Musset Poesies Nouvelles

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Musset Poesies Nouvelles

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  • Posies nouvelles

    Alfred de Musset

    Publication: 1850Source : Livres & Ebooks

  • Chapitre 1

    I

    Regrettez-vous le temps o le ciel sur la terre Marchait et respirait dans unpeuple de dieux ; O Vnus Astart, fille de londe amre, Secouait, vierge encor,les larmes de sa mre, Et fcondait le monde en tordant ses cheveux ? Regrettez-vous le temps o les Nymphes lascives Ondoyaient au soleil parmi les fleurs deseaux, Et dun clat de rire agaaient sur les rives Les Faunes indolents couchsdans les roseaux ? O les sources tremblaient des baisers de Narcisse ? O, du nordau midi, sur la cration Hercule promenait lternelle justice, Sous son manteausanglant, taill dans un lion ; O les Sylvains moqueurs, dans lcorce des chnesAvec les rameaux verts se balanaient au vent, Et sifflaient dans lcho la chansondu passant ; O tout tait divin, jusquaux douleurs humaines ; O le monde ado-rait ce quil tue aujourdhui ; O quatre mille dieux navaient pas un athe ; O touttait heureux, except Promthe, Frre an de Satan, qui tomba comme lui ? - Etquand tout fut chang, le ciel, la terre et lhomme, Quand le berceau du monde endevint le cercueil, Quand louragan du Nord sur les dbris de Rome De sa sombreavalanche tendit le linceul, -

    Regrettez-vous le temps o dun sicle barbare Naquit un sicle dor, plus fertileet plus beau ? O le vieil univers fendit avec Lazare De son front rajeuni la pierre dutombeau ? Regrettez-vous le temps o nos vieilles romances Ouvraient leurs ailesdor vers leur monde enchant ? O tous nos monuments et toutes nos croyancesPortaient le manteau blanc de leur virginit ? O, sous la main du Christ, tout ve-nait de renatre ? O le palais du prince, et la maison du prtre, Portant la mmecroix sur leur front radieux, Sortaient de la montagne en regardant les cieux ? OCologne et Strasbourg, Notre-Dame et Saint-Pierre, Sagenouillant au loin dansleurs robes de pierre, Sur lorgue universel des peuples prosterns Entonnaientlhosanna des sicles nouveau-ns ? Le temps o se faisait tout ce qua dit lhis-

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  • toire ; O sur les saints autels les crucifix divoire Ouvraient des bras sans tache etblancs comme le lait ; O la Vie tait jeune, - o la Mort esprait ?

    Christ ! je ne suis pas de ceux que la prire Dans tes temples muets amne pas tremblants ; Je ne suis pas de ceux qui vont ton Calvaire, En se frappantle cur, baiser tes pieds sanglants ; Et je reste debout sous tes sacrs portiques,Quand ton peuple fidle, autour des noirs arceaux, Se courbe en murmurant sousle vent des cantiques, Comme au souffle du nord un peuple de roseaux. Je ne croispas, Christ ! ta parole sainte : Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.Dun sicle sans espoir nat un sicle sans crainte ; Les comtes du ntre ont d-peupl les cieux. Maintenant le hasard promne au sein des ombres De leurs illu-sions les mondes rveills ; Lesprit des temps passs, errant sur leurs dcombres,Jette au gouffre ternel tes anges mutils. Les clous du Golgotha te soutiennent peine ; Sous ton divin tombeau le sol sest drob : Ta gloire est morte, Christ ! etsur nos croix dbne Ton cadavre cleste en poussire est tomb !

    Eh bien ! quil soit permis den baiser la poussire Au moins crdule enfant dece sicle sans foi, Et de pleurer, Christ ! sur cette froide terre Qui vivait de ta mort,et qui mourra sans toi ! Oh ! maintenant, mon Dieu, qui lui rendra la vie ? Du pluspur de ton sang tu lavais rajeunie ; Jsus, ce que tu fis, qui jamais le fera ? Nous,vieillards ns dhier, qui nous rajeunira ? Nous sommes aussi vieux quau jour deta naissance. Nous attendons autant, nous avons plus perdu. Plus livide et plusfroid, dans son cercueil immense Pour la seconde fois Lazare est tendu. O doncest le Sauveur pour entrouvrir nos tombes ? O donc le vieux saint Paul haran-guant les Romains, Suspendant tout un peuple ses haillons divins ? O donc estle Cnacle ? o donc les Catacombes ? Avec qui marche donc laurole de feu ? Surquels pieds tombez-vous, parfums de Madeleine ? O donc vibre dans lair unevoix plus quhumaine ? Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ? La Terre estaussi vieille, aussi dgnre, Elle branle une tte aussi dsespre Que lorsqueJean parut sur le sable des mers, Et que la moribonde, sa parole sainte, Tres-saillant tout coup comme une femme enceinte, Sentit bondir en elle un nouvelunivers. Les jours sont revenus de Claude et de Tibre ; Tout ici, comme alors, estmort avec le temps, Et Saturne est au bout du sang de ses enfants ; Mais lesp-rance humaine est lasse dtre mre, Et, le sein tout meurtri davoir tant allait,Elle fait son repos de sa strilit.

    II

    De tous les dbauchs de la ville du monde O le libertinage est meilleur mar-ch, De la plus vieille en vice et de la plus fconde, Je veux dire Paris, - le plus

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  • grand dbauch Etait Jacques Rolla. - jamais, dans les tavernes, Sous les rayonstremblants des blafardes lanternes, Plus indocile enfant ne stait accoud Surune table chaude ou sur un coup de d. Ce ntait pas Rolla qui gouvernait sa vie,Ctaient ses passions ; - il les laissait aller Comme un ptre assoupi regarde leaucouler. Elles vivaient ; - son corps tait lhtellerie O staient attabls ces plesvoyageurs ; Tantt pour y briser les lits et les murailles, Pour sy chercher danslombre, et souvrir les entrailles Comme des cerfs en rut et des gladiateurs ; Tan-tt pour y chanter, en senivrant ensemble, Comme de gais oiseaux quun coupde vent rassemble, Et qui, pour vingt amours, nont quun arbuste en fleurs. Lepre de Rolla, gentilltre imbcile, Lavait fait lever comme un riche hritier, Sanssonger que lui-mme, sa petite ville, Il avait de son bien mang plus de moiti.En sorte que Rolla, par un beau soir dautomne, Se vit dix-neuf ans matre de sapersonne, - Et nayant dans la main ni talent ni mtier. Il et trouv dailleurs touttravail impossible ; Un gagne-pain quelconque, un mtier de valet Soulevait sur salvre un rire inextinguible. Ainsi, mordant mme au peu quil possdait, Il restagrand seigneur tel que Dieu lavait fait.

    Hercule, fatigu de sa tche ternelle, Sassit un jour, dit-on, entre un doublechemin. Il vit la Volupt qui lui tendait la main : Il suivit la Vertu, qui lui semblaplus belle. Aujourdhui rien nest beau, ni le mal ni le bien. Ce nest pas notre tempsqui sarrte et qui doute ; Les sicles, en passant, ont fait leur grande route Entreles deux sentiers, dont il ne reste rien.

    Rolla fit vingt ans ce quavaient fait ses pres. Ce quon voit aux abords dunegrande cit, Ce sont des abattoirs, des murs, des cimetires ; Cest ainsi quen en-trant dans la socit On trouve ses gouts. - La virginit sainte Sy cache tousles yeux sous une triple enceint ; On voile la pudeur, mais la corruption Y baiseen plein soleil la prostitution. Les hommes dans leur sein naccueillent leur sem-blable Que lorsquil a tremp dans le fleuve fangeux Lacier chaste et brlant duglaive redoutable Quil a reu du ciel pour se dfendre deux.

    Jacque tait grand, loyal, intrpide et superbe. Lhabitude, qui fait de la vie unproverbe, Lui donnait la nause. - Heureux ou malheureux, Il ne fit rien commeelle, et garda pour ses dieux Laudace et la fiert, qui sont ses surs anes. Il prittrois bourses dor, et, durant trois annes, Il vcut au soleil sans se douter des lois ;Et jamais fils dAdam, sous la sainte lumire Na, de lest au couchant, promensur la terre Un plus large mpris des peuples et des rois.

    Seul il marchait tout nu dans cette mascarade Quon appelle la vie, en y parlanttout haut, Tel que la robe dor du jeune Alcibiade, Son orgueil indolent, du palais

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  • au ruisseau, Tranait derrire lui comme un royal manteau.

    Ce ntait pour personne un objet de mystre Quil et trois ans vivre et quilmanget son bien. Le monde souriait en le regardant faire, Et lui qui le faisait,disait lordinaire Quil se ferait sauter quand il naurait plus rien.

    Ctait un noble cur, naf comme lenfance, Bon comme la piti, grand commelesprance. Il ne voulut jamais croire sa pauvret. Larmure quil portait nallaitpas sa taille ; Elle tait bonne au plus pour un jour de bataille, Et ce jour-l futcourt comme une nuit dt.

    Lorsque dans le dsert la cavale sauvage, Aprs trois jours de marche, attendun jour dorage Pour boire leau du ciel sur ses palmiers poudreux, Le soleil est deplomb, les palmiers en silence Sous leur ciel embras penchent leurs longs che-veux ; Elle cherche son puits dans le dsert immense, Le soleil la sch ; sur lerocher brlant, Les lions hrisss dorment en grommelant. Elle se sent flchir ;ses narines qui saignent Senfoncent dans le sable, et le sable altr Vient boireavidement son sang dcolor. Alors elle se couche, et ses grands yeux steignent,Et le ple dsert roule sur son enfant Les flots silencieux de son linceul mouvant.

    Elle ne savait pas, lorsque les caravanes Avec leurs chameliers passaient sous lesplatanes, Quelle navait qu suivre et qu baisser le front, Pour trouver Bagdadde fraches curies, Des rteliers dors, des luzernes fleuries, Et des puits dont leciel na jamais vu le fond. Si Dieu nous a tirs tous de la mme fange, Certes, il a dptrir dans une argile trange Et scher aux rayons dun soleil irrit Cet tre, quelquil soit, ou laigle, ou lhirondelle, Qui ne saurait plier ni son cou ni son aile, Etqui na pour tout bien quun mot : la libert.

    III

    Est-ce sur de la neige, ou sur une statue, Que cette lampe dor, dans lombresuspendue, Fait onduler lazur de ce rideau tremblant ? Non, la neige est plus ple,et le marbre est blanc. Cest un enfant qui dort. - Sur ses lvres ouvertes Voltigepar instants un faible et doux soupir ; Un soupir plus lger que ceux des alguesvertes Quand, le soir, sur les mers voltige le zphyr, Et que, sentant flchir ses ailesembaumes Sous les baisers ardents de ses fleurs bien-aimes, Il boit sur ses brasnus les perles des roseaux.

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  • Cest un enfant qui dort sous ces pais rideaux, Un enfant de quinze ans, -presque une jeune femme ; Rien nest encor form dans cet tre charmant. Le pe-tit chrubin qui veille sur son me Doute sil est son frre ou sil est son amant. Seslongs cheveux pars la couvrent tout entire. La croix de son collier repose danssa main, Comme pour tmoigner quelle a fait sa prire, Et quelle va la faire ensveillant demain.

    Elle dort, regardez : - quel front noble et candide ! Partout, comme un lait pursur une onde limpide, Le ciel sur la beaut rpandit la pudeur. Elle dort toute nueet la main sur son cur. Nest-ce pas que la nuit la rend encor plus belle ? Queces molles clarts palpitent autour delle, Comme si, malgr lui, le sombre Espritdu soir Sentait sur ce beau corps frmir son manteau noir ? Les pas silencieux duprtre dans lenceinte Font tressaillir le cur dune terreur moins sainte, vierge !que le bruit de tes soupirs lgers. Regardez cette chambre et ces frais orangers,Ces livres, ce mtier, cette branche bnite Qui se penche en pleurant sur ce vieuxcrucifix ; Ne chercherait-on pas le rouet de Marguerite Dans ce mlancolique etchaste paradis ? Nest-ce pas quil est pur, le sommeil de lenfance ? Que le ciel luidonna sa beaut pour dfense ? Que lamour dune vierge est une pit Commelamour cleste, et quen approchant delle, Dans lair quelle respire on sent fris-sonner laile Du sraphin jaloux qui veille son ct ?

    Si ce nest pas ta mre, ple jeune fille ! Quelle est donc cette femme assise ton chevet, Qui regarde lhorloge et ltre qui ptille, En secouant la tte et dun airinquiet ? Quattend-elle si tard ? - Pour qui, si cest ta mre, Sen va-t-elle entrou-vrir, depuis quelques instants, Ta porte et ton balcon... si ce nest pour ton pre ? Etton pre, Marie, est mort depuis longtemps. Pour qui donc ces flacons, cette tablefumante, Que, de ses propres mains, elle vient de servir ? Pour qui donc ces flam-beaux, et qui donc va venir ?... Qui que ce soit, tu dors, tu nes pas son amante. Lessonges de tes nuits sont plus purs que le jour, Et trop jeunes encor pour te parlerdamour.

    A qui donc ce manteau que cette femme essuie ; Il est couvert de boue et d-gouttant de pluie ; Cest le tien, Maria, cest celui dun enfant. Tes cheveux sontmouills. Tes mains et ton visage Sont devenus vermeils au froid souffle du vent.O donc ten allais-tu par cette nuit dorage ? Cette femme nest pas ta mre, assu-rment.

    Silence ! on a parl. Des femmes inconnues Ont entrouvert la porte, - et dautres,demi-nues, Les cheveux en dsordre et se tranant aux murs, Traversaient en sueur

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  • des corridors obscurs. Une lampe a boug ; - les restes dune orgie, Aux dernireslueurs de sa morne clart, Sont apparus au fond dun boudoir cart. Les verres seheurtaient sur la nappe rougie ; La porte est retornbe au bruit dun rire affreux.Cest une vision, nest-il pas vrai, Marie ? Cest un rve insens qui ma frapp lesyeux. Tout repose, tout dort ; - cette femme est ta mre. Cest le parfum des fleurs,cest une huile lgre Qui baigne tes cheveux, et la chaste rougeur Qui couvre tonbeau front vient du sang de ton cur.

    Silence ! quelquun frappe, - et, sur les dalles sombres Un pas retentissant faittressaillir la nuit. Une lueur tremblante approche avec deux ombres... Cest toi,maigre Rolla ? que viens-tu faire ici ?

    Faust ! ntais-tu pas prt quitter la terre Dans cette nuit dangoisse o lar-change dchu, Sous son manteau de feu, comme une ombre lgre, Temportadans lespace ses pieds suspendu ? Navais-tu pas cri ton dernier anathme, Et,quand tu tressaillis au bruit des chants sacrs, Navais-tu pas frapp, dans ton der-nier blasphme, Ton front sexagnaire tes murs dlabrs ? Oui, le poison trem-blait sur ta lvre livide ; La Mort, qui tescortait dans tes uvres sans nom, Avait tes cts descendu jusquau fond La spirale sans fin de ton long suicide ; Et, tropvieux pour souvrir, ton cur stait bris, Comme un roc, en hiver, par la froidureus. Ton heure tait venue, athe barbe grise ; Larbre de ta science tait dra-cin. Lange exterminateur te vit avec surprise Faire jaillir encor, pour te vendre auDamn, Une goutte de sang de ton bras dcharn. Oh ! sur quel ocan, sur quellegrotte obscure, Sur quel bois dalos et de frais oliviers, Sur quelle neige intacte ausommet des glaciers, Souffle-t-il laurore une brise aussi pure, Un vent dest aussiplein des larmes du printemps, Que celui qui passa sur ta tte blanchie, Quand leciel te donna de ressaisir la vie Au manteau virginal dun enfant de quinze ans ?Quinze ans ! Romo ! lge de Juliette ! Lge o vous vous aimiez ! o le vent dumatin, Sur lchelle de soie, au chant de lalouette, Berait vos longs baisers et vosadieux sans fin ! Quinze ans ! - lge cleste o larbre de la vie, Sous la tide oasisdu dsert embaum, Baigne ses fruits dors de myrrhe et dambroisie, Et, pour f-conder lair comme un palmier dAsie, Na qu jeter au vent son voile parfum !Quinze ans ! - lge o la femme, au jour de sa naissance, Sortit des mains de Dieusi blanche dinnocence, Si riche de beaut, que son pre immortel De ses pha-langes dor en fit lge ternel !

    Oh ! la fleur de lEden, pourquoi las-tu fane, Insouciante enfant, belle Eve auxblonds cheveux ? Tout trahir et tout perdre tait ta destine ; Tu fis ton Dieu mortel,et tu len aimas mieux. Quon te rende le ciel, tu le perdras encore. Tu sais trop bienquailleurs cest toi que lhomme adore ; Avec lui de nouveau tu voudrais texiler,

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  • Pour mourir sur son cur, et pour len consoler ! Rolla considrait dun oeil m-lancolique La belle Marion dormant dans son grand lit ; Je ne sais quoi dhorribleet presque diabolique Le faisait jusquaux os frissonner malgr lui. Marion co-tait cher. - Pour lui payer sa nuit, Il avait dpens sa dernire pistole. Ses amis lesavaient. Lui mme, en arrivant, Il stait pris la main et donn sa parole Que per-sonne, au grand jour, ne le verrait vivant. Trois ans, - les trois plus beaux de la bellejeunesse, - Trois ans de volupt, de dlire et divresse, Allaient svanouir commeun songe lger, Comme le chant lointain dun oiseau passager. Et cette triste nuit,- nuit de mort, - la dernire, - Celle o lagonisant fait encor sa prire, Quand salvre est muette, - o, pour le condamn, Tout est si prs de Dieu, que tout estpardonn, - Il venait la passer chez une fille infme, Lui, chrtien, homme, filsdun homme ! Et cette femme, Cet tre misrable, un brin dherbe, un enfant, Surson cercueil ouvert dormait en lattendant. chaos ternel ! prostituer lenfance !Ne valait-il pas mieux, sur ce lit sans dfense, Balafrer ce beau corps au tranchantdune faux ! Prendre ce cou de neige et lui tordre les os ? Ne valait-il pas mieux luiposer sur la face Un masque de chaux vive avec un gant de fer, Que den faire unruisseau limpide la surface, Rflchissant les fleurs et ltoile qui passe, Et densalir le fond des poisons de lenfer ?

    Oh ! qu elle est belle encor ! quel trsor, nature ! Oh ! quel premier baiser lAmourse prparait ! Quels doux fruits et ports, quand sa fleur sera mre, Cette beautcleste, et quelle flamme pure Sur cette chaste lampe un jour sveillerait !

    Pauvret ! Pauvret ! cest toi la courtisane. Cest toi qui dans ce lit a pouss cetenfant Que la Grce et jet sur lautel de Diane ! Regarde, - elle a pri ce soir ensendormant... Pri ! - Qui donc, grand Dieu ! Cest toi quen cette vie Il faut qudeux genoux elle conjure et prie ; Cest toi qui, chuchotant dans le souffle du vent,Au milieu des sanglots dune insomnie amre, Es venue un beau soir murmurer sa mre : Ta fille est belle et vierge, et tout cela se vend ! Pour aller au sabbat,cest toi qui las lave, Comme on lave les morts pour les mettre au tombeau ; Cesttoi qui, cette nuit, quand elle est arrive, Aux lueurs des clairs, courais sous sonmanteau ! Hlas ! qui peut savoir pour quelle destine, En lui donnant du pain,peut-tre elle tait ne ? Dun tre sans pudeur ce nest pas l le front. Rien dimpurne germait sous cette frache aurore. Pauvre fille ! quinze ans ses sens dormaientencore, Son nom tait Marie, et non pas Marion. Ce qui la dgrade, hlas ! cestla misre, Et non lamour et lor. - Telle que la voil Sous les rideaux honteux de cehideux repaire, Dans cet infme lit, elle donne sa mre, En rentrant au logis, cequelle a gagn l.

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  • Vous ne la plaignez pas, vous, femmes de ce monde ! Vous qui vivez gaiementdans une horreur profonde De tout ce qui nest pas riche et gai comme vous ! Vousne la plaignez pas, vous, mres de familles, Qui poussez les verrous aux portes devos filles, Et cachez un amant sous le lit de lpoux ! Vos amours sont dors, vivantset potiques ; Vous en parlez, du moins, - vous ntes pas publiques. Vous navezjamais vu le spectre de la Faim Soulever en chantant les draps de votre couche, Et,de sa lvre blme effleurant votre bouche, Demander un baiser pour un morceaude pain.

    mon sicle ! est-il vrai que ce quon te voit faire Se soit vu de tout temps ? fleuve imptueux ! Tu portes la mer des cadavres hideux ; Ils flottent en silence, -et cette vieille terre, Qui voit lhumanit vivre et mourir ainsi, Autour de son soleiltournant dans son orbite, Vers son pre immortel nen monte pas plus vite, Pourtcher de latteindre et de sen plaindre lui. Eh bien, lve-toi donc, puisquil enest ainsi, Lve-toi les seins nus, belle prostitue. Le vin coule et ptille, et la brisedu soir Berce tes rideaux blancs dans ton joyeux miroir. Cest une belle nuit, - cestmoi qui lai paye. Le Christ son souper sentit moins de terreur Que je ne sensau mien de gaiet dans le cur. Allons ! vive lamour que livresse accompagne !Que tes baisers brlants sentent le vin dEspagne ! Que lesprit du vertige et desbruyants repas A lange du plaisir nous porte dans ses bras ! Allons ! chantons Bac-chus, lamour et la folie ! Buvons au temps qui passe, la mort, la vie ! Oublionset buvons ; - vive la libert ! Chantons lor et la nuit, la vigne et la beaut !

    IV

    Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire Voltige-t-il encor sur tes os d-charns ? Ton sicle tait, dit-on, trop jeune pour te lire ; Le ntre doit te plaire,et tes hommes sont ns. Il est tomb sur nous, cet difice immense Que de teslarges mains tu sapais nuit et jour. La Mort devait tattendre avec impatience, Pen-dant quatre-vingts ans que tu lui fis ta cour ; Vous devez vous aimer dun infer-nal amour. Ne quittes-tu jamais la couche nuptiale O vous vous embrassez dansles vers du tombeau, Pour ten aller tout seul promener ton front ple Dans unclotre dsert ou dans un vieux chteau ? Que te disent alors tous ces grands corpssans vie, Ces murs silencieux, ces autels dsols, Que pour lternit ton soufflea dpeupls ? Que te disent les croix ? que te dit le Messie ? Oh ! saigne-t-il encor,quand, pour le dclouer, Sur son arbre tremblant, comme une fleur fltrie, Tonspectre dans la nuit revient le secouer ? Crois-tu ta mission dignement accomplie,Et comme lEternel, la cration, Trouves-tu que cest bien, et que ton uvre estbon ? Au festin de mon hte alors je te convie. Tu nas qu te lever ; - quelquunsoupe ce soir Chez qui le Commandeur peut frapper et sasseoir.

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  • Entends-tu soupirer ces enfants qui sembrassent ? On dirait, dans ltreinte oleurs bras nus senlacent, Par une double vie un seul corps anim. Des sanglotsinous, des plaintes oppresses, Ouvrent en frissonnant leurs lvres insenses. Enles baisant au front le Plaisir sest pm. Ils sont jeunes et beaux, et, rien qu lesentendre, Comme un pavillon dor le ciel devrait descendre Regarde ! - ils naimentpas, ils nont jamais aim.

    O les ont-ils appris, ces mots si pleins de charmes, Que la volupt seule, aumilieu de ses larmes, A le droit de rpandre et de balbutier ? femme ! trangeobjet de joie et de supplice ! Mystrieux autel o, dans le sacrifice, On entend tour tour blasphmer et prier ! Dis-moi, dans quel cho, dans quel air vivent-elles,Ces paroles sans nom, et pourtant ternelles, Qui ne sont quun dlire, et depuiscinq mille ans Se suspendent encore aux lvres des amants ? profanation ! pointdamour, et deux anges ! Deux curs purs comme lor, que les saintes phalangesPorteraient leur pre en voyant leur beaut ! Point damour ! et des pleurs ! et lanuit qui murmure, Et le vent qui frmit, et toute la nature Qui plit de plaisir, quiboit la volupt ! Et des parfums fumants, et des flacons terre, Et des baisers sansnombre, et peut-tre, misre ! Un malheureux de plus qui maudira le jour... Pointdamour ! et partout le spectre de lamour !

    Clotres silencieux, votes des monastres, Cest vous, sombres caveaux, vousqui savez aimer ! Ce sont vos froides nefs, vos pavs et vos pierres, Que jamaislvre en feu na baiss sans pmer. Oh ! venez donc rouvrir vos profondes entraillesA ces deux enfants-l qui cherchent le plaisir Sur un lit qui nest bon qu dor-mir ou mourir ; Frappez-leur donc le cur sur vos saintes murailles, Que la hairesanglante y fasse entrer ses clous. Trempez-leur donc le front dans les eaux bap-tismales, Dites-leur donc un peu ce quavec leurs genoux Il leur faudrait user depierres spulcrales Avant de souponner quon aime comme vous !

    Oui, cest un vaste amour quau fond de vos calices Vous buviez plein cur,moines mystrieux ! La tte du Sauveur errait sur vos cilices Lorsque le doux som-meil avait ferm vos yeux, Et, quand lorgue chantait aux rayons de laurore, Dansvos vitraux dors vous la cherchiez encore. Vous aimiez ardemment ! oh ! voustiez heureux !

    Vois tu, vieil Arouet ? cet homme plein de vie, Qui de baisers ardents couvrece sein si beau, Sera couch demain dans un troit tombeau. Jetterais-tu-sur luiquelques regards denvie ? Sois tranquille, il ta lu. Rien ne peut lui donner Niconsolation ni lueur desprance. Si lincrdulit devient une science, On par-lera de Jacque, et, sans la profaner, Dans ta tombe, ce soir, tu pourrais lemmener.

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  • Penses-tu cependant que si quelque croyance, Si le plus lger fil le retenait encor, Ilviendrait sur ce lit prostituer sa mort ? Sa mort. - Ah ! laisse-lui la plus faible penseQuelle nest quun passage quelque lieu dhorreur, Au plus affreux, quimporte ?Il nen aura pas peur ; Il la relvera, la jeune fiance, Il la regardera dans lespacelance, Porter au Dieu vivant la clef dor de son cur !

    Voil pourtant ton uvre, Arouet, voil lhomme Tel que tu las voulu. - Cestdans ce sicle-ci, Cest dhier seulement quon peut mourir ainsi. Quand Brutusscria sur les dbris de Rome : Vertu, tu nes quun nom ! il ne blasphma pas.Il avait tout perdu, sa gloire et sa patrie, Son beau rve ador, sa libert chrie, SaPortia, son Cassius, son sang et ses soldats ; Il ne voulait plus croire aux choses dela terre. Mais, quand il se vit seul, assis sur une pierre, En songeant la mort, ilregarda les cieux. Il navait rien perdu dans cet espace immense ; Son cur y res-pirait un air plein desprance ;. Il lui restait encor son pe et ses dieux. Et quenous reste-t-il, nous, les dicides ? Pour qui travailliez-vous, dmolisseurs stu-pides, Lorsque vous dissquiez le Christ sur son autel ? Que vouliez-vous semersur sa cleste tombe, Quand vous jetiez au vent la sanglante colombe Qui tombeen tournoyant dans labme ternel ? Vous vouliez ptrir lhomme votre fantai-sie ; Vous vouliez faire un monde. - Eh bien, vous lavez fait. Votre monde est su-perbe, et votre homme est parfait ! Les monts sont nivels, la plaine est claircie ;Vous avez sagement taill larbre de vie ; Tout est bien balay sur vos chemins defer, Tout est grand, tout est beau, mais on meurt dans votre air. Vous y faites vi-brer de sublimes paroles ; Elles flottent au loin dans des vents empests. Elles ontbranl de terribles idoles ; Mais les oiseaux du ciel en sont pouvants. Lhypo-crisie est morte ; on ne croit plus aux prtres ; Mais la vertu se meurt, on ne croitplus Dieu. Le noble nest plus fier du sang de ses anctres ; Mais il le prostitueau fond dun mauvais lieu. On ne mutile plus la pense et la scne, On a mis auplein vent lintelligence humaine ; Mais le peuple voudra des combats de taureau.Quand on est pauvre et fier, quand on est riche et triste, On nest plus assez foupour se faire trappiste ; Mais on fait comme Escousse, on allume un rchaud.

    V

    Quand Rolla sur les toits vit le soleil paratre, Il alla sappuver au bord de la fe-ntre. De pesants chariots commenaient rouler. Il courba son front ple, et restasans parler. En longs ruisseaux de sang se dchiraient les nues ; Tel, quand Jsuscria, des mains du ciel venues Fendirent en lambeaux le voile aux plis sanglants.

    Un groupe dlaiss de chanteurs ambulants Murmurait sur la place une an-cienne romance. Ah ! comme les vieux airs quon chantait douze ans Frappent

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  • droit dans le cur aux heures de souffrance ! Comme ils dvorent tout ! comme onse sent loin deux ! Comme on baisse la tte en les trouvant si vieux ! Sont-ce l tessoupirs, noir Esprit des ruines ? Ange des souvenirs, sont-ce l tes sanglots ? Ah !comme ils voltigeaient, frais et lgers oiseaux, Sur le palais dor des amours en-fantines ! Comme ils savent rouvrir les fleurs des temps passs, Et nous ensevelir,eux qui nous ont bercs !

    Rolla se dtourna pour regarder Marie. Elle se trouvait lasse, et stait rendor-mie. Ainsi tous deux fuyaient les cruauts du sort, Lenfant dans le sommeil, etlhomme dans la mort !

    Quand le soleil se lve aux beaux jours de lautomne, Les neiges sous ses pasparaissent sembraser. Les paules dargent de la Nuit qui frissonne Se couvrentde rougeur sous son premier baiser. Tel frissonne le corps dune chaste pucelle,Quand dans les soirs dt le sang lui porte au cur. Tel le moindre dsir qui lef-fleure de laile Met un voile de pourpre la sainte pudeur. Roi du monde, soleil !la terre est ta matresse ; Ta sur dans ses bras nus lendort ton ct ; Tu nasvoulu pour toi lternelle jeunesse Quafin de lui verser lternelle beaut !

    Vous qui volez l-bas, lgres hirondelles, Dites-moi, dites-moi, pourquoi vais-je mourir ? Oh ! laffreux suicide ! oh ! si j avais des ailes, Par ce beau ciel si pur jevoudrais les ouvrir ! Dites-moi, terre et cieux, quest-ce donc que laurore ? Quim-porte un jour de plus ce vieil univers ? Dites-moi, verts gazons, dites-moi, sombresmers, Quand des feux du matin lhorizon se colore, Si vous nprouvez rien, quavez-vous donc en vous Qui fait bondir le cur et flchir les genoux ? terre ! tonsoleil qui donc ta fiance ? Que chantent tes oiseaux ? que pleure ta rose ? Pour-quoi de tes amours viens-tu mentretenir ? Que me voulez-vous tous, moi quivais mourir ? Et pourquoi donc aimer ? Pourquoi ce mot terrible Revenait-il sanscesse lesprit de Rolla ? Quels tranges accords, quelle voix invisible Venaient lemurmurer, quand la mort tait l ?

    A lui, qui, dbauch jusques la folie, Et dans les cabarets vivant au jour le jour,Aussi facilement quil mprisait la vie Faisait gloire et mtier de mpriser lamour !A lui, qui regardait ce mot comme une injure, Et, comme un vieux soldat vousmontre une blessure, Montrait avec orgueil le rocher de son cur, O navait pasgerm la plus chtive fleur ! A lui, qui navait eu ni logis ni matresse, Qui vivait enplein air, en dfiant son sort, Et qui laissait le vent secouer sa jeunesse, Commeune feuille sche au pied dun arbre mort !

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  • Et maintenant que lhomme avait vid son verre, Quil venait dans un bouge, son heure dernire, Chercher un lit de mort o lon pt blasphmer ; Quand touttait fini, quand la nuit ternelle Attendait de ses jours la dernire tincelle, Quidonc au moribond osait parler daimer ? Lorsque le jeune aiglon, voyant partir samre, En la suivant des yeux savance au bord du nid, Qui donc lui dit alors quilpeut quitter la terre, Et sauter dans le ciel dploy devant lui ? - Qui donc lui parlebas, lencourage et lappelle ? Il na jamais ouvert sa serre ni son aile ; II sait quil estaiglon ; - le vent passe, il le suit. Il nat sous le soleil des mes dgrades, Commeil nat des chacals, des chiens et des serpents, Qui meurent dans la fange o leursmres sont nes, Le ventre tout gonfl de leurs ufs malfaisants. La nature a be-soin de leurs sales lignes, Pour engraisser la terre autour de ses tombeaux, Cher-cher ses diamants, et nourrir ses corbeaux.

    Mais quand elle ptrit ses nobles cratures, Elle qui voit l-haut comme on vitici-bas, Elle sait des secrets qui les font assez pures Pour que le monde entier neles lui souille pas. Le moule en est dairain, si lespce en est rare. Elle peut lesplonger dans ses plus noirs marais ; Elle sait ce que vaut son marbre de Carrare, Etque les eaux du ciel ne lentament jamais.

    Il peut sassimiler au dbauch vulgaire, Celui que le ciseau de la communemre A taill dans les flancs de ses plus purs granits. Il peut pendant trois anstouffer sa pense. Dans la nuit de son cur la vipre glace Droule tt ou tardses anneaux infinis.

    Ngres de Saint-Domingue, aprs combien dannes De farouche silence et destupidit, Vos peuplades sans nombre, au soleil enchanes, Se sont-elles de terreenfin dracines Au souffle de la haine et de la libert ? Cest ainsi quaujourdhuisveillent tes penses, Rolla ! cest ainsi que bondissent tes fers, Et que devanttes yeux des torches insenses Courent linfini, traversant des dserts. Ecrasemaintenant les dbris de ta vie ; Ecorche tes pieds nus sur tes flacons briss ; Etdans le dernier toast de ta dernire orgie, Etouffe le nant dans tes bras puiss.Le nant ! le nant ! vois-tu son ombre immense Qui ronge le soleil sur son axeenflamm ? Lombre gagne ! il steint, - lternit commence. Tu naimeras jamais,toi qui nas point aim. Rolla, ple et tremblant, referma la croise. Il brisa sur satige un pauvre dahlia. Jaime, lui dit la fleur, et je meurs embrase Des baisers duzphir, qui me relvera. Jai jet loin de moi, quand je me suis pare, Les lmentsimpurs qui souillaient ma fracheur. Il ma baise au front dans ma robe dore ; Tupeux mpanouir, et me briser le cur.

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  • Jaime ! - voil le mot que la nature entire Crie au-vent qui lemporte, loiseauqui le suit ! Sombre et dernier soupir que poussera la terre Quand elle tomberadans lternelle nuit ! Oh ! vous le murmurez dans vos sphres sacres, Etoiles dumatin, ce mot triste et charmant ! La plus faible de vous, quand Dieu vous a cres,A voulu traverser les plaines thres, Pour chercher le soleil, son immortel amant.Elle sest lance au sein des nuits profondes. Mais une autre laimait elle-mme ;- et les mondes Se sont mis en voyage autour du firmament.

    Jacque tait immobile, et regardait Marie. Je ne sais ce quavait cette femmeendormie Dtrange dans ses traits, de grand, de "dj vu". Il se sentait frmirdun frisson inconnu. Ntait-ce pas sa sur, cette prostitue ? Les murs de cettechambre obscure et dlabre Ntaient-ils pas aussi faits pour lensevelir ? Ne lasentait-il pas souffrir de sa torture, Et saigner des douleurs dont il allait mourir ?

    Oui, dans cette chtive et douce crature, La Rsignation marche pas lan-guissants. La souffrance est ma sur, - oui ; voil la statue Que je devais trouversur ma tombe tendue, Dormant dun doux sommeil tandis que jy descends. Oh !ne tveille pas ! ta vie est la terre, Mais ton sommeil est pur, - ton sommeil est Dieu ! Laisse-moi le baiser sur ta longue paupire ; Cest lui, pauvre enfant, queje veux dire adieu ; Lui qui na pas vendu sa robe dinnocence ; Lui que je puis ai-mer, et nai point achet ; Lui qui se croit encore aux jours de ton enfance, Lui quirve ! - et qui na de toi que la beaut.

    mon Dieul nest-ce pas une forme anglique Qui flotte mollement sous ce ri-deau lger ? Sil est vrai que lamour, ce cygne passager, Nait besoin, pour dorerson chant mlancolique, Que des contours divins de la ralit, Et de ce qui voltigeautour de la beaut ; Sil est vrai quici-bas on le trompe sans cesse, Et que lui quile sait, de peur de se gurir, Doive ternellement ne prendre sa matresse Que lesillusions quil lui faut pour souffrir ; Quai-je chercher ailleurs ? la jeunesse et lavie Ne sont-elles pas l dans toute leur fracheur ? Amour ! tu peux venir. Que tim-porte Marie ? Pendant que sur sa tige elle est panouie, Si tu nes quun parfum,sors de ta triste fleur !

    Lentement, doucement, ct de Marie, Les yeux sur ses yeux bleus, leur frachehaleine unie, Rolla stait couch : son regard assoupi Flottait, puis remontait, puismourait malgr lui., Marie en soupirant entrouvrit sa paupire. Je faisais, lui dit-elle, un rve singulier : Jtais l, dans ce lit, je croyais mveiller ; La chambre mesemblait comme un grand cimetire Tout plein de tertres verts et de vieux osse-ments. Trois hommes dans la neige apportaient une bire ; Ils la posrent l pour

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  • faire leur prire ; Puis la bire souvrit, et je vous vis dedans. Un gros flot de sangnoir vous coulait sur la face. Vous vous tes lev pour venir mon lit ; Vous mavezpris la main, et puis vous avez dit : Quest-ce que tu fais l ? pourquoi prends-tuma place ? Alors jai regard, jtais sur un tombeau. - Vraiment ? rpondit Jacque ;eh bien, ma chre amie, Ton rve est assez vrai, du moins, sil nest pas beau. Tunauras pas besoin demain dtre endormie Pour en voir un pareil ; je me tuerai cesoir.

    Marie en souriant regarda son miroir. Mais elle y vit Rolla si ple derrire elle,Quelle en resta muette et plus ple que lui. Ah ! dit-elle, en tremblant, quavez-vous aujourdhui ? - Ce que jai ? dit Rolla, tu ne sais pas, ma belle, Que je suisruin depuis hier au soir ? Cest pour te dire adieu que je venais te voir. Tout lemonde le sait, il faut que je me tue. - Vous avez donc jou ? - Non, je suis ruin. -Ruin ? dit Marie. Et, comme une statue, Elle fixait terre un grand oeil tonn. Ruin ? ruin ? vous navez pas de mre ? Pas damis ? de parents ? personne surla terre ? Vous voulez vous tuer ? pourquoi vous tuez-vous ? Elle se retourna surle bord de sa couche. Jamais son doux regard navait t si doux. Deux ou troisquestions flottrent sur sa bouche ; Mais, nosant pas les faire, elle sen vint poserSa tte sur la sienne et lui prit un baiser. Je voudrais pourtant bien te faire unedemande, Murmura-t-elle enfin : moi je nai pas dargent, Et, sitt que jen ai, mamre me le prend. Mais jai mon collier dor, veux-tu que je le vende ? Tu prendrasce quil vaut, et tu liras jouer.

    Rolla lui rpondit par un lger sourire. Il prit un flacon noir quil vida sans riendire ; Puis, se penchant sur elle, il baisa son collier. Quand elle souleva sa tte ap-pesantie, Ce ntait dj plus quun tre inanim. Dans ce chaste baiser son metait partie, Et, pendant un moment, tous deux avaient aim.

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  • Chapitre 2

    I

    Cest un fait reconnu, quune bonne fortune Est un sujet divin pour un in-octavo. Ainsi donc, bravement, je vais en conter une ; Le scandale est de mode ; ilse relie en veau. Cest un got naturel, qui va jusqu la Lune ; Depuis Endymion,on sait ce quelle vaut .

    II

    Ce quon fait maintenant, on le dit ; et la cause En est bien excusable : on fait sipeu de chose ! Mais, si peu quil ait fait, chacun trouve son gr De le voir par critdment enregistr ; Chacun sait aujourdhui quand il fait de la prose ; Le sicle est, vrai dire, un mandarin lettr.

    III

    Il faut en convenir, lantique Modestie Faisait biller son monde, et nous nytenions plus. Grce Dieu, pour New-York elle est enfin partie Ctait un vieuxrameau de larbre de la vie : Et tant de pauvres gens, dailleurs, sy sont pendus,Quil nest pas tonnant quelle ait les bras rompus.

    IV

    Le scandale, au contraire, a cela dadmirable, Qutant vieux comme Hrode, ilest toujours nouveau Que voil cinq mille ans quon le trouve adorable : Toujoursfrais, toujours gai, vrai Tithon de la Fable. Que lAurore, au lever, rend plus jeuneet plus beau, Et que Vnus, le soir, endort dans un berceau,

    V

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  • Apprenez donc, lecteur, que je viens dAllemagne. Vous savez, en t, commeon sennuie ici ; En outre, pour mon compte, ayant quelque souci, Je men fusprendre Bade un semblant de campagnes (Bade est un parc anglais fait sur unemontagne, Ayant quelque rapport avec Montmorency.)

    VI

    Vers le mois de juillet, quiconque a de lusage Et porte du respect au boulevardde Gand , Sait que le vrai bon ton ordonne absolument A tout tre cr possdantquipage De se prcipiter sur ce petit village, Et de sy bousculer impitoyablement.

    VII

    Les dames de Paris savent par la gazette Que lair de Bade est noble, et parfai-tement sain. Comme on va chez Herbault s faire un peu de toilette, On fait de lasant l-bas ; cest une emplette : Des roses au visage, et de la neige au sein ; Cequi nest dfendu par aucun mdecin.

    VIII

    Bien entendu, dailleurs, que le but du voyage Est de prendre les eaux ; cest uncompte rgl. Deau, je nen ai point vu lorsque jy suis all ; Mais quon en-puissevoir, je nen mets rien en gage ; Je crois mme, en honneur, que leau du voisinageA, quand on lexamine, un petit got sal.

    IX

    Or, comme on a dans tout lhiver, on est lasse, On accourt donc Bade aveclintention De ny pas souponner lombre dun violon. Mis ds quil y fait nuit,que voulez-vous quon fasse ? Personne au vieux Chteau, personne la Terrasse.On entre la maison de Conversation .

    X

    Cette maison se trouve tre un gros bloc fossile, Bti de vive force grands coupsde moellon ; Cest comme un temple grec, tout recouvert en tuile Une espce degrange avec un pristyle, Je ne sais quoi dinforme et nayant pas de nom ; Commeun grenier foin, btard du Parthnon.

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  • XI

    Jignore vers quel temps Bekbuth la construite, Peut-tre est-ce un mammouthdu rgne minral, Je la prendrais plutt pour quelque arolithe, Tombe un jourde pluie, au temps du carnaval. Quoi quil en soit du moins, les flancs de lanimalSont construits tout point pour lme qui lhabile.

    XII

    Cette me, cest le jeu ; mettez bas le chapeau, Vous qui venez ici, mettez baslesprance. Derrire ces piliers, dans cette salle immense, Stale un tapis vert,sur lequel se balance Un grand lustre blafard au bout dun oripeau Que dispute la nuit une pourpre en lambeau.

    XIII

    L, du soir au matin, roule le grand peut-tre, Le hasard, noir flambeau de cessicles dennui, Le seul qui dans le ciel flotte encore aujourdhui. Un bal est deuxpas ; travers la fentre, On le voit et l bondir et disparatre Comme un che-vreau lascif quune abeille poursuit.

    XIV

    Les croupiers nasillards chevrotent en cadence, Au son des instruments, leursmots mystrieux ; Tout est joie et chansons ; la roulette commence Et lui donnentle branle, ils la mettent en danse, Et, ratissant gaiement lor qui scintille aux yeux,Ils jardinent ainsi sur un rythme joyeux.

    XV

    Labreuvoir est public, et qui veut vient y boire. Jai vu les paysans, fils de laFort-Noire, Leurs btons la main, entrer dans ce rduit ; Je les ai vu penchs surla bille divoire, Ayant travers champs couru toute la nuit, Fuyards dsesprs dequelque honnte lit ;

    XVI

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  • Je les ai vus debout, sous la lampe enfume, Avec leur veste rouge et leurs sou-liers boueux, Tournant leurs grands chapeaux entre leurs doigts calleux Poser sousles rteaux la sueur dune anne ! Et l, muets dhorreur devant la Destine, Suivredes yeux leur pain qui courait devant eux !

    XVII

    Dirai-je quils perdaient ? Hlas ! ce ntait gure. Ctait bien vite fait de leurvider les mains. Ils regardaient alors toutes ces trangres, Cet or, ces volupts,ces belles passagres, Tout ce monde enchant de la saison des bains, Qui sen vasans poser le pied sur les chemins.

    XVIII

    Ils couraient, ils partaient, tout ivres de lumire, Et la nuit sur leurs yeux posaitson noir bandeau, Ces mains vides, ces mains qui labourent la terre, Il fallait lestendre, en rentrant au hameau, Pour trouver ttons les murs de la chaumire,Laeule au coin du feu, les enfants au berceau !

    XIX

    toi, Pre immortel, dont le Fils sest fait homme, Si jamais ton jour vient, Dieujuste, Dieu vengeur ! ... Joublie tout moment que je suis gentilhomme. Reve-nons mon fait : tout chemin mne Rome. Ces pauvres paysans (pardonne-moi,lecteur), Ces pauvres paysans, je les ai sur le cur.

    XX

    Me voici donc Bade : et vous pensez, sans doute, Puisque jai commenc parvous parler du jeu, Que jeus pour premier soin, dy perdre quelque peu. Vous nevous trompez pas, je vous en fais laveu. De mme que pour mettre une arme endroute, Il ne faut quun poltron qui lui montre la route,

    XXI

    De mme, dans ma bourse, il ne faut quun cu Qui tourne les talons, et le resteest perdu. Tout ce que je possde a quelque ressemblance Aux moutons de Pa-nurge : au premier qui commence, Voil Panurge sec et son troupeau tondu.Hlas ! le premier pas se fait sans quon y pense.

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  • XXII

    Ma poche est comme une le escarpe et sans bords, On ny saurait rentrerquand on en est dehors. Au moindre fil cass, lcheveau se dvide : Entranementfuneste et dautant plus perfide, Que jeus de tous les temps la sainte horreur duvide, Et quaprs le combat je rve tous mes morts.

    XXIII

    Un soir, venant de perdre une bataille honnte, Ne possdant plus rien quungrand mal la tte, Je regardais le ciel, tendu sur un banc, Et songeais, dans monme, aux hros dOssian. Je pensai tout coup faire une conqute ; Il tressailliten moi des phrases de roman.

    XXIV

    Il ne faudrait pourtant, me disais-je moi-mme, Quune permission de Notre-Seigneur Dieu, Pour quil vnt passer quelque femme en ce lieu Les bosquetssont dserts ; la chaleur est extrme ; Les vents sont lamour ; lhorizon est enfeu ; Toute femme, ce soir, doit dsirer quon laime.

    XXV

    Sil venait passer, sous ces grands marronniers, Quelque alerte beaut de lcoleflamande, Une ronde fillette, chappe Teniers, Ou quelque ange pensif de can-deur allemande : Une vierge en or dun dun livre de lgende, Dans un flot de ve-lours tranant ses petits pieds ;

    XXVI

    Elle viendrait par l, de cette sombre alle, Marchant pas de biche avec un airboudeur, coutant murmurer le vent dans la feuille, De paresse amoureuse et delangueur voile, Dans ses doigts inquiets tourmentant une fleur, Le printemps surla joue, et le ciel dans le cur.

    XXVII

    19

  • Elle sarrterait l-bas, sous la tonnelle. Je ne lui dirais rien, jirais tout simple-ment Me mettre deux genoux par terre devant elle, Regarder dans ses yeux lazurdu firmament, Et pour toute faveur la prier seulement De se laisser aimer duneamour immortelle.

    XXVIII

    Comme jen tais l de mon raisonnement, Enfonc jusquau cou dans cetterverie, Une bonne passa, qui tenait un enfant. Je crus mapercevoir que le pauvreinnocent Avait dans ses grands yeux quelque mlancolie. Ayant toujours aim cetge la folie,

    XXIX

    Et ne pouvant souffrir de le voir maltrait, Je fus la rencontre et menquis dela bonne Quel motif de colre ou de svrit Avait du chrubin drob la gaiet. Quoi quil ait fait dabord, je veux quon lui pardonne, Lui dis-je, et ce quil veut,je veux quon le lui donne.

    XXX

    (Cest mon opinion de gter les enfants.) Le marmot l-dessus, maccueillantdun sourire, Dabord me rpondre hsita quelque temps ; Puis il tendit la mainet finit par me dire : Quil navait pas de quoi donner aux mendiants. Le ton dontil le dit, je ne peux pas lcrire.

    XXXI

    Mais vous savez, lecteur, que jtais ruin ; Javais encor, je crois, deux cus dansma bourse ; Ctait, en vrit, mon unique ressource, La seule goutte deau quirestt dans la source Le seul verre de vin pour mon prochain din ; Je les tirai bienvite, et je les lui donnai.

    XXXII

    Il les prit sans faon, et sen fut de la sorte. quelques jours de l, comme jtaisau lit, La Fortune, en passant, vint frapper ma porte. Je reus de Paris une sommeassez forte, Et trs heureusement il me vint lesprit De payer lhtelier qui mavaitfait crdit.

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  • XXXIII

    Mon marmot cependant se trouvait une fille, Anglaise de naissance et de bonnefamille. Or, la veille du jour fix pour mon dpart, Je vins rencontrer sa mre parhasard. Ctait au bal.-Au bal il faut bien quon babille ; Je fis donc pour le mieuxmon mtier de bavard.

    XXXIV

    Une goutte de lait dans la plaine thre Tomba, dit-on, jadis, du haut du fir-mament. La Nuit, qui sur son char passait en ce moment, Vit ce ple sillon sur samer azure, Secouant les plis de sa robe nacre, Fit au ruisseau cleste un lit dediamant.

    XXXV

    Les Grecs, enfants gts des Filles de Mmoire , De miel et dambroisie ont dorcette histoire ; Mais jen veux dire un point qui fut ignor deux : Cest que, lorsqueJunon vit son beau sein divoire En un fleuve de lait changer ainsi les cieux, Elleeut peur tout coup du souverain des dieux.

    XXXVI

    Elle voulut poser ses mains sur sa poitrine, Et, sentant ruisseler sa mamelle di-vine, Pour pargner lOlympe, elle se dtourna ; Le soleil tait loin, la terre taitvoisine ; Sur notre pauvre argile une goutte en tomba ; Tout ce que nous aimonsnous est venu de l.

    XXXVII

    Ctait un bel enfant que cette jeune mre ; Un vritable enfant,-et la riche An-gleterre Plus dune fois dans leau jettera son filet Avant dy retrouver une perleaussi chre ; En vrit, lecteur, pour faire son portrait, Je ne puis mieux trouverquune goutte de lait.

    XXXVIII

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  • Jamais le voile blanc de la mlancolie Ne fut plus transparent sur un sang plusvermeil. Je massis auprs delle et parlai dItalie ; Car elle connaissait le pays sanspareil. Elle en venait, hlas ! sa froide patrie Rapportant dans son cur un rayondu soleil.

    XXXIX

    Nous causmes longtemps, elle tait simple et bonne Ne sachant pas le mal,elle faisait le bien, Des richesses du cur elle me fit laumne, Et, tout en coutantcomme le cur se donne, Sans oser y penser, je lui donnai le mien ; Elle emportama vie et nen sut jamais rien.

    XL

    Le soir, en revenant, aprs la contredanse, Je lui donnai le bras, nous entrmesau jeu ; Car on ne peut sortir autrement de ce lieu. Vous partez, me dit-elle, etvous allez, je pense, Dici jusque chez vous faire quelque dpense ; Pour votre der-nier jour il faut jouer un peu.

    XLI

    Elle me fit asseoir avec un doux sourire. Je ne sais quel caprice alors la conseilla ;Elle tendit la main et me dit : Jouez l. Par cet ange aux yeux bleus je me laissaiconduire, Et je nai pas besoin, mon ami, de vous dire Quavec quelques louis monnumro gagna.

    XLII

    Nous joumes ainsi pendant une heure entire, Et je vis devant moi tomber toutun trsor ; Si ctait rouge ou noir, je ne men souviens gure ; Si ctait dix ou vingt,je nen sais rien encor ; Je partais pour la France, elle pour lAngleterre, Et je sortisde l les deux mains pleines dor.

    XLIII

    Quand je rentrai chez moi, je vis cette richesse, Je me souvins alors de ce jourde dtresse O javais lenfant donn mes deux cus. Ctait par charit : je lescroyais perdus. De celui qui voit tout je compris la sagesse : La mre, ce soir-l, meles avait rendus.

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  • XLIV

    Lecteur, si je nai pas la mmoire gare, Je tai promis, je crois, en commenantceci, Une bonne fortune : elle finit ainsi. Mon bonheur, tu le vois, vcut une soire ;Jen connais cependant de plus longue dure Que je ne voudrais pas changer pourcelui-ci.

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  • Chapitre 3

    Mes chers amis, quand je mourrai, Plantez un saule au cimetire. Jaime sonfeuillage plor ; La pleur men est douce et chre, Et son ombre sera lgre A laterre o je dormirai.

    Un soir, nous tions seuls, jtais assis prs delle ; Elle penchait la tte, et surson clavecin Laissait, tout en rvant, flotter sa blanche main. Ce ntait quunmurmure : on et dit les coups daile Dun zphyr loign glissant sur des ro-seaux, Et craignant en passant dveiller les oiseaux. Les tides volupts des nuitsmlancoliques Sortaient autour de nous du calice des fleurs. Les marronniers duparc et les chnes antiques Se beraient doucement sous leurs rameaux en pleurs.Nous coutions la nuit ; la croise entrouverte Laissait venir nous les parfumsdu printemps ; Les vents taient muets, la plaine tait dserte ; Nous tions seuls,pensifs, et nous avions quinze ans. Je regardais Lucie. - Elle tait ple et blonde.Jamais deux yeux plus doux nont du ciel le plus pur Sond la profondeur et r-flchi lazur. Sa beaut menivrait ; je naimais quelle au monde. Mais je croyaislaimer comme on aime une soeur, Tant ce qui venait delle tait plein de pudeur !Nous nous tmes longtemps ; ma main touchait la sienne. Je regardais rver sonfront triste et charmant, Et je sentais dans lme, chaque mouvement, Combienpeuvent sur nous, pour gurir toute peine, Ces deux signes jumeaux de paix et debonheur, jeunesse de visage et jeunesse de coeur. La lune, se levant dans un cielsans nuage, Dun long rseau dargent tout coup linonda. Elle vit dans mes yeuxresplendir son image ; Son sourire semblait dun ange elle chanta.

    .................................................................. ..................................................................

    Fille de la douleur, harmonie ! harmonie ! Langue que pour lamour inventa legnie ! Qui nous vint dItalie, et qui lui vint des cieux ! Douce langue du coeur, laseule o la pense, Cette vierge craintive et dune ombre offense, Passe en gar-dant son voile et sans craindre les yeux ! Qui sait ce quun enfant peut entendreet peut dire Dans tes soupirs divins, ns de lair quil respire, Tristes comme soncoeur et doux comme sa voix ? On surprend un regard, une larme qui coule ; Le

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  • reste est un mystre ignor de la foule, Comme celui des flots, de la nuit et desbois !

    - Nous tions seuls, pensifs ; je regardais Lucie. Lcho de sa romance en noussemblait frmir. Elle appuya sur moi sa tte appesantie. Sentais-tu dans ton coeurDesdemona gmir, Pauvre enfant ? Tu pleurais ; sur ta bouche adore Tu laissastristement mes lvres se poser, Et ce fut ta douleur qui reut mon baiser. Telle jetembrassai, froide et dcolore, Telle, deux mois aprs, tu fus mise au tombeau ;Telle, ma chaste fleur ! tu tes vanouie. Ta mort fut un sourire aussi doux que tavie, Et tu fus rapporte Dieu dans ton berceau.

    Doux mystre du toit que linnocence habite, Chansons, rves damour, rires,propos denfant, Et toi, charme inconnu dont rien ne se dfend, Qui fit hsiterFaust au seuil de Marguerite, Candeur des premiers jours, qutes-vous devenus ?

    Paix profonde ton me, enfant ! ta mmoire ! Adieu ! ta blanche main sur leclavier divoire, Durant les nuits dt, ne voltigera plus...

    Mes chers amis, quand je mourrai, Plantez un saule au cimetire. Jaime sonfeuillage plor ; La pleur men est douce et chre, Et son ombre sera lgre A laterre o je dormirai.

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  • Chapitre 4

    LA MUSE

    Pote, prends ton luth et me donne un baiser ; La fleur de lglantier sent sesbourgeons clore, Le printemps nat ce soir ; les vents vont sembraser ; Et la ber-geronnette, en attendant laurore, Aux premiers buissons verts commence seposer. Pote, prends ton luth, et me donne un baiser.

    LE POTE

    Comme il fait noir dans la valle ! Jai cru quune forme voile Flottait l-bas surla fort. Elle sortait de la prairie ; Son pied rasait lherbe fleurie ; Cest une trangerverie ; Elle sefface et disparat.

    LA MUSE

    Pote, prends ton luth ; la nuit, sur la pelouse, Balance le zphyr dans son voileodorant. La rose, vierge encor, se referme jalouse Sur le frelon nacr quelle enivreen mourant. coute ! tout se tait ; songe ta bien-aime. Ce soir, sous les tilleuls, la sombre rame Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux. Ce soir, toutva fleurir : limmortelle nature Se remplit de parfums, damour et de murmure,Comme le lit joyeux de deux jeunes poux.

    LE POTE

    Pourquoi mon cur bat-il si vite ? Quai-je donc en moi qui sagite Dont jeme sens pouvant ? Ne frappe-t-on pas ma porte ? Pourquoi ma lampe demimorte Mblouit-elle de clart ? Dieu puissant ! tout mon corps frissonne. Qui vient ?qui mappelle ? ? Personne. Je suis seul ; cest lheure qui sonne ; solitude ! pau-vret !

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  • LA MUSE

    Pote, prends ton luth ; le vin de la jeunesse Fermente cette nuit dans les veinesde Dieu. Mon sein est inquiet ; la volupt loppresse, Et les vents altrs mont misla lvre en feu. paresseux enfant ! regarde, je suis belle. Notre premier baiser, neten souviens-tu pas, Quand je te vis si ple au toucher de mon aile, Et que, les yeuxen pleurs, tu tombas dans mes bras ? Ah ! je tai consol dune amre souffrance !Hlas ! bien jeune encor, tu te mourais damour. Console-moi ce soir, je me meursdesprance ; Jai besoin de prier pour vivre jusquau jour.

    LE POTE

    Est-ce toi dont la voix mappelle, ma pauvre Muse ! est-ce toi ? ma fleur ! mon immortelle ! Seul tre pudique et fidle O vive encor lamour de moi ! Oui,te voil, cest toi, ma blonde, Cest toi, ma matresse et ma sur ! Et je sens, dansla nuit profonde, De ta robe dor qui minonde Les rayons glisser dans mon cur.

    LA MUSE

    Pote, prends ton luth ; cest moi, ton immortelle, Qui tai vu cette nuit tristeet silencieux, Et qui, comme un oiseau que sa couve appelle, Pour pleurer avectoi descends du haut des cieux. Viens, tu souffres, ami. Quelque ennui solitaire Teronge, quelque chose a gmi dans ton cur ; Quelque amour test venu, commeon en voit sur terre, Une ombre de plaisir, un semblant de bonheur. Viens, chan-tons devant Dieu ; chantons dans tes penses, Dans tes plaisirs perdus, dans tespeines passes ; Partons, dans un baiser, pour un monde inconnu, veillons auhasard les chos de ta vie, Parlons-nous de bonheur, de gloire et de folie, Et que cesoit un rve, et le premier venu. Inventons quelque part des lieux o lon oublie ;Partons, nous sommes seuls, lunivers est nous. Voici la verte cosse et la bruneItalie, Et la Grce, ma mre, o le miel est si doux, Argos, et Ptlon, ville des hca-tombes, Et Messa la divine, agrable aux colombes, Et le front chevelu du Plionchangeant ; Et le bleu Titarse, et le golfe dargent Qui montre dans ses eaux, ole cygne se mire, La blanche Oloossone la blanche Camyre. Dis-moi, quel songedor nos chants vont-ils bercer ? Do vont venir les pleurs que nous allons verser ?Ce matin, quand le jour a frapp ta paupire, Quel sraphin pensif, courb sur tonchevet, Secouait des lilas dans sa robe lgre, Et te contait tout bas les amours quilrvait ? Chanterons-nous lespoir, la tristesse ou la joie ? Tremperons-nous de sangles bataillons dacier ? Suspendrons-nous lamant sur lchelle de soie ? Jetterons-nous au vent lcume du coursier ? Dirons-nous quelle main, dans les lampes sans

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  • nombre De la maison cleste, allume nuit et jour Lhuile sainte de vie et dter-nel amour ? Crierons-nous Tarquin : quot ; Il est temps, voici lombre ! quot ;Descendrons-nous cueillir la perle au fond des mers ? Mnerons-nous la chvreaux bniers amers ? Montrerons-nous le ciel la Mlancolie ? Suivrons-nous lechasseur sur les monts escarps ? La biche le regarde ; elle pleure et supplie ; Sabruyre lattend ; ses faons sont nouveau-ns ; Il se baisse, il lgorge, il jette lacure Sur les chiens en sueur son cur encor vivant. Peindrons-nous une vierge la joue empourpre, Sen allant la messe, un page la suivant, Et dun regarddistrait, ct de sa mre, Sur sa lvre entrouverte oubliant sa prire ? Elle couteen tremblant, dans lcho du pilier, Rsonner lperon dun hardi cavalier. Dirons-nous aux hros des vieux temps de la France De monter tout arms aux crneauxde leurs tours, Et de ressusciter la nave romance Que leur gloire oublie appritaux troubadours ? Vtirons-nous de blanc une molle lgie ? Lhomme de Water-loo nous dira-t-il sa vie, Et ce quil a fauch du troupeau des humains Avant quelenvoy de la nuit ternelle Vnt sur son tertre vert labattre dun coup daile, Etsur son cur de fer lui croiser les deux mains ? Clouerons-nous au poteau dunesatire altire Le nom sept fois vendu dun ple pamphltaire, Qui, pouss par lafaim, du fond de son oubli, Sen vient, tout grelottant denvie et dimpuissance,Sur le front du gnie insulter lesprance, Et mordre le laurier que son souffle asali ? Prends ton luth ! prends ton luth ! je ne peux plus me taire ; Mon aile me sou-lve au souffle du printemps. Le vent va memporter ; je vais quitter la terre. Unelarme de toi ! Dieu mcoute ; il est temps.

    LE POTE

    Sil ne te faut, ma sur chrie, Quun baiser dune lvre amie Et quune larmede mes yeux, Je te les donnerai sans peine ; De nos amours quil te souvienne, Situ remontes dans les cieux. Je ne chante ni lesprance, Ni la gloire, ni le bonheur,Hlas ! pas mme la souffrance. La bouche garde le silence Pour couter parler lecur.

    LA MUSE

    Crois-tu donc que je sois comme le vent dautomne, Qui se nourrit de pleursjusque sur un tombeau, Et pour qui la douleur nest quune goutte deau ? pote !un baiser, cest moi qui te le donne. Lherbe que je voulais arracher de ce lieu,Cest ton oisivet ; ta douleur est Dieu. Quel que soit le souci que ta jeunesseendure, Laisse-la slargir, cette sainte blessure Que les noirs sraphins tont faiteau fond du cur : Rien ne nous rend si grands quune grande douleur. Mais, pour

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  • en tre atteint, ne crois pas, pote, Que ta voix ici-bas doive rester muette. Lesplus dsesprs sont les chants les plus beaux, Et jen sais dimmortels qui sont depurs sanglots. Lorsque le plican, lass dun long voyage, Dans les brouillards dusoir retourne ses roseaux, Ses petits affams courent sur le rivage En le voyant auloin sabattre sur les eaux. Dj, croyant saisir et partager leur proie, Ils courent leur pre avec des cris de joie En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux. Lui,gagnant pas lents une roche leve, De son aile pendante abritant sa couve, P-cheur mlancolique, il regarde les cieux. Le sang coule longs flots de sa poitrineouverte ; En vain il a des mers fouill la profondeur ; LOcan tait vide et la plagedserte ; Pour toute nourriture il apporte son cur. Sombre et silencieux, tendusur la pierre Partageant ses fils ses entrailles de pre, Dans son amour sublime ilberce sa douleur, Et, regardant couler sa sanglante mamelle, Sur son festin de mortil saffaisse et chancelle, Ivre de volupt, de tendresse et dhorreur. Mais parfois, aumilieu du divin sacrifice, Fatigu de mourir dans un trop long supplice, Il craintque ses enfants ne le laissent vivant ; Alors il se soulve, ouvre son aile au vent,Et, se frappant le cur avec un cri sauvage, Il pousse dans la nuit un si funbreadieu, Que les oiseaux des mers dsertent le rivage, Et que le voyageur attard surla plage, Sentant passer la mort, se recommande Dieu. Pote, cest ainsi que fontles grands potes. Ils laissent sgayer ceux qui vivent un temps ; Mais les festinshumains quils servent leurs ftes Ressemblent la plupart ceux des plicans.Quand ils parlent ainsi desprances trompes, De tristesse et doubli, damouret de malheur, Ce nest pas un concert dilater le cur. Leurs dclamations sontcomme des pes : Elles tracent dans lair un cercle blouissant, Mais il y pendtoujours quelque goutte de sang.

    LE POTE

    Muse ! spectre insatiable, Ne men demande pas si long. Lhomme ncrit riensur le sable lheure o passe laquilon. Jai vu le temps o ma jeunesse Sur meslvres tait sans cesse Prte chanter comme un oiseau ; Mais jai souffert un durmartyre, Et le moins que jen pourrais dire, Si je lessayais sur ma lyre, La briseraitcomme un roseau.

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  • Chapitre 5

    LE POTE

    Du temps que jtais colier, Je restais un soir veiller Dans notre salle solitaire.Devant ma table vint sasseoir Un pauvre enfant vtu de noir, Qui me ressemblaitcomme un frre.

    Son visage tait triste et beau : A la lueur de mon flambeau, Dans mon livreouvert il vint lire. Il pencha son front sur sa main, Et resta jusquau lendemain,Pensif, avec un doux sourire.

    Comme jallais avoir quinze ans Je marchais un jour, pas lents, Dans un bois,sur une bruyre. Au pied dun arbre vint sasseoir Un jeune homme vtu de noir,Qui me ressemblait comme un frre.

    Je lui demandai mon chemin ; Il tenait un luth dune main, De lautre un bou-quet dglantine. Il me fit un salut dami, Et, se dtournant demi, Me montra dudoigt la colline.

    A lge o lon croit lamour, Jtais seul dans ma chambre un jour, Pleurantma premire misre. Au coin de mon feu vint sasseoir Un tranger vtu de noir,Qui me ressemblait comme un frre.

    Il tait morne et soucieux ; Dune main il montrait les cieux, Et de lautre il te-nait un glaive. De ma peine il semblait souffrir, Mais il ne poussa quun soupir, Etsvanouit comme un rve.

    A lge o lon est libertin, Pour boire un toast en un festin, Un jour je soulevaismon verre. En face de moi vint sasseoir Un convive vtu de noir, Qui me ressem-blait comme un frre.

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  • Il secouait sous son manteau Un haillon de pourpre en lambeau, Sur sa tte unmyrte strile. Son bras maigre cherchait le mien, Et mon verre, en touchant le sien,Se brisa dans ma main dbile.

    Un an aprs, il tait nuit ; Jtais genoux prs du lit O venait de mourir monpre. Au chevet du lit vint sasseoir Un orphelin vtu de noir, Qui me ressemblaitcomme un frre.

    Ses yeux taient noys de pleurs ; Comme les anges de douleurs, Il tait cou-ronn dpine ; Son luth terre tait gisant, Sa pourpre de couleur de sang, Et songlaive dans sa poitrine.

    Je men suis si bien souvenu, Que je lai toujours reconnu A tous les instants dema vie. Cest une trange vision, Et cependant, ange ou dmon, Jai vu partoutcette ombre amie.

    Lorsque plus tard, las de souffrir, Pour renatre ou pour en finir, Jai voulu mexi-ler de France ; Lorsquimpatient de marcher, Jai voulu partir, et chercher Les ves-tiges dune esprance ;

    A Pise, au pied de lApennin ; A Cologne, en face du Rhin ; A Nice, au penchantdes valles ; A Florence, au fond des palais ; A Brigues, dans les vieux chalets ; Ausein des Alpes dsoles ;

    A Gnes, sous les citronniers ; A Vevey, sous les verts pommiers ; Au Havre, de-vant lAtlantique ; A Venise, laffreux Lido, O vient sur lherbe dun tombeauMourir la ple Adriatique ;

    Partout o, sous ces vastes cieux, Jai lass mon cur et mes yeux, Saignantdune ternelle plaie ; Partout o le boiteux Ennui, Tranant ma fatigue aprs lui,Ma promen sur une claie ;

    Partout o, sans cesse altr De la soif dun monde ignor, Jai suivi lombrede mes songes ; Partout o, sans avoir vcu, Jai revu ce que javais vu, La facehumaine et ses mensonges ;

    Partout o, le long des chemins, Jai pos mon front dans mes mains, Et sanglotcomme une femme ; Partout o jai, comme un mouton, Qui laisse sa laine aubuisson, Senti se dnuder mon me ;

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  • Partout o jai voulu dormir, Partout o jai voulu mourir, Partout o jai tou-ch la terre, Sur ma route est venu sasseoir Un malheureux vtu de noir, Qui meressemblait comme un frre.

    Qui donc es-tu, toi que dans cette vie Je vois toujours sur mon chemin ? Je nepuis croire, ta mlancolie, Que tu sois mon mauvais Destin. Ton doux sourire atrop de patience, Tes larmes ont trop de piti. En te voyant, jaime la Providence.Ta douleur mme est sur de ma souffrance ; Elle ressemble lAmiti.

    Qui donc es-tu ? ? Tu nes pas mon bon ange, Jamais tu ne viens mavertir. Tu voismes maux (cest une chose trange !) Et tu me regardes souffrir. Depuis vingt anstu marches dans ma voie, Et je ne saurais tappeler. Qui donc es-tu, si cest Dieuqui tenvoie ? Tu me souris sans partager ma joie, Tu me plains sans me consoler !

    Ce soir encor je tai vu mapparatre. Ctait par une triste nuit. Laile des ventsbattait ma fentre ; Jtais seul, courb sur mon lit. Jy regardais une place ch-rie, Tide encor dun baiser brlant ; Et je songeais comme la femme oublie, Et jesentais un lambeau de ma vie Qui se dchirait lentement.

    Je rassemblais des lettres de la veille, Des cheveux, des dbris damour. Toutce pass me criait loreille Ses ternels serments dun jour. Je contemplais cesreliques sacres, Qui me faisaient trembler la main : Larmes du cur par le curdvores, Et que les yeux qui les avaient pleures Ne reconnatront plus demain !

    Jenveloppais dans un morceau de bure Ces ruines des jours heureux. Je me di-sais quici-bas ce qui dure, Cest une mche de cheveux. Comme un plongeur dansune mer profonde, Je me perdais dans tant doubli. De tous cts jy retournais lasonde, Et je pleurais, seul, loin des yeux du monde, Mon pauvre amour enseveli.

    Jallais poser le sceau de cire noire Sur ce fragile et cher trsor. Jallais le rendre,et, ny pouvant pas croire, En pleurant jen doutais encor. Ah ! faible femme, or-gueilleuse insense, Malgr toi, tu ten souviendras ! Pourquoi, grand Dieu ! mentir sa pense ? Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppresse, Ces sanglots, si tu nai-mais pas ?

    Oui, tu languis, tu souffres, et tu pleures ; Mais ta chimre est entre nous. Ehbien ! adieu ! Vous compterez les heures Qui me spareront de vous. Partez, partez,et dans ce cur de glace Emportez lorgueil satisfait. Je sens encor le mien jeune

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  • et vivace, Et bien des maux pourront y trouver place Sur le mal que vous mavezfait.

    Partez, partez ! la Nature immortelle Na pas tout voulu vous donner. Ah ! pauvreenfant, qui voulez tre belle, Et ne savez pas pardonner ! Allez, allez, suivez la des-tine ; Qui vous perd na pas tout perdu. Jetez au vent notre amour consume ; -Eternel Dieu ! toi que jai tant aime, Si tu pars, pourquoi maimes-tu ?

    Mais tout coup jai vu dans la nuit sombre Une forme glisser sans bruit. Surmon rideau jai vu passer une ombre ; Elle vient sasseoir sur mon lit. Qui donces-tu, morne et ple visage, Sombre portrait vtu de noir ? Que me veux-tu, tristeoiseau de passage ? Est-ce un vain rve ? est-ce ma propre image Que japeroisdans ce miroir ?

    Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse, Plerin que rien na lass ? Dis-moipourquoi je te trouve sans cesse Assis dans lombre o jai pass. Qui donc es-tu,visiteur solitaire, Hte assidu de mes douleurs ? Quas-tu donc fait pour me suivresur terre ? Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frre, Qui napparais quau jour despleurs ?

    LA VISION

    - Ami, notre pre est le tien. Je ne suis ni lange gardien, Ni le mauvais destindes hommes. Ceux que jaime, je ne sais pas De quel ct sen vont leurs pas Surce peu de fange o nous sommes.

    Je ne suis ni dieu ni dmon, Et tu mas nomm par mon nom Quand tu masappel ton frre ; O tu vas, jy serai toujours, Jusques au dernier de tes jours, Ojirai masseoir sur ta pierre.

    Le ciel ma confi ton cur. Quand tu seras dans la douleur, Viens moi sansinquitude. Je te suivrai sur le chemin ; Mais je ne puis toucher ta main, Ami, jesuis la Solitude.

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  • Chapitre 6

    LA MUSE

    Depuis que le soleil, dans lhorizon immense, A franchi le Cancer sur son axeenflamm, Le bonheur ma quitte, et jattends en silence Lheure o mappelleramon ami bien-aim. Hlas ! depuis longtemps sa demeure est dserte ; Des beauxjours dautrefois rien ny semble vivant. Seule, je viens encor, de mon voile cou-verte, Poser mon front brlant sur sa porte entrouverte, Comme une veuve enpleurs au tombeau dun enfant.

    LE POTE

    Salut ma fidle amie ! Salut, ma gloire et mon amour ! La meilleure et la pluschrie Est celle quon trouve au retour. Lopinion et lavarice Viennent un tempsde memporter. Salut, ma mre et ma nourrice ! Salut, salut consolatrice ! Ouvretes bras, je viens chanter.

    LA MUSE

    Pourquoi, cur altr, cur lass desprance, Tenfuis-tu si souvent pour re-venir si tard ? Que ten vas-tu chercher, sinon quelque hasard ? Et que rapportes-tu, sinon quelque souffrance ? Que fais-tu loin de moi, quand jattends jusquaujour ? Tu suis un ple clair dans une nuit profonde. Il ne te restera de tes plai-sirs du monde Quun impuissant mpris pour notre honnte amour. Ton cabinetdtude est vide quand jarrive ; Tandis qu ce balcon, inquite et pensive, Je re-garde en rvant les murs de ton jardin, Tu te livres dans lombre ton mauvaisdestin. Quelque fire beaut te retient dans sa chane, Et tu laisses mourir cettepauvre verveine Dont les derniers rameaux, en des temps plus heureux, Devaienttre arross des larmes de tes yeux. Cette triste verdure est mon vivant symbole ;Ami, de ton oubli nous mourrons toutes deux, Et son parfum lger, comme loi-seau qui vole, Avec mon souvenir senfuira dans les cieux.

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  • LE POTE

    Quand jai pass par la prairie, Jai vu, ce soir, dans le sentier, Une fleur trem-blante et fltrie, Une ple fleur dglantier. Un bourgeon vert ct delle Se ba-lanait sur larbrisseau ; Je vis poindre une fleur nouvelle ; La plus jeune tait laplus belle : Lhomme est ainsi, toujours nouveau.

    LA MUSE

    Hlas ! toujours un homme, hlas ! toujours des larmes ! Toujours les pieds pou-dreux et la sueur au front ! Toujours daffreux combats et de sanglantes armes ;Le cur a beau mentir, la blessure est au fond. Hlas ! par tous pays, toujoursla mme vie : Convoiter, regretter, prendre et tendre la main ; Toujours mmesacteurs et mme comdie, Et, quoi quait invent lhumaine hypocrisie, Rien devrai l-dessous que le squelette humain. Hlas ! mon bien-aim, vous ntes pluspote. Rien ne rveille plus votre lyre muette ; Vous vous noyez le cur dans unrve inconstant ; Et vous ne savez pas que lamour de la femme Change et dissipeen pleurs les trsors de votre me, Et que Dieu compte plus les larmes que le sang.

    LE POTE

    Quand jai travers la valle, Un oiseau chantait sur son nid. Ses petits, sa chrecouve, Venaient de mourir dans la nuit. Cependant il chantait laurore ; maMuse, ne pleurez pas ! qui perd tout, Dieu reste encore, Dieu l-haut, lespoirici-bas.

    LA MUSE

    Et que trouveras-tu, le jour o la misre Te ramnera seul au paternel foyer ?Quand tes tremblantes mains essuieront la poussire De ce pauvre rduit que tucrois oublier, De quel front viendras-tu, dans ta propre demeure, Chercher un peude calme et dhospitalit ? Une voix sera l pour crier toute heure : Quas-tu faitde ta vie et de ta libert ? Crois-tu donc quon oublie autant quon le souhaite ?Crois-tu quen te cherchant tu te retrouveras ? De ton cur ou de toi lequel estle pote ? Cest ton cur, et ton cur ne te rpondra pas. Lamour laura bris ;les passions funestes Lauront rendu de pierre au contact des mchants ; Tu nensentiras plus que deffroyables restes, Qui remueront encor, comme ceux des ser-pents. ciel ! qui taidera ? que ferai-je moi-mme, Quand celui qui peut tout d-fendra que je taime, Et quand mes ailes dor, frmissant malgr moi, Memporte-

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  • ront lui pour me sauver de toi ? Pauvre enfant ! nos amours ntaient pas mena-ces, Quand dans les bois dAuteuil, perdu dans tes penses, Sous les verts mar-ronniers et les peupliers blancs, Je tagaais le soir en dtours nonchalants. Ah !jtais jeune alors et nymphe, et les dryades Entrouvraient pour me voir lcorcedes bouleaux, Et les pleurs qui coulaient durant nos promenades Tombaient, purscomme lor, dans le cristal des eaux. Quas-tu fait, mon amant, des jours de ta jeu-nesse ? Qui ma cueilli mon fruit sur mon arbre enchant ? Hlas ! ta joue en fleurplaisait la desse Qui porte dans ses mains la force et la sant. De tes yeux in-senss les larmes lont plie ; Ainsi que ta beaut, tu perdras ta vertu. Et moi quitaimerai comme une unique amie, Quand les dieux irrits mteront ton gnie, Sije tombe des cieux, que me rpondras-tu ?

    LE POTE

    Puisque loiseau des bois voltige et chante encore Sur la branche o ses ufssont briss dans le nid ; Puisque la fleur des champs entrouverte laurore, Voyantsur la pelouse une autre fleur clore, Sincline sans murmure et tombe avec la nuit,

    Puisquau fond des forts, sous les toits de verdure, On entend le bois mort cra-quer dans le sentier, Et puisquen traversant limmortelle nature, Lhomme na sutrouver de science qui dure, Que de marcher toujours et toujours oublier ;

    Puisque, jusquaux rochers tout se change en poussire ; Puisque tout meurtce soir pour revivre demain ; Puisque cest un engrais que le meurtre et la guerre ;Puisque sur une tombe on voit sortir de terre Le brin dherbe sacr qui nous donnele pain ;

    Muse ! que mimporte ou la mort ou la vie ? Jaime, et je veux plir ; jaime etje veux souffrir ; Jaime, et pour un baiser je donne mon gnie ; Jaime, et je veuxsentir sur ma joue amaigrie Ruisseler une source impossible tarir.

    Jaime, et je veux chanter la joie et la paresse, Ma folle exprience et mes soucisdun jour, Et je veux raconter et rpter sans cesse Quaprs avoir jur de vivre sansmatresse, Jai fait serment de vivre et de mourir damour.

    Dpouille devant tous lorgueil qui te dvore, Cur gonfl damertume et quites cru ferm. Aime, et tu renatras ; fais-toi fleur pour clore. Aprs avoir souffert,il faut souffrir encore ; Il faut aimer sans cesse, aprs avoir aim.

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  • 37

  • Chapitre 7

    LE POTE

    Le mal dont jai souffert sest enfui comme un rve. Je nen puis comparer lelointain souvenir Qu ces brouillards lgers que laurore soulve, Et quavec larose on voit svanouir.

    LA MUSE

    Quaviez-vous donc, mon pote ! Et quelle est la peine secrte Qui de moi vousa spar ? Hlas ! je men ressens encore. Quel est donc ce mal que jignore Et dontjai si longtemps pleur ?

    LE POTE

    Ctait un mal vulgaire et bien connu des hommes ; Mais, lorsque nous avonsquelque ennui dans le cur, Nous nous imaginons, pauvres fous que nous sommes,Que personne avant nous na senti la douleur.

    LA MUSE

    Il nest de vulgaire chagrin Que celui dune me vulgaire. Ami, que ce triste mys-tre Schappe aujourdhui de ton sein. Crois-moi, parle avec confiance ; Le svredieu du silence Est un des frres de la Mort ; En se plaignant on se console, Et quel-quefois une parole Nous a dlivrs dun remord.

    LE POTE

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  • Sil fallait maintenant parler de ma souffrance, Je ne sais trop quel nom elledevrait porter, Si cest amour, folie, orgueil, exprience, Ni si personne au mondeen pourrait profiter. Je veux bien toutefois ten raconter lhistoire, Puisque nousvoil seuls, assis prs du foyer. Prends cette lyre, approche, et laisse ma mmoireAu son de tes accords doucement sveiller.

    LA MUSE

    Avant de me dire ta peine, pote ! en es-tu guri ? Songe quil ten faut aujour-dhui Parler sans amour et sans haine. Sil te souvient que jai reu Le doux nomde consolatrice, Ne fais pas de moi la complice Des passions qui tont perdu.

    LE POTE

    Je suis si bien guri de cette maladie, Que jen doute parfois lorsque jy veux son-ger ; Et quand je pense aux lieux o jai risqu ma vie, Jy crois voir ma place unvisage tranger. Muse, sois donc sans crainte ; au souffle qui tinspire Nous pou-vons sans pril tous deux nous confier. Il est doux de pleurer, il est doux de sourireAu souvenir des maux quon pourrait oublier.

    LA MUSE

    Comme une mre vigilante Au berceau dun fils bien-aim, Ainsi je me penchetremblante Sur ce cur qui mtait ferm. Parle, ami, - ma lyre attentive Dunenote faible et plaintive Suit dj laccent de ta voix, Et dans un rayon de lumire,Comme une vision lgre, Passent les ombres dautrefois.

    LE POTE

    Jours de travail ! seuls jours o jai vcu ! trois fois chre solitude ! Dieu soitlou, jy suis donc revenu, ce vieux cabinet dtude ! Pauvre rduit, murs tant defois dserts, Fauteuils poudreux, lampe fidle, mon palais, mon petit univers,Et toi, Muse, jeune immortelle, Dieu soit lou, nous allons donc chanter ! Oui, jeveux vous ouvrir mon me, Vous saurez tout, et je vais vous conter Le mal que peutfaire une femme ; Car cen est une, mes pauvres amis (Hlas ! vous le saviez peut-tre), Cest une femme qui je fus soumis, Comme le serf lest son matre. Jougdtest ! cest par l que mon cur Perdit sa force et sa jeunesse ; Et cependant,auprs de ma matresse, Javais entrevu le bonheur. Prs du ruisseau, quand nousmarchions ensemble, Le soir, sur le sable argentin, Quand devant nous le blanc

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  • spectre du tremble De loin nous montrait le chemin ; Je vois encore, aux rayons dela lune, Ce beau corps plier dans mes bras... Nen parlons plus... - je ne prvoyaispas O me conduirait la Fortune. Sans doute alors la colre des dieux Avait besoindune victime ; Car elle ma puni comme dun crime Davoir essay dtre heureux.

    LA MUSE

    Limage dun doux souvenir Vient de soffrir ta pense. Sur la trace quil a lais-se Pourquoi crains-tu de revenir ? Est-ce faire un rcit fidle Que de renier sesbeaux jours ? Si ta fortune fut cruelle, Jeune homme, fais du moins comme elle,Souris tes premiers amours.

    LE POTE

    Non, - cest mes malheurs que je prtends sourire. Muse, je te lai dit : je veux,sans passion, Te conter mes ennuis, mes rves, mon dlire, Et ten dire le temps,lheure et loccasion. Ctait, il men souvient, par une nuit dautomne, Triste etfroide, peu prs semblable celle-ci ; Le murmure du vent, de son bruit mono-tone, Dans mon cerveau lass berait mon noir souci. Jtais la fentre, attendantma matresse ; Et, tout en coutant dans cette obscurit, Je me sentais dans lmeune telle dtresse Quil me vint le soupon dune infidlit. La rue o je logeaistait sombre et dserte ; Quelques ombres passaient, un falot la main ; Quandla bise sifflait dans la porte entrouverte, On entendait de loin comme un soupirhumain. Je ne sais, vrai dire, quel fcheux prsage Mon esprit inquiet alorssabandonna. Je rappelais en vain un reste de courage, Et me sentis frmir lorsquelheure sonna. Elle ne venait pas. Seul, la tte baisse, Je regardai longtemps lesmurs et le chemin, Et je ne tai pas dit quelle ardeur insense Cette inconstantefemme allumait en mon sein ; Je naimais quelle au monde, et vivre un jour sanselle Me semblait un destin plus affreux que la mort. Je me souviens pourtant quencette nuit cruelle Pour briser mon lien je fis un long effort. Je la nommai cent foisperfide et dloyale, Je comptai tous les maux quelle mavait causs. Hlas ! au sou-venir de sa beaut fatale, Quels maux et quels chagrins ntaient pas apaiss ! Lejour parut enfin. - Las dune vaine attente, Sur le bord du balcon je mtais as-soupi ; Je rouvris la paupire laurore naissante, Et je laissai flotter mon regardbloui. Tout coup, au dtour de ltroite ruelle, Jentends sur le gravier marcher petit bruit... Grand Dieu ! prservez-moi ! je laperois, cest elle ; Elle entre. - Doviens-tu ? Quas-tu fait cette nuit ? Rponds, que me veux-tu ? qui tamne cetteheure ? Ce beau corps, jusquau jour, o sest-il tendu ? Tandis qu ce balcon,seul, je veille et je pleure, En quel lieu, dans quel lit, qui souriais-tu ? Perfide !

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  • audacieuse ! est-il encor possible Que tu viennes offrir ta bouche mes baisers ?Que demandes-tu donc ? par quelle soif horrible Oses-tu mattirer dans tes braspuiss ? Va-ten, retire-toi, spectre de ma matresse ! Rentre dans ton tombeau, situ ten es lev ; Laisse-moi pour toujours oublier ma jeunesse, Et, quand je pense toi, croire que jai rv !

    LA MUSE

    Apaise-toi, je ten conjure ; Tes paroles mont fait frmir. mon bien-aim ! tablessure Est encor prte se rouvrir. Hlas ! elle est donc bien profonde ? Et les mi-sres de ce monde Sont si lentes seffacer ! Oublie, enfant, et de ton me Chassele nom de cette femme, Que je ne veux pas prononcer.

    LE POTE

    Honte toi qui la premire Mas appris la trahison, Et dhorreur et de colreMas fait perdre la raison ! Honte toi, femme lil sombre, Dont les funestesamours Ont enseveli dans lombre Mon printemps et mes beaux jours ! Cest tavoix, cest ton sourire, Cest ton regard corrupteur, Qui mont appris maudireJusquau semblant du bonheur ; Cest ta jeunesse et tes charmes Qui mont faitdsesprer, Et si je doute des larmes, Cest que je tai vu pleurer. Honte toi, jtaisencore Aussi simple quun enfant ; Comme une fleur laurore, Mon cur sou-vrait en taimant. Certes, ce cur sans dfense Put sans peine tre abus ; Mais luilaisser linnocence tait encor plus ais. Honte toi ! tu fus la mre De mes pre-mires douleurs, Et tu fis de ma paupire Jaillir la source des pleurs ! Elle coule,sois-en sre, Et rien ne la tarira ; Elle sort dune blessure Qui jamais ne gurira ;Mais dans cette source amre Du moins je me laverai, Et jy laisserai, jespre, Tonsouvenir abhorr !

    LA MUSE

    Pote, cest assez. Auprs dune infidle, Quand ton illusion naurait dur quunjour, Noutrage pas ce jour lorsque tu parles delle ; Si tu veux tre aim, respecteton amour. Si leffort est trop grand pour la faiblesse humaine De pardonner lesmaux qui nous viennent dautrui, pargne-toi du moins le tourment de la haine ; dfaut du pardon, laisse venir loubli. Les morts dorment en paix dans le seinde la terre : Ainsi doivent dormir nos sentiments teints. Ces reliques du cur ontaussi leur poussire ; Sur leurs restes sacrs ne portons pas les mains. Pourquoi,dans ce rcit dune vive souffrance, Ne veux-tu voir quun rve et quun amour

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  • tromp ? Est-ce donc sans motif quagit la Providence Et crois-tu donc distrait leDieu qui ta frapp ? Le coup dont tu te plains ta prserv peut-tre, Enfant ; carcest par l que ton cur sest ouvert. Lhomme est un apprenti, la douleur est sonmatre, Et nul ne se connat tant quil na pas souffert. Cest une dure loi, mais uneloi suprme, Vieille comme le monde et la fatalit, Quil nous faut du malheur re-cevoir le baptme, Et qu ce triste prix tout doit tre achet. Les moissons pourmrir ont besoin de rose ; Pour vivre et pour sentir lhomme a besoin des pleurs ;La joie a pour symbole une plante brise, Humide encor de pluie et couverte defleurs. Ne te disais-tu pas guri de ta folie ? Nes-tu pas jeune, heureux, partoutle bienvenu ? Et ces plaisirs lgers qui font aimer la vie, Si tu navais pleur, quelcas en ferais-tu ? Lorsquau dclin du jour, assis sur la bruyre, Avec un vieil amitu bois en libert, Dis-moi, daussi bon cur lverais-tu ton verre, Si tu navaissenti le prix de la gat ? Aimerais-tu les fleurs, les prs et la verdure, Les sonnetsde Ptrarque et le chant des oiseaux, Michel-Ange et les arts, Shakspeare et la na-ture, Si tu ny retrouvais quelques anciens sanglots ? Comprendrais-tu des cieuxlineffable harmonie, Le silence des nuits, le murmure des flots, Si quelque partl-bas la fivre et linsomnie Ne tavaient fait songer lternel repos ? Nas-tu pasmaintenant une belle matresse ? Et, lorsquen tendormant tu lui serres la main,Le lointain souvenir des maux de ta jeunesse Ne rend-il pas plus doux son sou-rire divin ? Nallez-vous pas aussi vous promener ensemble Au fond des bois fleu-ris, sur le sable argentin ? Et, dans ce vert palais, le blanc spectre du tremble Nesait-il plus, le soir, vous montrer le chemin ? Ne vois-tu pas alors, aux rayons dela lune, Plier comme autrefois un beau corps dans tes bras, Et si dans le sentiertu trouvais la Fortune, Derrire elle, en chantant, ne marcherais-tu pas ? De quoite plains-tu donc ? Limmortelle esprance Sest retrempe en toi sous la main dumalheur. Pourquoi veux-tu har ta jeune exprience, Et dtester un mal qui tarendu meilleur ? mon enfant ! plains-la, cette belle infidle, Qui fit couler jadisles larmes de tes yeux ; Plains-la ! cest une femme, et Dieu ta fait, prs delle, De-viner, en souffrant, le secret des heureux. Sa tche fut pnible ; elle taimait peut-tre ; Mais le destin voulait quelle brist ton cur. Elle savait la vie, et te la faitconnatre ; Une autre a recueilli le fruit de ta douleur. Plains-la ! son triste amour apass comme un songe ; Elle a vu ta blessure et na pu la fermer. Dans ses larmes,crois-moi, tout ntait pas mensonge. Quand tout laurait t, plains-la ! tu saisaimer.

    LE POTE

    Tu dis vrai : la haine est impie, Et cest un frisson plein dhorreur Quand cettevipre assoupie Se droule dans notre cur. coute-moi donc, desse ! Et soistmoin de mon serment : Par les yeux bleus de ma matresse, Et par lazur du

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  • firmament ; Par cette tincelle brillante Qui de Vnus porte le nom, Et, commeune perle tremblante, Scintille au loin sur lhorizon ; Par la grandeur de la na-ture, Par la bont du Crateur, Par la clart tranquille et pure De lastre cher auvoyageur. Par les herbes de la prairie, Par les forts, par les prs verts, Par la puis-sance de la vie, Par la sve de lunivers, Je te bannis de ma mmoire, Reste dunamour insens, Mystrieuse et sombre histoire Qui dormiras dans le pass ! Et toiqui, jadis, dune amie Portas la forme et le doux nom, Linstant suprme o jetoublie Doit tre celui du pardon. Pardonnons-nous ; - je romps le charme Quinous unissait devant Dieu. Avec une dernire larme Reois un ternel adieu. - Etmaintenant, blonde rveuse, Maintenant, Muse, nos amours ! Dis-moi quelquechanson joyeuse, Comme au premier temps des beaux jours. Dj la pelouse em-baume Sent les approches du matin ; Viens veiller ma bien-aime, Et cueillirles fleurs du jardin. Viens voir la nature immortelle Sortir des voiles du sommeil ;Nous allons renatre avec elle Au premier rayon du soleil !

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  • Chapitre 8

    Lorsque le grand Byron allait quitter Ravenne, Et chercher sur les mers quelqueplage lointaine O finir en hros son immortel ennui, Comme il tait assis auxpieds de sa matresse, Ple, et dj tourn du ct de la Grce, Celle quil appelaitalors sa Guiccioli Ouvrit un soir un livre o lon parlait de lui.

    Avez-vous de ce temps conserv la mmoire, Lamartine, et ces vers au princedes proscrits, Vous souvient-il encor qui les avait crits ? Vous tiez jeune alors,vous, notre chre gloire. Vous veniez dessayer pour la premire fois Ce beau luthplor qui vibre sous vos doigts. La Muse que le ciel vous avait fiance Sur votrefront rveur cherchait votre pense, Vierge craintive encore, amante des lauriers.Vous ne connaissiez pas, noble fils de la France, Vous ne connaissiez pas, sinon parsa souffrance, Ce sublime orgueilleux qui vous criviez. De quel droit osiez-vouslaborder et le plaindre ? Quel aigle, Ganymde, ce Dieu vous portait ? Pressentiez-vous quun jour vous le pourriez atteindre, Celui qui de si haut alors vous coutait ?Non, vous aviez vingt ans, et le coeur vous battait Vous aviez lu Lara, Manfred etle Corsaire, Et vous aviez crit sans essuyer vos pleurs ; Le souffle de Byron voussoulevait de terre, Et vous alliez lui, port par ses douleurs. Vous appeliez de loincette me dsole ; Pour grand quil vous part, vous le sentiez ami Et, comme letorrent dans la verte valle, Lcho de son gnie en vous avait gmi. Et lui, lui dontlEurope, encore toute arme, coutait en tremblant les sauvages concerts ; Luiqui depuis dix ans fuyait sa renomme, Et de sa solitude emplissait lunivers ; Lui,le grand inspir de la Mlancolie, Qui, las dtre envi, se changeait en martyr ;Lui, le dernier amant de la pauvre Italie, Pour son dernier exil sapprtant partir ;Lui qui, rassasi de la grandeur humaine, Comme un cygne son chant sentant samort prochaine, Sur terre autour de lui cherchait pour qui mourir... Il couta cesvers que lisait sa matresse, Ce doux salut lointain dun jeune homme inconnu. Jene sais si du style il comprit la richesse ; Il laissa dans ses yeux sourire sa tristesse :Ce qui venait du coeur lui fut le bienvenu.

    Pote, maintenant que ta muse fidle, Par ton pudique amour sre dtre im-mortelle, De la verveine en fleur ta couronn le front, A ton tour, reois-moi comme

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  • le grand Byron. De tgaler jamais je nai pas lesprance ; Ce que tu tiens du ciel,nul ne me la promis, Mais de ton sort au mien plus grande est la distance, Meilleuren sera Dieu qui peut nous rendre amis. Je ne tadresse pas dinutiles louanges, Etje ne songe point que tu me rpondras ; Pour tre proposs, ces illustres changesVeulent tre signs dun nom que je nai pas. Jai cru pendant longtemps que jtaislas du monde ; Jai dit que je niais, croyant avoir dout, Et jai pris, devant moi,pour une nuit profonde Mon ombre qui passait pleine de vanit. Pote, je tcrispour te dire que jaime, Quun rayon du soleil est tomb jusqu moi, Et quen unjour de deuil et de douleur suprme Les pleurs que je versais mont fait penser toi.

    Qui de nous, Lamartine, et de notre jeunesse, Ne sait par coeur ce chant, desamants ador, Quun soir, au bord dun lac, tu nous as soupir ? Qui na lu millefois, qui ne relit sans cesse Ces vers mystrieux o parle ta matresse, Et qui nasanglot sur ces divins sanglots, Profonds comme le ciel et purs comme les flots ?Hlas ! ces longs regrets des amours mensongres, Ces ruines du temps quontrouve chaque pas, Ces sillons infinis de lueurs phmres, Qui peut se direun homm