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YVES EMERY ET DAVID GIAUQUE Motivations et valeurs des agents publics à l’épreuve des réformes

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YVES EMERY ET DAVID GIAUQUE

Les organisations et les administrations publiques se trouvent dans une dynamique de réformes depuis plusieurs décennies. De nouveaux principes et outils de gestion sont mis en œuvre, prenant souvent pour modèles les recettes managériales conçues dans les entreprises du secteur privé. Or, ces évolutions préoc-cupent, voire inquiètent, les acteurs qui travaillent dans les organisations publiques ou qui les étudient. Des thèmes sont récurrents. Comment évoluent les valeurs dans les organisations publiques se trouvant dans une telle dynamique de réformes ? Quelles sont les réper-cussions de ces transformations sur les motivations des agents publics ? Comment les identités professionnelles se transforment-elles dans cet univers public de plus en plus hybride ? Autant de questions que cet ouvrage aborde à l’exemple des réformes managériales des or-ganisations publiques en Suisse. Après avoir retracé les évolutions managériales du secteur public helvétique, nous livrons les résultats de deux recherches scienti-fiques récentes portant sur les dynamiques identitaires et motivationnelles des agents publics aux prises avec les transformations de leur environnement de travail. Les résultats démontrent que, si les salariés publics sont encore très largement motivés par les valeurs du « ser-vice public », les dynamiques identitaires ont tendance à se multiplier et à s’individualiser. Les manières dont les agents publics donnent un sens à leur expérience professionnelle ne sont pas homogènes et méritent une attention plus soutenue, notamment parce qu’elles sont souvent marquées par la confusion et la contradic-tion. Ce livre s’adresse aussi bien aux professionnels qui doivent vivre avec des réformes, qu’aux lecteurs, universitaires ou non, s’intéressant aux mutations des administrations publiques et à leurs retombées sur les valeurs et les motivations des agents publics.

Yves Emery est professeur à l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP, Suisse), responsable de la Chaire de management public et gestion des ressources humaines, directeur de recherches, consultant au sein de nom-breux services publics suisses et interna-tionaux et auteur de nombreux ouvrages et articles scientifiques. Membre du comité directeur de la Société suisse des sciences administratives, de la Société d’études économiques et sociales, il est aussi rédacteur en chef associé pour la Revue internationale des sciences admi-nistratives (RISA) et membre de comités éditoriaux de plusieurs autres revues scientifiques et professionnelles.

David Giauque est professeur à l’Uni-versité de Lausanne, au sein de l’Institut d’études politiques et internationales (IEPI). Il est membre du Swiss Public Administration Network (SPAN) et du La-boratoire d’analyse de la gouvernance et de l’action publique en Europe (LAGAPE). Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages scientifiques portant sur les réformes administratives suisses, sur la gestion des ressources humaines publiques et, plus généralement, sur la sociologie de l’administration publique, des domaines de recherches dans les-quels il a œuvré en tant que directeur de recherche pour de nombreux projets fi-nancés par des fonds externes et publics.

Motivations et valeurs des agents publics à l’épreuve des réformes

Photo de la couverture : Aspiration – Nathalie Burlone

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des réformes

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La collection « Gouvernance et gestion publique » s’intéresse à toutes les dimensions de la gouvernance publique, tant en ce qui concerne les structures et les processus intra et inter-organisationnels que les relations entre l’État et la société civile au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde. Interdisciplinaire et plurimétho-dologique, elle accueille des textes théoriques, empiriques et critiques de toutes les sensibilités épistémologiques et ontologiques, dans la double perspective d’enrichir les connaissances positives et normatives sur la gouvernance et de nourrir le débat public sur les défis et les enjeux liés à son exercice contemporain.Directeur scientifique : Christian Rouillard (Université d’Ottawa)Comité consultatif :Yves Emery (Institut des hautes études en administration publique, Suisse)Steve Jacob (Université Laval, Canada)Jean-Claude Thoenig (Université Paris Dauphine et Conseil national

de la recherche scientifique, France)Catherine Zwetkoff (Université de Liège, Belgique)

TiTres parus dans la collecTionGattinger, Monica et Diane Saint-Pierre, Les politiques culturelles provinciales et territoriales du Canada. Origines, évolutions et mises en œuvre, 2011.Rouillard, Christian et Nathalie Burlone, L’État et la société civile sous le joug de la gouvernance, 2011.Palau, Yves (dir.), De la gouvernance à la normativité, 2011.Karmis, Dimitrios et Linda Cardinal, Les politiques publiques au Canada. Pouvoir, conflits et idéologies, 2009.Garon, Francis, Changement ou continuité ? Les processus participatifs au gouvernement du Canada 1975-2005, 2009.Babey, Nicolas et David Giauque, Management urbain. Essai sur le mimétisme et la différen-ciation, 2009.

Collection Gouvernance et gestion publique

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Y ves emerY et DaviD Giauque

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Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

Maquette de couverture : Laurie PatryCouverture et mise en pages :

ISBN 978-2-7637-9689-5 ISBN-PDF 9782763796901 ISBN-ePUB 9782763796918© Les Presses de l’Université Laval 2012Tous droits réservés. Imprimé au CanadaDépôt légal 2e trimestre 2012Les Presses de l’Université Laval

www.pulaval.com

Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval.

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Table des maTières

Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .1Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .3

ChAPITRE 1L’administration en marche vers la post-bureaucratie . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9

ChAPITRE 2Rationalités des réformes managériales réalisées en Suisse et à l’international . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .35

ChAPITRE 3 Pratiques et instruments des réformes en Suisse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .67

ChAPITRE 4La GRH publique en mutation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .109

ChAPITRE 5Résultats de terrain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .137

ChAPITRE 6Analyse conclusive et recommandations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

ANNExE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263

BIBLIOGRAPhIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .265

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Remerciements

Nos remerciements vont tout d’abord au Fonds national suisse pour la recherche scientifique (www.snf.ch), qui a accepté de financer les deux projets de recherche présentés dans cet ouvrage. Il s’agit du projet no 100012-116083 intitulé Peut-on motiver les agents par le service public ? Application du concept de « public service motivation » à la réalité helvétique, ainsi que du projet no 100012-112393/1 portant sur L’après-fonctionnariat : un modèle approprié pour relever les défis de l’État au XXIe siècle ? Sans ce soutien précieux, jamais ces recherches n’auraient pu être menées à terme, et cette publication voir le jour.

Nos remerciements vont ensuite aux très nombreux agents publics, femmes et hommes, qui ont accepté de consacrer de leur temps en répondant aux questionnaires envoyés ou à nos demandes d’entretiens. Leurs témoi-gnages, leurs mots d’humour et parfois leurs cris de désespoir ont donné du relief et de l’épaisseur à nos données, permettant d’enrichir de manière décisive nos analyses.

Nous aimerions en outre adresser des remerciements tout particuliers aux collègues ayant co-dirigé le premier projet mentionné ci-dessus. Il s’agit, par ordre alphabétique, de Simon Anderfuhren-Biget, collaborateur scien-tifique à l’Université de Lausanne et de Genève, d’Adrian Ritz, professeur à l’Université de Berne, ainsi que de Frédéric Varone, professeur à l’Univer-sité de Genève, et de Christian Waldner, collaborateur scientifique à l’Uni-versité de Berne. Ils retrouveront dans les pages de cet ouvrage des réflexions communes, et nous les remercions pour leur très fructueuse et amicale collaboration. Finalement, nos remerciements vont aux collaboratrices et collaborateurs membres de nos équipes de recherche, mentionnés ici dans l’ordre alphabétique : Noémi Martin, Stéphane Quarroz, Fabien Resenterra, Joëlle Sanchez, Michaël Siggen, Carole Wyser. Ils ont fait valoir à merveille leurs compétences professionnelles pour construire ensemble les analyses que nous avons été en mesure de présenter ici. Qu’ils trouvent ici l’expres-sion de notre reconnaissance pour leur amitié et leur travail.

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Introduction

“A major concern is the need to appraise the fundamental values embedded

in civil service and to preserve public sector ethos.”

(Steen, 2006)1

Archiviste, comptable, fiscaliste, vétérinaire, infirmière, policier, enseignant, secrétaire, météorologue, conducteur de camion, biblio-

thécaire, architecte, juriste…, voici quelques-uns parmi les innombra-bles métiers exercés au sein des organisations publiques. Au-delà de leurs différences évidentes, les personnes exerçant ces métiers ont-elles des points communs ? Partagent-elles des valeurs et des sources de motiva-tion communes, en tant qu’employés publics, autrefois appelés fonction-naires ? Cette interrogation constitue le point de départ de cet ouvrage, et des recherches qui le sous-tendent.

Impliqués depuis de très nombreuses années dans les projets de modernisation publique, en tant que chercheurs, mais également en qualité de conseillers des acteurs politiques et administratifs, nous avons vécu de l’intérieur ce qu’il convient d’appeler la « vague de nouvelle gestion publique », les espoirs les plus fous qui lui étaient associés, ainsi que les critiques virulentes qui, dès le départ, ont été exprimées par les observateurs les plus sceptiques. Souvent focalisés sur le système administratif, ou sur les personnes exerçant des fonctions dirigeantes, ces recherches et rapports de conseil ont, trop souvent de notre point de vue, négligé les acteurs de la base ; ces femmes et ces hommes qui, au quotidien, donnent corps aux politiques publiques, aux bases légales, aux instructions de la hiérarchie

1. Une préoccupation centrale est celle d’évaluer les valeurs fondamentales liées au service public et de préserver l’ethos public (traduction libre des auteurs).

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et aux normes définies dans les dispositifs de qualité publique. Des personnes en interaction plus ou moins directe avec les citoyens- bénéficiaires des prestations publiques. Une position privilégiée en somme pour vivre la grande mutation des services publics, en ayant le miroir constant des administrés qui leur renvoient leurs perceptions des change-ments en cours. Mais une position aussi très délicate, au carrefour des contradictions politiques et administratives, à l’interface entre des besoins citoyens en évolution constante, et des moyens qui ne suivent que rarement cette demande croissante.

Ainsi, notre questionnement de départ est celui des valeurs et motiva-tions de celles et ceux que nous appellerons le plus souvent agents publics dans le cadre de cet ouvrage. Comment vivent-ils l’introduction massive de valeurs et de pratiques issues du monde de l’entreprise, comment s’appro-prient-ils les nouvelles exigences de leur métier, de leur hiérarchie, comment digèrent-ils les changements technologiques et ceux, plus profonds et complexes, de la société ? Le rapprochement très important entre les logiques d’action publiques et privées constitue-t-il une opportunité pour dynamiser les organisations publiques, ou est-ce au contraire le début d’une ère de confusion des valeurs et des référentiels d’actions ? Toutes ces questions, et bien d’autres encore, ont des répercussions sur le quotidien des agents publics, et la proximité que nous entretenons avec le terrain nous montre que cette nouvelle réalité est vécue de manière très positive par certaines personnes, qui trouvent leur compte dans une forme d’organisation publique dépouillée de ses tares traditionnelles, alors que pour d’autres personnes, la démotivation l’emporte et ne fait qu’exprimer une perte de repères, ceux qui les ont amenés il y a plus ou moins longtemps à se décider à embrasser une carrière dans le secteur public.

L’objectif de l’ouvrage est d’ouvrir une réflexion sur les transformations des identités et des motivations des agents publics à la suite des réformes de nouvelle gestion publique intervenues au cours de la fin du xxe et début du xxIe siècle. Ces réformes en cours ont eu pour conséquence de trans-former la relation d’emploi qui lie les salariés publics à leurs organisations respectives. Une ère nouvelle, que nous avons appelée « après-fonctionna-riat », s’ouvre aux agents publics : elle traduit un univers institutionnel et organisationnel hybride, où les logiques classiques de l’administration côtoient celles, plus entrepreneuriales, issues de l’entreprise privée. Un univers à inventer, rempli d’opportunités mais également de défis à relever, voire de paradoxes à affronter, qui peuvent se révéler très déstabilisants pour un personnel public habitué à l’univers relativement stable et protecteur du fonctionnariat.

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5Introduction

Dans le sillage des transformations en cours, qui se concrétisent de manière très différente d’une organisation à l’autre, de nouvelles formes de motivation apparaissent, les ancrages identitaires se déconstruisent et se reconstruisent autour des nouvelles logiques de fonctionnement et des nouvelles valeurs prônées par les instances politiques et managériales conduisant ces réformes. Mais quelles sont ces nouvelles motivations et ces nouveaux repères identitaires ? Quels en sont les moteurs et les expli-cations ? Quelles en sont les conséquences pour le management et la gestion des ressources humaines des organisations publiques ? Cet ouvrage, à la fois théorique et pratique, est bâti autour de données empiriques suisses, tout en ouvrant la réflexion sur l’international. Il met l’accent sur les acteurs souvent oubliés des réformes administratives : les agents publics de la base, au cœur de la mise en œuvre des politiques publiques. En effet, le monde de l’administration publique, de même que la recherche et la littérature qui l’accompagnent, n’ont pas accordé une place importante aux agents publics avant le milieu des années 1990, préférant se focaliser sur l’analyse institutionnelle et organisationnelle du système en place (Bodiguel et al., 2000). À ce moment, les analyses des évolutions de la gestion publique effectuées régulièrement par l’OCDE montrent que parmi les axes de modernisation relevés au sein des pays membres, la gestion des ressources humaines (GRh) vient en tête de tous les domaines traités (OCDE, 1997c), ce qui illustre une forme de réveil des directions politiques et administratives quant au rôle et à l’impact exercé par les agents publics sur le fonctionnement général du système public, et quant à la qualité des prestations fournies à la population. Cette tendance s’est encore renforcée pendant quelques années (PUMA, 2001), puis d’autres domaines de modernisation ont pris le relais et il semble bien qu’à l’heure actuelle, l’accent mis sur la gouvernance et la cyberadministration ait pris le dessus (Giauque & Emery, 2008), ce qui ne signifie nullement, comme nous allons le montrer dans cet ouvrage, que les questionnements théo-riques et empiriques liés aux agents publics, leurs valeurs, leurs identités et motivations, aient été résolus. Bien au contraire, nous verrons au fil des chapitres qui suivent combien cette problématique est importante et mérite une attention toute particulière.

La découverte de l’importance du personnel dans le succès de l’organi-sation (publique) coïncide avec le développement de la nouvelle gestion publique (NGP). Il s’agit à cette époque de développer une administration « au service de ses administrés-clients », agissant de manière efficiente, sur la base d’un esprit d’entreprise censé alléger et dynamiser la structure et le fonctionnement des services (Delley, 1994 ; Emery, 2000). Dans cette

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optique, le rôle des agents publics2 à tous les niveaux de la hiérarchie, un rôle a priori relativement effacé dans le modèle classique wébérien de l’admi-nistration publique, devient assez rapidement central. Les qualités tradi-tionnelles de l’agent public fonctionnaire sont (rapidement) oubliées, ou à tout le moins mises en veilleuse par l’approche NGP, afin de mettre en avant des compétences entrepreneuriales et des valeurs issues du monde de l’éco-nomie privée. C’est dire combien les pratiques, mais également le cadre de référence valoriel et managérial des agents publics, sont bouleversés depuis une bonne vingtaine d’années.

Mais au-delà des visées normatives-prescriptives liées à la NGP, nous devons nous interroger sur le vécu des agents publics, leur perception de ces nouvelles pratiques et leurs effets sur leur motivation et leur engagement dans les organisations qui les emploient ; les principaux constats mis en évidence à ce jour, très contrastés comme nous allons le voir, étayent et justifient l’intérêt du présent ouvrage, qui fait le point sur ces questions dans le contexte particulier de la Suisse, tout en situant les arguments présentés dans une perspective internationale.

Comme nous allons le développer dans cet ouvrage, la Suisse est un pays particulièrement intéressant à cet égard, car il présente un caractère profondément hybride du fait de la grande perméabilité entre les secteurs public et privé, de la réceptivité élevée du public aux méthodes de l’entreprise privée et d’un système d’emploi dit de position, et non pas de carrière, qui ouvre l’accès à la fonction publique à tous les citoyens, sans concours d’entrée particulier.

L’ouvrage commence par un chapitre portant sur la post-bureaucratie et l’après-fonctionnariat, une ère nouvelle qu’un nombre croissant d’analystes met en exergue pour qualifier la période actuelle au niveau international, sans que ces notions ne soient toujours clairement définies. À notre sens, le questionnement sur les valeurs et motivations des agents publics doit être contextualisé d’abord au niveau institutionnel, et ce premier chapitre s’emploie à décrire les tendances fortes de cet environnement hybride qui transforme en profondeur la conception idéal-typique de la bureaucratie et du fonctionnariat, deux modèles qui auront forgé la conception des insti-tutions publiques au siècle passé.

2. Les textes rédigés dans le cadre de cet ouvrage utilisent essentiellement l’expression « d’agent public » pour désigner les personnes, femmes et hommes, travaillant dans les organisations du secteur public, quel que soit leur niveau hiérarchique. Le mot « fonctionnaire » est employé pour désigner le statut et la personne travaillant au sein d’une organisation de type bureaucratique, au sens de Weber.

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7Introduction

Le deuxième chapitre présente et décortique les forces principales à la source des projets de modernisation de la sphère publique, des organisations publiques et singulièrement de la gestion publique. Des éléments les plus concrets, telles les crises et catastrophes rencontrées ces dernières décennies, jusqu’aux éléments les plus abstraits fondant les positions idéologiques, ces formes nous permettent de mieux comprendre les rationalités des réformes en cours, les objectifs visés et les méthodes utilisées pour y parvenir. À notre sens, il n’était pas possible de mener des recherches sur les nouvelles moti-vations des agents publics sans mettre en exergue ce contexte plus général qui livre le portrait d’un univers bureaucratique profondément discuté dans ses fondements politiques, institutionnels et organisationnels.

Sur la base de ces deux premiers chapitres axés sur la modernisation publique au niveau international, les deux chapitres suivants décrivent en profondeur les réformes en cours en contexte suisse :

• Le chapitre 3 porte sur les concepts et méthodes de la nouvelle gestion publique à la mode helvétique. Il met en exergue, par effet miroir, les légitimités typiquement suisses qui sont au fondement des réformes entreprises, tout en soulignant les spécificités de ce pays, notamment liées à sa culture politico-administrative très particulière.

• Le chapitre 4 quant à lui, détaille les réformes plus particulièrement entreprises en matière de gestion publique des ressources humaines, un champ de modernisation riche qui marie, pas de manière toujours optimale, des changements sur les plans législatif, managérial et culturel.

Si les deux premiers chapitres peuvent livrer d’intéressantes clés de lecture aux changements de valeurs et de motivations des agents publics, les deux suivants fournissent des éléments beaucoup plus concrets, en ce qu’ils touchent directement les attentes formulées à l’attention des agents publics et leurs comportements au quotidien.

La mise en contexte des recherches exposées dans le chapitre 5 de cet ouvrage était absolument indispensable pour prendre le recul nécessaire à l’interprétation des résultats, à la discussion des principaux constats, et in fine aux recommandations qui en découlent pour les acteurs politiques et admi-nistratifs. Le chapitre débute avec la présentation d’un vaste projet de recherche portant sur la Public Service Motivation (PSM) au sein des orga-nisations publiques cantonales et communales suisses. Partant d’un courant de recherche très fécond en ce début de xxIe siècle, il revisite ce concept, ses principaux antécédents et conséquences, pour discuter ensuite des

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résultats de recherche et principaux enseignements à tirer des niveaux de PSM relevés en Suisse, sur la base d’une méthodologie quantitative. La suite du chapitre détaille un autre projet de recherche, mené à la même période, en exploitant une méthodologie essentiellement qualitative et inductive, visant à déterminer les nouvelles dynamiques motivationnelles à l’œuvre dans les services publics helvétiques.

À noter que l’un des deux projets de recherche, menés avec le soutien du Fonds National pour la Recherche Scientifique suisse, a été conduit dans la partie francophone de la Suisse, laquelle montre des spécificités présentées dans les chapitres introductifs de l’ouvrage et qui rendent l’extrapolation des résultats à l’ensemble de la Suisse discutable. Il s’agit là d’une réserve importante que les lecteurs devront garder à l’esprit au long des développe-ments présentés.

Le dernier chapitre tente une synthèse des résultats de recherche exposés, ce qui n’est pas une sinécure en considérant les postures théoriques et méthodologiques très différentes qui ont été retenues. Néanmoins, avec le recul nécessaire et en réintégrant les éléments de contextualisation présentés dans les chapitres introductifs, il nous a été possible de développer une grille de lecture intéressante et probablement novatrice des schémas valoriels et motivationnels des agents publics dans un environnement post-bureaucra-tique. Sur cette base, un certain nombre de recommandations pratiques sont formulées à l’attention des acteurs politiques et administratifs en charge des réformes en cours.

Quelle que soit la position que nos lecteurs occupent (chercheurs, praticiens, étudiants, etc.), nous espérons que la lecture de cet ouvrage soit pour eux une source d’inspiration et constitue une « respiration » leur permettant de prendre un certain recul notamment au regard des réformes en cours touchant la fonction publique.

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Chapitre 1

L’administration en marche vers la post-bureaucratie

« Making sense of contemporary public administration, then, requires an understanding of the complex ecology of institu-tions, actors, rules, values, principles, goals, interests, beliefs,

powers, and cleavages in which it operates. » (Olsen, 2006)1

Les différents facteurs qui affectent les organisations publiques et ont conduit aux programmes de réformes de ces trois dernières décennies, réunis sous la bannière de la nouvelle gestion publique, ont durablement transformé l’organisation du travail des agents publics. Longtemps inspirée du modèle de la bureaucratie, au sens de l’idéal-type formulé par M. Weber (Weber, 1971), cette organisation évolue maintenant vers une nouvelle conception, hybride, que nombre d’observateurs qualifient de post-bureaucratie, comme nous allons le voir dans la suite de ce chapitre.

Ainsi, pour comprendre les problématiques identitaires et motivation-nelles que vivent les agents publics à l’heure actuelle, un rappel de la bureau-cratie wébérienne est indispensable. En effet, la place et le rôle des agents publics dans le modèle bureaucratique wébérien ne sont pas seulement la déclinaison des caractéristiques du fonctionnariat, par lesquelles nous commençons ce chapitre ; elles sont indissociables de la conception plus générale – organisationnelle et institutionnelle – de ce modèle, des rôles que la bureaucratie est amenée à remplir, des légitimités et logiques qui

1. La discipline de l’administration publique, dans ses développements contemporains, implique une compréhension de l’écologie complexe des institutions, des acteurs, règles, valeurs, principes, buts, intérêts, croyances, pouvoirs et clivages qui les carac-térisent (traduction libre des auteurs).

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sous-tendent son fonctionnement, et des critères à l’aune desquels elle sera évaluée. L’univers hybride que vivent les agents publics aujourd’hui, que nous appellerons l’après-fonctionnariat2, ne peut être présenté qu’après avoir, par contraste, rappelé les caractéristiques au fondement du fonctionnariat. Et l’organisation plus générale au sein de laquelle ils évoluent s’achemine vers un nouvel idéal-type, post-bureaucratique, qui intègre des logiques de plusieurs univers de référence, qui dépassent largement l’inspiration classique du monde citoyen au sens de l’univers de la démocratie que les philosophes de la Grèce antique avaient décrit il y a plus de 2000 ans déjà.

Fonctionnariat et modèle bureaucratique wébérien

Lorsque l’on remonte aux sources du fonctionnariat, théorisé par l’idéal-type de la bureaucratie wébérienne (Weber, 1971), force est de constater que les individus (les fonctionnaires) n’étaient certes pas au centre du modèle, mais qu’ils occupaient néanmoins une place de choix. La mise en œuvre du modèle bureaucratique, dans le courant du XXe siècle, a toutefois conduit à valoriser davantage les dimensions légale et organisationnelle de l’adminis-tration au point que dans les ouvrages classiques sur l’administration publique et les sciences administratives, la place (et la gestion) des agents publics n’est quasiment pas abordée (Chevallier, 1986), l’agent public étant vu comme une personne neutre réalisant fidèlement et naturellement le travail confié par sa hiérarchie dans le cadre de la fonction qu’il occupe. Ce sont les cher-cheurs nourris par la théorie des organisations – et singulièrement la sociologie des organisations – qui mettront en doute cette vision lisse et docile de l’agent public pour lui redonner sa qualité d’acteur, co-créateur des mécanismes de collaboration et de régulation organisationnelle, et bien entendu, co-créateur et porteur plus ou moins enthousiaste des programmes de réforme menés dans les organisations publiques.

Le modèle du fonctionnariat existe en pratique depuis les temps les plus reculés lorsqu’on songe par exemple aux mandarins de la Chine antique ou aux fonctionnaires de l’Égypte pharaonique. L’idée de constituer un ensemble de personnes professionnelles, formées et sélectionnées en fonction de leurs connaissances, semble apparaître au moment de l’unification des provinces chinoises, vers 220 avant J.-C., dans le but de disposer d’une

2. Nous reviendrons plus en avant sur le choix de cette expression. Disons simplement à ce stade que le substantif de « fonctionnariat » a été conservé, et précédé de la prépo-sition « après », pour montrer que l’on assiste à l’émergence d’une ère nouvelle, d’une forme nouvelle d’idéal-type caractérisant le monde des agents publics.

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11L’administration en marche vers la post-bureaucratie

corporation pouvant assurer le relais entre le gouvernement central et les régions. C’est dire qu’une formation spécifique (et coûteuse, ce qui ne favorisait pas l’accès à la caste des fonctionnaires) autorisait l’accès à la fonction publique, et non la transmission de charges héréditaires (Kamera-novic, 1999). Cet élément fondamental du fonctionnariat, qui rend la fonction indépendante de l’origine sociale ou de la cooptation, et ce faisant la démocratise, sera repris et systématisé par les approches occidentales du fonctionnariat. Il lui donne en outre une dimension de professionnalisme, ou de mérite au sens du merit system propre à la fonction publique américaine par exemple, c’est-à-dire un système où la maîtrise de compétences spécifi-ques détermine l’accès à une fonction publique (et non pas l’appartenance politique, propre au spoil system ayant cours notamment aux USA), un professionnalisme indispensable à une mise en œuvre efficace des affaires publiques, basée sur les connaissances développées par les agents publics.

Il est communément admis que dans la société moderne née de la révolution industrielle, le fonctionnariat est conceptualisé par M. Weber, le père du modèle bureaucratique3. Il est alors pensé comme l’un des ingré-dients fondamentaux d’une organisation bureaucratique chargée de mettre en œuvre, de manière professionnelle et neutre, les décisions des gouvernants, eux-mêmes légitimés démocratiquement par une élection populaire. On retiendra de ce modèle idéal-typique que le fonctionnaire, dans cette vision désormais classique (Germann, 1996 ; Olsen, 2006) :

• est nommé (à vie) après avoir été sélectionné selon des critères professionnels liés aux compétences ou aux diplômes attestant du savoir professionnel, souvent par concours. Cette nomination doit offrir une indépendance par rapport au pouvoir politique, alors que la nomination à vie doit permettre une indépendance par rapport au pouvoir politique régulièrement élu, ainsi qu’aux citoyens amenés, dans les domaines où l’agent public exerce la puissance publique, à exercer des pressions ou à corrompre ce dernier ;

• occupe une fonction à plein temps, sans y être personnellement attaché, et sans pouvoir s’adonner à d’autres occupations profes-sionnelles ;

3. À noter que l’idéal-type bureaucratique wébérien s’inscrit dans une réflexion plus globale liée aux formes de domination et de pouvoir dans la société. L’idéal-type bureaucratique étant un instrument par lequel la domination légale-rationnelle peut être mise en œuvre.

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• travaille en fonction de l’application stricte des règles définies et des instructions reçues par la voie hiérarchique (politique et admi-nistrative), lesquelles ne laissent pas de marge de manœuvre aux exécutants. Cette vision n’est rapidement pas confirmée par les études empiriques, et notamment par le courant des street level bureaucrats mentionnés au chapitre 2 ;

• bénéficie d’un traitement (d’une rémunération) correct, pour éviter de céder aux tentatives de corruption, traitement progressant selon l’ancienneté avant tout, c’est-à-dire automatiquement et sans tenir compte de la qualité du travail réalisé, ainsi que d’une retraite assurée ;

• progresse selon une logique de « plan de carrière », lequel intègre, dès le départ, les postes successifs (grades) auxquels il peut prétendre, avant tout par le fait de son ancienneté.

Selon M. Weber, ces conditions doivent non seulement assurer la neutralité et la permanence des employés de la fonction publique, mais également leur donner une certaine dignité dans l’exercice de leur fonction, voire une position sociale claire au sein de la société, position sociale qui paraîtra dans bien des contextes enviable, voire enviée, comme c’était déjà le cas des mandarins qui ne formaient qu’une infime minorité de la popu-lation de la Chine ; et comme cela a été longtemps le cas en France par exemple (Bodiguel & Rouban, 1991).

En considérant les différences importantes entre les systèmes politico-administratifs des différents pays – variable médiatrice au sens du chapitre suivant – les caractéristiques du fonctionnariat ont été mises en œuvre de manière très dissemblable selon les pays (Bossaert et al., 2003), certains comme la France et l’Allemagne restant encore très proches du modèle imaginé par Weber, alors que la Suisse, à laquelle nous nous intéressons plus particulièrement dans le cadre de cet ouvrage, a toujours eu une fonction publique dite « ouverte », soit un système offrant une plus grand perméabi-lité entre secteurs privé et public, l’absence de concours d’entrée étant remplacée par la mise au concours publique de tout poste à pourvoir. Une perméabilité à comprendre non seulement en termes de mobilité profes-sionnelle, mais également de méthodes de fonctionnement et, plus fonda-mentalement encore, de modèles et de valeurs inspirant l’organisation, comme nous allons le voir ultérieurement.

Dans l’esprit de Weber, il convient de rappeler que le fonctionnariat en tant que tel n’a guère de sens, car il importe de le considérer dans le cadre de la vision intégrée qu’il développe d’une société qui définit et conduit les

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actions publiques (aujourd’hui, nous dirions les politiques publiques), selon une éthique du bien commun et de l’agir démocratique. De fait, au-delà des principes du fonctionnariat, les dimensions organisationnelle et insti-tutionnelle de la bureaucratie wébérienne représentent un cadre de référence global plus large au sein duquel évoluent les membres de la fonction publique, et qui influence leurs comportements et leurs motivations. C’est ce que nous voulons maintenant développer.

La dimension organisationnelle du modèle wébérien, ou « l’outil bureaucratique »

Bien des exégètes de la bureaucratie, ainsi que nombre de critiques, ont mis en avant la dimension organisationnelle de la bureaucratie wébé-rienne, celle qui en fait, avec le système taylorien (Taylor, 1911), l’un des modèles fondateurs de l’école classique du management (Staehle, 1999). Il est vrai que ce qu’il convient de considérer comme « l’outil bureaucra-tique » du modèle wébérien représente la vision méthodiquement orches-trée d’une mécanique réalisant avec une redoutable efficience les missions que la hiérarchie politique et administrative lui confie. Il incarne et reproduit la vision rationnelle d’une représentation du monde organisa-tionnel inspirée largement de la métaphore des sciences exactes, vision hégémonique rayonnant dans la plupart des sciences au début du xxe siècle (Capra, 1983), et particulièrement dans les modèles d’organisation, de gestion et d’administration. La métaphore de la machine a souvent été utilisée pour illustrer la vision inspiratrice de cette forme d’organisation (Morgan, 1989) qui se proposait d’appliquer aux bureaux, par analogie, les méthodes d’organisation du travail appliquées à la production (Gulick & Urwick, 1977), dans le but d’augmenter la productivité et la fiabilité des tâches, à travers celles des agents publics soumis aux injonctions univoques de la loi et de la hiérarchie chargée de la mettre en œuvre, ainsi que de toutes les procédures d’exécution qui les accompagnent. La litté-rature a souvent mis en avant l’organisation métaphoriquement comparée à la machine dans le monde des entreprises privées, mais il est évident que les administrations publiques constituent également un terrain privilégié d’application, illustrant le potentiel de rationalisation des tâches admi-nistratives.

Les caractéristiques mêmes de l’organisation bureaucratique, notam-ment un fonctionnement stable et prédictible, offrant à long terme un cadre de référence clair et des mécanismes de contrôle rôdés, une hiérarchie unique devant être rigoureusement suivie (voie hiérarchique et unité de commandement), ainsi qu’une spécialisation des agents par la division du

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travail, des principes que l’on retrouve chez le Français henri Fayol par exemple (Fayol, 1916), placent les fonctionnaires dans un environnement rigide qui leur confère une appartenance structurelle et professionnelle durable4, et des repères stables. Cette appartenance se concrétise dans certains pays par l’incorporation dans un corps administratif spécifique comme c’est le cas pour la France (Kessler, 1980), qui marque à son tour leur identité et leur attachement organisationnel (Rouban, 2000). Dans les pays organisés selon le principe de la fonction publique ouverte, tels que la Suisse, ce n’est pas tant le corps administratifs (professionnel) qui forge l’identité, à quelques exceptions notables comme les enseignants ou les policiers, mais bien le service ou le département d’appartenance – donc l’unité organisationnelle qui les emploie – ainsi que l’appartenance plus générale et globale à la fonction publique. Ces ancres d’appartenance vont être profondément influencées par les réformes en cours, comme nous allons le développer par la suite.

L’environnement stable (au moins du point de vue que l’on peut avoir aujourd’hui) qui prévaut au moment où le modèle bureaucratique est imaginé par Weber en fait un outil organisationnel particulièrement adapté à son contexte, dans une conception inspirée de la théorie de la contingence présentée au chapitre suivant ; et ceci explique également les critiques progressivement formulées à son égard, lorsque d’un environnement stable on est passé, à partir du milieu des années 1970, à un environnement hautement évolutif nécessitant de repenser les modèles organisationnels en place pour augmenter leur capacité d’adaptation aux nouvelles problé-matiques qu’ils sont amenés à résoudre (Lawrence & Lorsch, 1974). Cette vision n’est d’ailleurs pas seulement issue de la théorie de la contingence, mais également des théoriciens des systèmes, qui mettent en exergue l’importance de la variété requise d’un système au sein de son environne-ment (Probst & Ulrich, 1989 ; Von Bartalanffy, 1965). En d’autres termes, un système – ici l’organisation publique – ne peut efficacement remplir sa mission sans disposer en son sein d’une variété d’états égale ou supérieure à celle caractérisant son environnement pertinent. Ces états sont à comprendre au sens large comme un ensemble de compétences, de méthodes, d’outils d’analyse et de répertoires d’actions, qui reflètent la variété d’états de l’environnement au sein duquel l’organisation publique évolue. Dans cette optique, il est aisé de comprendre que l’organisation

4. Cette durabilité est attestée par la très faible mobilité interne caractérisant la plupart des administrations.

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bureaucratique classique ait été l’objet de critiques progressives qui ont traduit, d’une certaine manière, l’insuffisance de la variété présentée par les organisations publiques dans une société en marche vers la complexité et l’individualisme.

Une illustration classique de cette problématique est liée au débat portant sur la bureaucratie représentative, thématique débattue depuis de nombreuses années puisque cette notion revient à J. Donald Kingsley, dont l’ouvrage Representative Bureaucracy a été initialement publié en 1944 déjà. À cette époque, l’idée principale consistait à diversifier la sélection des fonctionnaires de telle sorte que toutes les catégories de la population puis-sent être représentées au sein de la fonction publique, ce qui n’était absolu-ment pas le cas à l’époque, et demeure un défi constant pour tout système administratif. Le fait de considérer, par effet miroir, les caractéristiques socio-démographiques (âge, sexe, ethnies, etc.) de la fonction publique par analogie à celles de la population générale, reflète une conception démo-cratique de l’appareil étatique qui n’est pas seulement animée par le souci d’éviter toute discrimination sociale (représentation passive) (Rosenbloom & Dolan, 2006). Il s’agit également, dans une vision active de la bureaucratie représentative, de considérer que les fonctionnaires orientent leurs actions et décisions pour défendre, plus ou moins activement, les intérêts des sous-groupes de la population qu’ils représentent, ce qui contribue à un service public reflétant de manière plus appropriée les besoins et contraintes des différentes parties de la population. Dans ce contexte, la « variété requise » est directement liée aux variables socio-démographiques propres à une population donnée, mais il convient naturellement d’étendre le raisonne-ment à toutes les facettes composant la vie en société.

Ainsi, l’organisation bureaucratique devrait sinon précéder, en tous les cas s’adapter aux caractéristiques évolutives de l’environnement au sein duquel elle évolue, c’est pourquoi les modèles classiques d’organisation, largement inspirés de l’armée (prussienne dans le cas de la bureaucratie wébérienne), paraissent progressivement obsolètes.

Depuis une vingtaine d’années, de nouvelles conceptions d’organisation foisonnent, plus adaptées à l’environnement actuel des services publics. Ces conceptions organisationnelles, nullement réservées aux services publics, sont plus complexes parce qu’elles s’inspirent des modèles du vivant plutôt que de la machine (Genelot & Le Moigne, 2001). Elles sont également plus flexibles et évolutives pour réagir de manière rapide aux changements de l’environnement, et plus entrepreneuriales sous l’impulsion de la nouvelle gestion publique (Giauque & Emery, 2008) et de l’importance accordée à

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l’innovation, qui a tendance à devenir une valeur en soi dans le cadre de la modernité5. Autant d’éléments contribuant à faire éclater la logique orga-nisationnelle wébérienne, comme nous allons le montrer plus loin, et donc à ébranler cet univers du fonctionnariat, à la fois protecteur et sécurisant pour les agents publics, pourvoyeur d’une identité professionnelle, ainsi que de repères éthiques et motivationnels clairs.

Mais, plus encore que de cette évolution organisationnelle-instrumentale, inspirée d’une rationalité fonctionnelle (Zweck-Rationalität au sens de Weber), c’est d’une évolution organisationnelle-institutionnelle dont il s’agit en réalité, en ce sens que la bureaucratie représente une conception de l’État dans la régulation de la société, un ethos public, qui est fondamenta-lement remis en question à l’heure actuelle (Wert-Rationalität au sens de Weber).

Le modèle wébérien en tant qu’institution véhiculant un ethos public

Lorsque M. Weber développe le modèle de l’organisation bureaucratique et élabore les lignes forces du fonctionnariat classique, il faut se souvenir que ce n’est que l’une des pièces d’une vision beaucoup plus large de l’État et d’une société où les rapports sociaux ne seraient plus fondés sur l’arbitraire, la tradition ou encore le charisme de certains leaders, mais sur ce qu’il appelle l’autorité rationnelle-légale, fondement de l’État de droit6. L’autorité ration-nelle-légale consacre en effet non seulement la légitimité de l’État de droit, et donc des rôles citoyens et politiques, fondant leurs actes par le droit conçu démocratiquement, mais également celle des fonctionnaires, véritables rouages de l’appareil administratif chargés de mettre en œuvre les lois et décisions des gouvernants, soutenus par un ethos professionnel mariant sens de l’intérêt général et impartialité, garantissant une mise en œuvre de la loi conforme à l’esprit du législateur (du politique)… en bref, véhiculant des valeurs spécifiquement publiques (Kernaghan, 2000).

Le modèle bureaucratique est donc bien plus qu’un outil fonctionnel au service de la réalisation efficace de missions ou de tâches – modèle qui est souvent retenu en pensant à la bureaucratie –, c’est une vision

5. Pour ne pas évoquer les phénomènes de mode, qui ont fortement touché le domaine du management et de la gestion, cherchant à se renouveler pour créer de nouveaux « produits » commercialisables, au moins autant que de nouvelles idées issues de la recherche. Voir par exemple (Mintzberg, 1994).

6. Et où ressort en pleine lumière sa formation complète de juriste, docteur en histoire du droit de l’Université de Berlin.

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institutionnelle qui véhicule un ethos public affirmant le rôle de l’État dans la régulation de la société, ses sources de légitimité et ses modes d’action. Cette vision dépasse la notion de « Publicness » avancée par Leisink, dont le propos consiste à montrer que toute organisation, publique et privée, présente un certain degré « d’identité publique », par laquelle il faut entendre la poursuite d’intérêts supérieurs (high-order goals) à long terme (Leisink, 2006). Dans une approche inspirée de la théorie institutionnelle, reprise par un nombre croissant de spécialistes attachés à comprendre les mutations des organisations publiques et la motivation au service public (voir par exemple Perry & hondeghem, 2008a ; Pollitt & Bouckaert, 2004 ; Vande-nabeele, 2007), l’institution est vue comme un « phénomène formel ou informel, structurel, sociétal ou politique, qui transcende le niveau individuel, basé sur des valeurs plus ou moins communes ayant une certaine stabilité et influençant le comportement » (Peters, 2000 cité par Vandenabeele). Dans cette perspective institutionnelle historique et sociologique, qui dépasse le niveau de l’organisation publique pour considérer l’ensemble du système public en place, la bureaucratie wébérienne peut être considérée comme une institution véhiculant un ensemble de valeurs fondant ses principes structurels et fonctionnels, valeurs qui reflètent un agir démocratique à la poursuite du bien commun, quels que puissent être les contours de cette vision du bien commun.

Mais que véhicule au juste cet ethos public ? Quels sont les valeurs et les déterminants attitudinaux et comportementaux qui en découlent pour les agents publics composant l’appareil étatique ? L’ethos public est souvent mentionné dans la littérature en référence aux valeurs traditionnelles de la bureaucratie (Brereton & Temple, 1999) ou à un ethos des fonctionnaires (Beamtenethos, Mayntz, 1997), sans toutefois que la substance de cet ethos ne soit clairement explicitée. Selon ces auteurs, on peut toutefois affirmer que l’ethos public regroupe généralement des valeurs telles que l’honnêteté, l’intégrité, l’impartialité et l’objectivité, le sens de l’intérêt général, l’altruisme et le bien commun. Des valeurs qui relèvent de trois sources distinctes : à la fois une éthique générale de l’action (valeurs éthiques telles que l’intégrité), de principes ou valeurs démocratiques (telles que l’impartialité) et de valeurs professionnelles (telles que l’efficacité, le sens du service) (Kernaghan, 2000). À noter que certaines typologies ajoutent encore une quatrième source : des valeurs humaines spécifiquement orientées vers l’interaction entre personnes (Tait, 1999).

Contrairement à l’orientation individualiste sous-jacente aux approches basées sur les choix rationnels (rational choice theories) (Vandenabeele & hondeghem, 2005), et la vision économique néo-libérale présentée au

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chapitre suivant, l’ethos public véhicule ainsi des valeurs supposant une forme de dévouement ou d’engagement pour une communauté de personnes (restreinte ou très large, selon la perspective, qui peut aller jusqu’à l’ humanité entière), de manière plus ou moins désintéressée, un engagement dépassant les intérêts égoïstes des acteurs de la société pris individuellement. Ces valeurs devraient refléter ce que Bozeman appelle la publicitude normative de l’action publique, c’est-à-dire des valeurs montrant le sens intrinsèque de l’action étatique (Bozeman, 2007a). On le voit, le modèle bureaucratique, dans sa dimension institutionnelle, fournit un cadre valoriel pourvoyeur de sens et d’identité professionnelle, amené à guider l’action des agents publics par des principes éthiques clairement exprimés. Tout cela en théorie au moins, dans une conception idéale-typique qui ne saurait, en pratique, être mise en œuvre sans appropriation par les personnes concernées, tant sur le plan politique qu’administratif. En particulier, la manière dont les agents publics de la base, en contact direct avec la population, comprennent et mettent en œuvre ces valeurs et principes d’action, se révélera décisive pour une éthique publique en action, offrant une bonne concordance entre les valeurs prônées et les valeurs épousées (Schein, 1990). Ce qui est naturellement loin d’être évident ! De nombreuses analyses critiques sont venues nourrir l’analyse du fonctionnement réel des systèmes inspirés du modèle bureau-cratique, tant dans le monde de l’entreprise privée que dans celui de l’admi-nistration publique.

Si les critiques portant sur le modèle bureaucratique se sont progressi-vement développées dès les années 1950-1960, également dans le monde anglo-saxon (Downs, 1966), force est de constater que la remise en question radicale de ce modèle peut être associée au mouvement de la nouvelle gestion publique, qui est à considérer avant tout comme une tentative de managé-rialisation de la gestion publique, à l’aune des valeurs, principes et méthodes de management développés au sein des entreprises privées (Giauque & Emery, 2008).

La logique de fonctionnement imprimée aux bureaucraties – publiques autant que privées d’ailleurs – les a conduites, dans bien des cas, à s’isoler progressivement de leur environnement, occupées prioritairement à l’opti-misation de leur fonctionnement interne, dans un exercice de perfection de la règle devenu finalité première (Crozier, 1955 ; Crozier & Friedberg, 1977). C’est ainsi que les organisations publiques en général, et la fonction publique en particulier, ont pu être perçues comme un monde relativement décon-necté de la société (Blau, 1963 ; Crozier, 1963 ; Dupuy, 2004 ; Pfister, 1988 ; Selznick, 1957), un monde protégé par un corpus de lois spécifiques,

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adoptant des valeurs, des normes et modes de comportement particuliers favorisant l’auto-référence et l’auto-reproduction, en perdant de vue leur finalité première et les besoins auxquels elles étaient censées répondre au sein de la société. Dans cette perspective aujourd’hui largement révolue, elles constituaient des systèmes quasi fermés, mettant en avant leur logique comme réalité imposée unilatéralement à leurs partenaires, et singulièrement aux citoyens bénéficiaires des prestations publiques. Lane les décrit ainsi comme des organisations difficilement contrôlables, poursuivant leurs propres objectifs et non ceux qui pourraient contribuer au bien-être de la société (Lane, 1997).

Il faut le reconnaître : l’administration publique, en tant que système, n’a cessé de focaliser les critiques, soulignant son caractère fondamenta-lement bureaucratique au sens du langage commun, inefficace et incapable de se réformer, marqué par ce que Banner a appelé l’irresponsabilité orga-nisée (Banner, 1991). Cette hypothèse d’inefficacité ou d’inefficience, entretenant la réputation parkinsonienne de fonctionnaires pléthoriques et improductifs, exerce une forte pression sur les administrations qui doivent légitimer toujours davantage leur mode de fonctionnement, même après avoir mis en œuvre de multiples programmes de réforme successifs. La pression va grandissant lors de chaque crise financière ou évènement critique (voir chapitre 2), mais elle atteint son point culminant avec l’avènement de la NGP, qui pose en postulat l’inefficacité consubstantielle de la logique de fonctionnement bureaucratique (du modèle wébérien) (hood, 1991).

Cependant, le modèle imaginé par Weber s’est révélé particulièrement résistant aux changements imposés de l’extérieur. Certains analystes criti-ques considèrent même que toute organisation bureaucratique parviendra toujours à résister aux pressions externes, en particulier celles des clients-bénéficiaires des prestations. F. Dupuy a illustré cette prédominance du bureaucrate sur le client dans l’un de ses ouvrages (Dupuy, 1998) décorti-quant les mécanismes par lesquels toute organisation bureaucratique parvient à imposer sa logique pour défendre ses propres avantages. L’outil bureaucratique idéal-typique apparaît ainsi en pratique, au fil du temps, comme l’archétype de l’inefficience parce qu’ayant détourné les finalités externes qu’il est censé poursuivre vers ses propres objectifs internes, ce qui expliquerait le déficit de performance publique malgré la compétence et la bonne volonté des agents publics (Trosa, 2008). S’il n’est pas nouveau d’attribuer au système plutôt qu’aux individus l’origine des problèmes rencontrés dans l’administration (Emery et al., 1997), la logique organi-sationnelle bureaucratique paraît effectivement peu opérante dans un

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environnement fortement évolutif, aux besoins changeants, constat à la base de l’approche de NGP comme nous allons le voir7.

D’un autre côté, il ne faut pas oublier de mentionner que les critiques s’accordent à dire que ce modèle, illustratif de l’école classique du manage-ment, a contribué de manière décisive à la clarté des structures et de l’orga-nisation du travail, et donc à la stabilité et à la prédictibilité du fonctionnement des organisations publiques, mais aussi des agents publics. Dans le cadre de l’État, ces qualités sont importantes, voire décisives, pour assurer une certaine pérennité à l’appareil public. Ceci dit, un nombre croissant de chercheurs étudie le mariage entre les principes classiques de la bureaucratie et les conceptions plus modernes de l’organisation, provocant une hybridation de la bureaucratie, hybridation qui préfigure l’avènement de ce que nous avons appelé l’après-fonctionnariat.

Vers un modèle bureaucraTique renouVelé, cadre insTiTuTionnel de l’après-FoncTionnariaT

L’institution publique est en profonde transformation, justifiant un questionnement sur ses fondements conceptuels. L’idée de repenser les caractéristiques de l’organisation bureaucratique classique a déjà été exprimée il y a de nombreuses années (heckscher & Donnellon, 1994). À cette époque, ces auteurs portaient une critique avant tout focalisée sur le modèle bureaucratique en tant qu’outil de gestion et d’organisation du travail (cf. supra, dans la lignée des critiques sur l’appareil bureaucratique), un outil peu adapté pour relever les nouveaux défis de l’environnement. En l’occur-rence, ces auteurs mettaient en avant l’importance de remplacer la direction hiérarchique de l’organisation, qui impose une volonté de manière unila-térale, par une forme de gouvernance plus participative, basée sur une volonté déterminée de manière consensuelle, où « chacun assume la responsabilité pour le succès d’ensemble » (op cit., p. 24). S’il est évident que cette vision post-bureaucratique va dans le sens de résoudre l’un des paradoxes de la gestion publique sur lequel nous reviendrons, soit le fait que la bureaucratie est un système d’inspiration démocratique qui laisse très peu de place à un fonctionnement interne accordant la parole aux agents publics de la base,

7. Ceci étant, remarquons que la bureaucratie, en tant qu’architecture organisationnelle, ne fait que se développer. De grandes firmes privées représentent d’énormes bureau-craties, c’est pourquoi même si la bureaucratie est critiquée pour son inadéquation avec un environnement évolutif, elle obtient un succès tout à fait remarquable dans le monde des entreprises privées, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes.

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elle se distingue toutefois clairement des critiques plus récentes qui se placent davantage à un niveau institutionnel.

En effet, un nombre croissant d’analystes estiment qu’il serait judicieux de porter un regard neuf sur le modèle bureaucratique en tant que tel, élar-gissant de fait l’objet d’analyse à l’institution publique globalement considérée (Steen, 2006). Les pratiques inspirées de la NGP se sont construites, à bien des égards, en contre-pied du modèle bureaucratique, dans un effet de balancier à 180°, considérant le modèle du marché comme clé à la résolution des problèmes publics. On le voit déjà dans les écrits de Kernaghan, à la fin du XXe siècle, qui décrivent l’organisation post-bureaucratique de manière très proche de l’idéal annoncé par la nouvelle gestion publique (Kernaghan, 2000). Or, cette forme de rejet du modèle bureaucratique a entraîné un déclin manifeste de l’ethos de service public et des valeurs qui le sous-tendent, en particulier dans les pays qui ont largement adopté la philosophie de NGP (du Gay, 2005).

Pour dépasser ce stade qui a tendance à assimiler purement et simple-ment la conduite des affaires publiques à celle des affaires privées, une nouvelle lecture du modèle de la bureaucratie, des principes et qualités recherchés chez les « bureaucrates professionnels », des valeurs sous-tendant l’ethos public, est nécessaire ; une lecture qui ne serait pas empreinte de la nostalgie d’un modèle injustement passé dans l’ombre, mais dont l’ambition serait de définir les contours d’une nouvelle conception de l’organisation et de la fonction publique, mariant les valeurs classiques de la bureaucratie (souvent appelées dans la littérature old values), et les exigences d’efficacité que l’approche NGP met en avant (appelées new values). Et pourquoi pas, qui sortirait de ce continuum valoriel pour envisager d’autres repères pour les agents publics, ce que les résultats de nos recherches, présentés plus en avant dans cet ouvrage, vont mettre en exergue.

Cette vision hybride post-bureaucratique est esquissée par un nombre croissant d’analystes parmi lesquels d’éminents spécialistes des sciences administratives (Aucoin, 1997 ; Pollitt & Bouckaert, 2004) ou des sciences de l’organisation (Olsen, 2006). Pour Olsen, le modèle bureaucratique doit être appréhendé en tant que variante institutionnelle et organisationnelle dans un répertoire plus large de systèmes voués à résoudre les problèmes de la société, systèmes qu’il s’agit de combiner. En ce sens, il ne peut prétendre à une nouvelle hégémonie, vision que l’on pourrait alors qualifier de néo-bureaucratique, qui tenterait de remettre au goût du jour, sans la remettre en question sur le fond, l’approche classique de la bureaucratie. Selon cet auteur, il s’agit au contraire d’imaginer « une nouvelle vision morale

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institutionnelle qui synthétise les principes et standards éthiques provenant des sphères publique et privée8 ». Une forme institutionnelle hybride combi-nant, selon de nouvelles logiques à inventer, les principes classiques de fonctionnement bureaucratique avec des principes issus de l’économie et des nouvelles formes de gouvernance.

Nous trouvons également une idée comparable dans la conception de « New Public Service » développée par Denhardt & Denhardt, qui estiment, en réaction à une managérialisation exagérée des services publics, que ceux-ci devraient notamment se focaliser sur les éléments suivants (cités par Perry, 2006) :

• Servir les citoyens, pas les consommateurs ;• Viser l’intérêt général ;• Valoriser davantage la citoyenneté et moins l’entrepreneuriat ;• Penser stratégiquement, agir démocratiquement ;• Reconnaître que l’imputabilité n’est pas une chose simple ;• Servir plutôt que de piloter ;• Valoriser les personnes, pas seulement la productivité (Denhardt

& Denhardt, 2003).Nous pouvons affirmer, avec Steen, que les formes bureaucratiques

nouvelles du xxIe siècle ne conduisent pas à un modèle monolithique, mais au contraire à une multitude de variantes reflétant la diversité des valeurs pénétrant le secteur public, laquelle mettra en exergue la capacité des orga-nisations (et des agents) publiques à gouverner des réseaux d’acteurs dans le cadre de politiques cohérentes, réaffirmant l’indépendance de l’acteur public face à un réseau d’acteurs intégrant divers partenaires de la société civile (Steen, 2006). C’est dire que les réflexions relatives au renouveau du modèle bureaucratique ne vont pas mener à l’avènement d’un nouveau modèle monolithique destiné à s’imposer dans toutes les organisations publiques, mais bien plutôt, nous le posons en hypothèse, à un répertoire de modèles sous-tendus par des référentiels valoriels et fonctionnels diffé-renciés, qui restent largement à décrire et à analyser ; ce que nous allons nous employer à réaliser, sur la base des résultats de recherche exposés dans les chapitres suivants de cet ouvrage.

8. « A new institutionalised moral vision synthesizing private and public ethical principles and standards is needed […] » (Olsen, 2006 : 7).