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Med Pal 2007; 6: 258-266 © 2007. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés EXPÉRIENCES PARTAGÉES Médecine palliative 258 N° 4 – Septembre 2007 Mort et immortalité Anne-Marie Dozoul Tout d’abord, je souhaite remer- cier l’Hôpital d’Eaubonne mais aussi le féliciter d’initier cette réflexion sur « l’immortalité » au moment même où l’on fait reproche à l’hôpital de ne penser qu’à « gérer » la mort, dans sa nouvelle gouvernance. Ce déplacement de la question de l’accompagnement du mourir vers l’aval d’un questionnement relatif à l’après-mort est tout à l’honneur des soignants et de l’espace séculier et technoscientifique de l’hôpital dont l’expertise prioritaire est celle du « re- gard » et du geste technique. Ici, nous allons nous déplacer vers l’invisible, les représentations qui participent d’une ouverture au sens, excédant les procédures classiques du soin. L’élaboration de nouveaux ques- tionnements anthropologiques et phé- noménologiques nous oblige à repenser l’institution hospitalière comme « es- pace transitionnel » et symbolisateur où pourraient naître et s’inventer de nou- velles réflexions et pratiques culturel- les et interculturelles réclamant une sortie du geste technique en même temps qu’une ouverture à la dimen- sion anthropologique du soin. L’an- thropologie nous invite en effet à sor- tir du psychologisme, mais aussi du fonctionnalisme médical pour recon- naître la mort comme un « fait social total », un phénomène culturel pour en saisir toute sa complexité. Le mul- ticulturalisme vient par ailleurs inter- roger nos représentations en ouvrant l’hôpital à de nouveaux regards sur le corps, l’expression de la douleur, les rites d’accompagnement de la nais- sance et de la mort, en posant d’em- blée la dimension culturelle dans le soin et la nécessaire rencontre des in- visibles entre soignant et soigné. De ce point de vue, l’hôpital est un véritable phénomène analyseur de no- tre société dans son rapport à la mort et au temps plus généralement. La biocratie occidentale relayée par le pouvoir médical veut être du bon côté de la question en « gérant » la mort. Une mort confisquée par les procédures médicales. Il faut tuer le temps qui impatiente tout le monde et immortaliser le ca- davre par des techniques de plus en plus sophistiquées. « Poussé, partir poussé plomb dans la descente brume derrière. » Ironise Henri Michaud. L’entrée par le fil de l’immortalité ne nous a guère facilité la tâche en raison des représentations triviales que nous en avons couramment. Nous avons préféré entendre plus large- ment ce qui déborde le temps, ce qui n’est pas sujet à la mort, ce qui relève de l’invisible, de l’au-delà en respec- tant le caractère polysémique et les bricolages de sens auxquels ce terme donne lieu dans notre société actuelle. Plus prosaïquement, l’immortalité pour vous soignants, c’est ce dont l’institu- tion laïque et républicaine de l’hôpital n’est pas responsable. Ce qu’elle ne peut « gérer » et qui échappe à son obser- vation, à son expertise scopique, à sa maîtrise. Dozoul AM. Mort et immortalité. Med Pal 2007; 6: 258-266. Cet article a fait l’objet d’une présentation orale lors de la Journée de réflexion à l’Hôpital Eaubonne- Montmorency le 13 décembre 2005 – Espace anthropologique : représentation de l’invisible dans son rapport à l’immortalité à travers différentes cultures. Pour la science médicale l’existen- tiel, et plus encore l’étage métaphy- sique, n’est pas de son domaine. « La maladie elle-même est devenue un spectacle » pour le magistère médical, selon Michel Foucault. Et pourtant, on ne meurt pas en position laïque et ré- publicaine ! Le défunt (de functus) est celui qui est privé de fonctions, fini, éteint et sans avenir, rangé dans les procédures hospitalières qui partici- pent d’une esthétique de la discrétion. Trois moments guideront notre ré- flexion : le premier portera sur la mise en ordre de la mort par les mythes et les rites ; le second sur la mort désen- chantée, en présentant quelques visages de l’esquive et figures de l’immortalité dans notre société actuelle ; le troi- sième, sur les représentations de l’im- mortalité dans les cultures animistes africaines, asiatiques, juives. Pour ne pas conclure, nous ten- drons quelques fils autour du rôle de passeur du soignant dans ces « soins de l’échappée ». La mise en ordre de la mort par les mythes et les rites La scène de la mort est une scène de souffrance mais aussi de transmis- sion, où se construit la recherche de sens et de postures. Elle est de ce pont de vue une expérience fondatrice d’ini- tiation et de transmission. Elle nous oblige à porter l’incomplétude ensem- ble en nous rendant frères de la ques- tion, frères du manque. En ce sens, Adresse pour la correspondance : Anne-Marie Dozoul, 40, avenue Ginoux, 92120 Mon- trouge. e-mail : [email protected]

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N° 4 – Septembre 2007

Mort et immortalité

Anne-Marie Dozoul

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out d’abord, je souhaite remer-cier l’Hôpital d’Eaubonne mais aussile féliciter d’initier cette réflexion sur« l’immortalité » au moment même oùl’on fait reproche à l’hôpital de nepenser qu’à « gérer » la mort, dans sanouvelle gouvernance.

Ce déplacement de la question del’accompagnement du mourir versl’aval d’un questionnement relatif àl’après-mort est tout à l’honneur dessoignants et de l’espace séculier ettechnoscientifique de l’hôpital dontl’expertise prioritaire est celle du « re-gard » et du geste technique.

Ici, nous allons nous déplacervers l’invisible, les représentations quiparticipent d’une ouverture au sens,excédant les procédures classiques dusoin.

L’élaboration de nouveaux ques-tionnements anthropologiques et phé-noménologiques nous oblige à repenserl’institution hospitalière comme « es-pace transitionnel » et symbolisateur oùpourraient naître et s’inventer de nou-velles réflexions et pratiques culturel-les et interculturelles réclamant unesortie du geste technique en mêmetemps qu’une ouverture à la dimen-sion anthropologique du soin. L’an-thropologie nous invite en effet à sor-tir du psychologisme, mais aussi dufonctionnalisme médical pour recon-naître la mort comme un « fait socialtotal », un phénomène culturel pouren saisir toute sa complexité. Le mul-ticulturalisme vient par ailleurs inter-roger nos représentations en ouvrantl’hôpital à de nouveaux regards sur lecorps, l’expression de la douleur, les

rites d’accompagnement de la nais-sance et de la mort, en posant d’em-blée la dimension culturelle dans lesoin et la nécessaire rencontre des in-visibles entre soignant et soigné.

De ce point de vue, l’hôpital est unvéritable phénomène analyseur de no-tre société dans son rapport à la mortet au temps plus généralement.

La biocratie occidentale relayéepar le pouvoir médical veut être dubon côté de la question en « gérant »la mort. Une mort confisquée par lesprocédures médicales.

Il faut tuer le temps qui impatientetout le monde et immortaliser le ca-davre par des techniques de plus enplus sophistiquées.

« Poussé, partir pousséplomb dans la descentebrume derrière. »Ironise Henri Michaud.L’entrée par le fil de l’immortalité

ne nous a guère facilité la tâche enraison des représentations trivialesque nous en avons couramment. Nousavons préféré entendre plus large-ment ce qui déborde le temps, ce quin’est pas sujet à la mort, ce qui relèvede l’invisible, de l’au-delà en respec-tant le caractère polysémique et lesbricolages de sens auxquels ce termedonne lieu dans notre société actuelle.Plus prosaïquement, l’immortalité pourvous soignants, c’est ce dont l’institu-tion laïque et républicaine de l’hôpitaln’est pas responsable. Ce qu’elle ne peut« gérer » et qui échappe à son obser-vation, à son expertise scopique, à samaîtrise.

Dozoul AM. Mort et immortalité. Med Pal 2007; 6: 258-266.

Cet article a fait l’objet d’une présentation orale lors de la Journée de réflexion à l’Hôpital Eaubonne-Montmorency le 13 décembre 2005 – Espace anthropologique : représentation de l’invisible dans sonrapport à l’immortalité à travers différentes cultures.

Pour la science médicale l’existen-tiel, et plus encore l’étage métaphy-sique, n’est pas de son domaine. « Lamaladie elle-même est devenue unspectacle » pour le magistère médical,selon Michel Foucault. Et pourtant, onne meurt pas en position laïque et ré-publicaine ! Le défunt (de

functus

) estcelui qui est privé de fonctions, fini,éteint et sans avenir, rangé dans lesprocédures hospitalières qui partici-pent d’une esthétique de la discrétion.

Trois moments guideront notre ré-flexion : le premier portera sur la miseen ordre de la mort par les mythes etles rites ; le second sur la mort désen-chantée, en présentant quelques visagesde l’esquive et figures de l’immortalitédans notre société actuelle ; le troi-sième, sur les représentations de l’im-mortalité dans les cultures animistesafricaines, asiatiques, juives.

Pour ne pas conclure, nous ten-drons quelques fils autour du rôle depasseur du soignant dans ces « soinsde l’échappée ».

La mise en ordre de la mort par les mythes et les rites

La scène de la mort est une scènede souffrance mais aussi de transmis-sion, où se construit la recherche desens et de postures. Elle est de ce pontde vue une expérience fondatrice d’ini-tiation et de transmission. Elle nousoblige à porter l’incomplétude ensem-ble en nous rendant frères de la ques-tion, frères du manque. En ce sens,

Adresse pour la correspondance :

Anne-Marie Dozoul, 40, avenue Ginoux, 92120 Mon-

trouge.

e-mail : [email protected]

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elle provoque la culture et les reli-gions qui mettent en œuvre un en-semble systémique théologique pourpénétrer l’invisible, se le représenter.« L’humanité, nous dit Louis VincentThomas, sera toujours obligée de vi-vre au-dessus de ses moyens en pro-duisant des mythes et des rites. » Eneffet, la culture ne capitule pas, le my-the cherche en quelque sorte à avoirle dernier mot. Marcel Mauss, anthro-pologue, nous dit d’ailleurs que « c’estla mort qui a appris aux hommes àparler » (entendons à réciter, à sym-boliser).

Devant ce chaos de la mort, cemystère absolu, les mythes et les ritesvont justement permettre une mise enordre des émotions, par leur capacitéde séparation et d’intégration. Il fautentendre par mythes, des récits, desopérateurs logiques qui donnent senset structurent la pensée humaine àtravers le monde et les cultures. Cequi fait dire à Claude Lévy Strauss :« La terre de la mythologie est ronde »,mais aussi « les mythes sont scientifi-quement faux mais symboliquementvrais ». Les rites, eux, passent par desmises en scène, paroles et gestes co-difiés qui accompagnent le déroule-ment de la vie humaine du berceau àla tombe. Ils supposent une transmis-sion de génération en génération etreprésentent des marqueurs histori-ques. Cependant, les rites ne peuventêtre salutaires que s’ils font sens.

Nous assistons justementaujourd’hui à une inversion sociologi-que : les rites funéraires qui étaientpublics, cérémonieux, sont actuelle-ment de plus en plus privés, bricoléset rassemblent de moins en moins departicipants. Le rituel se refroidit ; ilpeut alors se réduire à la lettre, auprotocole :

– le plus grand nombre se couledans des rituels tout prêts, souvent sansconviction, demandant au religieux depontifier ;

– pour le plus petit nombre, les no-vateurs, les créatifs, on enregistre uneritualité à tendances participant d’in-

ventions, de créations, puisant dans unstock disponible d’invariants culturels :une forme de bricolage, de microrituelsforts en émotion ; décalés, refusant leretour à l’identique, la duplication, lacanonisation du passé.

La tendance étant de faire de lamort un problème intime, personnel,psychologique et non plus rituel etcommunautaire, à traiter au cas parcas par le psychologue qui tentera desreprises dans ces trous de sens, dansces trous de mémoire, mais à compted’auteur ! Nous sommes dans l’im-puissance à la recevoir ensemblecomme sens, à l’entre dire.

La théâtralisation du rite s’opposeen effet à la requête d’une mort socia-lement invisible, qui ne perturberaitpas, qu’on pourrait gérer. Cependant,selon L.-V. Thomas : « L’attachement àune ritualisation molle des funéraillesrévèle, semble-t-il le besoin de s’ins-crire dans une sorte d’immortalité à lafois terrestre et céleste. »

Dans cet art consommé du brico-lage rituel, on enregistrera une pousséeréincarnationiste contestant le tempsrectiligne, linéaire, au bénéfice d’untemps cyclique, recentré sur l’oppor-tunité des renaissances dans la pers-pective occidentale qui voit là unechance de progression dans le cycle deréincarnations, contrairement à l’en-seignement hindouiste ou bouddhisteque nous évoquerons tout à l’heure.

La mort désenchantée

Quelques visages de l’esquive :« Nous sommes passés d’une civilisa-tion du symbole à une civilisation dusigne », selon François Laplantine.J’ajoute « du symptôme ». Nous assis-tons en effet à l’usure des mythes, àl’effondrement des grands idéauxcollectifs que l’historien Marcel Gau-chet traduit par « désenchantement dumonde ». Une société relativement in-différente à la métaphysique, l’escha-tologie : un refus du refus ; comme

s’il n’y avait rien à refuser parce quece serait inessentiel.

Pour autant, cette « sortie du reli-gieux » ne semble pas signifier sortiede la croyance religieuse, mais plutôtsortie de l’organisation religieuse dela société. Dieu se retire dans un ailleursoù chaque croyant peut l’atteindreindividuellement. La mort elle-mêmevient troubler le récit occidental du :« Il y a toujours quelque chose à faire ! »La mort, justement, ramène à la ques-tion du sujet à l’extrême frontière del’inaction.

Pour Michel de Certeau, « le mou-rant est un lapsus du discours ». Unemort innommable casée chez le voi-sin, en l’occurrence le patient, l’en-droit, autrement dit où je ne suis pas.Une mort fuie en quelque sorte, uneimmortalité réinvestie comme sujetimaginaire et spéculatif.

Nous sommes devant ce para-doxe : plus de visible, de transpa-rence, d’imagerie médicale, de gestionfroide. Plus d’invisible aussi, de nu-mineux, de montée de l’irrationnel, del’ésotérisme, du magico religieux. Maisaussi une attention accrue aux ques-tions relatives au sens, à l’éthique, àla Parole, au symbolique plus généra-lement.

Une façon de « réenchanter lemonde », double contrainte, vertigedu funambule qui tisse son fil à me-sure qu’il avance.

Par ailleurs, la poussée technoph-rénique constitue un phénomène ana-lyseur dans notre société qui se rabatsur un présent pesant, dilaté, l’immor-talité, en quelque sorte, déconnecte dela chronologie.

Une « modernité liquide » pourZugmunt Bauman, où les individussont désormais libres de se définirculturellement en toutes circonstan-ces, individus en apesanteur, engon-cés dans le présent où les visions àlong terme deviennent périlleuses, etle passé encombrant doit être révoca-ble. L’immortalité enchaîne le présent.La tentation pour Patrick Baudryétant de « changer de monde puisque

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nous sommes impuissants à changerle monde ».

La quête d’immortalité pourraitapparaître comme cette ligne de fuitehors du temps, au-delà de l’espace,hors de portée, dans l’ailleurs. Uneéchappée par le haut, un rendez-vousdans l’Éternité, revanche, en quelquesorte, de ne pas avoir eu le temps dese voir ici ! Une façon de réinvestir lamort dans un langage ésotérique.Pour Michel de Certeau, « il est aussidifficile de parler de la mort dans salangue que de mourir chez soiaujourd’hui ».

Dans ces visages de l’esquive,nous retiendrons quelques figures del’immortalité dans notre société quiparticipent d’un déni symbolique auprofit d’une logique de disparition.

Retenons : Les NDE (

near deathexperience

) les expériences aux portesde la mort, la thanatopraxie, la cré-mation.

Les NDE

La culture contemporaine va dé-velopper des courants néomystiquesproches de l’ésotérisme, se rattachantau courant

new age

qui survalorisentles derniers moments de la vie en fai-sant de l’agonisant un initiateur, unmaître. Ces courants relancent desspéculations sur la face cachée dutemps dont cette vie serait la face ap-parente, mêlant la physique quanti-que basée d’une part sur le principed’incertitude et l’implication de l’ob-servateur dans l’objet observé, etd’autre part sur la spiritualité orien-tale.

Les expériences de voyage horscorps sont regroupées sous l’expres-sion américaine de NDE. Il s’agit derécits de malades ayant touché les li-mites extrêmes de la vie avant d’enrevenir. Une sorte de dédoublementavec contemplation du corps physi-que à partir d’un point d’observationextérieure. Sorte de bilocation, de dé-corporation, état de conscience modi-fiée. On parle de « corps astral », sortede double du corps dont il pourrait se

détacher pour mener une vie auto-nome. Une forme de dépassement dutemps et de l’espace.

Cet étrange voyage entre la vie etla mort se ferait en cinq étapes :

– le flottement du corps, en ape-santeur, produisant un état de bien-être ;

– la vision du corps comme unspectateur ;

– l’aspiration dans un tunnel deplus en plus obscur ;

– la rencontre d’une lumière faitede douceur, de chaleur, d’amour, avecvision d’êtres venant à leur rencontrepour les aider à faire le passage ;

– la vision d’une cité radieuse,une sorte d’extase.

La réintégration est ressentiecomme un retour douloureux à ladure condition terrestre. Le sujet s’estdistancié de lui-même et a retrouvéensuite sa vie normale.

Ces expériences qui révèlent unattrait pour le numineux, rappellentles visions mystiques et renouent avecl’eschatologie. L’au-delà devient unenécessité et répond à une irréfragableattente. Ce mouvement clôture à samanière le questionnement sur lamort en délivrant un savoir rassurant.La mort : un nouveau soleil. Ces phé-nomènes témoignent d’un retour pé-riodique dans une culture moderne,rationaliste, de formes très primitivesde foi dans l’au-delà. Formes halluci-natoires ? Expériences mystiquesauthentiques ? Le débat est ouvert…

Entre psychologues… qui en don-nent une lecture pathologique : lesNDE relèveraient d’une négation de lamort avec régression vers des phan-tasmes de bien-être intra-utérin. Ellesauraient alors une fonction répara-trice.

Et scientifiques, qui s’oriententvers une explication rationnelle desphénomènes à travers des interpréta-tions physiques, pharmacologiques etneurophysiologiques. Les NDE ne se-raient que de simples illusions déclen-chées par la diminution de l’oxygènedans le cerveau. Par la sécrétion d’en-

dorphines, substances analgésianteset euphorisantes.

Pour les religieux, la prudence estde rigueur !

Le mouvement semble à sa ma-nière court-circuiter l’interrogationphilosophique autant que religieusepar la caution de l’observation scien-tifique garante de la vérité, pour legrand public du moins.

La thanatopraxie ou l’immortalisation du corps

Les nouvelles pratiques s’inscri-vent dans des rites d’oblation, c’est-à-dire de générosité qui passe par laretenue du corps, sa hiératisation, enprenant le relais de la toilette tradi-tionnelle. Les nouvelles pratiques fu-néraires datent des années 1960 etsont inspirées d’usages anglo-saxons.Il s’agit d’une esthétisation de la mort.Le visible est surinvesti par la sacra-lisation du corps – signe réévalué, im-mortalisé, totémisé. Il s’agit de soinset d’opérations techniques réalisées pardes professionnels, les thanatoprac-teurs, opérant anonymement sur descorps objet, comprenant des techni-ques de conservation, de restaurationpar chirurgie plastique, de cosmétolo-gie et cryogénisation. L’idée qui pré-domine, c’est qu’il faut « réussir sasortie » en donnant une belle imagedans une société qui valorise la forme,le corps totem jusqu’au bout. La tha-natopraxie fait émerger une autre per-ception du temps, voire une éternitédilatée, mise en spectacle : une façond’arrêter le temps, version moderne del’embaumement, de la momification,traduisant un désir d’éternité.

Cette volonté d’immortaliser letemps correspond à un vieux phan-tasme humain que l’on retrouve autourdu culte des crânes à Jéricho, 5 000 ansavant Jésus-christ et chez les Égyptiens.Mais contrairement à la momificationdans les sociétés antiques qui étaienttournées vers l’après vie et consti-tuaient un rite d’entrée dans l’au-delà,la thanatopraxie, selon L.-V. Thomas,répond plutôt à un rite de sortie, car

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tournée vers les vivants pour lesapaiser.

Cette capture décorative du cada-vre répond à une forme d’esthétiquemortuaire qui recherche l’éliminationde la mort, mais aussi de la vie ; unefaçon d’éliminer l’histoire. Une sortede mascarade pour les vivants, « unmeurtre positif » nous dit L.-V. Tho-mas. Un cadavre idéalisé au-dessus detout soupçon, produit d’une sacralitélaïque.

Ce rite de sortie, malgré cette partde déni, de refoulement pour les sur-vivants, permet dans certains cas (dé-figuration par exemple) de dénouerl’angoisse, facilitant un moment ca-thartique permettant l’installation dudeuil.

Dans le registre technophréniqued’immortalisation du cadavre, la mortdonne lieu aussi à une jouissancenouvelle : la nécroscopie. Il s’agit làd’une forme de jouissance scopiquede la mort donnant lieu à une expo-sition de cadavres naturalisés, traitésà l’époxy, sorte de résine, afin deplastifier le corps, arrêtant ainsi leprocessus de putréfaction, de rigidifi-cation. Permettant ainsi de le fixer dansdes poses qui rappellent le vivant : lecoureur, le penseur, le joueur d’échecsou de violon. Le cadavre est présentédebout, assis, écorché pour qu’apparais-sent muscles et artères. Les corps sontmagnifiés, éternisés, faisant de l’enve-loppe somatique sa propre sépulture quiaura nécessité 1 000 heures de travail !Corps immortalisés pour des exposi-tions itinérantes d’art contemporaininitiées par l’allemand Van Hagens.

La crémation :la purification par le feu, l’immortalité sans traces

Notre société connaît une pous-sée crématoire depuis une vingtained’années, estimée à plus de 25 %aujourd’hui. Une mort sans territoire(avec épandage des cendres pour plusde 60 %). Une mort en fumée, sanstraces, propre, économique, écologique.Une mort disparition, avec compression

du temps. Pratique marquant la fin dela religion du terroir, de la terre, de latrace, de l’Adam ; au bénéfice du feu,du vent, du désencombrement dansun temps raccourci.

Inhumation et crémation sont por-teuses de deux symboliques par rap-port à l’au-delà :

– l’inhumation : Geste paysan quiconsiste à mettre en terre quelqu’unselon la symbolique de la graine, don-nant naissance à une vie nouvelle,geste relié à la résurrection en mêmetemps que topique de mémoire ;

– la crémation : pratique de puri-fication par le feu ; est reliée à la sym-bolique du détachement de la partiespirituelle de l’être humain et de la dis-tinction de la partie terrestre considéréecomme périssable.

La crémation est l’archétype desobsèques pour soi imposées par ledéfunt par contrat de prévoyance fu-néraire et souvent assortie d’une sé-cheresse rituelle laissant fréquemmentles survivants face à un deuil difficile.Le devenir des cendres est lui-mêmeextrêmement libéral, privatisé, ano-nyme. L’épandage des cendres est lapratique la plus courante : « La dispa-rition de la disparition. »

Je pense à cette jeune adolescenteapprenant brutalement le même jour,la mort accidentelle de son père, sondésir de crémation et d’épandage deses cendres sur le gazon du jardin deleur maison de campagne (souhaitqu’il avait manifesté dans son contratd’obsèques sans en faire part à ses en-fants), entraînant chez la jeune filleune crise d’angoisse et une décom-pensation quand la mère a dû passerla tondeuse à gazon, la saison despousses venant…

L’incinération est parfois vécuecomme une volonté de détruire l’autreafin qu’il n’en reste rien. Comme uneseconde mort, renforçant la culpabi-lité des survivants. « La dispersion dansle cosmos peut aussi exprimer unephilosophie participative à l’univers. Ledéfunt est nulle part, mais aussi par-

tout, immortalisé dans le mélangeuniversel », selon L.-V. Thomas.

Aujourd’hui les pompes funèbresproposent une multitude de services,jusqu’à la location d’hélicoptères pourdisperser les cendres en haute mer ousur le sommet d’une montagne.

Dans la logique d’immortalité, descapsules enfermant des cendres de dé-funts sont lancées à Houston par unefusée de 150 kilos à 3 000 km d’alti-tude pour demeurer sur orbite pendant65 millions d’années ! Une entrée in-faillible dans l’éternité !

La question de la trace reste poséedans l’épandage des cendres et enpartie résolue par la mise en urne descendres, facilitant la transmission.L’urne sera placée au

columbarium

dans le meilleur des cas ou dans le ca-veau de famille.

Philippe Ariès, historien, observecependant les avatars de cette réduc-tion volumique du corps. « L’incinéra-tion est interprétée comme le moyenle plus radical de faire disparaître etoublier tout ce qui peut rester du corps,de l’annuler : too final. Malgré les ef-forts des administrations des cimetières,on ne visite guère les urnes aujourd’hui,alors qu’on visite encore les tombes àl’inhumation. L’incinération exclut lepèlerinage. »

Dans les cas les plus douteux, ledestin des cendres est libéral, priva-tisé, anomique. L’urne funéraire peutêtre confisquée par les survivants, lanon séparation du lieu de vie du lieude mort pouvant bloquer le processusde deuil.

Nous pensons à cette femme quiavait placé l’urne funéraire de sonmari sous son lit. Sa chambre était de-venue un bunker, impénétrable à qui-conque.

Nous pensons aussi à cette femmedont les cendres du mari faisaientpartie des objets précieux de son sacà main. « Je l’emmène partout, medisait-elle, il ne me quitte pas… Mesenfants en ont aussi quelques cuille-rées »… Les cendres du malheureuxremplissaient une boîte de Thémestat…

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Dernièrement, une étudiante ajou-tait à la liste des bricolages le sablierconfectionné par sa tante avec les cen-dres de son père !

Sur certaines cheminées enfin, ac-compagnant les photos des disparus,l’urne funéraire trône mêlant les cen-dres du cher époux et celles du canichesi dévoué !

La liste serait encore longue !Le moyen, nous semble-t-il le plus

infaillible pour être éternel, a été misau point par un joaillier américain

lifegem

qui réduit les cendres en graphitesous haute pression et température éle-vée pour devenir des diamants syn-thétiques !

Ces différentes figures de déritua-lisation participent, selon David Lebre-ton, anthropologue, à « un symbolismede contrebande » propre à nos socié-tés individualistes.

Pour les plus sédentaires, les

netjunkies

, des sites consacrés à la mortet à l’au-delà foisonnent sur Internet.Des sortes de forums familiaux, sitesd’échanges et de souvenirs exonérantcertains déplacements et tracas. Opa-radis.com, le premier « webcimetière »français, a pour objectif d’offrir dansle monde virtuel un lieu où âme et es-prit pourront reposer en paix. Les vi-sites sont gratuites, les concessionssont payantes. « Toutes les religionssont les bienvenues », précise la pagede présentation.

Enfin, un comité pour l’abolitionde la mort, une société immortalistea été fondée en 1976 en France etaux États-Unis. Très inspirée par

LeMeilleur des mondes

d’Aldous Huxley,où plaisir et non souffrance sont de-venus des valeurs exclusives, où lesmourants vivent leurs derniers instants,bourrés de drogues euphorisantes, dé-livrés des phantasmes d’immortalité,dans une parfaite inconscience pro-voquant, rappelons-nous, l’indigna-tion de John le Sauvage.

L’émergence de ces nouvelles pra-tiques n’est pas sans poser des ques-tions relatives à la symbolisation dudeuil.

Patrick Baudry résume assez biencette inquiétude : « Quand on ne saitpas mettre la mort à sa place, elle oc-cupe toute la place. » C’est-à-dire celledu vivant sous forme de dépressionmélancolique.

Enfin, continuons notre explora-tion de l’immortalité en présentantquelques figures culturelles dans leurrapport à un au-delà du temps.

Nous retiendrons :– la culture juive, comme matrice

anthropologique de la culture biblique ;– la culture animiste africaine ;– enfin nous mettrons en perspec-

tive deux paradigmes de l’au-delà dansla résurrection et la réincarnation.

Le judaïsme

Dans le judaïsme, Dieu est Alté-rité, Créateur. « La Parole donne del’être ». Comme disent les proverbesbibliques : « La vie et la mort dépen-dent de la Parole, du souffle. »

Dans sa gratitude épistémologique,Jacques Lacan fait de l’homme un« parlêtre ». L’Homme biblique est cons-titué d’une partie terrestre, la terre, lapoussière, et d’un souffle, le

rouah

,introduit dans les narines d’Adam quien fait un vivant.

L’Homme est association de maté-riel et de spirituel, symbolisée par lesdeux triangles inversés dans l’étoilede David. Dieu est Parole, altéritéabsolue qui s’est fait connaître enrévélant la loi, laquelle suppose descommandements et de l’obéissance.Or, précisément, cette loi divine,l’homme n’a cessé depuis l’origine dela transgresser. La mort fait partie dela dette humaine que l’homme doitpayer pour avoir pris la place de l’ori-gine, du tout, du complet.

Pour l’homme juif, seul Dieu est letout, l’Éternel. L’homme, le terreux, leglèbeux est le mortel. Il ne peut seprendre pour l’origine, la toute puis-sance créatrice.

L’histoire biblique est celle des en-gendrements qui triomphent de lamort.

Chacun est l’au-delà de ses géni-teurs. La transmission porte en contre-jour la mort de l’éducateur, sa dispa-rition. L’Alliance Biblique installe unrapport nouveau au temps : un tempslinéaire avec un début et une fin, etnon un temps cyclique, mais un tempsorienté.

Les Hébreux vivent désormaisdans l’attente et dans l’espérance d’untemps de réconciliation où « le loupfraternisera avec l’agneau ».

Les premiers textes de l’ancientestament font écho d’un certain pes-simisme. Tout conduit au néant : « Va-nité des vanités, tout est vanité », ditl’Ecclésiaste. « Mieux vaut le jour de lamort que le jour de la naissance. »

La mort n’est que survie fantoma-tique dans le schéol. Les juifs ancienscroyaient que la mort dissociait ànouveau la Poussière et l’Âme. La Pous-sière retourne à la terre, le souffle àDieu. L’Esprit descend dans le royaumedes morts : le schéol, le lieu des ténè-bres, du silence, de la grisaille, paysde l’oubli. L’Âme n’a aucune connais-sance de ce qui se passe sur terre. Ellene connaît aucune joie.

Peu à peu cependant, l’idée d’unpossible dépassement de la mort faitson apparition dans les livres des Pro-phètes ; Ezéchiel suggère explicitementl’idée de résurrection : « Je mettrai unsouffle et vous vivrez. » Quant à Da-niel, il évoque le jugement qui dépar-tage les hommes selon leur mérite.La résurrection, toujours selon Da-niel, devient récompense accordée auxjustes dans un monde futur : « Beau-coup de ceux qui dorment dans le solpoussiéreux se réveilleront, ceux-cipour la vie éternelle, ceux-là pourl’opprobre, pour l’horreur éternelle. »

La perspective de la vie éternellecependant semble moins compterdans l’Ancien Testament que l’attented’un monde terrestre transfiguré parDieu. La mort apparaît donc commeun passage inéluctable, le retour à la

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terre. « Poussière tu es, poussière turedeviendras », dit la genèse (3/19).Mort acceptée avec résignation, laseule certitude, l’ultime sacrifice qui avaleur d’expiation pour l’homme justeet innocent.

L’accompagnement et la vérité auxmalades et aux mourants sont une

mitzvà

(une obligation). Le corps a unevaleur sacrée. Il est don de Dieu, tra-versé du souffle divin. Il faut donc ac-compagner ce corps agonisant jusqu’àson dernier souffle. Il sera ensuite cou-vert d’eau, de psaumes et d’un peu deterre de Sion, pour le purifier et ache-miner l’âme vers son voyage d’Éternité.

Parmi les rites de présentation etd’éternisation du nom de Dieu sur lecorps, retenons une pratique encoretrès vivace chez les sépharades, quiprocède d’une inscription sur la maingauche du cadavre (côté cœur, celuidu bras qui aura servi à la prière etporté les phylactères).

Le pouce est placé dans le creuxde la paume, de faon à exprimer lenom de Dieu,

Shadday

, ce qui consti-tue une protection contre le mal.

Shadday

signifie Dieu, tout puissant ;ce mot est composé de trois lettres :

– la lettre

shin

, composée de troisjambages : index, majeur, annulaire ;

– la lettre

dalet

, composée d’unebarre représentée par l’auriculaire ;

– la lettre

yod

, représentée par lepouce, qui, replié dans la paume de lamain forme un point.

Une façon de signer au vif de lachair le nom de Dieu

ad vitam eter-nam

!

L’animisme africain

L’animisme africain procède d’unecosmologie dans laquelle tout est en-veloppé, traversé d’esprits, d’un invi-sible actif dont il faut se protéger pardes masques, des rites, des talismans,des amulettes, des gris-gris.

Les rituels participent d’un apaise-ment des Esprits et d’une constante

mise en ordre des invisibles du lignage.Lequel lignage joue un rôle thérapeu-tique que traduisent nombre de pro-verbes. Citons pour exemple ces deuxproverbes woloff du Sénégal : « Touthomme est gardien de son père » et« L’homme est le meilleur remède del’homme ».

Entre vie et mort il n’y a pas sé-paration mais cycle, lien permanent.Le mort participe à la vie des vivantspar son âme qui est plus influente quecelle des vivants. Elle est donc moinsperçue comme un drame que commeun état, un destin, un statut qu’ilconvient de préparer tout au long dela vie. Elle est vécue comme passagevers l’ancestralité, une nouvelle nais-sance vers le statut d’ancêtre et nonpas la destruction d’une personne. Ilexiste en effet une circularité entre vi-vants et morts. Les ancêtres sont ledouble des vivants, reliés à un ancêtremythique commun, fondateur du clan.Ils sont

génus

(ils engendrent),

génis

(ils protègent) et

rabs

(ils persécutent).Pour produire de l’humain, les

Bambaras

du Mali disent qu’il faut duprincipe masculin (du sperme), duprincipe féminin (de l’ovule), du prin-cipe invisible de l’ancêtre pénétrantpendant le coït. L’enfant devient ainsil’enfant du lignage par ce principed’immortalité. L’invisible chevauchele visible pour transmettre l’identitéclanique. Le pays des morts est rare-ment envisagé comme radicalementétranger à la vie terrestre. L’ancêtrepeut rendre stérile, il peut aussi reve-nir dans un enfant (les enfants ancê-tre). Il faut donc honorer les morts,leur vouer un culte (les nourrir par desoffrandes, des sacrifices rituels).

Les vivants sont créanciers desancêtres :

– il y a les bonnes morts qu’onne pleure pas. Ce sont celles desvieillards gorgés d’années, qui rejoi-gnent les ancêtres. On fait unegrande fête ;

– il y a les morts suspectes qu’ilfaut interroger. On recherche lescauses. On ne meurt pas pour rien ;

– la mort n’est jamais neutre,elle impose des explications, desjustifications.

Les facteurs magico-religieux nesont jamais exclus (envoûtements,mauvais génies).

Toute mort a des coupables poten-tiels. On procède à l’interrogatoire dumort après avoir dévitalisé le cadavrepar des procédures symboliques ac-compagnées de gestes et de mots pourqu’il n’importune pas les vivants, maisaussi pour éterniser son âme et le faireentrer dans le statut d’ancêtre. Le butest qu’il devienne protecteur et nonpersécuteur du clan.

Cette enquête collective se fait enprésence du mort par l’intermédiaired’un devin. Le questionnaire porterasur sa vie, ses enfants, ses dettes, lescirconstances de sa mort, ses projets,ses intentions de revenir…

En fonction des réponses, il seraparfois décidé un rite d’exorcismepour chasser les mauvais esprits enoffrant des sacrifices, ou en pronon-çant des formules jaculatoires en di-rection des Esprits.

Nota bene

: certains Africains enmigration se sentent parfois coupa-bles de ne pas participer à ces culteset peuvent présenter des troubles psy-chopathologiques liés à cette dettesymbolique non honorée.

Les funérailles sont suivies plu-sieurs mois après l’inhumation par lesdeuxièmes funérailles, pour que l’âmeaccède au statut d’ancêtre. Elles sontassimilées à une renaissance. Le mortpourra recevoir des offrandes et êtreinvoqué par les vivants. Le cadavreest alors déterré, ossements et crânesont recueillis dans une urne. On pro-cède alors à une deuxième inhuma-tion dans l’autel des ancêtres, lieuconsacré à leur dépouille. Les deuxiè-mes funérailles exigent de forts sacri-fices financiers et mettent en jeu unrituel complexe pour cette entrée dansl’immortalité paisible et protectrice.

Nota bene

: en cas d’inhumationen occident, le déterrement des corps

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Mort et immortalité

se heurte à des difficultés administra-tives.

On voit apparaître des rituels desubstitution en Afrique : les funéraillespar représentation (hommage rendu àdes objets ayant appartenu au défunt).

Autres manifestations des liensentre morts et vivants :

– Si un mort est parti sans descen-dance, on lui procure des enfants ense mariant avec le veuf ou la veuve(lévirat). Les enfants seront les enfantsdu mort.

De même on favorisera chez les

Nuers

du Soudan le mariage entrefemmes quand il y a stérilité d’uned’entre elles, toujours dans le but delui constituer une descendance pourque le cycle ne se referme pas etqu’elle puisse en retour avoir un cultedes ancêtres.

La fin de vie requiert une partici-pation active du groupe. La présencedes femmes est très importante (ellescaressent, maternent, rassurent, liqui-dent les querelles, scellent des récon-ciliations).

– Enfin, ceux qui ne peuvent en-trer dans l’ancestralité dans le cyclevivant-mort sont : les enfants et ado-lescents, certains malades, les suici-dés, les sorciers, les femmes mortes encouche. Autrement dit, tous ceux quin’ont pas eu le moyen de se constituerune descendance objectivement.

Leurs esprits errent et rejoignentles génies ou les forces maléfiquesdont il faut se protéger par des gris-gris, amulettes, rituels initiatiquesd’exorcisme.

Points de repères et de tensions dans deux figures de l’immortalité

L’entrée dans l’immortalité réclameune sortie du temps et une sortie ducorps, pour un au-delà qui emprunteradifférents visages selon les anthropo-logies religieuses.

Mourir, c’est sortir du temps chro-nologique pour un autre temps :

– soit linéaire : celui de l’anthro-pologie biblique se réclamant de latradition Abrahamique (cultures juives,chrétienne, musulmane) ;

– soit cyclique : celui des culturesasiatiques (bouddhiste, hindouiste), quivont donner lieu à 2 figures de l’im-mortalité : la résurrection pour le pre-mier, la réincarnation pour le second.

Une sortie du temps

La mort pose la question du tempset donc des projections dans un au-delà. L’être humain cherche de l’ouver-ture, du sens. Ces deux courantss’appuient sur deux conceptions dumonde, de la vie et de l’après vie quenous déclinerons sans volonté de lesopposer.

La résurrection s’inscrit dans unau-delà éternel. Elle est définitive, uni-que. Elle est présentée par un juif, unchrétien, un musulman, comme unbien enviable, même comme précieux.

La réincarnation est un au-delàtemporel. La notion de samsara impli-que en effet des vies multiples, un cy-cle de réincarnations, une errance devie en vie jusqu’à la défatalisation dukarma.

Le postulat réincarnationiste dé-coule en effet de la loi du karma selonlaquelle chaque acte produit des effetsdans cette vie ou dans une existencesuivante.

Le Nirvana représente le but ul-time, l’idéal achevé, l’extinction, lafin de la transmigration des âmes.

La foi en la résurrection est fondéesur le fait d’un Dieu Créateur, maîtrede la vie, qui a la capacité de ressus-citer les morts.

La réincarnation est au contraireune éventualité à éviter, le croyantcherche à s’évader du cycle des re-naissances (le

samsara

).Les religions de la résurrection

sont fondées sur le principe de la grâce,de la clémence ou d’une action gra-tuite de Dieu en faveur de l’homme.

La réincarnation obéit à une logi-que de compensation karmique quirelève d’une doctrine de l’auto réali-sation. Chacun peut se réaliser lui-même. On ne peut que lui en montrerle chemin. « Il est déjà bien, dit la sa-gesse bouddhiste, de ne pas lui fairedu mal en ne cherchant pas à agir surlui, même si c’est pour lui. »

La résurrection est une nouvelleforme de vie, mais pas une autre exis-tence, plutôt une existence devenueautre. Une sorte de plénitude, une ré-surrection de l’être dans son unicité.

Le corps nature meurt, le corps su-jet est ressuscité en « corps glorieux »pour les chrétiens, transfiguré, uni-que, irreprésentable.

Dans la réincarnation, Hindouismeet bouddhisme partagent cette convic-tion de la transmigration des âmes,ils divergent sur un point important :l’hindouisme postule en chacun, unprincipe spirituel stable (l’

Atman

) quise purifie, ou s’alourdit, au fil des réin-carnations. Dans le bouddhisme, ceprincipe n’existe pas. C’est l’imper-manence qui règne. Pour reprendre laformule d’Héraclite : « Nous ne nousbaignons jamais deux fois dans lemême fleuve. » Il faudrait ajouter quece fleuve n’est pas toujours le même,mais que ça n’est pas non plus tou-jours le même baigneur.

L’entrée dans l’immortalité réclameaussi une sortie du corps. Le concept derésurrection est pétri de l’univers cul-turel biblique. Dans la pensée sémite,l’homme n’est pas ce composé binaired’une âme et d’un corps séparés.

L’anthropologie biblique contreditla pensée grecque dualiste relayée parDescartes qui a jeté le soupçon sur lecorps composé de deux substances :le corps matière, impur, périssable, etl’âme, matière noble emprisonnéedans un corps machine.

Vision héritée par l’occident qui adonné naissance à deux médecines :celle du corps (l’anatomopathologie),celle de l’Esprit (la psychiatrie), lesquel-

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les ont toujours autant de mal à dia-loguer, à coopérer.

Pour la pensée biblique, l’hommeest à la fois chair (c’est-à-dire corpset âme), et Esprit (souffle immortel).Anthropologie de structure ternaire etnon dualiste. Il n’existe d’ailleurs pasen hébreux de mot pour désigner lecorps séparé de l’âme, sauf à parler decadavre.

Le verbe s’est fait chair dans lechristianisme, animé par l’Esprit, lesouffle.

Pneuma

en grec,

Spiritus

enlatin,

Rouh

en arabe,

Rouah

en hé-breux, Esprit en français.

L’homme est donc association dematériel et de spirituel animés d’unsouffle. Corps : temple de l’Esprit pourles chrétiens, âme vivante dans la tra-dition juive, dans les mains de Dieupour les musulmans

Le corps dans la pensée bibliqueest-ce par quoi je suis relié aux autreshommes. Il n’est pas seulement maté-rialité. Il est traversé de parole.

Les religions monothéistes posentcomme principe l’immortalité de lapersonne humaine dans sa totalité. Lavie d’ici bas se poursuit en vie éter-nelle dans l’au-delà sous une formenouvelle, le jugement dernier venantà la fin des temps sceller le destin dechaque homme. Tel est le modèle dujudaïsme orthodoxe et de l’islam.Dans le christianisme, la mort est pas-sage à une vie nouvelle, à un corpsglorieux, prolongement transfiguré :le tombeau est vide, la vie est ailleurs,non plus visible mais présente d’unmode de présence autre. L’éternitén’est pas une figure de l’au-delà, elleest déjà là.

Dans les cultures bouddhistes

Pour ne retenir que quelques pointsstructuraux, le corps n’a qu’une exis-tence nominale, enveloppe éphémèredestinée à être réduite en cendres.Monde d’illusions, qui relève de l’im-permanence, le corps est une défroqueprovisoire, une étape dans l’écoulementdes transmigrations. La personne estillusion provisoire, le « je » n’existe

pas, mais seulement les cinq élémentsou agrégats qui s’unissent provisoire-ment, eux-mêmes en perpétuel chan-gement :

1. l’agrégat corps, la matière for-mée de quatre éléments : terre, eau,feu, vent ;

2. des sensations ;3. des perceptions (couleurs,

odeurs, saveurs) ;4. de la volition, ou composants

psychiques (émotions conscientes ouinconscientes) ;

5. de la conscience ou de laconnaissance.

Ces cinq agrégats sont imperma-nents. Il n’y a pas de moi substantiel.Nous naissons et mourons à chaqueinstant, jusqu’à la mort : le grandchangement. Les cinq éléments se dé-composent. Les cent centres d’énergiecessent de fonctionner au fur et à me-sure que les éléments se rétractent etdisparaissent. Les agrégats surchauf-fés par l’effet des passions commen-cent à se refroidir pour entrer dansune autre existence jusqu’à la libéra-tion absolue, selon l’état de son karma,puisque l’élément spirituel perdure etentraîne des renaissances. Seule lacondition humaine offre la possibilitéde progresser ou de régresser.

Le salut correspond à un arrache-ment au temps, jusqu’à ce que l’éner-gie déployée par les actes soit épuiséeet le karma purifié en passant d’uncorps à un autre. Ce n’est pas tantl’apparence de l’acte qui importe quesa motivation profonde (l’attitude del’Esprit). La continuité psychique estde fait plus importante que l’identitéphysique.

Plus que le corps, l’obstacle à ladélivrance est le désir qui est plus spi-rituel que charnel. C’est l’âme qu’ilfaut soigner, c’est l’âme qu’il faut pu-rifier. Par des exercices de méditation,de concentration, des techniques derespiration. La sortie de l’âme est doncl’évènement capital qui va réclamerun climat de paix et de compassionpour que le mourant aborde ce momentavec calme et absence de peur. La

dernière pensée du mourant est im-portante car elle possède un certainpouvoir d’orienter l’Esprit vers unerenaissance plus ou moins heureuse.Elle représente l’ultime chance, d’oùla nécessité de vivre sa mort en cons-cience, l’esprit apaisé et positivementorienté.

Le rôle de l’accompagnement estfondamental selon le degré de prépa-ration et de pratique spirituelle aucours de la vie, les réactions serontdifférentes. Allant de l’attitude quiètede détachement à une angoisse ef-froyable.

Je pense à cette femme vietna-mienne qu’une étudiante avait ac-compagnée en soins palliatifs et quiétait très agitée ; alors même que lastagiaire lui parlait pour l’apaiser, etlui tenait la main, l’agonisante tentaitde la retirer en agitant aussi sa tête,alors même que l’étudiante s’efforçaitde la retenir en voulant la rassurer.

Un ultime passage bien peu apaiséqui pose la question de la « justesse »de l’accompagnement. On comprendla nécessité pour le soignant de « dé-chariter », autrement dit, de sortir del’idée qu’il se fait du bien pour l’autre,c’est-à-dire de ses projections ethno-centriques fussent-elles généreuses !

Le soignant : un passeur

À travers ce voyage dans l’invisi-ble, nous saisissons la densité de pré-sence et d’accompagnement dans cegrand passage, de ce « précaire », pourreprendre une formule de la traditionjuive.

En effet, mourir c’est sortir dutemps pour rentrer chez soi, dans sonintime le plus silencieux, dans sonterritoire intérieur, dans son invisible,dans sa langue matricielle.

On comprend d’autant plusl’épreuve du mourir pour les popula-tions étrangères loin de leur espace-temps dans cet hôpital laïc, où ne pasdifférencier est une conquête républi-caine, où le plateau technique est siprésent, voire arrogant, et dans unespace éthique inspiré des droits de

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l’homme, qui constitue un cadre salu-taire légitime mais qui a cependantmaille à partir avec le spirituel, l’in-tériorité, l’irrationnel, le religieux, en-traînant des situations d’évitement oude paralysie des soignants, ces der-niers réclamant des savoirs sur lescultures en sous estimant parfois leurscomportements projectifs et ethno-centriques qui font écran dans la ren-contre avec le patient et sa famille.

Le soignantest pourtantappelé à cetendroit-làpour décon-flictualiser letemps, lematerner,l’étayer, enfavorisantaussi

l’échange, la traduction, la mise enplace de rituels, autrement dit de ges-tes, de mots, de scénarios culturelspour accompagner le mourant danscette sortie du temps et permettreainsi un travail de deuil pour les sur-vivants et une délivrance pour lemourant.

Pour illustrer ce propos, je penseà cette infirmière en service d’oncolo-gie qui évoquait ce jeune patient enphase terminale, lequel s’était confiéà cette soignante qu’il avait investieau cours de son hospitalisation. Lejeune garçon était issu d’un couplemixte franco-vietnamien divorcé. Ilétait pris dans un conflit de loyautés,une double contrainte qu’il vivaitcomme une impasse entre choix ettrahison. Sa mère était une catholiquequi l’entreprenait journellement enl’invitant à réciter des prières ; sonpère, un bouddhiste, qui, au cours desvisites à son fils, lui proposait des ri-

tuels bouddhistes et l’invitait à lapsalmodie des prières pour l’apaiser etfavoriser la sortie de son âme. Le vœule plus cher de ce jeune garçon, qu’ilavait confié à l’infirmière, c’était d’es-pérer que ses parents ne soient pas àson chevet au moment de sa mort,mais l’infirmière, pour apaiser sa sor-tie du temps et ce conflit de loyautéqui l’obligeait au choix et à la trahi-son en même temps, dans cette com-pétition parentale au bout de la vie ;le destin lui fut favorable, son vœu futexhaussé !

On comprend combien le soignantpeut représenter ce tiers contenantpare-excitation une fonction phorique,pour réchauffer le temps, le materner,le faire passer, au sens du passeur.

L’hôpital de ce point de vue nepeut rester une parenthèse. Il se doitau contraire de tenter des rites d’hu-manisation. Se faire espace transi-tionnel, permettant d’articuler des co-des culturels pour accompagner lepatient dans ses turbulences existen-tielles. Le devoir de non-abandon del’hôpital impose que cet espace resteouvert, questionnable au sens, au tra-gique, à l’irrationnel. À la recherched’une laïcité réceptive, accueillante.

Le cérémonial du mourant impliqueune conclusion apaisée de la biographiepersonnelle, c’est-à-dire une présence,un accompagnement, une sortie dugeste technique, un « gaspillage utile »pour François Laplantine.

Pour le psychanalyste DenisVasse : « C’est moins la mort qui sem-ble faire peur à l’hôpital que l’intime. »Autrement dit, le rapport à l’intériorité,à l’invisible, à ce qui donne sens pourle sujet, à son au-delà ou à son au-dedans, comme l’on voudra !

Ces « soins de l’échappée », nousdit Denis Vasse, « devraient nous con-

duire à prendre soin dans l’homme dece qui échappe à l’homme ». Prendresoin de son invisible, de sa Parole, dece qui le traverse, de ce qu’il ne peutmaîtriser ou rationaliser. D’un textequi le trouble et qui justement nousfait frères de la question, témoins,passeurs de cette turbulence.

Le soignant ne peut faire l’écono-mie de ce détour anthropologique. Ilest impliqué, plié dedans. Quand il nes’agit plus de faire mais plutôt d’êtreensemble, contemporains pour expé-rimenter une coprésence, une ritualitéinédite. Ce travail de déplacementpour le soignant relève moins d’unsavoir, d’une expertise, fut-elle sa-vante au niveau de l’écoute, que d’uneattention à la condition humaine, à cequi nous traverse tous anthropologi-quement. Position qui n’est pas tota-lement garantie par notre fonction,notre statut, mais plutôt par notrepersonne, notre parole entre dite enéquipe, afin de porter l’incomplétudeensemble et de trouver selon la for-mule de Paul Ricœur, « une positionde justice et de justesse ». Il n’y a pasde protocole compassionnel quandl’homme est exposé dans sa nudité,mais plutôt appel à des fraternités, dessagesses culturelles, des créativitéshumaines, nécessitant le passage duregard à l’écoute, à la présence.

Là où la société déserte, l’hôpitalest appelé à se faire contenant, der-nier toit, dernier lien, non plus hôtel-dieu, mais maison pour tous, afin dene pas faire du mourant un exclu.

J’offre en conclusion ma voix à cesage indien Vivekananda qui noussouffle : « Nous avons devant noustoute l’éternité, il n’y a pas une mi-nute à perdre. »

Arrêtons-nous donc. Merci à tous,bonne éternité !

« C’est moins la mort qui semblefaire peur à l’hôpital que l’intime. »Denis Vasse