De Tocqueville - De La Democratie en Amerique-321

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    Introduction

    Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon sjour aux tats-Unis, ont attir mon attention, aucun na plus vivement frapp mesregards que lgalit des conditions. Je dcouvris sans peine linfluence

    prodigieuse quexerce ce premier fait sur la marche de la socit ; ildonne lesprit public une certaine direction, un certain tour aux lois ;aux gouvernants des maximes nouvelles, et des habitudes particuliresaux gouverns.

    Bientt je reconnus que ce mme fait tend son influence fort au-del des murs politiques et des lois, et quil nobtient pas moins

    dempire sur la socit civile que sur le gouvernement il cre desopinions, fait natre des sentiments, suggre des usages et modifie toutce quil ne produit pas.

    Ainsi donc, mesure que jtudiais la socit amricaine, je voyaisde plus en plus, dans lgalit des conditions, le fait gnrateur dontchaque fait particulier semblait descendre, et je le retrouvais sanscesse devant moi comme un point central o toutes mes observationsvenaient aboutir.

    Alors je reportai ma pense vers notre hmisphre, et il mesembla que jy distinguais quelque chose danalogue au spectacleque moffrait le Nouveau-Monde. Je vis lgalit des conditions qui,sans y avoir atteint comme aux tats-Unis ses limites extrmes, senrapprochait chaque jour davantage ; et cette mme dmocratie, quirgnait sur les socits amricaines, me parut en Europe savancerrapidement vers le pouvoir.

    De ce moment jai conu lide du livre quon va lire.Une grande rvolution dmocratique sopre parmi nous, tous la

    voient ; mais tous ne la jugent point de la mme manire. Les uns laconsidrent comme une chose nouvelle, et, la prenant pour un accident,ils esprent pouvoir encore larrter ; tandis que dautres la jugentirrsistible, parce quelle leur semble le fait le plus continu, le plusancien et le plus permanent que lon connaisse dans lhistoire.

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    Je me reporte pour un moment ce qutait la France il y a septcents ans : je la trouve partage entre un petit nombre de familles qui

    possdent la terre et gouvernent les habitants ; le droit de commanderdescend alors de gnrations en gnrations avec les hritages ; leshommes nont quun seul moyen dagir les uns sur les autres, la force ;

    on ne dcouvre quune seule origine de la puissance, la propritfoncire.

    Mais voici le pouvoir politique du clerg qui vient se fonder etbientt stendre. Le clerg ouvre ses rangs tous, au pauvre et auriche, au roturier et au seigneur ; lgalit commence pntrer parlglise au sein du gouvernement, et celui qui et vgt comme serfdans un ternel esclavage, se place comme prtre au milieu des nobles,et va souvent sasseoir au-dessus des rois.

    La socit devenant avec le temps plus civilise et plus stable, lesdiffrents rapports entre les hommes deviennent plus compliqus etplus nombreux. Le besoin des lois civiles se fait vivement sentir. Alorsnaissent les lgistes ; ils sortent de lenceinte obscure des tribunaux etdu rduit poudreux des greffes, et ils vont siger dans la cour du prince, ct des barons fodaux couverts dhermine et de fer.

    Les rois se ruinent dans les grandes entreprises ; les noblesspuisent dans les guerres prives ; les roturiers senrichissent dansle commerce. Linfluence de largent commence se faire sentir surles affaires de ltat. Le ngoce est une source nouvelle qui souvre la puissance, et les financiers deviennent un pouvoir politique quonmprise et quon flatte.

    Peu peu, les lumires se rpandent ; on voit se rveiller le got dela littrature et des arts ; lesprit devient alors un lment de succs ;la science est un moyen de gouvernement, lintelligence une forcesociale ; les lettrs arrivent aux affaires.

    mesure cependant quil se dcouvre des routes nouvelles pour

    parvenir au pouvoir, on voit baisser la valeur de la naissance. Au XIesicle, la noblesse tait dun prix inestimable ; on lachte au XIIIe;le premier anoblissement a lieu en 1270, et lgalit sintroduit enfindans le gouvernement par laristocratie elle-mme.

    Durant les sept cents ans qui viennent de scouler, il est arrivquelquefois que, pour lutter contre lautorit royale ou pour enlever le

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    pouvoir leurs rivaux, les nobles ont donn une puissance politiqueau peuple.

    Plus souvent encore, on a vu les rois faire participer augouvernement les classes infrieures de ltat, afin dabaisserlaristocratie.

    En France, les rois se sont montrs les plus actifs et les plusconstants des niveleurs. Quand ils ont t ambitieux et forts, ilsont travaill lever le peuple au niveau des nobles ; et quand ilsont t modrs et faibles, ils ont permis que le peuple se platau-dessus deux-mmes. Les uns ont aid la dmocratie par leurstalents, les autres par leurs vices. Louis XI et Louis XIV ont prissoin de tout galiser au-dessous du trne, et Louis XV est enfindescendu lui-mme avec sa cour dans la poussire. Ds que les citoyens

    commencrent possder la terre autrement que suivant la tenurefodale, et que la richesse mobilire, tant connue, put son tour crerlinfluence et donner le pouvoir, on ne fit point de dcouvertes dans lesarts, on nintroduisit plus de perfectionnements dans le commerce etlindustrie, sans crer comme autant de nouveaux lments dgalit

    parmi les hommes. partir de ce moment, tous les procds quise dcouvrent, tous les besoins qui viennent natre, tous les dsirsqui demandent se satisfaire, sont des progrs vers le nivellementuniversel. Le got du luxe, lamour de la guerre, lempire de la mode,les passions les plus superficielles du cur humain comme les plus

    profondes, semblent travailler de concert appauvrir les riches et enrichir les pauvres.

    Depuis que les travaux de lintelligence furent devenus des sourcesde force et de richesses, on dut considrer chaque dveloppement de lascience, chaque connaissance nouvelle, chaque ide neuve, comme ungerme de puissance mis la porte du peuple. La posie, lloquence, lammoire, les grces de lesprit, les feux de limagination, la profondeur

    de la pense, tous ces dons que le ciel rpartit au hasard, profitrent la dmocratie, et lors mme quils se trouvrent dans la possessionde ses adversaires, ils servirent encore sa cause en mettant en relief lagrandeur naturelle de lhomme ; ses conqutes stendirent donc aveccelles de la civilisation et des lumires, et la littrature fut un arsenalouvert tous, o les faibles et les pauvres vinrent chaque jour chercherdes armes.

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    Lorsquon parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pourainsi dire pas de grands vnements qui depuis sept cents ans naienttourn au profit de lgalit.

    Les croisades et les guerres des Anglais dciment les nobles etdivisent leurs terres ; linstitution des communes introduit la libertdmocratique au sein de la monarchie fodale ; la dcouverte des armes feu galise le vilain et le noble sur le champ de bataille ; limprimerieoffre dgales ressources leur intelligence ; la poste vient dposer lalumire sur le seuil de la cabane du pauvre comme la porte des palais ;le protestantisme soutient que tous les hommes sont galement en tatde trouver le chemin du ciel. LAmrique, qui se dcouvre, prsente la fortune mille routes nouvelles, et dlivre lobscur aventurier lesrichesses et le pouvoir.

    Si, partir du XIesicle, vous examinez ce qui se passe en Francede cinquante en cinquante annes, au bout de chacune de ces priodes,vous ne manquerez point dapercevoir quune double rvolution sestopre dans ltat de la socit. Le noble aura baiss dans lchellesociale, le roturier sy sera lev ; lun descend, lautre monte. Chaquedemi-sicle les rapproche, et bientt ils vont se toucher.

    Et ceci nest pas seulement particulier la France. De quelque ctque nous jetions nos regards, nous apercevons la mme rvolution quise continue dans tout lunivers chrtien.

    Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples tourner auprofit de la dmocratie ; tous les hommes lont aide de leurs efforts :ceux qui avaient en vue de concourir ses succs et ceux qui nesongeaient point la servir ; ceux qui ont combattu pour elle, et ceuxmmes qui se sont dclars ses ennemis ; tous ont t pousss ple-mledans la mme voie, et tous ont travaill en commun, les uns malgr eux,les autres leur insu, aveugles instruments dans les mains de Dieu.

    Le dveloppement graduel de lgalit des conditions est donc un

    fait providentiel, il en a les principaux caractres : il est universel, ilest durable, il chappe chaque jour la puissance humaine ; tous lesvnements, comme tous les hommes, servent son dveloppement.

    Serait-il sage de croire quun mouvement social qui vient de siloin, pourra tre suspendu par les efforts dune gnration ? Pense-t-on quaprs avoir dtruit la fodalit et vaincu les rois, la dmocratie

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    reculera devant les bourgeois et les riches ? Sarrtera-t-elle maintenantquelle est devenue si forte et ses adversaires si faibles ?

    O allons-nous donc ? Nul ne saurait le dire ; car dj les termes decomparaison nous manquent : les conditions sont plus gales de nos

    jours parmi les chrtiens, quelles ne lont jamais t dans aucun tempsni dans aucun pays du monde ; ainsi la grandeur de ce qui est dj faitempche de prvoir ce qui peut se faire encore.

    Le livre entier quon va lire a t crit sous limpression dune sortede terreur religieuse produite dans lme de lauteur par la vue de cettervolution irrsistible qui marche depuis tant de sicles travers tousles obstacles, et quon voit encore aujourdhui savancer au milieu desruines quelle a faites.

    Il nest pas ncessaire que Dieu parle lui-mme pour que nous

    dcouvrions des signes certains de sa volont ; il suffit dexaminerquelle est la marche habituelle de la nature et la tendance continue desvnements ; je sais, sans que le Crateur lve la voix, que les astressuivent dans lespace les courbes que son doigt a traces.

    Si de longues observations et des mditations sincres amenaientles hommes de nos jours reconnatre que le dveloppement graduelet progressif de lgalit est la fois le pass et lavenir de leur histoire,cette seule dcouverte donnerait ce dveloppement le caractresacr de la volont du souverain matre. Vouloir arrter la dmocratie

    paratrait alors lutter contre Dieu mme, et il ne resterait aux nationsqu saccommoder ltat social que leur impose la Providence.

    Les peuples chrtiens me paraissent offrir de nos jours un effrayantspectacle ; le mouvement qui les emporte est dj assez fort pour quonne puisse le suspendre, et il nest pas encore assez rapide pour quondsespre de le diriger : leur sort est entre leurs mains ; mais bienttil leur chappe.

    Instruire la dmocratie, ranimer sil se peut ses croyances, purifier

    ses murs, rgler ses mouvements, substituer peu peu la science desaffaires son inexprience, la connaissance de ses vrais intrts sesaveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ;le modifier suivant les circonstances et les hommes : tel est le premierdes devoirs impos de nos jours ceux qui dirigent la socit.

    Il faut une science politique nouvelle un monde tout nouveau.

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    Mais cest quoi nous ne songeons gure : placs au milieu dunfleuve rapide, nous fixons obstinment les yeux vers quelques dbrisquon aperoit encore sur le rivage, tandis que le courant nous entraneet nous pousse reculons vers des abmes.

    Il ny a pas de peuples de lEurope chez lesquels la grandervolution sociale que je viens de dcrire ait fait de plus rapides progrsque parmi nous ; mais elle y a toujours march au hasard.

    Jamais les chefs de ltat nont pens rien prparer davance pourelle ; elle sest faite malgr eux ou leur insu. Les classes les plus

    puissantes, les plus intelligentes et les plus morales de la nation nontpoint cherch semparer delle, afin de la diriger. La dmocratie adonc t abandonne ses instincts sauvages ; elle a grandi commeces enfants, privs des soins paternels, qui slvent deux-mmes dans

    les rues de nos villes, et qui ne connaissent de la socit que ses viceset ses misres. On semblait encore ignorer son existence, quand ellesest empare limproviste du pouvoir. Chacun alors sest soumisavec servilit ses moindres dsirs ; on la adore comme limagede la force ; quand ensuite elle se fut affaiblie par ses propres excs,les lgislateurs conurent le projet imprudent de la dtruire au lieu dechercher linstruire et la corriger, et sans vouloir lui apprendre gouverner, ils ne songrent qu la repousser du gouvernement.

    Il en est rsult que la rvolution dmocratique sest opre dansle matriel de la socit, sans quil se ft, dans les lois, les ides, leshabitudes et les murs, le changement qui et t ncessaire pourrendre cette rvolution utile. Ainsi nous avons la dmocratie, moins cequi doit attnuer ses vices et faire ressortir ses avantages naturels ; etvoyant dj les maux quelle entrane, nous ignorons encore les biensquelle peut donner.

    Quand le pouvoir royal, appuy sur laristocratie, gouvernaitpaisiblement les peuples de lEurope, la socit, au milieu de

    ses misres, jouissait de plusieurs genres de bonheur, quon peutdifficilement concevoir et apprcier de nos jours.La puissance de quelques sujets levait des barrires insurmontables

    la tyrannie du prince ; et les rois, se sentant dailleurs revtus auxyeux de la foule dun caractre presque divin, puisaient, dans le respectmme quils faisaient natre, la volont de ne point abuser de leur

    pouvoir.

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    Placs une distance immense du peuple, les nobles prenaientcependant au sort du peuple cette espce dintrt bienveillant ettranquille que le pasteur accorde son troupeau ; et, sans voir dansle pauvre leur gal, ils veillaient sur sa destine, comme sur un dptremis par la Providence entre leurs mains.

    Nayant point conu lide dun autre tat social que le siennimaginant pas quil pt jamais sgaler ses chefs, le peuple recevaitleurs bienfaits, et ne discutait point leurs droits. Il les aimait lorsquilstaient clments et justes, et se soumettait sans peine et sans bassesse leurs rigueurs, comme des maux invitables que lui envoyait le brasde Dieu. Lusage et les murs avaient dailleurs tabli des bornes latyrannie, et fond une sorte de droit au milieu mme de la force.

    Le noble nayant point la pense quon voult lui arracher des

    privilges quil croyait lgitimes, le serf regardant son infrioritcomme un effet de lordre immuable de la nature, on conoit quil putstablir une sorte de bienveillance rciproque entre ces deux classessi diffremment partages du sort. On voyait alors dans la socit, delingalit, des misres, mais les mes ny taient pas dgrades.

    Ce nest point lusage du pouvoir ou lhabitude de lobissance quidprave les hommes, cest lusage dune puissance quils considrentcomme illgitime, et lobissance un pouvoir quils regardent commeusurp et comme oppresseur.

    Dun ct taient les biens, la force, les loisirs, et avec eux lesrecherches du luxe, les raffinements du got, les plaisirs de lesprit, leculte des arts ; de lautre, le travail, la grossiret et lignorance.

    Mais au sein de cette foule ignorante et grossire, on rencontraitdes passions nergiques, des sentiments gnreux, des croyances

    profondes et de sauvages vertus.Le corps social, ainsi organis, pouvait avoir de la stabilit, de la

    puissance, et surtout de la gloire.

    Mais voici les rangs qui se confondent ; les barrires leves entreles hommes sabaissent ; on divise les domaines, le pouvoir se partage,les lumires se rpandent, les intelligences sgalisent ; ltat socialdevient dmocratique, et lempire de la dmocratie stablit enfin

    paisiblement dans les institutions et dans les murs.Je conois alors une socit o tous, regardant la loi comme leur

    ouvrage, laimeraient et sy soumettraient sans peine ; o lautorit du

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    gouvernement tant respecte comme ncessaire et non comme divine,lamour quon porterait au chef de ltat ne serait point une passion,mais un sentiment raisonn et tranquille. Chacun ayant des droits,et tant assur de conserver ses droits, il stablirait entre toutes lesclasses une mle confiance et une sorte de condescendance rciproque,

    aussi loigne de lorgueil que de la bassesse.Instruit de ses vrais intrts, le peuple comprendrait que, pour

    profiter des biens de la socit, il faut se soumettre ses charges.Lassociation libre des citoyens pourrait remplacer alors la puissanceindividuelle des nobles, et ltat serait labri de la tyrannie et de lalicence.

    Je comprends que dans un tat dmocratique, constitu de cettemanire, la socit ne sera point immobile ; mais les mouvements du

    corps social pourront y tre rgls et progressifs ; si lon y rencontremoins dclat quau sein dune aristocratie, on y trouvera moins demisres ; les jouissances y seront moins extrmes, et le bien-tre

    plus gnral ; les sciences moins grandes, et lignorance plus rare ;les sentiments moins nergiques, et les habitudes plus douces on yremarquera plus de vices et moins de crimes.

    dfaut de lenthousiasme et de lardeur des croyances, leslumires et lexprience obtiendront quelquefois des citoyens degrands sacrifices ; chaque homme tant galement faible sentira ungal besoin de ses semblables ; et connaissant quil ne peut obtenir leurappui qu la condition de leur prter son concours, il dcouvrira sans

    peine que pour lui lintrt particulier se confond avec lintrt gnral.La nation prise en corps sera moins brillante, moins glorieuse,

    moins forte peut-tre ; mais la majorit des citoyens y jouira dun sortplus prospre, et le peuple sy montrera paisible, non quil dsespredtre mieux, mais parce quil sait tre bien.

    Si tout ntait pas bon et utile dans un semblable ordre de choses, la

    socit du moins se serait appropri tout ce quil peut prsenter dutileet de bon, et les hommes, en abandonnant pour toujours les avantagessociaux que peut fournir laristocratie, auraient pris la dmocratietous les biens que celle-ci peut leur offrir.

    Mais nous, en quittant ltat social de nos aeux, en jetant ple-mlederrire nous leurs institutions, leurs ides et leurs murs, quavons-nous pris la place ?

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    Le prestige du pouvoir royal sest vanoui, sans tre remplac parla majest des lois ; de nos jours, le peuple mprise lautorit mais il lacraint, et la peur arrache de lui plus que ne donnaient jadis le respectet lamour.

    Japerois que nous avons dtruit les existences individuelles quipouvaient lutter sparment contre la tyrannie ; mais je vois legouvernement qui hrite seul de toutes les prrogatives arraches desfamilles, des corporations ou des hommes : la force quelquefoisoppressive, mais souvent conservatrice, dun petit nombre de citoyens,a donc succd la faiblesse de tous.

    La division des fortunes a diminu la distance qui sparait le pauvredu riche ; mais en se rapprochant, ils semblent avoir trouv des raisonsnouvelles de se har, et jetant lun sur lautre des regards pleins de

    terreur et denvie, ils se repoussent mutuellement du pouvoir ; pourlun comme pour lautre, lide des droits nexiste point, et la force leurapparat, tous les deux, comme la seule raison du prsent, et luniquegarantie de lavenir.

    Le pauvre a gard la plupart des prjugs de ses pres, sans leurscroyances ; leur ignorance, sans leurs vertus ; il a admis, pour rglede ses actions, la doctrine de lintrt, sans en connatre la science,et son gosme est aussi dpourvu de lumires que ltait jadis sondvouement.

    La socit est tranquille, non point parce quelle a la conscience desa force et de son bien-tre, mais au contraire parce quelle se croitfaible et infirme ; elle craint de mourir en faisant un effort ; chacun sentle mal, mais nul na le courage et lnergie ncessaires pour chercherle mieux ; on a des dsirs, des regrets, des chagrins et des joies qui ne

    produisent rien de visible, ni de durable, semblables des passions devieillards qui naboutissent qu limpuissance.

    Ainsi nous avons abandonn ce que ltat ancien pouvait prsenter

    de bon, sans acqurir ce que ltat actuel pourrait offrir dutile ;nous avons dtruit une socit aristocratique, et, nous arrtantcomplaisamment au milieu des dbris de lancien difice, noussemblons vouloir nous y fixer pour toujours.

    Ce qui arrive dans le monde intellectuel nest pas moins dplorable.Gne dans sa marche ou abandonne sans appui ses passions

    dsordonnes, la dmocratie de France a renvers tout ce qui se

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    rencontrait sur son passage, branlant ce quelle ne dtruisait pas. Onne la point vue semparer peu peu de la socit, afin dy tablir

    paisiblement son empire ; elle na cess de marcher au milieu desdsordres et de lagitation dun combat. Anim par la chaleur de lalutte, pouss au-del des limites naturelles de son opinion, par les

    opinions et les excs de ses adversaires, chacun perd de vue lobjetmme de ses poursuites, et tient un langage qui rpond mal ses vraissentiments et ses instincts secrets.

    De l ltrange confusion dont nous sommes forcs dtre lestmoins.

    Je cherche en vain dans mes souvenirs, je ne trouve rien qui mritedexciter plus de douleur et plus de piti que ce qui se passe sous nosyeux ; il semble quon ait bris de nos jours le lien naturel qui unit

    les opinions aux gots et les actes aux croyances ; la sympathie quisest fait remarquer de tout temps entre les sentiments et les ides deshommes parat dtruite, et lon dirait que toutes les lois de lanalogiemorale sont abolies.

    On rencontre encore parmi nous des chrtiens pleins de zle, dontlme religieuse aime se nourrir des vrits de lautre vie ; ceux-lvont sanimer sans doute en faveur de la libert humaine, source detoute grandeur morale. Le christianisme, qui a rendu tous les hommesgaux devant Dieu, ne rpugnera pas voir tous les citoyens gauxdevant la loi. Mais, par un concours dtranges vnements, la religionse trouve momentanment engage au milieu des puissances que ladmocratie renverse, et il lui arrive souvent de repousser lgalitquelle aime, et de maudire la libert comme un adversaire, tandisquen la prenant par la main, elle pourrait en sanctifier les efforts.

    ct de ces hommes religieux, jen dcouvre dautres dont lesregards sont tourns vers la terre plutt que vers le ciel ; partisans dela libert, non seulement parce quils voient en elle lorigine des plus

    nobles vertus, mais surtout parce quils la considrent comme la sourcedes plus grands biens, ils dsirent sincrement assurer son empire etfaire goter aux hommes ses bienfaits : je comprends que ceux-l vontse hter dappeler la religion leur aide, car ils doivent savoir quonne peut tablir le rgne de la libert sans celui des murs, ni fonder lesmurs sans les croyances mais ils ont aperu la religion dans les rangs

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    de leurs adversaires, cen est assez pour eux : les uns lattaquent, et lesautres nosent la dfendre.

    Les sicles passs ont vu des mes basses et vnales prconiserlesclavage, tandis que des esprits indpendants et des curs gnreuxluttaient sans esprance pour sauver la libert humaine. Mais onrencontre souvent de nos jours des hommes naturellement nobles etfiers, dont les opinions sont en opposition directe avec leurs gots,et qui vantent la servilit et la bassesse quils nont jamais connues

    pour eux-mmes. Il en est dautres au contraire qui parlent de la libertcomme sils pouvaient sentir ce quil y a de saint et de grand en elle,et qui rclament bruyamment en faveur de lhumanit des droits quilsont toujours mconnus.

    Japerois des hommes vertueux et paisibles que leurs murs

    pures, leurs habitudes tranquilles, leur aisance et leurs lumires placentnaturellement la tte des populations qui les environnent. Pleinsdun amour sincre pour la patrie, ils sont prts faire pour elle degrands sacrifices : cependant la civilisation trouve souvent en eux desadversaires ; ils confondent ses abus avec ses bienfaits, et dans leuresprit lide du mal est indissolublement unie celle du nouveau.

    Prs de l jen vois dautres qui, au nom des progrs, sefforant dematrialiser lhomme, veulent trouver lutile sans soccuper du juste,la science loin des croyances, et le bien-tre spar de la vertu : ceux-l se sont dit les champions de la civilisation moderne, et ils se mettentinsolemment sa tte, usurpant une place quon leur abandonne et dontleur indignit les repousse.

    O sommes-nous donc ?Les hommes religieux combattent la libert, et les amis de la

    libert attaquent les religions ; des esprits nobles et gnreux vantentlesclavage, et des mes basses et serviles prconisent lindpendance ;des citoyens honntes et clairs sont ennemis de tous les progrs,

    tandis que des hommes sans patriotisme et sans murs se font lesaptres de la civilisation et des lumires !

    Tous les sicles ont-ils donc ressembl au ntre ? Lhomme a-t-iltoujours eu sous les yeux, comme de nos jours, un monde o rien nesenchane, o la vertu est sans gnie, et le gnie sans honneur ; olamour de lordre se confond avec le got des tyrans et le culte saint dela libert avec le mpris des lois ; o la conscience ne jette quune clart

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    douteuse sur les actions humaines ; o rien ne semble plus dfendu, nipermis, ni honnte, ni honteux, ni vrai, ni faux ?

    Penserai-je que le Crateur a fait lhomme pour le laisser se dbattresans fin au milieu des misres intellectuelles qui nous entourent ? Jene saurais le croire : Dieu prpare aux socits europennes un avenir

    plus fixe et plus calme ; jignore ses desseins, mais je ne cesserai pasdy croire parce que je ne puis les pntrer, et jaimerai mieux douterde mes lumires que de sa justice.

    Il est un pays dans le monde o la grande rvolution sociale dontje parle semble avoir peu prs atteint ses limites naturelles ; elle syest opre dune manire simple et facile, ou plutt on peut dire que ce

    pays voit les rsultats de la rvolution dmocratique qui sopre parminous, sans avoir eu la rvolution elle-mme.

    Les migrants qui vinrent se fixer en Amrique au commencementdu XVIIe sicle dgagrent en quelque faon le principe de ladmocratie de tous ceux contre lesquels il luttait dans le sein desvieilles socits de lEurope, et ils le transplantrent seul sur les rivagesdu Nouveau-Monde. L, il a pu grandir en libert, et, marchant avecles murs, se dvelopper paisiblement dans les lois.

    Il me parat hors de doute que tt ou tard nous arriverons, comme lesAmricains, lgalit presque complte des conditions. Je ne conclus

    point de l que nous soyons appels un jour tirer ncessairement, dunpareil tat social, les consquences politiques que les Amricains enont tires. Je suis trs loin de croire quils aient trouv la seule formede gouvernement que puisse se donner la dmocratie ; mais il suffitque dans les deux pays la cause gnratrice des lois et des murs soitla mme, pour que nous ayons un intrt immense savoir ce quellea produit dans chacun deux.

    Ce nest donc pas seulement pour satisfaire une curiosit, dailleurslgitime, que jai examin lAmrique ; jai voulu y trouver

    des enseignements dont nous puissions profiter. On se tromperaittrangement si lon pensait que jaie voulu faire un pangyrique ;quiconque lira ce livre sera bien convaincu que tel na point t mondessein ; mon but na pas t non plus de prconiser telle forme degouvernement en gnral ; car je suis du nombre de ceux qui croientquil ny a presque jamais de bont absolue dans les lois ; je nai mme

    pas prtendu juger si la rvolution sociale, dont la marche me semble

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    irrsistible, tait avantageuse ou funeste lhumanit ; jai admis cettervolution comme un fait accompli ou prt saccomplir, et, parmiles peuples qui lont vue soprer dans leur sein, jai cherch celuichez lequel elle a atteint le dveloppement le plus complet et le plus

    paisible, afin den discerner clairement les consquences naturelles,

    et dapercevoir, sil se peut, les moyens de la rendre profitable auxhommes. Javoue que dans lAmrique jai vu plus que lAmrique ;

    jy ai cherch une image de la dmocratie elle-mme, de ses penchants,de son caractre, de ses prjugs, de ses passions ; jai voulu laconnatre, ne ft-ce que pour savoir du moins ce que nous devionsesprer ou craindre delle.

    Dans la premire partie de cet ouvrage, jai donc essay de montrerla direction que la dmocratie, livre en Amrique ses penchants

    et abandonne presque sans contrainte ses instincts, donnaitnaturellement aux lois la marche quelle imprimait au gouvernement,et en gnral la puissance quelle obtenait sur les affaires. Jai voulusavoir quels taient les biens et les maux produits par elle. Jairecherch de quelles prcautions les Amricains avaient fait usage

    pour la diriger, et quelles autres ils avaient omises, et jai entrepris dedistinguer les causes qui lui permettent de gouverner la socit.

    Mon but tait de peindre dans une seconde partie linfluencequexercent en Amrique lgalit des conditions et le gouvernementde la dmocratie, sur la socit civile, sur les habitudes, les ideset les murs ; mais je commence me sentir moins dardeur pourlaccomplissement de ce dessein. Avant que je puisse fournir ainsila tche que je mtais propose, mon travail sera devenu presqueinutile. Un autre doit bientt montrer aux lecteurs les principaux traitsdu caractre amricain, et, cachant sous un voile lger la gravit destableaux, prter la vrit des charmes dont je naurais pu la parer.

    Je ne sais si jai russi faire connatre ce que jai vu en Amrique,

    mais je suis assur den avoir eu sincrement le dsir, et de navoirjamais cd qu mon insu au besoin dadapter les faits aux ides, aulieu de soumettre les ides aux faits.

    Lorsquun point pouvait tre tabli laide de documents crits,jai eu soin de recourir aux textes originaux et aux ouvrages lesplus authentiques et les plus estims. Jai indiqu mes sources ennotes, et chacun pourra les vrifier. Quand il sest agi dopinions,

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    dusages politiques, dobservations de murs, jai cherch consulterles hommes les plus clairs. Sil arrivait que la chose ft importanteou douteuse, je ne me contentais pas dun tmoin, mais je ne medterminais que sur lensemble des tmoignages.

    Ici il faut ncessairement que le lecteur me croie sur parole. Jauraissouvent pu citer lappui de ce que javance lautorit de noms quilui sont connus, ou qui du moins sont dignes de ltre ; mais je mesuis gard de le faire. Ltranger apprend souvent auprs du foyerde son hte dimportantes vrits, que celui-ci droberait peut-tre lamiti ; on se soulage avec lui dun silence oblig ; on ne craint

    pas son indiscrtion, parce quil passe. Chacune de ces confidencestait enregistre par moi aussitt que reue, mais elles ne sortiront

    jamais de mon portefeuille ; jaime mieux nuire au succs de mes rcits

    que dajouter mon nom la liste de ces voyageurs qui renvoient deschagrins et des embarras en retour de la gnreuse hospitalit quilsont reue.

    Je sais que, malgr mes soins, rien ne sera plus facile que de critiquerce livre, si personne songe jamais le critiquer.

    Ceux qui voudront y regarder de prs retrouveront, je pense, danslouvrage entier, une pense mre qui enchane, pour ainsi dire, toutesses parties. Mais la diversit des objets que jai eus traiter est trsgrande, et celui qui entreprendra dopposer un fait isol lensembledes faits que je cite, une ide dtache lensemble des ides, y russirasans peine. Je voudrais donc quon me ft la grce de me lire dans lemme esprit qui a prsid mon travail, et quon juget le livre parlimpression gnrale quil laisse, comme je me suis dcid moi-mme,non par telle raison, mais par la masse des raisons.

    Il ne faut pas non plus oublier que lauteur qui veut se fairecomprendre est oblig de pousser chacune de ses ides dans toutesleurs consquences thoriques, et souvent jusquaux limites du faux

    et de limpraticable ; car sil est quelquefois ncessaire de scarterdes rgles de logique dans les actions, on ne saurait le faire de mmedans les discours, et lhomme trouve presque autant de difficults tre inconsquent dans ses paroles quil en rencontre dordinaire treconsquent dans ses actes.

    Je finis en signalant moi-mme ce quun grand nombre de lecteursconsidrera comme le dfaut capital de louvrage. Ce livre ne se met

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    prcisment la suite de personne ; en lcrivant, je nai entendu servirni combattre aucun parti ; jai entrepris de voir, non pas autrement,mais plus loin que les partis ; et tandis quils soccupent du lendemain,

    jai voulu songer lavenir.

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    Chapitre I

    Configuration extrieurede lAmrique du Nord

    LAmrique du Nord divise en deux vastes rgions, lunedescendant vers le ple, lautre vers lquateur. Valledu Mississippi. Traces quon y rencontre des rvolutionsdu globe. Rivage de locan Atlantique, sur lequel se

    sont fondes les colonies anglaises. Diffrent aspect queprsentaient lAmrique du Sud et lAmrique du Nord lpoque de la dcouverte. Forts de lAmrique du Nord.

    Prairies. Tribus errantes des indignes. Leur extrieur,leurs murs, leurs langues. Traces dun peuple inconnu.

    *

    LAmrique du Nord prsente, dans sa configuration extrieure, destraits gnraux quil est facile de discerner au premier coup dil.

    Une sorte dordre mthodique y a prsid la sparation des terreset des eaux des montagnes et des valles. Un arrangement simple etmajestueux sy rvle au milieu mme de la confusion des objets et

    parmi lextrme varit des tableaux.Deux vastes rgions la divisent dune manire presque gale.Lune a pour limite, au septentrion, le ple arctique ; lest,

    louest, les deux grands ocans. Elle savance ensuite vers le midi etforme un triangle dont les cts irrgulirement tracs se rencontrentenfin au-dessous des grands lacs du Canada.

    La seconde commence o finit la premire, et stend sur tout lereste du continent.

    Lune est lgrement incline vers le ple, lautre vers lquateur.

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    Les terres comprises dans la premire rgion descendent au nord parune pente si insensible, quon pourrait presque dire quelles forment un

    plateau. Dans lintrieur de cet immense terre-plein, on ne rencontre nihautes montagnes ni profondes valles.

    Les eaux y serpentent comme au hasard ; les fleuves syentremlent, se joignent, se quittent, se retrouvent encore, se perdentdans mille marais, sgarent chaque instant au milieu dun labyrinthehumide quils ont cr, et ne gagnent enfin quaprs dinnombrablescircuits les mers polaires. Les grands lacs qui terminent cette premirergion ne sont pas encaisss, comme la plupart de ceux de lancienmonde, dans des collines ou des rochers ; leurs rives sont plates et neslvent que de quelques pieds au-dessus du niveau de leau. Chacundeux forme donc comme une vaste coupe remplie jusquaux bords ;

    les plus lgers changements dans la structure du globe prcipiteraientleurs ondes du ct du ple ou vers la mer des tropiques.La seconde rgion est plus accidente et mieux prpare pour

    devenir la demeure permanente de lhomme ; deux longues chanesde montagnes la partagent dans toute sa longueur : lune, sous lenom dAllghanys, suit les bords de locan Atlantique ; lautre court

    paralllement la mer du Sud.Lespace renferm entre les deux chanes de montagnes comprend

    228 843 lieues carres. Sa superficie est donc environ six fois plusgrande que celle de la France.

    Ce vaste territoire ne forme cependant quune seule valle,qui, descendant du sommet arrondi des Allghanys, remonte, sansrencontrer dobstacles, jusquaux cimes des montagnes Rocheuses.

    Au fond de la valle, coule un fleuve immense. Cest vers lui quonvoit accourir de toutes parts les eaux qui descendent des montagnes.

    Jadis les Franais lavaient appel le fleuve Saint-Louis, enmmoire de la patrie absente ; et les Indiens, dans leur pompeux

    langage, lont nomm le Pre des eaux, ou le Mississippi.Le Mississippi prend sa source sur les limites des deux grandes

    rgions dont jai parl plus haut, vers le sommet du plateau qui lesspare.

    Prs de lui nat un autre fleuve qui va se dcharger dans les merspolaires. Le Mississippi lui-mme semble quelque temps incertain duchemin quil doit prendre : plusieurs fois il revient sur ses pas, et ce

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    nest quaprs avoir ralenti son cours au sein des lacs et des marcagesquil se dcide enfin et trace lentement sa route vers le midi.

    Tantt tranquille au fond du lit argileux que lui a creus la nature,tantt gonfl par les orages, le Mississippi arrose plus de mille lieuesdans son cours.

    Six cents lieues au-dessus de son embouchure, le fleuve a dj uneprofondeur moyenne de 15 pieds, et des btiments de 300 tonneaux leremontent pendant un espace de prs de deux cents lieues.

    Cinquante-sept grandes rivires navigables viennent lui apporterleurs eaux. On compte, parmi les tributaires du Mississippi, un fleuvede 1 300 lieues de cours, un de 900, un de 600, un de 500, quatre de 200,sans parler dune multitude innombrable de ruisseaux qui accourent detoutes parts se perdre dans son sein.

    La valle que le Mississippi arrose semble avoir t cre pour luiseul ; il y dispense volont le bien et le mal, et il en est commele dieu. Aux environs du fleuve, la nature dploie une inpuisablefcondit ; mesure quon sloigne de ses rives, les forces vgtalesspuisent, les terrains samaigrissent, tout languit ou meurt. Nulle partles grandes convulsions du globe nont laiss de traces plus videntesque dans la valle du Mississippi. Laspect tout entier du pays y attestele travail des eaux. Sa strilit comme son abondance est leur ouvrage.Les flots de locan primitif ont accumul dans le fond de la vallednormes couches de terre vgtale quils ont eu le temps dy niveler.On rencontre sur la rive droite du fleuve des plaines immenses, uniescomme la surface dun champ sur lequel le laboureur aurait fait passerson rouleau. mesure quon approche des montagnes, le terrain, aucontraire, devient de plus en plus ingal et strile ; le sol y est, pourainsi dire, perc en mille endroits, et des roches primitives apparaissent et l, comme les os dun squelette aprs que le temps a consum lentour deux les muscles et les chairs. Un sable granitique, des pierres

    irrgulirement tailles, couvrent la surface de la terre ; quelquesplantes poussent grand-peine leurs rejetons travers ces obstacles ;on dirait un champ fertile couvert des dbris dun vaste difice. Enanalysant ces pierres et ce sable, il est facile en effet de remarquerune analogie parfaite entre leurs substances et celles qui composent lescimes arides et brises des montagnes Rocheuses. Aprs avoir prcipitla terre dans le fond de la valle, les eaux ont sans doute fini par

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    entraner avec elles une partie des roches elles-mmes ; elles les ontroules sur les pentes les plus voisines ; et, aprs les avoir broyes lesunes contre les autres, elles ont parsem la base des montagnes de cesdbris arrachs leurs sommets (A).

    La valle du Mississippi est, tout prendre, la plus magnifiquedemeure que Dieu ait jamais prpare pour lhabitation de lhomme,et pourtant on peut dire quelle ne forme encore quun vaste dsert.

    Sur le versant oriental des Allghanys, entre le pied de sesmontagnes et locan Atlantique, stend une longue bande de rocheset de sable que la mer semble avoir oublie en se retirant. Ce territoirena que 48 lieues de largeur moyenne, mais il compte 390 lieues delongueur. Le sol, dans cette partie du continent amricain, ne se prtequavec peine aux travaux du cultivateur. La vgtation y est maigre

    et uniforme.Cest sur cette cte inhospitalire que se sont dabord concentrs lesefforts de lindustrie humaine. Sur cette langue de terre aride sont neset ont grandi les colonies anglaises qui devaient devenir un jour lestats-Unis dAmrique. Cest encore l que se trouve aujourdhui lefoyer de la puissance, tandis que sur les derrires sassemblent presqueen secret les vritables lments du grand peuple auquel appartient sansdoute lavenir du continent.

    Quand les Europens abordrent les rivages des Antilles, et plustard les ctes de lAmrique du Sud, ils se crurent transports dans lesrgions fabuleuses quavaient clbres les potes. La mer tincelaitdes feux du tropique ; la transparence extraordinaire de ses eauxdcouvrait pour la premire fois, aux yeux du navigateur, la profondeurdes abmes. et l se montraient de petites les parfumes quisemblaient flotter comme des corbeilles de fleurs sur la surfacetranquille de lOcan. Tout ce qui, dans ces lieux enchants soffrait la vue, semblait prpar pour les besoins de lhomme, ou calcul pour

    ses plaisirs. La plupart des arbres taient chargs de fruits nourrissants,et les moins utiles lhomme charmaient ses regards par lclat et lavarit de leurs couleurs. Dans une fort de citronniers odorants, defiguiers sauvages, de myrtes feuilles rondes, dacacias et de lauriers-roses tout entrelacs par des lianes fleuries une multitude doiseauxinconnus lEurope faisaient tinceler leurs ailes de pourpre et dazur,

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    et mlaient le concert de leurs voix aux harmonies dune nature pleinede mouvement et de vie (B).

    La mort tait cache sous ce manteau brillant ; mais on nelapercevait point alors, et il rgnait dailleurs dans lair de ces climats

    je ne sais quelle influence nervante qui attachait lhomme au prsent,et le rendait insouciant de lavenir.

    LAmrique du Nord parut sous un autre aspect : tout y tait grave,srieux, solennel ; on et dit quelle avait t cre pour devenir ledomaine de lintelligence, comme lautre la demeure des sens.

    Un ocan turbulent et brumeux enveloppait ses rivages ; des rochersgranitiques ou des grves de sable lui servaient de ceinture ; les boisqui couvraient ses rives talaient un feuillage sombre et mlancolique ;on ny voyait gure crotre que le pin, le mlze, le chne vert, lolivier

    sauvage et le laurier.Aprs avoir pntr travers cette premire enceinte, on entrait sousles ombrages de la fort centrale ; l se trouvaient confondus les plusgrands arbres qui croissent sur les deux hmisphres. Le platane, lecatalpa, lrable sucre et le peuplier de Virginie entrelaaient leurs

    branches avec celles du chne, du htre et du tilleul.Comme dans les forts soumises au domaine de lhomme, la mort

    frappait ici sans relche ; mais personne ne se chargeait denlever

    les dbris quelle avait faits. Ils saccumulaient donc les uns sur lesautres : le temps ne pouvait suffire les rduire assez vite en poudreet prparer de nouvelles places. Mais, au milieu mme de ces dbris,le travail de la reproduction se poursuivait sans cesse. Des plantesgrimpantes et des herbes de toute espce se faisaient jour travers lesobstacles ; elles rampaient le long des arbres abattus, sinsinuaient dansleur poussire, soulevaient et brisaient lcorce fltrie qui les couvraitencore ; et frayaient un chemin leurs jeunes rejetons. Ainsi la mortvenait en quelque sorte y aider la vie. Lune et lautre taient en

    prsence, elles semblaient avoir voulu mler et confondre leurs uvres.Ces forts reclaient une obscurit profonde ; mille ruisseaux, dont

    lindustrie humaine navait point encore dirig le cours, y entretenaientune ternelle humidit. peine y voyait-on quelques fleurs, quelquesfruits sauvages, quelques oiseaux.

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    La chute dun arbre renvers par lge, la cataracte dun fleuve, lemugissement des buffles et le sifflement des vents y troublaient seulsle silence de la nature.

    lest du grand fleuve les bois disparaissaient en partie ; leur place stendaient des prairies sans bornes. La nature, dans soninfinie varit, avait-elle refus la semence des arbres ces fertilescampagnes, ou plutt la fort qui les couvrait avait-elle t dtruite

    jadis par la main de lhomme ? Cest ce que les traditions ni lesrecherches de la science nont pu dcouvrir.

    Ces immenses dserts ntaient pas cependant entirement privsde la prsence de lhomme : quelques peuplades erraient depuis dessicles sous les ombrages de la fort ou parmi les pturages de la

    prairie. partir de lembouchure du Saint-Laurent jusquau delta du

    Mississippi, depuis locan Atlantique jusqu la mer du Sud, cessauvages avaient entre eux des points de ressemblance qui attestaientleur commune origine. Mais, du reste, ils diffraient de toutes lesraces connues : ils ntaient ni blancs comme les Europens, ni jaunescomme la plupart des Asiatiques, ni noirs comme les ngres ; leur peautait rougetre, leurs cheveux longs et luisants, leurs lvres minces etles pommettes de leurs joues trs saillantes. Les langues que parlaientles peuplades sauvages de lAmrique diffraient entre elles par lesmots, mais toutes taient soumises aux mmes rgles grammaticales.Ces rgles scartaient en plusieurs points de celles qui jusque-lavaient paru prsider la formation du langage parmi les hommes.

    Lidiome des Amricains semblait le produit de combinaisonsnouvelles ; il annonait de la part de ses inventeurs un effortdintelligence dont les Indiens de nos jours paraissent peu capables (C).

    Ltat social de ces peuples diffrait aussi sous plusieurs rapportsde ce quon voyait dans lancien monde : on et dit quils staientmultiplis librement au sein de leurs dserts, sans contact avec des

    races plus civilises que la leur. On ne rencontrait donc point chezeux ces notions douteuses et incohrentes du bien et du mal, cettecorruption profonde qui se mle dordinaire lignorance et larudesse des murs, chez les nations polices qui sont redevenues

    barbares. LIndien ne devait rien qu lui-mme ; ses vertus, sesvices, ses prjugs, taient son propre ouvrage il avait grandi danslindpendance sauvage de sa nature.

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    La grossiret des hommes du peuple, dans les pays polics, nevient pas seulement de ce quils sont ignorants et pauvres, mais de cequtant tels ils se trouvent journellement en contact avec des hommesclairs et riches.

    La vue de leur infortune et de leur faiblesse, qui vient chaque jourcontraster avec le bonheur et la puissance de quelques-uns de leurssemblables, excite en mme temps dans leur cur de la colre et de lacrainte ; le sentiment de leur infriorit et de leur dpendance les irriteet les humilie. Cet tat intrieur de lme se reproduit dans leurs murs,ainsi que dans leur langage ; ils sont tout la fois insolents et bas.

    La vrit de ceci se prouve aisment par lobservation. Le peupleest plus grossier dans les pays aristocratiques que partout ailleurs dansles cits opulentes que dans les campagnes.

    Dans ces lieux, o se rencontrent des hommes si forts et si riches,les faibles et les pauvres se sentent comme accabls de leur bassesse ;ne dcouvrant aucun point par lequel ils puissent regagner lgalit,ils dsesprent entirement deux-mmes, et se laissent tomber au-dessous de la dignit humaine.

    Cet effet fcheux du contraste des conditions ne se retrouve pointdans la vie sauvage : les Indiens, en mme temps quils sont tousignorants et pauvres, sont tous gaux et libres.

    Lors de larrive des Europens, lindigne de lAmrique duNord ignorait encore le prix des richesses et se montrait indiffrentau bien-tre que lhomme civilis acquiert avec elles. Cependant onnapercevait en lui rien de grossier ; il rgnait au contraire dansses faons dagir une rserve habituelle et une sorte de politessearistocratique.

    Doux et hospitalier dans la paix, impitoyable dans la guerre, au-delmme des bornes connues de la frocit humaine, lIndien sexposait mourir de faim pour secourir ltranger qui frappait le soir la porte de

    sa cabane, et il dchirait de ses propres mains les membres palpitantsde son prisonnier. Les plus fameuses rpubliques antiques navaient

    jamais admir de courage plus ferme, dmes plus orgueilleuses, deplus intraitable amour de lindpendance, que nen cachaient alors lesbois sauvages du Nouveau Monde. Les Europens ne produisirent quepeu dimpression en abordant sur les rivages de lAmrique du Nord ;leur prsence ne fit natre ni envie ni peur. Quelle prise pouvaient-

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    ils avoir sur de pareils hommes ? lIndien savait vivre sans besoins,souffrir sans se plaindre, et mourir en chantant. Comme tous les autresmembres de la grande famille humaine, ces sauvages croyaient du reste lexistence dun monde meilleur, et adoraient sous diffrents nomsle Dieu crateur de lunivers. Leurs notions sur les grandes vrits

    intellectuelles taient en gnral simples et philosophiques (D).Quelque primitif que paraisse le peuple dont nous traons ici le

    caractre, on ne saurait pourtant douter quun autre peuple plus civilis,plus avanc en toutes choses que lui, ne let prcd dans les mmesrgions.

    Une tradition obscure, mais rpandue chez la plupart des tribusindiennes des bords de lAtlantique, nous enseigne que jadis lademeure de ces mmes peuplades avait t place louest du

    Mississippi. Le long des rives de lOhio et dans toute la valle centrale,on trouve encore chaque jour des monticules levs par la main delhomme. Lorsquon creuse jusquau centre de ces monuments, onne manque gure, dit-on, de rencontrer des ossements humains, desinstruments tranges, des armes, des ustensiles de tous genres faits dunmtal, ou rappelant des usages ignors des races actuelles.

    Les Indiens de nos jours ne peuvent donner aucun renseignementsur lhistoire de ce peuple inconnu. Ceux qui vivaient il y a troiscents ans lors de la dcouverte de lAmrique, nont rien dit non

    plus dont on puisse infrer mme une hypothse. Les traditions, cesmonuments prissables et sans cesse renaissants du monde primitif, nefournissent aucune lumire. L, cependant, ont vcu des milliers de nossemblables ; on ne saurait en douter. Quand y sont-ils venus, quelle at leur origine, leur destine, leur histoire ? quand et comment ont-ils

    pri ? Nul ne pourrait le dire.Chose bizarre ! il y a des peuples qui sont si compltement disparus

    de la terre, que le souvenir mme de leur nom sest effac ; leurs

    langues sont perdues, leur gloire sest vanouie comme un son sanscho ; mais je ne sais sil en est un seul qui nait pas au moins laissun tombeau en mmoire de son passage. Ainsi, de tous les ouvragesde lhomme, le plus durable est encore celui qui retrace le mieux sonnant et ses misres !

    Quoique le vaste pays quon vient de dcrire ft habit par denombreuses tribus dindignes, on peut dire avec justice qu lpoque

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    de la dcouverte il ne formait encore quun dsert. Les Indiensloccupaient, mais ne le possdaient pas. Cest par lagriculture quelhomme sapproprie le sol, et les premiers habitants de lAmriquedu Nord vivaient du produit de la chasse. Leurs implacables prjugs,leurs passions indomptes, leurs vices, et plus encore peut-tre leurs

    sauvages vertus, les livraient une destruction invitable. La ruinede ces peuples a commenc du jour o les Europens ont abordsur leurs rivages ; elle a toujours continu depuis ; elle achve desoprer de nos jours. La Providence, en les plaant au milieu desrichesses du Nouveau-Monde, semblait ne leur en avoir donn quuncourt usufruit ; ils ntaient l, en quelque sorte, quen attendant. Cesctes, si bien prpares pour le commerce et lindustrie, ces fleuvessi profonds, cette inpuisable valle du Mississippi, ce continent tout

    entier, apparaissaient alors comme le berceau encore vide dune grandenation.Cest l que les hommes civiliss devaient essayer de btir la socit

    sur des fondements nouveaux, et quappliquant pour la premirefois des thories jusqualors inconnues ou rputes inapplicables, ilsallaient donner au monde un spectacle auquel lhistoire du pass nelavait pas prpar.

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    Chapitre II

    Du point de dpart et de son importancepour lavenir des Anglo-Amricains

    Utilit de connatre le point de dpart des peuples pourcomprendre leur tat social et leurs lois. LAmrique estle seul pays o lon ait pu apercevoir clairement le pointde dpart dun grand peuple. En quoi tous les hommes

    qui vinrent peupler lAmrique anglaise se ressemblaient. En quoi ils diffraient. Remarque applicable tous lesEuropens qui vinrent stablir sur le rivage du Nouveau-Monde. Colonisation de la Virginie. Id. de la Nouvelle-Angleterre. Caractre original des premiers habitants dela Nouvelle-Angleterre. Leur arrive. Leurs premireslois. Contrat social. Code pnal emprunt la lgislation

    de Mose. Ardeur religieuse. Esprit rpublicain. Unionintime de lesprit de religion et de lesprit de libert

    *

    Un homme vient natre ; ses premires annes se passentobscurment parmi les plaisirs ou les travaux de lenfance. Il grandit ;la virilit commence ; les portes du monde souvrent enfin pour lerecevoir ; il entre en contact avec ses semblables. On ltudie alors pourla premire fois, et lon croit voir se former en lui le germe des viceset des vertus de son ge mr. Cest l, si je ne me trompe, une grandeerreur. Remontez en arrire ; examinez lenfant jusque dans les bras desa mre ; voyez le monde extrieur se reflter pour la premire fois surle miroir encore obscur de son intelligence ; contemplez les premiersexemples qui frappent ses regards ; coutez les premires paroles qui

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    veillent chez lui les puissances endormies de la pense ; assistezenfin aux premires luttes quil a soutenir ; et alors seulement vouscomprendrez do viennent les prjugs, les habitudes et les passionsqui vont dominer sa vie. Lhomme est pour ainsi dire tout entier dansles langes de son berceau.

    Il se passe quelque chose danalogue chez les nations. Les peuplesse ressentent toujours de leur origine. Les circonstances qui ontaccompagn leur naissance et servi leur dveloppement influent surtout le reste de leur carrire.

    Sil nous tait possible de remonter jusquaux lments des socits,et dexaminer les premiers monuments de leur histoire, je ne doute pasque nous ne pussions y dcouvrir la cause premire des prjugs, deshabitudes, des passions dominantes, de tout ce qui compose enfin ce

    quon appelle le caractre national ; il nous arriverait dy rencontrerlexplication dusages qui, aujourdhui, paraissent contraires auxmurs rgnantes ; de lois qui semblent en opposition avec les principesreconnus ; dopinions incohrentes qui se rencontrent et l dans lasocit, comme ces fragments de chanes brises quon voit pendreencore quelquefois aux votes dun vieil difice, et qui ne soutiennent

    plus rien. Ainsi sexpliquerait la destine de certains peuples quuneforce inconnue semble entraner vers un but queux-mmes ignorent.Mais jusquici les faits ont manqu une pareille tude ; lespritdanalyse nest venu aux nations qu mesure quelles vieillissaient, etlorsquelles ont enfin song contempler leur berceau, le temps lavaitdj envelopp dun nuage, lignorance et lorgueil lavaient environnde fables, derrire lesquelles se cachait la vrit.

    LAmrique est le seul pays o lon ait pu assister auxdveloppements naturels et tranquilles dune socit, et o il ait t

    possible de prciser linfluence exerce par le point de dpart surlavenir des tats.

    lpoque o les peuples europens descendirent sur les rivages duNouveau-Monde, les traits de leur caractre national taient dj bienarrts ; chacun deux avait une physionomie distincte ; et comme ilstaient dj arrivs ce degr de civilisation qui porte les hommes ltude deux-mmes, ils nous ont transmis le tableau fidle de leursopinions, de leurs murs et de leurs lois. Les hommes du XVesiclenous sont presque aussi bien connus que ceux du ntre. LAmrique

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    nous montre donc au grand jour ce que lignorance ou la barbarie despremiers ges a soustrait nos regards.

    Assez prs de lpoque o les socits amricaines furent fondespour connatre en dtail leurs lments, assez loin de ce temps pourpouvoir dj juger ce que ces germes ont produit, les hommes de nosjours semblent tre destins voir plus avant que leurs devanciersdans les vnements humains. La Providence a mis notre porte unflambeau qui manquait nos pres, et nous a permis de discerner, dansla destine des nations, des causes premires que lobscurit du passleur drobait.

    Lorsque, aprs avoir tudi attentivement lhistoire de lAmrique,on examine avec soin son tat politique et social, on se sent

    profondment convaincu de cette vrit : quil nest pas une opinion,

    pas une habitude, pas une loi, je pourrais dire pas un vnement,que le point de dpart nexplique sans peine. Ceux qui liront ce livretrouveront donc dans le prsent chapitre le germe de ce qui doit suivreet la clef de presque tout louvrage.

    Les migrants qui vinrent, diffrentes priodes, occuper leterritoire que couvre aujourdhui lUnion Amricaine, diffraient lesuns des autres en beaucoup de points ; leur but ntait pas le mme, etils se gouvernaient daprs des principes divers.

    Ces hommes avaient cependant entre eux des traits communs, et ilsse trouvaient tous dans une situation analogue.

    Le lien du langage est peut-tre le plus fort et le plus durable quipuisse unir les hommes. Tous les migrants parlaient la mme langue ;ils taient tous enfants dun mme peuple. Ns dans un pays quagitaitdepuis des sicles la lutte des partis, et o les factions avaient tobliges, tour tour, de se placer sous la protection des lois, leurducation politique stait faite cette rude cole, et on voyait rpandus

    parmi eux plus de notions des droits, plus de principes de vraie

    libert que chez la plupart des peuples de lEurope. lpoque despremires migrations, le gouvernement communal, ce germe fconddes institutions libres, tait dj profondment entr dans les habitudesanglaises, et avec lui le dogme de la souverainet du peuple staitintroduit au sein mme de la monarchie des Tudors.

    On tait alors au milieu des querelles religieuses qui ont agitle monde chrtien. LAngleterre stait prcipite avec une sorte de

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    fureur dans cette nouvelle carrire. Le caractre des habitants, qui avaittoujours t grave et rflchi, tait devenu austre et argumentateur.Linstruction stait beaucoup accrue dans ces luttes intellectuelles ;lesprit y avait reu une culture plus profonde. Pendant quon taitoccup parler religion, les murs taient devenues plus pures. Tous

    ces traits gnraux de la nation se retrouvaient plus ou moins dans laphysionomie de ceux de ses fils qui taient venus chercher un nouvelavenir sur les bords opposs de lOcan.

    Une remarque, dailleurs, laquelle nous aurons occasion derevenir plus tard, est applicable non seulement aux Anglais, maisencore aux Franais, aux Espagnols et tous les Europens quisont venus successivement stablir sur les rivages du Nouveau-Monde. Toutes les nouvelles colonies europennes contenaient, sinon

    le dveloppement, du moins le germe dune complte dmocratie.Deux causes conduisaient ce rsultat : on peut dire quen gnral, leur dpart de la mre patrie, les migrants navaient aucune idede supriorit quelconque les uns sur les autres. Ce ne sont gureles heureux et les puissants qui sexilent, et la pauvret ainsi que lemalheur sont les meilleurs garants dgalit que lon connaisse parmiles hommes. Il arriva cependant qu plusieurs reprises de grandsseigneurs passrent en Amrique la suite de querelles politiques oureligieuses. On y fit des lois pour y tablir la hirarchie des rangs,mais on saperut bientt que le sol amricain repoussait absolumentlaristocratie territoriale. On vit que pour dfricher cette terre rebelleil ne fallait rien moins que les efforts constants et intresss du

    propritaire lui-mme. Le fonds prpar, il se trouva que ses produitsntaient point assez grands pour enrichir tout la fois un matre et unfermier. Le terrain se morcela donc naturellement en petits domainesque le propritaire seul cultivait. Or, cest la terre que se prendlaristocratie, cest au sol quelle sattache et quelle sappuie ; ce ne

    sont point les privilges seuls qui ltablissent, ce nest pas la naissancequi la constitue, cest la proprit foncire hrditairement transmise.Une nation peut prsenter dimmenses fortunes et de grandes misres ;mais si ces fortunes ne sont point territoriales, on voit dans son seindes pauvres et des riches ; il ny a pas, vrai dire, daristocratie.

    Toutes les colonies anglaises avaient donc entre elles, lpoquede leur naissance, un grand air de famille. Toutes, ds leur principe,

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    semblaient destines offrir le dveloppement de la libert, non pas lalibert aristocratique de leur mre patrie, mais la libert bourgeoise etdmocratique dont lhistoire du monde ne prsentait point encore decomplet modle.

    Au milieu de cette teinte gnrale sapercevaient cependant de trsfortes nuances quil est ncessaire de montrer.

    On peut distinguer dans la grande famille anglo-amricaine deuxrejetons principaux qui, jusqu prsent, ont grandi sans se confondreentirement, lun au sud, lautre au nord.

    La Virginie reut la premire colonie anglaise.Les migrants y arrivrent en 1607. LEurope, cette poque, tait

    encore singulirement proccupe de lide que les mines dor etdargent, font la richesse des peuples : ide funeste qui a plus appauvri

    les nations europennes qui sy sont livres, et dtruit plus dhommesen Amrique, que la guerre et toutes les mauvaises lois ensemble. Cefurent donc des chercheurs dor que lon envoya en Virginie, genssans ressources et sans conduite, dont lesprit inquiet et turbulenttroubla lenfance de la colonie, et en rendit les progrs incertains.Ensuite arrivrent les Industriels et les cultivateurs, race plus moraleet plus tranquille, mais qui ne slevait presque en aucun point au-dessus du niveau des classes infrieures dAngleterre. Aucune noble

    pense, aucune combinaison immatrielle ne prsida la fondation desnouveaux tablissements. peine la colonie tait-elle cre quon yintroduisait lesclavage ; ce fut l le fait capital qui devait exercer uneimmense influence sur le caractre, les lois et lavenir tout entier duSud.

    Lesclavage, comme nous lexpliquerons plus tard, dshonore letravail ; il introduit loisivet dans la socit, et avec elle lignorance etlorgueil, la pauvret et le luxe. Il nerve les forces de lintelligence etendort lactivit humaine. Linfluence de lesclavage, combine avec

    le caractre anglais, explique les murs et ltat social du Sud.Sur ce mme fond anglais se peignaient, au Nord, des nuances toutes

    contraires. Ici on me permettra quelques dtails.Cest dans les colonies anglaises du Nord, plus connues sous le nom

    dtats de la Nouvelle-Angleterre, que se sont combines les deux outrois ides principales qui aujourdhui forment les bases de la thoriesociale des tats-Unis.

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    Les principes de la Nouvelle-Angleterre se sont dabord rpandusdans les tats voisins ; ils ont ensuite gagn de proche en proche les

    plus loigns, et ont fini, si je puis mexprimer ainsi, parpntrerlaconfdration entire. Ils exercent maintenant leur influence au-del deses limites sur tout le monde amricain. La civilisation de la Nouvelle-

    Angleterre a t comme ces feux allums sur les hauteurs qui, aprsavoir rpandu la chaleur autour deux, teignent encore de leurs clartsles derniers confins de lhorizon.

    La fondation de la Nouvelle-Angleterre a offert un spectaclenouveau ; tout y tait singulier et original.

    Presque toutes les colonies ont eu pour premiers habitantsdes hommes sans ducation et sans ressources, que la misre etlinconduite poussaient hors du pays qui les avait vus natre, ou

    des spculateurs avides et des entrepreneurs dindustrie. Il y a descolonies qui ne peuvent pas mme rclamer une pareille origine : Saint-Domingue a t fond par des pirates, et de nos jours, les cours de

    justice dAngleterre se chargent de peupler lAustralie.Les migrants qui vinrent stablir sur les rivages de la Nouvelle-

    Angleterre appartenaient tous aux classes aises de la mre patrie.Leur runion sur le sol amricain prsenta, ds lorigine, le singulier

    phnomne dune socit o il ne se trouvait ni grands seigneursni peuple, et, pour ainsi dire, ni pauvres ni riches. Il y avait,

    proportion garde, une plus grande masse de lumires rpandue parmices hommes que dans le sein daucune nation europenne de nos jours.Tous, sans en excepter peut-tre un seul, avaient reu une ducationassez avance, et plusieurs dentre eux staient fait connatre enEurope par leurs talents et leur science. Les autres colonies avaient tfondes par des aventuriers sans famille ; les migrants de la Nouvelle-Angleterre apportaient avec eux dadmirables lments dordre et demoralit ; ils se rendaient au dsert accompagns de leurs femmes et

    de leurs enfants. Mais ce qui les distinguait surtout de tous les autres,tait le but mme de leur entreprise.Ce ntait point la ncessit qui les forait dabandonner leur pays ;

    ils y laissaient une position sociale regrettable et les moyens de vivreassurs ; ils ne passaient point non plus dans le Nouveau-Mondeafin dy amliorer leur situation ou dy accrotre leurs richesses ;ils sarrachaient aux douceurs de la patrie pour obir un besoin

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    purement intellectuel ; en sexposant aux misres invitables de lexil,ils voulaient faire triompher une ide.

    Les migrants, ou, comme ils sappelaient si bien eux-mmes, lesplerins(pilgrims), appartenaient cette secte dAngleterre laquellelaustrit de ses principes avait fait donner le nom de puritaine.Le puritanisme ntait pas seulement une doctrine religieuse ; il seconfondait encore en plusieurs points avec les thories dmocratiqueset rpublicaines les plus absolues. De l lui taient venus ses plusdangereux adversaires. Perscuts par le gouvernement de la mre

    patrie, blesss dans la rigueur de leurs principes par la marchejournalire de la socit au sein de laquelle ils vivaient, les puritainscherchrent une terre si barbare et si abandonne du monde, quil ftencore permis dy vivre sa manire et dy prier Dieu en libert.

    Quelques citations feront mieux connatre lesprit de ces pieuxaventuriers que tout ce que nous pourrions ajouter nous-mmes.Nathaniel Morton, lhistorien des premires annes de la Nouvelle-

    Angleterre, entre ainsi en matire : Jai toujours cru, dit-il, quectait un devoir sacr pour nous, dont les pres ont reu des gages sinombreux et si mmorables de la bont divine dans ltablissement decette colonie, den perptuer par crit le souvenir. Ce que nous avons vuet ce qui nous a t racont par nos pres, nous devons le faire connatre nos enfants, afin que les gnrations venir apprennent louer leSeigneur ; afin que la ligne dAbraham son serviteur, et les fils deJacob son lu, gardent toujours la mmoire des miraculeux ouvragesde Dieu (Ps.cv, 5, 6). Il faut quils sachent comment le Seigneur aapport sa vigne dans le dsert ; comment il la plante et en a cart les

    paens ; comment il lui a prpar une place, en a enfonc profondmentles racines et la laisse ensuite stendre et couvrir au loin la terre (Ps.LXXX, 15, 13) ; et non seulement cela, mais encore comment il a guidson peuple vers son saint tabernacle, et la tabli sur la montagne de

    son hritage (Exod.,XV, 13). Ces faits doivent tre connus, afin queDieu en retire lhonneur qui lui est d, et que quelques rayons de sagloire puissent tomber sur les noms vnrables des saints qui lui ontservi dinstruments.

    Il est impossible de lire ce dbut sans tre pntr malgr soi duneimpression religieuse et solennelle ; il semble quon y respire un airdantiquit et une sorte de parfum biblique.

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    La conviction qui anime lcrivain relve son langage. Ce nest plus vos yeux, comme aux siens, une petite troupe daventuriers allantchercher fortune au-del des mers ; cest la semence dun grand peupleque Dieu vient dposer de ses mains sur une terre prdestine.

    Lauteur continue et peint de cette manire le dpart des premiersmigrants :

    Cest ainsi, dit-il, quils quittrent cette ville (Delft-Haleft) quiavait t pour eux un lieu de repos ; cependant ils taient calmes ; ilssavaient quils taient plerins et trangers ici-bas. Ils ne sattachaient

    pas aux choses de la terre, mais levaient les yeux vers le ciel, leur chrepatrie, o Dieu avait prpar pour eux sa cit sainte. Ils arrivrent enfinau port o le vaisseau les attendait. Un grand nombre damis qui ne

    pouvaient partir avec eux, avaient du moins voulu les suivre jusque-l.

    La nuit scoula sans sommeil ; elle se passa en panchements damiti,en pieux discours, en expressions pleines dune vritable tendressechrtienne. Le lendemain ils se rendirent bord ; leurs amis voulurentencore les y accompagner ; ce fut alors quon out de profonds soupirs,quon vit des pleurs couler de tous les yeux, quon entendit de longsembrassements et dardentes prires dont les trangers eux-mmesse sentirent mus. Le signal du dpart tant donn, ils tombrent genoux, et leur pasteur, levant au ciel des yeux pleins de larmes, lesrecommanda la misricorde du Seigneur. Ils prirent enfin cong lesuns des autres, et prononcrent cet adieu qui, pour beaucoup dentreeux, devait tre le dernier.

    Les migrants taient au nombre de cent-cinquante peu prs,tant hommes que femmes et enfants. Leur but tait de fonder unecolonie sur les rives de lHudson ; mais, aprs avoir err longtempsdans lOcan, ils furent enfin forcs daborder les ctes arides dela Nouvelle-Angleterre, au lieu o slve aujourdhui la ville dePlymouth. On montre encore le rocher o descendirent les plerins.

    Mais avant daller plus loin, dit lhistorien que jai dj cit,considrons un instant la condition prsente de ce pauvre peuple, etadmirons la bont de Dieu qui la sauv.

    Ils avaient pass maintenant le vaste Ocan, ils arrivaient au but deleur voyage, mais ils ne voyaient point damis pour les recevoir, pointdhabitation pour leur offrir un abri ; on tait au milieu de lhiver, etceux qui connaissent notre climat savent combien les hivers sont rudes,

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    et quels furieux ouragans dsolent alors nos ctes. Dans cette saison,il est difficile de traverser des lieux connus, plus forte raison destablir sur des rivages nouveaux. Autour deux napparaissait quundsert hideux et dsol, plein danimaux et dhommes sauvages, dontils ignoraient le degr de frocit et le nombre. La terre tait glace ;

    le sol tait couvert de forts et de buissons. Le tout avait un aspectbarbare. Derrire eux, ils napercevaient que limmense Ocan qui lessparait du monde civilis. Pour trouver un peu de paix et despoir, ilsne pouvaient tourner leurs regards quen haut.

    Il ne faut pas croire que la pit des puritains ft seulementspculative, ni quelle se montrt trangre la marche des choseshumaines. Le puritanisme, comme je lai dit plus haut, tait presqueautant une thorie politique quune doctrine religieuse. peine

    dbarqus sur ce rivage inhospitalier, que Nathaniel Morton vientde dcrire, le premier soin des migrants est donc de sorganiser ensocit. Ils passent immdiatement un acte qui porte :

    Nous, dont les noms suivent, qui, pour la gloire de Dieu, ledveloppement de la foi chrtienne et lhonneur de notre patrie, avonsentrepris dtablir la premire colonie sur ces rivages reculs, nousconvenons dans ces prsentes, par consentement mutuel et solennel,et devant Dieu, de nous former en corps de socit politique, dansle but de nous gouverner, et de travailler laccomplissement de nosdesseins ; et en vertu de ce contrat, nous convenons de promulguer deslois, actes, ordonnances, et dinstituer selon les besoins des magistratsauxquels nous promettons soumission et obissance.

    Ceci se passait en 1620. partir de cette poque, lmigration nesarrta plus. Les passions religieuses et politiques, qui dchirrentlempire britannique pendant tout le rgne de Charles Ier, poussrentchaque anne, sur les ctes de lAmrique, de nouveaux essaims desectaires. En Angleterre, le foyer du puritanisme continuait se trouver

    plac dans les classes moyennes ; cest du sein des classes moyennesque sortaient la plupart des migrants. La population de la Nouvelle-Angleterre croissait rapidement, et, tandis que la hirarchie des rangsclassait encore despotiquement les hommes dans la mre patrie, lacolonie prsentait de plus en plus le spectacle nouveau dune socithomogne dans toutes ses parties. La dmocratie, telle que navait

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    point os la rver lantiquit, schappait toute grande et tout arme dumilieu de la vieille socit fodale.

    Content dloigner de lui des germes de troubles et des lmentsde rvolutions nouvelles, le gouvernement anglais voyait sans peinecette migration nombreuse. Il la favorisait mme de tout son pouvoir,et semblait soccuper peine de la destine de ceux qui venaient surle sol amricain chercher un asile contre la duret de ses lois. On etdit quil regardait la Nouvelle-Angleterre comme une rgion livre auxrves de limagination, et quon devait abandonner aux libres essaisdes novateurs.

    Les colonies anglaises, et ce fut lune des principales causes de leurprosprit, ont toujours joui de plus de libert intrieure et de plusdindpendance politique que les colonies des autres peuples ; mais

    nulle part ce principe de libert ne fut plus compltement appliqu quedans les tats de la Nouvelle-Angleterre.Il tait alors gnralement admis que les terres du Nouveau-

    Monde appartenaient la nation europenne qui, la premire, les avaitdcouvertes.

    Presque tout le littoral de lAmrique du Nord devint de cettemanire une possession anglaise vers la fin du XVIe sicle. Lesmoyens employs par le gouvernement britannique pour peupler cesnouveaux domaines furent de diffrente nature : dans certains cas, leroi soumettait une portion du Nouveau-Monde un gouverneur deson choix, charg dadministrer le pays en son nom et sous ses ordresimmdiats ; cest le systme colonial adopt dans le reste de lEurope.Dautres fois, il concdait un homme ou une compagnie la propritde certaines portions de pays. Tous les pouvoirs civils et politiquesse trouvaient alors concentrs dans les mains dun ou de plusieursindividus qui, sous linspection et le contrle de la couronne, vendaientles terres et gouvernaient les habitants. Un troisime systme enfin

    consistait donner un certain nombre dmigrants le droit de seformer en socit politique sous le patronage de la mre patrie, et dese gouverner eux-mmes en tout ce qui ntait pas contraire ses lois.

    Ce mode de colonisation, si favorable la libert, ne fut mis enpratique que dans la Nouvelle-Angleterre.

    Ds 1628, une charte de cette nature fut accorde par Charles Ierdes migrants qui vinrent fonder la colonie du Massachusetts.

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    Mais, en gnral, on noctroya les chartes aux colonies de laNouvelle-Angleterre que longtemps aprs que leur existence futdevenue un fait accompli. Plymouth, Providence, New Haven, ltatde Connecticut et celui de Rhode-Island furent fonds sans le concourset en quelque sorte linsu de la mre patrie. Les nouveaux habitants,

    sans nier la suprmatie de la mtropole, nallrent pas puiser dans sonsein la source des pouvoirs ; ils se constiturent eux-mmes, et ce ne futque trente ou quarante ans aprs, sous Charles II, quune charte royalevint lgaliser leur existence.

    Aussi est-il souvent difficile, en parcourant les premiers monumentshistoriques et lgislatifs de la Nouvelle-Angleterre, dapercevoir le lienqui attache les migrants au pays de leurs anctres. On les voit chaqueinstant faire acte de souverainet ; ils nomment leurs magistrats, font

    la paix et la guerre, tablissent les rglements de police, se donnent deslois comme sils neussent relev que de Dieu seul.Rien de plus singulier et de plus instructif tout la fois que la

    lgislation de cette poque ; cest l surtout que se trouve le mot dela grande nigme sociale que les tats-Unis prsentent au monde denos jours.

    Parmi ces monuments, nous distinguerons particulirement, commelun des plus caractristiques, le code de lois que le petit tat deConnecticut se donna en 1650.

    Les lgislateurs du Connecticut soccupent dabord des loispnales ; et, pour les composer, ils conoivent lide trange de puiserdans les textes sacrs :

    Quiconque adorera un autre Dieu que le Seigneur, disent-ils encommenant, sera mis mort.

    Suivent dix ou douze dispositions de mme nature empruntestextuellementau Deutronome, lExode et au Lvitique.

    Le blasphme, la sorcellerie, ladultre, le viol, sont punis de mort ;

    loutrage fait par un fils ses parents est frapp de la mme peine.On transportait ainsi la lgislation dun peuple rude et demi civilisau sein dune socit dont lesprit tait clair et les murs douces :aussi ne vit-on jamais la peine de mort plus prodigue dans les lois, niapplique moins de coupables.

    Les lgislateurs, dans ce corps de lois pnales, sont surtoutproccups du soin de maintenir lordre moral et les bonnes murs

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    dans la socit ; ils pntrent ainsi sans cesse dans le domaine de laconscience, et il nest presque pas de pchs quils ne parviennent soumettre la censure du magistrat. Le lecteur a pu remarqueravec quelle svrit ces lois frappaient adultre et le viol. Le simplecommerce entre gens non maris y est svrement rprim. On laisse

    au juge le droit dinfliger aux coupables lune de ces trois peines :lamende, le fouet ou le mariage ; et sil en faut croire les registresdes anciens tribunaux de New Haven, les poursuites de cette naturentaient pas rares ; on trouve, la date du 1ermai 1660, un jugement

    portant amende et rprimande contre une jeune fille quon accusaitdavoir prononc quelques paroles indiscrtes et de stre laiss donnerun baiser. Le code de 1650 abonde en mesures prventives. La paresseet livrognerie y sont svrement punies. Les aubergistes ne peuvent

    fournir plus dune certaine quantit de vin chaque consommateur ;lamende ou le fouet rpriment le simple mensonge quand il peut nuire.Dans dautres endroits, le lgislateur, oubliant compltement les grands

    principes de libert religieuse rclams par lui-mme en Europe, force,par la crainte des amendes, assister au service divin, et il va jusqufrapper de peines svres et souvent de mort les chrtiens qui veulentadorer Dieu sous une autre formule que la sienne. Quelquefois, enfin,lardeur rglementaire qui le possde le porte soccuper des soinsles plus indignes de lui. Cest ainsi quon trouve dans le mme codeune loi qui prohibe lusage du tabac. Il ne faut pas, au reste, perdrede vue que ces lois bizarres ou tyranniques ntaient point imposes ;quelles taient votes par le libre concours de tous les intresss eux-mmes, et que les murs taient encore plus austres et plus puritainesque les lois. la date de 1649, on voit se former Boston uneassociation solennelle ayant pour but de prvenir le luxe mondain deslongs cheveux (E).

    De pareils carts font sans doute honte lesprit humain ;

    ils attestent linfriorit de notre nature, qui, incapable de saisirfermement le vrai et le juste, en est rduite le plus souvent ne choisirquentre deux excs.

    ct de cette lgislation pnale si fortement empreinte de ltroitesprit de secte et de toutes les passions religieuses que la perscutionavait exaltes et qui fermentaient encore au fond des mes, se trouve

    plac, et en quelque sorte enchan avec elles, un corps de lois

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    politiques qui, trac il y a deux cents ans, semble encore devancer detrs loin lesprit de libert de notre ge.

    Les principes gnraux sur lesquels reposent les constitutionsmodernes, ces principes, que la plupart des Europens du XVIIesicle comprenaient peine, et qui triomphaient alors incompltementdans la Grande-Bretagne, sont tous reconnus et fixs par les lois dela Nouvelle-Angleterre : lintervention du peuple dans les affaires

    publiques, le vote libre de limpt, la responsabilit des agents dupouvoir, la libert individuelle et le jugement par jury, y sont tablissans discussion et en fait.

    Ces principes gnrateurs y reoivent une application et desdveloppements quaucune nation de lEurope na encore os leurdonner.

    Dans le Connecticut, le corps lectoral se composait, ds lorigine,de luniversalit des citoyens, et cela se conoit sans peine. Chez cepeuple naissant rgnait alors une galit presque parfaite entre lesfortunes et plus encore entre les intelligences.

    Dans le Connecticut, cette poque, tous les agents du pouvoirexcutif taient lus, jusquau gouverneur de ltat.

    Les citoyens au-dessus de seize ans taient obligs dy porter lesarmes ; ils formaient une milice nationale qui nommait ses officiers, etdevait se trouver prte en tout temps marcher pour la dfense du pays.

    Cest dans les lois du Connecticut, comme dans toutes cellesde la Nouvelle-Angleterre, quon voit natre et se dvelopper cetteindpendance communale qui forme encore de nos jours comme le

    principe et la vie de la libert amricaine.Chez la plupart des nations europennes, lexistence politique

    a commenc dans les rgions suprieures de la socit, et sestcommunique peu peu, et toujours dune manire incomplte, auxdiverses parties du corps social.

    En Amrique, au contraire, on peut dire que la commune a torganise avant le comt, le comt avant ltat, ltat avant lUnion.

    Dans la Nouvelle-Angleterre, ds 1650, la commune estcompltement et dfinitivement constitue. Autour de lindividualitcommunale viennent se grouper et sattacher fortement des intrts,des passions, des devoirs et des droits. Au sein de la commune, onvoit rgner une vie politique relle, active, toute dmocratique et

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    rpublicaine. Les colonies reconnaissent encore la suprmatie de lamtropole ; cest la monarchie qui est la loi de ltat, mais dj larpublique est toute vivante dans la commune.

    La commune nomme ses magistrats de tout genre ; elle se taxe ;elle rpartit et lve limpt sur elle-mme. Dans la commune de la

    Nouvelle-Angleterre, la loi de la reprsentation nest point admise.Cest sur la place publique et dans le sein de lassemble gnrale descitoyens que se traitent, comme Athnes, les affaires qui touchent lintrt de tous.

    Lorsquon tudie avec attention les lois qui ont t promulguesdurant ce premier ge des rpubliques amricaines, on est frapp delintelligence gouvernementale et des thories avances du lgislateur.

    Il est vident quil se fait des devoirs de la socit envers ses

    membres une ide plus leve et plus complte que les lgislateurseuropens dalors, et quil lui impose des obligations auxquelles ellechappait encore ailleurs. Dans les tats de la Nouvelle-Angleterre,ds lorigine, le sort des pauvres est assur ; des mesures svres sont

    prises pour lentretien des routes, on nomme des fonctionnaires pourles surveiller ; les communes ont des registres publics o sinscriventle rsultat des dlibrations gnrales, les dcs, les mariages, lanaissance des citoyens ; des greffiers sont prposs la tenue deces registres ; des officiers sont chargs dadministrer les successionsvacantes, dautres de surveiller la borne des hritages ; plusieurs ont

    pour principales fonctions de maintenir la tranquillit publique dans lacommune.

    La loi entre dans mille dtails divers pour prvenir et satisfaireune foule de besoins sociaux, dont encore de nos jours on na quunsentiment confus en France.

    Mais cest par les prescriptions relatives lducation publique que,ds le principe, on voit se rvler dans tout son jour le caractre original

    de la civilisation amricaine. Attendu, dit la loi, que Satan, lennemi du genre humain,

    trouve dans lignorance des hommes ses plus puissantes armes, etquil importe que les lumires quont apportes nos pres ne restent

    point ensevelies dans leur tombe ; attendu que lducation desenfants est un des premiers intrts de ltat, avec lassistance duSeigneur Suivent des dispositions qui crent des coles dans toutes

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    les communes, et obligent les habitants, sous peine de fortes amendes, simposer pour les soutenir. Des coles suprieures sont fondes dela mme manire dans les districts les plus populeux. Les magistratsmunicipaux doivent veiller ce que les parents envoient leurs enfantsdans les coles ; ils ont le droit de prononcer des amendes contre ceux

    qui sy refusent ; et si la rsistance continue, la socit, se mettantalors la place de la famille, sempare de lenfant, et enlve aux presles droits que la nature leur avait donns, mais dont ils savaient simal user. Le lecteur aura sans doute remarqu le prambule de cesordonnances : en Amrique, cest la religion qui mne aux lumires ;cest lobservance des lois divines qui conduit lhomme la libert.

    Lorsquaprs avoir ainsi jet un regard rapide sur la socitamricaine de 1650, on examine ltat de lEurope et particulirement

    celui du continent vers cette mme poque, on se sent pntr dunprofond tonnement : sur le continent de lEurope, au commencementdu XVIIesicle, triomphait de toutes parts la royaut absolue sur lesdbris de la libert oligarchique et fodale du Moyen ge. Dans le seinde cette Europe brillante et littraire, jamais peut-tre lide des droitsnavait t plus compltement mconnue ; jamais les peuples navaientmoins vcu de la vie politique ; jamais les notions de la vraie libertnavaient moins proccup les esprits ; et cest alors que ces mmes

    principes, inconnus aux nations europennes ou mpriss par elles,taient proclams dans les dserts du Nouveau-Monde, et devenaient lesymbole futur dun grand peuple. Les plus hardies thories de lesprithumain taient rduites en pratique dans cette socit si humble enapparence, et dont aucun homme dtat net sans doute alors daignsoccuper ; livre loriginalit de sa nature, limagination de lhommey improvisait une lgislation sans prcdents. Au sein de cette obscuredmocratie, qui navait encore enfant ni gnraux, ni philosophes nigrands crivains, un homme pouvait se lever en prsence dun peuple

    libre, et donner, aux acclamations de tous, cette belle dfinition de lalibert : Ne nous trompons pas sur ce que nous devons entendre par notre

    indpendance. Il y a en effet une sorte de libert corrompue, dontlusage est commun aux animaux comme lhomme, et qui consiste faire tout ce qui plat. Cette libert est lennemie de toute autorit ;elle souffre impatiemment toutes rgles ; avec elle, nous devenons

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    infrieurs nous-mmes ; elle est lennemie de la vrit et de la paix ;et Dieu a cru devoir slever contre elle ! Mais il est une libert civileet morale qui trouve sa force dans lun