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PRÉSENTATIONDEMURAMBI,
LELIVREDESOSSEMENTS
Construitcommeuneenquête,avecuneextraordinairelucidité,leromandeBoubacarBorisDiopnouséclairesurl’ultimegénocideduXXesiècle.Avant,pendantetaprès,sespersonnagessecroisentetseracontent.Jessica,lamiraculéequisaitetréponddufonddesonengagementderésistante;FaustinGasana,membredesmilicesduHutuPower;lelumineuxSiméonHabinezaetsonfrère,ledocteurKarekezi;lecolonelPerrin,officierdel’arméefrançaise;Corneliusenfinqui,deretourauRwandaaprèsdelonguesannéesd’exil,plongeauxracinesd’unehistoirepersonnelletragiquementliéeàcelledesonpeuple.
PourensavoirplussurBoubacarBorisDiopouMurambi,lelivredesossements,n’hésitezpasàvousrendresurnotresitewww.zulma.fr.
PRÉSENTATIONDEL’AUTEUR
Romancieretessayiste,BoubacarBorisDiopestnéàDakaren1946.Aprèsavoirtravaillépourplusieursjournauxsénégalais,ilcontinuedecollaboreràdestitresdelapresseétrangère.Larésidenced’auteurs«Rwanda:écrirepardevoirdemémoire»luiapermisdeprendretoutelamesuredugénocide.Nédecetteexpérience,Murambi,lelivredesossementsaététraduitenplusieurslangues.
PourensavoirplussurBoubacarBorisDiopouMurambi,lelivredesossements,n’hésitezpasàvousrendresurnotresitewww.zulma.fr.
PRÉSENTATIONDESÉDITIONSZULMA
Êtreéditeur,c’estavanttoutaccueillirdesauteursinspirésetsansconcessions–avecuneportegrandouvertesurleslittératuresvivantesdumondeentier.Aurythmededouzenouveautésparan,Zulmas’imposeleseulcritèrevalable:êtreamoureuxdutextequ’ilfaudradéfendre.Carils’agitdes’émouvoir,comprendre,s’interroger–bref,sepassionner,toujours.SivousdésirezensavoirdavantagesurZulmaouêtrerégulièrementinformédenosparutions,n’hésitezpasànousécrireouàconsulternotresite.
www.zulma.fr
COPYRIGHT
LacouverturedeMurambi,lelivredesossements,
deBoubacarBorisDiop,aétécrééeparDavidPearson.
©Zulma,2011;2014pourlaprésenteéditionnumérique.
Publiéenaccordavecl’AgencelittérairePierreAstier&Associés.
ISBN:978-2-84304-687-2
LeformatePubaétépréparéparIsakowww.isako.comàpartirdel’éditionpapierdumêmeouvrage.
Celivrenumérique,destinéàunusagepersonnel,estpourvud’untatouagenumérique.Ilnepeutêtrediffusé,reproduitoudupliquéd’aucunemanièrequecesoit,àl’exceptiond’extraitsàdestinationd’articlesoudecomptesrendus.
BOUBACARBORISDIOP
MURAMBI,LELIVREDESOSSEMENTS
roman
postfacedel’auteur
ÉDITIONSZULMA
Pourlamère
ÀEl-HadjMama
I
LAPEURETLACOLÈRE
MICHELSERUMUNDO
Hier,jesuisrestéàlavidéothèqueunpeuplustardqued’habitude.Ilfautdirequ’iln’yavaitpaseubeaucoupdeclientsaucoursdelajournée,cequiestplutôtsurprenantàcettepériodedumois.Pourm’occuper,jemesuismisàrangerlesfilms sur les rayons, dans l’espoir que quelqu’un viendrait m’en louer un auderniermoment.Ensuite, je suis restédeboutquelquesminutes sur le seuil dumagasin.Lesgenspassaientsanss’arrêter.J’aimedemoinsenmoinscecoindumarchédeKigalioùjemesuisinstalléil
y a neuf ans. À cette époque, nous nous connaissions tous. Nos boutiquesformaientunpetitcercleprèsducarrefour.Quandlesclientsétaientrares,nouspouvions au moins nous retrouver autour d’une bière, entre amis, pour nousplaindrede laduretédes temps.Hélas,aufildesmois, toutessortesdegens– tailleurs, vendeurs de légumes ou de tissus, bouchers et coiffeurs – ont prispossession du moindre morceau de trottoir. Il en a résulté un chaos assezpittoresqueetsympathique,maispasforcémentbonpourlesaffaires.Vers neuf heures et demie, ilm’a bien fallu rentrer àNyakabanda, presque
sansunsouenpoche.Surlechemindelagareroutière,j’aientendudessirèneshurleretj’aipenséqu’ilyavaitencoreeuunincendiedanslesbasquartiersdelaville.Uncharde lagardeprésidentielleétait enpositionà l’entréede lagare.Un
destroissoldatsentenuedecombatm’ademandépolimentmacarted’identité.Pendantqu’ilsepenchaitpourlalire,j’aisuivisonregard.Çan’apasloupé:lapremièrechosequilesintéresse,c’estdesavoirsivousêtescenséêtrehutu,tutsioutwa.—Ah,tutsi…,a-t-ilditenplongeantsesyeuxdanslesmiens.— C’est marqué dessus, non ? ai-je répliqué avec une petite grimace de
mépris.Ilaparuhésiterunpeupuism’arendumapièced’identitéenhochantlatête.
Jesuisrepartienmaugréantmaisundeuxièmesoldatm’arappelé.Ilavaitl’airbeaucoupmoinscommodequesoncollègue.Iladésignémonpantalonetaditavecsévérité:—Arranged’abordtabraguette,monami.Jemesuisexécutéensouriantbêtement.Jedevaisavoirl’airmalin.
—Oh!Merci.Jen’avaispasfaitattention.—Tutravaillesdanscemarché?«Quelcrétin!»ai-jepensé.—C’estparceque jene travaillepasdanscesecteurdumarchéque jesuis
venujusqu’icipourprendreuncar.J’avais parlé sur un ton sec, pour lui montrer à quel point je trouvais sa
questionstupide.—Ettutravaillesoù,alors?Vraiment un drôle de numéro. Pourquoi cemot « alors » ? J’ai failli le lui
demander,maisilnesemblaitpasdutoutplaisanter.—JesuisMichelSerumundo,lepropriétairedelavidéothèqueFontana,ai-je
réponduenessayantdeparaîtremodeste.Malgrémonirritationmanifeste,lesensdesaffairesavitereprisledessus.Je
luiaiditquejelouaissurtoutdesfilmsdeguerre.Aprèstout,dessoldatsdoiventaimer lesbombardements, les embuscadeset toutesceschoses-là.Allais-je luiparleraussidecesfilmsunpeuspéciauxpouradultes?J’aidécidéquenon.Ilm’arendumapièced’identité.Çasevoyaitqu’ilétaitentraindesedireest-cequeçavabienlatête,celui-là.D’unepetitetapesurl’épaule,ilm’afaitsignedepartir:—C’estbon,vas-y.J’aicomprisplustardqu’ilm’avaitprispourunfou.J’aisentienm’éloignant
leursregards intriguéssurmoi.Jemesuisdemandécequ’ilspouvaientfaireàl’entréedumarchéàpareilleheure.Laquestionm’atrottéuninstantdanslatête.IlestvraiquecettepartiedumarchédeKigaliattirepresquetoutletempsunefoule très nombreuse. Elle intéresse donc les poseurs de bombes qui y ontcommis en mars dernier deux attentats, dont l’un a causé la mort de cinqpersonnes. Pourtant, je ne me souvenais pas d’avoir vu des militaires à cetendroit en dehors des heures d’affluence. Que pouvait bien signifier leurprésenceenceslieux?Ilsavaientpeut-êtreeudesinformations.J’airepenséauhurlementdessirènesetj’aicommencéàmesentirunpeuinquiet.La gare routière était quasi déserte. Je suis entré dans l’unique car en
stationnement. Les passagers étaient silencieux. Au bout de quelquesminutesd’attentedansuneatmosphèrepesante,lechauffeuraappelésonapprenti:—Çava.Onpart.C’estseulementlorsquedessoldats,trèsnerveux,ontbloquénotrecardevant
Radio-Rwandaquej’aidevinéqu’onn’étaitpasunjourcommelesautres.Lechauffeurquiroulaitàtrèsviveallureadûfreineràmortdevantlebarrage.
Aussitôt, des soldats ont surgi de partout, les yeux fous. Ces idiots étaientvraimentprêtsànoustirerdessus.Ilsontréclamésespapiersauchauffeuretl’und’euxabraquésatorcheélectriquesurnosvisages.Ils’estlonguementarrêtésurlemienetj’aicruqu’ilallaitmefairedescendre.L’autrearudoyélechauffeur:—Tun’aspasvulebarrage,toi?—Pardon,patron.Ilchiaitdanssonfroc,lechauffeur.Savoixtremblait.Nousavonsfaitdemi-touretungrosmonsieurmoustachu,envestebleue,a
lancéd’unevoixforteetpresquejoyeuse:—Cettefois-ciilsneblaguentpas,hein!J’aiattenduqu’ilajoutequelquechose,maisiln’arienditdeplus.J’aidemandé:—Quesepasse-t-il?Letypem’afoudroyéduregard.Ilasemblésoudaintrèsfurieuxcontremoi.—C’est ça, a-t-il lâché froidement sansme quitter des yeux, on va encore
nousdirequec’estunmalheureuxaccident.Je me suis fait tout petit dans mon coin. La plupart des passagers étaient
d’accordaveclemonsieuretrépétaientquecettefois-ciçan’allaitpassepassercommeça.Ilsdisaientqueçaallaitêtrelafêtepourlesmiliciens.Monsangs’estglacé. Lesmiliciens Interahamwe.Ces types qui n’ont qu’une seule raison devivre:tuerdesTutsi.Quelqu’unadéclaréqu’ilavaitvulabouledefeutomberduciel.—C’estunmessagedeDieu,aassurélemonsieuraucostumebleu.—Savez-vousquel’avionesttombésurlegazondesonjardin?—Surlegazon?—Danssonjardin?—Oui,danssamaison!—Ça,c’estunvraisignedeDieu.—Dieuaimaitcethomme!Tousleschefsd’Étatdumondelerespectaient.—Cesontdesjaloux,aajoutéunautre.LeprésidentMitterrandluiadonné
l’avionencadeauetilsontdit:puisqu’onnepeutpasenavoiruncommeça,onvaledétruire!Apparemment, j’étais le seul ànepas savoirque l’aviondenotreprésident,
Juvénal Habyarimana, venait d’être abattu en plein vol par deux missiles, cemercredi6avril1994.Moncœurs’estmisàbattretrèsfortetj’airessentiunefolleenviedeparlerà
quelqu’un.Jemesuistournéversmonvoisindegauchequin’avaitpasouvertlaboucheuneseulefois.Iltenaitunefillettedecinqousixanssursesgenoux.Elleétait charmante, avec sa robe à fleurs d’un rouge écarlate. En fait, l’hommepleuraitencachette.Était-celamortd’Habyarimanaquilerendaitsitriste?Cen’étaitpas impossible,maiscelam’auraitquandmêmeétonné.Engénéral, lesgens ne pleurent pas leur président quand la télévision n’est pas là pour lesfilmer. C’est vrai, ils en font tellement baver aux petites gens, ces présidentsafricains, qu’ils ne doivent quand même pas se faire trop d’illusions. Simplequestionde logique.Pourtant l’inconnum’aénormément touché.Pendantqu’ils’efforçait en vain de retenir ses larmes, la fillette s’amusait à lui chatouillerl’oreille avec une plume d’oiseau et son petit rire clair résonnait dans le car.Lorsque nous avons dépassé ce dispensaire qui s’appelle, je crois, « Le BonSamaritain », le chauffeur a tourné à droite et a dit d’un air maussade en segarant:—Toutlemondeildescendici.—Etmesbagages ? aprotestéune femmequi avait un lourdpanier à côté
d’elle.—Pannedemoteur,afaitsèchementlechauffeur.Je l’ai traitédesalaud,mais ilacontinuéàregarderdroitdevant lui. Ilétait
d’unemauvaisefoitotale.Puis,s’adressantàsonapprenti,illuialancé,commeàregret:—Hé,toi,rends-leurl’argent.Il crevait de peur depuis l’incident devant Radio-Rwanda et il pensait sans
douteque leplus simple était de rentrer chez lui.Lagardeprésidentielle et lagendarmerie étaient partout avec leurs voitures à gyrophares et aux sirèneshurlantes.Onauraitditunevilleenétatdesiège.J’aidûmetapertroiskilomètresàpiedpourrentrerchezmoiàNyakabanda.
Desgroupesdejeuness’affairaientàbloquerlesgrandesavenuesetl’entréedechaque quartier avec des troncs d’arbres, des pneus, de grosses pierres et descarcasses de voitures. On voyait aussi des barrières plus classiques forméesd’une simple grille en fer. Ils faisaient les choses avec sérieux et une sinistreapplication, sans trop de tapage, s’éclairant à la lueur des torches. Parfois ilsdiscutaientassezvivementàproposdel’emplacementd’unebarrière.Leurchefarrivaittrèsvitepourdonnerdesordresettoutlemondeseremettaitautravail.Malgré l’heure tardive, Séraphine m’attendait sur le seuil de la maison, le
visagegrave.—Oùsontlesenfants?ai-jedit.
—SeulPierrotestabsent.Encorelui.IlyavaittoujoursdesproblèmesaveccetétourdideJean-Pierre.—Jevaislechercher.—Où?ademandéSéraphine.Laradiovientdedirequetoutlemondedoit
resterchezsoi.Celan’avaitaucunsens.Cen’étaitpasunjouroùjepouvaislaisserhorsdela
maisonmonfilsdedouzeans.QuiconqueconnaîtleRwandasavaitqu’ilallaitsepasserdeschosesterribles.—Etici,çava?ai-jefaitendésignantdumentonl’intérieurdelamaison.Nouspartagionssesdeuxbâtimentsavecunefamillehutu.Lesparentsétaient
correctsmais leur fils, unmilicien Interahamwedugenre forcené, semontraitsouventdésagréableavecnous.Unjour, je l’aisurprisentraindefouinerdansnosaffaires.J’airefermélaporteetjeluiaidit:«Défends-toi,petit.»Ilaimeroulerlesmécaniquespourimpressionnerlesfillesduquartier,maisilnesaitpassebattre. Ila reçuunecorrectionqu’iln’oubliera jamais.Jesupposed’ailleursqu’iladûpasmalyrepensercesdernièresheures.Oui,poureux,lemomentestvenu de régler ces comptes-là aussi. Chaque Interahamwe a probablement salistedepetitscopainstutsiàliquider.—Les voisins ? Ils nem’ont pas adressé la parole de toute la soirée, a dit
Séraphine.—Etnotrejeuneimbécile,ilestlà?—Necriepas,Michel,jet’ensupplie.Iladisparu.J’ai deviné qu’il était de ceux qui installaient des barrières à tous les
carrefoursdelaville.Séraphineavouludirequelquechose,puiss’estretenueauderniermoment.La situation était affreusement limpide, mais je ne voulais pas l’inquiéter
davantage.—Ne t’en fais pas, Séra, ils savent que lemonde entier les observe, ils ne
pourrontrienfaire.—Tucrois?—Biensûr.Dansmon for intérieur, je savais que c’était faux. La Coupe dumonde de
football allait bientôt débuter aux États-Unis. Rien d’autre n’intéressait laplanète.Etdetoutefaçon,quoiqu’ilarriveauRwanda,ceserait toujourspourles gens la même vieille histoire de nègres en train de se taper dessus. LesAfricainseux-mêmesdiraient,à lami-tempsdechaquematch:«Ilsnousfonthonte,ilsdevraientarrêterdes’entre-tuercommeça.»Puisonpasseraitàautre
chose.«VousavezvuceretournéacrobatiquedeKluivert?»Cequejedislàn’estpasunreproche.J’aimoi-mêmesouventvuàlatélédesscènesdifficilesàsupporter.Destypesportantdelargescombinaisons,entraind’extrairedescorpsd’uncharnier.Desnouveau-nésqu’onbalanceenrigolantdansdesfoursàpain.Des jeunes femmes qui s’enduisent le cou d’huile avant d’aller au lit. Ellesdisent:commeça,quandleségorgeursviendront, lalamedeleurcouteauferamoinsmal.J’ensouffraissansmesentirvraimentconcerné.Jenemerendaispascompte que si les victimes criaient aussi fort, c’était pour que je les entende,moi,etaussidesmilliersd’autresgenssurlaTerre,etqu’onessaiedetoutfairepourquecessentleurssouffrances.Celasepassaittoujourssiloin,dansdespaysàl’autreboutdumonde.Mais,encedébutd’avril1994,lepaysàl’autreboutdumonde,c’estlemien.MaconversationavecSéraphineavaiteulieudanslarue.Ellem’adit:—Entreaumoinsquelquesminutes,lesenfantsserontcontentsdetevoir.—Ilsnesontpasencorecouchés?Ilestonzeheuresdusoir.—Lemaîtreleuraannoncéqu’ilsn’ontpasclassedemain.Alors…—Bon,jevaislestaquinerunpeu.Aussitôtaprèsavoirditcela,jemesuisrenducomptepourlapremièrefoisde
la soirée que nous commencions à avoir peur de notre propremaison. Je suisentré. Les volets des voisins étaient hermétiquement clos. Ils écoutaient cetteradiodesMilleCollinesqui lancedepuisplusieursmoisdesappelsaumeurtretotalement insensés. C’était nouveau, cela. Jusqu’ici, ils avaient suivi cesstupidesémissionsencachette.J’ai trouvélesenfantsausalon.Enjouantaveceux, jeme suis souvenudumonsieur qui pleurait sans bruit dans l’autocar. Jesuisensuite ressortipouraller à la recherchede Jean-Pierre. Jecomptaisaussifaireun saut aumagasinpourmettre à l’abri certainsobjetsprécieuxque l’onm’avait confiés. Les pillards pouvaient entrer en action à tout moment. Despillagesetunoudeuxmilliersdemorts, ce seraitpresqueunmoindremal. Jen’exagèrepas. Ilya longtempsquecepaysestdevenucomplètement fou.Detoute façon, cette fois-ci, les assassins avaient un prétexte en or : la mort duprésident.Jen’osaispasespérerqu’ilssecontenteraientd’unpeudesang.
FAUSTINGASANA
Jemesuisassisàcôtéduchauffeur.Ilamislemoteurenmarcheetademandélaconiquement,commeàsonhabitude:—Direction,chef?—Onfaitunsautàlamaison,Danny.Levieuxinsistepourmeparler.Il démarre dans un nuage de poussière. En temps normal, le trafic est très
densedanscettepartiedeKibungo.Cetaprès-midi, les ruessontdésertes.Leshabitantssontcloîtréschezeuxdepuisdeux jours.Seulscirculent lesélémentsdes forces de sécurité et les miliciens Interahamwe comme moi. Je sens unediscrète excitation chez Danny. Je ne lui en ai rien dit, mais il sait que desévénements très importantsvontavoir lieu.Celafaitquarante-huitheuresqu’ilmeconduitd’uneréunionàl’autre.Lanuitdernière,j’aid’ailleursdûluidirederentrer sansmoi, car il était évidentquenotre rencontreavec lespréfets et lesbourgmestresn’allaitpasprendrefinavantl’aube.Jepousselaportedelamaison.MasœurHortenseestentraindefairefrire
desbananesplantaindanslacuisineenpleinair,justeàgauchedel’entrée.—Salut,petitesœur!Elle s’approchedemoietmeglissegaiement à l’oreille, avecdesminesde
comploteuse:—Vavitevoirlevieux.Maisjet’avertis:ilestfâchécontretoi.—J’étaistrèsoccupé,moi.Ilnepeutpascomprendreça?—Tuleconnais.Ilditquetuesunmauvaisfils.Dès qu’elle entendma voix,Mère sort de la chambre du vieux.Nous nous
croisonsdans lacour.Elle tientà lamainunpetitplateau.Desboutsdecotonflottentau-dessusd’unmélangedepus,desangetd’alcooldeDakin.—Jeviensdeluifairesonpansement,dit-elle.—Ças’arrangeaumoins,cetteplaieàsonbras?Mèrese taitunmoment.Ellen’estpas trèsbavardeetpeut-êtreneveut-elle
pasrépondre.Finalementellefaitnondelatête.—Viens,dis-je.Nousallonsl’obligeràrecevoirunmédecin.—Ilm’achasséedesachambre.Ilditquevousdevezparlerentrehommes.Je baisse les yeux. Le vieux a toujours été très dur avec elle. Cependant,
mêmesielleensouffre,ellen’enlaissejamaisrienparaître.
Aprèsavoirécartélerideau,jedoisattendrequelquessecondessurleseuil,letempsd’habituermesyeuxàl’obscuritédelapièce.Commetoutesleschambresdevieillard, celle-ci est encombréed’objets inutilesqui la rendent encoreplusexiguë et étouffante. Deux photos sont collées au mur, juste au-dessus dumontant du lit. Sur l’uned’elles,GrégoireKayibanda, le premier président duRwanda,serrelamainduroiBaudouindeBelgique.Kayibandaparaît trèsfierdevivrecemomenthistorique,etleroidesBelges,gantédeblanc,al’airunpeudistrait ou dédaigneux. L’autre photo est le portrait officiel du major-généralJuvénalHabyarimana.Celui-làmêmequenosennemisviennentd’assassiner.Ilestsouriantetsonregardpétilled’intelligence.Monpèreestassisaumilieudulit.Letransistorposéàcôtédeluidistillede
lamusiquefunèbre.Sesyeuxn’yvoientpresqueplus,maisilsentmaprésenceetme tend lesdeuxmains.Je lesprendsenévitantderéveillersadouleur.Unliquidejaunâtresuintedubandageblancquientouresonbrasgauche.Çapueunpeu. Lui, si robuste il y a seulement quelques années, est à présent maigre,fragileetcommerabougri.Iléteintlaradioetmefaitasseoirsurlelit,presquetoutcontrelui.Jesuistouchéparcegested’affectueusecomplicité.Pèremedemandeaussitôt:—Ilsnousprennentpourdevraishommesoupourdesfemmes,cesgens?Sansme laisser le tempsde répondre, ilajouteque,cette fois-ci,«“ils”ont
dépassélesbornes».Lapolitiqueatoujoursétésonsujetdeconversationfavori,maisjenel’aijamaisentenduprononcerlemot«Tutsi».Illesappelletoujours«ils»oules«Inyenzi»,littéralementles«cancrelats».—Nous leurapprendronsànous respecter,dis-jealorsaprèsunmomentde
réflexion.Noussommesprêts.—Jesaisquetufaisdebonneschosespourtonpays.Desamissontvenusme
féliciter.Jesuiscontentdetoi.—Oui,j’aifaitdubontravail.Jelesais.Nousavonslasituationbienenmain
sur lescollinesetdans toutes lesgrandesvillesdupays,maisaunordce seraplusdifficile.—ÀcausedeleurguérillabaséeàMulindi?—Oui.Noussavonsqu’ilsfontmouvementsurKigalidepuiscevendredi.—Onmel’aditaussi.—Tuesdécidémentbieninformé,dis-jeensouriant.Ilsouritluiaussi,flatté.Puis,redevenantsubitementgrave:—Vousn’avezpasledroitd’échouer.Saremarquememetmalàl’aise.Aufond,ilavujuste.Malgrésadécrépitude
physique,levieuxestrestéd’uneétonnantevivacitéd’esprit.C’estvrai:sinousn’arrivonspasàéliminer touslesTutsi,nousseronslesméchantsdel’histoire.Ils serviront au monde entier des lamentations bien orchestrées et ce seradrôlementcompliquépournous.Mêmelesmoinsrésolusd’entrenouslesavent:aprèslepremiercoupdemachette,ilfaudraabsolumentallerjusqu’aubout.—Jenesaispas,Père.À toi, jepeuxbien ledire :ceneserapas facilede
menerdefrontlaguerrecontreleFPRetlereste.—Le reste…? reprend-il d’un airméprisant. Ne commencez pas par avoir
hontedecequivousattend.J’ail’impressionpéniblequ’ildoutedemarésolution.Jemesensmoinsvexé
quedéçu,carj’aienviedeluiparleràcœurouvert.Ilcrieetjereçoisenpleinefiguresamauvaisehaleine.Jereculeunpeu.Jerépète:—Ceseradifficile.—Connais-tubienl’histoiredelaguérilladecesInyenziduFrontpatriotique
rwandais?C’estlegenredequestionqu’ilposequandils’apprêteàraconterunedeses
nombreusesanecdotes.—Oui,j’aiapprisdeschosessurleFPR,réponds-jeprudemment.—Etsais-tucommentleurchefaéchappédejustesseàlamorten1961?—Non,déclaré-jeenreculantencore.Jesupportedemoinsenmoinssamauvaisehaleine.Ilfautdirequeçaneva
pastrèsfortnonplusducôtédesonestomac.Sesintestinsluifontdesmisèresdepuis son séjour de trois semaines, l’année dernière, chez nos parents deCyangugu.—Ehbien, c’était àGitarama,oùnousétions lesplus forts,nous lesHutu.
Pendantquelesnôtresétaientoccupésàpilleretàvioler,unenfantdequatreanset ses parents attendaient une voiture pour s’enfuir en direction du Mutara.Soudain, nos hommes ont vu cette famille d’Inyenzi monter précipitammentdans la voiture. Ils ont couru, couru. C’était trop tard. Voilà comment cesimbécilesontlaissééchapper,ilyatrente-septans,legaminquiestaujourd’huilechefdelaguérilla.En fait, je connais bien cette histoire. Seulement, je ne veux pas priver le
vieuxduplaisirdemelaraconter.J’auraismêmepuluidirequel’incidentaeulieu sur la colline de Nyarutovu, en commune de Ntambwe. Nous l’avonsentenduemillefoisdelabouchedenosinstructeurs.C’estl’exemplequ’ilsnousdonnaient toujourspourmontreràquelpoint ilpeutêtredangereuxd’épargner
les bébés pendant le travail. Le récit comporte d’ailleurs de nombreusesvariantes.Dansl’unedesversions,legosseauraitattendrietmêmefaitrirenosgarsenleurjurant:«Jeneseraiplusjamaistutsi.»Onditaussiqu’aumomentoùdémarraitnotrecar,quelqu’unaaperçul’enfantetafaitsigneauchauffeurdes’arrêter. Celui-ci aurait alors refusé de perdre son temps pour un petit boutd’homme. Chaque variante a ses inconditionnels. Un de nos formateursplaisantaitsurlefaitquelegamindeNyarutovun’avaitpastenusapromesseetquec’étaitprévisibledelapartd’unInyenzi.Aucontraire,ilétaitdevenunotreplusdangereuxennemietprenaitunmalinplaisiràtuerautantdeHutuqu’illepouvait.L’instructeur–ils’appelaitLéonardMajyambere–passaitensuitedanslesrangsetdemandaitquelleconclusionunbonInterahamwedevaittirerdetoutcela.Mêmelescancresconnaissaientlaréponse.—Leplusimportant,déclarelevieux,cen’étaitpasdetuercetenfant…Jeleregardeavecattention.Oùveut-ildoncenvenir?—Ilfallaitlelaisservivre?Tudistoujoursqu’unhommecourageuxdoitoser
allerjusqu’aubout.—Biensûrqu’ilfallait l’éliminer,grommellelevieux.Maisleproblèmene
seseraitmêmepasposésinoshommes,aulieudes’enivreretdepiller,s’étaientconcentréssurleurtravail.Expliquebienàceuxquisontsoustesordresquedetelscomportementsleurfontperdredutempsetdel’énergie.Jepenseàpartmoiquelevieuxn’aplusaucunsensdesréalités.—Biensûr,Père,jevaisinsistersurladiscipline.Ils’aperçoitimmédiatementquejeneprendspassonconseilausérieuxetque
jeveuxjusteéviterladiscussion.Rienneluiéchappe.Illâcheavecdépit:—Faitescequevousvoulez,maisdepuis1959nouscommettonslesmêmes
erreurs.Ça commence à se gâter. Je reste silencieux. Mais il en faut plus pour
découragerlevieux.— Tu as sûrement entendu parler de ce Français qui a voulu tuer tous les
Inyenziblancspendantleurgrandeguerre,là-bas…—C’étaitunAllemand.—Comments’appelait-il?Ilcommenceàm’agacer.Jen’aijamaisaimésamaniedeposerdesquestions
dontilconnaîtd’ailleurssouventlaréponse…—Hitler.—Hitlercomment?insiste-t-ilenmecherchantdesesyeuxmalicieux.— Adolf. Adolf Hitler. On l’appelait le Führer, ajouté-je pour prévenir la
questionsuivante.—Etalors,dis-moi:a-t-ilréussiàéliminertouslesInyenziblancs?Là,jerefusedemarcher.J’enaiassezdesesradotages.Toutcetempsperdu…
Jedis:—Nousenreparleronsuneautrefois.Jedoispartir.Ilcrie,trèsencolère:—CeBlancétaitbeaucoupmieuxorganiséquevousetpourtantilaéchoué.
Vousn’êtesquedespetitsprétentieux!Jemelève.—Letravailm’attend,déclaré-jeenm’efforçantdeparaîtrecalme.—Tumefaislagueule,n’est-cepas?Tuosesfairelagueuleàtonpère?—Netefâchepas…IciàKibungo,nouscommençonscettenuit.Ilrépondcalmement:—Va-t’en.Vousêtesunegénérationd’incompétents.Il a baissé la voix pour ymettre toute la force dont il est capable, ce qui a
rendusesparolesencoreplusterribles.Je l’aime bien, le vieux. C’est mon père. Mais il est comme toutes ces
personnesâgéesquidécouvrentsurleurlitdemortdessolutionsmiraculeusesàtous lesproblèmes.Leschosesnesontpassisimples.Moi, j’ai toujourssuendevenantInterahamwequej’auraispeut-êtreàtuerdesgensouàpérirsousleurscoups.Celanem’ajamaisposédeproblème.J’aiétudiél’histoiredemonpaysetjesaisquelesTutsietnous,nousnepourronsjamaisvivreensemble.Jamais.Destasdefumistesprétendentlecontraire,maismoijenelecroispas.Jevaisfaire correctementmon travail.Et je suisd’accordavec levieux : chaque foisque vous hurlez des grossièretés à quelqu’un qui vamourir, vous laissez à unautre le temps de s’enfuir. Je ne suis pas stupide au point de l’ignorer.Maiscommentfaireentrerçadanslatêtedemeshommes?Ilssesontengagésdanslamilice Interahamwe pour faire trembler des hommes et des femmes pluspuissants qu’eux. Ils semoquent bien de tuer tous les Tutsi. Pour peu, ils enlaisseraientéchapperquelques-uns, justepour leplaisird’autres revanches toutaussisanglantes.Commejeprendscongéduvieux– ilnedaignemêmepasaccepter lamain
que je lui tends–des idéesbizarres commencent àm’assaillir. Juste desmotsdont le sens m’est resté complètement obscur sur le moment. Penserl’impensable.L’haleinefétidedupère.Lepèrequin’enfinitpasdemourir.Toutletempsentraindemaudireetdechasserquelqu’undesamaison.EttouscesTutsiàtuer.Jenelescroyaispassinombreux.J’ail’impressionquelaplanète
estpeupléedeTutsi.Quenoussommes lesseulsaumondeànepasêtre tutsi.C’était si facile, avant, de crier avec la force du tonnerre :«Tubatsembatsembe!»Ilfautlestuertous!Danslacour,jetrouvemessœursetdesvoisinsassisautourdemamère.Je
prendsplacesurunechaiseetLouisemetendunverredethé.Mèrelagronde:—Mets-y un peu de menthe. Tu sais bien que Faustin ne supporte le thé
qu’avecdelamenthe.Nousparlonsdetoutetderien.Jen’aijamaisvulesgensaussitendus.Ences
heuresd’incertitude,chacunestfaceàlui-même.Ilsveulentensavoirplus,maisj’évitetouteallusionauxévénements.Laseuleàrestersereineestmamère.Unefoisdeplus, jenepeuxrienliresursonvisage.C’estcequi larenduniqueaumonde.Personnen’ajamaispuentrerdanssatête.Etpourtantçasevoitqu’elleest toujours en train de penser à des tas de choses. Sa forcementale est toutsimplement hors du commun.Aujourd’hui, il n’y a aucunmoyen de savoir sielle approuve ou non ce qui se prépare. Peut-être nous considère-t-elle touscommedesmonstres?Pendantquejemeposecesquestions,messœursetlesvoisinsmedévorentdesyeux.Louise,lacadette,estparticulièrementfièreparceque son fiancé,Adrien, faitpartiedemongroupe. J’ai l’impressionde revivreunescènedestempsanciens,decestempsoùonexaltaitlabravoureduguerrieravant lecombat.Pourêtre franc, jesuisd’unnaturelassez réservéet toutcelamegêneplutôt.Jenevaispasàlaguerre.Jenecoursaucunrisque.ÀKibungocommedansleresteduRwanda,nousallonsjustealignerlesTutsiauxbarrièreset les tuer.Ce sera chacun son tour.Beaucoupd’entre eux sont en train de seréfugier dans les lieuxde culte et les édifices publics. Ils croient ainsi se tirerd’affairecomme lesautres fois, à l’époquedemonpère.C’est leurplusgraveerreurdepuislongtemps.Ilsnousfacilitentlatâche,aucontraire.Tuerautantdepersonnes sans défense, ce ne sera sûrement pas simple.À la longue, ça peutdevenirmonotoneetlassant.Levieuxsetrompe:personnenepourraempêchernosgarsdeboire,dechanteretdedanserpoursedonnerducœuràl’ouvrage.Jedois insisterunpeupourqu’on sedécideàme laisserpartir.Lesadieux,
émouvants,n’en finissentpas.Lesvoisinsme recommandentd’êtreprudentetmessœursontbiendumalàdissimulerleurémotion.Mamère,elle,restesilencieuse.Àaucunmomentnosyeuxneserencontrent.Jenesaisquidenousdeuxfuitleregarddel’autre.Enouvrant laportièrede lavoiture, jevoisdes têtespar-dessus lesclôtures
desmaisonsvoisines.MaPajerodefonction,flambantneuve,doitimpressionner
pasmaldemondedanscequartierpauvreoùjesuisné.Ilestfacilededevineràleursregardsavidesquelesgenssontentraindesedire:«Ilaréussi,lefilsduvieuxCasimirGatabazi!Ah!Ilestdevenuquelqu’un,lepetitFaustin!»Jeneseraipashypocrite:celamefaitplaisir.C’esttoujoursenivrantdeliredanslesyeuxdesautreslapreuvedesapropreréussite.—Direction?aencoreditDanny.Jeregardemamontre.— Il me reste peut-être assez de temps pour aller embrasserMarie-Hélène
avant de regagner leQG,Danny. Je ne sais pas quand je la reverrai. Elle estsûrementencolèrecontremoi,elleaussi.Dannysouritd’unairentendu:—Ah!Marie-Hélène,voilàunetrèsbonnefemme!Ilaparléainsipourmefaireplaisir,carilsaitquejesuisfollementamoureux
deMarie-Hélène.—Excuse-moi d’être resté si longtemps avec le vieux,Danny. J’ai un père
trèsbizarre.—Ah!Papa,ilesttrèsbonaussi!Là,jesuissûrqu’iln’enpensepasunmot.Dannyestaucourantdel’enquête
menéeparmonpèreàsonsujet.Levieuxlesoupçonnait–sansaucuneraisond’ailleurs–d’êtreunInyenziclandestin,chargéparnosennemisduFPRdemeliquiderlemomentvenu.Àhauteurdupont,surlaroutedumarchédeKibungo,lessoldatsdelagarde
présidentielle me reconnaissent. Je leur fais un signe amical de la main sansm’arrêter.Nouspassonsensuitedevant lerestaurantLeRoyalet jemesouviensque je
n’aipresquerienmangédepuisbientôtvingt-quatreheures.JedemandeàDannydefairedemi-tour.LeRoyal est vide.AlphonseNgarambe, le propriétaire tutsi, est en train de
discuter avec deux de ses employés. Il se tait enme voyant entrer. Après lesavoirsalués leplusnormalementdumonde, jem’installeprèsde lafenêtredufond.C’est notre place favorite, àMarie-Hélène etmoi.Alphonseme connaîtbien.Mais, compte tenu de la situation, il ne peutm’accueillir avec lamêmejoviale familiarité que les autres jours. Il n’y a presque rien àmanger dans sacuisine.Alphonsesedémènepourtantcommeunbeaudiablepourmefairefrireunpeudepoissonetdumanioc.Ilest,commetantd’autres,entraindevivrelesheureslespluseffroyablesdesavie.Enmeservant,iltrembledetoutsoncorps.Je fais semblantd’êtreabsorbépar la lectured’unmagazinedemodeétranger
quitraîneparlà.LeseffortsquefaitAlphonsepourmecachersapeurl’agitentdeplusenplus.Ilrefusequejepaie,maisj’insiste.Ilaalorscepauvresourirequi me perturbe légèrement, je dois l’avouer. Je me dépêche de sortir durestaurant.J’arrive chezMarie-Hélène.Elleneme fait pasde scène.Aucontraire, elle
comprendbien,dit-elle,que lepaysest en traindevivredesheuresdécisives.Ellefaitjusteallusionàdeshistoiresdeviol.C’estvraiqu’onenparlebeaucoup.Lesplusjeunessonttrèsexcitésàl’idéequ’ilspourrontcoucheravecdesjeunesfemmeschaquefoisqu’ilsenaurontenvie,justecommeça.Onleura toujoursditquelecheminmenantàl’intimitéd’unefemmeestlong,complexeetsouventdécourageant. Ils découvrent avec plaisir que les temps peuvent changer trèsvite.Marie-Hélèneneveutpasquejesoismêléàça.Jeleluipromets,nonsanspenser:«Àchacunsesproblèmes.»Auquartiergénéral,jesuisaccueilliparlesjoyeuxhourrasdemeshommes.Nousallonssûrementveillerjusquetrèstard.Contrairementàcequej’aidit
auvieux,c’estdemainqueleschosessérieusescommencentpournous.Toutelanuit, nous jouerons avec nos machettes comme avec des épées au cri de«Tubatsembatsembe!».Lejeuconsisteàlevernosmachettesverslecielenlesfrottant les unes contre les autres. C’est amusant, tout ce bruit et toutes cesétincelles, et enplusonaiguiseainsi les lames.C’estdumoinscequecroientmesgars.Jen’ensuispassisûrqueça,maisjeleslaissefaire.
JESSICA
—Ilss’aimentàlafolie,cesdeux-là.Etvoilàquelesévénementslesobligent
encoreàrepousserladatedeleurmariage!— Ah ! Lucienne et son copain Valence Ndimbati… C’est triste, dis-je
distraitement.Ons’habitue trèsvite à tout.Dans savillenataledeNyamataoùmonamie
TheresaMukandoriestà la recherched’un refuge,nous trouvons lemoyendepapotercommedeuxbonnesfemmes.Ellemedemandesoudain,ens’arrêtant:—Tucroisvraimentqu’ilsvontfairecela?J’aiapprisàmentir.— C’est impossible, Theresa. Ils cherchent surtout à faire peur. Ça va se
calmerdansquelquesjours.L’idée qu’elle peut désormais être tuée à n’importe quel moment par
n’importequiluiparaîtextrêmementbizarre.Moi, je mène une double vie. Il y a des choses dont je ne peux parler à
personne.PasmêmeàTheresa.Par exemple ce message, daté du vendredi 8 avril 1994, que je viens de
recevoirdeBisesero.StéphaneNkubito,undenoscamaradesdecesecteur,l’aécrit quelques heures avant d’être découvert et abattu. Ils n’ont pas pris, mesemble-t-il, le temps de l’interroger. Ils ne se doutaient pas qu’il était un desélémentsduFrontpatriotiquerwandaislà-bas.Salettremontreàquelpointlestueurssontorganisésetdécidés.Ilssontvraimentprêtsàtoutcettefois-ci.Stéphanem’apprendquelejeudi7avril1994,AbelMujawamarya,unhomme
d’affaires deKigali, est arrivé àGisovu avec deux camions jaunes remplis demachettes. Ilafaitdécharger lesarmesaudomiciled’OlivierBishirandora.Cedernier, qui a une forge dans son atelier, a aussitôt commencé à aiguiser lesmachettes. Olivier, membre du Parmehutu/MDR a aussi été bourgmestre deGisovudans lesannées soixante-dix,à l’époqueduprésidentKayibanda.AbelMujawamaryaaensuiteorganiséuneréunion.Aucoursdecelle-ci,iladistribuémachettes et grenades aux Hutu. Les Interahamwe ont alors commencé àterroriser les Tutsi en les accusant d’avoir assassiné leur président bien-aimé,Juvénal Habyarimana. Ils se sont mis à piller et à incendier les maisons desTutsi,puisenonttuéquelques-uns.LesTutsiontcommencéàfuirleursmaisons
pourseréfugierdanslesparoissesdeMubugaetdeKibingo,ainsiqu’àl’hôpitaldeMugonero.D’autresontpréférégagnerlesmontagnes.Stéphane Nkubito me demande de bien noter et de faire savoir que les
habitantsdeBisesero,derudesguerriers,ontl’intentionderésister.Depuis1959,chaque fois qu’il y a desmassacres, ils s’organisent et réussissent aumoins àrepousserlesassaillants.Illeurestmêmearrivéderécupérer,pard’audacieusesexpéditions punitives, leur bétail volé. C’est pourquoi, ajoute Stéphane, leurréputationd’invincibilitéafaitletourduRwanda.Lesréfugiésaffluentdoncdepartout.LalettredeStéphanelaissaitcependantfiltrersescraintes:d’aprèssesinformations, le gouvernement a l’intention d’en finir avec le mythe del’invincibilitédesAbasero,ainsiqu’onappellelesTutsidecetterégion.L’arméeferalegrosdutravailetdesrenfortsdemiliciensInterahamweserontacheminésdeGisenyietd’autreslocalitésoù,enraisondunombrepeuélevédeTutsidanslapopulation,lesmassacresseterminerontplustôtqu’ailleurs.JelisetrelislemessagedeStéphane.Aubasdelapage,unpetitdessinavec
lalégendesuivante:«JessicaKamanzientraindefairelesignedelavictoire.»Jessica Kamanzi, c’est moi. Je souris en regardant mes deux doigts
triomphalementlevésversleciel.Ah,çaoui,lavictoireestcertaine.Jen’enaijamaisdoutéunseulinstant.Elleserapourtantsiamère…J’aimeraisbiengardercedessinensouvenirdeStéphane.Jedécidefinalement
d’yrenoncer:moncamaradesesentaitsurveillé.Jedéchirelemessage.Theresametouchelebras:—C’estici,fait-elleàvoixbasse.NoussommesenfacedelaparoissedeNyamata,toutprèsdeslogementsde
ces pères salésiens que l’on dit originaires du Brésil. Derrière l’épais rideaud’eucalyptusetd’acacias,nouspouvonsvoirlesgensseprécipiterparcentainesdansl’église.—Jevaisyaller,ditTheresa,tuferaismieuxdeveniravecmoi,Jessica.Jepenseexactementlecontraire.Lescombattantsavecquijesuisentréedans
Kigaliontapprisqu’onencourageraitlesfuturesvictimesàseréfugierdansleséglisespourlesyexterminer.Maismoi,JessicaKamanzi,jen’airiend’autreàproposeràTheresa.—Bonnechance,dis-jeenévitantdelaregarder.Nous devions aller au mariage de Lucienne le samedi suivant et elle a
d’épaissesetmagnifiquestressessurlatête.—Jessie, ilsnepourront jamaisfaireçaensachantqueDieuestentrainde
lesregarder.
Jelaserrecontremoisansrépondre.Surlecheminduretour,toutsepassebien.LetempsestdouxàKigali.Lesruessontdésertesetparaissentsoudainplus
larges.Jem’aperçoisquej’avaisàmoninsu–etsansdoutecommechacundenous – des repères dans la ville.Une petite boutique à l’angle d’une rue.Desréparateurs de motocyclettes au voisinage d’une station-service de Petro-Rwanda. Des petites choses comme ça. Depuis que la nouvelle de l’attentatcontre leprésident est tombée, tous ces tableauxvivantsontdisparududécor.Lesraresgensquiosentencoresortirdechezeux,cesontlesétrangersou,biensûr,lesHutu.Ouceuxqueleurcarted’identitéprésentecommetels.C’estmoncas.Touslesautressecachentoùilspeuvent.Il y a dans la ville une excitation à la fois joyeuse et grave. Des groupes
d’Interahamweaux tenuesblanches couvertesde feuilles debananier circulentenchantant.Deboutdansleurschars,lesmilitairesetlesgendarmesontl’œilsurtout.Chacunauntransistorcolléàl’oreille.Laradiodit:«Mesamis,ilsontosétuernotrebonprésidentHabyarimana,l’heuredevéritéestarrivée!»Puisilyadelamusiqueetdesjeux.L’animateurdel’émission,trèsenverve,interrogesesauditeurs:àquoireconnaît-onunInyenzi?Lesauditeurstéléphonent.Certainesréponses sont franchementmarrantes : alors, on semarre. Chacun y va de sadescription. L’animateur redevient sérieux, presque sévère : « Amusez-vousbien, mes amis, mais n’oubliez pas le travail qui vous attend ! » Au Camp-Kigali,dixCasquesbleusbelgesontététués.LaBelgiques’enva.Elleneveutplus rien savoir.D’ailleurs, les civilsde cepays se sententmenacés et se fontpasserauxbarrièrespourdesFrançais.QuelquepartàParis,desfonctionnairesunpeubizarressefrottentlesmains:àKigali,lasituationestsouscontrôle,leFPR ne passera pas. Les hommes de paille de Paris ont réuni les généraux etcommandants de l’armée. Ils ont prononcé les mots terribles : « Muhereiruhande.»Littéralement :«Commencezparuncôté.»Quartierparquartier.Maisonparmaison.Nedispersezpasvosforcesdansdestueriesdésordonnées.Ils doivent tous mourir. Des listes avaient été préparées. Le Premier ministreAgatheUwilingiyimanaetdescentainesd’autrespoliticienshutumodéréssontdéjàtombéssouslesballesdelagardeprésidentielle.Racontercequ’ilsontfaità Agathe Uwilingiyimana est au-dessus de mes forces. Un corps de femmeprofané.Après ceux qu’ils appellent des Ibyitso, des complices, ce sera au tour des
Tutsi.Eux, ilssontcoupablesd’êtreeux-mêmes,donc interditsd’innocencedetouteéternité.
Àlaseulefaçondemarcherdesrarespassants,onvoitquelatensionmonteaufildesminutes.Jelasenspresquephysiquement.Toutlemondecourtouaumoinspressel’allure.Jecroisedeplusenplusdepersonnesquisemblenttournerenrond.Ilyacommeuneautrelumièredansleursregards.Jepenseauxpèresde famille qui doivent affronter les yeux angoissés de leurs enfants et qui nepeuvent rien leur dire. Pour eux, le pays est devenu en quelques heures unimmense piège. La mort rôde partout. Ils ne peuvent même pas songer à sedéfendre.Toutaétéminutieusementpréparédepuislongtemps:l’administration,l’arméeetlamiliceInterahamwevontconjuguerleursforcespourlestuertous.Moi, j’ai choisi d’être là. Nos chefs dans le maquis, àMulindi, m’ont fait
confiance et j’ai accepté. On nous a expliqué que le traité de paix d’Arushapouvaitproduire lemeilleurou lepire etque leFPRavaitbesoindemilitantsactifsdanstouteslesgrandesvilles.Laveilledenotredépart, j’aibeaucouppenséàmonpère.De l’avisdemes
frèresetsœurs,j’étaissapréférée.Lui-mêmen’enfaisaitpasmystère,d’ailleurs.QuandnousétionsàBujumbura,ildisaitparfois:«Detousmesenfants,Jessicaestcellequimeressembleleplus.»Undrôledebonhomme,JonasSibomana.Ilnousmontrait son torse labouré de cicatrices et promettait de léguer tous sesbiens à celui d’entre nous qui réussirait à reproduire sur son corps lesmêmesblessures.MonfrèreGeorges,quineprenaitrienausérieux,luirépondaitalors:«Tu es si fauché, vieux Jonas, que cela ne vaut peut-êtremême pas la peined’essayer.»Tous lesdeux faisaient semblantdesebattreetcelanousamusaitfollementdelesvoircourirautourdelamaison.Monpèreavaitfaitpartiedesmaquisards de Pierre Mulele dans le Kwilu. Oh ! Il n’était bien sûr pasquelqu’und’importantdanscemouvement.C’étaitjusteundecespaysansàquion donne des armes en leur expliquant rapidement qui sont les ennemis. Ilspeuvent laisser leur vie dans l’affairemais jamais leur nom. Jonas nous disaitavoirvuCheGuevaraquandleCubainestvenuorganiserlemaquisauCongo.IlconnaissaitaussiKabilaetdisaittoujoursdumaldelui.Quandils’estsentitrèsmalade, à Bujumbura, il m’a appelée : « Va dans notre ancienne maison duquartierdeBuyenzietdisaupropriétairequec’esttonpère,JonasSibomana,quit’envoie. Il comprendra. »Le propriétaire etmoi avons trouvé un gros paquetdansuntrouprèsd’unrobinet.Jel’aiouvert.Ilcontenaittroisvieuxfusilsdéjàpasmalrouillés.Quandjesuisretournéelevoir,nousavonsbeaucoupridesablague.Jesupposequec’estcelaquim’adécidéeàinterrompremesétudesàdix-huit
anspourrejoindrelaguérillaàMulindi.
Toutmerevientavecprécision.Nousétionsquinzejeunesgensàfaireparlaroute,denuit, le trajetdeBujumburaaucampderéfugiésdeMushiha.Départdès le lendemain, aucrépuscule–carnousdevions toujourscirculerdenuit–pourMwanzaenTanzanieoùilafalluattendrelebateauVictoriapendantunesemaine.Après,çaaétéBukoba.Là,nousdevionsrepéreruncamionrougeenstationnementdansleport.Lechefdenotregroupe,PatrickKagera– ildevaittomber plus tard en première ligne pendant notre offensive d’octobre 1990 –s’estmisàregarderpartout,lenezenl’air.Ungrosmonsieurenchapeau,avecunfoulardautourducou,estpasséprèsdeluietadittrèsvite,sanss’arrêter:«C’estvous?»Plustard,cefutMutukuraetKampalaoùnousavonscessédenousvoir.J’aiétéhébergéeparunefamilledans lequartierdeNatete.Lesoir,quandjefaisaisquelquespasdanslaruepourmedégourdir les jambes, j’étaisintriguéedevoirlesvoituresrouleràgauche.C’estcurieux,maisc’estcelamonprincipal souvenir de Natete, les voitures roulant à l’envers. Tout ce que jedevaisfaire,c’étaitattendre lesignaldemondépart.J’avaiscomprisquejenedevaisposeraucunequestionàmeshôtes.Siaujourd’hui je racontais toutcela,onpourraitpenserque jemevante.Ce
n’estpaslecas.Depuis1959,chaquejeuneRwandaisdoit,àunmomentouàunautredesavie,répondreàlamêmequestion:faut-ilattendrelestueurslesbrascroisésoutenterdefairequelquechosepourquenotrepaysredeviennenormal?Entrenotreaveniretnous,desinconnusontplantéunesortedemachettegéante.Vousavezbeau faire,vousnepouvezpasnepasen tenir compte.La tragédiefinit toujoursparvousrattraper.Parcequedesgenssontarrivéschezvousunenuitetontmassacrétoutevotrefamille.Parceque,danslespaysoùvousvivezenexil,vousfinisseztoujoursparvoussentirdetrop.Dureste,dequoipourrais-jemevanter,moi,JessicaKamanzi?D’autresontdonnéleurviepourlesuccèsdenotrecombat.Jen’aijamaistenuunfusilniparticipéauxactionsmilitairesdelaguérilla. Je suis presque tout le temps restée àMulindi pourm’occuperdesactivités culturelles du maquis. Certes, j’étais aussi à Arusha au moment desnégociations.J’aidactylographiéouphotocopiédesdocumentsetparfoisonm’achargéede faire des synthèses pour nosdélégués.Mais c’étaient là des tâchessomme toute assez humbles. Il est vrai quema présence aujourd’hui àKigalicomporte des dangers. C’est peut-être la première fois que je risque ma vie.Dans ce pays où tous les citoyens sont surveillés nuit et jour,ma fausse carted’identiténemeprotégerasansdoutepaslongtemps.Jedoisbougersanscesse.Mais il se trouvera bientôt quelqu’un pour me poser des questions précisesauxquellesj’auraidumalàrépondre.
Toutenmarchant, jepenseànosveilléesnocturnes.Nouschantions :Si lestrois tombent au combat, les deux qui restent libéreront leRwanda.Desmotstrès simples. Nous n’avions pas de temps pour les finasseries poétiques. Cesmotsme reviennent commeun écho etme donnent de la force. L’heure de lalibérationasonné.Depuiscematin,nosunitésfontmouvementsurKigali.Maisarriveront-elles partout à temps ? Non, hélas. Dans certains endroits, laboucherieadéjàcommencé.Près deKiyovu, je vois des centaines de cadavres à quelquesmètres d’une
barrière.Pendantquesescollègueségorgentleursvictimesoulesdécoupentàlamachette tout près de la barrière, un milicien Interahamwe vérifie les piècesd’identité. La visière de sa casquette est tournée vers l’arrière et, cigarette aubec,ilesttoutensueur.Ildemandeàvoirmespapiers.Pendantquejelessorsdemon sac, il neme quitte pas des yeux.Aumoindre signe de panique, je suisperdue.Jeréussisàgardermonsang-froid.Autourdemoi, lescrismontentdetoutes parts. En ces premières heures de massacres, les Interahamwe mesurprennent par leur application et même une certaine discipline. Ils ontréellement l’intention de donner lemeilleur d’eux-mêmes, s’il est possible des’exprimerainsiaveccesbrutessanguinaires.Unefemmequ’ilsontblesséeenattendant de l’achever plus tard vient àmoi. Samâchoire droite et sa poitrinesont couvertes de sang. Elle jure qu’elle n’est pas tutsi et me supplie del’expliquerauchefdelabarrière.Jem’écartetrèsvited’elle.Elleinsiste.Jeluidissèchementdemelaissertranquille.Voyantcela,lemilicienInterahamweestconvaincuquejesuisdesoncamp.Ilmelancedansunjoyeuxéclatderire:—Ah!Tuesdure,toiaussi,masœur!Ilfautavoirpitié,toiaussi!Puis il repousse sans ménagements la femme vers les égorgeurs avant de
reprendrelecontrôledespiècesd’identité.
II
LERETOURDECORNELIUS
Abidjan.Kinshasa.Nairobi.Dar esSalam.Addis-Abeba.Entebbe…CorneliusUvimanarefitmentalement lecomptedesnombreusesescalesde l’avionavantson atterrissage à Kigali. Le vol 930 d’Ethiopian Airlines dece 6 juillet 1998 s’était arrêté presque partout. À chaque vague de nouveauxpassagers, les hôtesses avaient servi des sandwiches et du jus d’orange.Cornelius en avait l’estomac tout retourné. Trente-six heures de voyage. Il sesentaitépuiséetsale. Ilavaitheureusementpuprofiterde l’escaled’Abidjan–presqueunejournéeentière–pourdécouvrirlaville.DesondéjeunersolitaireaurestaurantHippopotamus,danslequartierduPlateau,iln’avaitcurieusementretenuqu’une image,celledes regardséchangésavecune inconnue.Unebellemétisseassiseaucomptoirdubar.Elle avait les cuissespuissammentmouléesdansunjeandélavéet il l’avaitvuese tournerplusieursfoisdanssadirection.Puislajeunefemmeavaitdévalélesescalierspourdisparaîtreàjamaisparmilafoule.C’était tout.Justeuninstantderêverieérotiquevoléauhasarddansuneville étrangère et une histoire qui n’aurait jamais lieu. C’était la vie. Desinconnusquisecroisent,seregardentetseperdentpourtoujours.Àl’arrivéeàKigali,ilnerestaitpresquepluspersonnedansl’avion.Sesamis
d’enfance, Jessica Kamanzi et Stanley Ntaramira, étaient venus l’accueillir. Ilprit longuement chacun d’eux dans ses bras et sentit contre le sien le corpsosseux de Jessica. Elle était trèsmaigre et paraissait en assezmauvaise santéderrièresonfrontvolontaireetsesyeuxprofondsetunpeutristes.Pendantqu’ilstraversaientlavilleentaxi,CorneliussurpritplusieursfoisStanleyNtaramiraentraindel’observeràladérobée.Sansdouteétait-ilcurieuxdesavoirquelgenrede personne était devenuCornelius après de si longues années d’exil. Jessica,assiseàcôtéduconducteur,futcommeàsonhabitudeplusdirecte:—Alors,quinousrevientaupays?Corneliussongeaquec’étaitunefaçonpeuhabituellemaisendéfinitivetrès
intéressantedeposer sonproblème. Il n’avait pas encorede réponse.Toute safamille avait péri pendant le génocide, à l’exception de son oncle SiméonHabineza. Il était évident que tout ce qu’il avait vécu hors du Rwanda netrouverait son véritable sens que dans ce qui était arrivé quatre ans plus tôt.D’unecertainefaçon,savienefaisaitquecommencer.—Jenesaispas,répondit-il,tum’accueillesdéjàavecdescolles,toi!—Etlà-bas?demandatrèsviteStanleypourchangerdesujet.C’étaitplusfaciledeleurparlerdeDjibouti.Cornelius revit des images du lacAssal et de la coupole rose, à la rondeur
quasi parfaite, de l’île duDiable. Il se souvint de ses excursions avec Zakya.Djibouti l’avait fasciné. Il expliqua à Stanley et Jessica que c’était uneimmensité de pierre, un pays aux couleurs intenses, très souvent rouges ounoires.IlleurditqueDjiboutiluiavaitfaitvivreuneétrangeexpérienceduvideet qu’aucunpays aumondene s’offrait avec tant d’impudeur à la curiosité del’étranger. Tout y était visible à l’œil nu, y compris la misère qui ailleurs sedonnaittantdemalpouréchapperauxregards.Ilneputcependantleurparlerdela mer Rouge. Il leur dirait plus tard qu’elle lui avait toujours fait penser àquelque géant marin, à l’esprit lourd et aux gestes lents. Cornelius avaitbeaucoupderaisonsd’aimerDjibouti,àcommencerparsonamourpourZakya.Maislaplusforteétaitpeut-êtrecelle-ci:c’étaitl’uniqueendroitaumondeoùilavait eu le sentiment qu’on pouvait recommencer quelque chose. Il aurait puajouter qu’à Djibouti il n’avait jamais senti la mort à ses trousses commependantsonenfanceàMurambi.—Lesgenslà-bas,ilssontheureuxounon?fitJessica.— Ils sont très pauvres.On en reparlera, ce n’est pas simple.En attendant,
expliquez-moiKigali.Stanley se mit à jouer les guides. Ils venaient de dépasser le quartier de
Kanombé. Cornelius eut envie de se faire indiquer l’endroit où était tombél’avion d’Habyarimana en avril 1994, puis y renonça. Il dévorait la ville desyeux,espérantsaisirpar intuition la relationsecrèteentre lesarbres immobilesauborddelarouteetlesscènesdebarbariequiavaientstupéfiélemondeentierpendantlegénocide.De son côté, le chauffeur se livrait à un curieuxmanège : chaque fois qu’il
croyaitCorneliusoccupéàregarderailleurs,ill’observaitavecattentiondanslerétroviseur, commepour lire quelque chose sur sonvisage. «Est-ceque je neressembledoncplusàunRwandais?»pensaCornelius,amusé.ÀNyamirambooùhabitaitStanley,Corneliusfitdescendresesdeuxvaliseset
sonpetitsacdesportrouge.—Ehbien,envoilàunquinousrevientdetouteunevied’exilavecpresque
rien,ditJessicaenriant.Corneliusn’eutpasletempsderépondre.Lechauffeurquisemblaitguetterce
moments’approchaetluidemandas’ilvoulaitbienécriresurunboutdepapierlenomdupaysd’oùilvenait.—Ah!Etpourquoidonc?fit-il,intrigué.Le chauffeur expliqua qu’il collectionnait les noms des pays lointains d’où
arrivaientsesclients.Lestroisamiséclatèrentderire.
—Tuentendsça,Stan?—Oui,ditgaiementStanley,çanoustombedessusdepartoutdepuisdeuxou
troisans.—Est-cequec’estloin,Djibouti?fitlechauffeurquiavaitdécidémentdela
suitedanslesidées.—Oui…etnon,réponditCorneliusavecungestevague.Pour atténuer la déception du chauffeur, Jessica lui fit remarquer que
CorneliusétaitsansdouteleseulRwandaisàavoirjamaisvécuàDjibouti.Corneliusavaitapportéquelquescadeauxpoursesamis.Jessicadisparutdans
lachambreetenressortitdansunegandourableueengesticulant,sousprétextededanser,ausond’unemusiquearabeimaginaire.—Maintenant les choses sérieuses, dit-elle. J’ai séché une réunion demon
comité juste pour voir à quoi ressemble ce cher vieuxCornelius. C’est chosefaite.Onsereverra.Stanleydit qu’il avait à faire lui aussi,maisCornelius comprit qu’il voulait
surtoutlelaissersereposer.— Quand vas-tu à Murambi ? demanda Jessica au moment de partir avec
Stanley.—Jen’aipasencoredécidé.Leplustôtpossible,enprincipe.—Onpourrait faire levoyageensemble,sic’estenfindesemaine,suggéra
Stanley.Corneliushésita.Sansqu’ilsûtpourquoi,l’idéeneluiplaisaitpasbeaucoup.Il
voulaitêtreseulaumomentderetrouversamaisonnatale.—Onenreparlera,fit-il.Sesamisperçurent sagêne. Ilyeutunmomentde silence. Jessica réussit à
détendrel’atmosphère:— En tout cas n’oublie pas de dire à Siméon que je suis toujours aussi
follementamoureusedelui!Stanleys’animaenentendantlenomdeSiméon:—Ah!SiméonHabineza!Cevieillard-là,ilaunetelleclasse!Voilàceque
j’appelleunhomme!Tous trois se regardèrent. Jusqu’à cet instant-là, ils avaient réussi à tenir en
respectleurmémoire.EnentendantlenomdeSiméon,chacund’euxsesouvintd’un jour précis de leur enfance et devina que les deux autres pensaientexactement lamême chose.Du passé venait de ressurgir le lien secret qui lesunissait et qui était plus fort que tout. La vie les avait séparés mais grâce àSiméonHabinezailsnes’étaientjamaisquittésenespritaufildesans.
Seul dans sa chambre à coucher, Cornelius se souvint de ce lundi defévrier1973où,encoreenfants,ilsavaientdûs’enfuirtouslestroisauBurundi.Vingt-cinq années déjà… C’était peu de temps avant la chute du présidentGrégoireKayibanda.Lematin,deuxhommesétaientvenusdans laclasse,deslistesà lamain.Lemaîtreavait ludesnomsàhautevoixet renvoyéquelquesélèveschezeux.AucundecesjeunesTutsinesavaitencorequ’iln’auraitplusledroit de revenir à l’école. En voyant Jessica et Stan partir avec le groupe desexclus,Corneliusavaitcruàuneerreur.Pourquoisesamisetpaslui?Malgrésatimidité, il s’était levé : «Monsieur, vousm’avezoublié. »Lesdeuxhommesavaientinterrogélemaîtreduregard,l’airsévère,etcedernieravaitexpliquéenriant:«CorneliusestlefilsdudocteurJosephKarekezi.Sonpèreesthutu…»L’un des deux hommes l’interrompit : « … Ah ! Ce trublion de JosephKarekezi!UntrèsmauvaisHutu!Ah!Celui-là…Iladéjàcontaminésonfils.»Lamêmenuit, des hommes armés demachettes et de bâtons attaquèrent sa
maisonnatale.JessicaetStanleyétaientvenuss’ycacher.Siméonlesavaitalorsattiréstouslestroisdansl’épaisseurdelabananeraieenleurfaisantsignedenepas bouger.De lamaison voisine s’élevaient aussi des flammes et des cris deterreur.Pendantdeuxheures,couchésàmêmelesol,ilsavaientvulesassaillantsfairetomberlesmurs,arracherlespiquets,défoncerportesetfenêtresetmettrelefeuàtoutcequisetrouvaitsurleurpassage.Leursvisagesétaientéclairésdetempsàautreparlesflammes.IlsdisaientquetouslesTutsidevaientquitterlepays.L’un des incendiaires avait presque réussi à amuser les trois gamins.Lebonhomme, court sur pattes, était si obèse qu’il ressemblait à unmonstrueuxbloc de graisse. Il avait des fesses monumentales et sa chemise rouge malboutonnée découvrait un ventre rond et flasque lui retombant presque sur lescuisses. Il maniait une machette trop longue pour lui avec une maladressevraiment comique. Il s’arrêtait toutes les deux minutes, à bout de souffle, lalanguependante,lesyeuxrévulsés,appuyésurlamachetteplantéedanslesol.Ilavaitfinipars’asseoirpar terre, lesmainssur lescôtes.Pendantqu’ilsoufflaitbruyamment,commeàl’agonie,lesflammesdansaientsursonvisagetorduparla douleur. Il regardait avec envie ses collègues plus vigoureux semer ladésolation autour d’eux. Qu’est-ce qu’un tel individu pouvait bien faire là,franchement?Plustard,àBujumbura,lestroisadolescentsprirentl’habitudedemimeravec
drôlerie lesgestesdu typequivoulait à toutprixdécouperdes innocentsmaisquiétaittropgrospouryarriver.Cettenuit-là,lesassassinss’étaientcontentésdefairepeur:personnen’avait
été tuéaucoursde l’attaque.PourtantCorneliuset sesdeuxamisassistèrentàunescènequidevaitrestergravéeàjamaisdansleuresprit.Avantdeseretirer,les assaillants avaient aspergé d’essence les six vaches de Siméon et jeté destisons enflammés dans l’enclos. Puis, bien à l’abri dans leur camionnette, ilsavaient regardé lesbêtes tourner surelles-mêmescommedegrossesboulesdefeu,seruersurtoutcequ’ellesvoyaientbouger,avecdesbeuglementsbizarres,puis se laisser tomber, agiter leurs pattes de plus enplus faiblement etmourirdansunlongrâle.Dèsquelecalmeétaitrevenu,Siméonleuravaitdit:—Venezavecmoi,mesenfants.Nousallonsmarcherlongtemps.J’informerai
vosparentsàmonretour.IllesavaitconduitsauBurundiparlespistesmarécageuseslongeantlarivière
Nyabarongo.Beaucoupdeleurscamaradesdejeuxlesrejoignirentplustard,carlesmassacres continuaient auRwanda.Une dizaine demorts.Desmilliers demorts.Desassassinatsrépétésd’opposantspolitiques.Latragiqueroutinedelaterreur.En y repensant, Cornelius se demanda s’il pourrait évoquer cet épisode du
passé avec son oncle, àMurambi.Rien n’étaitmoins sûr.Cornelius se sentaitencoreintimidéparSiméon.Ilavaitgardédeluil’imaged’unêtresobre,réservéetd’unegrandeforceintérieure.Il gratta une allumette et en approcha la flammede samontre.Presqueune
heure du matin. Il se leva et se dirigea vers son lit. N’ayant pas sommeil, ilcommençasalettreàZakya.Ilaimaitécrirecouchéens’appuyantsuruncoudepuis sur l’autre.Mais, après quelques lignes, il s’aperçut que ses idées étaientencoreunpeuconfusesetiléteignitlaveilleuse.Dansquelquesjours,celairaitpeut-êtremieux.Ils’endormitsansmêmeprendreletempsdedéfairesesbagages.
Le lendemainmatin, il se fit un café sur lepetit réchaudàgaz. Il était sept
heuresetStanleyNtaramira,sansdouterentrétarddanslanuit,dormaitencore.Corneliuscommençaàtrieretàclassersespapiers:desdocumentsetdeslivressur l’histoire du Rwanda. Il en avait beaucoup lu au cours des annéesprécédentes, moins pour connaître le passé lointain de son pays que pourcomprendre le génocide. Il avait l’impression que tout le ramenait aux tueriesde 1994. Même les savantes spéculations sur la formation des couchesgéologiques au Rwanda l’y conduisaient, par des sentiers secrets et tortueux.C’étaitcommesilegénocideirradiaittoutdesasombrelumière,aspiraitverslui
les faits les plus anciens et les plus anodins pour leur donner une dimensiontragique,unsensdifférentdeceluiqu’ilsauraienteuailleurs.UnephotodeZakyaglissad’une revuede lacompagnieEthiopianAirlines.
Enrevoyantlevisageunpeumoqueurdesonamie,Corneliussongeaquesavieavait étéune longue suitede cassuresmaisqueZakyaenétait l’undespointsfixes.Ilavaittrèsviteétéfrappéparsesalluresdejeunefemmelibre,àl’espritvif et ouvert. L’étoffe qu’elle enroulait parfois autour de son corps, loind’étouffer ses formes, en soulignait au contraire la souplesse et suggérait sasensualité. Très grande – elle dépassait d’une bonne tête Cornelius, qui étaitplutôtrâblé–Zakyaavaitlafinesseunpeufragiledesgensdesonpays.Avant son départ, Cornelius avait tenu à se rendre une dernière fois à
Tadjoura. Ils avaient parlé de leurs projets. Zakya viendrait dès qu’il luitrouveraitunpostedansunlycée.Onavaitpeut-êtrebesoindeprofsdemathsauRwanda,aprèstout.C’étaitlehasardquil’avaitconduitdanslepaysdeZakya.Touts’étaitdécidé
enquelquessemaines.EnquittantBujumbura,ilnesavaitpastrèsbiencequ’ilétait en train de faire. Plus tard, il se demanda s’il n’avait pas eu simplementenvied’allerlàoùilétaitpresquecertainàl’avancedenetrouveraucundesescompatriotes.Avait-ilhonted’euxàcepoint?Non,ilnelepensaitpas.Aufond,tout tenait en quelquesmots : depuis son enfance, leRwanda lui faisait peur.Certes, il y avait connu des matins de pur éblouissement, comme ce jour oùSiméonluiavaitparlé,surlesrivesdulacMohazi,delanaissanceduRwanda.Ilrepensait souvent à l’enfant à la flûte qui était passé tout près d’eux à cemoment-là. Mais il ne pouvait oublier les jours de terreur, dans ses jeunesannées,quanddestueursrôdaientenpermanenceautourdelui.L’instant où, dans la bananeraie, il retenait son souffle en compagnie de
JessicaetStanley,formaitunetachesombredanssamémoire.C’étaitsansdoutepourquoiilavaitaimélesgrandsespacesdeDjibouti.Silestueursrevenaient,ilpourraitleuréchapperencourantdroitdevantlui.ÀDjibouti,cetteterrevasteetlumineuse,ilnesesentiraitjamaiscoincécontrelemurdevoisinsqu’onétaitentraind’assassiner,euxaussi.Parfragmentsdisparates,lesscènesdupasséetduprésentsecroisaientdans
samémoire.Ilsentaitàquelpointilluiseraitdifficiledemettredel’ordredanssa vie et il n’aimait pas du tout cette idée. Revenir dans son pays – y êtreheureuxouysouffrir–étaitunerenaissance,maisilnevoulaitpasdevenirunêtre sans passé. Il était tout ce qu’il avait vécu. Ses fautes. Ses lâchetés. Sesespoirs.Ilvoulaitsavoir,danslesmoindresdétails,commentsafamilleavaitété
massacrée.ÀMurambi,SiméonHabinezaluiraconteraittout.Illefallait.Enpyjama,sanss’arrêter,Stanleytraversalecouloir,uneservietteautourdu
cou.Quelquesinstantsaprès,Corneliusl’entenditprendresadouche.Quand ils se retrouvèrent au salon,Cornelius voulut avoir des nouvelles de
leursamisd’enfance.Commeils’yattendait,presquetousavaientététués.Stanleyluiditenseversantducafé:—Tusais,turencontreraspeudegensdisposésàparlerdecesévénements.—C’estfacileàcomprendre,réponditCornelius.IlattenditdesavoiroùvoulaitenvenirStanley.—JessicainsistepourquenousallionsensembleàMurambi,repritcedernier.Stanleys’étaitefforcédeparaîtrenaturel,maissavoixl’avaittrahi.Pourquoi
sesamis tenaient-ils tantà l’accompagneràMurambi? Il s’avisabrusquementque,depuisqu’ilss’étaientrevusàl’aéroport,Stanleyluiavaitparusoucieuxetpeut-êtremêmeunpeudistant.Est-ce qu’ils leméprisaient parce qu’il n’avaitrienfaitpourlalibérationdupays?Eux,ilss’étaientbattus.Jessicaavaitétéundes agents de liaison de la guérilla à Kigali pendant le génocide. C’était unemission dangereuse. Elle aurait pu être découverte et tuée à tout moment.StanleyavaitsillonnélemondepourleverdesfondsetexpliquerauxétrangerslecombatduFPR.Pendantcetemps, luimenaitunepaisibleexistencedeprofd’histoireàDjibouti…Non,sesamisnepouvaientpasleluireprocher.Paseux.Soudainuneidéeterriblecommençaàgermerdanssonesprit.—Stan,ilnefautrienmecacher.SiSiméonHabinezaestmort,ilfautmele
dire.Stanley parut d’abord stupéfait. Il avait ce mélange de sang-froid et de
désinvolturepropre à ceuxqu’onnommeparfoisdesbraves types.Mais, cettefois-ci,Corneliusvitclairementqu’ilétaitbouleversé.—Neparlepasdemalheur,Cornelius.Il semblait lui en vouloir d’avoir laissé une idée aussi épouvantable lui
traverserl’esprit.— Je dois tout savoir, dit Cornelius, un peu confus. Siméon est l’unique
survivantdemafamille.Stanleyditalorssuruntonenjoué,enajoutantdulaitàsoncafé:—Eh bien, la seule chose à savoir, c’est que SiméonHabineza nemourra
jamais!Ilssedétendirentunpeu.—Nous allons déjeuner auCafé des Grands Lacs, tout près d’ici, déclara
Stanley.Maisavant,situn’espastropfatigué,onpeutfaireuntourenville.
—Tunevaspasautravail?StanleydirigeaitundesdépartementsdelaBanquenationale.—J’aiprisdeuxjoursdecongé, je leurrendraiçaundecesquatre.C’està
devenirfou:toutelasaintejournéeàalignerdeschiffres!Cornelius se souvint qu’au lycée, à Bujumbura, Stanley, très doué pour les
langues,passaitaussipourunpetitgéniedesmathématiques.—Tu te rappelles ce que tu faisais avec les postes de radio quand on était
petits,Stan?demandamalicieusementCornelius.—Non.Dequoiparles-tu?—Tunousdisais,àJessicaetàmoi:«Chut,nefaitespasdebruit,lesgens
quiviventetchantentàl’intérieursontentraindefairelasieste!»Lesoir,tuenveloppaislaradiodansuneépaissecouverturepourqu’ilsn’aientpasfroid.Tuasvraimentoubliéoutufaissemblant?—Biensûrquenon,fitStanleyensouriant.Jemontaisaussisurdeschaises
pouréteindrelesampoulesélectriquesensoufflantdessus.Jecroyaisquec’étaitcommelesbougies.Maisça,vousn’enavezjamaisriensu.Aufond,j’auraispudevenirungrandsavant,c’estcequiarriveengénéralauxgaminsunpeubêtes.—Oui,tuvoulaistoutcomprendre,maisenfindecomptetunet’espastrop
maldébrouillé,hein,vieuxStan.Corneliusretrouvadanscettegaietéleurcomplicitédejadis.Iléprouvaenun
éclair,etpourlapremièrefoisdepuissonarrivéelaveille,lebonheurd’êtredanssonpays.Aucoursdeleurpromenade,CorneliusdemandaàStanleycequeluiavaient
appris ses nombreux voyages pour le compte de la guérilla. Stanley réponditaussitôt,commes’ilyavaitsouventréfléchi:—Presquetoutsurmoi-même.Jeparlaisdenotrepaysàdestasdegens,dans
despetitessalles,àBobo-Dioulasso,àStockholmouàDenver.Destypesbien,d’ailleurs,ilsvoulaientaider,maisilsavaientd’abordenviedecomprendre.—Tuarrivaisàleurexpliquer?C’estparfoisàdevenirfou…—J’essayaiseteuxmedisaient:«Est-cequec’estvraimentaussisimpleque
ça ? » C’était la question classique. Et quand je répondais : « Oui », ils melançaient:«Alors,pourquoitantdecruauté?»Jedisais:«Jenesaispas»,etils trouvaient cette explication louche. Je ne voulais pas leur mentir. Je necomprendsd’ailleurstoujourspascettedébauchedesang,Cornelius.— La vraie victoire des tueurs, c’est d’avoir réussi à tout embrouiller. Les
gensonttoujoursl’impressionqu’onleurcachedeschoses.—Tutesouviensdecettelonguelettrequejet’aiécritedesÉtats-Unis?
—Ahoui,deFloride…Corneliuss’ensouvenaitparfaitement.Stanleyyparlaitd’unerencontreavec
desétudiantsetdesenseignantsdeTampa.Cejour-là, leschosess’étaientbienpassées.Ilavaitévoquél’Holocauste.Est-cequ’ilsdiraientdel’Holocaustequ’ils’agissaitdesimplestueriesinterethniquesentreSémitesetAryens?Non,biensûr. Parler ainsi aurait été une insulte à la mémoire des victimes. C’était enréalité la folie meurtrière des nazis se déchaînant contre des hommes et desfemmessansdéfense.Illeuravaitdit:«Àlafindenotreheured’entretien,onauratuéauRwanda,demanièreatroce,sixcentsvieillardsetenfants.»Etquelétaitleurcrime?Onleurreprochaitjusted’êtredesTutsi.Stanécrivaitdanssalettre : « Je leur ai dit : il a fallu beaucoup de temps pour donner son sensvéritable au génocide des Juifs, mais de nos jours il n’est pas nécessaired’attendreaussi longtemps.Qu’auriez-vousfaitsi,àl’époque,vousaviezeulapossibilité d’empêcher la Solution finale par une simple pression sur votregouvernement?»Corneliusserappelaavoirétévivementfrappé,àlalecturedecettelettre,par
laluciditédeStanley,sansdoutedictéeparlesentimentd’uneurgenceabsolue.Sonidéaltenaitenpeudemots:sauvonsdesvieshumainesd’abordetdiscutonsensuitesivouslevoulez.—C’étaitunelettreunpeubizarre,fitCornelius.— Je ne tenais plus le coup. C’était en mai 1994, le mois le plus dur du
génocide.JenepouvaispasjoindreJessicaàKigali.Alors,jet’aiécrit.Cequetoute cette période de ma vie m’a appris, c’est ce qui nous différencie desautres:personnenenaîtRwandais.Onapprendàledevenir.J’ailuçaailleursetçacolleparfaitementavecnotresituation.C’estuntravailtrèslentdechacundenoussurlui-même.—Tucroisqueçavaallermieux,àprésent?—Lesgens dugouvernement font des efforts, c’est vrai.On a supprimé la
mentionde l’ethniesur lescartesd’identitéet ilyabeaucoupd’autreschoses.Mais levrai problème, ce sont les logiquesdepouvoir enAfrique.Onne saitjamaisdequoidemainserafait.—Penses-tuquecelapeutrecommencer?— Cela dépend de chacun. Le génocide n’a pas commencé
le6avril1994maisen1959pardepetitsmassacresauxquelspersonnenefaisaitattention.S’ilyadesmeurtrespolitiquesaujourd’hui,ilfautchâtiertrèsvitelescoupables.Sinon,toutcesangnousretomberasurlatêteunjouroul’autre.
LeCafédesGrandsLacsétaitdésert,àl’exceptiondecinqousixclientsauxvisagesmoroses.Corneliusfitglisserunedeschaisesblanchessurleplancherenboisets’assitfaceàlarue.Franky,leserveur,vintverslui:—Lamêmechose,patron?Il fit oui de la tête et tous deux sourirent d’un air entendu. Il avait suffi de
quelques jours pour que Franky et lui commencent à être de vrais copains.Cornelius commandait presque toujours le même menu. Jus de maracuja etbrochettedepoissonaccompagnéedemaniocgrilléetdeharicotsaubeurredelaitdevache.Le Café des Grands Lacs, plutôt exigu et ceinturé par des cordes bien
travaillées, avait l’avantage de donner directement sur l’avenue principale deNyamirambo.Pourunquartierpopulaire,Nyamiramboparaissaitplutôtpaisible.Les haut-parleurs accrochés dans un coin du bar diffusaient de la pachangatandis que des chants rwandais montaient d’une maison voisine, une baraquedélabrée, à quelques mètres sur la gauche. Plusieurs camions-citernes enstationnementsurlebas-côtédelaroutegênaientunpeulavueetobligeaientlespassants à faire ungranddétour.Scènesbanales dansuneville semblable auxautres.IlétaitstupéfiantpourCorneliusdeconstaterquelesévénementsde1994n’avaientlaissénullepartdetracevisible.Oùavait-oninstallé,surcetteavenue,lafameusebarrièredeNyamirambo?Est-cequelà,justeàl’entréeduCafédesGrands Lacs, il y avait des cadavres que venaient dévorer les chiens et lescharognards?Seulelavilleelle-mêmeauraitpurépondreàcesquestionsqu’ilne pouvait encore poser à personne. Mais la ville refusait d’exhiber sesblessures. Elle n’en avait pas beaucoup, d’ailleurs.Kigali ne sortait pas d’uneguerre, il n’y avait pas eu des tirs d’obus, des bombardements aériens ou desfusillades de part et d’autre de quelque ruelle étroite. Les Interahamwe, quivoulaientdelaviandevivante,avaientlaissélesarbrestranquilles.Lelongdesavenues, rescapés et bourreaux se croisaient. Ils se regardaient un instant puischacuns’enallaitdesoncôté,pensantàDieusaitquoi.Cornelius ne se souvenait même pas d’avoir aperçu au cours de ses
promenades des éclopés ou des malades mentaux. Le pays était au contraireintactetchacunjusteoccupéàvivresavie.Desrendez-vousamoureux.Untourchezlecoiffeur.Laroutinedesjoursordinaires.Frankyet lesjeunesemployésduCafé desGrands Lacs faisaient leur travail comme les serveurs dumondeentier.Ilsprenaientlescommandes,disparaissaientderrièrelecomptoiroudanslacuisine,puissefaufilaientdenouveauentre les tables, lesourireauxlèvres.Ceméprisdutragiqueluiparaissaitpresquesuspect.Était-cepardignitéoupar
habitudedumalheur?Corneliussentitunelégèretapesursonépaule.Ilseretournaetvitlesourire
moqueurdeStanley.—Hé,onrevientsurterre,frérot!—UnpetitvoyagedansmatêteàDjibouti,dit-il,mentantsansvergogne.—Etcomments’appelle-t-elle?— Zakya Ina Youssouf, fit Cornelius pris à son propre piège. Elle est
formidable!Stanley lui présenta celui de ses deux compagnons qu’il n’avait pas encore
rencontré.L’autreétaitRogerMunyarugamba.—Jet’aiamenéBarthélemy…Ilvoulaitfairetaconnaissance.Ilsseserrèrentlamain.—CorneliusUvimana.J’arrivedeDjibouti.BarthélemyetRogerconnaissaient lesautresclientsetCorneliuscompritau
boutdequelquesminutesqu’ilsavaient l’habitudedese retrouverauCafédesGrandsLacs,quetousappelaientd’ailleursfamilièrementle«GL».Dèsquelesnouveauxvenuss’installèrentàsa table, ilsesentitmaldanssa
peau.Lesmomentslesmoinsagréablesdesonséjourétaientceuxoùilluifallaitdiscuteravecdesinconnus.Iln’aimaitpasvoirlesregardsconvergerverslui.Ilauraitjustevouluécouterlesautresenrestantdansl’ombre.Ilsavaitquec’étaitlàuneidéetotalementsaugrenuemaisiln’avaitpasenviequel’onsemoquedeluidanssondos.Heureusement,aprèsquelquesverresdePrimusetdewhisky,laconversation
partit trèsvitedans tous les sens.SeulRoger–un type trapuavecunegrossevoix – lui demanda, sans arrière-pensée apparente, pourquoi il avait fait un silongdétourparAbidjanpourveniràKigali.Vers minuit et demi, des soldats en treillis et béret rouge garèrent leur
camionnette devant le café. L’un d’eux, grand, presque timide, balançant sonfusildanslamaingauche,inspectaleslieux,puisressortitsansunmot.Pendantlesquelquesminutesqu’avaitduré sonpassage, tous les clients l’avaient suividesyeuxensilence.Maislesoldats’étaitmontrétrèscorrect–iln’yavaitnulletraced’agressivitésursonvisageetpersonnen’avaitparuavoirpeur.Aprèsledépartdessoldats,unincidenttroublabeaucoupCornelius.Unevoix
s’étaitélevéedufonddelasalle.Quelqu’unavaitbrusquementcrié:— Mes amis, hurlez votre douleur ! Oh ! J’aimerais tant entendre votre
douleur!Moi,j’aibudusang.Etmaintenant,écoutez-moibien!Corneliuspensaaussitôtaumonsieurmaigreettaciturneassisseuldevantson
verredewhisky.Cettevoixforteetcoupantenepouvaitêtrequelasienneetlabizarreriedesproposs’accordaitbienàunaussisingulierpersonnage.Ilavaitétéprésenté à Cornelius sous le nom de Gérard Nayinzira, mais tout le mondel’appelaitleMatelotou,parfois,leMataf.Hésitantvisiblementdevantlagravitéde ce qu’il allait dire, il annonça son intention de faire éclater enfin la vérité,puis lâchades reprochesénigmatiques.Àquidonc?sedemandaCorneliusaumilieu d’un silence de plus en plus lourd. L’homme voulut se reprendremaisaprèsavoirdenouveauunpeuhésité,illevasonverre,fittinterlesglaçonsetditavecuneviolencequiimpressionnavivementCornelius:—Pardonner,moi?Maisvousvoulezrire!Vousvoulezrire!Ilapostrophaensuitel’assistance:—Hé!Est-ceunpeupleouuntroupeau?Duvulgairebétail,dites-moi?Et
moi,j’ailesangpleindesang!LapremièreréactiondeCorneliusfutdejeteruncoupd’œildansladirection
deStanley.Cedernier–Corneliuss’enrenditparfaitementcompte–évitasonregard.Finalement,endépitdediversesexhortations,leMatelotannonçaqu’ilallait
partirenpromettantdeparleruneautrefois,n’ayantpasréussicesoir-lààdirecequ’ilavaitsurlecœur–cedontils’excusaitsincèrement,iltenaitbeaucoupàcequecesgentlemenneluientiennentpasrigueur.Maisaulieuderentrerchezlui,leMatelotallas’accouderaucomptoird’oùil
semitàparcourirlasalled’unairabsentetvaguementhostile.Corneliuseutlesentiment, pendant quelques secondes, qu’il le fixait avec une intensitéparticulière.C’estàcemomentqueBarthélemy,l’autreamideStanley,ouvritlabouchepour la première fois.Cornelius l’observa.Mince, il avait la peau trèsclaire, le visage allongé, le nez fin et les tempes plates. Dès son arrivée,Cornelius avait été frappé par ses yeux rouges et vitreux d’alcoolique,mais ilavait aussi deviné en lui un de ces êtres d’une intelligence quasi anormale.Barthélemys’étaitcontentéjusque-làdegrilleruneIntoreaprèsl’autredevantsabouteille de Primus, en concentrant toute son attention sur Cornelius, qui enavaitétégêné.—Danslavie,ditBarthélemy,l’essentielpourchacundenousestdenepas
passeràcôtédesavérité.Lereste…ehbien,lerestenecomptepas.Ilécrasasonmégotdanslecendrieravantdecommanderuneautrebière.Àla
manièredont il détachait lesmots, on sentait l’hommesûrde lui etqui s’étaitformé,paruneréflexionméthodiqueetsolitaire,uneopiniontrèsfermesurtousles sujets. Personne ne lui répondit. C’était comme si chacun avait craint de
romprelecharmeambigudel’instant.La réalité venait de se transmuer, demanière plus oumoins inquiétante, en
quelquechosededéjàvécu.PourCornelius,toutconcouraitàcemalaisediffus:cettefindesoiréedansunevillequ’ilconnaissaitàpeine,lapénombreducafé,lesvisagesfigésetlesvoixrauques,commed’outre-tombe,deBarthélemyetduMatelot.IlrentraàpiedencompagniedeStanleyetRoger.—Quesignifietoutcela?—Rien,fitrapidementStanley.—Jevoisquetut’attendaisàmaquestion,Stan…—Biensûr.Netefiepasauxapparences.Onessaied’oublier,maisparfoisça
remonteavecforce.Personnen’ypeutrien.Cethommeaéchappéàunmassacreet…etvoilà!—Tuvasbien,Stan?—Pourquoi?—J’ail’impressionquetun’aimespasparlerdecettehistoire.—Oui,jedéteste.Sacheunefoispourtoutesquejeveuxoublier…—Maispourquoime regardait-il commeça? Jene le connaispas,moi, ce
type!—Situveuxsavoirlavérité,lavoici:leMatafneregardaitpersonneetila
déjàtoutoublié.Stanleysemblaitàlafoismécontentettriste.«Jesuisentraindeperdrepied»,pensaCorneliusenvoyantlevisagefermé
desonami.—JevaisprendreunautreverreàKimihurura,jen’aipassommeil,fitRoger
quiavaitmanifestementchoisidenepassemêleràleurdiscussion.Corneliusselaissatenter.—Jeviensavectoi.Ilsfirentquelquespas.Stanley,quis’étaitdéjàunpeuéloigné,lerappelaetlui
ditàvoixbasse:—Méfie-toidecetype.—Jelehais,déclaraCorneliusavecforce.Ilsesentaittrèsexcitéetfurieuxcontretoutlemonde.—Tuesaussiunpeu rond, fais attention, frérot,ditStanleyen luidonnant
unetapesurl’épaule.Roger et lui furent surpris par la pluie dans le quartier de Kimihurura. Ils
entrèrent dans un petit restaurant tenu par un Africain de l’Ouest. En fait derestaurant,c’étaitplutôtunepetitebaraqueenfuméeoùl’onvendaitdesgrilladesdebœufetdepoulet.Leventyrabattaitdetempsentempslapluieetlesclientsétaient serrés lesunscontre lesautresparmi lespilesdecaissesdebièreetdeCoca-Cola.Ilsprirentplacesurunlongbancenboisàcôtéd’autresclientsetonleur servit du whisky. Cornelius se demanda pourquoi il se trouvait dans cetendroit à pareille heure et pourquoi il haïssait tant Roger qu’il connaissait àpeine.D’êtretoutmouilléparlapluieaggravaitsaméchantehumeur.SiRogerl’avaitemmenélà,c’étaitsûrementavecuneidéederrièrelatête.Quevoulait-ilsavoir,cesalaud?Untypelouche.«SiStanm’aditdefaireattention,cen’estpas sans raison. On soupçonne ce Roger de s’être mal comporté pendant lesévénements. »Roger lui raconta d’ailleurs pour la vingtième fois en quelquesjourscommentilavaitsauvédesblesséspendantlegénocide.—Jenettoyaisleursplaiesavecduvindemesse,dit-ilfièrement.— Rien d’étonnant, fit Cornelius sur un ton acide. La puissance de Jésus,
hein?Il se sentait de plus en plus ivre et prêt à faire un scandale au moindre
prétexte.—Jevoisque tunemeprendspasau sérieuxmais je t’assure, iln’yapas
meilleurdésinfectantquelevindemesse.L’unde leursvoisinsdebanc,quiparaissaitendormi, tournaversRogerdes
yeuxéberlués.Corneliuséclataderire.Lapluienes’arrêtaqueversdeuxheuresetdemiedumatin.Complètementsoûls,ilserrèrentdanslesruesdésertesetmouilléesdeKigali.
Rogerluidemandacequ’ilallaitfaireàMurambi.«Ilal’aird’insinuerquejen’étaispaslàquandontuaitdesinnocentsetquemaintenantjeviensemmerdertoutlemondeavecmadouleur»,pensaCornelius,amer.—Jevaismonterunepiècedethéâtresurlegénocide.—Ahbon?fitRoger.Corneliussemitalorsàinventerunefollehistoireens’arrêtantsouventpour
déclamerdestiradesouimiterlesmouvementsdesescomédiens.—Oui.Audébutdelapièce,ilyacegénéralfrançaisquiarpentelascène,un
énorme cigare à la main. Perrichon, il s’appelle. Je veux qu’on voieimmédiatementqu’il estd’unemauvaise foi sansbornes.Un typegrassouillet,moustachu et en pyjama de soie. Veux-tu que je te dise ce qui préoccupe legénéral?Ehbien,voilà:ilestmalheureux,ilditqu’onapeut-êtretuésonchatpendantlesgénocides.
—Lesgénocides?—Oui.Legénéralacetteputaindethéoriesurlesgénocidescroisés.Toutle
mondeessaiedetuertoutlemondeetaprèsiln’yapluspersonnepourtuerquiquecesoit.Tumesuis?Enguisederéponse,Rogerfitunegrimace.—Leparfaitfauxcul,cegénéral.Hypocritecommec’estpaspermis.«Bien
sûr, dit-il, bien sûr, certains se scandaliseront : qu’est-ce que c’est que cemonsieurquivientnousparlerdesonchataumomentoùnoussommestousentrain de mourir ? » Et il les comprend, le général Perrichon, il dit que, toutgénéral qu’il est, il a un faible pour les droits de l’homme. La défense de laveuveetdel’orphelin,çaleconnaît.Oui,illescomprend.Iln’aimepasdutoutcequisefaitdanscebeaupays,toutcesangversésurlaterreduRwanda.C’estsi horrible.Mais – et là, le général pointe le petit doigt en l’air pourmontrerqu’aprèslesnoblessentiments, l’heurede la logiquepureasonné–est-cequesonchataquelquechoseàvoirlà-dedans?Ilposeunequestiontrèsprécise:sonchatest-ilhutu,tutsioutwa?Non,nil’unnil’autre,n’est-cepas?Parfait.Quechacun suive bien son raisonnement. Il ne va quand même pas faire descomplexes, il aime cet animal, il le clame tout haut et il tient à ce qu’on luiprouve – par une démonstration rigoureuse et non dans ce blabla confus à lamode–que lamortd’unchatpeut résoudre lesproblèmespolitiquesdupays.Lui,iln’ariencontrelesNoirs,maisquandmêmeilsexagèrentunpeu,non?Ilsfont leurs trucsetau lieuderegarder leschosesenface, ilsdisentquec’est lafautedesBlancs,quec’estlafautedeschatset,quandilssemangententreeux,les bonnes âmes disent : oui,mais vous comprenez, c’est la famine.Lui, il ledéclaretoutnet:lafamineabondos.Àcemoment,desacteurscachésdanslepublic rigolent et il hurle : «Ah, vous trouvez çadrôle !Ehbien, à la guerrecommeàlaguerre!»Tumesuistoujours,monpetitRoger?—Trèsintéressant,ironiseRoger,deplusenplusperplexe.—Ensuite,changeantdeton,legénéralPerrichonhurlelenomducapitaine
Régnier.Celui-ci arrive et fait le salutmilitaire : l’enquête lui est confiée. Lecapitainedemande:«Pardonmongénéral?Vousavezbienditvotrechat?»Lecapitaine trouve que c’est quandmême un peu fort de café.Oui, fait alors legénéral qui laisse entendre que l’animal est porteur de secretsmilitaires de laplushauteimportance.Unchat-espion,quoi.DeschosesquelesAnglichesetlesAmerloquespourraientutiliserpourternirl’honneurdelaFrance.Bref,c’estuneaffaired’État.«A-t-on…heu…des indices?» interroge lecapitaineRégnier.«Notrejardinieradisparudepuistroisjours,déclarelegénéral.Tusais,cejeune
hommequivientd’Éthiopie,jecrois.Facileàreconnaître.Arrogantetsournois.Ilnousa faitdirequ’on l’a tuéàunebarrière,mais j’aidesdoutes.C’est tropfacile,hein:quandonveutselacoulerdouce,ontéléphoneaupatronpourdirecommeça:“Monsieur,c’estlegénocide,jesuismort.”Tropfacile!Cherchez-moi ce type, capitaine ! » Le général sort. Le capitaine convoque ses deuxassistants,Pierre Interaet JacquesHamwe,et leurdit :«Lesgars, j’ai encorebesoindevous!»PierreInteraetJacquesHamwefontpartie,pourainsidire,durecrutementlocal,ilsontcettedrôled’habitudedetenirtoutletempsleursdeuxmachettes entrecroisées vers le ciel. Le capitaine leur demande : « À quoireconnaît-onunvéritableami?»Ilsrépondentenfrottantleursmachettesl’unecontrel’autre:«Ilestlàdanslesmomentsdifficiles!»Alorsilleurdit:«Autravail,lesgars!»Etnostroishommestorturent,violentettuentpourretrouverlejardinieréthiopienquiadisparuaveclechatdugénéralPerrichon.AprèsavoirobservéCorneliusunmoment,Rogerditàvoixbasse:—Tunedevraispasboire,c’estdangereuxpourtoi.Savoixétaittoutechangée.Ilétaitréellementeffrayé.Corneliuscompritqu’il
devaitsetairemaisiln’enavaitaucuneenvie.IlexpliquaàRogerqu’ilhésitaitentreMédoretSultanpourlenomduchat.IlcriaitdeplusenplusfortdanslecalmedelanuitetRogerétaitterrorisé.—Ilsmarchenttoujoursensemble.—Quidonc?Rogernecomprenaitplusrien.—LecapitaineRégnieretmesdeuxlascars,PierreInteraetJacquesHamwe.
Hé!Hé!— Tu ne te rends pas compte, Cornelius.Mais je tiens à ce qu’on discute
demain,quandtuserasmieux,fitencoreRoger.— J’ai ma petite idée sur les deux lascars, poursuivit Cornelius avec
l’entêtement des gens ivres. Pendant toute la pièce, ils vont tenir leurs deuxmachetteslevéesverslecieletentrecroisées.Maisça,jetel’aidéjàdit,jecrois.Ils ne vont presque pas ouvrir la bouche. Leur seule façon de parler sera defrotterleursmachettesl’unecontrel’autre.Jecreusel’idée,jecreuse…IlsarrivèrentdevantlamaisondeRoger.Celui-ciétaitvisiblementheureuxde
pouvoirenfinsedébarrasserdeCornelius.—Etquellevaêtrelafindetonhistoire,ilsvontretrouverlechatouquoi?
demanda-t-ilensonnantchezlui.—Ahnon!Tumeconnaismal,jenevaispasfairedecadeauàcecrétinde
généralPerrichon.Ahoui,parcequejenet’aipasdit,pendanttoutcetempssa
femmen’arrête pas de chialer.Elle va le quitter, car elle n’a rien à faire d’ungénéralincapabledeprotégerunchatcontreunjardinieréthiopienentempsdeguerre.Ilvadevenirfoudedouleuretàlafinilvaerrersurlascèneenfaisantmiaou…miaou…—Bonnenuit.Onseparledemain.C’estsérieux.Corneliuspoursuivittoutseulsoncheminenmiaulantjusqu’àNyamirambo.
Corneliusdescenditduminibusetrestadeboutquelquesminutessur lebord
delaroute.Plusieursruellesdesablesuivaientunepentesurenvironcentmètrespuis remontaient vers la colline. Il ne savait laquellemenait chez Jessica.Desindicationsdecelle-ci, ilavait juste retenuqu’ilverrait,non loinde l’arrêtdesautocars,unerangéedesalonsdecoiffure.Ils’engageaàtouthasardparmilesruelles tortueuses. Elles étaient comme déchirées par des rigoles charriant deseauxsales.Prèsd’ungrandcaniveauàcielouvertgisaientdesmorceauxdetôlerouillée etdesboîtesdeconserve,des emballagesencartonetdesbranchagesaux feuilles ternies par la boue. De temps à autre, des vapeurs nauséabondessaturaientbrusquementl’atmosphèreetilpressaitlepas.Arrivantderrièreluiàtrèsfaibleallure,unevieillevoitureblanchedelivraisonsoulevaitbeaucoupdepoussière sur son passage. Cornelius se plaqua contre un mur pour la laissercontinuermaisunvendeurdecharbonétait installé en facede lui etunnuagenoirs’élevaversleciel.Àl’angled’uneruelle,untypemélancoliqueproposaitsurunetablebranlantedeschaussureshorsd’usageetcomplètementdéformées.Est-ce que quelqu’un pouvait vraiment s’arrêter pour acheter des chosespareilles?Celaluiparutd’uneabsurditépresquedésespérée.Ils’arrêtaprèsdepetits ateliers de couture ; leurs murs jaunes étaient ornés de portraits auxcouleurs agressives de chanteuses et de sportifs. Les jours précédents, il avaitaperçu de loin les collines, en se promenant le long des grandes avenues deKigali.Ellesluiavaientalorsparud’unesublimebeauté.Àprésent, lavilleluimontraitsonvisagecaché.Rienjusque-làneluiavaitlaissédevinerl’existencede ces maisons en torchis, sinistres, exiguës et aveugles. Tassées sur elles-mêmes, elles semblaient prêtes à s’effondrer à tout moment. C’était le chaosabsolu. Tout semblait disloqué, zigzaguant, délabré, tordu, bricolé, minable.Jamaisiln’avaiteuuncontactaussidirectetviolentaveclamisère.Devantcespectacle,inattendupourlui,ilsesentaitpresquetrahi.Qu’est-cequeceladevaitêtrependant la saisondespluies?LeplusdurpourCornelius, c’étaitqu’ilnepouvaitmêmepaspenserqu’unjourleschosesiraientunpeumieux.Cependantriennelefrappaautantquelesilencedecettecollinesurpeuplée.Cen’étaitpas
tout à fait clair dans son esprit, mais il lui sembla n’avoir vu nulle part desgroupes joyeux d’enfants, des voisins en train de se héler par-dessus leursclôturesoudedevisertoutsimplementsurleseuildeleurmaison.Ilavaitpresqueoubliéqu’il cherchait ledomiciledeJessica.Auboutd’une
heured’errance,ilseretrouvasoudainsurlaroutelongeantl’autreversantdelacolline et revint sur ses pas. Un enfant sale et déguenillé passa devant lui ensifflotant. Une petite pousse abîmée par la misère, parmi des centaines demilliersd’autres.C’étaitréellementinsupportable.Ilprêta l’oreilleetcrut reconnaîtredans labouchedugaminunairdeKoffi
Olomidé.—Hé,petit!Legarçons’arrêta.—Peux-tumemontrerlarueoùilyabeaucoupdecoiffeurs?—C’estdel’autrecôté,papa.Viens.Jessicavivaitmodestement–enlocation,luiprécisa-t-elle–dansunemaison
deKiyovu-des-Pauvres.Corneliusfitdesonmieuxpournepasprêterattentionaudénuementdusalon.Surlesolencimentétaientdisposésunetablebasseetdes fauteuils. Les murs venaient d’être repeints. Seule une minuscule fenêtrelaissait passer un peu d’air et pendant les premièresminutesCornelius eut dumal à respirer normalement. Lamaison était commemorte. Pourtant d’autreslocataires occupaient l’aile droite du bâtiment. Cornelius n’en prit consciencequ’enlesvoyantalleretvenirsurleperrond’enfaceetdanslacour.Il neperçut toutefois aucunegêne chez Jessica, cequi lemit unpeuplus à
l’aise.—Alors,Têtard,çava?luilança-t-elleenriantdèsqu’ilselaissatombersur
lecanapé.Corneliusécarquillalesyeux.—Commentm’as-tuappelé?—C’estainsiqu’ont’avaitsurnomméàBujumbura,non?—Ah…Ilavaitoublié.—Tuavaisunetêtegrossecommeça,alorsont’avaitdonnécesobriquet.Tu
étaisassezvilain,d’ailleurs.—Ças’estarrangé,non?—Tu t’es drôlement épaissi depuis le temps,mais tu ne t’en tires pas trop
mal,pourunvieuxdetrente-septans.LachemisemalboutonnéedeJessica laissaitvoir lesosdesapoitrine.Elle
avaitlecorpssecetsansgrâce.Ilpensaqu’elleavaitdûêtretrèsmalade.Moi,c’étaitTêtard…Stanétaitlepetitcrackàl’école.Etelle?sedemanda
Cornelius.Quelleavaitétésavraieenfance?JonasSibomana,lepèredeJessica,lui revint en mémoire. De brèves apparitions à Bujumbura. Il repartait maispersonne ne pouvait jamais dire où. Il s’était joint à une des nombreusesguérillas des années soixante et sa vie restait entourée de mystère. Il adoraitJessica et voulait lamodeler à son image.Et puis lamère de Jessica.Très tôtemmuréedanslesilenceetlafolie.ElleavaitdeshallucinationsetparlaitseuledanslesruesdeleurquartierdeBuyenzi.Mortetrèsjeune.ÀDjibouti,Corneliusavait reçu une lettre de Jessica. Elle lui disait : «Ma mère a beaucoup pluscompté dans mes choix que je ne l’imaginais moi-même de son vivant. Sonimagemesuitpartout.Ellereste,mêmedanssatombe,letémoinsecretdemavie.»Corneliusdésignasurlapetitetableuncendrierremplidemégots.—Tudevraisfumermoins,Jessica.Tuesentraindetedétruire.—J’aiprisl’habitudeàArusha.—Arusha?— Oui. J’étais dans la délégation du FPR. On ne dormait presque jamais.
Alors,j’essayaisdetenircommejepouvais.Cigarettesettassesdecafé.Quandnousallionsenboîte là-bas,nousparlionsswahilietnonkinyarwandapournepasattirerl’attentiondesTanzaniens.Corneliussesentaitdeplusenplusdétenduaufildesminutes.—Jevaisteposerunequestionetsitulatrouvesstupide…—Sielleestidiote,jemeferaiunplaisirdememoquerdetoi.—OK.As-tudéjàtuéquelqu’un?—Ah!fit-elle.Non.MaispendantlaprisedeKigali,j’étaisavecnosgarsà
Rebero. On a devancé les autres au sommet de la colline et de là j’ai vucommentonlestiraitcommedeslapins.Unpeuavantonzeheures,unejeunefilled’unevingtained’annéesarriva,un
paniersurlatête.—Nicoleestmacousine.Ellevanousprépareràdéjeuner.Cornelius resta chez Jessica jusqu’à la fin de la journée. C’était comme si
chacun d’eux avait gardé en réserve des secrets pour le jour où il reverraitl’autre. Cornelius évoqua de nouveau la pièce de théâtre qu’il voulait écrire.C’étaitbienlapremièrefoisqu’illefaisaitavecautantdenaturel.—Cettepiècesurlegénocide?Rogerm’enaparlé.— Hum, j’en ai causé avec lui l’autre soir. Je crois bien que j’ai dit des
bêtises.J’étaisdrôlementsonné,j’avaisunpeuforcésurlewhisky.—Ohoui!Ilaracontévotresoiréeàtoutlemonde.Ilditquetuesungrand
artistedanstongenre.Jessicaluipromitdel’aideràmontersonspectacle.Puis,désignantd’ungeste
lassonsalon,elleajouta:—Tuvoiscommentjevis…Lestempssontdifficiles.Corneliusévitadelaregarder.—Turegrettes,Jessica?Jessicasetutuninstant,puisrépondit:— Dans les moments très durs, je me sens larguée, c’est vrai. Mais j’ai
aussitôthonted’avoirpenséainsi.Non,peu importeau fondcequiarriveauxuns et aux autres oumême au pays.Nous nous sommesbattus pour rendre leRwandanormal.Justecela.C’étaitunboncombat.—Tucontinuespourtantàfairedeschosesimportantes.Jessica s’était engagée comme bénévole dans de nombreuses associations
d’aideauxorphelinsdugénocideetauxfemmesviolées.—Si un jour ils ont lesmoyensdemedonner unpetit salaire, ce sera tant
mieux.Enattendant,ilyatoutescesblessuresàpanser.CorneliussentaitqueJessican’avaitpasl’habitudedeselivrer.—Oui,ilyabeaucoupdechosesàfairedanscepays.Silesgensavaientété
moinspauvres,nousn’enserionspasarrivéslà,dit-il.— Ça, Cornelius, tout le monde le sait. Mais nous vivons une époque si
bizarre.EnAfrique,enEurope,partout,lesraresrêveursquiontencoreenviedechangerlemondeontcommehontedel’avouer,ilsontpeurdepasserpourdesidiots.Jessica regrettait sans doute le temps de son père.Malgré des résultats peu
brillants, ces révolutionnaires avaient au moins essayé de faire bouger leschoses.Elleluiditqu’elleessayaitparfoisdecomprendreetd’accepterl’horreur.—J’aibesoindecroirequ’onpeutvivreavec.Çamereposeunpeulecœur.— Oui, fit Cornelius, on n’a jamais vu autant de saletés en même temps.
Balkans.Algérie.Afghanistan.Etsais-tuqu’enSierraLeone,ilssecontententdemutilerleursvictimes?C’estpirequetout.Jenesaispasoùilstrouventlaforcedecouperlesjambesetlesbrasd’unefilletteavantdelalaisserrepartir.Ettoutlemondes’enfout.—Non,Cornelius,peudegenss’enfoutentvraiment.Jepensaiscommetoi
en 1994. J’étais folle de rage en voyant tous cesmonceaux de cadavres dans
Kigali.Mais tu le saisbien, après legénocide, lavie a continué.Onmassacreailleursetnousnoussentonsimpuissants.C’estcelaquiestterrible:onnepeutrienfaire.Çaprendraitunevieentière.Nosjournéessontsicourtesetlestueursont tellementplusd’énergiequelesbravesgens!Enplus, ilssecontententdecauserdesravagesautourd’eux,ilsn’ontmêmepasbesoindesavoirquelerestedumondeexiste.Çaleurestfaciledegagnerlapartie.Pendant le déjeuner, ils parlèrent plus longuement que la première fois de
Zakya.—Elle viendra vivre avecmoi ici,mais ilme faudra d’abord trouver deux
postesdansuncollège.—Ah!Jenetevoyaispasvivredetonthéâtre.—Jenesuispasfou.—Elleestcomment,ZakyaInaYoussouf?—Elleaducaractère.Tuverras,vousallezvousentendre.Zakya. Ses gronderies affectueuses. Elle commençait à lui manquer. Leurs
adieux à l’aéroport de Djibouti. Il avait lu une grande anxiété sur son visagealors qu’elle agitait une dernière fois lamain.Que deviendrait-il loin d’elle ?Zakyaaussiseposaitsûrementcettequestion.ElleimaginaitleRwandacommeun pays complètement dévasté par des combats meurtriers qui pouvaientreprendreàtoutmoment.Detoutefaçon,elleavaittoujourseul’impressionqueCornelius serait partout en danger. Ce souci de protéger Cornelius contre lui-même en faisait une femme trop mûre pour ses vingt-huit ans. D’ailleurs, ilarrivait àCorneliusdepenserqu’elleétaitpour luiplusungrand frèrequ’unecopine.Elleluiavaitpresquefaitjurerqu’illuiécriraitdèssonarrivéeàKigali.Ilsepromitdeluiraconterdanssalettrelespetiteschosesqu’ilétaitentraindevivre.Pourquoiluiparlerait-ilseulementdelamort?— Dès les premiers jours de notre rencontre, elle a voulu tout savoir du
Rwanda,dit-ilàJessica.— Et, bien sûr, elle avait en tête les mêmes clichés : deux ethnies qui se
haïssentdepuisdestempsimmémoriaux.—Évidemment.Çam’irritait et j’ai essayéavecpatiencede lui enleverces
bêtises de l’esprit. Je lui ai expliqué que ce n’était pas vrai et surtout que lespremiersmassacresdataientde1959etnondelanuitdestemps.MaisZakyanese laissaitpasconvaincre facilement.Un jourqu’il lasentait
unpeumoinsméfiante,illuiditqu’iln’yavaitjamaiseud’ethniesauRwandaetquerienneséparaitlesTwa,lesHutuetlesTutsi.UnéclairtraversaaussitôtleregarddeZakya.Inquietd’ylirequ’elleleprenaitpourunmenteur,ilselança
dans des explications un peu chaotiques : « Nous avons la même langue, lemêmeDieu, Imana, lesmêmes croyances.Riennenous sépare. –Si, réponditméchamment Zakya : il y a entre vous ce fleuve de sang. Ce n’est pas rien,quandmême.Arrêtederaconterdeshistoires.»Puiselleajouta:«Jenesuispasune imbécile et il faut aborder autrement les problèmes de votre pays si vousvoulez les résoudre. » Il eut peur. D’ailleurs pouvait-il dire lui-même, en sonâmeetconscience,queleschosesétaientaussisimplesqu’ilcherchaitàlefairecroireàZakya?Quelsensfallait-ildonneràlaviolencedanssonpays?C’étaitpeut-être absurdede lapart desvictimesde continuer à clamer si obstinémentleur innocence.Etsicechâtimentradical– legénocide–était la réponseàuncrimetrèsanciendontpluspersonnenevoulaitentendreparler?«Àprésentqueje suis de retour au Rwanda, je vais poser toutes ces questions à SiméonHabineza»,songea-t-il.Iln’avaitpaspeurdelavérité,ilétaitaussirevenupourlaconnaître.IlavouaàJessica:—Zakyam’a fait douter. Jeme suis remis à étudier l’histoire duRwanda.
Pourtantjen’yaitrouvéaucuneréponse.LesdocumentsprouventquelesHutuetlesTwaontétéopprimésjadisparlesTutsi.Jesuishutumaisjeneveuxpasvivreaveccethéritage.Jerefusededemanderaupasséplusdesensqu’iln’enpeutdonnerauprésent.Prendsl’exempledesAfrikanersenAfriqueduSud.Ilsétaientdevraisétrangers,ceux-là,etilssesontmontrésparticulièrementcruelscontrelesNoirsdecepays.Pourtantçaafinipars’arrangerlà-bas.Pourquoipasici?LesNoirsdeSoweton’ontpasdit,quandMandelaagagné:«Onva lestuertous,jusqu’audernier!»Jessicasourit:— Je suis bien d’accord avec toi, personne n’aurait trouvé cela normal,
personnen’auraitdit:«Ah!CespauvresNoirsd’AfriqueduSud,ilfautquandmême les comprendre, ils ont tant souffert de l’arrogance des racistes blancspendanttroissiècles!»— C’est pourtant ce qui se raconte aujourd’hui à propos du Rwanda,
remarquaCornelius.—Oui,réponditJessica,etceladevraitnousfaireréfléchir.Lerespect,çase
mérite.C’estcejour-là–àObock,aunorddeDjibouti–quenaquitdanssonesprit
uneidéequinedevaitpluslequitteraucoursdesesannéesd’exil.IlavaitpenséenregardantZakyaencolère:«Aufond,leRwandaestunpaysimaginaire.S’ilest si difficile d’en parler de manière rationnelle, c’est peut-être parce qu’il
n’existepaspourdevrai.ChacunasonRwandadanslatêteetçan’arienàvoiravecceluidesautres.»—Elleaquandmêmefiniparcomprendre,Zakya?—Oui.Elleasurtoutétéémueparmondésarroi.Ilfautdirequenousavons
vécuensemblelegénocide.C’estparellequej’aiapprislamortd’Habyarimana.Unmatin,Zakyas’étaitpenchéeversluidanslasalledesprofs:«Tuesen
traindecorrigerdescopies,toi.Jesuissûrequetun’aspasécoutélaradiohiersoir… » Son cœur s’était mis à battre très fort. C’était reparti, bien sûr. Çarepartaittoujours.Ils sortirent et elle lui apprit que le Falcon 50 du président Juvénal
Habyarimanaavaitétéabattulaveilleenpleinvol.CyprienNtaryamira,lechefdel’Étatburundais,setrouvaitaussidansl’avion.Iln’yavaiteuaucunsurvivantetonaccusaittoutlemonded’avoirfaitlecoup:lesBelges,lesFrançais,leFPRetlesextrémistesduHutuPower.Cornelius avait appelé son père. À l’autre bout du fil, le docteur Joseph
Karekezi était tendumais calme. «Bien sûr, avait-il déclaré avecune sérénitéplutôtrassurante,lesvoyousetlesfanatiquesvontenprofiterpourattaquerdesinnocents. » Pourtant, il était tout à fait optimiste. Tout allait s’arranger trèsrapidement.Surmontantunecertainepudeur,ilavaitinterrogésonpère:«Est-cequ’ils ne vont pas t’attaquer à cause de tes prises de position passées ? » LedocteurKarekezi lui avait dit de ne pas s’inquiéter.Cornelius avait cependantperçuun léger agacementdans savoix. «Le fait d’être si éloignéduRwandam’incite sans doute à croire la situation plus grave qu’elle ne l’est en réalité.C’estpeut-êtrecelaquiirritemonpère»,avait-ilsongé,presquesoulagé.Ilavaitensuitediscuté avec samère,Nathalie, et taquinéunpeu JulienneetFrançois.Toutparaissaitplusoumoinsnormal.Mais le docteur Karekezi avait fait le mauvais diagnostic : les nouvelles
étaient chaque jour plus dramatiques. Quand il ne réussit plus à avoir autéléphonenisonpèreniaucunautremembredelafamille, ilditsimplementàZakya : « Je sais ce que cela signifie. » Autour d’eux, personne ne semblaitsavoirqu’ilsepassaitquelquechoseauRwanda.Cettesolitudedans l’épreuvelesavaitrapprochésl’undel’autre.Aprèsl’avoirécoutésansbroncher,Jessicaditgentiment:—Vous allez pouvoir bâtir quelque chose, Zakya et toi. Ça, c’est bien, de
toutefaçon.—Dececôté,rienàcraindre.Noussommesfaitspournousentendre.Jessicaluiracontal’histoiredesonamieLucienne.
—Ellesortaitavecun typedunomdeValenceNdimbati. Jen’ai jamaisvudeux jeunes gens aussi amoureux l’un de l’autre.D’ailleurs, tout lemonde lesavait.Onlesvoyaitpartoutetilsdevaientsemarierenavril1994.Puisilyaeulestueries.Audébut,ill’aprotégée,maisunjourils’estprécipitésurelleavecsamachette en criant : « Il n’y a pas d’amour aujourd’hui ! » Lucienne étaitobsédéeparcettescène,ellen’ycroyaitpas,elleenparlaittoutletempsenriantetenpleurantàlafois.Elleafiniparsesuiciderilyatroismois.—Ettoi,Jessica,çadonnequoi,tavieamoureuse?Ilne l’imaginaitpas trèssimple.C’étaitunefemmedecaractère,dugenreà
fairepeurauxhommes.Saréponselesurprit.—Elleaétébienplusrichequetunelecrois.Nesoispaschoquésijetedis
ça,maisj’aimesentirunhommebougerdansmoncorps.Çafaitdubien.Lesexen’étaitpaslegenredesujetoùCorneliusétaitàl’aise:—Jeparled’unevraierelationamoureuse.—Ah!s’esclaffaJessica,quelpetitange!—Tutemoquesdemoi.—Bon,disons…J’aimapetitethéorielà-dessus,tusais:onn’aimequ’une
foisdanslavie.Toutelaquestionestdesavoirlaquelle.—Çadépend.Zakyaestlaseuleàavoircomptédanslamienne.—Vousavezdelachance,touslesdeux.Moi,ilyenaundontl’imageme
revient souvent, je n’arrive pas à l’oubliermais je ne sais pas vraiment si cemonsieurestl’amourdemavie.Malgré son ton ironique, elleparaissait amère.Cornelius fut envahiparune
soudainetristesse.Iltrouvaitinjustequ’aprèsavoirtantdonnéauxautres,Jessicanepûtmêmepasêtreheureuse,justeparcequ’ellen’étaitpasbelle.Unhommeavait sans doute compris Jessica,mais le destin s’étaitmis en travers de leurchemin. Un autre secret douloureux, la part de sang prélevée sur elle par legénocide.—Ilaététué…?Jessicapartitd’unjoyeuxéclatderire.—Maispasdu tout !Qu’est-cequi teprend,Cornelius,depenserqueplus
personnen’estvivantdanscepays?IlsserendirentàNtarama.Levoyagedurapresquedeuxheurestant lapiste
était cahoteuse. La poussière soulevée par la Datsun teignait en rouge lesbananiersnains lesplusprochesde la route.Le regarddeCornelius seperdaitdans le lointain, parmi les collines aux cimes d’une infinie douceur, pareilles,
danslabrumebleutée,àdesvoileslentementsoulevéesparlevent.Ilscroisèrentplusieurs fois des camionnettes chargées de régimes de minuscules bananesvertesetJessicaluidemandas’ilnevoulaitpasenacheter.—J’enraffole.Auretour,peut-être.—Tun’enauraspeut-êtreplusenvieauretour.—Pourquoidis-tuça?—Nousallonsvoirdeschosesterribles,Cornelius.SurlepontKanzeze,Jessicaluidit:— Sur cette rivière, le Nyabarongo, on a dénombré pendant le génocide
jusqu’à quarante mille cadavres en train de flotter en même temps. On nepouvaitmêmeplusvoirl’eau.—J’aivulesimagesàlatélévision,àDjibouti.—Etquedisentlesétrangersquandonleurmontredeschosespareilles?— Rien, Jessica. Les rares personnes qui s’y intéressent sont sincèrement
désolées.Ilspensent:lesHututuentlesTutsietlesTutsituentlesHutu.C’esttout.—Tuauraisdûleurexpliquer.C’était lapremièrefoisqu’ilsentaitunenuancedereprochedans lavoixde
Jessica.—J’aiessayé,maistrèsviteonestexcédéparleurssourirescondescendants.
Tuleurdis:arrêtezdoncavecvoshistoiresdehainemillénaire,çaaseulementdébutéen1959!Tuleurdistoutetilssecontententdehocherlatêted’unairunpeusceptique.—C’esttrèsdur,jesais,fitJessicaensegarantsousdesarbres.Ilsétaientarrivés.Juste au moment où ils allaient franchir l’immense portail de l’église de
Ntarama,l’attentiondeCorneliusfutattiréeparungroupedepaysansassissurl’herbe,àquelquesmètressurlagauche.Touss’étaienttournésenmêmetempsversCorneliusetJessica,lesobservantensilencemaisavecunevivecuriosité.À l’intérieurde laparoisse,Corneliusvitpour lapremière fois les cadavres
des victimes du génocide. Sur deux longues tables, dans une hutte en paillerectangulaire,étaientexposésdes resteshumains : lescrânesàdroiteetdiversautresossementsàgauche.Surunboutdepapieraccrochéàunpetitbouquetdefleurs,quelqu’unavaitécritàlamain:«L’innocentnemeurtpas.Ilserepose.»Au fond de la paroisse, sur la gauche, un bâtiment plus grand. Le gardien ydonnait des explications à un groupe de visiteurs. Ils se joignirent à eux etcomprirent à leurs questions un peu naïves et à leurs visages accablés qu’ils
étaientétrangers.Legardien,unhommedepetitetaille,avaitlenezépatéetdescheveux tout blancs qui contrastaient avec l’apparente jeunesse de son visage.Vêtu d’une chemise bleue très sale, il semblait intimidé par les visiteurs et setenaithumblementdebout, lesdeuxmainscroiséesàhauteurdescuisses.Dansce second bâtiment, les corps se trouvaient en l’état où les avaient laissés lestueurs quatre années auparavant. Des lambeaux de vêtements étaient encorecollés aux corps et un peigne traînait près d’un banc en bois. Les éclats degrenadesavaientparsemé le toitdepetitspoints lumineux.Legardiendonnaitdesdétailsdesavoixmonocorde:—LesmiliciensInterahamwesontarrivésversonzeheuresdumatin,unjour
d’avril.LesTutsiétaientvenusseréfugierdansleurparoisse,maislecurén’étaitplus là.Moi, jemesuiscachédans lesmarécages,parmi lespapyrus.Pendantplusieursjoursjen’aientenduquelesaboiementsdeschiens.IlditaussiquesurlescentvingtmilleTutsidecettecommune,soixante-cinq
milleavaientététués.Dehors,lespaysans,toujoursimmobilessurl’herbe,lesregardèrentpartiren
silence.DeNtaramailsserendirentàl’églisedeNyamata.Entre vingt-cinq mille et trente mille cadavres étaient exposés dans le
majestueuxbâtimentdebriquesrouges.Unautregardien lesconduisitd’aborddanslacrypteno1,unepiècejaunesituéeausous-sol,éclairéeparunedizained’ampoulesélectriques.Làaussidesossementsétaiententasséssurunelonguetable recouverte de sable fin. À une extrémité, se dressait un corps bienconservé,presqueintact.—Quiétaitcettejeunefemme?fitCorneliusensetournantverslegardien.—Elle s’appelaitTheresa, répondit legardien.TheresaMukandori.Nous la
connaissionstoustrèsbien.Lajeunefemmeavaitlatêterepousséeenarrièreetlehurlementqueluiavait
arrachéladouleurs’étaitfigésursonvisageencoregrimaçant.Sesmagnifiquestressesétaientendésordreetsesjambeslargementécartées.Unpieu–enboisouenfer,Corneliusnesavaitpas,ilétaittropchoquépours’ensoucier–étaitrestéenfoncédanssonvagin.Toutcequ’ilpouvaitfaire,c’étaitsecouernerveusementlatête.Ilsesouvint
des propos d’un célèbre intellectuel afro-américain après son passage àNyamata. Complètement traumatisé, il avait déclaré à une télévision de sonpays:«Voilà,jemesuistrompétoutemavie.Aprèscequej’aivuauRwanda,je pense que les nègres sont effectivement des sauvages. Je reconnais mon
erreur.Jen’aiplusenviedemebattrepourriendutout.»Devoircetypepéroreravec un tel cynisme avait mis Cornelius hors de lui. Mais, à présent, ilcomprenaitaumoinspourquoiilavaitperdulatête.Cornelius se tourna vers Jessica, espérant, de façon absurde, un début
d’explicationsur-le-champ.C’étaitcommes’iln’avaitjamaisétéaucourantdesatrocitéscommisesdanslepays.Ilétaitsurlepointdelaisseréclatersafureurcontre Jessicamais celle-ci, impassible, fit semblantden’avoir rien remarqué.ElleentendaitencorelavoixdeTheresadevantcettemêmeéglise:«Jessie,ilsnepourront jamais faireçaen sachantqueDieuest en trainde les regarder.»L’affreuxdialogueavecsonamiesepoursuivaitàquatreannéesdedistance.Ellepensa avec une subite violence : « Ces jours-là, Theresa, Dieu regardaitailleurs…»—LefrèredeTheresaestundesrescapésdeNyamata,ditencorelegardien.
Ilvoulaitunesépulturedécentepoursasœur,maislesautoritésl’ontsuppliédelaisserlecorpstelquel,pourquetoutlemondepuisselevoir.Au fil des minutes, l’odeur était devenue franchement insupportable.
Cornelius recula jusquevers l’entréeducouloirpour recevoirunpeud’airpurdudehors.Jessica le rejoignit et ils visitèrent la crypte no 2, dans l’arrière-cour de
l’église. À peine entré, Cornelius fut littéralement projeté à l’extérieur parl’odeurépouvantablequis’endégageait.Unsecondgardienécoutaitlaradiosurunedalleenciment.Trèsdifférentde
son collègue, il avait le visage terriblement osseux et semblait flotter dans sachemise sale et son pantalon rapiécé aux genoux et aux cuisses.Cornelius futtout de suite frappé par ses yeux vifs que cachait à moitié la visière de sacasquettenoire.Ilparlaitunpeupenchéenavantetsavoix,trèschantante,avaitquelquechosed’unique.— Au Rwanda, déclara-t-il dans un style très elliptique, depuis 1959, une
partie de la population, toujours lamême,massacre l’autre partie, toujours lamême.Quand ilyaeudes rumeursde tueries sur lescollines,desmilliersdeTutsiontconvergéverslaMaisondeDieu.Puis,deuxjoursplustard,lessoldatsetlesInterahamwesontarrivésavecdesgrenades,desfusilsetdesmachettes.Legardienleurmontraaussideuxtombesdanslacourdel’église:— Le prêtre enterré ici était un homme très pieux. Il est mort avant les
événements.IlaeuuneattaquecardiaqueenapprenantlavenuedupapeJean-PaulIIauRwanda.Cettetombe,àcôté,estcelled’unereligieuseitalienne.Elles’appelaitAntoniaLocatelli.Quandelleavu,deuxansavantlegénocide,qu’on
allaitfairedeschosespasbien,elleaditsuruneradioétrangère:cequ’ilssontentraindefairecontrelesTutsiduRwandan’estpasbien,ilnefautpasresterlesbrascroisés.Aprèsquoi,deshommessontalléslatuerdanssamaison.JessicareconduisitCorneliusàKigaliendébutd’après-midi.L’odeurâcredes
corps en décomposition lui semblait une petite boule de puanteur se diluantlentementdanssonsang.—Jedoisrendrelavoiture,ditJessica.Un ami la lui avait prêtée. Au centre de Kigali, Cornelius fut de nouveau
surprisderetrouver laviedetous les jours.Voituresetmotocyclettesparquéesun peu partout.Gamins des rues proposant toutes sortes de petits services. Ilsdurent faireungranddétour, car la rue en facede l’ambassadedesÉtats-Unisétait barrée depuis les attentats anti-américains de Nairobi et Dar es Salam,quelquesjoursplustôt.— Je te paie un sandwich auGlaçon et onmarche un peu, puisque tu pars
demainàMurambi,fitJessica.C’estboncommeça?— Parfait, répondit machinalement Cornelius, toujours hanté par ce qu’il
venaitdevoiràNyamataetàNtarama.Ilsfirentunelonguepromenade.Corneliussentitunenouvellefoisavecquelle
obstinationKigalisedérobaità lui.Nesachant jamaisoù il se trouvait, ilétaitparfoisdéconcertédedécouvrirbrusquement,ausortird’unboulevard,toutelavilleàsespieds.Bienquel’airfûtàlafoispuretfrais,illuiarrivaitd’avoirunelégèresensationd’étouffementenescaladantlescollines.Mais c’est ce jour-là que pour la première fois une parcelle de la vérité se
dévoila à lui. Cela ne faisait plus l’ombre d’un doute : Jessica avait quelquechoseàluidireetellen’osaitpasvraimentlefaire.Cedevaitêtretrèsgrave.LanuitlessurpritdanslesenvironsdeKyaciru.CorneliusluiproposadeveniravecluiauCafédesGrandsLacsoùdevaient
setrouverStanleyetsesamis.Aulieuderépondre,elleseserracontreluienpromenantsamainsursondos
enungestepleind’affection.Ilpensa:«Ellevasedécider.»Ils étaient debout contre une balustrade qui courait le long d’une corniche
déserte. Cornelius ne connaissait pas le nom de l’endroit. Les maisons au-dessous d’eux lui donnèrent un instant l’illusion de se trouver face à la mer.L’obscuritérendait lescollinespresqueinvisibles.Àcetteheure,onnepouvaitquedevinerleursformesdanslelointainetleslumièresdelavilleparaissaientsuspenduesdanslevide.Onauraitditquelescollinesavaientlesétoilesàleurspieds.
La gandoura bleue de Jessica – celle qu’il lui avait rapportée deDjibouti –flottaitauvent.—Jesaisquetuasquelquechoseàmedire,Jessica.—C’estvrai, prononça-t-elle lentement en s’écartantde lui.Siméonnous a
demandédeteparler.Ilsesentitsoulagé.Savoir,enfin.—ÀStanettoi?—Oui,mais tu apprendras à connaîtreStan. Il a fait sondevoir pendant la
guerre et il ne veut plus entendre parler de tout ce qui est arrivé. Stan estbeaucouptropnormalpourcepays.Jessica, elle, n’avait jamais l’esprit en repos. Cornelius devinait en elle
beaucoup de violence et une secrète folie, presque impossible à déceler àpremièrevue.—Cen’estpas toncas,n’est-cepas?dit-il.Toi, tuneconnaîtras jamais la
tranquillité.Jessicalevalesyeuxverslui:— Mais il ne s’agit pas de moi. Il s’agit de ton père, le docteur Joseph
Karekezi.Iln’estpasmort,Cornelius…En un éclair et avec une lucidité qu’il ne put jamais s’expliquer, même
plusieurs annéesplus tard,Corneliuspressentit cequi avaitpu sepasser. IlneposaaucunequestionetJessicacontinua:—TuvasdemainàMurambi et tudois savoirque tonpèrey aorganisé le
massacredeplusieursmilliersdepersonnes.Lecarnageàl’ÉcoletechniquedeMurambi,c’étaitlui.Tudoisaussisavoirqu’ilafaittuerlà-bastamèreNathalieKayumba,tasœurJulienne,tonfrèreFrançoisettoutesabelle-famille.Jessicasetut.Tousdeuxgardèrent lesyeuxfixéssur levide.Cornelius restasansréaction
pendantquelquessecondes.Puisilarrivaunechoseétonnante:ilsourit.Ildevaitsouventrepenseràcesourireaucoursdessemainesetdesmoisqui
suivirent.C’estseulementcejour-làqu’ilcompritpourquoitantderescapésdugénocide lui avaient raconté leurs malheurs en s’interrompant parfois pourhocherlatêteetrired’unairincrédule.SistupéfiantequefûtlarévélationdeJessica,Corneliusnelamitpasendoute
unseulinstant.Maispoureffacerlamauvaiseimpressionqu’ilcroyaitavoirfaiteàJessica,ildit:—J’aidumalà tecroire. J’aiparléplusieurs foisàmonpèreaudébutdes
massacres.Ilétaithorrifié.Est-ilpossiblequ’ilaitfaitcela?—Tusaispourtantquec’estlavérité,fitdoucementJessica.Corneliussecontentadehocherlatête,vaincu.—Jenesaispaspourquoij’aisouritoutàl’heure.—Rassure-toi,jenesuispaschoquée.J’aivusisouventlamêmechose.—Monpère,Jessica!—Oui.Tonpère.—C’estsibizarre.Bienquehutu,monpères’estbattutoutesavie,ilaessayé
demonterunmouvementcontrel’impunité.Ilaprisdesrisques.—Parlasuite,ilachangé.LedocteurJosephKarekezin’étaitpluslemême
depuis longtemps, mais personne ne le savait. Lui seul peut dire ce qui s’estpassé dans sa tête. Il ne supportait plus, par exemple, d’être marié avec uneTutsi.—Ils’estenfuiaveclesautres?— Il a été évacué pendant l’opération Turquoise. Les Français s’étaient
installés à l’École technique, au-dessus des charniers deMurambi, et ton pèreétaitleuruniqueinterlocuteur.Onn’aplusjamaisentenduparlerdelui.Cornelius avait la tête en feu. Toutes sortes de sentiments et d’idées s’y
bousculaientdansuneconfusionabsolue.Iln’avaitqu’unecertitude:àcompterdecejour,savieneseraitpluslamême.Ilétaitlefilsd’unmonstre.—Tuasdûtrouverdéplacéemonidéedepiècedethéâtre,Jessica.—Pasforcément.J’aisimplementmesuréàquelpointtutecroyaisinnocent.À présent, son retour d’exil ne pourrait plus avoir le même sens. La seule
histoire à raconter désormais était la sienne. L’histoire de sa famille. Il sedécouvraitbrusquement sous les traitsduRwandais idéal : à la foisvictimeetcoupable.Ildemanda:—Combiendemortsya-t-ileuàMurambi?—Entrecinquanteetsoixantemille.—Àl’Écoletechniqueseulement?—Oui.—Tuterendscompte,Jessica?dit-il,effaré.Toujoursscrupuleuse,Jessicatintàcorriger:—Ilyaunecontroverseausujetdunombredevictimes.Certainsparlentde
quarante-cinqmilleetd’autresdisentqu’ilyenaeumoins.Uneassociationderescapés, Ibuka,esten trainde faire ledécomptedesmortsàpartirdescrânestrouvéssurlesite.Onsaurabientôt.
— C’est bizarre, il y a des individus qui pensent que quarante-cinq millemorts,c’estpeupourdesAfricains,c’estça?—Oui,maisnousn’avonsjamaisrienfaitpourleurmontrernotrerespectde
laviehumaine.Ilsseturentencore.Auboutd’unmoment,ilditavecconviction:—C’estvraimentbienquetum’aiesparléavantmondépartpourMurambi.—SiméonHabinezal’avouluainsi.Sanscela,jen’enauraispeut-êtrejamais
eulecourage.Cornelius,écoutebienceci:aprèsungénocide,levraiproblèmecene sontpas lesvictimesmais lesbourreaux.Pour tuerprèsd’unmilliondepersonnesentroismois,ilafallubeaucoupdemonde.Ilyaeudesdizainesoudes centaines de milliers d’assassins et la plupart étaient de braves pères defamille.Ettoi,tuesjustelefilsdel’und’entreeux.—Penses-tuquecelavameconsoler?—J’espèrebienquenon.Tuasunlongcheminàfairedanstoncœuretdans
tonesprit.Tuvasbeaucoupsouffriretceserapeut-êtrebienpourtoi.—Jeseraiseul,dit-il.—Oui,tuserasseul.Maintenant,ilesttempsderentrer,tudoispartirtrèstôt
demain.—JevousattendsquandmêmeàMurambi,Stanettoi.— Je viendrai avec Stan, le mois prochain. Cela aussi, Siméon nous l’a
demandé.Cesoir-là,CorneliusneserenditpasauCafédesGrandsLacs.
III
GÉNOCIDE
ALOYSNDASINGWA
Àl’aube,nousavonscommencéàinstallerlepremiercordonautourdel’églisedeNyamata. Lesmilliers d’Inyenzi qui se sont réfugiés dans cetteMaison deDieupensaientquenousn’oserions jamais lesattaquer.Cescancrelatsnevontpastarderàsavoirqu’ilnefautjamaisprêterdebonnesintentionsàsonennemi.D’après nos informations, ils se sontmême organisés pour la préparation desrepas,lasurveillancedesenfants,l’abattagedesarbresdestinésaufeudeboisetd’autres tâches domestiques de ce genre. Ils auraient pourtant dû se demanderpourquoi les prêtres de Nyamata, cloîtrés depuis trois jours, jeûnent et prientsansarrêt.Lesprêtres,eux,savent.L’heuredepasseràl’actionestvenue.Quelqu’un a dû dire aux réfugiés qu’ils étaient pris au piège. Il y a eu un
brusque mouvement de foule, puis un immense hurlement s’est élevé del’intérieurdel’église.Ilscriaient:«Ilssontlà!LesInterahamwesontlà!»endonnant de violents coups de poing au portail.Quelques pierres ont été jetéesdansnotredirection.Nouslesavonsesquivéesensouriant.Certainsontessayédesauterpar-dessuslaclôture.Ceux-làsontlittéralementtombésànospieds.Ilsont été éliminés les premiers. Des éléments de la garde présidentielle sontarrivés.Dèsqu’ilssontentrésdanslaparoisse,lescrisontredoubléd’intensité.Les soldats ont balancé des grenades et tiré plusieurs rafales d’armesautomatiques dans le tas. Ensuite, ils nous ont fait signe d’y aller. Les genscouraientdanstouteslesdirections.Ilsétaienttrèsnombreux:vingt-cinqmilleoutrentemille?Jen’auraisjamaiscruquel’églisedeNyamatapouvaitcontenirautant de monde. Nous n’avons pas fait de quartier. Une vieille nous a dit :« Mes enfants, laissez-moi prier une dernière fois. » Une petite vieille touteratatinée.C’est fou, lenombredepersonnesquidemandentdepuishieràprieravantdemourir.Notrechef luia répondud’unair faussementétonné :«Ah!Maman, ne le savais-tu donc pas ?Nous avons passé la nuit au ciel et là-basnousnoussommesbattusjusqu’àl’aubecontreleDieudesTutsi!Nousl’avonstuéetmaintenantc’estvotretour.»D’unseulcoupdemachette,illuiaenvoyélatêteaudiable.Nousavonspassélanuitsurleslieux.Ons’estbienamusésaveclesfemmes.
Quandellesnesontpas tropmal,on les liquideendernier.Onestdes jeunes,
aprèstout,etilfautbienvivre.Lelendemain,versmidi,toutétaitterminé.Lepréfetestarrivéavecunepetite
suite.Untypeàlunettes.Ilportaituncompletbeigetrèspropreets’étaitmisduparfum.Lesmainsdanslespoches,ilaregardéd’unairsoupçonneuxlescorpséparpillés dans la paroisse. C’était clair qu’il cherchait quelque chose à nousreprocher.Jen’aimepascetypeetmoi,aumoindresignaldenotreboss,jeluifaissafête.Tuvoisseulementsesmainsettusaisqu’ellesn’ontjamaistenuunemachette. Ils arrivent de l’université et ils commandent à tout le monde, cessalauds.Pourquoi?Cen’estpasjuste.Silechefmedit:«Aloys,vas-y»,jelecoupeaussitôtendeux.«Est-cequ’ilssonttousbienmorts?»a-t-ildemandéenfaisantlamoue.Notrechef,trèsfâché,aréponduqu’ilpouvaitvérifier.Lepréfetn’attendaitqueça. Ilaeuunpetitsourireencoineta fait :«D’accord,onvavoir ça. » D’un geste, il a ordonné à deux de ses hommes de procéder à lavérification. Ceux-ci nous ont fait signe de nous éloigner puis ont jeté desgrenadeslacrymogènessurlescadavresentasséssousnosyeux.LesInyenziquis’étaientdissimuléssouslescorpsavaientdéjàbiendumalàrespirer.Avecleslacrymos,ilssesontmisàéternuertrèsfortetonn’aeuaucunmalàleurmettrelamaindessus. Il fallaitvoir lesregardsahurisdecesmalheureux.C’était trèsdrôle. Pas bête, quand même, le préfet. On a découvert quatre Inyenzi quifaisaient semblant d’êtremorts. Les petitsmalins. Le préfet a dit sèchement :«Quatre.C’esttrop.»Notrechefaprotesté:«Etaprès?»Iln’apasfroidauxyeux, notre chef. Un vrai dur de dur. Ce n’est pas quelqu’un qui se laissemarchersurlespieds.Lepréfetadit:«Tunepeuxmêmepascomprendrequeces quatre-là vont raconter demain desmensonges dans les journaux ? Tu nepeuxpaslecomprendre,hein?Jemedemandecommentonapufaireconfianceàunimbécilecommetoi.»Alorslà,çaachauffé.«Lesjournaux,jem’enfous,aruginotrechef,ettoi,situesunhomme,viensfairecommenous!»Ils’estapproché du préfet et a essuyé la machette couverte de sang sur son beaucompletbeige.Ah!Ah!Lepréfetaétéscandalisépartantd’audace.Ilavoulugiflerlechefetcelui-ciluiasaisilamainauvol,l’atordueetl’aramenéedanssondos.Puisilestrestécommeçapendantquelquesminutesentraitantlepréfetdetapette.L’autrefaisaitdesgrimacesetseslunettessonttombéesparterre.Ilfallaitvoir.Onarigolépasmal,puisilaramasséseslunettesendisantàundeses suivants : « Incident à Nyamata. Quatre survivants. Voies de fait contrel’autorité.Notezladateetl’heure,s’ilvousplaît.»Puisiladitsuruntontrèsfroid,ens’inclinantlégèrement:«Messieurs,aurevoiretmerci.»Ilaregagnésavoiturenoired’unpassolennel.Undeseshommesluiaouvertlaportièreetil
s’estassisàl’arrièreennousregardantunedernièrefoisd’unairmécontent.Avantdepartir,nousavonspris toutcequipouvaitêtre intéressant :bijoux,
montres,argent,lunettesdesoleil,chaussuresetdestasdepetitesbricoles.Uneceinture. Un briquet jetable. Des chaussettes pas trop usées. Ça peut toujoursservir.Nousavonstoutmisensemblepournouslepartageràlafindelajournée.C’est une bonne idée que notre chef a eue là ; c’est bien pour un chef d’êtrejuste,commeçaonterespecteetiln’yapasdebagarres.Dansd’autresgroupesd’Interahamwe,lesgarssetapentdéjàdessus:l’unveuttuerunefilleetl’autreveutlagarderpoursessoirées,ouinversement.C’esthumain,dira-t-on.Jeveuxbien.Maisquandoncommenceàfairedessentiments,onnepeutpluss’arrêteret c’est le travail qui en pâtit. Une fois dehors, nous avons vu unemeute dechiensrôderautourdeNyamata.Desbandesdegaminsattendaientnotredépartpour se précipiter dans l’église. Il y avait tant de cadavres qu’ils pouvaienttoujoursespérerglanerquelquechose,lespetits.Onm’amêmeditqu’ilsjouentaufootaveclescrânes,maisjen’aipasencorevucelademespropresyeux.
MARINANKUSI
Nous l’appelionsTontonAntoine.Aussi loin que remontentmes souvenirs, jel’ai toujours vu à la maison. C’était le meilleur ami de mon père. Le seuld’ailleurs, je crois.Déjà, quand j’étais une petite fille, je sentais bien qu’il neressemblait à personne dans notre entourage. Il ne riait pas beaucoup,mais iladorait faire des tours demagie avec les cartes. Il pouvait aussi, en projetantl’ombredesesdoigtscontreunmur,dessinerdestortuesoudeslibellules.Dèsque je le voyais arriver, jeme précipitais à sa rencontre. Ilme posait sur sesépaules et chantait en courant autour de notre baraque : «Marina a un avion,TontonAntoineestl’aviondelapetiteMarina!»J’étais,jecrois,unedesrarespersonnesàpouvoirledérider.Quelques jours après les événements, il est venu une première fois à la
maison.Monpèreetluiontlonguementparléàvoixbasse.Noussavionsqu’ilcommandaitplusieursbarrièresàKibuye.Ilavaitpourtant
levisagedouxetunpeutristequejeluiconnaisdepuismatendreenfance.Quandilestparti,monpèreaeul’airtrèspréoccupé.—Ilsaitquenouscachonsicicespetits?ademandémamère,inquiète.—Non,maisilditquejedoisprendrelamachettecommetousleshommes.—Ah?—J’airefusé.Jenepeuxpasfaireça.Mamèren’ariendit.Aprèsunepause,ilaencorecrié:—Oui,j’airefusé!Deuxjoursontpassé.TontonAntoineestrevenu.Monpèreetluisesontencoreenfermésdanslesalon.Pourlapremièrefoisde
mavie,j’aientenduTontonAntoinehausserleton.Aprèscettesecondeentrevue,monpèreacommencéàchanger.Ilparlaittout
seulenallantd’unechambreàl’autre:«Ah!Jenepeuxpasacceptercela,cespauvresgensnem’ontrienfait!C’estdelasauvagerie!»L’instant d’après, il disait qu’il devait nous protéger. S’il ne faisait rien, les
Interahamweallaientvenirtuertoutlemondedanslamaison.Letroisièmejour,n’enpouvantplus,ilaprissamachette.Mamèreetmoiavonsvoulul’empêcherdesortir.Alors,ilahurlé:«Vousneregardezpaslatélévisionouquoi?C’estcommedanstouteslesguerres,ontuelesgensetpuisc’esttout!»
Il est allé sur les barrières. On nous a dit que là-bas il manie la machettecommeunforcené.Cependant,deretouràlamaison,ilvatoutdroitdanslacachettedespetits,il
leurdonnedesfriandiseset il joueaveceux.Puis ilseretiredanssachambre.Mèreetmoin’osonspasledéranger.Quand il repart très tôt le lendemain matin, nous faisons semblant d’être
encoreendormies.
JESSICA
Elles’estassiseenfacedemoietadit:—JessicaKamanzi?J’aiaussitôtpensé:«Çayest.Ilsontfiniparm’avoir.»Celadevaitarriver
unjouroul’autre.J’avançaisàvisagedécouvertdepuisledébutdesmassacres,moinsparfanfaronnadequepourmeprotéger.Jen’aipaseupeur.Lacraintedemourir serait aujourd’hui, pour quelqu’un comme moi, presque une faute degoût.Mavienevautpasplusquecelledesmilliersdegensquitombentchaquejour.Pourgagnerdutemps,j’aifaitcommesijen’avaisrienentendu.—Vouscherchezqui,dites-vous?Ellearépétémonnom.J’aisoutenusonregard.Sa beauté avait quelque chose d’infernal. Le genre de femme qui suscite
toujours chez les hommes du désir, de la crainte, des rêves fous d’une vie àrecommencer et un vague sentiment de frustration. Elle était vraimentéblouissante. Je ne la connaissais pas. Pendant que je me demandais quelleattitudeprendre,elleadittrèsvite,d’unevoixsaccadée:—JesaisquivousêtesetcequevousfaitesàKigalimaisjenesuispasvenue
pourparlerdecela.—Excusez-moi,jenevousconnaispas,ai-jefaitprudemment.— Cela n’a aucune importance, Jessica. Je veux juste vous dire que j’ai
couchéhiersoiravecceprêtre.J’aipresquehurlé:—Quelprêtre?Enfait,jesavaistrèsbiendequiils’agissait.ÀKigali,encesjoursdefolie,
toutlemondesavait.J’ainéanmoinsrefusédemedécouvrir.Nousavonsaffaireàdesgensprêtsàtout.IlsseraientsiheureuxdetenirenfinunevraieespionneduFPR,depuisletempsqu’ilsenparlent.— Et après ? ai-je fait avec désinvolture, je ne vois pas en quoi cela me
regarde.—VoustravaillezpourleFPRàKigalietseulvotremouvementpeutmettre
finàcecarnage.Jevoussouhaitederéussir.Elleétaitmanifestementsincère.
—Maispourquoivenirm’enparler,àmoi?—Parcequevousêtesunepersonnebien,JessicaKamanzi.—Ah…—C’estaussiparcequejevaismourir.Jerestaissurmesgardesmaisquelquechoseenellemetouchait.—Chacundenousessaiedesurvivreàcequiestentraind’arriver.Ilnefaut
pastelaisserabattre.Elleprittoutsontempspourdireavecgravité:—M’as-tubienregardée,JessicaKamanzi?Elleprononçaittoujoursmonnomenentier,cequimedéconcertaitunpeu.—Jesuistropbellepoursurvivre.J’ailabeautédusoleiletcommelesoleil
jenepeuxmecachernullepart. Ilsn’encroirontpas leursyeuxquand ilsmeverrontmarcherd’unpastranquilledanslarue.Oui,cettejeunefemmeétaitd’unebeautépresquesurnaturelle.Celaluiôtait
toutechanced’échapperauxassassins.Ilsallaientlaviolermillefoisavantdelatuer.Ellelesavaitetelleétaitentraindedevenirfolle.«Laprésenceàmescôtésdecetteinconnuememetendangermaisj’aimela
lumière dont elle irradie ces jours d’horreur », ai-je pensé en continuant à lafixer,commepourpercersonsecret.Son histoire. Si banale, hélas…Elle avait trouvé refuge dans une des rares
églisesdeKigali–peut-êtrelaseule,enfait–où,pouruneraisonquej’ignore,iln’yapaseudemassacredemasse.Maischaquenuit,lesInterahamwearriventavecuncamionetemmènentdesdizainesdegenspourlestuer.—Leprêtrefaitduchantageauxfemmesquisontlà-bas,dit-elle.Ilenvoieà
lamortcellesquirefusentdecoucheraveclui.—Et…J’allaisdireunebêtise.J’airéussiàm’arrêteràtemps.J’imaginais toutes ces jeunes fillesmortes de peur, arrangeant leurs visages
hagardsdevant unmiroir pour séduire le prêtre. J’étais dansune telle colère !Mais qui me donne, à moi Jessica, le droit de juger ? Je ne sais pas ce quej’auraisfaitàleurplace.—J’airefuséaussilongtempsquej’aipu,déclaral’inconnue.Le prêtre la suppliait de le croire sur parole, lui jurait qu’il l’aimait en lui
demandantd’oubliercequiétaitentraindesepasser.— Il me disait parfois tout bas : « Après toutes ces histoires, nous allons
partir…»Mercredidernier,ilyadoncquatrejours,illuiaditsuruntonmenaçantense
déshabillant:«Situcontinuestonpetitjeu,jetelivreauxInterahamwe.Jeleurdemanderaideteréserveruntraitementspécial.»— Tu sais ce que cela veut dire, Jessica Kamanzi ? Tu sais comment ils
violentlesfemmes?Oui,j’avaisvucela.Vingtoutrentetypesassissurunbanc.Certainsd’unâge
respectable.Une femme, parfois juste une frêle gamine, est étendue contre unmur,jambesécartées,totalementinconsciente.Iln’yaaucuneviolencechezcespèresdefamille.Celam’avaitglacélesangdelesvoirainsiparlerdechosesetd’autres à l’instant où toute une vie se défaisait à jamais sous leurs yeux. Etparmilesvioleursilyapresquetoujours,exprès,desmaladesdusida.—Jesaiscommentilsfont,fis-je.—Quand ils ont fini, ils te versent de l’acide dans le vagin ou t’enfoncent
dedansdestessonsdebouteilleoudesmorceauxdefer.—Oui.J’avaisparlétrèsvite.Celamefaisaithonted’entendredeschosespareilles.—Jenevoulaispassouffrir,c’estpourçaquej’aicédéàceprêtre.—Oui.Cejour-là,elleavaitludanslesyeuxduprêtrequ’ilneplaisantaitpas.—Tucomprends,Jessica, jenevoulaispasmourir. Ilsemmenaient tousces
gensdansleurcamionpourlesdécouperenmorceaux.«C’estbiencelaledrame,medis-je,danslespirestragédieshumaines,ilya
toujours des survivants et chacun pense qu’il suffit d’un peu de chance ou delâchetépourenfairepartie.»—Jetejurequejetecomprends,dis-jeàl’inconnue.J’avaisenviedel’appelerparsonnom.Ellemefitunedescriptionobscènedesesrelationsavecleprêtre.Illuiavait
rasélepubisenprenanttoutsontemps,leregardfoudedésir.Ilrestaithypocritejusquedansl’abjection.Ilvoulaitluifairedirequ’elleétaitconsentante.Ellesetutuninstantetdéclara:—Ilmerépétaitsanscessequ’iln’avaitjamaisvuunefemmecommemoiet
qu’après la guerre contre les Inyenzi je serais surprise par l’immensité de sonamour.J’arrêtaimavisiteused’ungestedelamain.—Commentt’appelles-tu?—Jen’aipasdenom.Jesuiscellequivamourir.—Maistumeracontesdeschosesintimes,cen’estpaslapeined’entrerdans
lesdétails.
—Oh !Si ! fit-elle avecvéhémence.Oh !Si ! Jeneveuxpasmourir aveccela.«Engénéral,ondit : jeneveuxpasvivreaveccela»,pensai-jeencore. Je
sentisrevenirmacolère.Pourquoidonclemondeentierlaissait-ilfaire?Ellebaissalavoix:—Ilarefermélaporteetplusaucunbruitn’estentrédanslachambre.Après
avoirremplidescoupesdevin,ilamisunemusiquetrèsdouce,cettemusiquedes Blancs, et il a commencé à parler de sa vie et de la grande carrière debasketteurqu’ilauraitpu faire. JessicaKamanzi,cethommeest fou.Lorsqu’ilm’ademandési j’aimaismontravaildanscettepetitecompagnied’assurances,j’aitoutcomprisd’unseulcoup.J’aisuqueleshommesconfientparfoislesalutdeleurâmeàdesêtresdéments.Sesgestessiparfaitementordinairesrévélaientsonprofonddérèglementmental.Etmoi, si lassede tout, JessicaKamanzi, aumilieude lanuit, je lui aidit encaressant ses cheveuxque je l’aimais.Et il aéclatéensanglots.Ilpleuraitcommeunenfantperdu.Nousavonsfaitl’amour.Cematin,jemesuisenfuie.J’étais supposée lui répondre.Mais que pouvais-je lui dire ? Que, pour les
heures qui lui restaient à vivre, de plus grandes souffrances l’attendaient ?LavilleflottaitentrelavieetlamortetlesInterahamwe,vêtusd’écorcesd’arbreetdefeuillesdebananier,passaientsouslafenêtreencriantcommedeshyènes.Ilshurlaientenchœurde toute laforcede leurspoumons :«Tubatsembatsembe!Tubatsembatsembe ! » C’était clair : ils ne voulaient pas qu’il y ait un seulsurvivant.Nous les entendions, elle etmoi.Nous savions que ces cris étaientl’unique vérité du moment. Les jours un peu mornes de l’espoir étaient silointains.Jenepouvaismêmepasluimentir.Elle s’est levée. Ses jambes flageolaient. Elle s’est appuyée sur une chaise
pourmelecacher.—Vousêtesentraindegagnerlaguerre,a-t-elleditsuruntonadmiratif.C’était vrai.Les villes tombaient l’une après l’autre.Nous tenions déjà une
grandepartie deKigali.Les troupesgouvernementales fuyaient partout devantlesnôtres.—Ceseraaussitavictoire.Commej’avaisenviedeconnaîtresonnom!Ellesourit.— Moi, je serai le soleil. De là-haut, je vais vous avoir à l’œil, vous du
Rwanda. Soyez unis. N’avez-vous pas honte, enfants du Rwanda ? Quequelqu’unsoithutu,tutsioutwa,qu’est-cequecelapeutbienvousfaire?Alors,aprèscettesalehistoire,soyezsagesetunis,hein!
Ellenousparlaitdéjàdepuisunautremonde.L’inconnueétaitàlafoiscommeunefolleetcommeunepetitefille.J’étaissoussoncharme.Jemesuisditquejenepourraisplusjamaisvoirlesoleilsanspenseràelle.Elle s’en est allée. Je l’ai accompagnée en esprit. En définitive, elle seule
savaitpourquoielleavaitagidelasorte.Maissongestenepouvaitpasmanquertotalement de sens. Contre de petits assassins stupides et misérables, presqueinnocentsàforced’êtrepitoyables,elledirait,pendantsabrève traverséede laville,l’éclattriomphantdelavieetdelajeunesse.Toutcelaestabsolumentincroyable.Mêmelesmotsn’enpeuventplus.Même
lesmotsnesaventplusquoidire.
ROSAKAREMERA
Hiermatin,j’aibiencruquemonheureétaitarrivée.Àmonâge,jenepouvaispascourircommelesautres.Enplus,ilyavaitcetteterriblebarrièreàquelquesmètres de chezmoi.Les Interahamwey faisaient depuis quelques jours toutesleurssaloperies.JesavaisqueValérieRumiya,uneHutuquihabiteàl’autreboutdenotrerue,étaitdevenuecommefolledepuisledébutdeceshistoires.Ellem’atoujoursdétestée–parceque,prétend-elle,j’ail’airdeméprisertoutlemonde,je ne dis jamais bonjour, je fais la grande dame, etc.Elle allait de barrière enbarrièrepourdemanderauxInterahamwe:«EtcetteRosaKaremera,êtes-vousbiensûrsdel’avoirtuée?»Finalement,elleimportunaittoutlemondeet,poursedébarrasserd’elle,lesInterahamweluirépondaient:«Maisbiensûrmaman,c’estréglé,ça.»Alorselleessayaitdelescoller:«Dites-moicommentelleest,Rosa Karemera, et je saurai si vous dites vrai ! Allez, dites-moi, petitsmenteurs!»LesInterahamwe,d’abordprisaudépourvu,nesavaientpasquoirépondre,puisilséclataientderire.Unesacréemémère,laValérie.Ilstentaientdelarassurer:«Maismaman,nousnepouvonspassavoir,nousavonstuétantdegens !AucunInyenzidecequartiern’aeu le tempsdes’enfuir !»Malgrécela, elle n’avait pas confiance et elle continuait à poser la même questionpartout.Songénocideàcettesalope,c’estça:mefairetuer,moi,RosaKaremera.Je
ne pouvais pas mettre le nez dehors. Alors, avant-hier, au prix d’un effortsurhumain,j’aisautépar-dessuslemuretj’aiatterrichezmesvoisinshutu.Lepère, d’abord affolé, m’a dit qu’il ne voulait pas avoir de problèmes avec legouvernement,puisilaacceptéquejereste.Unhommebon,quin’aécoutéquesoncœur.MaiscettepestedeValérieRumiyal’aapprisetm’adénoncée.Alorsunsoldatdelagardeprésidentielle–unadjudant,jecrois–estarrivé.Il
étaittrèsfâché.Iladit:«Ici,àButare,vousnouscréeztropdeproblèmes.Vousvous croyez plus intelligents que les autres parce que vous avez l’université.Vous cachez des Inyenzi. Si vous ne dénoncez pas la femme qui est dans lamaison,jevousarrosetous.»Iladécritunesortededemi-cercleavecsonarme.Ah ! Ces jeunes gens s’amusent comme des fous, ces jours-ci. Nous étionsalignésdanslacour.Jesuissortiedurang,j’aitraînémajambejusqu’àlui–jeboitedepuismanaissance,lapolio–etj’aidit:«Mevoici,c’estmoilafemme
quevous cherchez. » Je n’avais plus peur. Je voulais qu’on en finisse auplusvite.Ils’esttournéversmoi,m’aregardéedespiedsàlatêteetj’aiaussitôtvuàquelpoint ilétaitdéçu.ValérieRumiyaavaitdûluiraconterquej’étaisunedecesespionnesqueleFPRavaitinfiltréesdanslesprincipalesvillesdepuiscinqsemaines. Il m’imaginait arrogante, très grande, belle et pour tout dire d’uneaffolantesensualité,etj’étaisjusteunpauvreboutdevieillefemme,infirmeenplus.Lafamillehutuquim’avaitcachéeétaitlàettoutlemondeleregardaitensilence.Onpouvaitfacilementvoirsonembarras.Ilaalorsdéclarébrusquementen tournant lecanonde sonarmevers le sol :«Çava.Donnez-moidixmillefrancspour labièredesenfants.»Ils luiontremis l’argentet ilestparti.Biensûr, j’aidûchangerdecachetteet j’espèresurvivreà toutecettehistoire. JustepourvoirlatêtequeferaValérieRumiyaenmerencontrantdanslequartier.
DOCTEURJOSEPHKAREKEZI
Quoiqu’ilarrive,j’auraifaitmondevoir.Ledevoir.Unmotsimpleetquej’aimebien.Lajournéen’apasétéfacile.Pourréunirleshommesnécessairesautravail,il
m’afalluallerjusqu’àButareetdelàremonterversMuciroetRusengeunpeuplusaunord.GrâceàDieu,partoutoùj’arrive,onditaussitôtavecrespect:«Ah!C’estle
docteur JosephKarekezi », et tout se passe plutôt bien. J’ai dû aussi prendrecontactaveclesgroupesd’InterahamwelesplussérieuxdeMurambi.C’estqu’ily a deplus enplusdemonde à cetteÉcole technique.Nous auronsbesoindebraslà-basdèsdemain.Letempspresse.Malheureusement, j’aieuplusieursfois lapreuve,aucoursdecette tournée,
quenosInterahamwedoiventêtrerapidementreprisenmain.Lespremiersjours,ilsétaientpleinsd’entrainmais–ilnesertàriendesecacherlavérité–depuisun certain temps le relâchement est manifeste. Parmi les nombreuses scènesauxquellesj’aiassistéauhasarddemesvisitessurlesbarrières,l’unemeparaîtparticulièrement édifiante. J’ai vu de mes yeux un monsieur entre deux âgessupplierdesInterahamwed’enfiniraveclui.Riendebiencompliqué:ilvoulaitrejoindre son fils dans la mort. Nos hommes, assis sur des piles de cadavresencorechauds,buvaient leurbièreet sepassaientdescigarettesen lui riantaunez.Ilsétaientcomplètementivres.Jen’aipum’empêcherdesourirequandl’und’euxluiaditsuruntonnarquois:«Hé!Nenousfatiguepas,toi,là,lechauve,tuparles trop, lesbureauxde lamort sont fermés, il faut revenir tôtcetaprès-midi. » Le monsieur continuait à insister. Coriace, le bonhomme. Ils lechassaient et il revenait à la charge laminute d’après.Deguerre lasse, ils ontdécidé d’en finir avec l’importun. Celui qui me semblait être le chef desInterahamwe a fait signe à l’un de ses hommes de s’occuper de lui. Sonsubordonnéestalorsentrédansunecolèreaussiviolentequesubite.Ilahurlédetoutessesforces:«Encoremoi!Toujoursmoi!Pourquoi?Lesautressontlàentrain de boire la bière et tu ne leur dis rien ! J’ai tué toute la journée, je suisfatigué!»C’estàcemomentqu’unchienasurgid’untasdecadavres,lepiedd’unenfantserréentrelesmâchoires.Lemonsieur,quiavaitsansdouteperdula
tête depuis longtemps, a alorsmurmuré en se dirigeant à pas de velours versl’animal:«Ah!Ah!Qu’est-cequejevois?Maisqu’est-cequejevois?C’estmonDamien,jereconnaissachaussure!»Ils’estmisensuiteàdécrireendétaillemagasin où il avait acheté la chaussure, signalant au passage qu’il avait dûmarchanderfermeparcequelevendeurétaitunfiefféescroc.Ilaaussiparlédela joiedesonpetitDamienquand ilaeuceschaussures toutesneuves,desonépousequiarouspétéunefoisdeplusparcequ’ilgâtaitlepetit,desbonnesnotesque le gamin avait toujours eues en classe et tout. Oui, il déraillaitcomplètement. Pendant qu’il courait après le chien, celui-ci, croyant à un jeu,gambadait dans tous les sens, l’attendait, puis repartait sous les vivats desInterahamwe.Biensûr,jen’aipasaimécettescène.Jenesuisniunmonstreniunimbécile.
Jementiraiscependantendisantqu’ellem’abeaucoupaffecté.Ils’agit,sionestunhommedécidé, de savoir cequ’onveut.Nous sommes enguerre, unpointc’esttout.Lamanièreparfoisunpeusadiquedontleschosessepassentestsansimportance.Notreobjectif final est juste.Riend’autrenecompte.Et,de toutefaçon,nousnepouvonsplusrevenirenarrière.Lorsque les Interahamwem’ont enfin vu, ils ont cessé de rigoler et se sont
passélemot:«Papaestlà!»C’estainsiqu’ilsm’ontsurnommé.Ilsm’aiment,carjelesaitoujoursaidés.Onleuradit:«Pendantdesannées,ledocteurquial’usinede théadonnébeaucoupd’argent en secret !» Je suispresquechaquejour sur le terrain depuis le début de la guerre et ils savent aussi que je neplaisantepasavecletravail.Et,naturellement,quandjesuisdanslesparagesilsfontduzèle.L’und’euxs’estacharnésurlepauvrehommeàcoupsdehacheenletraitantbruyammentdesaleInyenzi.Jeleuraidit:«J’aibesoindevotregroupeaucomplet,demainàMurambi.»
Lechefm’apromisqu’ilobligeraitsesélémentsàsereposeraucoursdelanuit.Jeluiaidonnédel’argentpourletransportdel’équipeetjesuisparti.Jen’ai jamaisétéaussi inquietdepuis ledébutdecesévénements.Lavérité
toutenueestcelle-ci:noshommessontfatigués.Celaselisaitnettementsurlesvisages de ceux que j’ai vus. La fatigue et la lassitude.Nos Interahamwe ontcertes reçuunbonentraînementmaisnousavonspeut-êtresous-estimé l’effortphysiquequecelareprésentedetuertantdegensàl’armeblanche.Ceuxqu’ilsveulentéliminerneleurfacilitentpaslatâcheetonlescomprend.Ilscourent,ilscrient, ilss’accrochentauxbrasdes Interahamwe,essaientde les soudoyer pardiversmoyens,bref,ilsfonttoutpourprolongerleurexistencededeuxoutroismisérables minutes. C’est absurde et même mystérieux, dans un sens, cet
acharnementàvivre,maisc’estainsi.Nosennemisneveulentpascomprendrelasituation:nousneplaisantonspasetilsn’ontaucunechance.Enfindecompte,ilsmettent à vif les nerfs de nos gars et diminuent chaque jour leur potentielphysique.Ceux-cidevraientreconstituerleursforceslanuitmaisc’estjustementlemomentoùils tiennentàorganiserdesbeuveriescolossalesetàprofiterdesfillesmisesdecôtépendantlajournée.Cesêtresfrustespensaientpeut-êtrequetout serait fini en très peu de temps. Ils ont, au contraire, l’impression quechaquejourilfauttoutrecommencer.Pourcertainsd’entreeux,lasituationestsimple:ilsonttuélesTutsique,pouruneraisonouuneautre,ilsdétestaientet,sans oser le dire ouvertement, ils aimeraient rentrer chez eux.Àmoins que…Oui, nous leur avons fait goûter à l’ivressed’exister.Et ils ne sontpasdupes.D’instinct, ils saventque si toute cette affaire se terminebien, ils retournerontdans leurs taudis et que nous n’irons pas là-bas boire la bière de banane aveceux.Les tapesamicales, la fraternité entre lespauvreset lespuissants, tout çaseraviteoublié.Undrôlede cerclevicieux.Cen’est pasunepetite affaire, lechaos.J’aiégalementpriscontactaveclecolonelMusoni.Ilaeusonheuredegloire
pendant la Deuxième République. Ensuite, à force de vouloir rouler tout lemonde,ils’estretrouvésurlatouche.Unevéritableordure,lecolonelMusoni.Unhommeaigri.Ilajouésavie,ilaperduetilaccuselesautresd’avoirtriché.Maislecolonelattendaitsonheure.DèslamortduprésidentHabyarimana,ilaremis son uniforme d’officier pour aller dire aux paysans sur les collines :«Commevous le savez tous, j’étais à la retraite et jenevoulaisplus fairedepolitique, parce que je suis trop honnête.Mais voilà : pour tuer les Tutsi, cesjeunesdugouvernementn’ontconfiancequ’enmoi.Jesuisrevenupourmettremonexpérienceauservicedupays.»Etçaamarché.Enpeudetemps,ilasuserendreindispensable.Le colonelMusoni a d’ailleurs aussitôt commencé, soit dit en passant, à se
livreràtoutessortesdetraficsavecuneméprisablefrénésie.Ilétaitautéléphonequandjesuisarrivé.Lespiedsnonchalammentposéssur
lebureau,ilécoutaitsoninterlocuteurensetriturantlamoustache.Dèsqu’ilm’aaperçuàtraverslavitre,ilaordonnéàsoncorrespondantderappeleretabondidesachaisepourvenirm’ouvrir laporte.Àcegenrededétail,onmesuresonproprepouvoir.LecolonelMusoni a apprisquequelquepart àParisonpensequejedevraisêtrepousséenavant.Lecolonelmevoitdéjà,commetantd’autresjecrois,àlatêtedupays.Çalerendfou.Je lui ai demandé surun tonvolontairement familier, pour en finir avec ses
agaçantesmanièresdelaquais:—Qu’est-cequ’unvieilamipeutfairepourmoi?J’aibesoind’hommespour
demain.—J’aidéjàdonnélesordres,docteur.Noussommesassaillisdetoutesparts
mais,toi,c’esttoujourssérieux.Ilétaitaucourantpourl’ÉcoletechniquedeMurambi.—Jene lesgarderaipas longtemps,ai-jedit, jesaisque tessoldatsdoivent
aussifairelaguerre.Jel’aisentipluscrispéqued’ordinaire.Visiblement,ilavaitenviedemedire
quelquechose.Ilmesavaittrèsécoutéenhautlieuetilvoulaitseconfier.Jel’aiencouragéàselibérer:—Çanevapasfortencemoment,colonel,ilmesemble.—Oui,docteur,larévoltegrondedanslatroupe,sionpeutdireçacommeça.
Mêmecertainsofficiersdéclarentmaintenant:«IlfautquelesInterahamwesedébrouillenttoutseuls,noshommesontassezàfaireavecleFPR.»—Ilsauraientpuypenserplustôt,non?LecolonelMusonis’estalorsdécidé:—Nousallonsversunedéfaitetotale,docteur…Jesuisunmilitaireetjesais
cequejedis.Jevenaisenfindecomprendreoùilvoulaitenvenir.J’aiajoutélentement,suruntonbadin:—Saufsi…?Ilalevélesyeuxversmoi:—Saufsinosamisétrangersinterviennent.—LesFrançais,tuveuxdire?—Surquid’autrepouvons-nouscompter?—Hum…Ilsnousontdéjàsauvésdeuxfois.—Jesais,fitlecolonelMusoni.Juin1992.Février1993.—Ettuveuxencorecomptersureuxen1994?Ilsn’ontpasqueçaàfaire,
lesFrançais…—PasmêmepourcontraindreleFPRàunpartagedupouvoir?—CommeprévuparArusha?—Çamesembleunebonneidée.—Arushaaétédescenduenpleinvol,monami.—Lespolitiquesdevraientquandmêmepouvoirarrangerl’affaire,ainsistéle
colonel.Lemessageétaitclair.
—Oui,ai-jefaitvaguement,lesFrançaisnousontsoutenuscontrelemondeentierdanscettehistoire.Ilsdevraientallerjusqu’aubout.Maisoùsont-ilsdonc,lespolitiquesdonttuparles?Lecolonelasecouélatête:—Presquetousenfuite,tuasraison,docteur…Lejeuduchatetdelasourisétaitdeplusenplusexcitant.—Alors…Tuvoisbien,monami.Lecolonels’estjetéàl’eau:— Je connais ta modestie, docteur. Mais il en reste quelques-uns et… et
surtout…ilyatoi-même,docteur.J’aifaitlagrimace,parpurecoquetterie.Jen’étaispasdupe.Lecolonelétait
entraindeprendredate.Demain,ilpourraitdire:aumomentoùtoutlemondene pensait qu’à sauver sa peau, j’étais aux côtés du président Karekezi, nousétionsseulsdeboutaumilieudelatempête,nousavonsfaitfaceauxennemisdelanationrwandaise,c’estnousdeuxetpersonned’autrequiavonssauvélepays.Il se jouait son grand cinéma patriotique. Ça peut rapporter gros à ceux quisaventyfaire.PrésidentKarekezi…Hum!Uneidéeintéressante,aufond.Pourquoipas?J’éprouvais le plus grandmépris pour cet officier carriériste jusque dans la
débâcle.Genrevieuxbeau.Cheveuxpoivreetsel.Raide,bienrasé,moustachesoignée.Ilparaîtqu’ilsefaitlivrerchaquesoirunpaquetdepetitesvierges.J’aiessayédefairedurerlesuspense:—Pourêtre franc,colonelMusoni, il sepourraitque jepartemoi-mêmeau
Zaïre.Pourquoiattendre ici leFPR?Réfléchisbien.Tudis toi-mêmeque toutestfichu.Je l’ai vume fouiller de ses yeuxmalins pour savoir ce qu’il convenait de
répondresanstropsemouiller.—Oui,heu…Oui,pourquoiaccepterd’êtrel’agneaudusacrifice,hein?a-t-il
déclaréavecl’airduvieuxroublardquiadéjàprissesprécautions.Puisilaajoutéàtoutesfinsutiles:—Detoutefaçon,ilfautbienêtreprêtàreprendrelecombatailleurs.Ildevraitfairedelapolitique,cecolonelMusoni.Ungarçontrèsdoué,àmon
avis.—Mercid’avoirbienvoulum’aider,ai-jeditenmelevant.Jedoismerendre
àl’ÉcoletechniquedeMurambi.—J’ysuisalléhiersoirvershuitheures.Ilsavaientl’airdrôlementconfiants,
nosamis.
—Ilsn’ontjamaismanquéderien.Le colonel sait que Nathalie et mes deux enfants, Julienne et François, se
trouventparmilesréfugiés.Cependantnousn’enavonspasditunmot.Surlechemindel’Écoletechnique,j’aipenséàJulienneetFrançoisetàleur
mère.Cequivaarriver,cen’estlafautedepersonne.Auderniermoment,ellememaudiraenpensantquejenel’aijamaisaimée.Cen’estpasvrai.C’estjustel’histoirequiveutdusang.Etpourquoiverserais-jeseulementceluidesautres?Le leurest tout aussipourri.Etmoi, JosephKarekezi, je saisque j’ai commisune erreur de jeunesse qui a gâché toutemavie et je ne reculerai devant rienpourlaréparer.ÀMurambi, j’ai trouvé tous mes protégés en grande forme. J’ai beaucoup
insistépourqu’ilssoientbiennourrispendantcesdixjours.L’Écoletechniqueafiniparavoiruneexcellente réputation.Elleparaît si sûrequecertains fugitifsquisetrouvaientdéjàtoutprèsdelafrontièreavecleBurundiontpréférérevenirs’yinstaller.Etparcequ’onymangeaumoinsàsafaim,beaucoupdeHutusesont fait passer pour des Tutsi auprès des éléments de la garde présidentiellepostésàl’entrée.J’aiordonnéqu’onleslaissepasser.Cesfumiersaussidoiventcrever.Ceseraleurchâtimentpouravoirlaissélesautresfaireletravail.Commechaquefoisquej’arriveà l’École, lesréfugiésm’entourentpourme
fairefête.Tousveulentmeremercier.JesuisallévoirNathalie.Unechambreaétéaménagéepourelleetlesenfants.Lesréfugiéslatraitentcommeunereine.L’épousedubondocteurKarekezi.Eux,ilsviventpratiquemententasséslesunssurlesautresdanslessallesdeclasse,maisaussidanslacouretjusquesurlesmarchesdesescaliers.J’aireditàNathaliequetoutecettehistoireallaitbientôtfinir.J’aiembrasséJulienneetFrançois.Jesaisquejenelesreverraiplus.Selonunrituelaussiimmuablequemystérieux,c’estaumomentoùjerejoins
mavoiturequelesréfugiésmeprésentent leursdoléances.Engénéral, ils’agitdepetitsdifférendsdusà lapromiscuité.Cematin, il s’estquandmêmepasséquelque chose d’assez singulier : un jeune homme grand et barbu m’aviolemmentprisàpartie.C’étaitsiinattenduquej’aiététroublé.Sedouterait-ildequelquechose?Ils’estplaintsuruntonacerbedumanqued’eaucouranteàcertainesheures.Lesautresréfugiésétaientscandaliséspartantd’ingratitude.Lejeune barbu avait tout l’air du syndicaliste en train de défier publiquement leméchantpatrondel’usineunjourdegrève.Lesgens,onneleschangerajamais.Ilm’aréellementmishorsdemoi.Nosyeuxsesont rencontrés. Ilyavaitunelueurétrangedanssonregard.Jeluiaiditquej’essayaisdefairedemonmieux
et que chacun devait comprendre certaines petites difficultés, inévitables dansunetellesituation.Aumomentoùmonchauffeurdémarrait,j’aiembrasséduregardlacollinede
Murambi.Demain, je serai là. Des ombres dans la brume de l’aube, face aux arbres
immobiles. Des cris monteront vers le ciel. Je n’éprouverai ni tristesse niremords.Ceserontdessouffrancesatroces,certes,maisseuleslesâmesfaiblesconfondentlecrimeetlechâtiment.Danscescrisvulgaires,battralecœurpurdelavérité.Jenesuispasdeceuxquiredoutentlesombresdeleurâme.Monuniquefoiestlavérité.Jen’aipasd’autreDieu.Laplaintedusupplicién’estquerusedudiable.Elleveutobstruerlesouffledujusteetempêchersavolontédeseréaliser.
JESSICA
Jesuisbouleversée.Desjourscommeceuxquenousvivonsenfantentaussidesêtressublimes.Onvientdem’informerdescirconstancesdelamortdeFélicitéNiyitegeka,unereligieusehutudeGisenyi.Unefemmeindomptable.Elleadit:«Ilspeuventracontercequ’ilsveulent,maismoijenetueraipersonneetjeferaitout ce que je peux pour sauver des vies humaines. » Elle aidait les Tutsipourchassés par les assassins à passer la frontière duZaïre. Son frère, qui estcolonel de l’armée régulière à Ruhengeri, lui a secrètement fait parvenir unelettre:«Jet’enconjure,Félicité,ilfautarrêtercequetuesentraindefaire.LesInterahamwesontaucourantde tesactivités, ilsvontvenirchez toi.»FélicitéNiyitegeka a répondu : « Qu’ils viennent. Je continuerai à sauver des vieshumaines. » Les Interahamwe sont alors allés la trouver àGisenyi.Quarante-troisTutsiétaientlà,qu’elles’apprêtaitàfairepasserpendantlanuitdel’autrecôtédelafrontière.—Nousallonslestuer,adéclarélechefdesInterahamwe.—Jeveuxmouriraveceux.—Nous ne ferons pas cela. Ton frère est des nôtres. Il nous a suppliés de
t’épargner.Ellearépété:—Jeveuxmouriraveceux.—Nousallonstelaisserletempsderéfléchir.Tuverrasquenousnesommes
pasvenusicipournousamuser.Alors, sous les yeux de Félicité Niyitegeka, ils ont débité à la machette,
lentement,enleurinfligeanttoutessortesdetortures,lesquarante-troisréfugiés.Puisilsl’ontinterrogéedenouveau:—Veux-tutoujourslessuivrelàoùilssont?—Oui,a-t-ellerépondusimplement.— Alors prie pour mon âme, a dit le milicien Interahamwe à Félicité
Niyitegeka.Etill’aabattued’uncoupdepistoletenpleincœur.Félicité a laissé la lettre que voici pour son frère : « Frère chéri, merci de
vouloirm’aider.Maisaulieudemesauverlavieetd’abandonnerceuxdontj’ailacharge,lesquarante-troispersonnes,jechoisisdemouriravecelles.Priepour
nous,quenousarrivionschezDieuetdisaurevoiràlavieillemamanetaufrère.Jeprieraipourtoi,arrivéechezDieu.Porte-toibienetmercibeaucoupdepenseràmoi.»Cetentretienavecmoninformateur–quiainsistésurlefaitquetoutcequ’ila
relaté,ycomprislalettredeFélicité,estauthentique–m’alaisséesongeuse.Jen’aisuquoienpenserexactement.J’aid’abordéprouvéunsentimentd’espoir.Jemesuisdit:«Toutn’estpasperdu,aufond,nouspouvonsdevenirunpayscomme les autres.Heureux ou accablé par lamisère, je ne sais trop.Un payscommelesautres,c’esttout.»Maisj’aiensuitepenséauxmilliersdeRwandais,ycomprisparfoisdeshommesd’Église,quionttrempéleursmainsdanslesangdes innocents. Le geste de Félicité pourra-t-il faire oublier demain lecomportementignobledetantd’autrespersonnes?Aprèslavictoire,laquestionserainévitablementposée:quevautunpardonsansjustice?Lesorganisateursdugénocideen savent trop. Ils sont en trainde s’enfuir et leur fuite lesmet àl’abrid’unprocèsquiguériraitnotrepeupledesontraumatisme.Ceuxquionttantsouffertaurontdumalàfairelapartdeschoses,àoublierle
pirepournesesouvenirquedumeilleur.Ilestfaciledemesurerladétressedeceluiquidit:«Vousvoulezquejepardonne,maissavez-vousquesurlacollinedeNyanza,messeptenfantsontété jetésvivantsdansunefossed’aisance?»S’ilajoute:«Pensezauxquelquessecondesoùcespetitsontétéétoufféspardesmassesd’excrémentsavantdemourir,pensezjusteàcesquelquessecondesetàriend’autre»,personnenesauraqueluirépondre.Suffira-t-ilalors,pourcalmercette souffrance, de rappeler le martyre de sœur Félicité Niyitegeka ou lesrisquesacceptéspard’autrescitoyensrwandaisanonymes?Cela,seull’avenirledira.Pourlemoment,lacertitudedeleurdéfaiteimminenterendlestueurscomme
fous de haine. Ils sont de plus en plus cruels. Ils exigent souvent des mèresqu’elles pilent leurs propres bébés avant d’être elles-mêmes exécutées. Il y aexactement trois jours, à l’École technique deMurambi, dans le sud-ouest, ledocteurJosephKarekezi–lepère,hélas,d’unamid’enfanceexiléàDjibouti–alâchésestueurssurdesmilliersdeTutsiqu’ilprétendaitprotéger.Safemmeetsesdeuxenfants faisaient-ilspartie,commeonme l’a rapporté,desvictimes?J’enattendslaconfirmationsanstropd’illusion:ceseraittoutàfaitdansl’ordreanormal des choses. Leur nouveau credo semble se résumer à ceci : nous nepouvonscertespasleséliminertous,maisfaisonsaumoinsensortequelesraressurvivantsmeurentdedouleur,àpetitfeu,pendantlerestedeleurvie.N’ayantpas réussi à sedébarrasserde tous lesTutsi, ilsdisentmaintenant :
chaqueHutudoitavoirtuéaumoinsunefois.C’estunsecondgénocide,parladestructiondesâmescettefois-ci.Beaucoupdecitoyensordinairesysontallésàcœur joie. Cela rend l’infamie plus vivante et plus colorée, mais pas plussupportable.Etcen’estpasfacilepourtoutlemonde.Ilfautvoircespersonnestrèssimplesàl’œuvre.Ellesnesontabsolumentpaspréparéesàcequ’onattendd’elles.Alors,siellesnehurlentpas,ellesn’yarriverontjamais.Jecomprendscette hystérie. Si on crie aussi fort, c’est surtout pour faire éclater soninnocence:«Jenetuepasl’Autrepourm’emparerdesesbiens,non,jenesuispas si mesquin, je ne le hais même pas, je tue l’Autre parce que je suiscomplètement fou et la preuve c’est que les supplices que je lui inflige sontuniquesdansl’histoiredelasouffrancehumaine.»Le résultat, ce sont ces dizaines de milliers de corps en putréfaction qui
jonchent les rues, les lieux de culte et les édifices publics. Quelques passantstransportent chez eux des fauteuils ou des téléviseurs volés aux victimes.Desjeunesgensroulentàtombeauouvertdansdesvoituresquineleurappartiennentpas.Lesbandesarméessontdeplusenplusnombreusesetanarchiques,maislaferveurdespremiers joursest retombée.Cen’estpluscommeaudébut,quandils ne voulaient rien comprendre. À ce moment-là, seuls les plus chanceuxpouvaientnégocierleurmortavecunInterahamwe.Ilsluidisaient:jetedonnetantd’argentetenéchangetuvasmetueravecunearmeàfeuetnonavecunemachette. Ce souci de dignité était alors payé au prix fort. À présent, lesInterahamwe se laissent corrompre très facilement.Pourpresque rien, ils vouslaissent la vie sauve. Ils savent que c’est fini. Les chefs ne songent plus qu’àquitter lepays.Lesbarrièresquel’onn’apasencoredémanteléessontpresquetoutesdésertes.Maisdetempsentemps,aucoind’unerue,onentenddesriresetdejoyeuxbattementsdemains.UnTutsiquel’onvientdedécouvrirparhasard.Sorti trop tôt de sa cachette. On le liquide au passage. Comme un cancrelats’aventurant aumilieu de la cour et aveuglé par la lumière. On l’écrase d’uncoupdetalonsansyprêterattention.
COLONELÉTIENNEPERRIN
LedocteurKarekezis’estécartépourmelaisserentrer,puisarefermélelourdportailenferdesamaison.—Jevousattendais,colonelPerrin…Soyezlebienvenu.Letonétaitaimable.Ilagardéuninstantmamaindanslasienne,sansdoute
pour me marquer sa sympathie. J’ai pourtant deviné à travers ce geste banall’hommesûrdeluiethabituéàsefaireobéir.Une longueallée conduisait à ses appartements.Elle était bordéed’arbustes
quejen’avaisencorejamaisvusauRwandaoudanslespaysvoisins.Ledocteurm’a expliquéqu’il les avait fait venir d’AfriqueduNord. Il s’enoccupait lui-même.Ilaimaitcela,c’étaitunmoyendesedétendreaprèssesduresjournéesàsonusinedethéouàsoncabinet.—Nousrestonsdanslejardin?—Oui,ilfaitbeaucesoir,ai-jerépondu.Noussommesrestésunmomentdeboutsurlegazon,justeàcôtéducourtde
tennis de son somptueux domaine. Des fauteuils en bois de thuya sculptéentouraientunetablebasseenmarbre.— Nous nous sommes déjà vus très brièvement, je crois, a-t-il dit en
m’invitantàm’asseoir.C’estvrai.J’aifaitappelàluiquandnousavionsdécidéd’installerlequartier
généraldel’opérationTurquoisedeGikongoroàl’ÉcoletechniquedeMurambi.Ilyavaitcesmilliersdecadavrespartout.Iladonnédesordrespourqu’onlesfassedisparaître.LesInterahamweontcreusésurplaced’immensesfossespouryensevelirlescorps.Unsacréboulot.Ilssesontpourtantbientirésd’affaire.— Je suis content de pouvoir enfin vous remercier de vive voix pour votre
aide,docteur.—Cen’estrien…J’aiétéfrappéparsavoixlourdeetunpeutraînante.Ilm’aproposéduwhisky
et s’est levé pour aller le chercher à l’intérieur de lamaison. Je l’ai suivi duregard en songeant avec une stupéfaction presque risible, compte tenu demesfonctions:«Ehbien,levoicidonc,lefameuxBoucherdeMurambi.»Ilavaitl’aird’unhommenormal.En fait, c’estpeut-être seulementaucinémaque lestueursressemblentàdevraistueurs.JenediraicertespasqueledocteurJoseph
Karekezi est un homme quelconque.De grande taille,massif, le front un peudégarni,ilaunportdetêtehautainetleregardméfiant.J’aisouventrencontréau cours de ma carrière des êtres humains appelés à prendre des décisionsdifficilesàlaplacedesautres.Ilsvoientpartoutdespiègesetonttouslemêmeair préoccupé,maussade et un peu las. Le docteurKarekezi appartient à cettecatégorieunpeu spéciale,mais rienne laisse soupçonner chez lui un individubassementhaineuxetfanatique.Ilestrevenuàpaslents,unplateauenéquilibresursamaindroite.—Glaçons,colonel?—Oui,merci.Ils’estserviunCocaetacrudevoirs’enexcuser:— Il y a deux choses que j’ai ratées dans ma vie : l’alcool et les bals du
samedi soir. J’étais du genre studieux et plutôt timide. Quand j’ai voulucommenceràboireetàdanser,c’étaittroptard.Santé,colonelPerrin!—Santé!ai-jefaitàmontour,enmedemandantàquoinouspouvionsbien
boire.Àrien,évidemment.Nousavionssur lesbrasungénocided’unesauvagerie
sansprécédentetunehumiliantedéroutemilitaire.Et,detoutefaçon,jen’étaispassûrd’avoirenviedetrinqueràquoiquecesoitavecledocteurKarekezi.Ilm’inspirait cette sorte de répugnance et de fascination que l’on éprouve enprésencedecesmeurtrierssadiquesdontparlentlesjournaux.Mais, d’un autre côté, j’avais du respect pour son courage proche de la
témérité.Aumilieudeladébâcle,ilétaitl’unedesrarespersonnalitésàn’avoirperdunisadigniténisonsang-froid.Jesaisdequoi jeparle.Depuisquelquesjours, mon travail consiste surtout à évacuer sur Bukavu des ministres, despréfetsetdesofficierssupérieurs.Cesmessieursn’ontqu’uneidéeentête :nepasêtresurplaceàl’arrivéeduFPR.IlsontfaitmainbassesurlesréservesdelaBanque centrale et emporté ou détruit les documents et les biens del’administration.Voyantleurschefsprendrelafuite,descentainesdemilliersdecitoyens quittent eux aussi le pays en direction du Zaïre, de la Tanzanie oud’autres pays voisins. C’est un spectacle hallucinant que toute cette misèrelâchéesurlesroutes.Pourunefois,jesuisbiend’accordavecnosjournalistes:c’estleplusgigantesqueexodedestempsmodernes.Le docteur, lui, est un peu le capitaine héroïque qui refuse de déserter son
postependantlenaufrage.Ilnesembleavoiraucuneconsciencedudanger.J’aijuste sentichez lui, chaque foisquenousnoussommesparléau téléphone,dudépitetsurtoutdelacolèrecontrel’arméegouvernementale.Àaucunmoment,il
nem’a paru affolé ou simplement inquiet. Il sait qu’il n’a plus rien à faire àMurambietqued’uneminuteàl’autredessoldatsennemispeuventdéfoncersaporteets’emparerdelui.Pourtant,aulieudepenseràsemettreàl’abri,ils’estévertuéàreprendrelasituationenmain.D’ailleurs,c’estsimple:s’iln’avaitpasétélà,nousn’aurionstrouvépersonneàquiparler.—Vouspartirezaussidocteur,n’est-cepas?ai-jedemandé.—Jenejouepaslesbraves,voussavez,colonelPerrin.Jevaism’enalleret
leplustôtseralemieux.—Butarevatomberdansquelquesheures.Probablementdemainaprès-midi.
Vousavezpeudetempspourvouspréparer.—Àquiledites-vous?Iln’yaplusrienàespérer,jelesaisbien.Il est resté silencieux quelques secondes, le regard perdu dans le vide, l’air
absent.Puis, tournant leverredeCocaentre sesmains, ila levé lesyeuxversmoi:—Ces jours-ci, jepensesouventàcethommequiaeuuncomportementsi
étonnantàMusebeya:enavril,dèsquenosopérationsontcommencé,ilamisseshabitsdefêteets’estassisdanssonsalon,toutesportesgrandesouvertes.Etlà, ilapaisiblementattendusafin.Lesmilicienssontarrivésetcethommeestmort sans un cri. Je dois dire que nos Interahamwe deMusebeya ont été trèsimpressionnés,ilsn’arrêtaientpasderacontercettehistoire…—Etqu’enpensaient-ils?Ledocteurafaitunemoueoùj’aisentiunmélanged’affectionetdemépris
pourlesInterahamwe:—Cesontdesgenssimples,colonel, lesensd’untelgestenepeutqueleur
échapper.Poureux,lebonhommeétaitjusteleTutsiidéal:assezcompréhensifpourselaisseréliminersanstropdefaçons.Aprèsunepause,ilaajoutésuruntonamusé:— Savez-vous qu’à Ruhengeri ils couraient après leurs victimes, qu’ils
connaissaientbiend’ailleurs,enlessuppliantdes’arrêterpourqu’ilspuissentlestuerplusfacilement?—Etvous-même,docteur,commentjugez-vousl’attitudedecethomme?Ilaridoucement.Unesortedegloussementironique.—Sicen’estpasuninterrogatoire,çacommenceàyressembler,hein!Mais,voyantqu’ilm’avaitmisdansl’embarras,ils’estempresséderectifier:—Jeplaisante,colonel.Jecroisquej’aimalgrétoutdurespectpourcetype.
J’aimeraispouvoirfairecommelui,maismoijen’aipasenviedemourir.—Ah?
J’étaispresquesoulagédemeretrouverenfinenterrainfamilier.Unhommequiapeurdelamort,jesaisaumoinscequecelaveutdire.—Oui,ainsistéledocteur,jeveuxcontinueràmebattre.J’aialluméunecigarette.Sonchienestvenusecoucheràsespieds.—C’estquoi,commerace?—Unappenzeller.—Jeconnaisplutôtlefromage.— Il vient dumême endroit, le canton d’Appenzell, en Suisse alémanique.
D’oùsonnom.—Vousl’avezfaitvenirdelà-bas?Aprèsavoirfaitouidelatête,unpeuagacé,iladit:—Onpeutaussiparlerpolitique,ilmesemble.Vousconnaissezmaposition.
Iln’estpasquestiondelaisserlepaysàcesgens.Laseulechosequi intéressait ledocteurKarekezi,c’étaitdesavoir jusqu’où
nous étions prêts à aller. Que pouvais-je lui répondre ? J’étais à peinemieuxinforméquelui.ÀParis,laconfusionétaitàsoncomble.CertainsexcitésnousvoyaientdéjàentraindefairelecoupdepoingaveclesmaquisardsduFPRdansles rues de Kigali, pour régler en quelque sorte l’affaire d’homme à homme.D’autres disaient : on a assez fait les cons, ça suffit. Selon le camp qui allaitl’emporteràParis,jepouvaisordonneràmesparasdesautersurKigalioudesefairefilmeravecdesTutsiarrachésauxgriffesd’affreuxInterahamwe.Onverra.Je suis venu avec ma batterie lourde de mortiers de 120 mm Marine et deschasseurs-bombardiers Jaguar, mais aussi avec des tas de cartons de lait enpoudre…Jecroispourtantque l’incidentdeButarevabeaucouppeserdans ladécisiondenoshommespolitiques.Hier,undenosconvoisaétéimmobiliséparla guérilla sur la route de Butare : vingt-cinq de nos véhicules militairesinspectésl’unaprèsl’autreparlesélémentsduFPR.Nousavonsétéobligésdeles laisser faire.Aumoindregeste, onypassait tous.Une sorted’humiliation.Mais ça, il n’est surtout pas question d’en parler au docteur Karekezi. J’aidéclaré,pourgagnerdutemps:—Sivousêtesdécidéàalleraunord-ouest,jesuisàvotredisposition.Ilnous
fautpartirdèsdemainmatin.—Jeneparlepasdecela.Jesuissûrquevousm’avezbiencompris,colonel
Perrin.—Toutàfait.Seulementcen’estpasmoiquiprendslesdécisions.Jenesais
pasencorecequenousallonsfaire.—Aucuneidée?
—Aucune.—Parfait.Vousnouslâchezparcequenousysommesallésunpeufort?Eh
bien,nouspoursuivronslecombat.Sansvous.Jemesuiscontentédehocher la tête.Àcepointde ladiscussion, lesilence
étaitmonmeilleurallié.Toutefois,larésolutiondudocteurnefaisaitpasl’ombred’un doute. Il n’était pas du genre à parler en l’air. La seule chose qui luiimportait,c’étaitderenverserlasituationpartouslesmoyens.J’aiducoupunpeumieuxcomprispourquoiledocteurJosephKarekeziavait
de si fervents supporters dans lesmilieux français chargés, comme on dit, du«dossierrwandais».Avantlesévénements,sonnométaitsouventrevenudanslesconversations.Ilavaitunprofilderêve.Médecinhuturicheetinfluent,mariéàuneTutsi, il s’était illustrépendantde longuesannéesdans lecombatcontrel’impunitéauRwanda.IlavaitplusieursfoisdénoncéenpubliclesmassacresdeTutsi.Onl’avaitjetéenprisonettorturé,etsafamilleavaittoujoursvécudansl’insécurité. Un de ses fils vivait en exil à Djibouti depuis des années.Habyarimanalecraignaitunpeu,carillesavaitsoutenucheznousparcertainscerclespuissants.Puisledocteuravaitbrusquementcessédes’intéresseràlaviepublique. Ce repli donnait de lui l’image d’un homme de bonne volonté,ombrageuxcertesmaistropintègrepourprendregoûtauxjeuxpoliticiens.Bref,il pouvait apparaître comme un recours pour le pays et une alternative à unprésident rwandais quelque peu dépassé depuis le début des négociationsd’Arusha.Les partisans parisiens du docteur JosephKarekezi n’ignoraient rien de ses
activités occultes. Ils savaient quels douteux trafics couvrait son usine de thé.Maisiln’enétaitqueplusintéressantàleursyeux:l’hommepourraitlongtempsavancer masqué. Une seule chose n’était pas prévue : le fracassant retour enpolitique du docteur Karekezi, la liquidation planifiée de quarante-cinq millepersonnesàMurambi–parmi lesquellessa femmeetsesdeuxenfants.C’étaitplutôtgênant.Maisilenfallaitpeut-êtrepluspourlemettredéfinitivementhorsdu jeu. Les stratèges parisiens continuaient à se gratter la tête : alors, docteurKarekezioupas?Certainsdisaient :d’accord,c’estuneordure.Etaprès?EnAfrique,lesquerellespolitiquesneserèglent-ellespaspartoutavecuneextrêmecruauté?D’ailleurs,ajoutaientlesmêmes,lesrescapésdeceprétendugénocideseraientlespremiersàoublierl’épisode.Malgré tout, quelques hommes d’expérience continuaient à avouer leur
perplexité : ce docteur Karekezi est-il sûr ? Il a un drôle de caractère, il estimprévisible et un jour ou l’autre il échappera à tout contrôle. On leur
rétorquait : «Bah !Nous le tenonsdepuis cettehistoiredeMurambi.»Et leshommesd’expériencelaissaienttomberavecunsourirepleindesous-entendus:«LemassacredeMurambi?Monpetit,c’estpeut-êtreluiquinoustient,aprèscettesalehistoire…»Alors, docteur Karekezi ou pas ? En haut lieu, la position était : « Pas de
victoiretotaleduFPR.»Autrementdit:obligeonslesvainqueursàaccepterunpartage du pouvoir avec les vaincus. C’était d’autant plus difficile qu’on nesavait plus sur qui compter. Quelles cartes avions-nous encore en main ? LedocteurKarekezi,malgrétout?Unautre?Maisqui?Enattendantd’yvoirplusclair,onm’achargédefairetraverserlafrontièreà
Joseph Karekezi et surtout de garder le contact avec lui. C’est une missioncommeuneautreetjem’enacquittesansétatd’âme.Jedoisd’ailleursdirequejeme sens toujours plus à l’aise loin deParis. Je suis un peu dérouté par cesmessieursquin’ontqu’uneidéeentête:«C’estnotreAfrique,onnevapaslalâcher.»Ilssonttousunpeufous,là-bas.Ilsfabriquentdansleursbureauxdeschefsd’Étatafricains.Etceux-ciappellent tard le soirpourgémir,quémander,râler:cemorpiond’opposantquimetraînedanslaboueetmoijenepeuxrienfairevoustrouvezcelanormalavecvosfoutaisesdedroitsdel’hommeouimaisest-cequechezvous ilsdisentà la radioque leprésidentadonné le sidaà safemmeohlàlàilavraimentditça,jevaisluiparlerilyadeslimitesilestallétrop loin quand même et puis vous les Français c’est des promesses et despromesses et on ne voit jamais rien mon gouvernement attend toujours cescrédits pour la seconde université ah la seconde université oui c’est vrai ledossierestdanslecircuitdisonsencorequelquesmoismaisnonmonsieurjenepeux pas dire si ce sera avant ou après votre réélection ça franchement je nepeuxpasdireouibonnenuitàvousaussimerciaurevoirmonsieurleprésident.Etpatatietpatataetquandilyaquelqu’undans lebureauonditexcusez-moij’étaisavecleprésidentmachinc’estmonlotquotidienmonchemindecroixahdouxJésusquimesauveradesSauveursdelaPatrie…J’ai pu observer que les plus fragiles finissent par devenir racistes. Ne
connaissant de l’Afrique que leurs lointaines et dociles créatures, justementchoisies pour leurmédiocrité, ils en arrivent à être convaincus,même s’ils nepeuvent jamais le dire tout haut, que l’Afrique, c’est de la puremerde. C’estd’ailleurs pourquoi ils ont cru qu’en surnommant « Khmers noirs » lescombattantsduFPR,ilsretourneraientlaplanèteentièrecontreeux.Uneineptiedeplus.RiennenousaréussidanscetteaffaireduRwanda.Ilsn’enmènentpaslarge,danslesministèresparisiens,encemoment.Ilyatouscesjournalisteset
défenseurs des droits de l’homme qui n’étaient pas tout à fait prévus auprogramme.Résultatdescourses:uneopérationTurquoisequifaitrigolertoutle monde. Jouer les bonnes âmes après avoir laissé nos protégés commettretoutescesstupidesatrocités !Personnen’estdupe.Lapreuve : seulDakara– comme d’habitude – marché dans la combine. Aucun autre pays n’a vouluenvoyerdetroupes.—Écoutez,docteur,ai-jedit,jerespectevotrerefusdeladéfaite…Pourtant,
pendant ces trois derniers mois, votre armée a renoncé à se battre. Pour lemilitairequejesuis,c’estdifficileàcomprendre.—Jesais,fitledocteurKarekezientirantsurlecollierdesonchien,jesais,
oui…Ilsontéténuls.Iln’avaitaucuneenvied’abordercettequestion.J’aiinsisté:—Était-cevraimentplusimportantdetuertouscesgensdésarmésquedese
battrecontreleFPR?J’ai vu une étincelle s’allumer dans ses yeux et il a lâché avec une lenteur
étudiée,lepoucedroittournéverslebas:—Lavérité,colonel,c’estqu’ilfautenavoiroupas.Etvous,vousn’enavez
paseu.—Pardon?—Vousavezmanquédecouilles.Les sourcils froncés, je me suis redressé. À cet instant précis, j’ai eu
l’impression d’avoir enfin affaire au vrai docteur Karekezi, pas à celui quim’avaitparléjusque-làd’unairdésabuséetcourtois.—Retirezcequevousvenezdedire,docteur.Mavoixétaità la foiscalmeet tendue,unpeumenaçante.Sonproposétait
insultantetjen’entendaispaslelaisserpasser.Contentd’avoirobtenul’effetdésiré,ledocteurKarekeziaditnégligemment:—Biensûr,jeneparlepasdevous,colonelPerrin…—Jeveuxdesexcuses,s’ilvousplaît.Ilacomprisquejeneplaisantaispas.Leclimatacommencéàsegâter.Ila
lâchésuruntontrèsfroid:— Eh bien, toutes mes excuses. Je croyais pouvoir me permettre avec un
baroudeurtelquevous.Disonsalorsquenosamisn’ontpasoséaller jusqu’auboutdeleurlogique.—Etvous,croyez-vouslesyavoiraidés?— Je connais la chanson. La bande d’assassins de Kigali. Vous avez
brusquementdécouvertquenousn’étionsplusfréquentables,c’estcela?…Vous
ne saviez pas… Le beau prétexte… Tout a eu lieu en plein jour. Une radioavertissaitlestueurs:«Ohlàlà,qu’est-cequec’estquecemauvaistravail?OnsignaleversNyarubuyeunebandedeTutsisur lepointdepasserenTanzanie.Dépêchez-vous,lesgars,etqueçasaute!»Vousteniezcepays,colonel.Vousconnaissiez chaque rouage de lamachine à tuer et vous avez regardé ailleursparcequecelavousarrangeait.Endépitdeladuretédesespropos,ledocteurKarekezis’étaitexpriméavec
calme,sanscesserdetirerdoucementsurlecollierdel’animal.Par pur réflexe professionnel, j’ai pensé : « Cet homme est réellement
dangereux.»C’étaitunevraietêtebrûlée,pasdutoutdugenreàselaisserfairesansréagir.Peut-êtrevalait-ilmieuxnepasl’avoircontresoi?J’avaisd’ailleursbiendumalàlecontrer.J’étaispratiquementdumêmeavisquelui.Je me suis souvenu de Jean-Marc Gaujean. Un jeune du ministère, assez
idéalisteettourmenté,toujoursprêtàseconfieràmoi.NousprenionsuncaféàLaMandoline,dansleonzième.Ilavait l’airpréoccupé.«Encorecetteaffaire,monpetit?»ai-jeditenluitouchantlebras.«Oui,çasentdrôlementmauvais.Ils vont continuer à en parler,Rwanda par-ci, génocide par-là, chaque jour ilsvont nous sortir un cadavre du placard. » Il a ajouté : « Ce n’est pas notrefaute.–Non,ai-jerépondu,c’est lafautedesRwandaiseux-mêmes.C’est leurhistoireetilsdoiventsedébrouilleraveccettegigantesquetachedesang.Direlecontraire,c’estpenserquecesontdesenfants irresponsables.Maisnous,Jean-Marc,nousn’avonsrienfaitpourempêchercesmassacres.Nousétionslesseulsaumondeàlepouvoir.»J’aiglisséundoigtlelongdemonbrasgaucheetj’aidéclaré : « Mon petit Jean-Marc, nous avons du sang jusque-là dans cetteaffaire.»C’étaitl’évidencemême,illesavait.Iladit,ensecouantlatête:«Etnous voilà obligés d’aider les tueurs à échapper à la justice de leur pays… – C’est une logique terrible mais on ne peut pas faire autrement. S’il y a desprocès,ilsvontessayerdesauverleurpeauennousmettanttoutsurledos.Pourêtrecoincés,onestcoincés.»Ilm’aalorsposélaquestionquiluitenaitàcœur:« Certaines comparaisons sont quandmême exagérées, tu ne trouves pas ? »Nous savions tous les deux à quoi il faisait allusion. J’ai rarement vu un êtred’unetellepureté:ilnepensaitniàuncontinentniàunerace,maisauxmillionsdevieshumainesbrisées.Ça,c’étaitplutôtsympa.Destasdegensautourdemoiclamentbruyammentleuramourdel’Afrique,cequimeparaîttoujoursunpeususpect : on veut faire admirer ses mérites parce qu’on pense qu’il en fautbeaucouppourrespecteruncontinentsiméprisable.Aufond,Jean-Marcvoulaitquejelerassure.Jen’aipaspum’yrésoudre.«Ungénocideestungénocide,ai-
jerépondu,ehbien,pourcelui-ciceserapareil,plusletempsvapasser,moinson va oublier. » Nous avions un bout demétro à faire ensemble sur la ligneBalard-Créteil toute proche. Jean-Marc m’a dit, juste avant de descendre àRichelieu-Drouot:«C’estbizarre.Situyvas,tuvastravailleraveccedocteurquiaorganisélemassacredansuneécole?–Oui,ai-jerépondu,etentrenous,Jean-Marc, j’aienviedevoiràquoi il ressemble.–Àdemain,Étienne»,a-t-ilfait. Nous avions une réunion au ministère le lendemain à propos de cetteopération Turquoise. Jean-Marc a été avalé en même temps que la fouleparisienneparunescalatoretjel’aiimaginéenvisiteauRwanda.Unface-à-faceentreJean-MarcGaujeanetledocteurKarekezi…Ilnes’enseraitsûrementpasrelevé.Unebonneleçond’histoirepourcejeunefonctionnaireencoresoucieuxdevertu.Pendantquej’agitaiscessouvenirs,ledocteurs’étaitcontentédemeregarder
enguettantmaréaction.—Vousvenezdedire,docteur,quecestueriesnousarrangeaient.Jenevois
pasenquoi.Il a tordu la bouche d’un air condescendant. Il s’attendait visiblement à la
question.— Là-bas, à Paris et dans votre armée, trop de gens ont fini par éprouver
autantdehainequenouspour leFPR.Des typesvenusd’ailleurs.Vousne lescontrôlezpas.Ilsparlentanglaisetilsvousméprisent.Lecomble,n’est-cepas?Desnègresquine fontpasdecourbettesdevantvous.Lahaine,vousvousenarrangez bien, mais cette indifférence, non. Ça vaut bien qu’on tue quelquescentainesdemilliersdeTutsi.—PasunFrançaisn’aversédesangrwandais,ai-jefait,catégorique.Ilaeuunbrefricanementquim’acomplètementprisaudépourvu:—Etmoi,colonelPerrin?Regardezmesmains.Croyez-vousquej’aiedéjà
tenuunemachette?Jesuisunpauvrepetitchirurgien.Jesauvedesvies!Jen’aijamaisverséunegouttedesang,moinonplus.—Nousavonspeut-êtrecommisdeserreursd’appréciationmaisnousn’avons
nituénifaittuerquiconque.Je ne suis pas sûr qu’il m’ait entendu. Il a dit soudain, avec son calme
fascinant:—Enplus,ilssebattentdrôlementbien,cesgarsduFPR.—C’estvousquiditescela,docteur?—Jesuislucide,cherami,c’esttout.Àpropos,savez-vousqu’ilsontdécidé
deneprendre ladernièreville,Ruhengeri,que le14 juillet ?Quelmanquede
tact,hein?Un14juillet!Çamériteraituneréactiondevotrepart,non?Quel type infernal ! J’ai refusé de le suivre sur le terrain où il voulait me
mener.—Àmonavis,docteur,vousdevriezsurtoutvousposerlaquestionsuivante:
etsic’étaitàrefaire?— Je ne regrette rien, a-t-il déclaré aussitôt. Les journalistes et toute cette
racaillevonthurlercommedespetites fillesquiontpeurdunoir. Jevaisvousdirequelquechosequevousn’allezpeut-êtrepasaimer:pourmoi,l’idéequelaviehumaineaunequelconquevaleurestpureconvention.—Mêmelavôtre,docteur?—Cen’estpasvotreaffaire.Letonétaitsubitementpasséàl’aigre.«Queltypeabject!»ai-jepensé.—Ehbien,lavérité,docteurKarekezi,c’estquevousvousêtesfaitconstruire
un châteaudans l’est duZaïre pour le cas où la situation tourneraitmal ici etvousinsultezceuxquevousavezenvoyésàlamort.C’esttropfacile.J’étaishorsdemoi.Lacolèremefaisaitmêmetrembler.Iln’apasréagi.J’ai
enfoncéleclou:—N’est-ilpasvraiquevouspossédezunpalaissurlesbordsdulacKivu?—Exact, a-t-il fait sèchement avant d’ajouter : je les ai envoyés à lamort
maisàMurambivoshommesontconstruitdesterrainsdevolleyetinstallédesbarbecuesau-dessusdeleurscharniers.C’estça,votreputaind’humanisme?Lesbonnesmanières,c’étaitfini.J’aimontrélapiscine,lecourtdetenniset
lesplantesrares,etj’aidit:—Vousphilosophez, docteur,mais vous avez tuévotre femmeet vosdeux
enfants pour ne pas perdre toutes ces belles choses. Vous n’êtes pas un êtred’exception, docteur, mais un minable politicien milliardaire d’Afrique. Vousavezliquidédesmilliersd’innocentsparpurecupidité.Ils’estmisàtapotersurlebrasdesonfauteuil.Ilespéraitpasseràmesyeux
pourl’AngedelaMort,terriblemaisjuste.Raté.Etmerdeàcetenfantdepute!—Mercidevotreaccueil,ai-jeditenrepoussantmonverre.Jeviendraivous
prendremoi-mêmedemain.—Mercibeaucoup,colonelPerrin.Onverraça.Nous étions debout. J’allais quitter cet homme sans rien savoir de lui en
définitive.J’avaisenviedeluifairemalet,toutensachantquej’avaisaffaireàunmonstre de la pire espèce, je le trouvais vaguement émouvant. Jeme suisbaissépourcaresserlechien.—Ils’appelleTaasu,a-t-ilditd’unevoixneutre.
—Taasu?Drôledenom.—Cen’estpasmoiquileluiaidonné,apréciséledocteur,levisagesoudain
fermé.« Ses enfants ont sûrement trouvé ce nom bizarre dans un dessin animé…
Toutcelamedépasse»,ai-jepensé.—JevoisqueTaasun’estpasdevenuagressif,comme…commelesautres…—Vousvoulezparlerdeceschiensquiàforcedesegaverdechairhumaine
pendantlaguerres’attaquentàprésentauxpassants?—C’estcequ’onm’araconté.—Non,a-t-ildéclarésuavement,avecunelégèregrimacededégoût,cen’est
paslecasdecetanimal.Seulsleschiensdesquartierspopulairessenourrissaientdes cadavres des Tutsi. Vous pensez bien, colonel Perrin, que mon Taasu nemangepasdecepain-là!Toutlecharmeunpeuambigudelaconversations’estaussitôtévanoui.J’ai
ditdurementenleregardantdroitdanslesyeux:—Vousjouezlescyniquesparcequevousaveztoutperdu.Lescriminelsde
guerrefinissenttoujoursparêtrevaincus.— Colonel Perrin, nous sommes dans le même sac. Ce qui est arrivé au
Rwandaest,quecelavousplaiseounon,unmomentdel’histoiredeFranceauXXesiècle.Figurez-vousquejenesuispasunamateur:jesuisaucourantdecequi est arrivé à votre convoi deButare, hier à l’aube.Vous aviez demandé augénéral canadien Dallaire d’avertir le commandement du FPR : interdictionabsolued’entrerdansButare,vousnelepermettriezpas.Vousfaisiezvotrepetitnumérodegrandepuissance.Les typesduFPRont répondu :Ahoui?Onvavoirça.Etonavu.Celanevousétaitjamaisarrivé.C’estledébutdelafin,moncherami.Vousquitterezl’Afriqueparlapetiteporte.Jenepouvaispas rateruneaussibelleoccasionde lui rappelersamisérable
situation.J’aidemandésuruntonméprisant,lesourireauxlèvres:—Etvous,docteur,quitterez-vousounonvotrepaysdemainàl’aube?Ilme
fautuneréponse.— À demain, colonel Perrin. Si j’ai bien compris, vous êtes… comment
dire…obligéd’évacuer lecrimineldeguerresurBukavu?LesordresdemesbonsamisdeParis,c’estcela?—Attendez-moidanslacour,s’ilvousplaît.C’esttout.Vosélucubrationsne
m’intéressentpas.Ledocteurasouri:—Veneztoujours.Maisilsepourraitquejerefusedepartir,justepourvous
emmerder.Aurevoir.Jen’aipaseuletempsdeluirépondre.Ilarefermédoucementleportail.Mais
je savais que je le trouverais prêt. C’est un lâche. Seul un lâche peut secomportercommeill’afaitàl’ÉcoletechniquedeMurambi.
JESSICA
Kigaliestdéfinitivemententrenosmains.Lesmassacresyontcessé.Samedietdimanche, nous avons pris le contrôle de l’aéroport et du camp de Kanombéavant d’investir le palais présidentiel. J’ai appris ce matin que les villes deGitarama et Kabgayi sont également tombées. Au rythme où vont les choses,toutseraterminéd’icilatroisièmesemainedejuilletoupeut-êtremêmeavant.Cesderniersjours,onabeaucoupparléd’uneinterventionmilitairefrançaise.
Comment un grand pays peut-il abandonner des amis en difficulté ? Parisaimeraitbienfairequelquechose.Justepournousimposeruncompromisavecsesalliésdetoujours.Maisceux-ciont,pourainsidire,poussélebouchontroploin. Ils ne se sont pas rendu compte que leur spectaculaire barbarie était, endéfinitive,unefautepolitique.Etnous,noussommesprêtsàtouslessacrificespourdéfendreunevictoiresichèrementacquise.Lasituationestsimauvaiseàtouspointsdevuepourleurshommesqueles
Français ont jugé plus prudent de voir venir. Deux mille cinq cents de leurssoldats,lourdementéquipés,sontentraindeprendrepositionàGomaetBukavuauZaïre.IlsappellentcetteaffaireopérationTurquoise.Ils’agit,paraît-il,deseporterausecoursdesTutsimenacésdegénocide.Onverracommentilsvonts’yprendre pour sauver des gensmorts depuis si longtemps.C’est une farce biensinistre.Lesvaincusonttoutdemêmeeuletempsdereprendreespoir.Danslesrares
endroits du pays où ils peuvent encore se mouvoir en toute liberté, lesInterahamwesillonnentlesruesauxcrisde«VivelaFrance!».Lorsquepassentlestroupesétrangères,ilslesapplaudissentàtoutrompre.Laradio-télévisionlibredesMilleCollinesdit:«Messœurshutu,faites-vous
belles,lessoldatsfrançaissontlà,vousavezvotrechance,cartouteslesjeunesfillestutsisontmortes!»
IV
MURAMBI
Auboutdu sentier,uneclôtureenbois traversait leshautesherbes légèrementcourbéesparlevent.L’airétaitsecetlecielpur.Corneliusdevinasursadroite,àquelques mètres de lui, un minuscule bâtiment au toit de zinc et aux mursfissurésetcrasseux.Samaisonnatale.Malgré ses efforts, il ne réussit pas à en retrouver la porte d’entrée. Il resta
immobile quelques minutes, tournant la tête de tous côtés, comme poursurprendre, au cœur du silence, un écho du passé. Il guettait des rires clairsd’enfants qui lui diraient d’une voix familière : « Ah c’est toi, CorneliusUvimana, te voilà revenu. Nous t’avons attendu si longtemps. » Ou même,s’élevantsoudaindetoutesparts,lescrisdeterreurdecesnuitsoùdesinconnusvenaientpiller,incendierettuer.Aprèstout,c’étaitcelalachairetlesangdesonexil. Il savait pourquoi la maison était vide. Et pourtant il lui était pénibled’admettrequ’ellefûtmorteàsamémoireaussi.Lesmortsavaient-ilsemportéaveceuxsonenfance,neluilaissantenpartagequeleursnoms?Aucunvisagen’émergeaitavecnettetédesessouvenirs.Adolescent àBujumbura, il voyait des réfugiés arriver chaque jour avec de
mauvaises nouvelles. Stan, Jessica et lui formaient déjà une petite bande. IlsentendaientlesadultesparlerdemassacresauRwanda.Ilsdisaient:«ÉléonoreMwenza, la femmedeSiméon,aétévioléepardesgamins.»TanteÉléonore,cellequiallait toujoursàl’égliseavecunerobebleue?Oui, ilssesouvenaientdu nom,mais ils ne voyaient pas qui c’était. Siméon se trouvait aux champs.«Ilsl’ontregardéeéteindretouteseulel’incendie,puisilsontfaitleurssaletéssur elle avant de la tuer. » Un autre jour, ils apprenaient qu’il ne restait pluspersonnedelafamilledeSiméondansleBugesera.ÀDjiboutiaussi, ilrecevaitdeslettresluiannonçant lamortdesesproches.
SoncousinGaétan,lefilsdetanteRosalie,est-cequ’ils’ensouvenait?Non,ilne s’en souvenait pas. C’était le temps où le temps, ivre de haine, titubait àreculons.Lamortprécédaitlavie.Et,plustard,Murambi.SamèreNathalie.Ilne la connaissait presque pas, elle non plus. Dans son esprit flottait l’imaged’une femme de petite taille, un peu ronde, très effacée et de santé délicate.JulienneetFrançois.Lefrèreetlasœurnésaprèssondépart.Aprèsunecourtehésitation,ilseglissadansunentrebâillementdelaclôture
pouraccéderàlamaison.Lemurdecelle-ciétaitsiprochequ’ilfaillitleheurterdufront.Aumilieude lacour, il longeaunerigolesansdouteasséchéedepuislongtemps.Seulluiparvenaitlebruitdesespassurlesfeuillesmortes.
Des touffes d’herbe jaillissaient d’un pan de mur craquelé. Des plantesgrimpantes enlaçaient dans le plus grand désordre le tronc des arbres. Toutpoussaitdansunesortededéchaînementsauvage.Cornelius sedirigeavers le lieuoùse trouvaitautrefois l’enclos.Làavaient
étébrûlésvifslestaureauxdeSiméon.Cela,ilnepouvaitpasl’oublier.Ilavaitsouventvécusonretourenpensée.Ilarrivaitlesoirdansunemaison
endormieetsetenaitaumilieudelacour,unbaluchonposéàsespieds.Riendeplus.Lasimplicitédecepremiercontactlefascinait.—Quicherches-tu,étranger?Lavoixvenaitdederrièrelui.Ilseretourna.L’homme, vêtu d’un vieux complet en toile kaki, un foulard rouge
négligemmentjetéautourducou,étaitadosséaumontantd’uneporte,lesdeuxmainsappuyéessursacanne.IlavaitdûobserverCorneliusensilencependantlesquelquesminutesoùcelui-ciavaittournéenronddanslacour.«SiméonHabineza…»,murmuraCorneliussansbouger.Lenoms’étaitformétoutseulsurseslèvres.—Tunemereconnaisdoncpas,Siméon?Ilétaitpresquechoqué.L’hommesouritd’unairmalicieux:—Nepastereconnaître,toi,CorneliusUvimana?Allez,viensparici.Ils s’étreignirent sans unmot. Le regard de Siméon, doux et un peu triste,
ajoutaitàlasérénitédesonvisage.Lesépreuvesl’avaientaffaibli,ilétaitmaigreetridé,maisonsentaitchezluiunegrandeforcespirituelle.—Tun’esdoncpasdescenduducaràlagareroutière?—Non.Pourquoi?—LejeuneGérardNayinziraestallét’ychercher.LenomrappelaitvaguementquelquechoseàCornelius.—Quiest-ce?Jeleconnais…?—IlvasouventàKigali.Sesamisluiontdonnéunautrenom…—LeMatelot?—Oui.Ilrêvaitd’êtremarinquandilétaitpetit.—Ah…Maisnousn’avonspaslamer,ici!—Et alors ?N’est-ce pas justement un vrai rêve, cela ? Il lisait des tas de
livres et à présent il en sait beaucoup sur les océans et sur la vie à bord desbateaux. Gérard est de Bisesero, mais il vit maintenant à Murambi. Tu lerencontreras.Allonsàl’intérieur,jevaistemontrertachambre.La pièce était très modeste : une armoire brune à deux battants, un grand
matelasenmousseposéàmêmeleparquetdontlacouleurhésitaitentrelebleuetlevert.Siméonavaitaussifaitinstallerdanslecoindroitunetabledetravailetunechaise.Cornelius sentit instinctivement que la chambre était restée fermée pendant
très longtemps,peut-êtrependantdesannées. Il fut touchédevoirqueSiméonl’avaitspécialementremiseenétatpourlui.Siloinquepouvaientremontersessouvenirs,ilavaittoujoursvusononcleaiderlesautres.Siméonvérifiaquetoutétaitenordre,luidonnaquelquesexplicationsetalla
s’asseoirsursanatteaumilieudelacour.Endépitdesagentillesse,sesgestesétaientempreintsd’uneretenuequiforçaitlerespect.Ilimposaitmalgréluiunecertainedistance.Ensaprésence,Corneliusavaitl’impressionétranged’êtredenouveau le gamin de douze ans parti de Murambi pour Bujumbura, puisDjibouti.Maispeut-êtrenesort-onpasdel’exilsansredevenirunenfant.C’étaitsidur
de revenir chez soi après vingt-cinq années d’absence sans pouvoir demanderdesnouvellesdepersonne.Lamaisonétaitànouveauplongéedanslatorpeuretlatristesse.Depenserà
Siméonen trainde l’attendre seuldans lacour lui serra lecœur. Il fitunpetitpaquetdescadeauxqu’illuiavaitapportésetlesdéposaprèsdel’oreiller.Illesluiremettraitplustard.IlrejoignitSiméonaumilieudelacour.—J’aiduthédeDjibouti,dit-ilens’asseyantfaceàlui.—J’aijustementdemandéàThérèsedenousenfaire.—Lemienestbon,luiaussi.Tuverras.—Cethé-là,jeleprépareraimoi-même,fitSiméon.Cornelius se revit aumarchédeDjibouti, faisant des emplettes avecZakya.
Elle lui avait dit : « Tu m’as si souvent parlé de Siméon Habineza que j’ail’impressiondel’avoirdéjàvu.Jevaischoisirmoi-mêmetoussescadeaux.»Ilpromenalesyeuxautourdeluietditendésignantunerangéedebriquessur
sadroite:—C’estlà-basquesetrouvaitl’enclos.—Jet’aivut’ydirigertoutàl’heure.JessicaetStanleym’enontaussiparlé
unefois.—Etqueleuras-turépondu?—Quec’estbiendeserappelercertaineschoses.Celaaideparfoisàtrouver
sonchemindanslavie.—C’est-à-dire?
Corneliusvitàl’expressionduvisagedeSiméonqu’ilnevoulaitpass’étendresurlesujet.Levieilhommeréponditcependant:—Onsaitainsiquellesépreuvesilafallusurmonterpourmériterdevivre.On
saitd’oùonvient.—Lessouvenirsmereviennentpeuàpeu,fitCornelius.—Lamaisonestrestéelamême.Ilfautceladansunefamille.Unefemme–lacinquantaineenviron–vintleurservirduthé.—Thérèse,voiciCorneliusUvimana,monneveu.Tuleconnaisdenom.Ilest
rentréaupays.Ilssesaluèrent.—C’estunedenosparentes?demandaCorneliusaprèsledépartdeThérèse.—Non,unevoisine.Elles’occupebiendemoi.LeursregardssecroisèrentetSiméonajouta:—Cornelius,c’estdur,jelesais,derevenirchezsoiaprèstantd’annéesetde
penserauxsienssansmêmeoserlesnommer.Ilsetut.Corneliusrépéta,commeenécho,pourlui-même:—Oui,cen’estpasfacile,j’ypensaistoutàl’heure.— J’aimerais pourtant que nous parlions du jour où je t’ai emmené sur les
rivesdulacMohazi.T’ensouviens-tu?Corneliusleregardaavecémotion:—Jemesouviensdecetenfantquijouaitdelaflûte.Jenel’aijamaisoublié.—Jevoisquetuasunetrèsbonnemémoire.SiméonécoutaensuiteCorneliusluiracontercommentvingt-neufansplustôt,
lui,Siméon,l’avaitconduitsurlacollinedeGasaboetluiavaitditenmontrantlesrivesdulacMohazid’unlargegestedelamain:«C’esticiqueleRwandaestné.»Ce matin-là, comme le lui rappela son neveu, les yeux de Siméon étaient
soudaindevenusplusintenses.Corneliusrevoyaittout.Sousleurspieds,lesolboueuxetgorgéparendroits
d’une eau lourde et noirâtre. Le berger en guenilles conduisant deux ou troisbêtesàl’abreuvoir.Letaureauauxcorneslonguesetpointuesquiformaientuncercleau-dessusde sa tête.Vers l’est,derrière lacollinedeGasabo,une tacheblanche sur le ciel. Et, surtout, l’enfant à la flûte. À l’instant où Corneliusécrasaitentresesdoigtsunefeuilledegoyavierpourenhumerleparfum,lesonclair et pur d’une flûte s’était élevé vers le ciel. Un enfant d’une dizained’années, sans doute le fils du berger, était passé devant eux sans paraître lesvoir.Lascène,demeuréevivacedanssonesprit,avaitnourrisesannéesd’exil.
Selon les jours, elle lui revenait par fragments – un détail pouvait alors leplongerdansune longuerêverie–oucommeuntableaud’uneharmoniequasiparfaite.—Voilàcequidoitrester,fitSiméonaprèslerécitdeCornelius.—J’aitoujourspensécela,réponditlejeunehomme.—Etmaintenant,dis-moicequetuasfaitdanscepays…—ÀDjibouti?J’yétaisprofesseurd’histoiredansuncollège.—Etquellehistoireenseignais-tuauxenfants?Corneliusdevinal’allusiondeSiméon.—OnneparlaitpasbeaucoupduRwanda.— Comment cela ? Les écoliers de Djibouti ne savent donc pas que Dieu
trouve notre Rwanda si agréable qu’il ne passe jamais la nuit ailleurs ? fitSiméonsuruntonmoqueur.Cornelius se tourna vers les lumières parsemant la colline de Murambi et
réponditsuruntonunpeudésabusé:—Mesélèvesnem’auraientpascrusijeleuravaisditcela.LemotRwanda
évoquepourtoutlemondedusangetdestueriessansfin.—Chaquepaysest leplusbeaudumonde,observaSiméon.Jeveuxquetu
meparlesdeDjibouti.Àsoixante-dix-septans,Siméonn’était jamaisalléplusloinqueleBurundi.
Cornelius essaya de lui faire sentir à quel point Djibouti était différent duRwanda.—Là-bas,onrencontrepartoutlevide.C’estunpayspluspetitquelenôtre,
pourtantonal’impressionqu’ilnefinitjamais.AvecquelsmotsdécrireàSiméonlescouleursrougesetnoiresdudésert?— La chaleur y est parfois terrible…Au fond, je n’arrive pas à expliquer
Djibouti.J’essaieraiuneautrefois.—Ilteserapeut-êtreplusfaciledemeparlerdeZakya,alors?Siméonparuttrèsamuséparl’airstupéfaitdeCornelius.—Dis-moi,SiméonHabineza,commentfais-tupourtoutsavoir?—Tes bons amis. Jessicam’a dit : «QuandCornelius parle de cette jeune
femme deDjibouti, ses yeux brillent ! » En t’écoutant, tout à l’heure, j’ai vuqu’elleavaitraison.Corneliusritdeboncœur.— Que tramez-vous dans mon dos ? Je ne savais même pas que Stan et
Jessicasontvenustevoirentretemps.—Ellevavenirici,Zakya?
—Oui.— J’aime cette idée que des gens de partout se mélangent. Nous sommes
peut-êtrerestéstroplongtempsentrenous,iciauRwanda.—Elles’appelleZakyaInaYoussouf.—Jesensquesijenet’arrêtepas,ellevanousfairepasserlanuitdehors.Ce
serapourdemain.Ilsefaittard,allonsnousreposer.Situasbesoindequelquechose,n’hésitepasàappelerThérèse.Ellesaitcequetureprésentespourmoi.Ils traversèrent de nouveau la cour, où régnait une atmosphère de totale
désolation.Desustensilesdecuisineétaient renverséspar terreetonnevoyaitaucune trace de pas sur le sable. Cornelius comprit à ses gestes hésitants queSiméonn’yvoyaitplustrèsbien.Maislasolitudeetlamisèren’avaientrienpucontrelevieilhomme.Quandilsarrivèrentsurleperron,Siméonpritsonairleplusgrave:—CorneliusUvimana?—Oui.—Tum’écoutes,CorneliusUvimana?—Oui,Siméon.— Je t’ai emmené il y a longtemps à Gasabo parce que je savais que tu
partiraisunjour.Tuesrevenuetdesmomentsdifficilest’attendent.Ilestarrivécequetusaisetnoussouffronsbeaucoup,mêmesicelanesevoitpas.Certainssesententcoupablesdenepasavoirété tués. Ilssedemandentquelle faute ilsont commisepourêtre encoreenvie.Cependant, toi, tâchedepenserà cequipeutencorenaîtreetnonàcequiestdéjàmort.Cornelius songea une nouvelle fois à l’enfant rencontré sur les rives du lac
Mohazi.L’imaged’unmondequeriennepouvaitdétruire.L’imagedel’éternité.—Bonnenuit,Siméon.—Couvre-toibien,ilpeutfairetrèsfraislesoirencemoment.—Jem’ensuisdéjàaperçuàKigali,ditCorneliusenl’aidantàregagnersa
chambre.Lajeunefemmeenblouseverteétaitassiseseulesurunbancdanslecouloir.Dèsqu’ellevit levisiteur franchir leportailde l’École technique,elleenfila
sesgantsenplastiqueetseglissadansunevastepièce.Quand il futprèsd’elle,Corneliuss’aperçutqu’elleétaitoccupéeàarranger
des restes humains. Elle ramassait un tibia, le plaçait près d’autres de mêmelongueur, reposait sur une pile d’ossements un crâne qui traînait aumilieu del’alléeetsaupoudraitletoutd’unproduitblancàl’odeurdésagréable.Cesgestes
d’une effrayante banalité et ce besoin d’ordre devaient faire partie, pensaCornelius,delaroutinedesonexistence.Desgensimportantsvenaientparfoisendélégationdepayslointainsvisiterl’ÉcoletechniquedeMurambi.Ellefaisaitdesonmieuxpourlesaccueillircorrectement.Cornelius s’était préparé au pire. Pourtant, la vue des premiers squelettes
derrièreune fenêtre eut sur lui un effet inattendu : il songea immédiatement àrebrousserchemin.Cesmortsétendussurlesolluisemblaienttrèsdifférentsdeceux qu’il avait déjà vus.ÀNyamata et àNtarama, le temps avait parachevél’œuvredes Interahamwe : lescrânes, lesbraset les jambes s’étaientdétachésdes bustes et il avait fallu ranger séparément les différents types d’ossementstrouvéssurplace.ÀMurambi,lescorps,recouvertsd’unefinecouchedeboue,étaient presque tous intacts. Sans qu’il pût dire pourquoi, les ossements deMurambi lui donnaient l’impression d’être encore en vie. Il prit peur.Au lieud’entrerdanslessallesdeclasse,ilsemitàarpenterlecouloirenjetantdetouscôtés des regards indécis, comme pour chercher par où s’enfuir. La salives’amassaitsanscessedanssagorgeetillaravalaitpourdissimulersondégoût.Mêmedudehors,l’odeurdescadavresétaitinsupportable.Un homme barbu d’une quarantaine d’années, grand et mince, en pantalon
grisetchemiseblanche,apparutaufonddelacouretsedirigeaverslui:—Puis-jevousaider,monsieur?Corneliusleregardasanslevoir.—Jesuisrentrédel’étrangerilyaunedizainedejours,dit-il.Mesparents
ontététuésici.Ilajouta,aprèsunebrèvehésitation:—Jem’appelleCorneliusUvimana.JesuislefilsdudocteurKarekezi.Il n’avait rien à cacher. Tout le monde devait savoir de quel infâme
personnageilétaitlefils.Maisl’hommeneparutpasl’avoirentendu.Corneliuslesuivit,nonsansavoir
notéqu’ilnes’étaitpasprésentélui-même.L’École technique de Murambi était constituée de sept ou huit bâtiments
disposéssansordreapparentsurunvasteterraindeplusieurshectares.L’hommedonnadesexplicationsdétailléesàCornelius.LaBanquemondiale
avaitaccordé,luidit-il,unfinancementpourlaconstructiondel’école,maislestravauxavaientétéinterrompusparlesévénements.Lessallesdufonddevaientservird’ateliersd’apprentissagepour les lycéens.Plus loin,derrière lesarbres,était prévu un terrain de football. Il désigna les bâtiments et se tourna versCornelius:
—Vousvoyez,d’ailleurs,ilsn’ontpaseuletempsdepeindreleslocaux.Eneffetpartoutlesmursétaientd’ungrissinistre.L’hommesemitensuiteàparlerdumassacre:—Aucoursdugénocide,unhommeimportantdeMurambiaregroupéicides
milliers deTutsi, leur promettant de les protéger.Puis, quand ils ont été asseznombreux,lesInterahamwesontarrivésetlecarnageacommencé.Corneliusdéclaracalmement:—C’estmonpèrequiafaitcela.—Jelesais,fitl’hommesansmanifesterlamoindreémotion.Corneliuseutenviedeluiavouerquetoutétaitarrivéparsafautemaisn’enfit
rien.«Ilvameprendrepourunfousijeluidisunechosepareille»songea-t-il.—Combiendepersonnesont-ilstuéesici?—Entrequarante-cinqetcinquantemille.Àl’entréedechaquesalle,l’hommesetournaitversCorneliusetdisait:—Ilyasoixante-quatreportescommecelle-ci…EtCorneliussongeaitchaquefois:«Lesportesdel’Enfer.»L’hommefaisait-
ilexprèsdes’exprimerdemanièreaussibizarre?En ce lieu convergeaient, dans la douleur et dans la honte, sa propre vie et
l’histoire tragiquede sonpays.Rienne luiparlait autantde lui-mêmequecesossements éparpillés sur le sol nu. Les propos de Siméon lui revinrent enmémoire. Il lui avait dit, quelques jours plus tôt : «Cornelius, ne regrette pasd’êtreparti,cartuasméritéplusquequiconquedevivre.»Illuiavaitdemandépourquoi et Siméon avait répondu : « Parce que ta mère Nathalie t’a mis aumondeencourantpouréchapperàdesgensquivoulaientlatuer.»Etvoilàoùserefermait le cercle de son destin : une jeune femme en travail se cachant debuisson en buisson dans le Bugesera et maintenant lui, Cornelius Uvimana,debout au milieu des ossements de Murambi. À présent, il pouvait ajouter :«Elleaquandmêmefiniparêtretuée.Parmonpère.Etsoncorpsestici,perduparmidesmilliersd’autres.»NathalieKayumba.Julienne.François.Desboutsd’ossements dérisoires. Oui, il avait eu bien raison de sourire au cours de sadiscussionavecJessica.Dansunsens,toutcelaétaitcomique.Maispourquoilessallesoùs’entassaientlescadavresluifaisaient-ellespenser
à lavieplutôtqu’à lamort ?Était-ceà causede touscesbras tendusvers lesInterahamwedansuneultimeet absurde supplique ?Une forêt debras encorebruissante de cris de terreur et de désespoir. Il s’arrêta près d’un corps : unhomme ou une femme à qui on avait coupé le pied gauche à hauteur de lacheville.Cequirestaitdesajambeétaitraidecommeunevraiebéquille.Ilétait
surpris de ne penser à rien de précis. Il se contentait de regarder, silencieux,épouvanté.—Vousvoulezcontinuer,monsieur?L’hommeavaitdûs’apercevoirdeseffortsdeCorneliuspouraffronterl’odeur
nauséabondedescorpsendécomposition.—Oui.Jeveuxtoutvoir.—Cesontlesmêmescorpsquevousverrezpartout.—Non,ditsèchementCornelius,jenelecroispas.Ilétaitsifurieuxcontrel’inconnuqu’ilfaillitluidemanderdelelaisserseul.
Cet accès soudain de rage lui révéla sa propre souffrance, bien plus profondequ’ilnelecroyait.L’hommedit:—Oui,vousavezraison.Excusez-moi.Biensûrqu’ilavaitraison.Chacundecescorpsavaiteuuneviedifférentede
celle de tous les autres, chacun d’eux avait rêvé et navigué entre le doute etl’espoir,entrel’amouretlahaine.Corneliuscomprenaitmieuxàprésentladécisionpriseparlesautoritésdene
pasenterrerlesvictimesdugénocidemalgrélacontroversequis’étaitélevéeàcesujetdanslepays.Certainsdisaient:ilfautleurdonnerunesépulturedécente,cen’estpasbiend’exhiberainsidescadavres.Corneliusn’approuvaitpascettefaçon de voir. Le Rwanda était le seul endroit au monde que ces victimespouvaientappelerleurpays.Ilsavaientencoreenviedesonsoleil.Ilétaittroptôtpour les rejeterdans les ténèbresde la terre.Deplus,chaqueRwandaisdevaitavoir le courage de regarder la réalité en face. La forte odeur des cadavresprouvaitquelegénocideavaiteulieuseulementquatreansplustôtetnondansdestempstrèsanciens.Aumomentdepérirsouslescoups,lessuppliciésavaientcrié.Personnen’avaitvoululesentendre.L’échodecescrisdevaitseprolongerlepluslongtempspossible.Cornelius s’attardait parfois sur les visages des tout jeunes enfants. Ils
semblaientapaisés,commesimplementendormis.Ilspoursuivirent leurvisite.Suruncorps ilvitdesboutsde tresses ; surun
autreunmorceaudetissuvert;unsqueletteétaitrepliésurlui-mêmecommeunfœtus:quelqu’unquiavaitdûserésigneràsamortsansoserlaregarderdanslesyeux.Uncrâneisolédansuncoinlefrappavivement.Lavictime–sansdouteun colosse de son vivant – avait eu le nez tranché avant d’être décapitée.Devaguestachesnoiresétaientencorevisiblessursajouedroite.Untraitsombre,légèrement incurvé, représentait la bouche.On aurait dit unmasquemortuaire
oublié aumilieu des autres corps.Ou – cependantCornelius n’osa pas laissercette idée vaguement indécente traîner dans sa tête – quelque clown à la facelunaire. On aurait dit que le hasard avait sculpté avec soin, selon un desseinmystérieux,cevisagemassifàl’expressionunpeuboudeuse.Dans une autre salle, son guide lui montra les armes utilisées par les
Interahamwe:desbâtons,desgourdinshérissésdeclousrouillés,deshacheset,biensûr,desmachettes.Commeilstraversaientlacourendirectiond’autresbâtiments,Corneliusleva
brusquementlatêteversl’homme:—Commentsavez-vousquijesuis?—ÀMurambi,toutlemondesaitquelefilsdudocteurKarekeziestarrivéen
ville.Cornelius se tut. C’était une autre histoire, cela. Pour le moment, il fallait
surtouts’occuperdesmorts.—Ilyaeuunedizainederescapés,paraît-il…—Jesuisl’und’eux,déclaral’homme.Cornelius,choqué,setournabrusquementverslui.—Vousnem’enavezriendit…—Vous nem’avez rien demandé.Monnom estGérardNayinzira.C’est le
vieuxquim’achargédevousprécéderici.—Levieux?—SiméonHabineza.—Jevousaiprispourlegardien.Excusez-moi.—Vousnevoyeztoujourspasquijesuis?fitàsontourl’homme.Corneliuscompritaussitôt.LeMatelot.—OnvousappelleleMataf,n’est-cepas?Nousnoussommesvusunsoirà
Kigali.—Oui,auCafédesGrandsLacs.—Jesuisvraimentdésolé,Gérard.Ilnefautpasm’envouloir.—Jecomprendstrèsbiencequipeutsepasserdansvotretêteencemoment.L’hommeluimontrauneimmensecavitéaumilieudesherbessauvages:—Ilyenaplusieursdanscetteécole.Cesfossesontservidecharniers.—Onm’aditqu’àMurambilesvictimesontétéenterrées,puisexhumées,fit
Cornelius.—C’estexact.Lescorps sont intactsparceque ici le solest argileux.Vous
avezd’ailleursremarquéquelessquelettessonttousunpeurouges.On pouvait encore voir, sur les rebords des charniers, une partie du sable
dégagéaumomentdel’exhumationdescorps,aprèslavictoireduFPR.—Maisquilesavaitfaitenterrer?—Desofficiersfrançaisdel’opérationTurquoise.—Ah?—Oui.Venezavecmoi,jevaisvousmontrerquelquechose.IlconduisitCorneliusderrièred’autressalles,plusgrandes,etluifittoucherla
hamped’undrapeaudresséesurunpetittasdecaillouxbruns:—C’esticiqu’ilsavaienthisséleurdrapeau.Ilsontvudèsqu’ilssontarrivés
dans la zone que cette école faisait leur affaire. Mais il y avait ces cadavrespartout.Un certain colonelÉtiennePerrin a demandé aux autorités de trouverunesolution.—Vousvoulezdirequ’ils’estadresséàmonpère?—Oui.LedocteurKarekeziaordonnéauxInterahamwedeplacerlescorps
danscescharniers.Àl’époque,lesmiliciensn’obéissaientplusàpersonne,maisilsgardaientbeaucoupderespectpourledocteur,qu’ilsappelaient«Papa».—Jevois,fitCornelius.—Lesmilitaires françaisontprêté lematérieletquand lescadavresontété
rassemblésdanslescharniers,ilssesontinstallésau-dessus.Cornelius,fasciné,muetdestupéfaction,tardaitàquitterl’Écoletechniquede
Murambi. Il refit le tour des salles de classe dans l’espoir que ces corps luilivreraientleursecret.Lequel?Ilyenavaitun,illesentaitconfusément.Surlecheminduretour,Gérardluiavoua:—L’autresoir,auCafédesGrandsLacs,j’étaisprêtàfaireunebêtise.—Tum’envoulais.C’estnormal.—Jet’envoulais,oui.C’esttonpèrequiafaitcela.Ettoi, tun’étaispaslà
quandnoussouffrions.— Beaucoup le pensent sûrement, mais je n’y peux rien. En tout cas,
j’appréciequetumeparlesavectantdefranchise,Gérard.— J’étais allé dans ce café pour te traiter publiquement de fils d’assassin.
Mais au dernier moment, je me suis souvenu de Siméon Habineza. C’est unhommesibien.Jenepouvaispasluifairecela.Cornelius pensa que jamais Gérard n’oublierait ni ne lui pardonnerait le
carnagedeMurambi.Pourlui-mêmetoutavaitétésifacile:jamaisilnepourraitcomprendre des souffrances qui n’avaient pas été les siennes. Son retour endevenaitpresqueunautreexil.—TuétaislàauCafédesGrandsLacs,trèsàl’aise,sûrdetoi,ettunesavais
pas que tout lemonde suivait tesmoindres gestes et écoutait tes propos. Des
gensvenaientexprèsvoirde leursyeux le filsduBoucherdeMurambiet ilyavaitaussidestypesdelasûreté.Toi,tuneterendaiscomptederien.—Jenepouvaispassavoir.Il était de plus en plus agacé par les accusations deGérard sans oser le lui
montrer car ce dernier n’attendait qu’uneoccasionde laisser éclater sa colère.«Ilmetientcommeunanimaltientsaproieetilnemelâcherapasdesitôt»,songea-t-il.—D’accord,fitGérard,maisaumoinssachequ’onteregarde.Toujours.Ne
l’oubliejamais.—Qu’ai-jedoncfait?criabrusquementCornelius.Il était décidé à crever l’abcès. Autant entendre Gérard le traiter de fils
d’assassinquedelelaisserjouersicruellementaveclui.—Tut’esmisàparlerdecettejoliefillequit’avaitfaitdel’œildansunbar
d’Abidjan,ditfroidementGérard,tufaisaisdegrandsgestes,touttoncorpss’enallaitdetoi,alorsquenous,depuisletemps,onaapprisàlerentrer,notrecorps,nousavonsreçutantdecoups,hein!Et là-bas,au«GL»,onn’entendaitquetoi,tublaguaistoutletempsavecFrankyleserveur,bref,tutesentaisdrôlementbien. Le premier jour, tu étais plutôt sur tes gardes, tu te disais sans doute :«Ah ! Ils ont tant souffert,mieux vautme tenir tranquille »,mais tu as vitepenséquetupouvaisquandmêmetepayerdubontemps,génocideoupas!—Tuesinjuste,Gérard.D’unseulcoupCorneliuscomprit,à laseule intensitéde lavoixdeGérard,
quecelui-cipouvaitletueràtoutmoment.—Injuste,moi?PasplusquelebondocteurKarekezi!Corneliusdécidadeprendreletaureauparlescornes:—Sinousdevonsnousbattre,autantlefaireàvisagedécouvert,Mataf.Mon
père a commis ce crime abominable, d’accord,mais je ne vais pasme laisserécraseràcausedecequ’ilafait.LafermetédeCorneliusparutimpressionnerGérard:—J’aibudusang,moi,déclara-t-ilsuruntonmoinsduretendétournantla
tête.Cette réponse surprit Cornelius. AuCafé desGrands Lacs, Cornelius avait
entendulesmêmesmotsdesaboucheetcelal’avaitintrigué.Pourtantcen’étaitpas lemoment de poser des questions. Il voulut ajouter quelque chosemais yrenonçaenentendantGérardpleurerdoucement.—Tuesallélà-bas?demandaSiméon.
—Oui,réponditsimplementCornelius.—As-tutoutvu?—Oui.—C’estbien.Lanuitétaitclaireetdouce.Ilsparlaientsibasqu’onauraitditdeuxombres
aumilieudelacour.Siméon,toujoursmaîtredelui,restaitsongeur.—Lescorpssontintacts,fitCornelius.—Oui,cesontceuxquisetrouvaientaumilieu,danslescharniersdel’École
technique. Les premiers jours, on pouvait reconnaître certaines personnes.Quelques-unsdeshabitantsdeMurambisaventquisontleursparentsparmicesossements…Ilsvont là-bas, regardent lescorps,puis s’envont.Gérard t’a-t-ilditqu’audébutlesangremontaitàlasurface?—Non.—Au-dessusdechaquecharnier,nousavonsvuseformerdepetitesmaresde
sang,Cornelius.Lesoir,leschiensvenaients’ydésaltérer.DesfrissonsparcoururentlecorpsdeCornelius.Ileutlavisionfugitived’une
meutedechienss’abreuvantauclairdelune,sanshâte,dusangdessuppliciésdeMurambi.Ilimaginalerefletdelalunedanslelacdesang.Leschiens:desformessombresetvagues,découpéesàmêmelesténèbres.Il pensaqueSiméoncherchait à lui ouvrir lemondedes symboles.Dans sa
quêtedelui-même,ilétaitàl’écouteduvieilhomme.Grâceàlui,ildompteraitlessignesetsauraitlirelesmystères.—Desmonstress’abreuvantdusangduRwanda.Jecomprendslesymbole,
SiméonHabineza.—Cen’estpasunsymbole,fitdoucementSiméon.Nosyeuxontvucela.—Est-cepossible?—Nosyeuxontvucela,répétaSiméon.Aprèsunbrefsilence,ilajouta:—Non,iln’yapaseudesigne,Cornelius.N’écoutepasceuxquiprétendent
avoirvudestachesdesangsurlaluneavantlesmassacres.Ilnes’estrienpassédetel.Leventn’apasgémidedouleurpendantlanuitet lesarbresnesesontpasmis à parler entre euxde la folie deshommes.L’affaire a été très simple.Dansnotrerégion,unpréfetavaitdit :«Non,pasdecescrimesbarbarescheznous.»Ils l’ontaussitôt tué.Noussavionsquenotre tourviendrait.Alors,unenuit, je suisallé regarder lesmaisons là-haut.C’étaitunenuit commecelle-ci,paisibleetclaire,maisilyavaitmoinsdelumièresqued’habitudesurlacollinedeMurambi. Et là, oui, j’ai pensé que chaque demeure sans lumière était un
tombeauàvenir.Corneliusétaitobsédéparl’imagedulacdesang.—Commentcelaest-ilpossible,Siméon?—C’estainsietc’estl’œuvredetonpère.Jevoulaisquetusachestoutavant
deveniràMurambi.J’aiditàJessicaetStanley:parlez-lui.Vois-tu,danscettehistoire,beaucouponttuéparavidité,parsottise,parcraintedel’autoritéoujenesaisquoiencore.Joseph,tonpère,savaitcequ’ilfaisait,lui.Entueurfroidetrésolu,ilasumieuxquepersonnemettrelaruseauservicedelahaine.Àquoiluiontservisesétudes?Àl’école, ilétait toujourslemeilleur.Parfoisjeresteassis sur cette natte pendant de longues heures et je me dis : « Joseph, siintelligent,était-ilenmêmetempscomplètementfou?Commenta-t-ilpufairetoutescesmauvaiseschoses?»Ilaréussiàtrompertoutlemonde.Personnenesedoutaitderien.ÀMurambi,lesmourantsl’appelaientausecours.Poureux,ledocteurKarekeziignoraitqu’onétaitentraindemassacrersesprotégés.Cornelius revit furtivement l’imagede samèreNathalie.Avait-ellecompris,
elle, au derniermoment ?Que peut-il se passer dans la tête d’une femmequidécouvreunesi abjecteduplicitéquand iln’yaplus rienà faire?Lesmêmespensées revenaient, obsédantes, sous le calme regard de Siméon. « Ta mèreNathaliet’amisaumondeencourantpouréchapperàdesgensquivoulaientlatuer.»NathalieKayumba.Ilnesauraitjamaisriend’autred’elle.Etlemari,sonpère,un jeunemédecindebrousseauregardfiévreux, idéalisteet téméraire. Illuisuffisaitd’entrerdanslalogiquedestueurspourfaireunebellecarrière.MaisJosephKarekezin’avait,encetemps-là,queméprispourdetelscalculs.—Quandmonpèrea-t-ilchangé?Siméonne réponditpas toutde suite, secontentantde regarderdroitdevant
lui.Puisilreprit:—Jevais tedireautrechose,Cornelius :mêmedanssesmeilleuresannées,
Josephnesupportaitpasdevoirsesennemisbeaucoupplusrichesquelui.Illesméprisait tout en sachant qu’à leurs yeux il était unmoins que rien, juste unpauvre diable avec de beaux diplômes. Il en souffrait beaucoup. Cela, je levoyais très bien. Quand ton père a décidé de devenir un homme puissant, ilsavait qu’il aurait du sang sur les mains. Depuis l’époque du présidentKayibanda,lesgenstuaienttoutletempslesTutsi,puisrentraientchezeuxjoueravecleursenfants.Desdizainesdemorts.Descentainesdemorts.Desmilliersdemorts.Onne sedonnaitmêmeplus lapeinedecompter.Petit àpetit, c’estdevenuunechosenormale.Ettonpèreadûsedire:«Jesuisungranddocteur,jenevaispasvivrepuiscrevercommeunpauvre type.»JosephKarekezin’a
jamais eu peur de rien ni de personne.D’ailleurs, c’est comme ça dans notrefamille,onestdestéméraires.Quanduntelhommedécidedefairelemal,ilestplusdangereuxquetouslesautres.— Siméon, dit brusquement Cornelius, n’as-tu pas eu au moins un
pressentiment,toiquileconnaissaissibien?Siméonhochalentementlatête:—Oui,quandjel’aivurassemblerlesgensdanscetteécole,jel’aifaitvenir
etjeluiaidit:«Joseph,serais-tumêléàceshistoires?»Ilaeul’airépouvanté:«Moi, Siméon ? – Oui, toi », ai-je répondu avec calme. Il m’a ensuite fixélonguementetademandé :«Tumesoupçonnes?–Oui»,ai-je répondu. Iladéclaréquej’avaistoujoursétéclairvoyantmaisquejecommençaisàraisonnerdetravers.Ilm’arappeléqu’ilnefaisaitplusdepolitiquedepuislongtemps.Jelui ai dit : «Trop de choses que personne n’aurait jamais osé imaginer il y aseulementunmoissontentraindeseproduire,tropdegensautourdemoisontdevenusfous.»Ils’estcalésursachaise,acroisélesdoigtscommeillefaisaitsouvent et a dit en se penchant vers moi : « Tout ceci n’est qu’unmuyaga,Siméon…»Sais-tucequ’estunmuyaga,Cornelius?—C’estunmauvaisvent,unepériodetroubléemaispassagère.—Exact.Tonpèreadoncdit : «Onenadéjà connu,deshistoires comme
celle-ci, ça va passer. » Ilm’a ensuite juré sur sa foi de chrétien qu’il n’avaitaucune mauvaise intention, avant d’ajouter : « Je suis entre les deux sangs,Siméon,sijememetsàtuer,quevais-jefairedeNathalieetdesenfants?»Jeluiai fait remarquer :«Iln’yaqu’unseulsang,Joseph, l’aurais-tuoublié?»C’est plus tard que jeme suis rendu compte que la phrase lui avait échappé.Mais il ne s’est pas laissé démonter. «Soit, a-t-il déclaré en riant, tu sais trèsbienquec’estunefaçondeparler.D’ailleurs,pourteprouvermabonnefoi,jevaisemmenerNathalieet lesenfantsdanscetteécole.» Ilaimait tamèreet ilétaitlittéralementfoudesesdeuxpetits.Celam’arassuré.J’ignoraisseulementàquelpointilsétaientdécidés,cettefois-ci.Ettrèsvitej’aicompriscettechoseétrange:tonpèreavaituncœurfroidetvide,iln’aimaitninehaïssaitpersonneetc’estpourquoiilaputuerautantd’innocentsàlafois.Ensuite,Siméonluiracontalacérémoniedesadieux.Le docteur Joseph Karekezi était revenu le voir avec Nathalie et les deux
enfants, sapés comme des petits princes. Gosses de riches, turbulents et vifs,maisaussitellementfragiles.—JulienneetFrançoism’onttoujoursappelégrand-père,mêmesijen’étais
queleuroncle.J’aitoujourseul’airbeaucoupplusâgéqueJoseph.Ilsm’ontdit
fièrementqu’àl’Écoletechniqueilsauraientunechambreàeuxtoutseulspourjouer. Tamère était silencieuse, comme toujours. Elle les couvait d’un regardattendri. Elle avait l’air d’une femme heureuse et tranquille. Joseph était sondieu.Il l’avaitanéantie,ellen’existaitplusparelle-mêmeetvoyaitlemondeàtraverslesyeuxdesonépoux.Àunmomentdonné,onaprononcétonnometJosephaditquevousaviezdiscutélaveilleautéléphone.—C’estvrai,lâchaCorneliusavecmépris.MaisilfutaussitôttentédesourirecommelejouroùJessicaluiavaitparléde
cettehistoirepourlapremièrefois.—Uneseulepersonneatoutcompris,continuaSiméon.Corneliussursauta:—Quidonc?—Gérard Nayinzira. Celui qui voulait être marin. Il a deviné à temps les
intentionsdetonpère.C’estàcelaqu’ildoitd’êtreencoreenvie.C’étaitsapremièresortiedansMurambi.Àpartirducarrefourquitenaitlieu
de centre des affaires, une longue avenue coupait la ville d’ouest en est.Murambi manquait d’âme et d’animation. Cette impression de langueur étaitrenforcéepar l’aspectvieillotdesbureauxetdescommercesalignésdepartetd’autre de l’avenue principale. À la terrasse d’un hôtel, il vit une dizaine declients attablés devant des bouteilles de bière et des tasses de café. Certainsd’entre eux, affalés sur leurs chaises, jetaient sur les passants des regardsmornes.Sansdoutedesétrangersenmission,obligésderesterquelquesjoursàMurambi et qui auraient bien aimé se trouver ailleurs. Comme à Kigali, desminibus japonais blancs ou jaunes sillonnaient les rues à la recherche depassagersenpartancepourleslocalitésvoisines.Ilavaitd’ailleursdébarquédel’undecesminibuslejourdesonarrivée.Lesvisagesdesrarespiétonsrestaientfermés.Quelques-unsseretournaientsursonpassage,parcuriositéoupeut-êtrepourl’aideràtrouversonchemin.Ondevinaitfacilementàsonairhésitantqu’ilneconnaissaitpasbienlaville.Ilentradansunmagasindepiècesdétachéespoursefaireindiquerlamaison
oùavaitvéculedocteurJosephKarekeziavantsafuiteauZaïre.Lemarchandsomnolait derrière son comptoir. Un vague sourire éclaira son visage quandl’autreseprésentacommeleneveudeSiméonHabineza.—JeconnaisbienSiméon,fitl’hommeens’extrayantdesanichepourvenir
verslui.— Je m’appelle Cornelius Uvimana et je suis le fils du docteur Joseph
Karekezi.—C’estdoncvousquiétiezàl’étranger?—Oui,réponditCornelius.Ilcrutquelemarchandallaitajouterquelquechosemaiscelui-cisecontenta
de luidonner le renseignementdemandé.Cependant, entredeuxphrases, il luijetaitdescoupsd’œilappuyés.Cornelius le remercia et se remit en route mais s’arrêta presque aussitôt à
hauteur d’un parking. Là, il sortit des billets de la poche de son veston et lescompta. « Il y en a assez pour appeler Djibouti », se dit-il. Il avait envied’entendre la voix de Zakya. Il revint sur ses pas et s’adressa de nouveau auvendeur:—J’aimeraisd’abordalleràlaposte.Est-elleloind’ici?L’hommeluimontradesbureauxàunecinquantainedemètresderrièreeux.—Vousvoyezlavoiturenoirequ’unpetitestentraindelaver?—Oui.—Elleestgaréejustedevantlaposte.Zakyan’étaitpaschezelle.IleutsonfrèreIdrissauboutdufiletpromitde
rappeler.Detoutefaçon,laligneétaitmauvaise.Ilserésignaàenvoyerunecartepostaleachetéeàl’undesguichets.Quandilrepassadevantlemagasindepiècesdétachées,levendeurétaitsurle
seuil de sa boutique avec deux hommes et une jeune femme. Il les avait sansdoute informés que le fils du docteur Karekezi était dans les parages. Ilsparlaiententreeuxàvoixbasseenleregardant.Cornelius traversa un terrain vague. En face, apparurent des chauffeurs en
livréedeboutprèsdegrossesvoituresetdesjardiniersoccupésàtaillerdeshaiesfleuries. Le quartier résidentiel de Murambi ressemblait à tous les quartiersrésidentiels.Silence.Ennui.Bonheurassoupi.Ilreconnutsanspeinelelongmurblanc que l’homme lui avait dit de chercher.Même de loin, on sentait que lamaisondudocteurJosephKarekeziétaitàl’abandondepuislongtemps.GérardNayinziral’attendaitdevantleportail.Sur une plaque bleue couverte de poussière, il lut une inscription en lettres
blanches:«LamaisonduBonheur.»Àl’intérieur, toutfaisaitpenseraufasteagressifetvulgairedesnouveauxriches.Unepiscineenformedepoissongéant.Uncourtde tennisentourédehautesgrilles.Desarbresaux fleursblanchesetviolettes, serrés les uns contre les autres le long d’une allée aux dallestriangulaires.Ledomaineétaitsivastequelesappartements–unebâtisseroseetblanche de trois étages – semblaient se trouver très loin devant lui. « Voilà
l’Afrique, songea-t-il amèrement, tous ces types qui veulent vivre dans desmaisons plus grandes que des écoles. Notre problème, ce n’est peut-être pasnotrepauvreté,maisnosriches.»Ilfulminaintérieurement:«D’ailleurs,c’estsimple,ilsrassemblentlesgaminsdanslesécolespourlesmassacrer!»Gérard,quiavaitjusqu’iciveilléàseteniràbonnedistancedelui,leprécéda
surlavéranda.Danslehallauxalluresdesalled’attente,lamêmefinecouchedepoussières’étaitdéposéesurlesfauteuilscapitonnésetlessculpturesenbois.Lecouloirmenantàl’escalier,maléclairé,sentaitlerenfermé.Cependanttout
étaitintactetchaqueobjetsetrouvaitàsaplace.Unvieuxchienaupelagenoirtachetédeblancetàlaqueuedresséeenboucle
vintàeuxd’unpasindolent.—C’estsûrementlefameuxTaasu.Lesenfantsm’enparlaienttoutletemps
autéléphone.Ilsl’adoraient.—Ledocteuraussiaimaitbeaucoupsonchien.CorneliusnotaletonaigredeGérard,qu’ilpensadestinéàluifairemal.«Il
m’en voudra longtemps encore, se dit-il.Cet homme a dû vivre desmomentsépouvantables.»Ilfitcommes’iln’avaitrienremarqué.—Pourquoin’a-t-ilpasemmenéTaasu?—Le colonelPerrin a refusé, réponditGérard. J’étais là-haut, ajouta-t-il en
levantlatêteverslesarbres.Jelesaivus.Àlafin,ilssehaïssaientvraiment,lecoloneletlui.—Ondiraitunepiècedethéâtre,fitCornelius,songeur.Commentcelas’est-il
passé?—C’étaittrèstôtlematin.Lecoloneladit:«Non,paslechien.»Ledocteur
aprotesté:«JenepartiraipassansTaasu.»Alorslecolonelalancé,trèssec:« Vous voulez rigoler ? Vous liquidez des milliers de gens, vous tuez votrefemmeetvosenfants,etvousfaitestoutunbordelpourcetanimal!Jen’aipasdetempsàperdre.Adieu.»Ill’aplantélàpourretourneràsavoiture.J’aivuledocteur hésiter, puis caresser une dernière fois Taasu avant de rejoindre lecolonelencourant,unevalisedanschaquemain.C’étaitgrotesque.LedocteurKarekezi.Un typequi faisait tellement le fier. Il est arrivéà lavoiture toutensueurethorsd’haleine.Lecolonell’aregardéavecméprisetadit:«Vousêtesessoufflé,docteur.»J’avaisenviedesortirdemacachetteetdeluicrier:«Mevoici,docteurKarekezi,j’étaisdanscetteÉcoletechniqueetjenesuispasmort,personnenepeuttuertoutlemonde!»Ilyavaitdans lesproposetdans lesgestesdeGérarduneviolencepresque
insoutenable. Il ajouta que le docteur avait supplié le colonel Perrin de lui
permettred’emporterquelquespetitseffets.—Lecolonell’yaautorisé?—Biensûr,fitGérard,iltenaitàl’humilierjusqu’aubout.—C’étaitladéfaite,ditCornelius,surprisparsaproprejubilation.—Ladéroutetotale.Çaresteraleplusbeaujourdemavie.La voix de Gérard était dure, tendue et vibrante, elle aussi, d’une joie
haineuse.—Tusais,Mataf,jeconnaistonhistoire.LevisagedeGérards’assombrit:—Tuveuxdirelamanièredontj’airéussiàéchapperaucarnage?Cornelius sentitqueGérardcachaitquelquechose.Luiaussi avaitun secret
lourdàporter.—Enfait,j’aijusteapprisquetuavaisdevinélesintentionsdemonpère.Gérardparutsoulagé.—Ah!Ilestvenunousrendrevisitelaveilledumassacre.Avantd’arriverà
l’École, j’avais vu des choses absolument insupportables. Je ne pouvais pluscroire à la bonté des hommes. Je me disais souvent en regardant les soldatscensésnousprotéger:«Noussommesfoutus.»Maisjen’avaisaucunmoyendesavoircequinousattendait.Alors,cejour-là,jemesuisapprochédetonpèreàlafindesavisite.Jel’aiinsultédevanttoutlemonde,pourvoir.Iln’avaitpasl’habitude. C’était un dieu, là-bas. Pendant qu’il essayait de me rassurer, nosyeuxsesontrencontréset,àl’instantmême,j’aitoutcompris.J’aicomprisquenousallionstousmourir.Gérardsetutpuisditàvoixbasse:—Jemesuisdébrouillé,jevoulaissauvermapeau…Jenepouvaisrienfaire
pourlesautres.CorneliussesurpritentraindeparlercommeSiméon:—Danscetteaffaire,chacunasessecrets.Gardelestienspourtoi,Mataf.Gérardluiracontaqu’ilétaitallétrouverSiméonaprèslemassacre.Cedernier
luiavaitconseillédeseréfugierchezledocteurKarekezi,leseulendroitsûrdeMurambi.—Jemesuisinstalléentrelesbranchesd’unarbre,dansl’arrière-cour,et là
j’aiattendu.Taasu,quis’étaitdésintéresséd’eux,sedandinaitdanslacour.—Netevexepas,Gérard,ditCorneliusens’engageantdansl’escalier,mais
jeveuxêtreseulpourvisiterleschambres.—Cen’estpaspossible,fitGérardens’avançant.Jeviensavectoi.
—Pourquoi?demandaCornelius,stupéfait.—Siméon.Ilainsisté.—Qu’ya-t-ildansceschambres?—Rien.Ellessontvidesetabandonnéesdepuisquatreans.Levieuxainsisté.
Jenesaispaspourquoi.Ils firent le tour de la trentaine de pièces de l’immense bâtiment.Cornelius
s’assit sur un des lits jumeaux, dans la chambre des enfants. Des cahiersd’écoliertraînaientparterre,parmidesjouetsmulticolores.Illutlesinitialessurun cahier : J.K.Quel âge avait-il lui-même le jour où il posa à sonpère cettequestionquiletroublaitdepuislongtemps?Alorsqu’ill’accompagnaitchezl’undesesmalades,illuiavaitbrusquementdemandé:—Qu’ya-t-ilderrièrelescollines,papa?Laréponseavaitaussitôtclaquédanslabouchedesonpère:—Rien.Finalement, il ne gardait de lui que ce souvenir. Unmot. Lemot « rien ».
Autantdire:rien.Sonpèreavaitd’ailleursdûleprononcersansypenser.Maisque lui importait, désormais ?À ses yeux, le docteurKarekezi, sans doute entrain de rôder quelque part entre Goma et Bukavu, n’était ni mort ni vivant.Commentavait-ilpuserenieràcepoint?Justepourdevenirriche?Appétitdepuissance,cemasqueéclatantdel’infamieetdelaservitude.Des documents jonchaient le tapis de velours dans le bureau du docteur
Karekezi,parmilesquelsdesalbumsqu’iln’eutpaslecœurd’ouvrir.Illesposasurunguéridon,puislesreprit.IlavaitvulesossementsdeMurambietàprésentildevaitregarderlesphotosdesonpère:cettemaisonaussiétaituncimetière.Surlesclichés,onpouvaitvoircombienledocteurs’étaitépaissiaufildesans.Lejeunehommeàl’airrésoluetmêmeunpeuviolent,malgrésesyeuxrêveurset ses lunettes d’intellectuel, avait, sur la fin, un visage typique de notablelégèrement chauve, au regard éteint et anxieux. Tout en tournant les pages del’album,CorneliussentaitsurluilesyeuxattentifsdeGérard.Ildutvaincreseshésitationspourluidemander:—Qu’afaitmonpèrelesoirdumassacre?—Uneréunions’esttenueaveclecolonelMusonietdeshommesimportants
venusdeKigalietd’autresvillesdupays.Ledocteurdonnaitdesordres.Toutlemondeluiobéissait.—Jevaisemporterpasmaldechosesd’ici,déclaraCornelius.—Lapolicet’adevancé,elleestvenueplusieursfois.—C’estbiennormal,constatasimplementCornelius.
Cornelius rangea plusieurs documents dans un classeur. Il y avait là desadressesetdesnumérosde téléphone–dont lessiensàDjibouti–ainsiqu’uncarnet où le docteur notait ses rendez-vous et jetait d’une écriture rapide sesimpressions.Ilpritaussiquelquesaffairesdesamère.Toutcelaluipermettrait,même s’il ne savait pas encore comment, de renouerun jour les fils brisésoudistendusdesonexistence.Illesavait:acceptersonpasséétaitleprixàpayerpourcommenceràretrouverlasérénitéetlesensdel’avenir.—JetrouvebizarrequeleshabitantsdeMurambin’aientpasprispossession
deslieux,observa-t-il.— Ils ont essayé. Ils voulaient tout casser. Siméon s’est adressé à eux :
« Quand j’étais jeune, c’est ainsi que les choses ont commencé. Après avoirdétruitcettemaison,vousallezrentrerchezvous.Enchemin,certainsdiront:icihabiteunHutu,pournousvengerprenonssesbienset tuonssesenfants.Maisaprès,vousnepourrezplusvousarrêterpendantdesannées.Jeveuxvousdirececi:vousavezsouffertmaiscelanevousrendpasmeilleursqueceuxquivousontfaitsouffrir.Cesontdesgenscommevousetmoi.Lemalestenchacundenous.Moi, SiméonHabineza, je répète que vous n’êtes pasmeilleurs qu’eux.Maintenant,rentrezchezvousetréfléchissez:ilyaunmomentoùilfautarrêterdeverserlesangdansunpays.Chacundevousdoitavoirlaforcedepenserquecemomentestarrivé.Siquelqu’unparmivousn’apascetteforce,c’estqu’ilestcommeunanimal,iln’estpasdigned’êtreappeléunhumain.Lamaisondemonfrèreneserapasdétruite.Ellevaaccueillir tous lesorphelinsqui traînentdanslesruesdeMurambi.Etjevaisvousdireunedernièrechose:quepasundevousn’essaie, lemomentvenu,de savoir si cesorphelins sont twa,hutuou tutsi. »Personne n’a osé insister. À Murambi, tout le monde sait qui est SiméonHabineza.—C’estunhommelibre,fitCornelius.Tuconnaissûrementnotreproverbe:
«Celuiquin’apasdeclôtureautourdesamaisonn’apasd’ennemis.»Siméon,lui,n’apasdeclôturedanslatête.—Oui,maisattention,Cornelius :aujourd’huiSiméondéteste lesproverbes
ettoutcequ’onappellelasagessedesanciens,fitremarquerGérard.—Ilabeaucoupchangé.—Puis-jetedonnermonavis?—Biensûr,ditCornelius.— Même vis-à-vis de la religion, il est plutôt comme ci, comme ça,
maintenant,levieux.IlpensequenotrepeupleaététrahiparImana.—Iltel’adit?
—Non.CorneliussesouvintdesmotsdeSiméon,quelquesjoursauparavant:«Non,
iln’yaeuaucunsigne,Cornelius…»Pensait-ilqu’unpacteavaitétérompu?Tous les jours, à l’aube, Cornelius était tiré de son sommeil par les petits
coupssecsde lacannedeSiméonsur leperron. Ilécoutait leurbruitdécroîtrelentement puis se retournait vers le mur, l’esprit encore embrumé. Le rite,familieretrassurant,luiannonçaitlapromenadedeSiméondansMurambi.Maiscematin-là,ilneputpasserendormir.Aumilieudelanuit,ils’étaitlevépouravaler un comprimé de Detensor. Le seul effet du somnifère avait été de lerendre encore plus agité. Les yeux ouverts dans l’obscurité, il essaya, sanssuccès,demettredel’ordredanssesidées.Lointainsourécents,dessouvenirssebousculaientdanssonesprit,refusantdelelaisserenrepos.Ilssecroisaient,sefrôlaient et se heurtaient parfois avant de se dissiper lentement. De ce chaosémergeaient des sensations ou des images assez nettes :Zakya qu’il n’arrivaitpasàjoindreautéléphonedepuisquelquesjours;lemasquemortuaire–ouunvisagedeclown?–parmilesossementsdeMurambi;lemélanged’hostilitéetdesympathiequ’ilsentaitchezleshabitantsdelapetiteville;larancunetenaceetsilencieusedeGérard;StanleyetJessica.IlsdevaientarriveràMurambidanslamatinée.Rienqued’ypenserlemettaitmalàl’aise.Ilavaitpresquehontedelesrevoir.C’étaitlafautedesonpère.Ilavaittrahileurenfance.L’envieluivintsubitementdes’asseoirsurlebancdepierredevantlamaison
pourregarderSiméontournerlecoindelarue.Bonnetnoirsurlatêteetécharpeserréeautourducoupourseprotégerdela
rosée,Siméonmarchaitappuyésursacanne,lepaslentetrégulier.Corneliussesentitenvahiparunesoudaine tristesseà l’idéequ’ilavaitsous lesyeux,àcetinstantprécis,l’imagemêmedelamortdeSiméon.Ilétaitimpensablequetantdesplendeur–celaluirappelaitl’enfantjouantdelaflûteprèsdulacMohazi–n’eût rien àvoir avec la finprochaineduvieil homme. Il émanait de lui uneforceindicible.Peuluiimportaitlenombred’annéesquevivraitencoreSiméon.Jusqu’à la fin de ses jours,Cornelius le verrait irradiant de sa présence la ruedéserte. Ainsi, dans le paysmême où lamort avaitmis tant d’acharnement àvaincretouteénergie,laforcedevierestaitintacte.Deretourdesapromenade,Siméonvintlerejoindresurlebancdepierre.Malgré l’effort qu’il venait de fournir, son visage était reposé et ses yeux
brillaientd’unebellelumière.—Tut’eslevétôtcematin,Cornelius.Quesepasse-t-il?
—Jevoulaisassisteràtapromenade,c’esttout.Siméonfitunemoueamusée:—Tu aurais pu venir avecmoi. Je suis allé dans lamaison de Joseph.Les
jeunesontdéjàinstallélesmatelaspourlesorphelins.JessicaviendradetempsentempsdeKigalipourlesaider.—Gérardaussi.Ilesttrèscontentdepouvoirdonneruncoupdemain.—Toi,tunepourraspas,jelesais.—Plustard.J’aibesoindetemps.«C’estmaintenantquejedoisluiparler»,songeaCornelius.—Pourlemomentjeveuxdemanderpardonpourcequemonpèreafait.Siméon resta impassible. Cornelius eut l’impression de l’avoir pris au
dépourvu.—Tuveuxretourneràl’Écoletechnique?demanda-t-ilsansleregarder.Corneliushésita:—Peut-être.Jenesaispas.—Chacundoitchercherseulsavérité.Personnenepourrat’aider.—Pasmêmetoi?—Soispareilauvoyageursolitaire,Cornelius.S’ils’égare,illèvelatêtevers
lecielet lesarbres, il regardedans toutes lesdirections.Pourtant, levoyageurauraitpusedireensebaissantverslesol:jevaisinterrogerlesentier,carluiquiest à cet endroitdepuis si longtempsdoitpouvoirm’aider.Or le sentierne luimontrerajamaislavoieàsuivre.Lecheminneconnaîtpaslechemin.—Jenetrouveraipaslesmotspourparlerauxmorts.Il surpritune fugitiveexpressiondedépit–oupeut-êtredecolère–chez le
vieilhomme.— Il n’existe pas de mots pour parler aux morts, fit Siméon d’une voix
tendue.Ilsneselèverontpaspourrépondreàtesparoles.Cequetuapprendraslà-bas,c’estquetoutestbienfinipourlesmortsdeMurambi.Etpeut-êtrealorsrespecteras-tuencoremieuxlaviehumaine.Notreexistenceestbrève,elleestunchapelet d’illusions qui crèvent comme de petites bulles dans nos entrailles.Nous ne savons même pas à quel jeu elle joue avec nous, la vie, mais nousn’avonsriend’autre.C’estlaseulechoseàpeuprèscertainesurcetteTerre.Pour la première fois depuis son retour au Rwanda, Cornelius sentit des
larmesseformerauborddesespaupières.Cefutunematinéeinoubliable.Tandisquelequartiers’éveillaitpeuàpeu,ils
restèrent assis pendant des heures sur le banc de pierre. Siméon lui parlalonguement.C’était, sansaucundoute, la findequelquechose.Siméon l’avait
attendu.Ilétaitvenuet,àprésent,illuifaisaitsesadieux.—Ilyaquatreans,desgensontdit:lestempssontdifficiles,peut-êtrequesi
noustuonsunepartiedelapopulation,toutiramieux.N’était-cepasunefaçonétonnantedepenser?La jeune fillea tuésonpère.Lamèrea tuéson fils.Lemari a tué sa femme.Et tous l’ont fait dans la joie.On se réunissait dans leséglisespoursemoquerbruyammentdeceuxquiétaiententraindemourirdansd’atrocessouffrances.Ilpoursuivitendisantquelui,Siméon,nepouvaitpascomprendrecettejoie
delafoule,quiluiparaissaitbienplusdifficileàsupporterquelesgémissementsdes mourants. Chaque fois qu’il y pensait, il éprouvait de la honte à êtrerwandais.Puis Siméon lui parla de son enfance.Dans son jeune âge, on lui racontait
l’arrivée du premier Européen. Certaines personnes s’en souvenaient encore.C’étaitunAllemand.IlavaitdemandéàêtrereçuparleMwamiàlacourroyaledeNyanza.Sursonvisageaffableetsouriant,lesyeuxdel’étrangernetenaientpasenplace.Onauraitditqu’ilpensaitetécoutaitavecsesyeux.Illesarrêtaitlonguement sur toutes choses, commepour les transpercer de son seul regard.Sans dire un mot sur lui-même, il posa des questions. On s’empressa d’yrépondre.AvantdevenirauRwanda,ilavaitsoumis,surlescôtesettrèsloinàl’intérieurdesterres,despeuplessemblablesàceluiduRwanda.Cela,personnenelesavait.Arrivantdeloin,ilavaitapportédescadeauxquepersonnen’avaitjamaisvus.Onlefêta.Puis vinrent lesmissionnaires.Audébut, lespadrise tinrent tranquilles. Ils
passaient leurs journées dans la brousse. Qu’y faisaient-ils ? Certains direntqu’ilslesavaientvusobserverlesplantesetlespierresoutendredescordesau-dessusdescollinespourprendredesmesures.Était-cevraioufaux?Personnenesavait.Lanuitvenue,ilss’enfermaientdansunecasepourchanteràlalueurdeschandelles.Puisilscommencèrentàconvertirleursdomestiques.BientôtilsdemandèrentauMwamidesedébarrasserdutambourKalinga.Ilsdéclarèrent:nousallonsbattrecetambouretilnenousarriverarien.Ilslefirentetilneleurarrivarien.IlsdirentencoreauMwami:situcontinuesàvénérerdesobjets,tonâmeseradamnée,tubrûlerasdanslesflammesdel’enferettuconnaîtrasmillesouffrances.Ilsexigèrentquefûtchangélenomd’Imana.Deshommesdecheznous,pleinsdebonsens,répondirent:c’estdelafolie.Lespadrileschâtièrentsanspitié.Ilsleurfirentavalerdeforcelescaurissacrésmêlésàdelaconfiture.Sonpèreàlui,SiméonHabineza,étaitdeceuxquiosèrentserévolter.Oui,sonpèreavaitrefusé.L’undespadrilefrappaviolemmentàlapoitrine.Sonpèrese
relevaetluidit:«QuelmauvaisDieuestdoncletien,hommeblanc,pourquetunepuissesmelefaireadorerqueparlaforceetnonparlapersuasion!»LeMwami lui-même avertit ses sujets : «Ungrandmalheur nous arrivera par lafaute de ce nouveauDieu. Je vous le dis, ne changez pas le nomd’Imana, lemonde appartient à ceux qui donnent un nom à Dieu. » Mais tout était déjàperdu.Beaucoupdechefss’étaientconvertisàlanouvellereligion.Lesétrangerschassèrent le Mwami récalcitrant et en mirent un autre à sa place. Pour lapremière foisde leurvie, leshabitantsduRwandavirentunMwamiporteruncasque,desbottes, uneveste et des culottes.C’était un jeunehommepleindevanité,quipritl’habitudedesepavanerdanslesruesdelacitéroyaledeNyanzapourfaireadmirersesbellestenues.Quandlespadri luidonnèrentuneauto, ildevint presque fou de joie et de fierté. Pour tous, leMwami était la présencemêmedeDieusurTerre.DevoirleurDieualleràlamesseledimanchecausaunimmensechocparmiceuxquinevoulaientàaucunprixéchangerImanacontreunedivinité étrangère. Ils durent s’y résigner.Lemondene ressemblait plus àlui-même.Chaque jour qui passait était différent des autres.Lespadri avaientgagné.Siméon parla encore des massacres organisés après la mort du président
Habyarimana. Qui était responsable de ces actes barbares ? Il avait entenduaccuserlesétrangers.Certainsdisaient:toutcelaestleurfaute.C’étaitpeut-êtrevrai. Pourtant, lui Siméon voulait, encore une fois, qu’on lui expliquel’allégresse des tueurs à Kibungo, à Mugonero ou àMurambi. Leur avait-onaussiordonnéd’êtrejoyeux?Ilcroyaitconnaîtrel’histoireduRwanda,maisiln’y voyait rien qui pût justifier une haine aussi féroce. Dans le passé, lesétrangersavaientditauxTutsi :vousêtessimerveilleux,votrenezest longetvotrepeauclaire,vousêtesdegrande tailleetvos lèvressontminces,vousnepouvez pas être desNoirs, seul unmauvais hasard vous a conduits parmi cessauvages.Vousvenezd’ailleurs.Dequoifallait-ils’étonnerleplus?Del’audacede ces étrangers ou de l’incroyable stupidité des chefs tutsi de cette époque ?Pourtant, ajouta Siméon, il ne servait à rien de gémir, couché par terre. Levainqueurneregretterapaspourautantd’avoirété leplus fort. Ilnedirapas :excusez-moid’avoir conquisvotrepays, c’étaituneerreur, je suis sincèrementdésolé. Il ne penseramême pas avoir commis un crime en s’emparant de vosbiensparlaforce.Non,celuiquialuttépoursoumettreunenationparlaruseoupar la cruautén’a rien à se fairepardonner. Il n’aurapashontede ses succès.Celanes’estjamaisvudansl’histoiredeshommes.Siméondit:
—Jesaisquelmalnousontfaitdesétrangersilyaquatreansetbienavant.Maiscemaln’aétépossiblequeparcequenousn’étionspasdeshommeslibres.Nos chaînes nous ont-elles jamais gênés ?Parfois, je pense quenon.Nousnepouvonsenvouloiràpersonnedenotremanquedefierté.Siméonditencoreavecforce:—CorneliusUvimana?—Oui.—M’entends-tu?—Jet’entends,SiméonHabineza.— Finalement, ce qui s’est passé il y a quatre ans porte un seul nom : la
défaite.Depuis l’époquedesderniersMwami,des inconnusnommentà la têtedupaysdeschefsquileursontdévoués.Celadoitcesser.Alors,Cornelius,silemaîtreestunesclave,ilnefautpasluiobéir.Ilfautlecombattre.J’aimeraisquetut’ensouviennes,quoiqu’ilarrive.—Commeilfautsesouvenirdel’enfantàlaflûtesurlesrivesdulacMohazi,
fitCornelius.Jesaisquec’estlamêmechose.—Tum’ascompris.—Voilàaumoinsunsymbole,n’est-cepas,SiméonHabineza?—Tusaisquejen’aimepascesmotsquinousontsisouventmasquénotre
servitude,maispeut-êtrecetenfantenest-ilun,eneffet.LesparolesdeSiméonétaientd’unegrandepureté.Ausoirdesavie,ilosait
encore se comporter en voyageur solitaire. Au fond, ce qu’il disait, c’étaitsimplementceci:toutlesangversésurlaterreduRwandadoitobligerchacunàseressaisir.Siméonpritsacanne:— Je vais dansma chambre. La lumière du soleilme fait un peumal aux
yeux.Corneliushésita,puisdit:—Jesuistristedet’entendreparlerainsi.—Jedevinepourquoi.Rassure-toi,jenesenspasapprochermonheure.J’ai
eul’occasiondeteparlercematinetjel’aifait.C’esttout.—Jecomprends,déclaraCornelius.Iln’étaitcependantpassûrd’avoirtoutàfaitcompris.Sesdeuxamisarrivèrentversmidi.Àpeineinstalléesurlanatte,JessicasemitàtaquinerSiméon:—J’attendstoujoursmonpoèmed’amour,vieuxSiméon.—Enfant,j’aijouéàlacourduMwami,fitSiméon.Onfaisaitdesconcours
depoèmespournosbienaimées.Jessicafitsemblantd’êtrefâchée:—Tuosesmeparlerdesjeunesfillesquetuasaimées?Elle était la seule à n’être pas intimidée par Siméon. Ils se vouaient une
profondeadmirationmutuelle.Siméonneparlaitjamaisdesépreuvesdesavie.Pourtant,ilavaitditlaveilleàCornelius:«LafilledeJonasSibomanamefaitoubliertousmesenfantsdisparus.»IlvoyaitenellelegenredepersonnedontleRwandaavaitbesoinpourseréconcilieraveclui-même.Stanleysetaisait.Corneliusvitqu’ill’observaitavecattention,commelejour
oùilétaitvenul’accueilliravecJessicaàl’aéroport.Corneliussongeaqu’enfindecompteStanétait,d’euxtous,celuiquisouffraitleplus.Unoiseauseglissaentre lesarbreset soncribrefseperditpresqueaussitôt
dans lanuit.Au loin,unemeutedechiensaccompagnaitde sesaboiements lepassage d’une automobile. Les phares de la voiture illuminèrent un instant uncoind’horizonverslenord,puistoutredevintsombre.Unpeuplusbas,lavilledormait.Corneliussavaitpourtantparexpérienceque
c’était,pour leshabitantsdeMurambi, lemoment leplusdifficile,celuioùlessouvenirs amers remontent à la surface. Peut-être avaient-ils, tôt le matin, aucoind’unerue,aperçul’hommequiavaitégorgésousleursyeux,quatreansplustôt, tous les membres de leur famille. Mais il n’en fallait même pas tant. Ilsuffisaitdebienpeupour raviver les tourments : lacouleurou ledessind’unerobe,unairdemusiqueoulesond’unevoix.Resterassisàmêmelesol,lesyeuxmi-closetl’espritvide,luiprocuraitune
fortesensationdepaixintérieure.Bienqu’ilnesûtriendumondedesrêves, illuisemblaityêtreplongétoutéveillédepuisdelonguesheures.Toutconcouraità rendre l’instant irréel : les arbres élevant sans hâte leurs troncs fins et noirsverslecieletlestracesindécisesdepassurlesablerouge.Il ressentait sa solitude comme un écho assourdi de celle des réfugiés de
Murambi quatre ans plus tôt. Bien avant l’arrivée des Interahamwe, chacund’eux était déjà absolument seul, tiraillé entre l’angoisse et d’absurdesespérances.Gérard Nayinzira s’était finalement décidé à lui raconter comment il avait
réussiàéchapperaumassacre.«JevenaisdeBisesero.Là-bas,nousnousétionstousrepliéssurlacollinedeMuyira.NousavionsditàAminadabuBirara:toi,toutlemondeterespecte,tuserasnotrechef.Lesplusfaiblesallaientramasserdes cailloux et nous nous en servions pour nous défendre tant bien que mal.
Malgré la pluie, le froid et les privations, nous formions toujours un bloccompact. Aminadabu Birara restait debout derrière nous pour nous montrercomment tenir notre position. Quand il en donnait l’ordre, nous dévalions enmasselacollinepourfoncersurlesInterahamwe,leurimposerlecorpsàcorpset causer quelques pertes dans leurs rangs. Nous avons même réussi à leurprendredeuxoutroisfusils.Sinousavonsputenirlongtemps,c’estqu’ilsn’ontjamais réussiànousdisperser.Jesavaisdoncqu’àMurambi lessoldatsde tonpèrepasseraient lespremiersà l’action.Jesavaisqu’ils tireraientdans la foulepournousséparerlesunsdesautres.Danslapanique,ceuxquiseretrouveraientisolésseraienttaillésenpiècesparlesInterahamwe.J’aidécidé,poursauvermapeau, de toujours rester collé à un groupe, quoi qu’il arrive.Même quand lessoldatsontcommencéàtirerdesrafalesdanstouteslesdirections,jesuisrestétrèslucide.Jemesuislaissécouvrirparlescorpsdespremièresvictimes.Maisj’étaisencoreàmoitiévisible.Alorsj’aipriétrèsfortpourqued’autrestombentàcôtédemoietc’estcequiestarrivé.J’avaisdusangsurmeshabits,danslesyeux, partout. » À ce moment du récit de Gérard, Cornelius et lui s’étaientobservés en silence. Cornelius avait dit doucement : « Tu en avais dans laboucheaussi,Mataf?»Sanslequitterdesyeux,Gérardavaitalorsdemandésuruntondur,presquesoupçonneux:«Qu’est-cequeturacontes?–AuCafédesGrandsLacstuasdit:“J’ailesangpleindesang.”Tunet’enrendspascompte,mais tu en parles tout le temps. » Alors Gérard avait baissé la voix : « Oui,j’étaisobligéd’avaleretderecracher leursang, ilm’entraitdans tout lecorps.Pendantcesminutes, j’aipenséquechercheràsurvivren’étaitpeut-êtrepas labonne décision. J’ai mille fois été tenté de me laisser mourir. Quelque chosem’appelait, quelque chose d’une force terrible : c’était le néant. Une sorte devertige.J’avaisl’impressionqu’ilyauraitcommedubonheuràbasculerdanslevide.Maisj’aicontinuéàbarboterdansleursang.Tusais,cen’estrien,lesang,lespoètesontfiniparlerendrepresquebeau.VersersonsangpourlaPatrie.Lesang des Martyrs. Tu parles. Cela ne dit rien, Cornelius, de l’urine et desexcréments répanduspar terre,desvieilles femmesquicourent toutesnues,dubruit des membres que l’on fracasse et de tous ces regards hallucinés, desgaillardsquiseserventdesblesséscommebouclierscontre lesmachettes,celanedit riende touscesmalheureuxqui seméprisent si fort entre euxqu’ilsnesongent même pas à haïr leurs bourreaux. Je les ai entendus les supplier, aucontraire, de leur laisser la vie sauve. Les Interahamwe étaient vêtus deguenilles,ilspuaientlamauvaisebière,maisc’étaientdesdieux,carilsavaientlepouvoirdetuer,personnen’étaitcapabledelesenempêcher,etilfallaitvoir
leurs victimes aux faces émaciées leur ouvrir les bras dans un geste d’amourdésespéré !ÀBisesero, les choses ont été différentes.En résistant aux tueurs,nous les avons obligés à rester des êtres de chair et de sang comme nous. Ilsavaientpeurdemourir,cesdélicats.Laseule idéed’avoirquelquesbobos leurétaitinsupportable,celanefaisaitpaspartiedujeu,leurplanétaitd’égorgerdesinnocents, d’aller se payer du bon temps, de se transporter ailleurs poursupplicierd’autresinnocentsetainsidesuite.Nousleuravonsfaitsentirquecen’était pas si simple.Sur cette colline deMuyira, chacunde nous pouvait liredansleregarddel’autrelafiertédesebattre,derefuserdeselaisserdocilementconduireàl’abattoircommedubétail.Ohoui,j’aivuladifférence.Ettouteslesbellesparolesdespoètes,Cornelius,nedisent rien, je te le jure,descinquantemille façonsdecrevercommedeschiens,enquelquesheures.ÀMurambi,audébut de l’attaque, j’ai vu un Interahamwe violer une jeune femme sous unarbre.Sonchefestpasséetluiacrié:«Hé,toi,Simba,partoutoùonva,c’esttoujours la même chose, les femmes d’abord, les femmes, les femmes !Dépêche-toidefinirtespompes,onapromisàPapadebienfaireletravail!»Le chef a fait quelques pas, puis, se ravisant, est revenu écraser la tête de lajeune femme avec une grosse pierre, et il y a eu d’un seul coup juste cettebouillierougeetblancheàlaplaceducrâne.Celan’apasinterrompulemilicienInterahamwe,quiacontinuéàbesogner lecorpsagitédelégerssoubresauts.Ilavait lesyeuxhorsde la tête, tournésvers le ciel, et je croismêmequ’il étaitencoreplusexcitéqu’avant.»Gérardavaitinsisté:«J’aivucelademespropresyeux.Est-ceque tumecrois,Cornelius? Ilest importantque tumecroies. Jen’inventerien,cen’estpasnécessaire,pourunefois.Si tupréfèrespenserquej’ai imaginéceshorreurs, tu tesentiras l’espritenreposetceneserapasbien.Ces souffrances se perdront dans des paroles opaques et tout sera oubliéjusqu’aux prochainsmassacres. Ils ont réellement fait toutes ces choses. Celas’estpasséauRwanda ilya justequatreans,quand lemondeentier jouait aufootenAmérique.Moi, je retourneparfoisàMurambi. Je regarde l’endroitoùmesossementsauraientdûsetrouveretjemedisquequelquechosenetournepasrond,jefaisbougermesmainsetmespiedsparcequecelameparaîtbizarrequ’ils soient encore à leur place et tout mon corps me semble unehallucination.»Aprèsuneautrepause,plus longue,Gérardavaitdit,peut-êtrepourladixièmefois:«Jenepouvaisrienfairepoureux.J’aieupeudetempspour réfléchir. Ça n’aurait servi à rien de résister, ce n’était pas comme àBisesero.ÀMurambi,lesautrescampaientdepuisplusieursjoursausommetdelacolline.»
Corneliussavaitbienqu’ungénociden’estpasundecesfilmsd’actionoùlesfaibles peuvent toujours compter sur l’arrivée, au derniermoment, d’un jeunehérospleindeforceetdebravoure.Loindesongeràluifairedesreproches,iladmirait le courage de Gérard. Il lui en avait fallu pour passer aux aveux.CorneliusespéraitseulementquecesecretpartagéavecluiseraitlepremierpasdeGérardNayinziraverslepardon.Lasolitude, c’était aussi la jeune femmeennoirquivenaitpresque tous les
jours à l’École technique. Elle savait exactement quels étaient, parmi tous lessquelettesenchevêtréssurlecimentfroid,ceuxdesafilletteetdesonmari.Ellesedirigeaittoutdroitversl’unedessoixante-quatreportesetsetenaitaumilieudelasalle,devantdeuxcorpsemmêlés:unhommeserrantcontreluiunenfantdécapité.Lajeunefemmeennoirpriaitensilencepuiss’enallait.L’École technique était un carrefour, l’un des rares endroits du Rwanda où
s’étaientrencontréstouslesacteursdelatragédie:lesvictimes,lesbourreauxetlestroupesétrangèresdel’opérationTurquoise.Celles-ciavaientcampé,entouteconnaissancedecause,au-dessusdescharniers.C’étaient làdebienmauvaisesmanières. Avait-on donc cru, en agissant ainsi, qu’il manquait aux morts deMurambi le petit rien qui en faisait des êtres humains, avait-on cru qu’il leurmanquaituneâmeouquelquechosedugenre?CorneliuspensaauVieillard.«Danscespays-là,ungénocidecen’estpastropimportant.»Pasmême un détail, sans doute. Le Vieillard. Cœur aigre. Esprit sec. Voix
cassante.Offensé,eût-ondit,desedécouvrir,surletard, toutdemêmeunpeumortel. Un bouquet de fleurs pour la Veuve. Des paroles de mépris pour lesvictimes. Celui-là, l’histoire lui rabattra le caquet. Mais au fond, peu luiimportait. À peine Cornelius ressentait-il une vague amertume. Il faisaitconfianceàl’avenir,àsalonguemémoireetàsoninfiniepatience.Tôtoutard,enAfriqueetailleurs,desgensdiraientcalmement:reparlonsunpeudesCent-JoursduRwanda,iln’yapasdegénocidesansimportance,leRwanda,nonplus,n’estpasunpointdedétaildel’histoirecontemporaine.Corneliusétaitbienplustroubléparlesappelsàlaraisonvenantdeceuxpour
quiilavaitdel’estimeetsouventmêmeunegrandeamitié.Cesétrangers,aussihorrifiésque luipar les tueriesdeKigarama,deNyamataetd’ailleurs,avaientcompris ceci : un génocide parle à chaque société humaine de son essentiellefragilité.Ilsl’invitaientpourtantàprendredurecul:oui,c’estterribletoutcela,disaient-ils,maisilyaunevieaprèslegénocide,ilesttempsdepasseràautrechose.Suivaitpresquetoujourslalonguelistedesabominationsdanslemonde.
Ilrevoyait,commehalluciné,millescènesd’épouvante.Freetown.Desruesoùerrentdesenfants-cadavresauxyeuxvifseteffarés. Ilnesuffitplusde tuer. Ilfautaussifrapperlesesprits.Alors,voicilesrebellesquisaventinventercommepersonne de la douleur humaine. Essayons, disent-ils, l’éternelle agonie d’unpeuplesansbrasnijambes.Etilssemettentàl’œuvre.Il s’efforçait d’expliquer : près d’un million de morts en si peu de temps,
c’était réellementuniquedans l’histoirede l’humanité.Onlui rétorquait–et ilsoupçonnait unmélange de pitié et d’ironie dans les regards de ses amis : cen’est quandmême pas une guerre des chiffres, chaque souffrance en vaut desmillionsd’autres.Pourquois’obstinait-ilàtirerlacouvertureàlui?C’étaittristeà dire, mais il devait l’admettre : le Rwanda n’est pas de taille à troubler lesommeildel’univers.S’ilcontinuaitàparlerainsi,onpourraitlesoupçonnerdevantardise…Querépondreàcela?Étrangeépoque.Ilsesentaitdéchiré.Le quatrième génocide du siècle restait une énigme et peut-être fallait-il en
chercher la clé dans la tête d’un fou ou dans lesmystérieuxmouvements desplanètes.Cetteorgiedehaineallaittrèsloinau-delàdelaluttepourlepouvoirdans un petit pays. Il songea à unDieu soudain pris de démence, écartant lesnuages et les étoiles à grands gestes rageurs pour descendre sur la terre duRwanda.Dansl’après-midimême–ilsétaienttouslà:Jessica,Stanley,Gérardetlui–,
il avait entendu Siméon apostropher Imana. Le chant de Siméon continuait àrésonner dans sa tête. Le vieil homme murmurait en s’accompagnant à lacithare:Ah!Imanatum’étonnesDis-moicequit’amisdanscettecolère,Imana!TuaslaissétoutcesangsedéversersurlescollinesOùtuvenaistereposerlesoirOùpasses-tutesnuitsàprésent?Ah!Imanatum’étonnes!Dis-moidonccequejet’aifaitJenecomprendspastacolère!
Oui,c’étaituneaffairebienobscure.
Cesjourscruelsneressemblaientàriendeconnu.Tissésd’éclairs,ilsétaienttraverséspartouslesdélires.Corneliusenétaitconscient,ilneréussiraitjamaisà dompter ce tourbillon, ses vives couleurs, ses hurlements et ses furieusesspirales.ToutauplusSiméonluiavait-ilfaitpressentirceci:ungénociden’estpas une histoire comme les autres, avec un début et une fin, entre lesquels sedéroulentdesévénementsplusoumoinsordinaires.Sansavoirjamaisécrituneseule ligne de toute sa vie, Siméon Habineza était à sa manière un vrairomancier,c’est-à-dire,endéfinitive,unraconteurd’éternité.Cornelius eutunpeuhonted’avoirpenséàunepiècede théâtre.Mais il ne
reniaitpassonélanvers laparole,dictépar ledésespoir, l’impuissancedevantl’ampleurdumaletsansdouteaussilamauvaiseconscience.Iln’entendaitpasse résigner par son silence à la victoire définitive des assassins. Ne pouvantprétendre rivaliser avec la puissance d’évocation de Siméon Habineza, il seréservaitunrôleplusmodeste.Ildiraitinlassablementl’horreur.Avecdesmots-machettes,desmots-gourdins,desmotshérissésdeclous,desmotsnuset–n’endéplaiseàGérard–desmotscouvertsdesangetdemerde.Cela, ilpouvait lefaire,carilvoyaitaussidanslegénocidedesTutsiduRwandaunegrandeleçondesimplicité.Toutchroniqueurpeutaumoinsyapprendre–choseessentielleàsonart–àappelerlesmonstresparleurnom.Voilà pourquoi il avait choisi de se trouver aux côtés de ses morts. Il ne
voulait ni prier ni pleurer. Il n’attendait aucun miracle devant les ossementspétrifiésdeMurambi.Ilnerestaitplusunseuléchodesmilliersdecrisdeterreurquimontèrentun
matin vers le ciel. Dieu les avait entendus. L’affaire était classée. C’est quel’éternité dure si peu de temps, quoi qu’ils disent. Le lac de sang s’était déjàasséché. Pendant de longs mois, les vautours avaient nettoyé les cadavres deleursdernierslambeauxdechairputride.Puisilss’étaientenvolésversquelqueautrelointaincharnier.Iln’enmanquaitpasdeparlemonde.Ilvintàl’espritdeCornelius que vautours et charognards ouvrent chaque jour de nouveaux etmystérieux sillages dans le ciel, en route vers des pays où d’autres cadavrespourrissentsouslesoleil.Un léger bruit lui indiqua qu’on venait de pousser le portail de l’École
technique.Despass’approchaient.Il se laissa bercer par leur crissement régulier sur le sable. Bientôt le bruit
commençaàdécroîtreavantdes’interromprebrusquement.Ilcrutd’abordquelenouveauvenuavaitrebrousséchemin.Pourtantilsentait
àsescôtésuneprésencehumainedeplusenplusforte.Quelqu’unsetenaitderrièreluietleregardaitensilence.Levisiteurs’étaitsansdoutearrêté,hésitantàavancer,surprisdedécouvrirun
inconnusitôtlematinàMurambi.Corneliusauraitpu se leveret allervers levisiteur,ouaumoins le rassurer
d’unsimplesignedelamain.Iln’enfitrien.Lebruit,denouveau,despassurlesableluiappritquel’autres’étaitdécidéà
reprendresamarche.Laformepassaprèsdelui.Ilreconnutlajeunefemmeennoir.Elle ne souhaitait manifestement pas être vue. Arrivée à la hauteur de
Cornelius, elle s’était inclinée, de manière assez inattendue d’ailleurs, vers lagauche.Ilavaitàpeineeuletempsd’entrevoirsonvisagedeprofil.Enlaregardantsedirigerverslebâtimentprincipal,ilsongeaquelechemin
quilamenaitàsesmortsneseperdaitpasdansleslabyrinthesdel’histoire.Elle-même,était-ellemorteouvivante?Corneliusauraitvoulupouvoirposer
cettequestionàceuxqui,sousprétextededresserlecompteexactdesvictimesdu génocide, se jetaient furieusement des chiffres à la tête. Un million devictimes.N’exagéronspas,monsieur,iln’yaeu,aprèstout,quehuitcentmillemorts au Rwanda. Non, un million deux cent mille. Beaucoup plus. Un peumoins.Ilavaitenviedeleurdemanderquelleétaitlaplacedelajeunefemmeennoir dans leurs statistiques et leurs graphiques. C’était pourtant si facile àcomprendre : aprèsunehistoirepareille, tout lemonde est, de toute façon, unpeu mort. Il restait peut-être moins de vie dans les veines de l’inconnue queparmilesossementsdeMurambi.Cependant, la jeune femme en noir était l’ombre que guettait depuis
longtempslepetitmatin.Corneliusdécidadel’attendre.Illuifallaitvoirsonvisage,écoutersavoix.Ellen’avaitaucuneraisondese
cacheretlui,ilavaitledevoirdesetenirauplusprèsdetouteslesdouleurs.Ilvoulaitdireàlajeunefemmeennoir–commeplustardauxenfantsdeZakya–quelesmortsdeMurambifontdesrêves,euxaussi,etqueleurplusardentdésirestlarésurrectiondesvivants.
POSTFACE
LaMiseHôtel.C’estlenomcurieux,etpeut-êtremêmeunique,del’aubergeoùnotregrouped’auteursaposésesvalisesuncertainmoisdejuillet1998.PourlegouvernementdeKigaliquinousyainstallés,noussommescequ’onpeutappelerdesvisiteursencombrants.Lefaitestqu’auboutdedeuxansdediscussions,noshôtesnesonttoujourspassûrsdesavoircequinousamènepourdevraidansleurpays.MaïmounaCoulibalyetNockyDjedanoumleurontbienexpliquéquenoussommesvenus,«enfrèresafricains»,écouterlesvictimesdesmassacresde1994etessayer,grâceànoslivres,defaireconnaîtreleurssouffrancesaumondeentiermaiscelanelesaémusqu’àmoitié.D’aprèscequej’aipuensavoir,Kigalialongtempsréagiparunmélanged’irritationetd’amusementàl’idéequenousallionsécriredesromanssurlegénocidedesTutsiduRwanda.LesinterlocuteursdeFest’Africa,tousdescadresdelaguérilladuFPRàpeinesortisdumaquis,éprouvaientsurtoutdelaméfianceàl’égarddenotrechœurdepleureusesdelavingt-cinquièmeheure.Pourquoicetintérêtsubitpourleurhistoiredelapartd’écrivainsdelanguefrançaise,desurcroîtàtraversunprojetpartiellementfinancéparunefondationfrançaise?Jenecomprendraileurperplexitéqueplustard.Àl’époquejenepouvaissavoirqueVénusteKayimahe,l’undesdeuxparticipantsrwandais(avecJean-MarieVianneyRurangwa)auprojetdeFest’Africa,abandonnéauxtueursparsessupérieursetsescollèguesfrançaisdel’ambassadedeFranceetduCentreculturel,n’avaitéchappéàlamortqueparmiracle.J’ignoraisdemêmequ’enjuin1994lesmilitairesdeTurquoiseavaient,dessemainesdurantetentouteconnaissancedecause,jouéauvolley-ballau-dessusdescharniersdeMurambiainsiquelerappelle,dureste,unpanneautoujoursbienvisiblesurlesite.Bref,jenesavaispasencorequelaFranceavaitété,pourreprendreletitredel’excellentouvragedeJacquesMorel,«aucœurdugénocidedesTutsi».Jen’étaissûrementpasleseuletjeréaliseaujourd’huiquesansl’interventiond’amisrwandaisdeParisetsanscelle,enparticulier,dujournalisteThéogèneKarabayinga,larésidence«Rwanda:écrirepardevoirdemémoire»n’auraitjamaiseulieu.Kigalin’estpasunegrandevilleetlebruityavitecouruquedesécrivainsétrangerslogeaientdanslequartierpopulairedeNyamirambo.Pendantlesdeuxmoisoùnousysommesrestés,lebar-restaurantdeLaMiseHôteln’apas
désempli.Endehorsd’unvieuxBelgemassifettaciturne,accusédepédophilieetenattentedejugement–oud’extradition?–nousétionslesseulsoccupantsdesdixchambres,exiguës,unpeulugubresmêmeettrèssommairementmeublées,del’auberge.C’estàpartirdecelieuquenousavonssillonnéleRwandapouralleràladécouvertedecharnierscommeceuxdeNyarubuye–àlafrontièretanzanienne–,deKigaramaoudeNyamata,maisc’estaussilàquelespersonnagesdenosfutursromanssontvenusànotrerencontre…Intellectuels,artistesousimplescitoyensdésireuxdeconfierleurdramepersonnelàquivoulaitbienleraconter,ilsyontpartagéavecnousquelquesverresde«maracuja»oudebièredebananejusquetarddanslanuit.Etilsnousontsisouventavouén’avoirriencomprisàcequileurétaitarrivéqu’onpouvaitparfoislessoupçonnerdecomptersurnouspourpercerlemystèred’unehaineaussiradicaleetravageuse…Certainsécrivainsaiment,onlesait,secroirehantésparleurspersonnagesetilenestmême,paraît-il,quiperdentlesommeilàforcedejoueravecl’idéequeleurhérosvas’échapperd’unmomentàl’autredespagesduromanpourleurfracasserlecrâneàcoupsdehacheenleuraboyant,par-dessuslemarché,toutessortesd’obscénités.Maiscettefascinationpourdescréaturesimaginairesn’adesensqueparcequ’ellen’est,littéralement,qu’unevuedel’esprit.Quedirealorslorsque,soudain,unêtredechairetdesangs’assiedenfacedevouset,toutenmordantavecunbelappétitdanssabrochettedechèvre,voussommeparmoultgestes,silencesetappelsdupiedd’enfaireunêtreirréel?Onperçoitd’ailleurstrèsvitel’ambiguïtédecette«commanded’écriture»d’ungenrebienparticulier,carsivotreinterlocuteursouhaitedevenirirréel,iln’apasnonplustoutàfaitenviequevousenfassiezunautrequelui-même…Pourquicommemois’étaittoujourstenusurl’autrerivedelamétamorphose–heureuxcommeungamind’êtretouràtourbraconnier,faux-monnayeuroupasseurclandestin–ilyavaitdequoisesentirintimidé.Cequecertainscritiqueslittérairesontappeléplustard,avecunpetitsourireencoin,notre«expéditionrwandaise»,débutaitdoncsouslesigned’unetroublanteincertitudeetnousobligeaittous,d’unefaçonoud’uneautre,àréinvestirnotrepropreécriture.MaisauRwanda,en1998,personnen’avaitvraimentlecœuràs’essouffleraprèsdesmirages.Setrouver,quatreansaprèslegénocide,aucontactd’unpaysdévastéparlafoliemeurtrièreduHutuPower,êtreimmergédansdesrécitsaffreux,inconcevablespourunesprithumainnormal,essayerdelescomprendre,celavouséloignetrèsvited’onnesaitquelsvoluptueuxtourmentsesthétiques.Chacundenouss’estdébrouillécommeilapuetjecroisbienquemaformation
dejournalistem’aétéd’ungrandsecours:pendantdeuxmois,jemesuiscontentédeposerdesquestionsetd’écouterensilence,avecuneinfiniepatience,lesréponsesquel’onvoulaitbienyfaire.Enoutre,desouvragesetdesfilmssurl’histoireduRwandaavaientétémisànotredispositiondansunedessallesdeLaMiseHôtelaménagéeencentrededocumentationetjelesaiétudiésavecbeaucoupdesoin.Ilétaitessentielàmesyeuxnonseulementd’accumulerlemaximumd’informationssurlegénocidemaisaussidetrouverlaclédel’énigmequevoici:àKibungo,ButareetailleursauRwanda,c’est-à-direpassiloin,aumoinsémotionnellement,demonSénégalnatal,onavaitassassinédixmillepersonnesparjour,pendantcentjours,sansunseuljourd’interruptionet,quatrelonguesannéesplustard,jen’étaistoujourspasaucourant…Commentpeut-onsedireunintellectuelcapable,pourparlercommeCheikhHamidouKane,de«brûleraucœurdeschoses»sionnesaitmêmepassedemanderpourquelleraisonetparquitantdecorpsmutilésdeTutsiontétédujouraulendemainlâchéssurleNyabarongooujetésauxchiens?Pourquoin’avais-jepasétécapabledevoirunseuldecescentainesdemilliersdecorps?Enm’incitantàmeposerdetellesquestions,lestémoignagesdesrescapésetmeslecturesmetendaientsanspitiélemiroiroùjevoyaisdéfilermesgravesdéficiences…Journalisteetécrivain,prétendumentcurieuxdepuismaprimejeunessedesaffairesdumonde,sensibleauxidéauxdegaucheetadmirateurdupanafricanisteCheikhAntaDiop,jem’étaisfaitmystifier,avecunedéconcertantefacilité,surlesmécanismesetlesenjeuxpolitiquesd’unecatastropheafricaineauxdimensionscosmiques.Quidoncs’étaitainsijouédemoi?Convaincuquec’étaitlafauteàCNNetcompagnie,jemesuissouvenud’unproverbedenotremalicieuxetquasiimparableWolofNjaay:Situempruntesàquelqu’unsesyeux,net’étonnepas,l’ami,d’êtreobligé,quoiquetufasses,denevoirquecequelui-mêmevoit…Danslemondetelqu’ilva,lesmédiasglobauxnesont-ilspas,endéfinitive,lesuniversels«prêteursderegard»?Noussommestouscondamnésànousfieràcequeracontentleurscamérasetlepirec’estquebiensouventlefluxbavarddeleursimagesetdeleurscommentairesnouscachelaréalitébienplussûrementqueleurssilencesouomissions.Maismêmes’ilsontaffectédenevoirdanslegénocidedesTutsiduRwandaqu’unimmensecrimedemasse,pittoresqueetsansrimeniraison–un«trucafricain»deplus,pourtoutdire–,personnen’aledroitdelesrendreresponsablesdesonpropreaveuglement.NotreproblèmeànousautresAfricains,c’estpeut-êtresurtoutuneinsensibilitéquiméritequel’ons’yarrêteuninstant.
Jevaislefaireenévoquantmapropreexpérience.DepuislaparutiondeMurambi,lelivredesossements,ilyaonzeans,j’aiétéamenéàdiscuterdesoncontenuaveclespublicslesplusdivers,dansdetrèsnombreuxpays.Celanemeplaîtpasdelediremaisjedoisbienavouerquec’estenAfriquemêmequelerefusdes’intéresserauxCent-JoursduRwanda,d’enanalyserlesmécanismesspécifiquesoudesimplementenparler,m’atoujoursparuleplusmanifeste.C’estaussi,mesemble-t-il,surcecontinentquel’informationsurlatragédierwandaiseresteaujourd’huiencorelapluslacunaire.Faut-ilattribueruneaussichoquantedésinvoltureà«l’habitudedumalheur»qu’évoqueletitred’unromandeMongoBeti?Ilestvraiqu’aucoursdesdernièresdécennies,lesluttespourlepouvoirsesonttraduitesauLiberia,enSierraLeone,auCongoetenmaintsautresendroitsparunteldéferlementd’horreurquecelanousapeut-êtreimmuniséscontrelespiresatrocités.Onsesurprendmêmeàdéduiredecegrandnombredemassacresqu’aucund’euxn’aréellementeulieu.C’estunparadoxemaisiln’estqu’apparent:tantdescènesdecruautéaucœurdelaforêt,àforcedes’abolirmutuellement,enviennentàs’inscriredansnotreimaginairecommeunenuisanceanodine,voirenaturelle.Celanesignifiepourtantpasquenousnousenaccommodons:toutAfricainaportélefardeaudescrimessanglantsdeMobutuoud’IdiAminDadaetavéculeurspitreriescommeunehumiliationpersonnelle.Toutcelafinitparpeserlourddanslatêteetl’amnésie,plusvolontairequ’onnecroit,relèvesansdouteplusdelastratégiedesurvieindividuellequedel’indifférence.Cetembarrasbiencompréhensiblenesauraittoutefoisjustifierl’étrangepetitemouededédainaveclaquellecertainslaissententendre,àlamoindreoccasion,queleRwanda,c’estcertesimportantmaisqu’il«nefauttoutdemêmepasexagérer»…Àmaconnaissance,lesintellectuelsafricainssontlesseulsaumondeàrefuser,souslesprétexteslesplusvariésetdivers,maissouventhautementfarfelus,deprendreencomptedesfaitshistoriquespouvantavoirdesigravesconséquencessurledestindesgénérationsfutures.Àlesécouterouàlireleurstextessichicetcomplaisants,onvoitbienquelafabriqued’unecertaine«bien-pensance»continuedetourneràpleinrégime.DanssapréfaceauxDamnésdelaTerre,Sartren’apasdemotsassezdurspourcetteélitecolonisée,qu’ilappelledesêtres«truqués»qui,«aprèsunbrefséjourenmétropole»deviennent«desmensongesvivants[quin’ont]plusrienàdireàleursfrères».Ehbien,presquerienn’achangédepuislapublicationdel’essaideFanon.Certainesposturesévoquentcelles,bienconnues,du«captifdecase»toujourssianxieuxdenepasêtreassezaiméparleMaître.Onn’observede
tellesattitudes,encoreunefois,nullepartailleursàuneéchelleaussimassive.Pourneprendrequecetexempleentremille,jamais,sousaucunprétexte,unpenseuraméricainnesepermettraitdequalifierdenon-événementlesattentatsdu11septembre,quifurentinfinimentmoinscoûteuxenvieshumainesquelegénocidedesTutsi.UndesouvragesdeYolandeMukagasanas’intituleN’aiepaspeurdesavoir.Celasignifiequepourlacélèbrerescapéerwandaiseilnesuffitpasdecompatirauxsouffrancesdesvictimespourdonnerdusensaufameux«Plusjamaisça»:ilesttoutaussiessentieldeconnaîtreendétaillescirconstancesdelatragédieetmêmelesmotivationsdesgénocidaires.LerefusdesavoirqueredouteMukagasana,mêmes’ilseréfugiesouventderrièreunbelalibi–nepassedéfaussersurlesautresdenoserrements–estsurtoutl’expressiond’unetotaleperted’estimedesoi.Envérité,cenesontpasnosyeuxmaisnotreespritquis’estdétournédugigantesqueamoncellementdecadavressurlescollinesduRwanda.Etmêmesiladifficultédepenserlegénocidenevenaitqued’unsentimentdehonte,celan’excuseraitrien:ignoreràcepointsaproprehistoire,celaaplusàvoiravecundéficitd’humanitéqu’aveclesimplemanqued’information.Jemesuissentid’autantplusmalàl’aisedurantlespremiersjoursàKigaliquej’yavaisdébarquédanscetétatd’espritplusoumoinsafro-pessimiste.Dansmonprécédentroman,leCavalieretsonombre,j’avaisglisséquelquesparagraphessurcequejen’osaismêmepasappelerungénocide,sansavoirjamaismislespiedsauRwandaetsansavoirlamoindreidéedecequis’yétaitpasséentreavriletjuillet1994.Avais-jeseulementétégênéparmonignorance?Enaucunefaçon.J’étaisplutôtportéàcroireencetemps-làquelemondeestd’autantplusvraiqu’ilesttotalementimaginaire.Jen’aidurestepasentièrementrenoncéàcetteidée.Leromanciern’estpasunhistorienet,àserrerdetropprèslaréalité,ilrisqueparadoxalementdeladissiper,commecesrêvesquis’effilochentaupetitmatinetdontnoussentons,unrienmélancoliques,quejamaisilsnereviendrontnineserontracontés.Cesontseserrancesdansununiversobscur,incertainetparfoishostilequirapprochentleplusl’écrivaindelavéritédesêtresetdessociétéshumaines.C’estd’ailleursàcesaudacesnovatricesquenousconvieBiragoDioptraduisantàsafaçonunautreproverbedeWolofNjaay:Lorsquelamémoirevaramasserduboismort,ellerapportelefagotquiluiplaît…Toutcelaestbienvraimaisfaceàd’authentiquesdrameshumains,detellesconsidérationsesthétiquesparaissenttoutàfaitdérisoires.Enfait,s’ilnousest
toujourssifaciled’oublierl’avertissementdeCésaire(«Unhommequicrien’estpasunoursquidanse»)c’estenraisondenotrepropensionàvoirdanslestragédiesafricainesnonpasdesévénementssinguliersmaisdesséquencessuccessivesetrépétéesàl’infinid’uncataclysmegénéraliséetcontinu.Autrementdit,chacunedecestragédies,loind’existerparelle-même,avecdecomplexesressortspolitiques,économiquesetculturels,estsimplementperçuecommeunedesnombreusesrépliquesdumêmetremblementdeterrequin’enfiniraitpasdesecouerlecontinentdepuislanuitdestemps.Àcecompte,Khadidja,l’héroïneduCavalieretsonombre,auraitpuremplacerdanstoutleromanlemot«Rwanda»par«Somalie»,«Érythrée»,«Liberia»ou«CongoBrazzaville»sansjamaisavoirl’impressiondes’exposeràuncontresensoudebrouillerlesrepèreshistoriques.C’estauprixd’amalgamesaussisuperficielsetinsensésquel’onpaye,pourainsidire,sonécotd’écrivainafricain«engagé».Jecroyaism’êtreacquittédemondevoirenlaissantKhadidjafulminercontrelesmanieursdemachettesetverserdeslarmessurlesvictimesdetroismoisdecarnage.Affaireclasséeetvivementleprochaindésastreethnique,sujetdulivresuivant…Voilàpourquoij’aiaccueilliavecplusdeperplexitéqued’enthousiasmelapropositiondemerendreàKigalipourunerésidenced’écriturecollective.Ayantenfindecompteacceptédeparticiperàl’opérationparsimplecuriositéjournalistique,jeprojetaisdeconsignerdansuncarnetdevoyage,entouteneutralité,desobservationsetpeut-êtrequelquesimpressionssurunesociétéquim’étaitsiétrangère.Jen’enétaispasconscientàl’époquemaisjemerendsbiencompteàprésentquejen’arrivaispasàlirelesCent-JoursduRwandaautrementquecommeunaffrontementtribaloùtouslesacteursavaient,defaçonégale,dusangsurlesmains.Celasignifiequ’avantmêmedesavoirqu’ilyavaiteuungénocide,j’étaispartisandelathéoriedudoublegénocide!Onnedirajamaisàquelpointilestimpératifpourchacundenousdedésengluerl’Afriqued’elle-mêmepouraumoinsavoirquelquechanced’enparlerrationnellement…JenevoulaisdoncpasrevenirduPaysdesMilleCollinesavecuneœuvredefictionet,d’unecertainemanière,lapromesseaététenue:Murambi,lelivredesossementsaccordebeaucoupplusd’importanceauxfaitsrapportésparmesinterlocuteursqu’auxtoursdepasse-passesouventassociésàuneécritureexpérimentalequiétait,onmepermettradelesignaler,mamarquedefabrique.J’aicomplètementchangéd’avisauboutd’unesemaine.LesdiscussionsaveclesrescapésetlestueurstoutcommelesvisitesdessitesdugénocidedesTutsiontétéuneleçond’histoirequej’aivouluàtoutprixpartager
avecmeslecteurs.Jevenais,àmagrandehonte,d’apprendrecedontjen’auraisjamaisdûdouter,àsavoirqu’auRwandaaussi,ilyavaiteubeletbiendesvictimesetdesbourreaux.DansleCavalieretsonombre,oùlepropossefocalisesurlescampsderéfugiésdel’ex-Zaïre,laconfusionmentalem’avaitamenéàfaireinvolontairementlapartbelleauxgénocidairesquicontinuaientàsemerlaterreuràMugungaetUvira.AlorsqueleschefsdecescampsvenaientdeperpétrerlederniergénocideduXXesiècle,jelesdépeignais,avecdestrémolosdanslaplume,commedesinnocentsayantéchappéauxtueursetconsacranttoutletempsàsoutenir,avecunebellenoblessed’âme,laveuveetl’orphelin…J’aivitecomprisquelemeilleurmoyendenepasrééditerunaussigravequiproquoétaitderespecterlestémoignagesrecueillispendantnotrerésidence,toutenlesrattachantaucontextehistoriquerwandais.Ils’agissaitnonpasd’écrireunlivresurungénocide«africain»–motdurestetropvaguepourprésenter,jecommençaisàm’enapercevoir,lemoindreintérêt–mais,trèsconcrètement,unlivresurlegénocidedesTutsiduRwanda.Jedoisajouterquemalgrécesoucideprécisionfactuelle,Murambi,lelivredesossementsresteunromandanslamesureoùs’yperçoitletumulted’unehistoiretragiqueet,àtraversdiversestrajectoiresindividuelles,lasubjectivitéd’unauteur.SijamaisleRwandaavaitétécelieupaisibleetlumineuxoùleDieuImanavenaitsereposeraprèschaquecoucherdesoleil,en1998,ilavaitcessédel’êtredepuislongtemps:lamortcontinuaitàrôderpartout,l’odeurdescorpsendécompositionprenaittoujoursàlagorgeetlessurvivantsn’avaientpasencoreémergédeleurlonguesidération.D’êtreàchaqueinstantunpeuplusrefouléverslesténèbresvousfaitpasserl’enviedetenirunjournaldevoyage.Prendredesnotesaubordd’uncharnier,çanesefaitpas.Jecontinuaisàvouloirêtrefidèleauvécudemesinterlocuteursmaisjeneprétendaisdéjàplusàlaneutralitédel’hommedescience.Iln’étaitplusquestiondecollecterfroidementdesfaitsmaisd’écouterdesrécitsdeviesdétruitesetdes’enfairefidèlementl’écho.Ilatoutefoisétéplusfacilederêvercegénéreux«chantierd’écriture»quedelemettreenœuvreetilm’afalludessemainespoursavoirquoifaireexactementdecequej’entendaisetvoyais.Mêmel’optionenfaveurdelaformeromanesque,quim’avaittoujoursparusinaturelle,nes’estpasimposéed’embléeàmoi.J’aiparexemplehésitéentreunpamphletvengeursurleségarementsdel’ONUauRwandaetunepiècedethéâtredontsubsistent,audemeurant,destracesdansletextefinal.Ceuxàquinousavionsaffaireétaientrongéspardesiterriblessouffrancesqu’ilsen
devenaienteux-mêmeshorsnormesetleurshistoiresétaientsiexceptionnellesquechaquejourl’actionromanesquesenouaitautourd’uneintriguedifférentedecelleenvisagéelaveille.Jemesouviensparexempled’avoirentendu,encompagniedeMoniqueIlboudo,lerécitdelapéniblepassionamoureuseentreunejeunefemmeetsonsauveur,unsoldatquideviendraàmoitiéfou.J’aisongépendantuncertaintempsàfairedecettehistoire,parfaitepréfigurationduRwandapost-génocide,lesujetdemonlivre.ElleafinalementétéracontéedansMurekateteparlaseuleMonique.C’estaussiencompagniedecettedernièrequej’aiassistéàl’interrogatoired’ungénocidairedansunegendarmerie.L’homme,quineniaitrien,seréfugiaitderrièrel’habituel«J’aiagisurordredubourgmestre».Ilavaitperdusesdeuxoreillesaucoursd’unearrestationmouvementéeetcelalerendaitsigrotesqueetpitoyablequec’enétaitinsupportable.Pourquoi,mesuis-jedit,nepasraccorderledestindecepauvrediableàceluideBagosora,deNahimanaoudel’undeces«cerveaux»dugénocideexfiltrésduRwandaparl’opérationTurquoise?J’aiégalementrenoncéàceprojet.Lehasardcontinuaitcependantàgratifierchaquejourletexteàvenird’undiscretclind’œil.Envoiciunexempleparmitantd’autres…Undimanchematin,nousassistonsàunecérémonied’exhumationderestesdevictimessurlacollinedeNyanza.Noussommesperdusdanslafoulequivaetvient.Deuxfemmespassentprèsdemoietj’entendsl’unedireàsacompagne:«C’esticiquenotreCorneliusestresté.»Jenesavaispasencorequelromanj’allaisécriremaisj’aiaussitôtpenséquequoiqu’ilarrivesonpersonnageprincipals’appelleraitCornelius.Toutefois,c’estlorsd’unerencontredenotregroupeavecl’associationderescapées«Pro-Femmes/TweseHamwe»quej’aiétéleplusvivementimpressionné.Cejour-là,unedessurvivantesexpliqueaveccalmepourquoisacolèreestrestéeintacte:«Depuis1959,déclare-t-elle,chaquefoisqu’ilyaunmassacre,lemêmehomme,undenosvoisins,s’estdirectementdirigéversnotremaisonavecsesfilspourtuertousceuxquis’ytrouvaient.En1994,ilssontrevenusetjesuislaseuleàleuravoiréchappé,ilnemeresteplusaucunparentaumonde.L’hommeaétéjetéenprisonaprèslegénocidepuislegouvernementl’alibérédufaitdesongrandâge.Chaquematinquandjevaisautravail,jelevoisassissurleseuildesamaisonetilmesuitduregardjusqu’àcequejedisparaisseaucoindelarue.»Lorsquelajeunefemmearriveàlafindesonpropos,savoixparaîttoujoursaussisereinemaisonsentquecetteévocationvientderéveillerbrutalementdanssoncœurunesourdecolèreetmêmedelahaineetellelanceendétachantbiensesmots,leregardunpeufou,ledoigtpointésursapoitrine:«Etonveutque,moi,jepardonne…?»Cette
dernièrequestion,ellesemblaitd’ailleursplusselaposeràelle-mêmequ’àl’assistance.C’étaitlerécitidéal,confrontantd’uncarnageàl’autrebourreauxetvictimesquisetrouvaientêtre,desurcroît,desvoisinsdelonguedate.S’iln’ainspiréqu’unchapitredemonlivre–larencontreentreFaustinGasanaetsonpère–c’estquedenombreusesautreshistoiresavaientpareillementsuscitémonintérêtetquejetenaisàlesintégrertoutes,d’unefaçonoud’uneautre,àMurambi,lelivredesossements.Lastructureéclatéeduromans’expliqued’ailleursparcedésirdedonneràvoiroupressentirunemyriadededestinsindividuelspendantlegénocide.PartiauRwanda«pardevoirdemémoire»,jen’aivouluabandonnerpersonnesurleborddelaroute.J’avaisdécouvert,cheminfaisant,ceciquim’aparufondamental:siungénocideaussispectaculairequeceluidesTutsiduRwandaimpliquedesmasseshurlantesd’hommesetdefemmesprisaupièged’unepaniquecollectivesansnom,chacunn’entend,dansceformidablechambardement,quelesbattementsdesoncœur,dansunesoudaineetaffreuseproximitéavecsapropremort.Ilfallaitaussidirecettesolitudedesêtreslivrésàeux-mêmes,parfoisbienpluseffroyable,àyregarderdeplusprès,quelasanglantepagaillealentour.Sij’aiendéfinitivechoisil’histoirequel’onvientdelire,c’estparcequejedoisuneautreleçon,toutaussiessentielle,auRwanda:lecrimedegénocideestcommisparlespèresmaisilestexpiéparlesfils…Nousavonscertesétéexposésauxmêmestentationsromanesques–commeenattestelaprésencedanslaplupartdenostextesdeTheresaMukandori,lasuppliciéedeNyamata,parailleursunedesfigurescentralesdelaPhalènedescollinesdeKoulsyLamko–maislebutdel’opérationn’étaitheureusementpaslarédactiond’unouvragecollectif.Nousn’aurionssûrementjamaisréussiàenécrirelapremièreligne,carlacréationromanesqueesttoutcequ’onveut,saufuntravaild’équipe.Ellel’estsipeuquetrèsvitechacundenouss’estspontanémenttracésesitinérairespersonnelsdansKigali.Nousappelionsd’ailleurscecréneau,enaccordaveclesorganisateurs,nos«plagesindividuelles»etellessesonttrèsviteentièrementsubstituéesauxactivitésdegroupe.C’estenévoluantensolitairequej’aicroisésurmaroutedeuxêtresd’exception,JeanneK.etlevieilApollinaire.Murambi,lelivredesossementsdoitbeaucoupplusànoslonguesheuresdeconversation,dansunemaisonquasidéserte–deKimihurura,simessouvenirssontexacts–qu’àlalecturedestravauxderechercheouauvisionnagedesdocumentairesmisànotredisposition.JeanneetApollinairem’ontservidemodèlespourlespersonnagesdeJessicaet
Siméonetjeleursaisgrédem’avoirfaitentrevoircettepetitelueurd’espoirsansquoiaucunromannesemblepouvoirêtreécrit.Vécue différemment, l’expérience rwandaise nous a naturellementmarqués defaçondifférente.LecasleplusfrappantestceluideKoulsyLamko.Alorsqu’ilétaitsupposéséjournerauRwanda,commenoustous,dejuilletàseptembre1998,ilyestrestéjusqu’en2002.L’auteurtchadiennesavaitaudépartnicombiendetempsilallaitvivreauRwandanicequ’ilallaitexactementyfaire.Ilnesavaitmêmepasqu’ilseraitamenéàprendreunedécisionaussilourdedeconséquencespourlui-même.Ils’estjusteditaprèshuitsemaines:«Jenepeuxpasêtrevenudanscepays,yavoirvutoutecetteabominationpuisécrireunlivreetretourneràmesaffairescommesiderienn’était.»Malgrélesoutienmoraletinstitutionneld’amisrwandaistelsqueledocteurÉmileRwamasirabo,recteuràl’époquedel’universiténationaleduRwandaàButare,etsonépouseAliceKarekezi,juristeetmilitante,cesquatreannéesnefurentpastoujoursfaciles.KoulsyLamkolesaconsacréesàfaireécloredumieuxqu’ilpouvaitlepotentieldecréativitédesjeunesdeButare,enparticulierdansledomainethéâtralquisetrouveêtre,parailleurs,saspécialitéacadémique.Deceprolongementinattendude«Rwanda:écrirepardevoirdemémoire»estnéenseptembre1999le«CentreuniversitairedesArts»,officiellementintégrédepuis2001aucursusdesétudiantsenLettresdeButare.Cen’estsûrementpasunhasardsileprofesseurJean-MarieKayishemaaacceptéd’enassurerladirection.Universitaireetdramaturge,Kayishemaesteneffetdeceuxquivoientdansledéficitdereprésentationsymboliquedelasociétérwandaise–brutalementprivéedesesrepèresspirituelsparuneévangélisationdetypeintégriste–unedescausesprofondesdugénocide.Àpartird’untelconstat,denombreusesactivitésartistiquessesontdéployéesaufildesansdanslecadredu«CentredesArts».Unetrouped’unevingtainedebatteusesdetambours–lechiffrepeutallerjusqu’àunecentaineencertainesoccasions–dénommée«IngomaNshiye»,aainsivulejourgrâceàcettestructure.Ils’agitlà,soitditenpassant,d’unerupturemajeureavecl’ordreancienpuisquedansleRwandad’autrefoisseulsleshommesavaientledroitdejouerdutambour…Cen’estpastout,cardeMexicooùilvitdepuisquelquesannées,KoulsyLamkoacoordonné–avecPalmiraTelésforoCruzetmoi-même–unouvragecollectifconsacréànotrerésidencede1998.Paruenjanvier2010sousletitreGenocidiodelosTutsisdeRuanda:lamemoriaencamino,ilest,suruntelsujet,leseuldisponibleenlangueespagnole.Sonutilitéetsonurgencenefontaucundoute
tantlespeuplesd’AmériqueduSudetd’Afrique,égalementéprouvésparuneconquêtebarbare,ontperdul’habitudedeseparler,surtoutdepuislafindelaguerrefroide.Deuxautresauteursdenotregroupe–AbdourahmaneWaberietVéroniqueTadjo–ontapportéleurcontributionàGenocidiodelosTutsisdeRuanda:lamemoriaencamino.Encoreunepreuve,s’ilenétaitbesoin,delaquasi-impossibilitédesortirindemnedel’expériencerwandaise.Ensomme,àlalancinantequestiondelalégitimitéd’unemiseenfictiondugénocide–questionquelesautoritésdeKigaliontétélespremièresànousposer,quoiquedemanièreoblique–KoulsyLamkoadonnéuneréponsebienàlui:«Oui,onpeutécrireunromansurlegénocidedesTutsi,àconditiondenepass’enteniràcela.»LesouvragesdeJosiasSemujanga,YolandeMukagasana,etBenjaminSehene,entreautres,m’ontaidéàmieuxcomprendreledramerwandaisaumomentoùj’écrivaislemien.Celadit,lesrésidentsdeNyamiramboontétéparmilespremiersnon-RwandaisàtravaillersurlegénocidedesTutsi.Àl’époqueeneffetlecinéma,lethéâtre,lachorégraphie,lesartsplastiquesetlalittératuren’enavaientpasencorefaitundeleurssujetsdeprédilection.LasituationatoutefoisbienchangédepuislejouroùnousavonsprisnosquartiersàLaMise.DesmillionsdepersonnesontainsivuSometimesinApril,HôtelRwandaetlestrèsnombreuxdocumentairesetfilmsdefictionconsacrésaugénocidedesTutsi;siRwanda94,duGroupov,estunspectacleparticulièrementambitieuxetréussi,onnecomptepluslespiècesdethéâtreinspiréesparcethème;lesartistesBruceClarkeetKofiSetordjisesontfocaliséssurlesCent-JoursduRwandaetFagaala,deschorégraphesGermaineAcognyetKotaYamazaki,estuneadaptationdeMurambi,lelivredesossements.Aprèsavoircouvertlatragédie,desjournalistestelsquePhilipGourevitch,Jean-FrançoisDupaquier,PatrickdeSaint-ExupéryetColetteBraeckmanysontrevenusdansdesouvragescomplétantadmirablementceuxdeshistoriensdemétier.Maisl’essentieldutravailaétéfaitetcontinuedel’êtreparlesRwandaiseux-mêmesquin’ontsouventpuprendrelaparolequ’auboutd’unepériodededeuilplusoumoinslongue.C’estlecasd’AnnickKayitesi,RévérienRurangwa,ScholastiqueMukasongaetEstherMujawayo.Ilsuffitdecomparerlespremièrescélébrationsdel’anniversairedugénocideàcellesd’aujourd’huipourserendrecomptequ’ilyadésormaisunebienmeilleureconnaissancedesesmécanismesetinfinimentplusdecompassion
poursesvictimes.Cettericheproductionscientifiqueetlittéraireyestpourbeaucoup.Onn’enestqueplussidéréparl’absencequasitotaledesintellectuelsafricainsdanstouteslesbibliographiesrelativesaugénocide.Cetétatdefaitpeutcertess’expliquerenpartieparladifficultédesefairepubliertantàl’intérieurqu’endehorsducontinent.Maiscesilences’étendàtouslesconflitsetilestrarequedansunpaysafricainlesjournalistesetleschercheurssesententtenusd’aiderleursconcitoyensàsavoircequis’estexactementpasséàunmomentdonnéenunlieuparticulier.Combiend’entrenousparexemple,mêmeparmilespluséduqués,sontenmesurededire,neserait-cequesommairement,quellesontétélesforcesenprésencedanslesguerrescivilesduLiberia,duCongo-BrazzavilleetdeSierraLeone?ÀMonroviaetàFreetown,desseigneursdelaguerreontfaitcouperdesmainsetdestêtes,lapaixestrevenueunjouretpuisc’esttout…DemêmeauRwanda,despoliticiensàl’intelligencelimitéeontditàleurspartisans:«Prenezvosmachettes,allezsurlescollines,allezparlesruesdesvillesettueztousnosennemis,tuez-lesjusqu’auderniermaisveillezàcequ’ilssouffrentmillemortsavantdemourir!»et,àpartlessurvivantsetquelquesraresauteursdespaysvoisinsduRwanda,toutel’informationdisponible–parfoisprécieuse,souventtendancieuse–provientdechercheurs,activistespolitiques,humanitairesetjournalistesoccidentaux.C’estunegraveanomalieetleméritede«Rwanda:écrirepardevoirdemémoire»aétédefaireentendre,trèsloindelarégiondesGrandsLacs,quelquesvoixafricaines.ChaquecauserieautourdeMurambi,lelivredesossementsm’adonnél’occasiondevérifieràquelpointtouteentreprised’exterminationestenrésonnanceavecd’autresexpérienceshistoriques,apriorisanslienparticulieravecelle.Dansmoncas,legénocidedesTutsirenvoyaitàuncertainpassécolonial.JemesuisdonctoutnaturellementfocalisésurlerôledelaFranceauRwanda,etNégrophobie,co-écritavecOdileTobneretFrançois-XavierVerschave,estlasuitelogiquedel’équipéerwandaise.L’ouvrageestnéduconstatqueleracismeordinaire,fermentdelapolitiquecolonialedelaFrance,reste,undemi-siècleaprèsles«Indépendances»,aucœurdesapolitiqueafricaine.Lasituationestsansdoutemêmeplusgravequ’onnelepense,carlesexemplesdeMadagascar,dupaysbamilékéoudel’AlgériemontrentbienquelaFranceacommisplusdemassacrespournepasquitterl’Afriquequepourlaconquérir.Etautempsdelaguerrefroide,chaquefoisqu’elleapudécolonisersansaccorderlaliberté,ellel’afait,notammentenplaçantseslaquaisàlatêtedesnouveauxÉtatsetenlesymaintenant,àchaquesoulèvementpopulaire,par
uneinterventionarmée.Leplussurprenant,c’estquedetelsagissementsnel’ontjamaisempêchéedeseprésentercomme«lapatriedesdroitsdel’homme».Ena-t-elleéprouvéaumoinsquelqueembarras?Mêmepas.Dansundocumentairerécent,JacquesFoccartetquelqueshommesclésdesesréseauxdonnentàlireaugrandpublic,entoutesérénité,lesmécanismesdelaFrançafrique.Ausoirdeleurvie,cesancienshautsfonctionnairesreviennent,lesourireauxlèvresetunverredecognacàlamain,surcinquanteansdecoupstordus.Oui,Moumié,ilétaitpasmalaudébutpuisils’estmisàfairelemalin,alorsjel’aifaitempoisonneràGenèveparunfauxjournaliste.LaGuinée?J’yaidéversédesmilliardsdefauxbilletsdebanquepourdéstabiliserSékouTouréet,soitditsansmevanter,l’opérationaétéunsuccèséclatant.Toutypasse:lesputschscoususmain,lesinterventionsmilitairestousazimutsetlepillageparElfdesressourcespétrolièresduGabonetduCongopourgarantir,selonlahautevisiongaullienne,l’indépendancedelaFrancevis-à-visdesdeuxgrandespuissancesdel’époque.LeGabonetleCongogarantsdel’indépendancedelaFrance:çan’estpasbeau,ça,quandmême?LeshéritiersdesLumièresquel’onentenddanscefilmontsipeuderemordsquel’onadumalàcroirequ’ilssontentrainderaconterladestruction,systématiqueettrèscoûteuseenvieshumaines,depayspauvres.IlsnedisentcependantrienquelesFrançaisn’aientdéjàluouentendu.Enfaits’ilssontpassésaussifacilementauxaveux,c’estqu’ilssaventqueleurssupposéesactionssecrètessontenfaitdepuislongtempsunsecretdePolichinelle.Ets’ilsnecraignentpasd’êtreregardésdetraversparleursvoisins,c’estenraisondespréjugéstenacesduFrançaismoyensurl’Afrique.Quoiqu’ilsaientpufairedemalsurcecontinent,celanecomptepasvraiment.Cettecertitudequ’ellepeuttoujourstoutsepermettrechezsesobligésduprécarréafricainaperdulaFranceauRwanda.Pours’yêtrecomportéecommeellel’auraitfaitauTchadouauCameroun,elledoitgéreraujourd’huiuneinfamanteaccusationdecomplicitéavecleHutuPower.LemotdeMitterrand(«Danscespays-là,ungénocidecen’estpastropimportant»)reposesuruneidéevieillecommelaFrançafrique,àsavoirquelamauvaiseréputationdel’Afriquepermettratoujours,encasdenécessité,dejouersurlesréflexesnégrophobesdel’opinion.Jeand’OrmessonétaitdoncconscientdenecouriraucunrisqueeninsultantdansLeFigarolittérairelesvictimesd’ungénocideoùiln’avu,aprèsunbrefséjourauRwandaenjuin1994,que«desmassacresgrandiosesdansdespaysagessublimes».«Génocidesansimportance»?«Massacresgrandioses»?Jenesaismêmepascommentonfait,denosjours,pourtenirdesproposaussirépugnants.Maisla
mémoired’ungénocideestunemémoireparadoxale:plusletempspasse,moinsonoublieet,dèsavril1998,JacquesJulliardavertissaitdanssachroniqueduNouvelObservateur:«[…]Seposeraunjour,n’endoutonspas,laquestiondelaresponsabilitédelaFrance,FrançoisMitterrandétantprésidentdelaRépublique,danslegénocidedesTutsiduRwandaen1994.LaFrancen’apascommislecrime,maiselleaarmélebrasdefuturstueursquinecachaientpasleursintentions.»Ceprocès-làattendcertestoujoursd’êtreinstruitmaismêmesiMitterrandcontinueàpasserpourungrandamoureuxdugenrehumain,lesmentalitésontsensiblementévoluéenFranceàproposduRwandadepuisletempsoù,presqueseulscontretous,MehdiBâ,PatrickdeSaint-ExupéryetFrançois-XavierVerschaves’indignaientdusoutiendeParisauxtueursdeKigali.Lestravauxdescommissionsd’enquêteetceuxdeshistoriensainsiquelesauditionsduTribunalpénalinternationalontfavorisécechangementenrendantdisponibletoutel’informationnécessaire.Grâceàcetteabondantedocumentationexploitéeparlesspécialistes,ledébatsurlacomplicitédegénocidedel’Étatfrançaiss’estdéplacéduterraindelaspéculationpureversceluidesfaits.Sansl’avoirprévu,Pariss’esttrouvéobligéderenonceràsonsystèmededéfensehabituel.Dujouraulendemain,iln’aplusétépossibledejouerlesfauxnaïfsàl’instardeMitterrands’écriantàBiarritz:«QuepeutbienfairelaFrancequanddeschefsafricainsdécidentderéglerleursproblèmesàlamachette?»Lesaccusationssontdevenuessiprécisesqu’onestobligéd’yrépondrepointparpoint.Ilaainsifallus’expliquer,entreautres,surlalivraisond’armes,enviolationdel’embargodel’ONU,augouvernementrwandaisaumomentmêmeoùlepaysétaitjonchédecentainesdemilliersdecadavres;descurieuxontégalementvoulusavoirpourquoilemêmegouvernementgénocidaireaétéconstituéaudébutd’avril1994dansleslocauxdel’ambassadedeFranceàKigali,souslasupervisiondumaîtredecéans,Jean-MichelMarlaud.L’entraînementdemilicesdetueursparl’arméefrançaiseaelleaussisuscitédelégitimesinterrogations.LesréponsesdeParisàcesgriefsn’ontconvaincupersonneet,mêmesiaufondcelanechangerienpoureux,lescitoyensfrançaissaventdésormaisqueleurpaysaétéunacteurimportantduderniergénocideduXXesiècle.Çan’estpasrien.Ungénocide,c’estlecrimeabsoluetilestplusquedéshonorantd’êtreassociéàceuxquiontplanifiéetmisenœuvrel’exterminationdesTutsiduRwanda.C’estsansdoutepourcetteraisonquetantd’universitairesetd’hommespolitiquesfrançaissesontretrouvésenpremièrelignepournierdemilleetune
manièrescegénocide.Iln’yapasdefuméesansfeuetcetacharnementcontreunpetitpaysoùlaFrancen’aprispiedqu’en1973,parledelui-même.Ilnefautdurestepasoublierquel’unedesparticularitésdugénocidedesTutsi,c’estqu’ilafaitl’objetd’unesortedenégationuniverselleaumomentmêmeoùilétaitentraindeseperpétrer.Certainesofficines«spécialisées»prochesdel’Élyséen’enontd’ailleurspasattendulafinpourinciterlesmédiasàprésenterPaulKagamécommelechefdes«Khmersnoirs».Cetaudacieuxcoupdepokersémantiqueaéchouémaisonn’apasrenoncépourautantàdiaboliserleprésidentrwandais.Celasefaitaussibienparl’omissionqueparlacalomnie.C’estainsiquelesperformanceséconomiquesduRwanda,queWaberivientderappelerdansunelivraisonspécialeduCourrierinternational,sontsystématiquementpasséessoussilence.Ellestémoignentsurtoutdelacapacitéderésilienced’unpaysassezconfiantenlui-mêmepourabolirle25juillet2007lapeinedemort.Decelanonplusonn’aguèreparlé.Pourtantunetellemesure,importantepartout,aunechargesymboliqueparticulièrementforteauRwanda…NepouvanttoutdemêmepasimputeràKagamélaboucherieorchestréeparleHutuPower,onl’aaccuséd’avoirenquelquesorteprovoquéBagosoraetCieenattentantàlaviedeJuvénalHabyarimana…LejugeBruguièreyestallédesonmandatd’arrêtinternationalcontreKagaméetsesproches.Oncroyaitlejugeauservicedelajustice:ehbien,ilétaittoutbêtementauservicedesonpays.WikiLeaksvienteneffetdenousapprendrequeleditmandatd’arrêtaétéconcoctéenparfaiteintelligenceavecl’ÉlyséedutempsdeChirac…Detoutefaçon,l’affaires’étaitdégonfléebienavantcesrévélations,touslestémoinsbricolésparBruguières’étantdésistésl’unaprèsl’autre,commel’ontduresterapportélesquotidiensLibérationetLeMondeàlafindel’année2006.L’objectifd’intimiderKagaméetdelemainteniren«résidencesurveillée»danssonproprepaysn’apasétéatteintpuisqu’iln’ajamaisautantvoyagéquecesderniersmois.Finalement,c’estNicolasSarkozylui-mêmequis’estrendule25février2010àKigali.Au-delàdesregretsqu’ilyaformulésduboutdeslèvres,cebrefséjourd’unchefd’Étatfrançaissurlesolrwandaisétait,enlui-même,unenterrementdepremièreclassepourledossierBruguière.Onnesecompromettoutdemêmepasavecunprésident-paria,surtoutaprèsqu’ilarompulesrelationsdiplomatiquesavecvotrepaysetmultipliépendantdesannéeslesgestesdedéfiance.Lerapportdel’ONUsurleCongon’apasnonplusréussiàdonneràlathéoriedudoublegénocidelesecondsouffleespéréparcertains.Ilauraitfallupourcela
quesesauteursrépondentàunequestiontrèssimple,qu’ilssecontententdesouleveraupassage:pourquoileFPRs’est-ildonnétantdemalpourrapatrierlesréfugiéshutuduCongoauRwanda,dontilsconstituentaujourd’huilamajoritédelapopulation?Commel’ontsoulignénombred’observateurs,cen’estpasainsiquel’onsecomporteavecceuxquel’onveutexterminer.Quel’onapprécieKagaméoupasimportepeu,finalement.C’estdugénocidedesTutsiquel’onparleetc’estleFPRquiyamisfin.Etilseraitabsurded’attendredupeuplerwandaisqu’ill’oubliedujouraulendemainauprétextequ’ilseraittempsdetournerlapage.Onrapportequelorsdeleurtête-à-têteenmarged’unsommetàLisbonne,SarkozyaavertiKagaméqu’ilnesauraittolérer,«pourl’honneurdelaFrance»,l’accusationdecomplicitédegénocide.Àquoileleaderrwandaisauraitrépondusuruntontrèsposé:«Monsieurleprésident,connaissez-vousunpayssanshonneur?»Cetéchangen’indiquepasseulementdequelcôtésetrouvelasupérioritémorale,ilestaussiunsignedestemps.PourlaFrancequin’ajamaiseubesoinderiennieràproposdesapolitiqueafricaine,lanécessitéd’activersesrelaisintellectuelsoccultespourélaborerundiscoursnégationnisteest,ensoi,unehumiliation.Ilestdifficilededirequelsortl’avenirvaréserverauprojetdeKagamépourleRwandamaisonauraittortdesous-estimersonméprisetceluid’unnombrecroissantdedirigeantsafricainspourleséternelsdonneursdeleçons.L’Europen’impressionnepluspersonneet,envérité,nullepartaumondesonhégémonienevadésormaisdesoi.Ellen’aplusunaccèsquasiillimitéauxressourcesdesnationsd’AmériqueduSudetd’Asieetsil’Afriquerestesonultimeréservoirdematièrespremières–sonbâtondevieillessepourainsidire–toutporteàcroirequelasituationpourraitchangerplusrapidementqu’onnesel’imagine.Jenepensaisàriendetoutcelaenembarquantilyatreizeanssurunvold’EthiopianAirlinespourKigali.JesuisalléauRwandapourécrireunromanmaisl’histoirem’yarattrapé.Cetteirruptiondeplusieursauteursdansunmêmepayspourdessinerleursfables,deuxmoisdurant,sursoncorpsmeurtri,n’estpasseulementuneexpériencelittérairesansprécédent,elleaaussiétélepassageàl’actedontrêveensecrettoutartiste.Eneffet,mêmes’ilsméprisentsouventlespoliticiens,lescréateursenvientleurénergieetleurcapacitéàinfluerdirectementsurl’existencedeleurssemblables.L’occasiond’uneaussiforteadhésionauréelnenousavaitjamaisétéofferteavant«Rwanda:écrirepardevoirdemémoire»etnousavonsbeaucoupappréciédepouvoirenfinfaire,ausenspropre,œuvreutile.Lanostalgies’enestmêlée,bienentendu,parlasuite.
Lorsdudixièmeanniversairedu«CentreuniversitairedesArts»,enfévrier2010,nousavonsdécidé,KoulsyLamkoetmoi-même,deretourneràLaMiseHôtel.Koulsydevaitm’interviewerpourFeedingroots,ledocumentairesurleRwandaqu’ilétaitentraindetourneràl’époqueet,pourcetenregistrement,aucunendroitnepouvaitêtreplusindiquéquenotreancienne«base»deKigali.Seulementvoilà:nousn’yavonspastrouvéSpeciose,lapatronneauxyeuxvifsetrieurs,accoudéeaucomptoir.Enfait,iln’yavaitmêmeplusdecomptoir,carl’aubergedeNyamirambon’existetoutsimplementplus.Noschambresdupremierétagesontdevenuesdesbureauxetlebar-restaurantdurez-de-chausséeunsalondecoiffure.Lapropriétaire,uneCongolaisedeKinshasa,nousagentimentlaissésprendredesimagesmaiscetteMiseHôtel-làn’étaitassurémentpluslanôtre.Ilyavaitpresquedequoisesentirtrahi.Maisétions-nousencorelesmêmes,Koulsyetmoi?Certainementpas.NotreséjourunedécennieplustôtencelieuavaitfaitdenousdeuxlesmeilleursamisdelaTerre,maisaussidechacundenousunêtrecomplètementdifférent.Jemesuissurpriscejour-lààpenserquesinousnousavisionsderefairel’opération«Rwanda:écrirepardevoirdemémoire»,noslivresn’auraientsansdouterienàvoiravecceuxquiontétépubliésàl’issuedelarésidencede1998.Jesupposequ’ilmanqueraitaumienledésir,jadissifort,defaireressentiraulecteurlechocetl’effarementdeladécouverted’unehorreurdéfiantl’imagination,auproprecommeaufiguré.L’aventurerestecependantirremplaçablenonpaspourdesraisonslittérairesmaisparcequeleslivresquiensontissusontcontribuéàrendrejustice,sipeuquecesoit,auxvictimesdugénocide.C’estpourlerappelerquej’aitenuàajouterunepostfaceàcettenouvelleéditiondeMurambi,lelivredesossements.J’aivouluaussirester,parcebiais,endialogueavecdeslecteursquim’écriventencore,onzeansaprèslaparutionduroman.L’unedeceslettres,reçueennovembredernierdeGiusyM.,uneuniversitaireromaine,montrequecettefois-ciaumoinsnousn’avonspasécritenvain:«Pendantdesannées,avoue-t-elle,j’aiénormémentsouffertdecequiestarrivéauRwandasansjamaisréussiràmesentirquoiquecesoitdecommunavecsesacteurs,bourreauxetvictimesconfondus.Pourmoitoutcelasepassaitdansunmondelointainetinconnu,dansunmondequim’étaittotalementétranger.Grâceàlalecturedesœuvresdefictionsurlegénocide,cesRwandaismesontdevenuspeuàpeuaussifamiliersquemesvoisinsdepalieretaujourd’huijesaisquerien,absolumentrien,nemedifférencied’eux.Jesuiseuxetilssontmoi,c’esttout.»
Ilrestecertesbienducheminàfairepourquesoitprisepartouslamesuredelatragédiede1994maisquandunelectrice,loinduRwanda,réhumaniseainsilesvictimesens’identifiantàelles,onpeutparlerd’unerassurantevictoirecontrelestueurs.Ledevoirdemémoireestavanttoutunefaçond’opposerunprojetdevieauprojetd’anéantissementdesgénocidairesetleromancieryasonmotàdire.Ilneserttoutefoisàriendeluiprêterl’ambitiondesouleverdesmontagnesavecsesseuleschimères.Ilestenvéritéplusmodeste:savoirqu’ilajustefait«unpeudebien»suffitsouventàsonbonheur.
BoubacarBorisDiop,février2011.
REMERCIEMENTS
Ceromanavulejourgrâceàl’initiativepriseparFest’Africa,animéparMaïmounaCoulibalyetNockyDjedanoum,d’impliquerunedizained’écrivainsafricainsdanslaréflexionsurlegénocidede1994auRwanda.ProduiteparlegouvernementrwandaisetlaFondationdeFrancedanslecadredesonprogramme,elleapermisauxauteursdeséjournersurplacependantdeuxmois.Danslaphased’élaborationdutexte,ProHelvetia,fondationsuissepourlaculture,m’aétéd’unprécieuxconcoursenm’accordantunerésidenced’écrituredesixmoisenArgovieetdansleTessin.Quetousensoientsincèrementremerciés.Lesnombreuxouvragesetdocumentsdisponiblessurlesujetm’ontaidéàmieuxcernerlestémoignagesdesvictimeset,parfois,desbourreaux.Magratitudevaaussiauxauteursdecestextes,maistoutparticulièrementauxRwandaisdetoutesconditionsquiontacceptédemeparlerdeschosesépouvantablesqu’ilsavaientvuesetvécues.Beaucoupd’entreeuxtrouvaientpourlapremièrefoislaforcedelefaire.J’espèren’avoirpastrahileurssouffrances.
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