Universiteacutesde France 1972 2 tomes bilingue trad (prose) A Ernout

[47] Lucrece De Natura Rerum - De La Nature Aubier-MontaigneBibliothegraveque philosophique bilingue 1993 Trad juxtalineacuteairepar Joseacute Kany-Turpin

[48] Ariosto Ludovico Orlando Furioso Einaudi 2006 2 t bro-cheacute coll laquo Einaudi Tascabili Classici raquo

[49] Manilius Astronomica in oeuvres complegravetes de Stace martialmanilius lucilius junior rutilius gratius faliscus nemesianuset calpurnius avec leur traduction en franccedilais publieacutees sous ladirection de M Nisard - Didot Paris 1860

[50] Martial Eacutepigrammes Arleacutea Paris 2001 15 livres

[51] Pseudo-Gallus (Maximianus) Poetae Latini Minores Baeh-rens Leipzig 1879-1923 7 vol - voir aussi eacutedition numeacute-rique agrave httpwwwthelatinlibrarycommaximianushtml

[52] Montaigne Les Essais de Michel de Montaigne P Villey et FStrowski 1906-1922 4 tomes grand format et un glossaire

[53] Montaigne Apologie de Raymond Sebond Aubier-Montaigne1937 Texte eacutetabli et preacutesenteacute par Paul Porteau

[54] Montaigne Œuvres complegravetes Les Belles Lettres 1959 eacutedi-tion de Jean Plattard

[55] Montaigne Les Essais Presses Universitaires de France 1965eacutedition P Villey 3 tomes

[56] Montaigne Œuvres complegravetes de Montaigne eacutedition drsquoAlbertThibaudet et Maurice Rat Gallimard coll Pleacuteiade 1965 Unenouvelle eacutedition est sortie en mai 2007 elle reproduit le textede 1595 - celui qui a servi de base agrave la preacutesente traduction

[57] Montaigne Les Essais de Michel Eyquem de Montaigne Im-primerie Nationale 1999 Eacutedition de Marcel Guilbaud

[58] Montaigne Essais Honoreacute Champion 2002 3 t Traductionen franccedilais moderne par Andreacute Lanly

[59] Montaigne Les Essais Arleacutea 2002 Mis en franccedilais moderneet preacutesenteacutes par Claude Pinganaud

[60] Montaigne Les Essais Gallimard coll laquo Pleacuteiade raquo 2007eacuted eacutetablie par Jean Balsamo Michel Magnien et CatherineMagnien-Simonin avec les laquo notes de lecture raquo et laquo sentencespeintes raquo par Alain Legros 1970 p

[61] na La Bible Seuil 1973 Traduction drsquoEacutemile Osty avecJoseph Trinquet

[62] Ovide Les Meacutetamorphoses Les Belles Lettres coll Universi-teacutes de France Paris 1972 eacuted G Lafaye 3 tomes

[63] Ovide Tristes Les Belles Lettres coll Universiteacutes de FranceParis 1988

[64] Ovide Remegravedes agrave lrsquoamour Mille et une nuits 1997

[65] Ovide Pontiques Les Belles Lettres coll Universiteacutes deFrance Paris 2000 B G Teubner- 1863 (Latin seulement)

[66] Ovide Amours Les Belles Lettres Coll Classiques en Poche2002 Bilingue Trad Henri Bornecque introduction et notespar jean-Pierre Neacuteraudau

[67] Ovide Fastes Œuvres Les Belles Lettres coll Universiteacutes deFrance Paris 2003 ed R Schilling

[68] Ovide Heacuteroiumldes Les Belles Lettres coll Universiteacutes de FranceParis 2003 Trad Henri Bornecque et M Preacutevost

[69] Bernard Palissy Discours Admirables des eaux et des fon-taines chez Martin Le Jeune Paris 1580 Eacutedition numeacuteriqueavec texte original et moderniseacute en regard par G de Pernon2002 http numlivresfrPalissyhtml

[70] Perse (Aulus Persius-Flaccus) Satires Les Belles Lettres collUniversiteacutes de France Paris 2003 eacuted A Cartault

[71] Platon Les Lois Œuvres texte et trad Les Belles Lettrescoll Universiteacutes de France Paris 1976 eacuted A Diegraves

[72] Platon Theacuteeacutetegravete Les Belles Lettres coll Universiteacutes deFrance Paris 1976 sous la direction drsquoAuguste Diegraves

[73] Platon La Reacutepublique Gallimard Coll laquo Folio - Essais raquo1993 Traduction de Pierre Pachet

[74] Platon Œuvres complegravetes tome X Timeacutee Critias Les BellesLettres Collect des Univ de France 2002

[75] Platon Œuvres complegravetes Gallimard laquo La Pleacuteiade raquo 2003 2tomes traduction nouvelle de Leacuteon Robin

[76] Platon Le Politique Garnier-Flammarion 203 trad Luc Bris-son 316 p

[77] Pline lrsquoAncien Histoire naturelle Œuvres texte et trad LesBelles Lettres coll Universiteacutes de France Paris 1951 eacuted JeanBeaujeu

[78] Plutarque Œuvres mecircleacutees na 1572 Traduction JacquesAmyot Michel de Vascosan 1572 Paris (BNF laquo Gallica raquo fac-simileacute teacuteleacutechargeable)

[79] Plutarque Vies Parallegraveles Gallimard Coll laquo Quarto raquo 2001trad Anne-Marie Ozanam eacuted sous la direction de F Hartog

[80] Properce Eleacutegies amoureuses - Cynthia eacuted de lrsquoImprimerieNationale 2003 eacuted de Pascal Charvet bilingue latin-franccedilais

[81] Prudence Contre Symnaque Les Belles Lettres coll des Uni-versiteacutes de France Tome III texte eacutetabli et traduit par M La-varenne

[82] Petrarque Canzoniere Gallimard Coll laquo Poeacutesie raquo1983 Voir aussi httpdigilanderliberoittesti_di_petrarca

petrarca_canzonierehtml

[83] Quinte-Curce Histoire drsquoAlexandre le Grand Gallimard CollFolio 2007 eacuted Claude Mosseacute et Annette Flobert

[84] Quintilien Institution Oratoire Œuvres texte et trad LesBelles Lettres coll Universiteacutes de France Paris 1979 tradJean Cousin 6 tomes

[85] Ronsard Poeacutesies choisies Classiques Garnier 1969 introdpar Franccediloise Joukovsky

[86] Salluste Histoires (fragments) Les Belles-Lettres 19461994 eacuted A Ernout

[87] Salluste La guerre de Jugurtha Belles Lettres Coll laquo Clas-siques en poche raquo 2000 Trad Alfred Ernout

[88] Sophocle Ajax Les Belles Lettres Coll laquo Classiques enpoche raquo 2002 eacutedition bilingue trad Paul Mazon texte eacuteta-bli par A Dain

[89] Stace Sylves Les Belles Lettres coll Universiteacutes de FranceParis 1992 Texte eacutetabli par H Fregravere et traduit par H J Izaac2 tomes

[90] Stobee Fragments de Stobeacutee Les Belles Lettres 1983 Preacute-senteacutes par andreacute Festugiegravere I-XXIII

[91] Suetone Vies des Douze Ceacutesars Les Belles Lettres coll Pochebilingue 1975 Trad Henri Ailloud introd et notes de JeanMaurin

[92] Publius Syrus Sentences Bibliotheca Augustana (texte nu-meacuteriseacute)

[93] Seneque les Pheacuteniciennes Les Belles Lettres coll des Uni-versiteacutes de France Paris Trageacutedies tome I Hercule furieuxLes Troyennes Les Pheacuteniciennes Meacutedeacutee Phegravedre brocheacute 441p trad F R Chaumartin

[94] Seneque Œdipe Les Belles Lettres coll des Universiteacutes deFrance Paris Tome II Oedipe - Agamemnon - Thyeste

[95] Seneque Dialogues Les Belles Lettres 1971 t 1 De lacolegravere

[96] Seneque Eacutepitres ou laquo Lettres agrave Lucilius raquo Texte et trad LesBelles Lettres coll Universiteacutes de France Paris 1992 TradFranccedilois Preacutechac

[97] Seneque Trageacutedies Les Belles Lettres coll des Universiteacutes deFrance Paris 2002 Trageacutedies tome II Oedipe AgamemnonThyeste brocheacute 336 p

[98] Seneque De Beneficiis Arleacutea Coll laquo Retour aux grandstextes raquo Poche 2005 trad Aude MAtignon

[99] Seneque le Rheteur Controverses et deacuteclamations (la-tin) Teubner Fac-sim de lrsquoeacuted de Stuttgart Teubner 18721967 Texte latin disponible agrave httpwwwthelatinlibrarycom

senecasuasoriaehtml

[100] Tacite Annales Œuvres texte et trad Les Belles Lettres collUniversiteacutes de France Paris 1976 3 tomes ed de P Wuilleu-mier J Hellegouarcrsquoh Paul Jal

[101] Tacite Vie drsquoAgricola La Germanie Les Belles Lettres Colllaquo Classique en poche raquo 2001 bilingue

[102] Le Tasse (Torquato Tasso) Rimes et prose Ferrare 1585

[103] Le Tasse (Torquato Tasso) Jeacuterusalem deacutelivreacutee Gallimard Fo-lio Classique 2002 Trad de Michel Orcel (en vers libres nonrimeacutes)

[104] Tibulle Eleacutegies Œuvres texte et trad Les Belles Lettreslaquo Corpus Tibullianumlaquo raquo Coll Budeacute des Universiteacutes deFrance 1924

[105] Tite-Live Annales ou Histoire romaine Les Belles LettresParis 1943 sqq eacuted et trad E Lasserre 1934 sqq eacuted et tradP Jal 1976-1979 eacuted et trad J Bayet et G Baillet

[106] Ciceacuteron Marcus Tullius Oeuvres complegravetes de Ciceacuteron dans Collection des auteurs latins publieacutes sous la direction de MNISARD Dubochet Paris 1841 Sur Gallicafr et http agora-classfltruclacbeconcordances

[107] Terence Les Adelphes Œuvres complegravetes Gallimard coll LaPleacuteiade 1971 eacuted et trad P Grimal

[108] Terence Andrienne Œuvres complegravetes Gallimard coll LaPleacuteiade 1971 eacuted et trad P Grimal

[109] Terence Heautontimorumenos Œuvres complegravetes Gallimardcoll La Pleacuteiade 1971 eacuted et trad P Grimal

[110] Terence Lrsquoeunuque Œuvres complegravetes Gallimard coll LaPleacuteiade 1971 eacuted et trad P Grimal

[111] Terence Oeuvres complegravetes Gallimard coll La Pleacuteiade 1971eacuted et trad P Grimal

[112] Virgile Eacuteneacuteide in Œuvres complegravetes tome I Ed de La Diffeacute-rence 1993 texte bilingue juxtalineacuteaire - trad J-P Chausserie-Lapreacutee

[113] Virgile Bucoliques Gallimard Coll laquo Folio raquo 1997 Bilinguetrad Paul Valeacutery et J Delille

[114] Virgile Geacuteorgiques Gallimard Coll laquo Folio raquo 1997 Bilinguetrad Paul Valeacutery et J Delille

[115] Xenophon Meacutemorables Œuvres texte et trad Les BellesLettres coll Universiteacutes de France Paris 1979 Trad E Del-becque

Index

Alexandre 14 43 54 97 99 133166 186 232 293 351362 395 402 403 431451 483 487 490 502504ndash506

amitieacute 86 89 176 254 284 393537

amour 41 79 87 95 97 141 161177 199 204 211 227301 303 316 340 341436 439 459 461 473475 477 479 493 498499 504 537

Aristote 29 68 79 81 83 97104 127 161 165 168185 193 196 207 212216 217 225 254ndash256258 269 274 290 292293 299 349 370 377388 433 457 464 501502 514 523

Auguste 10 20 41 71 72 173179 242 355 395 424430 484 486 510 538

bibliothegraveque 381 392 396

chasteteacute 12 23 24 39 75 124342 348 360 402

cheval 24 51 60 64 65 67 84105 108 155 165 177180 187 198 271 285333 340 363 372 373383 384 415 417 418426 450 453 454 468469 473 519

Ceacutesar 21 37 49 71 90 95 97110 113 115 122 129179 229 232 330 332333 351 357 361 362368 395 399 404 417423 437 459 466 474ndash478 483 485ndash491 505506

douleur 28 34 36 54 63 64 120ndash122 155 166 197 200201 203 207 269 283303 308 314 315 332335 407 408 468 494498 511ndash513 534

deacutefaillance 39 124 268 334 407deacutefaillance (deacutefaillances du cœur)

335

Essais (Les Essais) 382 384mes Essais 97 393 536

554

folie 28 29 32 33 35 86 150199 203 227 234 235244 256 268 287 288317 375 384 391 471521

franccedilais 47 102 109 113 114139 262 271 299 315340 347 368 369 376392 398 435 491 503519 524 536 544

Gascon 81 155 204 369Gascons 204gascons 100 262

Gasconle Gascon 204

gravelle 527 532

histoire 26 31 38ndash41 52 55 83108 111ndash114 117 131169ndash171 177 181ndash184186 220 244 245 293334 337 357 367 385402 405 424ndash426 438460 466 468 469 514525

lrsquoHistoire 113homme 9ndash11 14 15 20 22 26

28 29 31 32 35 3639ndash42 47 49 52 5455 60ndash62 67 74 7986 87 96 97 100ndash103111 113 117 121 122124 127 131ndash133 139140 146 147 149ndash154158 162 166 170 176179ndash182 184 185 188190 192 194ndash201 206208 209 211 214 215218 223 227ndash231 235237 238 240ndash246 248

252 253 255 259ndash261265 267 269ndash271 274275 278ndash283 285ndash288291 294 296 298 299302 305 306 308 309312 313 315 316 318ndash321 324ndash326 330 334338 348 350 352 356362 364 368 369 371374 376 377 381 387390 393 395 402 403405 409 412 425 426432ndash435 437 440 444447 448 453 456 458ndash462 465 473ndash475 477479 480 483 490 491497 506 507 511 516519 523 527 535 538539

latin 26 74 114 129 150 154162 179 180 204 339363 369 391 392 403408 500 524 535

lecture 47 49 109 382lecture (la lecture) 47 49 382livre 36 41 47 53 60 67 77

96 97 105 107 111116 118 128 138 139148 151 182 196 285326 370 382 395ndash398423 460 465ndash467 469503 525 534 539 544

mariage 24 92 493mariages 89 177 184 227 301

304 342 531mort

ma mort 36mort (la mort) 9 31ndash35 38ndash41

44 55 58 59 61 65

96 110 121ndash124 130131 145 146 164 176181 193 197 204 216227 229 230 233 238263 267 269 271 288298 303 315 324 325329ndash335 350 353 356393 413ndash415 421 422433 439 440 449 451453 459 461 476 494496ndash499 511 521 525534

mourir 11 14 32 33 35ndash39 43ndash45 54 55 57 59 6586 90 92 94 105 122123 129 131 175 186205 230 232 239 273275 290 303 324 329331ndash334 337 404 411413 422 432 438ndash440444 445 460 467ndash469478 480 491 496ndash498500 507 511 516 533

meacutedecin 22 96 115 139 220332 411 458 476 498504 518 520ndash522 524525 527 531 533 534

meacutedecine 168 198 240 266 278279 290 294 473 494511 515ndash520 522ndash526530 532 534 538 539

meacutedecins 12 175 190 203 267274 284 317 319 333334 419 421 426 429455 497 512 515 516518 520ndash522 524ndash528533ndash535 539

Nature 163nature

la nature 25 27 32 33 5960 78ndash80 84 86 9496 132 150 154 156158 163 172 176 177186 190 191 193 195214 216 220 225 226229 231 234 237 238242 244 246 249ndash251253 254 257 258 270273 291 294ndash296 298301 304 310ndash312 320324 326 369 388 397408 419 456 469 480502 504 505 512 514517 520 525 529 536540

Neacuteron 9 40 96 109 341 358465 468 495 497 499524

Paris 187 316 356 367 526 539philosophe 26 27 33 58 128

137 144 167 172 178197 201 203 220 235238 252 253 256 262267 271 304 305 316317 334 349 350 353384 412 459 460 466471 503 506

philosophes 21 57 67 120126 191 192 195 198203 216 217 219ndash222228 236 239 251 252257ndash259 261 262 266268 274 280 281 286291 298 300 304 306307 324 348 349 392448 450 503

philosopher 26 31 218 221 317philosophie 109 110 123 124

127 150 195 197 202

204 210 215 221 226235 243 246 249 251ndash253 262 267 273 277287 288 299 300 304349 351 364 367 379381 392 402 404 409427 445 460 473 497502 512 517 521

Platon 25 29 35 44 52 83 9295 106 111 145ndash147150 153 154 189 190193 199 207 209 212216ndash218 221 225 228ndash231 236 238 241 245248 250 251 253 254256 257 260ndash262 264266 269 271 272 274276 280 292 293 301302 304 308 324 355358 359 368 370 398409 437 445 460 503517 519 520 534

Pompeacutee 45 95 180 340 355 417437 466 470 471 475477 485 486 488 491492

roi 21 22 40 41 43 44 51 83116 117 137 142 152155 156 164 166 170176 181 186 199 232241 247 269 271 292295 297 370 384 393410 412 414 417 420423 424 433ndash435 438ndash440 444 452 456 465473ndash475 483 488 505533

rois 234 292 295 370 405 411412 414 424 429 503505

sagesse 10 19 26 29 48 78 8291 125 137 148ndash150154 157 167 191 192196 199 206ndash208 210227 240 243 244 259261 266 268 270 287288 316 348 367 369387 391 456 462 480500 506 517

Socrate 19 22 26 67 69 120121 123 128 148 154193 206 209 215ndash218225 249 250 253 261266 273 274 297 299303 323 333 359 385407 408 506

Solon 95 296 303 359 517Sparte 73 101 156 254 459 460

468Stoiumlcien 110 120 197 271 334

503 510Stoiumlciens 19 21 27 33 120 127

176 191 192 204 210212 215 219 241 259261 268 271 304 314324 337 407

vertu (la vertu) 12 15 27 34 4373 109 111 116 119ndash125 142 192 204 205227 245 276 298 299302 303 305 306 327350 351 353 358 373377 391 407 443 464468 471 495 517 530

vie (la vie) 11 12 22 24 31ndash3539 41 44 45 54 6171 87 113 117 122123 142 154 164 166178 179 186 194 196198 204 205 213 217

221 226 228 229 238244 265ndash268 284 298329 332 333 339 353372 380 381 395 409413 414 432 444 445451 466 467 480 487491 493ndash495 499 500507 510 511 517 521523 532

acircme 13 15 20 21 25 26 2829 34 35 43 45 5457 58 61ndash63 65 6773 79 81 82 84 9394 106ndash108 111 120ndash124 128 132 133 140145ndash147 153 157 164187 192 194ndash196 198199 206 210 212 214216 223ndash226 229 230236 242 243 252 257ndash259 262ndash269 272ndash274279 280 283 285ndash288290 292 299 310 312315 317 318 323 330332 344 349ndash351 353355 359 363 369 370372 373 377 378 389390 393 399 402 412421 431 440 445 447448 451 460 467 473474 476 478 500 506510ndash513 517 539

acircme 13 21 25 26 29 34 3542 43 45 54 57 5861ndash63

La mise en page de ce livrea eacuteteacute reacutealiseacutee sur Macintosh avec LATEX

1egravere eacutedition feacutevrier 2009Derniegravere reacutevision du texte le 1er deacutecembre 2019

Numlivres

http numlivresfrDeacutepocirct leacutegal feacutevrier 2009

DLE-20090304-11708

laquo Jrsquoeacutecris ce livre pour peu de gens et pour peu drsquoanneacutees Srsquoil srsquoeacutetaitagi de quelque chose destineacute agrave durer il eucirct fallu y employer un lan-gage plus ferme puisque le nocirctre a subi jusqursquoici des variations conti-nuelles qui peut espeacuterer que sous sa forme preacutesente il soit encore enusage dans cinquante ans drsquoici raquo (III 9114)

Montaigne ne croyait peut-ecirctre pas si bien direQui peut en effet aujourdrsquohui hormis les speacutecialistes lire Mon-

taigne dans le texte original Les eacutediteurs modernes ont tous drsquounemaniegravere ou drsquoune autre tenteacute de laquo toiletter raquo le texte en ajoutant desaccents en harmonisant la ponctuation selon nos habitudes drsquoaujour-drsquohui ils ont fait ainsi un texte qui ressemble agrave du franccedilais modernemais nrsquoen est pas et demeure toujours aussi difficile drsquoaccegraves au plusgrand nombre

Quel dommage pour un texte que lrsquoon se plaicirct agrave consideacuterer commeune œuvre majeure de notre litteacuterature

Jrsquoai donc penseacute qursquoil eacutetait neacutecessaire drsquoen donner une veacuteritabletraduction

Le lecteur dira si jrsquoai eu raison

GdP

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