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Armand Colin Tocqueville écrivain: Le style dans "De la Démocratie en Amérique" Author(s): PIERRE CAMPION Source: Littérature, No. 136, MONTRER N'EST PAS DIRE (DÉCEMBRE 2004), pp. 3-21 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41705042 . Accessed: 15/06/2014 07:37 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.108.60 on Sun, 15 Jun 2014 07:37:13 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

MONTRER N'EST PAS DIRE || Tocqueville écrivain: Le style dans "De la Démocratie en Amérique"

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Tocqueville écrivain: Le style dans "De la Démocratie en Amérique"Author(s): PIERRE CAMPIONSource: Littérature, No. 136, MONTRER N'EST PAS DIRE (DÉCEMBRE 2004), pp. 3-21Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41705042 .

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■ PIERRE CAMPION

Tocqueville écrivain

Le style dans De la Démo-

cratie en Amérique

C'est une lettre de Tocqueville, adressée quelque temps avant la publication du premier volume de sa Démocratie en Amérique , à un ami qui lui avait fait part de son «intention de travailler [son] style» l:

[...] C'est ce même désir de mettre la pensée en relief qui préoccupe tous ceux qui se mêlent d'écrire de nos jours et qui fait tomber la plupart d'entre eux dans de si grandes extravagances. Sans avoir moi-même un style qui me satisfasse aucunement, j'ai cependant beaucoup étudié et très longuement médité sur le style des autres et je me suis convaincu de ce que je vais vous dire: il y a dans les grands écrivains français quelle que soit l'époque où vous les prenez un certain tour caractéristique de la pensée, une certaine manière de saisir l'attention du lecteur qui est propre à chacun d'eux. Je crois qu'on vient au monde avec ce cachet particulier; ou du moins j'avoue queje ne vois aucun moyen de l'acquérir; car si on veut imiter le faire particulier d'un auteur, on tombe sur ce que les peintres appellent des pastiches, si l'on ne veut imiter personne, on est sans couleur. Mais il y a une qualité commune à tous les grands écrivains, elle sert en quelque sorte de base à leur style; c'est sur ce fond qu'ils placent ensuite chacun leurs propres couleurs. Cette qualité est tout simplement le bon sens. [. . .] Qu'est-ce donc que le bon sens appliqué au style? [...] C'est le soin de présenter les idées dans l'ordre le plus simple et le plus facile à saisir. C'est l'attention de ne présenter jamais en même temps au lecteur qu'un point de vue simple et net, quelle que soit la diversité des ob- jets dont traite le livre; de telle sorte que la pensée ne soit pas pour ainsi dire portée sur deux idées. C'est le soin d'employer les mots dans leur vrai sens, et autant que possible dans leur sens le plus restreint et le plus certain ; de ma- nière que le lecteur sache toujours positivement quel objet ou quelle image vous voulez lui présenter. [...] Ce que j'appelle encore le bon sens appliqué au style, c'est de n'introduire dans les figures que des choses comparables avec l'objet que vous voulez faire connaître. [. . .] Dans les idées les plus vastes, les plus habiles ou les plus délicates des grands écrivains vous apercevez tou- jours un fond de bon sens et de raison qui en forme la base. Je me suis laissé

1. Tocqueville, Lettres choisies. Souvenirs, Françoise Mélonio et Laurence Guellec (dir.), Gallimard, coll. Quarto, 2003, lettre à Ch. Stoffels du 31 juillet 1834, p. 301-304. Sur le style de Tocqueville, lire Laurence Guellec, Tocqueville et les langages de la démocratie , Honoré Champion, coll. Romantisme et modernité, 2004, livre queje n'ai pu consulter pour la rédaction du présent article.

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aller à parler de cette partie du style plus que des autres, parce que c'est par là que pèchent la plupart des écrivains de notre temps et ce qui faisait appeler leur style un jargon à P. L. Courier. [...]

Prenons ce long texte pour ce qu'il est: un propos écrit au fil de la plume à l'intention d'un ami qui se préoccupe lui-même de travailler son style, une occasion de réflexion saisie par le jeune auteur du livre qui va être publié un an après sous le titre De la démocratie en Amérique et une sorte de théorie quelque peu diffuse mais qui laisse entendre pourtant plusieurs idées 2.

La première: le style est une propriété innée de l'écrivain. C'est évidemment, ici, une idée aristocratique. Deuxième idée, empruntée clas- siquement aux arts plastiques : le style est couleur et relief. Troisième idée, toujours classique et posée encore dans une perspective aristocratique: chacun forme son style dans la fréquentation des meilleurs de ses pairs, et pour ainsi dire «en [les] lisant en écrivant». Quatrième idée, classique elle aussi, celle de la lisibilité. L'écrivain doit s'attacher sans relâche l'attention du lecteur. Écrivain, Tocqueville s'irrite en lisant la plupart de ses contemporains (on n'y comprend rien!), et il s'enchante de voir comment les classiques français résolvent le problème simple et difficile de se faire lire - ce problème qui est le sien et qui devrait être celui de tout écrivain. Les références de cette excellence: «tous les écrivains que nous a laissés le siècle de Louis XIV, celui de Louis XV et les grands écrivains du commencement du nôtre, tels que Madame de Staël et M. de Chateaubriand»3. Plus loin, Pascal est invoqué pour sa métaphore du monde comme sphère infinie dont la circonférence est partout et le cen- tre nulle part, pour sa propriété et pour son évidence: «[...] l'âme est saisie par cette image et quelque gigantesque que soit l'idée qu'elle pré- sente, l'esprit la conçoit du premier coup; l'objet dont Pascal se sert pour sa comparaison est familier; le lecteur en connaît parfaitement les dimensions ordinaires et la forme [...].»

Cependant l'idée du «bon sens» comme la qualité principale du style est plutôt inattendue. Certes d'une part, elle s'oppose aux effets, aux jeux sur les mots, aux «extravagances» et au «jargon» dénoncé aussi par Paul-Louis Courier. D'autre part, elle recommande la simplicité,

2. Au même Ch. Stoffels, quelques années auparavant, il écrit le mode d'emploi des lettres qu'il lui adresse: «En général, mon cher Charles, il ne faut pas vous imaginer que, lorsque je discute avec vous, j'ai toujours pris soin de mûrir les idées que je jette en avant. [...] Agiter l'esprit, donner l'envie de réfléchir, soulever en passant des questions que la réflexion vient élaborer, tel est le but de la conversation à mon avis; et je n'en ai jamais d'autre avec vous» lettre à Ch. Stoffels du 21 avril 1830, ibid., p. 145. 3. Voir encore, à la fin de cette lettre (ibid., p. 303-304): «J'oubliais d'ajouter à mon lourd traité une petite phrase qui vaut mieux que lui. Si vous voulez bien écrire, il faut avant tout lire, en étudiant sous le point de vue du style, ceux qui ont le mieux écrit. Les plus utiles, sans comparaisons, me paraissent les prosateurs du Siècle de Louis XIV. Non pas qu'il faille imiter leur tour, qui est vieilli, mais le fond de leur style est admirable. On y retrouve en saillie toutes les qualités principales qui ont distingué les bons styles dans tous les siècles. »

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TOCQUEVILLE ÉCRIVAIN ■

dans l'ordre de l'exposition et en chaque endroit de cette exposition. On reconnaît là l'un des traits les plus significatifs de ce qui sera le style de Tocqueville. Le sens se tient ponctuellement dans telle ou telle formule: une idée à la fois, c'est toute la complexité du problème examinée sous l'un de ses aspects et renfermée en une seule proposition. La formule sera le lieu où se réconcilient l'effet et «le bon sens».

Visiblement Tocqueville se soucie du style, il s'efforce même de théoriser sa pratique. Mais il peine à l'exprimer. Ce qu'il cherche appa- remment, c'est donc à concilier l'idée aristocratique de l'effet (par la dis- tinction du trait, du relief, de la saillie, de la couleur) et celle de la compréhension par tous (au sein de la communauté du «bon sens»). Il pense ainsi trouver l'heureuse solution de son problème dans les classi- ques, mais il ne s'aperçoit pas encore clairement que les notions de l'universel et de la distinction ont changé de sens et que, dans le XVIIe siècle, elles n'étaient pas envisagées dans la perspective décidément étrange d'un aristocrate qui chercherait à penser objectivement le régime politique de l'égalité, qui reconnaîtrait son caractère irrésistible et provi- dentiel, qui écrirait pour les hommes de l'ère démocratique, c'est-à-dire - au moins potentiellement - pour tous 4. En un sens, Tocqueville est en retard de plusieurs siècles; et, en l'autre, il voit beaucoup plus loin que 1830. Dans son éloge quasiment scolaire et un peu embarrassé du Grand Siècle, il faut pourtant reconnaître une consonance profonde avec certains des classiques français. Car il entend faire, mais de manière très différente, ce que l'on n'avait pas vu en effet depuis Pascal et La Rochefoucauld: mettre en œuvre, en son siècle à lui, une pensée ancienne pour comprendre l'homme moderne. Comment alors s'étonner qu'il cher- che son style?

UN PARADOXE FONDAMENTAL

Presque à la fin de son Introduction, c'est par une métaphore que Tocqueville décrit son livre:

Ceux qui voudront y regarder de près retrouveront, je pense, dans l'ouvrage entier, une pensée mère qui enchaîne, pour ainsi dire, toutes ses parties. Mais la diversité des objets que j'ai eus à traiter est très grande, et celui qui entre- prendra d'opposer un fait isolé à l'ensemble des faits queje cite, une idée dé- tachée à l'ensemble des idées, y réussira sans peine. Je voudrais donc qu'on me fît la grâce de me lire dans le même esprit qui a présidé à mon travail, et

4. Tocqueville est prêt à reconnaître le jugement que le public porte sur son livre: «Le succès de cette seconde partie de la Démocratie a été moins populaire en France que celui de la pre- mière. Je ne crois pas beaucoup de notre temps aux erreurs littéraires de l'opinion publique. Je suis donc très occupé à rechercher avec moi-même dans quel défaut je suis tombé ; car il y en a un considérable, cela est probable» lettre à John Stuart Mill du 18 décembre 1840, ibid., p. 470.

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qu'on jugeât ce livre par l'impression générale qu'il laisse, comme je me suis décidé moi-même, non par telle raison, mais par la masse des raisons.5

Cette métaphore d'une pensée mère dit déjà tout du livre. Quitte à admettre des contradictions entre certaines idées, l'ouvrage est un orga- nisme lié par la logique de la totalité; il agira de manière synthétique «par l'impression générale qu'il laisse»; il est armé de la masse indivisible et irréfragable de ses raisons ; et, si ce livre a une idée mère, il faut bien qu'il ait un père: c'est l'auteur ( auctor ), Alexis de Tocqueville. Pensée d'aristocrate confiant dans la rationalité que son ouvrage tire de l'imitation des êtres vivants et de l'ordre naturel des métaphores, pensée prête d'avance, et sans le savoir, à se mesurer aux logiques intimidantes et bru- tales qui allaient faire la fortune philosophique du siècle à venir, celles de la dialectique.

Le point de vue unifiant, tout à fait inattendu mais pleinement assumé, que Tocqueville se donne sur le régime politique de l'égalité consiste à définir la démocratie par l'aristocratie, par différence et par opposition: d'organisme (vide) à organisme (plein). Ainsi, découlant de ce premier paradoxe, sa représentation de l'homme démocratique sera- t-elle tout entière constituée en creux par rapport à celle de l'homme féodal 6 : celui-là sera séparé et indépendant parce que celui-ci vivait selon des affiliations multiples, constituantes et stables, positivement définissables (de fortunes, de métiers, de conditions, de familles, de traits personnels...); il sera un individu parce que l'autre (exactement: son Autre!) était une personne7; il entretiendra, avec ses semblables (ses homologues et équivalents, interchangeables) et avec le pouvoir, des relations simples et indifférenciées parce que son Autre entretenait des références multiples, réciproques et indéfiniment raffinées (dans l'aris- tocratie, aucun homme n'a de semblable...), et cela fait que ses idées aussi seront simples et ses passions réduites à une seule, celle de l'égalité8; son gouvernement ignorant les pouvoirs intermédiaires et formé selon ces idées simples, se réduira à la conception, simple à son tour, d'un «pouvoir unique et central» (DA II, p. 355 et 364). Son temps lui-même sera celui du présent de ses intérêts immédiats, parce que le temps de l'Autre était celui des longues durées et, pour ainsi dire, de l'éternité (idem, p. 125-127). Certes l'homme de l'ère démocra-

5. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. I, «Introduction», Garnier-Flammarion, 1981, p. 71. Cette édition sera désignée désormais par DA. 6. Pensons au Rousseau du Discours sur l'inégalité , dans lequel inversement l'homme selon la nature est déduit en creux et en bien de l'homme dégradé tel qu'il vit dans la société actuelle. 7. Sur le mot et la notion d'individualisme, voir De la démocratie en Amérique , II, deuxième partie, chap, il à IV, DA II, p. 125 et suiv. 8. L'« idéologie» et la «psychologie» de 1 homme démocratique sont étudiees essentielle- ment aux chap, il et in de la quatrième partie, DA II, p. 355-362. Tocqueville est l'un des pre- miers à montrer l'existence et la fonction politique et sociale de l'idéologie définie comme la sphère des représentations collectives que l'homme se fait de lui-même, du monde et de ses rapports au monde. L'écrivain croit à la réalité propre et efficiente des images.

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tique est un schème heuristique, un type idéal comme ceux que cons- truira un jour Max Weber; mais, s'il revêt une réalité conceptuelle, c'est aussi parce que son Autre appartenait aux êtres de pleine existence et de plein exercice 9. Cependant les deux descriptions sont tellement dia- lectisées que l'on en vient à se demander lequel des deux ordres exprime négativement l'autre, et si la connaissance du monde aristocratique ne profite pas de l'obsession qui assaille Tocqueville en présence du monde démocratique et de son «homme sans qualités». Comme si le monde féodal, un peu après sa disparition définitive, avait produit en l'un de ses fils l'un de ses meilleurs connaisseurs.

La logique du livre consiste donc moins dans des suites rigoureuses de raisons que dans ce que j'appellerais des chaînes de paradoxes. Ainsi, parce que l'image de l'égalité civile est construite dans l'opposition avec l'ordre aristocratique et n'évoque pas les inégalités, devenues non essentielles, de fortunes, conditions, talents, etc. 10, elle conduit à énoncer l'autonomie du politique dans les sociétés démocratiques. Mais voilà que, par une sorte de renversement, cet état social, le plus propre pourtant à spécifier la sphère politique, se trouve être un État totalitaire et tyranni- que. En effet, si le pouvoir est central et unique (sur le modèle conceptuel et l'image sensible du cercle), il s'applique directement, indistinctement et uniformément à chaque individu. En l'absence de tout autre lien (tou- jours cette définition négative de la démocratie), l'État, cet «être immense», de ponctuel qu'il était devient englobant et se révèle comme le seul lien constituant de la société des individus. Il en résulte une con- fusion entre: le gouvernement comme organe de direction politique, l'administration comme organes de régulation et de fonctionnement de la société, la société comme le corps que forment ensemble les individus, l'État comme l'entité politique en tant que telle. Ainsi, parce que la société féodale était une totalité complexe, vivante et riche de sens et articulait entre elles des libertés, voilà que la société égalitaire devient (ou en tout cas pourrait devenir) totalitaire n.

Ainsi la chaîne des paradoxes procède-t-elle par sauts et ruptures entre des énoncés qui fonctionnent chacun déjà comme un paradoxe. Ces ruptures étonnent, déconcertent, frappent, sans relâche: le paradoxisme est une écriture critique, l'écriture d'un combat jamais achevé, formée à l'escrime dans la société militaire aristocratique. Il s'agit de toucher

9. DA II, p. 24: «Dans les siècles d'égalité, tous les hommes sont indépendants les uns des autres, isolés et faibles.» Cela en vertu de l'idée selon laquelle, dans les siècles de l'aristocratie, tous les hommes appartiennent à un ordre organique qui les rend consistants et forts. 10. Sur ce point, voir notamment en DA II, p. 221 et suiv. le chap, v de la troisième partie: «Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du maître». 11. DA II, quatrième partie, chap, vi et vil, p. 383-397: «Quelles espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre». À la limite, et par opposition au régime aristocratique qui serait une totalité non totalitaire, le régime démocratique serait une totalité totalitaire. Le passage à la limite est l'une des figures intellectuelles et mentales du style de Tocqueville.

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juste et de retourner contre lui-même la force toujours renaissante de l'adversaire. Mais quel est cet adversaire?

LE BON SENS DU PARADOXE

Selon l'étymologie et de manière générale, la nature du paradoxe vient de la nécessité de contrebattre la doxa , l'opinion; en son principe, il va contre le bon sens ordinaire. Or, par un nouveau paradoxe, ce qu'il appelle, sans trop d'ironie sans doute, «la méthode philosophique des Américains» 12 (et, au-delà, celle de tous les peuples démocratiques), consiste à penser suivant l'opinion commune. Amalgamant la notion philosophique ancienne de l'opinion et la notion politique récente de l'opinion publique, il analyse le principe de pensée qui gouverne à tous les niveaux les peuples démocratiques, et qui rend l'organisme impéné- trable à lui-même:

À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le pen- chant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine clas- se diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde. Non seulement l'opinion commune est le seul guide qui reste à la raison indi- viduelle chez les peuples démocratiques ; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d'égalité, les hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude; mais cette même similitude leur donne une confiance presque il- limitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre. [. . .] Le public a donc chez les peuples démocratiques une puissance singulière dont les nations aristocratiques ne pouvaient pas même concevoir l'idée. Il ne persuade pas ses croyances, il les impose et les fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immense de l'esprit de tous sur l'intelligence de chacun. (DA II, p. 17-18)

L'opinion publique, c'est le discours partagé d'une croyance à la fois prégnante et changeante, qui ne se connaît pas comme telle et qui n'offre nulle prise au raisonnement. On peut réfuter une erreur, on ne peut pas raisonner l'opinion publique: il faut la contrebattre, tenter de la redresser.

Pour Tocqueville, il s'agit donc de soustraire la question de l'égalité à la philosophie égalitaire et de penser un problème qui ne peut l'être par quelque membre que ce soit de la société démocratique elle-même. Car, n'ayant que des idées simples, au sens qui a été dit plus haut, et aucun recul, aucune supériorité, aucun d'entre ses membres ne saurait

12. Le titre du chap. I de la première partie, DA II, p. 9: «De la méthode philosophique des Américains».

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par lui-même - et encore moins la collectivité - s'envisager et prendre quelque notion d'ensemble de cet état social et politique. De même que le politique, malgré les apparences, ne saurait revêtir une autonomie dans la démocratie, de même le philosophique: aucun individu, partant de son point de vue, ne saurait prendre une position adéquate sur le système - ni a fortiori créer un style.

Par conséquent, l'écriture de Tocqueville se caractérise par le prin- cipe aristocratique de la distinction: il s'agit de cristalliser en formules denses et brillantes les relations vides qui forment la société démocra- tique, de passer par des raisons qui ne relèvent pas du raisonnement, de tracer incessamment à l'esprit les limites idéales qui séparent les deux grands états de la société humaine, aristocratique et démocratique, de découvrir un secret dans l'Histoire du monde (son Secret même) et, pour ainsi dire, l'envers de l'histoire contemporaine.

Enfin son principe réside dans la passion de la vérité, entendue comme «amour ardent, orgueilleux et désintéressé du vrai, qui conduit les hommes jusqu'aux sources abstraites de la vérité pour y puiser les idées mères» et comme opposée au «goût égoïste, mercantile et indus- triel pour les découvertes de l'esprit» {DA II, p. 56) qui règne dans les âges démocratiques. Ici la vérité trouve sa marque et sa preuve dans la surprise qu'elle apporte avec elle. Tocqueville nous rappelle ainsi que la vérité, comme telle, vient à nous dans sa fraîcheur et sa nouveauté, nais- sante, et il est vrai que ses lecteurs, plus d'un siècle après, la ressentent ainsi: elle nous surprend toujours, elle nous apprend encore quelque chose sur nous-mêmes, elle revêt un style reconnaissable entre tous, celui de Tocqueville.

Dans son acception tocquevillienne, le «bon sens», c'est-à-dire la raison philosophique droite, consiste donc à passer par le biais du para- doxe: pour connaître la démocratie en esprit et en vérité, il faut aller contre l'opinion commune de l'homme démocratique en toute occasion, et fondamentalement contre l'idée complètement intériorisée qu'il se fait de lui-même, de la société, de la révolution historique qui le fit ce qu'il est.

UNE APORIE DE LA PENSÉE: LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Un spectre hante la littérature française du XIXe siècle, surtout dans sa première moitié: celui de la Révolution française. Nommons seulement: Chateaubriand, depuis son Essai sur les révolutions (1797) jusqu'au finale des Mémoires d 'outre -tombe, Mme de Staël et ses Consi- dérations sur la Révolution française (1818), Michelet évidemment, dont l'œuvre presque entière tourne autour de ce pôle, Taine et son Histoire des origines de la France contemporaine (1875-1893). Quant à Hugo,

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c'est toute son œuvre lyrique et dramatique des années 1820-1830, puis celles de l'exil et du retour d'exil qui l'évoquent souvent, serait-ce de biais: depuis le Cromwell de 1827 jusqu'au Quatrevingt-treize de 1872, le plus grand écrivain français du siècle se sera constamment interrogé sur l'événement fondateur de sa pensée et de sa poésie.

Pour trois générations d'écrivains, c'est la Révolution qui représente désormais l'événement impensable, l'événement en tant que tel; c'est elle qui les initie et les confronte à l'idée et à la question de l'Histoire; c'est elle qui les fait buter à une aporie.

Reprise dans sa perspective et selon les déplacements qu'il lui fait subir, cette obsession est clairement lisible dans Tocqueville. Ainsi, d'abord dans cette page des Souvenirs écrite en 1850 sous le coup de la Révolution de 1848:

Je me mis à repasser dans mon esprit l'histoire de nos soixante dernières an- nées, et je souris amèrement en remarquant les illusions qu'on s'était faites à la fin de chacune des périodes de cette longue révolution ; les théories dont ces illusions s'étaient nourries; les rêveries savantes de nos historiens, et tant de systèmes ingénieux et faux, à l'aide desquels on avait tenté d'expliquer un présent que l'on voyait encore mal et de prévoir un avenir qu'on ne voyait point du tout. La monarchie constitutionnelle avait succédé à l'ancien régime ; la république à la monarchie; à la république, l'empire; à l'empire, la restauration. Puis était venue la monarchie de Juillet. Après chacune de ces mutations successives on avait dit que la Révolution française, ayant achevé ce qu'on appelait pré- somptueusement son œuvre, était finie. On l'avait dit et on l'avait cru. Hélas ! je l'avais espéré moi-même sous la restauration, et encore depuis que le gou- vernement de la restauration fut tombé ; et voici la Révolution française qui recommence, car c'est toujours la même. À mesure que nous allons, son terme s'éloigne et s'obscurcit. 13

Un événement fondateur qui continue de fonder, une guerre qui se renouvelle sans cesse dans la société, une obscurité qui s'obscurcit davantage à chaque fois qu'elle se fait. C'est dans cet esprit et sous le coup de ces derniers événements que fut écrit l'Avertissement pour la douzième édition de La Démocratie en Amérique , parue en 1848:

Quelque grands et soudains que soient les événements qui viennent de s'ac- complir en un moment sous nos yeux, l'auteur du présent ouvrage a le droit de dire qu'il n'a point été surpris par eux. Ce livre a été écrit, il y a quinze ans, sous la préoccupation constante d'une seule pensée: l'avènement prochain, irrésistible, universel de la démocratie dans le monde. 14

13. Tocqueville, Lettres choisies. Souvenirs, éd. citée, p. 801. Vingt ans plus tard, dans L'Éducation sentimentale, Flaubert raconte les craintes puis les indignations, puis le soulage- ment des bourgeois en 1848 : la Révolution va revenir, elle revient, elle est là, elle est vaincue. Dans l'esprit de la formule célèbre de Marx, il décrit les journées de février et de juin 48 com- me la reprise de la grande Révolution sous forme de farce. 14. De la démocratie en Amérique, «Avertissement de la douzième édition», DA I, p. 53.

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En effet, dès 1835, à un moment où la France avait pu croire la royauté confortée et la Révolution définitivement conjurée, le livre de Tocqueville se plaçait d'emblée sous le signe de la Révolution, dont il développait presque démesurément la période:

Le livre entier qu'on va lire a été écrit sous l'impression d'une sorte de terreur religieuse produite dans l'âme de l'auteur par la vue de cette révolution irré- sistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles, et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer au milieu des ruines qu'elle a faites. 15

Ainsi, par une opération d'une portée considérable et qui accroît encore son caractère obsessionnel, la Révolution française se trouvait- elle étendue bien au-delà et en deçà de l'événement décisif de 1789: en aval, jusqu'au moment de l'écrivain et même encore pour l'avenir; en amont, jusqu'aux premiers moments où se firent jour en France l'idée, la nécessité et la réalisation de l'égalité.

Il y a là une aporie, mais non pas exclusivement au sens de ces impasses logiques dans lesquelles la dialectique philosophique aime à enfermer l'adversaire - ou à s'enfermer elle-même. C'est un livre «écrit sous l'impression d'une sorte de terreur», pour décrire «un effrayant spectacle», pour soulever une question relative aux fins dernières de l'humanité et évoquer l'ensemble de sa destinée providentielle, bref pour essayer de penser l'un de ces problèmes que se donne la pensée du mythe puis, après elle et d'après elle, la poésie:

Où allons-nous donc? Nul ne saurait le dire [...]. Si de longues observations et des méditations amenaient les hommes de nos jours à reconnaître que le dé- veloppement graduel et progressif de l'égalité est à la fois leur passé et l'avenir de leur histoire, cette seule découverte donnerait à ce développement le carac- tère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la démocratie pa- raîtrait alors lutter contre Dieu même, et il ne resterait aux nations qu'à s'accommoder à l'état social que leur impose la Providence. 16

De la démocratie en Amérique , c'est, pour Tocqueville, non seule- ment son Esprit des lois mais aussi ses Paroles d'un croyant et son Génie du christianisme.

À CHACUN SON PARADOXE

La pensée de Lamennais et celle de Chateaubriand tournent autour des paradoxes de la liberté, ce qui se comprend venant de visionnaires chrétiens affrontés aux contradictions qui surgissent entre les nécessités de la société et l'exigence de la parole évangélique: le premier rêve d'une théocratie démocratique, que le pape lui-même ne voulut pas accepter; le second esquisse la poétique d'un âge nouveau, où les disci- 15. De la démocratie en Amérique, «Introduction», DA I, p. 61. 16. DA, «Introduction», I, p. 61.

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■ MONTRER N'EST PAS DIRE

plines de la prose répercuteraient les merveilles de la libre invention divine. Quant à Hugo, il mêle puissamment les voix de la liberté et de la fraternité, l'exigence de la paix (gagnée à travers une dernière guerre, à livrer un jour au dernier empereur, allemand...) et les images d'une assomption commune du Bien et du Mal.

La hantise de Tocqueville, c'est l'égalité, que nul autre que lui ne s'aviserait de traiter comme une passion. Son paradoxe, c'est que la reconnaissance de ce principe et la plus puissante expression que le XIXe siècle en ait donnée au point qu'elle rebondisse jusqu'à nous, que cette pensée donc vienne justement d'un aristocrate authentique dont les quar- tiers de noblesse surclassaient sans contestation possible ceux, par exem- ple, d'un Barbey d'Aurevilly. Tous les commentateurs en sont frappés, par exemple Jean-Claude Lamberti («Ce qui étonne toujours, au premier regard, le lecteur de La Démocratie en Amérique , c'est qu'un aristocrate ait pu aborder l'étude de la démocratie dans un esprit aussi objectif» 17) ou encore François Furet:

Le paradoxe est que plus sa pensée est «simple», moins sa théorie est livres- que, plus toutes deux sont directement nourries du vécu psychologique con- temporain, et plus elles permettent de disjoindre le vécu de son concept. Tocqueville est passé du monde aristocratique au monde démocratique, et c'est même ce passage qui constitue le tissu, et l'angoisse, de sa vie. Ayant un pied dans chacun des deux mondes, il conçoit comme une évidence le fait que l'égalité n'est qu'un des modes de l'existence sociale. C'est avec l'archaïsme de sa position existentielle qu'il fabrique la modernité de son in- terrogation conceptuelle. 18

On ne saurait mieux dire. Cependant Tocqueville ne fait pas que constater «le fait que l'égalité est devenue la légitimité des sociétés modernes» (Furet, même page, quelques lignes plus haut), il le recon- naît, il y adhère et, pour ainsi dire, il l'adore en Dieu comme l'un de ces mystères douloureux de la foi que la religion chrétienne lui demande de méditer en vue de les tourner en œuvre de salut. Mais reconnaître ce qui est en tant que cela est, adhérer à ce qui va contre la doxa dans laquelle on est né et même contre ce que l'on préférerait d'abord que cela soit, c'est précisément le propre de la littérature en général 19. Pour Tocque- ville en tout cas, c'est cette reconnaissance «qui constitue le tissu, et l'angoisse, de sa vie», et c'est en ce tissu et par cette angoisse qu'il en écrit; c'est cela même qui le contraint au style et à la littérature. La force de sa position conceptuelle réside dans la puissance de développe- ment et d'élucidation que réserve la représentation qu'il se fait du monde et de lui-même. 17. Jean-Claude Lamberti, dans l'introduction à son édition: Tocqueville, Œuvres, II, Galli- mard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. IX. 18. François Furet, dans sa préface à De la démocratie en Amérique , DA I, p. 41. 19. Sur cette position de principe, je me permets de renvoyer à mon livre La Réalité du réel. Essai sur les raisons de la littérature, PUR, 2003.

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TOCQUEVILLE ÉCRIVAIN ■

L'objectivité de Tocqueville n'est donc pas exactement ou pas seu- lement le trait d'une épistémologie comparatiste, ni même l'obligation déontologique de l'historien ou du politologue20, c'est l'exigence de la liberté que cet aristocrate de naissance et d'appartenance continuée est à même d'opposer au danger de despotisme égalitaire qu'il décèle dans la démocratie, dans le temps même où il la reconnaît comme mouvement irrésistible et dessein providentiel. Enfin c'est l'objectivité d'un écrivain dont l'invention poétique s'exerce, par décision et par abnégation, dans un esprit de fidélité à l'œuvre divin. Par là cet aristocrate ne prétend pas, comme Vigny, ajouter au cimier de ses ancêtres «une plume de fer qui n'est pas sans beauté», mais respecter précisément la plus ancienne des lois de l'ordre féodal: celle de la fides , qui lie cet ordre à celui de Dieu et ainsi en lui-même, en y obligeant chacun des siens. Chez lui, par un paradoxe second et intérieur au premier, le concept de l'égalité tire donc son objectivité et son autorité du niveau d'universalité humaine où l'écriture porte ce qui, sans elle, ne serait que l'obsession d'un gentil- homme normand tournant en rond dans sa gentilhommerie et dans l'opposition à la Monarchie de Juillet puis au second Empire.

SUR LE THÉÂTRE DE LA PENSÉE

Quelles sont les décisions de ce poète de l'égalité, j'entends ces décisions venues de l'intime de son être et que l'écrivain prend dans l'exercice de son écriture? Quels sont ces coups de force que l'imagina- tion pratique en présence d'une énigme si solidement nouée?

D'abord, comme nous venons de le voir, il y a le choix du problème de l'égalité. Dans la devise de la République, le mot de la fraternité ne lui était pas vraiment étranger, car c'est aussi une valeur que l'aristocratie pratique sous l'inspiration de l'idéologie familiale, en la référant à la paternité. Celui de la liberté non plus ne lui serait pas directement inac- cessible, car la féodalité connaît, pratique et révère cette valeur sous le pluriel, il est vrai tout à fait spécifique, de ses libertés et franchises. Pour comprendre la liberté et la fraternité de la Révolution, il suffisait donc à Tocqueville de les retourner en ses propres valeurs, ou de retourner celles-ci21. Mais, dans la Révolution, l'idée de l'égalité devait être rigou- reusement étrangère à un aristocrate. Donc c'est à elle justement que s'en va s'en prendre cette pensée généreuse et vraiment créatrice: là est l'invention qui lui ouvrira des espaces et des époques, c'est-à-dire des catégories sensibles sous lesquelles représenter et penser l'énigme cen- 20. Dans l'Avertissement du volume II, Tocqueville se réclamera de «l'impartialité» à l'égard «des opinions contradictoires qui nous divisent» DA II, p. 6. L'impartialité de sa po- sition politique ne doit pas à l'objectivité de la science mais au niveau où la porte l'élévation de son point de vue. 21. Ce que Tocqueville reproche à la démocratie, c'est justement d'aller à l'anéantissement de la fraternité et de la liberté par le développement de l'égalité.

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traie. Car, balayant des aspects aussi dramatiques et aussi prégnants que le martyre des nobles et la mise à mort d'un roi, l'appel d'air ainsi créé révèle à Tocqueville l'antériorité de l'événement:

En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les plus constants des niveleurs. [. . .] Lorsqu'on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n'aient tourné au profit de l'égalité. (DA, Introd., I, p. 59 et 60) 22

Pour écrire cette image-là des rois niveleurs, il lui faut une intelli- gence, un courage et une indépendance d'esprit singuliers; mais aussi il faut être, par ses ancêtres directs, le contemporain non oublieux des pre- miers des rois de la France qui s'avisèrent de raccourcir des nobles.

Mais il y a aussi - et surtout - ce passage par l'Amérique, dont on ne saurait dire de manière simple et en toute certitude si ce fut la cause ou la conséquence du choix du problème de l'égalité 23. Chateaubriand faisait le détour par les révolutions de l'Antiquité, y cherchant le secret de celle-ci, ou par le Moyen Âge et ses images pour penser l'ordre esthétique, moral et politique d'une nouvelle chrétienté. En 1827, le premier Hugo espérait d'abord exposer sur la scène le secret de 1793 en représentant la Révolution anglaise de 1688: on connaît l'échec de Cromwell . Pièce non jouée et préface de grande fortune: pensée de l'Histoire renvoyée à l'unilatéralité de l'histoire et de la théorie des genres de la poésie.

Tocqueville, le contemporain de Hugo, bien avant lui s'avise des États-Unis d'Amérique, c'est-à-dire du pays où la révolution égalitaire, constate-t-il, s'est engagée, déroulée et achevée sans violence et comme naturellement:

Il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale dont je parle sem- ble avoir à peu près atteint ses limites naturelles ; elle s'y est opérée d'une ma- nière simple et facile, ou plutôt on peut dire que ce pays voit les résultats de la révolution démocratique qui s'opère parmi nous, sans avoir eu la révolution elle-même. (DA, Introd., I, p. 68)

Ainsi donc l'émigration et la guillotine et la mort du roi, et les sursauts interminables de l'idée et du fait de la Révolution et, pourquoi pas?, la Révolution française elle-même ne seraient pas le tout de la

22. «Ce sont les rois absolus qui ont le plus travaillé à niveler les rangs parmi leurs sujets. Chez ces peuples, l'égalité a précédé la liberté; l'égalité était donc un fait ancien, lorsque la liberté était une chose nouvelle [...]» (DA II, p. 122). 23. «Alors je reportai ma pensée vers notre hémisphère. . . » (DA I, p. 57). L Introduction du livre suggère que l'Amérique fut première. Cependant, pourquoi être allé en Amérique? En 1831, on ne s'embarque pas pour aller passer près d'une année aux États-Unis simplement pour remplir une mission administrative. Sur ce point, J.-C. Lamberti, avec de bons motifs, conclut que «la raison dernière du voyage de Tocqueville en Amérique s'enracine dans l'in- tuition politique qu'il a formée dès sa jeunesse et élaborée ensuite tout au long de son voyage, ainsi que dans les années de préparation de son œuvre, qui ne s'achèvent qu'en 1840, avec la publication de la seconde moitié de La Démocratie en Amérique» (op. cit., p. XV).

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TOCQUEVILLE ÉCRIVAIN ■

révolution égalitaire! Soit l'Amérique lui a suggéré le problème - le mystère - de l'égalité, soit le choix de l'égalité l'a conduit en Améri- que, à peu près à l'âge où le héros de la première Éducation sentimenta- le songe à s'embarquer au Havre et où celui de la seconde remonte la Seine pour s'en retourner à Nogent. Quoi qu'il en soit, là où l'effort de l'imagination poétique consiste souvent à concentrer les feux et à vaincre sur le plus petit objectif qui soit définissable à un instant donné (chez Ponge ou Mallarmé par exemple, ou La Rochefoucauld), celui de Toc- queville l'a conduit à agrandir le champ de son écriture, espace et temps, en l'ouvrant simultanément au Nouveau Monde et à sept siècles de l'his- toire de France.

Toujours est-il que, quinze ans après sa Démocratie en Amérique , Tocqueville peut considérer que, pendant les soixante années qui s'éten- dent de 1788 à 1848, l'Amérique a encore fait du chemin pendant que la France et l'Europe s'obsédaient de troubles:

Depuis soixante ans, le principe de la souveraineté du peuple que nous avons intronisé hier parmi nous règne là sans partage. Il y est mis en pratique de la manière la plus directe, la plus illimitée, la plus absolue. Depuis soixante ans, le peuple qui en a fait la source commune de toutes ses lois, grandit sans cesse en population, en territoire, en richesse, et, remarquez-le bien, il se trouve avoir été, durant cette période, non seulement le plus prospère, mais le plus stable de tous les peuples de la terre. (DA, Avertissement, I, p. 54) On pouvait s'attendre à un écrivain réactionnaire, dans des années

qui n'en manquent pas. Or, dans Tocqueville, la référence au passé de la France n'implique vraiment aucune fixation nostalgique, et par exemple aucune exaltation d'une époque supposée de la nation franque antérieure aux rois niveleurs: chez lui, le comparatisme ne vire ni à la louange du temps passé ni au relativisme. C'est que cette référence à l'ancien, comme le confirmera L'Ancien Régime et la Révolution , est le chemin d'une réflexion qui porte sur le présent et sur l'avenir. La Démocratie en Amérique est un livre politique au meilleur sens du terme, c'est-à-dire au sens de l'exercice d'une pensée responsable. Il appelle les dirigeants de la démocratie aux vertus propres à ce régime et à cette époque; il spécifie autrement la vertu de Montesquieu :

Instruire la démocratie, ranimer s'il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ; le modifier suivant les cir- constances et les hommes : tel est le premier des devoirs posé de nos jours à ceux qui dirigent la société. Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau. (DA I, p. 61-62) C'est le sens de l'impartialité dont il se réclame:

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Ce livre ne se met précisément à la suite de personne; en l'écrivant, je n'ai entendu servir ni combattre aucun parti; j'ai entrepris de voir, non pas autre- ment, mais plus loin que les partis; et tandis qu'ils s'occupent du lendemain, j'ai voulu songer à l'avenir, (idem, p. 71)

PENSER PAR FORMULES ET IMAGES

Venons-en au paragraphe et à la phrase de Tocqueville, qui repré- sentent les unités significatives de son style.

Les entités sociales sont des corps. C'est la métaphore mère d'innombrables métaphores. Corps en travail et au travail:

Ce sont les classes inférieures d'Angleterre qui travaillent de toutes leurs forces à détruire l'indépendance locale et à transporter l'administration de tous les points de la circonférence au centre [...]. Le pouvoir social doit être plus fort et l'individu plus faible, chez un peuple démocratique qui est arrivé à l'égalité par un long et pénible travail social [...] (DA II, p. 365).

Corps monstrueux que construisent certaines hypothèses, par lui ainsi dénoncées comme contre nature:

Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m'a toujours semblé un monstre éphémère, (idem, p. 388)

Corps souffrants, maladies chroniques et débilitantes :

La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l'usage de leur volonté. Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve leur âme [. . .] (idem, p. 387).

Physiologies et mécanismes : reviennent sans cesse les termes et les images des instincts et habitudes, des tempéraments, des innervations, des tendances, des penchants et des passions, des aptitudes et des goûts24; de la pesanteur, des entraînements et de la pente à descendre ou à remonter25; des élévations et des abaissements, des vacillations entre deux états ou formes de gouvernements; de l'âge des sociétés... Certaines de ces images peuvent nous paraître usées et absorbées depuis longtemps dans la langue commune mais, dans l'écriture de Tocqueville, elles sont consubstantielles à la pensée d'un écrivain qui voit les sociétés en termes d'organismes, et qui rajeunit par là, à chaque instant, des termes et des métaphores qui portent aussi avec eux l'histoire de la langue française.

24. Le titre du chap. IX de la première partie, DA II, p. 47 : «Comment l'exemple des Améri- cains ne prouve point qu'un peuple démocratique ne saurait avoir de l'aptitude ou du goût pour les sciences, la littérature et les arts». Et celui du chap, xix de la deuxième partie, p. 193 : «Ce qui fait pencher presque tous les Américains vers les professions industrielles. » 25. Le titre du chap, vu de la premiere partie, DA 11, p. 41 : «Ce qui lait pencner 1 esprit aes peuples démocratiques vers le panthéisme. »

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TOCQUEVILLE ÉCRIVAIN ■

La formule, c'est la phrase, c'est-à-dire l'unité de mouvement - de souffle, de durée - , la cellule vivante dans laquelle se déploie la pensée de Tocqueville.

«Tous conçoivent le gouvernement sous l'image d'un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur.» (DA II, p. 358) La formule est synthétique et brillante, mais elle ne se referme pas sur elle-même: le verbe de «conçoivent» s'explicite dans le nom de «l'image», car les hommes de nos jours ne peuvent former de concepts que sous les traits de représentations sensibles ; les quatre adjectifs avancent deux par deux, en se spécifiant mutuellement et progressivement (l'unicité comme sim- plicité et l'idée de la providence par celle de la création, continuée); mais, par quatre, ils signifient une allusion à Dieu, à un Dieu défini par son pouvoir aux quatre attributs, à un Dieu lui aussi fonctionnel, image synthétique qui fait office d'un concept, celui que se formerait la masse de ces hommes si elle pouvait s'élever jusqu'à l'abstraction théologique et philosophique. Renvoyant à toute l'analyse du chapitre qu'elle clôt presque et à d'autres formules comme celle de l'Etat entendu comme «être immense», elle cristallise la religion de l'âge démocratique, c'est- à-dire, sous un aspect donné, l'essence de cet âge tout entier.

«À mesure que, les conditions devenant plus égales, chaque homme en particulier devient plus semblable à tous les autres, plus faible et plus petit, on s'habitue à ne plus envisager les citoyens pour ne considérer que le peuple; on oublie les individus pour ne songer qu'à l'espèce.» (DA II, p. 41) Introduire des mesures et des progressions dans ce qui, comme concept, ne devrait pas en avoir (peut-on être plus ou moins égal, plus ou moins semblable?), trouver la clé de ces transitions dans l'habitude qui use les conceptions comme les convictions et donner au verbe oublier le sens progressif qui est dans sa sémantique mais pas nécessairement dans son présent de l'indicatif, diminuer à mesure l'indi- vidu («plus semblable [...], plus faible et plus petit»), proportionner les changements dans la société (les citoyens/le peuple) et jusque dans l'être de l'homme (les individus/l'espèce) à la progression de l'égalité, tel est le travail stylistique de la pensée dans cette phrase de Tocqueville.

«Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et le menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur. » (DA II, p. 127) Le phrasé d'une formule. On progresse vers une cadence finale apprise dans Pascal ou dans Chateaubriand à travers des jeux d'opposi- tions lus dans Tacite, car c'est au style et à la grammaire des temps passés qu'il appartient de développer un fait absolument nouveau26: la

26. Rimbaud, à la recherche frénétique de cadences inouïes, écrit bien son «Génie» des Illu- minations dans celles de l'Évangile de saint Jean.

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considération que l'on doit attacher désormais à «chaque homme», le genre de durée à lui dévolu dans le temps de l'humanité (celle de sa seule vie), le genre d'espace à lui imparti (celui seulement qu'il remplit par lui-même), et le sort qui lui est promis: l'emprisonnement au secret de soi-même, selon une perpétuité qui n'évoque pas même le terme de la mort27.

«Ayons donc de l'avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve.» {DA II, p. 397) C'est la dernière phrase du livre, écrite comme pour nous. Reprenant allusivement l'expression ancienne de la théologie morale (celle de la crainte de Dieu), l'expression «cette crainte salutaire» s'explicite en une opposition à deux termes, mais trois fois répétée, en des positions syntaxiques variées. La phrase se descend d'abord selon l'ordre de la lecture, puis elle se remonte à mesure par la pensée, dans la mémoire qu'on en a dès que lue: c'est le temps de la méditation, qui reflue aussi sur le livre entier. Car Tocqueville en a d'abord à ce qu'il voit sous ses yeux avec tristesse, et qu'il reporte au deuxième membre de la phrase: la perte de l'influx nerveux et de l'énergie vitale, qui vient d'un coup porté en chaque homme au principe de la vie, d'un abattement en l'homme qui invite à diagnostiquer et à analyser le paradoxe de «cette sorte de terreur molle et oisive», et enfin à imaginer le genre de crainte à opposer à cette terreur. «Veiller et combattre»: veiller à se calmer, étudier, réfléchir, penser (paisiblement...), mais de cette veille sous la lampe que le «et», activement comme dans Flaubert, tourne tout à coup en veillée d'armes. Nous, lisant Tocqueville en notre temps, trop souvent tétanisés mollement et en vain par l'avenir, et venant à envisager par cette phrase que nous aurons peut-être à combattre: quel étonnement !

La formule, le paradoxe et les images, ces trois traits de style sou- vent joints dans la même phrase sont la contrepartie des immensités de temps et d'espace dans lesquelles la raison tocquevillienne risquerait de se perdre. Réciproquement ces traits du ponctuel signifient la cohérence et la force de la pensée mère et, à leur manière qui est celle des maximes, suggèrent son extension. L'Histoire entière, à chaque instant vue, si pos- sible, sous l'aspect d'une seule phrase.

27. Cela n'empêche pas Tocqueville, par l'une de ces contradictions auxquelles il se livre vo- lontiers, de penser et d'écrire que «l'idée du progrès et de la perfectibilité de l'espèce humaine [est] propre aux âges démocratiques» et que «la démocratie, qui ferme le passé à la poésie, lui ouvre l'avenir» (DA II, p. 94). Sur ces contradictions, voir plus bas le développement de la critique de Claude Lefort.

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TOCQUEVILLE ÉCRIVAIN ■

UNE LECTURE CRITIQUE DES ÉCRITS DE TOCQUEVILLE: CELLE DE CLAUDE LEFORT

Il n'est pas de pensée forte qui, s'écrivant se constituant, ne prenne le risque de l'échec, cela parce que l'écriture relève d'actions dont le succès, comme de toute action, n'est jamais garanti d'avance. Cela est particulièrement vrai de celles qui procèdent du paradoxe, de la formule et de l'image, car ces pensées se mettent dans le cas de l'ambiguïté et de la contradiction. Tocqueville ne pratique pas le paradoxe, la formule et l'image par plaisir, ni pour briller, mais, comme on l'a vu, par l'obliga- tion de sa situation personnelle (psychologique et morale, politique, idéologique) et de son projet intellectuel. Par là, il s'expose constam- ment au malentendu. Ainsi, dans le paradoxe, il y a une considération réelle à l'égard de cette doxa contre laquelle on va pourtant. L'ambiguïté du paradoxe tient en effet à ceci: la vérité de telle situation, de telle idée, de telle pensée surgit de l'attention que l'on accorde, comme prin- cipe possiblement fécond, à la banalité de la pensée commune. Autre- ment dit: il n'est pas d'idée plate qui, retournée par un geste habile, ne prenne du relief et n'aille à la vérité. Flaubert savait cela, lui qui se laissait fasciner par les idées reçues et par la bêtise.

Claude Lefort l'a bien vu, et rattachant ce problème à la liberté d'écriture de Tocqueville, il l'a analysé de manière excellente28. Son propos s'attache à l'expression de la complexité dans Tocqueville et il montre aisément en quoi celui-ci se tient à tel moment dans l'ambiguïté, rompt telle symétrie qu'il avait établie, entre même dans certaines contradictions. C'est que, explique Lefort, Tocqueville explore un organisme:

L'art d'écrire de Tocqueville me paraît, en effet, au service d'une exploration de la démocratie qui est simultanément une exploration de la «chair du social». J'avance ce dernier terme - que j'emprunte à Maurice Merleau- Ponty - pour désigner un milieu différencié, se développant à l'épreuve de sa division interne, et sensible à lui-même en toutes ses parties. Tocqueville se laisse guider par l'exigence de son investigation. Il explore le tissu social dans son détail, sans craindre de lui découvrir des propriétés contraires. J'ose- rais dire qu'il pratique des «coupes» dans ce tissu et recherche en chacune de ses parties les potentialités qu'elle recèle - cela en sachant que, dans la réa- lité, tout se tient. 29

Tout est dans cette image de l'anatomiste. La complexité du vivant relève d'un art , c'est-à-dire d'un coup d'oeil synthétique et d'une prati- que de la main acquise avec le temps et l'usage, rompue aux exigences non catalogables de son objet, habile à se frayer des passages imprévus

28. Sur la lecture de Tocqueville par Claude Lefort, voir l'article de Laurence Guellec, «La Complication: Lefort lecteur de Tocqueville», Raisons politiques , n° 1, février 2001, p. 141-153. 29. Claude Lefort, Écrire à l'épreuve du politique, Calmann-Lévy, 1992, p. 71.

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dans l'entrelacs et dans la logique a priori inconnue d'une totalité - et non pas d'une science méthodique, ni d'une théorie réglée, ni d'une phi- losophie dogmatique30. Par exemple, écrit Lefort, du fait que «les indivi- dus sont devenus semblables en raison de leur égalité», ne pas «conclure platement que chacun forme spontanément la même opinion que ses voisins» (ibid., p. 66).

L'art dont parle Lefort, c'est un art d'écrire. Car le contraire de la platitude, c'est un style, c'est-à-dire un effort personnel de l'écrivain sur lui-même qui aille au rebours des entraînements et des paresses et au contraire du prévisible, pour mimer les surprises de la recherche telles qu'elles se proposent au chercheur et telles qu'il les impose à son lec- teur. Para tèn doxan , l'art de l'écrivain va contre ce que chacun - et lui-même - attendait.

D'où les images dans Tocqueville. Comme on l'a suggéré plus haut, pratiquer la pensée par images, c'est essayer des équivalences mobiles et jouer sur elles, des récurrences produites d'un point à un autre de la réalité physique, psychique, morale, des entrées inédites dans le corps de la société; c'est se donner des références et garanties situées dans le réel notamment physique, c'est-à-dire dans d'autres totalités que celle que l'on parcourt; c'est aussi consentir à se laisser guider par les dynamiques de la langue et par certains schèmes de pensée qu'elle pro- pose.

Ainsi, à un deuxième degré, le commentateur de Tocqueville, à son tour, doit-il pratiquer les images. Par exemple celle des divers parcours possibles :

Il y a sans doute quelque chose de schématique dans l'argument que je pro- pose, mais je me risquerai à dire que Tocqueville décrit deux parcours qui dé- bouchent chacun sur la même alternative: liberté ou servitude. Suivant le premier parcours, il est guidé par l'image de l'indépendance et de l'isolement; suivant le second, par l'image de la similitude et de l'événement. (Lefort, ibid., p. 63-64)

Notons aussi l'usage décisif qu'il fait, comme on a vu, de l'image de la «chair du social», empruntée à Merleau-Ponty. Ainsi le style de Tocqueville doit-il à son tour susciter, de la part de qui veut en écrire, un effort de style: le mouvement de la pensée tocquevillienne se trans- pose et se redouble, mais autrement, dans celui de Lefort.

30. Tocqueville, dans le passage déjà cité plus haut: «Je voudrais donc qu'on me fît la grâce de me lire dans le même esprit qui a présidé à mon travail, et qu'on jugeât ce livre par l'im- pression générale qu'il laisse, comme je me suis décidé moi-même, non par telle raison, mais par la masse des raisons» DA I, p. 71. Pour lui, les raisons se donnent «en masse», selon l'im- pression globale que finissent par produire les phrases. C'est pourquoi, à la fin du livre et au moment de prendre une «vue générale du sujet», il écrit de manière tout à fait inattendue: «Je sens ma vue qui se trouble et ma raison qui chancelle. » (DA II, p. 399)

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TOCQUEVILLE ÉCRIVAIN ■

En s 'efforçant de déchiffrer ce qui lui est le plus proche, le penseur politique se laisse entraîner dans de multiples défilés ; il peut souhaiter non pas survoler les temps et les espaces, mais les traverser, pour mieux saisir la configuration de son propre espace-temps, pour déceler au moins les questions dernières ; mais, au mieux de sa tentative, ces questions sont d'une telle généralité qu'el- les ne font - si forte soit par moment son assurance d'avoir découvert les principes d'où se déduisent toutes les conséquences - que le remettre au contact de l'énigme singulière que lui pose le présent. La pensée du politique excède le cadre de toute doctrine ou de toute théorie. Par l'écriture, elle sou- tient la tension qui l'habite, elle le soumet à l'exigence de prendre en charge les questions qui sont au cœur de tout établissement humain et l'exigence de faire face à ce qui advient. Aussi bien le lecteur ne peut-il seulement chercher à comprendre ce que le penseur écrivain a voulu dire, il lui faut encore enten- dre ce qui le fait parler, (ibid., p. 13)

Dans ces lignes de sa préface, Lefort ne pense pas spécialement à Tocqueville. Cependant elles peuvent s'appliquer à lui: car ce qui noue la philosophie et l'écriture dans le penseur de la politique, c'est l'incerti- tude où il se trouve et à laquelle s'en remet nécessairement toute philo- sophie de la politique, cette incertitude où est le présent de ce qu'il va advenir. Ou encore, et autrement dit, le philosophe de la politique retrouve dans son écriture le sens de l'incertitude et du risque qui est le lot de sa pensée: le sort d'un livre, comme celui d'un événement, n'est jamais écrit d'avance. En un mot, et pour reprendre un terme de Merleau-Ponty que Lefort affectionne, les aventures de la pensée se nouent dans celles de l'écriture: regardons ces penseurs se risquer dans les défilés par où ils s'obligent à passer, et entendons dans Tocqueville moins le ton de la prophétie que la préoccupation constante du présent et de l'avenir.

Dans Flaubert ou dans Rimbaud, mais aussi bien dans Tocqueville ou dans Marx, la force et la beauté d'une œuvre se mesurent à la gran- deur des problèmes qu'elle s'est donnés et qu'elle ne peut pas - et ne saurait pas et ne voudrait pas - réduire. Affronter ce genre d'aporie, c'est le régime naturel des grands textes. Ainsi, pour reprendre la notion de Bourdieu, ici comme ailleurs le style est-il un habitus , c'est-à-dire, ici sous le nom d'Alexis de Tocqueville, une forme complexe du vivre qui unit, de manière organique: des images et un phrasé, une inclination irrésistible de la pensée, une histoire personnelle, familiale et de classe, une manière d'être dans son temps et hors de son temps, - une forme vivante donnée à l'impossible.

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LITTÉRATURE N° 136-déC. 2004

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