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EHESS Mouvements messianiques et développement économique au Brésil Author(s): Maria Isaura Pereira de Queiroz Source: Archives de sociologie des religions, 8e Année, No. 16 (Jul. - Dec., 1963), pp. 109-121 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30127544 . Accessed: 12/06/2014 17:58 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de sociologie des religions. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.126.181 on Thu, 12 Jun 2014 17:58:23 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Mouvements messianiques et développement économique au Brésil

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Mouvements messianiques et développement économique au BrésilAuthor(s): Maria Isaura Pereira de QueirozSource: Archives de sociologie des religions, 8e Année, No. 16 (Jul. - Dec., 1963), pp. 109-121Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30127544 .

Accessed: 12/06/2014 17:58

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MOUVEMENTS MESSIANIQUES ET DIVELOPPEMENT ECONOMIQUE

AU BRISIL

D le d6but de la colonisation, au XVIe siecle, deux systtmes 6conomiques diffdrents ont coexistd au Br~sil: les grandes monocultures de sucre, de

coton et de caf6, orienties vers le march6 extbrieur, et les petites polycultures vivribres, orientbes vers la consommation familiale. Les premieres 6taient oblig6es de suivre la modernisation technique et de s'organiser de fagon rationnelle, pour exporter leurs produits; les petites polycultures avaient un niveau technique des plus rudimentaires, la houe 6tant pour ainsi dire le seul instrument agricole utilis6, et elles s'accompagnaient de l'artisanat n6cessaire pour rester ind~pen- dantes et isoldes. Les grands planteurs 6taient fiers de n'acheter dans les villes que la poudre et le sel; les petits paysans qui vivaient des produits de leur jardin avaient cette mgme fiert6. Les deux r~gimes 6conomiques fonctionnaient c6te t

c6te sans se mblanger et ind~pendamment, car le grand planteur se souciait toujours d'employer une partie de ses terres pour les cirdales et le b6tail indis- pensables A la consommation familiale; ces deux systhmes coexistent encore aujourd'hui. La petite polyculture vivribre est la plus importante en population et en surface (14 millions d'hectares, contre 3,5) (1).

Le genre de vie du paysan engag6 dans cette tconomie ferm~e est partout l peu pros le meme dans le pays. Le sol est cultiv6 avec la main-d'oeuvre familiale et l'aide des voisins; on y plante le mais, le manioc, les haricots, le coton, etc. La famille habite sur les terres, qui peuvent lui appartenir l6galement ou de fait. Un ensemble de ces maisons familiales, dispersbes dans une rigion parfois assez vaste, forme ce qu'on appelle un bairro. Le bairro a toujours une chapelle, un bistrot et deux ou trois maisons qui forment son noyau central, mais les autres constructions sont 6parpillkes. Les habitants se rdunissent quand ils viennent faire leurs achats au bistrot, qui est en g6ndral doubl6 d'une petite mercerie, tris rudimentaire; ou encore & I'occasion d'une fete religieuse. On ne trouve au bairro ni prgtre, ni autorit6 administrative, ni m6decin ou simple pharmacien. Tous ces notables rtsident au chef-lieu. Les bairros sont sdpards entre eux par des 6tendues inhabitdes; ndanmoins, des communications s'6tablissent grace aux alliances familiales et aux fetes religieuses - celles-ci, surtout, attirent les habitants de plusieurs lieues & la ronde.

Les familles sont bconomiquement ind6pendantes les unes des autres. Pas de

(1) Jacques LAMBERT, Os dois brasis, Rio de Janeiro, 1959, p. 141.

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division du travail dans le bairro, i part quelques sp~cialisations qui se transmettent habituellement a l'int~rieur d'une famille: c6ramistes, forgerons, tisserandes (car tisser est un m6tier de femme). L'artisanat est trbs rudimentaire et r~gl6 directe- ment par la consommation. Si les relations entre les familles du bairro sont harmonieuses, l'entraide mutuelle donne i chacune d'elles des exc6dents de production qui, vendus ? la foire d'un village, rendent la vie plus facile. L'entrai- de mutuelle pour le travail des champs regoit des noms varids suivant les r~gions et fait partie des traditions les plus anciennes de la vie agraire brtsilienne. C'est elle qui permet de tracer les contours du bairro : appartiennent i celui-ci toutes les familles qui sont convoqutes pour aider le voisin. Or, it partir d'une certaine distance, la comparution t l'appel devient impossible; le paysan peut faire des journdes de marche pour aller f~ter Saint-Jean ou Sainte-Anne dans une chapelle bloign~e de son bairro; mais il ne peut aider fructueusement son voisin s'il en est s6pard par plus de quelques lieues.

Les rapports de voisinage qui forment la base de l'entr'aide ne sont malheu- reusement pas trbs rasistants; ils restent it la merci des disputes qui ne manquent pas de surgir parmi des gens dont la susceptibilit4 est un des traits fondamentaux. Il est rare que ces communaut~s rurales soient it la portde de I'administration publique et de la police; ]es proc6dures l6gales n'y ont pas de cours, c'est la vengeance du sang qui punit les offenses. Le conflit s'installe facilement au sein d'un bairro, ou entre deux bairros rivaux; la d~sorganisation de la communaut6 s'ensuit, avec la disparition des formes collectives de travail et mime de vie, car les fetes religieuses entrent aussi en decadence. La terre n'est done travaill6e qu'avec les bras de la famille, et le niveau de vie baisse en cons6quence.

Le gros de la population rurale br6silienne est encore aujourd'hui repr~sent6 par ces petits paysans. On les retrouve mdme dans l'Etat de S. Paulo, le plus riche et le plus d6velopp6 de la f~ddration. Ainsi le pays, qui compte plus de 50 millions d'habitants, ne posside en dehors du secteur autarcique, que quelque 15 millions de consommateurs et encore moins de producteurs, localis6s pour la plupart dans le sud du pays (2). Le problkme principal de ces communaut~s a toujours 6t6 la facilit6 avec laquelle s'y installe la d~sorganisation sociale, qui rend pauvre une zone oh la vie auparavant 6tait acceptable.

L'ind6pendance entre les deux regimes 4conomiques brdsiliens rendait possible leur coexistence. L'urbanisation avait d~termin6 de nouveaux besoins chez les grands planteurs, mais l'importation des produits industriels satisfaisait les demandes d'un march6 qui n'existait que dans certaines villes. Cependant le Brbsil ne pouvait pas rester indifiniment en marge de l'industrialisation. La deuxiime guerre mondiale apporta une expansion subite et considerable de toute sorte d'entreprises dans le sud du pays, diversant tout d'abord leurs produits dans ]es centres urbains qui n'~6taient plus ravitaillhs par I'industrie 6trangbre. A la fin de la guerre, des lois protectionnistes permirent la continuit6 du d6velop- pement industriel, qui chercha it tracer des voies d'acc~s dans les campagnes, pour augmenter un march6 devenu petit par rapport i la production. Les paysans vivant en 6conomie ferm~e dans l'Etat de Sio Paulo trouvirent done, apparem- ment i leur portie, des objets fabriquis dans les villes, entour6s du prestige de la nouveaut6 et pouvant, apparemment aussi, lib~rer les agriculteurs des peines de l'artisanat.

Alors commen~a chez eux un effort d~sesp6rb pour les obtenir, pour substituer aux 6cuelles de bois les plats en m6tal ou en matibre plastique. La solution spontanbe fut de passer i la monoculture tournbe vers la foire ou le march6. Pour

(2) J. LAMBERT, Op. cit., p. 184.

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MESSIANISMES ET DIVELOPPEMENT

AU BRESIL

cela, il fallait abandonner la culture des jardins, car la seule main-d'oeuvre fami- liale ne pouvait assurer en mime temps les soins n~cessaires aux deux sortes de cultures; les c6r6ales dont ils avaient besoin pour leur nourriture devaient aussi atre achet~es dans les foires. Le r~sultat fut disastreux; ils ne parvinrent pas & 6couler leurs rdcoltes de manibre & assurer leur alimentation et l'achat des objets dont ils avaient besoin. Plusieurs vendirent alors leurs terres et se loubrent en tant que salaries aux grands planteurs; d'autres partirent pour la ville, ofi le march6 du travail absorbe de plus en plus de main-d'oeuvre. Ceux qui sont restis, parviennent & se maintenir avec peine (3). Les tout petits villages et bourgs qui vivaient des excdents de la r~6colte des jardins connurent en m~me temps une baisse de niveau de vie et la pinurie alimentaire; ils survivent, ndanmoins, car toute maison de village a son jardin, ce qui permet au savetier, au forgeron, au charpentier de s'assurer un minimum de nourriture.

Aujourd'hui, ]es petites communaut~s ruindes ou en decadence sont innom- brables dans l'intdrieur de l'Etat de S. Paulo. La vie iconomique ne s'est pas totalement disorganisbe parce que depuis longtemps cette province 6tait dominde par la grande monoculture d'exportation, entibrement ind~pendante des petites polycultures vivribres. De plus, les immigrants 6trangers, qui sont arrives en trbs grand nombre de la fin du XIXe sidcle au milieu du XXe, y ont inaugur6 un troisibme systime agricole, une polyculture vivribre orientde vers le ravitaille- ment des grandes villes en formation. Tout ceci contribue h rendre encore plus difficile la conservation d'une dconomie ferm6e.

La diversit6 bconomique entre le sud et le nord du pays est done nette. Les deux structures dconomiques anciennes persistent dans le nord, alors que dans le sud I'6conomie ouverte rigne pour ainsi dire en maitresse, semant la ruine parmi les paysans qui vivaient en 6conomie ferm6e. Mais le d~veloppement du sud du pays tend de plus en plus & rayonner vers le nord, I'industrialisation de plus en plus intense exige de nouveaux ddbouch~s ainsi qu'une population agricole produisant en circuit ouvert. La quasi-inexistence du march6 interne hors de l'Etat de Sho Paulo (parce que dans le reste du Brisil la monoculture d'exportation est aussi beaucoup moins importante que dans cet Etat) risque de freiner le rythme de la modernisation du pays. Pour que le Brisil devienne rapidement un pays rbellement inddpendant, il faut intigrer tous ses paysans dans la civilisation industrielle. Est-il inbvitable de payer pour cela le prix exorbitant que cons- titue leur degradation ?

*

Vers la fin du XIXe sidcle, un ph6nomine curieux appela l'attention des sociologues et ethnologues: des sortes de proph~tes pr~chaient l'avdnement de transformations socio-politiques telles que toute la soci6td en serait bouleversbe. Ils parlaient au nom d'un dieu dont ils 6taient les 6missaires; ils formaient des petits groupes de fiddles, auxquels ils imposaient certaines rbgles de vie, les plus approprides pour amener le rdsultat souhait&. Le fait se produisait aussi bien parmi les Indiens des Plaines, aux Etats-Unis, que parmi les tribus africaines ou ocaniennes, et m~me parmi les Italiens d'une zone archaique de la Toscane. Le but recherch6 par ces communaut6s 6tait toujours le m~me: il fallait rem- placer la soci6td existante - imparfaite, injuste - par une nouvelle, dans laquelle les adeptes du messie occuperaient les premiers rangs, et rdaliseraient ici-bas le Paradis Terrestre. Ces mouvements furent appel6s ~ messianiques >,

(3) M. I. PEREIRA DE QUEIROZ, < D~sorganisation des petites communes br~siliennes o. Cahiers internationaux de sociologie, XXVIII, 1960, pp. 159-178.

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car le proph~te ressemblait par ses actions et ses pr~ches au messie biblique, qui dolt ramener le peuple d'Israel i la premiere place parmi les nations. On retrouvait de telles communaut6s dans les r6gions sous-d~velopp6es, qui 6taient leurs zones d'6lection; elles servaient de v6hicules au m~contentement et aux revendications soit des natifs contre les blancs, soit des paysans contre une transformation quelconque de leur genre de vie. Elles ne manqu~rent pas de surgir au Br6sil aussi, et toujours dans les regions oi les paysans vivaient en 6conomie

fermre. Encore aujourd'hui on voit se manifester de temps en temps dans les cam-

pagnes br6siliennes des proph~tes qui pr~chent une vie meilleure; ils annoncent la fin du monde, ils d~noncent les injustices et les persecutions, ils prennent la d6fense des petits. Ils vont d'un bairro i l'autre, organisant neuvaines et pro- cessions, 6levant des chapelles et des croix, reconstruisant les cimetibres en ruines. Ils posshdent des moyens religieux ou autres de gubrison, ils soignent les hommes et les bates. Ils jouent done en m~me temps le r61e du pratre et du m6decin, tous les deux inexistants au fond des campagnes. On les appelle a beatos a dans le nord du pays, et ( moines >, dans le sud. Quelques-uns renvoient les paysans i leur travail aussit6t le pr~che fini. D'autres cependant forment de grands rassemble- ments, & la tate desquels ils se prominent de bairro en bairro, finissant par s'arrater et fonder une Ville Sainte, une Nouvelle J6rusalem; ceux-ci nous les appellerons a messies >.

Le ph~nomine a toujours 6t6 attribu6, au Brisil, & l'ignorance et au fanatisme des populations isoldes au milieu des vastes 6tendues qui forment I'int~rieur du pays; fortement attachdes aux traditions, elles se mettaient en rdvolte dis que le moindre changement socio-politique ou 6conomique paraissait s'annoncer, venant des grandes villes de la c6te. Telle 4tait I'interpr6tation donnde par Euclides da Cunha pour le mouvement messianique d'Antonio Conselheiro (4), et qui reste classique. Les ( messies a br6siliens d~clenchaient leur Guerre Sainte contre le progres, dis que le genre de vie paysan paraissait en danger.

Roger Bastide, dans un article recent, les a classes comme <( une r6action violente & un changement impos6 du dehors, en vue de maintenir le statu quo >; ils peuvent se presenter soit comme la r6action de la civilisation rustique brdsi- lienne contre la civilisation du littoral, soit comme la resistance du catholicisme de < folk ) contre le catholicisme officiel, mais dans tous les cas il sont ( opposes au d6veloppement, ils 1'emp~chent ou le freinent >. De ce point de vue, le messia- nisme brbsilien se montrerait diff6rent du messianisme r~sultant du choc entre primitifs et civilis6s; celui-ci, <( loin d'etre un empichement au d6veloppement, est au contraire une crise de croissance pour les peuples sous-d6velopp6s - et en m~me temps qu'une premiere prise de conscience des groupes parias (...), un premier engagement aussi dans la voie de la transformation et de l'accepta- tion de nouvelles valeurs, dconomiques ou sociales (...) (5). L'interpritation habituelle que l'on donne au Brisil de tels ph~nombnes est done maintenue: les mouvements messianiques rustiques sont des r6actions de d~fense contre le progrbs, qu'il se pr6sente sous la forme sociale, 6conomique ou politique.

Bien que la quantit6 des mouvements messianiques brdsiliens ne soit pas n~gligeable, 6tant donn6 que partout dans le monde il s'agit d'un phenomene plut6t rare, - il y a, a notre connaissance, 19 mouvements rustiques enregistrds & partir du XIXe sidcle - les documents ne sont relativement abondants que pour

(4) Euclides da CUNHA, Les terres de Canudos, Paris, Julliard, 1947. (5) Roger BASTIDE, c Messianisme et d~veloppement 4conomique et social s. Cahiers

intern., de sociologie, XXXI, 1961, p. 7.

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MESSIANISMES ET DEVELOPPEMENT AU BR SIL

quelques-uns d'entre eux. Nous analyserons ceux-ci du point de vue de leur fonction dans le d~veloppement 6conomique de leur rigion.

Le mouvement messianique le plus connu et ~tudi6 au Brisil fut celui d'Anto- nio Conselheiro, g la fin du XIXe si~cle. Ce meneur s'installa un beau jour dans une region sauvage de l'Etat de Bahia, et y fonda une Ville Sainte appelbe Belo Monte par les uns, Canudos par les autres. I1 en avait bien choisi I'endroit, car la ville 6tant au croisement de plusieurs chemins qui sillonnaient la brousse, elle devint le passage obligatoire de ceux qui se rendaient dans diff~rents points de l'intbrieur du pays. Des disputes politiques, des conflits entre les families, avaient boulevers6 la r6gion depuis longtemps, et on pr6tendait meme que les paysans 6taient < ingouvernables >.

Un ordre absolu rignait dans la Ville Sainte; le < messie a veillait A ce que les relations entre les adeptes fussent les plus harmonieuses. Le concubinage, le vol, l'ivresse, la disobeissance aux ordres du prophite, 6taient rigoureusement punis. Bient6t la prospirit6 et ]'abondance rendirent la foire de la Ville Sainte une des plus importantes de la contr~e - d'autant plus qu'elle 6tait 6tablie dans un site strat6gique pour les relations commerciales ; nombre de commer~ants y vinrent habiter, 6tant donna l'importance des affaires qu'on y faisait. La ville s'agrandit avec l'arriv~e constante de fididles qui croyaient gagner le Paradis Terrestre en habitant auprbs du < messie a, et d'ambitieux, allhch~s par les avan- tages d'une ville en pleine expansion. Les anciens habitants de la contr~e, surtout ceux qui avaient une dent quelconque contre le messie, devinrent jaloux de tant de prospirit6 i laquelle ils ne participaient gu~re, submerges qu'ils 6taient par les nouveaux-venus. Ils d~nonecrent le rassemblement comme un dangereux repaire de monarchistes qui s'appr~taient B attaquer et i renverser la jeune R6publique br~silienne, nouvellement fondde. Des forces militaires furent envoybes contre la Ville Sainte et I'aniantirent.

Malheureusement, les auteurs brisiliens qui 4tudibrent ce mouvement messianique - surtout Euclides da Cunha, d6jt cite, - furent attires par I'aspect religieux du ph~nomine et d6laissbrent les autres; en ce qui concerne l'6conomie, nous ne pouvons pas la reconstituer d'une fagon tris precise. Belo Monte devint certainement un centre commercial de quelque importance dans ce pays perdu. Nous ne savons cependant si Antonio Conselheiro cherchait consciemment i d6velopper une ville avec tous les services urbains qu'elle comporte, A clever en quelque sorte le niveau de vie de ses adeptes. L'amblioration pouvait provenir du fait qu'une ville s'6tait aminagde dans un endroit & moiti6 d~sert et dont les quelques habitants vivaient en lutte les uns contre les autres; pour que l'agglo- m~ration ait exist6 en tant que ville, pour qu'elle dure (elle dura presque dix ans), il fallait que les adeptes aient accept6 la discipline et l'organisation impos~es par le messie. Organisation et discipline qu'il cr6a, maintint et surveilla de fagon entibrement consciente, tous les documents sont unanimes 1i-dessus. Mais ce que paraissait chercher Antonio Conselheiro, c'6tait plut6t la survivance de son groupe messianique que la prospirit6 de ses adeptes; celle-ci ne fut qu'un produit secondaire.

Un deuxibme mouvement, beaucoup moins 6tudi6 mais beaucoup plus important, nous montre un messie jouant consciemment son r61e de bitisseur de villes et de facteur de d~veloppement 6conomique. Cicero Romio Batista, n6 et 6lev6 dans l'Etat de Cearh, fut ordonn6 pritre en 1870 ; aussit6t nomm6 cur6 & Juazeiro, hameau perdu dans le sud de l'Etat, il s'y installa avec sa m~re et sa

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soeur. Juazeiro n'avait que six maisons, quelques chaumi~res et une chapelle en ruines; des propridtaires terriens habitaient dans la campagne environnante, vivant des produits de leurs jardins et 6levant du bbtail a petite 6chelle. Ils jouissaient de la pire des renommbes - celle de voleurs de chevaux - qui s'ajoutait a une quantit6 d'autres vices : ivrognes, paresseux, vivant en concubinage, ils r~glaient a coups de couteau la moindre querelle. D'ailleurs, toute la region du Cariri, i laquelle appartenait Juazeiro, 6tait le theatre de petites guerres sanglantes entre les families, soit pour des questions politiques, soit pour des questions de terres. Voil& pourquoi on y plagait un cur6 - pour essayer de ( convertir ces bandits >.

P. Cicero se ddvoua & la r6cup~ration de la population locale. Le paysan br6silien est trbs m6fiant envers les pr~tres, qu'il accuse d'aimer trop l'argent: le prix des cr6monies religieuses est trop l61ev6 pour leurs bourses, et seuls les paysans trbs & l'aise peuvent jouir d'un peu de culte. P. Cicero exer~ait gratuite- ment son ministire, et vivait des aum6nes qu'on voulait bien lui donner. I1 parcourait sans cesse son immense paroisse, qui couvrait une grande partie de la r~gion du Cariri, pr~chant contre les crimes et les vices, mena~ant les coupables des foudres clestes; il rborganisait les services du culte, mais il se malait aussi de la vie ordinaire des gens, il exigeait que les couples irriguliers se marient, que les enfants soient baptis~s, il donnait des conseils pour l'ttablisse- ment des jeunes gens, il amenait des solutions nouvelles & des problkmes agricoles. Les paysans s'habituirent & venir lui demander conseil, l'6rigirent en arbitre dans leurs diff6rents, en d6fenseur contre les persecutions et l'injustice des chefs politiques locaux. Le voyant d~daigneux des biens de ce monde, chaste (alors que les pratres du sertdo 6levaient une nombreuse famille...), de plus en plus les paysans croyaient que le P. Cicero ( n'6tait pas de cc monde-ci >.

Vers 1889, des miracles confirm~rent cette opinion et d~clenchbrent vers Juazeiro un pblerinage qui dure encore. La ville, qui avait ddj& quelque importance, s'agrandit alors & un rythme impressionnant; en plus de ceux que la curiosit6 attirait pour une brave visite, il y avait les fiddles qui venaient s'6tablir d~finiti- vement aupris du Parrain, d'autant plus qu'un bruit courait : les miracles annon- gaient la fin prochaine du monde, et seuls les adeptes du P. Cicero seraient sauv~s. Le bourg atteignit alors 5.000 habitants.

L'Eglise prit aussit6t des mesures pour enrayer un danger qu'elle croyait menagant, celui de la transformation du mouvement en secte. Le Tribunal du Saint-Office, & Rome, condamna le P. Cicero & ne plus dire la messe, & ne plus pr~cher, sous peine d'expulsion du giron de b'Eglise. Le Parrain, comme on l'appelait dbj&, se soumit humblement, sauf sur un point: il refusa de quitter Juazeiro, et les autorit6s cclesiastiques n'insistirent pas 1l-dessus, de peur d'un soulkvement populaire, tant les paysans le v6ndraient. Les fiddles continu~rent & le consid~rer comme leur seule autorit6 religieuse; les enfants n'6taient vraiment baptis6s tant que le Parrain ne les avait pas bdnis; un mariage n'6tait religieuse- ment valable que si le couple avait requ la b6n~diction du Parrain; les morts n'entreraient au Paradis que si le Parrain avait prid pour eux.

De plus, le Parrain 6tait aussi le soutien bconomique des a filleuls >. Les paysans les plus pauvres, ceux qui 6taient trop timides pour tenter de s'6tablir de fagon ind~pendante, il les plagait sur ses propres terres, ou les faisait entrer en tant que salaries chez d'autres propri6taires qui n'avaient jamais pu d~velopper leurs plantations faute de main-d'oeuvre; plusieurs de ces gens, apr~s quelque temps, 6taient a mesure d'acheter aussi des lopins de terre. D'autres, plus auda- cieux, lui demandaient des emprunts, et les recevaient sans payer d'intdrats et sans avoir une date pr6-6tablie pour le remboursement: ils le remboursaient

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MESSIANISMES ET DiVELOPPEMENT AU BRESIL

quand ils pouvaient, comme ils pouvaient, avec les moyens dont ils disposaient, c'est-&-dire pas forcment en argent. La Serra do Araripe, un peu distante de Juazeiro mais dont le sol est trbs fertile et les eaux intarissables (n'oublions pas que nous sommes en plein pays de la s6cheresse), se peuple de < filleuls n, et la petite propri6t6 connut un d~veloppement inusit6 dans ces parages.

Ce ne fut pas seulement la surface cultiv6e qui s'agrandit. Le P. Cicero apporta aux paysans de nouvelles cultures- palma, manipoba (6) - les fit planter pour le commerce, ainsi que le coton et le manioc, qu'on cultivait dans les jardins. Pour effectuer ce passage de l'~conomie ferm~e i~ l'6conomie ouverte, sans l'abandon des jardins I polyculture vivri~re, il remit en valeur les formes collec- tives de travail, que la disorganisation sociale de la region avait ruindes; l'entrai- de des voisins dans le travail des champs amena sans heurts cette transforma- tion. D'autant plus que le Parrain avait rompu l'isolement de Juazeiro et de ses environs, en faisant construire des routes vers des villes plus importantes et vers la capitale. Ceci permettait aux produits de Juazeiro de se diverser un peu partout, mais rendit aussi plus facile l'acces de la Ville Sainte I maint paysan qui, aupa- ravant, avait 6t6 effray6 par le voyage. Juazeiro devint le riche cellier de la r6gion de la sdcheresse.

Plusieurs commer~ants s'6tablirent I Juazeiro. Le d6veloppement de la petite ville rendit P. Cicero sensible au besoin de manufactures pour fabriquer sur place certains produits, au lieu de les faire venir de I'ext~rieur. II orienta done des paysans vers l'apprentissage de diff~rents m~tiers, et Juazeiro devint ind&- pendante aussi sur ce chapitre. L'artisanat s'organisa diff~remment de la forme traditionnelle: il ne fut plus commando par la demande, mais les objets furent produits en quantit6 pour etre exportis vers d'autres villes. Des petites industries firent aussi leur apparition, la ville devint et reste encore aujourd'hui le centre industriel le plus important de toute la r~gion de la s~cheresse.

Le prestige du P. Cicero 6tait 6norme; corollaire naturel de ce prestige, il devint le chef politique le plus important non seulement de l'Etat de Ceari, mais de toute la r6gion du Nord-Est, aussi bien de la zone de la s6cheresse que de celle du littoral. Au debut, il ne faisait qu'indiquer ses pref6rences au moment des blections. Puis il se mala ouvertement de la politique, fut candidat lui-m~me, toujours blu et r&6lu vice-gouverneur; le poste de gouverneur ne lui convenait pas parce qu'il aurait alors ~t6 oblig6 d'aller vivre dans la capitale, et il ne voulait pas abandonner sa ville bien-aimbe de Juazeiro. Pendant toute la vie du Parrain, Juazeiro ddpassa en importance politique la capitale elle-mame de l'Etat de Ceari, sa place se rangea au m~me niveau que Recife (capitale de l'Etat de Per- nambuco), ou Salvador (capitale de l'Etat de Bahia), points-cl6s de la politique du Nord-Est brisilien.

Cet extraordinaire messie ne fut pas un facteur passif de d6veloppement; il poursuivait consciemment son but de donner pour centre bconomique et reli- gieux aux campagnes arrierees

une ville puissante et riche. Quelques amis lui reprochbrent un jour la fable des miracles; il se justifia en alliguant que c'ttait n(cessaire pour faire pression sur la mentalit6 des paysans, pour gagner entibre- ment leur confiance et pouvoir leur imposer toutes les mesures qui lui semblaient indispensables I la r6alisation de son rave. Ses entreprises ne causirent pas de disorganisation sociale dans la contre ; il restaura l'ordre, les families, la vie communautaire, et chercha de plusieurs fagons I pacifier une r6gion ravag6e par les luttes politiques et le banditisme. Tous les documents sont unanimes

(6) Palma : sorte de cactus sans 6pines, r6sistant i la stcheresse et qui fournit un fourrage excellent pour le bbtail. Manipoba: un des arbres qui donnent le << latex ,>.

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1i-dessus: sans sa presence, il aurait 6t6 impossible de maintenir l'ordre dans la r6gion. L'autorit6 dont il jouissait lui permit done, sans heurts, de faire passer ses paysans d'une bconomie fermbe i une dconomie ouverte.

Au moment de la mort du Parrain, en 1934, Juazeiro 6tait la deuxisme ville de l'Etat de Ceard, avec 50.000 habitants. Un commerce important, une industrie prospbre, des banques, des routes, un chemin de fer, un camp d'aviation, l'indi- quaient comme la v6ritable capitale du Nord-Est aride. Son d6veloppement est devenu beaucoup moins rapide de nos jours, bien que de nouveaux adeptes continuent a arriver pour s'installer dans la Terre Promise que le Parrain protege du haut des Cieux, et oi aura lieu le Jugement Dernier.

Le Parrain voulut-il seulement doter le Nord-Est aride d'une ville prospbre, ou avait-il aussi pour dessein des changements importants dans la structure de la production agraire ? LA nous sommes sur le terrain des conjectures, mais il parait utile d'analyser une communaut6 messianique dont le c leader H fut un des ( filleuls ) et se pr6senta comme seul successeur valable du P. Cicero, apr~s la mort de celui-ci.

Lourenqo 6tait un noir analphabite et sans aucune instruction ; il 6migra de l'Etat d'Alagoas avec sa famille pour venir vivre aupr~s du Parrain. P. Cicero leur permit de planter un jardin dans des terres qui lui appartenaient et, ayant regu en cadeau un tr~s joli baeuf, d'une race inconnue dans le Nord-Est, il le donna i garder au Beato Louren0o. Peu aprbs le bruit courait que le boeuf 6tait ( saint s, que son urine et ses poils gu~rissaient toute sorte de maladies ; il fut adore, les fiddles lui apporthrent le meilleur foin, le bross~rent, l'enrubannbrent, le fleu- rirent. Beato Lourengo dirigeait le culte et recevait dons et aum6nes. Cependant, l'histoire fit scandale; on criait au retour du paganisme, i l'adoration du Veau d'Or. P. Cicero ordonna le sacrifice de l'animal, dont la viande fut vendue dans les charcuteries de Juazeiro... Et Beato Louren~o fut envoy6 sur la Serra do Araripe pour qu'on puisse oublier plus vite le r6l81e f&cheux qu'il avait jou6.

P. Cicero, voulant d6velopper I'agriculture dans la Serra de Araripe, y envoya des paysans et indiqua Beato Lourengo comme celui qui pouvait les diriger dans de nouvelles entreprises. Beato Lourengo se retrouva B la tate d'une communaut6. Tous ceux qui arrivaient faisaient don de leurs biens A la communaut6. Beato Lourengo les recevait en tant que chef, c'6tait lui aussi qui partageaient les r~coltes selon le besoin des familles et distribuait les diffdrentes tAches de la vie quotidienne. Les fiddles ne poss6daient que leurs v~tements; m~me les instru- ments de travail appartenaient i la collectivit6. Le Beato avait mis au point un systi~me d'irrigation qui doublait les rbcoltes; il fit 6couler l'excdent vers les foires voisines et mame vers des marchbs plus lointains, grace aux routes que le P. Cicero avait fait construire. Dans ses sermons, Beato Lourengo affirmait que les pribres 6taient insuffisantes pour assurer I quiconque une place dans le paradis, le travail des champs seul avait ce pouvoir; plus on travaillait la terre, plus on 6tait sir d'6chapper A la catastrophe qui se pr6parait et de jouir du bonheur futur, dont la communaut6 donnait d6jI un avant-gofit.

La mort du P. Cicero apporta un d~veloppement subit I la communaut6. Nombre des < filleuls a crurent que le Beato 6tait le seul vrai repr6sentant du Parrain sur la terre, que celui-ci l'avait nomm6 son successeur; les arrivies de nouveaux adeptes furent importantes et la prospirit6 du groupe messianique s'accrut. Elle 6veilla la jalousie des propri6taires voisins, qui d~nonchrent le mouvement comme une organisation redoutable, dans laquelle le fanatisme religieux allait de pair avec le communisme. En 1938, des forces militaires, envoybes contre les pacifiques travailleurs, les massacrbrent et rasirent leur Ville Sainte.

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MESSIANISMES ET DBVELOPPEMENT AU BR SIL

Etant donni le manque d'instruction de Beato Louren~o, I'entreprise ayant fait ses d6buts du vivant du P. Cicero et sous ses ordres, il est permis de penser qu'il s'agissait d'un essai tent6 par le Parrain : la formation de petites communautbs agricoles, o0

non seulement le travail 6tait collectif, mais les produits apparte- naient i la collectivitY, et revenaient i chacun selon ses besoins.

On pourrait se demander si le P. Cicero n'appartient pas A une 6poque historique d~ji rdvolue, de telle sorte que l'apparition actuelle de groupements messianiques ne serait plus possible. Ils continuent ndanmoins l se former, surtout dans le Nord et le Nord-Est brisilien, toujours dans des zones d'6conomie fermde. Nous connaissons de pris celui de Pedro Batista da Silva, dans l'intbrieur de l'Etat de Bahia, et nous avons sdjourn6 plusieurs fois parmi les a filleuls > de ce nouveau Parrain. Pedro Batista da Silva, n6 dans l'Etat d'Alagoas, se fit marin, puis soldat, v~cut la plus grande partie de son existence dans les grandes villes du Sud du pays. Vers 1947, il eut une vision: le Seigneur lui ordonnait d'aban- donner le Sud et de revenir dans sa province natale pour y pr~cher contre le mal, et lui conf~rait le pouvoir de guirir. Pedro Batista obdit et, selon la tradition des messies br~siliens, se mit h parcourir la contr~e en prachant et en gu6rissant. Ii fut bient6t suivi par une foule d'adeptes; les autorit6s locales, prises de peur, le poursuivirent et il dut abandonner le territoire de la province.

Ii s'installa dans le bairro de Sta Brigida, situ6 dans l'Etat limitrophe de Bahia, dont les habitants avaient une renomm6e peu brillante: querelleurs, s'armant du couteau pour un rien, les femmes 6tant toutes des prostitudes. Pedro Batista interdit le port des armes aux filleuls qui l'avaient accompagnis, et i tous les nouveaux arrivants: les habitants de Sta Brigida tchoubrent dans leurs provocations, le code de l'honneur paysan ne leur permettant pas de frapper un adversaire disarmb. L'ordre revint dans les lieux, sous l'autorit6 de Pedro Batista. La surface cultiv6e s'agrandit, les rdcoltes doublkrent et le chef politique rigional, content de la nouvelle tournure que prenait la vie dans le bairro, fit de sorte que le Parrain ne ffit pas inqui~td.

Bient6t le bairro devint un village dont la foire a d6ji acquis de l'impor- tance. Grace aux dons reconnaissants des fiddles, le Parrain est devenu l'homme le plus riche de la communaut6. Ii achite des terres et permet aux plus pauvres des adeptes de s'y installer, d'y planter ce qu'ils veulent, de les vendre i leur guise. Il consent des pr~ts L ce qui possident de I'initiative, les aidant ainsi i ouvrir des boutiques d'artisan, de petits commerces; il ne demande pas d'int~rets, il ne fixe pas de date pour le remboursement de la dette, il ne poursuit pas les malchanceux. La reprise du travail collectif permet d'augmenter les rdcoltes et de produire pour vendre au march6. Pedro Batista fait construire les routes (perdue au milieu de la brousse, Sta Brigida avait auparavant pour seuls chemins la trace que le b6tail laissait dans les champs), il achlte deux camions, et les met i la disposition des adeptes pour leur permettre d'atteindre les meilleures foires. C'est d6ji un premier passage de l'6conomie de subsistance i l'6conomie de march6, mais i petite dchelle, 6tant donna que la plantation extensive d'un produit agri- cole - mais, manioc, coton, palma - reste limit~e par les moyens techniques rudimentaires. Pedro Batista s'6tait familiaris6 avec une agriculture plus moderne, pendant son sejour dans le Sud du pays. Ii prend la resolution de faire donation de la plus belle de ses propri6tis au Gouvernement F6ddral, a condition que celui-ci y installe un Centre de Colonisation, c'est-i-dire une sorte d'6cole pratique d'agro- nomie, dirigde par un ing~nieur agronome; < son peuple > apprendra done les techniques modernes - utilisation d'engrais artificiels et des machines agricoles, irrigation, etc.

L'organisation du Centre venait de d6marrer la derniLre fois que je s6journai

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chez le Parrain. De nouveaux d6bouch~s pour la main-d'oeuvre locale se crfaient ainsi, et l'immigration de nouveaux ( filleuls > qui cherchaient la pro- tection du messie avait repris de plus belle. Pedro Batista d~tenait toute autorit6 sur son groupe messianique et sur la colonie en formation; I'ing6nieur agronome avait compris que rien ne marcherait tant que le Parrain n'aurait pas donn6 des ordres. Le dfsir de Pedro Batista est de transformer l'agriculture, de relever le niveau de vie du paysan, de lui donner les moyens de lutter contre la s~cheresse, le flhau de la contrde. Il est en train de rdussir; si tout continue bien, sa commu- naut6 messianique sera un des premiers centres d'agriculture micanis6e et collec- tive de l'Etat de Bahia. La prospirit6 qu'il a apportA i ses ( filleuls * en leur fai- sant mener une vie organisde, en leur donnant les moyens de passer d'une 6cono- mie arridrie a une iconomie moderne, en les enrichissant, est le plus stir garant de la saintet6 de sa mission. (< Ici, c'est le ciel 9, me disait une vieille paysanne, quand je lui demandais pourquoi elle avait quitt6 sa maison et son lopin de terre afin de suivre le Parrain.

*

Ces mouvements ruraux montrent que le Br6sil paysan peut 6voluer sans heurts trop graves vers une vie sociale plus diff6rencide, ainsi que vers une 6conomie de march6, en profitant des anciennes coutumes et sous la direction des meneurs ( naturels s, c'est-&-dire surgissant spontandment au sein de la communaut6. La fonction premiere des messies, celle dont ils ont tous conscience, meme Antonio Conselheiro, est la riorganisation des communaut~s d6cadentes, le rita- blissement des liens sociaux. La rdorganisation a comme cons6quence le d6velop- pement 6conomique, soit par la force des choses (et alors il est quand meme limitd), soit sous l'orientation consciente du messie lui-mime (et alors des trans- formations importantes peuvent avoir lieu).

La riorganisation de la vie communautaire, la reprise du travail collectif, semblent bien 6tre les assises des mouvements; la croyance au messie, I'autorit6 que celui-ci acquiert, permettent que le but soit atteint. On comprend done la localisation du ph~nombne toujours parmi les paysans vivant en agriculture de subsistance. Il ne peut pas avoir lieu dans la zone des grandes monocultures du littoral, oii doit r6gner un ordre sans lequel toute production a grande 6chelle serait impossible. Le messie n'y aurait aucun r61e rborganisateur a jouer. On pourrait se demander cependant pourquoi les mouvements messianiques n'appa- raissent pas parmi les paysans de l'Etat de Sto Paulo, si d~cadents aujourd'hui. Mais 18 aussi nous ne sommes plus dans une r6gion d'4conomie fermbe; c'est une region oi subsistent des restes d'4conomie fermde, avec la pr6dominance complete des monocultures et de I'industrialisation. Les paysans vivant de leurs jardins ne constituent pas un noyau assez important pour former auprbs des messies ces agglombrations de milliers de personnes repr6senties par les Villes Saintes.

Cependant, l'aspect le plus intdressant, I notre point de vue, est la transfor- mation 6conomique amende par le messie. Apri~s l'implantation de la Ville Sainte et la riorganisation des rapports sociaux, les paysans habituds I produire pour la consommation familiale d6veloppent une agriculture commerciale, destinbe I ravitailler une rdgion parfois tris vaste, ainsi qu'un artisanat et une petite industrie orient6s non plus par la demande des acheteurs, mais par la vente dans les mar- chgs. Les groupes messianiques forment l'dchelon interm6diaire qui manquait entre deux regimes 6conomiques tout I fait diffdrents, le r6gime d'6conomie de subsistance et les grandes monocultures d'exportation. Le messie oriente une production qui s'adresse I un march6 interne, la culture extensive des c6rdales

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remplace les anciens petits jardins. Et cette transformation n'est pas le fait de facteurs externes aux communaut~s qui la subissent, elle provient de la dyna- mique interne des communaut6s campagnardes, montrant la vitalit6 de celles-ci et leurs possibilitts d'adaptation, sans heurts, i des conditions de vie nouvelles.

Nous ne pouvons done pas classer les mouvements ruraux br6siliens comme l'ont fait diff~rents auteurs, c'est-i-dire comme des mouvements de r~action contre l'introduction des < modernismes et contre la transformation sociale provenant des villes du littoral. Ce ne sont pas des mouvements pour maintenir le statu quo; loin de freiner le d~veloppement d'une r6gion, ils le poussent en avant. Les paysans brisiliens ne sont pas des individus profond6ment attach6s i leur genre de vie arridr6 et ne le d~fendent pas i tout prix contre le changement; ils manquent seulement de l'instruction et des moyens indispensables pour s'offrir le changement n~6cessaire. Si quelqu'un de plus instruit ou de mieux inform6 (7) les guide et leur fournit I'aide dont ils ont besoin, ils suivent tris naturellement la pente du progrbs. Les Brisiliens des villes, remplis de prbjug6s contre les paysans, ne le savent pas eux-m~mes, et ils sont tout 6tonnis de voir ces Ctres consid~rds comme des abrutis, vivant presque comme des bates, se transformer en d'excel- lents ouvriers et former le prolhtariat de la ville de Sto Paulo, ou construire cette entreprise gigantesque qu'est Brasilia.

Le changement facile et harmonieux que le messianime amine dans les communaut~s paysannes brisiliennes montre que la d~cadence n'est pas leur seul avenir, qu'elle n'est pas la seule voie possible lorsqu'on fait le passage d'une bconomie ferm6e i une iconomie ouverte. Pour qu'il s'accomplisse sans heurts, il faut d'abord une autorit6 indiscut6e, nde spontandment du milieu rural, qui rami3ne l'ordre dans les communaut6s d~sorganisdes; I'ordre signifie la reprise du travail collectif, permettant aux paysans de produire beaucoup plus que ce dont ils ont besoin; mais les messies remplissent aussi une fonetion importante, ils sont les banques de ces paysans - des banques sui generis, puisqu'ils pr~tent sans

intr~rts et sans date fixe de remboursement. Voili une orientation a suivre

pour essayer de greffer dans l'ancien des 6l1ments modernes, pour obtenir le mariage de l'archaique et du nouveau, pour essayer somme toute d'bviter une d~cadence irremediable & des milliers de petites communaut~s paysannes existant encore dans le territoire br6silien. Elles seraient ainsi incorpories i la vie icono- mique du pays, au lieu de rester en marge. L'6lvation de leur niveau de vie, accompagnant la transformation de leur mode de production, donnerait naissance au march& interne, n~cessit6 par I'industrialisation des Etats du Sud. Le d~s6- quilibre chaque jour plus grand entre l'aire d6velopp~e du Brisil, situde dans le Sud, et ]'aire archaique repr~sent6e par ces communaut~s paysannes, localis6e spour la plupart dans le Centre, dans I'Ouest et dans le Nord, cesserait d'etre aussi menagant pour le d~veloppement harmonieux souhaitt par le pays.

Roger Bastide, en 6tudiant d'une fagon g~ndrale les mouvements messia- niques, avait oppose aux mouvements a primitifs >, r6sultant de la situation colo- niale, les mouvements ruraux brisiliens. Le premier type, < loin d'etre un empb- chement au d~veloppement, est au contraire une crise de croissance pour les

(7) Il est intdressant de noter que, dans un milieu oh rbgne le manque d'instruction le plus absolu, P. Cicero avait fait ses 6tudes dans un s~minaire du littoral, et il btait prftre. Antonio Conselheiro avait fait les mimes 6tudes sans arriver i l'ordination. Pedro Batista est analphabbte, mais il a vdcu toute sa vie dans les grandes villes du Sud. Seul Beato Lourengo repr~sente vrai- ment le paysan du Nord-Est totalement inculte.

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peuples sous-d6velopp6s ~> ; tandis que la deuxibme cat~gorie joue le rl61e d'obstacle ou de frein. Or, les nouveaux documents que l'on posside aujourd'hui sur les mouvements anciens, ainsi que les recherches faites derni~rement sur les mouve- ments en cours, montrent leur fonetion indiniable de moteurs de progrbs. Ils ne s'opposent done pas aux mouvements < primitifs >, mais, du point de vue du d6veloppement socio-~conomique, ils entrent dans la meme cat~gorie que ceux-ci.

Cependant, Roger Bastide va encore plus loin dans sa caractdrisation des mouvements a primitifs >, et il rappelle avec raison qu'ils sont des mouvements de consommation et de destruction de biens, de troupeaux ou des rdcoltes; non d'accumulation de richesse> et qu'ils se d6tournent aussi du d~veloppement social puisque les nouveaux modules sociaux que l'on veut copier sont fournis par le passe (8). Il y a une nette separation entre les mouvements ruraux br6si- liens et les mouvements a primitifs a sous cet aspect; les premiers ne sont pas des mouvements a de consommation et de destruction des biens ,, ils ont apportO la richesse et le bien-~tre aux fiddles. Les quatre groupements messianiques que nous avons briivement caract6risis ont mime rempli la mission de transformer en quelque sorte la mentalit4 paysanne, du moins pendant que le messie 6tait en vie, car celui-ci s'est efforc6 d'implanter de nouvelles valorisations et attitudes 6conomiques.

Il y aurait done lieu de distinguer, mime au Br~sil et en milieu rural, tentre mouvements messianiques a de destruction ) et mouvements messianiques s de creation >; entre des mouvements messianiques de <consommation > et des mouvements messianiques de production >. Nous n'avons d~crit que les mouve- ments dont les donnies sont abondantes et i peu pris sires. Parmi ceux que nous n'avons pas examines, le mouvement tris dramatique de Pedro Bonita se rangerait seirement dans la cat6gorie des mouvements de f consommation >.

Vers 1838, un messie parcourait le Sertdo de la province de Pernambuco, prachant I'arrivde prochaine du roi Portugais D. Sebastiao, qui apporterait de grandes richesses i tous les adeptes et serait i la tate d'une arm~e pour exterminer les m6chants. Le pr~dicateur forma une communaut6 messianique typique, c'est-A-dire dans laquelle les normes sociales furent dictbes par lui, qui occupait le poste hiPrarchique le plus l61ev6 i I'int~rieur du groupe ; et ces normes sociales avaient pour but de permettre l'arrivie de D. Sebastido. Les paysans appartenant au groupe vivaient sans rien faire, c6l1brant avec des chants, des danses et des libations l'arrivde prochaine du Royaume EnchantS. Les champs des alentours furent d6peupl6s, l'agriculture d~p~rit, - mais la chasse, la cueillette, et les boeufs sauvages que l'on trouvait dans les champs fournissaient la nourriture n6cessaire. Cependant, le messie reput un message du Roi Enchant : pour que le Royaume se mat6rialise et 6chappe au sortilige pesant sur lui depuis des sicles, les fiddles devaient arroser de leur sang les pierres qui en marquaient l'entr6e. Trente enfants, douze hommes, onze femmes et quatorze chiens furent sacrifi6s et le massacre aurait 6t6 encore plus terrible sans I'intervention des autoritis locales alert~es (9). C'est done un mouvement < de consommation> pouss6 & l'extrdme, car il finit par d6truire consciemment les adeptes eux-memes.

La plupart des mouvements messianiques brisiliens, autant qu'on puisse en juger d'apr~s les documents, appartiennent ndanmoins aux mouvements a de production >. Que ce soit le Franciscano & Alagoas, ou Jorcelino Francisco de

(8) Roger BASTIDE, Op. cit., pp. 10-11. (9) Antonio Attico de SOUzA LEITE, < Memoria sbbre a Pedra Bonita ,, Revista do instituto

arqueologico e geografico de Pernambuco, XI, 1903-1904.

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MESSIANISMES ET D VELOPPEMENT AU BR SIL

Paula dans l'Espirito Santo, ou les Moines dans l'Etat de Santa Catarina (10), tous ont cherch6 a amiliorer le sort des fiddles, et en m~me temps a r6parer les injustices et les malheurs dont ils 6taient victimes. L'existence de quelques cas qui contrarient cette tendance principale montre cependant que seule l'6tude de chaque mouvement peut le classer dans telle ou telle cat~gorie.

Ainsi que Roger Bastide l'avait vu pour les mouvements < primitifs >, les mouvements messianiques br6siliens < de production ) sont aussi une 6tape interm~diaire entre I'6conomie fermde et l'6conomie ouverte, entre la civilisation paysanne traditionnelle et la civilisation moderne. Les Villes Saintes relkvent de la vie archaYque, surtout parce que des comportements anciens sont rborganisds et repris; mais ce sont ddja des villes qui surgissent dans une region d'habitat dispers6, elles imposent des comportements nouveaux et diff~rents qui doivent s'accommoder avec les anciens.

I1 se peut qu'h la longue ces Villes, qui forment des noyaux de modernisme pour des paysans vivant du produit de leurs jardins, se transforment en bastions de la tradition, avec l'invasion brutale du d6veloppement industriel. L'exemple de Pedro Batista da Silva, faisant monter un centre d'instruction agronomique pour les paysans dans son village messianique, montre que les messies peuvent viser plus loin encore que le simple passage d'une 6conomie fermbe a une 6conomie ouverte; ils peuvent rover de machines ainsi que tout homme moderne, ils peuvent tendre leurs efforts vers la mdcanisation de l'agriculture.

Les Villes Saintes pr~sentent done ce mblange de mentalit6 traditionnelle et de mentalit6 nouvelle que Roger Bastide indique comme 6tant I'll6ment carac- tiristique de tout groupe messianique. Cette experience peut & 6tre un apprentis- sage, de la part de la masse, de nouvelles fagons de penser et d'agir >, mais puis- qu'elle comporte aussi des 6l1ments contraires, c'est-a-dire, tout un amas d'6l1- ments archaiques, il peut tout aussi bien se d~velopper des aspects d6favorables a la marche vers une &conomie moderne. En cela, nous retrouvons le caractbre des faits religieux, tant6t conservateurs, tant6t transformateurs, selon les couches sociales oif ils surgissent et les crises sociales auxquelles ils apportent des solutions. Engels l'avait ddja rep6r6 pour les mouvements paysans du Moyen Age, en Alle- magne; les a h6rdsies > peuvent se presenter soit comme des v~hicules du mouve- ment historique, soit comme un barrage a ce m~me mouvement (11).

Maria Isaura PEREIRA de QUEIROZ. Faculte' de Philosophie, Sciences et Lettres Universitde de S. Paulo.

(10) Le seul mouvement djit 6tudi6 est celui des Moines. Cf. M. I. PEREIRA DE QUEIROZ, La Guerre Sainte au Bresil : le mouvement messianique du Contestado, Universit6 de Sho Paulo, 1957.

(11) F. ENGELS, < Der deutsche Bauernkrieg s, Neue Rheinische Zeitung, V-VI, novem- bre 1850 (trad. fr. chez A. Costes et aux Editions Sociales).

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