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1 « Il nous faut comprendre que la révolution d’aujourd’hui se joue non tant sur le terrain des idées bonnes ou vraies opposées dans une lutte de vie et de mort aux idées mauvaises et fausses, mais sur le terrain de la complexité du mode d’organisation des idées » Edgar MORIN, La Méthode 4-Les idées, pag. 238 Nelson Vallejo-Gomez • « Edgar Morin, vous êtes un des précurseurs de ce que l’on appelle La Pensée complexe. En effet, depuis les années 60 vous approfondissez une recherche transdisciplinaire, qui trace les émergences du paradigme nouveau de complexité dans la physique et la biologie, l’anthropo-sociologie, la philosophie et la politique. Dans votre livre Science avec conscience, vous écrivez que le but de votre recherche de méthode n’est pas de trouver un principe unitaire de toute connaissance, mais d’indiquer les émergences d’une pensée complexe, qui ne se réduit ni à la science, ni à la philosophie, mais qui permet leur intercommunication en opérant des boucles dialogiques. Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par pensée complexe, par paradigme de complexité et par boucle dialogique ? » Edgar MORIN • « Je dirais que la pensée complexe est tout d’abord une pensée qui relie. C’est le sens le plus proche du terme complexus (ce qui est tissé ensemble). Cela veut dire que par opposition au mode de penser traditionnel, qui découpe les champs de connaissances en disciplines et les compartimente, la pensée complexe est un mode de reliance. Elle est donc contre l’isolement des objets de connaissance; elle les restitue dans leur contexte et, si possible, dans la globalité dont ils font partie. Ce que je crois avoir fait, c’est une mise en avant des opérateurs de cette pensée qui relie. Quels sont-ils? Il y a le principe de la boucle rétroactive. On doit à la cybernétique le concept de rétroaction, qui brise la causalité linéaire en nous faisant concevoir le paradoxe d’un système causal dont l’effet retentit sur la cause et la modifie; ainsi, nous voyons apparaître une causalité en boucle. Prenez l’exemple du système de chauffage réglé par thermostat. Dans un tel système, la rétroaction régulatrice produit l’autonomie thermique de l’ensemble chauffé. Mais cette boucle rétroactive recèle en réalité un processus complexe où les produits et les effets ultimes deviennent éléments premiers. Agit alors ici le principe de la boucle récursive, qui dépasse la notion de régulation pour celle d’autoproduction et auto-organisation. C’est un processus récursif et génératif par lequel une organisation active produit les éléments et les effets qui sont nécessaires à sa propre génération ou existence. L’idée de récursivité apporte une dimension logique qui, en termes de praxis organisationnelle, signifie production-de-soi et ré-génération. Cette idée de récursivité organisationnelle est éclairée par l’image du tourbillon. Un tourbillon est une organisation active stationnaire, qui présente une forme constante; pourtant, celle-ci est constituée par un flux ininterrompu. Cela veut dire que la fin du tourbillon est en même temps son commencement, et que le mouvement circulaire constitue à la fois l’être, le générateur et le régénérateur du tourbillon. L’aspect ontologique de cette organisation stationnaire est que l’être entretient l’organisation qui l’entretient. Nous arrivons à cette idée capitale: un système qui se boucle lui-même crée sa propre autonomie. Cette idée permettra de comprendre le phénomène de la vie, en tant que système d’organisation active capable de s’auto-organiser et surtout, de s’auto-ré-organiser. Le principe d’auto-éco-organisation (autono- mie/ dépendance) est alors un opérateur de la pensée complexe. Ce principe vaut pour tout être vivant qui, pour se sauvegarder dans sa forme (se conserver dans son être), doit s’auto-produire et s’auto-organiser en dépensant et en pui- sant de l’énergie, de l’information et de l’organisation. Comme l’autonomie est inséparable de cette dépendance, il faut concevoir cet être vivant comme un être auto-éco-organisateur. Un autre opérateur est celui de l’idée systémique ou organisationnelle qui lie la connaissance de parties à la connaissance du tout. Rappelez-vous cette Pensée de Pascal: « Toutes choses étant causées et causantes (...) je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties » Tout et parties sont organisés, reliés de façon intrinsèque. Cela montre que toute organisation fait apparaître des qualités nouvelles, qui n’existaient pas dans les parties isolées, et qui sont les émergences organisationnelles. La conception des émergences est fondamentale, si l’on veut relier et comprendre les parties au tout et le tout aux parties. L’émergence a, en tant que telle, vertu d’événement et d’irréductibilité; c’est une qualité nouvelle intrinsèque qui ne se laisse pas décomposer, et que l’on ne peut déduire des éléments antérieurs. Elle s’impose donc comme fait, donnée phénoménale que l’entendement doit d’abord constater. Cette idée se trouve approfondie par un autre opérateur de la pensée complexe que j’appelle le principe hologrammique, qui dit que non seulement les parties sont dans un tout, mais que le tout est à l’intérieur des parties. L’exemple génétique montre que la totalité du patrimoine héréditaire se trouve dans chaque cellule singulière. L’exemple sociologique montre que la société, en tant que tout, se présente dans chaque individu en tant que tout à travers son langage, sa culture, ses normes. L’idée de dialogique permet quant à elle de relier des thèmes antagonistes, qui semblent à la limite contradictoires. Cela veut dire que deux logiques, deux principes sont unis sans que la dualité se perde dans cette unité: d’où l’idée d’ « unidualité » que j’ai proposée dans certains cas; ainsi l’homme est un être unidual, à la fois totalement biologique et totalement culturel. L’important me semble ici en ce qu’il y a dépassement des alternatives ou bien ou bien: ou bien l’Unité, ou bien la multiplicité. La dialogique est la complémentarité des antagonismes. Ceci trouve sa filiation dans la dialectique; mais la source profonde doit être cherchée dans la pensée contradictorielle d’Héraclite, qui conçoit la pluralité dans l’un. L’unité d’un être, d’un système complexe, d’une organisation active n’est pas comprise par la logique identitaire, puisqu’il y a non seulement diversité dans l’un, mais aussi relativité de l’un, altérité de l’un, incertitudes, ambiguïtés, dualités, scissions, antagonismes. Il faut comprendre que l’un est en réalité relatif par rapport à l’autre. Il ne peut être défini seule- ment de façon intrinsèque. Il a besoin, pour émerger, de son environnement et de son observateur. L’un est donc complexe. Il est une identité complexe. Il est, comme tout ce qui produit de l’individualité, de l’autonomie, de l’identité, de la permanence dans ses formes, une Unitas multiplex. J’ai écrit, dans Penser l’Europe, que nous vivons dans l’illusion que l’identité est une-et-indivisible, alors que c’est toujours une Unitas multiplex (une unité complexe). Nous sommes tous des poly-identitaires, dans le sens où nous unissons en nous une identité familiale, une identité transnationale, éventuellement, une identité confessionnelle ou doctrinale. Je dirais enfin que l’inclusion de l’antagonisme au coeur de l’unité complexe est sans doute l’atteinte la plus grave au paradigme de simplicité, et l’appel le plus évident à l’élaboration d’un principe et d’une méthode de la complexité. Or, cette complexité, qui surgit au coeur de l’un à la fois comme relativité, relationnalité, diversité, altérité, duplicité, ambiguïté, incertitude, antagonisme, et dans l’union de ces notions qui sont les unes à l’égard des autres complémentaires, concurrentes et antagonistes, par qui serait-elle conçue, objectivée, réfléchie? Autrement dit, il faut opérer la restauration du sujet par le principe de la réintroduction du connaissant dans toute connaissance, et désocculter la problématique cognitive que le paradigme de simplification recèle: de la perception à la théorie scientifique, toute connaissance est une reconstruction/traduction par un esprit/cerveau dans une culture et un temps donnés. » N. Vallejo G. • « Vous avez dit que la dialogique trouve des origines dans la dialectique. Cependant, on sait à vous lire que si la pensée complexe est dialogique, c’est parce que la dialectique y devient inopérante. Voulez-vous préciser les rapports que la dialogique entretient avec une dialectique qui, par ailleurs, s’enferme dans un mouvement en trois stades où, en définitive, la contradiction est exclue? Car, tout se passe comme si la dialectique excluait la négation par un tour de logique, alors que la dialogique inclut l’entière singularité d’une négativité ou d’un désordre. » Edgar MORIN • « En fait, la dialectique hégélienne inclut la négation et procède par négation et négation de la négation. Elle comporte toujours le moment du négatif. Mais, en fait, je crois que la différence, c’est que la dialectique, au sens de Hegel, est toujours un peu euphorique, puisque thèse et antithèse donnent toujours une synthèse. Il y a toujours ce troisième terme pour dépasser la contradiction. Alors que moi, je pense que c’est peut-être possible de dépasser dans certains cas la contradiction, mais, enfin, il y a des contradictions fondamentales qui sont indépassables. Il faut alors faire avec la contradiction, penser avec/contre elle. La contradiction nous invite à la pensée complexe. C’est pourquoi, je me sens plus proche d’Héraclite, lorsqu’il dit: « vivre de mort et mourir de vie ». Il ne dit pas que la vie et la mort sont dépassées. En fait, la vie est prise dans une interaction dialogique permanente, dans un antagonisme irréductible et, en même temps, dans une complémentarité avec la mort, la destruction, la corruption. » N. Vallejo G. • « Je pensais qu’à partir de votre dialogique on pouvait retrouver une conception non hégélienne de la dialectique, que l’on trouve déjà dans le dialogue socratique, où il ne s’agit pas tant d’exclure l’autre, mais de faire émerger avec l’autre, par le biais justement du dialogue, les contradictions et les antagonismes; autrement dit, de savoir donner la parole aux antagonismes, aux contradictions, aux exclusions. Ce qui est une leçon d’éthique et de politique. » Edgar MORIN • « Oui, on peut le penser aussi. Nous avons toujours besoin de l’opposition de deux ou de plusieurs argumentations; notre recherche de la vérité ne peut se faire et ne peut progresser qu’à travers la controverse. Cette idée montre, chez Socrate par exemple, comment à travers les différents stades d’opposition, on progresse en éliminant certaines erreurs. Mais, je me référais davantage à cette opposition avec Hegel, qui considère fondamentalement LA PENSÉE COMPLEXE : ANTIDOTE POUR LES PENSÉES UNIQUES Entretien avec Edgar Morin

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  • 1 Il nous faut comprendre que la rvolution daujourdhui se jouenon tant sur le terrain des ides bonnes ou vraies opposesdans une lutte de vie et de mort aux ides mauvaises et fausses,mais sur le terrain de la complexit du mode dorganisation des ides Edgar MORIN, La Mthode 4-Les ides, pag. 238

    Nelson Vallejo-Gomez Edgar Morin, vous tes un des prcurseurs de ce que lon appelle La Pense complexe. En effet, depuis les annes 60 vousapprofondissez une recherche transdisciplinaire, qui trace les mergencesdu paradigme nouveau de complexit dans la physique et la biologie,lanthropo-sociologie, la philosophie et la politique. Dans votre livreScience avec conscience, vous crivez que le but de votre recherche demthode nest pas de trouver un principe unitaire de toute connaissance,mais dindiquer les mergences dune pense complexe, qui ne se rduit ni la science, ni la philosophie, mais qui permet leur intercommunicationen oprant des boucles dialogiques. Pouvez-vous nous dire ce que vousentendez par pense complexe, par paradigme de complexit et par boucledialogique ?

    Edgar MORIN Je dirais que la pense complexe est tout dabord une pensequi relie. Cest le sens le plus proche du terme complexus (ce qui est tissensemble). Cela veut dire que par opposition au mode de penser traditionnel,qui dcoupe les champs de connaissances en disciplines et les compartimente,la pense complexe est un mode de reliance. Elle est donc contre lisolementdes objets de connaissance; elle les restitue dans leur contexte et, si possible,dans la globalit dont ils font partie. Ce que je crois avoir fait, cest une miseen avant des oprateurs de cette pense qui relie. Quels sont-ils? Il y a leprincipe de la boucle rtroactive. On doit la cyberntique le concept dertroaction, qui brise la causalit linaire en nous faisant concevoir le paradoxedun systme causal dont leffet retentit sur la cause et la modifie; ainsi, nousvoyons apparatre une causalit en boucle. Prenez lexemple du systme dechauffage rgl par thermostat. Dans un tel systme, la rtroaction rgulatriceproduit lautonomie thermique de lensemble chauff. Mais cette bouclertroactive recle en ralit un processus complexe o les produits et les effetsultimes deviennent lments premiers. Agit alors ici le principe de la bouclercursive, qui dpasse la notion de rgulation pour celle dautoproductionet auto-organisation. Cest un processus rcursif et gnratif par lequel uneorganisation active produit les lments et les effets qui sont ncessaires sapropre gnration ou existence. Lide de rcursivit apporte une dimensionlogique qui, en termes de praxis organisationnelle, signifie production-de-soiet r-gnration. Cette ide de rcursivit organisationnelle est claire parlimage du tourbillon. Un tourbillon est une organisation active stationnaire,qui prsente une forme constante; pourtant, celle-ci est constitue par unflux ininterrompu. Cela veut dire que la fin du tourbillon est en mme tempsson commencement, et que le mouvement circulaire constitue la foisltre, le gnrateur et le rgnrateur du tourbillon. Laspect ontologiquede cette organisation stationnaire est que ltre entretient lorganisation quilentretient.Nous arrivons cette ide capitale: un systme qui se boucle lui-mme cre sapropre autonomie. Cette ide permettra de comprendre le phnomne de lavie, en tant que systme dorganisation active capable de sauto-organiser etsurtout, de sauto-r-organiser. Le principe dauto-co-organisation (autono-mie/ dpendance) est alors un oprateur de la pense complexe. Ce principe vaut pour tout tre vivant qui, pour se sauvegarder dans sa forme (se conserver dans son tre), doit sauto-produire et sauto-organiser en dpensant et en pui-sant de lnergie, de linformation et de lorganisation. Comme lautonomie estinsparable de cette dpendance, il faut concevoir cet tre vivant comme untre auto-co-organisateur. Un autre oprateur est celui de lide systmiqueou organisationnelle qui lie la connaissance de parties la connaissance dutout. Rappelez-vous cette Pense de Pascal: Toutes choses tant causes etcausantes (...) je tiens impossible de connatre les parties sans connatre le tout,non plus que de connatre le tout sans connatre particulirement les parties Tout et parties sont organiss, relis de faon intrinsque. Cela montre quetoute organisation fait apparatre des qualits nouvelles, qui nexistaient pasdans les parties isoles, et qui sont les mergences organisationnelles. Laconception des mergences est fondamentale, si lon veut relier et comprendreles parties au tout et le tout aux parties. Lmergence a, en tant que telle, vertudvnement et dirrductibilit; cest une qualit nouvelle intrinsque qui nese laisse pas dcomposer, et que lon ne peut dduire des lments antrieurs.Elle simpose donc comme fait, donne phnomnale que lentendement doitdabord constater. Cette ide se trouve approfondie par un autre oprateur dela pense complexe que jappelle le principe hologrammique, qui dit que nonseulement les parties sont dans un tout, mais que le tout est lintrieur desparties. Lexemple gntique montre que la totalit du patrimoine hrditairese trouve dans chaque cellule singulire. Lexemple sociologique montre que

    la socit, en tant que tout, se prsente dans chaque individu en tant que tout travers son langage, sa culture, ses normes.Lide de dialogique permet quant elle de relier des thmes antagonistes, quisemblent la limite contradictoires. Cela veut dire que deux logiques, deuxprincipes sont unis sans que la dualit se perde dans cette unit: do lided unidualit que jai propose dans certains cas; ainsi lhomme est un treunidual, la fois totalement biologique et totalement culturel. Limportantme semble ici en ce quil y a dpassement des alternatives ou bien ou bien:ou bien lUnit, ou bien la multiplicit. La dialogique est la complmentaritdes antagonismes. Ceci trouve sa filiation dans la dialectique; mais la sourceprofonde doit tre cherche dans la pense contradictorielle dHraclite, quiconoit la pluralit dans lun. Lunit dun tre, dun systme complexe, duneorganisation active nest pas comprise par la logique identitaire, puisquil y anon seulement diversit dans lun, mais aussi relativit de lun, altrit de lun,incertitudes, ambiguts, dualits, scissions, antagonismes. Il faut comprendreque lun est en ralit relatif par rapport lautre. Il ne peut tre dfini seule-ment de faon intrinsque. Il a besoin, pour merger, de son environnement et de son observateur. Lun est donc complexe. Il est une identit complexe. Il est,comme tout ce qui produit de lindividualit, de lautonomie, de lidentit, dela permanence dans ses formes, une Unitas multiplex. Jai crit, dans PenserlEurope, que nous vivons dans lillusion que lidentit est une-et-indivisible,alors que cest toujours une Unitas multiplex (une unit complexe). Noussommes tous des poly-identitaires, dans le sens o nous unissons en nous uneidentit familiale, une identit transnationale, ventuellement, une identitconfessionnelle ou doctrinale. Je dirais enfin que linclusion de lantagonismeau coeur de lunit complexe est sans doute latteinte la plus grave auparadigme de simplicit, et lappel le plus vident llaboration dun principeet dune mthode de la complexit. Or, cette complexit, qui surgit au coeurde lun la fois comme relativit, relationnalit, diversit, altrit, duplicit,ambigut, incertitude, antagonisme, et dans lunion de ces notions qui sontles unes lgard des autres complmentaires, concurrentes et antagonistes,par qui serait-elle conue, objective, rflchie? Autrement dit, il faut oprerla restauration du sujet par le principe de la rintroduction du connaissantdans toute connaissance, et dsocculter la problmatique cognitive que leparadigme de simplification recle: de la perception la thorie scientifique,toute connaissance est une reconstruction/traduction par un esprit/cerveaudans une culture et un temps donns.

    N. Vallejo G. Vous avez dit que la dialogique trouve des origines dansla dialectique. Cependant, on sait vous lire que si la pense complexe estdialogique, cest parce que la dialectique y devient inoprante. Voulez-vousprciser les rapports que la dialogique entretient avec une dialectique qui, parailleurs, senferme dans un mouvement en trois stades o, en dfinitive, lacontradiction est exclue? Car, tout se passe comme si la dialectique excluaitla ngation par un tour de logique, alors que la dialogique inclut lentiresingularit dune ngativit ou dun dsordre.

    Edgar MORIN En fait, la dialectique hglienne inclut la ngation etprocde par ngation et ngation de la ngation. Elle comporte toujours lemoment du ngatif. Mais, en fait, je crois que la diffrence, cest que ladialectique, au sens de Hegel, est toujours un peu euphorique, puisque thseet antithse donnent toujours une synthse. Il y a toujours ce troisime termepour dpasser la contradiction. Alors que moi, je pense que cest peut-trepossible de dpasser dans certains cas la contradiction, mais, enfin, il y ades contradictions fondamentales qui sont indpassables. Il faut alors faireavec la contradiction, penser avec/contre elle. La contradiction nous invite la pense complexe. Cest pourquoi, je me sens plus proche dHraclite,lorsquil dit: vivre de mort et mourir de vie . Il ne dit pas que la vie et lamort sont dpasses. En fait, la vie est prise dans une interaction dialogiquepermanente, dans un antagonisme irrductible et, en mme temps, dans unecomplmentarit avec la mort, la destruction, la corruption.

    N. Vallejo G. Je pensais qu partir de votre dialogique on pouvait retrouverune conception non hglienne de la dialectique, que lon trouve dj dans ledialogue socratique, o il ne sagit pas tant dexclure lautre, mais de fairemerger avec lautre, par le biais justement du dialogue, les contradictions etles antagonismes; autrement dit, de savoir donner la parole aux antagonismes,aux contradictions, aux exclusions. Ce qui est une leon dthique et depolitique.

    Edgar MORIN Oui, on peut le penser aussi. Nous avons toujours besoinde lopposition de deux ou de plusieurs argumentations; notre recherche de lavrit ne peut se faire et ne peut progresser qu travers la controverse. Cetteide montre, chez Socrate par exemple, comment travers les diffrents stadesdopposition, on progresse en liminant certaines erreurs. Mais, je me rfraisdavantage cette opposition avec Hegel, qui considre fondamentalement

    La pense compLexe : antidote pour Les penses uniquesEntretien avec Edgar Morin

  • 2quil ny a pas de hasard, cest--dire quil ny a pas dans la Nature de limprvi-sibilit.Dans la dialectique hglienne, en effet, le un se divise en deux et avec ledeuxime terme commence lopposition. Alors quil faudrait dire que le deuxdevient aussi un. Lorsque vous avez, par exemple une rencontre indite etimprvisible entre des acides nucliques et des protines, vous avez la vie. Lapense dialogique permet de comprendre cette mergence organisationnellenouvelle, cette cration dans la rencontre entre deux instances singulires.Revenant votre premire question, je dirais que le paradigme, tel que jelentends, est ce par quoi sont subsums les concepts cls et leurs relationslogiques qui contrlent la pense. Par exemple, le grand paradigme dOcci-dent,bien formul par Descartes, est fond sur la disjonction entre lesprit etla matire, la philosophie et la science, le corps et lme. Ce principe desparation demeure dominant. Je pense quil faudrait le remplacer par unparadigme de complexit, qui serait fond sur la distinction, bien entendu,mais surtout sur la liaison, que ce soit limplication mutuelle ou linsparabilit.Par exemple, dans Le paradigme perdu (sur lHumanit), je moppose auparadigme de disjonction qui croit connatre lhomme en le soustrayant lanature ; pour qui donc, connatre lhomme cest liminer la partie naturelleen lui. Je moppose, aussi, au paradigme de rduction qui croit connatrelhomme par une intgration de celui-ci dans la nature, qui essaie dexpliquerles comportements humains partir des structures dune socit de fourmisou de singes. Je pense, au contraire, quil existe un paradigme dunit, dedistinction et dimplication mutuelles. Prenez lexemple psychique: le cerveauimplique lesprit, qui implique le cerveau. Cest dire que le cerveau produitlesprit qui le conoit et lesprit conoit le cerveau qui le produit. Autrementdit, il faut concevoir lesprit et le cerveau dans une unidualit complexe.Le paradigme contrle donc la pense. Il est inconscient et les esprits luiobissent. Vous avez des conceptions qui sopposent entre elles et qui obissent pourtant au mme paradigme. Le scientifique qui mprise la philosophie et le philosophe qui mprise la science obissent tous deux au mme paradigme de disjonction. Je pense que la pense complexe, de par son pistmologie propre, rend conscient le problme paradigmatique.Il est sr, par ailleurs, que le paradigme de complexit ne peut devenir unparadigme conscient que par une instauration lente et par un enracinementdifficile. Cela ncessite une rforme de pense et dducation. Au terme dunetelle rforme, le paradigme de complexit pourra oprer de lui-mme.Vous me demandiez quest-ce quune boucle dialogique. Je dirais quen ralitles deux mots cls de la pense complexe, ce sont boucle et dialogique.La dialogique joue lintrieur de la boucle. Par exemple, nous sommes leproduit dun processus sexuel, mais nous en sommes en mme temps desproducteurs, puisque le processus continue. Voil la boucle. Nous sommesproduit et producteur dans la continuation et la perptuation de lespcehumaine. Allant plus loin, il y a dj au sein de nous mmes une dialogiqueentre ce qui est individuel et phnomnal, et ce qui est espce et reproduction.Nous comprenons, par exemple, quil peut y avoir un antagonisme, et nous lemanifestons, en disant que nous voulons utiliser lacte sexuel pour la jouissan-ce et non pour la reproduction. Nous utilisons alors des mthodes qui emp-chent lenfantement. Cest--dire, ce qui est uni, comme, disons, jouissance etreproduction, nous essayons den profiter pour notre jouissance personnelle,en liminant laspect de reproduction. Un antagonisme demeure au sein de lacomplmentarit entre le gnratif et le phnomnal, disons pour simplifier,entre lespce et lindividu. Mais tout cela se situe lintrieur de la boucledialogique.

    N. Vallejo G. Votre oeuvre majeure, si jose dire, dans laquelle vous montrez les diffrentes mergences du paradigme de complexit, porte sciemment un titre trs marqu par le cartsianisme, savoir, La mthode. Or, si vous reconnaissez demble la dette cartsienne, cest pour mieux marquer votre diffrence. Vous crivez dans lintroduction gnrale de La mthode 1. La Nature de la Nature, que pour bien conduire sa raison aujourdhui et cher-cher la vrit dans les sciences, on ne peut plus partir que dans lincertitude. Si la mthode de Descartes est un programme -avec critre de vracit infaillible et sujet indubitable-, la votre est une stratgie autorcursive qui impliquerait un renversement cartsien . En effet, in Science avec conscience, vous cri-vez que la mission de La mthode nest pas dassurer un critre dinfaillibilit, nidoffrir une proposition indubitable, la manire cartsienne, mais d inviter penser par soi-mme dans la complexit . Quel regard portez-vousaujourdhui sur cette dmarche de mthode pour une pense complexe ? Quedoit-on entendre par renversement cartsien ? Comment contextualiser etglobaliser notre connaissance, afin de relever le dfi de lincertitude?

    Edgar MORIN Il y a dabord Descartes, et puis le cartsianisme. Si laspecthistorique et paradigmatique du cartsianisme a t le principe de sparationet le principe de rduction, il est vident que le renversement est un refusde la rduction et de la sparation. Paradigmatiquement, cest donc uneopposition davec le cartsianisme.Cela tant dit, Descartes, lui aussi, il commence dans lincertitude. Il doute.Il imagine mme quun malin gnie peut le tromper, que lon peut tre tromppar ses sens. Descartes commence en effet par le doute, mais je dirais que

    la chose indubitable quil affirme, reste indubitable. Si je doute, je ne puisdouter que je doute. Cest--dire, je suis un sujet conscient. Lintrt ducogito est ici, car du doute ressort lincertitude. Descartes appliquait avant lalettre une mthode en boucle rcursive dans la prise de conscience du cogito.Il disait: je pense . Or, je pense signifie: je-pense-que-je-pense . Dsque lon se donne le je pense , on donne la fonction rflexive. Et dire: je-pense-que-je-pense , cest dire: je-pense-moi-pensant . Cest--dire, vous objectivez le je, qui est linstance du sujet, en un moi. Le moi est diffrent du je et, en mme temps, cest le mme, puisque vous avez une sorte de logi-ciel qui spare et diffrencie le je du moi, et qui en mme temps les runit et les identifie. Alors, on a cette suite diffrentielle: je-pense-moi-pensant, doncje mobjective comme sujet, donc je suis, la premire personne. Je suis unsujet. Le cogito de Descartes est par consquent rcursif avant la lettre. Nousdevons donc complter le cogito ergo sum cartsien en un cogito ergo computo ergo sum. Cest lauto-computation qui effectue les oprations fondamentales de distinction/unification ncessaires au cogito, et cest la cogitation de cette computation qui merge en connaissance de soi du sujet. Et, chose admirable : les oprations du computo demeurent inconscientes au Je conscient, qui le cogito simpose de lui-mme.Cela tant dit, pour contextualiser et globaliser une connaissance, il faut relier,et relier par les oprateurs de la pense complexe. Jai mis en place le principecl de lauto-co-organisation, ce qui veut dire que tout tre vivant ne peuttre compris que par ce quil sautonomise et sco-organise pour exister, parce quil est un tant qui consomme et qui dpense de lnergie pour vivre. Untre vivant ne peut alors tre pens que dans/contre/avec son environnement,son auto-cologie. Cette autonomie doit tre pense par l mme comme unedpendance lgard dune organisation extrieure. Une fois que vous tesconscient de ce type de raisonnement dialogique, cest vous de globaliser etde contextualiser. Pour cela il faut une mthode qui, comme vous le disiez, nesoit pas un programme, mais une incitation penser par soi-mme en fonctionde ses principes, globaliser par soi-mme en fonction du thme issu de sapropre connaissance.

    N. Vallejo G. Dans votre oeuvre vous vous ralliez, avec toute une traditionbien comprise, lide selon laquelle la Modernit occidentale merge avec laformulation par Descartes dune ide de sparation entre le sujet qui pense,lobjet pens et la cause qui assure la permanence du sujet-pensant, savoir,Dieu. Vous soulignez aussi que cette ide de sparation est gouverne par leparadigme de simplification (rduction/disjonction), que vous appelez parailleurs le grand paradigme de la pense occidentale . Or, vous savez bien que lide de dissociation a permis lmergence de la tolrance et de la libre pense (ce que Kant rsumait dans la rponse donne la question Quest-ce que les Lumires ? par : ait le courage de te servir de ton propre entendement ).Le paradigme de simplification, en dissociant le sujet (lIndividu), lobjet (leMonde) et ltre (Dieu) a galement permis maintes tentatives pour pensersparment la philosophie, la science et la thologie, tout comme celaa srement contribu linstauration des instances de pouvoir et de savoirspares. Certes, des murs pistmologiques, encyclopdiques, onto-ido-logiques se levrent. Cependant, et malgr la persistance des luttes intestinespour dcider lequel des trois jugements (du philosophique, du scientifique oudu thologique) devait lemporter dans des questions essentielles portant surlHomme, le Monde ou Dieu, le paradigme de simplification ou de rationalisa-tion a fonctionn ; au-del mme des espoirs des penseurs de la Modernit.En effet, du point de vue politique, lon doit au paradigme de disjonctionla conception dune sparation entre pouvoirs laques et pouvoirs religieux,tout comme il fournit des outils conceptuels pour dnoncer les amalgames dufanatisme et de la guerre sainte . Du point de vue philosophique, lide dedissociation permettra denvisager une rupture ontologique entre lessence etlexistence, de penser une existence prcdant lessence, voire, une existencequi produit sa propre essence. Mais ce sera surtout du point de vue scientifiqueque le paradigme de dissociation aura le mieux fonctionn. Il permit en effet une libert de recherche, ft-ce surveille, qui dboucha sur le plus extraordi-naire dveloppement des sciences de tous les temps.Ce paradigme de simplification, aussi rducteur soit-il, permit donc de parvenir des connaissances utiles, voire, une rvolution industrielle qui ralisa,au moins sur sa partie matrielle, le voeu cartsien de nous rendre commematres et possesseurs de la nature.Or, voil quavec la bombe nuclaire, le Crime contre lhumanit, lesmanipulations gntiques, lanalogie cartsienne montre le ct diabolique desa prtention divine. En somme, nous pouvons passer du suicide individuelle,au suicide collectif, mais pour prendre maintenant conscience dtre des suicidaires plantaires en puissance, et pour comprendre les questionsessentielles que pose notre condition contemporaine, le paradigme desimplification et lide de dissociation deviennent inoprants, sans pour autantcesser dagir profondment en nous. Comment vous expliquez-vous cettesituation critique ? .

    Edgar MORIN Votre question est trs riche. Revenons aux prmisses. Jedis que penser/computer/connatre, cest toujours sparer et relier. Il y atoujours ces deux oprations. Cela veut dire que dans lacte de penser, il y a

  • 3toujours une fonction analytique qui dcompose, et une fonction synthtiquequi recompose. Moi, je critique lhgmonie sans contrepartie de la sparationsur la reliance.Par ailleurs, la pense complexe est fonde sur la reconnaissance de lUnitasmultiplex, qui est une notion typiquement dialogique. Cest--dire que luncontient le multiple et le multiple lui-mme est reli lun. Le raisonnementqui consiste les penser sparment, ou bien il voit un multiple sans unit, oubien il abstrait une unit homogne o se perdent les diffrences singulires.Ce type de raisonnement est appliqu dans une pense qui compartimente lescultures, les individus, etc. Au contraire, tout leffort de la pense complexeest saisir la diversit et la pluralit dans lunit, penser le rel sous leconcept de lUnitas multiplex.Prenez lexemple politique de la dmocratie; pour celle-ci, il faut que leschoses soient la fois spares, diverses et relies. Il faut en effet quil y aitconflit dides, quil y ait une sparation des pouvoirs, afin dempcher unpouvoir homognisateur et monolithique.Prenez lexemple de la tolrance, elle est fonde, non seulement sur lareconnaissance de la ncessit de la fcondit de la diversit, de la pluralit, desconflits dides et du dialogue qui assume les antagonismes, les contradictionset les conflits; mais je dirais que lide de tolrance est plurivoque. Voltaireen formule un premier sens, lorsquil dit: vous avez une ide ignoble, qui medgote, mais je suis prt donner ma vie pour que vous puissiez lexprimer .Il y a ici un respect inalinable de largumentation dautrui; autrement dit,du droit lexpression de lautre. Un deuxime niveau merge avec lide dedmocratie, cest--dire avec la tolrance des ides contraires aux siennes,pour quil y ait pluralit. Un troisime niveau est formul dans la Pense dePascal: le contraire dune vrit profonde nest pas une erreur, cest une vritcontraire . Autrement dit, la vrit de la dialogique maintient lopposition touten montrant la complmentarit. Par ailleurs, jai souvent crit que la pensecomplexe intgre et dpasse la pense simplifiante. Si je dis, par exemple: vivre de mort et mourir de vie , ce qui est une formulation complexe etapparemment contradictoire, je puis la dcomposer de faon rationnel, enobissant une logique disjonctive. En effet, jexplique que lorganisme estvivant; comment il produit des molcules qui remplacent les molcules uses,ou des cellules qui remplacent celles qui vieillissent; comment la mort ou ladcomposition sintgre-t-elle dans lorganisation vitale, etc., etc., etc. Soit,mais ai-je pour autant expliqu la vie? Et ce que je prsente sous la formedlments spars est-il vraiment sparable? Je dirais que tout ce qui estspar incontestablement dans le monde est dune certaine faon insparable.Je ne dis pas quil faille alors remplacer la sparation par linsparabilit. Je disquil faut les penser ensemble: penser la sparation et penser linsparabilit.Il est vrai que la disjonction a permis lessor des connaissances spcialises dessciences. Mais je dirais quinconsciemment ce qui a t le plus fcond, cest leprincipe de rduction. Lobsession des physiciens tait en effet de trouver la brique lmentaire avec laquelle est construit le monde physique. Alors, ilsont trouv la molcule, latome, puis la particule, qui nest pas une brique ,mais une chose dincertain, de vacillant et de complexe. Voyez la Dcou-verte des Amriques, ils cherchaient lInde et ils ont trouv lAmrique. Enfin, dans les grandes dcouvertes de la science du 19 sicle on cherchait la rduction et on a trouv lirrductible. Il y a en ce sens une certaine fcondit du principe de rduction.Il nen est pas moins vrai quil fallait oprer une disjonction entre sciences etreligion, entre sciences et politique. Pourquoi? Parce qu son tat naissant lascience tait trop faible, et son impratif tant de connatre pour connatre, ellene pouvait pas supporter que la thologie et la politique lui donnent des interdits.La science sest donc borne au champ cognitif; liminant de sa recherche lamorale et la politique. Telles ont t les conditions du dveloppement de lascience. Aujourdhui, ces conditions sont dpasses. Pourquoi? Parce que lascience et la technologie ont dvelopp des tels pouvoirs que leur exercicepose des problmes thiques incontournables; avec la prolifration nuclaire,les manipulations gntiques et biochimiques, sur le cerveau par exemple, il yva de la conservation mme de lespce humaine. Cest pourquoi, aujourdhui,science et technique ne peuvent agir sans une pense qui relie, globalise etcontextualise tout ce que leur existence implique.Je pense, par consquent, que limpratif de la reliance est fondamentalementcontemporain! Il manifeste sa ncessit vitale aujourdhui, o nous sommesdans des conditions mondiales critiques. Il faut cette poque de crise unepense complexe.Pour ce qui est enfin du paradigme de disjonction, il faut dire que mon butna jamais t lunification de tout ce qui serait spar ou une pense decompltude, mais un pari pour la reliance et la complexit. Je nai pas uneconception simpliste, selon laquelle la complexit rejetterait le simplifiant,la logique aristotlicienne ou le principe de sparation; au contraire, il sagitdune pense complexe qui intgre tout cela dans un principe relationnel etrotatif continu.

    N. Vallejo G. Un de vos apports la Pense complexe, afin de comprendrela dialogique de toute complexit, cest le principe du tiers inclus. Or, cetoutil conceptuel fait clater le principe didentit et le principe de non-contra-

    diction de la logique classique. Et ce nest pas seulement un type delogique et de gomtrie qui va tre souffl, mais toute une onto-ido-logie ettoute une vision du monde vont devenir inoprantes pour les problmes quepose la comprhension dun monde sans vision de monde dfini. Pourriez-vous approfondir cette problmatique ?

    Edgar MORIN Vous savez, je ne suis pas aussi radical. Je crois avoir critdans Les Ides (La mthode, tome 4) que lon ne peut fonder une logique autreque la logique classique. Car toutes les logiques non-aristotliciennes sontpermissives, autrement dit, elles ne sont pas impratives.Pour moi, le tiers inclus est une transgression logique ncessaire, insparabledu principe dialogique. Cela veut dire que le mme comporte en lui son propreantagonisme, sa propre multiplicit: je suis moi et je ne suis pas moi. Quandje dis, par exemple: je parle , moi parle, comme sujet conscient. En mmetemps, il y a toute une machinerie qui fonctionne dans mon cerveau et dansmon corps, et dont je suis inconscient. Il y a aussi travers moi une culture quiparle, une machine causante , un nous qui parle travers cette machine. Ily a de lanonyme, du a qui parle. Cela veut donc dire que le principe didentitest, en fait, complexe. Il comporte de lhtrognit et de la pluralit danslunit. En ce sens, le principe du tiers inclus signifie que lon peut tre Mme etAutre. On chappe par l toute alternative disjonctive. Grce au principe dutiers inclus on peut considrer et relier des thmes qui devraient apparemmentsexclure ou tre antagonistes.Je rpte donc que pour moi la logique classique rapparat dans chaqueopration segmentaire de la pense, et chaque opration de vrificationrtrospective. Mais elle est transgresse dans toutes les oprations cratriceset innovatrices de la pense. Il faut de la sorte maintenir la rotativit entrelun et lautre.Il faut savoir que dans le cheminement dun raisonnement la logique sertde bquilles, jamais de jambes. Pour retrouver la voie (La Mthode) de lapense, il faut toujours revenir au mouvement. En somme, la dialogique queje propose ne constitue pas une nouvelle logique, mais une faon dutiliser lalogique en vertu dun paradigme de complexit, cest--dire: chaque oprationfragmentaire de la pense dialogique obit en fait la logique classique, maisnon pas son mouvement densemble, son mouvement de pense.Le principe du tiers exclu de la logique classique constitue, bien entendu,un puissant garde-fou. Il ne faut labandonner que lorsque la complexit duproblme rencontr ou/et la vrification empirique oblige(nt) labandonner. On ne peut abolir le tiers exclu; on doit linflchir en fonction de la complexit.Disons en dfi: le tiers doit tre exclu ou inclus selon la simplicit ou lacomplexit rencontres, et, l mme o il y a complexit, selon lexamensegmentaire, fractionnel, analytique, ou selon la globalit de la formulationcomplexe. Le champ du tiers exclu vaut peut-tre pour les cas simples. Maisla dialogique est loeuvre partout o il y a complexit. Car le dialogique estprcisment le tiers inclus.Il est vident quavec la pense complexe disparat la vision dun monderationaliste, rigide et clos. Autrement dit, dans ma Mthode la logique nestpas quau service de la rationalit et au dtriment de la pense, elle est unoutil heuristique que la pense utilise pour vrifier et quelle transgresse pourglobaliser. En tous cas, jessaie de me situer sans prtendre que lon puisseapporter quelque logique nouvelle; et cela dautant plus que, malgr toutesles logiques apportes aprs Aristote, pour moi la question logique demeureen fait une dialogique au sein de lunitas multiplex, autrement dit, au sein dece quest la vie, la ralit, lhomme, la socit, au sein de macroconcepts oapparat la transgression par rapport la pense close et simplifiante. N. Vallejo G. Nous sommes une poque aux savoirs multiples. Chaquesavoir possde son objet ou croit possder sa propre mthode, ses propreshypothses et ses propres applications. Cela fait que nous sommes au royaume des experts. Chaque expert se dit matre dans son territoire. Lorsque le politique ou simplement le citoyen doit rflchir sur les implications et les consquences de tel ou tel savoir, lexpert srige alors comme lincontour-nable connaisseur patent quil faut consulter. Lexpert passe non seulement pour tre un critre de vracit et de scientificit, mais il se croit presque une caution morale pour viter de mal agir. Le plus grave parat tre quau royaume des experts la rflexion individuelle, le ncessaire penser par soi-mme est confin dans un tat de pseudo-esthtique ou pseudo-thique. Et lorsquil est question de sassumer en tant que sujet-pensant et den tirer toutes les cons-quences et les responsabilits qui engagent celui-ci dans une connaissance, voil quon nous oblige, ou bien faire appel aux experts, ou bien on considre que le jugement individuel nest quaffaire de sensibilit. Et puisque des gots et des couleurs, on ne discute pas , voil le sujet-pensant exclu du dialoguesocial et politique, du dialogue scientifique et philosophique. Voil, en somme,le dialogue confisqu dans une lutte intestine pour la reprsentation du pou-voir entre experts. Que peut la Pense complexe contre cette usurpation, cettemanipulation et cette alination du sujet-pensant ? .

    Edgar MORIN Hlas! Je crains que, tant quelle ne sest pas enracine, ellene puisse pas grande chose. Si elle se dveloppe et se rpand, elle sera, enquelque sorte, lantidote cette parclation, cette compartimentation, cette irrsponsabilisation et, il faut le dire, cette crtinisation. Mais que vautun tout petit peu dantidote devant un mal si rpandu? Que vaut un kilo de riz

  • 4pour toute la population affame du Burundi ?Jai crit que la rvolution aujourdhui ne se joue plus dans une lutte de vie etde mort entre des ides pour leur vrit ou leur bont, mais sur le terrain de lacomplexit du mode dorganisation des ides. Et comment articuler et organi-ser les ides et les informations qui ouvrent laccs sur le monde actuel? Voil leproblme de la rforme de pense, qui concerne tout citoyen aujourdhui,comme je lai crit dans Terre-Patrie. En attendant, la pense complexe semanifeste chaque occasion o une pense simplifiante conduit aux crises.Prenez lexemple de la vache folle ou celui du sang contamin . Ici, lesimpratifs dune rationalit radicale ont conduit lhorreur et la mort desinnocents.

    N. Vallejo G. Dans lIntroduction de La mthode 1, vous crivez quilfaudra, en effet, mettre en cycle pdagogique les grandes sphres FISIS/BIOS/HOMO. Vous proposez une nouvelle manire de les concevoir. Cela engage depair une rforme de lentendement et une rforme ducative. Pourquoi nousfaut-il aujourdhui une ducation nouvelle, une sorte de paideia plantaire ?En quoi consiste-t-elle? Et quel projet pdagogique nouveau propose-t-elle?

    Edgar MORIN En ralit, je pense quil faudra partir ds le niveau de petitesclasses, ds lcole primaire, et y introduire des interrogations fondamentales:qui sommes-nous ? Do venons-nous ? O allons-nous ? Que faisons-nous ? O sommes-nous ? Quest-ce que la ralit ? Quest-ce que le monde ? Si nouspartons de ces questions-l, si nous partons de linterrogation de ltre humainsur lui-mme, on dcouvre que cet tre humain est un tre physique, biologi-que, psychologique, social. On peut envisager alors de relier et de raccorder lesdiffrentes disciplines. Lorsque vous dcouvrez la biologie, elle vous conduit la chimie, et celle-ci la physique, et en suite, la microphysique. Ilfaudrait aussi montrer ds le dbut de toute initiation cognitive que noussommes des particules, dj formes dans les premires secondes de lUnivers,que nous avons des atomes forms dans un soleil antrieur. Cest de cettefaon pdagogique que lon commence relier et problmatiser, puisqueduquer a pour mission, au fond, de problmatiser et de cultiver. Et cultiverveut dire: tre capable de donner chacun les moyens de pouvoir, de par luimme, contextualiser, globaliser et relier. Voici donc le problme du projetpdagogique, qui doit commencer ds les petites classes, et devra continuer en tout un chacun. Cela peut tre aid par la constitution des sciences nouvel-les, qui sont les sciences systmiques, comme lcologie, les sciences de la Terreou, en un sens, la cosmologie. Ce sont des sciences o diffrentes disciplinessont utilises pour tablir entre elles une communication et pour tablir unereliance qui comprend la complexit du systme. Autrement dit, il nest pointquestion ici de supprimer les disciplines, mais de relier leur collaboration. Dansla Gographie, par exemple, il y a un nouveau dveloppement pour la pensecomplexe, par toutes les liaisons qui vont du socle gologique la gographiehumaine. Il y a donc beaucoup de cas o les connaissances peuvent tre relier et articuler.Si javais rformer lducation, il faudrait apporter dans lenseignement uneconception complexe, de la biologie et de la sociologie, par exemple, afinquelles ne soient pas comprises de faon compartiment. Je pense quil y amaintes perspectives pdagogiques pour le dveloppement et lenracinementde la pense complexe.

    N. Vallejo G. En quel sens est-il possible de dire que la Pense complexeest un mode de penser permettant de prendre conscience des paradigmes quigouvernent, manipulent et alinent lentendement, quil sagisse par exempledu paradigme de simplification de la raison classique, ou des paradigmescontemporains, comme celui de fin de lHistoire ou celui de la penseunique .

    Edgar MORIN Peut-on vraiment dire que fin de lHistoire ou que penseunique soient des paradigmes? Je crois que ce ne sont pas de paradigmes,mais des thses qui se prsentent comme des conclusions thoriques.coutez, je pense que sagissant de lHistoire, nous en sommes plutt aucommencement. Maintenant, lhypothse quelle soit condamne rester son commencement peut tre envisage, dans le cas dun cataclysme mondial,par exemple. En tous cas, cette ide de fin de lHistoire , en tant quetelle, me semble ridicule. Encore et-elle t possible au terme dune oeuvregigantesque, comme celle de Hegel, qui tait persuad que lEsprit absolu avaitrussi sincarner dans ltat prussien. Ctait, certes, une fin un peu sclrosepour une pense gniale. Mais, dans le cas de Fukuyama... enfin, laissons!Peut-tre qu lpoque contemporaine, o lon ne voit pas dau-del, cestintressant de comprendre que puisquil ny a pas dau-del, les au-del paraissent possibles. Pourquoi? On voit quau terme dun ensemble de contra-dictions, dune srie dimpossibilits -prenez par hypothse lorigine de la vie: au-del dune certaine quantit de macromolcules, il y a impossibilit dor-ganisation chimique, il ny a que dispersion. Il faut alors une mtaorganisation qui, ellemme, fait merger des qualits nouvelles, comme la capacit cogni-tive, lauto-organisation, lauto-rparation, lauto-reproduction. Autrement dit,on peut penser que la vie est ne parce que, un certain moment donn, ily avait une saturation, et quune organisation chimique ne parvenait pas merger pour rassembler des lments aussi nombreux et contraires. Car il

    faut comprendre quil y a systme organisationnel lorsque ses composantes nepeuvent adopter tous leurs tats possibles. Cest donc dire que dans un ordresystmique un lment gagne en organisation et se soumet des contraintes de caractre matriel. Cest un problme qui se pose aussi, je pense, loriginedu langage. Il a fallu quil y ait un moment une saturation dun systme decris, de voyelles, etc., o chaque son, chaque phonme avait une signification,pour quon arrive un systme o les phonmes nont plus de signification.Cest une structure dite double articulation . Cest--dire que nous avonsdes phonmes, des sons sans signification, mais que lunion de ces sons sanssignification cre des mots qui ont une signification.Par ailleurs, nous arrivons aujourdhui une poque dimpossibilit, unepoque du possible et de limpossible. La technique, par exemple, permetcette bndiction quest la libration du travail humain, dans ce quil a depnible et dennuyeux. Mais cette bndiction se traduit par la maldictiondu chmage. Politiques et conomistes savent quil ne suffit pas dtablirune diminution lgale des heures de travail. Il faut une rforme en chane et tous les stades du champs du travail. Aujourdhui les contradictions sontmacroscopiques. On produit de quoi nourrir toute la Plante et des milliersdenfants meurent de faim chaque jour. Vous pouvez faire un catalogue horri-ble de toutes nos impossibilits. Il y a dun ct une course dsastreuse lacroissance exponentielle. Mais, au nom de quoi dirait-on de larrter en Chineou au Brsil ?Comment se font donc les changements et les grandes rvolutions, les grandschangements de structure, les mtamorphoses ? Ils se font au moment o unprocessus de dcomposition est li un processus de recomposition, le toutmarqu par de forces qui sentre-ignorent, mais qui convergent inconsciem-ment et vont peut-tre se synrgiser. Je dirais quainsi la rflexion sur la com-plexit mme de lvolution du monde, du cosmos, de la vie et de lhumanit, nous dit quil faut se situer en de des prtentions de lindpassable, ou de la fin de lHistoire , car les prtentions les plus arrogantes sont toujours fon-des sur lide de lindpassabilit. Comme si, enfin, lon vivait dans labsolue ternit !Je crois donc que toute rvolution sopre de manire imprvisible, parce que,au fond, ce sont des crations. Et le propre dune cration, cest que lon nesait jamais lavance ce quelle sera. On le sait aprs; mais mme aprs,vous ne pouvez donner que des simples hypothses du comment et du pour-quoi une rvolution, une mutation cratrice, une organisation nouvelle sestproduite. Et, supposer, quil soit possible de computer toutes les oprationsbio-chimico-culturelles du cerveau de Mozart, lon naura jamais lalgorithmedans lequel rendre compte du comment et du pourquoi est merg du syst-me organisationnel de la machine Mozart , ce plus gnial quon appelle: Lesnoces de Figaro.En ce qui concerne la pense unique , je trouve que le problme est surtoutcelui dun certain type de structure mentale, qui gouverne de gens qui onten fait des positions contradictoires. Dailleurs, les opposants de la penseunique sont eux-mmes les tenants dune autre ex-pense unique: celle dupalo-marxisme. Il en est toujours ici question dune structure de pense quicontrle dans un sens monolithique, rducteur, bref, dans limpossibilit dedialogue entre des thses antagonistes, et dans limpossibilit dune rflexiondialogique. Tel est lennemi de la pense complexe. Il nous enferme toujoursdans des alternatives mutilantes. Et il y en a qui, dans leur enfermementmental, vont jusqu devenir des assassins.

    N. Vallejo G. Que pensez-vous de cette illusion que recle la penseunique , et qui consiste faire croire que les positions contradictoires nepeuvent tre envisages que dune faon univoque, que lconomie ne peuttre conduite que dune manire, que la politique nest envisageable que dunpoint de vue ?

    Edgar MORIN Cest en effet lillusion de la prtention lindpassabilit.Remarquez que la pense unique fut appele telle par ses adversaires,parce quelle se prtend dtentrice de la vrit, voire, de la ralit. On estalors devant cette illusion du ralisme, qui prtend connatre le rel, voire, lecontrler. Bien entendu, il sagit dune ralit faite par leur rationalisation la mesure de leurs concepts rducteurs. Alors quen fait la ralit nestpas rationalisable, elle est norme, invisible et mystrieuse. Cest pourquoi,la prtention de la pense unique ladaptation, force qui plus est,aux ralits actuelles est quelque chose de trs peu raliste, devant tous lesprocessus de transformation en cours.Si la pense unique prenait conscience du fait quelle est elle-mmesoumise ces processus de transformation du monde actuel, elle ne serait plus unique , mais multidimensionnelle. Elle serait une pense complexe.

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