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Mzali Un Premier Ministre de Bourguiba Temoigne

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Un Premier ministrede Bourguiba témoigne

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Mohamed Mzali

Un Premier ministrede Bourguiba témoigne

Sud Editions - Tunis

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© Jean Picollec Editeur, Paris 2004© Sud Editions - Tunis 2010

[email protected] droits de reproduction, de traduction

et d'adaptation sont réservés pour toutes les langues et tous les pays

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Que les diatribes de certaines gens ne vous induisent pasen tentation de manquer d'équité à leur égard.

Soyez équitables, voilà qui est plus conforme à la piété.Sourate 5 - verset 8 du Coran

 Il n 'est pas de plus grand malheur quand la vie vous malmèneque de se souvenir des jours heureux.

Pétrarque

Quels livres valent la peine d'être écrits, hormis les Mémoires ?André Malraux

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INTRODUCTION

Pourquoi ces mémoires ?

De plus loin qu'il m'en souvienne, j'ai toujours aimé écrire. Au fond,avec la politique, l'écriture aura été ma seconde vocation.

Pour moi, écrire n'a jamais constitué  un pensum  lourd à porter ou pénible à réaliser. C'est pourquoi j'y ai toujours consenti sans efforts. J'aiécrit des ouvrages sur la démocratie, sur l'olympisme, sur de grandsdébats culturels, en plus de centaines d'articles ou d'éditoriaux que j'ai

 parsemés sur le chemin de ma vie, avec le geste du semeur fécondant les

labours de l'esprit.De plus, je crois, malgré la toute puissance de la machine

audiovisuelle, à la pérennité de ce que le penseur canadien Mac Luhanappelait joliment « la galaxie Gutenberg ». Je crois que les paroless'envolent et que seuls les écrits restent, selon une formule célèbre. Letémoignage le moins sujet à caution est celui que l'on fait par écrit, car ilimpose à son auteur une attention redoublée et une exigence avivée.

Or, je pense que tout homme politique est redevable, devant sa société

et devant l'Histoire, d'un témoignage sur son itinéraire public. Il se doitd'établir à un moment de sa vie une sorte de bilan, le plus sincère et le plusobjectif possible, de son action au service de la Res Publica.

Ce témoignage s'avère, dans certaines circonstances, d'autant plusindispensable que d'aucuns auront essayé de distordre la réalité et dedénaturer les faits.

L'Histoire, dit-on, est souvent écrite, plus exactement réécrite, par lesvainqueurs. Le récit historique subit alors de fortes anamorphoses qui en

travestissent la vérité ! Cependant l'histoire, en politique, n'est jamaisdéfinitivement écrite. Mieux : en politique, il n'y a pas de jugement dernier !

Ceux qui ont tramé un complot contre moi et réussi à m'exclure de lascène politique n'ont pas failli à cette règle.

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Après mon exil forcé, ce fut un déluge d'inexactitudes, d'accusationsfallacieuses et de contre-vérités patentes qui se déversa sur moi, en monabsence. Il est juste que je puisse réfuter, comme il convient, cesfalsifications et rétablir certaines vérités dûment attestées. Bien sûr, il fautsavoir tourner la page ; mais cette page doit être lue et connue.

Cette « part de vérité », je la dois à mes concitoyens et aussi auxhistoriens qui, demain, se proposeront de restituer l'histoire de la Tunisiedepuis l'indépendance.

Je voudrais leur léguer ce livre comme un matériau, parmi d'autres,qu'ils pourront utiliser dans leurs recherches. D'autres ont rédigé desarticles ou des ouvrages qui présentent leurs versions - pas toujoursobjectives - des faits et des événements qui ont constitué la Tunisiecontemporaine. Que les historiens de demain consultent la totalité de ces

témoignages et qu'ils les confrontent aux faits avérés. Ils feront, j'en suisconvaincu, le choix qui s'impose et sauront séparer le bon grain del'ivraie.

C'est donc sans esprit polémique que j'ai écrit ces pages. Bien sûr, il afallu, à un moment ou à un autre, dénoncer des contre-vérités trop criantesou des travestissements trop ostentatoires.

Mais laissons aux historiens et à leurs méthodes scientifiques deconsultation des archives et de vérification minutieuse, le soin de trancher

entre tel et tel compte-rendu véridique et telle affirmation hasardeuse,voire telle fanfaronnade infantile.

Certes, en m'attelant à la rédaction de cet ouvrage, j'avais conscience del'importance du défi à relever. Ne disposant pas, dans mon exil, de moyenshumains et matériels appropriés, je ne pouvais bénéficier d'aucune aidetechnique mettant à ma disposition archives, documents et textes deréférence qui m'auraient grandement aidé à restituer tel ou tel moment, telleou telle action, avec leurs références et leurs circonstances exactes.

Je ne pouvais compter que sur ma mémoire et une documentationminimale que j'ai pu amasser ou retrouver durant mes longues années desolitude. Je sais qu'il n'y a jamais assez de mémoire fidèle et exacte.

Même si certains détails factuels de mon témoignage peuvent êtrecomplétés, il n'en demeure pas moins que sur l'essentiel, à savoir le sensd'un engagement et la rectitude d'un itinéraire, j'ai essayé de restituer avecle maximum de fidélité les étapes qui ont jalonné ma vie de militant auservice de la politique et du développement de mon pays.

Bien sûr, tout n'est pas dit dans ce livre. D'abord parce que l'espaceattribué n'y aurait pas suffi. Mais surtout parce qu'il se peut qu'il soit trop tôt

 pour divulguer certains secrets d'État ou des faits mettant en cause certaines personnalités.

Les générations futures compléteront ce qui est en suspens derrière leslignes.

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L'essentiel n'est pas là. Il est dans la sincérité mise à rassembler lesfeuillets épars de la mémoire pour restituer l'itinéraire d'un patriote etd'un militant qui, après avoir contribué à l'indépendance de son pays,s'est engagé, à divers postes de responsabilités, à assurer sondéveloppement et à lutter pour l'avènement d'une démocratie ouverte sur

les exigences du temps présent.Ce livre s'inscrit dans la continuité de mon œuvre politique. Il est

comme l'aboutissement mais aussi, je l'espère, un sémaphore qui indiqueà celui qui sait le déchiffrer, les raisons de continuer à espérer, malgré tousles récifs de la vie et les incertitudes de la condition humaine.

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PREMIÈRE PARTIE

La braise et la cendre

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CHAPITRE I

La Roche Tarpéienne

 Je définis la cour, un pays où les genstristes, gais, prêts à tout, à tous, indifférents,

 sont ce qu 'il plait au Prince, ou s'ils ne peuvent l'être,tâchent au moins de le paraître,

 peuple caméléon, peuple singe du maître,on dirait qu 'un esprit anime mille corps ;

c'est bien là que les gens sont de simples ressorts.[...] Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges,

quelque indignation dont leur cœur soit rempli,ils goberont l'appât, vous serez leur ami.La Fontaine

L'histoire de mon limogeage, mardi 8 juillet 1986, illustre de manièretragico-burlesque le vieil adage romain qui assure que la Roche Tarpéienned'où l'on précipitait les condamnés n'était pas loin du Capitole, lieuemblématique de l'exercice du pouvoir.

Ce jour-là, de retour de mon travail, j'étais installé devant le poste detélévision pour regarder, comme d'habitude, le journal télévisé de 20 heures.J'étais seul à la maison, mon épouse et mes enfants s'étant rendus chez mon

 beau-frère Férid Mokhtar dont on commémorait le quarantième jour dudécès, dans un accident de la circulation.

Le journal télévisé s'ouvre par une annonce lue d'une voix monocorde, par une speakerine impassible : «  Le président Bourguiba a décidé dedécharger M. Mohamed Mzali de ses fonctions de Premier ministre et de

nommer M. Rachid Sfar au poste de Premier ministre  ». Sans autrecommentaire !Bien sûr, j'étais ébahi de constater que Habib Bourguiba n'avait pas eu

l'élégance de me convoquer pour me communiquer sa décision avant d'enautoriser la diffusion.

Mais, à part la manière brutale et grossière adoptée, ce n'était pas à vraidire une réelle surprise. Beaucoup de signes avant-coureurs avaient annoncé

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ce revirement et prédit ce reniement pour que ce fait du prince constituât pour moi un motif de grand étonnement.

Mon sens du fair-play,  acquis tout au long d'une pratique sportiveassidue, me poussa à téléphoner sans plus attendre à Rachid Sfar pour luiadresser mes félicitations, lui souhaiter de réussir dans sa nouvelle

mission et fixer, avec lui, la cérémonie de passation des pouvoirs aulendemain, à dix heures.Mercredi matin, en quittant ma maison, j'eus la surprise de constater

que les agents normalement affectés à la surveillance de la demeure duPremier ministre, avaient curieusement disparu au cours de la nuit. Cemanquement aux usages allait inaugurer toute une série de mesquineriesindignes que l'on n'hésita pas à multiplier à mon encontre, par pure

 petitesse d'âme.Rachid Sfar, d'habitude si chaleureux et démonstratif lorsqu'il faisait

 partie de mon gouvernement - il était ministre de l'Économie -, futglacial, presque hostile, allant jusqu'à me demander si les livres et lecourrier personnels que je me proposai de reprendre avec moi, étaient bienà moi ou à l'État ! ! Je dus exciper les dédicaces de certains livres et la

 provenance de certaines lettres : Comité international olympique (CIO),Union des écrivains tunisiens, etc., pour rassurer ce cerbère ridiculementvigilant !

 N'ayant pas eu de nouvelles de Bourguiba et désirant prendre congé de

celui dont je fus un disciple proche et un compagnon d'une fidélité filiale pendant plus de 40 ans, j'ai demandé une audience qui fut fixée auvendredi 11 juillet, à Monastir. Entre-temps, le premier Conseil desministres réuni, après mon départ, le jeudi 10 juillet, prit comme décisiond'introduire l'enseignement du français en troisième année du cycle

 primaire, au lieu de la quatrième année. Ce fut la première décision dunouveau gouvernement prise à la hâte, sans étude pédagogique préalable,sans consultation des syndicats, sans concertation avec le corps

enseignant.Le vendredi 11 juillet 1986, je me rendis donc au palais présidentiel deMonastir où le président Bourguiba me reçut d'une manière très courtoiseet amicale.

Lorsque j'entrai dans le salon où il était assis, il prit ma main dans lasienne puis s'y appuyant, comme à l'accoutumée, il se souleva et tint à semettre debout pour me saluer chaleureusement. Le compte-rendu de cetteaudience à la télévision subit les ciseaux des censeurs qui coupèrent au

montage la partie où, après s'être appuyé sur ma main, Bourguiba sesouleva pour me saluer debout. Ce tripatouillage était destiné à faire croireaux téléspectateurs tunisiens et étrangers que Bourguiba était fâché contremoi.

J'insiste sur ce qui pourrait paraître comme détail négligeable parceque ces exercices peu reluisants ont eu un écho qui a dépassé lesfrontières. De bonne foi sans doute et se fiant au reportage tronqué de la

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télévision, le correspondant de l'époque du journal  Le Monde,  MichelDeuré écrivit que Bourguiba ne s'est pas levé pour accueillir son Premierministre, donnant à penser que j'étais congédié pour des motifs trèssérieux justifiant le « courroux » supposé du Président !

Je m'adressai à Bourguiba et lui dis :« Monsieur le Président, cela fait presque un demi-siècle que, sans

 faillir   un seul moment à mon engagement, je sers mon pays sous votreautorité.  J'ai participé à la lutte pour l'indépendance nationale, je me suisengagé   dans l'action syndicale et, à plusieurs postes de responsabilités

 gouvernementales que vous avez bien voulu me confier, j'ai contribué à lacréation  de l'État tunisien, du mieux que j'ai pu ».

Puis utilisant une métaphore coranique, j'ai conclu :« J'espère que dans le misàne  [la balance],  le plateau du positif

l 'emporte sur celui du négatif».

C'était une manière élégante de l'inviter à me faire connaître le motifde sa « décision » de mettre fin à mon mandat, trois semaines seulementaprès m'avoir désigné solennellement comme son dauphin officiel, devantla  nation tunisienne et l'ensemble des représentants de la communautéinternationale accrédités à Tunis, au cours du Congrès du PSD (Partisocialiste destourien) qui s'était tenu du 19 au 21 juin de la même année.

Plus que mon limogeage proprement dit, plus que la manière inélégantequ'il revêtit, sa réponse à ma question me figea de stupéfaction et même

d'incrédulité.D'un ton très doux, presque navré, Bourguiba me dit :« Si Mohamed, pourquoi avez-vous arabisé l'enseignement ? Je vous

avais dit de ne pas le faire ».C'est tout. Il ne dit pas autre chose. Avais-je bien entendu ? Je n'en

croyais pas mes oreilles. Ainsi donc, ce revirement si soudain, cereniement même d'une décision solennelle que personne ne l'avait obligéde prendre, ce coup de pied intempestif aux usages institutionnels les plus

convenus, auraient été dus à une réforme pédagogique qui remontait, enfait, à une dizaine d'années, que j'avais mis quatre années à appliquer enqualité de ministre de l'Éducation, sous l'autorité hiérarchique du Premierministre de l'époque, HédiNouira, et, bien sûr, avec l'assentiment expressde Bourguiba, lui-même.

Si le Président avait, à un moment ou un autre, changé d'opinion surcette réforme, il lui était loisible de l'arrêter, même après dix ans, sansrecourir à ce séisme institutionnel.

J'avais été quelque peu décontenancé par la révélation de la « cause »de mon limogeage. Je m'attendais à autre chose de plus substantiel etsérieux qui aurait pu justifier un tel ébranlement constitutionnel.

Scène surréaliste et pourtant véridique où, face à face, un chef d'Étatautrefois justement admiré pour la lucidité de ses analyses, l'à-propos deses initiatives et le courage parfois visionnaire de ses prises de position,explique à son Premier ministre désigné comme son dauphin moins d'un

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mois auparavant, qu'il est dans la triste obligation de le limoger pour...faire avancer d'une classe (de la quatrième année du primaire à latroisième) le début de l'enseignement de la langue française !!

Pour me donner contenance et presque pour meubler la conversation, je lui dis :

« Monsieur le Président, hier vous avez décidé d'introduirel'enseignement du français en troisième année, au lieu de la quatrième.

 J'espère que vous aurez les maîtres compétents, en qualité et en nombre suffisants pour cet enseignement, non seulement dans les grandes villes,mais dans l'ensemble de la République ».

Bourguiba se tut. Il ne répondit pas à cette remarque. Il m'a tendu lamain et d'un ton affectueux m'a dit :

« Si Mohamed, merci beaucoup pour tout et mes hommages à Fathia

[mon épouse] » .Je l'ai remercié et pris congé. Ce fut ma dernière rencontre, en tête-à-tête, avec cet homme qui a beaucoup compté dans ma vie.

J'ai quitté le Palais présidentiel avec un curieux mélange de sentiments.J'étais attristé de la fin avortée d'une relation qui fut autrefois si intense etféconde, et profondément peiné du naufrage d'un homme exceptionneldevenu le jouet des intrigues de ses plus vils courtisans. Mais j'étais, aumême moment, soulagé de n'avoir plus à maintenir la barre d'un naviremanifestement aussi désorienté, d'un « bateau ivre ». J'étais léger commesi je venais d'être délesté d'un fardeau que trop longtemps je m'étaisimposé de porter sur les épaules : Sisyphe débarrassé de son rocher  1  ! Et

 j'avais le sentiment que, quoiqu'il en soit des avanies de la vie politiquedans un cadre autocratique, j'avais essayé de m'acquitter, au mieux

 possible, de mes responsabilités à l'égard de mon pays. À présent, je pouvais me consacrer à un tropisme plus personnel, en m'occupant àtemps plein de ma revue  Al Fikr   (La Pensée) plus que trentenaire, auComité international olympique et à l'écriture.

Déjà, même lorsque je ployais sous le poids des responsabilités duPremier ministère, j'avais trouvé le moyen de m'investir dans des projetsintellectuels qui correspondaient pour moi à un véritable besoin etrépondaient à une vocation première.

J'avais entrepris et mené à terme quelques actions qui avaient rencontréun certain succès à l'extérieur mais qui, sur le plan intérieur, m'attirèrentde solides inimitiés dans l'entourage immédiat de Bourguiba.

Malgré les nuages que ces initiatives ont amoncelés sur ma tête, je ne

regrette pas de les avoir entreprises parce qu'elles ont contribué, peu ou prou, à renforcer l'image internationale de la Tunisie. À la demande dudirecteur des éditions Publisud, l'économiste algérien Abdelkader Sid

1. Sisyphe, roi de Corinthe, condamné à hisser au sommet d'une montagne un énorme rocher quisans cesse retombe. Albert Camus a superbement utilisé, dans L'Homme révolté, ce mythe commeune métaphore de la vacuité, voire de l'absurdité de la condition humaine.

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Ahmed, j'avais fait paraître dans la collection « Itinéraires » (qui devaitdonner la parole à d'autres leaders du Tiers-Monde, comme l'ancien

 président du Mexique, Luis Echeverria) un ouvrage intitulé : « La parolede l'action » qui retraçait mon itinéraire personnel, intellectuel et politiquedepuis ma naissance en 1925 à Monastir jusqu'au jour de la parution del'ouvrage en 1984. Ce livre connut un certain succès en Tunisie et à

l'extérieur et me valut d'être invité le 18 mars 1984 dans la célèbreémission télévisuelle 7 sur   7, animée alors par Jean-Louis Burgat et quidevait par la suite faire la réputation d'Anne Sinclair. Ma prestation futsaluée par cette jolie, quoique excessivement élogieuse, formule due audirecteur du journal  La Presse  de l'époque, Abdelwahab Abdallah «  Àl 'émission 7 sur 7, M. Mzalifait 10 sur 10 » ! !

Mon itinéraire culturel et le succès du livre me valurent également uneinvitation à la Sorbonne par le Chancelier des Universités de Paris, Hélène

Ahrweiler qui me remit, au cours d'une réunion solennelle, la Médailledes Universités de Paris. On m'avait confirmé à cette occasion que j'étaisla première personnalité du monde arabe à avoir eu cet honneur. Je doisavouer que l'ancien étudiant en philosophie à la Sorbonne que je fus

 pendant mes années de formation, ressentit, à ce moment, une émotiond'une grande intensité.

L'université La Sapienza de Rome me réserva le même traitement, enfévrier 1986.

Ces succès internationaux affûtaient la jalousie de certains membres del'entourage de Bourguiba et aiguisaient leurs craintes de me voir prendrela stature nécessaire pour devenir le dauphin incontestable du Présidentqu'ils maintenaient sous leur coupe, en profitant des faiblesses de son vieilâge. Je ne me rendais pas compte alors que j'étais « dauphin » dans unmarécage qui grouillait de crocodiles !

Malgré tout, je poursuivais mon exigence de servir l'imageinternationale de la Tunisie et de corriger l'effet réducteur que lesfoucades de son vieux Président, amoindri et manipulé, lui faisaient subir.

Il me fut, dès lors, relativement aisé de me consoler du vide créé par madestitution en pensant que j'allais rapidement le combler par desinvestissements de nature différente dans le domaine des idées et de lacréation, et que ma retraite forcée allait me permettre de me consacrer àdes activités intellectuelles qui me permettraient d'assouvir ma seconde

 passion et de continuer à travailler au service de la culture tunisienne, deson développement interne et de son rayonnement à l'extérieur.

Hélas, l'avenir me démontrera que cette aspiration pacifique et légitimeétait un rêve naïf qui demeurerait, un long moment, hors de ma portée. Carc'était sans compter sur le zèle hargneux avec lequel me poursuivraientmédiocres courtisans, ambitieux aux petits pieds et jaloux impénitents qui,dans l'entourage du vieux Président sur le déclin, ne me pardonneront pasd'avoir été désigné par Bourguiba comme son successeur officiel, de si

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solennelle façon, le 19 juin 1986 et de leur avoir donné, même sans levouloir, de si grandes sueurs froides.

Bourguiba avait imposé depuis 1975 une disposition constitutionnellequi faisait du Premier ministre le successeur automatique du Président, encas de vacance du pouvoir, jusqu'à la fin de l'exercice législatif en cours.C'était le fameux article 57 de la Constitution. Le Président ne s'est pas

contenté de parler de légalité constitutionnelle : il a personnalisé le pouvoir.Il ne s'agissait plus du Premier ministre qui doit, en cas de vacance du pouvoir, assurer l'intérim, mais de ce Premier ministre-là et pas d'un autre !Il l'a dit publiquement à propos de Hédi Nouira à Giscard d'Estaing, alorsministre de l'Economie et des Finances, en 1973 dans son discours de

 bienvenue. C'est moi-même,  intuitu personnae,  qu'il désignait à présentcomme il l'a répété à plusieurs reprises, surtout dans son discoursd'ouverture du congrès du PSD le 19 juin 1986  l. À Jacques Chirac, qui

s'adressa, en tant que Premier ministre, à Bourguiba au cours d'un déjeunerofficiel, le 24 mai  1986,  en ces  termes que beaucoup entendirent : « La France a une grande estime pour M. Mzali, et je pense que vous avez  faitle bon choix », celui-ci répondit « Rassurez-vous, il sera mon successeur ! ».Il a même désigné le successeur du successeur ! Que de fois ne m'a-t-il pasrecommandé de nommer, le moment venu, Rachid Sfar Premier ministre.Le 22 juillet 1985, s'adressant aux secrétaires généraux des comités decoordination du PSD le chef de l'État leur a confirmé qu'il confiait lacharge de l'État, après sa disparition, à Mohamed Mzali, le Premier

ministre, son successeur constitutionnel. « Celui-ci devra alors, a-t-il  ajouté,c 'est ma recommandation, prendre pour Premier  ministre, Rachid  Sfar. »Un jour, Wassila Bourguiba, la seconde épouse du Président, lui dit devantmoi : « Tu es naïf Mzali a déjà son candidat, c 'est  Mezri Chekir  » ; etBourguiba de répliquer : « Par Dieu ! S'il ne m'écoute pas, je sortirai  dema tombe et je protesterai ». Ainsi pour le Président, il ne s'agissait plusd'un président intérimaire qui doit affronter le suffrage universel commed'autres candidats, mais de « l'héritier présomptif de la plus haute charge

de l'État »

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.Cette disposition et cette personnalisation constituèrent la « malédiction »des titulaires de ce poste : Béhi Ladgham et Hédi Nouira, avant moi. Carelles faisaient du Premier ministre, successeur automatique et en réalitéintérimaire, l'ennemi à abattre par tous ceux qui se voyaient dans la peaud'un prétendant « légitime » et liguaient contre lui une cohorte hétéroclitede comploteurs se détestant cordialement les uns les autres, maisrassemblés par la haine commune qu'ils éprouvent à l'égard du dauphinconstitutionnel. Avec moi, le climat s'est détérioré davantage : l'état de

1. Il l'a dit déjà le 22 juillet 1985 devant les membres du Comité central du Parti socialiste destou-rien.2. À ce propos, il est instructif de rappeler le commentaire du général De Gaulle  : «Je n 'ai pas dedauphin. Si j'en avais un, chaque fois que je le verrai, c'est ma mort que je verrais ! ».

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Bourguiba s'est beaucoup dégradé, il provoquait un tourbillon d'intrigues,aveuglait l'esprit d'hommes que la succession à portée de main saoûlait.

Jamais l'expression « panier de crabes » ne mérita mieux son nom.Comme mes prédécesseurs, je n'échappais pas à cette « complotite »

généralisée. A la tête de la cabale se trouvaient deux dames se haïssantimplacablement, mais accordées dans leurs menées déstabilisatrices à

mon encontre. Car chacune avait un ou plusieurs « champions » dans cettecourse éperdue à la succession du vieux Président. Les deux « Pompadour »du régime - comme on les surnommait sous cape - engagées dans unelutte à mort entre elles, me poursuivirent de leur vindicte convergente et,

 pour une fois, accordée.Pour ma part, je n'étais le protégé ni de l'épouse dite « la Majda » {la

Glorieuse),  ni de l'autre (« Mme Nièce »). Bien au contraire, pour l'unecomme pour l'autre, j'étais, en tant que successeur désigné, l'homme à

abattre.D'autres personnes étaient également acharnées à me mettre des bâtonsdans les roues, comme l'on dit. Parmi elles, l'ancien ambassadeur deTunisie en France, H. M., brillait par un zèle tout particulier qu'illustrel'anecdote suivante :

Lorsque Jacques Chirac avait été désigné comme Premier ministre pour la première cohabitation, il avait émis le vœu de se rendre en Tunisieet en Côte d'Ivoire pour y rencontrer les deux sages de l'Afrique, les

 présidents Bourguiba et Houphouët-Boigny. H. M. me transmit ce vœu et je proposai une date que Jacques Chirac accepta.

J'en informai Bourguiba qui exprima sa satisfaction. Deux jours avantl'échéance, H. M. me téléphona pour m'annoncer que Jacques Chirac étaitdésolé de devoir, pour des raisons impératives de calendrier, reporter sa visite.

Je proposai alors une autre date qui sembla faire l'affaire. Deux joursavant l'échéance, je reçus un coup de fil de H. M. qui me redébita, mot

 pour mot, le même laïus. Je répondis : « Dites-lui de ne pas s'en faire. Ilvient quand il veut, il est chez lui en Tunisie. Il suffit de m'en informer un

 peu à l'avance. Je m'arrangerai avec le président Bourguiba » . Il en futainsi convenu. Et, rassuré, je vaquai à d'autres occupations.

Aussi quelle ne fut ma surprise, lorsque recevant, quelques jours plustard, Abdelhamid Ben Abdallah, un ami de la famille Chirac qui m'avaitété présenté par celui-ci, le 31 mai 1985, à l'hôtel Crillon, à l'occasion dela présentation à la presse d'un de mes ouvrages ', il m'apprit que JacquesChirac était étonné et même peiné que « Mon ami M. Mzali décommande,

 par deux fois, un rendez-vous avec le président Bourguiba » ! !

On peut aisément juger de ma stupéfaction. J'expliquai à Ben Abdallahla situation et nous téléphonâmes à Jacques Chirac pour lui redire madisponibilité à le recevoir quand il veut et à lui assurer un rendez-vousavec le président Bourguiba.

1. L'Olympisme aujourd'hui,  éd. Jeune Afrique, 1985.

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Je sentais qu'il partageait ma stupéfaction devant les entourloupes del'ambassadeur aux agissements peu conformes aux usages diplomatiqueset aux pratiques administratives, et qui risquaient de jeter une ombre surl'amitié traditionnelle entre nos deux pays. La visite de Chirac eut lieu lesamedi 24 mai 1986 et se passa dans les meilleures conditions, Bourguibaayant tenu à l'accueillir lui-même à sa descente d'avion, contrairementaux règles du protocole. Dans ma voiture sur la route de Carthage,

 j'échangeai avec Jacques Chirac un avis partagé sur les parasitages qui ontfailli empêcher cette visite. Tout à coup, il me dit : «  Quels sont vosrapports avec Monsieur M. ?

- Normaux, plutôt cordiaux jusqu 'à il y a quelques mois, mais depuisle début de l'année, il y a comme des parasites sur les ondes.

- Oui, parce qu'après notre coup de téléphone, je lui ai dit :"Hédi, ne fais pas le con ; sois loyal avec ton Premier ministre ! " ».

Mais je commis l'erreur de ne pas informer Bourguiba de l'inacceptableconduite de l'ambassadeur ; ce qui l'aurait immanquablement conduit à lerappeler et... à me débarrasser d'un ennemi de plus dans le cercle descomploteurs.

En octobre 1986, après mon exil forcé, je rendis visite à mon anciencollègue et ami le Premier ministre Raymond Barre dans ses bureaux du

 boulevard Saint-Germain. Il m'apprit qu'il m'avait écrit une lettre aulendemain de ma disgrâce pour m'exprimer sa sympathie et m'assurer de

son amitié, et qu'il l'avait remise à H. M. pour me la faire parvenir. Est-ilutile de préciser que la commission ne fut jamais faite et que je neconnaîtrai jamais la teneur de ce message de Raymond Barre ?

Autres « performances » de H. M. après mon limogeage : à l'occasionde la 91e session du CIO d'octobre 1986 à Lausanne, j'ai été longuementreçu à l'hôtel Beaurivage par le Premier ministre Jacques Chirac, en

 présence de Monique Berlioux, qui appartenait au cabinet de Chirac à lamairie de Paris, et de Guy Drut, ancien ministre des Sports et médailléd'or (110 m haies) aux jeux Olympiques de Montréal en 1976. Chirac m'a

exprimé sa déception car il avait téléphoné deux fois au palais de Skanèsà Monastir pour intervenir auprès du président Bourguiba en faveur demes enfants emprisonnés et torturés. Chaque fois, il avait eu au bout du filH. M. qui trouvait toujours des raisons pour ne pas lui passer le Président.

D'après le  Middle East Insider,  bulletin américain de nouvelles politiques et militaires confidentielles publiées par le « desk » de la CIA pourle Moyen-Orient, H. M. aurait empêché Albion Rnight, ancien membre duConseil national de sécurité, de rencontrer le président Bourguiba, selon

l'arrangement qui avait été effectué par l'ambassade de Tunisie àWashington dirigée à l'époque par Habib Ben yahia. Albion Knightdésirait «  attirer l'attention du Président tunisien sur la dépréciation del'image de la Tunisie du fait des récents procès politiques, notammentceux intentés contre l'ancien Premier ministre Mzali ».

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Enfin c'est toujours H. M. qui déclara au Monde du 20 novembre 1986 :« Si Monsieur Mzali trouve pour ses insultes  (sic)  et son action dedénigrement hospitalité et audience en France, cela ne sera pas un facteurheureux pour l'amitié entre nos deux pays ».

Quels efforts, quels trésors de persuasion, quel acharnement il m'a falludéployer pour rattraper ce qui me paraissait être une erreur politique ou

 pour arracher des syndicalistes, comme Habib Achour, à la prison oùvoulait les jeter un Président en proie à ses tendances absolutistes ou pour

 protéger des hommes politiques, comme Ahmed Mestiri, de la rancuned'un chef vindicatif qui se considérait trahi par la décision de cet ancienéminent cadre destourien qui a osé démissionner du parti et créer son

 propre mouvement, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS), et

qui devait devenir le chef de file de l'opposition.À ce sujet, Jean de la Guerivière écrivait dans Le Monde du 10 juillet1987 :  «En fait, il y a plusieurs mois que le Premier ministre n'est pasmaître du jeu, même pour les affaires relevant en principe de sacompétence. C'est le Combattant Suprême [Bourguiba] qui a décidé d'en

 finir avec Habib Achour et de chercher des ennuis à monsieur Mestiri, sonancien ministre dont il ne pardonne pas la défection ! ».

Ce qui pour Bourguiba paraissait, dans le cas d'Ahmed Mestiri, commeune trahison, me semblait constituer, au contraire, un acte de liberté et deresponsabilité qui grandissait, à mes yeux, son auteur et ajoutait à laconsidération que j'ai toujours eue pour lui et que je n'ai pas hésité àdémontrer en arrachant un jour à Bourguiba son accord pour que Mestiri,malade, fut libéré et pût regagner sa maison après une opération effectuéenon pas à l'hôpital militaire, mais dans une clinique de son choix.1 Plus tard,lorsqu'on m'accusa d'indifférence à l'égard de cette estimable personnalité,son propre neveu Omar Mestiri m'apporta le plus grand réconfort en medisant : « Monsieur Mzali, rassurez-vous. Je connais l'affaire dans ses

moindres détails ; j'étais à côté de mon père lorsque vous lui avez téléphoné pour le prier d'aller le plus vite possible "sortir" son frère de l'hôpitalmilitaire et de le faire soigner par la famille ».

1. Une manifestation eut lieu à Tunis le 18 avril 1986, en signe de solidarité avec la Libye, suite àl'agression des États-Unis contre ce peuple le 17 du même mois. Les chefs des partis politiquesavaient été relâchés le jour même, y compris Mohamed Harmel (secrétaire général du Parti com-muniste tunisien) et Rached Ghanouchi (président du Mouvement islamiste tunisien An Nahda [la

Renaissance]), sauf Ahmed Mestiri. J'ai plaidé son cas auprès de Bourguiba qui ne voulait rienentendre... «  Il faut l'empêcher de se présenter aux prochaines élections... et puis son oncle Moncef Mestiri, un dirigeant notoire du Vieux Destour (décédé depuis plus de vingt ans), n 'avait jamais cessé de m'attaquer ! » Ayant appris que l'intéressé souffrait de problèmes urologiques, j'aiinsisté plus fermement. Bourguiba m'a répété : « Qu'il meure en prison ! ». Puis il s'est ressaisidevant mon insistance et accepta de lui accorder la libération conditionnelle... De crainte que lePrésident ne change d'avis, j'ai téléphoné - de la Présidence - à son frère, le professeur SaïdMestiri, afin qu'il aille - toutes affaires cessantes - sortir son frère de l'hôpital militaire...

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L'éditorial du journal  Le Monde  dans son numéro du 9 juillet 1986commentait ainsi mon limogeage, avec en première page un dessin dePlantu montrant César poignardant, dans le dos, son fils Brutus :

« Dans ce contexte, l'éviction de M. Mzali a valeur de symbole. L'hommede l'ouverture et de la démocratisation avait construit une image politique

 sur des thèmes que M. Bourguiba juge aujourd'hui hors de propos. Lesadversaires du Premier ministre lui reprochent son laxisme. Ladémocratisation, aux yeux de certains dictateurs, est qualifiée de laxisme.

 L'heure était aux hommes à poigne et non aux conciliateurs... M. Mzali paie peut-être aussi le prix des émeutes du pain, de février 1984 '. Ce Premierministre affable, accommodant et soucieux d'être en bons termes avec tous,

 s'étaitfait, au bout du compte, beaucoup d'ennemis... L'oppositionportait à son débit, tant en matière syndicale qu 'à l'égard des adversaires politiques,des décisions venues de plus haut, qu'il exécutait à contre-cœur  [souligné

 par l'auteur]2 ».Il est utile de reproduire le commentaire de Michael Goldsmith,correspondant de VAssociated Press à Tunis : « La Tunisie, ce pays le plusoccidentalisé du monde arabe, risque d'entrer dans une longue etdangereuse période d'incertitude, après la décision surprise mardi du

 Président à vie, Habib Bourguiba, de limoger son Premier ministre etdauphin, Mohamed Mzali, âgé de 61 ans.

« De 1980 à 1986, le Premier ministre Mzali a réussi à tenir à l'écartles risques de subversion et de sabotage économique orchestrés par sonvoisin libyen, Moammar Kadhafi, tout en conduisant la Tunisie à traversune grave récession, la meurtrière "révolte (?) du pain " et le défi lancé

 par les intégristes islamiques. Depuis mardi, pas un quotidien nationaln 'a trouvé de mots pour apprécier l'œuvre accomplie par Mzali depuis1980. Seule référence à l'ancien Premier ministre : un bref communiqué

 gouvernemental indiquant sans la moindre explication que M. Bourguibaavait nommé le ministre de l'Économie, Rachid Sfar, à la place de M.

 Mzali aux postes de Premier ministre, de dauphin du Président et de

Secrétaire général du parti gouvernemental socialiste et destourien.« Les médias tunisiens (journaux, télévision, radios) se sont répandusen commentaires de louange sur l'honnêteté et l'efficacité de Rachid Sfar,53 ans, mais ils n 'ont ni critiqué ni félicité son prédécesseur, comme s'iln 'avait jamais existé.

« Cet important changement gouvernemental montre, s'il en est encorebesoin, l'obéissance aveugle de cette nation de sept millions d'habitantsau moindre caprice de son Président atteint, à 82 ans, d'artériosclérose,qui ne peut plus parler ou se déplacer sans aide...

« Mme Saïda Sassi, âgée de 60 ans, habite en permanence dans le palais présidentiel de la banlieue de Carthage. Bien qu 'elle semble peu au

1. Cf. chapitre VI de la IVe partie : Le complot du pain.2. C'est l'auteur qui souligne.

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 fait des affaires politiques, plusieurs diplomates étrangers considèrentqu'elle utilise son ascendant sur Bourguiba pour modeler le

 gouvernement et sa politique à sa guise. En janvier dernier, une dispute aviolemment opposé Mme Sassi à la propre épouse du Président, Wassila.

 La querelle s'est achevée avec le départ de Wassila du palais et l'annonce

de l'intention de Bourguiba de divorcer. »L'analyse du journal Le Monde fait, à juste raison, ressortir le rôleingrat du Premier ministre dans un régime aussi présidentialiste que le futcelui de Bourguiba. Bien sûr, on peut toujours ne pas accepter les règlesdu jeu et s'en libérer en se démettant. Mon erreur fiit, peut-être, de croireen la possibilité de changer les choses de l'intérieur du système etd'accorder à Bourguiba une confiance qui a excédé ses réelles possibilités,diminué qu'il était par le grand âge et la maladie, manipulé de surcroît pardes courtisans avides et hypocrites, prisonnier de leur cercle et coupé des

réalités de la société tunisienne dans laquelle il avait su, du temps de sasplendeur passée, s'immerger pour trouver les moyens de la faire mûrir etévoluer.

Mon attachement sentimental à celui qui fut, pour moi, un second pèrem'a empêché d'avoir la lucidité nécessaire pour me rendre compte du

 poids que je m'imposai de prendre en charge.Les événements survenus, en marge de la tenue du Congrès du Parti

socialiste destourien de juin 1986, devaient illustrer le regain de férocité

avec lequel mes adversaires auprès de Bourguiba allaient accueillir madésignation comme dauphin officiel.

Le jour de l'ouverture du Congrès, le 19 juin 1986, devant les 1500congressistes, l'ensemble du corps diplomatique accrédité à Tunis,

 plusieurs représentants de la presse internationale, Bourguiba me prend par la main et sur un ton à la fois solennel et ému, déclare : « M. Mzali est

mon fils. Il est digne de ma confiance aujourd'hui autant que demain ».C'était une consécration solennelle que toute l'assemblée a applaudieet qui fut retransmise en direct à la radio et à la télévision. Bourguiba aensuite quitté la salle sous les vivats.

Avant de reprendre la séance, je fus vivement félicité par beaucoup de présents : «  La succession est réglée, on n'a plus d'inquiétude  » , medisaient militants, ambassadeurs et journalistes.

Puis nous reprîmes les travaux sous ma présidence. Cependant, leschoses qui paraissaient évidentes, ne l'étaient pas autant qu'on pouvait le

 penser. Avant le Congrès, un incident étonnant et même choquant étaitintervenu qui donnait un aperçu de l'atmosphère un peu irréelle ettotalement irrationnelle qui s'était établie autour de Bourguiba. Il fallaitlui préparer un discours. Le canevas de ce discours avait été arrêté lorsd'une réunion qui s'était tenue chez moi, avec Béji Caïd Es Sebsi, ministredes Affaires étrangères et Hédi Baccouche, directeur du Parti. On s'était

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entendu sur un plan comportant notamment un paragraphe sur la conditionfaite aux Palestiniens et la nécessaire solidarité avec leur lutte pour unÉtat.

Chedli Klibi a rédigé le discours sur la base de ce canevas et l'a lu auPrésident, en ma présence, sans que celui-ci n'émît la moindre réserve. La

veille du Congrès, Mme Sassi me téléphona, furibonde, et me dit : « Qu 'est-ce que ce discours ? Le Président est en colère. Qu 'est -ce que vous avez  dit sur la Palestine ? Mon oncle m'a dit : "Ce n'est pas  la politique  de Bourguiba "  ». Puis elle a ajouté : « Pourquoi vous avez  condamné Israël ? ».Je répondis : « J'ai condamné l'agression israélienne sur  Hammam Plage ».Elle objecta : « Croyez-moi, M. Mzali, la Tunisie n 'a qu 'Israël comme amiet seul Israël peut nous être utile. Les Palestiniens c 'est  de la rigolade, il ne

 faut pas leur accorder d'importance ».Je lui répondis : « Mais Madame, nous n'avons fait que reprendre la

 position de Bourguiba et celle du peuple tunisien ! Il  n 'a jamais varié  surce point. Il a toujours soutenu la lutte du peuple palestinien  en symbioseavec le peuple tunisien. Qu 'il ait proposé une politique des étapes ou une

 stratégie rationnelle et réaliste, d'accord, mais  Bourguiba n'a jamais failli à la solidarité ».

Elle m'a dit : « Non ».Je lui ai répondu : « Écoutez, le discours est chez votre oncle. Il  a été

rédigé par M. Klibi et approuvé. Votre oncle n 'a qu a modifier ce qu 'il

veut  ». Et j'ai raccroché.Ce soir-là, vers vingt-deux heures, Mohamed Savah (ancien directeur

du PSD et ministre de l'Équipement) et Hussein Maghrebi (membre duComité central du PSD) ont été convoqués au Palais de Carthage où il leura été demandé de rédiger une nouvelle mouture du discours.

Les historiens peuvent comparer la première version rédigée par Klibi,en fonction du canevas qui avait été élaboré collectivement chez moi et lediscours que Bourguiba a effectivement prononcé. Toute mention au

soutien sérieux du peuple palestinien avait disparu !En fait, c'était un moyen de monter Bourguiba contre moi, en prétendant que je voulais lui « forcer la main » !

Par amitié, Klibi a glissé deux ou trois lignes pour dire du bien duPremier ministre, à la fin du discours. Ce paragraphe a été maintenu etBourguiba l'a prononcé. Ou bien les comploteurs n'avaient pas eu letemps de tout modifier, ou bien c'était destiné à endormir ma vigilance

 pour leur permettre de continuer d'agir dans l'ombre.

Le Congrès s'est terminé tant bien que mal. Pourtant, une autre action dedéstabilisation avait été programmée. Cette année-là, les résultats à l'examendu baccalauréat n'avaient pas été fameux et le nombre des candidats recalésavait été élevé. Je n'ai pas voulu tricher avec les procédures et me substitueraux arbitrages des jurys. Le mécontentement suscité par ces mauvais

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résultats chez les parents d'élèves - dont certains personnages influents del'entourage du Président - fut mis à profit par « Madame Nièce » qui tentade provoquer l'ire de son oncle contre « la mauvaise gouvernance »  (sic)de son Premier ministre. Le complot continuait à se tramer. Lesobservateurs étrangers l'avaient bien compris. Ainsi dans le Figaro du 20

 juin 1986, François Hauter concluait un article consacré au compte-rendudes travaux du Congrès du PSD par cette analyse :

« Confirmé par Bourguiba, Monsieur Mzali devra résister auxintrigues, du moins jusqu'aux prochaines élections de novembre ».

De son côté, Jacques Amalric écrivait dans Le Monde du 21 juin 1986 :« Le discours du Premier ministre est celui dans lequel il demande à sesconcitoyens de faire fi de toutes les menées insidieuses, de s'abstenir decolporter des rumeurs infondées. Est-ce un expert qui parle ? Sans doute.

 Mais il se refuse à être une victime. La bonne volonté de M. Mzali n 'est

 pas en cause, mais peut-être la mission qu 'il assume avec stoïcisme est-elle impossible. Le jeu est calmé mais le jeu continue... ».Les analystes avaient saisi la portée des pressions que les intrigues de

cour faisaient peser sur moi. Ces pressions se doublaient d'une hostilitédéclarée de la part de la Libye qui me reprochait de défendre, avecdétermination, les intérêts nationaux de mon pays face aux menéesexpansionnistes de son « guide » ainsi que mes protestations contrel'expulsion de travailleurs tunisiens par les autorités de Tripoli.

Un troisième incident devait encore confirmer l'acharnement descomploteurs. Ils avaient persuadé Bourguiba d'outrepasser ses prérogatives statutaires et ne pas se contenter de nommer les membres duBureau politique, comme il l'avait toujours fait depuis l'indépendance,mais de désigner les 90 membres du Comité central qui auraient dû,conformément aux statuts du Parti, être élus par le Congrès. Bien sûr, lesnoms de plusieurs de mes amis avaient disparu sur cette nouvelle liste '.

Lorsque Bourguiba m'apprit qu'il allait établir lui-même la liste desnouveaux membres du Comité central, je fus sérieusement ébranlé. Jesongeai même à faire une action d'éclat et à annoncer ma démission. Je nel'ai pas fait parce que je pensais que Bourguiba pouvait se ressaisir etcorriger ses erreurs, comme il l'avait fait à plus d'une reprise dans le

 passé. J'avais, bien sûr, tort. Et aujourd'hui, je regrette cette erreurd'analyse qui m'a fait manquer une grande occasion de sortir d'un jeu

 pourri, avec panache et dignité, et quelles que soient les mesures derétorsion qui auraient pu m'atteindre.

Je savais que je tenais ma légitimité de Bourguiba - et de Bourguiba

seul - et je me disais que si un jour Bourguiba, pour une raison ou pour

1. Exemple de « l'absence » de Bourguiba à ce congrès : le matin de la clôture, Bourguiba me com-muniqua les noms des membres du Bureau politique qu'il avait choisis la veille avec sa nièce etses courtisans. « La Nièce » intervint alors pour lui rappeler qu'il avait désigné aussi - toujours laveille - trois secrétaires généraux adjoints ! Ah oui, dit Bourguiba, et qui sont-ils au fait ? Et SaïdaSassi d'égrener leurs noms !...

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une autre, décidait de me décharger de mes fonctions, il me le ferait savoiret que ce serait peut-être mieux ainsi. Je pourrais m'occuper de mafamille, de ma revue, du Comité international olympique, etc... Pour moi,être ministre ou Premier ministre, c'était une occasion pour servir mon

 pays, ce n'était pas pour me servir. Et je me disais que tant que la Tunisie,

à travers Bourguiba qui la personnifiait à l'époque, avait besoin de moi, jerépondrai à l'appel sans reculer devant quelque sacrifice. Servir mon pays,c'était plus qu'un devoir, un sacerdoce.

Mais lorsque cette mission viendra à échéance, je m'en irai  sans meretourner, le cœur léger et la conscience tranquille. Le problème est quemon limogeage - comme l'a été sans doute celui de mes prédécesseurs -fut le résultat de basses intrigues de cour   1 et non point l'issue raisonnéed'un bilan à clôturer ou d'une nouvelle orientation politique à appliquer.Il venait trois semaines seulement après une confirmation  solennelle  et

montrait à quel point le système du pouvoir se trouvait à présent assujettiaux intrigues de cour, aux caprices d'un vieil homme  manipulé  et auxambitions sans grandeur des parasites qui le phagocytaient.  Quoiqu'il ensoit, malgré la tristesse que je ressentais devant le naufrage de celui qui fut

 pour moi un maître, mon sentiment dominant fut alors le soulagement.Quelques jours après mon entrevue avec le Président, un communiqué

émanant de la Présidence est tombé : «  M. Mzali est   suspendu de  touteactivité au sein du PSD ».

J'étais Secrétaire général de ce parti ; j'aurais souhaité rester au Comitécentral ou simple militant de base, mais une décision du président du partim'en a arbitrairement éloigné alors que j'avais commencé à y militer dèsl'âge de 13 ou 14 ans.

Cette décision n'était assortie d'aucune motivation et ne sanctionnaitaucune recommandation de quelque organe que ce fut au sein du parti.C'était, en effet, au conseil de discipline que, conformément auxrèglements, il appartenait d'abord de statuer.

Le 3 août 1986, j'ai reçu avec mon épouse une carte d'invitation pour

la cérémonie de célébration de l'anniversaire du Président, au palais deMonastir. J'ai estimé que j'étais invité comme simple militant ou alors entant qu'ancien Premier ministre, comme dans tout pays civilisé. Avec monépouse, nous nous sommes donc rendus au Palais de Skanès. Lorsque montour arriva, je m'avançai pour féliciter Bourguiba. Il était encadré au plus

 près par le directeur de son Cabinet, Mansour Skhiri et par Saïda Sassi àl'affût de la moindre parole que j'aurais pu prononcer. Ils furent sansdoute déçus ou rassurés car je n'ai rien dit d'autre que : «  Monsieur le

 Président, je vous félicite à cette occasion ».Ma femme formula le même vœu. Bourguiba dit « merci » et nous

sommes partis dans un autre salon. Au fur et à mesure que nous avancions,

1. Mezri Haddad a bien analysé ce mécanisme de destitution par intrigues dont ont été victimesAhmed Ben Salah, Béhi Ladgam, Hédi Nouira et moi-même. Cf. Non delenda Carthago,  Éd. duRocher, 2002.

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le vide se faisait autour de nous. Plusieurs ministres, des membres duBureau politique s'écartaient et feignaient de regarder ailleurs. Constatantces dérobades, j'ai dit à ma femme « Allons, partons ». Et nous sommes

 partis ! C'était la dernière fois que je voyais Bourguiba.Je méditais sur la vanité des honneurs, en me rappelant un vers de

Corneille : « Albe vous a nommé, je ne vous connais plus » et malgré tout je suis tenté de répondre comme Curiace : «  Je vous connais encore etc 'est ce qui me tue ».  1

Cela m'a rappelé également ce que m'avait dit Bourguiba lui-même :« Le 1er  juin 1955, le jour de mon retour de captivité, toute la Tunisie étaità ma rencontre ; six mois plus tard, c'était la guerre civile avec les

 partisans de Ben Youssef ».L'odieux se mêla au grotesque, lorsque le public tunisien apprit, le 25

août 1986, par la bouche du nouveau Premier ministre, Rachid Sfar, quele président du parti avait décidé de nommer Béchir Khantouche pour meremplacer au sein du Bureau politique. Cet avocat de 45 ans s'était renducélèbre par les exploits... de son épouse, Mme N. K. L'opinion publiquesavait que cette dame avait été introduite dans l'entourage de Bourguiba

 par Mme Sassi pour pousser le vieux Président à répudier sa femme. Cettefarce vaudevillesque chez les Burgraves  2  avait fait les choux gras deshumoristes sous le manteau. Si j'avais de la vanité, celle-ci aurait étémortellement blessée de me voir remplacé au Bureau politique par un tel

« prince consort » !3

Mais le hoquet du rire fut vite réprimé. Dès le début de ce triste moisd'août 1986, j'avais été gravement atteint par les attaques contre mafamille. Le 8 août, mon fils aîné Mokhtar fut arrêté. Il devait être interrogé

 pendant près de deux mois par la brigade économique à la caserne deBouchoucha. Malheureusement, le 13 août, lorsque Bourguiba reçut lesmembres du Bureau de l'Union des Femmes à l'occasion de la fête de laFemme, il fit à la télévision une déclaration alarmante : « On m'a dit que

le fils de Mzali a mal géré, qu 'il a volé. J'ai dit qu 'il aille en prison ! ».

1. Cf. Horace de Pierre Corneille.2. Drame historique de Victor Hugo mettant en scène une dynastie de très vieux nobles quasi cen-tenaires. Le grand-père y réprimande le père septuagénaire en le traitant de galopin ! !3. Au sujet de la « réhabilitation » de Béchir Khantouche il serait instructif de lire l'article deMichel Deuré paru dans Le Monde  du 28 juillet 1987 : « La disgrâce de M. Béchir Khantoucheaura été aussi brève que son ascension avait été rapide. Le président Bourguiba a décidé, samedi25 juillet, à l'occasion du trentième anniversaire de la proclamation de la République, de le réinté-

 grer au Bureau politique du parti socialiste destourien dont il l'avait exclu voici moins de qua-

tre mois (Le Monde des 16 et 29 avril)A la surprise générale, M. Khantouche avait été propulsé au sein de la plus haute instance du Partiil y a tout juste un an à la place qu'occupait l'ancien Premier ministre M. Mohamed Mzali. Il s'étaitensuite particulièrement distingué en tant qu'avocat de l'accusation dans diverses affaires officiel-lement qualifiées de « corruption » et de « mauvaise gestion ». Aussi, après un tel zèle, l'annoncede son éviction du Bureau politique au mois d'avril dernier avait-elle fait sensation.Pas plus que l'infortune passagère de Béchir Khantouche, sa « réhabilitation » n'a fait l'objet d'au-cune explication. Mais, à n'en pas douter, elle va venir alimenter les multiples rumeurs sur « les

 jeux du sérail » dont le Tout-Tunis a pris l'habitude depuis longtemps de se délecter ».

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C'était une condamnation publique par le chef de l'exécutif dans uneaffaire qui n'aurait dû relever que du pouvoir judiciaire dans un État dedroit ! Des témoins oculaires de la scène, présents sur les lieux, ontaffirmé que Bourguiba en parlant avait dit : « Le fils de Nouira ! ».

Saïda Sassi et Mansour Skhiri lui ont dit : « Non, c 'est le fils de Mzali ».Il a rectifié : « Ah oui, le fils de Mzali ».On a fait par la suite un montage pour supprimer ce cafouillage et

ajouter des applaudissements pour faire croire au peuple que Bourguiba acondamné par avance mon fils et que les participants à la réunion avaientapplaudi cette décision. Ce qui ne fut pas le cas, en réalité.

Mon fils est titulaire d'une maîtrise de mathématiques de la Faculté desSciences de Tunis. Il a poursuivi des études de doctorat à Lyon. Lorsqu'ilest rentré en Tunisie, j'étais ministre de l'Éducation. Il n'avait pas vouludevenir  enseignant en arguant qu'il pourrait se sentir gêné vis-à-vis de ses

collègues, vis-à-vis des élèves, du fait de sa parenté. Pendant quelquesmois, il a préféré donner des cours particuliers. Un jour, son oncle - feuFérid Mokhtar - lui a proposé un poste au sein de la Société Tunisienned'Industrie Laitière (STIL). Il y a travaillé pendant neuf ans commenuméro 2 du Magasin général - le numéro 1 était alors Hammadi Kooli.

Lorsque le 1er   juin 1986, mon beau-frère est mort d'un accident devoiture, mon fils a été chargé de diriger, à titre intérimaire, la société. Cequ'il fit pendant un mois et demi, en attendant qu'un nouveau PDG futnommé par le ministre de l'Économie, Rachid Sfar, à qui j'avais demandé

expressément de pourvoir le poste par quelqu'un d'autre.À cette époque, et jusqu'à 2004 mon fils n'était pas propriétaire d'un

logement ; il a toujours habité dans un appartement en location. Les policiers, qui l'ont interrogé, ont été surpris car ils n'avaient rien trouvé.Ils lui ont dit : « Tu n 'as pas un appartement en propriété,  tu n 'as pasd'actions, tu n'as pas de compte courant à l'étranger, tu n'as même pasde voiture, qu 'est-ce que c 'est que ce phénomène ? ».

Ils n'en revenaient pas et ils demandaient à ses collègues de la STIL de

chercher n'importe quoi qui pût être retenu contre lui. En contre partie, ilsleur promettaient des faveurs. Malgré cela, rien ne fut trouvé. On lecondamna quand même, en octobre 1986, à dix ans de prison, sans lamoindre preuve avérée à charge ! Le président du tribunal, un certain H.Mahjoub, s'était échiné en vain pour donner à ce procès un semblant desérieux et à ce jugement ne fût-ce qu'un atome de bien-fondé.

Par ce procès inique, on voulait montrer qu'autour de moi il y avait des pourris. J'appris plus tard que Bourguiba, troublé, avait demandé desnouvelles de mon fils et que sa nièce avait essayé de le convaincre que

mon fils Mokhtar aurait subi la « mauvaise » influence de son oncledécédé. Une imprégnation d'outre-tombe en quelque sorte !Une autre fois Bourguiba qui n'en finissait pas de perdre la tête, s'était

étonné : « Il est neuf heures du matin et M. Mzali n 'est pas venu commed'habitude, qu'est-ce qu'il lui arrive ?  ». Parfois on essayait de me

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charger auprès de lui en lui affirmant que j'avais mal géré et Bourguibarenâclait : « Mohamed ne fait pas çà, il est très probe et intègre  ». Celam'a été rapporté par plus d'un témoin.

Un jour, devant son mausolée, il l'a crié si fort à la face de Saïda quemême les chauffeurs et les policiers présents l'avaient entendu !

Les représailles envers mon fils n'ayant pas donné un bon résultat, lescomploteurs passèrent rapidement au second scénario programmé. Ils ontarrêté mon gendre, le docteur Refaat Dali, en août alors que mon fils étaitdéjà en prison, où il devait rester un an et demi. Il avait été soumis à desinterrogatoires au siège même du ministère de l'Intérieur. L'accusation

 prétendait qu'avec quatre professeurs de médecine et moi-même, nousaurions préparé un plan pour destituer Bourguiba au motif qu'il étaitdevenu incapable d'assumer ses fonctions. C'était comme une sorte de

 prédiction de ce qui se passera effectivement dix-huit mois plus tard !Mon gendre a été plus que rudoyé pour qu'il avoue qu'on avait préparé

un complot, ce qui était abracadabrantesque ! Ce scénario réussit mieuxque le précédent. Bourguiba, qui peut montrer de la mansuétude dans

 plusieurs situations, ne pardonne jamais à qui se propose - ou est censé lefaire - d'attenter à son pouvoir. C'est pourquoi, dès qu'on lui rapporta cetissu de mensonges, il convoqua le tristement célèbre H. Z., procureur dela République et lui dit en substance, tel que cela me fut rapporté par lasuite :  « Mzali a voulu m'écarter, c 'est un crime qui est puni par la peine

capitale. Il faut l'arrêter, le condamner à mort et l'exécuter par pendaisonavant le 31 décembre 1986 ».Il ajouta :  « Je sais que certains pays arabes et européens vont

intervenir mais je tiendrai bon car Mzali doit être pendu comme Ali Bhutto au Pakistan » .'

Cette information me décida à envisager, pour de bon, ma fuite deTunisie. Cette décision n'avait rien à voir avec quelque sentiment deculpabilité que ce soit. Mais pour avoir vu avec quelle extrême rigueur

Bourguiba avait traité ceux qui avaient attenté à son pouvoir, ou mêmetenté de le faire, je ne pouvais espérer ni procès équitable, ni jugementclément. Je ne pouvais pas me laisser conduire au gibet en me contentantde clamer mon innocence. C'eût été, au-delà de ma tragédie personnelleet de celle de ma famille, la victoire des fourbes et des cyniques et ladéfaite de la droiture et du dévouement.

Je résolus de faire attendre le bourreau et de fausser compagnie à lacorde déjà apprêtée pour me pendre.

Je ne voulus pas connaître la même tragique destinée que plusieursPremiers ministres avant moi et venir grossir la liste des réprouvés. Jerésolus donc de quitter clandestinement mon pays à la première occasion.

1. Pourtant B.C.Essebsi rapporte dans ses mémoires que Bourguiba lui avait déclaré " qu'il pensaità moi comme président de l'assemblée Nationale " Il ajouta que Saïda Sassi se surpassa alors dansl'intrigue et remarqua que le plan concocté par ses " souffleurs " dépassait ses possibilités ; car ilfallait m'éliminer !...

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Certains amis et quelques observateurs exprimèrent des doutes au sujetde cette version et croient encore que jamais Bourguiba n'a ordonné macondamnation à mort. Ils pensent que j'avais été manipulé, désinformé,

 pour quitter le territoire tunisien. Je n'en suis pas sûr ! D'abord parce quema source d'information était fiable. Ensuite parce que H. Z. a

 pratiquement confirmé le scénario en s'abstenant de démentir à deuxreprises.En mars 1988, je reçus à Paris A. D., à l'époque rédacteur en chef du

 journal Assabah,  qui m'avait demandé les raisons de ma fuite. Je lui aiaffirmé que c'était pour sauver ma peau et pour défendre les miens qu'onavait jetés en prison. Quelques semaines plus tard, A. F., le rédacteur enchef adjoint du même journal, m'a rendu visite à son tour et m'apprit quedans le souci de poursuivre l'enquête, il avait envoyé un jeune journalistedont j'ai oublié le nom interroger H.Z. :

« Vous avez lu les déclarations de Mzali sur les raisons de sa fuite ?Qu 'en pensez-vous ?

- Nous étions quatre responsables autour du Président ; pourquoim'avez-vous choisi moi pour vous répondre ?... »

Dans sa livraison du 17 avril 1988, l'hebdomadaire  Tunis Hebdo titraen première page : Bourguiba a-t-il planifié de faire pendre Mzali ? Ettoujours en page 1 d'expliquer : «  Il   [Mzali]  a révélé que l'ancien

 Président avait convoqué un soir Hachemi Zammel, procureur  général de

la République [poste que j'ai supprimé en 1980, peu après ma nomination,et qui a été rétabli en juillet 1986, juste après mon limogeage, et suppriméà nouveau après le 7 novembre 1987],  pour lui signifier   qu'à  la fin dumois d'octobre et au terme de la session parlementaire,  il  fallait arrêter

 Mzali, le déférer devant le tribunal avec son gendre et les autres"comploteurs" et le condamner à la peine capitale ».  L'hebdomadaire

 poursuit : « La raison invoquée par Bourguiba pour  infliger à  son "brasdroit" ce supplice suprême est le fait que Mzali aurait constitué  un dossier

médical prouvant l'incapacité de Bourguiba de  gouverner le  pays. Et Mzali d'ajouter que Bourguiba a exigé de H.  Zammel : "Je veux  que ledossier soit clos avant le 31 décembre. Je  sais qu'il   y aura desinterventions en sa faveur, mais je tiendrai bon. Mzali sera pendu commele fut Ali Bhutto au Pakistan " ». Tunis Hebdo poursuivait : « Dans le soucide mieux informer l'opinion publique sur ces accusations qui  revêtent uncaractère très grave, Tunis Hebdo a contacté par  téléphone H. [Hachemi]

 Zammel, qui fait toujours partie du corps de notre haute magistrature, et

l'a questionné à ce propos. Confiné dans un grand  silence, H. Zammel a préféré ne pas s'étendre sur ce sujet. Étant tenu par le secret   d'État, ilnous a prié de comprendre sa position... ».  Si ces déclarations étaientinfondées, le plus simple pour Hachemi Zammel eut été de démentir !

Je voudrais rappeler rétrospectivement certaines décisions malheureusesdu Président, prises quelques mois avant ma disgrâce.

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Le 20 décembre 1985, à la clôture du Comité central du PSD,Bourguiba déclara :

« Je tiens à vous dire que je consacrerai le reste de ma vie àl'élimination de la corruption... Vous avez pu constater que j'avaisordonné l'arrestation d'un individu qui s'était rendu coupable de

malversations aux dépens de l'État. Il est cependant une chose qui m'avait peiné lors de ces arrestations, c 'est qu 'il y eut des interventions venant de personnes dont nous ne croyions pas qu 'elles se satisferaient de laisser les prévaricateurs continuer à piller les caisses de l'État ».

Il s'agissait de Moncef Thraya, PDG de SOTUETEC, un bureaud'études employant 225 personnes dont 80 ingénieurs, tous Tunisiens, etqui coopérait avec un important bureau d'études français, la SETEC.Outre l'impact négatif sur notre économie nationale, notre réputation à

l'étranger risquait d'en pâtir. Mansour Skhiri, directeur du cabinet présidentiel et ministre de l'Équipement, faisait du zèle et passait au peigne fin toutes les comptabilités. Il fit un scandale à cause d'une fissurede 0,2 millimètres apparue dans le revêtement de l'autoroute Tunis-Hammamet que j'avais inaugurée quelques semaines plus tôt encompagnie du Cheikh Sâad El Abdullah, prince héritier du Koweït.Thraya, responsable de l'étude de ce projet, fut voué aux gémonies etarrêté.

Quant à l'intervention à laquelle fit allusion Bourguiba, c'était celle deson propre fils, Habib Bourguiba junior. Quelques jours plus tard, uncommuniqué présidentiel d'une « sécheresse saharienne », selonl'expression de Bernard Cohen1 annonça qu'il a été mis fin aux fonctionsde Habib junior en tant que conseiller spécial du président de laRépublique.

Toujours pour isoler l'épouse du Président, Saïda Sassi calomnia lePDG de Tunis Air , Mhamed Belhadj. Il fut arrêté le 7 janvier sans que jefusse consulté. Le ministre de la Justice, en bon juriste, transmit pour

étude le dossier à quelques hauts magistrats qui concluèrent que lesaccusations n'avaient aucun fondement. Informée par le sieur HachemiZammel, Saïda Sassi dénonça Ridha Ben Ali, le ministre de la Justice, etl'accusa de défendre Mhamed Belhadj qui était un proche de Wassila.Bourguiba congédia le ministre de la Justice et le remplaça par MohamedSalah Ayari le 12 février 1986.

Commentant ces décisions fantaisistes, Françoise Chipaux écrivit dans Le Monde : « Tous les regards se tournent vers Mansour Skhiri qui

constitue avec Madame Saïda Sassi la nouvelle garde rapprochée du Président tunisien, âgé de 83 ans »,  et conclut : «  entre un Présidenttoujours bien présent mais de plus en plus livré aux influences de son

13. Cf. Libération du 21 janvier 1986. Bernard Cohen a été le premier à révéler les maladies men-tales graves dont souffrait le Président. Cf. son livre Bourguiba. Le pouvoir d'un seul Flammarion,1986.

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entourage immédiat, un Premier ministre accusé d'immobilisme, mais enbien des circonstances ligoté par les diktats de Carthage, les désirs devengeance qui animent les uns, les appétits politiques des autres, lesTunisiens sont de plus en plus désemparés ».

Ligoté ? C'est peu dire !

Le 24 juillet 1985, je fus convoqué à 17 heures par le Président auPalais de Skanès à Monastir. À peine introduit dans son bureau, je le voisinterpeller Allala Laouiti et j'assistai à une scène très pénible.

Bourguiba : « On m'a dit que tu disposes de deux voitures ? »Laouiti : « Oui, Monsieur le Président.- Pourquoi ?- Une voiture pour moi et l'autre utilisée par ma femme pour ses

courses. »Bourguiba se mit à crier et à lui trouver tous les défauts. Il le sommade remettre les archives à Mahmoud Belahssine et fit publier uncommuniqué annonçant « la résiliation du contrat de recrutement deAllala Laouiti, chargé de mission auprès du président de la République ».Je rappelle que l'intéressé assurait les fonctions de secrétaire particulier duPrésident depuis 1933. Il était le confident, l'intendant de la viequotidienne, l'infirmier, le souffre douleur et l'exemple même de lafidélité.

Ainsi le clan formé principalement par Mansour Skhiri et Saïda Sassiavait réussi à éloigner Bourguiba junior 1, Allala Laouiti, Wassila...Bourguiba était de plus en plus seul. Mon tour arriva le 8 juillet 1986 !

1. Les relations entre le Président et son fils furent souvent tendues. Voici, à titre d'exemple, ceque m'écrivait Bourguiba junior le 25 juillet 1980 : « Mon cher  Mohamed, je t'adresse ce message

 pour te prier de m'excuser de ne pas assister à la réunion suivante du gou\ernement  et du Bureau politique ; en effet, ma présence ne se justifie plus, car, si  depuis trois mois, j'ai   réussi à mecontenir afin de ne pas manquer de respect (ni à mon père, ni à mon Président, fondateur  de notre

 parti, puis de notre pays...) en offrant ma démission, geste que je continue à rejûser de faire, pour

les mêmes raisons, bien que du Conseiller spécial, il ne reste plus que le mot spécial,  et je diraismême très spécial puisque je ne suis plus tenu au courant de quoi que ce soit des décisions prises ouà prendre. Mais si aujourd'hui je me retire sous ma tente, c 'est parce que mon père m'a traité commeun valet en me mettant à la porte et plus encore en insultant ma mère... » et plus loin : « Je constateque mon père est remonté contre tout ce qui porte le nom de  Nouira (il m'a interrogé   sur la

 formation de [son fils] Chékib) et comme j'ai eu le malheur de  répondre honnêtement  ce que je savais, je reçois des « Fous-moi le camp d'ici... et des tas  d'injures .' (Din Waldek,  din Aslak[Maudite soit la religion de tes parents ! Maudites soient tes origines !].../.

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CHAPITRE II

« Crise économique » ou « sakana1 » ?Une manipulation comme prétexte

Malgré les intrigues et les pressions exercées par le régime libyen,malgré le renvoi de certains ministres connus pour leur loyauté à monégard, pour des prétextes dérisoires2, je poursuivais ma tâche.

Cependant la situation économique devenait de plus en plus difficile :Les recettes nettes pétrolières sont passées, du fait de la baisse de la

 production des hydrocarbures, de 300 en 1985 à 200 millions de dollars.

Le dollar, ayant doublé au cours du VI

e

 plan, cette hausse a engendré,à elle seule, une augmentation du déficit de la balance des paiements del'ordre de 300 millions de dollars, soit 15 % du déficit enregistré pendantles quatre premières années du Plan. Elle a aussi gonflé de 260 millions dedollars le remboursement du principal de la dette (soit 25 %). Elle a enfinaggravé notre niveau d'endettement dans une proportion de 25 % environ

 par rapport aux prévisions 3.La répercussion de la détérioration des termes de l'échange sur la

 balance des paiements a amplifié le déficit surtout durant les années 1984et 1985. Alors que les prix du pétrole baissaient et que ceux des

 phosphates et dérivés stagnaient4, les prix des matières premières importéeset consommées par notre industrie chimique, comme le soufre,augmentaient de près de 50 %. Les prix des biens d'équipement et des

 produits semi-finis augmentaient quant à eux de 9 % environ.

1. Sakana, en arabe parlé, peut se traduire par mauvaise querelle ou cabale.2. Ainsi Béchir Ben Slama, ministre de la Culture, rappelait à Bourguiba le faciès de Salah Ben

Youssef. Fraj Chadli, ministre de l'Education nationale partageait son nom avec un cousinnouvellement appelé au gouvernement ; Noureddine Hached, ministre des Affaires sociales, ne parlait que de la lutte de son père et si peudu Président, etc.3. Cf. mon rapport moral au congrès du PSD du 19 juin 1986.4. Superphosphate : évolution des prix ($ par tonne métrique)1980 : 180,33 ; 1981 : 161,00 ; 1982 : 138,38 ; 1983 : 134,67 ; 1984 : 131,25 ; 1985 : 121,38 ; 1986 :121,17. Soit une baisse de 59,16 $ par tonne métrique ou de 33 % comparée à un prix-record de308 S par tonne métrique en 1974.

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Tout cela a causé un déficit supplémentaire dans la balance des paiements de 75 millions de dollars au moins pour la seule année 1985. Ce phénomène s'est poursuivi durant les six premiers mois de 1986, suite àl'importante baisse du prix du pétrole qui se situait à cette date autour de15 dollars le baril, après avoir été de l'ordre de 30 dollars en 1985. Suiteà cette chute brutale du prix du pétrole, nos ressources en devises ont

 baissé au moins de 40 millions de dollars.Le comportement hostile des autorités de Tripoli a engendré des

 pressions sur l'emploi et provoqué une régression de nos ressources endevises de l'ordre de 150 millions de dollars pour 1985 se composantcomme suit :

- 50 millions de dollars qui auraient dû être transférés à partir de 1985,conformément aux conventions.

- 58 millions de dollars, suite à la baisse de nos exportations habituelles

vers la Libye (huile d'olive, textiles...).- 5 millions de dollars suite au ralentissement des grands travaux.- 22 millions de dollars pour le non-règlement des marchandises déjà

expédiées en Libye. Cela sans compter le manque à gagner dû àl'interdiction faite aux Libyens de venir en touristes dans notre pays.

- La baisse enregistrée dans l'activité touristique suite au raid israéliensur Hammam Chott le 1er  octobre 19851, et au raid américain sur Tripoli etBenghazi en avril de la même année, ce qui a créé un halo d'insécurité quia embué toute la région.

À ces causes exogènes, j'ajoute ceci :La brusque décision de « dégourbification » totale et immédiate prise

 par le Président début janvier 1986 et dont le coût, non prévu au budget,était estimé à 200 millions de dollars. En effet, moins d'une semaine aprèsla promulgation de la loi de finances, j'ai trouvé un matin, dans le bureau

 présidentiel, Mohamed Sayah, ministre de l'Equipement, Salah Mbarka,ministre des Finances et l'inévitable Mansour Skhiri, directeur du cabinet.Le Président m'accueillit en larmes et me dit :

« Hier, en écoutant à la radio un discours de Sayah, j'ai appris qu 'ilrestait 120 000 gourbis... Après 30 ans d'indépendance, je ne peux pas supporter cela. Arrêtez tous les projets, procédez à tous les virementsnécessaires, mais éradiquez-moi tous les gourbis avant la fin de l'annéeen cours... ».

Les ministres présents lui promirent d'exécuter ses ordres dans lesdélais prescrits, en omettant de lui dire le coût réel de l'opération, à savoirdeux cent millions de dollars ! Je me suis battu tout seul pour leconvaincre, par la suite, d'étaler ce plan sur trois exercices budgétaires.

Un autre jour de janvier 1986, Bourguiba me fit part de sa décision decommander aux États-Unis, 54 tanks M60 (deux escadrons), dont le coûtétait estimé à plusieurs dizaines de millions de dollars et ce, sans étude

1. Cf. chapitre Du monde arabe et des relations avec Kadhafi (Ve partie)

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approfondie ni appel d'offres et comparaison des prix qui auraient pu être proposés par d'autres pays amis. Remarquant ma réserve, il me donna laraison de sa décision : il avait entendu, le matin même à la radio, que leroi Hussein de Jordanie venait de faire la même commande pour sonarmée ! Il m'a fallu de même insister pour le convaincre que l'achat de

FI5 et Fl, coûteux et difficilement supportable pour notre économie, ne pouvait pas être d'une grande utilité pour le court terme, vu que notrearmée nationale n'avait pas totalement « digéré » l'acquisition récented'une escadrille de F5, imposée d'ailleurs par lui et signifiée, à l'insu duPremier ministre, à l'ambassadeur des États-Unis, convoqué d'urgencedans son bureau... et que nous n'avions à l'époque ni suffisammentd'aviateurs, ni suffisamment d'ingénieurs et encore moins de crédits pourmaintenir ces F5 en état opérationnel de vol. Ces achats nous avaient déjàcoûté presque cent millions de dollars avec les pièces de rechange,l'instruction et l'armement nécessaire. Or ces 12 F5 n'avaient puintervenir à temps pour intercepter les F15 et F16 israéliens et encoremoins éviter le raid du 1er   octobre 1985... pour la bonne raison que lesavions israéliens étaient d'une génération plus récente et donc plus

 performants.J'ai évité autant que j'ai pu de fragiliser notre économie, déjà très

secouée par l'achat de ferraille dépassée. Il était loin le temps oùBourguiba se flattait de consacrer le tiers du budget pour l'éducation et la

formation et à peine 5 % pour la défense nationale !Toujours, durant la dernière année de mon mandat au Premierministère, le Président « m'informa » qu'il venait de donner desinstructions impératives aux départements concernés pour appeler deuxmille recrues nouvelles. À la suite d'une manifestation estudiantine, il

 procéda de surcroît au recrutement de deux vagues successives et égalesde deux mille agents de police.

Il m'est arrivé aussi de louvoyer et, sous prétexte d'un supplément

d'étude, de lui faire oublier ou de le convaincre de la non-opportunité oude la non-rentabilité de telle ou telle dépense imprévue au budget. Voiciun exemple parmi d'autres : il me convoqua un après-midi de 1982.Introduit dans son bureau, j'y ai trouvé Wassila et un certain Yahia, que

 je voyais pour la première fois. Il s'est présenté comme homme d'affaires,opposant au régime libyen et résidant en Suisse. Le Président me remit undossier pour étudier l'achat de trois sous-marins anglais d'occasion « à un

 prix très convenable », insista-t-il. Wassila opinait de la tête. J'ai pris ledossier et l'ai remis aux services du ministère de la Défense en leurrecommandant de prendre tout leur temps avant d'émettre un avis. Ni lui,ni moi n'en avons jamais plus parlé.

Devant toutes ces difficultés budgétaires, économiques et psychologiques, qui s'ajoutaient au déséquilibre de plus en plusinsupportable de la Caisse de compensation, aux grèves et aux menaces etfanfaronnades de Habib Achour, j'ai décidé de réunir en conclave le

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gouvernement et le Bureau politique du PSD à Dar Maghrebia à Cartilage.Trois réunions marathon ont eu lieu les mercredi 14, lundi 19 et mercredi21 mai 1986. Je préconisais une politique d'austérité, je ne désespérais pasde motiver mes collègues et de sensibiliser les organisations syndicales et

 patronales pour accepter une thérapeutique, dut-elle être rude. D'aucuns,

surtout Ismaël Khelil, ministre du Plan, préconisa ce qu'il appelait unajustement structurel. Je m'en méfiai d'instinct, comme de beaucoup derecommandations, souvent imposées par le FMI. Je savais que lamédication « recommandée » par cette institution consistait non seulementà libéraliser, à abaisser les droits de douane à nos frontières mais surtoutà privatiser. Je sentais que pareilles mesures provoqueraient la récession,développeraient la paupérisation. Je ne suis pas un spécialiste del'économie, mais j'étais persuadé, car j'ai vu défiler dans mon bureau ungrand nombre de « spécialistes » du FMI, de la BIRD (Banque

internationale pour la reconstruction et le développement) et un nombreincalculable de notes et de rapports sur la question, que les pays riches, parorganisations financières internationales et experts interposés, imposaient

 partout, surtout aux régimes sans assise populaire réelle, ce qu'ilsappellent la mise en conformité économique, c'est-à-dire la fin dessubventions publiques aux produits de première nécessité, la dévaluationdes monnaies des pays pauvres au profit des multinationales. Ce qui

 procurait des bénéfices juteux pour les riches, de bonnes miettes pour une

minorité d'intermédiaires et de parasites et un appauvrissement croissantet inéluctable des miséreux. C'étaient déjà les lois d'airain de lamondialisation.

Aujourd'hui, je suis frappé par la facilité avec laquelle de nombreuxgouvernements s'accoutument à la résignation et au fatalisme au nom dela globalisation, mais agréablement surpris par la réaction des peuples, desONG, des syndicats, à cette mondialisation, leur résistance et leur lutte

 pour échapper à ce carcan que les riches, les banquiers, les Grandsimposent aux peuples. Je n'ai pas attendu les « antimondialisateurs », les

manifestants de Seattle, Gênes et autres Kananaskis1  pour me faire uneopinion.

Au cours de ces réunions, j'ai émis donc certaines réserves sur certainsde ces ajustements de structures dont j'appréhendais les conséquences :les privatisations sauvages, les licenciements, le chômage, la libéralisationdes prix de base au nom de la soi-disant flexibilité. Beaucoup de mescollègues m'approuvaient, certains ne pipaient mot ; Rachid Sfar, quant àlui, défendait ma thèse avec véhémence voire emportement. Ce qui ne

l'empêcha pas, quelques semaines plus tard, d'appliquer avec un zèle

1. Les sommets de Seattle (réunion de l'Organisation mondiale du commerce, 29 novembre-3décembre 1999), Gênes (réunion du G8 - les 8 plus grands puissances mondiales -, 20 au 20 juillet2001) et Kananaskis, petite station des Rocheuses canadiennes (réunion du G8, 24 juin 2002), ontété l'occasion pour les antimondialistes de se rassembler pour manifester avec force et violenceleur opposition.

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excessif les recommandations du FMI et... d'ajuster structurellement !À ce propos, une scène reste gravée dans mon esprit. C'était le 15

octobre 1986, c'est-à-dire trois mois après mon éviction. Au retour deBizerte où il a célébré l'évacuation des troupes françaises, Bourguibaaffirma qu'Ismaël Khelil1  lui avait rapporté que le gouvernementaméricain et la Banque Mondiale poussèrent un « ouf » de soulagementaprès le départ de Mzali. Je ne sais si c'était vrai. Mais Bourguiba a-t-ilvoulu me décerner, par contumace, un certificat d'indépendance et mêmede résistance vis-à-vis de certaines pressions extérieures ?

Quoi qu'il en soit, et suite à ces réunions marathon tenues en mai, unenote rédigée - je crois savoir - par l'actuel Premier ministre, MohamedGhanouchi, à l'époque directeur général au ministère du Plan, m'a étésoumise le 6 juin 1986. Elle a été préparée conjointement par lesdépartements du Plan, des Finances et de l'Economie, de l'Industrie et du

Commerce ainsi que par la Banque centrale. Elle fut examinée etapprouvée par le gouvernement, par le Bureau politique et par moi-mêmeévidemment. Je me rappelle qu'il y avait été recommandé, entre autres,l'éventualité de rechercher des ressources extérieures additionnellesnotamment par le recours aux facilités offertes par le FMI.

Je rappelle cela pour dire que le gouvernement était conscient desdifficultés économiques, dues dans la plupart des cas, à des raisonsextérieures et qu'il avait pris les mesures adéquates en temps voulu. Le

gouvernement dont le Premier ministre était Rachid Sfar, n'avait faitqu'appliquer certaines mesures que j'avais arrêtées le 6 juin 1986. La sakana  était destinée à m'accabler et à justifier ma disgrâce devantl'opinion nationale et internationale.

J'ajouterai à tout cela deux précisions :- PIB : taux de croissance annuel (à prix constant 1990) 1981 : + 6,5 % ;

1982 : - 0,5 % ; 1983 : + 4,7 % ; 1984 : + 5,7% ; 1985 : + 5,7%2 ; 1986 : ... ?.Soit pour l'ensemble de la période 1980-1986, une progression du PIBréel de 4,3 % en moyenne et par an.

- Indice de développement humain (PNUD) selon les notes de monministère.

1960 : 0,258 ; 1980 : 0,563 ; 1985 : 0,610. Soit un progrès cumulatifentre 1980-1985 de 0,047 ou + 8,3 % ou + 1,2 % par an, comparé à + 6,5 %entre 1970-1980. Remarque importante : une part non négligeable de ce

1. Lequel, nommé gouverneur de la Banque Centrale après mon départ, s'empressa de convoquer

un ancien ministre (A. L.) nommé, après sa démission en 1985, responsable d'une banque arabe àParis, pour lui dire : « Ne croyez pas ce que publient les journaux tunisiens sur la soi-disant criseéconomique... Rien de grave en réalité... Seulement un besoin conjoncturel en devises... Je vous

 prie de demander à Abdallah Seoudi (haut responsable de cette banque) un prêt de 50 millions dedollars que nous rembourserons dans les trois mois avec les intérêts. Ce qui fut fait et leremboursement eut lieu comme prévu car les rentrées de devises programmées depuis janvier 1986n 'avaient pas tardé. C 'est pour faire face à ce problème que j'ai fait appel depuis 1985 à nos frèresarabes du Golfe. C'était donc une vraie cabale ! ».1. Malgré le départ de M. Moalla ou grâce à lui ?! .. .

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différentiel est due au fait que le rythme de progression de l'indice ne peutque se ralentir à mesure que le pays se développe. Ceci ayant été dit etquoique nous pensions que l'indice de développement humain (IDH)tunisien aurait pu enregistrer de meilleures performances au cours de la

 période 1980-1985, le fait que la Tunisie a réussi à conforter le niveau deson développement humain pendant les années concernées constitue unrésultat positif en soi.

Un événement peu connu, même de certains proches du pouvoir, etdont l'opinion publique ne sut rien, précipita ma disgrâce déjà

 programmée, non par le Président mais par les impatients.Début juin 1986, à la fin de l'une des audiences quotidiennes que le

 président Bourguiba m'accordait, Mansour Skhiri me tendit une simple

feuille de papier ne comportant ni en-tête ni cachet, à part la signature duPrésident. Elle comportait le texte, rédigé en français, d'un projet dedécret portant attributions du ministère de la Fonction publique et de laRéforme administrative que Skhiri cumulait avec la direction du Cabinet

 présidentiel. À la lecture, ce texte me parut vider le Premier ministèred'une grande partie de sa substance, en contradiction avec l'article 60 dela Constitution de la République, stipulant expressément : « Le Premierministre dirige et coordonne l'action du Gouvernement. Il dispose del'administration et de la force publique... ». Il contrevenait également aux

dispositions de nombreuses lois en vigueur. En effet, il prétendait placersous l'autorité d'un simple département administratif et technique nonseulement des directions importantes telle que le contrôle des dépenses

 publiques et l'Inspection générale de l'Administration, mais attribuait autitulaire de ce département les présidences de la Commission supérieuredes Marchés et celle du Conseil supérieur de la Fonction publique.

Je n'étais pas trop étonné de trouver la signature du chef de l'État au bas de ce texte constituant une ineptie juridique, sur un papier quelconque.

Je me souvins qu'un Traité portant fusion de la Tunisie et de la Libye avaitété signé par Bourguiba, le 12 janvier 1974 sur un simple papier à en-têted'un hôtel, l'Ulysse Palace de Djerba (situé à Houmt Souk). J'encaissai lecoup et toujours respectueux  du  vieux leader et soucieux de ne pastroubler plus avant son état psychique, j'ai promis d'étudier ce dossier etde lui en reparler au courant de la même semaine. Je convoquai MansourSkhiri dans mon bureau et j'eus avec lui une séance de travail au cours delaquelle je tentai, mais en vain, de lui faire comprendre l'inanité et surtoutl'inconstitutionnalité d'un pareil projet qui contrevenait à la loi

fondamentale tunisienne. J'appris entretemps que, déjà, Saïda Sassi etMahmoud Belahssine harcelaient de coups de téléphone Hamed Abed, leconseiller juridique du gouvernement dépendant du Premier ministère, luiintimant au nom du chef de l'État, de faire publier ce texte en l'état, au

 Journal Officiel de la République tunisienne.

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Le 7 juillet 1986, à Skanès, j'allais être introduit auprès de Président,quand Hamed Abed, haut cadre sérieux et scrupuleux, m'appela autéléphone pour m'informer, d'un ton pour le moins embarrassé, desmenaces que Saïda Sassi et Mahmoud Belahssine lui avaient adressées lematin même, toujours dans le but d'obtenir la publication du fameuxdécret au Journal Officiel. J'ai aussitôt apostrophé Mansour Skhiri qui se

 profilait comme d'habitude dans les parages du bureau présidentiel. Il secontenta alors de rétorquer, approuvé par Mahmoud Belahssine quil'accompagnait, que telle était, en effet, la décision du président de laRépublique. Je déclarai à nouveau que ce texte était illégal etanticonstitutionnel et qu'avant de lui donner force exécutoire, il fallait, aumoins, modifier un certain nombre de textes préexistants. J'eus droit alorsà une répartie mémorable de la part de Mahmoud Belahssine : « On publied'abord le décret ; on modifie les lois ensuite ».

Je tins bon néanmoins et lui dis que je me proposais de convaincre lechef de l'État et qu'au besoin je démissionnerais.Peu après, le Président me reçut. Il ne fit aucune allusion à ce sujet.

Mais en sortant avec Bourguiba qui voulait faire les cent pas, j'entendisSaïda Sassi lui susurrer à plus d'une reprise : « Tu n 'es plus chef de l'État,mon oncle ! Non, tu ne l'es plus puisque ton Premier ministre Mzali refusede publier un décret signé par toi ».

Je rejoignis aussitôt mon bureau à Tunis et fis convoquer le conseiller

 juridique du gouvernement pour étudier avec lui ce qu'il y avait lieu defaire pour rendre ce texte acceptable et publiable. J'appris qu'il venaitd'être appelé au Palais de Skanès par l'entourage du Président. Chassé-croisé qui éclaire d'un jour cru les méthodes des courtisans.

Le lendemain 8 juillet, j'étais limogé sans même être convoqué ouinformé. Le mercredi 9 au matin, je passai mes « pouvoirs », si on peutdire, à mon successeur Rachid Sfar et je crus utile de lui signalerl'existence de ce dossier « délicat ». Avec une indifférence totale, ou unetotale inconscience, il me répondit superbement : « Je compte faire publierce décret. Le Premier ministre n'a pas à s'occuper de ces... détails ».

C'est ainsi que l'on donna vie à ce mongolien juridique qui, avecl'appoint d'une description apocalyptique de la situation économique faiteau Président en mon absence le mardi matin 8 juillet, permit auxcomploteurs de m'écarter

Bien sûr, je ne pouvais nier le revers que je venais de subir. Mais maconception de l'engagement politique m'avait amené à ne concevoir niamertume, ni esprit de vengeance.

Ma longue traversée des allées du pouvoir, côtoyant toutes sortes de bassesses humaines, lâcheté, cynisme, hypocrisie, n'a jamais entamé mesconvictions de jeunesse. Pour moi, l'action politique n'avait de sens que

1. On m'a rapporté que Bourguiba m'a donné raison en mon absence sur mon refus de dévaluer,car, aurait-t-il dit , ce sont les citoyens modestes qui en souffriront...

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si elle reposait sur un esprit de dévouement. Il fallait servir et non seservir.

Une parole de Farhat Hached, le grand leader syndicaliste, m'avaitmarqué profondément, depuis que je l'avais lue en 6e  année au CollègeSadiki, dans le journal du Néo-Destour 1 Al Horrya \« Jet 'aime, ô peuple ».

Je me sentais consubstantiellement relié à ce peuple dont j'étais issu et je ne pouvais concevoir de plus haute ambition que de le servir, du mieuxque je pouvais.

L'expérience politique et ses servitudes n'ont jamais réussi à extrairede mon cœur cet idéal kantien, ni l'enthousiasme que procure le devoiraccompli.

Je quittai mes responsabilités d'un cœur léger, en pensant aux multiplesactivités, dans les domaines intellectuel et sportif, qui m'attendaient, ainsi

qu'au temps plus détendu que j'allais pouvoir consacrer à ma famille, àmes amis, les vrais, ceux qui entrent, comme dirait Vauvenargues, quandles autres sortent.

Les tragiques événements allaient biffer ce rêve et m'obliger, seize ansdurant, à engager un combat pour récupérer mon honneur et la quiétudedes miens 2.

1. Le Néo-Destour a été fondé par Habib Bourguiba le 2 mars 1934 lors du Congrès de Ksar Hellal.Ainsi appelé par opposition au Destour, fondé en 1920 par Abdelaziz Taalbi et jugé « archéo » danssa plateforme politique et ses méthodes.2. A propos de Mansour Skhiri j'affirme que je n'y suis pour rien dans sa nomination. Au contraire,

 j' ai résisté autant que j 'a i pu à l'application des décisions présidentielles le concernant. Certains,croient aujourd'hui encore que j'avais pensé renforcer ma position au gouvernement grâce à lui.B.C.Essebsi l 'affirme dans ses mémoires (Le Bon Grain et l'Ivraie). La réalité est toute autre !...

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CHAPITRE III

Le tranchant de l'exil

Tu as vécu sans rencontrer l'adversité ? Personne ne saura ce dont tu étaiscapable. Toi-même, tu n 'en sauras rien. L'épreuve est nécessaire à la

connaissance de soi. C'est l'expérience qui nous fait prendre la mesurede nos propres forces... L'homme de bien ne doit craindre ni la

 souffrance, ni la peine. Il ne doit pas se plaindre de la destinée,et quoiqu 'il advienne, il en prendra son parti et tournera toute

aventure à son avantage. Ce qui compte, ce n 'est pas ceque l'on endure, c 'est la manière de l'endurer.

Sénèque,  Lettres à Lucilius

L'ambiance autour de moi était devenue irrespirable. Ma belle-filleavec son bébé dans les bras, rendait visite tous les jours à son mariemprisonné, d'abord au centre pénitentiaire de Gammarth, ensuite à lacaserne de Bouchoucha. Un jour, elle me dit .'  « Le commissaire quiinterroge Mokhtar m'a déclaré : "Il n'y a absolument rien contre votremari. Le dossier est vide. Il faut que votre beau-père aille à Monastir etvoie Bourguiba pour lui dire que son fils n 'a rien à se reprocher " ».

Je lui répondis  : « Je n 'irai voir personne, je ne frapperai à la porte de personne. Durant toute ma vie, je n 'ai rien sollicité de personne. Arrivece qui doit arriver ! ».

D'un autre côté, ma fille était sans nouvelle de son mari, médecin commeelle, et qui avait été arrêté sous la fallacieuse accusation du «  complotmédical ».  Elle ne savait même pas où il se trouvait et était éconduitechaque fois qu'elle demandait à le rencontrer.

Courant août, elle m'informa : « Aujourd'hui, un policier m'a dit : Ne vousen faîtes pas madame, nous ne sommes pas au Liban, votre mari est vivant ».

C'était une ambiance terrible, oppressante... Parallèlement, la presses'était mise à tirer sur moi à boulets rouges. On avait soufflé à certains

 journaux du Moyen-Orient des «  indiscrétions »  calculées, comme quoi

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ma maison était un palais, et autres balivernes... Les accusations portaientaussi sur ma « mauvaise gestion », etc.

Evidemment, je ne recevais personne, c'est-à-dire que personne ou presque ne venait me voir. De temps en temps, des gens me disaient :<r Attention, M. Mzali, on compte vous condamner à mort, on veut votre

 fin. Il faut trouver une solution ».Et moi, je répondais :  « Non, non, j'ai confiance en mon pays. Je ne partirai pas ».

Des messages de sympathie me parvenaient surtout de l'étranger.L'ambassadeur de Suisse a eu l'élégance de venir lui-même chez moi meremettre un message personnel de Pascal Delamuraz, Conseiller fédéral :

« Cher Ami,«Au-delà des chancelleries, du protocole, de l'officialité diplomatique,

l'homme profond... Cet homme profond, en moi, est  atteint par   le sortinjuste qui vous frappe. Il est atteint parce qu 'il sait vos qualités d 'espritet de cœur et parce qu 'il aime la Tunisie. Un grand  serviteur de ce paysest blessé. Le pays tout entier l'est aussi.

« Votre force propre, votre conviction, votre vigueur vous aideront à franchir le cap. Puisse ce message d'estime et d'amitié y contribuerencore.

« Je me réjouis de vous revoir, cher ami, et de vous redire monattachement ».

L'ambassadeur d'Italie, Gianfranco Farinelli, m'a transmis le 11 juillet1986 deux messages. Le premier émanait de mon ami Giulio Andreotti, plusieurs fois président du Conseil ou ministre des Affaires étrangères, président du Comité d'organisation des Jeux Olympiques de Rome en1960, dans lequel il est dit :  « Au moment où vous quittez vos hautes

 fonctions et dans le souvenir de nos rencontres, je désire vous faire parvenir mes meilleurs vœux, même d'un point de vue sportif... ». Dans lesecond, mon ami et collègue Bettino Craxi, alors président du Conseil desministres d'Italie, me disait : « Au moment où vous quittez la direction du

 gouvernement tunisien, je désire vous faire parvenir mon souvenir et ma plus cordiale pensée. Durant ces années nous avons travaillé ensemble pour donner une nouvelle impulsion aux rapports de coopération entrenos deux pays et pour faire accomplir ce saut de qualité exigé par lacomplémentarité des économies, la proximité géographique, l'intensitédes liens entre nos deux peuples et l'affinité culturelle.

« Les fruits de notre travail n 'ont pas tardé à mûrir : aujourd'hui nous pouvons regarder le travail accompli avec une satisfaction légitime et

avec orgueil.« En vous exprimant mes meilleurs vœux pour vos futures activités eten espérant vous revoir bientôt, recevez mes meilleures salutations ».

Le 10 juillet, Michel Jobert, ancien ministre français des Affairesétrangères, devait m'écrire : «  Cher Monsieur le Premier ministre, àl'heure où vous méditez probablement, avec sérénité ou chagrin, sur les

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ingratitudes de la vie politique, je tiens à vous dire, par ce mot, toute ma sympathie personnelle et la considération que je porte à l'œuvre que vousavez poursuivie pendant tant d'années, pour le bien de votre pays.

« Je vous prie d'exprimer mon respectueux souvenir à Madame Mzaliet de croire à tous mes sentiments amicaux ».

De son côté, Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur  m'écrivaitle 5 août 1986, la lettre suivante :« Monsieur le Premier ministre,« J'ai appris pendant mes vacances la mesure qui vous a éloigné de vos

 fonctions et j'en ai été attristé.« Je ne prétends nullement critiquer la conception que le Combattant

 suprême se fait des intérêts supérieurs de votre pays et je n 'ai aucuneraison de douter des qualités de votre successeur. Mais les occasions quevous m'avez données de vous connaître m'ont permis de découvrir unhomme d'État de grande culture et de nobles scrupules.

« Je voulais vous dire combien je me félicitais de vous avoir connu etma certitude que votre pays aura à nouveau recours à vos compétences età votre sens de l'État... ».

De sa nouvelle ambassade au Japon, Gilbert Pérol, ambassadeur deFrance qui a représenté son pays à Tunis pendant que j'étais Premierministre, m'adressa en date du 10 juillet 1986 la lettre suivante : « De monTokyo lointain, j'apprends votre départ. Je voulais seulement vous dire

que j'ai une pensée pour vous et pour la Tunisie, et vous assure del'estime et de la considération que j'ai pour vous. Ma femme se joint à moi

 pour vous adresser, à Madame Mzali et à vous-même, mes sentiments de fidèle amitié ».

Maurice Herzog, le vainqueur de l'Annapurna, le premier 8000,ministre du général De Gaulle et membre du CIO, m'adressa la lettresuivante :

« Cher Mohamed,

« Je suis ton ami. Fidèlement je le reste. Ces instants sont douloureux. Dans les mêmes conditions, j'ai assisté Debré, Pompidou, Mauroy... Tule vois, je suis œcuménique dans mes rapports humains qui ont pour moitoujours le pas sur les considérations ou hiérarchies officielles, fussent-elles politiques.

« Si seul que tu te sentes, sache que tes amis de toujours sont là, présents, qui souhaitent être proches de toi en ce moment. Ton héritageest tellement positif que toute tentative pour en contester la valeur ne feraqu 'accroître ta notoriété nationale et l'immense respect dont tu jouis surle plan international.

« Il me serait agréable, tu le sais déjà, de te revoir tranquillement un jour et te dire ce que je pense de ces événements qui doivent te marquer profondément. Je t'embrasse ».

Un jeune universitaire tunisien, Mezri Haddad, encore étudiant à laSorbonne, que je n'avais jamais vu ni connu auparavant, n'a pas hésité à

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 publier dans Arables  1 un article qui m'a mis du baume au cœur, dans monexil forcé. Parce que son auteur a fait preuve d'un grand courage, jevoudrais le reproduire pour l'histoire :

« En 1980, à la chute du puissant Hédi Nouira, personne n 'auraitpariéun seul millime sur ce gentil ministre de l'Education nationale que le

 président Bourguiba appelait à former un gouvernement. Au mois d'avril dela même année; Monsieur Mzali est nommé Premier ministre. H doit faire

 face à une situation très difficile. Les plaies causées aussi bien par  l'aventurecollectiviste que par l'échec du libéralisme sauvage m sont  pas  encorerefermées. Le souvenir de janvier 19782 et les événements de Gafsa3 étaientencore présents à l'esprit des Tunisiens.

« Aux yeux de l'opinion tunisienne, Mzali n 'était  qu 'un  « écrivain »,un « penseur » fortement imprégné de philosophie.  Il n'a  pas lescompétences requises pour assumer une telle responsabilité, disaient lesmauvaises langues. Pour le personnel politique  tunisois, cet   hommeintérimaire qui pendant quarante ans est au service  du  Bourguibisme,accepte les missions les plus désagréables et les avanies les plus  amères,ne tiendrait pas plus de quelques semaines.

« Celui qu'on appelait le successeur de  Bourguiba comme pour bienmontrer qu 'il n 'était rien d'autre que le dépositaire d'un héritage, changeait

en une année tout ce qui avait fini par constituer   le "Bourguibisme".  Le paysage politique considéré jusqu'alors comme  immuable,  subissait unemétamorphose. Mzali ouvrait les prisons (entre 1980 et  1981, il a soumis1 200 décrets d'amnistie au Combattant suprême),  supprimait  les écoutestéléphoniques et les Polices de la Pensée. Il   prônait le  pluripartisme

 politique, le libéralisme économique tempéré,  l'ouverture  diplomatique,l'arabisation raisonnable de l'enseignement.

« Cet homme qu 'on présentait à tort comme un admirateur de Machiavel,cet homme dont la seule arme était d'avoir été désigné par Bourguiba pour

assurer la continuité, apparaissait en quelques semaines comme undémocrate, un amoureux du peuple, un ami de l'Occident et un frère del'Orient arabe.

« Qu 'on le veuille ou non, la Tunisie a été entre 1981 et 1986 le seul paysarabe et l'un des très rares pays du tiers-monde à connaître une relativedémocratie. Les élections de 1981 ont été libres et les opposants qu'ils

 s'appellent Mohamed Harmel ou Ahmed Mestiri pouvaient s'exprimerlibrement sur les ondes de la radio et de la télévision tunisienne ; ce qui n 'a

 pas été le cas pour les élections du 2 novembre 1986.

1. Novembre 1987.2. Grève générale de l'UGTT qui fut suivie d'une rude répression.3. En janvier 1980, un commando téléguidé par Tripoli avait tenté, par les armes, de créer destroubles dans le pays.

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« Qu 'on le veuille ou non, après une longue absence, la Tunisie entre1981 et 1986 a retrouvé son identité et sa dynamique au sein du mondearabo-musulman.

« Qu'on le reconnaisse ou pas, cet homme, dans tout ce qu'il aentrepris pour la Tunisie, n 'avait derrière lui ni une oligarchie puissante,ni une armée sans scrupules, ni une police sanguinaire, ni des conseillersaméricains. C 'était un homme seul n 'ayant en tête qu 'un programmehumain rationnel et réaliste : réduire le chômage, réduire les inégalités

 sociales, libérer le pays des hégémonies étrangères et construire uneéconomie saine. Son message appelait à une répartition égale des chargesde la citoyenneté, à l'égalité en droit des citoyens, avec la condition queles lois ne favorisent ni ne défavorisent aucun individu, groupe ou classe,à l'impartialité des tribunaux, à une répartition équitable des avantagesque l'appartenance à un État peut procurer aux citoyens, à une librecirculation des idées... En somme il voulait d'une égalité sanségalitarisme et d'une liberté sans laxisme.

« Le peuple tunisien a-t-il compris ce message ?« Ce peuple est particulièrement respectueux de son idole Bourguiba, il

est comme tout autre peuple du tiers-monde exposé à toutes lesmanipulations si bien que les exigences de ce message n 'étaient retenuesqu 'à mauvais escient par des professionnels du complot qui se virent bientôtmenacés dans leurs ambitions déloyales. Il est bien connu que les ennemisde la liberté accusent toujours ses défenseurs de subversion et qu 'un grandnombre de personnes sincères et bien intentionnées ont la candeur de lescroire. La masse n 'a pas compris le message secret de Mzali mais elle esttombée dans le piège des arrivistes irresponsables qui ont confisqué le

 pouvoir. Il est bien connu aussi que les arrivistes sautent sur une position pour la conquérir ou pour la détruire. Les arrivistes qui gravitent

actuellement autour de Bourguiba, sont résolus à conquérir la Tunisie ou àla détruire ; pour eux, l'État n 'est qu 'une machine destinée à protéger le sommeil des riches de l'insomnie des pauvres...

« Qu 'il soit limogé, discrédité, assassiné, qu 'il trahisse lui-même sonimage, on sait désormais qu 'il restera à jamais pour les hommes de bonnevolonté l'homme intègre, le patriote incontestable et le philosopheréformateur.

« Même si le tribunal de l'histoire ne peut ouvrir séance que longtemps

après la participation des hommes qui en ont infléchi le cours, il n 'est pascependant trop tôt aujourd'hui pour saluer en Mzali l'heureuseconcordance d'une philosophie et d'une politique lucides. Car si lesconséquences d'une politique ne peuvent s'apprécier qu'à long terme,nous pouvons déjà prendre acte de la fécondité des orientations et desméthodes politiques mises en œuvre par le Premier ministre.

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"Au tribunal de l'histoire, nous disait-il, je ne  serai plus  là pourconnaître la sentence. Néanmoins, n'est-ce pas un  vrai  bonheur, un

 profond bonheur pour moi, aujourd'hui, et tant que Dieu me prêtera vie,de savoir que mes enfants n'ont pas à rougir de leur  père ? Jamais rien dece que j'ai entrepris n'a été fait pour nuire à autrui  ou par  mépris des

hommes" (Mohamed Mzali, La parole de l'action,  Publisud, 1984).« Loin d'être une démagogie de plus, les œuvres de Monsieur  Mzali sont là pour nous prouver qu'en politique  comme dans tous  les autresdomaines, il n'y a pas un acte vrai et juste qui  ne se soutienne  d'une

 pensée authentique. Fil d'Ariane de sa pratique  politique, la philosophiede Mzali guide son engagement dans l'histoire,  lequel a justement  pourdessein de mettre à l'épreuve et d'illustrer le parti pris de la  sagesse.

"Je voudrais tant que la jeunesse se débarrasse de sa grisaille et qu'elleredevienne la jeunesse du monde et notre  horizon souriant. Il  est bientemps, en effet, qu'elle mette fin à l'humiliante  illusion  du bien-êtrematériel et qu'elle apprenne les vertus de la satisfaction d'âme et du cœuren joie". (Mohamed Mzali, La parole de l 'action)

« Hélas ! La jeunesse est-elle prête à écouter   et à recevoir   vraimentcette sagesse ? Ne sombre-t-elle pas plutôt  dans le pire des conformismesen prenant pour argent comptant tous les  ragots invraisemblables  de la

 presse tunisienne et de certains médias  réactionnaires.« Pourtant la tâche lui incombe de ne pas priver la Tunisie des fruits

d'une politique positive injustement interrompue.  Le Devoir   appelle lesTunisiens à une prise de conscience collective mont qu 'il   ne soit troptard. Il est temps que la jeunesse se réveille de sa léthargie pour qu 'ellelibère son Président « kidnappé » par la  Trinité satanique  (MansourSkhiri, Saïda Sassi, Hédi Mabrouk). Le  Devoir nous  exhorte tous à

 soutenir l'homme qui, comme nous, aime la Démocratie ; comme nous ilest nationaliste mais sans xénophobie ; comme nous il est  musulman mais

 sans fanatisme. C'est à la jeunesse qu'il   revient de mettre  un terme àl'arrivisme des médiocres, à elle qu'il   appartient de choisir   entre ladictature de courtisans analphabètes et   immoraux et le  gouvernementd'un homme qui, sans jamais prétendre à l 'héroïsme, eut   comme seule"incompétence " de ne pas avoir voulu hurler  avec les loups.

« Paris, le 10  décembre 1986 »

Mezri Haddad a été l'un des rares  intellectuels tunisiens à prendre sa plume pour me défendre publiquement alors qu'il ne me  connaissait pas personnellement. Mieux, il avait quitté  la Tunisie en janvier  1984 après

avoir démissionné de la revue de la RTT  (Radiotélévision tunisienne) oùil avait fait ses premiers pas de journaliste. Il n'était donc ni destourien, niun petit apparatchik qui venait de perdre ses privilèges,  ni un ambitieuxcalculateur.

Cri de colère et de douleur, son article  recelait  un sens aigu du patriotisme et une grande lucidité dans le décryptage des vrais dangers qui

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menaçaient le pays. Je me souviens encore de ma première rencontre avecce jeune barbu aux lunettes rondes, venu me soutenir moralement et metenir des propos d'une grande clairvoyance : « Vous avez été victime d'uneconspiration machiavélique et votre limogeage annonce inexorablementla chute de Bourguiba. Le destin de la Tunisie se joue désormais entre deux

 forces aussi malfaisantes l'une que l'autre : les intégristes et les arrivistes(Mansour Skhiri, Saïda Sassi). Un seul homme peut encore redresser la situation. Cet homme, vous l'avez connu et vous avez appécié sescompétences ; vous l'avez aidé : c'est Ben Ali Nous devons l'aider... ».C'était en décembre 1986.

Le 17 juillet 1986, Camille Bégué, universitaire français qui avaitlongtemps enseigné au lycée Carnot de Tunis, ami de Bourguiba et de laTunisie m'a adressé une longue lettre d'où j'extrais les passages suivants :

« Monsieur le Premier ministre,« Jamais titre ne fut plus honorablement porté. Vous le conservez àmes yeux. L'histoire le consacrera.

« Vous n'êtes pas un homme d'État. Vous êtes l'homme d'État, celuiqui saisit les problèmes immédiats en leurs contradictions, qui lesordonne malgré leur complexité, qui les situe dans leur perspective

 spatiale et dans leur prospective temporelle. Votre action, vos discours,votre remarquable ouvrage, allient harmonieusement l'immanent et letranscendant. Je vous ai suivi depuis 1980 avec une admiration

croissante. Vous représentiez à la fois l'identité, l'ouverture évolutiveindispensable dans l'authenticité des valeurs pérennes. Vous présent,quels que fussent les tourmentes et leurs ressacs, l'avenir de la Tunisie me

 paraissait assuré. Je sens, je sais, que vous auriez gouverné selon lesimpératifs du bien commun permanent, le jour où les circonstances vousauraient laissé les coudées franches.

« Votre départ tinte à mes oreilles comme un glas. Maintenant, j'ai peur pour la Tunisie. Je crains pour sa survie. Je souhaite, sans trop y

croire, que les événements me démentent.« Peut-être étiez-vous affligé d'un défaut mortel : vous n'étiez pas unvéritable politicien. Trop droit pour déjouer les intrigues ; trop humain

 pour être impitoyable à l'occasion. Vous avez gagné beaucoup debatailles. Vous avez perdu la guerre de Cour,  parce que si vous étiezdisciple, vous n 'étiez pas courtisan. Vous exaspériez vos concurrents envous situant au-dessus d'eux. Vous étiez trop sincère pour lutter à armeségales contre leur hypocrisie ; trop désintéressé pour évaluer le danger

de leurs sordides ambitions. Ils ne s'acharnaient que davantage à vousécarter de leur soleil et n 'en étaient que plus fatigués de vous entendreappeler   le Juste...

«[...] Les félicitations que reçoit M. Rachid Sfar, et qui, d'où qu'ellesviennent, sont indélicates et me font mal, me semblent éphémères et fort

1. Cet officier, directeur de la Sûreté, est le futur président de la République (NDE).

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 prématurées. S'il est honnête, comme on le claironne pour les besoins dela cause, il sert en ce moment d'alibi et de caution à de tortueusesmanœuvres qui l'engloutiront plus vite qu 'elles ne vous ont dévoré.

« Pour vous, y avoir succombé vous grandit encore, s'il est possible ».Le 17 octobre 1986, je reçus cette lettre de Jean-Marie Vodoz,

 président de « l'Union internationale des journalistes et de la Presse delangue française - section Suisse » :« Monsieur le Premier ministre,« Lorsque l'Union internationale des journalistes de langue française

a tenu son congrès dans votre pays, vous lui avez réservé un accueil dontaucun d'entre nous n 'a oublié la chaleur ; et nous nous souvenons aussides propos que vous nous aviez tenus : leur éloquence n'excluait nil'humour, ni une certaine franchise que vos auditeurs avaient appréciés.

« Quelques temps plus tard, siégeant au CIO, vous avez bien voulu, surma demande, vous prêter à une conférence de presse à l'intention des

 journalistes romands ; et mes confrères à leur tour avaient été frappés durayonnement de votre personnalité !

« Aujourd'hui, votre destin vous conduit à vous réfugier en Suisse. Ilne m'appartient pas de juger la situation intérieure de la Tunisie. Mais jetiens à vous témoigner, par ce mot, ma déférente estime ; à former desvœux pour votre avenir et celui de vos proches ; à vous dire enfin que siquelque occasion m'était donnée de vous rendre un modeste service, j'en

 serais infiniment honoré [...] Veuillez [...]».

Aucun, ou presque, de mes amis du Parti n'est venu me voir pour meréconforter. L'une des rares personnes qui a osé me rendre visite futmaître Nejib Chabbi, accompagné de Madame Sihem Ben Sedrine et deRachid Khachana, tous opposants ! Ils m'avaient exprimé leur solidarité ;et Chabbi m'a dit que, d'après ses informations, on voulait me faire

 beaucoup de mal, il a ajouté : « Nous allons vous défendre. Comptez sur

nous ».Je n'ai pas oublié leur noble attitude.J'ai  Changé  d'avis et décidai de partir, parce  que je me suis senti

menacé, non pas de prison, mais de mort comme je l'ai déjà mentionné !On avait convaincu le Président que j'avais préparé un complot avec mongendre, le Dr Refaat Dali et quatre médecins. J'ai préféré la vie à la mort

 pour pouvoir défendre mon honneur et ma famille. Je crois que madécision de fuir a étonné ceux qui n'avaient pas toutes les informations surle sort qui m'était réservé avant même tout jugement. J'ai préparé, sans ledire à personne, mon évasion. Je me suis dit qu'il ne fallait pas mettre dansle secret ma famille, y compris ma femme. Je pensais ainsi les protéger.La suite allait, hélas, me démontrer que mes précautions n'auraient servià rien.

J'ai reçu aussi la visite d'un opposant, d'un militant et d'un coupled'amis. Chacun d'entre eux m'avait proposé un plan d'évasion. Chaque

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fois, j'ai dit non. Je ne voulais parler à personne. On m'avait soumis un plan de fuite par la mer et l'Italie, un plan par Gafsa et un autre parKasserine, etc. Finalement j'ai parié sur le sens de l'honneur et del'hospitalité des frères algériens et j'ai choisi un itinéraire que jeconnaissais jusqu'à un certain point. J'ai décidé de partir le 3 septembre,

 parce qu'à cette date on commémorait l'anniversaire de la premièrearrestation de Bourguiba le 3 septembre 1934 à Monastir ; un grandmeeting était prévu. Les responsables, y compris le ministre de l'Intérieur,seraient requis d'y participer et de s'éloigner de Tunis. De plus, le 3septembre était un jour férié. Je me suis dit que c'était le meilleur moment

 pour mettre à exécution mon projet.La veille, j'étais allé, comme d'habitude, à sept heures du matin faire

du sport à la caserne du Bardo, située à côté du Musée, comme je le faisais

depuis presque vingt ans. J'y ai rencontré un ancien commandant,ingénieur aviateur, que j'ai connu lorsque j'étais ministre de la Défense,Rachid Azzouz qui, entre-temps, avait quitté l'armée et avait ouvert un

 bureau d'études - il était président de l'Organisation internationale del'énergie solaire - et venait faire du sport avec nous. À la fin del'entraînement, je lui dis : « J'ai besoin de vous, ne partez pas ».

Mes amis étaient là. On s'était livré à nos habituels exercices physiques. On a pris la douche et le café, mes amis m'attendaient. Je leurai dit : « Ne m'attendez pas, je transpire encore. Partez sans moi ».

Tout le monde est parti sauf Azzouz. Je lui ai dit : <r  Cet après-midi,vers cinq heures, venez chez moi avec votre voiture. Vous ferez semblantd'inspecter en ma compagnie la maison pour laisser croire que j'envisaged'y faire des réparations ».

Un maximum de précautions était de mise, d'autant plus que je sentaisque j'étais étroitement surveillé par des agents, comme le gardien de mamaison, que je payais pourtant ! En fait, j'étais en résidence surveillée,sans que cela me fût expressément signifié.

Je dois ajouter qu'en août, le président Samaranch, président du CIO,m'avait invité à aller à Lausanne pour passer quelques jours de congé. Ilm'a réitéré son invitation par télex pour l'accompagner à Athènes afind'assister aux funérailles de Nissiotis, président de l'Académie olympiquede Grèce, dont la mort tragique dans un accident de voiture m'avait peiné.

Le mardi 19 août 1986, j'ai retenu une place sur le vol Tunis-Genèvequi devait partir vers 14 heures. J'accomplis les formalités de police, dedouane. Tout le monde m'a salué, comme d'habitude et j'étais en train de

me diriger vers l'autobus pour m'embarquer dans l'avion de la Swissair,lorsque le commissaire de l'aéroport, M. Boussetta, m'interpella : « Monsieurle Premier ministre, je m'excuse, mais j'ai ordre de vous empêcher de partir.

- Pourquoi ?- Je ne sais pas, je ne fais qu 'appliquer des instructions. »Puis, voyant que je posais encore des questions, il m'a dit : ce Écoutez,

on va dans le salon d'honneur pour continuer la conversation ».

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Mon épouse et mon fils Rafik m'accompagnaient. Au salon d'honneur, je lui ai dit : « Passez-moi le ministre de l'Intérieur ».

Il s'en alla dans le bureau d'à côté et deux minutes après il revint et dit :« Il n 'est pas dans son bureau.

- Demandez-moi le directeur de cabinet du président de la République,

à Monastir. »Dix minutes après il revient : « On ne l'a pas trouvé ».Alors j'ai compris de quoi il retournait. Je lui ai demandé de me rendre

mon passeport. Il me répondit : « Demain.- Non, c 'est un passeport ordinaire et je le veux maintenant. »Comment j'ai obtenu ce passeport ordinaire ? En 1985, le secrétaire

d'État à l'Intérieur a dit à Bourguiba :  « Vu qu'il y a beaucoup decontrefaçon, de passeports falsifiés, nous avons confectionné un

 passeport vraiment sûr, infalsifiable, inimitable. Si on enlève une page,

toutes les pages se détachent ».Et il ajouta : « Voilà, Monsieur le Président, je vous livre le passeport

numéro 1 pour vous, et le numéro 2 pour votre épouse ».Et se tournant vers moi, il dit : « Monsieur le Premier ministre, voici

votre passeport, le numéro 3 ».  Je disposais donc de ce passeportordinaire.

J'ai insisté, il me l'a remis. Je suis parti. J'avais compris que j'étaisinterdit de sortie du territoire national.

Les rondes policières autour de la maison, le refoulement de l'aéroport,la campagne de presse, les enfants persécutés, c'était vraiment éprouvant.De plus, je pensais que si je me laissais faire, c'est à ma vie que l'onattenterait et que, surtout, ma famille ne pourrait compter sur personne

 pour la défendre. Car, pour la première fois, le pouvoir s'attaquait auxmembres innocents de la famille de celui qu'on souhaitait abattre.

Donc il fallait partir. J'ai dit à Azzouz, après avoir déposé ma valisedans le coffre de sa voiture : « Venez demain entre midi et demi et uneheure ».

Il m'a répondu :  « Il vaudrait peut-être mieux que je vienne le soir.-Non,  lui dis-je, le soir, la garde nationale est plus vigilante. »Le 3 septembre, mon fils Rafik est venu avec sa femme et son bébé. Je

les ai encouragés à aller avec mon épouse se baigner à Ras Jebel, maismon fils, légèrement enrhumé, préféra rester avec moi. Je ne voulais pasles voir accusés de complicité. Finalement, j'ai résolu de le prévenir. Onne sait jamais...

Lorsque j'a i envisagé de partir en Suisse, à l'invitation de Juan Antonio

Samaranch, j'ai changé à la Banque centrale l'équivalent de 200 dinars(soit environ 200 francs français), c'était la règle pour tout le monde.J'avais donc, en francs suisses, l'équivalent de 200 dinars avec le tripleimprimé de la Banque centrale, vert, rouge et blanc. Je n'ai pas voulu

 prendre cet argent-là, je l'ai laissé. Je n'ai rien pris avec moi, aucuncentime. Était-ce de l'inconscience ? J'avais un petit sac de sport avec un

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nécessaire de toilette et un petit poste de radio. Je n'avais même pas unechemise de rechange. Les spécialistes de l'intoxication ont, plus tard,inventé des valises pleines d'argent du Trésor public que j'auraisemportées dans ma fuite semée d'embûches.

Vers midi et demi, j'ai pris mon sac. Je n'ai pas emprunté la sortie

 principale, me faufilant derrière les orangers, je suis sorti de l'autre côtéoù Azzouz m'attendait. Mais au moment de sortir, ma fille arrive : «  Oùvas-tu papa ?

 — Je m'en vais, je quitte ce pays ! »Elle a compris et m'a dit :«Attends, attends, moi j'ai fait un peu de théâtre, je vais t'apporter des

moustaches ». Elle revint et me colla des postiches.Je sortis avec une serviette sur la tête pour éviter que le gardien ne

 puisse me reconnaître. Azzouz me prit dans une voiture brinquebalante

 pour éviter les regards indiscrets. On alla chez lui à la Soukra. Je me misune chéchia sur la tête et enfilai une blouse. Vers une heure de l'après-midi, nous sortîmes et prîmes des chemins secondaires. Azzouz conduisaitune Ford Escort qui appartenait à son neveu Nabil. Il avait invité unchauffeur de taxi, Hadhefi, un homme pieux, à nous accompagner pour lecas, me dit-il, où il y aurait une panne. Azzouz se mit au volant et jem'installai à côté de lui. Il avait apporté des casse-croûtes tunisiens, avecdu thon, de la harissa, etc. Jusqu'à la ville de Béja, nous ne rencontrâmes

 personne. Par ce temps de grande chaleur, les gens étaient assoupis. Mon plan fonctionnait.Lorsque nous arrivâmes à Ain Draham, vers trois heures de l'après-

midi, nous trouvâmes devant nous, un « panier à salade » que nous dûmessuivre à son rythme jusqu'à ce qu'il tournât à gauche pour rejoindre le

 poste de police de la localité. Nous continuâmes sur la route de droite,évitâmes le sentier qui menait à Babouch où se trouvait le poste de police,

 pour emprunter celui conduisant à Hammam Bourguiba. Hadhefi m'a dit

alors : « M. Mzali, vous avez de la chance. D'habitude il y a toujours des policiers sur la route de Babouch, parce que c'est la frontière. C'est làque se trouve le poste de contrôle ».

Un kilomètre avant Hammam Bourguiba, nous vîmes un Gardenational. J'ai gardé mon sang froid. Nous avons ralenti. Le Garde parlaitavec un civil, il nous a fait le geste « passez ».  Le chauffeur de taxi etAzzouz m'ont dit : «  Vous êtes béni par vos parents parce qu 'il estextrêmement rare que l'on ne soit pas arrêté à ce point de contrôle ».

 Nous avons laissé à notre gauche l'hôtel Hammam Bourguiba et nous

avons pris une piste. Je connaissais vaguement l'endroit. À un moment, lavoiture ne pouvait plus passer, nous l'avons donc laissée sur le bas-côtéet, à travers les chênes-lièges, nous sommes descendus vers un gourbi.Azzouz m'a dit :  « Le fils du propriétaire connaît une piste permettant detraverser, sans encombre, la frontière ».  Il s'appelait AbderrahmaneGhouibi.

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La frontière, c'est une rivière. J'ai appris, plusieurs années plus tard, par Ben Salah, qu'il avait lui aussi suivi îa même piste, qu'il avait traverséla même rivière. Mais lui, il était attendu, tandis que moi, c'étaitl'aventure, l'inconnu... Personne n'était au courant. Le jeune hommen'était pas là. Il y avait sa petite sœur. Ghouibi lui dit : « Va chercher ton

 frère à Hammam Bourguiba ». Nous attendîmes quelque temps. Alors cet homme qui ne m'avait pas

reconnu, s'est mis à éplucher des pommes de terre pour faire des frites. Nous les avons accompagnées d'un peu de pain et de quelques olives.Ensuite il a fait du thé et, voulant m'assurer qu'il ne m'avait pas reconnu,

 je lui demandai : « Comment se fait-il qu 'aucun ministre ne soit venu ici ? ».Il m'a répondu : « Si, un seul : madame Mzali ».Elle avait dû rendre visite à cette région dans le cadre du programme

de promotion de la femme rurale.Je lui demandai s'il y a un endroit où je pourrais m'assoupir. Ilm'indiqua une natte à même le sol. Je m'étendis et fis une courte sieste.Vers six heures, le jeune homme arriva. Azzouz lui dit : « Le monsieuraimerait aller en Algérie, mais il n 'a pas ses papiers ».

Il lui a répondu :  « Il n'y a pas de problème ».Je suggérai de partir tout de suite. Ghouibi m'a demandé d'attendre le

coucher du soleil ; « sinon,  dit-il, nous risquerions d'être vus ».Il commençait à faire sombre quand nous avons repris la voiture et

nous avons dévalé la piste jusqu'à ce que nous fumes, de nouveau, obligésde nous arrêter. À ce moment-là, j'ai commis une imprudence, j'ai enlevémes lunettes. Le jeune homme m'a reconnu dans le rétroviseur. Il dit : «Vous êtes M. Mzali.

- Oui.- Non, c 'est trop dangereux, je ne peux pas vous faire passer car je

risque la prison. »À ce moment-là, monsieur Azzouz lui dit : « Écoutez, personne ne le

 saura ».Et il lui a donné tout ce que contenait son portefeuille c'est-à-dire 200ou 300 dinars. En plus, Azzouz lui promit qu'il le prendrait le soir envoiture et lui trouverait un travail à Tunis. Le jeune homme fit mined'accepter l'argent et la promesse. On abandonna la voiture. Il fallaitdescendre une pente, traverser une rivière qui marquait la frontière entrela Tunisie et l'Algérie, et ensuite grimper sur l'autre versant de lamontagne. A.u moment où nous avons entamé la descente, le jeune hommem'a dit : « Écoutez M. Mzali, cachez-vous derrière cet arbre, un chêne-

liège, et vous M. Azzouz mettez-vous derrière cet arbre-là, moi je vaisinspecter les alentours pour voir s'il n'y a pas de gardes nationaux ».J'ai compris qu'il allait nous trahir. J'ai dit à Azzouz :  « Il faut le

retenir parce qu 'il va nous donner.- Et vous ?- Moi, je vais y aller tout seul.

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I

 — Mais vous ne connaissez pas l'endroit. — Cela ne fait rien, je cours le risque. » J'étais persuadé que la vie était

devant moi et que si je faisais demi-tour, c'était la mort.Alors Azzouz sauta sur le jeune homme et parvint à le maîtriser. Je

sentais derrière moi le bruit de leur lutte. À un moment, l'obscurité

augmenta. En levant la tête, je distinguais à l'horizon des lumières blafardes, elles me servirent de boussole. J'avançais tout droit dansl'obscurité, sans reconnaître une quelconque piste et sans autre repère queces lumières clignotantes que je ne voyais que lorsque je levais la tête.

J'ai fait une chute d'à peu près un mètre. Je me blessai au front et perdis beaucoup de sang. Je conserve encore aujourd'hui le mouchoir qui me permit d'étancher cet écoulement.

En effet, j'étais arrivé, sans rien distinguer, sur le bord de la rivière et je continuais à avancer machinalement en me répétant les célèbres parolesde Tarik Ibn Ziyad à ses soldats avant d'aborder les rives de l'Andalousieet après avoir brûlé ses navires : « Derrière vous, il y a la mer et devantvous l'ennemi ».

En me retournant, je voyais sur la partie tunisienne des lumières, desvoitures qui passaient. Je me disais qu'ils devaient être déjà au courant demon évasion et qu'ils me poursuivaient. Dans la rivière, il y avait environquarante centimètres d'eau. Je n'eus pas de peine à la traverser.

Ensuite, j'ai commencé à gravir la montagne. Cela a duré une heure,

«ne  heure et demie ; heureusement que j'étais en bonne condition physique malgré le stress. À un moment, je me suis retrouvé dans uneforêt : je ne voyais rien, je butais contre des troncs d'arbre, des branches,

 j'étais égratigné. Mon pantalon s'est accroché à un tronc d'arbre et comme j'avançais avec beaucoup de force, le tissu s'est déchiré sur 20centimètres. Je continuais à monter, je transpirais énormément. Je portaisun petit sac de 50 centimètres - que j'ai conservé jusqu'à présent - iln'était pas lourd !

Après avoir gravi la montagne pendant un temps qui me parut bienlong, je suis arrivé au village frontalier dont j'avais distingué les lumièresvacillantes qui m'avaient servi de phare. Je me suis dirigé vers une familleassise devant sa maison. L'homme se leva, se dirigea vers moi et aprèsm'avoir bien dévisagé me dit, à ma stupéfaction : « Monsieur Mzali ?

 — Comment ? Vous me reconnaissez ? — Mais tout le monde ici vous connaît. »C'était, bien sûr, grâce à la télévision que l'on captait facilement en

Algérie.  Je m'étais débarrassé de la blouse dans la forêt parce qu'ellegênait ma progression. J'ai décollé les moustaches. J'ai demandé :

« Pourriez-vous m'accompagner à un poste de police ? — Mais il n'y a pas de poste de police. »Je lui demandai à qui d'autre je pourrai me présenter.« Il y a une caserne de gardes frontières, c 'est à cinq cents mètres

environ. »

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Il m'a accompagné à des baraquements entourés de barbelés. Àl'entrée, il y avait une jeune sentinelle en tenue bleu foncé, unekalachnikov à la main. En me voyant, le jeune homme s'est mis au garde-à-vous, puis il a couru appeler un gradé qui, me reconnaissant, m'aégalement salué.

Je fus accueilli dans la caserne. On m'installa dans une chambrée avecdes lits doubles. Je me suis étendu et j'ai commencé à récupérer. Un soldatest venu avec du mercurochrome, il a commencé à me nettoyer le front,les mains, les jambes qui étaient égratignés, blessés par des branches et

 par les broussailles. Un autre soldat est venu avec un bol rempli de raisinsnoirs. J'ai commencé à grignoter ces raisins parce que j'avais la gorgesèche et cela a duré peut-être trois quarts d'heure. Je me trouvais dans undrôle d'état, égratigné, dépenaillé.

Soudain, un homme trapu, dynamique, la quarantaine, vêtu d'une

saharienne couleur paille, est entré et m'a dit :  « Bonjour, monsieur le Premier ministre.

- Mais je ne suis plus Premier ministre.- Pour moi, vous l'êtes et le demeurerez.- Merci beaucoup- Je vous prie de m'accompagner à la caserne de La Calle qui se

trouve à 4 kilomètres d'ici.- Bien volontiers. »

Je me retrouvai dans un salon bien meublé avec du café, du thé, etc...L'ambiance était chaleureuse. Alors mon « guide » m'a dit :« Nous allons vous emmener à Constantine, nous passerons la nuit là-

bas et r  demain vous irez à Alger.- Écoutez Si Mohamed   - Il s'appelait Si Mohamed, je n'ai pas oublié

son nom, il devait être de la sécurité militaire -,  je vous demande deuxchoses, si possible : premièrement, donnez-moi un jean ou un pantalond'occasion parce que vous voyez que mon pantalon est déchiré au niveaudes genoux. Deuxièmement, un billet d'avion pour n'importe quel

aéroport européen. Je passe la nuit sur un banc à l'aéroport d'Annaba et je prends le premier vol du lendemain matin, comme cela je ne vous créeaucune gêne. Ni vu, ni connu.

- Non. Vous êtes un frère, vous n 'êtes pas n 'importe qui. Lesresponsables veulent vous voir et vous recevoir comme vous le méritez. »

Je n'insistai pas et me rendis à ses arguments. Nous partîmes donc pourConstantine dans sa voiture. Nous y arrivâmes vers deux heures du matin.

Dans une caserne de la ville, je fus accueilli par une personne en tenue

civile qui me demanda si je me rappelais d'elle. Devant ma réactioninterrogative, il me dit : « Je vous ai rencontré à Tunis, il y a trois ans, aucours d'une audience que vous aviez accordée à une délégation de préfetsalgériens ».

On m'installa dans une petite chambre où j'ai pu faire un brin detoilette et m'endormir d'un sommeil agité. À six heures du matin, mon

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hôte vint me voir et m'annoncer que sans plus tarder, nous partions pourAlger. Je trouvai la force de hasarder une pointe d'humour : «Auparavant,

 je tiens à vous assurer que je ne dédaignerais pas le plus modeste petitdéjeuner.

- Excusez-moi, on va au réfectoire.

- Je veux bien, mais regardez mes chaussures comme elles sont pleinesde boue...- Pas de problème. »On a nettoyé mes chaussures et nous sommes partis. Il n'y avait

 personne. J'ai trouvé le café excellent.« Pourquoi ne pas partir en avion ? hasardai-je.- Non, pas en avion, tout le monde vous reconnaîtrait. Il vaut mieux

rester discret. »

Il a conduit, j'étais assis à côté de lui. Nous avons traversé la Kabylie.J'admirai les beaux paysages et j'évoquai la conduite héroïque de l'ALN pendant les huit années qu'a duré la lutte du vaillant peuple algérien pourson indépendance. Je me souviens très bien de Tizi Ouzou et de la fiertéde sa population. Vers une heure et demie, je me suis retrouvé dans un

 palais situé à une quinzaine de kilomètres d'Alger. J'y ai été reçu par legénéral commandant de la sécurité militaire1. J'ai été installé dans unesuite où j'ai pu prendre une douche.

Sans tarder, le général m'a dit : « Voici le téléphone, rassurez madame Mzali ».

Je compose le numéro, elle me répond :« Où es-tu ?- Je suis à Palerme.- Quand rentres-tu ?- Bientôt. »

J'avais oublié que notre consul n'était autre que Mohamed Hachem, untrès cher ami d'enfance et un camarade de collège. Il ignorait tout de mafugue. Malgré cela, il a été rappelé par les autorités tunisiennes etinterrogé. Je lui demande encore de m'excuser pour le dommage que je luiai porté involontairement.

Le lendemain, j'ai téléphoné à mon épouse qui me demanda, à nouveau :« Où est-ce que tu es ?- Je ne sais pas, je suis dans une ferme mais je ne situe pas où.

- Quand est-ce que tu reviens ?- Dès que je pourrai. »Je ne savais pas alors qu'il me faudrait 16 ans pour exaucer ce vœu.M'adressant à mon nouvel hôte, je m'excusai de mettre les autorités

algériennes devant le fait accompli et je lui demandai si quelqu'un pouvait

1. Le général Lakhal Ayat ; aujourd'hui décédé.

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m'administrer une piqûre anti-tétanique. Ensuite, nous fîmes un excellentdéjeuner et le général me dit :

« Monsieur le Premier ministre, les problèmes que vous connaissezdans votre pays, nous peinent mais n 'enlèvent rien au respect dont vousbénéficiez ici, en Algérie, car nous sommes convaincus, et je suis

 personnellement bien placé pour le savoir, de votre patriotisme et de votreintégrité et nous apprécions grandement votre action en faveur de lacoopération entre nos deux pays ».

Je suis resté quatre jours dans ce palais à Alger. Le deuxième jour, j'aireçu au cours de la soirée pendant trois heures, Mohamed ChérifMessadia, que Dieu l'ait en sa miséricorde, qui était le numéro un du FLN.On a discuté de tout. C'était un homme très sérieux qui avait fait sesétudes à la grande mosquée de la Zitouna et que j'avais souvent rencontréen Tunisie. Il m'a rappelé qu'il avait milité dans les rangs du partidestourien lorsqu'il était étudiant. Je l'avais reçu en 1984 à Tunis et d'unton mi-taquin mi-sérieux, il m'avait dit :  « Mais M. Mzali, commeSecrétaire général du Parti destourien, comment avez-vous pu légaliserles autres partis ? Est-ce qu 'il y a un autre parti digne de ce nom, endehors du Destour, le parti de Bourguiba ? Moi, c'est mon parti, le

 Des tour. Qu 'est-ce que c 'est que ce multipartisme ? Il ne peut pas y avoird'autres partis en dehors de celui de Bourguiba !

- Monsieur Messadia, il faut évoluer, c'est la loi de l'histoire,  lui

avais-je alors répondu.  Le parti unique se justifiait peut-être au début del'indépendance pour assurer l'efficacité nécessaire à la création d'un État. À présent, il faut construire un État de droit où la garantie de ladiversité d'opinion et la nécessité du dialogue doivent être assurés... »

Je ne crois pas l'avoir convaincu, mais cela n'empêcha nullement lafraternité, ni la solidarité.

Je me rappelle qu'il m'avait dit : «  Si Mohamed, en traversant la frontière à cet endroit-là, vous avez pris des risques énormes : le sol estencore plein de mines posées du temps de la guerre d'Algérie, et il y a desloups et des sangliers.

-Jen 'en étais pas conscient , répondis-je.  Mais je recommencerais s'ille fallait ! Et pour cause : les loups dont je craignais la sauvagerien 'étaient pas de l'espèce animale mais humaine. Ils n 'étaient pas devantmoi, mais derrière moi. Ils n 'étaient pas dans cette forêt algéro-tunisiennemais au Palais de Carthage. »

Plus tard, en 1988, le multipartisme fit son apparition en Algérie etconnut un développement bien plus considérable qu'en Tunisie. Facétie

de l'histoire !Deux jours plus tard, on m'apporta une valise contenant deuxcostumes, deux paires de chaussures, six chemises.

Le quatrième jour, j'ai été reçu pendant une heure et demie par ChadliBen Jedid, président de la République, d'une manière très amicale. Aucours de cet entretien, je lui ai parlé de mes problèmes. Il m'a exprimé, à

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 plusieurs reprises, ses craintes quant au futur de la Tunisie en me disantque l'avenir de la coopération tuniso-algérienne ne paraissait pas assuréaprès mon limogeage inattendu. Ensuite il m'a pris par la main, on atraversé un hall, des salons et on est entré dans le bureau de son directeurde cabinet, le général L. B. : « Le frère Mohamed veut aller en Suisse,

 faites le nécessaire. »Il m'a donné l'accolade et m'a dit :« S'il y a un problème, vous me téléphonez. Nous avons un

ambassadeur en Suisse. Il sera à votre disposition ». Un grand merci au président Chadli pour son comportement fraternel à mon égard.

On m'a donné un billet de première classe sur  Air Algérie pour Genèveet 40 000 anciens francs. Le lendemain matin 7 septembre, une voiturem'a emmené au pied de la passerelle. J'ai rencontré dans l'avion quelques

hauts responsables algériens, Zohra Drif, grande figure de la résistancealgérienne, d'autres encore, qui étaient tous désolés de ce qui venait dem'arriver et qui pensaient avec inquiétude au sort de mon épouse, qu'ilsconnaissaient bien, et à celui de mes enfants.

A Genève, j'ai pris le train pour Lausanne et je me suis retrouvé avecmes amis du Comité international olympique qui constituaient, pour moi,une sorte de deuxième famille. C'est en arrivant à Lausanne que j'apprisque trois de mes enfants avaient rejoint leur frère Mokhtar ainsi que leur

 beau-frère Refaat Dali en prison, que le fils, le neveu et le frère de RachidAzzouz, qui était avocat, étaient arrêtés, que ma fille Houda, ma femme etmes petits-enfants étaient en résidence surveillée et qu'ils avaient desdifficultés même pour sortir et faire le marché. Les policiers étaientderrière les portes, 24 heures sur 24.

Je passai par un moment d'angoisse auquel je mis rapidement fin en merappelant l'importance et l'urgence des défis que je devais relever :défendre ma famille persécutée et sauver ma réputation de la boue dont ons'ingéniait à la maculer. Pour éviter une dépression, me disais-je, il fallait

dormir normalement. Pour cela, il fallait une intense activité physique,une fatigue psychiquement reposante en somme ! J'effectuais tous les jours une dizaine de kilomètres de marche forcée... Je rentrais à l'hôtel ennage et fourbu, mais j'avais mes 6 heures de sommeil minimum. On voitque l'olympisme est une règle de vie !

Et puis je me rappelais cette phrase de Victor Hugo : « ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent, car le plus lourd fardeau c'est d'exister pour vivre ».

J'ai séjourné pendant neuf mois à Lausanne. Pendant la plus longue

 période de mon séjour, j'ai changé d'hôtel pour des raisons de sécurité, etaprès un court séjour à Montreux, j'ai choisi un petit hôtel à Ouchy, où j'airésidé cinq mois environ : l'hôtel La Résidence, un modeste hôtel situé justeau bord du lac, dirigé par une dame respectable et d'une grande gentillesse.Elle était la seule à connaître ma véritable identité, car mon nom d'empruntétait monsieur Lefort. J'avais choisi Lefort par opposition au faible, pourme rappeler à moi-même que je devais être fort psychologiquement.

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Madame Schneider, la propriétaire de l'hôtel où je m'étais établi, savaitque l'on me recherchait. Mais elle s'ingénia à protéger mon anonymat. Jelui adresse ici ainsi qu'à son époux un remerciement ému.

J'ai donné plusieurs interviews, à Yves Mourousi (TF1), sur  France 2,Jean-Pierre Elkabbach (Europe /) , ainsi qu'à d'autres journalistes français

et à de nombreux journalistes arabes. En Tunisie, certains étaient furieux parce qu'ils pensaient que j'allais craquer, que j'allais devenir une loque.Or, non seulement je conservais mes facultés mentales et physiques, mais

 j'attaquais, je répondais, je dénonçais les choses ignobles faites à mafamille. Alors ils organisèrent des mascarades de procès à mon encontresur lesquels je reviendrai.

C'est grâce au CIO que j'ai pu survivre en Suisse. Celui-ci prenait encharge mes frais de séjour et de subsistance.

Mais très vite, les autorités tunisiennes, par le biais de Slaheddine Baly,ministre de la Défense, intronisé président du Comité olympique tunisien,tentèrent de faire pression sur le président du CIO, Juan AntonioSamaranch et lui demandèrent de procéder à mon remplacement au seindu CIO par un autre membre tunisien.

Le président Samaranch tint bon et, dans le respect de la lettre et del'esprit de la Charte olympique, opposa une fin de non-recevoir àl'avalanche de lettres et de télégrammes dont on l'abreuva pour tenter devenir à bout de sa résistance.

D'autres pressions furent exercées sur le gouvernement suisse, par le biais de l'ambassadeur de Tunisie de l'époque, Abdelmajid Chaker,devenu littéralement enragé contre moi, après avoir vilement etlonguement fait mon siège au Premier ministère pour obtenir quelques

 prébendes ou se positionner dans la course à la promotion

1. Dans le numéro du mercredi 1er   octobre 1986 du quotidien suisse Le Matin,  il n'hésita pas àdéclarer textuellement à Biaise Lempen : « Vous n 'avez pas voulu de Marcos [dictateur philippin],de Baby Doc  [successeur de son père, le tyran haïtien],  du chah d'Iran, pourquoi protégez-vous

 Mzali ? ». 11 ajouta :  « La corruption est devenue en Tunisie une véritable gangrène. Elle s'estdéveloppée à tous les niveaux... ». Ainsi parlait l'ambassadeur de mon pays ! Et Chaker terminaainsi ses « révélations » en affirmant :  « Si les Suisses accordent un crédit mixte de plusieursmillions de francs à la Tunisie, ce n 'est pas pour que certains dirigeants les mettent dans leurs

 poches ! ». Les dirigeants de mon pays auront certainement apprécié...Un professeur de médecine lausannois, Jean-Marie Pidoux a été tellement choqué par les outrancesde Chaker qu'il publia, spontanément, une réponse, dans ce même journal, du 4 octobre 1986,intitulée : « Haro sur M. Mzali ». « Monsieur le rédacteur en chef« Les déclarations de l'ambassadeur de Tunisie à Berne me paraissent excessives, injustes etinjustifiées. Sans vouloir préjuger des décisions que les autorités politiques ou judiciairestunisiennes seraient amenées à prendre à l'endroit de M. Mzali, il est de notre devoir d'affirmerqu 'il est surprenant de comparer M. Mzali à M. Marcos, à Baby Doc, au chah d'Iran. Le fait même

de faire cette association dénote d'un parti pris inacceptable. Que l'ambassadeur de Tunisieveuille se dédouaner vis-à-vis des autorités, qu 'il veuille en rajouter et faire preuve de zèle pourêtre en odeur de sainteté avec ceux qui gouvernent la Tunisie aujourd 'hui, cela à la rigueur estcompréhensible. Mais que l'ambassadeur de Tunisie s'acharne contre M. Mzali en ces termes,c 'est encore une nouvelle illustration du parti pris des responsables tunisiens contre M. Mzali etde leur volonté de l'abattre politiquement. Nous connaissons l'homme, le dirigeant sportif et leresponsable politique depuis au moins une quinzaine d'années et nous nous étonnons que M. Mzali

 puisse faire l'objet d'insinuations concernant son intégrité et son honnêteté intellectuelle.

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Je bénéficiais du secours de deux avocats, Rochaz, ancien bâtonnier etFrançois Carrard que le CIO avait engagés pour m'assister.

 Nous nous sommes réunis chez le bâtonnier, en compagnie d'un amitrès cher, aujourd'hui hélas disparu, Pascal Delamuraz, ancien syndic[maire] de Lausanne qui devait accéder à la fonction de chef de l'État

fédéral après avoir assumé de hautes charges politiques dans son pays.Celui-ci me déclara : « Je ne comprends pas l'acharnement injustifié du gouvernement tunisien. Je sais que vous êtes patriote et loyal vis-à-vis du président Bourguiba. Ayant été ministre des Finances en Suisse, je suisbien placé pour savoir que vous avez toujours été d'une intégrité parfaite.

 Beaucoup d'autres ne peuvent pas en dire autant. Non vraiment, je necomprends pas cette malédiction qui semble vous poursuivre sans motif,ni justification ».  Ignorant les demandes officielles du gouvernementtunisien, il m'invita au Palais fédéral de Berne, alors qu'il était Président

(suite)« M. Mzali est ministre depuis trente ans et Premier ministre depuis six ans. Comment a-t-il pucacher son jeu et comment et par quel miracle le président Bourguiba et ceux qui l'entourent se

 sont-ils aperçus, brusquement, que M. Mzali n'a pas été depuis trente ans l'homme qu'ils pensaient être. Concernant l'honnêteté, les Tunisiens et les amis de M. Mzali en Europe saventque c 'est lui qui s'est toujours attaché à lutter contre la corruption, et si les autorités tunisiennesont des preuves, je crois qu 'il faudrait qu 'elles en fassent état et que la justice dise son mot.

 L'ambassadeur joue le rôle de procureur général, ce n 'est pas son rôle et cela n 'est pas de nature

à accorder à ses déclarations une quelconque crédibilité.« S'agissant de la réaction des autorités de Tunis après les déclarations de M. Mzali à  l'AgenceFrance-Presse,  il faut compléter les déclarations de l'ambassadeur, qui raisonne par omission.

 Aujourd 'hui, nous croyons savoir que trois des enfants de M. Mzali et son gendre sont en prison. Le fils aîné auquel fait allusion l'ambassadeur de Tunisie a été maintenu en garde à vue pendantsix  semaines. Nous savons qu 'en Tunisie il n'y a pas de loi qui limite les périodes de garde à vue,mais tout de même, même les grands criminels, les conspirateurs contre le régime politique n 'ont

 jamais été maintenus en garde à vue pendant six semaines. C 'est dire que la police économiques'est évertuée, pendant six semaines, à trouver un chef d'inculpation et cela sans résultat. Ce quel 'ambassadeur oublie encore de dire, c 'est que deux autres fils, le Dr Rafik, qui est chirurgien àl 'hôpital Ch. Nicolle, et M. Hatem, vétérinaire, sont arrêtés et inculpés de complicité concernantl 'évasion de leur père. En réalité, Hatem n'était pas au courant et n'était pas chez ses parents le

 jour du départ de M. Mzali, il était dans sa société et tous ses collègues peuvent témoigner qu 'il aété  vu dans son bureau le matin et l'après-midi. Le Dr Rafik a vu son père partir, mais aucune loidans le monde n 'oblige un fils à dénoncer son père.* L'ambassadeur ne parle pas de cela, il ne parle pas surtout du fait que la fille cadette Sara de

 M.  Mzali a été pendant une semaine l'hôte de la police sans aucune raison, et que Mme Mzali,quoique députée, a été maintenue sous surveillance pendant une semaine. Nous avons appris quela  maison de M. Mzali a été perquisitionnée, qu 'elle a été mise à sac, que toutes ses archives,toutes ses affaires personnelles ont été mises sous séquestre. Pendant plusieurs jours, il a étédifficile, voire impossible, à sa famille de se ravitailler.« Pourquoi l'ambassadeur de Tunisie à Beme ne croit-il pas devoir parler de cela ? Nous estimonsque  tout cela jette une ombre  à  l'image de marque de la Tunisie. Mais l'ambassadeur fait de

l 'amalgame. M. Mzali serait l'homme du dialogue avec les intégristes. Cela demande des preuves. M. Mzali serait responsable du doublement du prix du pain. Mais M. Mzali n 'est que le Premierministre du chef de l'État et du gouvernement. Pourquoi M. Mzali serait-il aujourd'hui accusé detous  les péchés ? M. Mzali, contrairement à ce que pensent tous les Tunisiens, à ce que pensenttous les démocrates en Europe occidentale, serait l'homme qui aurait retardé la démocratisation,alors que, précisément, il est accusé par la fraction dure de son parti d'avoir encouragé unedémocratisation par étapes progressives. Depuis que M. Mzali a été nommé Premier ministre, trois

 partis ont été reconnus, des dizaines de journaux ont vu le jour et il est injuste d'accuser donc M. Mzali d'avoir retardé la démocratisation ».

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de la Confédération helvétique, et me convia ensuite à un déjeuner dansune auberge située à quelques kilomètres de la capitale fédérale. Il meconfia à cette occasion qu'il avait fait convoquer l'ambassadeur deTunisie pour lui suggérer de retirer la demande d'extradition contre moi ;sinon, ajouta-t-il, nous serions passés outre ; ce qui fut fait. Paix soit sur

son âme !Le bâtonnier Rochaz m'a accompagné à Berne pour me faire avoir des papiers autorisant mon séjour en Suisse. Je les ai obtenus mais j'ai dûm'engager à ne pas faire de déclarations politiques sur le territoire suisse; ce qui était normal. C'est pourquoi j'ai souvent rencontré les journalistesqui voulaient m'interviewer à Divonne, sur la rive française du lac Léman,dans les salons de l'hôtel du château de Divonne.

Lorsque j'ai eu la confirmation des mauvais traitements infligés à mesenfants et à mon gendre, je résolus de partir pour Paris où j'espérais

 pouvoir élargir mon audience pour ce qui concerne la défense de mafamille et de ma réputation.

Mon ami Maurice Herzog, membre du CIO, que j'avais connu dès1960, alors qu'il était haut-commissaire à la Jeunesse et aux Sports dansle gouvernement du général De Gaulle, m'y accueillit et m'installa dansun hôtel du 8e  arrondissement : «  le château Frontenac ».  Décidément,toujours les châteaux !

Je contactai trois avocats : le bâtonnier Claude Lussan, son fils, Jean-

Pierre Lussan

1

 et maître Bournazel qui était membre de la Ligue des Droitsde l'Homme. Je leur demandai d'aller à Tunis pour défendre mes enfantset mon gendre. Ils acceptèrent et se rendirent dans la capitale tunisienne.Mais ils furent étroitement surveillés dès leur arrivée. On leur coupa letéléphone et ils ne purent contacter personne. Leur mission était devenueimpossible.

Le président de la Ligue tunisienne des Droits de l'Homme, le professeur Zmerli, délivra un certificat assurant que mon gendre torturé jouissait d'une parfaite santé physique et psychique ! Le journal  La

 Presse qui se fonde sur l'autorité du professeur Zmerli affirmera : « Voilàdonc... une preuve éloquente et supplémentaire pour l'opposition que lesenquêtes judiciaires sont menées sous nos cieux dans le respect de la

 personne humaine, sans haine ni recours à la torture ! ».

À ce propos, je signale que le docteur Refaat Dali n'a plus été « touché »ni malmené depuis le 3 septembre, le jour de ma fuite. On voulait luiextorquer des aveux au sujet d'un complot médical imaginaire pour

destituer le président de la République. Leur cible principale désormaishors de portée, ils se sont rabattus pour garder mon gendre en prison sur

1. Jean-Pierre Lussan et son épouse Marie devaient devenir mes amis des mauvais jours. Ils m'ontapporté leur soutien moral et ont été bons, serviables et de bon conseil. Un grand merci.

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une mauvaise gestion supposée d'une société d'études qu'il venait decréer depuis seulement trois mois1.

A la vérité, je me dois de dire que ces rapports sans aménité aveccertains dirigeants de la Ligue tunisienne des Droits de l'Hommeconnurent, à d'autres époques, une amélioration notable. J'ai été

 particulièrement touché par l'attitude noble d'un autre président de laLigue, M. Marzouki qui, sans mélanger les domaines politique ethumanitaire, défendit ma famille contre les persécutions qu'elle subissait.Il n'hésita pas à publier un article, le 9 mars 1989, dans le quotidien

 Assabah,  où il rappelait mes efforts en vue d'arracher à Bourguiba lemultipartisme. Il publia au lendemain de ma réhabilitation, le 6 août 2002,un article dans lequel il affirma : « Mzali a essayé de donner sa dernièrechance au système politique bourguibien pour le sauver... »

C'est sans la moindre réserve que je voudrais rendre ici un hommageaux qualités humaines de ce combattant de la liberté.

Grâce à un ami palestinien, je pus louer un appartement à Paris où j'ai poursuivi mes efforts pour la libération de mon fils et de mon gendre, puis pour ma réhabilitation personnelle. Certains membres de ma famillevinrent me rejoindre à Paris. D'autres me rendirent visite fréquemment,lorsqu'ils purent récupérer leurs passeports dont ils avaient été privésdurant trois périodes de 12 à 20 mois chacune.

Mon exil à Paris allait durer seize ans. J'avais juré ne jamais remettreles pieds en Tunisie tant que ne sera pas cassé sans renvoi le procès iniquequi me fut fait en avril 1987.

1. Je signale, pour lui rendre un hommage posthume, la lettre que le docteur A. Wynen, secrétairegénéral de l'Association médicale mondiale adressa au président de la République, au Premierministre et au ministre de l'Intérieur daté du 12 septembre 1986 et dans laquelle il déclarenotamment :#[...] Nous apprenons avec stupeur l'arrestation à Monastir le 24 août dernier de notre ami etconfrère  le Docteur Refaat M'rad Dali ! Nous ignorons la raison de cette mesure qui frappe unmédecin dont nous avons toujours apprécié la très haute valeur professionnelle... C'est au nom dedeux millions de médecins qui appartiennent à l'Association Médicale Mondiale que nous prenonsia liberté de nous adresser à vous ... ».

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CHAPITRE IV

Le regard de la Méduse

 Les peuples sont à la mesure de leurs valeurs morales ; si leurs valeursmorales dépérissent, ils dépérissent à leur tour.

Ahmed Chawki, poète égyptien

La légende grecque disait que la plus implacable des Gorgones était la

Méduse, dont un simple regard suffisait à pétrifier les inconscients quioubliaient d'éviter à tout prix de la regarder.Dans notre monde moderne, la Méduse a trouvé une nouvelle

 personnification pour continuer à répandre ses méfaits. C'est sous laforme rampante, comme les serpents qui ornaient sa tête, de la rumeur, dela médisance et du parjure qu'elle retrouve une nouvelle vie.

Je dus, après mon exil contraint, rencontrer, à plusieurs reprises, sonregard pétrifiant.

Deux jours après mon départ de Tunisie, un grand nombre de policiers

firent irruption dans ma maison pour procéder à une perquisition sansmandat. Ils confisquèrent les passeports de mon épouse et de mes enfants,saisirent des documents et des effets personnels sans aucun rapport avecl'affaire de mon départ forcé, dont mon contrat de mariage ! et se rirent del'immunité parlementaire dont continuait, pourtant, à jouir mon épouse ensa qualité de députée.

En plus de mon fils aîné et de mon gendre qui étaient déjà en prison,mes fils Hatem et Rafik furent mis en garde à vue pendant une vingtainede jours dans des cellules au ministère de l'Intérieur où ils subirent lesupplice dit de « la balançoire »  accompagné d'insultes dégradantes. Ilsfurent ensuite condamnés à deux mois de prison avec sursis pourcomplicité (évidemment non prouvée, et pour cause !) avec leur père ayant

1. Ou du « mouton rôti ». Le supplicié est attaché par les mains à un bâton, placé sous les genoux.Les tortionnaires font tourner cette « broche » et assènent des coups de bâtons ou de fouets àchaque rotation.

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franchi illégalement une frontière. Ma fille Sara a été emprisonnée durantune semaine dans le centre pénitentiaire de Gorjani.

J'avais transmis vers la mi-septembre, au président de la Chambre desdéputés, par l'entremise de mon avocat, Jean-Pierre Lussan, une lettredans laquelle je justifiais mon départ forcé de Tunisie, en lui rappelant que

 j'avais été empêché de quitter l'aéroport de Tunis-Carthage le 19 août1986, alors que j'avais excipé d'un passeport en cours de validité, de deuxinvitations officielles émanant de Juan Antonio Samaranch, président duComité international olympique et de Jacques Chirac, en tant que maire deParis et président de la candidature de Paris aux jeux Olympiques de19921. Et qu'enfin je ne faisais l'objet d'aucune poursuite judiciaire.

Cette lettre demeura sans réponse, comme celle que j'avais adressée,fin août, à mon successeur Rachid Sfar pour protester contre monrefoulement injustifiable à l'aéroport de Tunis-Carthage.

L'Assemblée nationale, réunie le 23 septembre 1986, vota à la hâte, lalevée de mon immunité parlementaire. Il n'y eut quasiment pas dediscussion. L'examen de la question dura une demi-heure environ.Excepté Habib Boularès, pas un député n'eut le courage de demander unéclaircissement, d'exprimer un doute ou même de s'abstenir au momentdu vote. Pourtant certains des députés présents - anciens membres del'opposition ou syndicalistes - ne devaient leurs sièges qu'à mon soucid'ouverture qui m'avait amené à les imposer sur la liste du Parti. Je

n'aurai pas la cruauté de citer leurs noms

2

. Ils se reconnaîtront et j'espèrequ'ils continueront de regretter ce moment de faiblesse !

La levée de mon immunité parlementaire sonna l'heure de l'hallali. Lacurée s'organisa sur deux plans : l'appareil judiciaire domestiqué futmobilisé et les organes de presse aux ordres furent réquisitionnés. Unconcours implicite fut lancé entre ces meutes excitées : on allait voir quiatteindrait le plus haut degré de servilité et d'infamie.

L'appareil judiciaire ajouta d'autres méfaits à la condamnation iniquede mon fils aîné Mokhtar et de mon gendre.

Pour une mise en bouche, pour ainsi dire, je fus d'abord condamné àun an de prison pour franchissement illégal de frontière, par une

 juridiction incompétente.Ensuite une autre mascarade judiciaire me condamna à deux ans de

 prison pour propos diffamatoires à l'encontre du chef de l'État. Mais le pire était à venir, le temps de préfabriquer un dossier d'accusations qui

s'avéra affligeant de médiocrité.

1. Elle m'a été remise le 23 février 1986 par l'ambassadeur de France à Tunis, Jean Bressot.Jacques Chirac m'y exprimait  « son vif désir de  [me]  recevoir personnellement à Paris et   [sa]

 promesse d'être présent à Lausanne, le 17 octobre pour y présenter   [la]  candidature  [de Paris]».2. Et pourtant mon éditeur - têtu comme le Breton qu'il est - a insisté...

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Le procès qu'on m'intenta, le 20 avril 1987, fut illégal etinconstitutionnel sur le plan de la forme et fallacieux et non conforme àl'équité sur le plan du fond. L'article 59 de la Constitution tunisiennestipule que les ministres ne peuvent être déférés que devant la Haute Cour,seule juridiction compétente pour juger les membres du gouvernement.

De fait, l'article 68 de la Constitution (avant novembre 1987) et la loin° 7010 du 1er  avril 1970 stipulent :

Article 1  : La Haute Cour est compétente à l'égard des crimes de hautetrahison commis par un membre du gouvernement.

Article 2  : Constituent le crime de Haute Trahison de la part d'unmembre du gouvernement :

Les atteintes à la sûreté de l'État.La pratique délibérée et systématique de l'abus d'autorité ou d'actions

 prises en violation de la Constitution ou préjudiciable aux intérêtssupérieurs de la Nation.Le fait d'induire sciemment en erreur le chef de l'État, portant ainsi

atteinte aux intérêts supérieurs de la Nation.Tout acte accompli dans l'exercice de ses fonctions et qualifié crime ou

délit au moment où il a été accompli et qui porte atteinte au prestige del'État.

Or, voici les derniers attendus de l'arrêt me condamnant :« Attendu que les actes commis par l'accusé  ont incontestablement

 porté préjudice matériel et moral au Premier ministère et à l'Étattunisien,  le second étant constitué par  l'atteinte au prestige de l'État  du

 fait de l'un de ses plus hauts dignitaires ».A l'évidence, je ne pouvais donc être jugé que par la Haute Cour de

 justice.De fait, lorsque Ahmed Ben Salah fut accusé en 1970, c'est la Haute

Cour qui statua sur son cas. Il en fut de même pour Driss Guiga, dont le procès eut lieu en 1984, devant la même Haute Cour, malgré le fait que

l'accusation portait sur des marchés douteux et des commissions illicites.Je fus donc le premier membre du gouvernement et le seul Premier

ministre à être déféré devant une juridiction pénale ordinaire et non pasdevant la Haute Cour. Ce vice de forme aurait dû entraîner,  ipso facto, lanullité, la cassation du procès qui, d'emblée, fut entaché d'un caractèreanticonstitutionnel flagrant.

Sur le plan du fond, les chefs d'accusation retenus contre moi prêteraient à sourire, n'étaient-ce les conséquences dramatiques que ce

 procès fit peser sur ma propre vie et surtout sur la vie des membres de mafamille. Il est nécessaire que sans vouloir me justifier, mais pour l'histoire,et  même pour la petite histoire, soient rappelés et réfutés ces chefsd'accusation, assurément débiles, cas par cas.

Premier chef d'accusationJe fus accusé d'avoir perçu indûment une indemnité de logement

estimée à 200 dinars par mois (c'est-à-dire, à peu près 110 euros) !

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Or cette indemnité - dont la modestie n'aurait pu assurer la locationque d'un petit appartement, au demeurant - faisait partie intégrante dumandat émis par les services de l'ordonnancement du Premier ministère,soumis au contrôleur des dépenses publiques, et directement viré par laTrésorerie, comme tous les mandats, sur mon compte postal. Il ne m'était

 jamais venu à l'idée de vérifier, point par point, le décompte exact de mamensualité. L'aurais-je fait que je n'aurais pas réagi à ce qui m'aurait parualler de soi, car l'ensemble des membres du gouvernement bénéficiaientde cette indemnité (pour ceux qui habitaient chez eux), ou avaient droit àun logement mis à leur disposition par l'État (et dans ce cas, ils ne percevaient pas la modique indemnité).

L'accusation a poussé la mesquinerie jusqu'à faire le décompte globalde la somme que j'étais censé devoir : 200 dinars x 12 mois x 6 années ettrois mois (la durée de ma mandature au poste de Premier ministre !).

Cette somme était censée représenter un « larcin » que j'aurais commisen dévalisant les caisses de l'Etat. Groucho Marx n'aurait pas fait mieuxdans l'un de ses sketches désopilants !

Deuxième chef d'accusationJ'aurais accaparé, pour mon usage personnel, un nombre

impressionnant de voitures. L'acte d'accusation ne fit pas dans la mesure,ni même le croyable, en fixant ce nombre à 15 ! En fait, j'utilisais uneseule et unique voiture, en dehors de la voiture officielle de fonction.

C'était une vieille BMW 520 qui servait, pour moi comme pour mon prédécesseur Hédi Nouira, à répondre aux convocations imprévues deBourguiba ou bien aux déplacements d'ordre familial, les jours de congé.

Il y avait dans le garage une voiture blindée de marque Alfa Romeo quiavait été mise à ma disposition par l'OLP pour « me protéger de toutrisque », d'après l'argument d'Abou lyad, le numéro 2 de l'Organisation! Arafat a beaucoup insisté et ne comprit pas que je pusse me contenterd'une voiture ordinaire sans blindage.

Je n'avais pas voulu, dans un premier temps, accepter mais les servicesdu ministère de l'Intérieur ont insisté pour que je le fisse au motif qu'il nefallait pas vexer Arafat ni Abou lyad.

Je dus donc accepter le « cadeau », mais j'affirme que cette voituredemeura inutilisée dans le garage de la maison depuis sa livraison jusqu'àce que le ministère de l'Intérieur vint la quérir, le mercredi 9 juilletexactement.

Là encore, l'accusation affûta ses calculettes :

15 voitures x coût d'entretien x coût de consommation x coût de 15chauffeurs x 12 mois x 6 ans et 3 mois = x millions de centimes.(Chiffre conséquent qui allait s'ajouter à la somme représentant les

indemnités de logement).Troisième chef d'accusationLe recours à une cohorte d'employés de maison. L'accusation avança,

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sans rire, et sans esprit superstitieux, le nombre de treize employés demaison à mon service. Au diable l'avarice !

Tous ceux qui furent, un jour ou l'autre, reçus dans ma maison auraient pu, si on les avait conviés à la barre, témoigner du délire de l'acted'accusation. Je n'ai jamais eu plus de trois employés de maison,conformément à un décret signé par Bourguiba qui affectait à chaqueministre en exercice trois employés de maison à la charge de l'État.

Mon épouse étant ministre, nous aurions eu droit à trois autresemployés. Nous nous contentâmes de trois employés et n'eûmes jamaisrecours aux trois autres. J'affirme de surcroît que les ouvriers employésdans mon orangeraie (3 hectares) ont tous été toujours payés par mesdeniers personnels, que l'eau consommée pour l'entretien des arbres atoujours été payée aux services de l'Office de mise en valeur de laMedjerda par moi-même. Tout cela est vérifiable encore aujourd'hui.

Quatrième chef d'accusationUne consommation conséquente d'eau minérale, de jus d'orange, de

café, de thé, d'amandes, de pistaches et de cacahuètes. Ce fut le quatrièmechef d'accusation brandi par une accusation téméraire, car rien ne prouvaitque le ridicule continuait à ne pas tuer !

Tout le monde savait que je recevais souvent chez moi - et non dansles palaces -, les hôtes de marque de la Tunisie : des chefs d'État et degouvernement en visite dans le pays, des personnalités intellectuelles, des

écrivains et des scientifiques nationaux ou étrangers.Bien sûr, dans ce cas, l'intendance du Premier ministère pourvoit à cesobligations officielles en ayant recours, le plus naturellement etlégalement possible, à l'article 31 du budget intitulé : « frais de réception,dépenses diverses ».  Il en fut ainsi du temps de mes prédécesseurs et sansdoute cela a-t-il continué, après mon départ, comme dans tous les pays dumonde.

Ces frais de réception ne servaient nullement à me gaver ou à gaver lesmembres de ma famille, ni à nous changer en une tribu de Gargantua ! J'aitoujours refusé les avantages en nature qui étaient pourtant en usage chezcertains. Chez les Mzali, la frugalité est une vertu.

Ainsi j ' ai mis fin à une « tradition » qui consistait, de la part de 1 ' Officenational des pêches, à envoyer tous les samedis au Président et au Premierministre une caisse de poissons frais. Une autre « tradition » consistait àcommander des boîtes de thon fraîchement confectionnées après la «materna », la saison de la pêche au thon en juin et... d'oublier de régler lacommande. C'est pourquoi aucune note concernant le poisson ne figure

dans le détail du document comptable établi pour estimer le coût des boissons et des cacahuètes et « saler la note » !

Deux bons de commande portant sur 500 g. de pistaches et 500 g. decacahuètes, signés par un fonctionnaire du service de l'intendance duPremier ministère, ont été exhibés pour «  convaincre »  les juges etl'opinion publique de l'importance du détournement de fond auquel

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 j'aurais procédé. Oui décidément, l'accusation avait raison d'êtretéméraire : le ridicule ne tuait plus !

Cinquième chef d'accusationSelon l'acte d'accusation, j'aurais commandé pour la bibliothèque du

Premier ministère des livres qui ne « seraient pas de la compétence de ce

ministère ».Comme il s'agissait, pour l'essentiel, d'encyclopédies, de livres de philosophie et de sciences humaines qui se trouvent encore, du moins jel'espère, sur les mêmes rayonnages où ils avaient été rangés, je pense quel'entrée du bâtiment aurait été interdite à Platon, Aristote, Averroès,Spinoza ou Avicenne, s'ils avaient pu revivre et nous faire l'honneurd'une visite au Premier ministère ! Fulminant contre les choses de l'esprit,mes accusateurs soutinrent que j'aurais payé les frais de réalisation etd'impression de ma revue Al-Fikr   (plus que trentenaire) sur les deniers

 publics.Mensonge éhonté que réfutent les livres de comptes et les factures de

l'imprimeur réglées par des chèques tirés sur le compte postal de la revue.Tout cela peut être vérifié, encore aujourd'hui, auprès de la Sociététunisienne des arts graphiques sise rue Mongi Slim, à Tunis.

Enfin, l'accusation fit mine de s'étonner de l'achat par le ministère dela Culture d'un certain nombre de mes livres. Comme si, en ma qualitéd'écrivain, je devais déroger à une pratique courante et justifiée par la loi

d'encouragement au livre tunisien qui autorise l'achat d'un quotaapproprié de chaque œuvre tunisienne parue.En outre, l'accusation fit mine d'oublier que cette pratique a été

couramment utilisée pour les livres écrits sur Bourguiba et les livres écrits par d'autres responsables tunisiens.

Dans son principe, l'encouragement à la création littéraire tunisienne par l'État est, non seulement justifié, mais même estimable. De plus,l'argent provenant de l'achat de mes œuvres a été versé à la maisond'édition et non pas à l'auteur, comme de bien entendu î

Sixième chef d'accusationJ'aurais, lors d'un séjour à Blair House à Washington, invité par le

 président Ronald Reagan (28-29 avril 1982) perçu un excédent de 3 700US$ sur mes frais de mission, selon mes accusateurs.

Il est curieux que sur les centaines de mission que j'avais accompliescomme Premier ministre, les enquêteurs zélés n'aient pu trouver que ce soi-disant « dépassement  » qui, du reste, ne pourrait pas être de mon fait puisque,comme il est de coutume, pour chaque voyage d'État, certains membres de

la délégation officielle sont chargés de distribuer des pourboires au personneldu pays d'accueil affecté auprès de la délégation : chauffeurs, gardiens,valets, etc.

Voilà la destination du soi-disant « dépassement  » qui avait été géré pardes fonctionnaires accompagnant la délégation. C'eût été grave si lePremier ministre d'un pays respectable comme la Tunisie faisait la

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manche et guerroyait avec le personnel affecté à sa sécurité et à son bien-être pour lui chiper quelques pourboires !

Tels sont donc les 6 chefs d'accusation d'une « gravité extrême »  quifurent réunis à la hâte par de médiocres procureurs pour confectionner un« procès »  de style stalinien destiné à tenter de salir ma réputation et à

satisfaire la vindicte d'un Président habitué à se défausser sur les autres deses propres fautes, comme il le montra à diverses reprises et, notamment,avec Ahmed Ben Salah accusé de mille maux alors que toute la politiquequ'il avait appliquée, avait reçu l'approbation expresse et publique duchef de l'État et de son gouvernement.

Pour ce qui me concerne, j'étais accusé, en somme, de dédoublement(pour utiliser 15 voitures, il faudrait un clonage à grande échelle), degloutonnerie (ah ! ces 500 grammes de cacahuètes et de pistaches), dedétournement de pourboires et, en fin de compte, de promotion de la

culture et de la pensée via les livres écrits par d'autres ou par moi-même- fautes impardonnables, s'il en fut ! De nombreux amis et juristesauxquels j'ai montré ce « dossier » n'en revenaient pas  1  : comment deschoses pareilles pouvaient-elles se produire dans la Tunisie de Bourguiba,répétaient-ils. D'ailleurs, le président Ben Ali lui-même, dans uneinterview au journal  le Monde  du samedi 10 septembre 1988, jugeasévèrement cette justice en disant qu'elle avait « tellement été malmenée,que les citoyens n 'avaient plus confiance... en leur justice ».

Le 20 avril 1987, mon « procès »  fut expédié en une quarantaine deminutes, en mon absence évidemment. Je soupçonne le procureur et les juges d'avoir voulu se débarrasser, le plus rapidement possible, d'unecorvée aussi déplaisante qui risquait, venant à être trop connue et diffusée,à mettre les rieurs de mon côté. En leur for intérieur, les juges ont peut-être pesté contre le manque de sérieux de l'instruction à charge, mais aumoment de rendre leur verdict, toute honte bue, ils eurent la main lourde.Je  fus condamné, par contumace, à une peine de quinze ans de travaux

forcés et à des amendes diverses totalisant quelque 700 000 dinarstunisiens.Je regrette d'avoir eu à détailler les péripéties indignes de cette parodie

 judiciaire, mais il est important que les historiens et tous ceux qui pourraient s'intéresser à l'histoire contemporaine de la Tunisieindépendante, ne soient pas trompés par une manipulation aussi grossièrede la vérité et qu'ils disposent d'une autre version, plus véridique, des faitsconcernant cette période à la fois dramatique et grotesque.

Le caractère peu crédible des actes d'accusation, l'incompétence légalede la juridiction et le caractère excessif et non fondé du jugement

1. Comme le professeur Duverger, les avocats Monique Pelletier, Claude et Jean-Pierre Lussan...

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amenèrent les stratèges en chambre acharnés à ma perte, à utiliser d'autresméthodes en rapport avec leur niveau pour me nuire.

La rumeur   1 et ses poisons furent sollicités, pour me porter les coupsque l'ordre judiciaire domestiqué ne réussit pas à me donner, de façoncrédible. On fit courir le bruit que je disposais de nombreux comptes

 bancaires à l'étranger qui étaient confortablement pourvus.

Bien sûr, la démarche était astucieuse. Tout le monde en Tunisie savaitque beaucoup de personnes dans les cercles du pouvoir recouraient à destechniques frauduleuses pour amasser un pécule conséquent à l'étranger.Les noms des «  40 voleurs »  (comme les surnommait la  vox populi)étaient sur toutes les lèvres.

L'amalgame avec ces tricheurs haut placés était habile. On pouvaitinduire que puisque je faisais partie de la classe dirigeante, je n'étais pasdifférent de la plupart de ceux qui la constituaient. Malheureusement pources fauteurs en eau trouble, je partageais avec Bourguiba et d'autrescollègues, une attitude honnête et dégagée des tentations de la richesse, àtoute épreuve. D'abord, et pour commencer, je n'ai jamais disposé ni moi-même ni mon épouse jusqu'à mon départ forcé de Tunisie, de compte bancaire, ni en Tunisie, ni à l'étranger.

Dès mon retour de France et ma nomination comme professeur, j'aiouvert en octobre 1950 un compte courant postal qui perdura jusqu'en

 juillet 1986, date à laquelle j'ai quitté mon pays. Tous les mouvementsd'argent peuvent être vérifiés à partir de ce compte courant postal parceque je n'en ai jamais eu d'autre et encore moins de compte à l'étranger.

À ce propos, je voudrais narrer une anecdote que je crois significative.En 1984, Béchir Ben Yahmed et sa femme Danielle étaient venus chezmoi - j'étais Premier ministre - pour me presser de publier un livre auxéditions Jeune Afrique  qu'ils dirigeaient. Je leur ai confié quelques-unes

de mes conférences et interventions à Olympie, dans le cadre de mesactivités olympiques - j'étais président de la commission pour l'Académieolympique du CIO - plus quelques autres articles. Cet ensemble a été

 publié en 1984 sous le titre L'olympisme aujourd'hui, avec une préface durédacteur en chef du journal L'Équipe, Gaston Mayer. À l'occasion de lasortie de mon livre, une séance de dédicaces fut organisée à l'hôtel Crillon

1. Voltaire parlant, en 1766, du Parlement de Toulouse, écrivit à propos de l'affaire Calas, accuséd'avoir tué son fils Marc Antoine auquel il reprochait de s'être converti au catholicisme, contre savolonté... «Le Parlement de Toulouse a un usage bien singulier dans les preuves par témoin. Onadmet ailleurs des demi-preuves, qui au fond ne sont que des doutes : car on sait qu 'il n'y a pointde demi vérité ; mais à Toulouse [pas à Tunis !..] on admet des quarts et des huitièmes de preuve.On y veut regarder par exemple un oui-dire comme quart, un autre ouï-dire plus vague comme unhuitième ; de sorte que huit rumeurs qui ne sont qu 'un écho d'un bruit mal fondé peuvent devenirune preuve complète !... »

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le 31 mai 1984. Beaucoup de personnalités avaient répondu à l'invitation, parmi lesquelles - comme mentionné plus haut - Jacques Chirac, alorsmaire de Paris, accompagné d'un Tunisien Abdelhamid Ben Abdallah,ami de la famille Chirac. Il me le présenta : « Voici un compatriote dontvous pouvez être fier ».

En 1986, en transit à Paris, je passai une nuit à notre ambassade commed'habitude, où je reçus le lendemain à 8 heures du matin, à sa demande,Danielle Ben Yahmed :

« Monsieur le Premier ministre, le livre est épuisé. Nous avons fait lescomptes et nous allons vous verser vos droits d'auteur.

- Ah bon, je n 'y ai pas pensé. Cela se monte à quel chiffre ?- Vingt-sept mille francs et quelques centimes. Donnez-moi votre

numéro de compte ici pour que je vous les verse.- Je n 'ai pas de compte en France.- En Suisse ?- Pas de compte non plus.- Comment cela se fait-il ?- Non, je n 'ai pas de compte à l'étranger.- Alors, vos enfants, votre femme.- Non, personne.- Bon, on va les laisser à votre disposition. Chaque fois que vous

 sortez, que vous êtes en voyage, vous ou un membre de votre famille, nous

vous donnerons la somme dont vous auriez besoin.-Non, je n 'en ai pas besoin. Chaque fois que je dois partir en mission, je demande à la Banque Centrale la somme qui m'est nécessaire et j'ail'autorisation de sortie, comme tout le monde.

- Alors, qu 'est-ce qu 'on fait ?- Voici mon compte courant postal en Tunisie. Je vous prie de me les

 y verser. »Un chercheur curieux peut vérifier que dans mon compte courant

 postal, a été viré ce qui correspondait à 27 000 francs et quelques centimesde droits d'auteur, et cela au mois de mai ou de juin 1986.Parmi les autres accusations, toutes aussi fantaisistes, qui furent

répandues par les soins d'officines louches, ce fut que j'aurais profité dema position pour faire des travaux dans ma maison et la meubler aux fraisde l'État. Bien sûr, les factures existent qui prouvent le contraire. Maisd'abord c'est Wassila Bourguiba qui s'était offusquée, lors d'une visitequ'elle fit chez moi pour me féliciter de ma nomination au poste dePremier ministre, de la modicité de l'ameublement et qui nous pressa,mon épouse et moi, de remédier à cet état de chose en faisant appel « aux

 services appropriés ».  Je n'écoutais que la première partie del'exhortation et fis appel au Palais Arabe  1  qui exécuta la commande et

1. Fabricant de meubles à Tunis.

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installa les meubles. Le responsable commercial un certain Habib..., j'aioublié son non de famille, se présenta un jour :

« Monsieur le Premier ministre, voici les factures, voulez-vous les signer, nous allons les adresser au Premier ministère.

- Pourquoi ?

~ Les travaux ont été faits chez vous, mais en tant que Premierministre...- Non, je veux vous payer.- Alors, je reviens dans une semaine.~ Pourquoi ?- Parce que je vais enlever cinq pour cent du prix indiqué. Chaque fois

que nous faisons une facture pour un service de l'État, nous augmentonsnos tarifs car les ministères nous payent avec un an ou deux de retard.Cette augmentation est destinée à couvrir nos frais financiers. »

Il m'a donné une facture comme il l'aurait fait pour un client privé et je l'ai payée comptant. J'espère qu'il est toujours vivant et qu'un jour il pourra confirmer ce que j'affirme ici, en cas de besoin.

Une autre accusation, sans fondement, a trait à la somme d'argenttrouvée dans un carton et qui devait se monter à onze ou douze milledinars (12 000 francs français, soit 7000 euros environ aujourd'hi). La

 provenance de cette somme est on ne peut plus légale. Elle provenait soitdu produit de la vente des fruits d'un verger dont j'étais, depuis 1965,

 propriétaire et dont les comptes étaient méticuleusement tenus parMokhtar Boujbel, chargé de la gestion de mon verger. Une autre partie provenait des sommes inutilisées en provenance des enveloppesinstituées, à la demande de deux ministres, Azouz Lasram et MansourMoalla, pour pallier la modestie de la rétribution des ministres, en cetemps. C'était en 1981.1

À mon épouse qui lui demandait de compter les billets et d'établir un procès-verbal, un des policiers chargés de la perquisition fit,comiquement, ce commentaire ébahi :

«- Mais une partie de ces billets n'ont plus cours aujourd'hui, ils datentde 1967 et 1968 ! ».

Il va de soi que, de son côté, mon épouse a son propre compte courant postal.

La presse aux ordres se déchaîna contre moi. Je fus accusé de toutes lesforfaitures, traîné dans la boue par des plumitifs dont plusieurs s'étaient

surpassés en d'autres temps dans mon éloge ! Ce qui me répuisa, ce ne

1. Il a été décidé d'accorder à chaque ministre 6 000 dinars par an et au Premier ministre 7 000dinars, étant entendu que l'indemnité d'un ministre de l'époque ne dépassait pas 800 dinars, c'est-à-dire 400 dollars avec le taux de change de 1986 où 1 dinar équivalait 2 dollars, et celle du Premierministre 1 000 dinars.

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furent pas ces vomissures de saoûlards et de soudards, mais le reniementde certains « cadres » qui m'avaient encensé, de façon parfois excessive,

 pendant toutes les années où j'exerçais les fonctions de Premier ministreet qui, retournant indignement leurs vestes, s'appliquaient à présent àinventer les tares les plus farfelues pour me salir et. .. sauver leur poste ouassurer leur promotion.

C'est dans ces moments que l'on est saisi de vertige devant lesfaiblesses de la condition humaine et les arcanes sombres de l'âme en

 proie au reniement.L'hebdomadaire qui se proclame depuis quelque temps «  intelligent »

et qui est dirigé par un compatriote tunisien, ancien camarade de classe, participa, hélas, à cette campagne de dénigrement après que ses dirigeantseurent établi mon siège pour obtenir de moi un manuscrit qui fut publié

 par leurs éditions sous le titre de L'Olympisme, aujourd'hui, comme je l'ai

mentionné plus haut. Voici un exemple de manipulation et de mauvaisefoi qui fut utilisé pour tenter de porter atteinte à ma réputation.Un envoyé de cet hebdomadaire, Jeune Afrique, François Soudan, vint à

Genève pour m'interviewer sur la signification de mon départ de Tunisie.L'entretien eut lieu à l'hôtel du château de Divonne. Dans le compte-renduqu'il fit de notre échange, mon interviewer omit le terme  « hôtel »  pourconclure que je vivais dans un château !1

Cet hebdomadaire n'hésita pas à annoncer que j'étais en Irlande et

hébergé chez « mon ami », le « milliardaire » Lord Killanin, ancien président du CIO. Je n'y avais jamais mis les pieds évidemment, mais Jeune Afrique  a fait preuve, encore une fois, d'une « imaginationdénonciatrice » ! Ce mensonge a été si « crédible » que l'ambassadeur deTunisie a atterri un jour chez Lord Killanin, éberlué, pour demander demes nouvelles !..

Toujours dans le même journal, Souhayr Belhassen, peut-être malinformée, affirma que la police avait saisi chez moi des devises... et desarmes ! Elle est aujourd'hui vice-présidente de la Ligue tunisienne desDroits de l'Homme !

À propos de ce procès, un journal américain, The Middle East Insider,écrivit :  « La récente purge qui a frappé le Bureau politique, instancedirigeante du Parti destourien, et le jugement rendu à l'encontre de l'ancien

 Premier ministre Mohamed Mzali, sont d'ailleurs symptomatiques du climat politique général. Le jugement contre Mohamed Mzali apparaît à tous

comme une basse vengeance politicienne voulue par la garde prétorienneentourant le Président, et particulièrement par Mansour Skhiri. Désormais

1. Jean-Pierre Lussan a évoqué, non sans humour, les « vacheries » de  Jeune Afrique et surtout deFrançois Soudan, à mon égard.  Cf.  son livre  Voyage au bout de l'Utopie,  chapitre VII « SiMohamed Mzali » p.61-79. Editions A.K.R. - 2004.

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cependant, Mohamed Mzali est encore plus populaire qu 'il ne l'a jamais étéà travers le pays ».

De son côté, le professeur Hichem Djait, intellectuel et universitairerenommé, commente ce procès dans l'hebdomadaire Réalités  (n° 175 du16 au 22 décembre 1988) en écrivant : «... qu 'on n 'arrêtepas de nous direque la justice est devenue souveraine et indépendante, je n 'en ai nulleimpression. Plus grave encore : elle instruit et juge des procès par labande, par le petit côté des choses... Mzali a été condamné pour desvétilles, des raisons indignes d'un État civilisé ! ».

Le bâtonnier et ancien ministre de la Justice, Tahar Lakhdar commentedans une lettre à son fils Chadli : « Le procès Mzali a été scandaleux dans

 ses préliminaires, dans son déroulement et dans son aboutissement. Il està l'honneur du prétendu condamné et couvre d'ignominies ceux qui ont

 perpétré cet   attentat judiciaire ».

Bref, cette justice était bien à plaindre. Sa balance n'avait plus qu'un plateau, et de son glaive, il ne reste plus que le manche, avec ceux qui setrouvent de son côté, du bon côté !..

Contre ces falsifications, ces accusations infondées, ces manipulationsde caniveau, je tins bon.

L'exemple de Persée qui trancha la tête de la Méduse, me servitd'encouragement. À défaut d'espérer terrasser la bête malfaisante, aumoins lui résister jusqu'au dernier souffle, tenir debout le plus longtemps

 possible...Après 16 ans d'exil, me parvint la bonne nouvelle : l'avocat général

 près la Cour de Cassation a introduit un pourvoi en cassation sous lenuméro 00082 dans l'intérêt de la loi. La justice a été requise de défairece qu'elle avait été instruite de faire seize ans auparavant. La Cour deCassation, en son audience du 5 août 2002, a rendu son arrêt cassant celuide la Cour criminelle de Tunis daté du 20 avril 1987, et cela sans renvoi,annulant ainsi la condamnation par contumace. Ce qui est considéré en

droit comme étant plus et mieux adapté qu'une réhabilitation, du fait quela cassation sans renvoi crée une nouvelle situation juridique en déclarantnon seulement que la condamnation n'avait jamais été définitive, etqu'elle est désormais annulée, mais considère avec effet rétroactif queladite condamnation, en droit, n'avait jamais existé.

Cependant, rien ne pourra être à la hauteur de réparer l'injustice subie pendant seize ans, l'exil forcé, le bannissement de mon pays, ledéracinement, l'éloignement des miens. Seule maigre consolation, l'arrêtde cassation sans renvoi emporte reconnaissance du fait juridiqueirréversible que mon honneur avait toujours été et demeure toujours sauf.Justice est enfin restituée, c'est l'essentiel.

Le 6 août, dès réception de la copie de la décision de justice, je résolusd'effectuer un bref retour en Tunisie pour aller à Monastir me recueillirsur la tombe de mes parents et respirer l'air de mon pays bien aimé.

Le 20 août de la même année, j'adressai cette lettre circulaire à toutes

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les composantes de la famille olympique qui m'avait tant soutenu etréconforté.

J'ajoute pour l'histoire que le ministre directeur du cabinet présidentielavait demandé à mon avocat, Maître Tahar Boussema, que je souscrive au

 préalable à deux conditions :1/ Ma maison de La Soukra redevenant ma maison après l'arrêt de la

Cour de Cassation et vu qu'elle a été « offerte » à l'amicale des magistratset à l'Ordre des avocats et qu'il sera gênant de la récupérer pour la remettreà son propriétaire, elle sera « expropriée » moyennant indemnisation ; j'aiaccepté.

2/ M'engager par écrit à ne pas porter plainte contre l'Etat tunisien envue de me dédommager pour toutes les iniquités et les souffrances que j'aisubies, moi et ma famille pendant 16 ans.

J'ai accepté aussi car seule ma réhabilitation m'importait.Fin juillet 2002, accompagné par mon avocat, je me suis présenté vers

22 heures au consulat de Tunisie à Paris (rue Lubeck) où nous attendait leconsul tunisien. Dans son bureau du 1er   étage, j'ai signé l'engagementdemandé et le consul a légalisé ma signature.

J'ajoute qu'on m'avait versé un million de dinars comme prix des deuxvillas et des 3.5 hectares qui formaient ma propriété de La Soukra que j'aiacquise en 1965 et dont j'ai payé le prix à la BNA en 20 annuités (1965-1985).

Cette somme m'a permis, avec le rappel de ma pension de retraite

d'acheter un appartement à chacun de mes enfants, et d'acheter 430m~ àEl Menzah 9 et d'y construire une maison où je finirai mes jours.

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 Aux : Président d'honneur à vie, J.A. Samaranch Président du CIO, Jacques Rogge

 A : Mes collègues et amis membres du CIO Aux : Membres honoraires du CIO

 Membres d'honneur Fédérations InternationalesComités Nationaux Olympiques

 Lausanne, le 20 août 2002

Chers Amis, J'ai l'insigne honneur et l'immense plaisir de vous informer que la Cour

de Cassation de Tunis a, le 5 août 2002, cassé et annulé la condamnation quela Cour pénale avait prononcée à mon encontre le 20 avril 1987, et ce avantle changement intervenu à la tête de l'État tunisien le  7  novembre 1987.

 Après seize ans d'un âpre exil, je bénéficie ainsi d'une réhabilitationtotale à laquelle j'ai toujours aspiré légitimement pour confirmer moninnocence outragée. Je suis donc rentré dans mon pays le 6 août, libre, latête haute et l'honneur rendu.

 En me réhabilitant, la justice de mon pays se réhabilite elle-même ettémoigne ainsi d'une sérénité digne d'un Etat de droit.

 Je sais, chers collègues, que vous n 'avez jamais douté de mon innocence,ni refusé votre soutien. En mon nom personnel et au nom de ma famille dont

 plusieurs membres ont connu la privation, la séparation et souffert dedifférentes formes de persécutions, je tiens à vous remercier du fond du cœur

 pour votre compréhension, votre confiance et votre solidarité agissante. Je remercie plus particulièrement notre président d'honneur à vie, J. A.

Samaranch, ainsi que notre président Jacques Rogge pour leur sollicitude sans faille à mon égard. Durant seize années, ils ont protégé un collèguevictime d'une machination politicienne et d'un procès inique monté de toutes

 pièces, et, en un sens, sauvegardé l'indépendance du Comité international

olympique.Coopté à vie en 1965, je n'ai cessé dès lors de donner au Mouvement

olympique le meilleur de moi-même, comme membre, mais aussi comme éluà la Commission exécutive (1972-1976), comme vice-président (1976-1980) ; etcomme président ou membre de plusieurs commissions (AcadémieOlympique, tripartite, radio télévision, culture...). Fidèle à mes convictionsolympiques, imprégné depuis mon jeune âge des valeurs coubertiniennes,n'ayant jamais failli à mon serment, ni renié mes engagements, jecontinuerai de consacrer les années qui me restent à vivre, pour autant que

 Dieu m'accorde santé et lucidité, au service de l'idéal olympique, à ladéfense et à l'illustration de notre Mouvement olympique dont la jeunesse dumonde a tant besoin, à l'orée du troisième millénaire.

 Encore merci Mohamed MZALI

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DEUXIEME PARTIE

L'âge d'homme

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Sur les bords du lac Léman

À mes pieds, les vagues viennent doucement mourir sur les berges1.Elles effacent la trace des pas et lavent les galets de toute empreinte.Le soleil disparaît derrière les montagnes emperlées de brume et le

crépuscule tombe sur le lac Léman.Là-bas, sur la rive opposée, les lumières indécises commencent à

clignoter. Je me rappelle les phrases de Saint-Exupéry imaginant, derrièrechaque lumière entrevue du hublot de son avion, des vies solitaires ourassemblées qui s'animent.

Le jour s'effeuille et la nuit déroule la frise des nostalgies.Je m'assieds sur un banc, sous le dôme vert sombre d'un saule. Je clos les

 paupières et laisse affluer les souvenirs.Mes premières pensées vont, comme les ailes d'oiseaux migrateurs, à ma

famille. J'en revois, un par un, les membres.J'essaie de me remémorer des moments heureux vécus avec chacun d'eux

 pour tenter d'éloigner l'angoisse qui m'étreint en pensant aux épreuves qu'ilsvivent, en mon absence.

Un moment, le doute m'assaille et le remord de n'être pas à leurs côtésme vrille.

Mais je m'apaise en pensant que je pourrai les défendre bien mieux en metrouvant hors d'atteinte des geôliers et des bourreaux, en alertant l'opinion

 publique internationale sur l'inacceptable traitement qu'ils subissent, enmobilisant sans relâche sur leur sort les amis de la justice dans le monde.

Oui, je suis plus utile à ma famille, exilé et libre que je n'aurais pu l'être,enfermé dans une prison de Tunisie, en attendant un jugement inique et une

fin tragique.

1. Après les épreuves que je viens de subir, d'autant plus douloureuses qu'elles étaient injustes, mesnerfs se relâchent. La Suisse et le CIO m'apparaissent comme un paradis de l'amitié et de la séré-nité. Cela peut expliquer le ton littéraire, voire sa touche que d'aucuns jugeront bien romantique.

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Je revois des situations, exaltantes ou pénibles, de ma longue vie politique. Les images se pressent et se télescopent. La vie est un kaléidoscopeoù co-existent grandeur et bassesse, beauté et laideur, sublime et grotesque,compassion et égoïsme.

 N'aurais-je pas dû, à deux ou trois reprises, démissionner de mes

fonctions pour ne pas avoir à cautionner des actes que je réprouvais ? N'aurais-je pas dû laisser la lucidité prendre le pas sur la fidélité ?Sans doute. Mais à ces manques, peut-être pourrait-on reconnaître des

circonstances atténuantes ?D'abord, mon rapport avec Bourguiba n'a jamais été neutre, de la nature

de celui qui lie un politicien à un autre, un chef de parti à un collaborateur ouun président à un ministre ou même à un Premier ministre.

Depuis le jour où, enfant, je l'avais rencontré à Monastir pour la première

fois, dans la maison d'un parent1

 où l'on fêtait la circoncision de son fils HabibBourguiba junior, la nature du rapport qui me lia à lui fut d'un ordre familialet quasi filial.

Un psychanalyste y décèlerait peut-être la recherche inconsciente d'un« second père ». En tout état de cause, mes relations avec Bourguiba excédèrent,dès les premiers jours, les rapports d'un militant et furent, de quelquemanière, des liens de filiation.

Ce qui a toujours rendu les choses à la fois plus faciles et plus difficiles

dans notre relation.Plus faciles parce qu'il avait toujours su, avant d'être gravement diminué par la maladie et manipulé par les cyniques, qu'il pouvait, en toutecirconstance, compter sur moi et, par conséquent, il a presque toujours écoutémes avis et mes conseils.

Plus difficiles parce qu'on ne coupe pas facilement le cordon ombilical etqu'à quelques occasions, je n'ai pas pu écouter ma raison qui me poussait àme dissocier de mesures que Bourguiba entendait appliquer ou cautionner et

avec lesquelles je n'étais pas d'accord. La subjectivité l'a à ces moments,hélas, emporté !D'un autre côté, le militantisme des gens de ma génération se plaçait dans

un cadre particulier : celui de la libération nationale. Il exigeait de nous unengagement total et une discipline absolue qui rendait aléatoire toutetentative de dissociation perçue, de manière inconsciente, comme unrenoncement, un dénigrement voire une trahison.

Enfin, j'ai toujours cru qu'à cause de la personnalité exceptionnelle de

Bourguiba, on pourrait changer les choses plus facilement de l'intérieur duParti que de l'extérieur.

1. Demeure de Salah Mzali, qui fut caïd de Monastir avant l'établissement du protectorat, le 12 mai1881.

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Voici, peut-être, les trois circonstances atténuantes que l'on pourraitreconnaître à un choix qui fut dicté par la foi et le sens du devoir et non parl'ambition ou le cynisme.

En réalité, je pense qu'en politique, le partage se fait entre ceux qui, àl'école de Platon, de Montesquieu, de Zola ou de Mendès France, souhaitentmettre la politique au service d'une éthique et ceux qui, à la suite deMachiavel, d'Hitler ou de Staline, se proposent d'assujettir la politique auseul but de la conquête et de la préservation du pouvoir. Il est bien évidentque je me suis toujours compté au nombre de ceux qui composent la

 première catégorie, même si l'histoire nous apprend que ce sont souvent lestenants de cette conception noble de la politique qui ont été victimes decondottieres peu regardants sur les méthodes.

Comment évaluer un engagement politique ? Qui, sur le long terme, a le plus apporté à l'histoire des hommes ? Celui qui a joui, pour lui-même, d'un pouvoir sans partage ou celui qui a fait avancer la justice sociale, la réflexioncollective et la création scientifique et intellectuelle, grâce à un pouvoirexercé pour le bien de tous ?

Près de moi un oiseau chanta.Je me levai et me préparai à rentrer à l'hôtel discret où je logeais.Mais les souvenirs continuaient à m'assiéger. Le ressac de l'eau sur les

 bords du lac Léman ressemble à un écho du murmure de la mer sur lesrivages de Monastir où je poussai mon premier cri...

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CHAPITRE I

Apprendre à être

C'est à l'ombre des remparts de Monastir que j'ai vu le jour, le 23décembre 1925, au sein d'une famille modeste mais fière de sonenracinement dans une ville où se sont étagés les apports des différentescivilisations, sans jamais amoindrir l'aspiration à la dignité dans la liberté deses habitants.

Entre vergers et oliveraies, le ressac de la mer déclinait, sans cesse, lalégende des siècles.

Du temps de l'Ifriqiya romaine, ma ville natale s'appelait Ruspina. Elleavait accueilli Jules César qui y prépara les plans de la bataille de Thapsusqui devait, en 46 avant J.-C., lui permettre de vaincre Pompée et devenir legrand chef qu'il fut. La présence romaine laissa des traces dans nombre dedomaines, y compris dans celui de la linguistique. Un des poissons les plusutilisés dans la cuisine tunisienne, est le mulet que partout en tunisien onnomme « bouri », sauf à Monastir, à Mahdia et à Ksour Essaf où on l'appelle« mejjel, mugil » dont la filiation latine est évidente. Le mouton se nomme

« berkous » (du latin pecus) et le résidu de l'olive écrasée « blebba » (du latin pulpa), moins épuisé que le tourteau des huileries.1

Une autre époque devait imprimer sa marque partout, y compris sur latopographie des lieux : la période islamique dota la ville d'un monumentemblématique, le célèbre Ribat, édifié en 179 de l'hégire (795 après J.-C.)

 par Harthama Ibn Aïoun, légat du calife Haroun al Rachid, dans l'intentionde défendre, grâce à sa garnison de moines soldats, les Mourabitoun, lescôtes tunisiennes des excursions étrangères, notamment normandes.

Le mausolée de Sidi Al Mazri, aux origines siciliennes (« Mazzara delVallo »), la promenade de la « Quaraiya »2, la médina à l'atmosphère si

1. Cf. Au fil de ma vie, Mohamed Salah Mzali, éditions Hassan Mzali, Tunis, 1972.2. Mot déformé du turc, « Kara Aya », saint noir, qui évoque la même idée que « Lella Kahlia »,

laquelle désigne une vaste grotte où les pêcheurs n'osaient pas jeter leurs éperviers et où, enfant, j'allais avec les gosses du quartier, jeter des morceaux de pain qui avaient le don d'attirer beaucoupde poissons que nous n'osions pas pêcher.

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 particulière et jusqu'au cimetière marin, tout y rappelle l'implantation del'islam dans cette ville côtière qui sut, de tous temps, être accueillante ettolérante aux autres religions et cultures : une rue de Monastir porte le nomd'un habitant juif de la ville, Gabriel Médina, père de Guido Médina1, poètedélicat et sensible qui consacra à notre ville natale, un recueil intitulé

 Monastir, terre de Tunisie.Mon enfance fut bercée par la musique des vagues et la rumeur du soirtombant sur les champs d'où revenaient, vers les étables, les bêtes aux pascadencés.

Je prenais plaisir à voir le « laggam » opérer les palmiers qui procuraientdu « lagmi », cette sève délicieuse qu'il fallait consommer de bon matin,avant toute fermentation. Dès midi, elle se transformait en alcool et je voyaissouvent les soûlards déambuler avec leur gargoulette de lagmi. Dans sonlivre Au fil de ma vie  2, Mohamed Salah Mzali rapporte que pendant les

incisions quotidiennes, il écoutait les propos du « laggam » : « C'est ainsiqu 'il m'a appris que le palmier (dont le nom arabe est féminin) est notretante. En,créant Adam du limon de la terre, Dieu s'est aperçu qu 'il en restaitencore un peu et il en a fait le palmier qui se trouve être sa sœur, en quelque

 sorte. Cela explique pourquoi tous les arbres repoussent quant on les étête, sauf le palmier qui en meurt, à l'instar des humains ».

La brise marine rafraîchissait nos siestes imposées, derrière les persiennescloses. Nous nous amusions à déchiffrer les ombres sur les murs et les

 plafonds, tandis que nous faisions semblant de dormir pour obéir auxinjonctions des parents, en attendant qu'il nous fut permis de reprendre nos jeux et nos courses éperdues.

Le soir, les veillées traditionnelles nous permettaient d'écouter, les yeuxronds d'émerveillement, les récits enchantés que nous racontaient des vieillesfemmes de notre voisinage. Je me souviens, plus particulièrement, de deuxvirtuoses en la matière : Ommi Rekaya et Ommi Mahbouba.

Les fêtes, rupture du jeûne (Iftar) et veillées de ramadan, le feu de

l'Achoura

  3

, l'assida du Mouled

4

, les gâteaux de l'Aïd [Seghir]..., étaientégalement des moments d'intense sociabilité et de convivial échange.J'appartiens à une lignée qui vient d'une tribu berbère du Souss, dans la

région d'Agadir, berceau des Aït Mzal5. Cette origine marocaine n'est pas

1. Il était mon ami. Je l'ai invité en 1949 à faite une conférence sous les auspices de « l'Étudiantmonastirien » que je présidais.

2. Op. cit.

3. Le dixième jour de moharam - le premier mois du calendrier arabe - commémore la mort en 681(soit en 61 de l'hégire) de Hussein, fils du quatrième calife Ali et petit-fils de Mahomet. Hussein aété tué par les Ommeyades. L'Achoura est devenue la fête des morts, en souvenir du martyr deHussein et de son jumeau Hassan. Elle est particulièrement célébrée par les chiites.

4. Commémore la naissance de Mahomet en 570.5. Un voyageur originaire des Aït Mzal, donc un « Mzali » s'arrêta à Monastir au retour du pèlerinage,

dans les années 1670 et eut la bonne idée de s'y établir et d'y faire souche. A l'occasion du premiersommet arabe de Fès où j'ai conduit la délégation tunisienne, j'ai tenu à visiter le mausolée de SidiAli Mzali, situé sur une colline dominant la porte des remparts attenante à l'université Karawiyine.

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unique en Tunisie : les Masmoudi proviennent d'une tribu marocaine, lesMasmouda ainsi que la tribus Ben Slama. En sens opposé, les Skalli

 proviennent, à l'origine, de Sicile. La princesse Fatma Fehria était venue deKairouan fonder, à Fès, la célèbre université Karawiyine. Tout cela pour direl'unité fondamentale du Maghreb où n'existaient ni frontières, ni cartes de

séjour, et que des désaccords ponctuels politiques actuels n'empêcheront pasde se réaliser, un jour.

Ma lignée établie depuis trois siècles, à Monastir, devait connaître unesorte de malédiction qui a fait peser sur plusieurs de ses membres, un destinnéfaste et immérité. Sous les beys déjà, la chronique relève qu'à partir de l'an1191 de l'hégire (fin du XVIIIe siècle) plusieurs Mzali avaient dû subir lesfoudres d'un pouvoir autocrate : Mohamed, Talha, Hadj Mohamed, Ajmi,Hadj Hamouda, Amor, Badr, ont vu, tour à tour, leurs biens, pieds d'oliviers,terres agricoles, maisons, dépôts... confisqués et vendus d'autorité à des tierschoisis par le bey et à des prix fixés par lui-même. Salah Mzali a été

 persécuté en 1864 par le général Zarrouk qui lui a confisqué 600 oliviers, 9entrepôts, 5 maisons... sans motif déclaré1.

Plus près de nous, Mohamed Salah Mzali, docteur en droit, Premierministre avant l'indépendance fut condamné, sous les motifs les plusdiscutables, à dix ans de prison, à l'indignité nationale à vie et à la

confiscation de tous ses biens, le 27 février 1959. Malgré la grâce amnistiantedont il a bénéficié quelques mois plus tard, tant les preuves à charge étaientinexistantes, il n'a jamais pu récupérer ses biens.

Un autre Mzali connut également un destin inique. Celui-ci, Abed Mzali,était un professeur de lettres, agrégé de la Sorbonne. C'était un esprit brillantet un fin lettré qui exerça la fonction de directeur adjoint de l'enseignement,avant l'indépendance et les fonctions de secrétaire général au ministère del'Éducation nationale, à partir de 1956. Il fit essaimer l'enseignement du

collège Sadiki un peu partout et enregistra des succès notoires dansl'accomplissement de sa tâche. En 1952, alors que les dirigeants du Néo-destour étaient sur le point d'être arrêtés, H. Nouira lui confia la trésorerie du

 parti. Bourguiba le nomma, en 1959, ambassadeur de Tunisie en Espagne.

(Suite 5)

J'y ai vu une vingtaine de femmes tenant leurs bébés. L'on m'avait expliqué que le saint hommeavait le don de guérir la coqueluche... c'est du moins ce qu'elles croyaient. J'étais accompagné parle ministre des affaires étrangères B.C.Essebsi, par Mézri Chékir ministre de la fonction publiqueet par d'autres collègues....

1. Cf. le livre de Tahar Aguir, Monastir à travers son histoire, entre enracinement et modernité, éd.ISBN, Monastir, 1989, page 25. Cf. aussi : « Richesse foncière et confiscation dans la Régence deTunis en 1777 (1191 de l'hégire) » in Revue d'histoire maghrébine (29e année, n° 107-108, juin2002, Faculté des Lettres, Sfax, où il est dit :  « La famille Mzali a été victime de la séquestration(musadara) : leurs biens furent saisis et vendus aux enchères ».

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Avant de rejoindre Madrid pour y prendre ses fonctions, Abed Mzali tint,dans un esprit de famille qui l'honore, à rendre visite à son cousin MohamedSalah Mzali, l'ancien Premier ministre jeté en prison, pour prendre congé etlui apporter quelque réconfort et espoir. Ce geste, familial et sans arrière

 pensée politique, fut lourdement et injustement châtié par le gouvernement

qui annula sur le champ sa nomination. De dépit, Abed Mzali s'exila enSuisse. Il demeura à Neuchâtel jusqu'à la déposition de Bourguiba.La liste des persécutions devait se poursuivre par mes propres déboires et

 par l'injuste condamnation et emprisonnement de mes enfants Mokhtar,Hatem, Rafik et Sara.

Sans oublier d'autres citoyens dont le seul tort fut qu'ils portaient le nomde Mzali (comme Boubakeur Mzali1 ou Amor Mzali2) ou qu'ils étaient filsou mari d'un ou d'une Mzali (comme Ali Besbès3, ancien cadre de la Banque

centrale) et qui furent inculpés sous les motifs les plus fantaisistes ou perdirent leur gagne-pain au lendemain de mon limogeage4.

Mon père avait failli épouser la sœur de Bourguiba, Najia, qui devaitdonner naissance à Saïda Sassi, ma contemptrice zélée, bien des années plustard. Les fiançailles dûment conclues, furent rompues à la demande du pèrede la fiancée : Ali Bourguiba trouvait que mon père ne faisait pas assez decadeaux à sa promise. Car la coutume voulait qu'à chaque fête, le fiancéenvoie un cadeau à sa fiancée. J'échappai ainsi à une redoutable perspectivevirtuelle : devenir le frère de Saïda Sassi !

Mais la sœur de Bourguiba ne garda pas rancune à mon père. Elle plaisantait même avec ma mère, des années plus tard, en arguant que, du faitque les fiançailles avaient été rompues sans son consentement, elle pouvaitvirtuellement se considérer comme la première épouse de mon père, à unmoment où la polygamie était permise ! Durant les années 1946, 47 et 48,elle venait séjourner quelques jours chez nous et j'appréciais son humour etses histoires.

1. Marié, père de 4 enfants, il connut le chômage durant de longues années après qu'on lui eut retirésa patente d'un petit café de quartier, dont il a hérité de son père. Sans aucun motif !

2. Cadre syndical, père de famille, fut arrêté et torturé durant trois semaines dans les locaux duministère de l'Intérieur. Relâché dans un état piteux, il perdit son travail comme ouvrier dans uneusine textile.

3. Son cas était plus grave car sa mère était une Mzali et qu'il s'était marié à une Mzali !4. Sans parler des proches parents de mon épouse, dont son frère Hafedh Mokhtar, capitaine au long

cours, PDG de Gabès chimie transport, « poussé » à la retraite dès mon limogeage, ou son beau-frère Allala Godhbane, ingénieur agronome, directeur d'une coopérative de semences et plantessélectionnées qui subit le même sort. Parmi les victimes pour « délit parental », je dois citer feuMohsen Ghédira, ingénieur de formation et PDG d'une entreprise de travaux publics, qui n'a jamaisfait de politique. Au lendemain de mon départ forcé le 3 septembre 1986, il a été emprisonné ettorturé sérieusement dans les locaux du ministère de l'Intérieur. Il a été tellement harcelé par la suitequ'il a succombé à une hémorragie cérébrale. Son seul tort est qu'il est le fils de mon oncle AllalaGhédira. Que Dieu l'ait en sa miséricorde.

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En fait, malgré cet épisode vite oublié, les relations de ma famille aveccelle de Bourguiba furent amicales ; une proche parenté nous avait unis. Eneffet, la grand-mère maternelle de Bourguiba, Khadouja, était la tante demon père. Elle avait épousé un Khéfacha et divorça. Elle a longtempsséjourné chez son frère Mahmoud, mon grand-père paternel

Mon père Chaabane épousa ma mère Aïchoucha (diminutif de Aïcha)Ghédira dans les années 1913-1914. Sa mère était une fille Laz, d'origineturque. Des Laz ont été ministres des Mouradites2. Leur nécropole est situéeaujourd'hui juste derrière l'hôpital Sadiki, place de la Casbah, non loin dumausolée de Sidi Ali Ben Ziad. Une rue de Monastir porte aujourd'hui lenom de Mustapha Laz, ministre de la dynastie mouradite, mort le 3 juillet1665. Ils eurent deux enfants, ma sœur Saïda, ma cadette de quatre ans,aujourd'hui décédée et moi-même. Mon père exerça plusieurs métiers, avec

un sens aigu du devoir et de solides convictions éthiques qu'il m'inculqua etqui jamais ne me quittèrent. Il a été épicier à Monastir, à Menzel Harb, unvillage distant de Monastir d'environ 12 km, à Radès3 (non loin de Tunis) en1937, puis à Sbeïtla (l'ancienne Sufetula) en 193 94, avant de revenir à Tunis

 pour m'accompagner dans mes études au collège Sadiki.Il avait été adhérent du Vieux Destour, depuis 1925. Il rejoignit le Néo-

Destour et Bourguiba dès 1934. Je l'ai accompagné plusieurs fois auxréunions de la cellule de Monastir située, à l'époque, au premier étage d'une

maison proche de Bab Brikcha. J'étais à ses côtés aussi lorsqu'il a participé,le 10 avril 1938, au défilé de protestation contre l'arrestation des leaders duParti et surtout aux événements sanglants du 9 avril 19385. Le caïd del'époque l'avait inclus dans une liste de 68 « agitateurs » destouriens,adressée au contrôleur civil français de Sousse pour dénoncer lesagissements d'individus dangereux pour l'ordre colonial français6. C'est delui que je tiens mon premier éveil à la lutte politique.

1. La sœur de Khadouja Mzali, Aïchoucha, épousa le grand père de A.Laroui, Mohamed Laroui. Ainsiune parenté existe entre les Mzali, les Bourguiba et les Laroui...

2. Dynastie tunisienne qui régna au début du XVIIe siècle jusqu'en 1702. Elle fut fondée par MouradPacha Bey.

3. Au mois de juillet, j'accompagnai mon père à Tunis pour accueillir, avec des milliers de citoyens,le cheik Taalbi au port de Tunis qui rentrait après un long exil. De même, j'ai assisté au meetingtenu par le Néo et le Vieux Destour, avenue Gambetta (Mohamed V aujourd'hui), et au coursduquel Taalbi et Bourguiba avaient pris la parole.

4. J'étais à Sbeïtla à côté de mon père devant notre magasin quand le caïd traversa la rue. Il était élégant

avec son costume de lin blanc, son fez rouge foncé et une canne à la main. « C'est Taïeb Sakka, medit mon père, c 'est un avocat originaire de Monastir, parent des Mzali, car sa sœur est l'épouse de

 M.S. Mzali. Il a choisi l'administration. Je ne veux pas aller à sa rencontre et le saluer car il croiraque j'ai un service à lui demander. Ça, jamais,  m'affirma-t-il, quoiqu'il arrive  ! » Cet orgueil

 paternel me marqua pour la vie !5. Manifestation de soutien au leader nationaliste Ali Belhaouane, arrêté par les autorités du

Protectorat. Elle fut réprimée dans le sang (trente morts et une centaine de blessés).6. La photocopie de cette lettre a été publiée dans le livre de Tahar Aguir ci-dessus cité, page 232.

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La simple observation de ce qui se passait autour de moi : pauvreté des« autochtones »1, aisance des colons, le Ribat2  transformé en caserne-

 prison, l'arrachage des oliviers par l'armée française en 1936, pourconstruire une deuxième caserne3, les représailles contre les habitantsindisciplinés ou frondeurs... Tous ces faits confortaient mes sentiments de

révolte et renforçaient mes sentiments patriotiques naissants.Le 7 août 1933, j'assistai, de loin, à des troubles qui devaient avoir un

retentissement considérable sur la lutte pour l'indépendance et sur le destin personnel de Bourguiba.

Conformément aux recommandations de ce dernier, des militants avaienttenté d'empêcher l'inhumation, au cimetière musulman, du fils d'unmonastirien naturalisé français. Pour lutter contre la tentative d'assimilationmenée par les autorités coloniales qui accordaient très facilement la

nationalité française aux Tunisiens4

, pour briser toute velléité de lutte chezeux, Bourguiba avait quelque peu « sollicité » la jurisprudence islamique, en proclamant qu'aucun naturalisé ne pouvait se prévaloir de son droit à êtreenterré dans un cimetière musulman et que les naturalisés n'avaient qu'àexiger la création de nouveaux carrés dans les cimetières.

Le caïd de l'époque, Hassan Sakka et le contrôleur civil français deSousse, M. Grainic, s'entêtèrent et exigèrent que le fils du naturalisé futinhumé dans le cimetière musulman. Une échauffourée s'ensuivit entre les

manifestants et les forces de l'ordre dont je fus témoin par hasard

5

. Il y eutdes blessés et un mort, le premier martyr de la cause de l'indépendance :Chaabane Bhouri, que Dieu l'ait en sa miséricorde.

Ces incidents provoquèrent une grande émotion dans la ville. Lesmonastiriens formèrent une délégation pour aller se plaindre auprès du Bey.Ils désignèrent, pour la conduire, un jeune avocat, Habib Bourguiba, membre

1. Il y avait partout des chantiers de charité, des camps d'hébergement, dits « tékias », la faminesévissait et le typhus faisait des ravages. Les usuriers faisaient fortune.  Tunis socialiste titrait : « La

Tunisie se meurt » (février 1934). Peyrouton, le résident général à Tunis lui-même, qualifié par lesTunisiens de satrape, déclara devant le Grand Conseil, le 4 avril 1934 :  « Je vous ai dit ce matinque la Tunisie est en train de mourir. Je ne sais pas si je me suis fait comprendre... Il y a 2 millionsd'hommes qui ne mangent pas sur 3,5 millions ... ».

2. Couvent fortifié, habité par des moines soldats chargés de la défense des côtes.3. Notre directeur d'école, M. Petech, nous avait  conduits près d'un champ d'oliviers encore vigoureux

 pour nous montrer la performance des blindés en train d'arracher ces arbres, ce qui inspira à certainsmonastiriens une complainte, dont voici le premier couplet que je traduis ainsi :« Ô père Mekki, ton verger fait pitié« Nous le pleurons« Sol nivelé par les engins blindés« Nous le pleurons« Oliviers arrachés, quelle pitié ! ».

4.  Les Tunisiens naturalisés bénéficiaient du « tiers colonial » au même titre que leurs collèguesfrançais de la métropole : leurs traitements étaient majorés de 33 %.

5. J'avais sept ans. Ma mère qui se trouvait chez son frère Mhammed Ghédira, à l'occasion du mariagede son fils Hassine, m'a chargé de porter le déjeuner à mon père resté chez lui dans le quartier Rbat.J'ai dû longer les remparts avant de me trouver en pleine bagarre sans rien y comprendre !...

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du Destour. La délégation fut effectivement reçue par un proche du Bey, à laMarsa ; il s'appelait Slim Dziri.

Les caciques du Parti Destour en furent mortifiés et votèrent un blâme àl'encontre de Bourguiba, au motif qu'ils ne l'avaient pas mandaté pourdiriger cette délégation. Bourguiba n'a pas accepté cette mesure etdémissionna du Parti.1  D'autres jeunes militants démissionnèrent parsolidarité avec lui.

Un Congrès du Parti fut convoqué, le 2 mars 1934 à Ksar Helal, pour unenécessaire clarification. Mais les Vieux ne s'y présentèrent pas. Ils voulaientesquiver une confrontation directe. La soixantaine de délégués présents passaoutre et élit un nouveau Bureau politique présidé par le docteur MahmoudMatri. Bourguiba, en qualité de Secrétaire général, allait exercer l'essentieldu pouvoir et procéder à la rénovation et à la dynamisation de ce qui allaitdevenir le Néo-Destour.

C'est à l'école coranique que je fis mes premières classes. Elle étaitdirigée par un amateur de belles lettres, Hédi Amri. Je poursuivis maformation à l'École franco-arabe de Monastir dirigée par M. Petech, un

 pédagogue remarquable à l'enseignement duquel je dois beaucoup et dont jetiens à saluer la mémoire, avec grande émotion.

Mes parents furent heureux et fiers lorsque je fus reçu au certificatd'études primaires. Ce modeste diplôme permettait, en effet, à ses heureuxtitulaires d'échapper à l'obligation du service militaire. Mes parents avaientconnu trop de jeunes appelés décimés après avoir été enrôlés dans lesrégiments de l'armée française et fait la guerre de 14-182 ; ils vivaient dansl'angoisse que cela pût m'arriver un jour.

Ils furent un peu moins motivés lorsque je fus admis à passer le concoursd'entrée du prestigieux collège Sadiki. Cela était trop abstrait pour eux etconstituait un risque de me voir, en cas de réussite, obligé de « m'exiler » àTunis. Pour ma mère, cela représentait une épreuve, d'autant plus que masoeur Saïda, qui allait se marier à l'âge de 15 ans, devait bientôt quitter lamaison et la laisser seule.

Le concours se passait au lycée de Sousse, qu'il fallait rejoindre parl'autocar qui faisait la liaison entre les deux villes. Malheureusement, jen'avais pas de quoi payer le billet. Nous résolûmes, un ami de classe, BéchirSoussi et moi, de faire le trajet à bicyclette, nous relayant l'un l'autre3. Nous

1. Un autre de ses collègues, Bahri Guiga fut, lui aussi, l'objet d'un blâme pour « indiscrétion ».2. Le nombre de Tunisiens « morts pour la France » en 1914-1918 est estimé à 60 000 environ.3. Ainsi nous avons parcouru deux fois vingt kilomètres.

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 passâmes les épreuves, déjeunâmes de morceaux de pain tartinés de harissaet retournâmes harassés à Monastir. Je réussis ce concours et me préparai àrejoindre Tunis où je devais habiter chez un oncle, Allala Ghédira, commis àla direction des Finances. À la rentrée d'octobre 1940, je me retrouvais élèvede la classe de 6e C du collège Sadiki. La maison de mon oncle, située au 12,

rue Sidi Bel Abbès à El Omrane, en était distante de quatre kilomètres. Jefaisais la navette quatre fois par jour, à pied, n'ayant pas les moyens de prendre le tramway. Cela m'a donné, pour toujours, le goût de la marche.

Parfois, sur le chemin du retour, je me permettais une courte halte pour jeter un coup d'oeil sur la Driba qui rassemblait, en un seul lieu, plusieurstribunaux tunisiens. J'écoutais des bribes des plaidoiries des avocats et

 prêtais l'oreille à l'interrogatoire d'un inculpé par le président du tribunal.Les rites de la justice me fascinaient.

À Halfawine, je m'autorisais une nouvelle halte pour écouter desmélopées diffusées à tue-tête par des radios ou des tourne-disques ou prêterl'oreille aux récits racontés par les fdaouis,  ces troubadours continuant lariche tradition de l'oralité littéraire.

La deuxième année, mon oncle informa mon père qu'il ne pouvait plusm'héberger. Mon père ne discuta pas la décision de l'oncle. Il vendit sa

 boutique de Monastir, se fît engager comme cuisinier auprès de la société de bienfaisance, Al Khiriya, et vint me rejoindre à Tunis. Il se débrouilla pour

me faire admettre comme pupille de cette société et je pus ainsi poursuivremes études1.Les « boursiers » de la  Khiriya  étaient habillés, nourris et logés

gratuitement. Mes études se déroulaient de manière très satisfaisante et jem'adonnais à une véritable boulimie de lecture : Alexandre Dumas, JulesVerne, Victor Hugo, Chateaubriand, Pierre Loti... Un ami de classe, MounirEssafi, frère du grand chirurgien Zouheir Essafi, me prêtait régulièrement seslivres. Les auteurs de langue arabe n'étaient pas de reste. Je dévorais les

romans historiques de Georges Zaydan, les contes de Kamel Kilani, les poèmes de Gibrân Kahlil Gibrân et même les romans à l'eau de rose deManfalouti.

Mes autres loisirs étaient partagés entre le stade où j'étais un ferventsupporter de Y Espérance de Tunis et les salles de concert où je n'entrais pasmais dont j'écoutais avec ravissement, grâce aux hauts-parleurs, les artistescomme Fathia Khairi, Hassiba Rochdi, Hédi Jouini, Ali Riahi et ChafïaRochdi.

Le 9 novembre 1942, des forces armées allemandes aéroportées atterrirentet occupèrent l'aéroport d'El Aouina (aujourd'hui Tunis-Carthage). Elles ne

1. C'est Hadj Ahmed Bourguiba, frère aîné du Président et membre influent au comité directeur decette institution caritative, qui aida mon père dans ses démarches.

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rencontrèrent aucune résistance et se déployèrent dans certains quartiersstratégiques de Tunis et de sa banlieue. C'est ainsi que je me suis rendu auBardo avec certains camarades de classe pour « profiter » du spectacle. Lecollège Sadiki fut fermé et je dus rentrer à Monastir.

Sousse, bombardée par les avions alliés, fut désertée par une partie de seshabitants qui se réfugièrent à Monastir. On hébergea leurs enfants dans leslocaux de l'École de jeunes filles musulmanes où je m'inscrivis en classe de4e A. Ce fut une année scolaire mémorable.

Je me retrouvais, pour la première fois de ma vie, dans une classedoublement mixte : filles et garçons, musulmans, juifs et chrétiens. Mais jevoulais compenser le choc de cette nouveauté intimidante par un regaind'intérêt pour les études. Je dus à l'attention que voulut bien me portermademoiselle Gayet, devenue madame Ferchiou, notre professeur de

français, d'Ahmed Gharbi, notre professeur d'arabe

1

 et à l'émulation qui étaitnée entre un condisciple juif habitué à glaner toutes les distinctions au lycéede Sousse2  et moi-même, d'obtenir une moyenne annuelle généraledépassant 15/20 qui m'a valu de bénéficier d'une bourse d'internat au collègeSadiki où je me retrouvais en octobre 1943, en classe de 3e.

En juin 1944, je réussissais mon examen du Brevet d'arabe. Ce qui devaitdonner à mon père une intense mais courte joie, puisqu'il mourut, rassuré surmon sort, en septembre de la même année. Je pouvais, quoiqu'il arrive,

 prétendre à un poste d'enseignant dans l'enseignement primaire !

L'année 1947 constitua, au plan de ma formation intellectuelle, une étapemarquante. C'est en grande partie grâce à mon professeur, monsieur Thilletque je choisis, malgré mes penchants pour la médecine, de continuer, aprèsle baccalauréat, des études de philosophie à la Sorbonne.

Mais mon parcours scolaire satisfaisant connaissait quelques turbulences.

Je fus sanctionné, en classe de 3 e

, par un surveillant pour avoir prononcé, àl'arabe - « M. Bichoun » au lieu de M. Pichon - le nom d'un professeurd'histoire qui se faisait attendre. Décidément, mes ennuis avec l'arabisationcommencèrent tôt !

Une autre fois, avec quelques-uns de mes camarades de la classe de philosophie, nous fîmes le mur pour assister à la célébration de l'anniversairede la création de la Ligue des États arabes, le 21 mars 1947. Ce qui me valutun renvoi de quelques jours.

1 Pétais seul en classe d'arabe et M. Gharbi me prodigua des cours de latin.2. Une grande amitié naquit entre nous. Je lui rendais visite dans sa maison et lui faisait de même. Il

était légèrement plus fort que moi en mathématiques et moi j'avais de meilleures notes en rédactionfiançaise.

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Mais c'étaient surtout les activités culturelles au sein de l'Association desanciens élèves de Sadiki, alors dirigée par un remarquable polytechnicien,Mohamed Ali Annabi, ou des activités théâtrales monastiriennes, au sein del'Association La Jeunesse littéraire, devenue après une scission,  l'Étudiantmonastirien dont je fus le président, ou tunisoises comme l'Union théâtrale

de Tunis1

  qui occupaient, avec le sport, l'essentiel de mon temps extra-scolaire.Ces activités me permirent d'organiser ou d'assister à des causeries

remarquables d'Ali Belhaouane, Fadhel Ben Achour, Othman Kaak,Mustapha Khraïef, entre autres. Ainsi, j'ai invité en 1949, en tant que

 président de  l'Étudiant monastirien,  Ahmed Ben Salah, alors jeune professeur au lycée de Sousse, à donner une conférence intitulée : «  l'élanvers la Renaissance »,  dans le patio du marabout Sidi Abdesselam, au

quartier des Tripolitains à Monastir. J'ai invité aussi le cheikh Salem BenHamida, originaire d'Akouda et surnommé le philosophe du Sahel, à donnerune conférence dont j'ai oublié le titre. Ce dont je me rappelle c'est qu'il était

 progressiste pour un zeitounien2 et avait le courage de ses idées ! Elles me permirent aussi de participer à des activités théâtrales variées où je tenais plusieurs rôles : Brutus dans Jules César  de Shakespeare, Gauthier dans LaTour de Nesle d'Alexandre Dumas, ministre dans Louis XI. La première foisoù je suis monté sur la scène de l'ancienne salle des fêtes de Monastir 3, mes

 jambes se mirent à trembler et ce n'était pas sans mal que je m'en étais sorti.Je devais me rassurer, plusieurs années plus tard sur la signification du tracen lisant l'anecdote suivante. Un jour, un jeune acteur a demandé à LouisJouvet :

« Maître, c 'est étrange, je n 'ai pas le trac...- Ça te viendra avec le talent ! » lui asséna-t-il.

En juin 1947, nanti de mon diplôme de baccalauréat, je résolus, malgré

toutes les difficultés, de tenter l'aventure, de partir en France continuer mesétudes supérieures.M. Attia, directeur du collège Sadiki me convoqua, comme beaucoup de

mes camarades, et me posa la question : «  Que comptez-vous fairemaintenant ?

~ Je vais poursuivre mes études supérieures en France.- Qu 'allez-vous faire en France ? Vous êtes pauvre, il vaudrait mieux

 pour vous un poste de surveillant ou d'instituteur. »

1. J'y ai adhéré en 1944 ; elle était présidée par Salah Lahmar. Deux de ses éminentes figures, TaharBelhadj et Béehir Methenni, dirigeaient les répétitions dans le local de cette association situé rueSidi Brahim Riahi, en pleine Médina.

2. Étudiant de la Grande Mosquée Zeitouna.3. Nous jouâmes La Tour de Nesle, également au théâtre municipal à Tunis et Kairouan.

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Voyant mon obstination, il renchérit : « Et qu 'est-ce que vous comptez suivre comme études en France ? »

Je répondis : « Des études de philosophie.- A supposer que vous réussissiez, la direction de l'enseignement en

Tunisie ne vous donnera jamais un poste. A la rigueur, faites une licence

d'arabe », rétorqua-t-il.La plupart des étudiants de ma génération qui choisissaient des étudeslittéraires, optaient, en effet, pour une licence d'arabe. Mais tel n'était pasmon cas.

Pour partir il fallait un minimum d'argent ; je décidai de vendre lesquarante-huit pieds d'oliviers hérités de mon père. Mon oncle proposa de meles acheter.

De juillet à septembre, il ne cessa de me faire marcher. Chaque fois, il

trouvait une excuse pour ne pas me payer. Le temps pressait et ma colèremontait, jusqu'à fin septembre où mon sang ne fit qu'un tour. Je décidai deme présenter à son lieu de travail à la direction des Finances à la Casbah. Je

 pense qu'il comprit ma détermination. Ses collègues de bureau l'ont pousséaussi à me payer mon dû. Il a fini par le faire. Cette somme n'étant passuffisante, je dus, à mon grand regret, vendre un burnous ayant appartenu àmon père, au souk de la laine, à la médina à Tunis.

J'étais prêt à partir mais je souffrais à la perspective de laisser ma mère

sans beaucoup de ressources et seule, ma sœur s'étant mariée. Avais-je ledroit de sacrifier mes études, alors que je voyais bien que, malgré la difficultéde la séparation, le vœu de ma mère était de me voir aller de l'avant ?

Je résolus de faire face à ce dilemme et de choisir une voie difficile maisqui, seule, me paraissait pouvoir concilier mes obligations envers ma mère etmes aspirations personnelles.

D'abord, je renonçai définitivement à mon rêve d'entreprendre des étudesde médecine longues et coûteuses et de devenir chirurgien. Je fis donc le

choix des études de philosophie qui correspondaient à mes tropismes et présentaient l'avantage de durer moins de temps1 et donc de nécessiter moinsd'argent tout en me donnant une solide charpente intellectuelle me

 permettant d'appréhender la complexité et la richesse de l'existence. Cettesolution me permettait d'économiser sur mes maigres subsides et d'adresserde modestes mandats à ma mère2.

1. La licence de philosophie comportait cinq certificats. Je réussis le certificat de psychologie (option psychiatrie) la première année. Je réussis en deuxième année deux certificats : morale et sociologieet logique ; et enfin j'ai réussi en troisième année : histoire générale de la philosophie avec uneépreuve de latin et une épreuve de langue vivante et le certificat d'études littéraires générales (dit «

 propé »).2. Chaque mois, j'adressais à ma mère, sous couvert de mon beau-frère, feu Mohamed Tahar Jafoura,

un mandat de 3 000 anciens francs : le prêt d'honneur, qui m'avait été accordé, ne dépassait pas, en1947-1948, la somme de 9 000 FF. Il devait plafonner en 1950 à 14 000 FF (anciens).

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J'achetai de conséquentes quantités d'huile et de café dans l'espoir de pouvoir les revendre à Paris au double, ou même au triple de leur prixtunisien. Je mis mes effets dans un grand et vieux couffin que mon pèreutilisait pour ses voyages.

Et je me retrouvai, par un après-midi d'octobre 1947, sur le pont de

quatrième classe du paquebot Le Chanzy, en partance pour Marseille.

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CHAPITRE II

Les leçons de Socrate :étudiant à Paris

Me voilà sur le  Chanzy.  Passager de quatrième classe avec pour toutconfort une chaise longue sur le pont !

La traversée se déroula sans incident. À mon arrivée à Marseille, je mehâtai de me diriger vers la gare Saint-Charles. L'état de mes comptes ne me

 permettait pas d'envisager une escapade touristique dans la ville de Pagnol,de Fernandel et... de la bouillabaisse.Après une nuit de train, je débarquai à la gare de Lyon à Paris, avec des

sentiments mêlés de nostalgie des rivages quittés et un vif désir de m'élancerdans une vie nouvelle.

Mais je dus parer au plus pressé : trouver un toit pour mes premières nuits.Un ami, Habib Tamboura1 qui fit le voyage avec moi, contacta un étudianten médecine, originaire de Monastir, Mokhtar Slamia, qui habitait l'hôtelSorbonne, rue Victor-Cousin. Ce dernier accepta de nous héberger quatre oucinq nuits, le temps de trouver une solution durable. J'eus la chance derencontrer madame Popovitch, une assistante sociale dévouée qui travaillaitau service des œuvres sociales pour les étudiants, rue Soufflot.

Elle me proposa une chambre à Y Hôtel de Savoie, rue de Provence dansle 9e  arrondissement, juste derrière les Galeries Lafayette dont le loyermodeste correspondait à mes moyens. Les deux années suivantes, j'ai obtenu

une chambre au loyer plus modéré dans une maison d'étudiants située au 9 boulevard Blanqui, dans le 13e  arrondissement. Les murs de Paris étaientnoirs et ne devaient être ravalés que dans les années soixante à l'initiative de

1. Aujourd'hui pharmacien à Tunis.

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Malraux. Le pain était rationné et c'est seulement le 1er  février 1949 que lestickets furent supprimés.

Ayant réglé ce problème crucial, je m'inscrivis à la Sorbonne etcommençai à suivre, avec avidité, les cours des prestigieux professeurs que

 j'allais avoir l'honneur d'écouter tout au long de mes trois années d'études :

Patronnier de Gandillac, Henri Gouhier, René Poirier, Jean Wahl, Pierre-Maxime Schull, Gaston Bachelard, René Le Senne...C'est grâce à leur enseignement que j'ai pu rencontrer Socrate... à Paris.

Je veux dire que c'est en les écoutant et en méditant sur leurs propos que j'aiappris à me méfier des certitudes, des vérités qui paraissaient aller de soi etdes asservissements collectifs. C'est la leçon de Socrate qui m'a permis derésister aux sirènes alors à la mode auprès de mes condisciples à la Sorbonne.À un moment où la plupart des jeunes mettaient un point d'honneur à se

 proclamer marxistes ou existentialistes, l'exigence socratique me permit den'être ni l'un ni l'autre. À une époque où les doctrinaires du Particommuniste, comme Jean Kanapa, traitaient toute œuvre non marxiste de« petite bourgeoise » et l'humanisme de « vocable exténué », j'avoue avoirtrouvé mes plus grands bonheurs de spectateur aux pièces jouées par LouisJouvet -  Le docteur Knock -,  Jean-Louis Barrault -  Hamlet   -, PierreBrasseur - Les mains sales - et l'ensemble des pièces classiques que j'ai puadmirer grâce à mon assiduité au « poulailler » de la Comédie-Française où

 brillaient de mille feux Maurice Escande, Louis Seigner, Pierre Dux,

notamment...C'est dans le cinéma Champollion, aux prix « étudiés » et vraiment à la

 portée de toutes les bourses, que j'ai eu mes plus grandes émotionscinématographiques grâce notamment à deux grands cinéastes humanistes :Charles Chaplin et Jean Renoir. C'est dans cette modeste salle, située à un jetde pierre de la Sorbonne, que j'ai invité pour la première fois ma fiancéeFathia.

En analysant le dogme marxiste et en recueillant les bribes d'information

très lacunaires qui nous parvenaient de l'autre côté du « rideau de fer », je percevais bien qu'au-delà de la dérive que subissait la doctrine du fait de sonapplication, c'est l'esprit de système de Marx lui-même qui était en cause.

En d'autres termes, je pensais que la critique d'André Gide1, à son retourd'URSS, était fondée. Et que même, il fallait aller plus loin que de secontenter d'opposer Lénine et Staline à Marx ? C'est à la pensée de celui-ciqu'il fallait s'attaquer pour y débusquer, au-delà des analyses pénétrantes etdes notations pertinentes, les failles d'un système prisonnier de sa logique,

 proposant de soigner un mal : l'inégalité sociale par un mal aussi néfaste, ladictature du prolétariat. La lecture du livre d'Arthur Kœstler intitulé Le zéro

1. Il disait : « Je doute qu 'en aucun autre pays aujourd 'hui, l'esprit soit moins libre, plus courbé, pluscraintif, plus vassalisé ».

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et l'infini et celle de J'ai choisi la liberté de Kravchenko m'avaient ouvert lesyeux sur la véritable nature du système communiste

Et je pensais avec encore plus d'effroi à l'égarement de certainsintellectuels tel le romancier H.G. Wells qui osait écrire après avoir été reçu

 par Staline :  « Jamais je n 'ai rencontré homme plus sincère, plus juste, et

 plus honnête ! » ou à Aragon, que tant de nos jeunes étudiants ont admiré, etqui avait chanté Staline, le Guépéou (future KGB) et la terreur dans un poème qu'il a caviardé par la suite de ses œuvres complètes :

« J'appelle la terreur du fond de mes poumons« Je chante le Guépéou qui se forme« En France à l'heure qu 'il est« Je chante le Guépéou nécessaire en France ! ».Quel aveuglement ! Quel déshonneur ! Quel crime contre l'esprit !

C'est Aragon qui avait vitupéré Léon Blum et «  les ours savants de la sociale démocratie » et Étienne Fajon, à l'époque star du journal l'Humanité,n'hésita pas à écrire le 27 février 1951 : « les dirigeants socialistes de droite

 jouent un rôle primordial dans la fascisation de la France ».Ayant lu Lénine, je pensais, déjà à cette époque, qu'il était le vrai père de

la terreur rouge, avant Staline. C'est lui qui a ouvert le premier camp deconcentration, qui a ordonné et organisé l'assassinat de la famille impériale,le génocide des cosaques, c'est lui le responsable de la tragédie paysanne de

1921, c'est lui qui détruisit l'appareil de production, qui causa la mort de cinqmillions d'hommes, qui fit massacrer 8 000 prêtres en 1922, qui expulsa lesintellectuels, ces « laquais de la bourgeoisie qui se croient le cerveau de lanation », écrit-il à Gorki le 15 septembre 1922... Lénine, avec Staline etTrotsky2, décréta qu'il fallait « mettre fin à la fable du caractère sacré de lavie humaine ! »3. Oui, vous avez bien lu : « mettre fin à la fable du caractère

 sacré de la vie humaine ».  Voilà la vraie barbarie, mère de tous lesmassacres, de tous les génocides !

Ce que je ne supportais pas chez ces « révolutionnaires », c'était la hainequi suinte encore aujourd'hui des écrits et des paroles de certains de leursorphelins !

L Henri Lefebvre, communiste enragé lorsque j'étais étudiant à Paris, avoue, mais un peu tard : « que Hegel et Staline l'ont dégoûté à jamais des systèmes » (Le temps des méprises,  Stock, 1915).  Ilest intéressant de noter que Marx, ayant perdu ses illusions à la fin de sa vie, se rendit à Algerd'où il écrit à Engels, le 28 avril 1882 : « J'ai supprimé ma barbe de prophète et ma chevelure

 glorieuse » /...

J'ajoute, qu'en bon ethnocentriste, Marx était convaincu de la supériorité du modèle occidentalet  estimait que l'expérience coloniale était nécessaire  « pour sortir des ténèbres le reste dumonde ! ».Qui dit un jour : « Si le soleil est bourgeois, nous arrêterons le soleil ! ».Le général Dimitri Volkogorov, président de la commission parlementaire, chargée en 1991 del'ouverture des archives soviétiques, déclara :  « Lénine, demi-dieu vénéré pendant 70 ans,apparaît tel qu 'il est : non pas le guide magnanime de la légende, mais un tyran cynique, prêtà tout pour prendre et garder le pouvoir ».

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Cela étant, je n'ai jamais cessé d'estimer le vaillant et valeureux peuplerusse, d'admirer son histoire et ses combats pour la liberté. De même, j'aitoujours respecté les luttes des ouvriers français, communistes, socialistes outroskystes, et apprécié, à leur juste valeur, les sacrifices par eux consentis

 pour libérer leur patrie du joug nazi, même si leur combat n'a commencé

qu'après l'invasion de l'URSS par les hitlériens et non dès l'occupation deleur propre patrie...Je pensais aussi à Sartre qui qualifia le marxisme «  d'horizon

indépassable de notre temps » et qui, sous prétexte de « ne pas désespérer Billancourt » (c'est-à-dire les ouvriers des usines Renault établies dans cette banlieue) se trompa énormément dans certaines de ses analyses politiques etdéfendit, contre toute évidence, les excès d'un système qu'il dédouana

 parfois imprudemment.

Je l'entendis une seule fois, en 1948, lors d'un meeting organisé auQuartier Latin par David Rousset, ancien résistant, ancien déporté qui tentait, par la création du Rassemblement démocratique républicain, d'atténuerl'emprise du Parti communiste sur la gauche française.

Je ne fus pas conquis par Sartre1 que je trouvais piètre orateur. Malgré mesdésaccords avec ses thèses, je préférais quand même le lire que l'écouter 2.

Bien plus tard, la lecture de Soljénitsyne et des dissidents de l'Est, des« nouveaux philosophes » et de quelques « repentis » du marxisme allait meconforter dans des analyses que j'avais faites, vingt ans avant la « granderévision ».

Déjà encore élève au collège Sadiki, j'étais en profond désaccord avec lesanalyses que faisait le Parti communiste tunisien dirigé par Maurice Nizard,dans son journal :  L'avenir de la Tunisie.  Les dirigeants de ce particonsidéraient que le combat nationaliste mené par le Néo-Destour n'était quel'expression d'un chauvinisme quelque peu obscurantiste !

Je me souviens d'avoir participé, en 1952, à Tunis à une réunion organiséeentre professeurs d'obédience marxiste conduits par Claude Roy, au nom du

Parti communiste français et des professeurs néo-destouriens dont j'étais, aulocal de l'USTT, Centrale syndicale tunisienne d'obédience communiste,situé rue des Tanneurs.

La discussion qui dura plusieurs heures se conclut par un constat dedésaccord. Paul Sebag qui enseigna, pendant des années, la sociologie à laFaculté de Lettres de Tunis, clôtura la réunion en affirmant que : «  PuisqueStaline l'avait dit, c'est comme cela ! ».  C'était en somme  « le magister

1. Je pourrai évoquer aussi l'aveuglement « cubanophile » de Sartre et évoquer son ouvrage intituléOuragan sur le sucre, un reportage qui fit le tour du monde, bien qu'il ne fut qu'un himalayad'inepties à la gloire de Fidel Castro. Aux étudiants qui, à Paris, l'interrogeaient sur le sens deleur vie, il répondait, péremptoire : « Soyez cubains ! ».

2.  Je n'étais pas, non plus, attiré par la « morale » du couple Sartre-Simone de Beauvoir que jerésumerais par les trois règles suivantes : fidélité des esprits, liberté des corps, transparence desrelations !

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dixit  ». Nous en étions revenus à la scolastique médiévale de Aristoteles dixit.Staline mourut quelques semaines plus tard et ce sera le point de vue

 patriotique qui finira par triompher.J'avoue que, dans la deuxième grande mode intellectuelle qui battait alors

le pavé de Saint-Germain, l'existentialisme, une donnée me rebutait : l'affir-

mation que l'existence était absurde et qu'en conséquence nos actes étaientgratuits, comme l'était le meurtre d'un Arabe par l'antihéros de L'Étrangerd'Albert Camus que j'appréciais par ailleurs - je trouvais admirables ses

 Noces à Tipasa et ses adaptations théâtrales de Dostoïevski. Cependant, masituation existentielle de jeune intellectuel militant pour la libération de son

 pays me séparait radicalement de l'existentialisme, ce nouveau « spleen » queles disciples de Kierkegaard entendaient populariser sur les rives de la Seine.

Mon immersion vivifiante dans la vie intellectuelle parisienne de cette

 période ne me faisait pas oublier mon goût pour le sport. La devise latine, del'esprit sain dans un corps sain, demeurait pour moi toujours pertinente,même sous le ciel gris de Paris2.

Ces activités, intellectuelles et sportives, ne m'empêchaient pas d'être unmilitant actif et assidu aux réunions de l'Association des étudiants musulmansnord-africains (AEMNA) dans son local situé au 115 boulevard Saint-Michel,où  se retrouvaient des camarades algériens, marocains et tunisiens pourcoordonner la lutte émancipatrice dans leur pays. Nous y œuvrions, sans

relâche, à développer l'idée maghrébine et à lui donner forme et consistance.C'est au sein de l'AEMNA que j'ai côtoyé quelques camarades marocainstels Mohamed Boucetta3, Abderrahim Bouabid 4, Abdellatif Benjelloun etMoulay Ahmed Alaoui, ou algériens tels Mohamed Yazid  5 et MostaphaLacheref   6  qui allaient jouer un rôle significatif dans la lutte pourl'indépendance de leurs pays. La plupart devinrent ministres voire Premiersministres.

1 Je préférais Camus à Sartre parce qu'il dénonça le dogmatisme et condamna le totalitarismesoviétique. J'ai cependant regretté son attitude vis-à-vis de la Révolution Algérienne. En effet, lorsde la réception du Prix Nobel en 1957, il déclara : « J'aime ma mère et j'aime la justice. Mais j'aimema mère plus que la justice ». Jules Roy, natif lui aussi d'Algérie et colonel de l'Armée de l'Air,disait : « aimer autant la justice que sa mère » ; il préféra démissionner pour protester contre certainsagissements de l'armée, lors de la guerre d'Algérie.

2. Cf. le chapitre intitulé Au service de la jeunesse et des sports, « Les séductions d'Olympie », IVe partie.

3l Successeur d'Allal El Fassi à la tête de l'Istiqlal (parti de l'Indépendance) en 1974. Il fut ministre- des Affaires étrangères d'Hassan II.4 Nationaliste marocain de la première heure, il fonda l'UNFP (Union nationale des forces

 populaires), parti d'opposition à la monarchie d'Hassan II.5. Après des études à Langues O et à la Faculté de droit de Paris, Mohamed Yazid (1923-2003) sera- k représentant du FLN à l'ONU, membre du CNRA, le parlement du FLN, et ministre de

l'Information du GPRA.6. Après des études à Paris, Mostapha Lacheraf enseigne à Louis Le Grand, le fameux lycée parisien.

Il était à bord de l'avion marocain qui transportait cinq dirigeants du FLN de Rabat à Tunis et allaitétre arraisonné par les forces militaires françaises en octobre 1956. Rédacteur de la Charte nationale

algérienne, il fut ministre de l'Éducation en 1977 et ambassadeur à l'Unesco.

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 Nous écoutions souvent des conférences données par des personnalitésmaghrébines de passage ; Messali Hadj Ferhat Abbas 2, Bourguiba, FarhatHached3  etc. Nous avions joué en 1948 à Maubert-Mutualité une piècethéâtrale, Jugurtha, écrite par le Tunisien Mustapha Laarif où j'ai campé unrôle de chef berbère. Béchir Hamza, Taïeb Sahbani et des Algériens y onttenu des rôles plus ou moins importants. Le regretté Abdelaziz Agrebi avaitfait la mise en scène et dirigé les répétitions.

Je militais également au sein de la Fédération des étudiants destouriens deFrance, dont les congrès annuels étaient présidés par Jellouli Farès. J'ai étéélu, deux fois, viceprésident, tandis que Mohamed Masmoudi en était le

 président, Taïeb Mehiri le secrétaire général, et Abdelmagid Razgallah, letrésorier général.

Je vendais régulièrement les deux journaux du Parti :  Al Hurria  (LaLiberté) en arabe qui était dirigé par Ali Belhaouane et Mission en français,

dont le rédacteur en chef était Hédi Nouira.Jellouli Farès avait établi son quartier général au café La Mascotte  qui

faisait face au jardin du Luxembourg. Il nous y réunissait souvent autour delui. Parfois des amis français libéraux, comme Jean Rous ou Claude Bourdet,se joignaient à nous.

En février 1950, une crise secoua les étudiants destouriens de France. Le bureau politique avait décidé d'exclure des rangs du Parti le grand militantSlimane Ben Slimane pour ses activités au sein du Mouvement pour la paix,

sous obédience communiste. Certains camarades étudiants destouriens deFrance signèrent une pétition demandant l'annulation de la sanction. Malgréla grande estime que je portais à la personne de Slimane Ben Slimane, je nefus pas du nombre des signataires de cette pétition et me rangeai à l'avismajoritaire défendu par le militant Taïeb Mehiri, à savoir renvoyer cettequestion devant le prochain congrès du Parti. J'étais, déjà, « discipliné ».

C'est à Paris que j'ai retrouvé, au sein de la Fédération des étudiantsdestouriens de France, la jeune fille qui avait passé, en même temps que moi,

les épreuves du baccalauréat, en juin 1946 à Tunis. Les hasards de l'ordrealphabétique - elle faisait partie des candidats dont le nom commençait parla lettre M. (elle s'appelait Fathia Mokhtar) - nous avaient regroupés, tous lesdeux, dans la même salle d'examen, au lycée Carnot.

1. L'une des premières figures du nationalisme algérien, Messali Hadj (1898-1974) fonda l'Étoilenord-africaine (1925), le PPA (Parti populaire algérien) puis le MTLD (Mouvement pour letriomphe des libertés démocratiques) en 1946. Exclu du FLN en 1954, il lance alors le MNA

(Mouvement national algérien) : c'est le début d'une lutte fratricide et sanglante.2. Né en 1899, ce pharmacien de Sétif fut l'un des fondateurs de l'AEMNA, avant de créer l'UDMA(Union démocratique du Manifeste algérien) en 1946 et de rejoindre le FLN en 1956. Président duGRPA de 1958 à 1961, il est le premier président de l'Assemblée constituante en 1962. Opposé auradicalisme de Ben Bella, il en démissionnera en 1963. Exclu du FLN, il sera incarcéré juqu'en1965.

3. Fondateur et secrétaire général de l'UGTT. Abattu par   la Main Rouge  (organisation terroristed'Européens « ultras ») le 5 décembre 1952.

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Elle était alors strictement voilée. Son attitude digne remplissait sescamarades tunisiens de curiosité et de fierté, d'autant qu'elle obtenait demeilleures notes qu'eux.

Et je ne sais si mon attachement ne date pas, quoique confusément, decette période. En tous les cas, une série de hasards (mais n'était-ce pas plutôt

le destin ?) fit que nos itinéraires se croisèrent. Quoique très douée enmathématiques, elle avait dû se résoudre à poursuivre ses études en sectionlittéraire, au lycée de jeunes filles de la rue de Russie parce que ses parentsne l'avaient pas autorisée à s'inscrire dans une classe mixte de math. élem.au lycée Carnot. Nous fumes reçus au baccalauréat ensemble et j'appris, plustard, que nous voyageâmes ensemble, mais séparés, sur le  Chanzy  et quemademoiselle Mokhtar, accompagnée de son père, de son frère Jamal et deson oncle Hassan Belkhodja, arriva le même jour que moi à Paris pour

s'inscrire aux mêmes études de philosophie.Au cours de l'une des réunions présidées par Jellouli Farès au 115 boulevard Saint-Michel, celui-ci affirma que la Tunisie n'avait besoin que defemmes capables de tenir leur foyer. Plusieurs étudiants approuvèrent enéclatant d'un rire moqueur. Fathia Mokhtar demanda la parole pour dire qu'ilfallait d'abord instruire les femmes et les faire accéder à d'autres emplois quecelui de femme de ménage chez les Européens. Farès lui répondit :« Ce n 'est

 pas vous qui êtes visée ».

Voici comment j'ai décrit dans mon livre «  La Parole de l'Action  » lanaissance de mon attachement à elle :« Son amour de la patrie... lui fit, sans tarder, adhérer au Parti. Elle

assistait aux réunions plénières organisées par le bureau de la celluledestourienne au 115 Boulevard Saint Michel. Et c'est ainsi que j'avais demultiples occasions de la revoir.

Elle s'habillait avec une remarquable simplicité et une élégance sûre. Sanscouleurs criardes ni tape à l'œil, elle exerçait sans le vouloir, une attirance

 particulière. Cette netteté physique, les refus que je partageais avec elle (pasde cigarettes, ni d'alcool, aucune attirance du côté des sentiments aveugles etdes dérèglements d'une vie en soubresants !, enfin la beauté, physique etsurtout morale, qui la distinguait, tout explique notre entente progressive quenos convictions communes allaient renforcer. Avec l'estime réciproque, trèstôt établie, je sentais se développer en moi une inclination qui me portait verselle sans brusquerie, mûrissait dans la sérénité et me confirmait la vertu d'une

 pudeur sans pudibonderie...»

Un jour d'avril 1950, je l'ai présentée officiellement comme ma fiancée àBourguiba, à l'hôtel Lutétia où il se trouvait pour des contacts politiques1.

1. C'est dans cet hôtel qu'il devait donner sa célèbre conférence de presse où il proposa sept réformes pour « débloquer » la situation en Tunisie et où il déclara notamment : « Nous reconnaissons quela France a fait beaucoup en Tunisie, mais elle l'a fait surtout sur le plan matériel, dans un pays

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« Il faut sans tarder établir votre contrat de mariage », nous encouragea-t-il. Je demandai sa main à son père qui me l'accorda. Nous nous mariâmesle 2 septembre 1950 à Tunis.

 Nous avons eu quatre garçons et deux filles, que nous réussîmes à élever

du mieux possible, malgré les charges écrasantes que nous eûmes à assumer,dans nos respectives carrières professionnelles, politiques et ministérielles.Militante convaincue, Fathia a fait partie de la délégation tunisienne auCongrès mondial de la Paix qui réunit à la salle Pleyel à Paris, du 20 au 24avril 1949, des militants accourus du monde entier. La colombe de Picassoobtenait alors un triomphe. Cette délégation comprenait des néodestouriens,Taïeb Mhiri, Azouz Rebaï, Mohamed Masmoudi, Nouri Boudali, TaïebSahbani et des représentants du Parti communiste, Hassen Sadaoui,Mohamed Jerad, Roberte Béjaoui... Quoique ne faisant pas partie de ladélégation officielle, j'y ai participé comme observateur et n'ai pas manquéde remarquer l'entente parfaite entre Fathia Mokhtar et madame KhiraMustaphaï représentante des Nationalistes algériens, concernant les motionset les interventions.

Salah Ben Youssef, secrétaire général du Néo-Destour, adressa à Fathiaun télégramme de félicitations en y mentionnant qu'elle avait fait honneur àla jeune Tunisienne musulmane. Bourguiba s'était alors exilé au Caire,surestimant encore l'efficacité de la Ligue arabe.

Au lendemain de l'indépendance, elle a été nommée directrice de l'Écolenormale d'institutrices (de 1957 à 1974), après y avoir enseigné la

 philosophie et la pédagogie de 1950 à 1957. Elle a été élue députée de 1974à 1986. Avec quelques militantes, elle a fondé, au lendemain del'indépendance, l'Union nationale des femmes tunisiennes, l'UNFT, qu'elle

 présida de 1973 à 1986. Enfin, elle a été nommée par le président de laRépublique, d'abord membre du Bureau politique en 1979, ensuite ministrede la Famille et de la Promotion de la femme, le 1 e r  novembre 1983.

Lorsque le destin se montra cruel à mon égard et que les vilenies desmédiocres me poussèrent à l'exil, je pus vérifier encore la force de soncaractère, l'étendue de son dévouement et la solidité de son attachement.Aucune épreuve de celles qui lui furent infligées, ne parvint à mollir savolonté, ni à lui arracher le moindre soupir de découragement. Jusqu'au boutde l'épreuve, elle se tint à mes côtés, donnant sens et consistance à cette belleet profonde affirmation : « S'aimer ce n 'estpas se regarder l'un l'autre, maisregarder ensemble dans la même direction ».

qu 'elle a traité, en res nullius, qu 'elle s'est appropriée aux dépens de ses véritables propriétaires,lesquels n 'entendent point se laisser déposséder de leur patrie.« Tout ce que la France a fait en Tunisie risque d'être méconnu parce que pour des hommes fiers,aucun bien matériel ne peut compenser la perte de la liberté. Est-ce à des Français qui, sousl'occupation allemande, ont proclamé qu 'il valait mieux "être le cadavre d'un homme libre qu 'unesclave vivant" qu'il faut dire combien la servitude est insupportable ! C'est pourquoi nousadjurons le peuple français de faire que la France nous restitue notre Patrie !... ».

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CHAPITRE III

Un engagement multiforme

On demande à ceux qui gouvernent les hommes autre choseet mieux encore que l'intelligence : la sensibilité qui les rend humains

et la conscience d'un grand idéal qui les fait supérieurs.Talleyrand

Avec ma licence en poche1, je suis rentré en Tunisie et ai été affecté au

collège Sadiki pour y enseigner non pas la philosophie, mais la langue et lalittérature arabes. J'eus beau rappeler, chaque année, par lettre, auxresponsables de l'instruction publique que ma spécialisation était la

 philosophie, rien n'y fit. C'est tout juste si on me consentit de compléterl'enseignement philosophique prodigué par mes collègues français parquelques cours de philosophie arabo-musulmane que je réussis à donner aucollège Sadiki, à la fondation Khaldounia et à l'université Zitouna. Je dusm'astreindre à un travail préparatoire important pour compenser le peu

d'intérêt accordé à ce pan de l'histoire de la pensée universelle, à la Sorbonneoù l'on passait de la philosophie grecque antique à celle du Moyen Âge latin,sans accorder un regard à la pensée arabo-islamique qui fut, pourtant, lemaillon de la chaîne entre ces deux époques de l'histoire de la philosophie.

J'aimais enseigner parce que je trouvais que la pédagogie s'apparentait àl'acte de mise au monde, non pas d'un corps vivant, mais d'une consciencequi émergerait de la brume pour, lentement, ouvrir les paupières de.l'âme.

Oui, c'est un acte d'enfantement dans toute sa noblesse qui exige de

l'enseignant une ascèse et un grand dévouement pour réussir sa mission :faire de l'instruction une éducation globale.

1. J'ai continué mon cursus universitaire, tout en travaillant. J'ai préparé mon diplôme d'étudessupérieures en philosophie à Tunis, sous la direction de Patronnier de Gandillac. Mon mémoire étaitintitulé « Étude comparative sur une polémique entre Ghazali et Ibn Rochd ». Je l'ai soutenu en1954.

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C'est ainsi qu'en respectant strictement la neutralité du savoir, je necraignais pas de fortifier la confiance de mes élèves dans l'avenir de leur

 patrie, lorsque certains enseignants français s'appliquaient à les éloigner deleur engagement pour le combat libérateur en prétendant que l'heure était àl'internationalisme et non aux sirènes « dépassées » du nationalisme.

Je m'appliquais à réfuter cette thèse, d'une manière scientifique etargumentée, renouvelant, par élèves interposés, le genre noble de la Disputatio.

Bien sûr, les échos de cette controverse inquiétaient fortement le directeurdu collège Sadiki, qui n'hésita pas, un jour, à enfreindre la coutume et àm'imposer sa présence, sans s'annoncer, à un de mes cours pour « vérifier »mon explication de textes du philosophe Farabi. Son espoir de détecter, dansmon cours, quelques éléments de subversion fut déçu !

J'eus de nombreux heurts avec ce serviteur zélé des intérêts de sessupérieurs hiérarchiques. À la suite d'une grève des élèves au lycéeKhaznadar en avril 1952, le directeur, secondé par le censeur, décida d'enrenvoyer un grand nombre : 290 sur 330 !

Il était 17 heures, la capitale était sous couvre-feu à partir de 20 heures.J'encadrais tous ces élèves renvoyés, donnais à plusieurs d'entre eux de quoi

 payer le train ou l'autocar pour rentrer chez eux. J'ai fait héberger les autreschez mes beaux-parents au Bardo et chez plusieurs voisins, contactés par mes

soins.D'autres incidents ont eu lieu au cours des « conseils de classe », et jem'opposais à lui à plusieurs reprises, dans l'intérêt des élèves.

A la rentrée d'octobre 1952, le directeur de Sadiki obtint ma mutationd'office au collège Alaoui. Je craignais une aggravation de ma situation. Cefut le contraire. Le directeur de cet établissement, Brameret, bien qu'austère,avait des principes et respectait ses collègues. Lors de notre premierentretien, il se contenta de me dire : « Je sais que vous êtes destourien. Je

compte sur vous pour que votre engagement politique n 'interfère pas dansvotre enseignement ».Je lui sus gré de cette franchise toute martiale et m'efforçai de ne pas

manquer à l'éthique professionnelle, tout en continuant à poursuivre, hors lesmurs du collège, une activité syndicale et politique.

Certes, j'essayais de convaincre des collègues d'adhérer au syndicat oud'aider les familles des prisonniers destouriens ou syndicalistes, mais, sur le

 plan politique, je ne trouvais d'assentiment qu'auprès de Mohamed

Soumyah, professeur d'arabe, qui était l'un des rares collègues à oserafficher son engagement néodestourien.Mon activité politique était débordante. J'essayais de ne manquer aucune

des réunions des cellules de Monastir et de Montfleury où j'habitais.Le 16 août 1950, le gouvernement de Mohamed Chenik était investi par

le Bey. Un débat passionné eut lieu au sein du Néo-Destour. Fallait-il y participer ? Le Conseil national du Parti se réunit nuitamment, dans la cour

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de l'école coranique de la jeune fille musulmane du cheikh Mohamed SalahEnnaifer du côté de Bab Menara. J'y ai assisté. Pendant une heure,Bourguiba se surpassa pour convaincre les militants de l'opportunité de la

 participation à ce gouvernement, alors que plusieurs étaient hésitants, voirehostiles. Salah Ben Youssef, en jebba (tunique) de lin blanc, avait posé son

fez sur la table et ne cessait d'agiter son éventail pour mieux supporterl'ambiance étouffante de cette nuit d'août. Finalement, un consensus s'estdégagé en faveur de la participation de Salah Ben Youssef, secrétaire généraldu Parti, en tant que ministre de la Justice.

Pour ma part, je pensais qu'il fallait tenter cette expérience et non pas secantonner dans une opposition stérile. Malheureusement l'expérience échouaet il a fallu encore quelques années de résistance, de souffrances, de larmeset de sang, jusqu'à l'arrivée de Mendès France à Tunis et son discours devant

le Bey le 31 juillet 1954 où il offrit l'autonomie interne.Le 2 septembre 1952, j'ai fait partie de la délégation de la ville de Monastir

(50 membres environ) auprès du Bey pour le soutenir dans son refus d'apposerson sceau sur les réformes qui lui avaient été soumises par le résident généralde Hautecloque. Suite aux conseils qui lui avaient été prodigués par FarhatHached et Sadok Mokaddem, le Bey avait sagement décidé de soumettre le

 projet de réformes à un « Conseil des 40 » (sages) dont l'avocat et grand patriote Fethi Zouhir fut désigné secrétaire général. Le Bey nous réserva un

accueil courtois et paternel et écouta avec attention nos interventions.Je participais également aux réunions de la direction du Parti, rues Bab

Souika et Garmattou. Je collaborais, sous la direction d'Ali Belhaouane, à larédaction de l'hebdomadaire Lioua EIHurria  (L'Étendard de la liberté).

Sur le plan syndical, je retrouvais mon ancien professeur au collègeSadiki, Mahmoud Messadi, alors président de la Fédération nationale del'enseignement au sein de l'Union générale des travailleurs tunisiens(UGTT). Il me donnait les dernières informations syndicales utiles à larédaction de mes articles.

C'est dans son appartement situé non loin du « Passage » que j'eusl'honneur de faire la connaissance du grand chef syndicaliste Farhat Hached,dont le rayonnement personnel et les qualités humaines me séduirent autantque son prestige de militant et de leader de la lutte syndicale et nationale.

À bord de ma petite voiture, une « Simca-Aronde », je sillonnais laTunisie tous les dimanches d'octobre 1954 à mai 1955, faisant le tour de plusde vingt fédérations du Parti, essaimées du nord au sud du pays pour donnerune conférence intitulée « Droits et devoirs du citoyen » devant des militantset des citoyens de tous âges et de toutes professions.

Je partageais avec mes compagnons la même ardeur et la mêmeespérance. Parmi eux, je me souviens de Mohamed Jeddi, Taïeb Sahbani,Habib Zghonda, Mohamed Gherab, Abdelhamid Fekih, Béchir Bouali,Tewfik Ben Braham, Hammadi Senoussi...

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De 1950 à 1956, j'ai milité au sein du comité exécutif du Syndicat del'enseignement secondaire, dont le secrétaire général était Lamine Chabbi.

 Nos négociations avec Lucien Paye, directeur de l'Instruction publique enTunisie, ne portaient pas tant sur l'amélioration des salaires, l'octroi de

 primes ou le réaménagement des plans de carrière mais plutôt sur la

multiplication des classes, l'enseignement de l'arabe et l'intégration dans les programmes, de l'étude de l'histoire et de la géographie de la Tunisie1.

À ces intenses activités politiques et syndicales, j'ajoutais une présenceaffirmée sur le plan du journalisme et de l'écriture.

En plus de mes contributions régulières à El Hurria, le journal du Néo-Destour, je ne dédaignais pas de publier ponctuellement des articles dansd'autres organes de presse, comme le quotidien Essabah  (Le Matin) ou lemensuel Al Nadwa  (le Cénacle).

Mon premier livre parut en 1955. Il était consacré à un thème qui allaitconstamment guider mon action politique future : La Démocratie ! Ce fut unacte de foi et un présage. Je fêtais sa parution trois mois après m'être retrouvéavec des milliers de militants sur les quais du port de La Goulette pouracclamer le retour triomphal du libérateur du pays, Bourguiba. Je faisais

 partie du comité d'accueil et ce fut pour moi un moment d'une intenseémotion d'embrasser Bourguiba après trois années « d'absence » !Mes différentes contributions journalistiques n'étanchaient pas ma soif

d'associer réflexion et action. Je résolus de fonder une revue et de l'ouvrirà toutes les plumes tunisiennes sans exiger autre chose que la qualité et lasincérité.

Je pensais que c'était un devoir pour l'intellectuel que de participer, àsa manière et selon ses moyens, à l'effort général que l'indépendance de

notre pays allait exiger de chacun de ses citoyens.Ce fut l'aventure d 'Al Fikr  qui allait durer trente et un ans.

 Al Fikr , c'est plus « la pensée » que « l'esprit », avec toutes les nuancesque l'analyse philosophique peut apporter à ces deux termes, audemeurant apparentés ! En créant cette revue, je voulais, tout d'abord,reprendre le flambeau des revues qui avaient fleuri un temps avant decesser de paraître : Al Alam Al Adabi (Le monde littéraire) de Zine AbidineSenoussi, Al Mabaheth (La recherche), fondée par Mohamed Bachrouch et

animée par Mahmoud Messadi et Abdul Wahab Bakir,  Al Nadwa  (LeCénacle) de Mohamed Ennaifer.

1. Nous ironisions sur les collègues opportunistes dont les revendications se limitaient aux«arabiles » et « anadices », c'est-à-dire les rappels et les indices !

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Je ne voulais pas que les prédictions des colonialistes réduisant la Tunisie 1

à un « grenier à blé » sans horizons culturels fussent réalisées et que la terrequi a vu naître saint Augustin 2  et Ibn Khaldoun3, saint Cyprien4  et l'imamSahnoun5, Térence6 et le poète Abul Kacem Chabbi fut réduite à ne disposerque de beaux dépliants touristiques.

J'étais convaincu que le colonialisme cesserait dès lors qu'il cesseraitd'exister dans la tête de ceux qu'il asservissait. J'espérais voir ma revue Al Fikr   contribuer à libérer les « têtes » et en exorciser les poisonscolonialistes...

Pendant les trente et un ans que vécut la revue Al Fikr,  je veillais à la ponctualité de sa parution, le premier de chaque mois, sans aucun retard.

Bien sûr, j'ai constitué, autour de moi, un comité éditorial dont j'ai confié,dès les premiers numéros, l'animation à mon ami, le professeur Béchir BenSlama. Nous avions une ligne éditoriale définie et rassemblions, autour denous, des écrivains partageant la même foi dans l'avenir de notre pays.

Mais nous avions tenu, dès le début et jusqu'à la fin, à ouvrir nos colonnesà tous les talents qui souhaitaient s'y exprimer, quelles que soient leursoptions esthétiques, littéraires ou idéologiques pourvu qu'ils expriment leursconvictions avec sincérité et talent. Ainsi nous avons publié, sans hésiter, des

textes qui étaient loin de notre credo et de nos options. L'exemple le plusconnu de cette ouverture d'esprit fut illustré par notre décision de publier en1969, l'audacieuse nouvelle d'Ezzedine Madani, AlInsane al sifr  (L'Hommezéro), écrite avec la rythmique du Coran. Certains voulurent détecter dans cerécit une atteinte à la religion amenant quelques imams à appeler à brûler lenuméro de la revue contenant ce texte « impie ». Le mufti de Tunisieentreprit même une démarche de protestation auprès du secrétaire d'État à laPrésidence.

1. Al Fikr   a toujours été une revue engagée et a, tout au long de son parcours, défendu les causes justes : indépendance de l'Algérie, lutte du peuple palestinien pour la dignité. .. Ainsi - à titred'exemple - elle a publié - durant les huit années que dura la Guerre d'Algérie - 70 études, 27nouvelles, 60 poèmes, 6 pièces de théâtre, témoignages... dus à la plume de 36 Tunisiens, 25Algériens, 11 poètes arabes et 5 écrivains français. J'y ai contribué moi-même par la rédaction de13 éditoriaux.

2 Pére de l'Eglise latine theoligien Saint Augustin(354-430) fut éveque d'Hippone l'actuelleAnnaba en Algérie, à partir de 396. Il est l'auteur de très nombreux ouvrages dont Les Confessionset La Cité de Dieu.

3. Historien et sociologue arabe (1332-1406), Ibn Khaldoun est l'auteur d'une monumentaleChronique universelle,  précédée des  Prolégomènes,  dans lesquels il énonce sa philosophie del'Histoire.

4. Père de l'Église, saint Cyprien fut évêque de Carthage, une ville qu'il contribua à faire rayonner. Ilmourut en martyr en 258, persécuté par l'empereur romain Valérien.

5. Cadi malekite de Kairouam6. Térence (190-159 av. J.-C.), auteur latin, a écrit six comédies, très appréciées notamment par

Molière.

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Ma résolution à publier et à défendre des textes qui étaient loin de mes propres choix, pourvu qu'ils soient de qualité et qu'ils expriment des positions sincères, ne faiblit pas 1.

C'était le moins que l'on pouvait demander à un écrivain qui avaitinauguré son œuvre par un ouvrage sur la démocratie et qui allait consacrer

une part non négligeable de son action politique réformiste à implanter cette pratique dans le terreau de la vie quotidienne au risque - d'ailleurs avéré parla suite - d'y perdre tous ses acquis, à commencer par la revue Al Fikr  qui nesurvécut pas à mon exil hors de Tunisie.

Le 17 avril 1956, Lamine Chabbi, frère du grand poète national AbulKacem Chabbi, fut nommé ministre de l'Éducation nationale dans le premier

gouvernement de la Tunisie indépendante mais qui était encore sous lerégime beylical, par le président du Conseil, Habib Bourguiba.Je l'avais connu alors qu'il était secrétaire général du syndicat de

l'enseignement secondaire. J'avais apprécié sa disponibilité à l'écoute et saréelle sensibilité aux besoins de ses collègues. Agrégé de lettres, il avaitl'humour caustique. Toujours égal à lui-même, je ne me souviens pas del'avoir vu en colère. Sous une allure débonnaire, il cachait un caractère bientrempé. Un jour de 1957, il rejoignit son bureau après une entrevue agitée

avec le président Bourguiba. Ce dernier lui demanda de nommer uninstituteur, frère du ministre Mohamed Masmoudi, directeur de l'école primaire à Kelibia. Lamine Chabbi lui répondit que les directions des écoles primaires étaient attribuées sur concours où intervenaient plusieurs paramètres : note d'inspection, note administrative, ancienneté, situation defamille... et que ces nominations étaient décidées par une commission

 paritaire. Mais Bourguiba insista. Chabbi maintint sa position et voyant lePrésident tenir à cette nomination, lui dit :  « Vous pouvez, Monsieur le

 Président, le nommer délégué (sous-préfet), gouverneur, ministre même...mais pas directeur d'école, car il ne faut pas mêler la politique à la pédagogie ».

De colère, le Président frappa si fort sur son bureau qu'il se blessa la main par le verre qui le recouvrait et qui s'était cassé. Quelques jours après, le frèredu ministre Masmoudi fut nommé délégué de gouvernorat à Kelibia mêmeet termina sa carrière comme cadre aux affaires étrangères.

Une grande amitié était née entre nous. Je ne fus guère étonné lorsqu'il me

 proposa de devenir son chef de cabinet. À la vérité, il m'était difficiled'envisager de quitter mon métier d'enseignant et d'avoir à renoncer àl'aventure de la revue Al Fikr.  Je dois dire que j'ai hésité avant d'accepter

1. J'ai également encouragé, dès 1959, Béchir Kraïef, alors quasiment inconnu, et j'ai publié sesœuvres. Il est considéré aujourd'hui, ajuste titre, comme l'un des plus grands romanciers tunisiens.

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cette proposition. Chabbi insista et consentit à me laisser cumuler mesfonctions de chef de cabinet avec la direction de la revue et quelques heuresd'enseignement de la philosophie musulmane à l'université Zitouna,répondant au souhait de son recteur, le cheikh Tahar Ben Achour.

À propos de la revue Al Fikr, je voudrais évoquer quelques anecdotes quiont jalonné le cours de sa longue existence.

Comme toutes les publications d'un certain niveau désirant sauvegarderleur indépendance, la revue  Al Fikr   devait résoudre certaines difficultésfinancières. L'abonnement annuel avait été fixé à la modique somme d'undinar. Je préparais, moi-même, à la main, les factures.

Dès ma nomination comme chef de cabinet auprès de Lamine Chabbi,

mon ancien professeur de philosophie musulmane, Mahjoub Ben Miled quidirigeait alors l'École normale d'instituteurs, me sollicita pour unabonnement de soutien pour son établissement d'une valeur de trois dinars.

À la rentrée d'octobre 1958, alors que j'avais quitté le ministère et reprismon enseignement au lycée Alaoui, Ben Miled me renvoya la facture avecce commentaire qu'il croyait humoristique écrit en marge, de sa propre main :« Il est normal que l'École normale souscrive un abonnement normal ! ». J'aidû réécrire la facture sans lui en vouloir !

Le ministère de l'Éducation nationale avait souscrit, pour sa part, cinqabonnements.En 1957, le Néo-Destour lança une revue pour les jeunes :  Al Chabab

(Jeunesse). Lamine Chabbi reçut son directeur, Mahmoud Mamouri quidevait faire, par la suite, une brillante carrière dans la diplomatie et, en signed'encouragement, décida de souscrire 100 abonnements. J'assistais, bien sûr,à l'entrevue. Lorsque nous fumes seuls, je fis remarquer à mon ministrequ'Ai Fikr  méritait, au moins, le même traitement que cette nouvelle revue.

Il exprima son accord et autorisa l'opération. Celle-ci fut délicate àconcrétiser. Le dossier « abonnement à la revue Al Fikr   » passa entre lesmains du contrôleur des dépenses, Abderrazzak Rasaa pour visa. Ce dernier- par scrupule - n'osa ni viser ni refuser. Il soumit tout le dossier ausecrétaire d'État à la Présidence pour « décision ! ». J'ai lu moi-même, par lasuite, la décision de Béhi Ladgham : « viser s.v.p. » !

 Al Fikr  dut faire face, également, à l'animosité injustifiée de certains. JeanDuvignaud, un coopérant « de luxe » qui avait longtemps enseigné la

sociologie à la Faculté des Lettres de Tunis, et qui faisait partie d'une certaine Jets et   sidi-bousaïdienne, a cru devoir attaquer   Al Fikr   dans un article du Monde consacré à la Tunisie, paru le 31 mai 1966.

Jean Duvignaud, qui ne pratiquait pas la langue arabe et ne pouvait donc pas lire Al Fikr, qualifiait cette revue « d'éphémère » et regrettait qu' elle n' ait pas réussi à rassembler tous les talents !

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Jugement pour le moins doublement faux : Al Fikr  fut et demeure, malgréson interruption forcée du fait de mon exil, la moins « éphémère » de toutesles revues de la Tunisie avant et après l'indépendance ! En outre, sonéclectisme libéral était reconnu même par ses adversaires idéologiques qui,eux, lisent l'arabe !

Je résolus d'user de mon droit de réponse et adressai, en date du 8 juin1966, en ma seule qualité de directeur de la revue, la mise au point suivanteau directeur du journal Le Monde, Hubert Beuve-Méry : « Dans l'article que

 M. J. Duvignaud a publié dans le numéro spécial du Monde consacré à laTunisie, sous le titre "La vie intellectuelle et artistique ", l'auteur, parlant des

 publications culturelles a affirmé : "Brillantes mais irrégulières ouéphémères, des revues comme Al Fikr...  n'ont pas réussi à rassembler destalents... "

« Tout en laissant à l'auteur la responsabilité des jugements de valeurqu 'il a cru devoir faire au sujet de nos collaborateurs, je voudrais, dans un souci d'information exacte, préciser que depuis la fondation de la revueculturelle de langue arabe  Al Fikr   (La Pensée) en octobre 1955, cette

 publication a paru régulièrement, sans aucun retard. En octobre dernier,elle a fêté son dixième anniversaire en présence d'un grand nombred'hommes de lettres tunisiens et étrangers. Son comité de rédaction formeune équipe homogène et semble avoir ce "souffle " qui a tant manqué aux

écrivains tunisiens avant l'indépendance ».Je reçus une lettre signée Beuve-Méry où ce dernier m'exprimait sesregrets de ne pouvoir publier mon « droit de réponse ». Je ne sus jamais pourquoi !

Pour terminer cette brève évocation de la vie  à'Al Fikr,  je voudraisattester, pour l'Histoire, que jamais Bourguiba n'est intervenu pour eninfluencer la ligne éditoriale.

Durant les trente et une années d'existence de la revue, il ne me fit que

deux remarques concernant la revue qu'il lisait assez régulièrement.Un jour, il me confia qu'il trouvait que, pour le rayonnement de la Tunisiedans le monde arabe, Al Fikr  faisait autant sinon plus qu'une ambassade.

Un autre jour, en 1967, il commenta élogieusement un numéro spécial surl'Islam et les musulmans où j'avais réussi à faire s'exprimer des intellectuelstunisiens d'horizons aussi différents que Béchir Ben Slama, Chemli, Jaïet,Guermadi, Laroussi Metoui et Fitouri. Il avait été particulièrement frappé parl'audace de l'article de Jaïet sur la Révélation.  « Quand je pense que Tàhar

 Haddad avait été persécuté pour son livre sur la femme et la religionmusulmane, alors qu 'il n 'est pas allé aussi loin que Jaïet ! » Et il évoquaitses souvenirs sur ce grand réformateur : « Je le vois encore, emmitouflé dans

 son burnous, tout seul, assis au café  La Casbah. Personne n 'allait lui direbonjour ! ».

Bourguiba se félicitait de l'évolution réalisée dans la conquête de la libertéde pensée et d'expression, trente ans après la disparition de Tahar Haddad.

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Pendant les deux années où je devais demeurer aux côtés de LamineChabbi, nous accomplîmes un grand travail dans le secteur de l'éducation,marqué par la multiplication du nombre d'écoles rurales grâce à lamobilisation populaire. Je recevais, toutes les semaines, des délégations desdifférents gouvernorats qui venaient réclamer des enseignants pour les

classes disponibles dans les nouvelles écoles bâties grâce à l'initiative populaire. Je me rappelle avoir, un jour, reçu à la tête d'une délégation deGabès un caïd, Hédi Mabrouk.

Malgré certaines résistances au sein du ministère sur lesquelles jereviendrai dans le chapitre consacré à l'éducation, nous avons pu continuerla politique d'arabisation nuancée et progressive, lancée paradoxalement parLucien Paye lui-même. Nous n'avons pas hésité à « tunisifier » les cadres duministère. Nous avons remplacé les chefs de service pédagogiques et

administratifs par des Tunisiens remplissant les conditions requises : pédagogie, compétence, patriotisme. Ainsi Mohamed Bakir, MahmoudMessadi et Ali Zouaoui furent nommés respectivement chef de service del'enseignement primaire, secondaire et technique. A. Babbou remplaça M.Luzi à la tête du service du Budget et de la Comptabilité. M. Boughnim quidevait poursuivre sa carrière à la Banque centrale, à la tête du service du

 personnel pour remplacer M. Sac et A. Sebaï à la tête du bâtiment enremplacement de M. Cary. Nous avons nommé aussi Salah Mahdi chef duservice des Beaux-Arts, un fin lettré Hassan Hosni Abdelwahad à la tête del'Institut d'Archéologie et l'historien Othman Kaak, conservateur de laBibliothèque nationale. Nous avons créé aussi un service de traduction etd'édition, en juillet 1956, confié à Tahar Khémiri. Très peu de Tunisiensoccupaient des emplois de catégorie moyenne ou supérieure, même les deuxstandardistes du ministère s'appelaient Mme Pousse et Mme Caruana !

Les huissiers étaient cependant des « indigènes ». Leur chef ou BachChaouch s'appelait Belkhodja. Il portait fièrement un séroual bouffant et unechéchia rouge. Un jour, Lucien Paye sonna et l'huissier en chef entra et

s'adressant à son directeur : «  Vous êtes sonné, Monsieur ? ».  Paye sedispensa de rectifier 1. Nous avons créé une École normale supérieure, dont la direction fut

confiée au professeur Ahmed Abdesselam, une École supérieure de Droitdont nous avons confié la direction à l'éminent magistrat Mohamed Malki ettrois écoles normales primaires "à Sfàx, Sousse et Monastïr. Cette dernièreécole devait être érigée dans la caserne de Monastir, bâtie sur une oliveraieayant appartenu à Mekki. Pour qu'elle fut prête avant la rentrée d'octobre

1956, il avait fallu faire rapidement des travaux d'aménagement. Le délégué,Abdesselam Ghédira, fit un marché de gré à gré avec un tâcheron local quidevait s'imposer par la suite comme un grand entrepreneur : Sadok Debbabi.Vu l'urgence et la proximité de la rentrée scolaire, il n'a pas été fait d'appel

1. Paye rappela cette anecdote aux membres des bureaux du syndicat de l'enseignement secondairedont j'étais membre... probablement pour adoucir l'ambiance des négociations...

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d'offres. Bourguiba me téléphona, lui-même, de Monastir. Je lui objectai quela réglementation en vigueur n'avait pas été respectée : « Pas de problème,me dit-il, je vais demander sur-le-champ à M. Hammadi Senoussi, conseiller

 juridique du gouvernement, d'adapter les textes ! Mais en attendant, ajouta-t-il, veuillez régulariser ! ».

En juin 1957, Mahmoud Messadi proposa à Lamine Chabbi des professeurs parisiens comme membres des jurys pour les examens de passage des normaliens de première en deuxième année. Pour la sectiond'arabe, il avança le nom de Régis Blachère. Je conseillai à mon ministre defaire exception, en invitant le professeur d'université égyptien et grandécrivain, Taha Hussein. L'ancien doyen de la faculté des lettres du Cairerépondit à notre invitation et arriva à Tunis le 29 juin 1957. J'eus l'honneurde lui organiser son séjour et de l'accompagner dans ses activités officielles.

Le 18 juillet, il proclama les résultats et ce fut une très bonne promotion.Parmi les étudiants qui réussirent l'examen de passage, je citerai Béchir BenSlama, Mohamed Sayah, Amor Belkheria, Larbi Abderrazak...

Taha Hussein accepta ma suggestion de donner une conférence et j'eusl'honneur de le présenter moi-même au cinéma Le Palmarium  devant unesalle bondée, où l'on remarquait la présence du président du Conseil, HabibBourguiba, de tout le gouvernement et des ambassadeurs des pays arabesaccrédités à Tunis.

Taha Hussein poussa la modestie jusqu'à assister au local del'Association des anciens élèves du collège Sadiki que je présidais alors, à lacérémonie de remise des Prix aux lauréats des établissements secondaires deTunis. Ce fut une fête de l'esprit et un grand bonheur pour un grand nombrede jeunes élèves d'approcher ce géant de la littérature arabe contemporaine.

À propos de cette visite, je voudrais évoquer un épisode demeuré inconnu.Le président Bourguiba qui avait beaucoup d'estime pour Taha Hussein, meconfia une enveloppe contenant 500 dinars1  pour la lui remettre commeindemnité pour la mission accomplie en Tunisie. Le jour de son départ, je lui

rendis visite dans sa suite à l'hôtel Majestic et, en y mettant les formes, je luitendis l'enveloppe. « Jamais ! me dit-il. Remerciez le président Bourguiba etdites-lui que ma modeste contribution à la création de l'université tunisienneest un devoir et un honneur pour moi. » Seul son secrétaire particulier FéridChehata assistait à l'entretien.

Le grand écrivain était un homme d'une grande probité intellectuelle etmorale. Je n'ai pas regretté d'avoir été à l'origine de son invitation.

Dès la formation du premier gouvernement de la Tunisie indépendante, en1956, le ministère de l'Éducation a été chargé de constituer et de superviserles jurys pour le choix du texte de l'hymne national et de sa composition.

1. A titre de comparaison, mon traitement de chef de cabinet était de 120 dinars y compris lesallocations familiales.

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Lamine Chabbi présida en personne ces jurys et me fît l'honneur de m'ennommer membre, avec le cheikh Tahar Ben Achour, Abdul Wahab Bakir,Hassan Hosni Abdelwahab, Othman Kaak, Manoubi Senoussi, MustaphaBouchoucha. Nous avions retenu trois candidats pour chaque concours et lesavions soumis à Bourguiba qui se trouvait à Monastir, pour le choix définitif.

Après avoir lu les poèmes et écouté les enregistrements, il choisit le poèteJalel Eddine Naccache pour son texte (Ala Khallidi - Immortalisez !) auquelil apporta quelques retouches et Salah Mahdi pour la composition musicale.

Le 6 juillet 1956, j'ai fait partie de la délégation tunisienne qui a faitadmettre la Tunisie au Bureau international de l'Éducation (BIE), situé àGenève et dirigé alors par le grand psychologue Piaget. Cette délégation

 présidée par le ministre Lamine Chabbi, comprenait Ahmed Noureddine,Mohamed Bakir, Abdesalem Knani, Ali Zouaoui et moi-même. C'était mon premier voyage en Suisse où j'admirai la beauté des rives du lac Léman et lecivisme des habitants de la patrie de Rousseau. Nous logions à l'hôtel

 Beaurivage, situé à une centaine de mètres du siège du BIE. Tous les joursnous marchions sur les berges du lac. Ahmed Noureddine nous faisait bénéficier de son talent de chanteur que je ne soupçonnais pas, en fredonnantla chanson de l'Égyptien Karem Mahmoud : «  Sur la rive de l'océan

d'amour, ma barque a jeté l'ancre » qui s'intégrait parfaitement au cadre.De même, j'ai accompagné le ministre à la conférence générale de

l'Unesco qui s'était tenue à New Delhi en octobre et novembre 1956, àl'hôtel Ashoka. Nous fûmes bloqués à Rome, car aucun avion n'était autoriséà décoller à cause de la guerre déclenchée contre l'Égypte, d'abord par Israëlle 29 octobre 1956, et ensuite par le Royaume-Uni et la France, les 5 et 6novembre 1956, qui occupèrent le canal de Suez à partir de Chypre. Surinjonction du président américain Eisenhower, suivie par celle du maréchal

Boulganine, président du Conseil de l'URSS, les alliés s'étaient résignés àévacuer le territoire égyptien entre le 4 et le 22 décembre. Nous avons dû, àRome, attendre le premier vol durant cinq jours au cours desquels notreambassadeur, Mondher Ben Ammar, fit preuve d'une grande affabilité.Grâce au concierge de l'hôtel convaincu par un bon pourboire, nous avons

 pu trouver des places dans un avion qui nous emmena de Rome à Istanbul puis à Téhéran et à Bombay où nous prîmes un petit avion omnibus qui nousdéposa, enfin ! après quatre escales, à New Delhi.

Lamine Chabbi retourna à Tunis après seulement quatre jours et meconfia la présidence de la délégation. Je devais séjourner un mois jusqu'à laclôture de la conférence où la Tunisie, comme le Maroc, ont été admismembres de cette prestigieuse organisation internationale.

C'est à l'hôtel Ashoka  que j'ai côtoyé le Premier ministre Nehru, dontl'élégance et la tenue m'avaient impressionné et Chou En Laï dont les yeux

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 brillaient d'une vive intelligence, entre autres personnalités participant à laconférence générale de l'Unesco. J'y ai connu aussi le grand poète syrienAmor Abu Richa, alors ambassadeur de Syrie à New Delhi, qui nous reçut àdîner chez lui et nous récita plusieurs de ses poèmes.

Le 7 décembre 1957, j'ai fait partie de la délégation tunisienne autroisième Congrès des hommes de lettres arabes qui se tint au Caire, à laFaculté d'agronomie. Elle était présidée par Mahmoud Messadi etcomprenait Hassan Hosi Abdelwahab et Mohamed Hlioui. Laroussi Métoui,qui était conseiller culturel auprès de notre ambassade en Égypte, se joignità nous. Le thème était : « L'écrivain et la nation arabe ».  La plupart desdélégués firent preuve d'un grand talent oratoire, mais le contenu de leursdiscours était, en général, creux ; les thèmes étant l'engagement pour lagrande cause arabe, la lutte contre le sionisme, l'impérialisme et surtout lasacro-sainte unité arabe. De la rhétorique ! Mahmoud Messadi fit uneintervention mesurée où il a « osé » évoquer la liberté d'expression del'écrivain, la liberté de pensée... Les autres délégués se déchaînèrent contrelui : Raïf Khouri (Liban) l'accusa de défaitisme et de lâcheté, Saïd El Ariane(Égypte) osa lui dire :  « Si vous ne croyez pas au nationalisme arabe,qu 'êtes-vous venu faire au Caire, La Mecque del'arabité ? ». Je n'en croyais

 pas mes oreilles !

J'ai pris la parole et répondu avec force que l'engagement n'était pasl'encagement, que le créateur littéraire ou artistique n'était pas la pièce d'un

 puzzle. J'ai ajouté que la Tunisie n'avait de leçon d'arabité ou d'arabisme àrecevoir de personne, que tout au long de la <r nuit coloniale », les Tunisiensavaient lutté pour la sauvegarde de la langue arabe. Lorsque, par exemple, ledocteur Fahmy, académicien égyptien, avait proposé en 1944 de substituerl'alphabet latin à l'alphabet arabe, ce fut Abed Mzali, qui lui répondit dansles colonnes de la revue AlMabaheth pour réfuter cette thèse et en démontrerles dangers d'acculturation et de dilution de la personnalité arabo-musulmane.

Dans cette hystérie collective, mon intervention a jeté un froid et je penseque beaucoup de participants se sont calmés. Les échanges furent moinsagressifs1.

A l'occasion d'une pause, Taha Hussein a tenu à me saluer en me disant,en français dans le creux de l'oreille : « Et pourtant, ils n 'ont pas été payés

 pour cela ! ».Le grand romancier Mahmoud Taymour (décédé le 26 août 1973)

m'invita à prendre le thé chez lui. Il se plaignit, lorsque nous fûmes seuls, de

la main mise d'une soldatesque médiocre sur les lettres et les arts en Égypte,ajoutant : «  Les vrais créateurs se sont tus !  ». Il me donna quelquesnouvelles qu'il me pria de publier dans ma revue Al Fikr. Ce que je fis avec

 plaisir !

1. J'ai publié dans Al Fikr  le texte de Mahmoud Messadi et ma réponse à ses détracteurs.

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Hassan Hosni Abdelwahab, qu'on surnommait au Caire « Le Pacha », mefît visiter le musée du Caire où j'ai pu admirer les momies des pharaons etles trésors archéologiques égyptiens. C'est lui aussi qui me fit connaître Khan

 Khalili  qui ressemble aux souks de notre médina, mais avec plus demouvement, de bruit, de pittoresque et de richesse.

J'ai beaucoup aimé l'Égypte, son histoire plusieurs fois millénaire, son peuple si fin, si sensible à l'humour, malgré sa résignation au sous-développement, comme je ne cesse d'admirer ses écrivains, ses poètes, sesmusiciens. Je devais retourner au Caire en 1962 pour participer, en tant que

 président de la Délégation des hommes de lettres tunisiens, au Congrès deshommes de lettres d'Afrique et d'Asie et nous avons été, à cette occasion,longuement reçus par Nasser.

Tels furent les faits notables de ma première incursion dans lesresponsabilités étatiques qui devait inaugurer une nouvelle étape de ma vie.

Même si je devais, pour un court laps de temps, retrouver mes anciennesfonctions d'enseignant au lycée Alaoui, une dynamique semblait s'êtreétablie qui n'allait plus me permettre de m'écarter de l'exercice desresponsabilités publiques aux différents départements ministériels, dont j'aieu la charge au cours d'un itinéraire bien rempli dont il me faut, à présent,tenter d'établir un bilan.

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TROISIEME PARTIE

Tous comptes faits

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Contribution à l'édificationr

d'un Etat moderne

De la même manière que j'avais tenté de concilier mon travail de chef decabinet du ministre de l'Education nationale et la direction de ma revue, jesouhaitais pouvoir continuer à concilier mes différents tropismes :engagement politique et social, attrait pour récriture et l'expression littéraire,vocation pédagogique et intérêt pour le sport.

Le moment historique que vivait la Tunisie indépendante rendait difficileet aléatoire cet exercice de conciliation entre pensée et action,accomplissement personnel et militantisme au service du bien commun,retrait philosophique individuel et participation disciplinée collective.

Les cadres de ma génération avaient en charge impérieuse la constructiond'un État et d'un pays émergents. Nous ne pouvions pas aisément noussoustraire à cette « ardente obligation » de nous jeter dans le feu de l'actioncollective. Au risque, pour certains, de voir s'y calciner quelques ambitions

 plus personnelles.Tout en acceptant, en militant discipliné et en patriote engagé, des postes

de responsabilité dans divers secteurs de la vie nationale, j'ai eu la chance deconstater que, dans l'ensemble, ma carrière politique à la tête de diversdépartements ministériels correspondait en général à mes différents centresd'intérêt.

À part le ministère de la Culture dont je n'ai jamais eu la charge directe,mes autres fonctions ministérielles1  se sont harmonisées avec l'un ou l'autrede mes tropismes ou m'ont révélé, parfois, des centres d'intérêt moinsévidents à première vue mais tout aussi pertinents, comme ce fut le caslorsque j'occupais les fonctions de ministre de la Santé publique ou deministre de la Défense nationale.

1. Ministre de la Défense nationale (1968-1969) ; ministre de l'Éducation nationale à trois reprises, en1970,1972 et 1976 ; ministre de la Santé de 1973 à 1976.

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J'ai retracé, dans le détail, ce parcours de responsable de diversdépartements dans un précédent ouvrage1. Aussi, dans le cadre de cesMémoires, je choisirai, pour restituer cet itinéraire, un autre point de vue.

Au-delà de la description factuelle de la conduite, au jour le jour, d'uneaction, je m'intéresserai plutôt à tenter d'établir un bilan de ce que jeconsidère avoir été mon apport dans l'exercice de telle ou telleresponsabilité !

C'est pourquoi j'ai intitulé cette partie retraçant ma carrière politique,avant l'accession à la Primature, « Tous comptes faits ».

Ce titre implique un bilan. J'essayerai de l'établir dans les pages quisuivent, de la manière la plus objective et honnête possible. Tout enreconnaissant la difficulté de cet exercice d'auto-évaluation et tout en étantconscient de l'incomplétude des souvenirs.

Mais même si une part modeste de nos actions survivent dans lesmétamorphoses du temps qui passe, comme l'écume des jours, beaucoup deceux qui ont partagé avec moi certaines aventures dans ces différentsdomaines, sauront retrouver l'enthousiasme sincère qui avait présidé à cesgerminations et à ces éclosions.

1. La parole de l'action, Publisud, 1984.

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CHAPITRE I

Au service de la jeunesse et du sport.Les séductions d'Olympie

Voir loin, parler franc, agir ferme !Pierre de Courbertin

 Il faut apprendre au corps à saluer l'esprit.Gœthe

C'est le matin. Comme bien souvent, je marche à travers la ville. D'un

 bon pas.Avec la lucidité du sportif, je sais bien que le fleuve du temps a poursuivi

sa route depuis ce jour de novembre 1977 où, répondant à un défi lancé parun de mes collègues du gouvernement, j'avais effectué d'affilée 56 tours de

 piste de 400 mètres, soit 22 kilomètres 400 en deux heures trente, tandis quele champion olympique, Mohamed Gammoudi, qui avait eu la gentillesse decourir quelques kilomètres à mes côtés, se voyait contraint par une tendiniterécurrente de s'arrêter, d'où les blagues dénuées de toute méchanceté de mes

camarades... Mzali a battu Gammoudi ! !...Il n'empêche que par cette déambulation matinale quasi quotidienne

s'exprime aujourd'hui encore mon goût inchangé pour l'effort physique, cegoût du sport qui ne m'a jamais quitté depuis l'enfance. Au long des rues,attentif aux passants que je croise, mais détaché de la sensation immédiate,

 je songe. Les images se succèdent, se bousculent, certaines sont gaies,d'autres me conduisent à de nouvelles évocations, de nouvelles réflexions.Le sport ce n'est pas seulement un divertissement, ni une hygièneélémentaire, c'est une règle de vie ; il demeure une des lignes de crête de monexistence.

Éducation. Confrontation. Éthique. La saine pratique sportive relève deces trois registres, de ces trois notions autour desquelles viennent s'articulertout naturellement mes réflexions et mes analyses.

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La vie est un puzzle, aux pièces innombrables. Nous les assemblons,mêlons, classons, dispersons, jusqu'au dernier jour, tendant plus ou moinsvainement à une unité, à une logique peut-être fictives. Ainsi, je suisconscient que séparer ces trois domaines est avant tout une construction del'esprit, puisque dans la réalité de la pensée et de l'action, mon itinéraire

s'effectua simultanément dans chacun d'entre eux.

Il pleut. Le flot de la mémoire me ramène au printemps 1941. Commentl'adolescent de 15 ans que j'étais alors aurait-il pu imaginer qu'un jour il severrait confier les affaires de la jeunesse de son pays, alors que, désigné parmiles élèves du collège Sadiki, il patientait sous un déluge, avenue Gambetta- lafuture avenue Mohamed V - avant le passage de l'ancien « Mousquetaire » du

tennis français, Jean Borotra. Celui-ci, qui avait accepté, en juillet 1940, de prendre place dans le gouvernement de Vichy où il poursuivra son action jusqu'au 18 avril 1942, effectuait une tournée en Afrique du Nord « deCasablanca jusqu'à Bizerte » ; tournée à laquelle il avait convié centcinquante athlètes de Métropole parmi les plus fameux... C'était au coursd'une compétition d'athlétisme organisée à cette occasion que certainsathlètes tunisiens s'étaient illustrés : Hédi Saheb Ettabaa parcourut les 100 men 11 secondes, Mekki les 400 m en 50 secondes... nouveaux et appréciables

records à l'époque1

  !Bien plus tard, en 1978, je serai amené à faire connaissance de Borotra,lorsque j'ai été coopté comme « membre étranger » de l'Académie desSports de France, dont il était l'un des vice-présidents et lorsque je pris placela même année au Comité exécutif du Conseil International pour le Fair Playqu'il présidait depuis sa création et auquel il consacra une part de ses activitésmarquées du sceau d'un dynamisme communicatif.

En 1941, c'était le « Commissaire général à l'éducation générale et aux

sports » que nous devions attendre et applaudir. Le cortège passé, je dusabandonner mes belles espadrilles littéralement aspirées dans la gadoue etrentrai chez mon oncle à El Omrane, les pieds nus...

À la fin décembre 1958, l'enseignant et le fondateur de la revue culturelle Al Fikr  que j'étais devenu, apprend, quelque part dans l'avion entre Rome etTunis vers laquelle revenait la délégation tunisienne au 4e  Congrès des

écrivains arabes qu'il avait présidée au Koweit, de la bouche du CheikhFadhel Ben Achour (1909-1970) qui vient lui-même de lire la nouvelle dansun journal distribué par  Tunis Air  et se réjouit d'être le premier à me féliciter,

1. Ces deux champions couraient sous les couleurs de  l'Orientale de Tunis,  dirigée par un grandmeneur d'hommes : Olivier!

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que le président Bourguiba remaniant le gouvernement 1  m'avait confié lesfonctions de directeur général de l'Enfance, de la Jeunesse et des Sports. Jen'avais que 33 ans depuis quelques jours. Ce fut pour moi une surprise totalecar rien ne laissait prévoir pareille promotion.

Après une première réaction d'étonnement et d'autoquestionnement -d'une part, j'aimais enseigner et, de l'autre, mon approche des milieuxministériels se bornait jusqu'alors à mon expérience de chef de cabinet de feuLamine Chabbi, premier ministre de l'Éducation nationale de la Tunisieindépendante - je répondis à l'invitation du Président que son secrétaire

 particulier m'avait transmise dès mon arrivée à l'aéroport, ce samedi 30décembre 1958. Bourguiba me reçut au milieu des militants dans sa maisondu « quartier des Tripolitains » et me fit cette remarque un peu malicieuse :

« Je me demandais : et si par hasard Si Mohamed déclinait cette charge déjàannoncée dans les journaux ? ».  Je lui répondis en lui exprimant magratitude. Le 2 janvier 1959, j'étais à mon poste, sans savoir que j'allaisl'occuper pendant près de six années 2.

Le Président me demanda si je préférais voir rattachée la directiongénérale à la tête de laquelle il venait de me désigner, à la présidence de laRépublique ou si je me contenterais du statu quo, c'est-à-dire de son

rattachement au ministère de l'Éducation. Pensant à l'efficacité et à jouird'une plus grande liberté d'action, je choisis de « dépendre » de la

 présidence. J'étais de fait un secrétaire d'État, puisque j'assistais à tous lesconseils des ministres et que, depuis octobre 1959, j'étais député. Je n'avais

 jamais pensé à mes émoluments qui demeurèrent ceux d'un directeur générald'administration.

Quel autre but pouvais-je avoir que celui d'éduquer la jeunesse

tunisienne et de donner un sens à sa vie, ces adolescents constituant prèsde la moitié de la population, tandis que les moins de 25 ans enreprésentaient les deux tiers ?...

Je compris rapidement qu'il fallait absolument rattacher à la Direction dessports dits « civils », le sport scolaire et universitaire pour pouvoir agir en

 profondeur sur des acteurs qui ne pouvaient être séparés. Le ministre del'Éducation nationale de l'époque, Mahmoud Messadi, refusa obstinémentd'envisager cette dévolution. Je dus solliciter l'arbitrage du Président qui serangea à mon point de vue. Messadi renâcla avant de se résoudre à la

 passation de pouvoir que lui ordonnait le Président.

1. Hédi Khefacha et Ahmed Nouredine furent nommés ce jour-là, le 30 décembre, respectivementministre de la Justice et ministre des Travaux Publics.

2.  C'était au Palais Cohen, Avenue de Paris, siège du Grand Conseil du temps du Protectorat,aujourd'hui local de l'Union des Ecrivains.

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Quoiqu'il en soit, « l'unité » du Département se réalisa. Désormais, j'avais toute latitude pour effectuer les réformes souhaitées, modifier leshoraires de l'Éducation physique et sportive et former, en priorité, les cadresnécessaires à l'action programmée. D'une heure par semaine, je fis passer lescours d'éducation physique et sportive à cinq heures ; tandis que dans le

secondaire, l'horaire obligatoire fut porté à trois heures, plus deux heuresd'entraînement pour les membres de l'association sportive scolaire, et unaprès-midi consacré aux compétitions. Encore fallait-il former des

 professeurs et des maîtres compétents pour que ce projet se concrétisât. J'aifondé, à cet effet, une École de formation à Bir El Bey, dont sortit après uneannée une première promotion de cent enseignants, suivis de quatre centsautres en quatre ans '. J'ai créé par la suite une École normale de maîtresd'éducation physique, à Sfax. Et j'aurai garde d'oublier, à El Omrane, la

fondation du premier Centre de formation de maîtresses d'éducation physique, au prix de difficultés sociologiques que les nouvelles générationsauraient de la peine à imaginer.

 Nous étions donc en 1959 et la libération de la femme était encore à ses premiers balbutiements. Les parents suivaient avec peine et non sansréticence le rythme réformateur de Bourguiba. J'ai dû charger Leila Sfar,normalienne et animatrice au centre de Bir El Bey d'aller d'un établissementà un autre pour convaincre les filles et les motiver. Pour donner l'exemple,

 j'ai persuadé mon beau-père d'autoriser sa fille à quitter le lycée de jeunesfilles de la rue du Pacha pour passer le concours d'entrée en première annéede l'Institut national des Sports (section féminine). Elle devait réussir cetexamen et faire par la suite toute sa carrière dans l'enseignement des sports.

Pour former les professeurs de lycées et de facultés, j'ai fondé l'Institutnational des Sports à Kassar Saïd. J'avais repéré un ancien camp militaire del'armée française où il n'y avait que des baraquements en mauvais état,

 beaucoup de fils barbelés et toutes sortes de bestioles peu ragoûtantes ! J'ai

 bataillé dur auprès de feu Béhi Ladgham, alors secrétaire d'État à la présidence et ministre de la Défense pour qu'il acceptât de nous concéder cetétablissement. J'ai fait étudier rapidement le projet et construire, en un tempsrecord, une piscine couverte de 25 mètres, un grand gymnase, des bâtimentsd'internat et plusieurs terrains pour tous les sports collectifs.

Plusieurs fois par semaine, j'inspectais les chantiers et discutais avec lesarchitectes, entrepreneurs et fonctionnaires du ministère des Travaux publics.Dans cet Institut supérieur devaient être formés non seulement les

 professeurs, mais aussi les futurs cadres du sport civil, les entraîneurs desdiverses disciplines sportives, les arbitres... et aussi des jeunes venus decertains pays arabes et surtout d'Afrique subsaharienne. Parmi ces étrangers,

1. Ces maîtres étaient astreints à réserver quatre heures par semaine aux clubs civils de la ville où ilsexerçaient. Ce qui explique l'essor des sports collectifs comme le hand-ball, le volley-ball, le

 basket-ball... presque inexistants à l'époque après le départ des Français et des Italiens.

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 je citerai un jeune Libyen, Béchir Attarabulsi, qui s'était présenté en 1960 àmon bureau, sans aucune demande écrite préalable ni correspondancediplomatique, et auquel, après une visite médicale, j'accordai une inscriptionet une bourse d'études. Il devait réussir son professorat d'éducation physiqueet devenir par la suite un éminent dirigeant du sport libyen. J'ai parrainé en1979 sa candidature au CIO. C'est un homme droit et compétent ; il estdevenu et demeure un grand ami. Les questions relatives à l'enfance et

 particulièrement l'enfance la plus démunie requéraient également monattention vigilante. Je m'y employai en contribuant, comme s'y était attachéle premier secrétaire d'État à la Jeunesse et aux Sports de la Tunisieindépendante, le militant Azouz Rebaï, à développer ces « villages d'enfantsde Bourguiba », structures d'accueil pour les orphelins et autres abandonnés.Celles-ci avaient été mises en place par Bourguiba, alors Premier ministre, ausortir du terrible hiver 1955 qui avait vu deux de ces déshérités mourir defroid. On n'hésita pas alors à aménager des casernes abandonnées, voire des

 baraquements de construction de barrages ou de locaux d'anciennes minesdésaffectées. Cette initiative devait avoir les plus heureux développements.Plusieurs futurs cadres de la nation ou grands champions comme Zammel(village d'enfants de Haffouz) y trouvèrent les conditions d'un bon départdans la vie.

Quant aux activités socioculturelles, j'étais convaincu de la nécessité de

les multiplier, afin que les jeunes y trouvent, en dehors de la famille et desétablissements scolaires ou du lieu de travail, un cadre propre àl'épanouissement de leurs facultés psychiques, physiques et une meilleureintégration sociale : des maisons de jeunes, des auberges de jeunesse, descolonies de vacances, des ciné-clubs, des centres aérés... Bir El Bey et BoijCedria (à 20 km de Tunis) y pourvurent. Des centaines d'élèves maîtres etélèves maîtresses y avaient reçu une formation d'animateurs, de cadres de jeunesse... Je cite, pour leur rendre hommage, notamment Hédi Essafi,

directeur de Bir El Bey et Borj Cedria, Habib Sfar et Béchir Bouassida,Béchir Ghazali... Pour les maisons de jeunes, un plan-type avait été conçu etle coût évalué à 60 000 dinars, soit 60 000 francs français (10 000 eurosenviron). Le budget de mon département et les municipalités volontairesdevaient supporter le coût, à égalité.

La première maison de jeunes fut édifiée à Radès (12 km de Tunis), carle maire était très motivé (c'était le militant et syndicaliste Abdallah Farhatqui veilla sur tout). Le Président tint à venir inaugurer lui-même cette

 première réalisation en Tunisie. Bizerte, Sfax, Sousse, Kairouan, Kasserine,et bien d'autres, suivirent.Pour mener à bien ces actions, il m'avait fallu venir à bout de certaines

réticences. C'est ainsi que lors d'une mémorable séance de nuit du Conseilnational du Néo-Destour, en 1962, tenue à la Bourse du Travail, le soutiendu ministre de l'Intérieur fut nécessaire pour convaincre plusieurs militants

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que leurs critiques ne prenaient pas suffisamment en compte l'intérêt des jeunes générations. Je me souviens encore de la charge véhémented'Abdelmajid Ben Amor et surtout de Radhia Haddad, présidente de l'Uniondes Femmes, qui m'a reproché de dilapider les deniers de l'État enconstruisant ces maisons de jeunes à coup de milliers de dinars, en ajoutant :

« De mon temps, nous nous contentions, pour nos activités périscolaires, de garages et de débarras /... ».Quoi qu'il en soit, au prix de discussions parfois vives et de

détermination, des progrès évidents s'étaient manifestés quim'encourageaient à aller de l'avant.

Le sport est une éducation. Il sait attribuer à chacun selon son mérite etson effort, au-delà de toute classification sociale. Il illustre, de façon concrèteet plénière, le fameux « ascenseur social » qui permet à toute société de

 bénéficier de l'énergie et de l'engagement de l'ensemble des citoyens.Le chantier était vaste et je m'attelais à la tâche avec conviction et passion.

Sur le sens profond que revêt à mes yeux le sport, je me suis souventexprimé. Dans mon ouvrage La parole de l'action, j 'a i écrit :

« L'activité sportive constitue une éducation du corps et de l'esprit [...]Cette éducation est un élément fondamental de la formation intégrale de

l'homme. Certes, en premier lieu, le corps est l'expression du dialogue avec soi-même et cette éducation du corps constitue une marque du respect de soi[...] Mais le corps permet aussi une rencontre avec autrui et, à ce titre, il estune expression de ma présence au monde autant qu'il constitue moninstrument privilégié de communication. Le sport apparaît alors commecondition de l'art de vivre avec les autres ; une manière de tendre, avec

 sérénité, une main amicale ; finalement, un humanisme en marche ».

Cette conviction s'appuyait sur une expérience personnelle. Enfant àMonastir, ou élève au collège Sadiki, nos jeux étaient physiques : nouscourions partout, la mer était constamment présente. Et puis, il y avait lefootball. Je ne peux pas dire que mes parents aient été favorables au sport,considéré alors comme une perte de temps, et je ne pus jamais songer à «signer une licence » sportive. Je me consolais avec les autres gamins duquartier ou les camarades de Sadiki en utilisant les boîtes vides de conservede tomates ou les chaussettes bourrées de chiffons, comme ballons, ou alorson organisait des séances de jonglage au pied, toujours, avec des pièces demonnaie trouées de 5 sous attachées à un morceau de papier modelé en ailesde papillon. Surtout il y avait eu, dès avant la Seconde Guerre mondiale, àMonastir, au stade d'El Ghedir (l'étang) des rencontres organisées par la

 Ruspina Sports,  fondée en 1923, qui se transforma, le 13 janvier 1942, enUnion sportive monastirienne, cette chère USMO, présidée durant plusieursannées par M. Petech, mon directeur de l'école franco-arabe de Monastir.

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Puis l'avait rejointe, dans mon cœur de supporter,  Y Espérance sportive deTunis  (EST) qui m'enthousiasmait car tous ses joueurs étaient tunisiens etqu'elle était de fait l'équipe du bon peuple de Tunis, voire de toute la Tunisie.Je pourrais encore réciter par cœur la composition de l'équipe fanion desannées 1941 à 1946, qui tenait la dragée haute aux clubs « français », telsl'ASF, le  Stade Gaulois,  la  Jeanne d'Arc,  ou israélites tels l'UST. LesLaroussi, Mouldi, Draoua, Klibi, Mabrouk, Kacem, Moncef Zouhir, LarbiSoudani... me faisaient vibrer, ainsi que la majorité des Tunisiens.

Un incident s'inscrivit dans mon esprit, d'une empreinte indélébile, àl'occasion d'une rencontre comptant pour la coupe d'Afrique du Nord.L'EST affrontait le Club des Joyeusetés d'Or an (CDJ) formé d'Européens.Te n'aurais donné pour rien au monde ma place resquillée du côté « pelouse> avec mon ami Mohamed Hachem. C'était en avril ou mai 1941 ! L'arbitre,

Elyès, ayant sifflé un penalty « contre nous », Kacem, le grand Kacem,nalgré sa petite taille, perdit tout contrôle de lui-même au point de se faireexpulser, et un tir imparable sanctionna l'élimination de Y Espérance par 1 à) ! J'en conclus que si le joueur avait contrôlé ses nerfs et respecté la décisionle l'arbitre, il serait resté sur le terrain et peut-être aurait contribué à lavictoire de son équipe. Je sentais instinctivement que le sport, ne prenait toutïon sens que si, au-delà de l'enjeu du moment de la confrontation et de lafièvre des uns et des autres, les règles écrites et même non écrites se

rouvaient respectées par des adversaires loyaux. En tout cas, je découpais lesDhotos de mes joueurs favoris dans les rubriques sportives des journaux dei'époque tels Tunis Soir  ou Le Petit Matin.

Il ne s'agissait plus de ballon rond lorsqu'en mars 1947, avec quelquescondisciples de ma classe de philosophie, je sautai le mur de clôture ducollège Sadiki et fis l'école buissonnière pour assister au stade Géo André -le futur stade Chadli Zouiten, du nom du regretté président de Y Espérance etie la Fédération tunisienne de football - à la célébration de l'anniversaire de

la création de la Ligue des États arabes ; ce qui me valut une exclusion dequelques jours.Bientôt, prenant mon destin en main, j'allais franchir la Méditerranée pour

devenir un étudiant parisien. Assidu aux cours et sur les différents lieux dusavoir et du militantisme, s'il m'arrivait tout de même de m'éloigner desamphithéâtres et bibliothèques du Quartier latin, c'était pour goûter les joiesdu théâtre et du cinéma. Mais mes dimanches après-midi se voyaientrégulièrement dévolus à la fréquentation du Parc des Princes où je retrouvais

l'enthousiasme des « derbys » tunisiens en tant que fervent supporter, nonsomme Albert Camus du  Racing Club de Paris  en souvenir du RUÀd'Alger, mais du Stade français qui fut un temps une constellation de talents,Orchestrés par la classe d'un natif du Maghreb, « la perle noire », l'élégantintérieur gauche marocain Larbi Ben Barek. Il m'arriva de partager avec lui

le thé à la menthe au palais Berlitz situé derrière l'Opéra Garnier. Je

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remarquais à la lecture de France-Football  où trônait Gabriel Hanot que cegrand joueur était qualifié de... « Français » quand il marquait un but etredevenait « Marocain » sous la plume des mêmes journalistes quand, parexception, sa performance était moins réussie qu'à l'accoutumée ! Je m'enamusais ou m'en indignais dans les lettres que j'adressais à mon ami

Mohamed Hachem, missives où je lui exprimais mes émotions de spectateur,le plus souvent debout dans les places bon marché des virages...

Loin des stades tunisiens, j'avais adopté pour idoles des championsfrançais tels que l'extraordinaire gardien de but Julien Darui (CO Roubaix-Tourcoing), supérieur à mon sens au cascadeur René Vignal surnommé parles Anglais  theflyingfrenchman,  l'arrière Salva arrivé d'Alger, le défenseurProuff, l'avant-centre lillois Jean Baratte, l'ailier Ernest Vaast, successeur,dans un autre style, du virevoltant « Fred » Aston, longtemps gloire du Red

Star  de Saint-Ouen, Roger Marche, le sanglier des Ardennes, Heisserer inter-droit de Strasbourg. Plus tard, ce fut l'école rémoise, modelée par AlbertBatteux, exemple de finesse et de sportivité, réunissant Raymond Kopa,Roger Piantoni, Robert Jonquet et Just Fontaine - un « Marocain » -, quirecueillit mes suffrages

Comment, pour parler d'autres sports, ne pas vibrer aux exploits deMarcel Cerdan - un autre « Marocain » ? J'étais à Paris, fin octobre 1949,lorsque se répandit la nouvelle du drame des Açores. Le  Constellation

l'emmenant vers les États-Unis pour le combat revanche contre La Mottas'était écrasé dans la nuit contre un pic montagneux. Aucun survivant ! Parmiles victimes il y avait la grande violoniste Ginette Neveu. J'ai vécu ce dramecomme un deuil personnel.

Comment ne pas être ému devant le courage des coureurs du Tour deFrance ? J'admirais Gino Bartali, le fringant Louison Bobet, l'immenseFausto Coppi surtout, dont la disparition prématurée, le 2 janvier 1960, me

 plongea, comme tant d'autres sportifs, dans la tristesse... Ces sentiments

d'admiration juvénile envers les beaux gestes et l'émotion spontanée desgrands moments du sport, envers la qualité humaine des champions, je les aitoujours ressentis et les ressens encore avec la même fraîcheur, la mêmeardeur.

La pratique de l'exercice physique et du sport est restée l'une descomposantes de ma vie. Quelles que soient plus tard mes responsabilitésgouvernementales, fut-ce de Premier ministre, mes journées commençaient

 par un décrassage musculaire. Si je gardais un faible pour le tennis, il m'était

1. J'ai eu aussi l'occasion de voir évoluer Lev Yachine, l'araignée noire (1,84 m !) qui, au-delà d'uneattitude nonchalante, était réputé pour sa détente à l'horizontale, ou l'Anglais Gordon Banks,surnommé the Banks ofEngland, célèbre avec l'arrêt le plus extraordinaire de l'histoire du footballsur une tête de Pelé au Mondial de 1970 à Guadalajara (Mexique)... Et comment oublier SirStanley Matthews qui fut désigné « Ballon d'or » à 41 ans, en 1956 et joua son dernier match en

 première division anglaise cinq jours après son cinquantième anniversaire !!

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uc pms en plus difficile de préserver le temps pour des parties joyeuses maisdisputées, comme à l'époque si proche et déjà si lointaine où je résidais dansle logement de fonction de mon épouse, directrice à l'École normaled'institutrices. En revanche, les mardi, jeudi et samedi, mon groupe d'unedizaine de collègues et d'amis m'accompagnait pour une course d'au moinsdix tours de piste, souvent avec une intensité dépassant le simple footing. À9 heures, j'étais à mon bureau ou à celui du chef de l'État, le corps et l'espritrégénérés par ces soixante à quatre-vingt-dix minutes d'exercices vivifiants.

Bref, évoluer en survêtement m'a, je l'avoue, toujours mieux convenu queles salons ou les réceptions ! Si je m'attache à décrire ces expériences et cessentiments personnels, c'est pour faire comprendre combien j'ai pu meréjouir de me voir confier la responsabilité de ce domaine d'action. De la

 justesse du précepte de Jean-Jacques Rousseau, «  Plus le corps est faible, plus il commande ; plus il est fort, plus il obéit ! »,  j'étais intimement persuadé. Persuadé également - et je l'ai déjà exprimé dans La parole del'action - que « Le sport est pour l'individu une éducation, un apprentissage,une formation. Il constitue pour une nation, une école de droiture, uneinitiation à la pratique de la vertu, un exercice de démocratie ».

Pour relever les défis posés par les multiples chantiers projetés, il fallaitobtenir les crédits nécessaires en m'assurant du soutien du président de laRépublique qui se manifesta sans équivoque. Parfaitement conscient des

réticences et des préjugés exprimés par certains responsables politiques pourlesquels le sport demeurait une activité de second rang, voire un jeu de gosseset de rue, j'adressai au chef de l'État, en septembre 1960, un rapport danslequel je le sollicitais de présider la cérémonie d'ouverture de la saisonsportive pour l'année 1960-1961. Je lui demandais de « dénoncer le méprisque certains nourrissent à l'endroit du sport, considéré comme un jeudangereux qui distrait les jeunes de leur travail ou les éloigne des études...

 L'ignorance de ces dirigeants, pour lesquels le sport est synonyme de

 passion, de chauvinisme, de violence... ».Le Président a lu et annoté ce rapport qu'il m'avait remis et que je gardecomme souvenir. On trouvera ci-après, la reproduction de la fiche où il a jetéquelques idées ou propositions que je lui avais soumises, annoté en arabe eten français, ainsi qu'une des pages de ce rapport avec ses remarques enmarge.

Réagissant aux difficultés que je rencontrais pour faire avancer le projetde réalisation d'un Complexe national omnisports, j'adressai au Président, le24 novembre 1961, un rapport de dix pages dans lequel j'affirmais : «  Il fautun choc profond pour faire bouger les choses en Tunisie, et ce choc, vous seul pouvez le provoquer ». À vrai dire, le terrain était favorable, le Présidentayant été par exemple dès 1928, membre du Comité directeur de Y Espérance

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 sportive de Tunis.  Il avait en outre pu apprécier les effets des cours degymnastique avec son moniteur suédois au collège Sadiki lorsqu'il eut plustard à affronter les conditions rudes de sa détention, pendant dix ans, dans lesgeôles coloniales.

Le 30 septembre 1960, à la Bourse du Travail, son discours sur le sport

sa valeur morale et son rôle dans la construction de la nation, fut mémorable.Deux années plus tard, il n'hésita pas à faire un deuxième discours sur lemême thème, en prenant acte de l'évolution rapide des mentalités et desréalités. Désormais le regard des responsables et des cadres, politiques etadministratifs, jusqu'alors indifférents, changea. Ils devenaient de plus en

 plus attentifs.

Ma ferveur, sans doute communicative, étayée par le soutien du Président,allait me permettre de réaliser un grand nombre d'objectifs.D'abord, je désirai chiffrer aussi exactement que possible les besoins du

 pays. La compétence et le travail de M. Escande, maire de Mâcon, expert del'Unesco délégué auprès de mes services pendant quelques mois et deMoncef Ben Salem, commissaire à l'équipement sportif au sein de mondépartement, un homme honnête, patriote et compétent, me furent très utiles.Après étude démographique dans toutes les communes, et même dans les

zones rurales, ils ont établi les besoins du pays pour les vingt années à venir :stades, piscines, gymnases, maisons de jeunes, colonies de vacances,auberges de jeunesse, camps pour le scoutisme, ainsi que le nombre et lesspécialités des cadres nécessaires.

À l'occasion de la préparation du plan triennal (1962-1965), j'ai soumisaux responsables du Plan après une longue et minutieuse préparation, mon

 propre plan triennal qui s'inscrivait dans les perspectives décennales du Plannational. Lors d'une réunion de synthèse tenue dans la bibliothèque du

ministère des Finances et du Plan, la discussion a été serrée. Un calcul simplem'a révélé que l'enveloppe budgétaire qui était prévue dans le budget du plancorrespondait à 0,9 % des investissements inscrits pour les trois années àvenir ! Après une longue discussion, j'ai apostrophé mon collègue et ami BenSalah devant environ quarante ministres, ingénieurs, directeurs...

« Si Ahmed, si tu maintiens dans ton projet de plan ce pourcentageridicule de 0,9 %, la jeunesse ne te le pardonnera jamais.

1. Afin de souligner la rentabilité de ce chantier, j'affirmais à la page 6 de ce rapport : « De plus, surle plan de l'utilisation de la main d'œuvre, affecter le 1/15 des chômeurs de la région de Tunis dansles terrassements, dans l'infrastructure et le gros œuvre de l'édifice considéré, serait une opérationtout aussi rentable que celle qui consisterait à planter des arbres dans la même zone. Je pourraismême dire qu 'il serait plus utile à la main d'œuvre elle-même puisque celle-ci aura l'occasion de

 se voir offrir la possibilité de se spécialiser dans les chaussées, les coffrages, les ferraillages, lamécanique, l'électricité, la sonorisation ...Le Complexe national omnisports de Tunisie offrirait ainsila possibilité d'être un véritable chantier d'apprentissage et déformation professionnelle... ».

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- Puisque tu le prends ainsi, je ne peux plus discuter. Il faut demanderl'arbitrage du Président.

- Chiche !1  »Le Président a défendu mon projet et j'ai obtenu 4 % de crédits prévus

dans le plan triennal. Cela m'a permis de réaliser la cité sportive d'El

Menzah, à savoir un stade de 50 000 places, un gymnase polyvalent de 6 000 places 2 (agrandi à 7 000 places pour la boxe), un groupe de piscines dont unecouverte, toutes installations situées sur un terrain de 40 ha, pour lequel lamunicipalité de Tunis avait bien voulu prévoir la somme de 500 000 dinarsafin de le viabiliser, l'arboriser...

Pourquoi ai-je confié l'étude préparatoire de ce complexe olympique puissa réalisation aux Bulgares ? Ce point mérite une explication.

J'ai été élu en 1960-1963 et réélu en 1963-1966, conseiller municipal de

la ville de Tunis. Nous étions soixante conseillers et le président du conseilmunicipal était feu Ahmed Zaouche d'abord, Hassib Ben Ammar ensuite.J'ai également été élu président de la commission de la Culture, de laJeunesse et des Sports. J'ai eu la chance de connaître et de travailler avecl'ingénieur en chef des travaux de la ville, feu Osmane Bahri, exempled'abnégation, d'intelligence et d'infatigabilité dans le travail. Autour de lui,

 j'ai trouvé une équipe d'ingénieurs et d'architectes bulgares dirigés par M.Todorov.

Avec Osmane Bahri, Moncef Ben Salem et les techniciens bulgares, j'aichoisi moi-même le terrain, le programme, l'architecture et négociédurement le coût et les modalités de paiement : 3 millions et demi de dinars !dont seulement 400 000 dinars en devises 3 et le reste a été payé, sur dix ans,avec des phosphates et des agrumes !... Le chantier a duré trois ans et unemoyenne de 1 000 techniciens et ouvriers y ont travaillé jour et nuit !...

Mais dans une période où les besoins étaient criants dans tous lesdomaines, « l'ambition » du projet fit pousser de hauts cris. Même au sein du

gouvernement, le combat fut rude. Inutile d'évoquer ici toutes les peaux de banane réelles ou provoquées que j 'ai rencontrées tout au long de ces troisannées. Il me suffit de rappeler la dernière réunion interministérielle présidée

 par Bourguiba lui-même, au cours de laquelle les avis de mes collèguesétaient réservés ou franchement hostiles. De guerre lasse, et voyant que lechef de l'État se rangeait toujours de mon côté, un collègue sortit le dernierargument :

1. Autre exemple d'échanges « amicaux » :Ben Salah :  « Je ne commencerai jamais mon plan avec ce complexe !! ».Moi-même :  « Si Ahmed, n'en fais pas un complexe... ».

2. Je disais à certains de mes amis mélomanes, sur le ton de la plaisanterie, que sans cette grande sallecouverte, jamais la grande cantatrice Oum Kalsoum n'aurait pu venir se produire en 1968, caraucune autre salle n'aurait eu la capacité de « rentabiliser » ses deux concerts.

3.Les Bulgares ont utilisé cette somme en devises pour l'achat, en RFA, d'un tableau lumineux etd'équipements techniques pour les piscines.

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« Monsieur le Président,  dit-il,  les Américains sont mécontents !- Et pourquoi donc ?- Parce que Mzali a confié le marché aux Bulgares !- Je suis indépendant, bon sang ! Ce projet est bon, il est rentable et les

 Bulgares le réaliseront !... »

Il en fut ainsi ; et le 8 septembre 1967, dans l'euphorie générale, en présence de vingt pays participants, s'ouvraient dans la Cité sportive les Jeuxméditerranéens, que j' ai eu la charge et l'honneur d'organiser !

Plusieurs années après, Fouad Mbazaa, qui devait me succéder à ladirection générale de la Jeunesse et des Sports, et avait tenu à poursuivre monœuvre, écrira  1  :  «   [...]  C'est aussi quelqu'un qui fait ce qu'il a décidéd'entreprendre, quels que soient les obstacles. Le meilleur exemple est cettecité olympique que nous avons eue grâce à la persévérance de M. Mzali. Je

le dis, car j'ai été très proche de lui à l'époque et j'ai pris sa succession pourcontinuer cette œuvre-là ; s'il n 'y avait pas eu M. Mzali, on n 'aurait jamaiseu cette réalisation »  2.

Parallèlement, je menais un travail de recrutement, de formation et de perfectionnement à tous les niveaux et à l'échelle de toute la République. En plus des milieux scolaires, l'armée nationale et la garde nationale s'avérèrent

le meilleur vivier pour détecter les futurs champions et les perfectionner. Unnom doit ici être cité, celui du commandant Hassine Hammouda, dont j'aiobtenu le détachement en 1960 par la Défense nationale et que j'ai nommécommissaire général des Sports pour le centre et le sud tunisiens, avec poursiège Sfax. Il fit un travail énorme. Son amour du sport et sa formationmilitaire faite d'ordre, de discipline et du sens du commandement, firentmerveille. Bientôt la détection allait permettre que se révèle le talent d'unGammoudi. Hammouda revint par la suite à la Défense de 1964 à 1969, prit

sa retraite avec le grade de colonel et devint l'un des collaborateurs appréciésd'Horst Dassler, l'ancien patron d'Adidas, et l'une des personnalités qui ont joué un rôle indiscutable dans l'essor du sport africain.

Je n'oublie pas non plus que lorsqu'en 1968, devenu ministre de laDéfense, je décidai de créer, au sein de la caserne du Bardo, une école de

1. Mzali, l'authenticité  de M. Guitouni, éditions de la SROH, Montréal, 1984, page 130.2. Je signale qu'à cette époque, j'ai construit des centaines d'installations sportives et de jeunesse, cette

cité sportive, des villages d'enfants, alors que je n'avais pas de maison et que je logeais dansl'appartement de fonction de mon épouse. Beaucoup d'amis ne comprenaient pas... Ainsil'ingénieur en chef, Osmane Bahri m'a presque obligé à visiter en sa compagnie le terrain viabilisé« Notre Dame »... Le 3 octobre 1962, j'ai reçu une lettre du ministère des Travaux Publics et del'Habitat, signée de l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, chef de service des Bâtiments, del'Urbanisme et de l'Habitat, me proposant de choisir un ou deux lots sur le plan du lotissement (ElMahdi) - Notre Dame - où sont situés aujourd'hui le ministère des Affaires étrangères, la cliniqueTewfîk et la nouvelle maison de la Télévision. Je n'y ai pas répondu.. .à ce jour !

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formation des éducateurs sportifs militaires, le ministre français PierreMessmer accepta de détacher auprès de nous le colonel Gérard Dupont, quiconduisit durant plusieurs années le fameux « Bataillon de Joinville ».Initiateur d'une méthode d'avant-garde destinée à renforcer les qualitésfoncières du sportif de haut niveau, incluant notamment un solide

 programme de musculation. Il la prêcha aux élèves de l'EMES  1

  de mêmequ'à nos stagiaires du Centre sportif du Bardo. J'en fus moi-même un adepteassidu trois fois par semaine, retirant de cette pratique un bénéfice certain. Leministre Messmer détacha également le médecin lieutenant-colonel JeanLéger. Diplômé de médecine sportive, il donna aux élèves de l'EMES descours d'anatomie et de physiologie et les initia aux secrets des soins etmassages sportifs, tout en mettant sa grande compétence de médecingénéraliste à la disposition de tous.

Ils devaient, l'un et l'autre, rester des amis liés à la Tunisie par une sincèresympathie et une franche fraternité sportives.J'ajoute que l'EMES a formé plusieurs promotions d'éducateurs sportifs

dont certains devaient effectuer une brillante carrière, y compris dans le sportcivil.

Toutes mes actions étaient inspirées par une adhésion totale à une certaine philosophie du sport.

Au-delà de la simple application des règles, le respect de l'adversaire,

c'est le respect de soi-même. Cette loyauté, ce fair-play - terme anglais non pas intraduisible, mais que son élégance a imposé dans le vocabulaire sportifmondial, tant il est parlant - doivent rester indissociables du sport. C'est

 pourquoi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que je rendis publique, le 30septembre 1960, la « Charte du sportif », dont les compétiteurs s'engageaientà respecter la lettre et l'esprit. Ces temps ne sont plus, car d'autres modalitéss'imposent aujourd'hui, mais le climat qui entoura la naissance d'un vraisport national tunisien, mérite d'être évoqué et de servir de potentielle source

d'inspiration pour d'autres reformulations.Frappé par la qualité esthétique des Spartakiades auxquelles j'avais étéinvité à Prague en 1960  2, j'ai créé la Fête de la jeunesse qui prit place aulendemain du 1 e r   juin, fête de la Victoire, et se déroula, plusieurs annéesdurant, sous la présidence effective de Bourguiba.3

1. École Militaire des éducateurs sportifs.2. Les Spartakiades relevaient d'une tradition qui remontait aux fêtes du mouvement tchèque des

Sokols au XIXe

 siècle et avaient alors permis aux gymnastes d'affirmer la pérennité de la Bohèmeface à l'hégémonie de l'empire austro-hongrois. Plus tard, ces manifestations furent annexées parle communisme.

3. Avec les scouts tunisiens, j'ai organisé en août 1960 le jamboree qui a réuni 3 000 jeunes scouts detous les pays arabes et qui fut ouvert en présence du président Bourguiba, du secrétaire d'État à la

 présidence, des ambassadeurs arabes accrédités à Tunis. De même, j 'ai organisé, en 1962 le rallyeinternational des Auberges de jeunesse à Bir El Bey, qui a groupé environ 4 000 jeunes du mondeentier.

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Mais à côté de ces réussites, il y eut des moments difficiles et de duresdécisions à prendre pour tenir résolument le cap, avec sérénité, équité, maissans faiblesse.

Certains considéraient que l'attribution de places gratuites aux tribunesofficielles des stades et dans les loges municipales était un dû. Pour donnerl'exemple, j'ai payé de ma poche des cartes d'abonnement annuel pour lesmiens et pour moi. En qualité de vice-président du Conseil municipal et

 président de la commission de la Culture, de la Jeunesse et des Sports, j 'aidécidé de lutter contre ces mauvaises habitudes, de mettre fin au régime dela faveur et de l'exception. Pourquoi, disais-je, un simple citoyen paie-t-il sa

 place tandis qu'un ministre ou un conseiller municipal, ou un parent deresponsable, trouve naturel d'occuper une place de choix et ce,gratuitement ? Cela occasionna des grincements de dents et me valutquelques inimitiés.

Sur et autour des terrains, il fallait être vigilant. J'ai toujours accordé la plus grande attention au recrutement des arbitres et à leur perfectionnementcontinu, estimant que ces hommes en noir devaient être respectés par tous.Cela n'empêchait malheureusement pas les « incidents » ; comme ceuxsurvenus à l'issue de la demi-finale de la coupe de Tunisie de 1961, opposantà Sousse Y Étoile du Sahel  à Y Espérance Sportive de Tunis. J'avais assistémoi-même avec deux de mes enfants, en compagnie du gouverneur etd'autres responsables, à ce match. Les cars transportant les supporters deY Espérance et d'autres emmenant des touristes furent endommagés par des

 jets de pierre. J'ai appliqué le règlement en vigueur et décidé de suspendre leterrain de Sousse jusqu'à la fin de la saison. Mais le Président ne se satisfit

 pas de cette mesure. Il me demanda de dissoudre l'équipe de  YÉtoile duSahel. Avec Mahmoud Chehata, chef du service des sports, ancien joueur deYÉtoile, qui a fait ses études de droit à Paris à la même période que moi, nous

avons mis au point un stratagème consistant à soumettre à Bourguiba un projet de décision « suspendant la section senior de YÉtoile ». Nous pensionsainsi limiter les dégâts ! À Monastir, où nous nous étions rendus à cet effet,le Président ne fut pas dupe, il me dit :

(Suite 3)

Par ailleurs, j'ai profité de l'invitation du Comité olympique égyptien, en février 1971, pour

m'entretenir avec le secrétaire général de la Ligue arabe, Abdelkhalak Hassouna, étudier avec luiles causes de l'échec des Jeux panarabes et dégager les mesures susceptibles de relancer des Jeuxsur des bases solides, afin de leur assurer un succès sportif et populaire analogue à celui des Jeuxméditerranéens. Il a été décidé à cette occasion, avec mes collègues arabes du CIO (Egypte, Maroc.Liban), de convoquer une assemblée générale, dans les trois mois, pour élire un comité exécutif dedix membres. Malheureusement, aucune suite n'a été donnée à ces initiatives parce que la plupartdes ministres arabes des Sports étaient et restent, à ce jour, jaloux de leurs prérogatives et étaient -et sont encore - victimes de remaniements successifs pour des raisons étrangères à l'intérêt du sportet de la jeunesse. Ces Jeux panarabes posent, du reste, problème jusqu'à aujourd'hui !...

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« Si Mohamed, vous n 'avezpas étudié le droit. Dissoudre une associationc'est la faire mourir. Une personne morale qui disparaît !... ».  J'objectai :« Mais les jeunes, minimes, cadets, juniors, qu 'ont-ils fait ? ».

Bourguiba répondit :  « Si Mohamed, vous êtes jeune, vous n 'avez pasconnu les confréries des Aïssaouias qui, à la cadence d'une musique

endiablée, se perçaient les joues à l'aide de longues aiguilles ou quiavalaient des clous et des scorpions. Ils restaient ainsi dans un état second jusqu 'à ce que le "cheikh " leur sifflât à l'oreille quelques mots ésotériques. Ils se réveillaient d'un coup et retrouvaient leurs esprits. Cette décision que je prends, quoique draconienne, est ce coup de sifflet qui va réveiller les supporters envoûtés jusqu 'à l'inconscience par la passion de leur club ».

En réalité, très jeune, j'avais assisté en compagnie de mon père, en facede Sidi Mazri à Monastir, à ce type de scènes impressionnantes, que je n'ai

 jamais oubliées !Mahmoud Chehata avait les larmes aux yeux au moment où il rédigeait le

nouveau texte voulu par Bourguiba. Ce fut un grand choc dont les ondes serépandirent dans le pays. Les joueurs de Y Étoile adhérèrent au Stade soussienet remportèrent plusieurs titres. Deux ou trois années après, à la suite de moninsistance pour « ressusciter » Y Étoile, et à d'autres interventions peut-être,Bourguiba accepta de lever la mesure de dissolution de Y Étoile du Sahel, etrestaura son prestige. Elle continue, à ce jour, à servir le sport tunisien.

Cet épisode, où je fis preuve de discipline en acceptant d'assumer ladécision du Président, a dû me valoir l'inimitié de certains supporters deY Étoile sportive qui n'ont jamais su avec quelle constance je m'étais évertuéà sauver leur équipe.

Un soir de fin décembre 1962, en quittant l'Assemblée nationale aprèsune séance éprouvante consacrée à la discussion du budget, je bifurquai versminuit en direction de PINS (Institut national des sports) de Kassar Saïd, aulieu de rentrer calmement chez moi. En fait d'inspection, je fus servi. Lesélèves maîtres étaient tous agglutinés dans un des dortoirs, fumant, chantant,

 palabrant... Le lendemain, je convoquai le directeur, Hédi Saheb Ettabaa,recordman de Tunisie du 100 m, arrière-gauche international du  Clubafricain et ancien maître d'éducation physique au collège Sadiki. Au lieu deme soumettre un projet de sanctions, il s'évertua à trouver des circonstancesatténuantes à ses étudiants : beaucoup d'entre eux étaient des joueursvedettes dans leurs clubs... il y avait Chetali, Habacha, Ben Amor de Y Étoile

 sportive du Sahel, Antar du Club gabésien,  et bien d'autres, en effet... Jerétorquai que, pour moi, ils étaient d'abord de futurs collègues et dans lessalles de professeurs, dis-je, il n'y a pas de différence entre un professeur demathématiques ou d'anglais et un professeur de sports. Voyant que SahebEttabaa n'était pas convaincu, je lui dis :

« Je vous respecte, vous êtes mon ami, mais nous ne sommes pas d'accord sur la pédagogie à adopter à l'Institut. Je vous décharge donc de vos

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 fonctions et vous serez reversé dans votre cadre d'origine, à savoir :inspecteur d'éducation physique et sportive ».

Quelques jours après, j' ai pensé que j'aurais dû en informer le Présidentcar Hédi Saheb Ettabaa n'était autre que le mari d'une de ses nièces (fille deson frère, maître Mhamed Bourguiba). Dans son petit bureau de travail au

 palais Essaada à La Marsa, il me dit : «  Vous n'avez pas l'habitude dem'informer lorsque vous nommez ou mutez vos fonctionnaires ! Pourquoi me

 parlez-vous de celui-là ! Vous savez que j'ai une confiance totale en vous ! ».À la suite d'un match qui opposait notre équipe nationale de football à

celle du Ghana à Accra, les deux accompagnateurs, dirigeants fédéraux, BéjiMestiri et Ajmi Slim m'avaient signalé le comportement blâmable après lematch des joueurs Chetali, Tewfik Ben Othman, Henia et Sghaër. Ils étaientalors des vedettes nationales, mais je ne voulais pas qu'ils fussent des

gladiateurs à crampons. Je les convoquai. Sghaër avoua et je me contentai delui adresser des reproches. Les trois autres nièrent. Ils furent suspendus.Comptant sur les pressions des supporters, qui n'avaient du reste pas tardé,ils campèrent sur leurs positions. Je tins bon.

À l'occasion de la fête de l'Evacuation de Bizerte le 15 décembre 1963, àlaquelle avaient assisté, autour de Bourguiba, les présidents Nasser, BenBella et le prince héritier Ridha de Libye, un match opposa au stade Zouitenl'équipe nationale à celle du FLN. Tout le monde m'attendait au tournant. À

Bizerte, ce matin-là, Hédi Nouira et d'autres collègues avaient pronostiquéune défaite par 5 à 0. Je répondis que devrions-nous encaisser sept buts, je nesubirais jamais la pression de la rue. À la fin du match, auquel assistèrent

 plusieurs ministres tunisiens et algériens, Ben Bella, à l'époque président dela République, déclara à Radio Tunis, chaîne française : « Le match nul (0 à0) est avantageux pour... l'Algérie  /... ». Plus d'un an après, les joueurssuspendus m'ont adressé une lettre où ils avouaient leur mauvaiscomportement et s'excusaient. Je les graciai le jour même. Je ne sais si ce

document existe encore dans les archives de la FTF !...

J'ai toujours refusé les interventions de certains ministres, ougouverneurs, ou amis personnels du Président comme, par exemple, ledocteur Sadok Boussofara, maire d'Hammam-Lif et président du club local.Ils cherchaient toujours à effacer les sanctions que les fédérations prenaientcontre des joueurs ou même des dirigeants qui ne respectaient pas la Chartedu sportif. Finalement, tous durent se convaincre qu'il n'y avait pas de

 protection ou de passe-droits possibles, même pour ceux qui se croyaientintouchables.

C'est à la demande expresse du Président que j'acceptai d'ajoutermomentanément à mes charges, à compter de 1961, la présidence de laturbulente Fédération de football. Pour plus de représentativité, j'ai constitué

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un Bureau regroupant des personnalités sportives connues et représentativesdans leurs régions respectives : le Dr Hamed Karoui (Sousse), Béji Mestiri(La Marsa), Dr R. Terras (Bizerte), A. Kallal (Sfax), Salah Ben Jennat(Monastir et Kairouan) Ajmi Slim (Le Bardo), Hmida Hentati (/ 'Espérancede Tunis), A. Ben Lamine (Club africain) et M. Chehata, chef de service des

sports...Je réunissais tous les mardis le Bureau fédéral, et trouvais avec mes

collègues des solutions adéquates aux problèmes parfois délicats qui nousassaillaient !

Je dois signaler que Bourguiba avait dissous le Bureau fédéral à la suited'un différend avec l'ancien président Chadli Zouiten. J'ai été témoin de la

 brouille qui opposa les deux hommes dans la villa occupée à l'époque parBourguiba rue du 1 e r  juin. Zouiten défendait l'autonomie des Fédérations et

Bourguiba réagissait violemment au point qu'il donna un coup sur une tableet la coupa carrément en deux ! Ce fut pour moi très pénible. J'ai compris

 plus tard le pourquoi de ces éclats et de cette, « passion ». Dans  Habib Bourguiba, ma pensée, mon œuvre (1938-1943)  ont été publiées des lettresde Zouiten adressées à l'étudiant Bourguiba à Paris et qui avaient étéexcipées par le juge d'instruction militaire, le colonel Guerin de Cayla pourcharger le futur Président qui ne l'a jamais oublié ! 3

Pour ma part, j'ai toujours apprécié la personnalité de Zouiten, sonintégrité et son autorité naturelle. La famille sportive tunisienne l'a pleuré àla suite d'un accident mortel de la circulation survenu en août 1963, non loinde Bir Bouregba (55 km de Tunis). J'ai prononcé son oraison funèbre aucimetière de la Marsa.

La compétition sportive exalte les valeurs individuelles, engendre desenthousiasmes collectifs, parfois excessifs  4. Il faut comprendre qu'il n'est

 pas toujours facile de canaliser cette déflagration d'énergie.

Curieusement, je pourrais dire que mon véritable baptême sportif sur le plan international ne s'est pas produit sur les gradins des stades, mais dansun amphithéâtre d'un pays sportif entre tous, la Finlande. C'est, en effet, àHelsinki que, sous l'égide de l'Unesco, le gouvernement finlandais réunit, du10 au 15 août 1959, les participants d'une conférence sur le thème : « Sport

 — Travail - Culture », présidée par le très remarquable directeur général de

1. Il a été un des fondateurs de la JSK en 1942.

2. Pion, 1986, 751 pages.3. A la cote 114 du dossier d'instruction, Zouiten écrivait à Bourguiba : « Adresse-toi à un autrerayon ; chez moi on ne cultive pas les mauvaises herbes...  » ; et à la cote 109 :  « Tu es trop

 prétentieux et trop susceptible » ;  à la cote 110 : « combien je t'aimerai davantage, le jour où tuauras éteint en toi... la fatuité... »  !!... (page 222).

4. Ainsi de cette guerre déclenchée à l'occasion d'un match entre le Salvador et le Honduras pour leséliminatoires en vue de la Coupe du monde qui devait se dérouler au Mexique en 1970 ! Cetteguerre a duré 5 jours ; elle a fait 6 000 morts et des milliers de blessés ; un avion salvadorien a mêmelâché des bombes !...

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l'Unesco, René Maheu. Cette rencontre fut marquée par une excellentecontribution de l'homme de théâtre, Jean-Louis Barrault, sur le thème « Sportet art dramatique ».

Faisant partie d'un groupe de travail traitant de « la situation des sports enAfrique et Asie », j'y intervins, ainsi que Babalota Olowu du Nigeria, Joseph

Ghes Quierès du Congo belge, A.H. Kardar du Pakistan, Hussein Banaïd'Iran. Dans le rapport final de nos travaux présenté par le Finlandais HannuKarkainen, celui-ci reprit littéralement un certain nombre de mes propos.

De fait, René Maheu avait compris toute l'importance du phénomènesportif dans l'ère moderne :

« L'homme est là, dans son éternité et son mouvement. Il est là dans lesattitudes plastiques les plus parfaites de son corps et le drame de son âme. Ilest là aux prises avec les lois de la nature et avec leur contraire, lacontingence, l'accident, le sort. Et avec tout cela, il produit en lui-même et[pour] celui qui le contemple, les preuves les plus authentiques de sa dignité.

 Le geste,... maîtrise dans l'espace, le rythme,... maîtrise dans le temps, lecaractère,... maîtrise de la personne ».

En Finlande, je fis la découverte du sauna grâce à notre hôte, M. Resko 1.MM. Chehata et Ben Chabane déclinèrent l'offre d'alterner un bain dansl'étuve bouillante et une plongée dans les eaux glacées du lac. Je fus le seulà relever le défi, avec quelque imprudence et témérité. Je sortis vivant del'épreuve. Et même revigoré !

Je devais, en 1963, accompagner le président Bourguiba lors de savisite officielle en Finlande. À peine m'avait-il présenté au présidentKekkonen lors de la première cérémonie que celui-ci cacha sa cigarettederrière le dos en disant :  « Je ne peux saluer le ministre des Sports, lacigarette à la main ! ».  C'était un grand sportif qui fut même champion dusaut en hauteur, dans son pays.

Le programme officiel de cette visite prévoyait des prières dans lamosquée d'Helsinki. En fait, nous nous sommes trouvés dans un petit

appartement situé au quatrième étage d'un immeuble que rien ne distinguaitdes autres bâtiments de la ville. L'imam était vieux et parla du royaume deTunis en demandant à Dieu d'accorder longue vie à... Lamine Bey.

Après Helsinki, ma deuxième grande expérience fut celle des jeuxOlympiques de Rome. Dès 1959, j'avais - précédant en cela le Comitéinternational olympique - promulgué un décret instituant « une Journéeolympique » en Tunisie, chaque troisième dimanche de mai. Peu après, je

 proposai également au conseil municipal de Tunis de changer la rue deStrasbourg où se trouvait le siège du Comité olympique tunisien, en « rue

Pierre de Coubertin », en hommage au grand humaniste, concepteur des bases du mouvement olympique. Mais vivre les Jeux, vivre l'inoubliablevictoire d'Abebe Bikila, l'Ethiopien aux pieds nus arrivant sous l'arc deConstantin dans cette ville d'où Mussolini avait naguère lancé ses troupes à

1. Président de la Fédération finlandaise de boxe.

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l'assaut de l'Abyssinie, aura été l'une des grandes émotions de ma vie. Je nem'étais donc pas trompé, tout ce que j'avais cru trouver dans le sport commefacteur d'équilibre obtenu par la recherche de l'excellence, s'épanouissaitsous mes yeux. La beauté était là ; sans périphrases, mais en actes, exaltantla fraternité des joutes athlétiques. Et le sport tunisien n'en était pas absent.Quelle émotion à nouveau dans le tournoi de boxe, en demi-finale de la

catégorie poids « welters », lorsque Sadok Omrane accula dans ses derniersretranchements un Nino Benvenuti - futur champion du monde des poidsmoyens - porté par le public, mais groggy debout, et qui dut à la mansuétudede l'arbitre de se sortir de ce mauvais pas. Je devais le rencontrer trente-septans après à Cagliari, en Sicile, à l'occasion des Universiades de 1997. Il étaitmon voisin de table et m'a parlé longuement de Sadok Omrane ! Je découvriségalement à Rome la qualité de dirigeants tels que G. Onesti, président duComité olympique national italien (CONI), qui devait être coopté membre du

CIO et fut à l'origine de la création de l'Assemblée générale des Comitésnationaux olympiques du monde entier (ACNO), avec les regrettés RaoulMollet (Belgique), Raymond Gafner (Suisse) et certains autres précurseurs.

Avant de reprendre le chemin d'Olympie, il convient que je demeure uninstant sur les rives de celle que les Romains de l'Antiquité dénommèrent

 Mare Nostrum et que je parle de ces Jeux de moindre ampleur certes, mais

combien attachants et qui ont compté dans mon expérience personnelle et ma pratique de l'organisation de manifestations de grande envergure : les Jeuxméditerranéens.

C'est en octobre 1959 à Beyrouth que s'étaient noués mes premiers contactsavec ces concours conçus et lancés en 1951, à Alexandrie, par Mohamed TaherPacha président du Comité olympique égyptien et membre du CIO, afin de

 promouvoir le sport et l'olympisme dans les pays baignés par cette mercommune, renforcer les liens d'amitié et la paix entre les jeunes et les sportifsdu bassin méditerranéen. Depuis, je fus toujours fidèle au rendez-vous :

 Naples, Tunis, Izmir, Alger, Rabat, Athènes, Agde-Languedoc Roussillon,Bari, sont autant de chers souvenirs. Ce fut évidemment un paradoxe que jesois absent de l'édition qui se déroula à Tunis en 2001, Tunis où 34 arméesauparavant j'avais organisé ces Jeux, en réussissant à introduire dans le

 programme des épreuves féminines, après avoir obtenu, à Naples en 1963,l'organisation de cette édition de 1967.

A propos de ces Jeux de Tunis de 1967, je ne peux oublier le conseil demon ami Juan Antonio Samaranch. « Le prince Juan Carlos est destiné à êtreintronisé après le décès de Franco, me dit-il.  C'est un sportif accompli. Je te

 propose de l'inviter comme hôte d'honneur. »  C'est ce que je fis. Le

-1. La révolution de Nasser en 1952 l'obligea à s'exiler en Suisse, où il demeura membre du CIO jusqu'à sa mort.

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 président Bourguiba le reçut « royalement » et lui décerna la plus hautedistinction de la République. Chaque fois que j'ai l'honneur de le rencontrer,il me rappelle que sa première visite officielle a été cette visite en Tunisie.

Des émotions émaillèrent cette édition : la victoire de Gammoudi dansl'épreuve des 10 000 mètres qui furent allongés d'un tour de piste dû à

l'étourderie du directeur de la course L.La victoire en demi-finale du tournoi de football d'Izmir du Onzetunisien, entraîné par Ameur Hizem, sur l'équipe de France. J'étais fierd'avoir obtenu une bourse pour cet éducateur, exemple de sérieux et de

 probité pour faire des études de professorat à Cologne (cinq années) ; demême j'ai fait bénéficier A. Chetali d'une bourse analogue et qui devait briller, comme entraîneur national à la tête de l'équipe tunisienne de football,à la coupe du monde en 1978, en Argentine.

Succédant à mon ami cheikh Gabriel Gemayel, dont j'ai toujours appréciél'élégance, la finesse, le grand cœur et la fidélité dans l'amitié, c'est à Split(Croatie) en 1979 que je fus élu à la présidence des Jeux méditerranéens,fonction que j'assumai jusqu'en 1987, avant de passer le relai à mon amiClaude Collard.

Je me trouvai directement responsable de la bonne organisation des Jeuxde Rabat de 1983. Constatant une certaine lenteur dans la préparation,voulant voir le Maroc obtenir un succès digne de son peuple, de son histoire

et encouragé par mon ami et collègue feu Hadj Mohamed Ben Jelloun,membre du CIO, l'exemple de l'honnête homme, je résolus d'en parlerdirectement au roi Hassan II, le 6 septembre 1982, à l'occasion du Sommetarabe de Fès, où je représentais la Tunisie. Le Roi me reçut dans son palaisde l'ancienne capitale du Maroc en présence de son ministre de l'Intérieur,Driss Basri.

Après avoir échangé nos points de vue sur l'ordre du jour du Sommet... je décidai de frapper un grand coup.

« Majesté, lui dis-j ç,je m'adresse à vous maintenant en tant que présidentdu CIJM Je considère le Maroc frère comme ma seconde patrie. Je ne vouscache pas que les préparatifs piétinent et je crains fort que le Maroc ne soit

 pas prêt le jour J... »Loin de m'en tenir rigueur, le Roi me demanda mon avis sur ce qu'il y

aurait lieu de faire. J'eus une intuition :« Majesté, puis-je oser vous proposer de nommer le prince héritier, Sidi

 Mohammed, président du Comité d'organisation ? ».Le Roi se tourna vers Basri : « Est-ce que cette responsabilité nouvellerisque de perturber la préparation de ses diplômes de droit ? ». Basri répondit

 par la négative. Et le Roi me dit en souriant : « Ouakha ! [D'accord !] Si Mzali.Oui ! ».

1. Comité international des jeux méditerranéens.

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Avant de regagner mon pays, j'ai coprésidé à Casablanca le Comitéd'organisation avec celui qui devait devenir le roi Mohammed VI.

Inutile de dire que les crédits ont été dégagés rapidement, quel'infrastructure a été réalisée dans un temps record, que tous les responsablesmarocains se sont surpassés pour faire de ces Jeux un succès mémorable.

À la cérémonie d'ouverture à Casablanca en 1983, Hassan II me plaça àsa gauche, le Prince héritier étant à sa droite, tandis que mon collègue, lePremier ministre marocain Maati Bouabid, était placé, avec les autresmembres du gouvernement, au deuxième rang. J'ai été ému lorsque leRoi,avant d'annoncer l'ouverture des Jeux, tint à me rendre publiquement unhommage personnel et me décora de l'ordre culturel, devant 80 000spectateurs.

Autre épisode marquant : les IIe Jeux de l'Amitié, à Dakar, en avril 1963.Après les Jeux de la Communauté en avril 1960 à Tananarive, puis les

 premiers Jeux d'Abidjan (décembre 1961), on était enfin sur la bonne voiequi devait mener, en juillet 1965, à Brazzaville à la première édition de ces« Jeux africains » intensément voulus par Pierre de Coubertin dès 1923, maisdont la frilosité des autorités coloniales de l'époque avait empêché la tenue àAlger (1925) ou Alexandrie (1929).

A Dakar, je retrouvai Maurice Herzog qui m'avait cordialement invité enoctobre 1960 à Paris, où j'avais fait la connaissance du chef de son servicede presse et d'information, l'ancienne nageuse, championne et recordwomande France (40 titres) et demi-finaliste aux jeux Olympiques de Londres en1948, Monique Berlioux, femme de caractère et de talent, qui allait bientôtdevenir directrice du CIO et le rester jusqu'en 1985. C'est à elle que l'on doitla création de l'administration moderne du Comité. Une solide amitié devaitme lier à elle et à son mari, l'écrivain Serge Groussard, depuis les années 70.Durant mon long exil en France, cette amitié ne s'est jamais démentie. Àcette grande dame, je présente mes hommages fraternels1.

J'ai fait aussi la connaissance du chef de cabinet de Maurice Herzog,Olivier Philip, qui devait par la suite faire une brillante carrière de préfet. Il

1. Elle a bien voulu rendre compte, dans la Revue Olympique, de mon livre L'Olympisme aujaurd 'huien ces termes : « Un livre choc.« Attention ! L'Olympisme aujourd'hui est un livre de combat. Passionné ; passionnant.« A le lire, on comprend pourquoi M. Mohamed Mzali, fils d'un petit épicier de Monastir, a accédéaux plus hautes destinées.« On est captivé d'un bout à l'autre par ces pages denses et frémissantes, où l'auteur prend à bras-le-corps l'Olympisme pour le projeter à la pointe de la modernité. Le thème est traité à grandscoups de lumière. Une personnalité exceptionnelle s'y impose, avec ses lignes majeures.« Il y a le philosophe, dont l'originalité de pensée faisait l'admiration, de ses maîtres en Sorbonne.

Ses définitions de l'Olympisme sont révélatrices : "La paix et la sacralité". "Une morale enaction", "Une eurythmie universelle". L'Olympisme doit donc s'adapter continuellement auxréalités contemporaines. D'où l'opposition irréductible de l'auteur à "une conception éthérée,désincarnée du sport, conçu comme étant au-dessus de la mêlée".

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m'invita chez lui pour rencontrer son père André Philip, ministre du généralDe Gaulle qui voulait connaître mon avis sur les voies susceptibles deconduire l'Algérie vers l'indépendance. Nous avions alors discuté tard dansla soirée et je n'ai pas manqué de lui dire ce que je pensais avec toute la clartéet la franchise dictées par l'amitié.

J'ai retrouvé à Dakar une ancienne connaissance de Tunis, devenueambassadeur de France au Sénégal, Lucien Paye. J'avais rompu avec luiquelques lances lorsqu'il occupait, en Tunisie, le poste de directeur del'Instruction publique, tandis que, syndicaliste de l'enseignement secondaire,

(Suite 1)

« Il y a le combattant qui a préservé l'allant de sa jeunesse. C'était l'époque où Mohamed Mzali,vice-président de la Fédération des étudiants destouriens de France, s'exposait en pleine lumièreà Paris dans la lutte pour l'indépendance. Ecoutez-le aujourd'hui stigmatiser "la bienveillanteneutralité sportive ".« Comment sensibiliser et enthousiasmer des milliards de jeunes gens sur la grandeur del'Olympisme, comment les amener à s'y reconnaître et à l'assumer en tant qu'éthique et

 philosophie, si par ailleurs, dans un monde où les inégalités, les injustices, la discrimination raciale subsistent, ils perçoivent l'apolitisme comme une attitude négative, alibi qui consolide les privilèges... ?« Écoutez d'autres sentences encore, au long de l'ouvrage. Elles sont bien à l'image de cet hommequi a toujours appliqué dans sa propre vie l'éthique du dépassement : "Les hommes vrais pensentque la vie est un combat". "Hommes " vaut ici pour tout le genre humain, évidemment ! Profitons-en pour dire que L'Olympisme aujourd'hui contient de vigoureux passages en faveur de

l'émancipation féminine. Au reste, l'épouse de l'auteur, Madame Fathia Mzali, professeur, d'uneextrême intelligence, est la première femme tunisienne - et même maghrébine - à être ministre.(Tout cela n 'apoint empêché le couple d'avoir six enfants !)[...] Coopté par le CIO depuis bientôt deux décennies, membre de la Commission exécutive de1973 à 1976, vice-président de 1976 à 1980, M. Mzali a démontré qu 'il savait tenir compte de la

 pesanteur des choses dans le domaine sportif aussi bien que dans les autres.« S'il fut ainsi élu et réélu à ces fonctions de grande importance, c'est parce qu'il ne cessad'apporter une précieuse contribution à la progression du Mouvement olympique.« Et cela, dans un climat d'unité. Car, au CIO, les discussions sont franches, les prises de position

 parfois passionnées, mais la solidarité demeure.« Mohamed Mzali est un créateur. La destruction, la violence lui font horreur. C'est l'homme del'action et du dialogue. Voilà pourquoi, après avoir assumé pendant vingt-quatre ans des

responsabilités nationales et ministérielles de plus en plus importantes, il est depuis le 23 avril1980 Premier ministre de Tunisie et successeur désigné du Président à vie Bourguiba.« À la lecture de L'Olympisme aujourd'hui,  apparaît encore un aspect, et non des moindres, decette figure si solide dans sa complexité. Je veux parler de l'homme de lettres, nourri de deuxcultures parfaitement différentes, l'une araboislamique, l'autre française. Il les a assimilées

 jusqu 'en ses racines. C'est sans doute grâce à cela qu 'il a toujours voulu avoir, selon ses proprestermes, « une vision globale du monde ». Et cet amant de la Méditerranée veut tout naturellementque le long miracle de l'Elide [région de Grèce où est située Olympie], rénové au rythme du temps,

 s'étende sur les jeunesses à l'échelle planétaire.« L'autre mois, je me trouvais à Monastir. [...] Maintenant, grâce en soit rendue à ses deux filscélèbres, le légendaire libérateur Habib Bourguiba et son dauphin Mohamed Mzali, Monastir

renaît, dans le déploiement des constructions neuves.« Je me rendais à la plage de Skanès. Et voici que j'aperçus Mohamed Mzali qui courait torse nuà travers sentes et sable, à la tête d'un peloton étiré. "Attendezmoi, on va nager ensemble !" mecria au passage le Premier ministre. Après qu 'il eut couvert pour le moins six kilomètres, nous

 plongeâmes de concert dans cette Grande Bleue, dont M. Mzali connaît toutes les civilisations ettoutes les promesses. [...]A observer son corps d'athlète aux puissantes épaules, je songeais à ladiscipline de vie que l'homme d'État, au fû des années, a observée avec une constante rigueur.« Je le félicitai d'une telle volonté. "Mais le sport c'est ma joie !" répliqua-t-il avec son grand

 sourire qui restera toujours jeune. »

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 je défendais, avec Lamine Chabbi, les collègues tunisiens, et revendiquaisface à lui l'égalité de choix entre enseignants français et tunisiens, commedirecteurs d'école ou proviseurs... Les temps avaient changé !

A Dakar, je fis aussi la connaissance de Jean de Beaumont, membreinfluent du CIO, qui pensait déjà créer la « Solidarité olympique ». Nous

devions devenir de grands amis. Amicalement, je lui reprochai d'utiliser parfois la langue anglaise durant les sessions du CIO ! Il m'invita à passer unweek-end dans sa propriété d'Alsace, à Diebolsheim, les 24 et 25 novembre1990, et ce fut une partie de chasse étonnante. Parmi ses invités, il y avaitl'ambassadeur américain W. Curley, le constructeur d'avion Serge Dassault,l'ancien ministre de l'Éducation René Monory, le prince Gabriel de Broglie,le comte de Ribes... Le coup de fusil de notre hôte - ancien participant auxépreuves de tir aux jeux Olympiques de 1924 - était imparable. L'après-midi, le tableau de chasse était impressionnant : plus de 400 faisans et

 perdrix. Sa secrétaire, Sylvie Plassnig, était l'exemple de la fidélité, de lagentillesse et de l'efficacité. Elle était imprégnée de l'esprit olympique. Lecomte Jean de Beaumont est mort centenaire en juin 2002. Il a laissé

 plusieurs livres et beaucoup d'amis.J'ai connu aussi Lamine Diack, ancien champion de France de saut en

longueur et futur ami et président de l'IAAF 1, un dirigeant qui fait honneur àl'Afrique.

Je fus particulièrement fier de faire la connaissance de Léopold SedarSenghor, cet homme d'une stature exceptionnelle, ayant su réaliser unegrande œuvre aussi bien politique que poétique. Président de la Républiquedu Sénégal de 1960 jusqu'à son retrait volontaire du pouvoir le 31 décembre1980, il fut directement mêlé à un épisode précis de ces Jeux dakarois. Àl'issue de la finale de football, au terme des prolongations, la Tunisie quiavait, quelques jours auparavant, remporté à Beyrouth la Coupe arabe desnations, sous la direction de l'excellent entraîneur français André Gérard, etle Sénégal se trouvaient toujours à égalité ; mais le nombre de corners obtenufit pencher la balance en faveur de nos adversaires. Au moment de la remisede la médaille d'or, le président du Sénégal suggéra à monsieur Camara,

 président de la Fédération sénégalaise de football, et pharmacien de son état,de la remettre plutôt à la Tunisie car, dit-il, elle a mieux joué. Et Camara derépondre : « Les règlements s'y opposent, M. le Président ! ». J'admirai soncourage et la modestie de Senghor qui s'inclina. Durant le match, dessupporters jetèrent des cailloux sur nos joueurs. Notre goal Zarga avait levisage plein de sang. J'ai rejoint les vestiaires pour ramener le calme etrappeler que seul l'arbitre était habilité à rendre justice. Au bout du compte,et selon l'expression en vigueur, ces péripéties firent de notre équipe levéritable « vainqueur moral » du tournoi. Le lendemain, le quotidien  Le

1. Association internationale des fédérations d'athlétisme.

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Soleil de Dakar  rendit un vibrant hommage à la Tunisie pour son niveau de jeu et de sportivité.

Ainsi notre pays s'inscrivait-il peu à peu avec les honneurs au sein de lacommunauté sportive internationale.

Le journal  Le Sport   fondé et dirigé par le militant Mahmoud Ellafiorganisa, en 1959, le Tour de Tunisie cycliste. Parmi les nombreux paysinvités, il y avait la République démocratique allemande (RDA) qui faisaitalors partie de l'empire soviétique. L'équipe allemande était dirigée parGunther Heinze qui devait être, plus tard, coopté membre du CIO.Aujourd'hui, il en est membre honoraire. Je le reçus avec courtoisie. Il mit àma disposition cinq bourses pour la formation ou le perfectionnement de

cadres sportifs dans les spécialités de mon choix. Une commission choisit lescinq candidats les plus appropriés parmi ceux que les clubs, alertés parcirculaire, avaient proposés et qui devaient voyager et séjourner en RDA sixmois aux frais des Allemands. Quelle ne fut ma surprise lorsque le secrétaired'État à la présidence me répondit par un refus net et sans appel.

« Quoi,  me dit-il,  on envoie maintenant nos jeunes pour être endoctrinés par les marxistes ?

- Je ne le crois pas, répondis-je, nos communistes et nos trotskistes ont été

"formés" au Quartier latin, à Paris ou dans d'autres villes de province. Lesrares étudiants tunisiens qui ont fait leurs études dans les pays de l'Est ontété "vaccinés" ... » et je lui ai cité des noms !

Peine perdue ! Je ne voulais pas solliciter l'arbitrage du chef de l'État pourne pas vexer Béhi Ladgham. C'est alors que j'ai demandé l'aide de mon amiTaïeb Mehiri, ministre de l'Intérieur et grand sportif, qui m'a rassuré. Unedemi-heure plus tard, il me téléphona pour m'annoncer que je pouvaisdonner suite à mon projet.

Avec nos frères algériens, j'étais très proche. Quand les joueurs algériensquittèrent brusquement le championnat de France pour former l'équipeitinérante du FLN, celle-ci fut évidemment accueillie chez nous à brasouverts. Juste après l'indépendance de l'Algérie en 1962, j'avais invité sonministre de la Jeunesse et des Sports pour étudier notre système de formationet notre organisation sportive. Il me convia à son tour à visiter son pays. Cefut un sentiment très fort que de fouler, pour la première fois, un « sol »

désormais pleinement « algérien » après une guerre de libération de huitannées.Le ministre s'appelait « Sadok Batel ». En arabe le prénom Sadok

(sincère) semblait jurer avec le nom Batel (imposteur) ! Je me permis de luisuggérer, avec humour et amitié, de changer le « e » de Batel en « a » carBatal signifie « héros ». Il trouva son « nouveau » nom « sincère héros » trèsseyant. Et nous rimes de bon cœur de cette « transfiguration ».

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Le président Ben Bella me reçut à la villa Joly et me tint un long discourssur le socialisme, émaillé de quelques réserves concernant les positions deBourguiba !

Président de la Fédération tunisienne de football, j'ai invité Sir StanleyRous, président de la FIFA1, qui vint par deux fois en Tunisie et y organisa

deux stages pour entraîneurs et arbitres. À son contact, j'ai appris à encore plus apprécier l'humour britannique. Il me reçut à son tour à Londres aucentenaire de la Fédération anglaise et me convia à la rencontre qui, sur la

 pelouse de Wembley, opposait l'Angleterre au « reste du monde ». C'était la première fois que j'ai vu évoluer sur un terrain ce joueur d'exception quis'appelait Pelé. Ce fut l'Angleterre, et non la Grande Bretagne !, quil'emporta !

Sir Stanley Rous eut la délicatesse, à cette occasion, de m'inviter au Palais

de Buckingham où la reine Elisabeth m'a réservé un accueil cordial etm'offrit le thé.Le Brésilien Joao Havelange succéda à sir Stanley Rous en 1974. Nous

étions déjà collègues au CIO et amis. J'ai toujours apprécié son caractèredroit, sa connaissance des sports et des hommes. À ma demande d'organiseren Tunisie la première Coupe du Monde juniors en 1977, il me témoigna unegrande confiance et ce fut un grand succès. La cérémonie d'ouverture sedéroula à Sfax dans la ferveur populaire.

Havelange fut le premier, avec Hadj Mohamed Zerguini, à venir meconforter dans mon exil en Suisse, à Montreux exactement où nous avionsdéjeuné ensemble. Ces gestes valent mieux que tous les discours !

Il est clair que les jeux Olympiques sont devenus l'événement sportifmajeur de notre temps. S'il en est ainsi, c'est parce que Pierre de Coubertineut la prescience de les fonder sur des principes susceptibles de leur

 permettre de durer, les principes d'un éducateur qui, évidemment, metouchent en tant que pédagogue. L'olympisme ne saurait se limiter à unrendez-vous quadriennal basé sur la seule compétition. Il doit se conjuguerau quotidien. Car il est plus qu'une pratique si saine soit-elle ; c'est unvéritable état d'esprit, une philosophie et une éthique qui doivent éclairer laconduite de notre vie, au jour le jour, et charpenter notre comportementquotidien. Ces idées ont eu et revêtent aujourd'hui encore, une grandeimportance. Ce sont ces idées que j'ai tenté de développer dans mon ouvrage,

 L'Olympisme aujourd 'hui2

.Ayant eu le privilège de me voir coopté comme membre à vie du Comitéinternational olympique lors de la session de Madrid, en octobre 1965, grâce

1. Fédération internationale de football association.2. Éditions Jeune Afrique, 1984.

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surtout à mes amis francophones et particulièrement au cheikh GabrielGemayel du Liban, j'ai été l'un des huit membres élus à la commissionexécutive en 1973 à Varna1. Je devais ensuite en être élu, en 1976 à Montréal,vice-président. J'exerçai cette fonction jusqu'en 1980 à Moscou, où je merendis pour assister à la session du CIO, malgré la décision du gouvernement

tunisien de boycotter, sur « recommandation » du président des États-Unis.Jimmy Carter, comme plusieurs autres pays, les Jeux organisés dans cetteville.

Bien sûr, je dus regagner la Tunisie, dès les travaux de la session achevés,sans attendre l'ouverture des Jeux. Mes responsabilités de Premier ministrem'obligeaient à respecter la décision du gouvernement de mon pays.

Cet épisode moscovite fut particulièrement significatif pour lemouvement olympique, puisqu'il marqua l'accession de Juan Antonio

Samaranch à la présidence du CIO, dont il devenait le septième titulaire,succédant à Lord Michaël Killanin. Nombre de mes collègues européens, sud-américains et même

anglophones m'avaient, depuis 1976, poussé à me porter candidat. Certains journaux en avaient évoqué la possibilité. Si j 'en étais honoré, je ne voyaisguère comment mon engagement en politique de manière quasimentininterrompue pourrait se concilier avec une fonction nécessitant unedisponibilité presque exclusive. Cela étant, lors de la 80 e  session en 1978 à

Athènes, je déjeunai en tête-à-tête avec Juan Antonio Samaranch qui me proposa de le laisser briguer seul la présidence car, me dit-il, il était plus âgéque moi et s'engageait après quatre ou cinq ans à démissionner en mafaveur. À quoi je lui répondis : « Mais qui te dit que j'ai décidé d'êtrecandidat ?... ».

Toujours est-il que si dilemme il y avait, le nœud gordien se trouvadéfinitivement tranché le 23 avril 1980. C'est à cette date que je fus, en effet,nommé Premier ministre et la question ne se posa plus 2.

Je m'étais mobilisé pour assurer à mon ami Samaranch un franc succès.Le 16 juillet 1980, cinq candidats étaient en course. Monsieur Cross(Nouvelle-Zélande) se retira juste avant le vote. Il y avait 77 votants ; la

1. Comment oublier les longues marches que j ' effectuais le soir dans la forêt de Varna, en compagniede mes deux amis algériens, feu Hadj Mohamed Zerguini, et Mustapha Larfaoui, sportif dans l'âmeavec lequel j'ai coopéré au début des années soixante dans le cadre de la Confédération maghrébinede natation et qui est aujourd'hui membre du CIO et président de la Fédération internationale denatation... Voilà un éminent dirigeant qui fait honneur à son pays et au grand Maghreb. J'évoque,

 pour saluer sa mémoire, un autre grand sportif, Hammadi Bahri, ancien président de la Fédérationtunisienne de natation, qui a coopéré avec Mustapha Larfaoui pour la promotion de la natationnord-africaine, et qui a contribué grandement, en tant que chef du protocole, au succès des Jeuxméditerranéens de 1967.

2. Abdelaziz Dahmani écrit dans Jeune Afrique (n° 1017 du 2 juillet 1980) « En super favori  [souligné par l'auteur], Mohamed Mzali, premier vice-président du CIO, se trouve hors-course depuis que,non sans hésitation, il a choisi de diriger la politique de son pays en tant que Premier ministre et

 scrétaire général du Parti... ».

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majorité absolue était donc de 39. Juan Antonio Samaranch obtint, dès le premier tour, cette majorité absolue au détriment des trois autres candidats :Daume (RFA), Hodler (Suisse) et Worrall (Canada).

Après l'annonce des résultats du premier tour, Lord Killanin annonçaqu'on allait procéder au second tour. J'étais, en tant que premier vice-

 président, à sa droite ! Je lui dis : «  Monsieur le Président, il n 'est plus

nécessaire de voter car Samaranch a dépassé largement les 39 voixnécessaires ».

Des applaudissements nourris saluèrent le nouveau président.Lors de la session du CIO de Lake Placid, qui eut lieu du 11 au 13 février

1980, nous avions été confrontés à la décision du président américain JimmyCarter d'inviter les pays « libres » à boycotter les Jeux de Moscou, enréaction à l'invasion de l'Afghanistan par l'URSS. J'étais fermement contrece boycott qui prenait en otage les athlètes et leur faisait perdre le fruit de

 plusieurs années d'efforts et de sacrifices. Avant d'entrer dans la salle desréunions vers 15 heures, j'ai croisé le grand-duc Jean de Luxembourg quim'avait semblé soucieux. « Je suis embêté, m'a-t-il confié, car je suis contrele boycott, mais je ne suis... que le chef de l'État ; je règne, mais le

 gouvernement gouverne et je ne connais pas encore sa position ; je crainsd'être en porte-à-faux.  » Je connaissais bien le grand-duc et j'ai toujoursapprécié sa modestie, sa convivialité et sa fidélité aux valeurs olympiques. Lehasard a voulu que nous prenions le même avion à Paris pour rejoindre Séoul

en 1988 et durant les seize heures de vol avec escale à Anchorage, je me suistrouvé placé à ses côtés et j'ai pu découvrir l'homme et sa riche personnalité.À Lake Placid, je me suis permis de lui conseiller de rejoindre sa chambre etde faire une bonne sieste pour l'après-midi. Il m'a remercié par la suite :« Vous m'avez sorti d'une situation difficile »\

Le lundi 2 juin 1997, j'étais invité avec mon épouse à visiter la villed'Ostersund, candidate aux Jeux d'hiver. Le soir même à Stockholm, nousavons été conviés à un dîner à Operakalaren, sous le signe de « Tradition et

qualité », sous la présidence du roi Cari Gustave XVI. Nous avons été placésà la table de la reine Sylvia. Il y avait aussi le grand cuisinier Bocuse qui,

 pour une fois, n'était pas derrière ses fourneaux.Un souvenir concernant la reine me revint.En 1976, aux Jeux d'hiver que la ville autrichienne d'Innsbruck avait

organisés au pied levé pour pallier la défaillance de Denver (États-Unis),nous participâmes à un dîner offert aux collègues francophones par Jean deBeaumont. À la fin de la rencontre, ce dernier me pria de reconduire à sa

 pension de famille l'une des hôtesses qui nous accompagnaient. Elle parla en

1. À l'occasion de ma visite officielle au Grand-Duché du Luxembourg, Jean, grand-duc deLuxembourg, duc de Nassau, me fait « Grand Croix de l'Ordre Ducal de la couronne de Chêne »,en 1982. Deux jours auparavant, lors d'une visite officielle en Belgique, le roi des Belges m'adécoré de la Grand Croix de l'ordre de Léopold II.

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allemand au chauffeur qui la déposa à l'adresse indiquée. Quelle ne fut masurprise en apprenant le lendemain qu'elle était la fiancée du prince héritierde Suède. Je la voyais à présent dans son nouveau rôle de reine d'uneimmense distinction. Elle montra beaucoup de sollicitude à notre endroit.Elle me rappela notre rencontre en Autriche et nous invita le lendemain à

 prendre le café au Palais royal.Si j'évoque ces anecdotes c'est pour mentionner à quel point j'ai été

 proche du centre décisionnel du CIO. J'avais eu l'occasion de bien connaîtreAvery Brundage, homme aux idées peut-être un peu rigides notamment surla question de l'amateurisme, mais doté de l'autorité naturelle dubusinessman  rompu aux discussions d'affaires à l'américaine, d'unerésistance physique à toute épreuve, forgée par le sport, et d'un esprit dedécision non dépourvu d'humour.

Je me souviens d'une discussion durant laquelle, après avoir écouté les points de vue contrastés de ses deux vice-présidents, le Français ArmandMassard, ancien médaillé d'or d'escrime par équipes, et le Britannique LordExeter, ex-médaillé d'or olympique du 400 mètres haies, il les interrompit enleur disant :  « Étant donné la qualité de vos arguments respectifs, commentvoulez-vous que j'arrête ma position ? ».

En vérité, sa position était, bien entendu, déjà prise.

L'URSS avait deux membres en 1970, à la session d'Amsterdam,Romanov et Andrianov. Le Bureau politique décida de « retirer » Romanovet proposa pour le remplacer, Vitaly Smirnov, plus jeune et plus dynamique.Avery Brundage rendit hommage à cette occasion à Romanov et soulignaque sa principale qualité était... qu'il n'avait jamais fait perdre son temps àla session. Effectivement, il n'avait jamais pris la parole, contrairement à soncompatriote Andrianov !

De Lord Killanin, élu à l'occasion des Jeux de Munich en 1972,

 j'évoquerai le commerce agréable. Ancien journaliste et vrai démocrate, ilouvrit la porte aux Comités nationaux olympiques et aux Fédérationsinternationales, dont il avait compris qu'elles prenaient de plus en plusd'importance et méritaient d'avoir la parole. Comme membre de laCommission exécutive, j'eus le plaisir de l'accompagner pour apprécierl'avancement des préparatifs des Jeux de Montréal, confiés à l'architectefrançais, Roger Taillibert, membre de l'Institut, spécialiste du béton

 précontraint. Je fis alors la connaissance du Maire de Montréal, Jean

Drapeau, idéaliste et plein d'enthousiasme, harcelé, harassé par les grèves etles oppositions politiciennes, mais allant de l'avant, ne cessant au cours delongues marches lors de la session d'Amsterdam de vouloir me convaincreque Tunis devait, à son tour, postuler à l'organisation des Jeux ! Commevice-président, Lord Killanin me fit confiance pour les dossiers africains etarabes et me permit d'œuvrer avec une grande liberté.

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Si j'avais quelque influence, elle me permit d'aider à l'admission au seindu CIO de Hadj Mohamed Zerguini1 (Algérie) en 1974, ainsi que de BéchirEttarabulsi (Libye), du prince Fahd Ahmed Sabah (Koweït), abattu le 2 août1990 froidement par les soldats de Saddam Hussein, devant le palais dugouvernement, ainsi que du prince Fayçal ibn Fahd ibn Abdelaziz (Arabie

Séoudite). Il en est de même de quelques collègues africains.À propos de Lord Killanin, voici une anecdote qui illustre son sens de

l'humour et son sang froid.Le 26 janvier 19782, j'avais demandé la permission au Premier ministre

Hédi Nouira de quitter le Conseil des ministres vers 10h30 du matin. J'avaisinvité, en effet, la Commission exécutive du CIO à se réunir à Tunis, à l'hôtel

 Africa. Vers 1 lh30, alors que nous étions plongés dans nos dossiers, nousentendîmes des coups de feu échangés entre les forces de l'ordre et les

émeutiers. Lord Killanin, imperturbable, se contenta de dire : «  J'ai étéreporter de guerre en Asie et j'ai connu le baptême du feu ! Messieurs,continuons ! ».

Le lendemain, j'ai organisé une excursion qui permit à mes hôtes, dontJuan Antonio Samaranch, Monique Berlioux, de visiter Kairouan, El Djem,Monastir, Sousse et Hammamet. Tout était calme et je ne devais me rendrecompte des dégâts que plusieurs heures après.

Avec le président Juan Antonio Samaranch, il faut parler d'une profonde

amitié, à l'épreuve de... toutes les épreuves, amitié développée déjà à partirde 1963 dans le contexte des Jeux méditerranéens à Naples. Le président asu donner au CIO un lustre et un rayonnement mondial que l'organisationn'avait pas encore atteint. Efficace pour trouver les ressources budgétairesindispensables, infatigable voyageur, il a pu rendre visite durant ses vingt etune années de présidence - un record, après les vingt-neuf années de Pierrede Coubertin (1896-1925) - à tous les Comités nationaux, alors même que lenombre de ceux-ci se multipliait par quatre, se gonflant jusqu'à dépasser le

chiffre de 200, (plus que celui des membres des Nations Unies). Il a résolu,avec diplomatie, nombre de situations extrêmement complexes. Il adépoussiéré les textes, parfois dépassés, faisant disparaître le terme devenu

1. Je fis sa connaissance en 1971 à la cérémonie d'ouverture des Jeux d'Izmir. Il faisait un froid decanard et je grelottais car je n'avais pas mis de vêtements chauds ni de pardessus. Tout à coup une

 personnalité placée derrière moi dans la tribune officielle, me mit sur les épaules un burnous en poilde chameau qui m'a réchauffé. Je le remerciai et le lui rendis à la fin de la cérémonie. Il refusa et

insista pour que je le garde. Depuis, nous n'avons cessé d'être amis, frères. Nos épouses et nosenfants se connaissent. Je l'ai vu, la dernière fois, à l'occasion des JO de Sidney en 2000 et l'aitrouvé fatigué et pâle. Lui, le grand marcheur, le sportif passionné, en était arrivé à suivre lescompétitions à la télévision dans sa chambre. Il a été un valeureux combattant de l'ALN, officierdans l'état major de Boumediene établi à Ghardimaou en Tunisie. Après l'indépendance de son

 pays, il a été gouverneur, ambassadeur et ministre. Comme président du Comité olympique algérienet membre du CIO, il rendit d'éminents services au sport algérien. Que Dieu l'accueille dans sonimmense miséricorde !

2. Jour de la grève générale déclenchée par Habib Achour.

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obsolète « d'amateurisme » du fameux article 26 de la Charte olympique,rejetant une hypocrisie trop longtemps entretenue. Il a œuvré pour lacooptation, dès 1981, des premiers membres féminins du Comité et pourl'essor à travers la planète du sport féminin.

En ce qui concerne l'ami, il me suffira de dire que lorsque vinrent pour

moi les années difficiles, son soutien fut total et ne me manqua jamais,quelles qu'aient été les pressions, parfois très fortes que l'on exerça sur lui.Il me disait à Nagano (février 1998) :  « C'est très difficile, Mohamed, maistant que je serai Président !... ».

Le Comité international olympique est effectivement pour moi unefamille. Si rarissimes ont été les sessions ou célébrations des Jeux que j'aimanquées depuis 1965 et ce toujours pour cas de force majeure, c'est chaquefois un plaisir pour moi de retrouver mes collègues. Je résiste à l'envie de

citer ici tel ou tel, car la pagination de ce livre ne peut me permettre de tracerleurs portraits et je le regrette beaucoup. Nous sommes d'horizons,formations, origines géographiques, opinions, des plus variés. Éducateurs,gens de sport ou de finance, militaires, éventuellement hommes politiquessinon chefs d'États, chacun d'entre nous croit au sport et à un idéalolympique. Le système de cooptation, a assuré longtemps notreindépendance et notre engagement d'ambassadeurs du CIO dans nos pays etnos régions, et non l'inverse. Chacun essaie de faire preuve au mieux d'unesprit de tolérance et de respect envers les autres membres. Lors des votes, ilva de soi que nous nous prononçons chacun en notre âme et conscience.

 Nous ne prétendons pas donner l'image d'une perfection utopique maisnous faisons de notre mieux pour être au rendez-vous de l'idéal qui nousanime.

Hélas, les hommes ne peuvent pas toujours résister à leurs faiblesses.Je citerai l'exemple navrant d'un camarade de classe depuis la sixième et

la cinquième (1940 et 1941). Cet ancien condisciple me suivit dans la vie

sportive. Il fut secrétaire général du Comité olympique tunisien tout le tempsque j'exerçai la présidence de cette institution, de 1962 à 1986. Sanshésitation, je souhaitai le voir me succéder à cette présidence. Il me suivitdans la vie politique puisque je le proposai comme chef de cabinet auministère de la Défense en 1968 et plus tard, le ministre de ce mêmedépartement lorsque je fus devenu Premier ministre. Or, lorsque lescirconstances me contraignirent à prendre la douloureuse décisiond'échapper aux menaces qui s'amoncelaient et le dur chemin de l'exil, trois

 jours ne s'étaient pas écoulés que le CIO recevait une lettre où celui qui,quelques semaines auparavant, m'accablait des éloges les plus flatteurs lorsde conférences de presse tenues, comme chaque année, à la veille de laJournée olympique, me qualifiait de délinquant parce que j'avais - et pourcause - illégalement franchi la frontière, en concluant que je devais, àl'instant même, être radié du CIO ! Il multiplia les démarches écrites et orales

 pour y prendre ma place.

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Mais, aurais-je pu imaginer connaître des scènes aussi bouffonnes quecette montée en ascenseur à l'hôtel Mariott, lors des Jeux d'Atlanta, où nousnous trouvâmes seuls, dos à dos, durant plus de trente étages, sans qu'ilouvrît la bouche. Ma route devait encore côtoyer la sienne au cours d'un volde Miami à Cancun pour une réunion de l'assemblée des Comités

olympiques, où nous fumes placés, par pur hasard, sur des sièges mitoyens.Deux heures durant, pour éviter de croiser mon regard, il regardaobstinément par le hublot. Seule, sans doute, une intervention de laProvidence lui épargna un torticolis, pourtant combien mérité !

Triste exemple de dévoiement d'un idéal. L'olympisme est le contraire deces reniements.

Lorsque je réfléchis à la leçon de l'olympisme, je suis toujours ramené au

 point nodal, miraculeusement préservé, d'Olympie elle-même, l'un des lieuxdu monde où j'aime à me retrouver, dans le calme des ruines de l'Altis, prèsdu premier « stade » revenant aux premiers âges et réfléchissant à la marchede l'humanité.

Il est bien des façons de servir l'olympisme. Ce peut être de la manière la plus modeste. Ainsi, toutes les fois que cela me fut possible, je n'ai jamaishésité à prendre part, comme conférencier à l'une des sessions de l'Académieinternationale olympique. J'y ai noué de précieuses amitiés, par exemple

avec l'avocat Pétralias, très empreint d'esprit olympique1

, avec le philosopheque fut le professeur Nissiotis, ou Jean Durry, fondateur du Musée nationaldu sport en France, et talentueux orateur de l'Académie. Plus d'une fois, j'yai, oubliant le protocole attaché à la fonction de Premier ministre, pris ma

 place, le plateau à la main, dans la file d'attente avant de mettre dans monassiette les tomates et la feta. J'y ai partagé avec les étudiants le travail menéen commun dans les groupes de discussion, les ateliers, et, à leur contact, jeretrouvais mon enthousiasme juvénile.

De 1972 jusqu'à 1986, c'est avec joie que j'ai présidé la Commission duCIO traitant de l'Académie, avant que ne m'y succède Nikos Filaretos. Ennovembre 1982, j'ai présidé une réunion des présidents des académiesnationales. En avril 2003 encore, je suis revenu, pour réfléchir à haute voixsur « la contribution de l'olympisme au développement culturel des individuset des nations », affirmant :  « L'olympisme ne se réduit pas au sport, même

 s'ils s'appuient fermement l'un sur l'autre. Il ne s'agit pas de simplecompétition, d'éducation physique, d'effort corporel. Ou plutôt tout cela est

mis au service d'un idéal...La dimension physique du corps est la base, mais s'y ajoutent des valeurs éthiques et esthétiques. Par là, le mouvement

1. Dont la fille Fanny, ministre des Sports, qui m'invita en mars 2003 à Athènes pour participer auxcérémonies commémoratives organisées en hommage à son père et auxquelles avait assisté lePremier ministre Semitis et le chef de la Nouvelle Démocratie, Caramanlis. Celui-ci, après avoirgagné les élections législatives en mars 2004, devint Premier ministre. J'étais le seul étranger invité.

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olympique œuvre pour faire accéder le sport à la dignité de la culture, uneculture dont le développement constitue la condition première de la

 pérennité de la civilisation ».Tous les quatre ans, avec désormais l'alternance Jeux d'été - Jeux d'hiver,

décidée sous l'impulsion de Juan Antonio Samaranch - tout comme le beau

Musée olympique de Lausanne - renaît ce que Coubertin appela « la fêtequadriennale du printemps humain ». Ce sont des moments intenses, del'ouverture des Jeux à la cérémonie de clôture.

Si j'ouvre la valise de mes souvenirs, que de moments précieux mereviennent à l'esprit. Rarissimes, je le répète, sont les éditions que j'aimanquées. Qu'on n'attende pas de moi un impossible classement. Pourdonner simplement une idée de la palette des émotions, sans répéter uneénumération et un itinéraire mille fois parcourus dans les histoires des jeux

Olympiques, j'évoquerai 1964 et le sentiment exprimé par Avery Brundage,marqué par la magnifique et vivante preuve de cette maxime d'espoir et defoi qui fût frappée à Tokyo : « Le monde est un ! ».

À Séoul, en 1988, a été fournie la plus magistrale, la plus inoubliabledémonstration : celle d'une culture ancestrale se donnant au monde entier et luirévélant l'âme d'un peuple et d'une civilisation. À Albertville en 1992,l'imaginaire du chorégraphe Philippe Decouflé a bouleversé les conceptionsstéréotypées et routinières des cérémoniaux habituels, créant une brèche dans

laquelle d'autres se sont engouffrés. À Lillehamer, la « petite » Norvège nousa offert des Jeux aussi fervents que l'avaient été ceux d'Helsinki en 1952, ouceux de Sidney en l'an 2000. Quel contraste avec Atlanta 1996, sonmercantilisme et ses dysfonctionnements. Et que d'espoirs nous nourrissonsdans l'attente d'Athènes 2004, Turin 2006, Pékin 2008 et Vancouver 2010. Etd'autres villes qui leur succéderont, selon la volonté universaliste de Coubertin.

Mais voilà qu'à mon corps défendant, et en m'en voulant de ne pas citertoutes les villes organisatrices, je verse justement dans le style énumératif

que je récusais ! Il me faut revenir à l'essentiel des Jeux, c'est-à-dire auxchampions et championnes qui nous éblouissent par leur talent, et par leuresprit spattjf. Comment ne pas évoquer l'admirable exemple que donna leconcours du saut en longueur de Berlin 1936, grâce à l'accolade émouvantede Ludlutz Long (7 m 89) donnée à son vainqueur Jesse Owens (8 m 06) déjàtitulaire de deux médailles d'or au 100 m et 200 m, niant tous les préjugés etles appels à la haine de la propagande nazie. Hitler ne supporta pas lespectacle.

Ce fut un bonheur d'accueillir à Tunis, à l'Institut des Sports, au début desannées 60, le grand Emil Zatopek vainqueur en 1952 à Helsinki des 5 000,10 000 mètres et du marathon, accompagné par sa femme Dana Zatopkova,championne olympique du javelot. Personne n'a oublié, pendant ces courses,son visage marqué par la souffrance et son corps qui se surpassait. Durant sontrop bref séjour parmi nous, il se montra non seulement l'un des meilleurs

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instructeurs sportifs, mais un homme exquis, drôle, d'une générosité de cœurévidente.

À l'horizon montait l'étoile de Mohamed Gammoudi. Quelle joie pourmoi d'avoir pu directement aider à sa progression ! J'ai été le premier avecle colonel Hassine Hammouda à croire en lui et trouvai, avec l'aide du

ministère de la Défense nationale, les crédits nécessaires pour l'envoyer en1963 à la semaine pré-olympique de Tokyo.L'année suivante, dans son style qui se rapprochait de celui d'Alain

Mimoun - aux duels acharnés avec Zatopek jusqu'à son propre triomphe lorsdu marathon de Melbourne 1956 -, Gammoudi n'était devancé que de 4/10 e

de seconde par l'Américain Bill Mills sur le 10 000 mètres. Cette médailled'argent lui révéla ses possibilités et le poussa à la changer en or à l'arrivéedu poignant 5 000 mètres de Mexico, 2/10e de seconde devant le Kenyan KipKeino. Quel palmarès, assorti du bronze du 10 000 mètres, puis en 1972, surla piste de Munich, malgré une blessure causée par son vainqueur leFinlandais Viren avec un nouvel argent au 5 000 mètres. Tout cela sans

 jamais se départir d'une modestie faisant de celui qui était devenu un héros pour le peuple tunisien, un sportif parmi les plus exemplaires. En parlant deTokyo, je n'oublie pas notre valeureux boxeur Habib Galhia, titulaire d'unemédaille de bronze.

Le Gammoudi de Munich était âgé de 34 ans, soit près du triple de la ballerine de la gymnastique à laquelle le protocole du CIO me donna, aux

Jeux de Montréal en 1976, l'honneur de remettre une de ses trois médaillesde championne olympique : barres assymétriques, poutre et concours général :

 Nadia Comaneci, la petite Roumaine, espiègle, mutine, mais follementconcentrée et, en fait, inaccessible.

Ainsi que l'exprimèrent, dès les jeux d'été de la VIIIe Olympiade en 1924à Paris, les écrivains André Obey ou Jean Prévost en des textes superbes, cesfigures de proue entraînent dans leur sillage lumineux, par le geste et la

 performance qui écartent les murs de la prison, la masse des anonymes, ceux

qui restent inconnus mais pour lesquels j'éprouve une autre formed'admiration tout aussi intense ; ceux-là, qui gagnent leur combat lorsqu'ilscroient avoir tout perdu. Au reste, comme l'a exprimé Aristote : « Aux jeuxOlympiques ce ne sont pas forcément les hommes les plus beaux et les plus

 forts qui reçoivent la couronne »,  car l'essentiel c'est de s'être aligné sur laligne de départ. En nous mêlant à ce flot qui tend humblement à s'améliorerau prix d'une ascèse volontairement consentie, nous voici au cœur del'olympisme, d'une éthique en action et d'une morale. Et nous prenonsconscience, ainsi que j'ai pu le formuler dans mon ouvrage, La parole del'action,  que le sport est une des voies vers : «   l'unité de la solidaritéhumaine, une découverte de la multitude des peuples du monde, unecommunion dans l'émotion esthétique, une fraternisation vécue ».

Lors de la fête olympique, le sport apparaît comme le plus puissantvecteur de la communication. Au-delà des fuseaux horaires, il  est temps

commun et centre universel d'un spectacle partagé.

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Certes, en cette matière comme en d'autres, le progrès n'est pas continu,sans heurts ni secousses. L'olympisme a traversé bien des zones deturbulence ; il en connaîtra d'autres. Le village olympique de Munich violé,les boycotts successifs, Montréal, Moscou,... contre lesquels je me suisvigoureusement engagé1. Pourtant, contre vents et marées, la barque a franchi

divers écueils et j'ai pu y contribuer dans la mesure de mes moyens. LaRépublique populaire de Chine a fait son retour espéré, sans que Taïwan fut pour autant rejeté. Il suffit de lire le procès-verbal de la session deMontevideo (Uruguay, du 5 au 7 avril 1979) pour constater les effortsconsentis par le vice-président du CIO que j'étais, afin qu'un milliard deChinois puissent rejoindre le mouvement olympique2. L'absurde politiqued'apartheid, à laquelle s'accrochait une Afrique du Sud figée dans une visionrétrograde des rapports entre les communautés, lui valut d'être mise enmarge de la famille olympique. Mais elle a pu regagner le navire après s'êtredébarrassée du cancer raciste.

À Sydney, les deux Corées, celle du Nord comme celle du Sud, silongtemps ennemies farouches, ont défilé ensemble derrière le drapeauolympique aux cinq anneaux de couleur, conçu et dessiné par Pierre deCoubertin en 1913.

La corruption, cette tentation à laquelle certains ont prêté le flanc, a étéfermement jugulée.

À Moscou, le 21 juillet 2001, là même où il s'était vu confier la barre duComité, vingt et un ans auparavant, Juan Antonio Samaranch a passé letémoin au Belge Jacques Rogge. J'attends beaucoup du huitième présidentdes Temps modernes. Son sérieux, sa maîtrise des dossiers, son savoirfaire,sa connaissance du sport, son aversion de la tricherie du dopage, apparaissentcomme autant d'atouts. Il a une vision claire et une volonté : celle derecentrer une manifestation, peut-être hypertrophiée en plus d'un siècle

d'existence - le développement exponentiel des médias, en particulier audioet télévisuels ayant eu, en ce sens, une influence déterminante, - sur sasubstance et sa raison d'être : le peuple des athlètes. Qu'à Sait Lake City, ausortir d'une période tourmentée et épineuse, le président du CIO se soitinstallé au village olympique, m'est apparu sympathiquement significatif.

1. Dans le n° 960 de Jeune Afrique  (30 mai 1979) je n'ai pas hésité encore une fois à critiquer ladécision des gouvernements africains, dont le mien, en déclarant : « Trois ans après les Jeux de

 Montréal, je considère encore le boycottage comme une faute. Cela a freiné nos athlètes,leur a coupé les jambes. J'ai vu des sportifs et des dirigeants africains pleurer lorsque des« fonctionnaires » les ont privés de « leurs » Jeux. Il y a d'autres méthodes plus sérieuses pourécorcher l'apartheid ! ».

2. Dans le PV sus-mentionné, il est dit à la page 41 : « Le CIO résout :- de reconnaître le Comité olympique chinois sis à Pékin- de maintenir la reconnaissance du Comité olympique chinois sis à Taipei. »J'ai la faiblesse de croire que j'y avais beaucoup contribué.

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L'olympisme m'a valu de connaître un être d'exception. Quelques moisavant son arrestation en 1962, Nelson Mandela avait été reçu et aidé parHabib Bourguiba et Béhi Ladgham, alors Premier ministre, car le combat del'ANC c'était aussi le nôtre, celui du Néo-Destour.

Le lundi 30 juin 1997, avec mon épouse, me trouvant au Cap, j'ai voulu

visiter la célèbre prison de Roben Island et la petite cellule où il vécut dix-huitde ses vingt-sept années de captivité. Était-ce dans sa condition physiqued'ancien boxeur qu'il trouva la résistance et la force d'âme qui lui permirent detenir ? Comment un homme peut-il endurer pareille géhenne, en dépit d'unenourriture infâme, astreint à des travaux forcés ? Puis libéré enfin, comment a-t-il pu dépasser la réaction de haine à l'égard de ses oppresseurs ? Entre tantd'autres sujets de préoccupation vitaux pour son pays, il aida activement leCIO et la Commission dont Juan Antonio Samaranch avait confié la présidence

au juge Keba M'Baye, à préparer la réintégration de l'Afrique du Sud avec uneformation multiraciale, celle d'une nation unifiée. À Barcelone, en 1992, dansla cité chère à la fibre catalane de notre futur Président d'honneur à vie, j'étais

 proche de Mandela, et je vis fleurir son sourire lorsque, sous ses yeux, parut ledrapeau de son pays, qui concrétisait son rêve. Mieux, le 10 000 mètres féminin- autre témoin des progrès constants des femmes dans le sport - fit se dresserle stade. La ligne franchie, les deux protagonistes de cette joute admirable se

 jetèrent dans les bras l'une de l'autre, s'embrassant comme deux sœurs.Quelques minutes d'anthologie pour nous tous, partagées avec des milliards detéléspectateurs, lorsque Derarte Tulu l'Ethiopienne à la peau sombre et ElenaMeyer la Sud-Africaine si blanche s'élancèrent ensemble pour un tourd'honneur en commun !...

Je crois à l'olympisme, expression, incarnation de l'éthique sportive, uneéthique d'excès et de raison, de démesure et d'équilibre.

1959-1964, six années passionnantes, je l'ai dit. Contre mon gré, je suis

alors nommé Directeur général de la radio et chargé de créer la télévisiontunisienne. Au moment de quitter mes fonctions à la Jeunesse et aux Sports, jeremerciai tous les collaborateurs qui m'avaient aidé à lancer notre pays sur desvoies nouvelles, sans chauvinisme sourcilleux ni nationalisme provocant  2,

1 .African National Congress, principale organisation des noirs sud-africains, combattant le « pouvoir blanc » et l'apartheid.

2. Je devais déclarer dans le numéro ci-dessus cité de Jeune Afrique  en... 1979 :  « La politique doitêtre au service du sport, non l'inverse. Je déteste les faussaires du sport. Je déteste le sport-

 spectacle où la « vedettisation » est la règle, où le show-business et le marketing sportif permettentà une foule d'excités de s'égosiller ou de hurler devant de soi-disant athlètes aux souriresmécaniques. Je déteste le sport-politique où des jeunes sont utilisés par une « gouvernementaille »aussi incompétente que malhonnête pour illustrer la suprématie d'une idéologie. Je déteste encore

 plus le sport-marchand où l'athlète, le cœur attiédi et asséché se transforme en panonceau publicitaire, en bête à concours. Je ne veux pas davantage de sport-résultat qui réduit l'homme àune musculature au service du rendement, où la « championnite » et la « médaillite » font fureur,où on surentraîne et on dope les jeunes sportifs pour les jeter dans la fosse aux lions... ». C'était,il y a un quart de siècle, ma profession de foi. Je la revendique encore aujourd'hui !

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mais animé d'un patriotisme dont le sport peut constituer l'une desincarnations les plus tangibles.

Depuis, le sport ne m'a jamais quitté et je n'ai jamais quitté le sport. Loind'être une illusion lyrique, le sport est un besoin vital : physique, mental,

 psychique. Il est une philosophie de l'existence.

« Le corps du sportif n 'a qu 'une saison, celle des fleurs. » Non pas queles performances déclinent avec l'érosion du temps. Mais toutes choseségales, à chaque âge son niveau. Le sport reste alors une source jaillissante,un mode perpétuel d'exploration de soi, une manière d'aller vers les autres.« Le sport, c'est de la vie multipliée »,  a dit Georges Clemenceau. C'est entout cas, pour moi, l'un des plus sûrs viatiques pour le long et trop courtvoyage de l'existence.

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CHAPITRE II

A la radio télévision.Création de la télévision tunisienne

Tout ce qui peut être fait un autre jour, le peut être aujourd'hui.

Montaigne

Parmi les actions que j'ai pu réaliser au cours de mon activité deresponsable politique, une des plus importantes à mes yeux fut celle relativeà la création de la télévision tunisienne.

Cette réalisation fut une contribution tout à fait explicite au renforcementdu processus de modernisation du pays, tant cette forme de communicationa acquis d'importance à notre époque. Mais elle fut aussi l'aboutissementd'un des défis les plus risqués que j'avais accepté de relever au cours de macarrière.

Ma nomination au poste de directeur général de la Radiodiffusiontélévision tunisienne (RTT) a été rendue publique avec la liste des membresdu gouvernement constitué le 12 novembre 1964, au lendemain du Congrèsde Bizerte qui devait adopter le socialisme destourien comme doctrine pourl'ancien Néo-Destour.

Je dois dire qu'un an auparavant, le président Bourguiba avait demandé àme voir. Il était, à ce moment-là, au palais de La Marsa et travaillait dans un

 petit bureau que ses familiers connaissaient bien. Il m'a dit : « D'habitude, jenomme mes collaborateurs aux postes qui me paraissent les plus appropriés

 sans leur demander leur avis. Mais je vais faire une exception pour vous. Je suis préoccupé parce que les préparatifs pour lancer la télévision n 'avancent pas. M. [Habib] Boularès [mon prédécesseur à la tête de RTT] a certes formédes commissions mais je ne vois aucune concrétisation... Parce que je saisavec quelle volonté et persévérance vous avez obtenu la construction de laCité sportive d'El Menzah, malgré l'opposition de pratiquement tous lesministres concernés, je compte sur vous pour vous atteler au lancement de la

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télévision nationale. C'est pourquoi je me propose de vous nommer Directeur général de la Radio Télévision, avec pour mission principale delancer la télévision tunisienne ».

Je n'étais pas content parce que je souhaitais rester à la tête dudépartement de la Jeunesse et des Sports et achever tous les « chantiers » que

 j'avais ouverts. Il a lu sur mon visage ces réserves que pourtant je ne

déclarais pas encore. Il m'a devancé alors et m'a dit : « Ne me répondez pastout de suite, réfléchissez vingt-quatre heures et demain donnez la réponse à M. Béhi Ladgham, secrétaire d'État à la Présidence ».

Sans hésiter, je signifiai le lendemain matin à ce dernier mon refus.Bourguiba ne m'en reparla plus.

Étant grippé, je n'ai pas pu assister à l'ouverture du Congrès de Bizertemais, écoutant à la radio le président Bourguiba prononcer son discoursd'ouverture, je fus agréablement surpris de l'entendre y faire mon éloge

 personnel. Le lendemain, j'étais présent au Congrès où j 'ai lu le rapport surla jeunesse que j'avais préparé au nom du Bureau politique. A la clôture duCongrès^, je m'étais entendu avec le gouverneur de Bizerte de l'époque,Hédi Baccouche, qui devait accéder bien plus tard, au poste de Premierministre à la suite de la déposition de Bourguiba, pour proposer au Présidentd'aller poser la première pierre de la Maison des Jeunes et de la Culture àBizerte. En quittant le Palais des Congrès, j'ai demandé au Président s'ilvoulait bien inaugurer son activité au lendemain du Congrès par ce gestesymbolique qui signifierait son intérêt pour la jeunesse, avenir de la nation.Le Président a tout de suite donné son accord et posé la première pierre dansla ferveur des militants.

Deux ou trois jours plus tard, le Président m'invita à venir le voir au Palaisde Carthage, dont les travaux venaient d'être terminés. Il me dit, d'emblée :« Si Mohamed, cette fois-ci je ne vais pas vous demander votre avis, je vousnomme Directeur général de la Radiotélévision. Je considère cette missionaussi importante que celle de la Défense nationale. La télévision est le moyen

 par excellence d'entrer dans tous les foyers, d'influencer les comportements,

de peser sur les volontés pour assurer la mobilisation de tous dans le processus vital de développement de notre pays. Je suis convaincu que vousêtes la personne idoine pour réaliser ce défi, malgré la modestie des moyensqui seront mis à votre disposition ».

Je n'ai pas cillé. Il sentait ma réserve. Alors, pour me montrer à quel degréd'importance il situait la nouvelle mission qu'il me confiait, il me montra unefeuille de papier pleine de noms et de ratures et me déclara : «  Voici lebrouillon de la liste des membres du nouveau Bureau politique que je suis en

train de mettre au point. Vous y figurez alors que le ministre de tutelle de laradiodiffusion, M. Klibi, n y figure pas. C'est vous dire à quel point la RTTest importante et stratégique à mes yeux ! ».

1. J'y ai été élu en bonne place au Comité central et non nommé par le Président comme tant d'autres.

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Il n'y avait plus rien à opposer à cette argumentation pour le militantdestourien que j'étais.

Pour souligner encore l'importance qu'il accordait à la radiotélévision, le président Bourguiba fit figurer mon nom dans la liste du nouveaugouvernement constitué au lendemain du Congrès de Bizerte, comme si jedevais être considéré comme un ministre ou, à tout le moins, un secrétaire

d'État. Ma nomination au sein du Bureau politique me donnait, par ailleurs,les moyens politiques de l'action dans le cadre de mes nouvelles fonctions.

Cette nouvelle mission, inattendue pour moi, fut une expérience d'autant plus enrichissante, voire passionnante, qu'elle me permit de plonger dans unmonde nouveau tout à fait différent de tous les domaines dans lesquels

 j'avais évolué jusque là. Mais grâce à ma formation générale et à montempérament militant et fonceur - je ne suis pas du signe du Capricorne...et sportif pour rien - j'ai vite fait de prendre à bras le corps cette nouvelle« maison », déterminé à la mettre au diapason de la Tunisie en marche.

À la Radio, la situation était convenable. Chedli Klibi avait su choisir de bons collaborateurs. Homme de grande culture, il avait assez d'imagination,assez de libéralisme et de tolérance pour réussir à s'entourer de genscompétents. Il y avait donc des programmes intéressants dans les différentsservices dirigés par des personnes de valeur qui savaient faire équipe.

Il m'a fallu toutefois renforcer et rénover les installations techniques de laRadio pour que la voix de la Tunisie atteignît, clairement et de façoncontinue, le sud tunisien et les pays du Machrek (Proche-Orient). Cesderniers nous inondaient, jour et nuit, de programmes qui n'étaient pastoujours favorables à notre politique animée par le renouveau et le progrès.

Des critiques, parfois des insultes, étaient proférées contre Bourguiba parce qu'il avait osé interdire la polygamie, la répudiation ou parce qu'il

avait exhorté les Tunisiens au travail durant le mois de Ramadan, dussent-ilsne pas pratiquer le jeûne s'il se révèle incompatible avec le labeur quotidien.Le fameux jus de fruits bu par le Président, durant le jeûne, lui valaitrégulièrement les imprécations de plusieurs radios arabes. Il fallait répondre,expliquer, faire prendre conscience... tâche difficile... encore aujourd'hui !

J'ai créé Radio Sfax après avoir installé un puissant émetteur à la stationde Sidi Mansour et nommé à sa tête le militant Abdelaziz Achiche. J'aidétaché quelques musiciens et chanteurs, dont Ahmed Hamza et Ali

Chalgham, pour former une grande troupe musicale qui devait avec leCheikh Boudaya, Alloulou, M. Jamoussi et d'autres... rivaliser avec latroupe de Radio Tunis.

J'étais conscient du rôle que la radio et la télévision pouvaient jouer dansl'essor de la culture tunisienne. Je me suis donc attelé, avec mescollaborateurs et à leur tête le professeur Béchir Ben Slama, à donner un

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nouvel élan à la création spécifiquement tunisienne dans le domaine deslettres, de l'histoire, de la musique, du théâtre, des arts populaires.

Avec mon équipe, nous nous étions proposés de donner un nouveausouffle à la chanson tunisienne par une production accrue et une diffusion

 plus grande. La chanson égyptienne, et orientale en général, supplantait lanôtre. J'ai œuvré en vue de rétablir un équilibre sain, sans démagogie ni repli

sur soi et accordé aux jeunes leur chance. J'ai donné à Mekki Ben Hammadi, programmateur et régisseur des programmes, des instructions en vue deréserver à la production artistique tunisienne 80 % du temps consacré à lachanson. Partant du principe que la quantité aide à secréter la qualité, jefaisais enregistrer dans nos studios une ou deux chansons nouvelles par jour.J'ai doublé et même triplé les cachets pour motiver paroliers, compositeurset chanteurs...

J'ai tenu aussi à promouvoir la littérature tunisienne par des programmes

adéquats.Certaines innovations furent introduites qui permirent à des jeunes auteurs

de s'essayer à l'adaptation radiophonique de grandes œuvres du répertoiredramatique mondial dans le cadre d'une émission intitulée « La pièce dumois » qui permit également à de jeunes acteurs, comme Hichem Rostom, defaire leurs premiers pas en public. C'est dans ce cadre que nous présentâmesla pièce de Mahmoud Messadi : Al Sudd  (le Barrage), réputée injouable, dansune mise en scène de Mohamed Aziza.

Béchir Ben Slama a motivé Mohamed Hifdhi pour adapter sous forme defeuilleton radiophonique le chef d'œuvre de Béchir Khraïef :  Bar g ellil(Éclair de nuit) qui fut mis en scène par Hamouda Maali et qu'on a depuisrediffusé plusieurs fois.

Un grand nombre d'hommes de culture de toutes tendances a été sollicité pour participer aux différents programmes diffusés par la chaîne nationale etinternationale qui, elle aussi, a œuvré pour faire connaître notre culture.Parmi eux, je voudrais citer Hassen Abbès, un journaliste de talent et unhomme de culture d'une grande dignité. Il faisait partie de l'équipe duquotidien Assabah  depuis sa création en 1951. Je lui avais demandé de «critiquer » le premier numéro de la revue Al Fikr   que j'avais fondée le 1 e r

octobre 1955. Il ne s'était pas privé de le faire sans ménagement. Je m'étaisempressé de publier son article sans la moindre censure, dans le numérosuivant et lui avais exprimé toute mon estime.

Le président Bourguiba écoutait assidûment la radio d e 6 h à 8 h 3 0 d umatin et tous les après-midi. Il avait ses émissions préférées. Il ne manquait

 pas une occasion pour me téléphoner afin de signaler telle faute de syntaxe,de morphologie ou de prosodie, telle inexactitude historique ou pour fairel'éloge de telle émission ou de tel conférencier ou poète. Un jour, il medemanda si je connaissais Salah Guermadi, professeur de linguistique à lafaculté des Lettres de Tunis, critique et poète bilingue, s'exprimant très bien

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en arabe et en français. Il venait d'écouter une de ses chroniques et m'en avaitdit beaucoup de bien. Il voulut le rencontrer. J'arrangeai le rendez-vous.Quelques jours plus tard, le Président me dit : «J'ai rencontré "ce monsieur"(hak erajil)pendant trois heures. Il est irrécupérable ! C'est un communistebouché à l'émeri ! ». Il était vexé de n'avoir pu le « séduire » mais il n'avait

 pris aucune mesure de rétorsion contre lui. Guermadi a toujours coopéré avecla radio et enseigné à l'université jusqu'à sa mort prématurée, suite à unechute fatale survenue à El Haouaria au Cap Bon au milieu des années quatre-vingt.

Une autre fois, Bourguiba me téléphona vers 16h30. Il me demanda si j'étais en train d'écouter la radio. Constatant que ce n'était pas le cas, il m'a prié d'ouvrir mon poste, le « mouchard » dans le jargon de la maison de laradio, et d'écouter. C'était le professeur Mahjoub Ben Miled qui lisait sachronique hebdomadaire. Bourguiba me pria d'écouter avec lui quelquesminutes ; puis il me dit : « Est-ce que vous avez compris quelque chose ?Convoquez, je vous prie, ce conférencier et dites-lui de ne pas se griser de

 son propre discours. S'il a des idées à exprimer, il est libre de le faire. S'il s'agit d'aligner des phrases grandiloquentes et creuses, ce n 'est pas la peinede se moquer des auditeurs ».

Le 29 juin 1965, il me réveilla vers 5 heures du matin et s'étonna deconstater que je n'étais pas déjà à mon bureau !... Il m'apprit le décès du

grand militant Taïeb Mhiri et me demanda de rédiger l'avis de décès et de letéléphoner à la radio et à l'agence de presse tunisienne. J'accomplis cettetâche la mort dans l'âme car le défunt était un grand ami et un patrioteauthentique qui a servi son pays avec dévouement, abnégation et efficacité.Que Dieu l'ait en son immense miséricorde !

En plus de ce travail épuisant à la tête de la radio, il fallait créer latélévision car elle existait seulement sur le papier. Et encore ! Pas de budget,

 pas d'équipement et une toute petite équipe de jeunes diplômés, fraisémoulus d'écoles de cinéma françaises, belges et italiennes, l'arme au piedfaute de moyens et passablement découragés.

Il fallait se lancer dans l'aventure. Je me battis d'abord pour la création dela structure technique, indispensable outil pour la concrétisation du projet.J'étais aidé par de remarquables et dévoués ingénieurs Hammadi Rebaï etMongi Chafei. J'ai lancé un appel d'offres pour renforcer l'émetteur deBoukornine établi par les Italiens, en 1960, pour retransmettre les jeux

Olympiques de Rome et qui était resté en place après cet événement pourdiffuser des programmes de la RAI, et mettre en place un autre émetteur plus

 puissant à Zaghouan. Nous avons préparé également les dossiers techniquesnécessaires à l'acquisition des équipements de studio (régies, caméras, etc.).

Ensuite je me suis attaqué à la question de l'encadrement. En attendant denommer un directeur de la Télévision, j'ai chargé Mezri Chekir de s'occuper

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de ce secteur. Il est allé en Italie et en Espagne pour visionner et choisir lemaximum de programmes compatibles avec notre culture et nos objectifs. Iln'est pas rentré les mains vides. Il rencontra à cette occasion deuxréalisateurs qui furent recrutés sur-le-champ : Rachid Ferchiou chargé de la

 production des émissions de variétés et A. Hammami, chargé des émissions

dramatiques. Mezri Chekir devait se rendre ensuite en France pour négocierun accord de crédit (partie crédit - partie don) pour l'acquisition du matérielnécessaire aux studios d'émission. En attendant la signature de l'accord, il acommandé sur le crédit-don le matériel le plus urgent pour le démarrage des

 programmes.Par la suite, j'ai chargé Hassen Akrout, jusque-là directeur des relations

extérieures, de la direction des programmes de télévision et nommé, sur sa proposition, comme adjoint Mohamed Maghrebi.

Il fallait, ensuite, faire des réalisateurs et des techniciens déjà formés àl'extérieur, des formateurs capables de transmettre, sur place, à des jeunesrecrues, les bases du métier, pour pouvoir constituer des équipes minimales.

Des réalisateurs comme Ben Salem, Besbès, Hammami, Ferchiou, Sayadi,Harzallah et Yahiaoui formèrent des assistants. M. Frikha, chef opérateur, etTaoufïk Bouderbala formèrent des caméramen et des éclairagistes, FatmaSkandrani forma des monteuses.

Tout le monde s'investit avec un enthousiasme et une foi qui me

remplissent d'aise, à chaque fois que j'y pense.J'ai décidé, pour plus de transparence et d'équité, de recruter dans lesdifférents secteurs par concours, de l'ingénieur du son jusqu'au maquilleur.Parfois, les examens des candidats donnaient lieu à des échanges vifsquoique teintés d'humour. À un membre du jury de recrutement des futuresspeakerines, Tijani Zalila, qui se plaignait de l'aspect « rural et bédouin »d'une candidate trop brune et trop « typée » à ses yeux, je répondis, en maqualité de président du jury : « Mais, en Tunisie, il existe plusieurs types de

beauté féminine. On ne demande pas à nos futures speakerines de passer leconcours de miss Tunisie, mais de bien prononcer leur texte et d'être

 présente et persuasives ». Abdelaziz Laroui, Mohamed Ben Smaïl et d'autresmembres du jury m'avaient approuvé. La candidate mise en cause futacceptée avec une majorité démocratique de voix. Elle fut, avec trois autrescandidates, retenue et toutes firent toute leur carrière à la télévision.

La question du budget allait me donner infiniment plus de fil à retordre.À la fin août 1965, j ' avais rendez-vous avec Abderrazak Rasaa, secrétaire

d'État aux Finances auprès de Ahmed Ben Salah. Il me reçut et écouta placidement mes doléances. J'ai eu beau lui détailler mes besoins :acquisition d'équipements, rémunération du personnel, achat de programmesetc., je ne pus m'attirer de sa part qu'une réponse laconique : «  Vousdisposerez d'une enveloppe de cinq cent millions de centimes,  (l'équivalentde 300 000 € actuels) et vous allez devoir vous débrouiller avec ».

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Inutile de dire dans quel état je rejoignis mon bureau à la maison de laRTT. Je me disais en moi-même : « Mais, qu 'est ce que je suis allé faire danscette galère ? ». Avec un état-major de crise où figuraient Mezri Chekir etMoncef Mhiri j'essayai de répartir ces maigres, très maigres subsides, entreles différents chapitres du budget en élaboration. J'étais sûr que l'ingénieuren chef Mongi Chafei et surtout Hassen Akrout, le directeur des

 programmes, hommes de caractère, n'allaient pas pouvoir s'en sortir.J'étais tellement stressé que je connus mon premier et seul malaise, au

cours de toute ma carrière gouvernementale. C'est dire la difficulté de latâche qui m'attendait. Je fus examiné par différents docteurs qui nediagnostiquèrent aucune insuffisance organique mais me mirent tous engarde contre le surmenage. De toute évidence, mon malaise était dû à unetension nerveuse excessive. Bourguiba, mis au courant de ce problème de

santé, me demanda d'aller consulter le docteur Mathivat à Paris. Celui-ci fitle même diagnostic et la même prescription que ses collègues tunisiens, lesdocteurs Charrad et Ben Smaï'l. D'ailleurs, si tel n'avait pas été le cas, jen'aurais jamais pu courir, 13 ans après, plus de 22 km en deux heures etdemie !

À mon retour de Paris, Bourguiba voulut me voir pour se tranquilliser surma santé. À la fin de l'entretien, il appela au téléphone Mohamed Jeddi,secrétaire d'État au ministère de l'Agriculture et lui demanda de me trouver

un logement dans une zone tranquille et aérée avec jardin « afin qu 'ilpuissedécompresser et changer d'air après le travail ».Quelques jours après, il me proposa l'acquisition d'une villa à la Soukra,

à moitié achevée mais qui disposait d'un bon verger. Bourguiba a tenu, au préalable, à la visiter en compagnie de son épouse. Après plusieurs mois detravaux, nous quittâmes le modeste logement de fonction attribué à monépouse en sa qualité de directrice de l'École Normale de jeunes filles, àMontfleury.

Un jour, Bourguiba vint revisiter la nouvelle demeure. Il cueillit quelquesmûres et les goûta. Il me demanda : « Combien d'hectares avez-vous autourde la maison ?

- Trois hectares et demi, monsieur le Président.- Ah bon,  répondit-il.  Pourquoi m'a-t-on assuré que vous disposiez de

trente cinq hectares ? »Acte de jalousie qui sera suivi de beaucoup d'autres !Mon malaise n'était plus qu'un souvenir lorsque, pour parfaire le défi, je

décidai de fixer l'ouverture de la chaîne, à titre expérimental, au mois de janvier 1966. C'est peu dire que l'équipe qui m'entourait était affolée parcette décision qui ne brillait certes pas par une prudence exagérée. HassenAkrout est venu me dire qu'Alexandre Tarta, un réalisateur renommé de latélévision française, souhaitait me rencontrer. Mongi Chafei fit la mêmedémarche. Je refusai car j'avais compris qu'ils voulaient tous me demander

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de surseoir à l'ouverture. M. Nouvel, conseiller culturel français - un hommed'une grande finesse et de tact - me rendit visite et me proposa de nousfournir un certain nombre de jeunes techniciens français pour une annéerenouvelable, dans le cadre de leur service militaire. Je déclinai poliment.

Le nouveau ministre de tutelle, Abdelmajid Chaker, répercuta la même proposition. Même refus. Je voulais, malgré le trac qui m'assaillait, releverle défi avec le seul secours des équipes tunisiennes que j'avais formées 1.

La veille du jour fixé pour l'ouverture officielle, j'ai réuni les quelquesdizaines de jeunes filles et de jeunes garçons formés sur le tas grâce aux pion-niers dont je disposais : H. Besbès, A. Hammami, F. Skandrani, Frikha, etc.

Plusieurs personnalités culturelles tunisiennes, qui avaient accepté des'engager dans l'aventure, étaient également présentes dans le grand hall dela Maison de la Radio, sous la belle fresque du peintre Zoubeir Turki. Et j'aiimprovisé un discours qui devait s'apparenter à la célèbre formule romaine :

« Alea jacta est ! »2. Je m'y suis adressé à l'amour propre et au patriotismede ces jeunes garçons et de ces jeunes filles pour en tirer tout ce qu'ilsvalaient. Je me rappelle que j'avais conclu ainsi : « Allez de l'avant, ayezconfiance en vous-mêmes. On n 'apprend à nager qu 'en se jetant à l'eau... Sinous échouons, j'en porterai seul la responsabilité ! si nous réussissons, lemérite en reviendra à vous tous !... ».

Le tonnerre d'applaudissements qui accueillit la conclusion de mes propos me rassura un peu : on pouvait au moins compter sur la passion dans

cette aventure. Le lendemain, le 6 janvier 1966, l'atmosphère étaitincroyablement tendue au studio d'où devaient être diffusées les premièresimages. Je résolus de ne pas rester sur place pour ne pas augmenter la tensionet c'est devant mon poste personnel, chez moi, que je regardais la naissancede la télévision tunisienne, marquée par un incident cocasse. Latéléspeakerine N. Zidi apparut sur l'écran en image inversée : la tête en baset le buste en haut. L'image se rétablit, bien sûr, au bout de quelquessecondes. Et cette téléspeakerine qui devait devenir, plus tard, l'une des

figures les plus populaires de la télévision, s'excusa de cet incident ; ce quidevait lui valoir le surnom affectueux de « Madame Excuse ». Ces incidentsde parcours inévitables donnaient du sel à l'action et ajoutaient du panache àl'exploit.

Toutes les émissions passaient, pendant plus d'un an et demi, en direct carnous n'avions pas encore de magnétoscope, faute de moyens budgétaires.

Un jour, M. Hammami vint me voir dans un grand état d'anxiété. Un descomédiens principaux de sa dramatique, le grand acteur Hamouda Maali,

avait un trou de mémoire. Il n'arrivait plus à se souvenir d'un mot de sontexte.

1. Gérard Aumont, Serge Erich, Maurice Audran, Michel Servet et d'autres coopérants français ont poursuivi leur collaboration à notre radio nationale sans aucun problème.

2. Le sort en est jeté.

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Je descendis au studio, prenai par la main le grand comédien, le poussaidoucement sur la scène et fermai à double tour derrière lui le studio. Aprèsun moment de trouble, tout se passa fort bien.

Combien de fois avions nous dû, avec Rachid Ferchiou, improviser leremplacement d'un chanteur ou d'une chanteuse défaillant à la dernière

minute par d'autres interprètes pour sauver un programme de variétés. Maisces contrariétés n'arrivaient pas à amoindrir notre allant. Nous étions tendus,harassés mais profondément satisfaits, parfois même jubilants.

Au début, nous émettions le programme tunisien durant deux heures et le programme français durant une heure. Ce dernier était assuré par desémissions obligeamment mises à notre disposition par M. Serra, lereprésentant de l'ancienne ORTF en Tunisie.

L'inauguration officielle de la Télévision par le président Bourguiba eut

lieu le 31 mai 1966, six mois après son lancement expérimental. C'était lavictoire de la foi, de la passion et de l'esprit d'équipe et je dédiai ce

 parachèvement à tous ceux qui, aux divers postes qu'ils occupaient, avaientaccepté de relever le défi.

Ensuite, l'aventure se poursuivit. Et la place que j'avais résolu d'accorderà la culture tunisienne au sein du nouveau média se confirma. Dans mon

esprit, la défense des cultures nationales ne devait procéder d'aucunchauvinisme, mais de l'intérêt bien compris de la culture tunisienne et de laculture arabe dans son ensemble. Celle-ci devait, à mes yeux, résulter d'unesynthèse entre les divers apports de chaque particularisme et de chaquespécificité et non pas être le résultat de la dominance d'une culture propre àune nation, sur les cultures des autres nations.

C'est pourquoi une des émissions-phares de l'époque héroïque dulancement de la télévision tunisienne fut « Culture vive » (Thaqafa Haya),que le grand intellectuel et homme de lettres tunisien Mohamed Àziza lançaavec une équipe de collaborateurs connus, responsables de rubriquesspécialisées, comme pour une revue classique.

Cette équipe regroupait Khélifa Chateur (pour le cinéma), EzzedineMadani (pour la littérature), Najib Belkhodja (pour les arts plastiques), FredjChouchane (pour le théâtre), Khaled Tlatli (pour la musique) et d'autrescollaborateurs occasionnels tout aussi réputés.

Cette émission devait, pendant deux années, animer l'espace cultureltunisien. Elle fut la référence, même implicite, des émissions culturelles quilui succédèrent après le départ de son fondateur à l'étranger, pour assumer dehautes fonctions internationales à l'Organisation de l'unité africaine d'abord,

 puis à l'Unesco. Comme plus tard l'émission culturelle « Bouillon de Culture »de Bernard Pivot, « Culture vive » lançait, à la télévision tunisienne encore

 balbutiante, la formule d'une véritable revue culturelle télévisuelle où des

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spécialistes de l'ensemble des domaines de la créativité analysaient lesnouveautés intervenues dans leurs spécialités autour d'un rédacteur en chef,animateur.

Cette émission devait s'illustrer par plusieurs numéros spéciaux, dontceux consacrés à la célébration du Millénaire du Caire, qui comprenaient desreportages et des interviews inédites (avec la célèbre cantatrice OumKalthoum par exemple ou de grands auteurs aujourd'hui disparus). Cesnuméros spéciaux sur le Millénaire du Caire donnèrent une dimensioninternationale à l'émission et furent suivis avec grand intérêt par les publicstunisien et égyptien étant donné le rôle que joua le grand chef El Moaz BiDine Allah parti de Mahdia en Tunisie pour bâtir, sur les bases d'un ancienvillage nommé Fustat, les fondations de ce qui deviendra la Kahira - LeCaire.

Lorsque l'émission prit fin, certains des membres de son équipecontinuèrent, chacun de son côté, une carrière télévisuelle notable.

Parmi les feuilletons à succès, je citerai «  Hadj Klouf   » diffuséquotidiennement durant tout le mois de Ramadan et dont les rôles principauxétaient campés par les inimitables Zohra Faïza, Hamouda Maali et MohamedBen Ali, aujourd'hui décédés.

Tous les mercredis était diffusée en direct une dramatique. Des piècesclassiques comme L'Avare, Le Bourgeois gentilhomme  étaient adaptées enarabe classique ou en arabe dialectal et interprétées par les acteurs de latroupe de la radio, ou celle de la municipalité, ou par des groupes amateurs.

Grâce au play-back, des chanteurs et des chanteuses qui avaient acquisleur renommée dans les années quarante ont pu passer à la télévision, à lagrande satisfaction des nostalgiques et des connaisseurs. Ainsi ChafiaRochdi, Hassiba Rochdi, Fathia Khairi, Hedi Kallal... ont renoué avec le

succès devant un grand public. Je me rappelle qu'Ahmed Ben Salah m'aexprimé, en 1967, son admiration pour Hassiba Rochdi en s'exclamant :« L'âge n 'a pas entamé la voix de Hassiba Rochdi ! C'est extraordinaire ».Je finis par lui révéler la recette de cette jeunesse « perpétuelle » !

Par ailleurs, la continuité était assurée de belle façon par AbdelazizLaroui, chroniqueur et conteur à la faconde inégalée et, de plus, hommed'une correction exemplaire que j'ai dû sauver un jour de l'ire injustifiée deBourguiba, auditeur assidu pourtant de ses chroniques. C'était en 1966 dans

le bureau du Président qui tança le Dr Abdemajid Razgallah, coupable designaler au Bureau Politique des défaillances dans la gestion de certainescoopératives agricoles. C'est ce moment que choisit Abdelmajid Chaker,ministre de l'Agriculture pour se plaindre de Laroui qui aurait dénoncé, dansune de ses chroniques, les dysfonctionnements de la coopérative de poissonsdu Marché Central. Bourguiba se tourna vers moi et me demanda de

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suspendre ce grand journaliste. J'ai objecté que je devais, au préalable, procéder à une enquête et auditionner moi-même la causerie incriminée. SeulBourguiba junior me donna raison. Le Président accepta et je n'ai pas eu

 beaucoup de peine 48 heures plus tard pour le convaincre que les remarquesde Laroui étaient fondées !

Un jour, je reçus H. Besbès, réalisateur venu se plaindre de la modicité deses émoluments (500 dinars environ), qu'il comparait avec ceux perçus parses homologues en France. Je lui rappelai que le budget ne permettait pas uneaugmentation cette année- là. Il insista. Je lui ai dit : « Moi-même, tout directeur

 général que je suis, mon traitement ne dépasse pas les 250 dinars !  ». Ils'exclama : «  Mais défendez-vous, monsieur Mzali !  ». Il ajouta : «  Vous

n 'avez pas de syndicat ? ».

Ma tâche s'avéra plus délicate et plus rude dans le secteur del'information car j'ai été nommé à la tête de la RTT alors que les relations dela Tunisie avec certains pays du Moyen-Orient, et surtout avec l'Egypte de

 Nasser, étaient tendues.Depuis le voyage de Bourguiba au Moyen-Orient, en février-mars 1965,

et son célèbre discours à Jéricho où il exhortait les Palestiniens à accepter larésolution des Nations Unies sur la Palestine de novembre 1947, une violente polémique médiatique avait été lancée contre lui.

La radio y prenait une part prépondérante notamment la célèbre Voix des Arabes  et  Radio Le Caire,  animées par Ahmed Saïd et l'inénarrableChoukeiri. En ma qualité de directeur de la radio, j'étais requis d'orchestrerla réponse aux attaques souvent indignes que la  Voix des Arabes  lançaitcontre les positions pourtant ô combien éclairées de Bourguiba sur le conflit

israélo-arabe. Tant que dura cette violente polémique des ondes, monattention ne devait jamais se relâcher. Ce fut une période de tension terrible.Je dus au concours d'une équipe de journalistes dévoués, animée parMohamed Maherzi et Hédi Ghali de m'acquitter convenablement de matâche, répondant à l'invective par des arguments raisonnés et à l'injure pardes démonstrations motivées.

Je souhaiterai ouvrir une parenthèse pour évoquer l'origine de cette polémique parce qu'elle conserve, à mes yeux, encore aujourd'hui, une

étonnante et amère actualité.Le président Bourguiba avait décidé d'effectuer en 1965 une grande

tournée à travers le Moyen-Orient. Il est allé en Égypte à partir du 16 février1965, en Arabie Séoudite à partir du 22 février de la même année, à Amman,en Jordanie, à partir du 27 février. Ensuite il devait aller au Liban, en Syrie,en Irak, en Turquie et en Iran.

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Je l'avais accompagné durant son voyage dans les trois premiers pays,Égypte, Arabie Séoudite et Jordanie. J'ai pu ainsi assister aux entretiens

 politiques qui ont eu lieu au Kasr El Kouba, un des palais du Caire, encompagnie du reste de la délégation dont Ahmed Ben Salah, Chedli Klibi,Bourguiba junior.

 Nasser était flanqué du maréchal Amer, de Hossine Chafei, d'Anouar elSadate... et d'autres personnalités de la révolution égyptienne. L'entretienétait, par moment, tendu. Nasser fit montre d'un sang froid remarquable etson sourire le quitta rarement. Bourguiba avait expliqué, souvent avecfougue, comment par leurs attitudes extrémistes et jusqu'au-boutistes, lesArabes ne faisaient que perdre des batailles alors qu'Israël en gagnait ets'étendait géographiquement, et comment, sur le plan international, Israëlavait convaincu l'opinion occidentale que le petit pays qu'il était avec quatremillions d'habitants était entouré par un océan d'ennemis, cent vingt millions

d'Arabes ! Israël avait l'habileté de se présenter comme le petit Poucetmenacé par tous les loups de la région. Bourguiba ajouta : « Les Arabes ont

 fait la bêtise de refuser, tandis que Ben Gourion a eu l'intelligenced'accepter le partage proposé par les Nations Unies en novembre 1947... Cequi explique que plusieurs journaux d'Occident avaient ce jour-là pourmanchette : "Soulagement à Tel Aviv" ! ».

Bourguiba remarqua aussi : «  Ce partage, garanti par l'institution

internationale, donnait au nouvel État palestinien, dont la création était proposée, un peu plus de 50 % du territoire de la Palestine historique. Haïfa,Saint Jean d'Acre, une partie du Néguev... devaient faire partie de la

 Palestine arabe !... Je pense que les Palestiniens et les États arabes, qui ne font que vociférer contre les sionistes, devraient reconnaître la légitimitéinternationale dans les frontières fixées en novembre 1947. Israëln'acceptera jamais évidemment. L'opinion publique internationale sauraque c 'est Israël qui dit non ! Pourquoi ce seraient les Arabes qui diraienttoujours non, qui seraient condamnés à tenir le rôle négatif ? Acceptons !Que les Palestiniens luttent euxmêmes pour leur indépendance comme l'ont

 fait les peuples d'Afrique du Nord. Les armées arabes ne devraient jamaisintervenir, car ce serait considéré par le monde comme une agressioninadmissible ».

D'une manière inattendue, Nasser a répondu : « C'est formidable ; c'estun plan fantastique ! ».

Et Bourguiba de remarquer : « Vous avez accordé récemment à un journal français une interview où vous avez affirmé la nécessité de prendre en

considération la décision de l'ONU relative au Proche Orient ». Nasser : « Oui, bien sûr l Peut-on faire autrement ? ».Bourguiba, avec malice : « J'ai constaté que vos déclarations n 'ont pas

été reprises dans les journaux égyptiens ! ». Nasser : « L'opinion, ici, n 'est pas mûre ! Les Égyptiens penseraient que

 j'ai perdu la raison (Iganenouni !) ».

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Bourguiba : « Est-ce que vous voyez un inconvénient à ce que ce soit moiqui expose ce plan ? ».

 Nasser : « Formidable ! (Adhim !) ».Bourguiba : « Je serai en Jordanie dans quelques jours et j'exposerai ces

idées, non dans un studio de radio ou dans les colonnes d'un journal mais

devant les Palestiniens eux-mêmes.»  Il ajouta en riant : « J'espère que vos puissants médias ne m'attaqueront pas alors ! ». Nasser s'esclaffa, mais ne répondit pas !Ensuite, Bourguiba évoqua la guerre du Yémen qui faisait alors rage : plus

de 30 000 soldats égyptiens étaient embourbés dans les hauts plateaux et lesmontagnes de ce pays. Il déclara devant ses hôtes médusés : « En tant queTunisien frère, je me permets de vous recommander de vous retirer duYémen. Personne n'a jamais occupé ce pays. Ni les Anglais, ni les

 Français... ». Nasser : « Monsieur le Président, je laisse la parole au maréchal Amerqui gère ce dossier ».

Amer : « Il est trop tard pour savoir si cette guerre est légitime ou pas. Nous y sommes engagés. Nous avons perdu des centaines de soldats etengagé des crédits faramineux. Il n 'est plus question de reculer !... ».

Bourguiba : «  Un responsable ne doit pas  raisonner de cette façon ! Cen 'est pas parce que vous avez perdu beaucoup d'hommes qu 'ilfaut continuer

à en perdre ! Un homme politique doit savoir se désengager s'il se trouvedos au mur. Limitez les dégâts pour votre peuple ! ». Nasser : «  Ce sera difficile. Le peuple ne comprendrait pas ».Bourguiba : « Ce sera votre guerre de cent ans ! Même si vous perdez

100 000 soldats, vous ne gagnerez pas cette guerre ».Ces paroles furent accueillies par un silence glacial. La franchise de

Bourguiba tranchait trop avec les habitudes mielleuses de la diplomatielevantine de l'époque1.

Bourguiba alla plus loin. Le lendemain nous étions invités à assister à undiscours que Nasser devait prononcer devant un public très nombreux pourcommémorer l'union avortée entre l'Egypte et la Syrie et délivrer un

 plaidoyer  pro domo pour l'unité arabe. Enervé par l'aspect irréel, irrationneldu discours de Nasser, Bourguiba rompit avec les usages et demanda la

 parole : « Je rêve ou quoi ? Vous parlez de quoi ? Vous parlez d'une unitéqui n'existe plus. Au lieu d'en tirer les conséquences et de modifier votreapproche de l'unité arabe, vous continuez à célébrer un mort » 2.

Un silence pesant accueillit ces paroles. Personne n'a applaudi. Nasser n'arien dit. C'était une douche froide.

1. Les paroles directes et franches de Bourguiba ont-elles fait leur effet ? Nasser alla, le 23 août 1965,à Canossa, en se rendant à Djedda pour rencontrer le roi Fayçal, après l'avoir attaqué furieusement

 par ses médias. Il signa le fameux accord de Djedda et fit évacuer ses troupes du Yémen.2. L'union égypto-syrienne a été scellée le 1er février 1958 et a pris fin le 28 septembre 1961.

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Au moment où le séjour du président Bourguiba se terminait, Nasser,ayant décidé de « punir » l'Allemagne fédérale qui ne lui avait pas accordéle crédit souhaité, crut opportun de s'aligner sur l'Allemagne de l'Est, laRDA, et demanda à tous les États arabes de le suivre après avoir rompu lui-même les relations avec la RFA. Tous obtempérèrent, sauf Bourguiba. Cequi devait augmenter le ressentiment du Raïs à son encontre et expliquer lavirulente campagne de presse qui suivit cette visite1.

Le séjour à Djedda fut amical. Le roi Fayçal multiplia les gestes decourtoisie et d'estime à l'égard du Président tunisien avec lequel il était lié

 par une longue et vieille amitié depuis les années 1946-1947 alors qu'il étaitambassadeur aux États-Unis.

Avec nos épouses, nous avions accompli les rites du petit pèlerinage à LaMecque et en compagnie du roi Fayçal nous avions pu pénétrer dans lesanctuaire de la Kaaba. Ce fut un moment émouvant.

Après un vol mouvementé, avec des trous d'air impressionnants, ballottésdurant trois heures dans un petit avion à hélices, nous avons pu atterrir àAmman, secoués mais rassurés. Le roi Hussein nous réserva un accueilofficiel et populaire grandiose.

Le 3 mars 1965 eut lieu la rencontre historique de Bourguiba avec le peuple palestinien à Jéricho (Ariha). Des milliers, hommes et femmesaccoururent pour souhaiter la bienvenue à Bourguiba et écouter son discours.Ils ne furent pas déçus !

Le chef de l'État tunisien eut le courage de répéter publiquement les propos qu'il avait tenus au Caire, en réunion privée avec Nasser. Rompantavec la démagogie et les imprécations des radios arabes et de certains leaderslocaux, il fit œuvre de pédagogue. Il analysa, expliqua la situation avec unefranchise inconnue dans ces contrées. Il dit en particulier : « [...]l'enthousiasme et les manifestations de patriotisme ne suffisent point pour

remporter la victoire. C'est une condition nécessaire, mais elle n'est pas suffisante. Il faut un commandement lucide, une tête pensante qui sacheorganiser la lutte, voir loin et prévoir l'avenir. Or, la lutte rationnellementconçue implique une connaissance précise de la mentalité de l'adversaire,une appréciation objective du rapport des forces afin d'éviter l'aventure etles risques inutiles qui aggraveraient la situation...

1. Je rappelle que Bourguiba avait désigné Habib Chatti, ambassadeur auprès de la Ligue arabe etl'avait chargé de profiter de la séance solennelle prévue pour l'admission de la Tunisie pourdénoncer, en présence de la presse arabe et internationale, la politique expansionniste de Nasser etde le démystifier au moment où il était au summum de sa puissance et terrorisait, par ses campagnesde presse et même par des complots, la plupart des chefs d'État arabes. Le discours de Chatti avait

 provoqué la consternation en Egypte et l 'admiration dans la plupart des États arabes.

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télévision était à présent sur les rails et que mon successeur n'aurait qu'àcontinuer sur la lancée...

Ce n'est pas sans un serrement de cœur que je quittai l'équipe qui m'avaitaidé à relever un grand défi et dont certains étaient devenus des amis et ledemeurent à ce jour.

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CHAPITRE III

À la tête d'un ministère de souveraineté :la défense nationale

 Le patriotisme est la source du sacrifice, par cette seule raison qu 'il ne compte

 sur aucune reconnaissance quand il fait son devoir.

Lajos Kossuth,Souvenirs et écrits de mon exil,  Avant-Propos

J'ai été nommé, le 18 mars 1968, ministre de la Défense nationale.Certes, ce ne fut pas sans un serrement de cœur que je quittai la

Radiodiffusion télévision tunisienne. Mais c'est avec fierté que je pris mesnouvelles fonctions, à la tête d'un ministère de souveraineté appelé à veillersur la protection des citoyens et à sauvegarder les intérêts supérieurs de la

 patrie.Je ne partageais pas la rhétorique de certains, ni l'antimilitarisme primaire

d'autres. Je ne pensais pas que, par essence, la plume devait être opposée àl'épée. Et je me remémorais des exemples célèbres, lointains ou proches, quisurent marier magistralement les deux arts. De Jules César, dont j'avaistraduit du latin, en classe de quatrième, les Commentaires de la guerre desGaules à Charles De Gaulle et son magistral Au fil de l'épée. J'ai beaucoupappris en lisant le magistral traité de Cari von Clausewitz De la guerre.  Nil'écrivain, ni le pédagogue en moi ne se trouvaient dépaysés par mesnouvelles fonctions.

C'est que l'armée devait, à mes yeux, constituer une école de civisme etde patriotisme où s'apprend le respect du bien public, où s'interpénétrent lescouches de la société et où s'éprouvent le sentiment d'appartenance et ledevoir de défendre le même territoire et le même destin.

La première tâche que je m'étais assignée à la tête de ce nouveaudépartement, fut de renforcer l'esprit républicain qui devait, à mes yeux,

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animer l'ensemble des membres appartenant à notre jeune armée nationale.C'est pourquoi j'ai donné, dès le premier mois de ma prise de fonction,

une conférence à l'Académie militaire sur le thème « L'État et le citoyen » x

où je soulignais combien il est vital pour la nation de ne jamais mettrel'armée au service des jeux politiques.

Comme le disait Cicéron, le pouvoir civil doit toujours commander à

l'armée pour garantir la prééminence de la démocratie : «  Cédant armatogae ! » Que les armes le cèdent à la toge !

Dans une autre conférence donnée, en septembre 1969, au festival deJugurtha, au Kef, je développais une analyse sur l'apport d'Hannibal nonseulement à l'art militaire - ses victoires à Cannes et au lac Trasimène sontdes modèles étudiés jusqu'à présent dans les académies militairesinternationales - mais également à la philosophie qui le sous-tend :

- Tenir à la liberté plus qu'à la vie

- Se garder du désespoir et dépasser le scepticisme- La patrie c'est un territoire plus une souveraineté.De fait, dans mon panthéon personnel, Hannibal occupe, avec Khaled ibn

Walid 2, Youssef ibn Tachfme 3 et Tarik ibn Ziyad 4, une place de choix parceque ces chefs militaires ont toujours su doubler leur action d'une réflexionapprofondie sur le sens même de leur engagement et de leur fidélité à une

 patrie.J'ai maintes fois souligné combien l'appellation même de ministère de la

Défense nationale impliquait une philosophie bien définie, par oppositionaux anciens intitulés qui ne sont plus en vigueur que dans de rares paysfortement militarisés : « ministère de la Guerre » ou « ministère desArmées ».

Après les sanglants conflits mondiaux, un changement marqué dans lesmentalités est apparu. Plus personne n'a osé parler de guerre en termes primesautiers. Rares sont ceux qui osent préconiser un recours à cette « ultimealternative ». Partout la société civile s'élève contre les ravages et les

dommages, même « collatéraux » (!) que toute guerre provoque. C'est pourquoi la notion de guerre ne devrait se concevoir que comme une actiondéfensive contre une agression extérieure.

Bien sûr, dans des pays en développement comme le nôtre, la véritableinvincibilité ne peut être envisagée que si l'on s'attaque, sur tous les fronts,aux effets du sous-développement.

1. Le texte de cette conférence figure, en arabe, dans mon livre  Études - STD Tunis, 1974 (pages 208à 259). Une traduction française, due à Raja Al Almi, a été publiée dans l'hebdomadaire Dialogue,n° 31 janvier 1983 (pages 35 à 50).

2. Conquérant de l'Irak et de la Perse au VIIe siècle.3. Originaire du Sud marocain, il conquit l'Andalousie. Il mourut en 1115.4. Il franchit le détroit de Gibraltar (Djebel Tarek, c'est-à-dire la montagne de Tarik à qui il donna son

nom) à la tête de ses troupes. Il mourut en 711.

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C'est pourquoi notre armée se devait doubler sa préparation militairetechnique par une contribution sociale grâce à des actions ciblées dans ledomaine du génie civil, de l'assistance médicale et humanitaire, de la luttecontre les catastrophes naturelles.

Comme je l'ai expliqué, l'obtention du certificat d'études primairesm'avait exempté du service militaire du temps du Protectorat. Je m'en étaisfélicité. Comme la majorité des Tunisiens, je considérais que l'arméefrançaise était, à cette époque, une armée d'occupation et qu'elle participaità la répression de mes concitoyens. Mais cette phobie circonstancielle nem'amena pas à rejeter, en bloc, la chose militaire.

Je me rappelle avoir vibré, le 15 juin 1956, lorsque j'ai assisté, avec un

sentiment de grande fierté au premier défilé de la jeune armée tunisiennenouvellement composée à partir des effectifs de l'armée beylicale et desoldats tunisiens provenant de l'armée française et encadrés par des officiersayant fait carrière dans cette même armée, après avoir reçu une solideformation et subi le baptême du feu en Indochine, à Monte Cassino en Italieou en France. Les trois plus hauts gradés ne tardèrent pas à être nommésgénéraux et à constituer le premier noyau du haut commandement : legénéral Kéfi, premier chef d'état-major des Armées de terre, de mer et de

l'air, le général Tébib, inspecteur général des troupes et le général HabibEssousi, chef d'état-major de l'Armée de terre. Avec le général Ben Youssef,le général Fehri, commandant de l'Armée de l'air et l'Amiral Jedidi, notreArmée a fait un bon départ et mérita le respect et l'estime de tous lesTunisiens.

Déjà en 1956, le ministère de la Défense, qui devait être dirigé pendant plus de dix ans par Béhi Ladgham, avait recruté plus de cent bacheliers qu'ilavait fait inscrire dans les grandes Écoles militaires françaises

 principalement, mais aussi américaines, italiennes, belges et suédoises. De plus, on avait sélectionné qautre-vingt jeunes du niveau de cinquième etsixième années, en fin d'études secondaires, et on les avait inscrits dans lesmêmes écoles étrangères, mais pour une formation spéciale, de courte durée.

Parmi les bacheliers, j'eus le bonheur de constater que plus d'une dizainede mes anciens élèves avaient choisi la carrière militaire et avaient été dirigésvers Saint-Cyr, l'École de l'air de Salon ou l'École navale. Parmi eux, jeciterai les généraux Saïd Kateb, Abdelhamid Écheikh, Gzara, Ammar,Fedila, Béchir Ben Aïssa, Kheriji, le colonel Gmati... J'ai la faiblesse decroire que j'avais contribué, avec d'autres, à leur inculquer le sens duvéritable respect de soi-même, l'importance du sentiment d'appartenance àune nation, la beauté et la grandeur de servir un idéal. Ce fut donc une joie

 pour moi de les retrouver déjà officiers dans nos états-majors ou à la tête denos bataillons, dans toutes les garnisons que j'inspectais souvent.

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Le courant est vite passé et nos contacts ont dépassé le minimum protocolaire. Certains d'entre eux n'hésitaient pas du reste à m'appeler, non pas « Monsieur le ministre », mais « sidi » (maître) comme ils le faisaient plus de quinze années auparavant, du temps où ils étaient mes élèves enclasse de troisième ou de philosophie.

En exerçant mes fonctions de ministre de la Défense nationale, j'aisouvent évoqué la bataille de Bizerte qui eut lieu entre le 19 et le 22 juillet1961 et où s'illustrèrent plusieurs de nos soldats et officiers, tombés auchamp d'honneur.

Cette bataille a révélé notre armée qui n'avait pas choisi la guerre, maissavait la faire. Elle a montré que l'exemple de nos martyrs tombés au combaten 1934 en 1938, en 1958 2 dans le sud, et particulièrement à Remada, faceaux troupes du colonel Mollot, inspirait notre jeune armée et que ces héros,

dont le grand résistant Mosbah Jarbou, avaient trouvé de dignes successeurs.Malgré un grave déséquilibre entre les forces en présence, nos soldatsavaient résisté et disputé le terrain pouce par pouce. Ils ont tenu tête avec lesvaleureux gardes nationaux à une implacable machine de guerre (avions,

 blindés, frégates...) et ont réussi à empêcher la ville de Bizerte d'êtretotalement occupée. Le drapeau national n'a pas cessé d'être déployé sur laville arabe, ou l'ancienne Bizerte.

Les pertes étaient nombreuses et avaient touché principalement la masse

enthousiaste mais inexpérimentée des volontaires, venus des villes et deslointains villages pour exprimer, en chœur, le profond message d'un pays quirefuse de se soumettre.3

Pour ma part, j'étais en visite officielle en Chine, au sein d'une délégation présidée par Mohamed Masmoudi, ministre des Affaires étrangères etcomprenant Ahmed Mestiri, notre ambassadeur à Moscou à l'époque,Hassan Belkhodja, PDG de la Banque nationale agricole, Mongi Kooli,responsable de la jeunesse au PSD et Slaheddine Ben Hamida, directeur du

 journal du PSD, AlAmal. Nous avons été longuement reçus par Liu Shao Shi, président de la République, qui devait être emporté dans la tourmente de laRévolution culturelle, Chou En Laï  4, Premier ministre, véritable homme

1. L'arrestation de Bourguiba le 3 septembre 1934 déclencha des échauffourées au cours desquellesdes militants furent tués, surtout à Moknine, dans la gouvernorat de Monastir.

2. Le 8 février 1958, l'aviation française bombarda en représailles le village de Sakiet Sidi Youssef :Bourguiba interdit tout déplacement des troupes françaises, ce qui provoqua des heurts et des

victimes tunisiennes.3. Pour les jeunes et les chercheurs qui voudraient en connaître plus sur cette bataille, je recommandele livre de Omar Khlifi : Bizerte, la guerre de Bourguiba, éd. Media Com, 2001. L'on m'a signaléaussi la parution d'un livre publié en 2003 par l'un des acteurs les plus remarqués car parmi les pluscourageux de cette épopée, le colonel Boujallabia.

4. 4. Il devait dire à Hédi Nouira qui lui rendait visite sur son lit d'hôpital à Pékin en 1975 : « Je vousrecommande de ne jamais vous allier à l'URSS car elle est le pire des États colonialistes ! ». Il estdécédé le 9 septembre 1979.

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d'État et par d'autres responsables du parti communiste. Je me rappelle quenous avons été hébergés à l'ambassade de France, occupée comme beaucoupd'autres ambassades occidentales par les nouvelles autorités chinoises depuis1949 ; elle était immense et entourée d'un beau et vaste jardin. AprèsShanghai, nous étions à Canton, sur le point de visiter la république

démocratique et populaire du Vietnam, quand nous fumes tous rappelésd'urgence à cause de la guerre de Bizerte. Dès mon retour, juste après lecessez-le-feu, en application d'une résolution du Conseil de sécurité del'ONU, le président Bourguiba m'a reçu au Palais Essaada à La Marsa.Rasséréné, très calme, il commenta cette bataille en me disant : « C'est le prix

 payé pour retrouver notre souveraineté complète et entière. Un peuple ne peut rester soudé et survivre sans accepter des sacrifices, dussent-ils êtrelourds ».

Dag Hammarskjôld, secrétaire général de l'ONU, débarqua à Tunis lelundi 24 juillet 1961, sur invitation du président Bourguiba. Il devaitconstater les « dégâts » à Bizerte même. Malgré son immunité diplomatique,les parachutistes français n'ont pas hésité à fouiller sa voiture et ont exigé quele coffre arrière fut ouvert. L'amiral français Amman, commandant de la

 base, avait refusé de le recevoir !À la suite de la plainte du gouvernement tunisien, et faute d'un quorum

suffisant au Conseil de sécurité, l'Assemblée générale fût convoquée pour le

21 août 1961. Mongi Slim, notre représentant auprès des Nations Unies, quidevait d'ailleurs être élu brillamment, le 20 septembre de la même année, président de cette Assemblée générale1, a fait preuve d'intelligence, definesse et d'énergie pour défendre la thèse tunisienne. Après cinq jours et unenuit de débats, la résolution présentée par le groupe afro-asiatique fut adoptée

 par 66 voix sur les 99 États membres avec 33 abstentions.En parcourant les rues de Tunis, j'ai lu plusieurs graffitis indiquant que la

Tunisie avait battu la France par 66 à 0 !

Parmi ceux qui sont morts courageusement pour la Patrie figuraient deux jeunes et brillants officiers : le lieutenant Abdelaziz Taj, que j 'ai eu commeélève au lycée Alaoui et le commandant Mohamed Bjaoui, un grand soldatet un animateur sportif remarquable. Il était la cheville ouvrière de laFédération de Tir et j'ai eu personnellement à apprécier l'homme qu'il étaitquand j'inaugurai, en 1960, en ma qualité de directeur de la Jeunesse et desSports, un stand de tir à El Ouardia, près de Tunis.

Durant les premières années de l'indépendance, le ministère de la Défense

nationale a connu des difficultés matérielles et psychologiques pourgénéraliser la conscription de tous les jeunes en âge d'accomplir leur servicemilitaire. Insuffisance de cadres, de locaux bien sûr ! Mais aussi le souci de

1. Cette élection fut une date mémorable de l'histoire de la diplomatie tunisienne, africaine et arabo-musulmane.

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 permettre aux bacheliers de poursuivre leurs études supérieures en Tunisie età l'étranger pour qu'ils deviennent médecins, ingénieurs, professeurs... Lesdispenses ou les sursis s'accumulaient selon des critères qui n'étaient pastoujours évidents.

À partir de 1966, Ahmed Mestiri mit au point une formule originale qui

devait concilier « l'impôt du sang » dû par chaque jeune Tunisien, avec lanécessité de ne pas interrompre ses études. Des stages de formation étaientorganisés dans les casernes et assurés par des officiers et des sous-officiers

 pour tous les élèves valides de sixième et de septième année, durant les week-ends : formation physique, civique, technique, maniement des armes etdiscipline militaire. Trois semaines, pendant les mois de juillet et août,devaient parfaire cette formation.

J'ai apprécié cette formule et l'ai maintenue. J'étais heureux de voir mes

deux enfants Mokhtar et Habib en bénéficier. Un jour Mokhtar est rentréd'un stage de trois semaines effectué à Ain Draham, fourbu, les pieds enfléset douloureux. « On nous a réveillés avant-hier à 3 heures du matin et avecnotre paquetage nous avons effectué une marche de plus de 20 km. » Il nes'était pas plaint et considérait cela comme partie intégrante de la formationcivique. « C'est bien, lui dis-je.  C'est comme cela que tu seras un homme etque tu pourras faire face aux difficultés de la vie ! » Je ne croyais pas si biendire, car dix-huit ans plus tard, il dut affronter, avec endurance et courage,

l'épreuve de la question et de la prison.Je reçus un jour un célèbre médecin gastro-entérologue, marié à une

Française elle-même médecin, tous deux amis du président Bourguiba et deson épouse. Il m'informa, effaré, que son fils avait été convoqué par lesservices de l'Armée pour suivre ce service militaire fractionné. Il ajouta :« Est-ce vraiment pour nous autres ce service militaire ? ».

Il n'insista pas et pris congé lorsque je l'informai que mes deux enfantsont été heureux en effectuant ce service militaire et que j'en étais fier !

Je n'ai pas oublié la leçon de mon passage à la tête de ce département en1985, puisque je me suis adressé de la tribune du parlement aux députés etau peuple tunisien, au début de décembre de cette année, en ces termes : « Jeme rappelle lorsque j'étais, en 1968, ministre de la Défense nationale que plusieurs de ceux qui disposaient de quelque influence, à quelque niveau quece soit, ne cessaient de multiplier les interventions pour faire dispenser leursenfants ou les enfants de leurs proches, du service militaire. Ils pensent, à tort,

que le service militaire n'est fait que pour ceux qui ne sont pas instruits ; alorsque, de nos jours, les armées valent moins par leurs effectifs que par le niveautechnique et la compétence technologique des hommes et des femmes qui lescomposent. Dans les pays avancés, l'Armée compte de plus en plus, unnombre considérable d'ingénieurs, d'électroniciens, de chercheursscientifiques... ».

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La célèbre chaîne de télévision qatarie Al Jazira  me consacra, dans lecadre de sa série «  Un témoin pour l'Histoire »,  huit émissions qui furentdiffusées en mars et avril 2001.

Au cours de l'une d'elles, je racontai un épisode survenu au début de1969, alors que j'étais en fonction à la tête du ministère de la Défense

nationale.Je reçus une délégation de l'OLP conduite par Abou Iyad qui était alorsle numéro deux de l'organisation et comprenant Saïd Kamel, aujourd'huidirecteur à la Ligue arabe et Mohamed Youssef Ennajar, assassiné àBeyrouth avec Kamel Adwan dans les années soixante-dix par un commandoisraélien dirigé par Ehud Barak, le futur Premier ministre israélien.

Ils me parlèrent de la tutelle pesante qu'exerçaient sur eux certainsrégimes arabes et me demandèrent une aide en armes pour pouvoir assurer la

défense légitime de leur peuple.Sans en référer au chef de l'État, ni même au secrétaire d'État à laPrésidence, je donnai des instructions au général Essoussi pour accéder à leurdemande. En fait, il s'agissait d'armes légères en petites quantités. C'était enréalité un geste symbolique qui entendait réaffirmer, avec détermination, lesoutien de la Tunisie à la lutte du peuple palestinien à un moment où certainsrégimes arabes tentaient de le dominer, tout en utilisant le slogan de l'unitéarabe pour étouffer leurs propres peuples. Les armées de Nasser occupaient

Gaza et celles du roi Hussein contrôlaient la Cisjordanie et Jérusalem Est. Jene cesse de me demander encore aujourd'hui pourquoi ces régimes arabesn'avaient pas aidé les Palestiniens à proclamer leur Etat en leur restituant laCisjordanie, Jérusalem Est et le territoire de Gaza. Le problème se serait poséaujourd'hui autrement. Au lieu de cela, ils se gargarisaient de slogans etchaque régime avait ses propres Palestiniens « de service » « mobilisés » soitau nom du panarabisme du Baas soit au nom du nationalisme arabe prôné

 par Nasser. Paradoxe : ces régimes arabes occupaient les territoires

 palestiniens... pour mieux lutter contre le colonialisme israélien !L'aide que la Tunisie apportait au peuple palestinien en lutte pourreconquérir son indépendance et sa dignité, procédait, en droite ligne, dudiscours de Jéricho dans lequel Bourguiba défendait la légalité internationaleen recommandant à la partie arabe d'accepter la Résolution de l'ONUappelant à la constitution de deux États souverains.

L'animateur de l'émission  à'Al Jazira  fut incrédule. Il téléphona à SaïdKamel qui faisait partie de la délégation de l'OLP. Celui-ci confirma que

 j'avais accédé à leur sollicitation, sans demander l'aval de mes supérieurshiérarchiques. « Et comment le savez-vous ? » insista Ahmed Mansour. « C 'est simple, il convoqua devant nous le général et lui donna ses instructions sanstéléphoner à personne ! »

1. Parti nationaliste pan-arabe, socialisant.

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Saïd Kamel me fit cette confidence lors d'une rencontre que j'ai eue aveclui au Caire en mars 2002. Il ajouta à cette occasion :« Ce n 'est que plus tardque nous avions saisi la stratégie de Bourguiba. Il ne méritait pas lesattaques féroces qui ont suivi son discours à Jéricho. Moi-même, jeune exaltéet manipulé par la propagande nassérienne, je me suis mêlé auxmanifestations contre l'ambassadeur de Tunisie, Mohamed Badra, et

 participé à l'incendie de votre ambassade. Dommage, dommage ! ».Quant à mon geste spontané, je considérais qu'il s'agissait, en la

circonstance, d'un devoir d'assistance à peuple en danger et qu'aussi bien lechef de l'État que le secrétaire d'État à la Présidence ne pouvaientqu'approuver ma décision.

En octobre 1969, juste après le coup d'arrêt à la politique des coopérativesopéré par Bourguiba en septembre, le PSD avait publié les listes de sescandidats aux élections législatives. J'étais le deuxième candidat inscrit sur

la liste de la circonscription de Monastir qui englobait particulièrement KsarHelal et Moknine, fief de Ben Salah, tête de liste, vu qu'il était secrétairegénéral adjoint du Parti.

À la veille de la campagne électorale, Bourguiba me téléphona vers 21heures.

« Dis à Ben Salah, m'ordonna-t-il, de ne pas aller au Sahel où il sera malreçu et considère-toi comme tête de liste ! »

C'est ce que je fis. L'épouse de Ben Salah me dit que son mari souffrait

d'une forte fièvre et qu'elle préférait ne pas le déranger. Je l'ai priée de luitransmettre ce message du Président.La campagne se déroula normalement. J'ai, dans mes discours, analysé

objectivement les raisons de l'échec de cette expérience socialiste, sansattaquer la personne de Ben Salah, sans hurler avec les loups. Quelques jours

 plus tard, Wassila dit à son mari devant moi : « Ton ministre de la Défense a peur de Ben Salah ! ». J 'ai rétorqué avec fermeté : « Le courage ne consiste pas à insulter, ni à s'en prendre aux personnes ! ». Le Président ne pipa mot.

Parmi les voyages officiels que j'ai effectués en tant que ministre de laDéfense nationale, je citerai :

Une visite officielle en Turquie  1  durant l'année 1968, en compagnied'une grande délégation d'officiers supérieurs. L'accueil a été chaleureuxaussi bien de la part du chef de l'État, du Premier ministre que de moncollègue le ministre de la Défense. Un protocole de coopération technique aété signé qui prévoyait la formation et le perfectionnement d'officiers et despécialistes militaires dans les trois armes.

J'ai été impressionné par le protocole grandiose de la cérémonie de dépôtd'une gerbe de fleurs sur la tombe d'Atatiirk, libérateur de la Turquie et

1. C'était ma deuxième visite dans ce pays. En juillet 1960 j' y avais été invitéà l'occasion de la fête dela jeunesse.

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artisan du nouvel État turc, laïc et moderne, édifié sur les décombres del'Empire ottoman. La Turquie pratique, à ce jour, le culte du père fondateur :sa statue domine les principales places du pays, ses photos ornent les sallesd'attente, les bureaux des administrations. Il pensait que tous les malheurs dela Turquie étaient la conséquence de l'Islam dont il a rejeté tous les

symboles. En observant le peuple turc aujourd'hui, l'on peut se demander siAtaturk a réussi la greffe de la laïcité. Difficile question !...Bourguiba lui n'était pas d'accord avec les méthodes d'Ataturk ; il écrivit

à son fils de l'île de la Galite (1953-1954) : « on peut arriver à des résultatsmeilleurs par des moyens moins draconiens qui tiennent compte de l'âme du

 peuple ».Mon programme prévoyait une visite de courtoisie à Ismet Inônii (1884-

1973), dans son modeste appartement à Istanbul. J'étais flatté de me trouver

devant ce prestigieux général et grand homme d'État. Principal collaborateurde Mustapha Kemal, il fut victorieux des Grecs précisément à Inônù en 1921.Il devint Premier ministre et le resta de 1923 à 1937 ; il négocia à ce titre letraité de Lausanne, signé en 1923, « effaçant » l'humiliant traité de Sèvres(1920) qui a dépecé l'Empire ottoman. Ainsi a été consacrée lareconnaissance des frontières de la Turquie d'aujourd'hui, après que lesItaliens eurent évacué Adalia et les Français renoncé à la Cilicie. À la mortd'Ataturk, il a été élu président de la République en 1938, poste qu'il occupa

 jusqu'en 1950 et présida le Parti républicain du peuple de 1938 à 1972.Quand je l'ai rencontré, il avait 84 ans mais, à part des difficultés

d'audition, il était lucide et d'une grande vivacité d'esprit.En passant devant l'hôtel  Beaurivage  à Lausanne, je m'arrête souvent

 pour relire la plaque commémorative de ce traité historique, scellé sur un desmurs extérieurs de cet hôtel où eurent lieu les négociations.

Une visite officielle en France début 1969, sur invitation de Michel Debré,

alors ministre de la Défense avait été amicale et fructueuse. Les relationsdiplomatiques avec la France se ressentaient encore des retombées de la guerrede Bizerte et surtout de la nationalisation des terres ayant appartenu aux colonsfrançais, mais aussi italiens, suisses... décidée par le président Bourguiba etofficialisée par la loi du 12 mai 1964, jour anniversaire du Protectorat (12 mai1881) et signée sur la même table ronde en marbre sur laquelle Sadok Bey avaitété contraint de signer le traité du Bardo (instituant le protectorat).

Le général De Gaulle était encore président de la République française. Le

 protocole n'avait pas prévu une entrevue avec lui. De mon côté, je n'avaisrien demandé. J'avais déjà serré la main du Général peu avant la cérémonied'ouverture des jeux Olympiques de Grenoble, en février 1968, en mêmetemps que tous mes collègues du CIO.

Cette visite permit, malgré tout, de réchauffer les relations tuniso-françaises et notre coopération militaire reprit sous de bons auspices.

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Je me souviens aussi d'une visite au porte-avion américain Indépendanceles 27 et 28 août 1968. J'ai passé une nuit dans la chambre à coucher del'Amiral commandant la VI e  flotte. J'ai assisté à un grand nombre decatapultages et d'appontages impressionnants. L'ambiance était amicale etnos hôtes américains ont tout fait pour rendre notre séjour sur cet

impressionnant bâtiment de guerre, agréable et instructif.

Voici une histoire vraie qui pastiche une certaine idée de la disciplinemilitaire. Elle m'a été racontée par un général, un de mes anciens élèves.

Au cours d'une inspection, le ministre de la Défense, Béhi Ladghamdécouvre sous le matelas d'un « bidasse » la photo de Brigitte Bardot.L'adjudant se mit à sermonner le jeune conscrit qui ne savait plus où se mettre.

Mais Béhi Ladgham lui dit :  « C'est un jeune et il faut le comprendre ». Etl'adjudant de dire au jeune :  « Mets-la dans un cadre convenable etaccroche-la au-dessus de ton lit ». Le soldat resta au garde-à-vous jusqu'audépart de ses chefs, sans rire L.

De toutes façons, la discipline était de rigueur et il n'y avait pas beaucoupde... gaieté dans l'escadron !

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CHAPITRE IV

Allers-retours au ministèrede l'Éducation Nationale.

La fausse querelle de l'arabisation

Si tu brises tes chaînes, tu te libères ; si tu coupestes racines, tu meurs.

Adage

Par trois fois \ j'ai assumé la fonction de ministre de l'Éducation nationale,durant de courtes périodes : cinq mois, dix-sept mois et un peu moins dequatre années.

En fait, j'avais été familiarisé avec les problèmes de ce département, nonseulement par ma pratique de professeur, mais également par ma nominationau lendemain de l'indépendance, comme chef de cabinet de Lamine Chabbialors ministre de l'Éducation nationale.2

Celui-ci avait formé, en 1957, une commission pour la Réforme del'enseignement qu'il fallait généraliser, renationaliser et moderniser. Au seinde cette commission, deux visions s'affrontaient : celle défendue par leministre Lamine Chabbi, Abed Mzali, secrétaire général du ministère,Mohamed Bakir, chef de service de l'Enseignement primaire et par moi-même, qui souhaitait maintenir et poursuivre la réforme que Lucien Paye,directeur de l'Enseignement public du temps du Protectorat, avait introduite,sous la pression du Néo-Destour et de l'UGTT, en arabisant l'enseignementde la première à la quatrième année, y compris le calcul (!), et celle que

défendait Mahmoud Messadi, alors chef de service de l'Enseignement

1. Du 29 décembre 1969 au 12 juin 1972,- de début novembre 1971 au 18 mars 1973,- du 1 e r  juin 1976 à début mars 1980.

2. J'ai évoqué de manière exhaustive cet itinéraire au service de l'Éducation nationale dans monouvrage : La parole de l'action, op. cit., pp. 169 à 193.

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secondaire et quelques ministres qui proposaient de revenir sur les acquislégués pourtant par les autorités françaises et d'opter pour un bilinguismeinégal, la langue arabe n'étant enseignée que comme langue véhiculantuniquement l'enseignement religieux, la syntaxe et la morphologie ainsi quel'explication de textes... moyen-orientaux. Le reste des matières, calcul,leçon de choses, histoire, géographie... étant enseignées en français.

L'arbitrage du président de la République1 fut en faveur de cette deuxièmeoption. Messadi fut, en conséquence, nommé ministre de l'Éducationnationale, le 8 mai 1958, le jour du décès, à cinquante ans, du grand leaderAli Belhaouane, intellectuel engagé, homme d'action remarquable, orateurdistingué et meneur de foules irrésistible.

J'ai pris la décision qui s'imposait : reprendre mon cartable de professeuret rejoindre le collège Alaoui dès la mi-mai, ainsi que l'université Èzzitouna.

Je n'étais pas d'accord avec l'option choisie parce que je pensais

qu'aucune élaboration en matière pédagogique ne pouvait être réussie sans lamédiation des maîtres et professeurs. J'ai mis toute mon ardeur à convaincremon ministre que c'était une priorité absolue. Bien sûr, à mes yeux, pourréussir la mise en place d'un système scolaire harmonieux et productif, ilfallait aller à pas décidés mais mesurés, en montant progressivement en

 puissance et en scolarisant de manière réfléchie et maîtrisée, au fur et àmesure que les moyens - notamment en nombre d'enseignants correctementformés, principalement dans les Écoles normales - se multipliaient.

Au lieu de cette politique équilibrée, Messadi se lança dans une frénétique politique de « scolarisation » à outrance. L'effet d'annonce tint lieu deméthode. Son plan décennal de scolarisation, élaboré - en fait - par unspécialiste français, M. Debiesse2, et d'autres inspecteurs français, prévoyaitl'inscription annuelle de 50 000 à 60 000 nouveaux élèves dans les classes

 primaires. Il fallait donc ouvrir, chaque année, mille classes environ.Cela amena Messadi à imposer un local pour deux classes d'élèves   3, à

diminuer les horaires d'enseignement pour les premières et les deuxièmes

années (quinze heures au lieu de trente), à se contenter de vingt-cinq heuresau lieu de trente dans les troisième, quatrième, cinquième et sixième années,à supprimer ainsi plus d'une année du cycle primaire (cinq années au lieu desix !)

Mais le plus grave, ce fut l'obligation dans laquelle se trouval'administration de recruter des milliers de jeunes du niveau de la troisièmeou la quatrième année secondaire, de leur « arranger » un stage ultra rapidede trois semaines et de les jeter dans l'arène ! 4

1. Abed Mzali rendit compte des péripéties de cet arbitrage dans ses mémoires (manuscrites à ce j our).2. Jean Debiesse : Projet de réforme de l'Enseignement en Tunisie, 1958, 4 fascicules.3. Une classe A d e 8 h à lOhet une autre B de 10 h à 12 h. La classe A a, de nouveau, cours entre 13

h et 15 h et la classe B de 15 h à 17 h !4. Des communiqués annonçant le recrutement de jeunes de ce niveau-là étaient régulièrement publiés

dans les journaux paraissant tout au long des années soixante. Les chercheurs pourraient s'y référer !

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Cinq années après l'entrée en vigueur de cette dangereuse réforme, un flotimpressionnant d'élèves, en majorité peu formés, surtout en zones rurales oùle soutien pédagogique familial faisait quasiment défaut, frappèrent aux

 portes de l'enseignement secondaire.Dans une édition du Journal officiel  de la République tunisienne du début

des années soixante, dont j'ai oublié la date, mais que les chercheurs pourraient facilement retrouver, a été publié un arrêté signé Messadi quiautorisait les jurys à admettre les candidats à l'entrée en sixième à partir de8 sur 20 de moyenne !... Il en a été de même d'ailleurs du baccalauréat où,en vertu d'un arrêté ministériel, la moyenne exigée était limitée à 8 sur 20.Sans oublier le rachat, ou rattrapage !...

À la hâte, on créa une École normale de professeurs « adjoints ». Lerecrutement se faisait à partir de la classe de cinquième secondaire. Le

diplôme du baccalauréat n'était pas requis. Après trois années de formationaccélérée, les élèves recrutés devenaient professeurs adjoints et ne tardaient

 pas, avec la pression des syndicats, à devenir professeurs tout court !Le corps professoral connut une vertigineuse baisse de niveau, comme ce

fut le cas du corps des instituteurs, du fait d'un recrutement massif et peuregardant et d'une formation rapide et souvent bâclée. Je connaissais le problème dans ses détails du fait que j'étais en relation avec un grand nombrede collègues pédagogues dont certains directeurs d'Écoles normales qui

continuaient à fonctionner dans des cadres normaux mais où Messadi étaitallé jusqu'à créer, au début des années soixante, une section de moniteursdont la formation n'excédait pas deux années ! On était loin du baccalauréatet de l'année de stage pédagogique !...

Plus tard, les élèves du secondaire cumulant les handicaps se présentèrentaux portes de l'Université. Il y eut évidemment un taux faramineux d'échecs.En un mot, cette « démocratisation » de l'enseignement fut, à mes yeux, uneentreprise plutôt démagogique où la quantité fut poursuivie au détriment de

la qualité. Outre l'affaissement du niveau scolaire et universitaire que chacuna pu constater, cette « réforme » produisit un grand nombre d'échecsscolaires. L'expérience du « bilinguisme intégral » fit perdre la maîtrise desdeux langues, arabe et française, au profit d'un sabir qui meurtrissait l'une etl'autre langue !

Certains, de bonne ou de mauvaise foi, continuent d'affirmer que leniveau du français a baissé parce que Mzali a « arabisé » ! C'est vite dit !C'est le niveau général de l'enseignement qui avait baissé et non pas

seulement celui du français. Messadi est resté six années ministre del'Éducation et a pu mener  sa réforme de bout en bout. Le niveau a baissé, enréalité, parce que celui des enseignants l'a été tragiquement. Si à Tunis,Sousse, Sfax et autres grandes villes, les bons éducateurs ont pu assurer uncertain niveau malgré la suppression de fait d'une année dans le cursus du

 primaire, et d'une année dans l'enseignement secondaire (six années au lieude sept), il n'en a pas été de même dans la plupart des zones rurales.

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Pour expliciter davantage cette défaite de la qualité dans notre systèmeéducatif et fixer les responsabilités, je précise qu'un élève qui arrivait enterminale en 1972 avait été scolarisé en... 1960. Dans au moins un cas surtrois, son « enseignant » avait été un moniteur formé en trois semaines, à

 partir du niveau de troisième année secondaire !

L'expérience remarquable, que constitua le collège Sadiki, fut égalementsupprimée. Ce collège, fondé par le Premier ministre Khereydine en 1875, sevoulait un lieu de l'excellence et du brassage à la fois puisque c'était par unconcours national auquel participaient les éléves de tous les établissements deTunisie qu'était assuré le recrutement annuel d'une élite de cent élèvesenviron choisis sur leurs seuls mérites et provenant de toutes les couchessociales de la population et de toutes les régions du pays.

Lorsque je fus moi-même admis à Sadiki en 1940, grâce au concours

national, j'y rencontrai des camarades de toutes origines sociales venant deTozeur, de Moknine, de Nabeul, de Bizerte, de Sfax, de Djerba. Nous étionsune élite, non par la naissance, ou le niveau économique de nos familles,mais uniquement grâce à nos résultats scolaires.

Ce n'est qu'en 1976, lors de mon troisième passage au ministère del'Éducation nationale que j'ai pu réintroduire cette notion féconde d'un lycéed'élite et de brassage en implantant dans l'ancien lycée Carnot, un lycéeBourguiba recrutant ses élèves par un concours national ouvert à tous les

établissements scolaires de la République. C'était, en quelque sorte, larésurrection du collège Sadiki condamné par la « réforme » Messadi. Lasuppression du concours d'entrée aux Écoles normales entraîna sonremplacement au sein des lycées par une section dite « normale » où le rebutdes élèves de la classe de troisième du secondaire se retrouvait. Ceux quin'étaient pas retenus pour continuer le second cycle en classe demathématiques (les meilleures moyennes) ou en classe de sciences ou en classelittéraire, étaient « versés » en classe « normale » (le plus souvent c'étaient les

élèves qui n'avaient pas la moyenne et qui n'étaient même pas volontaires pourchoisir la section « normale »). Et c'est cette « classe normale » qui préparaitles futurs instituteurs ! C'était, en somme, la « poubelle » d'où devaient

 provenir les formateurs des nouvelles générations. Bien entendu, dès ma prise de fonction comme ministre de l'Éducation nationale en 1972, je mehâtai de supprimer ces classes « normales » (qui étaient l'anormalité même)et de revenir à des pratiques saines et classiques en matière de formation desformateurs. J'ai donc réhabilité les Écoles normales et réintroduit le

volontariat2

.

1. C'était le chiffre en 1940-1941.2. Driss Guiga, ministre de l'Éducation (de 1973 à 1976) supprima - hélas ! - l'École normale

d'institutrices à la faveur de la loi budgétaire. Au cours des débats à l'Assemblée nationale, ladéputée Fathia Mzali, ancienne directrice de cette École normale de Tunis, tenta vainement de s'yopposer  (cf. Journal officiel   de l'Assemblée).

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Ces rappels peuvent paraître sévères, ils reflètent malheureusement latriste réalité. Je les avais exposés du reste, avec plus de détails, en préambuleau débat sur la mission, la réforme et la finalité du système éducatif, dans undiscours - repris par les journaux  1  - prononcé devant les commissions duPlan chargées de l'éducation, de la formation et de l'emploi à Dar Maghrébia

(la maison de style marocain), à Carthage, le 3 avril 1981. Personne, à maconnaissance, n'avait démenti et Messadi avait observé un silence prudent.

A partir de 1964-1965, tous les responsables ne manquaient pas dans leursdiscours de déplorer le nombre croissant des « déchets » de notre systèmeéducatif : 80 000 à 100 000 élèves du primaire et du secondaire étaientrenvoyés chaque année ! Les coutures du système Messadi craquaient detoutes parts, à telle enseigne que le président Bourguiba créa une commissionnationale pour évaluer la « décennie Messadi » et fit dans un discours public,

le procès de sa réforme. Ben Salah fut le vice-président de cette commission.Les chercheurs qui s'intéresseraient aux travaux de cette commission,

 pourraient aisément constater la sévérité des critiques exprimées à cetteoccasion et la gravité du diagnostic émis par la majorité des participantsquant à l'avenir de nos enfants. D'ailleurs, Messadi fiât remplacé par BenSalah pour essayer de sauver ce qui pouvait l'être ! Heureusement pour lui,la crise politique des coopératives qui survint quelques mois plus tard, éclipsale désastre de la « décennie Messadi » !

Que l'on me comprenne bien. Mon intention n'est pas de faire le procèsd'un homme, ou d'un ministre. Je me suis contenté de rappeler certainescauses qui expliquent la faiblesse du niveau de l'enseignement, nonseulement en français mais dans toutes les disciplines. Cependant, parmi lescentaines de milliers d'élèves et d'étudiants, quelques milliers ont puacquérir un niveau excellent et certains ont réussi brillamment les concoursd'entrée dans les Écoles supérieures, en France et ailleurs, surtout dans lessections scientifiques et techniques. Mais que de fruits secs durant cette

décennie !Cela étant, j'ai toujours respecté Messadi, le professeur et l'intellectuel. Je

me suis parfois demandé si la politique ne l'avait pas « perverti » et détournéde la création littéraire 2.

1. Cf. par exemple Dialogue n° 406 du 14 juin 1982.2. Dans Sadiki et les Sadikiens paru dans les années 1970 et dû à la plume du professeur Ahmed

Abdesselam, j'ai jugé ainsi Messadi l'enseignant que j'ai eu en classe de seconde en 1945 : «Avec

lui, on était dans les hauteurs, on planait dans le royaume de l'idée. Peu d'élèves arrivaient à sehisser à son niveau et à le suivre. Il utilisait la méthode socratique : l'ironie. Il donnait des notesnégatives. Il avait aussi des expressions très méchantes comme "mon garçon, il fait midi dans votrecerveau ". Nous avons mis très longtemps à comprendre qu 'il voulait dire que les choses étaientréduites à leur plus simple expression. Ou bien il faisait dessiner à un élève un rond puis plus basun trait et le renvoyait à sa place avec ces mots : "le rond c 'est votre cerveau, le trait c 'est la bêtisequi irrésistiblement exerce un effet de pesanteur" !... ».J'ajoute que je n'ai pas oublié - le fait était rare - que lors d'un examen de rédaction arabe, j'airéussi à avoir la note 11 sur 20 et j'étais premier  ex œquo avec Brahim Khouadja !

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Durant les cinq mois et demi que j'ai passés à la tête de ce département, je n'eus pas le temps de mettre en application mes idées de réforme globaleet n'ai pas pu prendre les mesures adéquates pour élever le niveau del'enseignement.

Je dus me contenter de quelques restructurations au sein du ministère, de

quelques retouches urgentes aux méthodes pédagogiques et d'engager uneréflexion en profondeur sur les moyens de corriger les impasses du systèmedont j'héritais. Mon successeur, Chadli Ayari, un éminent universitaire etl'un de nos meilleurs économistes, non plus, puisqu'il devait quitter ceministère après un an et demi environ (du 12 juin 1970 au 29 octobre 1971).

Trois « affaires » devaient écourter ma mission à la tête du Département.La première fut en rapport avec Ahmed Ben Salah, le « super ministre »démis par Bourguiba et qui ne devait pas tarder à être emprisonné et

condamné d'injuste façon, à une lourde peine de prison.Au temps de sa gloire, rares étaient ceux qui osaient la moindre remarqueà son encontre. Je fus parmi cette poignée de téméraires à exprimer,clairement et publiquement, un désaccord avec sa politique decollectivisation à outrance et d'implantation systématique de coopératives. Jele fis notamment, de façon solennelle le 8 septembre 1969, à l'occasion d'uneréunion extraordinaire du Conseil de la République regroupant l'ensembledes membres du gouvernement et du Bureau politique du Parti et présidée

 par Béhi Ladgham.1

 Mais cette divergence n'empêchait nullement l'estimeréciproque que nous nous portions, d'autant que je considérais que Ben Salah bénéficiait du plein accord et même des encouragements explicitementformulés plusieurs fois en réunion du Conseil des ministres ou dans le cadred'autres instances, par le chef de l'État.2

L'ensemble du personnel politique exerçant le pouvoir partageait avec luila responsabilité de la politique suivie, avec l'assentiment explicite du chefde l'Etat. C'est pourquoi lorsqu'en février 1970, Béhi Ladgham, alors

secrétaire d'État à la Présidence (l'équivalent de Premier ministre), m'alertasur la situation précaire dans laquelle se trouvait notre ancien collègue M.Ben Salah, après avoir été démis de ses fonctions et me demanda de préparerun arrêté le renommant professeur - il avait déjà enseigné au lycée de Sousseavant d'être nommé représentant de la centrale syndicale tunisienne à laCISL 3 à Bruxelles4 -, je n'hésitai pas une seconde. Béhi Ladgham fit preuve

1. C'était la première fois où toutes les interventions des ministres étaient enregistrées.

2. Le 12 mars 1962 Bourguiba déclarait : « Lorsque nous avons décidé d'apporter des limitations à la propriété privée, on a fait grief à A. Ben Salah. Contre cette accusation je m'inscris en faux. Jerevendique personnellement la responsabilité du Plan. J'en contrôle moi-même la mise en œuvre.

 Rien dans ce domaine ne se fait sans mon accord ».3. Confédération internationale des syndicats libres. En pleine guerre froide, elle est créée pour

contrecarrer la FSM (Fédération Syndicale Mondiale), aux ordres des communistes.4. Sur proposition de Farhat Hached. Il fut durant trois armées environ adjoint au chef du département

Afrique, Asie et Moyen-Orient.

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de la même célérité pour signer l'arrêté, en accordant à son bénéficiaire uncongé payé jusqu'au 30 septembre 1970. Les services financiers établirent,en conséquence, un règlement couvrant la période allant de janvier àseptembre, à l'ordre de Ben Salah.

Je ne savais pas comment lui faire parvenir le mandat ni sur quel compte

 postal ou bancaire le faire virer. Je résolus de passer par l'intermédiaire d'unami très proche de M. Ben Salah pour tenter d'obtenir ces renseignements.J'invitai le professeur Mahmoud Bennaceur, cardiologue et chef de service àl'hôpital Charles Nicolle, à passer me voir au ministère. Le hasard voulut quece jour-là, on déposât sur mon bureau un certain nombre d'exemplaires demon nouveau livre,  Propos inspirés par Al Fikr,  afin de les dédicacer àl'intention d'un certain nombre de collègues et d'amis. J'expliquai doncl'affaire au professeur Bennaceur puis au moment où il allait prendre congé,

 je ne résistai pas à la tentation de lui confier un exemplaire de mon nouveaulivre que je dédicaçai amicalement à Ben Salah. Je le fis par estime et amitiémais aussi parce que Ben Salah avait été un collaborateur de la revue, signantses contributions de deux pseudonymes : Abul Al Hassan (parce que son filsaîné se prénommait Hassan) ou Ibrahim. Je dus même dédicacer un autreexemplaire au professeur Bennaceur pour le remercier d'avoir acceptéd'accomplir l'ambassade que je lui confiais.

Le médecin s'acquitta de sa mission. Mais je ne reçus jamais la réponse

de Ben Salah. Deux jours après cette entrevue, la police fit irruption chez luiet l'arrêta. Ses papiers furent confisqués ainsi que l'exemplaire dédicacé demon livre trouvé sur son bureau.

Il n'en fallut pas plus à la meute des courtisans qui entourait déjà le président Bourguiba pour monter l'affaire en épingle et faire de moi un « bensalhiste » impénitent, alors que j'étais l'un des rares à avoir exprimé desréserves sur certains aspects de la politique suivie, tout en maintenant monamitié à l'homme et au militant hautement estimable qu'il n'a jamais cessé

d'être à mes yeux.Cette « affaire » me fit mal voir de la part des veules. Mais je ne regrette pas mon geste ; j 'en suis plutôt fier.

Une autre « affaire » brouilla mon image dans certains milieux « influents ».Je fis droit, en janvier 1970, à la plainte d'un citoyen de Gafsa qui accusait

un coopérant, enseignant français affecté dans un lycée de cette ville, demenées de subordination à l'encontre de sa sœur, élève de cinquième annéesecondaire de cet établissement. Je chargeai Naceur Chlioui, qui était alors

directeur de l'enseignement secondaire, de mener une enquête sur place. Sesconclusions furent positives. L'enseignant, un jeune militaire d'une vingtained'années, reconnaissait avoir poursuivi de ses assiduités son élève et del'avoir attendue au sortir du hammam pour l'emmener chez lui.

Je résolus de demander au fautif de s'abstenir de poursuivre ses cours aulycée, tout en maintenant son contrat jusqu'à son terme, c'est-à-dire au 30

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 juin. Quatre-vingt coopérants de la région menacèrent, par écrit, de fairegrève si leur collègue n'était pas réintégré. Je tins bon. Et il n'y eut pas degrève. Mais j'eus droit aux protestations du conseiller culturel del'ambassade de France, un certain M. Brie qui avait de la coopération uneidée disons... particulière. Depuis cet incident, certains milieux me collèrent

l'étiquette d'arabisant, n'aimant pas le français et les Français ! À moi, lesorbonnard qui devais ma formation et ma carrière surtout à mes maîtresfrançais au collège Sadiki et à la faculté des Lettres à Paris !

La troisième affaire acheva de signer ma disgrâce.En effet, j'avais décidé, en accord avec Béhi Ladgham, d'arabiser la

 première année primaire. Le Président séjournait alors à Paris pour soignerune grave dépression. Je reçus deux coups de téléphone de Hédi Nouira, alorsgouverneur de la Banque centrale et Ali Zouaoui, directeur de cet

établissement bancaire, m'informant que Bourguiba était mécontent de cettedécision.Lorsqu'en mai 1970, de retour d'Amsterdam où j'avais participé aux

travaux de la 70e session du CIO, j'ai voulu profiter d'une courte escale àParis pour saluer Bourguiba à l'ambassade de Tunisie où il résidait,Masmoudi, alors ambassadeur, me répondit que le chef de l'État étaitsouffrant. Je compris et m'empressai de prendre l'avion du retour, le jourmême.

Le 12 juin 1970 j'eus droit à un coup de fil de Béhi Ladgham qui meconvoqua pour m'informer de la fin de ma mission à la tête du ministère del'Éducation nationale, à l'occasion d'un remaniement ministériel queBourguiba avait décidé pour faire entrer au gouvernement les « libéraux » quis'étaient opposés à Ben Salah '.

Il se montra très affectueux à mon égard, rendit hommage à mes qualitésde ministre mais précisa que telle était la décision du chef de l'État. Je leremerciai en ajoutant :

« Monsieur le Premier ministre, je comprends et j'assume. Cependant il y a un problème. Depuis trois semaines, la direction du PSD a publié uncommuniqué me désignant pour présider le dimanche 14 juin le congrès duComité de coordination de la région de Gabès. Je ne suis plus ministre, nimembre du Bureau politique. Dois-je y aller quand même ? ».

Très gêné, il me questionna :« Psychologiquement, êtes-vous disposé à accomplir cette mission ?-J'ai toujours été un militant proche de la base et ne cesse de croire aux

vertus du contact direct avec la population. Si vous me chargez de donnerune conférence demain à la cellule du plus petit village de la Tunisie profonde, j'irai volontiers. »

1. D'autres collègues furent « remerciés » le même jour : Hédi Khefacha, Chedli Klibi, MohamedSayah...

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Il me dit d'y aller. C'est ce que je fis et tout se passa le plus régulièrementdu monde.

Plusieurs années plus tard, j'eus la confirmation de la sincérité dessentiments d'estime et de confiance que Béhi Ladgham avait envers moi,lorsque j'ai lu, en 1990, la lettre manuscrite qu'il adressa, le 6 janvier 1970,à Bourguiba qui séjournait à Paris. Il lui disait :

« M. Mohamed Mzali a pris un bon départ à l'Éducation, dominant bienles problèmes. Il tranche nettement, me semble-t-il, par l'ouverture d'espritet l'esprit de décision. Ceci, sans compter le contact humain avec le corpsenseignant qui a été satisfaisant. Hier j'ai reçu les représentants desenseignants en sa présence, et je leur ai exposé les grandes lignes de notre

 politique... »

Après de vraies vacances passées avec ma famille à Monastir et à RasJebel, je repris mon enseignement au collège Alaoui. J'avais une classe desixième, une autre de troisième et enfin les classes de philosophie et demathématiques où je donnais des cours de philosophie arabo-musulmane.J'étais heureux de pratiquer le métier que j'avais librement choisi, même sil'administration coloniale m'avait privé de l'enseignement de la philosophiegénérale. Durant ce mois d'octobre, le président Bourguiba me fit inviter parson secrétaire particulier Allala Laouiti. Il me reçut longuement, pendant plusd'une heure et voulut connaître mon opinion sur les problèmes del'Éducation nationale. Ce que je fis avec franchise. Il me demanda ensuite :

« Vous êtes satisfait, maintenant, de vos fonctions de directeur du collège Alaoui ?

- Je suis professeur dans cet établissement, et non directeur.- Mais Messadi m'a dit qu 'il vous avait nommé proviseur ! Il a menti ou

quoi ? »Gêné, je répondis : « Cela n 'estpas possible. Mon épouse est directrice à

l'École normale d'institutrices et dispose d'un logement de fonction. »J'ajoutai : « J'aurais certainement refusé. D'ailleurs M. Lamine Chabbi

me proposa avant son départ de me nommer chef de service del'enseignement secondaire et j'avais refusé. Je ne tiens pas à être proviseur.

 J'aime l'enseignement et je suis heureux de mon sacerdoce auprès de mesélèves. »

Après quelques instants de silence, Bourguiba mit fin à l'entretien en metapotant sur l'épaule et en répétant : « Barakalahou fik. Merci ! ».

Vers la mi-décembre, il m'annonça lui-même qu'il venait de me désignerchef de la délégation des hommes de lettres tunisiens devant participer au 4e

Congrès des écrivains arabes qui devait se tenir à Koweït, fin décembre 1958.

1. Foued Lakhoua,Legouvernement Ladgham : 7nov. 1969-2 nov. 1970, éd. Alif, Tunis, 1990, page154.

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Du 12 juin 1970 jusqu'à novembre 1971, je me consacrai à ma revue Al Fikr  et participai aux travaux de l'Assemblée nationale, en qualité de député.

Quelques événements émaillèrent cette période.La revue Esprit, fondée par Emmanuel Mounier  1 avait publié un numéro

spécial (juillet-août 1970) sur le thème « La coopération et les coopérants ».Beaucoup d'articles étaient consacrés à la coopération culturelle avec laTunisie, le Maroc et certains pays d'Afrique noire. L'éditorial avait posé le

 problème de la sincérité de cette coopération et n'avait pas hésité à affirmerqu'il s'agissait d'un néo-colonialisme pratiqué à leur insu par les coopérantsqui, au-delà de l'enseignement lui-même, manipuleraient les jeunes Nord-Africains et les Africains pour en faire de futurs clients pour l'économieoccidentale et des « consommateurs » de la culture française... C'estd'ailleurs en 1970 que Paris Match  a publié une déclaration de ChristianFouchet, ancien ministre de l'Éducation nationale du général De Gaulledisant : «  La France a perdu un empire colonial ; il faut aujourd'hui leremplacer par un empire culturel ! ».  Un député tunisien a relevé, le 26décembre 1970, lors d'une séance plénière, cette déclaration pour mettre engarde les responsables contre cette reconquête culturelle. Le rapporteur du

 budget du ministère de l'Éducation nationale pour l'année 1971 a relevé dureste que le nombre de coopérants français au secondaire n'avait cessé decroître, passant de 1 278 en 1965 à 2 850 en 1970, tandis qu'il passait, dansl'enseignement supérieur, de 56 en 1962 à 249 en 1970. 2

Je devais d'ailleurs provoquer l'animosité de certains diplomates et lesréserves de certains... Tunisiens en élaborant, en 1972, un plan de relève.C'était la politique de tunisification, amalgamée, dans l'esprit de ceux quin'ont rien appris et rien oublié, avec l'arabisation. Il s'agissait simplement dela tunisification... des cadres. Je rappelais alors une norme de bon sens, àsavoir qu'une coopération réussie est celle qui s'achève dans les meilleursdélais ! Les « béotiens » ne l'entendaient pas de cette oreille.

Dans ce numéro spécial d'Esprit   ont été publiées aussi des déclarationsd'un certain nombre de coopérants qui avaient affirmé qu'ils véhiculaient unenseignement « bourgeois » expression d'une société de consommation quine pouvait que « former » des « petits Tunisiens » à l'image des Français et

 pour lesquels le modèle français serait l'idéal. Ils avaient ajouté quel'enseignement en arabe faisait le lit de l'obscurantisme et que, en bonsenseignants de gauche, ils étaient là pour sauver les jeunes Tunisiens desaffres du Moyen Age musulman !

1. J'avais d'excellentes relations avec son directeur Jean-Marie Domenach que j'avais invité en tantque directeur de la revue Al Fikr , dans les années soixante. Je lui avais organisé une réunion avecdes intellectuels tunisiens et principalement avec les collaborateurs de ma revue.

2. Il est utile de constater qu'en 1962, il y avait seulement 8 enseignants tunisiens dans le Supérieur.Ce chiffre atteint... 24 en 1970 ! Comme il est utile de savoir aussi que 8 milliards de centimes -en 1970 - étaient inscrits pour la rémunération des coopérants français.

196

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Un autre coopérant n'avait pas hésité à se moquer de certains parentsd'élèves du lycée de Gabès qui n'autorisaient pas leurs filles à participer auxactivités du Ciné Club de la ville lorsque l'animateur était tunisien, maisavaient une totale confiance lorsque le responsable était un coopérantfrançais. Il ajoutait : « [...] et nous en avons profité ! »

J'ai répondu fermement à certaines de ces déclarations dans l'éditorialà'Al Fikr   du 1er février 1971, qui s'intitulait :  « Il y a loin de la coupe auxlèvres ! ». Le Premier ministre Nouira a demandé à me voir pour de plusamples explications. Informé de la teneur de ce numéro d'Esprit, il n'insista

 pas.En janvier 1971, j'ai reçu au local de la revue Al Fikr, une délégation de

l'Union générale des étudiants tunisiens (UGET) qui m'avait sollicité pour présider la « semaine de l'arabisation » à la salle Ibn Rachiq, avenue de Paris

à Tunis.J'acceptai évidemment et j'improvisai, le 23 février 1971, une conférence

intitulée : « De l'arabisation et de la tunisification » devant une salle archi-comble, suivie d'un long et intéressant débat. Les journaux en avaient reprisde larges extraits, surtout le quotidien Essabah.

Hédi Nouira m'a appelé encore une fois et m'a dit : « Si Mohamed, vousêtes toujours membre du Comité central de notre Parti ! Comment avez-vous

 pu "faire ça " ? ».

Je répondis :  « Monsieur le Secrétaire général, ma conférence estenregistrée par la radio nationale. Veuillez l'écouter. Si vous trouvez uneidée ou une proposition qui contredit ce que vous-même n'avez cesséd'écrire et de réécrire dans  Mission,  qu'Ali Belhaouane n'a cessé de

 proclamer dans Al Hurria, que le leader Habib Bourguiba a toujours affirmédans ses discours et ses articles de presse [...] à savoir que notre languenationale est l'arabe, notre religion l'Islam mais que c'est un devoirimpérieux aussi d'étudier les langues étrangères [...] prenez contre moi les

décisions disciplinaires que vous voudrez. Si vous me le demandezaujourd'hui, je suis prêt à démissionner... ».

Le Premier ministre parla d'autre chose et je pris congé.

En octobre 1971, je participai au Congrès du Parti en ma qualité demembre du Comité central. La lutte était vive entre les « libéraux » regroupésautour de Mestiri et les « orthodoxes » menés par Hédi Nouira, Abdallah

Farhat et Mohamed Sayah. Pour ma part, je ne m'engageai dans aucun camp,voulant préserver ma liberté d'action et de pensée.

Profitant de l'absence du Président du parti le troisième jour du Congrès,qui correspondait au 15 octobre, jour anniversaire de l'évacuation de Bizerte

1. Dont le secrétaire général était Aïssa Baccouche.

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que Bourguiba devait présider sur place, les « libéraux » par la voix deHassib Ben Ammar, engagèrent l'épreuve de force, en exigeant que leBureau politique fût élu par les membres du Comité central et non pasdésigné par le Président du parti, comme le prévoyaient les statuts. Hédi

 Nouira me demanda de lui répondre. Je refusai car je ne voulais pas qu'on

interprétât mon intervention comme un appel du pied pour un retour augouvernement ! Il se résolut alors à s'y opposer lui-même fermement. Laquestion fut débattue quelques jours après au Palais de Carthage, Bourguibas'opposa encore aux « libéraux » et proposa même d'offrir sa démission enajoutant : « Je terminerai ma vie dans la maison de mes parents à Monastir ».

Cependant une majorité le soutint et il décida alors l'exclusion de cegroupe. Ce qui vicia, pour un long moment, l'atmosphère au sein du Parti etmit hélas ! un terme aux promesses démocratiques de ce que l'on appela

hâtivement le « Printemps de Tunis ».Quelques jours plus tard, Nouira, confirmé Premier ministre, me sollicita

 pour faire partie de son équipe gouvernementale.Je lui exprimai mon acceptation de principe mais lui indiquai que ma

 préférence était pour un retour à la tête du département de la Jeunesse et desSports et non pas à celui de l'Éducation nationale d'où je considérais que

 j'avais été « débarqué » sans motif acceptable. Il insista. Mon sens du devoiremporta mes dernières réticences et je me promis de compléter une action qui

était demeurée inachevée. Je repris mon bureau au ministère de l'Éducationnationale, boulevard Bab Benet. Cette mission ne fut pas longue, non plus :une année et demie environ, de novembre 1971 à mars 1973.

J'étais disposé à faire l'impossible pour appliquer la réforme que jen'avais pas réussi à imposer, lors de mon premier passage trop court. Mais jeme heurtai à de sérieux obstacles, notamment à l'université très hostile, non

 pas à ma propre personne, mais au gouvernement et même au régime.À mon retour de Sapporo (Japon) en février 1972, où j'étais allé participer

à la 72e  session du CIO et vivre pendant trois ou quatre jours cette fêtequadriennale du sport qu'étaient les jeux Olympiques d'hiver, je fusconfronté à la décision de fermeture de l'université prise, en mon absence,

 par Nouira qui avait malheureusement spécifié que cette fermeture durerait jusqu'à la fin de l'année. Je sentais qu'il avait été manipulé : parce que si lafermeture de l'université était nécessaire - ce qui restait à démontrer - ilsuffisait de la prononcer   sine die.  Ce qui permettrait d'autoriser saréouverture au moment jugé le plus opportun.

En fait, un complot ourdi par ceux qui ambitionnaient de lui succéder,

était déjà en œuvre pour évincer le trop honnête Nouira. Mon tour viendradans ce jeu de massacre.

Des événements parfois cocasses, parfois tragiques émaillaient les travauxet les jours.

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M. Achour, ce « syndicaliste historique » qui n'hésita pas à lancer desdockers pour matraquer les étudiants sur les campus, en 1972, commentaainsi un défilé de travailleurs, un jour de fête du Travail, à Sfax en 1975 :

« Vous voyez, M. Mzali. Ce sont les mineurs de Gafsa ».Je risquai une plaisanterie : « Ah ! Oui. Mais ils sont majeurs ».

Mal m'en prit : « Non, non, je vous assure. Ce sont des mineurs... ».Je continuai stoïque : « Certes, mais ces mineurs sont majeurs ».Ce fut en pure perte : « Non, non, ce sont des mineurs bien mineurs ».Je réussis, à grand-peine, à dissimuler sous une toux feinte, un hoquet

d'hilarité un peu navré par le niveau culturel de mon interlocuteur.Lors d'un Conseil des ministres consacré à la crise de l'université, le Dr

Hannablia, alors ministre de l'Agriculture, s'adressa au Premier ministre ences termes :

« La pression est trop forte, les critiques trop acerbes du fait de la fermeture de l'université... je n 'en peux plus... ».

Et Nouira de répondre : «  Mon cher collègue, lorsqu'on fait de la politique, il faut avoir la peau d'un pachyderme ! ».

Devant moi, un secrétaire d'Etat, que la courtoisie m'empêche denommer, demanda à Chedli Klibi qui se trouvait à sa droite : « Pachyderme,qui est-ce ?

- Un auteur du Moyen Âge II »

Je ne sais si Klibi a, par la suite, éclairé la lanterne de notre collègue peuau courant des richesses de la faune !

Malgré un climat politique lourd et de sérieuses résistances bureaucratiques, je suis fier d'avoir réussi à établir, avec l'aide de commissions coordonnées par Abdelaziz Belhassen, alors directeur des programmes au ministère, troisschémas directeurs pour une réforme du système éducatif en Tunisie.

Le premier schéma concernait la réforme des structures et de l'organisationde l'enseignement primaire. Le rapport de synthèse comportait seize pages etdix annexes.

Le deuxième schéma concernait la réforme des structures et del'organisation de l'enseignement secondaire. Le rapport de synthèsecomportait vingt pages et quatre annexes.

Le troisième schéma concernait la réforme des structures et de l'organisationde l'université et de l'enseignement supérieur. Le rapport de synthèse

comportait quarante huit pages et seize annexes.J'espère que les archives du ministère ont conservé ces documents. Leschercheurs qui les consulteraient pourront, je l'espère, témoigner pourl'histoire de l'importance du travail fourni par les membres des commissionset de la portée de cet effort pour la réforme.

D'un autre côté, j'ai poursuivi mon effort pour arabiser les cours dans les premières années de l'enseignement primaire pour permettre aux petits

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élèves de raffermir leur connaissance de leur langue maternelle avant des'attaquer résolument à partir de la quatrième année à l'acquisition dufrançais que j'ai toujours considéré comme une obligation impérieuse pourdoter l'enfant tunisien d'un accès vers la modernité, les techniques, latechnologie, et lui faciliter la compréhension des évolutions du monde et

l'accès à l'universalité contemporaine.En ce moment, mes principales difficultés ne venaient pas de cette actiond'arabisation des premières classes primaires mais d'un contentieuxentretenu par certains avec les services de la coopération française, me valantla réputation certes usurpée d'anti-Français, qu'aucune de mes actions ne

 pouvait justifier !

De juin 1976 à mars 1980, je devais, à nouveau, gérer le département del'Éducation nationale. Je pus alors, de manière plus sereine, mettre enapplication mes idées ; rénover le système traditionnel de transmission dusavoir de sorte à le rendre apte à s'ouvrir sur les valeurs de la modernité et ày participer dans le respect des diversités culturelles, mais avec la fermedétermination de s'intégrer à la marche du monde.

Je devais donc revenir, pour la troisième fois, au ministère de l'Éducationnationale et y rester quatre ans, dans des conditions qui méritent d'être

évoquées.Le 31 mai 1976, je dirigeais la délégation tunisienne aux travaux del'Organisation mondiale de la Santé, à Genève, en ma qualité de ministre dela Santé. Le soir, mon chef de cabinet, Rafîk Saïd me téléphone pourm'informer qu'un communiqué de la présidence de la République venaitd'être diffusé annonçant ma nomination à la tête de l'Éducation nationale.

Mon sang ne fit qu'un tour et je demandai fermement à mon interlocuteurde prévenir le secrétaire général du gouvernement que je refusais cettenomination et que l'on pouvait me considérer comme démissionnaire dugouvernement et du Bureau politique du PSD.

Par deux fois, en effet, mon action à la tête du département de l'Éducationnationale avait été « écourtée » et je sentais bien que ma politique soulevait

 bien des réserves de la part des partisans du statu quo ou des francomanes.Je ne voulais pas courir le risque d'un troisième échec ou alors être obligé

de renier mes convictions et d'appliquer une politique à laquelle je n'adhérais pas. Pendant une période de la nuit, la sonnerie du téléphone retentit dans machambre d'hôtel, sur le lac Léman  2. Nouira, Premier ministre, Klibi,directeur de cabinet de Bourguiba, Mabrouk, ambassadeur de Tunisie en

1. Ce n'est que treize ans plus tard, en 1986, que cette question de « l'arabisation » des premièresclasses de l'enseignement primaire devait curieusement ressurgir pour « justifier », du moinsformellement, mon limogeage du poste de Premier ministre.

2. Je logeais à l'hôtel Méditerranée,  situé juste en face de la gare.

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France se succédèrent pour essayer de me convaincre d'accepter cettenomination. En vain. Vers minuit, Wassila Bourguiba, elle-même, se mit dela partie :  « Attention ! me dit-elle. Le Président risque une nouvelle crisecardiaque s'il apprend que vous refusez ; vous en serez responsable... ».  Jelui promis que j'allais avancer mon retour à Tunis et que je viendrai, dès ma

sortie d'avion, m'expliquer avec Bourguiba.Ce que je fis le lendemain, 1er juin, à 16 heures. Je me rendis au palais de

Carthage où l'on célébrait la fête de la victoire - c'est le retour d'exiltriomphal de Bourguiba -, pour avoir un aparté avec le Président qui me

 promit « une durée de vie » de cinq ans à la tête du ministère de l'Éducationnationale, alors que je lui proposais de me décharger après avoir assuré larentrée scolaire et universitaire, pour ne pas lui faire perdre la face.

La question restait pendante. Même si, par discipline de militant, j'avais

accepté un ordre, dans ma tête je demeurais démissionnaire. En fait, je n'ai pasrejoint le ministère et priai mon collègue Hédi Zghal, secrétaire d'Etat auprèsdu ministre de l'Éducation nationale, professeur de mathématiques et ancien

 proviseur du lycée de Sfax de « gérer >> le département et de « m'oublier ».J'espérais secrètement que le chef de l'État, mis au courant de ma « grève »,allait me libérer de cette charge ministérielle et de.. . la politique. Cependantune dizaine de jours plus tard, Tahar Belkhodja m'informa que le Premierministre souhaitait me voir. Celui-ci insista. Je sentais que la situation ne

 pouvait pas encore durer longtemps en l'état ; il fallait trouver une sortie.Je résolus de crever l'abcès en lui demandant, en sa qualité de secrétairegénéral du Parti, de convoquer une réunion du Bureau politique devant lequel

 j'exposerais les grandes lignes de mon plan de réforme que l'on mettrait auxvoix. Je l'ai convaincu, que n'étant pas un technocrate, ni un carriériste, je ne

 pouvais « gérer » ce département tellement sensible, sans me conformer àmes convictions et à ma conscience. Nouira eut l'amabilité d'accepter ma

 proposition.

Mais au lieu de se réunir une seule fois, le Bureau politique se réunit àtrois reprises. Mon plan recueillit une quasiunanimité de la part de laquinzaine de membres du Bureau politique.

Fort de cette clarification, j'allais, pendant quatre ans, de 1976 à 1980,m'attaquer aux nombreux problèmes que j'ai trouvés en reprenant mesfonctions à la tête de l'Éducation nationale.

Qu'il me soit permis de faire justice d'une accusation infondée quecertains, comme Charfi, n'ont pas hésité à reprendre ici et là.Je n'ai jamais arabisé l'enseignement de la philosophie, ni retiré du

 programme tel ou tel auteur jugé « dangereux ». L'arabisation del'enseignement de la philosophie fut l'œuvre de Driss Guiga, comme entémoigne un des numéros du Journal officiel   de l'année 1975, une année

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avant ma reprise en charge du ministère de l'Éducation nationale C'est pour réduire l'influence des philosophes « rouges » que Driss Guiga avait proposé l'arabisation de l'enseignement de la philosophie. Au cours d'uneréunion du Bureau politique en juin 1974, en pleine période d'examens, iln'avait pas hésité à lire, devant nous quelques copies de dissertation

 philosophique au ton révolutionnaire particulièrement exalté pour emporterl'adhésion de Hédi Nouira à son projet d'arabiser l'enseignement de la philosophie, afin de créer, dans son esprit, un contre-feu à l'influencedominante de la pensée marxiste et révolutionnaire parmi les élèves et lesétudiants.

Les préjugés et les idées reçues ont la vie dure. Un militant marxiste, rompuen principe à la dialectique et à l'esprit critique, Gilbert Naccache, affirme,simplement par ouïdire, dans un article intitulé « Voyage dans le désert

tunisien » 2

 : « [ . . . ]  Car un jour, on s'est aperçu qu 'il y avait incompatibilitéentre la nature du régime et la culture. C'était en 1976. Le ministre del'Éducation d'alors, Mzali, a considéré que la culture française était

 porteuse de contestation, et il a fait modifier en conséquence les programmes scolaires. Il a notamment arabisé la philosophie, c'est-à-dire supprimél'enseignement de la philosophie française en tant que philosophie duquestionnement   [...] ». Espérant qu'il est de bonne foi, je souhaite qu'il aitl'occasion de lire ma mise au point et qu'il se pose... des questions !

En conclusion, il faut laisser la paternité de l'arabisation del'enseignement de la philosophie à son initiateur : Driss Guiga et ne pas mel'attribuer pour, pensent certains, « aggraver » mon cas.

Quant à la « disparition » de Voltaire c'est, de la part de Charfï, uneillusion d'optique. L'enseignement de l'œuvre de Voltaire a toujours fait

 partie du programme de littérature française de sixième année secondaire.Tout comme Montesquieu, Diderot et les Encyclopédistes. On les a toujoursenseignés dans ce cadre. Et on continue, de nos jours, à le faire. Je ne pense

 pas un seul instant qu'un universitaire de la stature de AbdelwahabBouhdiba, qui avait présidé alors la commission des programmes, aurait pucollaborer à une entreprise de « dérationalisation » du contenu des

 programmes de philosophie, ni qu'il aurait pu cautionner l'élimination deDescartes, de Spinoza, de Freud ou même de Marx. Je ne pense pas non

 plus que les nombreux professeurs français3 qui avaient fait partie de cettecommission auraient pu accepter un virage vers l'obscurantisme ! En réalité,

1. C'est à Driss Guiga aussi que l'on doit aussi « l'orientation universitaire » à partir de 1975. Jeregrette que le temps m'ait manqué pour amender ou perfectionner cette « innovation ».

2. Paru dans une revue intitulée Les Inrockuptibles,  en 2003.3. 23. Je me rappelle avoir lu des rapports rédigés par ces enseignants français qui se plaignaient de la

faiblesse de leurs élèves en langue française !... Je précise encore une fois que ces élèves de classede philosophie en 1975, « tellement médiocres en français ! », étaient élèves de première annéesecondaire en 1967 ou 1968, c'est-à-dire qu'ils étaient « le produit » de la décennie Messadi.

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il avait été décidé simplement d'ajouter l'étude de philosophes musulmanstels que Abu Hamed Ghazali!, Avicenne2 ou Averroès  3.

J'ajoute encore que les professeurs tunisiens de philosophie, aussi bien dansl'enseignement secondaire que supérieur, avaient gardé leurs postes et faitsimplement l'effort de s'exprimer en arabe. Driss Guiga a dû « remercier »

 plusieurs enseignants français de philosophie ou les reconvertir dans

l'enseignement du français.J'ajoute encore que le professeur Charfi, que j'apprécie en tant qu'homme

et dont je respecte les convictions, s'est laissé « déborder » par le ministreCharfi puisqu'il a déclaré à Jeune Afrique4  que «[...] Parfois dans le passédes mesures à caractère "démagogique" (!) ou politicien ont été prises,notamment en réaction à la montée de la gauche, contre laquelle on a crubon d'injecter une dose d'arabisme et d'islamisme. Ce fut une erreur jointeà beaucoup d'autres, dont on mesure désormais les conséquences ».  Si je

suis visé, je souhaiterais qu'il soit persuadé que je n'ai agi, sous l'autorité deHédi Nouira, que par conviction et non par calcul politicien et que cela m'a

 beaucoup coûté, ne serait-ce que parce que j'ai été renvoyé deux fois duministère de l'Éducation.

Puisque nous sommes dans le rétablissement de certaines vérités,faisons justice de quelques autres contre-vérités. Je voudrais réfuter uneautre « accusation » que des contempteurs peu soucieux du respect de lavérité historique n'ont pas hésité à m'adresser en la truffant de sous-entendus

infondés. J'aurais défendu l'enseignement zitounien que ces mêmes critiquesconsidèrent, tout à fait à tort, comme le ventre qui a enfanté l'intégrisme5.

D'abord un rappel historique : l'université de la Zitouna, vieille de plus detreize siècles  6, a joué - de la même manière que sa sœur aînée au Maroc,l'université Quarawyne (fondée par une princesse de Kairouan) - le rôle devéritable conservatoire de l'identité culturelle tunisienne.

D'éminents juristes, penseurs et écrivains tunisiens y ont été formés. Ainsile cheikh Ali Ibn Zyad (son tombeau se trouve à la Casbah), qui a introduit

1. Théologien de l'islam (1058-1111).2. Médecin et philosophe d'origine iranienne (980-1037) dont les ouvrages furent des références

 jusqu'en Europe.3. Philosophe arabe (1126-1198).4. N° 1530 du 30 avril 1990.5. Un décret beylical paru le 1er  novembre 1842 porte institution de l'université de la Grande Mosquée.

Le 4 novembre 1884 parut un décret disposant que les examens des élèves de la Grande Mosquéeseront passés à Dar El Bey de Tunis.

6. Au moment de mettre sous presse ce manuscrit, je viens de lire dans  Le syndrome autoritaire(Presses de Sciences Po, avril 2004), dont les auteurs, Michel Camau et Vincent Geisser sont deschercheurs reconnus comme spécialistes du Maghreb :«[...]  la thèse d'une hégémonie islamiste

 fabriquée par le pouvoir afin de "casser" l'influence de la gauche universitaire - le mythe ducomplot mzaliste contre la gauche laïcisante — nous semble non seulement caricatural mais aussiaveugle... » et ils ajoutent : « thèse rarement étayée d'éléments historiques probants (archives,

 preuves, témoignages...). Pour le cas de la Tunisie, ce type d'analyse grossière sera tenu jusqu 'audébut des années quatrevingt- dix... ».

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dans notre pays le livre  El Mouatta  de l'imam Malek qui enseignait àMédine, et qui a poussé l'imam Sahnoun et le cadi Assad Ibn Fourat - leconquérant de la Sicile - à aller apprendre le malékisme  1 à Médine... AinsiIbn Khaldoun, le père des sciences sociales, Salem Bouhajeb, Tahar etFadhel ben Achour   2, Tahar Haddad ou le poète Abul Kacem Chabbi...,

furent les produits réussis de cet enseignement. D'un autre côté, il est prouvéstatistiquement que les étudiants intégristes se sont multipliés au sein desfacultés scientifiques et sur les bancs des universités européennes et non ausein de la Zitouna, ni même majoritairement au sein des facultés littéraires del'université tunisienne.

Dans la Zitouna, l'enseignement, certes traditionaliste, était marqué parun quiétisme et une tempérance propres à la pratique majoritaire d'un islam

 populaire tout à fait modéré. En outre, l'enseignement littéraire pousse à la

réflexion critique et au questionnement interrogatif. Il engendre les contre-feux naturels à l'endoctrinement simplificateur.Tel ne paraît pas être le cas de l'enseignement scientifique qui semble

 pousser à l'affirmation catégorique ou, tout au moins, à la simplificationopératoire. Là réside, peut-être, l'explication de ce paradoxe étonnant maisindiscutablement prouvé par des statistiques objectives et neutres : la massedes étudiants intégristes se recrute, en majorité, au sein des facultésscientifiques et techniques.

En tout état de cause, au moment où j'exerçais des responsabilités à la têtedu ministère de l'Éducation nationale, la question de l'intégrisme n'était pasà l'ordre du jour. En aucune façon, l'enseignement zitounien ne pouvait êtretenu pour le terreau de ce qui allait devenir, plus tard, le phénomèneintégriste. Au contraire, ma ferme conviction demeure que l'enseignement,traditionnel et non manipulé, d'une religion prônant la tolérance pouvaitconstituer un barrage devant ceux qui veulent utiliser la religion pour desobjectifs politiques de conquête du pouvoir par la violence.

Certains ont également tenté de me prêter la paternité de la policeuniversitaire. C'est un mensonge et une contrevérité. C'est Driss Guiga qui acréé, en 1975, au sein des universités, le corps des vigiles et c'est TaharBelkhodja qui a créé les BOP (Brigades pour l'ordre public). C'est moi, parcontre, qui ai supprimé les vigiles, dès mon accession au poste de Premierministre. De même que j'ai immédiatement ordonné la libération d'étudiantscroupissant en prison, depuis la « reprise en main » musclée décidée par letandem Guiga-Belkhodja. J'ai, en revanche, résisté à toutes les pressions me

1. L'un des quatre rites de la Sounna - dont les fidèles sont dits « sunnites » - institué par Malek ibnAnas, né et mort à Médine (715-795).

2. Fadhel Ben Achour a été mon professeur de philosophie musulmane en 7ème année au collègeSadiki. Nous sommes devenus amis. J'ai eu le triste privilège de prononcer son oraison funèbre enavril 1970 au cimetière du jellaz en présence de son père cheikh Tahar et de Béhi Ladgham, premierministre.

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demandant de muter ou de sanctionner des professeurs ou des proviseurs peudociles.

Parmi les enseignants que j'ai protégés, parce que ma conscience mel'imposait, je me contenterai de citer un cas. Nouira me demanda un jour,« d'écarter » Mme S. Boulahya de son poste de directrice du lycée d'El

Omrane, au motif que son mari qui faisait partie des cadres du partid'opposition MDS (Mouvement des démocrates socialistes), menaitcampagne contre le gouvernement. J'eus beau essayer de convaincre lePremier ministre qu'après enquête, cette dame se révélait être uneenseignante de haut niveau et une directrice irréprochable et, qu'enconséquence, toute sanction à son encontre serait une mesure injuste etinjustifiable, il demeura ferme, exigeant de l'écarter de son poste. À boutd'argument, je lui dis fermement : «  M. le Premier ministre, nommez un

autre ministre pour ce "boulot" ». Il ne répondit pas et mit fin à l'entretien.Mais il ne revint plus sur le sujet. Et Mme Boulahya put continuer à dirigerle lycée d'El Omrane, avant d'être promue, par mes soins, directrice du lycéed'élite Bourguiba.

Plus tard, je la rencontrai à Monastir. Elle me fit comprendre que, bien que je n'en aie parlé qu'à Hédi Zghal, alors secrétaire d'État au ministère del'Éducation, que j'avais sollicité pour l'enquête, elle était au courant del'affaire et qu'elle tenait à me remercier. « De quoi parlez-vous ? » me suis-

 je contenté de lui dire...

En tout cas, après avoir réussi à faire adouber mon projet de réforme dusystème éducatif par le Bureau politique, je pus, de manière un peu plussereine que les deux fois précédentes, mettre en application mes idées,rénover le système traditionnel de transmission du savoir de sorte à le rendreapte à s'ouvrir sur les valeurs de la modernité tout en assumant son

authenticité et son enracinement culturels.Ma réforme comportait trois grandes parties. Seule, l'une d'entre elles,« l'arabisation », retint l'attention et devint matière à polémique. Les deuxautres volets, tunisification des programmes et tunisification des cadresfurent, en général, négligées.

Je voudrais essayer de clarifier le débat au sujet de cette question del'arabisation et faire, une fois pour toutes, justice des mauvais procès remplisd'erreurs, quand ce n'est pas de mauvaise foi, auxquels cette question donna

lieu. Déjà, en 1978, le Premier ministre, Hédi Nouira m'avait informé un jour, sans préavis, que le Président avait décidé de diviser le département endeux, nommant Abdelaziz Ben Dhia à la tête de l'Enseignement supérieur etme laissant le reste. Un de mes fils avait eu ce commentaire : « Papa, si tucontinues à parler d'arabisation, tu n 'auras plus, dans quelques mois, que leministère des Écoles maternelles ».

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De fait, cette question de l'arabisation n'allait pas finir de me compliquerl'existence jusqu'à la conclusion paroxystique que l'on sait !

Je voudrais, avant de mettre les choses au clair sur cette question, rappelerd'abord quelques principes. La langue, disait Heidegger, est la demeure del'être. La langue d'un peuple est indissolublement liée à sa culture, à sa

manière de vivre, à ses valeurs, à la structuration de sa conscience, aussi bienqu'à la formation de son inconscient collectif. C'est ce que proclame, dès1539, l'ordonnance de Villers-Cotterêts prise par François 1er pour imposerle recours à la langue française dans les actes officiels du royaume de France.Bien plus tard, en 1992 et 1994, la loi Toubon a réaffirmé la nécessité de luttercontre l'invasion des termes étrangers pour sauvegarder la langue française,dans les actes officiels de la République française et dans le monde '.

Israël impose à tous les candidats à l'immigration, un stage pour

l'acquisition de l'hébreu. Une loi interdit même l'enseignement dans unelangue étrangère, mais pas l'enseignement des langues étrangères.Pendant la période de lutte pour l'indépendance, la restauration de la

langue arabe figurait parmi les principales revendications du Néo-Destour etdes syndicats. C'est à la suite de longues luttes politiques et syndicales queLucien Paye, responsable du système éducatif sous la colonisation, avait étéobligé d'arabiser une partie de l'enseignement primaire.

J'avais déjà lu et médité les paroles du duc de Rovigo pendant la conquête

de l'Algérie en 1832 : « Je regarde la propagation de la langue françaisecomme le moyen le plus efficace de faire faire des progrès à notredomination sur ce pays [...] Le vrai prodige serait de remplacer peu à peul'arabe par le français ! ».

Une fois l'indépendance acquise et proclamée la République, lelégislateur n'avait pas hésité à inscrire dans l'article premier de laConstitution, que « la République tunisienne est un État souverain dont lalangue est l'arabe... ».

Voici pour les principes généraux.Pour ce qui me concerne, on a tenté de faire croire que j'aurais étéviscéralement attaché à la langue arabe parce que j'étais « professeurd'arabe ! ». Rien n'est plus faux. J'ai fait mes études supérieures à laSorbonne, entièrement en français, en section de philosophie. A mon retouren Tunisie, je fus empêché d'enseigner la philosophie, malgré ma maîtrise etmon diplôme d'études supérieures dans cette matière (soutenu sous ladirection de Gandillac). Lucien Paye, directeur de l'Instruction publique m'a

chargé d'enseigner l'arabe et la philosophie musulmane au collège Sadiki etensuite à Alaoui. Mon épouse, titulaire d'une maîtrise en philosophie,connut, elle aussi, la même mésaventure. Pour compléter son horaire

1. De Gaulle confiait à Malraux que l'Algérie resterait française comme la France est resté romaine(icf. Les chênes qu 'on abat,  Gallimard, 1972).

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d'enseignante à l'École normale d'institutrices, elle dut faire des heuresd'administration à la bibliothèque nationale !

De fait, pour assumer ma mission d'enseignant, j'ai dû me mettre àl'arabe, revoir la grammaire, la syntaxe, la morphologie, la prosodie pour êtreà la hauteur et ne pas décevoir mes élèves, comme je l'ai déjà mentionné.

En réalité, ni sur le plan des principes généraux ni sur celui de la prédisposition personnelle, je n'ai jamais ressenti cette juste restauration dela langue maternelle, l'arabe, comme une agression ou même unamoindrissement de la langue d'usage, le français, que j'ai toujoursconsidérée et continue de considérer comme une fenêtre sur la modernité etsur le monde.

La mise en place de la réforme avait été réalisée grâce à l'aide que m'avaitobligeamment prêtée Christian Beulac, ministre français de l'Éducation

nationale de l'époque, dans le gouvernement de Raymond Barre, endétachant auprès de mes services pendant un mois, deux inspecteursgénéraux français.

La réforme était basée sur des considérations objectives et pratiques quiavaient réuni un consensus quasi général. Il était question de retarder d'uneseule année le début de l'enseignement du français, le temps de donner àl'enfant la possibilité de maîtriser les rudiments de sa langue maternelle et del'enraciner davantage dans son terreau social.

Pour ce qui concerne le secondaire, la réforme se contentait d'arabiserl'enseignement de l'histoire, de la géographie. Les mathématiques, la physique et la chimie continuaient à être enseignées en français.

Cette arabisation fut menée d'une manière douce et ouverte, sans lamoindre agression contre le français qui était la langue utilisée tout au longde ma formation à la Sorbonne et qui, de plus, était la langue de quelques-uns de mes livres de chevet.

Cette réforme allait de pair avec une tunisification des programmes

rendue nécessaire pour adapter l'enseignement du français à l'environnementtunisien. On connaît le hiatus qu'a souvent créé, dans les pays de l'ex-Empire, la célèbre affirmation : « Nos ancêtres, les Gaulois ».

Enfin, la réforme comportait la tunisification des cadres qui se faisait progressivement en accord avec les services français concernés, au fur et àmesure que les six Écoles normales, l'École normale supérieure etl'Université produisaient leurs promotions annuelles.

Dans tous les cas, je rappelle pour l'histoire que :

1. J'ai accepté le ministère à contrecœur, aussi bien en novembre 1971que surtout en juin 1976.2. J'ai conduit les réformes pédagogiques avec l'accord du Premier

ministre Hédi Nouira et avec le feu vert de tous les membres du Bureau politique du PSD. Ces réformes ont été élaborées après de longs débats avecles enseignants, les responsables de la société civile, aussi bien au niveaurégional que national.

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Pour corriger les effets de l'acculturation subie par les élèves du fait de ladistorsion des contenus des manuels scolaires avec leurs référencesculturelles propres, j'ai voulu inclure, dans ces manuels, des textes écrits pardes Tunisiens. Il était légitime, me semblait-il, qu'entre  Les Merveilles de

 Paris,  redécouvertes par   Zazie dans le métro  et les écrits d'auteurs en provenance du Caire, de Beyrouth, ou de Bagdad, une place fût faite auxtextes des auteurs tunisiens, de saint Augustin et Ibn Khaldoun aux pluscontemporains. J'étais d'autant plus sensible à cette question que j'exerçaisalors la fonction de président de l'Union des écrivains tunisiens et que jesouhaitais que nos jeunes s'initient à leur patrimoine culturel et littéraire,

 passé et présent.Pour atteindre cet objectif, j'ai organisé des séminaires, présidé des

réunions et me suis dépensé sans compter pour convaincre mes collègues

enseignants de procéder à cette recension et à ces choix.Je me souviens qu'à la première réunion consacrée à ce thème, qui s'étaittenue au lycée d'El Omrane, certains collègues s'étaient montrés dubitatifssur la qualité des textes pouvant être retenus. J'ai même tenu auparavant àévoquer cette question devant un conseil des ministres présidé parBourguiba. Je fûs ébahi et, oserai-je le dire, un peu choqué d'entendreMahmoud Messadi, pourtant écrivain lui-même, porter un jugementméprisant en déclarant que nous n'avions pas d'écrivains dignes de ce nom

et que, par conséquent, ce projet ne méritait pas examen !Bourguiba ne fut pas de cet avis. Il rétorqua : «  S'il en est ainsi, eh bien, M. Messadi vous n 'avez qu 'à écrire des textes, M. Klibifera de même ainsique M. Mzali. Nous avons déjà trois écrivains attablés avec nous. Le reste

 suivra ! ».Mahmoud Messadi n'osa pas répondre. Et j'ai continué à pousser pour

concrétiser le projet.Le troisième élément était la nécessité d'ouvrir l'enseignement à la

modernité et même à la compétitivité que le monde moderne impose.Ainsi, contre les tenants d'une arabisation à outrance, j'ai tenu à assurer àl'enseignement du français sa place en lui réservant dix heures par semainedans le cycle primaire. Le français est demeuré la langue d'enseignement desdisciplines scientifiques et techniques dans le cycle secondaire, jusqu'à mondépart. Je me suis laissé dire que les mathématiques, la physique, la chimiesont enseignées aujourd'hui, en arabe jusqu'en quatrième année secondaire.Cependant, personne, parmi les observateurs « patentés », n'a identifié un

nouveau champion de l'arabisation.Dans les programmes, nous avons continué à choisir, dans le patrimoineculturel et littéraire français, des références ayant un caractère d'universalitétout en étant un pur produit du génie français.

Telles sont les idées générales qui ont servi de base à ma réforme.Celle-ci devait être jugée sur ses résultats et non pas sur quelques procès

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d'intention ! Or ses résultats se passent, je crois, de commentaires : en 1985,sur vingt étudiants étrangers admis à Polytechnique, quatorze étaienttunisiens. Au cours de la même période, la première jeune fille tunisienne futadmise dans cette prestigieuse grande École et des dizaines de postulantsfurent reçus à l'École normale supérieure, à Centrale, aux Ponts et

Chaussées, à l'École des mines, à l'École d'électricité et dans bien d'autresinstituts d'excellence ! Ces brillants élèves sont les enfants de la réforme que j'ai réalisée à partir de 1976.

La querelle qui m'a été faite à propos de cette question de l'arabisation, secaractérise par la mauvaise foi et la confusion sciemment entretenues.

Parce que j'ai été exigeant avec certains coopérants français, on a prétendu détecter dans mon attitude tout à fait sereine, je ne sais quel relentde francophobie ! Parce que j'ai voulu lutter contre les risques de

dépersonnalisation de l'enfant par un enseignement sans référence vécue àson espace réel de vie, on a voulu voir dans ce projet d'enracinement de la personnalité de base, je ne sais quelle rétraction ombrageuse, quel repliidentitaire, quelle crispation passéiste aussi éloignés de toutes mes optionsfondamentales que peuvent l'être l'ombre et la lumière !

Dans l'ensemble de mes écrits consacrés à cette question, tout lecteurobjectif et de bonne foi peut vérifier que, jamais, je n'ai minimisél'importance de l'acquisition du français en particulier et des langues

étrangères en général, les considérant, au contraire, comme notre nécessaireouverture sur le monde moderne. De même que j' ai toujours milité pour uneréforme moderniste de la langue arabe et des valeurs qu'elle véhicule.

J'ai solennellement réaffirmé ces options lors de la Conférence mondialesur les politiques culturelles organisée par l'Unesco, à Mexico, du 26 juilletau 6 août 1982, en souscrivant entièrement à la Déclaration finale de cetteréunion :

« Le respect, la préservation et la promotion de l'identité culturelle

nationale revêtent une importance primordiale parce qu 'ils correspondentaux vœux communs des pays en développement. La domination culturelle estl'un des plus graves dangers qui menace l'identité culturelle des nations etqui, en conséquence, aliène l'individu. Les langues sont un élément essentielde l'identité culturelle des peuples et c'est dans leur propre langue que les

 peuples peuvent le mieux participer à leur développement culturel, social etéconomique ».

Pour moi, le bilinguisme actif - voir le trilinguisme - est sourced'ouverture et d'enrichissement mutuel. C'est un élément d'équilibre entrel'enracinement dans sa propre culture et l'ouverture sur celle des autres, dansun dialogue respectueux de la diversité mais établissant, en commun, unhorizon d'universalité partagée. Comme y invitait le président sénégalaisLéopold Sedar Senghor qui engageait à  « Vivre le particularisme jusqu 'aubout pour y trouver l'aurore de l'universel ».

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CHAPITRE V

Une action permanenteau service de la culture

 Boire dans le creux de la main et non dans une coupe empruntée !Alain

J'ai toujours lié, dans mon action militante à quelque niveau où je l'aiexercée, culture et politique. La lutte pour l'indépendance n'était passeulement motivée par des considérations politiques, économiques ou

sociales. C'est au nom de la récupération de son identité culturelle, desvaleurs léguées par son histoire multiséculaire et de ses aspirations à ladéfinition libre de son avenir, que le peuple tunisien a su, malgré le systèmecolonial, trouver, en lui-même, les ressources nécessaires pour échapper àl'entreprise de dépersonnalisation collective et individuelle qui le menaçait etréaliser sa libération.

Je partageais la conviction de Léopold Sedar Senghor qui disait : « Quandnous étions étudiants, dans les années 30, nous avions posé le problème

 fondamental de la culture de l'identité, face aux étudiants communistes quinous disaient que le communisme, c 'est-à-dire la politique, résoudrait leculturel. Nous, nous disions que c 'est le culturel qui résoudrait le politique.

 Il faut d'abord être indépendant culturellement pour pouvoir êtreindépendant politiquement ».

Et Jean Monet, l'inspirateur de l'Europe du charbon et de l'acier ne disait-il pas : « J'aurais dû commencer par la culture » ?

Depuis l'adolescence, je me suis mêlé aux mouvements culturels,notamment par la participation à des troupes théâtrales et à des associationsculturelles. J'ai lu et médité sur les diverses questions touchant à la culture.Très rapidement, après mon retour en Tunisie et le début de ma carrière dansl'enseignement, j'ai fondé en 1955, une revue que j'ai baptisée Al Fikr   et

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 pour être « moderne » et renoncer à ce qui fait sa spécificité propre sous prétexte de répudier le passé, ne peut mener culturellement qu'à une impasse,surtout que certains « milieux » avouent vouloir subjuguer les consciences.Certains responsables de grands médias occidentaux ne s'en cachent même

 plus

Au contraire, l'attitude appropriée m'a toujours paru être celle qui saitconcilier authenticité et histoire, affirmation de l'être propre et participationactive à une modernité plurielle, particularisme et universalité.

À l'occasion d'un colloque sur les fondements d'un véritable dialogueentre l'Orient et l'Occident, que j'ai eu l'honneur de présider en 1977 à laFaculté des Lettres de Tunis, en présence de Maurice Druon de l'Académiefrançaise, de l'ambassadeur de France et d'un grand nombre d'universitairestunisiens et français, j'ai ainsi exprimé mes idées : « [...]   Il n'échappe à

 personne aujourd'hui que l'ère de "l'occidentocentrisme" est bel et bienrévolue et que chaque peuple, sous peine d'être une copie conforme, un sous- produit, doit tailler sa culture à sa mesure, tout en s'ouvrant sur les autres pour ne pas s'asphyxier par un repli hermétique sur soi. Chaque peuple doitêtre en quête continue de sa personnalité. Il doit s'attacher à rester fidèle à

 son terroir. Si les peuples n 'assument pas leur histoire, ne revendiquent pasleur identité, ils favorisent l'expansion des cultures "tentaculaires" ouimpérialistes, auxquelles la puissance économique ou militaire suggère

toujours une "mission idéologique" ou "humaniste" à l'échelle planétaire ».

Un deuxième débat avait trait à l'affirmation d'une culture tunisienne.Certains nous reprochaient de nous dissocier, ce faisant, de la notion d'uneculture arabe totalisante et englobant toutes les formes culturelles del'expression arabe.

Sans nier la référence majeure arabo-musulmane partagée par les pays

appartenant à cet ensemble, nous ne voyons pas pourquoi il fallait passer par profits et pertes les traits particuliers caractérisant les régions qui leconstituent.

Comment retrancher de la culture tunisienne les apports latins qui ont permis l'éclosion des talents d'un saint Augustin, d'un Térence, d'unTertullien2, d'un Apulée3  dans Ylfriqyia romaine ? Et pourquoi gommer les

1. Ainsi, le directeur des services de l'Information de la  Voix de l'Amérique  a déclaré au journal

Washington Post daté du 21 novembre 1981 « Nous pensons qu 'il n 'est pas efficace d'essayer dedire ouvertement ce que les pays étrangers devraient faire. Mais ce que nous essayons d'obtenir,c 'est de faire arriver ces pays aux mêmes conclusions que nous, comme s'il s'agissait de leurs

 propres idées (! !) ; alors ils seront plus à même de les réaliser ».2. Né à Carthage vers 155, il fut le premier écrivain chrétien : il lutta contre le paganisme en Afrique

du Nord.3. Écrivain latin (125-180 environ), né en Numidie, l'actuelle Libye, et auteur de  L'Ane d'or ou les

métamorphoses.

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traditions particulières nées de l'accumulation des cultures dans une terred'ouverture et d'accueil, où les sédiments des divers apports se sontsuperposés : Phéniciens et Byzantins, Numides et Arabes, Turcs, Italiens,Espagnols, Maltais et Français, etc.

Bien sûr, l'imprégnation arabo-musulmane a été prépondérante et

structurante depuis quatorze siècles, mais est-ce une raison pour réduiretoutes les autres influences, même modestes, en cendres ? Est-ce surtout uneraison pour chasser toute préoccupation de défense de la culture tunisiennecontre l'hégémonie de la chanson et du cinéma égyptiens, par exemple, dansl'élaboration de nos politiques culturelles ?

Un troisième débat opposait les technocrates frais émoulus des grandesécoles françaises, ou sous forte influence anglo-saxonne, qui pensaient ledéveloppement en termes purement technicistes de rattrapage du retard

 pris par rapport aux pays développés, aux tenants d'une vision culturelledu développement.Ceux qui, comme chez certains de nos voisins, avaient opté pour

l'industrialisation à outrance, se gaussaient de ceux qui appelaient à tenircompte des paramètres culturels pour en faire les ferments de l'action àentreprendre, en vue d'un développement endogène et autocentré.

J'étais en harmonie bien sûr, avec ceux qui étaient convaincus de ladimension culturelle du développement aussi bien à sa genèse qu'à safinalité.

La mise en action de certains constituants de la personnalité culturelled'un peuple peut s'avérer un moyen efficace de mobilisation pour ledéveloppement. A l'inverse, la lutte contre certaines composantes négatives- comme le fatalisme - peut s'avérer nécessaire pour dépasser des obstaclesde nature psychologique.

Mais aussi, à l'autre bout de la chaîne, le développement ne saurait avoircomme unique fin d'assurer la possession de moyens seulement matériels,financiers ou techniques. Il doit pouvoir ouvrir à l'homme d'autres potentialités

 pour son accomplissement personnel et collectif, un « supplément d'âme » enquelque sorte. Dans le même colloque, auquel je me suis référé plus haut, j'aidit à ce sujet :  « Certains ne finissent pas de parler de modernité, de progrès,de sciences, de techniques... Ils ne perçoivent que la scientificité ; leurargument est l'efficacité et la croissance matérielle. Ils oublient que toutcomportement, toute connaissance, toute action impliquent un système devaleurs, une vision du monde, des références idéologiques et qu 'il n 'est pas

 suffisant d'avoir une formation scientifique, ou de parler plusieurs langues,

 pour assumer son authenticité et contribuer à la transformation du monde età la promotion de l'homme. L'économisme, la technophilie n 'expliquentpastout et sont à eux seuls loin de concilier l'homme avec lui-même ».

Voici quelques-uns des débats dont ont résonné les colonnes de notrerevue Al Fikr, que j'ai repris dans quelques-uns de mes ouvrages et qui ont

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guidé mon action dans le domaine culturel. C'est dire combien j'ai toujoursaccordé d'importance à la réflexion et à l'action culturelles.

Fin octobre 1950, j'exerçais au collège Sadiki depuis moins d'un mois

donc, comme professeur non encore titularisé, bien entendu, lorsque laFédération nationale des fonctionnaires tunisiens affiliée à l'UGTT, àlaquelle je n'avais pas encore adhéré, décida d'appeler à une grève levendredi 27 octobre 1950. Je résolus de m'y associer au grand dam dudirecteur du collège, M. Attia qui essaya, en vain, de me dissuader de fairegrève '.

Je me rendis au siège de la Fédération du Néo-Destour, rue Garmattou,non loin du mausolée de Sidi Mahrez. Il y avait des enseignants et des élèves

mêlés aux militants : Azouz Rebaï, Tahar Amira, Slimane Agha,Abdelhamid Fekih, Naceur Ben Jaafar, Habib Zghounda, Béchir Bouali...Le président de la Fédération, Ali Zlitni, proposa de former trois équipes

composées d'élèves et conduites chacune par un professeur pour vendrel'hebdomadaire du Parti, Mission, qui paraissait tous les vendredis, donc le

 jour même de la grève.Je fus désigné pour conduire une des trois équipes, de Bab Souika à la rue

de Rome, en passant par la rue de Londres et l'avenue Roustan2. Notre nombre

s'amenuisa au fur et à mesure que nous avancions. A l'arrivée, nous n'étions plus que cinq dont un élève qui avait fait preuve d'une grande ténacité etconstance : Béchir Ben Slama.

 Notre amitié naquit ce jour-là. Elle devait durer cinquante-quatre ans etcontinue à ce jour, plus forte que jamais, malgré les vicissitudes de la vie.Lorsque je créai la revue  Al Fikr,  il n'hésita pas à me rejoindre commerédacteur en chef. Il était devenu, entre temps, à son tour professeur. Ilm'accompagna à la RTT lorsque j'en fus nommé directeur général et

continua à m'aider à y promouvoir les créateurs tunisiens. Nous avons traduit du français vers l'arabe la grande œuvre de Charles-André Julien, Histoire de l Afrique du Nord, parue aux éditions Payot en 1952,en deux tomes, ainsi que son ouvrage Colons français et jeunes Tunisiens. Audébut des années soixante, j'ai proposé à Si Béchir d'entreprendre ensemble cetravail en amateurs. Personne ne nous avait rien demandé. J'étais sûr qu'un jourou l'autre, l'enseignement de notre histoire se ferait en arabe. Or, très peud'ouvrages exhaustifs étaient publiés à cette date dans notre langue nationale.

À mes yeux, l'œuvre de Charles-André Julien était la plus complète et la plus objective.  L'histoire ancienne de l'Afrique du Nord 3  de Stephen Gsell

1. « Vous n 'avez pas encore perçu votre premier traitement ! » ne cessa-t-il de me répéter dans la salledes professeurs.

2. Aujourd'hui, avenue Habib Thameur.3. Hachette, 1913.

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dénigrait systématiquement nos pays et, fidèle aux historiens romains,n'hésitait pas à noircir l'image et la mémoire-de Carthage. Mentionnons Le

 passé de l'Afrique du Nord, les siècles obscurs du Maghreb  1 d'Emile- FélixGautier (1864-1940), dont le titre était tellement provocateur, si peu objectif,qu'il a été réédité sous un titre moins partial en 1952 et en 1964 : Le passé

de l'Afrique du Nord. Nous avons mis huit ans pour traduire le premier tome(450 pages) et cinq ans pour le deuxième (autant de pages). Aujourd'hui noussommes fiers d'avoir élaboré un ouvrage de référence si utile aux élèves etaux étudiants du Maghreb, ainsi qu'aux chercheurs de langue arabe.

Une vieille amitié me liait à Charles-André Julien que j'ai croisé aulendemain de l'indépendance chez Bourguiba. Il me remerciait dans seslettres, ou à l'occasion de nos rencontres à Tunis ou à Paris, de la traductionde ses livres. Voici, à titre d'exemple, la dédicace qu'il m'a écrite sur son

livre Le Maroc face aux impérialismes. 1415-1956 2

  : « Pour M. Mohamed Mzali, pour le lettré qui pratique avec une égale maîtrise l'usage de l'arabeou du français, pour le penseur qui poursuit sa quête de l'identité sur lestraces de Ghazali, sans pour autant abdiquer le droit au rêve, pour lechampion des belles-lettres tunisiennes, pour le fondateur de la revueculturelle Al Fikr, ce livre de bonne foi... en témoignage de reconnaissance

 pour le maître traducteur de  /Histoire de l'Afrique du Nord  et de  Colonsfrançais et jeunes Tunisiens... »

Béchir Ben Slama et moi avons réalisé d'autres traductions pour  Al Fikrsans les signer, notamment des essais et une pièce de théâtre que le penseuralgérien Mustapha Lacheraf nous faisait parvenir de la prison de la Santé oùil était détenu avec Ben Bella et les autres chefs historiques du FLN.

De son côté, Béchir Ben Slama publia plusieurs nouvelles, essais etromans. Il fit constamment preuve de loyauté et de fidélité à des choixcommuns. C'est un intellectuel authentique, un militant sincère depuis lesannées cinquante, qui sait observer et ne parler qu'à bon escient. C'est mon

ami, comme on n'en a qu'un seul ou deux dans une vie !...Tout cela explique pourquoi je n'hésitai pas à proposer son nom àBourguiba lorsque celui-ci démit Fouad Mbazaa de sa fonction de ministrede la Culture.

C'était en janvier 1981. Bourguiba avait été invité par Fouad Mbazaa àassister à une pièce théâtrale3 qu'il jugea médiocre. La pièce relatait l'actiond'un résistant qui mena, par les armes, un dur combat contre la colonisation

 pendant la Première Guerre mondiale. Le président Bourguiba, ne pouvant

 plus tolérer la moindre comparaison, considéra l'éloge de ce simple résistantcomme un affront dirigé contre sa propre personne.

1. Payot, 1927.2. Éditions Jeune Afrique, 1978.3. Dont le titre était Mansour El Houch.

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Ce motif futile suffit à le faire entrer dans une colère noire. Il convoqua lelendemain le ministre, lui fit une scène terrible et, à mes yeux, injustifiée : ille menaça même de sa canne. Je dus m'interposer !

Bourguiba démit sur-le-champ Fouad Mbazaa et me demanda un nom pour le remplacer. Je proposai Ben Slama. Il accepta, sans attendre. C'estainsi que je me retrouvai avec un collaborateur des plus précieux occupantun ministère que je n'ai jamais dirigé, mais dont les domaines de compétencem'étaient très proches. Nous pûmes ainsi mettre en application nos idéescommunes et concrétiser certaines de nos aspirations.

Pour la première fois, la culture eut droit à un chapitre spécial dans le VIe

Plan. La dotation budgétaire dont elle bénéficia, dans ce cadre, fut multipliée par trois par rapport au Ve Plan.

Considérant que la culture devait être traitée comme une partie del'économie, dans le sens où elle générait une circulation d'argent et créait desemplois, nous nous occupâmes de renforcer l'investissement par la création,en 1982, dans la loi de finances, d'un Fonds de promotion du cinémaalimenté par une petite taxe sur les billets d'entrée dans les salles obscures.

En 1983, nous étendîmes le principe à d'autres secteurs de l'activitéculturelle en créant le Fonds de développement de la culture (FDC) par la loidu 30 décembre 1983. Ce Fonds, qui réunit à peu près 3 milliards de centimestous les ans grâce à la perception de 30 millimes imposés sur les boissonsalcoolisées, aida à la promotion de plusieurs activités culturelles par l'achatde livres tunisiens l'aide à la production de pièces théâtrales  2  et despectacles musicaux, l'achat d'œuvres plastiques  3. Avec l'investissement etl'encouragement financier, notre souci était également de créer ou derenforcer les structures nécessaires à l'activité culturelle et à la formation.

 Nous avons veillé à ajouter à la nomenclature classique des établissements publics, à caractère financier, industriel ou commercial, une nouvellecatégorie : l'établissement public à caractère culturel.

C'est ainsi que des troupes nationales de théâtre et de musique furentcréées. Le nombre des imprimeries passa de 6 en 1956 à 102 en 1986. Pour

1. En 1985, le livre et l'édition ont « consommé » le tiers du Fonds (un million de dinars). Tout éditeurtunisien a ainsi vu une bonne partie de sa production achetée par le FDC. Hormis les romans, lesessais et les études, des textes, jadis introuvables, comme ceux de pièces célèbres du Nouveauthéâtre de Tunis :  la Noce ou encore Ghassal el Enouader (Pluie d'automne), par exemple, ont pu

être publiés grâce au Fonds.2. Le théâtre a obtenu en 1985 600 000 dinars. Le Fonds a permis, par achat anticipé sur dossier, desoutenir aussi bien des pièces du théâtre national tunisien que des pièces du secteur privé, comme

 La Tour aux Colombes du théâtre Phou.3. Sans perdre de temps, Rachid Sfar décida en juillet 1986, à peine deux semaines après m'avoir

succédé, de supprimer, à la faveur d'un collectif budgétaire, ces deux Fonds : le Fonds dudéveloppement culturel et le Fonds d'encouragement à la production cinématographique. Leursuppression a été - hélas ! - un coup dur pour la création et la production culturelles.

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encourager la création, douze prix furent institués et décernés chaque annéeet diverses revues, s'occupant de domaines culturels variés, furent lancées.Des instituts supérieurs de théâtre et de musique furent créés pour perfectionner la formation des étudiants, dont on exigeait désormais leniveau du baccalauréat à l'inscription et où les études duraient quatre années.

Reprenant la prestigieuse tradition de la Beit al Hikma créée à Bagdad parAl Mamùn, au IXe siècle, nous avons créé une Fondation nationale pour latraduction, la sauvegarde du patrimoine et la promotion de la pensée et de lacréation de haut niveau.

À la fois Académie et Institut d'excellence, cette institution, que nousavions dénommée par référence,  Beit al Hikma,  se rapprochait d'un autremodèle : le Collège de France.

Elle ne prépare à aucun examen et ne délivre aucun diplôme. Elle

constitue un espace pour l'échange de haut niveau entre savants et chercheursde diverses provenances pour encourager la recherche en commun etl'innovation. Sur proposition du ministre de la Culture, son premier présidentfut le professeur Ahmed Abdesselam. Elle est aujourd'hui dirigée par le

 professeur A. Bouhdiba.Sur le plan international, un grand effort fut entrepris pour renforcer le

rayonnement de la Tunisie. La neuvième édition des  Journéescinématographiques de Carthage  atteint, en 1985, le nombre fatidique et

significatif de cent films (tunisiens, arabes, africains) projetés au cours decette manifestation.

Pressentant les effets d'une globalisation qui s'annonçait et risquaitd'accentuer les effets de l'échange inégal entre les cultures, nous avonsdéfendu, dans les instances internationales, la nécessité de préserver lesspécificités culturelles du rouleau compresseur de l'uniformisation.

 Notre action se fondait, en fait, sur la condamnation de toute forme dedomination d'un modèle censé être supérieur sur des « multitudes primitives »,comme les appelait Albert Sarraut, ministre français des Colonies en 1923,ou sur les « ténèbres » non occidentales d'après Karl Marx. Nous croyions àl'égale dignité de toutes les cultures et à leurs semblables pertinences. Nousmilitions surtout pour une universalité composée de toutes les spécificités, lesfaisant converger vers un même estuaire où s'emmêlent les eaux et non versun désert où s'assèchent les vagues. Nous recherchions la fertilité del'échange dans le respect mutuel et l'écoute.

Telles continuent à être mes convictions, en matière de culture.

En 1970, étant déchargé de toute responsabilité ministérielle, j'entreprisavec Chedli Klibi, Béchir Ben Slama, Tahar Guiga, Mustapha Fersi, LaroussiMétoui, Abul Kacem Kérrou, Habib Belkodja, Hassan Zmerli, MohamedMarzouki, de créer une Union des écrivains tunisiens. Plusieurs réunions ont

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été consacrées à la rédaction des statuts et du règlement intérieur.L'Assemblée générale constitutive a approuvé les textes fondateurs et je fusélu président. Le visa légal nous fut accordé le 17 mars 1971. D'après lesstatuts, une Assemblée générale devait avoir lieu et renouveler, entre autresquestions à l'ordre du jour, le Comité directeur. C'est ainsi que j'avais été élu

cinq fois successives président, par un vote secret, sauf une fois, fin décembre1979. La veille de cette réunion tenue à la maison de la Culture de Bab ElAssal, j'ai été attaqué au Parlement à l'occasion de la discussion du budget del'Éducation nationale par deux députés du Comité central du PSD : MahmoudCharchour et Hassen Kacem, tous deux zeitouniens, unilingues arabes. Le

 premier qui fut un grand militant reprocha à ma réforme des programmes del'enseignement d'aller à l'encontre des orientations de politique générale duchef de l'État. J'étais assis au banc du gouvernement aux côtés de l'ancienPremier ministre, Hédi Nouira. Je lui dis : « Si ce que dit le député est vrai, jedois quitter le gouvernement ! ». Il me répondit : « Laissez-le... palabrer !1 ».Ce jour-là j'avais invité à la Chambre des députés mon collègue Mechargua,ministre syrien de l'Enseignement, qui me fit remarquer : « Je ne comprends

 pas qu 'un membre du Comité central du Parti au pouvoir critique avec tant devéhémence un membre de son Bureau politique ! » et moi de lui répondre :« Ce sont-là les délices du Parti unique /... ».

Après ces attaques, des écrivains opposants, comme Mohamed Mouadaou Maïdani Ben Salah, proposèrent à l'Assemblée générale de m'élire paracclamations, en signe de solidarité pour mon combat en faveur del'authenticité tunisienne. Ainsi, des opposants ont soutenu publiquement unministre, attaqué par des députés de son propre Parti. C'était là un descharmes du paysage politique de la Tunisie bourguibienne.

L'Union des écrivains fut un lieu de rencontres et une tribune où toutesles opinions pouvaient s'exprimer, où les choix politiques de tous lesadhérents étaient respectés. Le seul critère pour l'adhésion de nouveauxadhérents était la qualité des œuvres publiées. Pour les décisions qui nerencontraient pas l'unanimité des membres du Comité directeur, je recouraisfacilement au vote secret. Il en était ainsi, par exemple, de la désignation desdélégations qui devaient nous représenter aux rencontres internationales ouaux congrès des Unions d'écrivains dans les pays étrangers.

 Nous devions surtout œuvrer pour accorder une place honorable auxtextes tunisiens dans les programmes et les livres scolaires. Excepté le poète

1. Parmi la cinquantaine de députés qui m'avaient interpellé ce jour-là, c'est-à-dire la moitié desmembres du Parlement, ma propre femme m'avait posé cinq questions, d'ordre pédagogique. LePremier ministre Nouira me glissa à l'oreille : « Elle ne pouvait pas te poser ces questions à lamaison ?... ».

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Chabbi, les manuels scolaires ne se référaient à aucun auteur tunisien et ce, jusqu'en 1972. Cet « oubli » a été réparé.

 Nous devions aussi défendre les hommes de lettres tunisiens, contre lacensure, vis-à-vis des maisons d'édition... Un jour de 1974 ou 1975, EzzedineMadani est venu me demander d'intervenir en vue de « décensurer » une de

ses pièces de théâtre :  La révolte des Zinj.  J'en parlai au Premier ministreHédi Nouira qui demanda des explications au ministre de l'Intérieur del'époque, Tahar Belkhodja. «  L'expression "Vive la liberté" revient trop

 souvent dans le texte »,  lui répondit-il. Je sursautai : « Monsieur le Premierministre,  lui dis-je,  les militants du Néo-Destour ne cessent de proclamer :Vive la liberté ! depuis des dizaines d'années ! Si moi je vais maintenant à

 Bab Souika et que je "hurle " vive la liberté, vous me blâmerez ou quoi ? ».Le Premier ministre comprit vite et ordonna qu'on autorisât la représentation

de cette pièce. Ce n'était là qu'un exemple.Le jour où j'ai été nommé Premier ministre, j'ai adressé au Comité

directeur une lettre de démission, mais je demeurai un adhérent de l'Uniondes écrivains tunisiens qui fut un modèle de tolérance. J'y servis la culturetunisienne, et défendis les droits moraux et matériels des hommes de lettrestunisiens. Je suis fier aujourd'hui d'en avoir été l'un des dix fondateurs, et del'avoir présidée durant dix années d'affilée.

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CHAPITRE VI

Au service de la santé publique.Un enjeu de société

En mars 1973, le Premier ministre Hédi Nouira m'annonce que lePrésident a décidé une permutation au sein du gouvernement : Driss Guiga,ministre de la Santé, était nommé à l'Éducation que je quittais pour prendrela Santé.

Je dois avouer que ma première réaction ne fut pas positive. Je vivais malmon éloignement de l'Éducation où j'avais lancé un plan de réformesambitieux et je ne voyais pas très bien les raisons qui pouvaient justifier que

 je prenne les rênes d'un ministère éloigné, a priori, de ma formation.À ma prise de fonction, j'ai maintenu à son poste l'ancien chef de cabinet

de Driss Guiga, Mongi Fourati, pharmacien de formation, qui fut moncondisciple en classe de philosophie et que j'estimais. Il m'informa qu'unexpert délégué par l'OMS avait déjà établi un plan général de réformes pourla santé publique, que je pouvais consulter si je le souhaitais. Je déclinai la

 proposition car je voulais me rendre compte, par moi-même, de la situationet, si j'ose dire, « prendre le pouls » de la santé directement, sans

intermédiaire et sans expert.Je consacrai deux à trois mois à cette « initiation » parcourant les

hôpitaux, les dispensaires de tout le pays, même dans les coins les plusreculés, rencontrant un grand nombre d'agents de la santé publique : desgrands patrons aux infirmiers, en passant par les administrateurs et jusqu'auxgouverneurs, les responsables du Parti et des organisations nationales. C'estainsi que j'ai pu avoir une vision d'ensemble des questions de santé dans le

 pays. J'ai pu enregistrer les acquis réalisés autant que les progrès restant à

faire. Sur le plan de la médecine préventive, des succès notables avaient étéatteints, notamment dans la politique d'éradication des maladies endémiques,en particulier le trachome. Dans toutes les formations sanitaires, dans lesdébits de tabac même, la population pouvait trouver des tubes d'Orécycline

 pour un prix symbolique. Des milliers de Tunisiens ont été ainsi sauvés de lacécité, surtout dans la région du Djérid où le trachome sévissait.

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D'autres campagnes de vaccination contre la poliomyélite, la tuberculose,la diphtérie, la coqueluche connurent des effets spectaculaires.

De manière générale, la protection maternelle et infantile avait été poursuivie par tous les ministres de la Santé qui s'étaient succédés depuisl'indépendance. Mais si le bilan de la médecine préventive était satisfaisant,

il n'en allait pas de même de la médecine curative.Au cours de mes tournées d'inspection, j'avais enregistré un déficitgénéral et préoccupant. Un déficit en matière de personnel aussi bien qued'infrastructures. On comptait alors seulement 895 médecins, dont lamajorité était d'origine étrangère, en grande partie roumaine et bulgare, soitun médecin pour 5 900 habitants et un médecin tunisien pour 11 800habitants ! Ce déficit s'étendait aux techniciens et aux auxiliaires de santé.Une seule faculté de médecine, créée en 1964, était alors en exercice à Tunis

et formait d'excellents médecins mais en nombre insuffisant. La premièreurgence m'a semblé être, dans ces conditions, de m'attaquer à la question dela formation des cadres.

J'ai donc décidé de créer, en priorité, deux nouvelles facultés demédecine, l'une à Sousse, l'autre à Sfax. Certains médecins, de Soussesurtout, étaient paradoxalement contre cette initiative. Ils craignaient uneformation au rabais et de voir ces facultés devenir de simples écoles de santé.C'était là une réaction que l'on pourrait qualifier d'endémique. Elle s'était

manifestée en France, il y a longtemps, lorsque l'on créa les facultés demédecine en province que l'on soupçonna de dispenser un enseignement aurabais par rapport à la faculté de Paris. De même à Tunis, la création de lafaculté de médecine souffrit des mêmes préjugés par rapport aux facultésfrançaises.

Les craintes exprimées par le milieu médical ne refroidirent point monallant, d'autant plus que j'eus la chance de bénéficier de l'adhésionenthousiaste de deux professeurs de médecine remarquables : Mme Souad

Yacoubi et Abdelhafidh Sellami. La première à Sousse, le second à Sfax,déployèrent une énergie peu commune et firent preuve d'un moral à touteépreuve, s'occupant de la construction, de l'équipement et de la mise en

 place pédagogique, pour faire naître les deux nouvelles facultés et assurerleur lancement.

La France et le Canada détachèrent des enseignants pour permettre lamise en route des activités des deux facultés. Ils venaient pour des périodesgroupées et, à chaque fois, je me faisais un devoir des les recevoir pour lesremercier et les sensibiliser à la nécessité de nous aider à relever le défi.J'avais proposé d'orienter la faculté de Sousse vers la médecinecommunautaire. Ce qui rencontra l'agrément des Canadiens. Une excellentecollaboration s'établit avec la faculté de Montréal. Mais j'ai dû, à plusieursreprises, remonter le moral des étudiants à qui l'on faisait croire qu'ils ne

 pouvaient aspirer qu'à la condition de médecin de qualité inférieure. Les

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résultats brillants de certains d'entre eux aux concours d'assistanat se passentde commentaires.

Lorsqu'en 1973, je pris mes fonctions de ministre de la Santé, j'aiconstaté que la profession pharmaceutique était en crise. Elle était gérée

 par un « comité provisoire », dirigé par mon excellent camarade de

 promotion au collège Sadiki, Radhi Jazi, assisté d'une vice présidente, AzizaOuahchi Ben Cherifa, femme dynamique et d'une grande vivacité d'esprit. Le problème qui les préoccupait était d'abroger la loi de 1950 régissant les professions pharmaceutiques et devenue obsolète.

Dès ma première entrevue avec ces deux responsables, j'ai compris le problème et donné rapidement satisfaction à leurs doléances. Une loiorganique fut soumise par mes soins à la signature du Chef de l'Etat le 3 août1973 à Monastir ! Plusieurs arrêtés d'application de cette loi de 1973 furent

signés, comblant un vide juridique depuis l'indépendance : réglementationdes injections dans les officines, agencement des pharmacies avec unesurface utile minimale, ainsi que plusieurs directives concernant l'exercicedes professions pharmaceutiques...

Dans la foulée, j'ai donné satisfaction à mes amis pharmaciens pourcombler un vide et promulgué, par décret, un code de déontologie, le 14novembre 1975. Ce fut le premier Code depuis l'indépendance !

Plus tard, j'approuvai aussi la création de pharmacies de jour (catégorie A)

et de pharmacies exclusives de nuit (catégorie B). Le décret du 16 mars 1976réglementa cette innovation dans l'exercice de la profession d'officine et permit de répondre aux besoins du public 24h/24h. L'on me dit qu'il existaiten 2009 plus de 200 pharmacies de nuit... Quel progrés ! ...

J'ajoute que les laboratoires d'analyse médicales furent égalementorganisés par un nouveau texte législatif dont je ne retiens pas la référence.

Le Président Bourguiba m'a demandé à deux; reprises de transformer les bâtiments de l'école normale d'instituteurs de Monastir en une Faculté de

 pharmacie. Il fallait des crédits pour faire effectuer les transformationsnécessaires et acheter les équipements techniques indispensables.Au cours d'un conseil de ministres présidé par Hédi Nouira, Mustapha

Zaanouni, Ministre du plan s'opposa à l'inscription des crédits au Titre II du budget de 1976. J'ai eu beau argumenter, sans toutefois dire qu'il s'agissaitd'un projet présidentiel, Zaanouni ne cessait de répéter qu'il s'agit d'unefaculté de pharmacie non rentable et qu'il fallait... la fermer.

Agacé, j'ai répliqué : Bon, alors, ferme là. Ce n'est que le lendemain que

Zaanouni me reprocha, au téléphone, de... l'agresser ! Il est probable qu'unmembre de son entourage l'a aidé à sentir le double sens de ma répartie...Ma meilleure réponse à ce technocrate est qu'en 1975 il n'y avait que 262

 pharmaciens et qu'en 2009, notre pays comptait plus de 4000 pharmaciensdiplômés...

En tant que Premier ministre, je crois avoir contribué modestement àl'essor de l'industrie pharmaceutique : j'ai reçu Mme Aziza Ouahchi,

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Présidente du Conseil de l'Ordre des Pharmaciens ainsi que Radhi Jazy,Président de l'Union des Pharmaciens arabes, accompagnés par un Irakien dunon de Hachem Khaher, Président de la société « ACDIMA ». Cette sociétéqui groupait plusieurs pays arabes encourageait financièrement, surrecommandation du Conseil des Ministres arabes de la santé, les sociétés

arabes de fabrication de médicaments et d'articles paramédicaux, en leuraccordant des prêts ou en s'associant à leurs capitaux.L'on m'avait signalé que la Tunisie, pourtant membre fondateur de

ACDIMA hésitait à verser sa quote part, et Aziza Ouhchi et Radhi Jazy n'ont pas manqué de me signaler qu'il s'agissait d'honorer notre signatured'adhésion. Je les ai approuvés et donné des instructions dans ce sens.

L'avenir devait me donner raison puisqu'ACDIMA a contribué à lacréation de la société SAÏPH (Société Arabe d'Industries Phamaceutiques) en

Tunisie, qui connait aujourd'hui un grand essor

La faculté de médecine de Tunis souffrait d'une sélection trop rigoureuse.Certes, les médecins qui en sortaient étaient excellents mais le taux deréussite ne dépassait pas 30 % chaque année, l'écrémage ne laissait que fort peu de « survivants ». Un étudiant sur dix était à même de franchir le cap destrois premières années. Cette conception élitiste aboutissait à du gâchis. Jerésolus d'analyser les causes de ce dysfonctionnement. Les étudiants étaient

 parmi les meilleurs lauréats du baccalauréat, les enseignants jouissaientd'une excellente réputation et le doyen, Amor Chadli, était compétent,sérieux, rigoureux et d'une moralité exemplaire. Ne restait plus à incriminerque le programme. De fait, il était pléthorique - 250 heures d'enseignementen anatomie dès la première année ! - et mal équilibré : des parties de

 programme, pouvant être réservées au cursus de la spécialité, étaient étudiéesdès les premières années. J'ai donc établi une commission comportant unemajorité d'enseignants, des étudiants, mais également des membres de

l'administration hospitalière pour me faire des propositions de modificationdes programmes.Une partie des étudiants qui se flattaient d'être dans l'opposition, étaient

- par principe - contre ce projet de réforme qui leur était pourtant favorable.Le doyen de la faculté, l'excellent professeur Zouheir Essafi, ancien internedes hôpitaux de Paris, chirurgien réputé, me proposa de m'adresser àl'ensemble des étudiants de la faculté réunis dans le grand amphithéâtre, pourleur expliquer les raisons et le contenu de la réforme, mais il me prévint que

cela risquait d'être un remake de l'épisode biblique de Daniel dans la fosseaux lions.

1. Je remercie mon ami R. Jazy qui m'a " rafraichi " la mémoire sur ces quelques réalisations que j'aiaccomplies à la tête du Ministère de la Santé, avec la coopération d'éminents pharmaciens dont ceuxcités plus haut.

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De fait, je me rendis dans un amphithéâtre bondé. Il y avait à peu prèsmille étudiants. Je fus accueilli dans un silence total. Le délégué desétudiants, un militant d'extrême gauche, me souhaita la bienvenue et me

 présenta de manière polie mais glaciale. Le service minimum !Je pris la parole et parlai durant deux heures, expliquant, argumentant,

démontrant. A la fin de mon discours des applaudissements crépitèrent.J'avais gagné la partie. Le dialogue avait été payant.La réforme fut adoptée et le pourcentage d'étudiants admis passa de 30 %

à 70 %, sans que la qualité de la formation eût à en souffrir.Les chiffres étant plus éloquents qu'une longue dissertation, il suffit de

rappeler que le nombre de médecins tunisiens qui était de 405 en 1973, a plusque doublé en quatre ans, puisque qu'il était de 977 médecins tunisiens en1977.

À vrai dire, j'eus parfois des démêlés avec cet esprit de caste quicaractérise certains « patrons ». C'est ainsi que lorsqu'un jeune médecin fraisémoulu de la faculté de médecine de Paris, le docteur B. A. fut recruté parmes soins et affecté à l'hôpital de Kassar Saïd, le chef de service, le professeur Kassab, grand chirurgien orthopédiste, refusa d'accueillir le jeunemédecin (car cela pouvait entamer son pouvoir de mandarin) et menaça dedémissionner si je maintenais cette nomination. Ne tolérant pas le recours auchantage, j'acceptai sur l'heure cette démission et le fis savoir, par retour ducourrier, à l'intéressé. Ce fut un tollé général car c'était la première fois quel'administration rappelait à un « grand patron » qu'elle pouvait se passer deses services. J'ai reçu plusieurs délégations de médecins, en particulier del'Amicale des anciens internes des hôpitaux de France. Ma réponse était lamême :  « De quel droit puis-je retenir un fonctionnaire qui décide dedémissionner ? ».  Le problème s'est compliqué car le professeur Kassabavait une parenté avec Wassila Bourguiba. Le Premier ministre intervint pourme demander de réintégrer le professeur démissionnaire. J'exigeai desexcuses. Le directeur de cabinet du Président, Chedli Klibi m'entreprit dansle même sens. Je tins bon. Bourguiba, lui-même, m'interrogea. Je luiexpliquai la genèse de l'histoire. Il me dit : « Je comprends, je n 'interviens

 plus ».  M. Kassab s'excusa par écrit et je le réintégrai. Aujourd'hui, l'hôpital porte son nom. Certains, constatant que j'étais prêt à démissionner plutôt quede céder à un chantage, que j'ai résisté au chef de l'État lui-même, crurentque le docteur B. A. était un parent ou un ami proche. Ils ont été suffoquésd'apprendre que je le reçus pendant un quart d'heure seulement avant sonrecrutement, que je ne l'ai jamais revu et que je continue d'ignorer, à ce jour,

de quelle région il pouvait être originaire. L'intéressé lui-même était le premier étonné de mon soutien, m'a-t-on dit.

J'ai complété mon action concernant le personnel médical par laformation des infirmiers, des aides soignants et de l'ensemble des auxiliairesmédicaux. J'ai régularisé la situation de beaucoup d'entre eux, amélioré leursrémunérations et veillé à la ponctualité de leur avancement.

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Dans le cadre de cette politique des « soins pour tous » que je m'étaisassigné de mener, à la tête du ministère de la Santé, le deuxième axe avaittrait au renforcement de l'infrastructure hospitalière qui devait compléterl'effort entrepris pour la formation des cadres et la promotion du personnelmédical et paramédical.

Les services hospitaliers dans la ville de Tunis étaient engorgés parl'afflux de malades provenant de plusieurs régions du pays. J'ai donc décidéla création de quatre hôpitaux régionaux à Jendouba, Médenine, Gabès etMahdia et de plusieurs hôpitaux locaux.

Il a fallu convaincre le ministère du Plan du bien fondé de ce projet. J'ysuis arrivé avec peine, d'autant plus que mes demandes de crédits nes'arrêtaient pas là : je voulais ouvrir quatre grandes maternités à Tunis, Sfax,Sousse et Bizerte, sept cents nouveaux centres de consultation surtout dans

le secteur rural, trente cinq nouveaux centres de Protection maternelle etinfantile (les PMI), deux cliniques pilotes et deux CHU nouveaux, à Sfax età Sousse, que j'ai inaugurés moi-même '.

J'ai parachevé cette action sur l'infrastructure médicale en constituanttrente-cinq équipes médicales mobiles chargées d'agir dans le monde rural etse déplaçant sans cesse pour couvrir les zones les plus reculées.

Mais cet immense effort risquait, à tout moment, d'être anéanti par uneexplosion démographique menaçante qu'il fallait, à tout prix, juguler.Le président Bourguiba avait, dès avant l'indépendance, une vive

conscience de ce problème. Il avait compris qu'il fallait s'y attaquer, à la base, en utilisant toutes les ressources : les dispositions légales autant que lechangement des mentalités.

Le 13 août 1956, c'est-à-dire quatre mois seulement aprèsl'indépendance, une des premières mesures révolutionnaires prises par

Bourguiba et son premier gouvernement fut la suppression de la polygamie.Prenant de vitesse les conservateurs et les timorés, Bourguiba osa cetteréforme radicale des comportements qui suscitait, bien sûr, quelques réserveset protestations mais qu'il fit passer en force profitant de l'état de grâce dontil bénéficia longtemps, en sa qualité de héros libérateur et Père de la nation.La loi qui interdisait la polygamie comportait une autre interdiction d'une

 portée considérable : elle répudiait, en quelque sorte, la répudiation !Dans un beau livre, l'écrivain algérien Rachid Boujedra avait décrit les

ravages psychologiques et sociaux que cette pratique entraînait dans lesfamilles de son pays ; l'exemple pouvait, bien entendu, être étendu àl'ensemble du monde arabe. La répudiation se faisait par une simple formule

 prononcée par l'homme à l'encontre de son épouse : « Tu es répudiée ». Elle

1. Les plaques ont été descellées par des « responsables » zélés... c'était petit !

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s'apparentait au « bon vouloir » tyrannique des monarques de droit divin etconstituait un exemple scandaleux de machisme et d'oppression inacceptable,sans parler des conséquences désastreuses qu'elle pouvait avoir sur le milieufamilial, les enfants et même la cohésion sociale. Bourguiba a supprimé cette

 pratique moyenâgeuse et l'a remplacée par le divorce prononcé par un

tribunal civil.Il ne se contentait pas de faire promulguer une loi ou de signer desdécrets. Il préparait l'opinion publique à accepter les réformes, en

 parcourant le pays du nord au sud et d'est en ouest, développant desarguments devant ses auditoires, faisant preuve d'un talent de tribun quelui reconnaissaient même ses adversaires et déployant des trésors de

 pédagogie et de persuasion. C'est pourquoi la comparaison avecl'autoritarisme militaire de Mustapha Kemal Atatiirk me semble

approximative. Certes, les deux voulaient réformer leurs sociétés. Mais lesméthodes étaient fort différentes : le commandement sans fioriture pourl'un, la persuasion douce pour l'autre.

Les résultats obtenus par l'un et l'autre divergent, sur le long terme.Les réformes kémalistes semblent menacées par la montée de l'intégrismeen Turquie ; celles de Bourguiba lui survivent et font dorénavant partiedes acquis acceptés unanimement par la société civile tunisienne.

Bourguiba fut très critiqué dans les autres pays arabes pour ses

réformes que les dirigeants de ces pays, par égoïsme ou conservatisme,n'osaient pas entrevoir pour leurs peuples. Bourguiba n'en avait cure. Ilétait habité par sa mission : faire voler en éclats le fatalisme, en finir avecla résignation, faire naître, par un effort soutenu de prise de conscience, unhomme nouveau libéré non seulement de la dominance extérieure, maiségalement de ses chaînes intérieures, de tout un fatras d'idées reçues et desuperstitions héritées.

Il a lutté contre le port du voile, parce qu'il y voyait un élément de

discrimination à l'encontre des femmes et une atteinte à leur dignité. Le 31 janvier 1974, j 'ai fait promulguer un décret instituant l'Office du planningfamilial, pour nous doter d'un instrument adéquat dans notre lutte contrel'explosion démographique.

 Nous étions, au lendemain de l'indépendance, sous la loi française de1921 qui n'avait pas encore été abrogée et qui interdisait toutes les formes decontraception. Elle encourageait, au contraire, la croissance démographique

 pour des raisons évidentes en France, au lendemain de la Première Guerremondiale.

Consciente du problème, mon épouse a voulu faire une conférence auClub féminin  1 Aziza Othmana  2 pour sensibiliser les femmes, et aussi les

1. Présidé alors par madame Habiba Zaouche.2. Mécène bienfaitrice, elle légua sa fortune au profit du collège Sadiki et de l'hôpital qui porte

aujourd'hui son nom à Tunis.

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hommes, sur la gravité de la situation démographique. Devant l'hésitation desuns et des autres, elle résolut d'exposer le problème au président Bourguiba.Gelui-ci fut vite convaincu et non seulement il lui signifia son accord etl'encouragea, mais il donna des instructions au ministre de la Santé, MondherBen Ammar pour élaborer une loi abrogeant celle de 1921, et pour autoriser

l'importation des produits contraceptifs et la propagande anticonceptionnelle.Ce fut la loi du 9 janvier 1961.

En tant que ministre de la Santé, je me suis investi dans cette batailleet mené une campagne de conscientisation aussi bien dans les villes que,surtout, dans le monde rural. J'ai contribué à lever les préjugés sociaux, à« défataliser » les naissances en vulgarisant, en termes simples, populaireset clairs, les possibilités de contrôler les naissances. S'agissant desconvictions religieuses, j'ai rappelé sans cesse que la vocation de la religionétait le bonheur des hommes et des femmes ici-bas, autant, bien sûr, dansl'au-delà. J'ai rappelé que la femme, créature de Dieu, devait préserver sasanté, bien élever ses enfants et rechercher l'harmonie du couple. J'aiinvoqué des hadiths, dont celui rapportant qu'un compagnon du Prophète luidemanda comment éviter qu'une femme, avec laquelle il cohabitait, tombeenceinte et celui-ci de lui conseiller de pratiquer le  coïtus interruptus  (enarabe :  al azl)  qui est, en effet, une des pratiques anticonceptionnellesnaturelles. J'ai invoqué aussi Ghazali qui recommandait aux femmesd'espacer les naissances, si cela devait conserver leur fraîcheur de peau etleur beauté.

J'eus des contacts avec des collègues égyptien (Dr Mahfoudh), algérien(Dr Omar Boujallab) et irakien (Dr Izzet Mustapha). Certains étaientcarrément contre le planning familial pour des raisons « religieuses ». Ils

 pensaient qu'on ne peut pas échapper à la volonté de Dieu et qu'il ne fallait pas se préoccuper du destin d'un enfant qui naît, « puisque de toute façon,celui-ci était inscrit sur son front et que Dieu pourvoirait aux besoins de sacréature ».  D'autres étaient, par contre, convaincus de la nécessité du

 planning familial mais n'osaient pas heurter les croyances de leurs populations. Politiquement, ils étaient timorés, paralysés.

Le décret-loi de 1966 recula l'âge du mariage à dix sept ans pour les filles,à vingt ans pour les garçons. Il faut se souvenir que les filles étaientcouramment mariées à l'âge de quatorze ou quinze ans !

Par ailleurs, j'avais constaté que, malgré les interdits et les non-dits,

 beaucoup d'avortements de Tunisiennes étaient pratiqués en Suisse et enAngleterre par les filles appartenant à des familles aisées. Les avortementssecrets continuaient à se pratiquer, sur place, dans des conditions souventinsoutenables pour les plus démunies. Il fallait mettre fin à cette situationalarmante en libéralisant l'avortement, tout en le réglementant. Avec l'appuide Bourguiba je présentai à l'Assemblée nationale une loi sur l'avortement,qui fut votée le 26 septembre 1973 et publiée au  Journal officiel,  le 19

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novembre 1973. Remarquons que cette loi devança d'une année celle deSimone Veil, à qui je veux rendre un hommage mérité pour son courage etson humanité

La loi que je fis adopter permet à chaque femme, célibataire ou mariée,avec ou sans l'autorisation de son père ou de son mari, de se faire avorter

gratuitement dans n'importe quel hôpital ou formation sanitaire, au cours destrois premiers mois de la grossesse. Passé ce délai, un avis positif de deuxmédecins devient nécessaire, car le motif n'est plus social mais sanitaire.

Cette loi n'a jamais été remise en cause. Elle est en vigueur de nos jourset j'en tire une légitime fierté. D'autant plus que j'ai dû batailler fermement

 pour emporter l'adhésion des députés. Curieusement, les résistances nevinrent pas toujours du côté d'où on les attendait. Certains députés, parmi les plus « libéraux » politiquement ou se proclamant comme tels, ne furent pas

les derniers à s'élever contre. Certains se sont abstenus lors du vote. Je neveux pas citer de noms, mais les historiens peuvent aisément se référer aucompte-rendu des débats publié au Journal officiel  de l'Assemblée nationale.

Quoiqu'il en soit, c'est avec une confortable majorité que la loi surl'avortement fut adoptée et je pense que sur le plan de l'histoire sociale de laTunisie contemporaine, elle marqua une date notable2.

Il y eût ensuite une grande campagne de sensibilisation des femmes pour qu'elles choisissent librement si elles le voulaient, de subir, après le

quatrième enfant, une opération de ligature des trompes. Lors de mesvisites dans les hôpitaux ou dans les centres sanitaires, certaines femmesme racontaient, sans fausse pudeur, comment exténuées par des grossessesrépétées, trouvant de plus en plus difficile d'élever une ribambelled'enfants, elles se confiaient en désespoir de cause à des guérisseuses quileur faisaient courir des dangers parfois mortels. L'humour involontairedétendait parfois l'atmosphère lourde qui entourait ces confessions. Unefemme m'a raconté, par exemple, comment une guérisseuse lui avaitrecommandé, pour en finir avec ses grossesses répétées, de faire bouillirles chaussures de son mari pendant six heures - pourquoi six et pas cinq,mystère - puis de boire l'eau de la cuisson !

À l'hôpital du Kef, j'ai visité une femme, mère de huit enfants, qui avaitchoisi de se faire ligaturer les trompes. Je lui demandai comment elle sesentait. « Comme quelqu 'un qui vient d'être affranchi », me répondit-elle.

La campagne de sensibilisation porta ses fruits. Dans certainsgouvernorats, il arrivait que trois à quatre cents opérations de ligature destrompes fussent réalisées au cours d'un seul mois, sans aucune contrainte, ni

même incitation, mais à la suite du libre choix de mères de quatre enfants ou plus.

1. Durant mon exil, elle me reçut chez elle et intervint au profit de mon épouse et de mes enfants, privésà plusieurs reprises de leurs passeports.

2. Quelqu'un devait même proposer que l'on baptisât cette loi de mon nom, comme on le fit de la« loi Veil » ! Mais c'était un Européen !

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Mes tournées dans les campagnes pour prôner la maîtrise des naissancesincitèrent un jour Bourguiba, en visite dans le gouvernorat de Kairouan où jeme trouvais, à me taquiner : « Si Mohamed, commentpouvez-vous inciter les

 femmes à limiter les naissances, alors que vous avez, vous-même, huitenfants ? ». J'osai le corriger :  « Monsieur le Président, je n 'en ai que six ».

Il rétorqua : « Six ou huit, peu importe. Le problème reste le même ».Je risquai alors une pointe d'humour : «  A la vérité, j'en ai 5 plus 1 ».Intrigué, il attendit mon explication. « Il y a un premier groupe de 5 enfantsnés entre 1950 et 1957. Ceux-là sont nés à un moment où l'on n'avait pasencore conscience des problèmes démographiques et où, au contraire, onavait besoin d'être nombreux pour lutter pour l'indépendance. Depuis 1957à aujourd'hui, je n 'ai eu qu 'un seul enfant. Et ce sera le dernier. Je pensedonc être dans la norme. » Il m'approuva d'un rire soutenu.

Les effets de cette politique du planning familial ne tardèrent pas à porterleurs fruits. Aujourd'hui on ferme des classes dans le primaire en Tunisie,alors que dans les pays voisins, la crise de la scolarisation des enfants issusde l'explosion démographique s'approfondit, de jour en jour. Sans parler del'emploi !

Cette politique du planning familial soulevait des réserves, même dans les pays de l'ancien bloc de l'Est, pourtant réputés « révolutionnaires ». J'eusl'occasion de m'en rendre compte, à mon grand étonnement, à un Congrès

international sur la population qui eut lieu à Bucarest, en août 1974 oùcertains délégués de pays communistes accueillirent, avec réserve voirehostilité, ma présentation de la politique tunisienne en matière de régulationdémographique.

En revanche, des années après avoir quitté mes fonctions de ministre dela Santé, je reçus un témoignage de considération qui me toucha beaucoup.

En 1985, j'exerçai depuis un certain temps les fonctions de Premierministre. Mme Yacoubi, ministre de la Santé, vint m'informer à son retour

de Sanaa, où s'était tenue la Conférence des ministres arabes de la Santé, quecelle-ci avait décidé de créer un prix récompensant une action emblématiquedans le domaine de la Santé et que les ministres arabes de la Santé avaientdécidé de me décerner ce Prix, pour sa première attribution. Ce Prix devaitêtre remis, en avril 1986, au Maroc, à l'occasion de la prochaine Conférencedes ministres arabes de la Santé.

A l'approche de cette date, je demandai à Bourguiba l'autorisation d'allerà Casablanca pour recevoir mon Prix. Il rechigna un peu : « Mais c 'est à moiqu 'ils auraient dû donner ce Prix ! ». Je lui expliquai que ce Prix était destinéseulement aux anciens ministres de la Santé. Il acquiesça. Je partis donc auMaroc, à la tête d'une délégation du ministère de la Santé et de quelquescollaborateurs. Lorsque nous entrâmes dans l'espace aérien marocain, je fusinformé par le pilote que le Roi souhaitait que l'on atterrît à Marrakech où ilse trouvait et non à Casablanca. Bien sûr, nous nous exécutâmes.

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QUATRIÈME PARTIE

Premier ministère :

le fil interrompu

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CHAPITRE I

Une nomination inattendue

Tout est toujours très difficile en politique,telle est la leçon que j'ai tirée de ma vie.

Léon Blum(à son retour de déportation)

Le 1er  mars 1980, j'étais avec mes amis en train de courir en comptant lestours de piste - il nous fallait en faire au moins dix, l'équivalent de 4 000

mètres - quand l'adjudant Othman Nabli informa Mohamed Sayah, alorsministre de l'Equipement, que le Président le convoquait. J'étais sous ladouche quand le même adjudant vint m'informer que j'étais appelé, moiaussi, au Palais de Carthage.

Vers 9 heures, j'ai trouvé à la bibliothèque du Palais, Wassila Bourguibaet Mohamed Sayah. La Présidente n'y alla pas par quatre chemins :

« Le Président,  me dit-elle,  a décidé tôt ce matin de charger Sayah des fonctions de Premier ministre. Je m'y étais opposée et fis appel à Béchir Zarg

 El Ayoun  1

  pour m'aider à l'en dissuader. Sayah a des problèmes avec lesétudiants, les universitaires, il se trouve handicapé par un grave contentieuxavec la centrale syndicale, tandis que vous êtes estimé dans ces milieux, sans

 parler des intellectuels et des enseignants qui s'entendent bien avec vous ».Je ne dis mot, arrivant à peine à réaliser cette accélération des événements

auxquels je ne m'attendais pas du tout. Mohamed Sayah fît une proposition :« Lella Wassila,  lui dit-il, nous ne savons pas si M. Nouira va se rétablir 2

comme je le lui souhaite. En attendant, je pense qu'une troïka pourrait

expédier les affaires courantes ».

1. Béchir Zarg El Ayoun (mot à mot : Béchir aux yeux bleus) : militant de la première heure. Ilconnut les prisons françaises depuis 1937 et organisa la résistance armée de 1952 à 1954. Enévoquant ses sacrifices, Bourguiba déclara un jour   :«[...] il n'y a pas un Tunisien qui ne soitredevable, dans une grande mesure, de sa liberté et de son appartenance à un pays indépendantà Zarg El Ayoun [...] ».

2. Il a été victime d'une hémorragie cérébrale ; les pronostics médicaux étaient réservés.

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Wassila lui demanda ce que signifiait ce mot étrange. Il s'agit, répondit-il, d'une direction de trois personnes : M. Mzali, Bourguiba fils et moi-même.

« Non ! trancha-t-elle,  il faut une seule personne qui soit responsable ».Sur ces entrefaites, Abdelmajid Karoui, directeur du Protocole, nous

introduisit auprès du chef de l'État.« J'ai pensé à vous pour vous charger des fonctions de Premier ministre »,dit Bourguiba à Sayah sans autre transition ;  « et puis... j'ai réfléchi. Si

 Mohamed sera mieux reçu que vous. C'est lui que je nomme. Allez poursuivre votre tâche dans votre département. »

Quand nous fumes seuls, il me déclara :« Je n 'ai qu 'une recommandation à vous faire. Dès que je rends l'âme,

installez- vous dans mon fauteuil et désignez tout de suite un Premier

ministre. La politique, comme la nature, a horreur du vide ; il y va del'invulnérabilité de notre pays ».Il esquissa un mouvement pour se lever. Je n'ai pas dit un seul mot. Au

moment où je prenais congé, il me demanda un nom pour me remplacer à latête du ministère de l'Éducation. J'ai proposé Frej Chedly, alors directeur del'enseignement primaire mais qui avait assumé auparavant les fonctionsd'instituteur, de directeur des écoles primaires, de professeur de lettres, de

 proviseur et qui a été le directeur de mon cabinet. C'est un fin lettré, cultivé,

écrivain à ses heures, charmant camarade et jouissant auprès des enseignantsd'une grande estime. En regagnant mon bureau au ministère de l'Éducation, je réalisais à peine ce qui venait de m'arriver. Bourguiba m'a mobilisécomme un soldat, sans me demander mon avis et sans me laisser le temps deréagir à cette nomination. Il savait que je m'étais toujours comporté enmilitant et que j'avais rempli les missions qui m'étaient confiées sanshésitation.

Ainsi, le 1er   mars, je fus nommé «  coordinateur »  par un simple

communiqué de presse. Pas de décret, pas de délégation de signature !..Je n'ignorais pas que la situation du pays était délicate, sinon bloquée.L'université était en crise, rien n'y allait plus. Les grèves s'y succédaient à unrythme de plus en plus accéléré, les assemblées générales se multipliaient surles campus et ceux qui y participaient n'hésitaient pas à traîner dans la boue lerégime. Doyens, professeurs et étudiants, toutes tendances confondues,

 proclamaient haut et fort une double exigence : la libération des étudiantsincarcérés depuis 1974 et 1975  1 et la suppression du corps des vigiles institué

 par décret en 1975 à l' initiative de Driss Guiga, en vue « de maintenirl'ordre » à l'intérieur des facultés et écoles supérieures. Des centaines desyndicalistes, dont des patriotes confirmés, remplissaient les geôles du pays.

1. Période au cours de laquelle Tahar Belkhodja et Driss Guiga étaient respectivement ministre del'Intérieur et ministre de l'Education nationale.

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Les événements dramatiques de Gafsa (27 janvier 1980) pendant lesquelsune bande de mercenaires, entraînés et armés par Kadhafi, avaient cru pouvoir ébranler un État structuré et d'essence populaire, en parant unvulgaire hold-up des oripeaux de la révolution !... n'étaient pas oubliés.Cette attaque dans la nuit du 26 au 27 janvier 1980 fut une sorte de séisme

qui prit tous les responsables au dépourvu.La Tunisie était donc fragile !Les troubles sociaux affaiblissaient l'autorité de l'État. Les grèves

tournantes affectaient surtout le secteur des phosphates et des industrieschimiques et celui des transports urbains. Ainsi, au lendemain de cetteignoble attaque, c'était un lundi, la grève déclenchée dans le secteur destransports, paralysait complètement Tunis. Curieux hasard !

L'image diplomatique de la Tunisie se ternissait auprès des organisations

internationales : Bureau International du Travail, Confédération internationaledes syndicats libres... Les dockers refusaient de charger et de décharger lesmarchandises d'origine tunisienne, dans un grand nombre de portseuropéens...

Le Parti socialiste destourien (PSD) s'était endurci, sclérosé ; la jeunesse,les universitaires et les militants modérés s'en étaient éloignés.L'autoritarisme de certains responsables avait contribué à multiplier lesoppositions et à susciter des résistances.

Je me rappelle avoir provoqué des réactions indignées de certains caciqueslors d'une session du Comité central du Parti en 1979 lorsque j'avais appelémes collègues à plus de tolérance et d'ouverture. Il est vrai que j'avais osécomparer, dans mon intervention improvisée, certains « apparatchiks » à deschiens de garde qui grondent et montrent leurs crocs dès qu'un nouveau venus'approche de la maison de famille

En résumé, le régime avait perdu de sa crédibilité. Les masses étaientdémobilisées. Suite à l'affaire de Gafsa, nous étions au bord de la rupture

avec la Libye et en froid avec l'Algérie.Béhi Ladgham, que j'ai toujours respecté, même si sur certains sujets je

 pouvais ne pas être d'accord avec lui, déclara à Jeune Afrique2  :« La Tunisie passe par un moment délicat. Mzali va-t-il être le bouc

émissaire ou va-t-il passer le test de Premier ministre honorablement ? L'irritation de l'Algérie, l'agression de la Libye, le procès du commando quiva encore faire tomber des têtes, le mécontentement social... rendentl'examen difficile ! ».

Jean-Louis Buchet, dans le même numéro de Jeune Afrique,  commentaitainsi cette nomination : « Alors, successeur ou pas successeur ? ». Nul nesaurait le dire encore. Le coordinateur a pourtant des atouts : jeune (il a 55

1. Au cours de cette réunion, Hédi Nouira a eu une crise d'hypoglycémie ; il était en nage et faillit perdre connaissance.

2. N° 100 du 12 mars 1980.

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ans), Mohamed Mzali... «  sortirait plus facilement victorieux d'unecampagne électorale à l'américaine que d'une guerre de succession ».  Ilajoutait :  « plus batailleur que manœuvrier, ambitieux, obstiné, travailleur,ce licencié de philosophie de la Sorbonne, destourien de la première heure,a été six fois ministre... Autoritaire, enthousiaste mais méthodique, il a

inspiré cette réflexion à un de ses collègues : "M. Mzali, il commencecaporal et finit partout commandant, ou premier de la classe... " ».  Jean-Louis Buchet soulignait ma fidélité en amitié et rappelait que j'avais étéévincé de mon poste à l'Éducation nationale pour avoir dédicacé un de meslivres à Ben Salah, menacé d'arrestation. Le journaliste rappelait aussi que

 j'étais le seul à ne pas avoir reçu le bureau de l'UGTT « légale » de TijaniAbid. À ses yeux, je suis attaché à l'option arabo-musulmane, maisnéanmoins moderniste.

Six mois après ma nomination, le même hebdomadaire écrivait1

  : « Danscette Tunisie qui progresse, un homme nouveau s'est assis le 23 avril sur le fauteuil de Premier ministre. Il s'appelle M. Mzali, a 55 ans. Il a été ministrede la Défense nationale, de la Santé, trois fois ministre de l'Éducation. Il adébuté dans l'enseignement et a gardé de cette époque [...] le styleméthodique et précis du professeur aux idées simples et claires [...]. Il s'estacquis, à son poste, en moins de six mois, une excellente réputation."Bourguiba a fait un très bon choix", dit-on un peu partout dans le pays.

 Homme intègre, sincère, énergique, Mzali est aussi un libéral... ».

Qu'allais-je donc faire dans cette galère ? Je n'avais été impliqué dansaucune des fautes graves qui avaient mené le pays au bout du gouffre. Jen'appartenais à aucun clan et ne participais à aucune coterie.

Conscient des difficultés qui m'attendaient, sachant l'état de santévacillant de Bourguiba, j'ai finalement accepté de me jeter dans la bataille,

 par devoir patriotique, sans calcul, ni arrière-pensées ! Depuis mon jeune âge,en effet, mon ambition était de servir : étudiant destourien, fondateur- président d'associations culturelles, professeur, directeur, ministre, fondateuret directeur de la revue culturelle Al Fikr, l'un des dix fondateurs de l'Uniondes écrivains tunisiens et son président pendant dix ans, président du Comitéolympique tunisien pendant vingt-quatre ans,... je m'étais toujours attaché àêtre à la hauteur des différentes responsabilités dont j'avais été chargé, ouque j'avais choisi d'assumer librement, bénévolement. Je n'avais jamais

nourri d'ambition politicienne et ai toujours considéré le pouvoir comme unmoyen efficace de réaliser un idéal, dans la fidélité à une éthique d'actioninspirée par le patriotisme et l'humanisme.

1. N° du 29 octobre 1980.

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Je n'étais pas dupe ! Je savais que, n'étant pas un expert dans l'art desimuler, de mentir, du double langage, des intrigues, je pouvais à toutmoment tomber dans l'une des nombreuses chausses trappes que nemanqueraient pas de mettre sur ma route les méchants, les envieux, les petits,les obsédés du pouvoir pour le pouvoir. Pour ceux-là, le fauteuil c'est le rêve,

la fin qui justifie tous les moyens car il signifie l'argent, les honneurs, les plaisirs... tandis que pour moi, avoir le pouvoir, c'est pouvoir mieux servirles autres.

J'étais donc sur un siège éjectable. Je n'ai pas oublié certainesmachinations et pièges dont ont été victimes, avant moi, Béhi Ladgham,Ahmed Ben Salah, Hédi Nouira...

Comment oublier aussi les déboires imposés à l'ancien Premier ministreTahar Ben Ammar, que je n'avais pas connu de près, mais dont je n'oublie pas

qu'il a été le signataire du Protocole d'indépendance de notre pays. Deux ansaprès, le 28 septembre 1958, il a comparu avec son épouse, Zakia Ben Ayed,devant la Haute Cour de justice à propos de la ténébreuse affaire des « bijouxde la Couronne », dans laquelle il n'était pour rien. Mais il fallait « salir » unefigure nationale, en incriminant un couple au-dessus de tout soupçon.

Il ne m'avait pas échappé, surtout, que le poste de Premier ministre, dansla Constitution de l'époque, était un poste maudit. Son article 57 stipulait eneffet :

« En cas de vacance de la Présidence de la République, pour cause dedécès, démission, ou empêchement absolu, le Premier Ministre estimmédiatement investi des fonctions de Président de la République pour la

 période qui reste de la législature en cours de la Chambre des députés ».Le « dauphin constitutionnel » était donc la cible obligée de tous les

obsédés du pouvoir. Ainsi ce poste me désignait pour prendre tous les coups,surtout les coups bas. Chez-moi, le soir même, je me remémorais certaineslectures historiques et compatissais à l'évocation du destin tragique de ces

Premiers ministres ou très hauts responsables de l'État ou des partis au pouvoir,de certains penseurs... Socrate emprisonné, obligé de boire la ciguë ; Cicéronégorgé par les sbires de Marc Antoine, raidi par la haine que lui soufflait safille Fulvie ; Soliman le Magnifique (1495-1566) qui, sous l'influence de sa« Mejda » Roxelane, avait assassiné son Premier ministre Ibrahim Pacha, sonami d'enfance et le deuxième personnage de l'Empire. Il fit égalementassassiner son propre fils Mustapha par des serviteurs muets qui exposèrentsur un tapis le corps encore palpitant parce que Roxelane voulait assurer la

succession de son fils Sélim, et y réussit du reste. Le Premier ministreYoussef Saheb Ettabaa que le bey Ahmed Ier   et son favori MustaphaKhaznadar firent arrêter dans les couloirs du palais du Bardo le 11 septembre1837 et étrangler sans procès, avant de livrer son corps à la populace. Imre

 Nagy, le Premier ministre hongrois condamné en 1956, exécuté en 1958.Menderes, Premier ministre turc supplicié par la junte militaire avec deux de

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ses ministres en 1960. Le Premier ministre sénégalais Mamadou Diacondamné à mort mais gracié par le Président Senghor. Le Premier ministre

 pakistanais Àli Bhutto condamné à mort et exécuté après un simulacre de procès et dont le calvaire a été évoqué par sa fille, Benazir Bhutto, dans unlivre émouvant. Ces images et bien d'autres défilaient devant moi et

 pourtant...Je respectais trop Bourguiba pour ne penser qu'à ma carrière. Je me disaisque le jour où il mettrait fin à ma mission, je reprendrai ma liberté, l'espritserein, et avec la satisfaction du devoir accompli. Jamais je n'imaginais alorsla persécution dont je devais être victime moi-même, les miens et certains demes amis.

Mais Bourguiba était-il encore en 1986, voire en 1980, le Bourguiba que j'avais connu depuis les années trente ?

Certains trouveront que je suis décidément incorrigible, car aujourd'huiencore, je continue de croire, avec Mendès France qui lui aussi n'a pas « su »garder le pouvoir, que « la démocratie, c 'est beaucoup plus que la pratiquedes élections et le gouvernement de la majorité. C'est un type de mœurs, devertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l'adversaire. C'est un codemoral. Jamais en politique, la fin ne justifie les moyens ».

Je suis fier de ne pas être un « politicien », mais un homme politiqueessayant d'accorder à la réalité des hommes et des choses leur juste mesure,désirant saisir la complexité de cette réalité. J'étais par la force des choses,de mon ancienneté dans la chose publique, un homme averti des questions degestion des affaires de l'État, mais non point un simple gestionnaire. J'étaisun militant, un homme engagé, qui s'interdisait d'être chauvin ou même

 partisan.J'étais surtout conscient que, vu le régime présidentialiste tel que défini

dans la Constitution et vu le caractère du Président et son ego démesuré, jen'étais que le « primus interpares », le premier entre les égaux ! Le protocolefaisait de moi le deuxième personnage de l'État, mais Bourguiba était

 président de la République et président du Conseil. Il traitait souventdirectement et sans m'informer, avec « ses » ministres, surtout ceux desAffaires étrangères, de l'Intérieur et de l'Information avec une surveillance

 particulière de la radio et de la télévision. Je peux donc affirmer qu'il n 'y eut pas de gouvernement Mzali ou Nouira ou Ladgham. Il y eut ungouvernement Bourguiba de 1956 à 1987 !

Je me suis donc mobilisé pour être à la hauteur de la confiance duPrésident de la République, pour répondre à l'appel du devoir malgré tous lesrisques. Précisément parce que risques il y avait, parce que Bourguibadevenait sénile, je m'étais davantage dévoué. Je devais, par un effort de tousles instants et une vigilance à toute épreuve, contribuer avec mes collègueset les patriotes sincères à :

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- sauvegarder l'indépendance, préserver l'invulnérabilité de la patrie,maintenir l'État en dehors des compromissions et des risques d'inféodation.

- humaniser le développement et lui fixer comme finalité ultime la dignitéde l'homme, la solidarité sociale et l'équilibre de la collectivité, en faisant dela croissance un processus à la fois quantitatif et qualitatif.

- engager le pays dans la voie de la démocratie authentique, sans laquelleil ne peut y avoir de développement réel et durable.Je devais surtout rester moi-même, ne pas chercher à plaire, garder mon

style, ma manière de vivre, de parler, d'agir, et de faire agir. Je devais garder,quoiqu'il arrive, ma proximité avec le peuple dont je suis issu et que j'avaisappris à respecter et à aimer, depuis mon jeune âge.

L'une de mes premières décisions a été de nommer un directeur et un chefde cabinet. Pour le premier poste, j'ai fait appel à Mezri Chékir, alors

 président directeur général de l'Office national du planning familial et de la population, depuis six ans. En 1959, j'étais content de trouver en lui unvolontaire pour diriger un village d'enfants. Messadi refusait toujours mesdemandes de détachement d'instituteurs ou de directeurs d'école pourremplir cette tâche dans mon département. Il fallait chaque fois solliciterBourguiba qui donnait toujours des instructions impératives dans ce sens àson ministre de l'Éducation '. Je savais que Mezri Chékir s'était fait expulserde la classe de quatrième du lycée de Sousse pour « agitation destourienne »,que la police avait lâché ses chiens à ses trousses et l'avait emprisonné etqu'il avait terminé ses études au collège Sadiki. Pour subvenir aux besoinsde sa famille, il accepta un poste d'instituteur puis de directeur d'école dansun village isolé, situé au centre-ouest du pays.

Il poursuivit des études de psycho-pédagogie en Tunisie et au Centreinternational de l'Enfance à Paris. Bourguiba allait souvent se reposer auvillage d'enfants de Beni Mtir. Il logeait dans une grande villa, occupée avantl'indépendance par l'ingénieur en chef des travaux de construction du

 barrage de l'oued Béni Mtir, au milieu de « ses » enfants et parfois déjeûnaitou dînait en leur compagnie. Il a donc découvert ce directeur dynamique,

 pédagogue et efficace. Chaque fois que je lui rendais visite, il m'en disait beaucoup de bien. Je le nommai, trois années plus tard, Commissaire àl'enfance. Lorsque mon chef de cabinet, Slim Ben Chabane, militant poli,

1. À ce propos, il serait intéressant d'évoquer l'initiative que j'avais prise en 1960 en faveur deMohamed Sayah et qui devait probablement déterminer sa carrière politique. En tant quedirecteur général de la Jeunesse et des Sports, j'étais naturellement le tuteur des organisationsdes mouvements de jeunesse dont l'Union générale des étudiants tunisiens (UGET). Sayah,nouvellement nommé professeur d'arabe, avait été élu, cette année-là, secrétaire général decette organisation estudiantine et avait, pour pouvoir assumer cette importante mission, sollicitédu ministre de l'Education un demi-détachement. Devant le  refus  de Messadi, il me priad'intervenir. Sachant le ministre inflexible, je pris Sayah dans ma voiture et nous rejoignîmesle président Bourguiba à Ben Métir. À peine informé par mes soins de l'objet de notre visite, iltéléphona à Messadi et lui ordonna énergiquement d'accorder à Sayah un détachement completà l'UGET. C'était la première fois qu'il voyait de près ce jeune professeur. Il devait lerencontrer plus souvent et apprécier son intelligence, son sens politique et... sa plume.

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racé et fin diplomate, a demandé à partir car Azouz Rebaï, PDG de la Sociététunisienne de diffusion, lui avait proposé le double sinon le triple de sesémoluments, je l'ai remplacé par Mezri Chékir qui devait ensuite, durant

 presque quatre années, me seconder à la direction de la radio télévision. Il futd'une grande efficacité et contribua largement à la solution de problèmes

techniques et administratifs. Un jour, j'étais à l'étranger en mission quand lePrésident le convoqua pour lui dire :« Dites à Si Mohamed, de foncer pour faire démarrer la télévision,

comme il a foncé pour édifier la cité sportive. Qu 'il ne tienne pas compte desdifficultés financières et des objections des technocrates ; je suis là, il peut àtout moment solliciter mon arbitrage ».

Durant des années, Wassila Bourguiba n'avait cessé de me harceler pourl'éloigner de mon cabinet en me proposant de le nommer ministre à la Jeunesse

et aux Sports ou à la Santé. Elle est allée jusqu'à le faire devant son époux quine disait rien car je refusais clairement et fermement. Mais ce manègem'indisposait et me perturbait dans l'accomplissement de ma lourde tâche.

Comme chef de cabinet, j'ai nommé Mustapha Mnif, jeune juriste, quim'avait été présenté par Hédi Zghal, alors secrétaire d'État à l'Éducationnationale et sfaxien comme lui. J'ai tout de suite entrevu dans ce jeunemilitant destourien, récemment rentré de Paris où il avait réussi ses diplômesde droit, un homme sérieux, intègre, plein d'abnégation et dévoué à la chose

 publique. Jusqu'à mon départ du gouvernement en juillet 1986, MustaphaMnif sera à la hauteur de mon attente et ne me décevra jamais.Avec les chefs de cabinet que j'ai pu avoir dans les différents ministères

dont j'ai eu la responsabilité, au cours de ma carrière, j'ai eu des fortunesdiverses. Il faut d'abord dire que, contrairement à certains de mes collègues,

 j'avais pour habitude de maintenir à leurs places les chefs de cabinet dont« j'héritais » de mes prédécesseurs.

Ainsi, lorsque j'ai été nommé en 1968, ministre de la Défense, j'ai

maintenu Slaheddine Baly au poste de chef de cabinet où il avait été nommé par mon prédécesseur, Ahmed Mestiri.Plus tard, en 1973, j'ai confirmé Mongi Fourati comme chef de cabinet,

fonction qu'il occupait avec mon prédécesseur, Driss Guiga, avec lequel j'étais loin pourtant d'avoir des affinités éclatantes.

En outre, le critère du régionalisme dont certains aiment se gargariser,n'est jamais entré en ligne de compte dans mes décisions. Les chefs decabinet que j'ai maintenus dans leurs fonctions, ou que j'ai nommés,

 provenaient de toutes les régions de la Tunisie. Ainsi, Baly, Ben Chaabane etFourati étaient des Tunisois, alors que Rafiq Saïd était originaire du Cap Bon.Je ne sais pas, à ce jour, où a pu naître Mongi Bousnina !

La plupart de ceux qui ont travaillé à mes côtés m'ont donné entièresatisfaction et je crois que la relation que j'ai pu établir avec eux, a été deconfiance et d'estime mutuelles.

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Après deux semaines environ, constatant que la santé de Hédi Nouira nes'améliorait pas, j'ai occupé son bureau au Dar El Bey. C'est de là que,durant plusieurs années, Bourguiba avait gouverné la Tunisie. C'est là aussique se tenaient les conseils de ministres auxquels j'assistais malgré mon titrede simple directeur de la Jeunesse et des Sports et non de ministre. D'ailleurs

 j'étais depuis 1959 député de la nation, mon statut était donc politique et nonadministratif.

Je connaissais ainsi Dar El Bey, siège du Premier ministère et duministère des Affaires étrangères, situé au cœur de la Casbah.

Il a été construit à l'initiative de Hamouda Pacha le Husséinite, dont lelong règne s'étendit de 1782 à 1814. Le bureau des Premiers ministres y était

situé, bien avant l'établissement du protectorat. Il était vaste et sa coupoleétait majestueuse, véritable dentelle de stuc d'inspiration andalouse. Il fait partie d'une aile ajoutée par Ahmed Bey Ier  à la Sraya de Hamouda Pacha.Au XIXe  siècle, Sadok Bey fit édifier, en façade, des salons et une grandesalle de réception. C'est là qu'avait été installée officiellement laCommission financière chargée d'examiner et d'assainir les financestunisiennes en vertu du décret beylical daté de décembre 1869. C'estégalement à Dar El Bey qu'avaient habité, au XIXe siècle, le prince Napoléon

et la princesse Clothilde en 1861, le prince de Galles, le prince et la princessede Prusse en 1862, ainsi que le prince de Savoie et le roi Léopold deBelgique. Les salons de ce vaste palais faisaient l'admiration des visiteursavec ses luxueuses géométries, ses marbreries, ses boiseries, ses faïencesnapolitaines et ses lustres de Venise.

Avant de mettre sur pied une nouvelle équipe et d'élaborer un programmede gouvernement, j'ai dû faire face à des difficultés inattendues. Deux joursaprès ma désignation comme coordinateur de l'équipe gouvernementale,Driss Guiga me rendit visite dans mon bureau au ministère de l'Éducationnationale. Il m'annonça que le Président avait démis le général Zine ElAbidine Ben Ali de ses fonctions et qu'il l'avait remplacé par AhmedBennour, au poste de directeur de la Sûreté nationale, Ameur Ghédira aucommandement de la Garde nationale et Abdelhamid Skhiri, à la direction dela Police. Ces décisions ayant été prises sans que j'en fusse informé, j'aidécidé, nonobstant l'estime que je pouvais porter aux personnalitésnouvellement nommées, de renoncer à poursuivre ma mission. Je l'ai signifiéà Driss Guiga au moment où il me fit part des décisions présidentielles. Une

heure après, c'est Wassila qui s'employa à m'en dissuader. Elle me pria den'en rien faire et s'engagea à veiller dorénavant à ce que pareille bavure nese reproduisît point.

1. Il semble que cette coupole couvrant la salle carrée n'a reçu son riche décor de stuc querécemment, quand elle fut occupée par Mohamed Salah Mzali, alors Premier ministre du Beyen 1954, à qui certains ont reproché le coût onéreux de ces travaux d'embellissement.

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dans sa villa située non loin des Thermes d'Antonin, à Carthage. L'un oul'autre de ses frères nous accueillait à l'entrée de la villa et nous laissait entête-à-tête dans la chambre à coucher de l'ancien Premier ministre qui étaitétendu, presque immobile et prononçant à peine quelques syllabes.

Bourguiba abandonnait vite sa gentillesse et se mettait à lui poser des

questions embarrassantes, futiles, inconvenantes. Était-il vrai que du tempsoù il était au pouvoir, il se faisait nourrir par la maison d'hôtes  (Dar Maghrebia) ? Était-il exact que ceci ou cela ? Il lui répétait ce que le séraillui susurrait la veille et Hédi Nouira ne répondait pas. Je voyais qu'ilsouffrait, en plus de la maladie, du harcèlement que le chef de l'État lui faisaitsubir, de manière injuste et imméritée.

J'aurais dû penser qu'un jour, je serais aussi mal traité et victime de lamême hargne des courtisans. Je le fus, en fait, dans une proportion infiniment

 plus grande. Mais je précise que jamais Bourguiba ne m'a adressé unquelconque reproche directement.

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CHAPITRE II

Premières mesures

Le premier conseil interministériel que je devais présider, au Dar El Bey,était consacré à l'étude de certains dossiers agricoles. J'ai été surpris d'entendredes collègues proposer l'organisation d'une campagne d'arrachage desoliviers. Mustapha Zaanouni, ministre du Plan, technocrate bon teint,Mohamed Ghenima, gouverneur de la Banque centrale et d'autres rivalisèrentd'arguments pour me convaincre. Le bon sens et ma connaissance des fellahset du monde rural m'ont poussé à opposer un non catégorique. La Tunisie était

et demeure un pays agricole et surtout oléicole, depuis la période romaine, il ya plus de 2000 ans et doit le rester. Trois années plus tard, en discutant avec lePremier ministre italien Bettino Craxi, du problème de nos exportations d'huiled'olive, de vin... dans la zone européenne, ce dernier me recommanda de faire

 planter et replanter le maximum de pieds d'oliviers, malgré les difficultésconjoncturelles pour l'écoulement de nos huiles en Europe. Il est vrai que lesécoles supérieures de sciences économiques et de gestion, les écoles nationalesd'administration n'apprennent pas tout aux apprentis politiciens qui du reste

demeurèrent... des apprentis en politique !.J'ai réussi sans difficultés à remanier le gouvernement en y introduisant descollègues compétents, réputés démocrates et ouverts au dialogue. AinsiMansour Moalla malgré son caractère « difficile » fut nommé au Plan et auxFinances, Azouz Lasram à l'Économie nationale, Béji Caïd Essebsi ', ministredélégué auprès du Premier ministre et quelques mois plus tard, ministre desAffaires étrangères, Sadok Ben Jemaa, ministre des Transports...

J'ai téléphoné moi-même à Béchir Ben Yahmed, directeur de  Jeune Afrique,  pour lui proposer de faire partie de l'équipe. Il accepta mais àcondition, me dit-il, d'être nommé ministre d'État, responsable de tous lesdépartements économiques ! Je savais qu'il était infatué de sa personne... maisà ce point !.

1. Que j'ai invité préalablement chez moi, ainsi que Habib Boularès pour les persuader de masincérité démocratique

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J'ai fait nommer aussi au département de la Justice, Mhamed Chaker, filsdu grand militant Hédi Chaker, assassiné le 13 septembre 1953 à Nabeul oùil était en résidence surveillée, par la Main rouge,  celle-là même qui avaitassassiné Farhat Hached le 5 décembre 1952. Il a été chef de cabinet deAhmed Mestiri et était plutôt partisan de l'ouverture, tout comme Mohamed

Ennaceur, nommé aux Affaires sociales.Avec une équipe remaniée, motivée par la volonté d'apaisement et deconcorde, j'ai décidé, avant toute chose et autant que faire se pouvait,d'effacer les séquelles de la répression qui avait suivi les événements du 26

 janvier 1978  1 et de prendre quelques initiatives pour décrisper l'atmosphèreà l'université et panser les plaies dans les milieux estudiantins.

J'ai d'abord permis, sinon encouragé, le retour de plusieurs dizainesd'opposants de toutes tendances exilés en m'engageant à faire annuler toutes

les poursuites et autres tracasseries policières dont ils étaient en droit de seméfier. Ahmed Bennour, directeur de la Sûreté nationale, a su gérer cedossier avec tact et efficacité.

Ainsi, Khemais Chammari, un militant de gauche, Nejib Chabbi etMoncef Chabbi nationalistes arabes, Ali Chelfouh, baasiste, des militants dela tendance islamique, le Cheikh Mohamed Bedoui aussi, réputé pour sesdiatribes violentes contre Bourguiba, ancien leader de  la Voix de l'Etudiant

 zeitounien  2 qui se déplaçait en Arabie Séoudite, à Bagdad, à Alger avec un

 passeport irakien, Abdessalam Lassilaa qui a exercé le métier de speaker à laradio libyenne et n'a pas ménagé ses attaques contre le chef de l'État3, et biend'autres ont regagné la Tunisie. J'ai même aidé certains d'entre eux à trouverdu travail : Chammari (banque), Chelfouh (Société tunisienne de diffusion),Moncef Chabbi (ministère de la Femme...).

J'ai supprimé, par décret, le corps des vigiles et libéré des centaines de prisonniers politiques, notamment des syndicalistes jugés en 1978 et desétudiants4 condamnés en 1975. Quelques mois après ma nomination, j'ai pu

convaincre le Président d'accorder par décret une grâce amnistiante à près de1 200 personnes. C'est le ministre de la Justice, Mhamed Chaker, qui avait préparé ce texte de loi. Bourguiba hésita tout d'abord en objectant que lechiffre était élevé mais finit par signer. Cela a permis aux ouvriers etfonctionnaires concernés non seulement de recouvrer la liberté, de retrouverleur travail mais aussi de percevoir un rappel correspondant à la période deleur « absence forcée ».

1. Ce jour-là, appelé « Jeudi noir », l'UGTT déclencha une grève générale, qui se termina enémeute, violemment réprimée. Les principaux responsables du syndicat furent arrêtés et HabibAchour fut condamné à 10 ans de travaux forcés.

2. Organisation des étudiants de la Zeitouna, avant l'indépendance.3. Son cas m'a été signalé par le député Ahmed Kedidi qui m'a recommandé sa « réhabilitation ».

Lassilaa est aujourd 'hui collaborateur au journal de langue arabe du RCD.4. Bourguiba a tenu à recevoir certains d'entre eux dans son palais de Skanès pour les connaître et

leur faire gentiment la leçon avant de les libérer...

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Dans ce contexte, une anecdote significative me revient à l'esprit. Aucours d'une audience accordée à l'amicale des professeurs de philosophie

 présidée à l'époque par Mohieddine Azouz, la conversation traîna enlongueur, car j'étais à l'aise avec des collègues « philosophes », quand unedame, Zeineb Charni, demanda la parole :

« M. le Premier ministre,  me dit-elle, la voix tremblante et les yeuxembués de larmes, je suis une femme de gauche ; nous ne sommes donc pasdu même bord mais je ne peux pas ne pas vous remercier et rendrehommage à votre humanisme. Après plus de cinq années passées en prison,comme mon mari d'ailleurs, j'ai retrouvé la liberté. Quelques jours après malibération, j'ai remis à votre chef de cabinet une demande pour réintégrermon poste de professeur de philosophie au lycée de Montfleury, et pour

 permettre à mon mari, de réintégrer le sien, inspecteur de philosophie. Une

 semaine plus tard, en revoyant M. Mnif il m'annonça que vous avez siginifiévotre accord de votre propre main sur les deux demandes. Ainsi avons-nousretrouvé, mon mari et moi, la liberté et la dignité ».

J'étais très ému car j'avais devant moi non une lettre ou un simple rapport,comme j'en traitais par centaines, mais un être de chair et de sang, unecitoyenne digne et exigeante qui a souffert mais qui semblait réconciliée avecla vie et retrouvait la joie de vivre dans sa patrie.

Je me contentai de répondre que je n'avais fait que mon devoir !

Dès le mois d'avril, à peine nommé, j'a i cherché à nouer un dialogue avecles dirigeants représentatifs de l'UGTT et des classes laborieuses.

Le Premier mai, fête du travail, j'ai présidé au Palmarium un grandmeeting où j'ai improvisé un discours d'ouverture et de réconciliation. J'aiexalté la classe ouvrière, les forces productives du pays ; j'ai banni larépression, le mépris... Le courant est passé. Mohamed Charfi, professeur de

droit et opposant notoire, a commenté dans  Jeune Afrique

  2

 ,  de façonfavorable les premières mesures que j'avais prises. Il écrit : «Des événementsimportants se sont produits en Tunisie. Le Président Bourguiba a remplacél'équipe au pouvoir, au sens le plus large. Fidèle à sa méthode, il procède

 par touches successives, prenant chaque jour une mesure ponctuelle ouindividuelle... Parallèlement, des augmentations de salaire ont été décidéesavec un train de mesures sociales non négligeables,  annoncées dans un

discours remarqué et remarquable dans le style par le Premier ministre le

1

er 

  mai.  Enfin, la plupart des détenus syndicalistes, militants de base etmembres du Bureau exécutif légitime de l'UGTT, ont été libérés. On s'estmême payé le luxe de délivrer un passeport à Ahmed Ben Othman, qui

1. Je ne lui ai pas objecté que je n'étais pas de droite !... ni de gauche d'ailleurs.2. Article intitulé « L'hirondelle et le printemps », n° 1018 du 9 juillet 1980.

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détient le triste record de la plus longue et la plus pénible résistance aux"séances d'interrogatoires" de la police ».

C'est sous le titre « le printemps de Tunis » que Souhayr Belhassen publiaun article dans le numéro 1010 du 14 mai 1980 de Jeune A frique, dans lequelelle disait notamment :

« C'est à l'occasion du meeting organisé le 1er 

mai au Palmarium que lesTunisiens ont vraiment réalisé le changement. Dans le style d'abord. Avec lenouveau Premier ministre, Mohamed Mzali, ils  retrouvent un tribun, maisaussi le pédagogue au langage simple et chaleureux,  dont la façon'detransmettre le message a compté peut-être plus que le contenu qui n 'était

 pourtant pas négligeable. Les 10 % d'augmentation de la prime de salaireunique, revendication fondamentale de nombreuses grèves à la veille du"jeudi noir" (26 janvier 1978). Sans compter des avantages sociaux auxouvriers agricoles... ». Et plus loin :

«[...] Mzali sera peut-être le Suarez1  tunisien. Mais un Suarez qui auraitinauguré l'ouverture avant la succession... ».  Cependant il fallait faireorganiser librement un Congrès où les syndicalistes auraient le loisir d'élireune direction non controversée. A cet effet, et après de longues et difficilesnégociations, une commission nationale syndicale a été mise en place,comprenant neuf dirigeants légitimes que je venais de faire sortir de prison ettrois membres de la direction « élue » après les événements du 26 janvier1978. Tijani Abid, militant discipliné, s'est effacé au profit de NoureddineHached, fils du grand leader Farhat, qui a été désigné président de lacommission. Pendant des mois, congrès locaux et régionaux se sont succédésà un rythme soutenu et devaient être couronnés par un Congrès national àGafsa les 29 et 30 avril 1981.

Mes efforts pour libérer les syndicalistes emprisonnés et organiser descongrès locaux et régionaux, afin d'élire démocratiquement les délégués à uncongrès national d'où émanerait la direction légitime de l'UGTT... avaientfailli être compromis.

Le 20 novembre 1980, au cours d'une audience accordée par le PrésidentBourguiba aux membres de l'exécutif de l'organisation patronale, l'UTICA(Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat), l'un d'eux,Mohamed Ben Abdallah, figure en vue à Sfax et député, a accusé lessyndicats de sa région et surtout Abderrazak Ghorbal d'être hostiles aurégime. Bourguiba ordonna directement au ministre de l'Intérieur de remettreces syndicalistes au pénitencier de Borj Erroumi (Bizerte). Il m'a falluexpliquer au Président que les faits ont été déformés. Finalement, ce fut Ben

Abdallah qui a été exclu, par ses collègues, du bureau de l'UTICA.Les pronostics plaçaient en tête Abdelaziz Bouraoui Secrétaire général,mais les urnes en décidèrent autrement : ce fut le professeur Taïeb Baccouchequi fut élu. Je me suis rendu le 1er  mai à Gafsa et ai présidé la fête du travail.

1. Mario Soarès, Premier Ministre socialiste portugais qui a instauré la transition entre lesalazarisme et la démocratie dans son pays.

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Dans mon discours, je me suis félicité de la normalisation de la Centralesyndicale et j'ai félicité le nouveau secrétaire général qui n'avait jamais étédestourien. Mais je savais qu'il était un patriote, un syndicaliste progressisteet un brillant universitaire. Je n'ai pas oublié la réunion que j'avais tenuenuitamment avec les étudiants de l'École normale supérieure en 1970 et à

laquelle assistaient Taïeb Baccouche, jeune assistant et d'autres enseignants.Il m'avait impressionné par son sang-froid, son intelligence et sa dialectique.Il ne m'avait fait aucune concession et s'était montré coriace. J'étais surtoutrassuré quant à sa légitimité, bien que son élection annonçât que le cordonombilical entre le PSD et l'UGTT allait être coupé.

Le lendemain, je trouvai Bourguiba inquiet. Il croyait que l'UGTT avaitviré au rouge et était désormais dirigée par un communiste. Je le rassurai,comme le fit d'ailleurs Mongi Kooli, directeur du Parti, qui s'était dépensé

sans compter durant toute cette période où la normalisation de la centralesyndicale n'était pas évidente.

Certains observateurs et correspondants de presse dont celui du Monde àTunis avaient prédit que le Président ne recevrait jamais le nouveau Comité.Il démentit ces pronostics et accueillit les nouveaux membres des instancesdirigeantes de la Centrale syndicale pour les féliciter. Habib Guiza, secrétairegénéral de l'Union régionale de Gabès, encouragé par cette ouverture, avaitcru approprié de demander à Bourguiba d'annuler « l'exception » qui

continuait de frapper Habib Achour, encore en résidence surveillée et privéde ses droits civiques contrairement à tous ses collègues. Mal lui en prit ! Ilfaillit être frappé par le vieux chef. Encore une preuve que le cas Achourrelevait du seul Bourguiba, car le contentieux entre les deux hommesremontait à 1965 et surtout à janvier 1978 où il démissionna du PSD.

Cette politique de pacification et de respect de l'autonomie de la décisionsyndicale était formulée, explicitement, deux jours après ma nomination au

 poste de Premier ministre, au cours d'un entretien que j'avais eu le vendredi25 avril 1980, avec Francis Blanchard, directeur général du BureauInternational du Travail, en présence de Mohamed Ennaceur, ministre desAffaires sociales, Mezri Chekir, directeur de cabinet et de MahmoudMamouri, ambassadeur de Tunisie à Genève qui en rédigea le compte-rendu.

J'avais réaffirmé à Francis Blanchard mon engagement à faire libérerl'ensemble des dirigeants syndicaux, à veiller à la bonne marche du congrèsde la Centrale syndicale en assurant les conditions d'élections libres etdémocratiques et en engageant les autorités politiques à respecter

scrupuleusement le résultat des urnes. Je lui confirmai, en outre, que je nevoyais aucune objection à ce qu'il rendît visite à Achour, à son domicile.

Dans le but d'instaurer avec l'opposition des relations de confiance et defranchise, j'ai reçu, le 20 septembre 1980, Ahmed Mestiri, secrétaire généraldu MDS, qui déclara à l'issue de cette entrevue :

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« Dans un pays qui se veut démocratique, il est normal que le chef du gouvernement rencontre un membre de l'opposition. L'opposition, commenous le concevons, est l'opposition responsable, celle qui se sent concernée

 par les problèmes du pays et de son destin. C'est dans ce cadre que j'airencontré M. Mzali. L'entretien s'est déroulé dans un climat serein et

cordial. Nous avons échangé nos points de vue sur la situation présente àl'intérieur et à l'extérieur. Nous avons évoqué en particulier certainesaffaires pendantes dont celle de la représentation des étudiants et celle de lareprésentation des ouvriers. Je lui ai exprimé mon opinion à ce sujet, à

 savoir la nécessité de créer une organisation syndicale indépendante,véritablement représentative de la classe ouvrière, par le moyen d'uncongrès extraordinaire organisé par les syndicalistes eux-mêmes, d'unemanière démocratique et conformément à la loi. J'ai confirmé à M.

 Mohamed Mzali le préjugé favorable que nous accordons à lui-même et à sescollègues. Jusqu'à présent, leurs propos et leurs actes dans certains cas justifient cette attitude. J'ai senti au cours de cet entretien avec lui l'intention sincère de poursuivre dans la voie de l'ouverture et nous estimons que ce processus doit être concrétisé et consolidé par des actions appropriées pourdéfinir le rôle de l'opposition et sa place dans la vie publique et pour jeterles bases solides d'une vie démocratique saine ».

 J'ai également confirmé au Premier ministre notre attachement aux

institutions du régime républicain et la nécessité de les faire évoluer comptetenu de l'évolution du peuple, notre souci de garantir l'indépendance du pays et de le rendre invulnérable. Et le pays n'est invulnérable qu'enassurant le succès de l'action par le développement et les conditions d'uneadhésion populaire réelle ».

J'ai tenu à reproduire la déclaration in extenso, telle que publiée dans lesmédias tunisiens. Mestiri dans son rôle et moi dans le mien, nous devionscoopérer loyalement et sans arrière-pensées pour organiser des élections

démocratiques et transparentes. Cependant la cour du Palais de Carthage afait avorter ce projet.Si l'élection d'une direction estudiantine s'était avérée difficile et ne

s'était pas réalisée, l'UGTT avait retrouvé une direction légitime,représentative, qui a joué le jeu jusqu'en 1984.

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CHAPITRE III

La démocratie :un premier axe de mon action

La nouvelle direction syndicale croyait en ma sincérité et en ma volontéde coopération sur la base du respect mutuel l. Du reste, j'ai publié le 6 juin1985 un article dans La Presse où j'ai clairement réaffirmé l'autonomie del'UGTT.

Ce climat nouveau a favorisé les négociations à propos de la formationd'un front national en vue des élections législatives de novembre 1981,comprenant 27 syndicalistes de l'UGTT, des représentants de l'UTICA, del'UNAT (Union nationale des agriculteurs tunisiens), de l'UNFT (Unionnationale des femmes tunisiennes) et quelques indépendants dont entreautres, Habib Boularès, Raouf Boukeur, avocat à Sousse, Ahmed Chtourou,le cheikh Chedli Ennaifer, le militant Mohamed Salah Belhaj.

Habib Boularès, que j'ai reçu longuement chez moi pour lui faire part dema stratégie de démocratisation, malgré les réticences du vieux leader, et larésistance des caciques du PSD, et qui devait être élu, écrira dans  Jeune

 Afrique 2 : « Durant les deux semaines de la campagne électorale (du 18 au31 octobre), les Tunisiens ont vécu un  rêve. Au début, ils n y ont pas cru.Sceptiques, les électeurs ne se pressaient pas aux réunions publiques. Puisles téléspectateurs ont vu apparaître sur le petit écran les visages desopposants. Les habitants des régions reculées du pays virent avec

1. Et ce malgré les actions néfastes de certains qui étaient restés embusqués dans les arcanes du pouvoir. Le 2 février 1986, à peine arrivé à Dakar, l'une des étapes de mon périple africain (24 janvier - 4 février), j' appris par téléphone que deux syndicalistes, Sadok Allouche et KhélifaAbid avaient été refoulés à l'aéroport et empêchés de se rendre à Bruxelles afin de participer àune réunion de la CISL. J'ai donné des instructions pour leur rendre immédiatement leurs titresde voyage. Malgré mes efforts et mes instructions, Taïeb Baccouche demeurera, durant cette

 période, interdit de passeport. Pendant ce temps-là, les milieux syndicaux et les partisd'opposition m'en tenaient pour responsable. Certaines officines bien placées distillaient cesrumeurs avec beaucoup de « professionnalisme » !

2. N°1089 du 18 novembre 1981.

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étonnement M. Harmel, communiste, A. Mestiri, démocrate socialiste, M. Belhadj Amor, de l'Unité populaire, tenir des propos naguère jugés"subversifs ". Ils ont entendu, à la radio aussi, critiquer, analyser, disséquer

 sans ménagement l'action gouvernementale. "Bien que ces émissions ne suffisent pas pour considérer que quelque chose a changé en Tunisie", me

disait un médecin.  "Je crois rêver ! " ».Habib Boularès devait déclarer aussi au journaliste François Poli : «   On

ne m'a pas demandé de reprendre ma carte du PSD. L'aile libérale du partiest au pouvoir. Je veux montrer que je la soutiens ».

La confiance, la sincérité et le respect réciproque ont produit un résultatinespéré :

Taïeb Baccouche sorti de prison en juin 1980, après deux ans et deux moisd'enfermement, a accepté de m'accompagner dans ma campagne électorale

dans la circonscription de Monastir, à Jemmal exactement, dont il estoriginaire. Il se tint, à mes côtés, dans la tribune officielle et prit la parole...J'ai toujours cru que le peuple tunisien était une grande famille solidaire

 pourvu que soient bannis le mépris et l'hégemonisme et que règne la justice.Ainsi, pour la première fois depuis 1956, l'indépendance syndicale était

entrée dans les faits. Néanmoins, le cas Achour posait toujours problème. Aucongrès de Gafsa, certains (120 délégués sur 544) ont voulu en faire un

 préalable à la poursuite des travaux mais un vote nettement majoritaire a

 permis de lever cet obstacle au succès de la réconciliation, provisoirementsans Achour.

Le 30 novembre 1981, Bourguiba reçut le Comité exécutif de l'UGTT etdemanda à chacun son avis sur l'opportunité de remettre en selle le vieuxleader. Il proposa de le faire nommer président d'honneur. Baccouche etAbdelaziz Bouraoui plaidèrent avec conviction pour la levée de l'exceptionet pour laisser le Conseil national prendre une décision en touteindépendance. Devant l'unanimité syndicale, Bourguiba semblait hésitant. Ilse tourna vers moi pour me demander mon avis. Je joignis ma voix à celledes responsables syndicaux en faveur du retour sans conditions de Achour.Le Président acquiesça du bout des lèvres. « Bon,  dit-il,  faites ce que vousvoulez ! »

Le jour même, le Conseil national modifia les statuts pour permettre àAchour d'être élu président.

Dans la foulée, j'ai « arraché » à Bourguiba deux décisions importantes :1) J'ai supprimé, par la loi, la fonction de procureur de la République

assumée depuis l'indépendance par Mohamed Farhat qui fit valoir ses droitsà la retraite. Le Conseil des ministres qui s'est réuni sous ma présidence, le20 septembre 1980, a approuvé ma proposition à l'unanimité. MhamedChaker a déclaré à l'issue des travaux de ce conseil :   « Qu 'il a été décidé de

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confier les attributions du Procureur de la République aux avocats généraux près des tribunaux de chaque région, ceux-ci relèvent directement del'autorité du ministre de la Justice qui, en tant que chef du Parquet, exerce

 ses attributions sans intermédiaire ».2) J'ai supprimé aussi, après un vif débat parlementaire, l'article 109 du

code électoral, déjà aboli en 1971, mais rétabli en 1973, qui prévoyait deretirer son mandat à tout député qui quitte son parti ou en est exclu en coursde législature. Une épée de Damoclès qui menaçait tout député qui aurait unevelléité d'indépendance !

Ces initiatives ont été bien accueillies, et aussi bien les militants du PSDque les opposants et les syndicalistes, y ont vu une volonté de réelledémocratisation.

J'ai tenu à moraliser, autant que faire se pouvait, la vie de mon Parti, lePSD. J'ai fait dissoudre, en appliquant le règlement intérieur du Parti, quatrecomités de coordination, à Tunis, Gafsa, Gabès et Bizerte, pour électionsfrauduleuses. J'ai décidé avec le Bureau politique que les secrétairesgénéraux du Parti ne pourront plus briguer les suffrages pour un deuxièmemandat. Les « militants » trop marqués par leur autoritarisme et leur goût pour les « méthodes musclées » ont été écartés des postes de responsabilité.

Deux députés ont été déchus de leurs mandats. Impliqué dans un trafic demarchandises, le premier a été traduit devant les tribunaux ; l'autre s'étaitingéré dans les affaires de la justice. Le secrétaire du Comité de coordinationdu Parti à Bizerte, (M. Tr...) a été arrêté pour avoir détruit des documentsofficiels appartenant au dit Comité. Un autre militant du PSD, maire nonréélu, a été condamné à 14 mois de prison pour avoir fait rosser, par quelquesnervis, son successeur à la tête de la municipalité d'Ezzahra. Les réunionsdans les cellules, les interventions de toute sorte, m'ont aidé à comprendreque l'assainissement des mentalités et la mise en cause de certaines rentes desituation n'étaient pas chose facile. Mais il fallait oser et persévérer.

Afin de préparer le VIe plan, mais surtout d'engager le Parti dans la voiedu renouveau, de promouvoir des militants intègres et jeunes, dans lahiérarchie de ses structures, j'ai convaincu une majorité de collègues duBureau politique de convoquer un Congrès extraordinaire pour les 10 et 11

avril 1981, à Tunis.Chédli Klibi, secrétaire général de la Ligue Arabe, demeurait proche duPrésident qui lui a toujours témoigné son estime et sa confiance. Il rédigeaitsouvent ses discours et lui prodiguait ses conseils. Il me communiqua donc,

 pour avis, le projet du discours que Bourguiba devait prononcer à l'ouverturede ce Congrès avant de le lui soumettre. Je jugeai opportun de le lire, à montour, à des collègues que je considérais acquis au changement.

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Ce jour-là nous étions en conclave chez le militant Sadok Ben Jemaa. Il yavait Kooli, Béji Caïd Essebsi, Mansour Moalla, Béchir Zarg El Ayoun,Mezri Chekir, Baly, Tahar Belkhodja et Guiga. Le projet de discours laissala plupart d'entre eux froids, déçus... À quoi bon, en effet, organiser unCongrès extraordinaire si le Parti devait ronronner des clichés et ressortir sa

 phraséologie habituelle ?Étant moi-même d'accord avec eux, j'a i demandé du papier à Ben Jemaa

et rédigé, devant les collègues présents, le texte suivant :« Le degré de maturité atteint par le peuple tunisien, les aspirations des

 jeunes et l'intérêt qu'il y a à faire participer tous les Tunisiens et toutes lesTunisiennes, quelles que soient leurs opinions à l'intérieur ou à l'extérieur du

 Parti dans la prise de décision, nous invitent à déclarer que nous ne voyons pas d'objection à l'émergence de nouvelles formations nationales, politiquesou sociales... à condition qu 'elles s'engagent à sauvegarder l'intérêtsupérieur

du pays, à se conformer à la légalité constitutionnelle, à préserver les acquisde la nation, à rejeter la violence et le fanatisme, à ne pas être inféodésidéologiquement ou financièrement à une quelconque partie étrangère ».

Ce texte rencontra l'adhésion de tous les collègues. Je téléphonai alorsdevant eux à Chedli Klibi et lui dictai le texte. Il émit des doutes quant àl'accord du Président. Je le rassurai : demain, je serai avec lui pour tenter dele convaincre. Lorsque Klibi en vint à lire le paragraphe en question,Bourguiba tiqua et demanda des explications. J'ai réussi à le rassurer en lui

expliquant que le dernier mot lui appartiendra toujours puisque c'est lui quidécidera de légaliser ou non un parti en formation.Chose extraordinaire ! Lorsque Bourguiba est arrivé dans son discours à

l'annonce du multipartisme, tous les congressistes se levèrent comme un seulhomme et applaudirent frénétiquement pendant plusieurs minutes.

Il faut relever le travestissement que fit subir Tahar Belkhodja à cetépisode dans son ouvrage, Les trois décennies Bourguiba '.

« Nous [!] avions rédigé le texte à inclure dans son discours que préparait son ancien directeur de cabinet Chedli Klibi, mais Mzali [sic] confirmant sesréticences premières et redoutant que cela n 'affecte sa position de dauphinautomatique revint   [d'où ?]  nous dire qu'on ne pouvait contraindre ainsi

 Bourguiba, et que Klibi nous demandait d'en parler au préalable au Président. Sans baisser les bras nous  2  proposons alors de désigner unedélégation. Contraint, Mzali consent à présenter le texte à Bourguiba qui le

 fait signer 3  » [il n'y avait rien à signer !].

1. Arcantères-Publisud, 1998.2. 4. Qui est ce « nous », ce pronom est-il de majesté ou censé exprimer l'opinion d'un groupe de

collègues ? et lesquels ? L'ambassadeur Nejib Bouziri, militant sincère, réputé pour sa droitureet son sens de l'État, commente ce « nous » belkhodjien en ces termes : «  Qui sont ces "nous "? Quand Belkhodja veut avancer des contrevérités  invérifiables,  il utilise le pluriel, le nousderrière lequel il se dissimule pour glisser ses mensonges et ses calomnies. Mais quand il veut

 se faire valoir et s'attribuer des mérites, il utilise la première personne du singulier, le "je ",l'ego ». (cf. Revue Historique maghrébine -  n° 104, septembre 2001).

5.  Les Trois décennies..., op. cit.  page 249.

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Et le roman continuait ainsi !..Pourquoi Belkhodja a-t-il donc travesti la vérité ? Pourquoi s'est-il donné

le ridicule de pareilles assertions ? Une vingtaine d'années après cesévénements, les lecteurs étaient en droit d'attendre de son témoignage unecontribution honnête et véridique à l'Histoire. Pour cela, il aurait fallu à cet

ancien rugbyman, pour sortir de la mêlée, un minimum de scrupule moral.Au cours de certaines émissions de la chaîne qatarie Al Jazira  en 2002, il persévéra dans ses travestissements de la vérité que les témoins encorevivants, ayant assisté à la réunion au cours de laquelle j'ai rédigé moi-mêmecette partie du discours, pourraient aisément rétablir. En réalité, TaharBelkhodja veut se présenter devant ses lecteurs ceint des lauriers de ladémocratie, mais il ignore peut-être la boutade de Jha 1  : « Les gens savent ! »et j'ajouterai... et en font un inépuisable sujet de plaisanteries...

Dans les attaques  ad hominem  qu'il m'adresse gratuitement, TaharBelkhodja prétend que Bourguiba m'a nommé alors que je n'avais jamais étéà la tête d'un ministère de souveraineté. C'est aller vite en besogne et prouverà ses lecteurs que l'on a besoin de réviser ses classiques car si le ministère dela Défense nationale que j'ai occupé, n'est pas un ministère de souveraineté,sous quelle bannière pourrait-on trouver d'autres fonctions régaliennes ?

Cet aimable plaisantin prétend également que ma qualité de monastiriena été déterminante dans le choix du Président. Il sait pourtant, et il le dit sans

se rendre compte de sa contradiction, que le chef de l'État avait choisid'abord Sayah mais qu'il y avait renoncé sur l'insistance de Wassila, uneTunisoise bon teint ! et de Béchir Zarg El Ayoun, un Djerbien !

Mais revenons aux choses sérieuses !Lorsque Bourguiba a été convaincu par mes soins de maintenir le

 paragraphe en question, je lui ai suggéré de garder le projet de discours et dele relire pour plus ample réflexion. Il répondit que c'était « tout réfléchi » etque le texte pouvait être imprimé ! Chedli Klibi, qui a assisté à cet entretien,

 pourrait le confirmer. Klibi parti, je restai seul avec le Président. Je devaisl'accompagner au monument aux morts à Sedjoumi, car nous étions le 9avril, la journée des martyrs. J'avais un « temps mort » d'environ une demi-heure avant le départ. J'ai voulu l'utiliser de manière « productive ». J'ai ditau Président que l'impact de son discours serait encore plus grand àl'intérieur du pays et à l'extérieur s'il acceptait d'y proclamer une amnistiegénérale. Sans me laisser longtemps argumenter, il s'exclama :

« Jamais !

- Pourquoi ? lui dis-je.- Je ne pardonnerai jamais à trois salopards qui m'ont trahi ! D'abord

 Ahmed Ben Salah que son ambition a mené à vouloir me remplacer. »

1. Personnage populaire plutôt bouffon mais détenteur d'une certaine vérité : celle que tout lemonde pense tout bas mais n'ose exprimer tout haut.

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« Ensuite Habib Achour   » qu'il traita de rustre, d'analphabète,d'ambitieux depuis que Mohamed Masmoudi avait affirmé dans son ouvrageintitulé  Les Arabes dans la tempête  qu'il était le seul capable de réaliserautour de lui l'unité des Tunisiens

« Enfin Masmoudi qui m'a fait signer dans une semi-conscience l'accordde fusion tuniso-libyenne à Djerba et qui, en Europe, ne cesse de s'enrichirà coups de "commissions"... »

Il s'étonna lorsque je lui précisai que ce dernier, quoique exilé, n'avaitaucune « casserole » judiciaire.

À propos de cet ancien compagnon du leader Bourguiba, que j'ai connude près durant ma vie d'étudiant à Paris, alors qu'il était Président desétudiants destouriens en France  2. Militant actif, plaidant avec efficacité lacause tunisienne auprès d'un grand nombre d'hommes politiques,d'intellectuels et de journalistes de renom mais avec lequel je n'étais pastoujours d'accord sur le plan du comportement, sans que cela touche notrefraternité destourienne... je voudrais rappeler quatre faits.

1) Limogé en 1974 et fixé à Paris où il publia Les Arabes dans la tempête,Masmoudi était aux côtés de Kadhafi lorsque ce dernier reçut en septembre1977 Habib Achour. Cela n'avait pas manqué de provoquer la colère deBourguiba et surtout de Hédi Nouira. Le 12 décembre 1977, il débarqua àl'aéroport de Tunis où l'attendait au pied de la passerelle... Abou Iyad, lenuméro 2 de l'OLP.

À partir du 1er   juin 1978, il a été mis en résidence surveillée dans sonverger de la Manouba. Il était autorisé à se rendre tous les vendredis à lamosquée. Malgré un télégramme de soutien à Bourguiba, suite à l'agressionlibyenne de Gafsa, ce dernier resta inflexible.

Dès ma nomination comme Premier ministre, j'ai transformé, comme première étape, cette résidence surveillée en « liberté surveillée ». J'aidemandé qu'on lui rendît sa totale liberté. Mais le « niet » de Bourguiba a étécatégorique. C'est le moment que choisit Mohamed Masmoudi pourentamer, le 24 mai, une grève de la faim illimitée qui n'avait pas émuoutremesure Bourguiba... Les milieux politiques avaient jugé cette grèveinopportune, à contre-courant et qui ne devait intéresser que les opposants aucourant de libéralisation que j'animais. Je ne pense pas que Masmoudi avaitcette intention, mais alors pourquoi « ce bâton » dans la roue d'une équipequi œuvrait en sa faveur et en faveur de tous les prisonniers et de tous lesexilés ? Mystère !

2) Masmoudi est rentré à Tunis début octobre 1983 pour assister auxfunérailles de son grand ami, Mohamed Bellalouna, ancien ministre de laJustice, avocat et homme de fortes convictions. Ayant entendu Bourguiba

1. Éd. Jean-Claude Simoën, 1977, page 22 - cf. le chapitre intitulé :  Malentendus avec les syndicats.

2. J'en étais alors le vice-président.

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ordonner à son secrétaire Allala Laouiti de contacter le ministère del'Intérieur afin d'empêcher Mohamed Masmoudi de retourner en Franceaprès les funérailles, je m'empressai de lui transmettre le message par un amisûr, lui conseillant de prendre le premier avion pour l'Europe. J'ai pensé àson droit absolu comme citoyen de circuler librement, mais aussi à la

réputation de la Tunisie dans les milieux internationaux, surtout qu'il avaitdéjà été « forcé de séjour chez lui », si je puis dire, pendant deux années, sansaucune raison judiciaire ou administrative.

3) Un jour de novembre 1984, je rendais visite à Bourguiba à l'hôpital dela Rabta où il avait été admis à la suite d'un deuxième infarctus du myocarde.Je l'ai trouvé fulminant contre Masmoudi car une « âme charitable » l'avaitinformé qu'il était sur le point d'être nommé par Kadhafi, ambassadeur deLibye aux Nations Unies. Il tenait absolument à le priver de la nationalité

tunisienne et à écourter au maximum les délais légaux pour ce faire. J'étais parvenu à atténuer cette mesure en recourant à l'obligation légale de mise endemeure adressée à l'intéressé par le ministère de la Justice, le 3 décembre1984, de choisir en toute connaissance de cause entre les deux nationalités.Tout un branle-bas tragi-comique pour amender l'article 32 du code de lanationalité afin de réduire le délai de réflexion de deux à un mois s'en suivit.Masmoudi s'était empressé sagement de renoncer à ce poste et de répondreau ministre de la Justice dans ce sens, par lettre datée du 14 décembre 1984remise par lui-même à notre ambassadeur à Paris.

4) La validité du passeport de Masmoudi vint à expirer au début de 1986.Il en demanda le renouvellement par l'intermédiaire de notre ambassadeur àParis, Hédi Mabrouk qui, au cours d'une audience avec le Président, secontenta d'évoquer cette démarche et s'entendit répondre par la négative.C'est alors que j'ai pris sur moi de plaider ce cas en rappelant qu'il s'agitd'un citoyen tunisien qui a droit à un titre de voyage et en lui disant : ne lecontraignez pas à demander ce document de voyage à un pays étranger !Bourguiba se rendit à mes arguments et le nécessaire a été fait le jour même.Ayant rencontré quelques mois après l'intéressé à Paris, il sembla mereprocher ma tiédeur, voire mon opposition pour l'obtention de son

 passeport. Malgré ma mise au point, il semblait y croire encore puisqu'ilévoqua « cette frustration » dans une déclaration au journal le Maghreb  J'aicompris que Mabrouk avait communiqué une version tout à fait personnelledes faits pour se donner un beau rôle usurpé. Nouvelle version de la péripétieque j'ai déjà évoquée au sujet de la visite, deux fois différée, de JacquesChirac en Tunisie.

Concernant les passeports j'ai - au cours de ma carrière ministérielle - agidu mieux que je pouvais pour faire bénéficier les citoyens de leur droit à untitre de voyage et je n'ai jamais admis une privation de ce droit sauf lorsqu'ils'était agi d'une injonction judiciaire.

1. N°117 du 9 septembre 1988.

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Quelques cas me reviennent en mémoire.- Nouri Bouzid, ancien prisonnier politique et réalisateur talentueux de

films pour le cinéma et la télévision. Je l'ai rencontré un jour au restaurant leSan Francisco situé place de Barcelone à Paris, en compagnie de Serge Addaet d'autres personnes marocaines et françaises. Devant ses amis, il rappela

que je l'avais reçu en tant que directeur général de la radio-télévision et que j'étais intervenu en sa faveur auprès des services du ministère de l'Intérieur pour récupérer son passeport. Il a ajouté que c'était grâce à moi qu'il obtintune bourse pour étudier le cinéma en Europe. Je l'avais oublié mais dansmon exil cela m'a mis du baume au cœur ' .

- Ahmed Kedidi : même intervention mais en 1973, alors que j'étaisministre de la Santé, au profit de ce militant bourguibien, cet intellectuel,collaborateur d'Al Fïkr. Avec ce cas, la preuve était faite que les opposants

n'étaient pas les seules victimes de certains services trop zélés de la policedes frontières.- Mlle Hermassi : institutrice dans la région de Kasserine, m'avait adressé

une supplique en tant que Premier ministre pour l'obtention d'un passeportafin de pouvoir aller à Damas rencontrer son frère, Mohamed SalahHermassi, opposant baasiste notoire à l'époque et membre ducommandement national de ce parti. J'ai écrit de ma propre main en margede cette lettre : prière de satisfaire cette demande car l'intéressée ne doit pas

 pâtir des choix politiques de son frère. Elle a été convoquée immédiatementau ministère de l'Intérieur où on l'interrogea sur les circonstances danslesquelles elle m'avait connu... Elle affirma qu'elle ne m'avait jamais vusauf sur les écrans de la télévision. Finalement, elle a pu voyager etrencontrer son frère en Syrie. Tout cela m'a été révélé par ce dernier, un jouroù je l'ai rencontré par hasard dans un café du Vile arrondissement à Paris.Un ami commun me le présenta ; il fut très amical à mon égard et m'aremercié pour mon geste en faveur de sa sœur :

« Je vous dis cela sur le plan personnel, en tant qu 'homme. Mais entant que Premier ministre, je vous dis franchement que nous nous sommes,à Damas, félicités de votre disgrâce. Nous étions en réunion quand lanouvelle de votre limogeage est tombée. Le camarade Hafez El Assad, àl'époque président de la République syrienne, a affirmé : "Le jour où

 Bourguiba a destitué Mzali, il est mort, car seul Mzali pouvait perpétuerle Bourguibisme ! " ». Je pris cela pour un éloge évidemment.

- Les fils de Brahim Tobbal : un jour de 1985 ou début 1986, je reçus une

note des services du ministère de l'Intérieur me demandant ma décision à propos d'une demande faite par les deux fils de Brahim Tobbal, majeurs,mais dont le père était un youssefiste notoire et célèbre par ses attaquescontre Bourguiba ! Je notai en marge :

1. Je me suis toujours souvenu du dicton populaire tunisien : « fais le bien et oublie que tu l'as fait !»

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« Prière leur accorder leurs passeports car il s'agit de deux citoyensmajeurs, sans antécédents judiciaires. Ne pas tenir compte de l'opinion

 politique de leur père ».Je croyais la question réglée quand quelques jours après, Bourguiba, se

tournant vers le secrétaire d'Etat à l'Intérieur lui dit, péremptoire : « Il ne faut pas donner de passeport aux enfants de Tobbal qui est un "Zift"   [c'est-à-dire

un voyou] ». Qui a informé le Président de ce cas, pour moi, mineur ? Je nele sais pas à ce jour.

D'autres cas semblables ont dû m'être soumis, mais je n'en ai pas gardésouvenir. Qui eût cru que quelques mois seulement après, mes enfants et petits-enfants devaient être privés de leurs passeports et que moi-même je devaisvisiter des dizaines de pays avec un passeport diplomatique mais étranger ?

Mais revenons au 9 avril 1981 : ce jour-là, j'ai péniblement décrochél'accord du chef de l'État sur l'annonce de l'amnistie générale. En sortant de

son bureau, en présence de sa femme, de sa belle-sœur Neila, de sonsecrétaire particulier, de son directeur du protocole, il était comme dopé ! Ilrépétait devant son entourage en levant le bras : « Toujours néo 1 ! ».

Je l'ai donc accompagné à la cérémonie de Sedjoumi à la mémoire desmartyrs, heureux à l'idée que le lendemain 10 avril, il allait à l'ouverture duCongrès extraordinaire du PSD proclamer le pluralisme politique et social,ainsi que l'amnistie générale.

En saluant les membres du Bureau politique et les ministres au pied du

monument érigé en hommage aux martyrs de la lutte pour la libérationnationale, il a fait part à certains d'entre eux de sa décision historique. BéjiCaïd Essebsi qui le connaît bien, m'a chuchoté à l'oreille, sceptique : ce seraitun miracle !

De retour au palais de Carthage, j'ai décliné une invitation de Bourguibaà déjeuner à sa table. J'allais être grandement déçu, deux heures plus tard, enrecevant de lui un appel téléphonique m'annonçant qu'il avait changé d'aviset qu'il n'était plus question d'amnistie générale. J'eus beau demander desexplications, insister, il demeura intraitable. Qui donc avait pu le faire

changer d'idée pendant le déjeuner ? Qui avait commencé à saboter cette politique de démocratisation et de réconciliation nationale dont je voulaisêtre le promoteur et qui m'avait déterminé à accepter cette lourde charge ?

Dommage ! Car des milliers de citoyens et citoyennes en auraient bénéficié et auraient retrouvé avec la liberté leur gagne-pain, sans parler del'impact très positif sur l'opinion publique nationale et internationale quecette décision historique hardie aurait suscité.

Je me suis néanmoins obstiné à espérer.

Mon imprégnation par la culture grecque, au cours de mes études, m'avaitamené à partager avec Winston Churchill, la conviction que de tous les

1. C'est-à-dire « Toujours néo-destourien ! »

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« La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont ledroit de concourir, personnellement ou par leurs représentants, à sa

 formation ».Il s'agit là d'une base universelle de la démocratie qui rompt avec tout

 pouvoir monarchique absolu, oligarchique, théocratique qui n'émane pas du

 peuple dans sa globalité et n'en exprime pas la volonté affranchie de toutesorte de déterminismes.

Bien sûr, la notion de peuple a fluctué au long de l'histoire et au hasarddes théories, entre le démos grec (communauté politique des hommes libres)et les classes sociales selon la définition marxiste, entre le vote censitaire(selon la fortune) et le vote capacitaire (selon le degré d'instruction), lasouveraineté nationale et la souveraineté populaire.

Ce dernier fondement est complété par la notion de l'égalité de tous

devant cette loi librement édictée, à laquelle tout individu accepte de seconformer. Réciproquement, l'État est tenu de considérer ces règles qu'il a

 pour mission de faire respecter.Il y a là une autolimitation des prérogatives de l'État par le droit et une

régulation des droits de l'individu par ses devoirs qui établissent l'équilibresur lequel repose le deuxième fondement de la démocratie moderne : l'Étatde droit. Un autre fondement réside dans la séparation des pouvoirs. On sesouvient de la distinction qui, sur ce point, opposa Rousseau à Montesquieu.

Pour le premier, le pouvoir du peuple ne peut être divisé. Pour le second,il convient de se méfier de la tendance que pourrait avoir tout homme ayantdu pouvoir à en abuser et à parvenir à une séparation entre les pouvoirslégislatif, exécutif et judiciaire, de sorte que : « Par une disposition naturelledes choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».

La démocratie fut, tout au long de l'histoire, un long et difficileapprentissage. Le combat pour l'éducation a, en permanence, accompagné le

 processus de démocratisation. L'action conduite par Bourguiba pour luttercontre l'analphabétisme et démocratiser l'accession à l'école, y compris pourles filles, me paraît être une condition préalable à l'existence d'uneconscience démocratique chez le peuple tunisien.

Comme la démocratie suppose, de la part du citoyen, des choix et desarbitrages constants, il faut souligner fortement la nécessité d'uneinformation correcte et libre du citoyen afin qu'il soit objectivement informédes enjeux de ses choix. Force est de reconnaître que la Tunisie indépendanten'a pas su promouvoir cette obligation autant qu'il aurait été souhaitable.Longtemps, le parti unique, justifié au début par la nécessité de rassemblertoutes les forces pour l'édification d'une jeune nation, ne sut pas concilierunité et diversité et ne cessa de diffuser une vérité unique, un point de vueunivoque, un credo unanimiste.

Les organes d'information, radio, télévision, journaux, revues appartenanten majorité à l'État-parti ne surent pas préserver une objectivité et une

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diversité pourtant nécessaires à la formation d'une opinion publique éclairéeet justement informée. L'espace public de délibération, tel que défini par le

 philosophe allemand Jurgen Habermas, manqua cruellement pour éclairer lecitoyen tunisien sur la signification et la portée des choix politiques qu'il

 pouvait - dans l'absolu - faire, en usant de son bulletin de vote.

Ce déficit dans l'information objective du citoyen s'exalte aujourd'huidans la mainmise mondiale que le développement des techniques del'information permet à certains monopoles d'exercer, par le biais des

 paraboles qui effacent les frontières et décuplent le marché de la clientèle,comme le démontrent les études de Dominique Wolton ou de ThierrySaussez, entre autres.

En essayant de « discipliner » les syndicats des travailleurs et desétudiants, en éliminant, peu ou prou, les partis d'opposition, en amoindrissant

la liberté associative, on empêche la société civile de s'organiser comme ilconvient pour devenir un acteur agissant du jeu démocratique. Pendant troplongtemps, nous avions privilégié en Tunisie une forme de « démocratie »centralisée au détriment de toutes les autres.

La démocratie est une conquête sublime mais fragile de l'homme dans samarche vers plus d'humanité et de solidarité. Cependant elle ne peut survivreque par l'engagement et la vigilance des citoyens. Nombre de dangers laguettent : les excès d'une économie libérale mondialisée aggravant les

disparités entre les nations et la misère au sein des peuples dominés, laconfiscation du débat public par la toile arachnéenne des médias quimanipulent les opinions, la trahison des clercs - comme dirait Julien Benda- et des mal élus, la manipulation des masses désinformées, etc. mais, par-dessus tout, c'est l'indifférence civique qui menace les acquis même

 balbutiants de la démocratie.À l'heure où la société internationale tente d'imposer la règle

démocratique comme étalon de la bonne gouvernance, il est nécessaire de

travailler au sein de chaque nation à inventer des espaces nouveaux danslesquels une société civile assumant sa fonction plénière, apprendra àformuler ses légitimes exigences, à les faire respecter par ses élus et àconcevoir une définition du bien commun compatible avec l'avenir qu'ellerêve pour ses enfants.

Voilà mon credo en matière de démocratie.C'est en son nom et sous son injonction que j'ai tenté, avec opiniâtreté,

d'infléchir la pratique politique dans mon pays vers plus de liberté et plus dedémocratie. Ce n'est pas par hasard que j'avais publié, en octobre 1955, doncsix mois avant l'indépendance, un livre intitulé  La Démocratie.  Je croissavoir que je suis le seul Tunisien à l'avoir fait, du moins jusqu'en 1986. Lechemin était ardu, car Bourguiba avait une autre vision de la vie politique :autocratique, paternaliste et unanimiste. Ses qualités de combattant et deréformiste ne sont nullement en cause. Mais sa nature profonde ne pouvait

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 pas lui permettre d'accepter une situation où sa volonté pouvait être discutéeet ses choix débattus. Son entourage veillait à ce que rien ne change pour

 pouvoir, à l'abri de tout contrôle démocratique, continuer à profiter des prébendes que le Prince consentait à leur jeter. Malgré ces difficultés quisemblaient, a priori, insurmontables, je ne me décourageais pas et, en

capricorne obstiné, je travaillais à instiller des doses de plus en plus fortes dedémocratie dans la vie politique du pays. Dans cette entreprise ardue, j'invoquais l'histoire de la Tunisie et y trouvais des motifs d'encouragement.

J'étais convaincu, et le suis toujours malgré tout, que la Tunisie, à laculture immémoriale, était mûre pour la démocratie. Elle était même enavance sur la plupart des pays arabes et sur certains pays européens. Elle

avait aboli l'esclavage en 1846 signé le Pacte Fondamental Ahd al amân etaffirmé par conséquent les Droits de l'Homme le 9 septembre 1857 sousMhamed Bey. Elle avait établi, cinq années avant l'Égypte, une premièreconstitution en 1861, dont l'article 1 stipulait :

« Une complète sécurité est garantie formellement à tous nos sujets, àtous les habitants de nos États, quelles que soient leur religion, leurnationalité et leur race... Cette sécurité ne subira d'exception que dans lescas légaux dont la connaissance sera dévolue aux tribunaux ».  Tandis que

l'article 2 affirmait : « Les musulmans et les autres habitants du pays serontégaux  devant la loi ».La municipalité de Tunis avait été créée par décret le 30 août 1858 (20

moharem 1275) et en 1886 fut proclamé la  Qânun  ou  Dustur,  premièreconstitution moderne du monde musulman. Quatre mois aprèsl'indépendance (13 août 1956), a été promulguée une loi sur le code du Statut

 personnel dont la disposition la plus révolutionnaire a été l'interdiction de la polygamie et la substitution du divorce à la répudiation. Le nouveau code

doit au génie réformateur de Bourguiba, à son courage et à son charisme, aulendemain de l'indépendance, de voir le jour, mais il est aussi le fiuit d'unmouvement d'idées, qui apparut avant même l'établissement du Protectoratfrançais en 1881, et d'une renaissance culturelle et politique, dont je rappellequelques figures emblématiques : Ibn Abi Dhiaf (1802-1874) et son livreCadeau aux contemporains ou Chronique des rois de Tunis et du Pacte

1. C'est Ahmed Bey (1837-1855) qui abolit l'esclavage, réorganisa l'enseignement de la GrandeMosquée, créa une École de guerre de type moderne et qui fut le premier souverain musulmanà se rendre en France. Il fut le père d'autres mesures audacieuses : interdiction de toutetransaction portant sur la personne humaine ; toute personne née dans le beylicat est de «condition libre ». Mohamed Salah Mzali remarque que ces décrets « s'échelonnent entre 1841et 1846 alors que l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises date de la IleRépublique (1848) que les États-Unis n'ont pu la consacrer qu'en 1865 après la guerre deSécession et que le servage en Russie n'a disparu qu'à la même époque ».  Cf : Les beys de Tuniset le roi des Français,  MTE, Tunis, 1976, p.95-96.

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 Fondamental 1 ,  de Mohamed Senoussi (1849-1900), fondateur de  Erraîed Ettounsi (le Journal officiel) en 1860, de Mohamed Beyram V (1840-1863)et son livre  Quintessence de la réflexion sur les fonds des villes et descontrées, du grand réformateur le général Kheredine (1822-1889) et son livre

 La plus sûre direction pour connaître l'état des nations,  de Kabadou (1812-

1871), de Mohamed El Béji El Messaoudi (1820-1880), du Cheikh SalemBouhajeb (1828-1926), des frères Bach-Hamba, Ali (1876-1918) etMohamed (1881-1920), du Cheikh Tahar Ben Achour (mort en 1973), d'AliBouchoucha (1859-1917), de M'hammed Lasram (1858-1925)  2, de BéchirSfar (1856-1917), du Cheikh Taalbi (1874-1944), de Tahar Haddad (1899-1935), le précurseur de la libération de la femme et des travailleurs.

Entre 1888 et 1901, quarante-cinq revues ont vu le jour et ont publié descentaines d'articles à caractère novateur et réformiste ; citons à titre

d'exemple : La Hadira  (La capitale) août 1888, Le bonheur suprême (1904-1905), Le droit chemin du Cheikh Taalbi. Parmi les conférences célèbres dudébut du XXe siècle, mentionnons :

- « Les fondements du progrès et de la civilisation en Islam » faite par leCheikh Tahar Ben Achour en mai 1906, sous l'égide de l'Association desanciens élèves du collège Sadiki.

-  < Problématique de la langue arabe »  donnée par le Cheikh LakhdarHussein, futur recteur de l'université Al Azhar 3, en 1909 à la Khaldounia...

Ces précurseurs, et bien d'autres, portaient le flambeau de la renaissanceintellectuelle et culturelle tunisienne {la Nahda). Ils analysaient avec finesse etcourage les causes de la décadence des pays arabo-musulmans et indiquaientla voie du renouveau. Ils affirmaient en même temps que notre pays est fier desa langue arabe, qu'il professe une religion monothéiste, l'islam, qui a connudes siècles de gloire, qu'il fait partie intégrante du Maghreb. Ils se référaient àl'histoire pour affirmer que notre religion et notre civilisation valaient, en gloirehistorique et en force d'assimilation, n'importe quelle religion et civilisation

des peuples anciens et modernes. Ils réfutaient par anticipation les divagationsdes colonialistes, à l'instar d'Ernest Renan ou d'André Servier qui n'hésita pasà dire dans son L'islam et la psychologie musulmane4 que le musulman restait« un fanatique incurable et un paralytique qui ne pouvait que ramper »,   oud'Auguste Pommel qui croyait savoir que  « l'Islam c'est l'obscurantismemahométan. Les indigènes, les Arabes encore plus que les Berbères (!) sontdes enfants, de grands enfants de race abâtardie, de petits sauvages, rebelles

1. Ce livre n'a jamais été édité du temps des beys. Il l'a été, en six volumes, au début des annéessoixante.2. C'est lui qui s'est écrié à la tribune du « Congrès colonial » à Marseille, en 1906 : «  Je me borne

à insister sur l'urgence qu'il y a, au double point de vue de l'humanité, de l'intérêt bien entendude l'élément colonisateur à assurer au Tunisien sa place au soleil où il est né et où ses pèresont vécu avant lui ! ».

3. Effectivement les oulémas de la Grande Mosquée de Tunis avaient un tel rayonnement quecertains parmi eux s'étaient imposés en Egypte, au sein de la prestigieuse université  Al Azhar.

4.  Augustin Challamel Éditeur, 1923.

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au progrès et à la civilisation : l'incurie, la dépravation de ce peuple barbareont stérilisé les grandes plaines du Tell... ».  Ou encore Vollerhoven quis'écria : «  l'indigène est borné et ne sait ni penser, ni prévoir, ni produire »,ou surtout Larcher, Girault et Marchai qui affirmaient quV  il faut civiliser,européaniser ces sauvages par la foi et la voix en prenant bien soin de les

tenir à l'écart... et surtout ne pas essayer de les assimiler. Si on n y prenait garde, ils risqueraient eux de nous ensauvager ».  Sans parler de G. Saint-Paul qui « recommanda » dans le recueil de ses  Souvenirs de Tunisie etd'Algérie  1  : « un peuple vaincu doit être exterminé, converti ou assimilé.Sans quoi le peuple vaincu est, malgré l'apparente soumission, un peuplerévolté dont le nationalisme irréductible fait périodiquement éclosion ».

Ces « spécialistes » ont oublié que ces « sauvages » avaient fait prospérerl'Andalousie et l'Espagne pendant huit siècles et que les « barbares »

tunisiens avaient développé la Sicile pendant trois siècles... Je pense que pareilles lectures ont contribué à m'enraciner, ainsi que la majorité des jeunesde ma génération et à développer notre fierté d'appartenir à la civilisationarabo-musulmane.

Pour illustrer le bouillonnement des idées, souligner le niveauremarquable des élites sadikiennes (Béchir Sfar, M'hamed Lasram...) etzeitouniennes, dont nous avons cité quelques éminents représentants plushaut, ainsi que leur modération et leur modernisme dans l'interprétation et

l'exégèse du Coran, je citerai la réplique des oulémas tunisiens, ferme etinspirée des textes sacrés, mais surtout fondée sur la raison et la critique diteaujourd'hui méthodique. En 1814, Mohamed Abdel Wahab, dont la presseoccidentale parle abondamment depuis les événements du 11 septembre2001, et qui avait déjà commencé sa « révolution » religieuse dans le Nejed

 pour l'étendre à toute l'Arabie Séoudite, fondant, grâce à l'alliance avec lesSéouds, le mouvement wahhabite, adressa une lettre aux imams et

 jurisconsultes tunisiens pour leur demander avec force de suivre ses pas enmenaçant d'imposer ses idées par l'épée, en cas de besoin.

Hamouda Pacha, bey de Tunis, communiqua ce document aux oulémasde la Grande Mosquée pour avis. Tous l'ont rejeté avec force après unecritique sévère, émise par Ismaïl Temimi, Omar ibn El Mufti et surtout lecheikh Kacem Mahjoub, dont la réponse cinglante a été publiée dans le tomeIII du livre du Cheikh Ibn Dhiaf dans son Cadeau aux contemporains.

Ainsi les savants de la Grande Mosquée - Al Zitouna - avaient réfuté, ily a bientôt deux siècles, le wahhabisme ; l'on mesure alors la perte que notre

 pays, et les terres d'Islam en général, ont subie du fait de la fermeture de cettevénérable institution, au lendemain de l'indépendance sous prétexte qu'elledispensait un enseignement trop conservateur ; d'autant qu'une majorité deses enseignants et de ses étudiants avaient choisi le camp de Salah BenYoussef.

1. Dangin, Tunis, 1909.

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Sur le plan politique, la Tunisie avait déjà des structures étatiques et desrelations avec les grandes puissances '. En voici quelques exemples :L'historien Mahmoud Bouali rappelle dans le journal La Presse que SlimèneMalamali fut le premier ambassadeur tunisien( et même arabe et africain)accrédité au U.S.A en 1805.

Il ajouta que les premiers exemplaires du Coran furent introduits dans ce pays en guise de présents au Président Thomas Jefferson de la part deHammouda Pacha Bey. Le Président américain organisa en son honneur le premier dîner ramadanesque à la Maison Blanche juste la veille du 15ème jour du mois sacré. Auparavant le 20 septembre 1795 le souverain Tunisienreconnut les ... 13 Etats-Unis. Le 20 septembre 1796 a été signé le premiertraité TUNISIE USA, confirmé au palais du Bardo le 26 Mars 1799. En Août1825, l'ambassadeur extraordinaire de Hussein Bey II était en mission enFrance pour féliciter Charles X, à l'occasion de son avènement. Il était le seuldiplomate musulman présent à la cérémonie du couronnement royal à lacathédrale de Reims.

Antoine Béranger, consul de France accrédité à Tunis écrit, en août 1610,aux gouverneurs de Marseille qu'il venait de leur envoyer 1 400 charges de« beau blé tunisien » pour... secourir la ville !

Le 2 septembre 1764, une escadre vénitienne, sous les ordres du comte deBurouwick, mouille au port de La Goulette, en visite de courtoisie. Son

 pavillon est salué par 21 coups de canon. Les officiers vénitiens viennentaussitôt au palais du Bardo, en vue de négocier avec le gouvernement d'AliPacha Bey II, un traité de paix, d'amitié et de navigation, au nom de laRépublique de Venise.

Le 24 février 1743 a été signé au Bardo un traité franco-tunisien.Le 22 mai 1777, Ali Pacha Bey II de Tunis, a envoyé en mission auprès du

roi Louis XVI, Souleymane Agha, ambassadeur extraordinaire. Le rapportofficiel français concernant cette ambassade note ceci : « Le 22, les consulsvinrentfaire visite à Souleymane et lui offrirent les présents d'usage : liqueurs(!), sirops et confitures (!). Ils proposèrent leur loge au spectacle à l'envoyéqui l'accepta et s'y rendit ».

En 1824, un traité de paix et d'amitié tuniso-américain a été négocié auBardo par le docteur S. D. Heap, chargé d'affaires des États-Unis

1. « Depuis les Aghlabites de Kairouan vis-à-vis des califes abassides de Bagdad au IX' siècle jusqu 'aux émirs Hafsides (XIII'-XVI' siècles) à l'égard des Almoahades, les gouverneurs de la

 province de l'Ifriqiya (l'actuelle Tunisie) ont toujours réussi à se débarrasser de la tutelleétroite de leurs suzerains impériaux et à s'ériger en fondateurs de dynasties héréditaires. Il en

 fut de même pour les Beys de 1702 à 1881 face aux Califes ottomans en dépit d'une allégeancethéorique au sultan ; ils géraient les affaires intérieures tunisiennes d'une manière autonomeet entretenaient des relations directes avec les puissances européennes. Des traités de paix etde commerce étaient contractés directement entre eux et les différents Etats de l'Occident.Cependant la titulature des Beys était confirmée par un flrman impérial. »Cf. La cour du Bey de Tunis  par Mohamed El Aziz Ben Achour, Espace Divan, Tunis, 2003.

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d'Amérique, avec le gouvernement de Mahmoud Pacha, bey de Tunis. Le 11mai 1865, le consul général des États-Unis accrédité à Tunis, Amos Perry,adresse une lettre à Mustapha Khaznadar, ministre des Affaires étrangères duBey, pour l'informer de l'assassinat du président Abraham Lincoln.

La Tunisie avait donc un État, une civilisation et des élites qui ladisposaient à prendre des raccourcis en vue d'instaurer une vie démocratique.Malgré le colonialisme, la vie associative connaissait un grand dynamisme,des dizaines de milliers de citoyens participaient aux activités d'unemultitude d'associations culturelles ou à caractère social et économique.

Fort de cet héritage et de mes convictions, j'entrepris de convaincre lePrésident Bourguiba de s'engager dans l'aventure multipartite, mêmelimitée, pour lancer le processus de démocratisation progressive de la vie

 politique en Tunisie.Avec mes collègues libéraux, j'ai décidé d'organiser des élections libres

et démocratiques pour remplacer l'Assemblée élue après les événements de janvier 1978. Pour cela, il fallait convaincre une majorité de députés, tousdestouriens il est vrai, de démissionner. Ce qui fut fait sans grandesdifficultés. Le vote a été fixé au 1er  novembre 1981 et la campagne électoraledevait durer du 18 au 29 octobre.

Après une période de scepticisme, bien naturel, l'opinion publique se mità espérer. Un « frémissement » passa parmi les jeunes, dans les cerclesintellectuels et universitaires. Les opposants du MDS, du Parti communiste,du MU PI I 1 avaient accepté d'y participer, dès lors que de solides garantiesleur avaient été données. De longues et utiles tractations, dont certaines àmon domicile, avaient permis de tracer les contours de la campagneélectorale : affiches murales, tracts, accès à la presse, à la radio et à latélévision, selon une répartition équitable. Les téléspectateurs n'en croyaient pas leurs yeux en voyant Ahmed Mestiri, Mohamed Harmel, leadercommuniste, ou Mohamed Bel Hadj Amor apparaître sur leurs écrans  2. Ce

 phénomène n'a jamais eu lieu en vingt cinq ans, c'est-à-dire depuisl'indépendance. Les opposants tenaient des meetings dans tout le pays,

 perturbés parfois par certains nostalgiques du bon vieux temps du Partiunique !

Des observateurs et des journalistes, accourus d'Europe et du mondearabe, témoignaient de la liberté dont jouissaient tous les opposants. J'avaisinvité moi-même une cinquantaine de journalistes qui n'avaient pas manqué

1. Dissidence, menée notamment par Mohamed Bel Hadj Amor, du MUP (Mouvement de l'Unité populaire) de Ben Salah.

2. Déjà, en juillet 1980, j'avais autorisé le MDS de Mestiri à publier deux hebdomadaires :   Al Mostaqbal  et l'Avenir. Le 10 août, Le Phare, hebdomadaire indépendant de langue française titrait« Mzali fonce » et Essabah, quotidien indépendant de langue arabe, déclarait à la une «  On n 'arrive

 plus à suivre le rythme de libéralisation de M. Mzali ! ». Paradoxalement, j'avais eu plus de mal,durant cette période, avec les journaux du Parti dont j'étais le secrétaire général !

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d'accompagner les candidats du Front national1 et d'autres partis dans toutesles circonscriptions.  Le Monde  du 29 octobre 1981 écrivait :  « La vie

 politique tunisienne aura connu, durant ces deux semaines de campagneélectorale, une intensité jusque-là inconnue. Pour la première fois, lescourants de pensée auront pu se manifester au grand jour. La démocratie

aura assurément franchi un pas important... ».  François Poli notait dans Jeune Afrique  du 18 novembre :  « Les représentants de l'opposition semontrent effectivement à la radio et à la télévision. Ils disent des choses dontle centième les aurait menés en prison, deux ans plus tôt ! ».

Parlant de ces élections par contraste à celles « organisées » le 2novembre 1986, donc après mon départ, Michel Deuré et Jean de laGuerivière soulignèrent dans Le Monde  en date du samedi 1er novembre1986 : « Présentées à l'époque comme les « débuts » de la démocratie, les

élections de novembre 1981 apparaissent, paradoxalement, comme sonâge d'or ».  Le paradoxal Rachid Sfar, qui était pourtant ministre del'Économie nationale et membre du Bureau politique, à mes côtés,n'hésita pas à les commenter ainsi :  « Qu'on ne nous parle plus desélections de 1981 : ce fut un très grand malentendu. Dans une euphorieartificielle, ce scrutin avait été organisé par des gens qui voulaient seconstruire une image de démocrates à l'extérieur !!... ».  2

Il est vrai que Rachid Sfar n'avait pas hésité à me téléphoner à 7 heuresdu matin, à mon domicile privé, le lendemain même de l'établissementdéfinitif des listes du Front national en octobre 1981, pour se plaindre den'avoir pas été désigné tête de liste dans la circonscription de Mahdia etqu'on lui eût préféré Tahar Belkhodja. «  Vous n 'avezpas proposé mon nom,gémissait-il.  C 'est pourtant sur moi que vous pourrez compter un jour, et non

 sur "Lui" ».

Paradoxalement, c'est l'établissement des listes des candidats du Frontnational qui m'a donné le plus de fil à retordre. Entre les exigences duPrésident, de Wassila, de certains de mes collègues au Bureau politique, lesexigences de l'UGTT (27 candidats tout de même, dont plusieurs étaient en

 prison, quelques mois auparavant), de l'UTICA, de l'UNAT, de l'UNFT eten tenant compte de l'opportunité de présenter certaines personnalitésindépendantes, car j'y tenais, les solutions étaient trouvées dans la douleur.

Bourguiba imposa, par exemple, Habib Ben Ammar beau-frère de

Wassila pour la circonscription de Tunis, tandis que la Présidente tenait àHassib Ben Ammar, militant et directeur d'un journal « indépendant » Al Raimais en fait opposant, ce qui était son droit. Béji Caïd Essebsi, qui se montradiscret et plutôt coopératif à cette occasion, insistait dans le même sens.

1. Il regroupait le Néo-Destour et les organisations nationales syndicales et économiques.2. Même numéro du Monde.

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Finalement, j'ai demandé au Président de choisir entre le candidat de sonépouse et celui de sa belle-sœur. Il choisit Habib Ben Ammar. Étant solidaire

 par discipline avec Bourguiba, j 'ai assumé cette décision. J'ai tenu tête àMadame Bourguiba lorsqu'elle voulut éliminer deux militants authentiques,Mustapha Filali (Kairouan), un patriote de la première heure, un syndicaliste

éprouvé et un écrivain authentique et Jellouli Farès (Gabès) qui avait été lereprésentant du Néo-Destour à Paris lorsque moi-même j'y étais étudiant, puis ministre de l'Éducation nationale et Président de l'Assemblée nationale.Mais Bourguiba les écarta.

Wassila tenait à inscrire, sur la liste de Tunis, Mme Aicha Farhat, tandisque l'Union Nationale des Femmes Tunisiennes avait sa propre candidate.Le principe adopté au Bureau politique était de respecter les listes présentées

 par les organisations nationales. Ne voulant pas d'exception, j 'ai éliminé les

deux candidatures de femmes en mécontentant tout le monde. Dans la bibliothèque du Palais de Carthage, et à la suite d'une entrevue plutôt pénibleavec Wassila à propos de la liste définitive des candidats, Guiga voyant que

 je tenais bon en envisageant même de démissionner, fit cette remarque à la présidente : « Le Président est encore en vie et Si Mohamed ne vous témoigneaucun respect et ne tient pas compte de vos propositions ! Qu 'en serait-ildemain à la mort de votre époux ? ».

Depuis cet épisode, Wassila changea de comportement avec moi. Elle ne

m'appela plus affectueusement « Mohamed » mais avec beaucoup dedistance «Si (Monsieur) Mohamed » et ne cessa de savonner la planche sousmes pieds.

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CHAPITRE IV

Une expérience sabotée

Je me suis complètement impliqué dans cette campagne électorale. En plus de ma circonscription, j 'ai présidé des meetings dans les gouvernoratsde Gafsa, de Kairouan et Bizerte. François Poli remarque dans Jeune Afrique1  : « Tête de liste à Monastir, M. M. Mzali, le Premier ministre, apparaîtcomme le recordman de ce marathon. Au cours du seul vendredi 30 octobre,il a tenu trois meetings, accordé des interviews, inauguré deux usinestextiles, un complexe touristique, une fabrique de yaourts et une de jouets,

une école, une usine de plastique, une briqueterie, une couveuse. On l'a vudebout sur une table, micro en main, haranguant déjà la foule, alors qu 'à ses pieds ministres, conseillers et gardes du corps, qui partout ont eu un mal fouà le suivre, retrouvaient à peine leur souffle... ». Les opposants ont protesté,le jour même des élections, contre des irrégularités et un parti pris de certainsfonctionnaires du ministère de l'Intérieur. Ils ont décidé, dès midi, de retirerleurs observateurs «  afin de laisser au pouvoir toute la responsabilité du

 scrutin »... Et Driss Guiga, ministre de l'Intérieur, de répondre le jour même

que « l'abandon du terrain par l'opposition ressemble fort à une manœuvrevisant à mettre sur le compte de prétendues irrégularités, le peu de voixqu'elle craignait d'obtenir !... ».

François Poli conclut ainsi son reportage : «  avant d'être la victoire du Front national, ces élections... ne seraient-elles pas plutôt d'abord celles dela tendance dure du régime, connue pour son hostilité à l'expérience dedémocratisation tentée par M. Mzali ?... ».

Le samedi 31 octobre vers 20 heures, à la fin de la campagne électorale, j'étais avec mes colistiers dans le bureau du gouverneur de Monastir, encompagnie de plusieurs cadres politiques de la région quand Driss Guiga se

1. N°1088 du 11 novembre 1981.

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fit annoncer et me demanda un entretien en tête-à-tête. Nous nous sommesinstallés dans un petit bureau, celui de la standardiste.

Il feignit d'être désolé de ne pouvoir, comme cela avait été décidé auBureau politique, respecter la légalité du scrutin, même s'il devait en résulterun succès des opposants. Il m'a affirmé que le Président l'avait convoqué -le matin de ce samedi - en compagnie du gouverneur de Tunis, MhaddhebRouissi et lui avait ordonné « d'organiser » la victoire totale de toutes leslistes du PSD en ajoutant :  « Je sais que le peuple est derrière moi ! ».

M. Kooli affirme dans Réalités  (N° du 18 au 24 juillet 2002) que c'estDriss Guiga qui prit l'initiative d'alerter le Président sur le danger, pour sonautorité, d'un raz-de-marée du MDS. Un point encore obscur que leshistoriens élucideront peut-être un jour.

Quand j'arrivai le lendemain à Tunis, je fus mis devant le fait accompli.J'appris par la suite que le matin du 2 novembre entre 5 heures et 6 heures,Wassila s'était rendue au siège du gouvernorat de Tunis, accompagnée deGuiga, Rouissi et Amor Chéchia, directeur des prisons à cette époque, et yavait trafiqué les résultats, accordant arbitrairement à Ahmed Mestiri 2 700voix !

D'après les résultats officiels, le taux de participation avait été de 85 %des inscrits. Le FN aurait obtenu 94 % des voix, le MDS 3,2 %, le MUP II0,8 % et le Parti communiste 0,72 % !

L'opposition réagit violemment : Ahmed Mestiri fit une conférence de presse dans laquelle il déclara :

« J'accuse le ministre de l'Intérieur, les gouverneurs et les déléguésd'avoir falsifié les résultats du scrutin. Les résultats officiels proclamés ne

 sont pas conformes au choix du peuple ! La loi a été bafouée ».Comme on le voit, Mestiri accusait Guiga et ses fonctionnaires, non le

gouvernement et encore moins le Premier ministre.Pour moi ce fut une grande deception ! Le 3 novembre 1981, j'étais à

Paris pour représenter la Tunisie au sommet de la francophonie. Je déclaraiau journaliste Christian Casteran que j'étais désolé sincèrement quel'opposition n'eût pu obtenir quelques sièges \

D'après les notes que j'avais reçues, aucune des listes d'oppositionn'avait été élue. Jusqu'en 2002, Béji Caïd Essebsi, tête de liste à Tunis,continuait de déclarer que de toute façon il l'avait emporté face à AhmedMestiri, tête de liste du MDS ; ce qui était probable. Je m'étais donc permisde déclarer que « sur le plan arithmétique, pas un seul opposant n 'avait lesvoix nécessaires pour être élu ».  Il est vrai que le choix du mode électoralretenu depuis l'indépendance, à savoir le scrutin de liste majoritaire à un toursans panachage, ne pouvait que favoriser les listes du Front national puisquemême avec 49 % des voix, aucune liste de l'opposition ne pouvait être élue.

1. Le Matin  du 4 novembre 1981.

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Cependant plusieurs mois après, certains prétendaient encore quel'opposition avait gagné dans les gouvernorats de Médenine, Jendouba,Kasserine. Nous avons eu beau insister, au Bureau politique, auprès de Guiga

 pour qu'il nous communiquât les chiffres réels. Il se dérobait toujours ennous renvoyant au palais de Carthage. Selon lui, seul le Président de laRépublique était en droit de nous divulguer les chiffres.

Pourquoi ce gâchis ? Dans leur livre, Bourguiba, un si long règne (TomeII) Sophie Bessis et Souhayr Belhassen avancent la thèse suivante (page186) : Wassila est hostile au rapprochement avec le leader du MDS. Ellecraint une victoire électorale de ce parti, ce qui lui donnerait un solide groupe

 parlementaire, base éventuelle d'un front Mzali- Mestiri. Mon poids seraitaccru et menacerait dangereusement son influence. Comme d'habitude, laPrésidente craint les coalitions : elle n'est jamais aussi puissante que quandelle réussit à diviser pour régner. Il fallait briser l'émergence de Mestiri ets'attaquer à son rapprochement avec Mzali... « Peu avant le 1er novembre,Wassila invita à dîner plusieurs dignitaires du régime pour les mettre en

 garde contre un trop grand laxisme, leur faisant comprendre qu'ilsmécontenteraient le Président... On l'a vu installée... dans un bureau du

 gouvernorat de Tunis pour diriger des opérations de dépouillement. Letruquage atteint des dimensions inattendues. Elle a gagné : l'alliance en

 gestation qu 'elle craignait tant, est étouffée dans l'œuf. »Venant de deux journalistes professionnelles qui étaient proches de la «

Majda » dont elles recueillaient souvent les confidences, cette analyse atoutes les chances de refléter la réalité.

Il s'agissait aussi et surtout pour certains intrigants proches du Palais deme faire perdre ma crédibilité, d'entamer mon autorité. Pour moi, mais aussi

 pour le régime de Bourguiba, l'état de grâce était bel et bien terminé. LesGuiga, Belkhodja pouvaient pavoiser ! Les opposants sincères désespérèrentde faire évoluer le régime dans la légalité et par les urnes. Dommage pour le pays !

Pour moi, un beau rêve s'était envolé, une grande espérance s'étaitévanouie. Comme je devais le dire dans Lettre ouverte à Bourguiba2  :

« J'aurais dû aller plus loin et présenter ma démission. Je ne le fis pas,me rendant à ce que l'on nomme la Raison d'État. Je le regrette aujourd'huiet considère que ce fut là une faute politique ».

Pendant les six années et trois mois de mon activité comme Premierministre, la presse libre, indépendante ou d'opposition s'est spectaculairementdéveloppée : plus de 42 titres ont vu le jour.

1. Jeune Afrique, 1989.2. Alain Moreau, 1987.

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Imposé par Wassila au ministère de l'Information, Tahar Belkhodjafanfaronna que c'est à lui qu'on devait ce « printemps de l'information ». Les

 journalistes et les patrons de presse savent parfaitement à quoi s'en tenir surcette question \ Le Dr Moncef Marzouki déclara en tant que Président de laLigue tunisienne des Droits de l'Homme :

« Je pense comme à un Eldorado à cette époque (1980-1986) où Erraï, le

Phare, le Maghreb  (disparus),  Réalités...  mais aussi tant d'autres journauxréduits à l'ombre d'eux-mêmes ouvraient leurs colonnes à des débats d'unerare qualité, et à une liberté frondeuse et gaie... Certes les journaux étaientharcelés mais revenaient sans cesse, et toute notre presse sentait bon laliberté... »2.

L'hebdomadaire  Erraï   (l'Opinion) qui a vu le jour en décembre 1977grâce au libéralisme de Hédi Nouira, sous l'étiquette indépendant, s'étaitmobilisé à partir du jour où son directeur n' avait pas été retenu sur la liste des

candidats du Front national de novembre 1981, pour critiquer et souventdénigrer l'action du gouvernement. N'osant pas s'en prendre directement auchef de l'État, il me prenait toutes les semaines pour cible favorite, d'autant

 plus que je ne répliquais point, ni ne portais plainte.L'organe du parti communiste,  Al Tarik El Jadid   (Voie Nouvelle) ne

trouvait pas de mots assez durs pour tourner la politique que je mettais enœuvre, en dérision.  Al Mostaqbal   (l'Avenir), organe du Mouvement desDémocrates Socialistes,  Le Maghreb,  prétendument indépendant et

 beaucoup d'autres journaux, étaient plutôt portés sur la critique systématique,avec une certaine démagogie. Je m'en accommodais mais jugeais parfoisopportun de leur répondre indirectement, lors de mes tournées à travers laRépublique.

Il y eut malheureusement quelques suspensions de journaux, limitées dansle temps et parfois des poursuites judiciaires. L'histoire et les archives, quandles chercheurs y auront accès, montreront que ce n'était pas de mon fait etque, souvent, cela se produisait malgré et contre mon avis. En général, les

ordres émanaient directement du palais de Carthage, très allergique depuisl'indépendance, à la liberté de la presse. Quelques exemples :

Le journal Le Phare a publié à l'occasion du 20 mars 1981, anniversairede l'indépendance nationale, un article traitant de la lutte du peuple tunisien,de son émancipation et osa évoquer les sacrifices consentis par d'autres

1. De fortes pressions furent exercées sur moi pour ne pas m'opposer à l'entrée de Belkhodja au

gouvernement. B. Zarg El Ayoun a insisté pour que je ne mécontente pas Wassila. Guiga, quiattira mon attention plus d'une fois afin de m'opposer à l'entrée de ce « loup » dans la bergerie,changea subitement d'avis : après la cérémonie de l'ouverture de l'année judiciaire, il invitaMezri Chékir le 17 octobre 1980 à l'accompagner dans sa voiture jusqu'à son bureau auministère de l'Intérieur, où il essaya de le convaincre du contraire. Il lui dit en particulier : «   il

 faut qu'il   [Belkhodja]  plonge dans le marécage de l'information et devienne la ciblequotidienne du Président, vu les problèmes de la radio et de la télévision !... ».

2. Réalités,  24 mars 1993.

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chefs, d'autres militants que Bourguiba. Circonstance aggravante, l'articleétait illustré par des portraits du bey, de Salah Ben Youssef 1 et d'Ahmed BenSalah2. De Nefta, dans le sud-ouest tunisien où il se trouvait en villégiature,le Président m'avait téléphoné pour se plaindre amèrement de l'ingratitude etde l'arrogance « de ces gens-là ! ».3

Un jour, j'appris par la presse qu'un substitut avait pris l'initiative desuspendre le journal  El Maoukef,  organe du Rassemblement progressistesocialiste, parti non reconnu mais toléré, animé par Nejib Chabbi. Le motifofficiel était l'atteinte à la religion et aux bonnes mœurs ! J'ai immédiatementtéléphoné au ministre de la Justice, Mhamed Chaker qui fit rapporter cettemesure de suspension. À ce propos, il convient de rappeler que lesanimateurs du Rassemblement progressiste socialiste, dispersés depuis 1968,1972, 1974... par l'exil et la prison, avaient été libérés ou autorisés à rentrerdans le pays par moi-même.

Une autre fois, ce fut l'ambassade de Syrie qui porta plainte auprès destribunaux contre le n° 45 du journal Le Maghreb.  Je dus intervenir moi-même auprès du diplomate concerné pour éviter la suspension et faire classerl'affaire. Au début d'octobre 1984, Abderrazak Kefi, ministre del'Information, m'apprit que le Président lui avait donné des instructions envue d'interdire, pendant six mois, la distribution des publications du groupe

 Jeune Afrique  4.  Cet hebdomadaire s'était permis de critiquer Tarek BenAmmar, neveu de Wassila qui obtint de son époux cette sanction. J'étaiscontre évidemment, par respect pour la liberté de la presse et par souci de ne

 pas ternir la réputation de la Tunisie à l'étranger. Le 15 octobre, fête del'évacuation, j'accompagnai Bourguiba aux cérémonies officielles à Bizerteet déjeunai en sa compagnie à la Pêcherie, située à la base navale de notreMarine nationale. Au moment de prendre congé pour rejoindre directementl'aéroport à destination de Paris en vue d'entamer, le soir même, une visiteofficielle dans trois pays d'Extrême-Orient (Japon, Corée du Sud, Chine),

 j'ai prié le Président de rapporter cette décision qui condamnait trois revuesà disparaître de nos kiosques. Ce fut en vain. Lors de mon escale parisienne,

 j'ai demandé à l'ambassadeur Mabrouk de rassurer Ben Yahmed, le directeurde Jeune Afrique, en lui promettant que je reviendrai à la charge, dès monretour à Tunis. C'est ce que je fis, d'ailleurs avec succès.

1. Ancien secrétaire général du Néo-Destour qui s'opposa à Bourguiba : il lui reprochait de se« contenter » de l'autonomie.

2. Ancien ministre du Plan et des Finances qui paya la politique de coopération des années soixante.3. Ce jour-là, j'ai présidé, place de la Casbah, un grand meeting populaire pour commémorer la fêtede l'indépendance ; plusieurs dizaines de milliers de personnes y avaient assisté et Wassila metéléphona le soir même et me dit : «  Attention ! Le Président a vu cette foule immense qui vousécoutait, il est jaloux ».

4. A propos de ce journal, je ne résiste pas à l'envie de reproduire (p. 115), une lettre qui m'a étéadressée par B.B. Yahmed et signée de sa main et où il me demandait une 2ème fois de l'aider auprèsdu gouvernement algérien). A remarquer le post-scriptum.

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Mais ce journaliste déclencha une « chouha », une cabale, et publia desdizaines d'articles de soi-disant lecteurs « indignés », de Tunisiens,d'Africains et de Français qui avaient trouvé l'occasion belle pour attaquer laTunisie et son régime. Depuis une vingtaine d'années, il s'est « assagi » !!

Les membres du Comité central du PSD, réunis en octobre 1981 au palaisde Carthage, avaient constaté la colère de Bourguiba contre le journal Le

 Maghreb  qui avait alors publié, en couverture, la photographie d'AhmedMestiri. Pourtant, quelques minutes auparavant, et en présence d'AhmedBennour, secrétaire d'État à la Sûreté nationale, je croyais être parvenu à lecalmer en l'assurant que le secrétaire général du MDS pratiquait l'oppositionlégale et qu'il lui vouait le plus grand respect. Il se mit, devant tous lescollègues, à parodier les membres du comité de direction de ce journal et ytrouvant le nom du sieur Béchir Khantouche  1 se mit à le traiter de tous lesnoms2.

Il demanda au ministre de l'Equipement, Mohamed Sayah, de chasser deson cabinet : « l'épouse de ce chien ! ».

Heureusement pour ce couple, les voies de la clémence présidentielle sontinsondables. Béchir Khantouche devait être réhabilité et désigné comme leseul conseil auquel se trouvaient contraintes de s'adresser toutes les grandesunités industrielles publiques pour la « défense » de leurs intérêts. C'est luiqui a requis - car cet avocat ne plaide pas, il requiert - les peines les pluslourdes contre mon fils aîné, au mois d'octobre 1986.

En dépit de mes efforts au service d'une presse véritablement libre, je n'aimalheureusement pas pu empêcher par exemple que ce fut seulement par lecanal du quotidien Essabah que me fut portée la nouvelle de la suspensionde l'hebdomadaire  Réalités,  qui se voyait, le 27 juin 1986, interdit dekiosques pour six mois. Le 8 juillet, le jour de ma propre disgrâce, ledirecteur de ce journal, Moncef Ben Mrad à cette époque, était traduit devantles tribunaux. J'ai appris par la suite qu'on voulait faire payer à ce dernier saconscience professionnelle qui l'avait poussé à évoquer l'existence d'un

lourd et accablant dossier concernant un certain Mohamed Kraiem, établi parle Dr Bouricha qui lui avait succédé à la tête du ministère de la Jeunesse etdes Sports.

Les compromissions avaient été établies par quatre inspecteurs duPremier ministère et du ministère des Finances. Saïda Sassi, protectrice deKraiem, avait travesti les faits devant son oncle de président qui refusa

1. Cet avocat a été exclu de la cellule du PSD de sa ville Ksar Hellal, le 21 août 1973. Il devaitconnaître une ascension fulgurante au congrès du PSD du 19 juin 1986 où il a été désigné parBourguiba membre du Comité central. Lorsque le 24 juillet 1986, j'ai été exclu du Bureau

 politique sans être jamais entendu, Khantouche m'y a succédé !2. Au cours de cette entrevue, Bourguiba nous demanda, à Ahmed Bennour et à moi-même,

d'ouvrir le dossier de Chekib Nouira, fils de l'ancien Premier ministre, et de l'interroger, entreautres, sur ses avoirs à l'étranger. Ahmed Bennour promit une enquête qui devait innocenterl'intéressé ; nous n'avons pas eu de peine à calmer le Président par la suite.

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d'entendre le Dr Bouricha et le renvoya. Ce médecin était pourtant réputé,surtout à Sfax et dans tout le sud tunisien, pour son intégrité et sescompétences.

Mieux encore et aussi invraisemblable que cela puisse paraître,l'hebdomadaire en langue française du PSD, Dialogue,  dirigé par Raja Almi,

une dame de qualité et de principes, a été suspendu le 20 mars et pour une période de cinq semaines à cause d'une colère du chef de l'État qui ne luiavait pas pardonné d'avoir accordé la prééminence au Sommet des NonAlignés de New Delhi auquel j'avais représenté la Tunisie au détriment de larencontre « historique » Bourguiba-Ben Jedid (18-20 mars 1983) ! Pourréparer sa faute « inexcusable », la direction de Dialogue a dû consacrer, danssa livraison du 1er   mai, un supplément en couleur sur papier couché pourrendre compte du sommet Bourguiba-Ben Jedid. Le Président a donc

suspendu un journal, dont il était théoriquement le responsable, en tant quePrésident du PSD !Enfin, c'est le Président Bourguiba qui a téléphoné directement au

directeur de la radio-télévision pour exiger la suppression de l'émissionhebdomadaire (La voix de l 'UGTT ), suite aux critiques de Taïeb Baccouchecontre la suppression de la compensation des produits dérivés du blé.

En évoquant certains exemples qui illustrent mon souci constantd'assurer la liberté de la presse, me reviennent deux épisodes significatifsque je me contente d'évoquer :

1) Je voudrais citer - à titre d'exemple - le commentaire écrit parBourguiba Ben Rejeb, professeur de stylistique à l'Institut  BourguibaSchool   et publié dans les colonnes de la revue Réalités  Le lecteur peutapprécier le ton de cet article, publié sans entrave au nom de la liberté dela presse !

La victime en était Mansour Moalla, ministre des Finances et du Plan,qui aurait déclaré à  Jeune Afrique  qu'il avait loué un petit avion pouraccomplir une mission officielle. Ben Rejeb, qu'on n'entend plus, ni ne lit

 plus aujourd'hui... éructa :« Disposer d'un avion, on ne vous demande rien, juste d'attacher votre

ceinture. Alors que sur le plancher des vaches, attacher sa ceinture nous permet de ne pas laisser tomber le pantalon ».  Et de conclure :  « Voici ceque c 'est qu 'une république bananière ».

 Réalités  fut saisi sur plainte de l'intéressé et un procès fut intenté àMoncef Ben Mrad. Six mois après, le tribunal prononça un non-lieu !Les juges n'avaient pas compris la traduction de cette dernière phrase :« Joumhouria maouzia ! »  (République bananière).

1. N° paru en 1982.

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J'ai tout fait par la suite pour aider   Réalités  à réapparaître. Ce qui estcertain, c'est que je n'aurais jamais réprimé la presse en prétextant decertains débordements. Régulièrement j'écoutais des collègues, conseillersou amis me mettre en garde contre certaines caricatures ou articles vraimentméchants ou tendancieux. Je répondais toujours que le peuple était mûr et

qu'il saurait distinguer le bon grain de l'ivraie. Tout ce qui est excessif n'est-il pas insignifiant ?Dans le numéro 37 de  Réalités,  l'implication de certains proches de

Mohamed Sayah dans la société IKSA conduisit Moncef Ben Mrad à écriredans son journal : « Je défends le projet de M. Mzali contre celui de Sayah

 parce que si ce dernier devait remplacer Bourguiba, il mettrait le pays dansla déroute /... ».

Evidemment, je lui ai laissé l'entière responsabilité de cette affirmation.

2) En octobre 1985, autant qu'il me souvienne, Habib Achour jugeaopportun de m'attaquer personnellement dans  Jeune Afrique  et lors d'uneconférence de presse, il y alla de son langage de charretier : «  J'ai mangé latête (sic) de Nouira, je mangerai la tête de Mzali  (resic) ! ». Il ajouta : « Lerégime israélien et celui de l'Afrique du sud (apartheid) sont plus

 supportables que celui de la Tunisie ! ». Je n'ai pas intenté de procès, ni au journal, ni à Achour, mais je me suis contenté de répliquer au cours d'undiscours improvisé à l'Assemblée nationale : «  M. Achour, vous ne

m'intéressez point ! La prison, vous ne l'aurez pas ! ».Sur cet épisode, les chercheurs peuvent se référer au Journal officiel  del'Assemblée nationale de décembre 1985... Mais Bourguiba ne l'entendit

 pas de cette oreille. Deux ou trois fois par semaine, il me demandait de lefaire écrouer. Chaque fois, je l'en dissuadais en affirmant qu'Achour enliberté serait moins dangereux que Achour prisonnier. En fait, à part quelquesinconditionnels, ce dernier était isolé et de plus en plus de syndicalistes,comme Taïeb Baccouche, Sadok Allouche et leurs amis outrés par ses

extravagances, s'en étaient éloignés.1

Tahar Belkhodja, toujours lui, voulut faire un clin d'œil - encore un - àl'opinion française en affirmant dans ses « Trois décennies » que le mérite del'introduction d' Antenne 2  en Tunisie revenait à lui seul et au soutien duPrésident, et ce - crut-il judicieux d'ajouter - malgré l'hostilité dugouvernement et surtout la mienne propre. Il prétendit que le Président

m'avait « tancé » pour cela mais qu'« en réaction », j'avais obtenu le départde l'ambassadeur de France, Pierre Hunt, en le demandant expressément àPierre Mauroy lors de sa visite officielle en Tunisie, contrairement à tous lesusages !

1. Je reviendrai sur ce point dans le chapitre : Malentendus avec les syndicats.

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J'affirme que Belkhodja n'a pas dit la vérité et que jamais je n'ai penséfaire pareille démarche, ni ne me serais permis d'intervenir dans les affairesfranco-françaises. J'ai toujours entretenu avec Pierre Hunt des rapports decourtoisie. Sans s'en rendre compte, Belkhodja se contredit dans la même

 page 259 en rappelant que le projet avait déjà été discuté lors de la visite duPrésident Valéry Giscard d'Estaing en 1973. De 1973 à 1980, je n'étais pas

Premier ministre de la République tunisienne, qui donc avait mis les bâtonsdans les roues, si cela avait été le cas ?

Voici d'autres contre-vérités et divagations de cet affabulateur peurespectueux de la vérité, qui n'auraient pas mérité une réponse si je n'avais pasle souci de contribuer à rétablir celle-ci lorsque seront retombés les ventsmauvais de la polémique et que sera venu le temps de la restituer d'une plumesereine et impartiale '. Tellement il est vrai, - comme l'avait déjà dit Soljénitsyne- que la vérité est plus difficile à faire surgir que le mensonge à inventer !

Toujours dans son plaidoyer   pro domo,  d'autres mensonges sont doncégrenées lorsqu'il retrace les circonstances largement romancées de sondépart du gouvernement ainsi que de celui de Mansour Moalla. TaharBelkhodja a tendance à mêler Mansour Moalla à ses propres aventures,comme pour persuader le lecteur qu'il s'agit de la même catégorie d'hommeset de ministres. En réalité, il n'y a aucune comparaison possible entre deux

 personnalités aussi éloignées l'une de l'autre.Moalla jouit d'une formation politique et universitaire solide. Il a du

caractère et ne manque pas de pertinence et de dialectique pour exposerses thèses ou réfuter celle des autres. Hautain, parfois arrogant, il luiarrivait d'indisposer ses collègues. Il était très risqué de lui chatouiller unorteil tandis qu'il semblait parfois aveuglé par le sentiment de sonimportance. Mais je l'estimais et ne lui ménageais pas ma confiance car ilétait patriote et compétent quoique sourd aux appels du peuple et à la

 justice sociale. Il venait souvent dans mon bureau ou à mon domicile privé pour me conseiller plus d'audace dans les avancées démocratiques, plusde détermination dans l'accomplissement des réformes et voyant que

 j'étais freiné dans ma mission par les lubies du Président et les intriguesdu sérail, il n'hésitait pas à me conseiller de démissionner, de faire uncoup d'éclat pour secouer le cocotier. !2

1. Le Professeur Farhat Dachraoui, ancien ministre, ancien dirigeant syndicaliste, écrit à propos deTahar Belkhodja : «  Qu'il cherche aujourd'hui à se positionner comme champion dulibéralisme sous le régime de Bourguiba, c 'est son affaire ! Mais qu 'il ne le fasse pas auxdépens d'autrui en jouant au jeu de l'ancien ministre de l'Intérieur libéral, aux mains propres,au jeu du mémorialiste objectif et impartial. Son témoignage n'est pas crédible. En tout cas,

moi je ne le crois pas ! ». Réalités n° 704 du 10 au 16 juin 1999, page 21.2. Je rappelle que la carrière de Moalla a été marquée par quatre expériences manquées, à cause de

son mauvais caractère et de sa mégalomanie : Numéro deux de la Banque Centrale depuis sacréation il faillit en venir aux mains avec son gouverneur Hédi Nouira. Secrétaire d'état àl'industrie et au commerce avec Ben Salah il fit "pshtt".. .Ministre du Plan et des Finances dansle gouvernement Nouira il fit une sortie fracassante.. .J'ai été obligé de m'en séparer samedi 18

 ju in 1983 pour arrogance.. ; Bref il a été durant toute sa carrière un .. . "blabzi " selonl'expression populaire.

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Lors du Conseil des ministres du 9 juin 1983, Moalla fit des réservesquant au financement de la construction d'une double voie pour relierl'aéroport de Monastir au palais présidentiel de Skanès. Ce dossier était

 présenté par Mohamed Sayah, ministre de l'Equipement. Le ministre desFinances déclara qu'il avait convaincu Bourguiba de l'opportunité de différerle projet qu'il qualifia... de projet pirate. Or Bourguiba m'avait téléphoné

 juste après l'audience accordée à Moalla pour me dire : «  M. Moalla « faddadni », « il m'a pompé l'air ! » et qu'il comptait sur moi pour obtenir lefinancement nécessaire. Evidemment, je ne pouvais rapporter les propos

 présidentiels au Conseil des ministres. Je crois savoir d'ailleurs qu'il fit lamême démarche auprès de Sayah. Mais un incident eut lieu à propos d'uneautre question à l'ordre du jour. Mansour Moalla et Azouz Lasram s'étaientopposés et chacun y était allé de ses arguments. Guiga, perfidement, fit mined'exprimer son désarroi :

« Que faire,  me dit-il, quand le ministre des Finances et du Plan et celuide l'Économie ne sont pas d'accord ? Je souhaite que le gouvernement aitun point de vue homogène ».

Depuis l'indépendance, le Président et les Premiers ministres faisaienttoujours la synthèse des débats du Conseil des ministres et concluaient. On nevotait point. C'est ce que je fis en donnant plutôt raison à Azouz Lasram, dont

 je trouvais les arguments plus pertinents. Mais contrairement aux usages,Moalla reprit la parole pour argumenter. Je maintins mon point de vue et

Moalla tenta de répliquer une troisième fois. Je levai la séance et j'entendisalors Belkhodja murmurer à son voisin de table : «  Moalla a raison ».

Contrairement à ce qui a pu se dire ou s'écrire, j'affirme que c'est la seulefois où je m'étais plaint d'un collègue auprès du Président, non pas du faitd'un désaccord, mais pour une question de politesse et d'atteinte à monautorité. J'ai dit au Président : « Je ne peux plus travailler avec lui ; c 'est luiou c 'est moi ! ».

Voyant ma détermination, le Président convoqua une réunion pour le

lendemain à laquelle assista Azouz Lasram. Elle a été pénible. Moalla est allé jusqu'à dire à Lasram :

« Même ton cousin Moncef Belkhodja, le gouverneur de la Banque centraleest d'accord avec moi ! ».  Et, Lasram, très vexé par cette insinuation,répliqua :  « Mon cousin ! Mais c'est toi qui l'as nommé ! ».  Et Lasramd'ajouter : « M. le Président, je m'en vais et je laisse Si Moalla travailler dansla sérénité ». Bourguiba, dans une semi-absence, soupira : «Ichbih ! Pourquoi

 pas ? ».

J'intervins énergiquement et rappelai que j'étais plutôt d'accord avecAzouz Lasram. Le Président se ressaisit et me demanda de voir avecMansour Moalla s'il était encore possible de résoudre cette crise. Inutile dedire que je n'ai eu aucun contact ni avec l'un ni avec l'autre.

Le samedi 18 juin à 9 heures, Bourguiba me demanda si le problèmeMoalla était réglé. « Non,  lui dis-je  et il ne saurait l'être ni aujourd'hui ni

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demain ».  Bourguiba téléphona alors à Moalla : « Le Premier ministre meconfirme qu 'il ne peut plus travailler avec vous ; je mets donc fin à vos

 fonctions ». Il ajouta : « Je ne suis d'ailleurs pas inquiet pour vous. Vous avezde quoi vivre décemment ».

Il se tourna ensuite vers moi :

« Je me rappelle que vous m'avez rapporté que Tahar Belkhodja avaitdonné raison à Moalla,  me dit-il. Cela ne porte pas à conséquence, c 'étaitun simple avis personnel exprimé en catimini,  répondis-je.  Non, c 'est trèsimportant. Je tiens à ce que vous travailliez avec vos collègues dans l'estimeréciproque, (le Qdar) et avec toute l'autorité nécessaire ».

Il téléphona alors à Tahar Belkhodja pour lui annoncer qu'il se proposaitde le nommer ambassadeur à Berne. J'ai compris que Belkhodja lui réponditqu'il préférait rester député et s'occuper de ses filles. S'agissant du voyage

que l'intéressé devait faire aux États-Unis, c'est le Président qui lui en signalal'inopportunité. Cela m'était complètement indifférent !

J'espère avoir mis fin à cette légende fabriquée de toutes pièces selonlaquelle je me serais débarrassé systématiquement de certains ministres« d'envergure » qui m'auraient porté ombrage. Ceux qui ont imaginé cettethèse ont projeté leurs fantasmes et ont confondu ma conduite avec cellequ'ils auraient eu, eux-mêmes, s'ils avaient été à ma place. En psychologie,cela s'appelle la projection. Quoiqu'il en soit, Belkhodja, comme Guiga, se

hâta de rentrer en Tunisie, quelques mois après le changement du 7novembre 1987. Il ne pouvait supporter plus de quatre années d'exil. Ilcomparut aussitôt devant un tribunal de droit commun qui le condamna àquatre ans de prison... avec sursis et 40 000 francs d'amende. CommeGuiga, il bénéficia, quelques annéess plus tard, d'une grâce présidentielle. Desamis juristes m'ont affirmé qu'il est rare d'accorder un sursis à une longue

 peine de prison.Cet ancien ministre de l'Intérieur, par la grâce de Wassila, plus riche

d'ambitions que de convictions, plus soucieux de son paraître que de véritéhistorique, qui a joué le père « Tapedur » en créant les BOP (Brigades del'Ordre Public), surnommé d'ailleurs à l'université Tahar BOP, dont lessbires se sont surpassés dans les tortures infligées aux étudiants, aux militantsde gauche et du mouvement de l'Unité populaire d'Ahmed Ben Salah,devrait apporter les corrections indispensables à ses « Trois décennies » pouressayer de gagner un rachat improbable

1. Pour terminer avec Guiga et Belkhodja, voici, à titre d'information, ce qu'en dit l'ambassadeuret ancien ministre de Bourguiba, Nejib Bouziri (Revue historique maghrébine, n° 104,septembre 2001) : «  Belkhodja défend Guiga en prétendant que ce dernier a payé injustement.Cette position de Belkhodja n 'étonnera personne, car lui et Guiga sont de la même espèce etont tous les deux commis les mêmes vilenies. Ils ont tous deux fait le plus grand mal à

 Bourguiba et à la Tunisie par leurs agissements criminels... Du moins Guiga n 'a pas poussé lecynisme et l'arrogance d'écrire un livre pour se refaire une virginité morale et politique commel'a fait Belkhodja avec tant d'impudence !... ».

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CHAPITRE V

Le combat continué pour la démocratie

Malgré le « raté » de novembre 1981, dont j'ai évoqué plus haut lescauses et les circonstances, j'ai persévéré dans mon action, tant il est vraiqu'« il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour

 persévérer ». J'ai acquis la conviction que le Président Bourguiba étaitsensible aux arguments rationnels et à la logique cartésienne. Chaque foisque je le trouvais « en forme », serein, je développais mon argumentationen faveur d'une véritable ouverture qui tînt compte de l'évolution du

 peuple, des aspirations légitimes de notre jeunesse et de nos universitaires.Mais que de fois, de très nombreuses fois, je le trouvais « absent », demauvaise humeur ; j'étais alors en présence d'un autre homme : visagelivide, mine blafarde, démarche chancelante ; tout indiquait qu'il étaitsous l'effet de substances psychotiques, de ce que l'on appelait jadis « unecamisole chimique ». Il se plaignait de ses insomnies... «  Hier,  merépétait-il fréquemment, je  n'arrivais pas à dormir ! Une, deux, trois puisquatre doses de sirop de chloral... puis à peine une ou deux heures

d'assoupissement et voilà que je perds le sommeil. A trois heures dumatin, j'ai demandé mon petit déjeuner... ! »  D'autres fois, c'était desennuis entéro-gastriques. S'agissant de son anatomie ou de sa

 physiologie, il en parlait naturellement, simplement, sans presque riencacher. Cela me rappelle la phrase de Churchill à bord d'un croiseur enroute pour Yalta, adressée à son officier d'ordonnance, lorsque ce derniervoulut lui communiquer une dépêche urgente. Churchill était en train dese doucher et l'officier, pris de pudeur, eut un mouvement de recul...

« Entrez, jeune homme !  lui dit Churchill,  l'Angleterre n'a rien àcacher ! »

Que de fois Wassila m'avertissant que le Président avait passé unemauvaise nuit, me priait de ne point évoquer les sujets qui « fâchent ».J'étais alors dans l'obligation morale de sélectionner les dossiers.Toutefois j'ai réussi souvent à lui parler de la nécessité de légaliser au

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moins trois partis ', ceux qui avaient joué le jeu et participé aux élections denovembre 1981. Je sentais qu'il était mûr pour annuler la « suspension » quiavait frappé le Parti communiste, au lendemain du complot de décembre1962  2. Déjà, quelques semaines auparavant,  Voie nouvelle,  l'organe de

 presse de ce parti, avait été autorisé à paraître. Il me l'avait promis. J'étais un

des rares responsables à ne pas avoir été étonné le jour où il reçut leSecrétaire général de ce parti, à Skanès. C'était le 18 juillet 1981, en présencedu directeur du PSD, Mongi Kooli, jour où il lui signifia son accord lorsqueM. Harmel sollicita la légalisation de son parti. Ce qui m'étonne par contreaujourd'hui, c'est la déclaration de ce dernier à son journal en date de juin,

 juillet 2003 dans laquelle il révéla qu'au sortir du bureau présidentiel,Wassila lui dit :

« Vous croyez vraiment que la démocratie est possible avec... Franco ! ».

Je ne cessais, durant toute cette période de faire preuve d'optimisme etsurtout d'agir. Je déclarai au journal As Sabah  en avril 1983 que : «  Les prochains mois verront progressivement des mesures et des initiatives denature à instaurer le pluralisme ».

J'avais même mis en chantier, avec mes collègues qui y croyaient, l'étuded'une loi organisant la vie politique et syndicale sur la base du pluralisme. Ilfallait mettre en forme les quatre ou cinq conditions que j'avais moi-mêmerédigées et fait incorporer dans le discours programme du chef de l'État du

10 avril 1981. Toute formation politique qui sollicite d'être légalisée, devaitdonc s'engager à ne pas recourir à la violence, à rejeter toute obédienceétrangère, à être financièrement autonome et à préserver les acquis

 progressistes depuis l'indépendance : émancipation de la femme,démocratisation de l'enseignement pour filles et garçons...

Ayant constaté que le dossier avait « mûri », je profitai d'un long tête àtête avec le Président avant de l'accompagner à l'aéroport pour saluer le RoiJuan Carlos et la Reine Sophie qui terminaient leur visite officielle (15 au 17

novembre 1983), pour revenir à la charge et « insister ». J'ai rappelé le tonmodéré de Mestiri dans ses déclarations à la presse et fait état de la lettre quece dernier m'adressa pour m'informer qu'il organisait le Congrès du MDSles 16 et 17 décembre 1983 et m'invitait à déléguer un représentant du PSDqui devait prendre la parole à la séance d'ouverture. J'ai soumi au Présidentl'une des options suivantes : soit nous interdisons au MDS de tenir son

1. Je n'avais pas oublié la réflexion du militant Ahmed Tlili dans sa fameuse lettre adressée à

Bourguiba le 25 janvier 1966, dans laquelle il lui disait : «   le vieux Destour et le Particommuniste qui ne gênaient en rien le Néo-Destour, ni avant ni après l'indépendance, ont été purement et simplement supprimés au moment où leur influence était en déclin. Leur maintienaurait servi au Néo- Destour de point de repère et de miroir dans son action. Leur présence etleurs critiques auraient contribué à éviter les erreurs possibles du Parti sur lequel s'appuie le

 gouvernement... ».2.  Mené par des anciens fellagha et des officiers, il visait à tuer Bourguiba et ses principaux

ministres. Il échoua 24 heures avant son exécution : un sousofficier conjuré avait trahi.Bourguiba en prit prétexte pour interdire le Parti communiste et son organe  Tribune du progrès.

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Congrès, soit nous attendons l'organisation par la loi de la vie des partis, cequi risquait de prendre du temps, soit nous décidons d'accorder le visa aux

 partis qui ont participé aux élections du 1er novembre. J'étais sûr de laréponse. Elle ne tarda point : «  Je choisis la dernière option »  a réponduBourguiba. J'étais fier d'annoncer à Ahmed Mestiri et Bel Hadj Amor, la

 bonne nouvelle. Le jour même, le ministre de l'Intérieur leur remit, lorsd'une séance solennelle, les visas. Le MDS attendait le sien depuis cinq anset le MUP II depuis deux ans. Bourguiba a reçu les deux leaders et Mestirilui dit, entre autres :  « Vous n 'aurez pas à regretter ce geste courageux,

 Monsieur le Président ».La nouvelle a fait l'effet d'une bombe. Ce fut une journée de liesse ;

« Mabrouk » [Bonne et heureuse nouvelle] se disaient les Tunisiens, commeà l'occasion des fêtes. Dans tout le pays, des cortèges de voitures se sont

formés spontanément, au son de « yahia, yahia Bourguiba ! » (ViveBourguiba). Les militants du PSD n'étaient pas les moins enthousiastes.Souhayr Belhassen remarque dans Jeune Afrique  1  :

« Outre qu 'elle facilite la détente de la vie politique dans le pays et donneun regain de prestige à Habib Bourguiba, cette légalisation fait déjà de l'ère

 Mzali, l'ère de la libéralisation ». Sophie Bessis pour sa part, note dans lemême journal :

« Si rien ne vient arrêter le processus en cours, et il semble désormais

assez avancé pour être irréversible, M. Mzali restera dans les mémoires cequ 'il a voulu être : l'artisan de l'ouverture ».Quant à Jean-Louis Buchet de Jeune Afrique  (numéro cité plus haut), il

écrit :« Saluons la persévérance du Premier ministre Mohamed Mzali. Dès avril

1981, il avait obtenu du président Bourguiba qu'il se prononce pour le principe du multipartisme. Permettant à Béchir Ben Yahmed d'écrire : "Lavictoire remportée par la démocratie en Tunisie est due pour l'essentiel à un

homme formé par... le parti unique, qu 'il n 'a pas quitté, et chez qui, par uneespèce de miracle, l'esprit démocratique ne s'estpas tari : Mohamed Mzali " ».J'ai reçu plusieurs messages de félicitations et d'encouragement, de

l'intérieur et de l'étranger. Je me contente de publier cette lettre d'un jeuneavocat de Sousse, député indépendant, dont il suffit de lire les interventionsà la Chambre des députés, telles qu'elles sont reproduites au Journal officielde l'Assemblée pour se rendre compte qu'il n'a jamais ménagé legouvernement dont j'étais le Premier ministre :

« La décision du président Bourguiba autorisant le multipartisme, enTunisie, est un événement majeur, et un haut fait dans l'histoire de notre pays. Nul doute que la journée du 19 novembre sera commémorée, àl'avenir, comme une date historique.

1. N° du 30 novembre 1983.

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« C'est pour moi un honneur de rendre hommage à son artisan, le chef del'État qui couronne ainsi toute une vie au service de la Tunisie, qui lui seraéternellement reconnaissante, pour son courage, sa lucidité et sonabnégation.

« Permettez-moi, Monsieur le Premier ministre, de vous associer à cet

hommage. Personne n 'ignore le rôle éminemment déterminant que vous avez joué et votre contribution personnelle, combien importante à cet événement.

« L'histoire ne manquera pas, j'en suis persuadé, de retenir à votre actifla gloire tant enviée d'avoir effectivement engagé le pays dans un tournantirréversible. Quel meilleur motif de fierté et de satisfaction pour vous,

 Monsieur le Premier ministre, pour cette œuvre, à la mesure de vos efforts etdes vœux les plus chers de vos concitoyens ? Une couche non négligeable dela population de notre pays, se trouve ainsi réconciliée, et de manière

durable, avec le Régime et le Parti, pour le bien de la Tunisie.« A elle seule, cette œuvre vous donne droit, et amplement, à la

reconnaissance des Tunisiens, et vous ouvre largement les portes del'Histoire.

« Les hommes, dit-on, sont ce que sont leurs choix. Vous avez choisi, Monsieur le Premier ministre, le chemin le plus ardu, et depuis trois ans,celui de la tolérance, de la concorde et de l'intérêt général bien compris, etvous venez de donner magistralement la preuve que vous comptez persévérer

dans cette voie, n 'en déplaise aux nostalgiques et aux sceptiques.« Notre espoir à tous, mais que dis-je ? Notre devoir à tous, est de faire

en sorte que l'esprit civique l'emporte maintenant sur toute autreconsidération, et que le dernier mot reste à la pondération face à ce nouveaudéfi de l'Histoire qu'est le multipartisme. Ainsi, et ainsi seulement, ladécision du 19 novembre sera un acquis précieux et un élément de stabilitéet de progrès.

« Veuillez agréer enfin, Monsieur le Premier ministre, l'expression demon déférent respect et de ma très haute estime.

« Maître Raouf Boukeur. 25-11-83 »

Je suis fier d'avoir laissé, en quittant le pouvoir, en juillet 1986, quatre partis légaux, en pleine activité, disposant chacun d'un ou de plusieurs journaux, en plus des dizaines de quotidiens et d'hebdomadairesindépendants paraissant dans les deux langues, arabe et française. Était-ce unsigne du destin ? Mon dernier acte public et officiel, en qualité de Premierministre, allait m'amener, la veille de mon limogeage, à présider la séancesolennelle d'ouverture des travaux de la première session de l'UniversitéEuro-Arabe Itinérante, à Carthage, en présence de prestigieuses personnalitésuniversitaires tels Jacques Berque, Mohamed Arkoun, Michel Chodkiewicz,

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 politiques tels Michel Jobert, le ministre espagnol de l'Éducation, decréateurs célèbres tels Adonis, Amin Maalouf, Rodriro de Zayas, JulienWeiss, des journalistes connus tels Paul Balta, Charbel Dagher, du corpsdiplomatique et de plusieurs universitaires, intellectuels et créateurstunisiens. « Un sommet de l'intelligence » euro-méditerranéenne, en somme,

comme l'avait titré le quotidien Le Temps.L'université Euro-Arabe Itinérante avait été fondée par un groupe

d'universitaires européens et arabes réunis par un compatriote, MohamedAziza qui avait choisi la carrière internationale en animant à l'Unesco lesEtudes interculturelles. Ami personnel de Léopold Sédar Senghor, deYoussef Chahine, du musicien Yéhudi Menuhin, de Pierre Seghers, de JorgeAmado en particulier, il avait acquis, sur le plan international, une réputationque ses œuvres traduites en plusieurs langues, ne cessaient de renforcer.

J'avais eu l'occasion de le connaître au moment du lancement de laTélévision tunisienne où il joua un rôle significatif, comme je l'ai rappelé

Quoique sadikien comme moi, il avait suivi un autre itinéraire et, bieninspiré, n'a jamais voulu s'engager dans l'action politique. Son combat,estimait-il, se situait ailleurs : il voulait, avec d'autres, réinsérer la culturearabe dans le dialogue mondial des cultures afin que, par une dynamiquedialectique, elle puisse retrouver, même sur le plan interne, les ressources desa propre renaissance.

Reprenant la tradition de la  Rihla,  la pérégrination à la recherche dusavoir, il avait fondé en 1985, en Andalousie, avec un groupe d'intellectuelsdes deux rives, cette université unique en son genre.

C'était une structure coopérative qui aidait des universités et desinstitutions scientifiques méditerranéennes affiliées à son réseau, à organiserdes sessions permettant à des professeurs, à des chercheurs et à des créateursdes pays du bassin méditerranéen de faire le point sur l'état de leurs travaux,dans un grand nombre de disciplines et sur des thèmes variés, débouchant sur

un passionnant exercice de « regards croisés ».Les sessions, d'été et de printemps, se tenaient, d'une manière itinérante,

dans des villes et des pays différents. Lorsque Mohamed Aziza réussit àconvaincre ses différents partenaires de tenir la première session de cetteuniversité en Tunisie, je n'hésitai pas à demander aux ministres del'Éducation nationale et de la Culture de prêter assistance et de soutenir le

 projet et l'équipe qui en assurait l'exécution sous la direction de XavièreUlysse assistée par Abderrahman Ayoub. C'est ainsi que le 7 juillet 1986, je

 présidai la séance solennelle d'ouverture des travaux et prononçai ce quiallait devenir mon dernier discours public, en qualité de Premier ministre.Pendant que je parlais dans les locaux de  Beit El Hikma  à Carthage,

devant un parterre de personnalités prestigieuses développant mon point de

1. Cf. chapitre : Radio télévision.

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vue sur le rôle de la connaissance et du savoir échangé pour raffermir ledialogue, comme instrument de paix en Méditerranée, des langues vipériness'activaient, à quelques dizaines de mètres de là, pour obtenir, d'unBourguiba égaré, ma destitution, en instillant ragots de caniveau et persiflages de commères.

La concomitance des lieux et des dates de ces deux événements montre bien l'étendue de la déchirure que l'on s'est ingénié à créer entre un vieuxleader diminué et manipulé et son ancien disciple souffrant de ne plus

 pouvoir l'aider à se ressaisir.Plus tard, j'ai prêté attention aux échos des pérégrinations savantes de

l'Université Euro-Arabe Itinérante d'Istanbul à Marrakech, de Montpellieren Crête, de Ghardaïa, dans le sud algérien, à Palerme, de Beyrouth à laSorbonne. Toujours une pensée émue de ma part a accompagné ces

Argonautes du savoir qui avaient pris leur envol sur le rivage des Syrtes, un peu grâce à mon appui.Ce dernier geste accompli, en qualité de Premier ministre, est à ranger, à

mes yeux, parmi les actions qui, tous comptes faits, me permettent d'avoir laconscience tranquille de celui qui a correctement accompli sa mission en laclôturant par un geste symbolique de dialogue entre le monde arabe etl'Europe par l'intercession de la culture et du savoir échangé d'une rive àl'autre.1

1. J'ajoute qu'à la fin de juin 1986, au cours d'une cérémonie tenue au Palais du gouvernement, àla Casbah, la Fondation italienne  Fondazione Nuovo Proposte  m'a décerné le Prix littéraire «Primo de Ignazio Ciaie » pour mon livre La Parole de l'Action, en présence du sénateur RenatoColombo, président de l'Association d'amitié Italie-Tunisie et de G. Farinelli, ambassadeurd'Italie en Tunisie.

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CHAPITRE VI

Le complot du pain

Je dis bien complot et non révolte du pain, car il s'était bien agi d'un planconcerté, prémédité et minutieusement préparé par Wassila, Driss Guiga etleurs comparses. Le but était de discréditer le Premier ministre en provoquantun mécontentement populaire, des troubles, voire des émeutes, et deconvaincre le chef de l'Etat que le pays n'était pas tenu et que le Premierministre était impopulaire. Le scénario était identique à celui du 26 janvier1978, jour de la grève générale. La cible était alors Hédi Nouira, les auteurs

 principaux, Wassila, Tahar Belkhodja et Habib Achour.Dans  « Bourguiba, un si long règne  1  »  Sophie Bessis et SouhayrBelhassen évoquent, à ce propos, la stratégie de la Majda  (titre officiel del'épouse du Président) qu'elle avait fomentée pour ce complot :

« Wassila rêve comme en 1977 (la victime ayant été alors feu Hédi Nouira) : elle n 'occupera jamais, elle le sait, le devant de la scène, mais un Premier ministre qui lui serait acquis lui permettrait d'être une véritablerégente dans ce royaume dont le monarque n 'en finit pas de vivre. Mais son

époux ne change pas facilement de dauphin. Une crise assez profonde pouremporter le Premier ministre sans mettre en cause le Président dont elle tire son pouvoir, serait la bienvenue. Si elle ne manque pas de flair, ce seraitcependant trop lui prêter que de lui faire prévoir et calculer les tragiquesconséquences du doublement du prix du pain annoncé par le Président le 19

 septembre, à la veille de son départ en Allemagne fédérale ».Mahmoud Belahssine  2, que j'ai rencontré plus tard durant mon exil à

Paris, m'a avoué qu'il avait assisté au palais de Carthage à certainesmanigances, en particulier à la convocation par Wassila de Moncef Ben

1. Tome 2, page 202- Jeune Afrique livres, 1989.2. Mahmoud Belahssine, ancien sous-préfet en France avant l'indépendance, ancien gouverneur en

Tunisie, était un ami et un familier du président Bourguiba. Il lui lisait la presse de languefrançaise en faisant toujours le « bon choix ». Il était à l'époque un proche de Hédi Mabrouk,ambassadeur à Paris.

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Mahmoud directeur de la radio télévision, pour lui intimer l'ordre de faire préparer rapidement et diffuser à la télévision un reportage sur le gaspillagedu pain dans le pays ; il devait montrer comment on ramassait cet alimentsacré dans les poubelles, aux abords du cimetière Jellaz, pour le vendrecomme aliment pour bétail, et démontrer ainsi qu'il était moins cher que

l'orge ou la paille.De son côté, Ben Mahmoud, que j'avais eu comme élève en classe de

 philosophie à Sadiki, me recommanda de suivre à la télévision un programme sur le pain destiné à éduquer les citoyens, disait-il, et lesresponsabiliser afin d'éviter le gaspillage. Inutile de préciser que Bourguibaavait été poussé à regarder ce programme. Il en fut choqué et décida d'agir !

L'après-midi du 19 septembre 1983, je l'accompagnai à l'aéroport d'où ildevait prendre l'avion pour l'Allemagne. Il devait s'absenter deux semaines.

Il me demanda de doubler le prix du pain (160 millimes au lieu de 80). Je luiai souhaité de bonnes vacances en lui promettant d'étudier le dossier. Àl'aéroport, il fut salué par les membres du gouvernement et du Bureau

 politique ; il s'arrêta devant certains, particulièrement Azouz Lasram,ministre de l'Économie, et Habib Achour, Secrétaire général de l'UGTT enleur disant d'un ton ferme :

« Il faut doubler le prix du pain ! ».Il répéta cette phrase plusieurs fois. Les téléspectateurs l'ont vu au journal

télévisé de 20 heures agiter ses mains et faire avec ses doigts le signe deux.Il était accompagné de Wassila. Durant son absence, il me téléphona plusd'une fois pour me répéter sa ferme décision de voir adopter rapidement cettemesure que je jugeai, pour ma part, brutale. À son retour, à peine descendude l'avion, il nous indiquait en levant la main et en agitant deux doigts qu'ilmaintenait sa décision. Pour éviter, autant que faire se pouvait, l'inévitabledéflagration sociale qui risquait de s'en suivre, j'avais obtenu de lui quel'application de ladite mesure fut reportée au 1er janvier 1984 car, malgré

mes efforts, je n'étais malheureusement pas parvenu à lui faire admettre le principe de la décompensation progressive des denrées alimentaires de base.2

Le 10 octobre 1983, Bourguiba a tenu à présider en personne le Conseildes ministres au palais du gouvernement à la Casbah. Selon l'usage, il passa

 par le bureau du Premier ministre et tint une réunion préparatoire à laquelleassistèrent Habib Bourguiba fils, Mezri Chékir (ministre de la Fonction

 publique et de la Réforme administrative), Lasaad Ben Osman (ministre del'Agriculture) et Rachid Sfar (ministre de l'Économie). Il déclara que le

Conseil des ministres devait décider sans tarder le doublement du prix du pain. Je parvins à le convaincre, à nouveau, d'accorder au gouvernement un

1. Quelques jours après, il fut promu directeur du Protocole à la Présidence de la République audétriment d'Abdelmajid Karoui qui excellait dans l'accomplissement de cette fonction, ôcombien délicate, et qui fut nommé à la tête de notre mission à l'ONU à New York.

2. Moalla raconte des balivernes en répétant encore à qui veut l'entendre que c'est moi qui ai décidéde doubler le prix du pain.. .ignorance ou mauvaise foi ?!...

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délai destiné à définir et à mettre en œuvre une série de mesuresd'accompagnement devant sauvegarder le pouvoir d'achat des citoyens Ilsembla acquiescer.

Quelle ne fut ma surprise lorsque quelques minutes plus tard, dèsl'ouverture du Conseil, alors même que les photographes et les caméramen

officiaient encore, le Président demanda à Abderrazak Kefi, ministre del'Information, d'annoncer dans un communiqué de presse le doublement du

 prix du pain et des dérivés du blé. Je fus le seul à intervenir et à insister pouren reporter l'application. Aucun ministre, surtout ceux qui devaient dénonceravec force cette mesure au lendemain des événements du 3 janvier 1984,n'avait pipé mot ! Zakaria Ben Mustapha, alors maire de Tunis, s'étaitcontenté de prononcer un simple « oui » en réponse à une demande deconfirmation du Président concernant le gaspillage du pain dans la capitale.

Mais au-delà de la manipulation et du complot, il y avait, il y a encore peut-être un problème de fond : celui de la vérité des prix des denréesalimentaires de base. Depuis le début des années 70, le prix du pain et descéréales et dérivés destinés à l'alimentation humaine, était maintenuartificiellement à un niveau constant sans que personne n'ait songésérieusement à évaluer ce qu'il en coûtait à la nation, année après année,

 préférant taire la vérité sur l'effort compensatoire exigé de l'État. La Caissegénérale de compensation allait devenir, avec le temps et l'accoutumance au

déficit, un gouffre.1. Du point de vue financier :

La progression des sommes allouées à la Caisse a été, en une décennie,vertigineuse : 8,5 millions de dinars (85 millions de FF) en 1973 et, en 1983,184 millions de dinars (1840 millions de FF). Avec le désordre monétaireinternational, l'ascension continue du taux de change du dollar etl'augmentation incessante des prix à l'importation pour les céréales - sansoublier la faiblesse de notre production agricole - les crédits à allouer à la

Caisse, en 1984, ont été évalués à... 259 millions de dinars ! (2590 millionsde FF) dont 140 millions de dinars pour la compensation relative aux céréaleset dérivés destinés à l'alimentation humaine2.

Lorsque l'on songe qu'avec seulement 50 millions de dinars, on pouvait,dans le cadre du programme de développement rural intégré, réaliser 64

 projets au bénéfice de 250 000 personnes, dont l'aménagement et la créationde 2 400 hectares de périmètres irrigués et 20 000 hectares de parcours, la

 plantation de près de 1 300 hectares d'arbres fruitiers, l'élevage de 30 000

ovins, et 1 300 bovins, ainsi que la consolidation de 500 km de pistes

1. Aujourd 'hui encore je me demande s'il n'eut pas été plus efficace et moins « coûteux » de suivrele Président et de prendre tout le monde de court ! Peut-être que les « méchants » n'auraient paseu le temps d'ourdir leur diabolique machination ! Peut-être ! ...

2. Taux en vigueur en 1983.

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agricoles... On est en droit de se poser des questions à propos de cetteruineuse Caisse de compensation.

2. Sur le plan économique :

Le maintien du statu quo en matière de compensation ne peut avoir quedes suites fâcheuses. Pour assurer l'alimentation de la Caisse, il n'existe que

les choix suivants : ou bien augmenter les charges fiscales, ou bien retarder,sinon abandonner, la réalisation d'un certain nombre de projets dedéveloppement, ou enfin recourir à l'endettement. En outre, l'augmentationannuelle des crédits alloués à la Caisse avait favorisé la consommationinconsidérée des céréales et dérivés, la pratique du gaspillage et dans certainscas, le recours aux profits illicites. Nous nous étions rendus compte qu'unmillion de quintaux de farine, acheté avec de précieuses devises, étaitannuellement gaspillé ou détourné, c'est-à-dire soustrait à la panification et

vendu aux pâtissiers.3. Sur le plan social :

La Caisse générale de compensation avait été instituée pour sauvegarder,essentiellement, le pouvoir d'achat des personnes disposant d'un faiblerevenu, ou de bas salaires et, d'une façon générale, les catégories sociales decondition modeste. Au fil des années, un certain laxisme aidant, avaient

 profité de cette mesure, à l'origine d'équité sociale, les personnes aisées etaussi les touristes et les étrangers résidant en Tunisie qui étaient loin d'être

dans le besoin. Il a été démontré, en effet, que les familles aux revenus faiblesne bénéficiaient de l'intervention de la Caisse que pour un montant de 7dinars/an  pour chacun de ses membres, alors que le montant atteint  22

dinars/an pour les familles aisées. Au demeurant, la question de la vérité des prix n'était pas spécifique à la Tunisie ; elle n'a cessé de constituer pourl'ensemble des pays en développement l'un des plus graves problèmes quedoivent affronter les gouvernements. J'étais conscient de toutes cescontraintes et avec courage mais sans démagogie, j'avais accepté d'y faire

face.

Déjà, le 18 novembre 1980, à l'occasion de la présentation du projet de budget de l'État et du budget économique et social, prononcé devantl'Assemblée nationale, j'ai annoncé que l'une des tâches qui m'étaientimparties, était d'éponger le déficit de la Caisse de compensation qui sechiffrait alors à 122 millions de dinars.

Par la même occasion, je le rappelle ici, surtout à l'intention de ceux qui prétendent que j 'ai hérité en 1980 d'une situation financière et économiquesaine et florissante, j'ai déclaré avec franchise, dans ce même discours, que

 j'étais décidé à apurer les déficits accumulés des entreprises publiques, queles avances de trésorerie consenties à ces dernières durant la décennie 70étaient cautère sur jambe de bois et qu'en conséquence «  mieux vaut se

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rendre à la réalité et ne pas espérer la récupération de toutes ces sommesavancées par le Trésor Public  ». Mansour Moalla, alors ministre desFinances, avait proposé d'apurer cette situation dont nous avions hérité parl'inscription d'une dépense spéciale de l'ordre de 102 millions de dinars,(chiffre que je cite de mémoire), et qui devait être remboursée par un prêt du

Trésor sur une période compatible avec les possibilités du Budget de l'ordrede 15 à 20 ans. Une loi dans ce sens avait été défendue devant l'Assemblée par le ministre des Finances et votée.

De même, dès la présentation, fin juin 1982, devant la Chambre desdéputés, du document du VIe plan de développement économique et social,

 j'ai mis l'accent sur les défis que nous devions, désormais, relever pourréaliser nos objectifs majeurs, en particulier dans le domaine de l'agriculture.J'ai insisté sur la nécessité vitale de donner un coup d'arrêt à l'accumulation

 progressive du déficit de la balance alimentaire. À la mi-décembre 1982, lorsdu débat budgétaire, je rappelai que la sécurité économique imposait unerépartition judicieuse du revenu national entre la consommation et l'épargne.Je déclarai sans précaution oratoire :  « Il s'agit de réajuster les prix des

 produits encore fortement subventionnés pour combattre le gaspillage etinciter à l'épargne sous toutes ses formes ».  1

C'est dire que j'avais sur ce délicat dossier des idées claires : le cap étantfixé, il fallait avancer par étapes, prendre des mesures de décompensation

 progressive et surtout veiller au maintien du pouvoir d'achat des classesmodestes.Ainsi lorsque Mansour Moalla, ministre du Plan et des Finances, déclara

au cours d'un débat télévisé en avril 1983 qu'il fallait, pour que l'économienationale devînt performante, renoncer à la gratuité de l'enseignement etrevenir à la vérité des prix, surtout ceux du pain et des produits dérivés descéréales, je n'ai pas hésité à intervenir par téléphone pour affirmer que lagratuité de l'enseignement était un acquis de la Tunisie indépendante, qu'il

ne fallait sous aucun prétexte remettre en cause et que le gouvernementn'avait pris à ce jour aucune décision concernant le pain et les dérivés descéréales.

J'étais d'accord sur le fait qu'il fallait traiter ce dossier dans le sens del'allégement des charges de la Caisse nationale de compensation mais parétapes et après une vaste consultation avec tous les partenaires économiqueset sociaux concernés. La décision brusque que le Président Bourguiba a priseet l'insistance qu'il a mise pour forcer la main à tout le monde, influencé qu'il

était par un entourage peu soucieux de l'intérêt général et passé maître dansles intrigues de cour, a perturbé l'action du gouvernement. Discipliné etscrupuleux dans l'application de la lettre et de l'esprit de la Constitution qui

1. Cf. la. brochure éditée par le ministère de l'Information à Tunis, en 1983, intitulée : Le budget del'État pour 1983,  page 18.

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restreignait le rôle du gouvernement à la mise en œuvre des choix et desorientations politiques, économiques et sociales du chef de l'État, j'ai dû merésoudre à obéir mais aussi à batailler pour multiplier les garde-fous dans lesdirections suivantes :

a. négocier avec l'UGTT en vue de faire accepter l'augmentation exigée

 par le Président, en contrepartie d'une indemnité compensatoire mensuellede 1 500 dinars par citoyen, à concurrence de 6 personnes par famille, pourles salariés et les fonctionnaires percevant moins de 300 dinars par mois,c'est-à-dire plus de 80 % des personnes concernées. Cette convention avaitété conjointement signée par trois ministres 1 et par cinq membres du Bureauexécutif de la Centrale syndicale2. (photocopie page suivante)

 b. débloquer un Fonds d'assistance de plusieurs millions de dinars, dontune première tranche d'environ 700 000 dinars avait été mise à la disposition

des gouverneurs, afin d'être distribuée aux familles nécessiteuses prises encharge par les œuvres de la solidarité nationale (30 000 environ) à raison de10 dinars par mois. Voici, du reste, les principales dates et étapes del'application des directives présidentielles, suite au Conseil des ministres du10 octobre :

- 25 octobre : Conseil interministériel pour arrêter les mesuresd'accompagnement.

- 11 novembre : Séance de travail au cours de laquelle le ministre de la

Fonction publique a informé Habib Achour et ses amis de ces mesures, suiviede longues discussions couronnées par un compromis équilibré.

- 29 novembre : Réunion du Comité central, large débat et approbation àune écrasante majorité du projet présidentiel.

- 1er  décembre : Séance plénière à l'Assemblée nationale, débats francs etconstructifs couronnés par l'accord de la majorité des députés.

- 24 décembre : Après de longues discussions, les partenaires sociaux etéconomiques (minotiers, boulangers...) ont adopté les mesures

d'accompagnement ; cinq des leaders de l'UGTT devaient signer ledocument, le 4 janvier 1984.

En octobre 1983 survint un incident que l'on pourrait qualifier de premierdommage collatéral de la crise qui couvait. Parmi les grands projets dedéveloppement qui me tenaient à cœur et que je suivais personnellement,celui de l'assainissement du lac de Tunis occupait une place privilégiée. Lescontraintes de l'emploi du temps de l'homme d'affaires séoudien, CheikhSalah Kamel, notre partenaire dans la réalisation de ce projet, nous avaient

obligés à programmer la cérémonie de signature de l'accord relatif à ce projet

1. Mezri Chékir (fonction publique), Rachid Sfar (économie), Mohamed Ennaceur (affairessociales).

2. Habib Achour, je dis bien Habib Achour ! Taïeb Baccouche, Ismail Sahbani, Sadok Allouche etKhélifa Abid.

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un dimanche matin, dans les salons du Premier ministère. Après le départ denotre hôte séoudien, je profitai de la présence de certains responsables(Lasaad Ben Osman, ministre de l'Agriculture, Mohamed Sayah, ministre del'Equipement, Abderrazak Ladab, PDG de l'Office du blé,...) pour unéchange d'idées informel au sujet de la décompensation des dérivés du blé.

Un membre de mon cabinet crut bon d'en informer l'agence  Tunisie Afrique Presse.  Une dépêche annonça que j'avais présidé une réunioninterministérielle pour l'étude des nouveaux prix du pain. Le lendemain,lundi, Azouz Lasram, ministre de l'Économie nationale, se présenta à mon

 bureau. Il était tendu et avait le visage renfrogné. Pour quelles raisons, medemanda-t-il, il n'avait pas été convoqué à ce Conseil interministériel, alorsqu'il était le premier intéressé par le dossier du pain ?... J'ai eu beau luiaffirmer et réaffirmer qu'il s'agissait d'une réunion improvisée, et qu'aucune

décision n'avait été prise, il ne voulut rien entendre et me présenta sadémission.

Déçu par un collègue qui savait dans quelle estime je le tenais, je luirépondis, agacé, qu'il n'avait qu'à aller remettre cette démission à celui quil'avait nommé : Bourguiba. Ce qu'il fit d'ailleurs illico. Était-ce de sa part dela susceptibilité injustifiée ou le pressentiment des difficultés à venir du faitdes annonces impopulaires qui devaient avoir lieu ? Je ne le sais pas.

Cette démission, due à un malentendu, devait être exploitée par certains

« politicards » qui susurrèrent dans certains milieux politico-médiatiques,surtout à l'étranger, que Mzali ne pensait qu'à la succession et se débarrassaitdes « grands » ministres qui pourraient lui faire de l'ombre, pour neconserver que les « autres » !...  1

En réalité, j'estimais beaucoup « Si Azouz » pour sa compétence, safranchise et sa vivacité d'esprit. C'est en arbitrant en sa faveur contre l'avisde Mansour Moalla, ministre du Plan et des Finances que ce dernier a dûquitter le gouvernement.

J'ajoute que, Azouz Lasram, ancien footballeur, et ancien dirigeant d'unclub prestigieux de la capitale, le  Club Africain,  avait les qualités et lesdéfauts de beaucoup de sportifs tunisiens : euphorique, parfois exubérantdans le succès, abattu et même déprimé dans la défaite ! Que de fois n'est-il

 pas venu dans mon bureau pour me faire part de ses déceptions, de sondécouragement à la suite de désaccords ou de malentendus avec tel ou tel deses collègues... Je m'évertuais alors par la logique ou la psychologie à leconforter, à lui remonter le moral, à le « doper » ! Il repartait en général

rasséréné et décidé à poursuivre sa tâche. Aujourd'hui encore, je regrette cedépart absurde ! Mais ainsi va la vie.Le lendemain, j'étais en train d'échanger des idées avec le chef de l'État

en vue de son remplacement à la tête du département de l'Économie

1. L'éphémère ministre de l'Information Tahar Belkhodja n' a pas hésité à l'affirmer dans ses  Troisdécennies...  Les « autres » ont dû apprécier.

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nationale, quand Wassila fit irruption dans le bureau présidentiel et proposaHédi Mabrouk, alors ambassadeur à Paris.

« Jamais !  s'exclama Bourguiba ;  jamais un ancien caïd dans mon gouvernement. » Finalement, Rachid Sfar fut choisi.

Après mon départ en juillet 1986, Hédi Mabrouk fut nommé ministre des

Affaires étrangères ; Rachid Sfar, étant Premier ministre. Très peud'observateurs ont relevé l'incongrue contradiction.Mais revenons au complot du pain :Comme orchestrés par un manipulateur dissimulé, les troubles

commencèrent le jeudi 28 décembre 1983 dans le gouvernorat de Kebili, àDouz précisément. Ils se renouvelèrent à Kébili même le vendredi 29, se poursuivirent à Sbeitla, à Thala, à Fériana (gouvernorat de Kasserine),Hamma et Téboulbou, (gouvernorat de Gabès) samedi 31, dans d'autres

localités encore. Dimanche 1er 

 janvier 1984, Gafsa fut le théâtre d'une grandemanifestation qui dégénéra car les forces de l'ordre s'étaient trouvées sans...munitions, et même sans armes puisque le gouverneur avait reçu, dès le débutdes événements, les instructions de Abdelhamid Skhiri, directeur général dela police, de désarmer les policiers et de consigner toutes les armes dans unlieu bien gardé !  1

Le 3 janvier 1984, à Tunis et sa banlieue, les manifestants pillèrent,démolirent et incendièrent des magasins, des bâtiments publics, des voitures

et s'en prirent même aux passants à coups de pierre et de barres de fer. Lecommandement des forces de police avait sciemment paralysé l'action desforces de l'ordre en s'abstenant de leur donner les instructions nécessaires, enomettant de les mobiliser et en désarmant un grand nombre d'entre eux. Toutcela dans une atmosphère de harcèlement continu, de guerre des nerfs,d'intox, de rumeurs, de grèves sauvages...

Plusieurs hauts responsables de la Police ont remarqué dans leurstémoignages sous serment devant la Commission nationale d'enquête que

 pour une simple compétition de football, une mobilisation de toute la policeétait toujours décidée et une vigilance de tous les instants ordonnée. Comme pour les distraire de leur devoir de vigilance durant cette dernière semaine detous les dangers, Guiga ne trouva pas plus urgent que d'adresser le 24décembre 1983 aux gouverneurs une circulaire numéro 2205 leur demandantde contribuer, à hauteur de 2 500 dinars, aux frais de séjour du Président de laRépublique dans le Jérid, au détriment des besoins de leurs administrés,comme si le budget de la Présidence ne disposait pas des crédits nécessaires !

Dans un rapport rédigé à l'intention de la Commission nationaled'enquête, le commandant Mounir Ben Abdallah affirme que plus de 450agents de police exerçant à Tunis étaient en congé, ce jour fatidique du 3

 janvier 1984, et qu'ils n'avaient pas été rappelés. Le chef du secteur sensible

1.  Cf.  le rapport de la Commission nationale d'enquête, page 22.

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de Bab Souika, avait proposé d'interrompre son congé ! On l'en avaitdissuadé !...

Le 3 janvier 1984, Driss Guiga quitta son bureau à 10 heures du matin etn'y retourna pas de toute la journée. Il demanda à ses collaborateurs decontacter, en cas de nécessité, Ahmed Bennour, secrétaire d'État à la Sûreté

nationale '. Il ne jugea pas opportun de me téléphoner ou même d'avertir lechef de l'État de la gravité de la situation. Il se contenta d'insister vers 14heures auprès du gouverneur de Monastir pour que le Président rejoignîtTunis par hélicoptère. J'étais depuis le matin avec Bourguiba qui s'étaitrendu à Ksar Hellal pour commémorer le premier contact qu'il eut avec le

 peuple du Sahel, le 3 janvier 1934.Ayant été alerté par Mezri Chékir et Béchir Zarg El Ayoun, j'ai donné,

après avoir obtenu l'accord du chef de l'État, l'ordre à Baly, ministre de la

Défense, de faire déployer l'armée dans les principales artères de Tunis. Cequi eut pour effet de calmer les esprits et de faire régner l'ordre.Il a été établi par la Commission d'enquête, sur la foi des déclarations des

hauts responsables de la police, que les services compétents - bien avant lesévénements tragiques - avaient adressé des rapports alarmants (quinze entout) et rédigés pour la plupart par le commissaire central de Tunis,Mohamed Ajlani, sans que le ministre de l'Intérieur jugeât de son devoir d'enfaire part au Président, ni à moi-même, ni au Conseil des ministres. Il n'étaitquestion dans ses propos que de mécontentement diffus dans certains milieuxd'opposants d'extrême droite et d'extrême gauche !

Lui-même présida du reste, comme la plupart des ministres, un meeting àla Bourse du travail pour expliquer aux militants de Tunis et de sa banlieuela décision du Président, et les en convaincre !

À l'aéroport de Tunis-Carthage, Guiga et Baly étaient presque seuls ànous attendre. Bourguiba avait remarqué que le cortège prenait la directionde La Marsa au lieu de se diriger directement vers Carthage. Il s'en inquiéta

et Guiga répondit que la route n'était pas sûre ! Mais le Président exigea dereprendre le chemin habituel.Au salon blanc du palais présidentiel, quelques ministres étaient installés

autour du Président et de son épouse. J'étais triste, bouleversé car il y avaiteu des morts, des blessés, des dégâts matériels importants   2... Une journéenoire ! Guiga demanda au Président :  « Est-ce que votre décision estirrévocable ? ».

Et celui-ci de répondre :  « On ne force pas la main à Bourguiba ».Guiga soumit alors à sa signature un décret proclamant l'état d'urgence

sur tout le territoire de la République (n° 84- 1 du 3 janvier 1984), et un

1. Cf.  rapport précité, page 26.2. Bilan officiel = 84 morts, 590 blessés civils, 348 blessés parmi les forces de l'ordre, ce qui

 prouve qu'elles n'avaient pas toujours eu les moyens de se défendre.

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deuxième portant interdiction des manifestations et proclamant le couvre-feu(n° 84-2 du 3 janvier 1984).

Le Président signa sans discussionIl était alors presque 19h30. Bourguiba nous convia à dîner. Nous étions

tous consternés, abattus ; seul Guiga jubilait. Il évoquait ses origines

 berbères, parlait de Takrouna, village berbère perché en haut d'une collinesituée non loin d'Enfidaville (100 km de Tunis)... Subitement, il me proposade m'adresser le soir même au peuple par la voie de la radio télévision afinde confirmer l'irrévocabilité de la décision présidentielle. Bourguiba filsappuya cette proposition. Je fis des réserves en soulignant que ce seraitinopportun après tout ce qui s'était passé ce jour-là. Mais Bourguiba insista.Au moment où j'allais prendre ma voiture, Guiga fit semblant de me rassureren me signalant qu'il avait requis pour m'accompagner deux véhicules

militaires ! Inutile de préciser que j'ai repoussé cette offre et rejoignis lamaison de la radio télévision que je connaissais parfaitement pour l'avoirdirigée durant quatre années environ. J'ai improvisé une courte allocutiondans le sens du choix du Président de la République. Le devoir d'État me

 poussa à ne pas tenir compte de la manœuvre de Guiga et de ses acolytes,tendant à me faire identifier aux yeux du peuple comme l'instigateur de lahausse exagérée du pain, et à me faire porter le chapeau des conséquencesd'une décision dont je n'avais jamais approuvé la brutalité. Le jeudi 5 janvier

1984, je présidai un Conseil des ministres pour faire le point de la situationet mettre en œuvre une stratégie d'apaisement. Guiga paraissait fébrile,nerveux. Il ne tenait pas en place. Il sortit à plusieurs reprises sous prétextede téléphoner et nous annonça chaque fois de mauvaises nouvelles : heurtsentre manifestants et forces de l'ordre, incendies. Il prétendit même que le «Magasin Général » brûlait. Je téléphonai moi-même au directeur de ce grandmagasin qui m'assura que tout était calme et que les gens vaquaient à leursoccupations dans les quartiers environnants. Les ministres gardaient leur

sang-froid, car ils avaient compris la manœuvre.J'appris plus tard que les habitués du Palais rivalisaient d'arguments pourconvaincre Bourguiba de faire un geste d'apaisement en réduisant le prix dela baguette de 160 à 120 millimes.

Sans me consulter, Bourguiba finit par céder, me mettant ainsi hors-jeu !Pour le bon peuple, et comme toujours, le « père de la nation » sauve une foisde plus le pays d'une catastrophe, sous-entendu, provoquée par Mzali...l'ennemi du peuple !.. . C'était là le plan diabolique du sérail.

Ce jeudi soir, Rachid Sfar, jusque-là correct et loyal, me téléphona vers 21heures pour m'informer que Wassila venait de lui faire part de la décision du président d'annoncer le lendemain matin que le prix de la baguette allait être

1. Je signale que la durée du couvre-feu a été progressivement réduite. Il a été décidé d'y mettrefin le 25 du même mois de janvier 1984.

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fixé à 120 millimes au lieu de 160. Elle l'aurait adjuré, en évoquant les mânesde son défunt père Tahar Sfar, de ne rien me dire. D'autres amis, mis au

 parfum, me recommandaient de garder mon sang-froid, de ne pasdémissionner pour déjouer ainsi le plan.

Parmi eux, le plus persuasif, car le plus désintéressé, était l'avocat Tahar

Boussema, que j'avais connu depuis les années soixante alors qu'il étaitdélégué à Ain Draham. Il gravit brillamment la hiérarchie de l'administrationrégionale et fut nommé gouverneur au Kef, puis à Gafsa et à Kairouan, avantde devenir directeur de l'administration régionale au ministère de l'Intérieur.Lors de la campagne électorale de 1979 dans ma circonscription de Monastir,il fut mon colistier. J'avais apprécié alors la pertinence, l'humour et le sens

 politique dont il fit preuve dans ses discours. Durant toutes ces années, j'aiapprécié sa compétence, son patriotisme, son attachement à l'authenticité

arabo-musulmane et sa loyauté. Il fut par la suite l'ami des jours difficiles. Ila été l'avocat bénévole de la famille et fit ce qu'il put pour alléger nossouffrances durant mes seize années d'exil.

Le matin du vendredi 6 janvier 1984 je me rendis au palais de Carthage pour voir le Président. À la bibliothèque, je rencontrai trois ou quatreministres réputés proches de la « Mejda ». Ils étaient froids et plutôt distantsà mon égard. Je me dirigeai vers le bureau présidentiel. Je ne rencontrai quedes techniciens en train d'installer micros et caméras. Étant décidé de voir le

Président coûte que coûte, disposé à lui présenter ma démission avant qu'ilme désavouât, je résolus de monter dans ses appartements privés. A peine ai- je gravi deux ou trois marches que l'ascenseur s'ouvrit : Bourguiba en sortaitsuivi de son épouse et de Neila Ben Ammar, sa belle-sœur. Il avait le visagefermé, l'air tendu. Il me salua sobrement mais poursuivit son chemin. Jel'arrêtai :

« Monsieur le Président, j'ai appris que vous allez annoncer une baisse sur le prix du pain.

- Oui, car on m'a dit que le peuple était mécontent. J'ai décidé deramener le prix de la baguette de 160 millimes à 120.- Puis-je vous faire une proposition ?- Bien sûr !- Je vous propose de revenir au statu quo ante : 80 millimes la baguette.

Vous chargerez le gouvernement de vous proposer dans les trois mois uncollectif budgétaire avec des mesures fiscales nouvelles pour combler ledéficit engendré par le retour aux anciens prix.

- Et pourquoi ?- Parce que le gouvernement a déjà signé des accords avec l'UGTTconcernant les mesures d'accompagnement, ainsi qu'avec l'UTICA, lesminotiers, les boulangers... Il faut tout remettre à plat. »

Le Président me signifia son accord et fit une courte allocution dans cesens. Il assuma et laissa entendre même qu'il était responsable de cette

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augmentation qu'il avait décidée « en accord avec moi » Ce qui n'était pasexact ! Wassila qui a tout écouté semblait contrariée, puisque je n'étais pasle bouc-émissaire, désigné à la vindicte populaire. Guiga a perdu une bataillemais gardait espoir et poursuivait ses intrigues.

J'avais déjà rejoint mon bureau quand j'entendis sous mes fenêtres des

cris hostiles à ma personne. Ils étaient quelques dizaines de « militants »encadrés par des responsables du Comité de coordination de Tunis du PartiSocialiste Destourien dont j'étais le Secrétaire général  1  !.. AvenueBourguiba, devant le ministère de l'Intérieur, des badauds encadrés par des

 policiers en civil, et même en tenue, défilèrent vers 13h30 en criant  vive Bourguiba, Mzali démission /... Puis ils s'enhardirent davantage et se mirentà hurler : Le peuple est avec toi, Si Driss ! Ce dernier apparut alors à la fenêtrede son bureau, se mit à les saluer avec un large sourire, leur faire le signe de

la victoire, et par un geste de la main, leur indiqua le chemin du palais deCarthage ; d'après ses proches collaborateurs, il était en pleine allégresse, presque dans un état second ! La Commission nationale d'enquête créée parle chef de l'État a corroboré ces faits et a publié plusieurs témoignages dehauts fonctionnaires du ministère de l'Intérieur dans ce sens.

L'ancien gouverneur de Tunis, Hammadi Khouini, a déclaré dans sontémoignage2 avoir mobilisé, sur ordre, 170 autocars de la Société Nationaledes Transports (SNT) pour transporter gratuitement les « manifestants »devant le palais de Carthage. Cela a été confirmé par le PDG de la SNT,Abdelatif Dahmani.

Je n'étais pas résolu à croire certains proches qui m'avaient affirmé quequelques centaines de détenus de droit commun avaient été « lâchés » pourcasser et piller. Par la suite, un militant, ancien résistant et député de lacirconscription de Bizerte, A. Bennour m'a signalé avoir rencontré, àMateur, un criminel notoire se pavanant en ville librement.

« Qu 'est-ce que tu fais ici alors qu 'il te reste encore à purger quelques

années de prison ?- Nous sommes plusieurs à avoir été «libérés» le matin du 3 janvier 1984de la Prison civile. L'on nous a donné quartier libre. J'ai volé autant d'objetsque j'ai pu et suis rentré chez moi avec un riche butin. Nous avons bénéficiéde 10 jours de congé ! Bientôt je vais regagner ma prison. »

Incroyable, mais vrai !À l'écoute de ce récit, je pensais à Jean-Jacques Rousseau qui écrivait

dans son Contrat social :« Quand l'État, près de sa ruine, ne subsiste plus que par une forme

illusoire et vaine, que le lien social est rompu dans tous les cœurs, que le plus

1. Il y avait parmi eux certains « apparatchiks » aigris qui avaient perdu de leur superbe depuis1980, suite à la politique de libéralisation que j'avais entreprise !

2. Page 70 du rapport précité.

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vil intérêt se pare effrontément du nom sacré du bien public, alors la volonté générale devient muette !... ».

Lorsque vers 13h30, je me préparais à rentrer chez moi, le chef de lacellule de police du Palais du gouvernement voulut m'en empêcher,

 prétextant que la salle d'opérations du ministère de l'Intérieur l'avait averti

que l'itinéraire n'était pas sûr, que je courais un grand danger... A 14 heures, je décidai de passer outre et rentrai chez moi en empruntant le cheminhabituel : tout était calme, aucun danger. J'ai appris vers 17 heures que lafoule, bien « encadrée », s'assemblait devant le palais de la Présidence etlançait des vivats à l'adresse du Président pour le remercier de son allocution.Ce dernier s'empressa d'aller à leur rencontre accompagné de sa femme etde Guiga et de prononcer quelques phrases pour leur assurer qu'il étaittoujours à la barre.

À 17h30, je reçus la visite de Ameur Ghédira, commandant de la Garde Nationale, un parent et un ami. Né dans une famille de patriotes, il militadepuis son jeune âge au Néo- Destour. Après des études supérieures decommerce à Paris, il assuma les fonctions de gouverneur à Gabès, à Sfax età Mahdia avant d'être nommé à la tête de la Garde Nationale et désignéensuite secrétaire d'État à l'Intérieur chargé de l'administration régionale etcommunale. Sérieux, compétent, d'un commerce agréable, il était d'uneloyauté exemplaire à l'égard du chef de l'État. Ce jour-là, il était chargé par

son ministre d'une mission officielle auprès de moi. Il m'annonça avecgravité que Si Driss me conseillait de démissionner dans l'honneur, sinon jeserais renvoyé dans l'humiliation !...

C'était tellement inattendu, insolent, que j'y n'avais pas cru. Mais il fallaitme rendre à l'évidence.

Je devais recevoir durant cette journée éprouvante des coups de téléphonede certains gouverneurs. Béchir Lahmidi, gouverneur de Nabeul, m'informade l'étonnement du ministre de l'Intérieur de l'absence de troubles dans sa

région. Même pas à Hammamet lui dit-il ! Zone touristique par excellence !Le gouverneur fit remarquer :  « M. le Ministre, je m'attendais à des félicitations de votre part ! ».

Habib Gharbi, gouverneur de Gabès, m'informa qu'il s'apprêtait àdémissionner à la suite de l'humiliation que Driss Guiga lui avait infligée.Alors qu'il se plaignait auprès de lui du fait que les forces de l'ordre avaientfait preuve d'une passivité incompréhensible et qu'ils avaient fait fi de sesdirectives, Driss Guiga lui avait répliqué sèchement : « Vous n 'êtes pas à la

hauteur de votre tâche ! » avant de raccrocher brutalement.Samedi 7 janvier, j'étais reçu à 9 heures précises par le Président. Bourguiba junior assistait à l'entretien. J 'ai alors présenté ma démission en la justifiant parle fait qu'elle pouvait contribuer à ramener le calme dans les esprits. J'ai ajoutéque je ne pouvais plus travailler dans une atmosphère devenue irrespirable etfis état de la proposition inacceptable de « Si Driss » !

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Interloqué, Bourguiba appela Abdelmajid Karoui, le directeur duProtocole et le chargea de convoquer Driss Guiga.

Dans ma « naïveté », je pensais que le ministre de l'Intérieur était dans son bureau en train de travailler. Quelle ne fut ma surprise en voyant, 2 ou 3minutes plus tard, la porte s'ouvrir et l'intéressé entrer d'un pas assuré, sourire

aux lèvres, suivi par la présidente. Mais Bourguiba ne le salua point ; il luiordonna de s'arrêter net et lui demanda :

« Pourquoi as-tu envoyé le commandant de la Garde nationale chez le Premier ministre et de quel droit lui suggères- tu de démissionner ? ».

Voyant que les événements prenaient une autre tournure, que le scénario prémédité faisait long feu, il se raidit, bredouilla quelques mots et finit parrépondre : « Monsieur le Président, si vous maintenez (!) votre confiance àvotre Premier ministre, vous pourriez le charger de former un nouveau

 gouvernement.- Salopard, mais tu es un nul ! Tu travailles avec moi depuis plus de vingtans et tu ne sais pas encore que le régime est présidentiel ? C'est moi quivous nomme tous, un à un et qui vous "dénomme"   /... » Il ajouta :

« Pour te montrer dans quelle estime je tiens Si Mohamed et que maconfiance en lui est intacte, je te décharge des fonctions de ministre del'Intérieur et je les lui confie : Fous le camp, espèce de... »  et beaucoupd'autres gracieusetés. Le lendemain, il quitta Tunis pour la France. Il devait

être condamné le 16 juin 1984 à 10 années de prison par contumace '.C'est la même mésaventure qui arriva à Tahar Belkhodja fin décembre

1977 lorsque son complot contre feu Hédi Nouira avorta.Bourguiba se tourna alors vers moi et me demanda un nom pour assumer

la responsabilité de la sécurité, sans me laisser un délai de réflexion. Je lui proposai au pied levé, le futur président de la Tunisie, Zine El Abidine BenAli, alors ambassadeur à Varsovie, pour les mêmes fonctions qui étaient lessiennes du temps de Nouira, à savoir Directeur général de la sécurité.

Bourguiba junior soutint ma proposition. Le Président accepta.Mais il ne se calma pas pour autant. Il ne cessa durant les jours suivants

de manifester sa colère contre Driss Guiga. C'était lui qui l'avait imposé àl'ancien Premier ministre Nouira. Il lui téléphona de Nefta le soir même oùce dernier fut terrassé par une hémorragie cérébrale. C'était trop pour Si Hédi

 Nouira qui ne supportait pas Driss Guiga2 d'une part et qui encaissa, d'autre part, le coup de Gafsa et le fait que depuis des mois il était la cible de la radioet de la télévision libyennes. Le chef de l'État présida le 10 janvier 1984 un

1. Au lendemain du changement du 7 novembre 1987, il s'empressa de rentrer au pays. Mal lui en prit, car il a été arrêté à sa descente d'avion. Après un séjour à la Prison civile, il fut condamnéà cinq ans de prison... avec sursis ! Les juristes ont dû apprécier !

2. L'ancien Premier ministre enrageait chaque fois qu'i l entendait Guiga dire devant ses collègues : « Je suis ministre de Bourguiba et de nul autre...  ». Bourguiba, lui, appréciait, sans se soucier del'autorité de son Premier ministre, ainsi écornée.

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Conseil de ministres au cours duquel il décida la création d'une Commissiond'enquête et signa dans ce but le décret n° 22 du 15 janvier 1984. Elle a étéformée comme suit :

- Ridha Ben Ali : Procureur près la Cour de Cassation - Président. C'étaitun éminent juriste, un homme loyal !

Membres : Hamed Abed, conseiller juridique du gouvernement ;Abdelkrim Azaiez, gouverneur de Ben Arous, représentant le ministère del'Intérieur ; colonel Ammar Kheriji, représentant le ministère de la Défense.

La Commission a siégé à la Cour de Cassation et adressa le 7 février uneconvocation à Driss Guiga à son domicile à Carthage qui a été remise à sonfils Moncef. Mais il ne s'est jamais présenté.

Elle a auditionné 56 ministres, hauts fonctionnaires de l'Intérieur, desgouverneurs. Moi-même j'ai donné mon témoignage. Tout cela a été signé

 par les intéressés et consigné dans le rapport final.Le lundi 12 mars 1984, le Président reçut en ma présence et celle de BéjiCaïd Essebsi ministre des Affaires étrangères, les membres de laCommission d'enquête. Mhamed Chaker, ministre de la Justice déclara auterme de l'audience :

« Monsieur le Président de la République après avoir pris connaissancedu rapport de la Commission d'enquête instituée par le décret 84-22 du 15

 janvier 1984, chargée de délimiter les responsabilités dans les événements

de décembre et de janvier dernier a décidé de traduire M. Driss Guigadevant la Haute Cour pour haute trahison, en application de l'article 68 dela Constitution. Il a, en outre, ordonné de prendre les dispositionsnécessaires pour constituer la Haute Cour créée en vertu de la loi n° 10-1970 en date du 1er avril 1970 ».

C'est à cette même date d'ailleurs que le Président a chargé HédiBaccouche de la direction du PSD et nommé Mongi Kooli en qualité de

ministre représentant personnel du Président de la République. Je devaisl'installer moi-même le vendredi 16 mars au cours d'une cérémonie officielleà laquelle avaient assisté les membres du Bureau politique et dugouvernement et des centaines de militants, dont plusieurs avaientcertainement proféré des slogans hostiles sous la fenêtre de mon bureau de laCasbah le 5 janvier ! Ainsi varient... les « hommes » !

^ Quelques jours après, un Conseil des ministres présidé par le chef del'État adopta comme prévu une série de mesures fiscales destinées à

équilibrer le budget. Parmi ces mesures, la création d'une taxe fixée à 30dinars à l'occasion de chaque voyage, exception faite pour les pèlerins, lesétudiants et les travailleurs qui en furent exonérés. Ce timbre me rappelleaujourd'hui encore au bon souvenir des citoyens candidats au voyage. Enfait, c'était une proposition, parmi d'autres, du ministre des Finances del'époque, Salah Mbarka. Il est vrai que j'étais d'accord ainsi que le chefd'Etat.

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Je me suis étendu sur ce problème qui a provoqué de grands dégâtshumains, matériels et politiques, et qui ne cesse de m'être imputéinjustement. Aujourd'hui encore, des jeunes et des moins jeunes me posentdes questions, me reprochent mon erreur d'appréciation : doubler le prix du

 pain !J'ai évoqué la « genèse » de ce douloureux épisode qui m'a été imposé.

Le complot du pain a eu assurément un détonateur : la mise en pratique de lavérité des prix.

Au lieu de me laisser gouverner, certains intrigants, obnubilés par lasuccession de Bourguiba, ont réussi à l'exciter, à lui faire prendre desmesures draconiennes et tout fait pour m'en faire porter la responsabilité. Le

 paradoxe que beaucoup de jeunes et d'étrangers comprennent difficilementc'est que le pouvoir a comploté contre le pouvoir.

A ma connaissance, les partis d'opposition n'avaient eu aucuneresponsabilité dans ces tristes événements. Ils étaient plutôt surpris et certainsn'avaient pas manqué d'exprimer leur solidarité au chef de l'État, en

 particulier le MDS et le MTIEst-ce l'illustration de la boutade que lança un jour Ahmed Mestiri :

« L'opposition à Bourguiba n 'est pas dans la rue, elle est dans son lit ! ».Les plus virulentes attaques dont je fus l'objet vinrent non de l'opposition

mais de certains proches de Bourguiba et du régime.Ainsi Tahar Belkhodja a qualifié ces événements, plus de quinze ans

après, « d'émeutes du pain ». Il trouve mon intervention à la TV en avril 1982 populiste alors que je m'étais opposé à Mansour Moalla qui avait mis encause la gratuité de l'enseignement et la caisse de compensation, comme jel'ai rappelé plus haut.

Avec son « courage » habituel, il ajouta dans ses  Trois décennies2  :« J'aurais sans doute combattu cette faute politique si je n 'avais pas eu lachance d'être évincé du gouvernement 6 mois auparavant II... ».

Dans ses  Trois décennies, à en croire ce démocrate confirmé, la Tunisieaurait été aujourd'hui le pays le plus démocratique, le plus libre et le plusdéveloppé du monde si elle avait eu le bonheur d'être gouvernée par lui-même en lieu et place de Ladgam, Nouira, Ben Salah et moi-même ! Un motconcernant Mongi Kooli, directeur du PSD, qui se montra loyal et correctcontrairement à certains de ses collègues. Il déclara au journal Réalités3 que

 j'avais voulu me débarrasser du casse-tête de la compensation des produitscéréaliers du vivant de Bourguiba en bénéficiant de son aura. Il se trompait.Ce qui est avéré pour moi comme pour beaucoup d'acteurs ou d'analystes

 politiques, c'est que certains, profitant de la sénilité du Président, ont allumé

1. Mouvement de la Tendance Islamique.2. Pages 264-265.3. Numéro 864 du 18 au 24 juillet 2002.

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des incendies pour pouvoir crier au feu et se porter volontaires pour prétendresauver le pays du désastre.

L'Histoire jugera, et les jugera !

Parmi les drames provoqués par le complot du pain, j'eus à gérer celui dequelques émeutiers condamnés à la peine capitale pour attaques à mainarmée ayant provoqué mort d'hommes, vols, incendies... La Liguetunisienne des Droits de l'Homme, les partis d'opposition et même Wassilase sont mobilisés pour sauver ces malheureux. À tous ceux qui avaienteffectué une démarche auprès de moi, je me contentais de recommander delaisser la justice suivre son cours. Bourguiba était intraitable et rabrouait toutle monde, y compris son épouse.

Un jour, j'étais convié à 17 heures chez le Président avec MhamedChaker, ministre de la Justice pour examiner le dossier de ces condamnés. LaCour de cassation avait rejeté leur pourvoi. Le ministre de la Justicecommençait à résumer l'avis de la Commission des grâces quand le Présidentl'interrompit : « Inutile de perdre du temps ! dit-il. Donnez moi la feuille où

 je dois écrire : sentence à exécuter et signer ».C'était la première fois que j'assistais à une réunion de cette nature ;

 j'appris que la loi exigeait qu'on soumît, dans pareil cas, au chef de l'État

deux propositions parmi lesquelles il devait en choisir une. Il devait écrire entoutes lettres soit : « sentence à exécuter », soit « peine commuée à la prisonà perpétuité ». Il allait donc signer la première option quand je demandai la

 parole :« Monsieur le Président vous allez exercer votre droit régalien et nul ne

 peut interférer. J'ai un avis à vous donner, si vous voulez bien ».Surpris, le Président accepta, néanmoins, d'entendre mon point de vue.« Ces condamnés,  dis-je, ont jeté des pierres, ils ont tué, volé... nul doute

qu'ils sont responsables. Cependant, l'Etat aussi est responsable ! Leministre de l'Intérieur a désarmé la police ; ces jeunes n 'ont pas rencontréun seul uniforme sur leur chemin. Certes, ils n 'ont pas résisté à la tentationde l'anarchie, de la violence et du vol ; mais ils n'avaient pas préméditéd'assassiner. Imaginez, monsieur le Président, Paris sans police ni CRS ! Ne

 pensez-vous pas que les "zonards " auraient fait de même ! La responsabilitéest donc, à mon avis, partagée. »

Bourguiba me regarda longuement ; il réfléchit quelques secondes qui me

 parurent une éternité. Enfin il déclara :« C'est vrai ! Nous sommes responsables, nous aussi. Si la police avait pu faire son métier, ils auraient été dispersés ou arrêtés ».

Un long silence. Puis Bourguiba me dit :« Savez-vous, Si Mohamed, que depuis l'indépendance, je n'ai jamais

 gracié un condamné à mort. Vous m'avez convaincu ! ».

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Il écrivit en toutes lettres : à commuer à la prison à perpétuité ! Il n'était pas content mais il céda à la logique de l'argumentation. J'ai ainsi pucontribuer à sauver une dizaine de condamnés à mort. Mhamed Chaker peuttémoigner de la véracité de cette scène pathétique. Maître Tahar Boussemaaussi. En effet, à peine sorti du Palais, je lui avais téléphoné de ma voiture

 pour lui apprendre la bonne nouvelle en ajoutant :« Vous pouvez le dire à Maître Fathi Abid, en lui faisant remarquer que ses écrits dans le quotidien Assabah au profit des condamnés n 'ont pas étévains ! ».

Ce fut l'une des rares satisfactions que j'eus après le déroulement ducomplot criminel du pain. J'en suis fier aujourd'hui.1

Mais, à l'inverse, ce complot eut d'autres retombées négatives. Mardi 15mai 1984, quelques jours avant que la Commission d'enquête ne remette son

rapport au chef de l'État, le protocole me demanda de recevoir chez moil'émir Turki Ben Abdelaziz, frère du roi d'Arabie Fahd. Il était arrivé unaprès-midi accompagné de l'épouse du chef de l'État, de sa femme, de son

 beau-père, un certain Al Fassi qui se prétendait chef d'une confrérie établieen Égypte, la Chadoulia... Après les présentations et les salutations d'usage,il demanda à me voir en tête-à-tête dans mon bureau. Il entra dans le vif dusujet. Lella Wassila, me dit-il, m'a assuré que le président Bourguiba n'a plusde prise ni d'influence sur la politique du pays. C'est le Premier ministre quitient la barre et dirige tout. C'est donc à vous que je m'adresse. Je viensintercéder auprès de vous pour classer le dossier Guiga et lui permettre devivre une retraite paisible dans son pays.

Je lui ai affirmé que c'était Bourguiba qui avait décidé de créer cetteCommission d'enquête, qu'il ne décolérait pas contre Guiga et que je n'y

 pouvais rien. Je m'étais engagé, par contre, à ne pas jouer les procureurs et àm'abstenir d'accabler l'ancien ministre de l'Intérieur. Il ne m'a pas cru et estreparti avec toute sa suite plutôt déçu2.

Je devais comprendre la démarche du prince et son insistance pour sauverDriss Guiga de la Haute Cour, en lisant dans le numéro du 24 novembre 1986du Middle Eastlnsider  (deux ans plus tard) l'information suivante que je citesous toutes réserves :

« En février 1981, Al Fassi, beau-père du prince Turki, frère du roi Fahd,avait créé avec la participation financière de la Libye, une société d'armesanglo-brésilienne actuellement dirigée par Driss Guiga, ancien ministre del'Intérieur qui avait été introduit dans ce milieu à partir du moment où ilavait acheté, à cette société, des armes pour équiper son département ».

1. B. C. Essebsi aff irme dans ses mémoires (H. Bourguiba, le bon grain et l'ivraie) qu'il avait assistéà cette séance de travail et qu'il avait " plaidé dans mon sens ". Erreur. Mhammed Chaker peuttémoigner que j'étais seul avec lui au bureau du président.

2. B. C. Essebsi continue dans ses mémoires d'affirmer que c'était moi qui tenais à cettecommission et à la condamnation de Guiga...Erreur !

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Le journal ajoutait :« Le groupe maintient d'étroites relations avec l'autorité libyenne par le

truchement de Salhine El Houni, co-propriétaire avec Al Fassi du quotidienen langue arabe publié à Londres sous le titre El Arab ».

J'ai compris aussi pourquoi ce journal ne cessa, depuis la disgrâce deGuiga, de m'attaquer personnellement. Après l'agression d'un Israélien parun soldat égyptien déclaré dérangé mentalement, ce El Houni écrira dans son

 journal :« N'y a-t-il pas un "fou" en Tunisie capable de nous débarrasser de

 Mzali ? ».Un appel au meurtre en somme !Je n'ai jamais vu ce Houni sauf en photo à la une de son journal avec son

cou de taureau et sa forte bedaine. Il me rappela la belle sentence du grandécrivain arabe Ibn El Moufakaa (VIIIe siècle) :

« Les choses les plus vaines sont peut-être celles qui font le plus de bruitet de volume ! ».

Pour en revenir au prince Turki qui était probablement de bonne foi maissubissait l'influence de sa jeune femme Hind, fille du mystérieux Al Fassi, ilest utile de relater les circonstances de son départ précipité de Tunisie.

Deux ou trois jours après l'avoir reçu chez moi, je trouvai Bourguiba dansson palais de Skanès, furieux contre lui. Il me dit que Saïda Sassi lui avait

rapporté un incident regrettable qui eut lieu à l'hôtel Phénicia de Hammamet.Le fils du sieur Fassi, marié à une Tunisienne, a giflé et insulté le maîtred'hôtel, sous le regard « indifférent » du prince. Bourguiba, sous influence,a estimé que c'était là une offense contre toute la Tunisie. Il appela devantmoi, Abdelmajid Karoui, le directeur du Protocole et lui demanda d'aller desuite à Hammamet signifier au prince que sa présence était désormaisindésirable et qu'il devait quitter le pays dans les 24 heures. Après cetteaudience, j'ai prié Karoui d'user de diplomatie et de ne pas bousculer le

 prince. En réalité, cet épisode signifiait que la guerre entre Wassila et la niècedu Président avait recommencé de plus belle.En octobre 1986, j'étais déjà en exil en Suisse. J'y ai rencontré, à l'hôtel

 Beau Rivage à Montreux, le prince séoudien Fayçal Ibn Fahd Ibn Abdelaziz pendant plus de deux heures. Il participait à la session du CIO qui devaitdépartager les villes candidates aux Jeux olympiques de 1992 et oùBarcelone fut préférée à Paris, Brisbane et Amsterdam.

À la fin de cet entretien, le prince Fayçal voulut savoir dans quelles

conditions et pourquoi son oncle le prince Turki avait été expulsé de Tunisie.J'ai pu mesurer alors les dégâts diplomatiques causés par la mauvaiseinfluence de la nièce de Bourguiba qui avait manipulé son oncle pour créer,de toutes pièces, cet incident. Malgré tous mes efforts, je ne crois pas avoirréussi à calmer le ressentiment de certains membres de la famille royaleséoudienne à l'encontre des autorités tunisiennes.

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En fait, je devais revoir le prince Turki durant la deuxième quinzaine demai 1984, dans des circonstances qui méritent d'être évoquées.

A la suite d'une brouille due probablement à la détermination de sonépoux à rester inflexible quant aux poursuites judiciaires décidées àl'encontre de Driss Guiga, Wassila a prolongé son séjour à Djedda. Tous les

 jours, Bourguiba lui téléphonait et me demandait de ses nouvelles. N'y pouvant plus, il me pria d'aller en Arabie Séoudite pour la persuader derentrer au bercail et de me faire accompagner par Béji Caïd Essebsi, ministredes Affaires étrangères.

 Nous l'avons vue longuement et avons insisté afin qu'elle rejoignît sonmari. Je me rappelle lui avoir dit de ne pas laisser sa place vide à Carthage,d'autres pourraient l'occuper. Cependant nous n'avons pas pu la voir seule.Le prince Turki était stoïquement assis à côté d'elle. L'ambassadeur de Tunisie

Kacem Bousnina, aussi. Le prince était resté silencieux durant l'entrevue ! Ilcontinuait de penser que la solution du problème Guiga était entre mes mains.Il se trompait évidemment.

S'agissant de Driss Guiga, je me dois pour l'Histoire d'évoquer un dossieraccablant pour lui puisqu'il fut évoqué lors de son procès en 1984. Il fut accusé,en effet, non seulement d'avoir fomenté un complot - comme l'a démontré laCommission nationale d'enquête - pour accéder au poste de Premier ministre,mais aussi d'avoir signé des marchés de gré à gré avec des entreprisesallemandes et brésiliennes sans respecter les procédures en vigueur.

L'Arabie Séoudite a fait, au début des années 1980, un don à la Tunisiede 10 millions de dollars pour l'achat d'armes, de voitures blindées... au

 profit des services de la police et surtout de la Garde nationale. Un appeld'offres avait été lancé le 25 mai pour l'achat de blindés légers ; le tableaucomparatif a classé ainsi les pays : France, Allemagne, Espagne, sur la basede la qualité et des prix. Mais le cabinet de Driss Guiga a obligé lacommission compétente à ajouter le Brésil. Le lieutenant-colonel AbdelfatahJarraya, dépêché en mission au Brésil avec quatre agents de la Gardenationale, fit un rapport plutôt réservé, sinon négatif en date du 1er  novembre1981 (texte publié en annexe du rapport de la Commission nationaled'enquête). Malgré ces réserves, Driss Guiga décida de signer le marché quela Commission supérieure des marchés refusa naturellement. C'est leministre de la Fonction publique, Mezri Chékir qui lui signifia ce refus. Ils'emporta et lui dit :

« Si vous avez confiance en votre ministre de l'Intérieur, signez cemarché ; sinon renvoyez votre ministre ».C'était le deuxième incident de ce genre avec Mezri Chékir. D'où

l'animosité de Driss Guiga à son égard.Informée de ces affaires, Wassila qui ne cessa de soutenir Guiga, en parla

au Président et insista pour éloigner de moi Mezri Chékir car, lui souffla-t-elle : « Il gêne beaucoup les ministres, surtout les plus importants !... ».

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Elle avait bien essayé auparavant auprès de moi - comme déjà mentionné- en me suggérant de le nommer à la Jeunesse et aux Sports, ou à la Santé.

Un jour, elle demanda à Bourguiba d'enlever à Mohamed Sayah ledépartement de l'Habitat pour ne lui laisser que l'Equipement, et de chargerChékir de « cette moitié de ministère ».

Ce dernier était alors seulement directeur du cabinet. Bourguiba me ditsous l'influence de Wassila : «  Mezri mérite mieux... Il mérite d'êtreministre ! Pourquoi pas ministre de l'Habitat ! ».  Ne m'en laissant pascompter par Wassila, je sautai sur l'occasion et lui proposai : « oui, pourquoine pas le nommer ministre de la Fonction publique pour remplacer Moncef

 Bel Hadj Amor et désigner ce dernier à l'Habitat ?... ».  Le Présidentacquiesça. Dépitée, Wassila appela Mezri Chékir pour lui dire sa déception.

« Bravo ! s'exclama-t-elle. Mzali a bien joué ! »Mais depuis ce jour-là, il rejoignit à son tour le clan des importuns... à

éliminer.Après le deuxième refus de la Commission des marchés, Wassila a cru

cette fois obtenir sa tête. Bourguiba m'appela donc et me dit :« Vous savez, j'aime bien Mezri, mais tous les ministres s'en plaignent,

 surtout les plus importants ».De retour à mon bureau, j'appelai Mezri Chékir et je lui fis part de ce que

m'avait dit le Président à son sujet. Offensé, et flairant la manœuvre, il

demanda audience à Bourguiba qui le reçut à Skanès. Alors, sortant de saréserve habituelle, il s'ouvrit franchement au Président en lui disant, entreautres :

« Demandez à tous les ministres ce qu 'ils pensent de Mezri Chékir etquelles sont leurs relations avec lui... tous les ministres sauf un... ».

Bourguiba insista pour savoir de qui il s'agissait. Alors il lui répondit :« Il s'agit de Driss Guiga et je vais vous remettre les rapports de la

Commission supérieure des marchés que je n'ai fait que transmettre au

 Premier ministre et qui avaient suscité le ressentiment de Monsieur Guigaqui a essayé de monter Madame la Présidente contre moi. Vous savez, Monsieur le Président que je vous ai toujours consulté et combien je tiens àvotre confiance ».

Emu, Bourguiba se leva, se dirigea vers Mezri Chékir et l'embrassa puislui dit :

« Reste dans ton bureau \ tu as toute ma confiance ».Ensuite, il l'invita à faire quelques pas avec lui dans le parc où ils

croisèrent Wassila qui, inquiète, demanda d'emblée à Mezri Chékir :« Qu 'avez-vous dit au Président ?- La vérité,  lui répondit-il. Et il m'a maintenu à mon poste. »

1. Gardez votre poste (expression tunisienne).

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Quelques mois plus tard, Driss Guiga se rendit au Brésil pour quelqueaffaire personnelle. C'était le mois de Ramadan, un Ramadan

 particulièrement chaud. Tous les cafés de Tunisie avaient reçuofficieusement l'ordre de fermer le jour comme du temps du Protectorat.Informé de cette décision, Bourguiba piqua une colère noire et clama :

« Je vais renvoyer Guiga ! ».Mais Wassila veillait ; elle téléphona aussitôt à Driss Guiga au Brésil etlui demanda de rentrer immédiatement, lui recommandant d'aller voir lePrésident et surtout de se montrer humble ! Tout alla comme convenu etDriss Guiga fut maintenu à son poste... jusqu'au 6 janvier 1984 !  1

1. Au moment où ces mémoires étaient sur le point d'être mises sous presse, j'ai lu dans Amère Méditerranée, le Maghreb et nous  (Le Seuil, Collection « L'Histoire immédiate », 2004, page285), le livre de Jean de la Guerivière (co-écrit avec Michel Deuré), ancien correspondant duMonde à Tunis, les lignes suivantes qui confortent ce chapitre : «  Le Premier ministre Mohamed

 Mzali ne survit que dix-sept mois aux "émeutes du pain " de janvier 1984,  provoquées par unedécision présidentielle dont il ne partage pas la responsabilité   [Souligné par l'auteur]. Sestentatives d'ouverture démocratique sont abandonnées par Rachid Sfar... ».

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CHAPITRE VII

Le développement : un deuxième axede mon action au premier ministère

Mon combat pour essayer d'implanter un processus de démocratisation progressif mais continu de la vie publique en Tunisie, se doubla d'une actionrésolue pour un développement endogène et équilibré de mon pays

Durant les six années que j'ai passées à la tête du gouvernement, je mesuis dépensé sans compter pour assumer cette deuxième mission quiconstitua le deuxième axe fondamental de mon action.

Les réunions interministérielles, les visites de travail, les tournéesd'inspection se sont succédées à un rythme effréné. Ainsi, à titre d'exemple,entre janvier et novembre 1982, pas moins de 48 conseils interministérielsconsacrés à des questions touchant au développement se sont tenus sous ma

 présidence. Nous y avons débattu de la préparation du VF plan de développement

économique et social (1982-1986), du collectif du budget 1982, du code desinvestissements agricoles, des études pour la création de six banques dedéveloppement tuniso-arabes2, de la réorganisation de la Fonction publique,du statut des professeurs de l'enseignement supérieur, de la loi relative àl'extension de la couverture sociale à certaines catégories d'ouvriers et de

 paysans...

1. Il est utile de se référer, pour compléter ce bref chapitre, à la publication du Premier ministèreintitulée  Équilibre régional et décentralisation.  Éditions Premier ministère, décembre 1984,avec une introduction de Ridha Ben Slama.

2. Banque tuniso-koweïtienne de développement (BTKD), Société tunisoséoudienned'investissement et de développement (STUSID), Banque tunisienne et des Emirats pourl'investissement (BTEI), Banque tuniso-quatarie (BTQ), Banque tuniso-algérienne... Ces

 banques, dont le capital a été fixé à 100 millions de dinars par unité versés à parts égales par lesdeux parties concernées, ont permis l'étude et la réalisation d'un grand nombre de projetsindustriels, agricoles et touristiques. Je citerai aussi la Banque de développement et decommerce tuniso-sénégalaise, dont l'acte de naissance fut signé à l'occasion de ma visiteofficielle au Sénégal, début février 1986, en présence du président Abdou Diouf.

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Il a été publié au Journal officiel  de la République tunisienne :- en 1981 : 100 lois, 1 875 décrets, 1 580 arrêtés.- en 1982 : 71 lois, 1 385 décrets, 980 arrêtés.Parmi les sujets traités dans les conseils interministériels, je citerai, en

 particulier, le problème des ouvriers expulsés par Kadhafi à partir d'août

1985, celui du projet de l'aménagement de 1 000 stades et autres installationssportives, le projet de loi du 5 mars 1985 fixant le nouveau statut du régimede la retraite appliqué à partir du 1er octobre 1985 et les 9 décrets etcirculaires d'application. Mais je voudrais surtout souligner l'importance dedeux projets que j'ai lancés, pour lesquels je me suis battu et que j'ai réalisés :

1. La mise en valeur de Rjim Maatoug,  objet d'un premier conseilinterministériel tenu le 28 novembre 1985, qui devait permettrel'aménagement de 3 000 ha de terres agricoles et donner ainsi l'occasion à

quelques centaines de jeunes de cultiver des parcelles de 3 ha en moyenne,sur trois étages :a) luzerne, fleurs, cultures maraîchères

 b) arbres fruitiers : grenadiers, amandiers...c) palmiers dattiers.Cette politique volontariste devait, dans mon esprit, mettre en valeur,

grâce à des puits artésiens forés parfois jusqu'à 2 700 mètres, de vastessuperficies, enraciner les jeunes sur la terre de leurs pères et de leurs ancêtres

et leur procurer en même temps des sources de revenu, arrêter ainsi l'exoderural et combattre efficacement la désertification. J'ai fait appel à l'armée etdirigé, moi-même, les travaux des premières réunions préparatoires.

Je rends ici hommage aux officiers, sous-officiers et soldats qui ont fait preuve dans l'aménagement des travaux d'infrastructure, d'un dévouementet d'un savoir faire exemplaires .

2. L'assainissement du lac de Tunis qui devait permettre de gagner1 500 hectares nouveaux, soit le tiers de la superficie de la capitale en 1984,

l'édification d'une cité de 350 000 habitants, de vastes zones vertes, deterrains de sport, d'un grand palais des Expositions et de faire bénéficier lenord de Tunis d'un véritable lac de plaisance. Le projet devait mettre fin aux

 puanteurs qui infestaient cette région de Tunis, surtout durant l'été et dont lesauteurs romains parlaient déjà !

Lors de la signature de la convention avec le séoudien Cheikh SalahKamel, au Palais de la Casbah, le 9 octobre 1983, c'était un dimanche, je n'ai

 pas hésité à qualifier, lors d'une brève allocution prononcée à cette occasion,

cette importante réalisation, de « Projet de l'An 2000 ». Certains souriaientet des échotiers de la presse d'opposition ironisèrent sur cette qualification.

1. J'ai été heureux de lire dans la Presse du 6 janvier 2010 que le projet Rjim Maatoug a permis demaintenir 6000 habitants dans leur région d'origine et qu'une ceinture verte de 2160 ha faitaujourd'hui face à l'avancée des sables...

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Parmi ces « sceptiques », d'aucuns habitent peut-être aujourd'hui dans l'undes appartements ou villas, ou occupent des bureaux érigés sur cet ancien lacde Tunis naguère aussi nauséabond que laid ! Le coup d'envoi des travaux aété donné en avril 1985. J'ai eu la joie d'accompagner le PrésidentBourguiba, le lundi 16 juin 1986, lorsqu'il a mis la première pierre du premier

 projet immobilier d'une nouvelle ville, qui est aujourd'hui une réalité.

J'avais un grand souci de corriger le déséquilibre dans l'implantation des projets industriels qui se manifestait aussi bien entre les régions qu'àl'intérieur de celles-ci, entre les villes et les zones périphériques.

Ainsi, et à titre d'exemple, j'avais dénoncé, au cours d'un meetingorganisé en 1981 au théâtre municipal de Sfax, le fort déséquilibre entre cetteville où 90 % des investissements s'étaient concentrés et l'environnement

immédiat constitué par des petites villes ou agglomérations : Jebeniana, BirAli Ben Khalifa, Maharès, Menzel Chaker, Hencha, qui étaient délaissées.

Je citerai aussi l'exemple de la région de Bizerte : des encouragements ontété prodigués pour y promouvoir les délégations (sous-préfectures) « réputées »rurales. Il en a été ainsi d'Utique, Menzel Jemil et surtout de Mateur où 150milliards de centimes ont été investis en un an et demi, dont 60 milliards pourréaliser une usine de tracteurs, une usine de fabrication de groupesélectriques, une usine Renault... '.

Ce désintérêt avait engendré un fort exode de la part des habitants de ceszones qui ont quitté leur terre et leurs familles pour aller s'agglutiner dans lacapitale régionale avec l'espoir d'y dénicher un hypothétique emploi !

C'est pour essayer de corriger les effets néfastes multiformes de cedéséquilibre que j'ai élaboré, avec mes collègues, dont surtout Azouz Lasram,et mes collaborateurs, une loi qui a été promulguée le 23 juin 1981   2  quiencouragea les investissements dans les industries manufacturières et ladécentralisation industrielle ; elle a été modifiée par la loi 83-105 du 3

décembre 1983.Cette loi incitait au renforcement des infrastructures nécessaires àl'implantation de projets industriels dans les zones périphériques : eau,électricité, routes et à la multiplication des équipements sociaux et culturelsdans les mêmes zones : collèges, stades, maisons de la culture, etc.

Il s'agissait de créer des emplois sur place pour lutter contre les effetsdévastateurs de l'exode rural et assurer un rééquilibrage entre les régions eten leur sein.

1. Cf.  mon interview à France-Pays Arabes,  n° 116, février 1984.2. Suivie par la loi 76-81 du 9 août 1981 portant création d'un fond national de promotion de

l'artisanat et des petits métiers. Quelques mois seulement après la promulgation de ces lois, les promoteurs industriels ont réorienté leurs investissements : 72 milliards, soit 62,5 % ont profitéaux zones 3, 4 et 5 (création de 6 000 emplois, c'est-à-dire à celles qui étaient les moinsdéveloppées, comme je l'avais souligné dans ma présentation du budget de 1982 devantl'Assemblée Nationale).

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C'est dans cet esprit que j'ai encouragé l'agriculture et le développementrural.

En 1980, l'agriculture faisait vivre 50 % des Tunisiens, directement ouindirectement. Elle participait à hauteur de 18 % du PNB et représentait 16 %de nos exportations.

Bien avant d'être chargé des fonctions de Premier ministre, j'avais desidées claires sur le rôle vital que devait jouer l'agriculture : je ne croyais pas,au vu du désastre constaté dans certains pays arabes, à la vertu de l'industrielourde, dût-elle être « industrialisante ! ». L'exode rural avait atteint des

 proportions alarmantes, surtout depuis la fin des années 60, avec comme principales conséquences la désertification et le déséquilibre démographiqueentre les régions. Dans un discours, le 25 septembre 1982, à Hammam Lif,devant les cadres politiques et socio-économiques du district, j'ai fait

remarquer que le Grand Tunis, dont la superficie n'excédait pas 0,59 % de lasuperficie du pays, « hébergeait » 20 % de la population totale du pays. Ladensité y était de 750 habitants au km2 ! parmi lesquels 94 % vivaient dansle périmètre communal de la capitale ! 30 % des accidents de la route se

 produisaient d'ailleurs dans la région de Tunis.J'étais convaincu aussi que pour assurer l'invulnérabilité de la patrie, il

fallait « occuper le terrain » et y installer le maximum de jeunes en leur procurant des conditions de vie dignes. Je pensais aux  « limes »  aménagés

 par les Romains dans ces régions, il y a plus de 2000 ans !Dans un discours prononcé le 30 mai 1981 devant le Parlement, j'ai

affirmé : « L'agriculture est le secteur le plus important de notre économie... je suis décidé à lui accorder la priorité absolue... ».  J'ai déclaré devant lescommissions sectorielles du VIe Plan, le 13 décembre 1980 :  « Il n'y a pointde différence entre notre enracinement dans la terre de nos ancêtres et notreenracinement dans notre culture nationale... La terre est la dimension

 spatiale de notre civilisation, tandis que la culture est sa dimension

temporelle... ».En 1984, l'Union Nationale des Agriculteurs Tunisiens (UNAT) - dont

 j'ai présidé l'ouverture du Ve congrès, à Kairouan, les 11 et 12 mai 1982 - aédité un livre de 248 pages où mes principales idées et réalisations concrètesétaient rappelées. La préface était due à la plume du Président de cetteorganisation, Mohamed Ghédira, et était intitulée : Le choix béni !

Dans mes discours, je répétais et expliquais la formule : « Il faut civiliserles zones rurales et non ruraliser la cité ! ».

J'ai réussi - malgré l'opposition de M. Moalla - à faire partager mes vuesaux responsables du Plan et des Finances puisque le VIe Plan avait prévu18,9 % des investissements au profit de l'agriculture contre 12,7 % dans leVe Plan.

Pour motiver le monde agricole, j'ai fait bénéficier de la couverture socialetous les agriculteurs, les pêcheurs, les ouvriers agricoles, 200 000 personnes en

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tout, de même que j'ai étendu le bénéfice de la retraite à 130 000 petitscommerçants, artisans, médecins, pharmaciens, avocats, ingénieurs...

J'ai créé une banque de développement agricole, un grand nombre desociétés de mise en valeur, un Conseil supérieur du crédit agricole, un Fonds

 pour les coopératives de service, un Fonds pour la régulation des prix et

 promulgué surtout la loi du 6 avril 1982 pour l'encouragement auxinvestissements agricoles et pour la pêche, ainsi que la loi du 21 septembre1981 fixant les attributions et les ressources du Commissariat général audéveloppement régional. J'ai ainsi arrêté plusieurs mesures pour encouragerl'exportation des denrées agricoles et produits de la pêche, comprenant desexonérations fiscales et douanières significatives.

Pour réussir, il fallait agir sur les mentalités des agriculteurs pour lesmotiver. Ce que j'ai fait en arpentant le territoire, à longueur d'années. Je leur parlais des nouvelles dispositions prises : crédits prévus dans le VIe  plan,grands travaux de barrages pour alimenter le Cap Bon, le Sahel et Sfax etcréer des milliers d'hectares irrigués. J'ai également fait construire d'autresouvrages de moyenne capacité, comme le barrage de Ghezala dans le nord,décidé lors de ma visite à Mateur en juin 1980, ceux de Lebna, de Sidi Jedidi,de Ouled Abid au Cap Bon et bien d'autres. Pour rattraper le retard historiquedont souffraient les régions du centre et du sud, j'ai promu par une politiquevolontariste, un plan de forages allant jusqu'à 2 700 mètres de profondeur. Àtitre d'exemple, il a été foré, de 1981 à 1985, dans le gouvernorat de SidiBouzid, environ 7 000 puits de moyenne profondeur, tandis que dans celuide Kasserine, il a été creusé, dans cette même période, deux fois plus de puitsqu'il n'en fut creusé entre 1956 et 1980 ! Des dizaines de puits artésiens ontété forés dans les gouvernorats de Tozeur, de Kebili, de Médenine de Gabès,de Tataouine... Cela a permis de mettre en œuvre de grands projets commecelui de Rjim Maatoug, ou celui de Nefzaoua, financé grâce à une contributiondu Fonds séoudien de développement, projet qui devait fertiliser 5 000 ha dansle désert (réhabilitation de 4 300 ha d'oasis et création de 500 ha d'oasisnouvelles), et dégager des sources de revenus pour 2 000 jeunes. Tout celagrâce à l'exploitation de la nappe du continent intercalaire. (Citons : le forageréalisé à El Biaz à 2 580 mètres de profondeur avec un débit de 100litres/seconde).

J'ai été heureux en visitant Kasserine, Foussana et surtout Sbibad'inspecter la zone irriguée selon la technique du goutte à goutte où 7 000

 pommiers venaient d'être plantés et j' ai étonné plus d'un cadre régional outechnicien en démontrant, grâce à des chiffres qui m'avaient étécommuniqués par l'ingénieur Béchir Ben Smaïl, PDG de l'Office des terres

1. Sait-on que Médenine n'est pas le sud de la Tunisie, mais son centre ? Que la distance qui séparecette ville de Tataouine, Remada, Bordj El Khadra, l'ancienne Boij Le Bœuf, est presque égaleà la distance qui la sépare de Tunis ?

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domaniales, que la création d'un emploi, ou plutôt d'un revenu agricolerevenait à 1 000 dinars alors que la création d'un emploi industriel exigeaitun investissement variant entre 10 000 et 20 000 dinars.

Comme j'ai été heureux d'inaugurer la zone irriguée « Ibn Chabbat » dansla région de Tozeur (850 ha), d'un coût de 7,5 millions de dinars, et financé

à hauteur de 30 % par un prêt de la BIRD. 423 jeunes devenaient de jeunes propriétaires de 2 ha chacun, disposaient d'une habitation et repeuplaient cesgrandes étendues désertiques. Quelques mois plus tard, j'ai décidé, pour unemeilleure gestion des nouveaux périmètres irrigués, la création de « l'Officedes terres irriguées du Jérid ».

Ainsi l'offensive contre les sables du désert était lancée, de même quel'effort tendant à fixer les habitants ruraux sur leur terre.

En étudiant les revenus des agriculteurs, surtout les petits, et en lescomparant avec les prix au marché de gros et dans les marchés de quartier, j'aiconstaté une grande différence qui m'avait choqué. Tel cultivateur au Cap Bon(à Menzel Bou Zelfa ou à Beni Khalled par exemple) vendait au marché degros le kilo de pommes de terre à 20 millimes, tandis que le consommateurl'achetait 80 ou même 100 millimes. En poussant l'enquête avec le ministre del'Agriculture, Lasaad Ben Osman, d'une compétence reconnue et d'une grandeintégrité, Zacharia Ben Mustapha, maire de Tunis, militant, chef scout ethonnête homme, Mohamed Ghédira, président de l'UNAT et membre duBureau politique du PSD, je m'étais rendu compte que les grandes margesconstatées allaient dans les poches d'une petite minorité de mandataires et despéculateurs. Dans un discours, le 18 mars 1981, j'ai dénoncé ces pratiquesmalhonnêtes qui nuisaient aux producteurs et aux consommateurs ; je n'avais

 pas hésité alors à qualifier ces spéculateurs de parasites, de « ventripotents ».Pour lutter contre ces pratiques, nous avons créé des marchés de quartier et des

 points de vente « du producteur au consommateur ». Mais j'avais mésestimé le poids de l'inertie administrative et les soutiens occultes dont bénéficiaient ces personnes. Je précise aujourd'hui, vingt ans après, que je n'avais visé parl'expression « ventripotents », « mostakrichines » que les spéculateurs, jamaisles industriels, les commerçants ou les propriétaires.

Un mot sur le programme :  « Emploi des jeunes ».  Lancé en 1984, ce programme a profité à plus de 15 000 bénéficiaires et permis la création de30 000 sources de revenus environ, avec des crédits atteignant 18 millions dedinars. Moyennant un apport de 400 ou 1 000 dinars, les jeunes concernés

 pouvaient bénéficier d'un crédit de 10 000 ou 20 000 dinars, à des conditionstrès favorables et lancer leurs projets. Pour l'année 1986, 13 millions dedinars avaient été alloués.

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Très ambitieux pour mon pays et convaincu que le Grand Maghreb étaitnotre horizon, j'ai voulu créer de nouveaux pôles de développement intégrés.Je citerai notamment :

1) L'exploitation du gisement de phosphates de Sra Ouertane, dans legouvernorat du Kef, qui devait permettre, avec des réserves estimées à 3

milliards de tonnes exploitables, en majeure partie à ciel ouvert, la créationde plusieurs usines de fabrication d'acide phosphorique et de différentsengrais azotés disséminées dans le nord-ouest du pays (Béja, Jendouba,Siliana, Le Kef...). Traité au nitrate, en utilisant le pétrole algérien il

 permettrait d'implanter un axe de coopération industrielle entre nos deux pays, analogue à l'axe charbon-acier qui vit le jour au lendemain de laDeuxième Guerre mondiale, réconcilia, dans la solidarité concrète, lesintérêts bien compris de la France et de l'Allemagne et fut le noyau de

l'Union européenne. Une société tunisokoweitienne avait été créée à ceteffet, et un grand port devait être construit à Cap Serat. Un polytechnicientunisien fut désigné à la tête du projet. Une usine expérimentale fut installéeau Kef que j'inaugurai le 8 février en présence de l'ambassadeur du Koweïtet qui démontra la rentabilité du projet. Je ne sais aujourd'hui ce qu'il en estadvenu.2

Dans le cadre de ma vision de la nécessité de réaliser le développementintégral de tout le nord ouest du pays, j'avais décidé, malgré le scepticisme

de certains « responsables » en panne d'imagination, de faire construire unaéroport à Tabarka. Je pensais que cette ville avait, avec Ain Draham, desarguments sérieux pour constituer un des centres de ce pôle dedéveloppement, surtout dans le domaine touristique : plaines fertiles, vastesforêts de chêne liège et de pins d'Alep, immenses plages de sable fin, côtes

 poissonneuses, récifs coraliens...Une société tuniso-séoudienne pour la promotion de Tabarka-Ain Draham

fut donc créée à mon initiative et j'ai négocié moi-même avec le ministre des

Finances séoudien, Abu El KM, l'obtention d'un prêt à long terme et à faibletaux d'intérêt de 16 millions de dollars pour construire la première tranche d'unaéroport international qui est aujourd'hui une réalité après avoir été « gelé »,suite à mon départ, comme tant d'autres projets d'ailleurs.

Dans mon exil, j'ai lu en 1987 dans  Voie nouvelle,  journal du Particommuniste, l'écho suivant : à une délégation de Tabarka venue solliciter deMansour Skhiri, directeur du cabinet présidentiel, la relance du projet, cedernier leur répondit : « Allez-le demander à Mzali ! ».

1. J'ai eu avec mon collègue algérien, Abdelhamid Ibrahimi, des échanges de vue très positifs. J'aiaussi négocié avec des responsables indous la possibilité d'une participation à la société tuniso-algérienne projetée. L'Inde s'était même engagée à acheter une partie importante de la

 production de ce « projet de rêve ».2. Après mon dépa rt , le projet fut enterré comme tant d'autres !

Mais voila qu'en lisant les journaux 22 ans après, j'apprends que le Brésil, la Chine ont étécontactés pour une éventuelle exploitation du site... Mieux vaut tard que jamais !.

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2. L'exploitation des gisements de potasse des sebkhas, de Zarzis et duChott Jerid qui devait dynamiser toute la région du sud-est. Bouaziz, uningénieur, fut nommé à cet effet par le ministre de l'Économie, AzouzLasram. J'ai décidé, dans la logique du projet, la construction d'un grand portà Zarzis, aujourd'hui opérationnel.

On ne me laissa pas le temps de mener à terme ces projets grandioses quidevaient changer la face d'un grand nombre de régions « défavorisées ». J'ai pu, par contre, réaliser et inaugurer :

a) Une usine tuniso-algérienne de fabrication de moteurs diesel bassegamme à Sakiet Sidi Youssef - un symbole !  1 - capable de produire 30 000unités par an, avec un taux d'intégration de 65 % (65 % des éléments de cesmoteurs sont fabriqués en Algérie et en Tunisie) au départ et la création de800 emplois. Un polytechnicien originaire de Sakiet, du nom de Chabbi, fut

nommé PDG et un centralien algérien directeur. b) Une usine de ciment blanc à Fériana, dans le gouvernorat de Kasserine,

qui permit la création de 450 emplois. Je l'avais inaugurée conjointementavec le Premier ministre algérien, Abdelhamid Ibrahimi.

Toujours dans le cadre de la coopération tuniso-algérienne et grâce à la banque tuniso-algérienne qui étudiait et finançait tous ces projets, on devaitlancer des appels d'offres pour construire une usine de fabrication destructures métalliques à Ghardimaou et une briqueterie à Nefta. Je ne sais pas

si ces réalisations ont vu le jour, après mon départ.

1. En 1958, ce village, garnison des soldats du FLN, avait été bombardé par l'aviation française cars'y trouvait un camp FLN. Il y eut 72 morts dont 12 enfants et plusieurs blessés.

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CHAPITRE VIII

Malentendus avec les syndicats

Durant les six années au cours desquelles j'ai exercé les fonctions dePremier ministre, je n'ai pas dédaigné la portion de pouvoir que j'avais eueet j'ai agi selon mes convictions et l'idée que je me faisais aussi bien del'union nationale, qui est l'antidote de la lutte des classes et des surenchèrescatégorielles, que de la justice sociale. J'étais persuadé que la paix socialen'était possible que dans la mesure où il est mis fin à l'exploitation destravailleurs, des petits et moyens agriculteurs, des fonctionnaires, desartisans, dans la mesure aussi où les syndicats des ouvriers, des agriculteurset des commerçants sont représentatifs et crédibles. Mais j'ai dû constater le

 poids du réel face à mes aspirations et le calcul politicien de certainsresponsables, à quelque niveau social que ce soit. L'effet d'inertie était plusfort et plus durable que prévu. Mais je ne me laissais pas décourager.

Durant les années 1980 et 1981, et plus précisément entre le 1er  mai et le24 septembre, j'ai prononcé quatre discours en m'adressant successivementaux travailleurs, aux Présidents directeurs généraux des entreprises publiqueset privées, aux travailleurs tunisiens à l'étranger et aux industriels,commerçants et artisans réunis en congrès national.

J'ai essayé d'introduire une nouvelle approche de l'action politique et desrelations interprofessionnelles, en l'intégrant dans le cadre de la solidaritésociale, l'authentique, celle qui se fonde sur la fraternité, la liberté, le respectde l'autre et la responsabilité.

1. Dans un langage sincère, j'ai exhorté les travailleurs à un comportement

adulte et responsable, aussi bien dans leur milieu professionnel qu'au sein del'environnement socioéconomique où ils évoluaient. J'ai affirmé la légitimitédes syndicats nécessaire pour mener, sans esprit de soumission, leursrevendications avec succès. J'ai insisté pour favoriser le dialogue, seul moyend'éviter les tensions et de prévenir les antagonismes.

2. Avec la même conviction, j'ai vivement recommandé aux PDG desentreprises publiques et privées de se dégager du style de direction par trop

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hiérarchisé et distant, et de fonder leur action sur la qualité des relationshumaines. L'ouvrier, rappelai-je, n'est pas un être anonyme, un simplechiffre dans un bilan, mais un homme qui a sa dignité, sa personnalité... Unmot gentil et sincère peut lui faire faire des miracles s'il est persuadé qu'ilœuvre au sein d'une entreprise où régnent la loi et surtout la justice.

J'étais conscient de l'importance du secteur des entreprises publiquesdans la vie nationale. Comme je l'ai déjà mentionné, ce secteur, vital pourl'économie nationale, accusait, en 1980, un déficit important dont j'ai traitéet que Mansour Moalla, ministre des Finances et du Plan, a résorbé par untransfert sur le Trésor public, en vertu d'une loi votée en 1980.

Le poids de ce secteur  apparaît  dans les chiffres suivants : les entreprises publiques dégagent plus du quart de la valeur ajoutée, réalisent plus du tiersdes  investissements du pays, mobilisent plus du dixième de la populationactive, distribuent près du tiers de la masse salariale globale et assurent plusdes trois quarts des exportations et plus de la moitié des importations...

J'ai donc tenu à promouvoir une grande réforme qui a visé leurrestructuration, l'amélioration de leurs performances et leur adaptation auxnécessités de la réalité économique du pays. Je me suis attaché à promouvoirune plus grande clarté dans la détermination des responsabilités, beaucoup plus de rigueur dans la gestion, une meilleure qualité des relations humaineset du climat social.

3. Devant les représentants des travailleurs à l'étranger, réunis dans lacour du lycée d'El Omrane, j'ai rappelé que pour être respectables etrespectés, les responsables politiques et administratifs devaient donnerl'exemple de la probité, de l'intégrité et motiver leur action par le service du

 peuple. J'ai ajouté : « Je ne veux pas voir, au moment où je vous parle, desresponsables autour de moi, véreux, affairistes et profiteurs ». Je parlais engénéral sans viser personne, mais j'ai remarqué qu'un ou deux collègues

n'étaient pas à l'aise !4. À l'occasion de l'ouverture du IXe  Congrès de l'Union tunisienne del'industrie, du commerce et de l'artisanat, présidée alors par le militantFeijani Belhadj Ammar, j'avais souhaité l'émergence d'une nouvelle race «d'hommes d'affaires », d'entrepreneurs convaincus dont, par delàl'organisation, les structures et l'infrastructure, la qualité des hommes, leurimagination et leur esprit d'initiative comptaient le plus. J'ai rappelé auxcongressistes que l'obsession du gain rapide par tous les moyens, et

l'exploitation des travailleurs, faisaient germer la haine, source de violence.Une digression dans mon discours devait faire couler un peu d'encre et beaucoup de salive. Le hasard a voulu que l'hebdomadaire du Particommuniste Voie nouvelle publiât, la semaine où j'ai présidé ce congrès, unarticle virulent dans lequel l'auteur, un certain Nefzaoui je crois, ne trouva

 pas de mots assez durs pour stigmatiser une hausse décidée par le ministre del'Économie nationale, Azouz Lasram, sur le prix du beurre. L'auteur parla du

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 beurre comme d'un aliment de base, d'une denrée essentielle pour les jeuneset les catégories modestes.

Parlant en pédagogue, et non en démagogue, j'ai rappelé les bienfaits denotre précieuse huile d'olive, que nous n'arrivions pas à l'époque à écoulerfacilement sur le marché européen, alors que nous importions, avec de

 précieuses devises, le surplus du beurre de ce même marché européen ! J'aimême « osé » attirer l'attention sur le cholestérol qu'une consommationexagérée pourrait provoquer. L'on m'avait fait alors une « querelled'allemand » dans certains milieux « chics » : Mzali consomme volontiersdu beurre, mais en interdit la consommation aux petites gens ! Evidemment,

 personne n'avait interdit cette denrée. Je m'étais contenté d'une simplerecommandation, en réaction à un article démagogique du journal du Particommuniste tunisien, dans le cadre de ma volonté de considérer le peuple

comme adulte et de contribuer modestement à son éducation diététique.À part cette « petite » fausse note, plutôt anecdotique, ces discours ont

clairement indiqué devant les différentes catégories sociales et, par delà, àl'ensemble du peuple tunisien, l'orientation sociale que j'entendais suivre : la

 paix sociale, le respect mutuel, la lutte contre l'exploitation des plus faibles par les plus forts ou les plus roublards et l'autonomie des organisationssociales et économiques. Je voulais persuader le plus de citoyennes et decitoyens possible de ma volonté de réforme et de la sincérité de mon

engagement.Les années qui suivirent devaient apporter la preuve qu'il ne s'agissait

 pas de mots, mais d'action concrète. L'autre secteur important qui amotivé mon action était celui de la Fonction publique qui comptait, en

 janvier 1985, 250 000 agents \ dont notamment 62 800 enseignants, 21 000 policiers et gardes nationaux, 12 700 techniciens, 5 650 ouvriers, 25 500agents du corps médical et paramédical, 33 800 agents des cadresadministratifs... La masse salariale globale s'élevait à cette date à 3 600millions de dinars contre 2 170 millions de dinars en 19802.

Pour illustrer davantage les efforts consentis en faveur des agents et desouvriers de cette catégorie de citoyens, je rappelle que le salaire annuelmoyen du fonctionnaire est passé de 2 044 dinars en 1980 à 3 050 dinars en1984. Pour la même époque du reste, le PIB est passé, à prix constants, de3 540,5 millions de dinars à 4 130 millions de dinars.

J'ai annoncé, le 18 mars 1981, une augmentation générale des salaires,sans précédent dans les annales tunisiennes, sous forme d'une prime

1. Contre 176 000 agents en 1980.2. Je me rappelle que certains ministres étaient contre toute augmentation des traitements au profit

des enseignants au prétexte de leur très grand nombre. Pour « convaincre » le ministre desFinances Mansour Moalla, j'ai dû lui rappeler qu'il a plaidé et obtenu des augmentationssubstantielles au profit des agents des banques et que les enseignants n'avaient bénéficiéd'aucune augmentation depuis 1968 !

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exonérée d'impôts au profit des ouvriers, employés et fonctionnaires. Cetteaugmentation constituait une hausse de 20 % de la masse salariale,représentant 128 millions de dinars, soit 5 % de la consommation nationale.Outre que, dans mon esprit, elle était un acte de justice en faveur destravailleurs, j'en escomptais un accroissement de la production et une

augmentation de la demande, donc un coup de fouet pour l'économie. Lesgens de mauvaise foi peuvent parler de... populisme !

Voici, du reste, le détail des principales augmentations :- à partir du 1er février 1982 : une augmentation de 28 dinars non soumise

à impôt, en faveur de tous les ouvriers.- à la même date, une avance estimée entre 25 et 30 dinars versés avant

l'accord sur les statuts des entreprises et les conventions collectives quifaisaient alors l'objet de négociations.

- s'agissant de la Fonction publique, il a été décidé d'accorder auxfonctionnaires une augmentation nette variant entre 20 et 30 dinars.

- à la suite de négociations avec les syndicats et d'un long débat au seindu Conseil des ministres il a été accordé au bénéfice des professeurs uneaugmentation mensuelle de 36 dinars au titre de 1982 et 30 dinars en 1983,soit un total de 66 dinars en moins d'un an.

- au bénéfice des instituteurs, il a été accordé, en 1982, une augmentationmensuelle de 30 dinars et au titre de 1983, une augmentation de 18 dinars,

soit au total 48 dinars. J'ajoute que, dans le souci d'améliorer les conditionsde travail des professeurs, instituteurs et maîtres, de leur laisser le loisir de

 participer à la vie culturelle de la nation, le temps de se perfectionner, sinonde se recycler et, pour certains, la possibilité de poursuivre des études, desrecherches, il a été décidé, après de longues négociations avec les syndicats,entre 1982 et 1984, de généraliser les 18 heures hebdomadaires dansl'enseignement secondaire, au lieu de 24 heures, et la semaine de 25 heures

 pour l'instituteur, au lieu de 30 heures précédemment et de 20 heures pour le

maître d'application au lieu de 25 heures.Les augmentations des traitements des enseignants du supérieur,

assistants, maîtres assistants, maîtres de conférences, professeurs, ont étésubstantielles. Elles auraient pu être bien meilleures si les syndicats avaientété moins figés, plus ouverts, moins soupçonneux, et s'ils avaient accepté dedonner une ou deux heures supplémentaires dans l'horaire dû àl'administration, qui se limitait alors à 3 heures seulement par semaine pourles maîtres de conférences.

1. Contrairement à ce que Sophie Bessis et Souhayr Belhassen ont prétendu dans leur livre« Bourguiba, un si long règne » (page 197), à savoir que je n'avais pas écouté les mises en gardede mes ministres... ce sont précisément les ministres du Plan et des Finances, de l 'Économienationale, des Affaires sociales, de la Fonction publique... qui ont mené pendant de longuessemaines et de longues nuits les négociations salariales avec les principaux dirigeants del'UGTT, Habib Achour et Taïeb Baccouche en tête. Je n'ai donc pas « improvisé » mais arbitré ! cequi était mon rôle.

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De même, et toujours dans le cadre de la concertation et du dialogue, j'ai pu, après de longs mois de négociations ardues, promulguer, au profit destrois ordres d'enseignement, les statuts qui fixent le cadre de développementde la carrière des intéressés, consolider l'autonomie d'action des Conseils deFaculté et des Conseils scientifiques, préciser le mode d'élection des doyens

et le degré de participation des étudiants. Ces mesures avaient placé laTunisie, dans ce domaine, à l'avant-garde du Tiers Monde. Je considéraiscela comme un devoir sacré pour préserver l'équilibre social et assurer le

 bien-être de la nation, et un impératif catégorique pour éviter toute éventuellefaiblesse dans le fonctionnement du système éducatif national.

Au risque de me répéter, j'affirme que j'ai toujours cru que dans un paysen voie de développement, comme la Tunisie, l'objectif de la croissanceéconomique doit toujours être poursuivi dans le souci de la justice et la

solidarité sociale, que la pratique démocratique doit s'exprimeressentiellement à travers le dialogue social et qu'en conséquence,gouvernement et syndicats sont également responsables du développementdes processus de démocratisation

Dans le cadre d'un accord conclu le 30 avril 1985 entre le gouvernementet l'UGTT, une commission technique regroupant les représentants de

l'administration, de l'UGTT et de l'UTICA s'est réunie les 10,13,16,18,28et 29 mai 1985 au siège du ministère du Plan, dirigé alors par Ismaïl Khelil,en vue de faire le point sur l'évolution des prix et des salaires. L'examen desdonnées présentées a fait ressortir les conclusions suivantes :

1. Le salaire moyen avait enregistré un accroissement de 42,9 %, ce quicorrespondait, compte tenu de la hausse globale des prix de 34,2 %, à uneamélioration du pouvoir d'achat de 6,5 %.

2. Le SMIG - 48 heures - s'était accru, en valeur nominale, de 46,9 %, cequi correspondait à une amélioration globale de son pouvoir d'achat de 9,5 %.

3. Le SMIG - 40 heures - avait progressé de 51 % en valeur nominale,soit une amélioration de son pouvoir d'achat de 12,5 %.

Par ailleurs, durànt les quatre premiers mois de l'année 1985, l'indice des prix à la consommation avait enregistré, fin avril, une hausse limitée à 0,8 %.

De même, et sans qu'il y ait de grèves ou d'interventions syndicales, ettoujours par souci d'équité et de justice sociale, j' ai décidé :

1. un relèvement du taux de la pension de veuve de 50 % à 75 % de la pension de l'agent,2. une élévation du maximum de la pension de retraite, qui passe de 80 %

à 90 % de la rémunération soumise à retenue pour pension. Ainsi, à partir de

1. Cf   : Crise économique ou sakana, page 51.

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1982-1983, le retraité dispose d'une pension de retraite dont le montant estlégèrement inférieur à sa rémunération d'activité ; il bénéficie, en outre, detoutes les augmentations qui seront accordées à ses homologues en activité,de faire effectuer, à partir de 1956, date de notre indépendance, unereconstitution de carrière en faveur d'anciens militants, de ministres, de

Premiers ministres (cela concernait Béhi Ladgham, Hédi Nouira) qui n'ont jamais fait partie de la Fonction publique. Ils ont ainsi bénéficié d'une retraitehonorable sans jamais rien quémander.

Malgré quelques difficultés économiques dues à des facteurs extérieurset en vue de poursuivre l'amélioration du pouvoir d'achat de tous les salariés,

 j 'ai introduit les critères de production et de productivité et l'ai annoncé dansun discours à Gafsa, le 1er   mai 1985, devant des milliers de travailleursrassemblés sur une grande place publique.

Juste après ce discours, j'ai adressé, le 27 juin, une circulaire signée parmoi-même, relative à la promotion de la productivité dans les entreprises publiques. Ainsi, la parole fut suivie d'action. Voici la traduction des principales dispositions de cette circulaire :

« Dans le cadre de l'amélioration de la gestion et de l'efficacité desentreprises publiques et de la promotion de la productivité de l'économienationale, j'invite l'ensemble des Départements ministériels à engager lamise en place d'un système de mesure et de suivi de la productivité au sein

des entreprises publiques placées sous leur tutelle et l'élaboration desactions précises concourant à l'amélioration des performances et de la gestion de ces entreprises. Cet ensemble de mesures doit permettrel'établissement de conventions salariales au sein des entreprises portantintéressement du personnel à l'évolution de la production et l'améliorationde la productivité.

« A cet effet, et dans le but d'asseoir les fondements desdites conventions salariales sur des bases équitables tant pour le personnel que pour

l'entreprise, les recommandations suivantes devront être scrupuleusement suivies :« 1. La productivité de l'entreprise devra être mesurée sous sa forme

 globale tenant compte de tous les facteurs de production, et les productivités partielles devront être utilisées pour renforcer les effets des différents facteurs sur son évolution et pour apprécier les efforts fournis par le personnel individuellement et collectivement.

1. Grèves à la STEG (25 avril 1985), aux PTT (24 avril 1985), aux cimenteries (3 mai 1985). Cesgrèves sectorielles sont venues s'ajouter à quatre autres dans la métallurgie, les mines, les

 banques et les assurances. Une grève « surprise » a été déclenchée à la Société Nationale desTransports urbains le 17 avril 1985. Achour n'hésita pas à déposer auprès de l'OIT(Organisation Internationale du Travail), en date du 2 avril 1985, conjointement avec la CISL(! !) une plainte contre le gouvernement tunisien alléguant d'une violation des droits syndicauxet des conventions internationales sur la liberté syndicale... Rien que cela !

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« La mesure de la productivité globale des facteurs devra se faire envolume aussi bien pour la production que pour les facteurs de production quil'ont générée.

« 2. L'indice de productivité de base par rapport auquel sera appréciéel'évolution dans le temps de la productivité de l'entreprise, sera choisi par

référence à la moyenne calculée sur les trois premières années du VF Plan,c 'est-à-dire la période 1982 à 1984.« 3. La détermination du gain dû à l'amélioration de la productivité à

répartir entre le personnel et l'entreprise se fera sur la base d'une méthodereconnue et dont l'utilisation s'adaptera à l'organisation de l'entreprise.

« 4. Le mode de répartition du gain disponible entre le personnel etl'entreprise devra nécessairement tenir compte des objectifs de l'entrepriseen matière d'investissement et de création d'emplois pour le développement

de son activité et, le cas échéant, de son redressement financier et de la sauvegarde des emplois existants. A cet effet, un contrat-programmeénonçant clairement les objectifs visés devra être élaboré et servira deréférence dans l'établissement de la convention salariale de l'entreprise.

« 5. La distribution de la part de toutes les catégories du personnel dansle gain dû à l'amélioration de la productivité devra respecter le poids relatifde chaque catégorie dans la masse salariale globale de l'entreprise.

« 6. La distribution effective se fera dans le cadre d'une prime de

 productivité, existante ou à créer, servie périodiquement au vu des résultatsenregistrés à la fin de chaque exercice.

« A titre exceptionnel, et pour l'année 1985, une avance sur la prime de productivité pourra être éventuellement accordée dès l'approbation de laconvention salariale de l'entreprise. Le montant global de l'avance àaccorder au cours de cet exercice devra être déterminé en fonction des

 possibilités réelles de l'entreprise et sans porter préjudice à son fonctionnement normal et à son équilibre financier.

« La régularisation de la prime de productivité globale distribuée au personnel, sera opérée à la fin de l'exercice et sur la base des comptesdéfinitifs de l'entreprise.

« Les entreprises déficitaires, ou faisant appel au concours du budget del'État, sous quelque forme que ce soit, ne pourront accorder une avance surla prime de productivité que dans le cas d'une réduction effective de leurdéficit ou bien du concours du budget de l'État pour l'exercice considéré.

« Dans ce cas, le montant de l'avance ne devra pas dépasser une

 proportion raisonnable de la partie du déficit résorbé.« En conséquence, les entreprises publiques sont invitées, dans une première phase, à élaborer un système de mesure de la productivité adaptéà leurs activités et d'identifier les actions concrètes concourant àl'amélioration des performances économiques et financières de celles-ci, etce, en concertation avec les représentants du personnel et dans le respect desdispositions de la présente circulaire.

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« Les propositions précises ainsi élaborées, devront être soumises au Département de tutelle dans les délais les meilleurs, à l'effet de leurapprobation définitive par le Premier ministère.

« La concertation au sein de l'entreprise devra se faire dans le cadred'une commission consultative groupant les représentants de toutes les

catégories du personnel et ceux de la Direction et aura pour missiond'élaborer et de suivre l'application des normes de production et du systèmede mesure de la productivité et de proposer les actions concrètes, de natureà augmenter la production et améliorer la productivité de l'entreprise et dedéterminer les économies de moyens qui pourront être dégagées pouratteindre ces objectifs.

« Il est recommandé, à cet effet, de répertorier les catégories de dépensesou de charges les plus importantes pour lesquelles des économies seront

recherchées dans un premier stade et la liste sera complétée au fur et àmesure de l'amélioration de l'efficacité de l'entreprise pour englober toutesles dépenses maîtrisables par l'entreprise.

« Cette recherche des économies de moyens devra, en particulier,concerner les catégories de dépenses suivantes :

« Consommation de combustibles et d'énergie par les unités de production.

« Consommation de matières premières et plus généralement d'intrants

 par les unités de production.« Consommation de carburants et de pièces de rechange par l'entreprise.« Montant des heures supplémentaires consommées par l'entreprise.« Consommation d'électricité, d'eau, de téléphone et de fournitures

diverses par l'entreprise.« Utilisation d'une main-d'œuvre en régie pour la réalisation de travaux

 facturés à l'entreprise.« Dépenses dues à l'absentéisme et ses répercussions sur l'activité de

l'entreprise.« Dans une deuxième phase, les entreprises publiques sont invitées à

élaborer, après avis des représentants du personnel, les conventions salariales portant intéressement du personnel à l'évolution de la productionet l'amélioration de la productivité de l'entreprise. Ces conventions devrontêtre fondées d'une part, sur les actions concrètes et les mesures concernantles économies de moyens déterminées au cours de la première phase et,d'autre part, sur les dispositions du contratprogramme précité définissantles objectifs fixés à l'entreprise.

« L'approbation définitive des conventions salariales se fera par le Premier ministère sur proposition des Départements de tutelle concernés.

« A cet effet, aucune disposition nouvelle en matière salariale ne devraêtre décidée et encore moins appliquée préalablement à son approbationécrite et définitive, conformément aux dispositions de la présente circulaire.

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« En conséquence, les chefs d'entreprises publiques devront être invités à présenter leurs propositions à leur Département de tutelle en vue de leurapprobation.

« Mesdames et Messieurs les ministres et secrétaires d'État sont priés deveiller à la bonne application de la présente circulaire.

« Le Premier ministre« Signé : Mohamed MZALI »

Malheureusement Habib Achour, en faveur duquel j'ai fait tant d'efforts pour mettre fin d'abord à sa mise en résidence surveillée, pour le réhabiliterensuite, et lui permettre de retrouver son poste de Secrétaire général del'UGTT, et après une période au cours de laquelle il n'a cessé de m'attribuer

 publiquement, dans ses réunions et dans les colonnes de plusieurs journaux,toutes les qualités de responsable démocrate, d'ami des travailleurs etd'homme de dialogue, retrouva ses vieux démons et se mit à multiplier lesrevendications, à surenchérir sur les motions de certains syndicats, àdéblatérer sur le gouvernement. Il avait déjà suivi cette tactique aventuriste,afin de déstabiliser mon prédécesseur Hédi Nouira, en déclenchant la grèvegénérale du 26 janvier 1978, avec tous les drames politiques, sociaux etéconomiques qui en avaient découlé. Il n'hésita pas à déclarer, au cours

d'une conférence de presse en octobre 1985 que le régime tunisien était pireque celui d'Israël et de l'Afrique du Sud !... ajoutant : «  Je finirai, quandmême, par avoir la peau de Mzali, tout comme j'ai eu celle de Nouira ! » (ildit mot à mot : « je mangerai la tête de... » ! Quel cannibale î).1

Après avoir laissé écrire des articles au vitriol dans son journal Alchaab(Le Peuple), déclenché des grèves, sauvages pour la plupart, dans les secteursclés, et tout en orchestrant la guérilla contre moi personnellement, il demandaà me voir.

Je le reçus à la fin septembre 1985. Je lui expliquai que pour ne pas gelerles salaires et permettre en même temps d'améliorer encore le niveau de viedes salariés, tout en préservant les objectifs assignés au redressementéconomique, j'avais décidé de lier l'augmentation des revenus à uneaugmentation de la production et un regain de la productivité. Je lui dénombrailes critères retenus dans ce but, objet de ma circulaire aux ministres, datée du27 juin 1985. Voyant qu'il n'était pas d'accord, je lui rappelai le coup de Jarnacde Kadhafi qui chassa, en août et septembre, 32 000 travailleurs tunisiens

 jetés, sans préavis, sur le marché du travail. Je ne manquai pas, sans aller jusqu'à parler de « collusion », de lui rappeler que par une « coïncidence »curieuse, le jour même où commençait cette expulsion en masse, le 5 août1985, il avait décrété une grève générale dans les transports ! suivie, quelques

1. Il devait confirmer ces propos à Jeune Afrique. Cf. if   1291 du 2 octobre 1985.

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 jours plus tard par une grève dans le secteur touristique, sans grand succès dureste !

Il ne voulut rien entendre ! Je lui suggérai alors une sorte « d'armistice »de trois à six mois pour permettre au gouvernement de faire face au problèmede sécurité publique, posé par les attentats de Zarzis et de Djerba ', et par lesdécouvertes de caches d'armes et d'explosifs, autant d'actions criminellesfomentées par le régime libyen. Il réfuta toute forme de trêve et me dit quele pays ne doit pas s'arrêter parce que nous avons un conflit avec un voisin !Il ajouta : «  le travail de l'UGTT c'est, entre autres, la revendication

 salariale » !C'est alors qu'il me proposa une transaction : une augmentation salariale

unilatérale et généralisée de 8 dinars. Il ajouta : «... et je vous « fous » la paix pendant un an ! ». Je répondis : « Pourquoi 8 dinars seulement si telle ou telleentreprise réussit à augmenter sa production, à limiter ses dépenses... ? ».

Pour toute réaction, j'obtins de Achour ces phrases sibyllines, prononcéesavec un sourire ambigu : « Dommage2 , Si Mohamed, que vous ne sachiez pas« calculer », ni penser à votre carrière... ! » (il se croyait faiseur de rois !). Ilajouta : « ces 8 dinars vous auraient assuré de me trouver politiquement à voscôtés, le jour J... !  ». Je lui répondis fermement : « Je vois que vous aussivous ne me connaissez pas ! Apprenez, Si Lahbib, que je reste un militant au

 service de mon pays. Je n'ai jamais "calculé", ni "compté". Seul l'intérêt supérieur de mon pays me motive... ».Ce fut notre dernière entrevue.Dépité par ma réponse claire et ferme, à ce qu'il faut bien appeler un

chantage, Achour fit monter la tension de plusieurs crans. Il multiplia lesmouvements de grève, y compris dans les lycées et collèges, réintégra, parsimple décision personnelle, dans les rangs de l'UGTT, surtout dans lessecteurs de l'enseignement et des banques, plusieurs dizaines de

syndicalistes connus pour leurs opinions d'extrême gauche, qu'il en avaitchassés lui-même, quelques mois auparavant, et n'hésita pas à fabuler devantcertains représentants de la presse internationale à propos du décèsimaginaire d'élèves des établissements secondaires, de Sidi Bouzidnotamment, provoquant, de ce fait, des manifestations de milliers de lycéensdescendus dans les rues pour clamer leur solidarité avec leurs camarades

 prétendument décédés.La situation sociale s'était tellement détériorée que certaines personnalités

 prirent l'initiative de former une délégation de « bons offices » que jem'empressai de recevoir. Elle était composée de Mustapha Filali, ancienministre, militant destourien, syndicaliste et membre de la Ligue des Droits

1. Trois branquignols dirigés par un sergent-chef libyen avaient tenté de faire sauter un hôtel àDjerba et une station service à Zarzis (été 1985).

2. «  Ya khassara », son expression exacte en arabe.

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de l'Homme, Chadli Ayari, ancien ministre et président de la Banque(BADEA), et du docteur Hammouda Ben Slama, membre du Bureau politiquedu MDS et de la Ligue des Droits de l'Homme. Je fis preuve de modération etd'un grand souci de conciliation. Mais Achour n'a rien voulu entendre et s'entint à ses revendications maximales.

Il avait la réputation d'un impulsif et se comportait souvent comme unenfant en colère, cassant son jouet. Il gérait la centrale ouvrière comme un parrain. Il a exclu d'un trait de plume, le 11 janvier 1983, sept de ses camaradesdu comité exécutif qui ont fait pourtant de la prison avec lui après lesévénements du 26 janvier 1978. Il n'hésita pas à faire saisir le propre organe del'UGTT, l'hebdomadaire Alchaab le soupçonnant d'échapper à son contrôle etdésavouant ainsi le secrétaire général adjoint, Taïeb Baccouche, responsable dece journal. Jeune Afrique rendit compte de cet épisode dans son numéro 1274

du 5 juin 1985 et souligna que Taïeb Baccouche refusa ce diktat, ne voulut pasassumer la responsabilité du nouveau domaine qui lui avait été confié, à savoir« les affaires arabes » et précisa  « qu'il n'est pas un ministre dans un

 gouvernement qu 'on nomme et qu 'on dénomme ».  Il demanda en outre quel'affaire fut portée devant la commission administrative de l'UGTT et qu'unecommission d'enquête fut constituée.

Déjà, et suite à son comportement louvoyant face à l'agression libyenne,le Président Bourguiba, malgré mes réserves, décida la suppression de laretenue à la source des cotisations syndicales de 1% des salaires  1 et la fin dudétachement des fonctionnaires dans les services permanents et dans certainesunions régionales ou fédérations nationales de l'UGTT, avec maintien duversement intégral de leurs salaires. Ces avantages avaient été accordés en1957 par simple circulaire, signée par le secrétaire d'État à la Présidence ;c'est donc par simple circulaire (n° 39), en date du 30 août 1985, qu'ils ontété supprimés.

La fermeté du gouvernement et l'aventurisme2  de Habib Achour

 provoquèrent des dérives regrettables. Des syndicalistes, mais aussi deséléments du PSD, dont plusieurs n'avaient pas admis le libéralisme politiqueet social que j'avais, avec plusieurs de mes collègues, promu depuis 1980,n'ont pas hésité à occuper des locaux de l'UGTT et à en chasser lesinconditionnels de Achour. Ce phénomène a commencé à Sousse, Monastir,administrés à l'époque par le gouverneur Mansour Skhiri. Hasard !

J'ai prêché la modération et voulu donner un coup d'arrêt à ces dérapagesdans un discours prononcé le 9 décembre 1985 devant l'Assemblée nationaleet diffusé le jour même à la radio et à la télévision, dans lequel je déclarai que

 je ne voulais pas d'un nouveau jeudi noir. Tout en critiquant ses propos, jelui dis : « M. Achour, je vous prive de la « chance » d'aller en prison ! ».

1. Ils rapportaient annuellement 2 milliards de millimes.2.  Cf.  sa responsabilité dans les émeutes du 26 janvier 1978, jour de grève générale durement

réprimée.

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Jusqu'à la mi-décembre de 1985, Bourguiba ne cessa de me répéter qu'ilfallait l'emprisonner. Chaque fois je lui disais :  « Achour est moinsdangereux chez lui qu 'en prison ! ».

Un jour, en pénétrant dans le bureau du Président à 9 heures du matin,comme d'habitude, j'y trouvai le ministre de la Justice et le secrétaire d'État

à la Sûreté nationale. Sans même me regarder, Bourguiba leur donna - ourépéta - l'ordre d'incarcérer Achour.Ce que je prévoyais se produisit : les principaux dirigeants de l'UGTT qui

- exaspérés - s'étaient éloignés de Achour et avaient nommé, le 14novembre 1985, un « coordinateur » pour le remplacer, à savoir SadokAllouche, se solidarisèrent avec lui par un réflexe naturel. Le 12 janvier1986, la commission administrative redésigna Achour, secrétaire généralaprès l'en avoir écarté cinq semaines auparavant. Et voilà Achour martyr à

nouveau !...

Tous ceux qui me connaissent savent que je n'ai jamais éprouvé deressentiments personnels à l'égard de Habib Achour. Bien au contraire,

 j'avais toujours montré de la considération pour son courage et sa résistanceaux temps héroïques de la lutte pour l'indépendance nationale. Ce quiexplique que je m'étais refusé, lorsque ce fut la mode en 1978 et 1979, à

l'accabler des sept péchés capitaux et à mêler ma voix au hurlement desloups.

Les militants qui étaient venus nombreux m'écouter en février 1978 augouvernorat de Kairouan pour commenter la crise du jeudi noir peuvent entémoigner. J'avais alors stigmatisé l'action de certains « énergumènes » quitentèrent d'attaquer le local de l'union régionale de l'UGTT ou d'injurier sonsecrétaire régional, le député Mohamed Ben Hammouda. Le gouverneur,Tahar Boussema a, lui aussi, été à la hauteur de sa mission et affirmé avecforce l'autorité de l'État.

Alors que les organisations et les associations de la société civile s'étaientsurpassées à dénoncer Achour et ses amis à travers la presse écrite et parlée,l'Union des Écrivains choisit la neutralité et s'abstint de tout commentaire.À telle enseigne qu'au cours d'une réunion du Bureau politique du PSD,Mohamed Sayah n'hésita pas à critiquer devant Hédi Nouira, Secrétairegénéral du Parti, le silence étrange de l'Union des Écrivains, dont j'étais le

 président. J'ai évidemment répondu et Nouira n'insista pas. Lesurlendemain, le journal du Parti Al Amal  publia, en page 2, un article pourcritiquer le silence « assourdissant » de l'organisation que je présidais !

Le drame de l'UGTT et des soubresauts sociaux et politiques dont elle aété depuis l'indépendance tour à tour la cause et la victime, est qu'elle a été

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instrumentalisée par certains de ses dirigeants, dans le cadre de la lutte pourle pouvoir. Habib Achour en est la meilleure illustration.

Déjà au 6e  Congrès de l'UGTT en 1956, Achour avait été élu dernier,alors que Ben Salah avait été élu premier. Il ne l'avait jamais admis vu le rôlequ'il a joué dans la résistance et le fait qu'il ait été, avec Farhat Hached, l'un

des fondateurs de cette organisation. Il accepta de diviser les travailleurs àcette occasion, en faisant scission sur ordre de Bourguiba qui voulait écarterBen Salah, dont les idées socialisantes l'effrayaient. Il créa une nouvellecentrale syndicale et fut donc historiquement le premier diviseur de la classeouvrière. À peine Ben Salah parti, la fusion a été réalisée, Ahmed Tlili ayantété nommé Secrétaire général et Achour se contentant du poste de Secrétairegénéral adjoint.

Après bien des tribulations qui l'ont mené de la prison à la tête de

l'UGTT, après une période d'activités commerciales privées il se distingualors du Congrès du PSD en 1971 par son appui « massif » à Hédi Nouira et neménagea pas ses attaques contre les « libéraux » menés par Ahmed Mestiri. Iln'hésita pas, alors que la crise de l'université avait atteint son paroxysme, àenvoyer des dockers sur le campus pour « casser de l'étudiant », et au coursd'un meeting tenu à cette occasion au Palais des sports, sous la présidence duPremier ministre, à scander : «  nous ne sommes pas communistes, nimaoïstes, ni trotskistes..., nous sommes bourguibistes !2».

Après l'union tuniso-libyenne avortée, il se rangea aux côtés de son amiMasmoudi. Malgré le pacte social signé par le gouvernement, avec l'UGTTet l'UTICA qui accorda des avantages substantiels à la classe ouvrière et

 permit la signature de dizaines de conventions collectives, Achour changead'alliance et ne cessa depuis de harceler Nouira et de faire monter la barredes revendications3. Je me rappelle d'une réunion pénible, présidée par Hédi

 Nouira, à laquelle j'avais participé et qui avait regroupé les représentants desorganisations nationales avec les principaux ministres concernés par la

situation sociale. Je voyais Achour narguer Nouira, qui avait été pourtant soncamarade de lutte et son avocat durant le combat pour l'indépendance, fairesemblant de parler avec son voisin au moment où Nouira intervenait... Cedernier, qui prenait sur lui de ne rien laisser paraître de ce qu'il ressentait, ne

 protesta pas. Il devenait tout rouge et mit soudain sa main sur la tête. Ilsouffrait et ne disait mot. Je me levai et m'enquis de sa santé. Il me réponditqu'il avait très mal à la tête. Je l'aidai à se soulever et à s'installer dans le

 bureau du Secrétaire général du gouvernement attenant à la salle du Conseil

1. Il fut « nommé » par Bourguiba, le 14 janvier 1970, Secrétaire général de l'UGTT au détrimentdu militant Béchir Bellagha qui s'éclipsa discrètement. C'est Béhi Ladgham qui annonça cette« nomination » au cours d'un meeting à Sfax.

2. Il devait, en tant que député, voter la présidence à vie et adresser à Bourguiba, à cette occasion,un ardent télégramme d'appui au nom de l'UGTT !

3. Mais restant toujours en bons termes avec la Présidente.

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des ministres. Nous étions fin juin ou début juillet 1976. Je venais de quitterle ministère de la Santé pour celui de l'Éducation. Je me souvenais encore dunuméro de téléphone du docteur Ben Smaïl, un éminent cardiologue àl'hôpital de la Rabta. Il accourut et prit la tension du Premier ministre. Il avait

 plus de 22 ! C'est d'ailleurs l'une de ces montées de tension qui provoqua,

en février 1980, une hémorragie cérébrale fatale pour la poursuite de sacarrière.

Achour, frustré mais malin et ambitieux, voulut se rapprocher de Kadhafiet jouer un rôle, aux côtés de Masmoudi, dans les relations tuniso-libyennesqui étaient alors très tendues. Le 6 septembre 1977, il se rendit à Tripoli au

 prétexte de demander l'alignement du salaire des ouvriers agricoles tunisiensemployés en Libye, sur celui des Libyens. Mais l'entretien fut surtout

 politique, en présence de Masmoudi, devenu depuis 1974 la bête noire deBourguiba 1 et de Nouira. Il fut accusé de double jeu.

Commentant le retour de Habib Achour de Libye, à bord de l'avion personnel du leader libyen, le Docteur Ahmed Ben Miled, militant de la première heure au sein du vieux Destour et du Parti communiste, animateuravec le Docteur Ben Slimane du Mouvement pour la Paix, écrivit dans

 Réalités  (17 au 17 décembre 1 993) :  «... un autre fait beaucoup plus grave fut le retour de Libye du leader syndicaliste annonçant, dès sa descented'avion, qu'on mettait à sa disposition des fonds pour construire deshabitations ouvrières, créer une banque... Après lui, descendait de l'avion

 Mohamed Masmoudi, celui-là même qui avait emmené Bourguiba à Djerba pour signer avec le chef de l'Etat libyen un document où Bourguiba serait Président du nouvel État (RAI, la République Arabe Islamique) et sonhomologue libyen, ministre de la Défense ».

Dopé par Wassila, par Tahar Belkhodja et surtout par MohamedMasmoudi, Achour a cru en son destin national et plus rien, ni personne, ne

devaient lui barrer la route menant au Palais de Carthage. Masmoudin'écrivit-il pas, dans son ouvrage « Les Arabes dans la tempête » - page 22,s'adressant à Bourguiba : « Peut-être à votre exemple, et avec votre accord,

 H. Achour serait-il le plus indiqué pour entreprendre et réussir le nécessairetravail de réconciliation au dedans et au dehors. Son passé de lutteur, sacapacité d'organisation, son attachement aux valeurs arabo-musulmanes etce qu 'il a fait déjà chez nous et autour de nous, le désigne tout naturellementà cette tâche exaltante. Puissiez-vous l'y aider comme je le fais ! Ainsi, nous

mériterions tous et plus de votre passé et de l'avenir de la Tunisie ! ».Malgré le revers essuyé en 1978 et le mal fait au pays, du fait de la grèvegénérale qu'il avait imposée à la classe ouvrière, il récidiva en 1984 et 1985.

1. En fait Achour a accepté un cadeau de 100 000 $ destiné à financer la construction d'une maisondes syndicats et a ouvert une représentation en Libye  (Bourguiba, Éditions Jeune Afrique,  tomeII, page 158).

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L'on voit, à travers le rappel succinct de certains épisodes de la carrièretumultueuse de Achour, que le contentieux n'était pas entre lui et moi, maisentre lui et Bourguiba lui-même, que ce « lutteur » n'a pas su choisir entre la

 politique et l'activité syndicale. Mieux, il a toujours instrumentalisé la grandecentrale fondée par Farhat Hached à des fins politiciennes et a été lui-même

manipulé par des politiciens ambitieux qui avaient su le faire « marcher ».Personne n'a réussi à ce jeu, et la patrie y a beaucoup perdu, hélas !

Pour illustrer la haine que Bourguiba vouait à Achour depuis les années60, je me contente d'évoquer l'un des derniers incidents que j'ai eus avec luiet la réaction du Chef de l'État.

Le 30 avril 1985, une réunion avait eu lieu entre une délégation

gouvernementale que je présidais et à laquelle participaient Rachid Sfar,Ismaïl Khelil et Mezri Chékir, et le Comité exécutif de l'UGTT conduit parAchour. Ce dernier avait lancé un mot d'ordre de grève dans la fonction

 publique pour les premiers jours de mai. Face à ses revendicationsintempestives, j'avais adopté une attitude de fermeté, soutenant que ce seraitle premier mouvement de la sorte qui se produirait, en Tunisie, depuisl'indépendance et qu'il constituerait un motif valable de rupture entre legouvernement et la centrale syndicale. Se rendant compte que toutes ses

manœuvres et son chantage n'avaient guère réussi à m'ébranler, Achour pritacte de la décision gouvernementale et maintint l'ordre de grève. À 21h30,cependant, c'est-à-dire une heure après que nous nous fumes séparés, et alorsque je me trouvais encore à mon bureau, travaillant avec deux ministres, ilme téléphona pour m'apprendre qu'à la réflexion, il avait décidé de reporterl'ordre de grève. Je l'en remerciai en lui déclarant : « Le gouvernement sauratenir compte de cette attitude constructive et responsable ».

Avant de m'envoler en hélicoptère pour Gafsa, le lendemain 1er  mai, je

m'étais rendu auprès de Bourguiba. Il était 7 heures du matin environ et ilm'avait reçu dans son appartement privé. À l'énoncé de la nouvelle que je luiapportais et que je croyais être agréable, puisqu'elle levait une lourdehypothèque en un moment où la situation économique du pays était difficile,il exprima son dépit en ces termes : « Dommage ! C 'étaitpourtant l'occasionde « régler » le cas Achour, une fois pour toutes ».

Voici d'autres faits qui parlent d'eux-mêmes.Le jeudi 1er   mai 1986, le Président Bourguiba a reçu les membres du

nouveau bureau exécutif de l'UGTT qui lui ont été présentés par IsmaëlLajri, secrétaire général et leur a déclaré : « Il nous est permis de faire nôtre

l'expression usuelle selon laquelle nous assistons aujourd'hui à un retouraux sources. J'ai personnellement vécu l'époque de lutte de libération

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nationale avec le regretté Farhat Hached et ses prédécesseurs à la tête dumouvement syndical. Nous militions ensemble pour libérer la Tunisie du

 joug colonial et agissions côte à côte sans distinction entre destouriens et syndicalistes, si bien que Habib Achour était membre du bureau politiquequ 'il n 'a quitté que lorsqu 'il commença à nourrir des convoitises pour ma

 succession, influencé qu 'il était par les propos de Mohamed Masmoudi selonlesquels "seul Habib Achour pouvait succéder à Bourguiba " ».

Après avoir rendu hommage aux entreprises  1  qui avaient réalisé uneamélioration de la production et de la productivité (ce qui montre que macirculaire dans ce sens a porté ses fruits), il a déclaré : « Comme vous le savez,tous les employés, cadres, ouvriers, techniciens ou agents administratifs quiont contribué à améliorer la production et la productivité dans certainesentreprises, profiteront des bénéfices réalisés par leurs sociétés. C'est là une

mesure que nul autre pays n 'a adoptée et par laquelle la Tunisie se distingue parmi les nations... Je tiens à souligner devant vous que l'augmentation des salaires ne peut avoir lieu que par l'amélioration de la production et la productivité et ce, afin d'éviter de nous engager dans la spiraleaugmentation des salaires, augmentation des prix ».

Auparavant, s'était tenu à l'hôtel Amilcar  un congrès extraordinaire, du 29au 30 avril 1986, qui avait élu une nouvelle direction dirigée par Ismaël Lajri.Moi-même, j'ai présidé le let mai, un grand rassemblement des travailleurs

au Palais des sports, à la cité sportive Bourguiba, où, en dépit des difficultéséconomiques que je n'avais pas cachées et pour la résolution desquelles dessolutions étaient en train d'être élaborées, j'avais annoncé une série demesures sociales de nature à améliorer les revenus des moyennes et faiblescatégories et des familles démunies, dont une augmentation de l'allocationfamiliale pour les foyers ayant quatre enfants à charge (350 000 famillesenviron), une augmentation du SMIG et du SMAG (Salaire MinimumAgricole Garanti), et des aides à près de 80 000 familles modestes. Le

volume de ces aides devait atteindre 8 millions de dinars.Je rappelle aussi, pour l'histoire, que quelques mois après mon départ,

Bourguiba poursuivit Achour de son animosité puisqu'il lui intenta untroisième procès et le fit condamner à une peine supplémentaire de quatre ansde prison ferme !

Un mot concernant l'Union Nationale des Travailleurs Tunisiens

(UNTT), dont d'aucuns m'attribuent la paternité ! Ce qui est une erreurtotale ! D'abord, cette organisation avait été créée le 12 février 1984, bienavant la détérioration des relations UGTT-gouvernement. Ensuite, comme je

1. La Steg (électricité et gaz), la société des Ciments artificiels (CAT), la société tunisienne desindustries de raffinage de Bizerte (Stir), la société tunisienne du sucre de Béja (STS)...

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l'ai déjà mentionné, c'est Achour - et non pas le pouvoir - qui a excluAbdelaziz Bouraoui et six autres leaders syndicalistes, parmi les plus ancienset les plus représentatifs. Enfin, à l'occasion de l'audience que je lui avaisaccordée, j'ai émis quelques craintes de voir les deux organisations faire dela surenchère, ce qui était de nature à compromettre davantage la paix

sociale.Par contre, le Président jubilait. Un jour qu'il avait reçu en ma présenceAbdelaziz Bouraoui, le secrétaire général de l'UNTT, je l'ai vu lui remettreune liasse de billets dont je ne peux évaluer le montant : « c 'est pour vousaider à gagner  », lui dit-il ! Et celui-ci de déclarer quelques temps après : «l'histoire nous a donné raison. Le népotisme, la mauvaise gestion financière,le comportement discutable d Achour se vérifient ».

Et pour conclure, cette anecdote :

Un jour, le Président reçut, par la voie du ministère de l'Intérieur, unelettre que Habib Achour lui adressa de sa prison. Il ne voulut pas la lire, mela donna et me recommanda de la parcourir avant de la déchirer. «  C'est unanalphabète  ', me dit-il. Il se croit apte à exercer les fonctions de Présidentde la République ! Quelle folie ! ».

Je la publie dans ce livre pour l'histoire. Les historiens apprécieront !

1. À ce propos, Achour lui-même déclara à Abdelaziz Dahmani de Jeune Afrique (n° du 8 février1978) : «  il fut lin temps où j'ai été accusé d'être un ignare, un analphabète ! Aujourd'hui, jedirige une équipe de brillants universitaires comme on n 'en trouve pas au gouvernement ! ».Tel était son niveau !

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« Tunis, le 4 mai 1986« Monsieur Habib Bourguiba, Président de la République tunisienne à

Carthage. Tunisie.« Monsieur le Président,« J'ai lu avec beaucoup d'attention votre discours prononcé le 1er  mai en

l'occasion de la fête du travail au palais de Carthage.« La phrase suivante, pleine d'enseignement, a attiré mon attention d'une façon particulièrement choquante et ahurissante

« nous militions ensemble pour libérer la Tunisie du joug colonial etagissions côte à côte sans distinction entre destouriens et syndicalistes sibien que Habib Achour était membre du bureau politique qu 'il n 'a quitté quelorsqu 'il commença à nourrir des convoitises pour ma succession, influencéqu 'il était par les propos de Mohamed Masmoudi selon lesquels "seul Habib

 Achour pouvait succéder à Bourguiba ".« Je jure sur mon honneur auquel je tiens beaucoup et que je tiens àmaintenir intact quoi qu 'il arrive, que je n 'ai jamais eu connaissance de quique ce soit des propos de Mohamed Masmoudi en ce qui concerne votre

 succession.« Maintenant, Monsieur le Président, je vous remercie et vous exprime

ma grande satisfaction de m'avoir par votre déclaration éclairé un passé sombre et plein d'équivoques auxquelles j'ai réfléchi des jours et des nuits

 pour trouver les causes des malheurs qui se sont abattus sur moi etauxquelles je n 'ai pas trouvé de réponse jusqu 'ici.« Ces malheurs se sont abattus sur moi à partir de 1965 puis 1978 et

maintenant aussi.« La chose que je n 'arrivais pas à comprendre, c 'était votre silence en

entendant des responsables du parti et du gouvernement me présentercomme étant un traître à la patrie.

« Vous, Monsieur le Président, qui me connaissez le mieux dans le pays,

vous savez ce que j'ai fait avec vous pour le pays et pour vous-même vousévitant la pire des catastrophes, dans la situation où vous étiez (totalementisolé) en vous suggérant la tenue du congrès du parti à Sfax et en veillant à

 son organisation et à sa sécurité. Dans notre travail syndical, nous avonstoujours tenu compte de l'intérêt supérieur de la patrie et les exemples sonttrop nombreux.

« Pour ce qui concerne nos relations extérieures l'UGTT porte le flambeau tout haut à travers le monde. Je n 'arrive pas à supposer, Monsieur

le Président, que vous pussiez douter un seul instant qu 'il m'arrive à songerà votre succession influencé par les paroles de Masmoudi selon lesquelles «

 seul Habib Achour pouvait succéder à Bourguiba ».« D'abord, je n 'ai pas eu connaissance de la déclaration de Masmoudi et

 j'ajoute, ce n'est pas Masmoudi ou un autre, quel qu'il soit, qui vam'influencer dans une question aussi importante et qui n 'est pas de mon

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domaine. Il est toutefois vrai que j'ai été influencé pour n 'importe quellemission si grave soit-elle et   cette personne qui m'influençait, c'était

vous.

« Je ne sais pas si je dois le regretter !

« Mais je pense que  les vrais responsables sont vos seconds Nouira et Mzali   qui profitent de votre état de santé pour faire avaliser les choses susceptibles de les consolider pour leur permettre d'être prêts à tout moment pour la succession.

« La question sociale qu 'ils évoquent n 'est qu 'un prétexte pour cacherleur échec dans certains domaines, quant à moi, secrétaire de l'UGTT, j'ai

 fait avec eux et pour eux ce qu 'aucun syndicaliste ne peut faire, dépassantmes attributions, pour leur faciliter leur tâche. Je serai très heureux d'avoir

un entretien avec vous ou une personne que vous désignerez et en présencede Mohamed Mzali et vous serez convaincu de la réalité des choses.« J'estime maintenant, Monsieur le Président, que vous êtes convaincu de

l'inexistence dans mon esprit des propos de Masmoudi et vous constatez, Monsieur le Président, ce que cette erreur a pu me coûter de 1965 à ce jour.

« On m'emprisonne, on me fait traîner à plusieurs reprises devant lestribunaux qui prononcent contre moi des jugements très sévères risquant une

 fois la peine de mort. Ces jugements ne font pas honneur à la justice de notre

 pays que vous présidez et qui doit son indépendance aux militants qui ontfaitle sacrifice de leur vie, qui ont versé leur sang et ceux, aussi très nombreux,qui ont passé de longues périodes d'emprisonnement et subi les tortures les

 plus inhumaines sans rien attendre de personne, mais poussés seulement parl'amour de la patrie.

« Actuellement, je suis en prison, malade : le cerveau n 'estpas arrosé de sang à la suite d'une défaillance d'artères, je suis souvent en crise et je ne sais laquelle crise qui m'emportera. Les médecins manquent de matériel

 pour ce genre de maladie. J'ai demandé à aller me faire soigner en France,il m'a été répondu : "peut-être tu ne reviendras pas ".« Je pense maintenant, Monsieur le Président,  que l'équivoque de la

succession est levée et qu 'elle sera rayée de votre esprit.« Quant à moi, c 'est votre déclaration qui a éclairci le mystère, elle m'a

éveillé et demeurera présente à ma mémoire.« Dans l'attente d'une suite favorable à ma demande de soins en France

dans les hôpitaux spécialisés pour ce genre de maladie, très grave et

délicate, veuillez agréer, Monsieur le Président de la République,l'assurance de ma très haute considération.« Habib Achour« Matricule 765« Prison civile »

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CINQUIÈME PARTIE

Les relations internationales :

un troisième axe de mon action

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En matière de politique internationale, le champ d'intervention était assezréduit car, en vertu de la Constitution et par tempérament personnel,Bourguiba considérait que c'était là son pré carré. Et de fait, il avait été,depuis l'indépendance, fidèle à quelques principes dans le cadre desquels ilfallait situer toute action dans ce domaine :

- Indépendance nationale et volonté de coopération équilibrée avec les pays amis.

- Fidélité à l'Occident et opposition au bloc communiste.- Soutien aux mouvements de libération nationale en lutte pour leur

dignité, et défense du droit des peuples à l'autodétermination en toutescirconstances. C'est ainsi que la Tunisie a co-parrainé l'entrée à l'ONU de laMauritanie, malgré l'opposition du Maroc en acceptant de courir le risqued'une brouille avec celui-ci.

- Soutien à l'accession à l'indépendance du Koweït, malgré l'oppositionde l'Irak et de quelques autres pays arabes.

Dans le cadre de ces principes généraux tracés par le chef de l'État, j'avaisessayé d'appliquer une politique inspirée de mes convictions.

Une notion innovante a servi de fil conducteur à mon action : actionvolontariste de coopération avec l'Algérie, le Maroc et aussi les pays duGolfe et mise en place d'une coopération sud-sud susceptible, à mes yeux,d'aider au développement solidaire des pays périphériques.

Dans la suite de mon ouvrage, j'essayerai de souligner brièvementl'apport particulier que j'ai tenté d'apporter dans cette actionmultidirectionnelle.

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CHAPITRE I

Du Maghreb

Malgré les aléas et les avatars qu'a connus et continue de connaître le projet d'édification d'un Maghreb unifié, je continue à croire à la nécessitéde cette construction. Par conviction et par réalisme. Car le projet de réaliserune unité fonctionnelle, et non pas fusionnelle, de l'ensemble géo-culturelmaghrébin ne relève ni de l'exaltation passionnée ni de l'utopie rêveuse.

D'abord, cette ambition anime, depuis des siècles, l'inconscient collectifdes peuples de cette région. Parfois réalisée, au moins partiellement, comme

sous les grandes dynasties almohade et hafside, l'aspiration à l'unitémaghrébine demeure chez les peuples une référence toujours vivante et sanscesse invoquée. J'avais conclu une conférence intitulée « Pour une nouvelle

 perception du Grand Maghreb », prononcée en arabe le 6 mars 1981, àl'ouverture du premier séminaire culturel organisé à Tunis par la Ligue desÉtats Arabes sur le thème du Grand Maghreb, par ces paragraphes  1  :

« Nous voulons construire pour nous et pour les générations à venir une société maghrébine à visage humain, fortement personnalisée, profondément

authentique, généreuse dans ses aspirations, suffisant à ses propres besoins, sainement gérée, occupant dans le monde une place honorable, sanscomplexe ni timidité, apte à la créativité et à l'inventivité. Or, nous avons la

 ferme conviction que vers ce noble objectif, une seule avenue peut conduire,large et lumineuse, celle où nous nous rejoindrons dans cette marchecommune, où s'entre-noueront les efforts, où s'uniront les volontés, oùcommunieront les âmes, où se rassembleront les énergies.

« Je suis persuadé que les peuples maghrébins ont foi en l'inéluctable

avènement d'un destin commun, que la solidarité maghrébine est, au sein des

1. À une autre occasion, lors d 'une conférence prononcée à l'université de Princeton le 26 avril 1982,à la veille d'une visite officielle aux États-Unis, je précisai encore la nouvelle perception du GrandMaghreb par les peuples de la région.Cf. le texte complet de cette conférence dans mon dernier livre intitulé «  Repères » paru à Paris fin2009, édition Apopsix.

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masses maghrébines, une réalité, latente mais bien vivante. Belle réserve de fraternité et de compréhension qui constitue notre remède le plus efficace,notre arme la plus puissante, pour surmonter les difficultés qui nous

 séparent, soutien inébranlable, appui inépuisable de notre lutte pouratteindre nos objectifs communs.

« Il n 'est pas inutile à cet égard de rappeler que les populations de cetteterre maghrébine n 'avaient cessé, depuis l'époque où les avait rassembléescette fameuse civilisation punicocarthaginoise (qui prenait ses racines enOrient et développait ses rameaux jusqu 'en Occident) de vivre en flux etreflux constants, d'accords et de désaccords dont il n'y a pas lieu dechercher les causes dans leurs différences de race ni dans leurs divergencesd'intérêt, ni dans leurs dissonances de langue, mais tout simplement dans lesconflits qui opposaient entre elles des puissances étrangères qui

 s'évertuaient à les diviser pour exploiter leurs richesses, et qui savaient jeterla désunion dans leurs rangs précisément parce qu'elles avaient tout àcraindre de leur union.

« C'est ainsi que Rome, soucieuse de préserver sa prépondérance, avaitcommencé par soulever les différents royaumes berbères contre Carthage

 puis, quand elle eut ainsi étendu son autorité sur l'ensemble de l'Afrique septentrionale, a su diviser, dépecer, spolier. Pour secouer le joug colonial,les populations maghrébines n'ont pu certes recourir qu'à des révoltes

 successives non concertées.« Vint enfin la conquête musulmane. Chance unique pour cette terremaghrébine de réaliser enfin son unité, dans la lutte d'abord, puis dansl'édification d'une entité musulmane, répartie en États divers, certes, mais

 semblables par leur système économique, semblables par leur mode de vie, semblables par leur style de culture tant sur le plan de la croyance que surcelui de la langue, de la pensée ou de la littérature.

« C'est donc tout naturellement qu'on les verra s'acheminer vers

l'établissement d'un État unitaire sous l'égide des Almohades d'abord, puisdes Hafsides. Mais il est tout naturel aussi de constater encore une fois,l'effritement de cette unité, minée, d'une part, par les coups de boutoir desCroisades, et débordée, d'autre part, par l'expansion turque.

« C'est précisément dans cet état de faiblesse et de prostration que lecolonialisme français a trouvé le Maghreb arabe. Cependant la volonté descombattants a pu, malgré prison, répression et spoliation, redonner vigueuraux luttes engagées, pour affirmer notre personnalité, imposer notre identité.

 De nouveau nous nous retrouvâmes unis sur des bases solides :appartenance à la civilisation arabo-islamique - à la fois religion, langue etculture -, résolution de combattre jusqu'à la mort pour la liberté et ladignité.

« Il suffit pour s'en convaincre de considérer le combat mené par le Président Habib Bourguiba. On peut, en effet, constater que s'il a consacré sa vie à réaliser l'union du peuple tunisien en vue de conserver à la Tunisie

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ce qui fait l'essence de sa civilisation, il n 'a jamais cessé pour autant de vivreà l'unisson du combat des frères algériens et marocains et de soutenir leursluttes. Sans prétendre à l'exhaustivité, je citerais, simplement à titred'exemple, d'abord le fait que le Parti Libéral Destourien a, pendantl'automne de 1937, appelé à une grève générale en signe de solidarité avec

les leaders du Parti Istiqlal 1

 - et à leur tête le regretté Allai El Fassi — queles autorités coloniales venaient d'exiler au Gabon et, par ailleurs, sa participation à la création du Bureau du Maghreb arabe au Caire. Il fautremarquer que la même symbiose se manifestait également dans les autres

 pays du Maghreb arabe puisque notamment la révolution décisive pour lalibération du Maroc frère a éclaté à Casablanca en décembre 1952 aulendemain de l'assassinat du leader nationaliste et syndicaliste Farhat

 Hached. Est-il utile, enfin de rappeler combien était profonde la solidarité de

la Tunisie et du Maroc avec la révolution algérienne pendant les 8 annéesque dura la lutte ? Sakiet Sidi Youssef témoignera à jamais de cette solidaritéet en demeurera le symbole... ».

Je rappelle aussi qu'en 1927, Messali Hadj avait créé, à Paris,  l'Étoile Nord Africaine qui regroupait des Tunisiens, des Algériens et des Marocains.Au début des années trente, fut fondée à Paris l'Association des EtudiantsMusulmans d'Afrique du Nord dont le siège était situé au 115 boulevardSaint Michel et qui fonctionnait avec une présidence tournante. En 1946, a

été créé, au Caire, le Bureau du Maghreb arabe au sein duquel se retrouvaientles leaders maghrébins de l'époque : Bourguiba, Habib Thameur 2, HassineTriki3, Allai El Fassi, Abdellchalek Torres  4, Ahmed Ben Bella, MohamedKhider 5 ,...

Que la volonté nord-africaine d'édification d'un destin commun eût été plus vigoureuse en ces années de résistances acharnées qui avaient été cellesde notre lutte de libération nationale sur les différents fronts maghrébins ;qu'elle eût été plus présente alors, plus manifeste, qu'elle ne l'est devenue

après l'indépendance, lorsque nous avons été accaparés par l'édification desEtats nationaux et leur organisation, c'est là chose naturelle, historiquementexplicable.

L'article 2 de la Constitution de la République tunisienne du 1er  juin 1959stipule : « La République tunisienne constitue une partie du Grand Maghrebà l'unité duquel elle œuvre dans le cadre de l'intérêt général ».

Durant plus de trente ans, dans des articles, des conférences, des

déclarations et dans l'action gouvernementale, j'ai réaffirmé ma foi profonde

1. Istiqlal  (Indépendance), principal parti nationaliste marocain dirigé par Allai El Fassi.2. Un des chefs du Néo-Destour, décédé dans un accident d'avion en 1949.3. Un des principaux dirigeants du Néo-Destour.4. Leader nationaliste marocain.5. Deux des dirigeants du futur FLN algérien.

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dans cet horizon obligé pour l'avenir de nos cinq pays (Mauritanie, Maroc,Algérie, Tunisie et Libye). Aujourd'hui encore, malgré les difficultés, je

 persiste et signe. Certes, la construction d'un Grand Maghreb n'a pas connu,à ce jour, un tracé ascendant de concrétisation. Au contraire.

Au moment de la lutte pour l'indépendance, la volonté de réaliser l'unitémaghrébine était à son zénith. Mais une fois le but atteint et lesindépendances acquises, nous assistâmes à un navrant paradoxe : au lieu dese raffermir, la construction maghrébine fléchit. L'exaltation des débutssembla retomber comme un soufflé mal préparé et une étendue de marécageset de sables mouvants se déploya devant les pas des uns et des autres.

Avec les indépendances, certains problèmes avaient surgi comme parexemple celui des frontières qui opposa l'Algérie et le Maroc.

La Tunisie n'a jamais remis en cause l'engagement pris de respecter lesfrontières telles que tracées avant les indépendances, malgré les préjudicessubis. Par exemple, sait-on que c'est en vertu d'un accord convenu entrePierre Laval et Mussolini et signé à Rome, le 7 janvier 1935, que la Tunisiea perdu Ghadamès et sa région « octroyées » à la Libye ? Mais personne enTunisie n'a jamais demandé la restitution de cette province.

La question de la divergence des  choix économiques  constitua,également, un obstacle à l'harmonisation des politiques maghrébines. LeMaroc avait opté pour le libéralisme, l'Algérie pour le socialisme etl'industrie lourde et la Tunisie pour un autre type de socialisme, puis pour unsystème coopératif avant d'aboutir à un libéralisme contrôlé. Les  systèmespolitiques  n'étaient pas non plus, harmonisés : monarchie héréditaire auMaroc république plébiscitaire en Algérie, en Mauritanie et en Tunisie etsystème populiste (la Jamahiriya ) en Libye.

La  psychologie du chef   née d'un pouvoir extrêmement personnalisérendait aléatoire toute tentative de réduction de l'autonomie de décision

 particulière au profit d'une vision et d'une action plus globales.Enfin et peut-être surtout la méthode choisie pour réaliser l'objectif était

inappropriée. On a pensé que l'unité pouvait se décréter d'en haut et qu'unaccord, comme celui de Marrakech, signé dans les années 1990, pouvait d'uncoup de baguette magique, faire apparaître toute casquée et apprêtée, commeMinerve sortant de la tête de Jupiter, l'Union du Maghreb. D'aucuns ont opté pour une union fusionnelle où disparaîtrait, encore une fois, comme parmagie, les spécificités comportementales de chaque peuple et oùs'aboliraient les personnalités collectives particulières.

On n'a pas assez médité les leçons d'un modèle pourtant tout proche, laconstruction européenne qui fut longuement préparée par un parcours

1. Le fait qu'il y ait une monarchie ne signifie pas toujours absence de démocratie ; il suffit d'observerle fonctionnement des monarchies constitutionnelles en Europe (Royaume-Uni, Espagne, Belgique,Pays-Bas, Suède, Norvège, Danemark...) et de se rappeler les pays qui forment l'Unioneuropéenne.

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d'étapes mûrement réfléchies et patiemment exécutées, de la CommunautéEuropéenne du Charbon et de l'Acier (la CECA) à l'Union Européenne et,sans doute, bientôt à la Constitution européenne unique. La volonté politiquedoit se baser sur une  méthode de réalisation  longuement concertée etadaptée à la réalité des données premières pour réaliser une  unité

fonctionnelle par étapes. Sans doute faudra-t-il remplir certaines conditionset réaliser certains critères dont la libre pratique démocratique. L'Unioneuropéenne avait exigé de certains pays (Portugal, Espagne, Grèce) de

 prouver leur accession à la pratique démocratique plénière avant de lesadmettre en son sein.

Un proverbe tunisien se moque de celui qui prépare la natte avant lamosquée. Il ne faudrait pas que pour ce qui concerne la construction del'unité maghrébine, nous commettions la même inversion des priorités. Peut-

être faudrait-il commencer par créer une communauté contractuelle dont latâche serait d'harmoniser les politiques dans des domaines qui ne sauraient,en principe, soulever des divergences, ni encore moins des confrontations :les transports, l'énergie, les services postaux, l'éducation et la jeunesse,l'union douanière. Le raccordement des réseaux maghrébins d'électricitéréaliserait, à titre d'exemple, une économie considérable pour chaque partenaire. L'autosuffisance céréalière est possible grâce à uneharmonisation des politiques agricoles maghrébines.

Un  marché unique maghrébin  serait une réalisation qui profiterait àtous, alors qu'à présent, les échanges commerciaux entre les cinq pays nedépassent pas 5 % de l'ensemble de leur commerce extérieur ! Il faudraitarriver à instaurer, entre les 100 millions d'habitants, une liberté d'échanges

 pour assurer la libre circulation des personnes, des capitaux et des services. Ilfaudrait des groupements d'achat, comme celui que les pharmaciens des trois

 pays (Algérie, Maroc, Tunisie) ont réussi à créer, sur ma proposition, lors d'uneréunion organisée à Djerba et qui a fait faire à l'ensemble de la corporation desubstantielles économies. Mais ce fut, hélas, sans lendemain !

Du point de vue culturel, l'harmonisation des programmes et des livresscolaires et la multiplication des échanges artistiques conforteraient laconstitution d'une identité culturelle maghrébine future qui ne se contenterait

 plus de n'être qu'une simple juxtaposition mais une vraie intégration des cœurset des esprits unis dans la même aspiration vers un avenir commun. Laréalisation d'une unité fonctionnelle maghrébine n'est pas importante pour lesseuls Maghrébins. Elle intéresse également l'avenir des relations euro-méditerranéennes, en ce qu'elle limiterait l'émigration sauvage et encourageraitle développement de la rive africaine de la Méditerranée. Car l'avenir des deuxrives de la mer commune est interdépendant. Aucune réussite ne saurait êtredurable, si elle surnage sur les décombres du naufrage du voisin proche.

Sachons, ensemble, répondre aux défis de la mondialisation pour en fairel'outil d'un co-développement harmonieux. Il serait utile de rappeler ici ce

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que j'avais écrit en 1991  1  dans Tunisie, quel avenir ? C'était, c'est encore,une profession de foi ! :  « Notre nouvelle diplomatie devra s'attacher àillustrer l'appartenance de notre pays au monde méditerranéen et affirmernos liens privilégiés avec les États et les peuples du nord de la Méditerranée,et en particulier ceux de l'Europe du Sud.

« Dans l'Histoire, la Méditerranée n 'a jamais été un obstacle entre les peuples, mais un trait d'union, un lac intérieur d'échanges et de rencontres. Je préconise que sur les décombres des rapports de domination et desarrière-pensées de profits égoïstement nationaux, nous esquissions unenouvelle base de coopération entre le Maghreb confédéré et l'Unioneuropéenne par un projet de co-développement dans le cadre de laréciprocité des intérêts respectifs. Et, pour des raisons linguistiques,historiques et sentimentales, la France en particulier, mais aussi l'Italie et

l'Espagne, doivent y occuper une place particulière.« Cet axe historique deviendra aussi économique et social. Le Maghreb

doit se faire aussi avec nos partenaires, le jour où ceux-ci seront convaincusque le Maghreb arabe n 'est pas seulement un marché pour y écoulerquelques excédents, ou pour y envoyer quelques techniciens, mais un

 partenaire à part entière. Pour cela, une évolution mentale est nécessaire :de la part des Européens, une acceptation réelle et sans fausse diplomatie del'altérité égalitaire ; de la part des Maghrébins, un dépassement résolu des

complexes d'anciens colonisés.« Il faut nous débarrasser de ces représentations et de ces images

réductrices, où les uns et les autres ne se perçoivent que négativement, pour pouvoir se construire ensemble un espace de convergences... ».

1. Tunisie, Quel Avenir ? , Publisud, 1991, pages 126, 202 et 203.

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CHAPITRE II

Du monde arabeet des relations avec Kadhafi

Situé au carrefour de trois continents, bénéficiant ainsi d'une positiongéostratégique privilégiée, le monde arabe avait plusieurs atouts en main

 pour réussir un décollage à la hauteur de son héritage, après avoir acquis, parfois chèrement, son indépendance.

L'ensemble des pays arabes bénéficient d'une superficie importante (14millions de km2, soit 10,2 % de la superficie globale de la Terre), d'une

 population nombreuse (300 millions d'habitants, soit 5 % de la populationmondiale), dont une proportion significative de jeunes (38 % ont moins de 14ans). Leurs économies sont largement complémentaires, agriculture chez lesuns, moyens financiers chez les autres, ressources humaines chez d'autres.L'unité de la langue et des références historiques et de civilisation communesauraient dû constituer un facteur déterminant pour réaliser une forteharmonisation politique. Malheureusement et malgré les pétitions de principe,les déclarations enflammées et tonitruantes, la construction de l'unité arabe ne

trouva jamais la conclusion à laquelle tous les peuples aspiraient pourtant.Deux idéologies prétendirent à l'exclusivité dans cette entreprise de laconstruction de l'unité arabe.

D'un côté, le parti Baas (Résurrection), sous la conduite de Michel Aflak- un chrétien -, professeur d'histoire syrien ayant étudié à Paris durant laguerre de 1940, affirmait que la nation arabe s'étendait de l'Atlantique auGolfe, sans spécificité, ni particularisme. La doctrine baasiste présupposaitune unité quasi générique, écartait d'un revers de main toute considérationtendant à étudier l'état  réel  d'un monde morcelé par sa propre décadenceaprès le XIe  siècle, par la défaite du rationalisme (le  motazilisme1 ),  lesdémons de la « désunion » et puis par la colonisation. Le baasisme préféraitl'invocation à l'analyse et la passion à la raison.

1. École de pensée musulmane qui a été brimée après la mort du calife abasside El Mamun au X e

siècle.

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Je me souviens d'un ami syrien, Émile Chouiri, que j'avais connu à Parisoù nous poursuivions nos études supérieures et qui me lisait, avec un tonenflammé, des extraits des écrits de son leader, Michel Aflak, et notammentune conférence  1 de celui-ci qui se concluait, de manière déclamatoire : « Il

 y a plus de treize siècles, le prophète Mahomet « était » tous les Arabes, que

tous les Arabes soient aujourd'hui Mahomet ! ».Cette Nation arabe prédéterminée devait refuser de reconnaître lesfrontières héritées de la période coloniale, se militariser pour devenir une

 puissance et faire front contre le sionisme et l'impérialisme.Ce simplisme politique exaltant l'esprit de revanche allait déboucher, en

Syrie et en Irak, sur une série impressionnante de coups d'État militaires,dont la plupart se révélèrent éphémères et permirent à des colonels d'enremplacer d'autres à quelques mois d'intervalle : Sami Hunnaoui

succédant à Adib Chichakli, qui avait lui-même remplacé Hosni Zaim, le premier qui « inaugura » la série des coups d'État dans la région,2 et chacunutilisait les mêmes arguties pour justifier son action : nécessité de « contenir »le danger sioniste - la cause palestinienne a beaucoup servi ! -, nécessité derenforcer « l'unité » de la nation en supprimant les libertés publiques dont

 pourraient bénéficier « les ennemis de la nation », nécessité d'avoir uncommandement « unifié » par la discipline militaire si nécessaire !

Hafez El Assad réussit à établir un long règne mais qui ne régla aucun des problèmes que le baasisme prétendait résoudre comme par magie ; SaddamHussein, non plus !

L'autre idéologie qui prétendit doter la nation arabe de cette mythiqueunité, fut évidemment le nassérisme. Mais à la différence des coups d'État

 baasistes qui furent le fait de pâles ganaches galonnées ou qui aboutirent àdes scissions retentissantes, comme ce fut le cas entre le Baas syrien et leBaas irakien, la prise de pouvoir par Nasser fut réussie. Elle devait même bénéficier de « l'effet de souffle » de la nationalisation du canal de Suez àl'été 1956 qui ne manquait pas, il faut le reconnaître, de panache et qui valutà Nasser un prestige sans équivalent dans l'ensemble du monde arabe. La peusubtile intervention militaire tripartite franco-angloisraélienne en octobre1956, qui aboutit à un fiasco du fait du veto américano-soviétique, acheva dedonner à Nasser la stature du leader pan-arabe. Las, il en fit un bien mauvaisusage.

L'Union égypto-syrienne (1958-1961) de l'éphémère République ArabeUnie (RAU) aboutit à un cuisant échec. Au lieu d'en tirer la leçon, Nasser selança dans une guerre de 8 ans au Yémen qui ne fut guère plus glorieuse.

1. Prononcée en 1946 à Damas à l'occasion du Mouled (anniversaire de la naissance du ProphèteMahomet).

2. Cependant si ces trois colonels « commirent » leurs coups d'État avant le triomphe « baasiste », ilslui montrèrent le chemin.

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Sourd aux sages conseils de Bourguiba pour la résolution pacifique duconflit israélo-palestinien, il compromit ses relations diplomatiques avec laTunisie et lâcha les puissants organes de sa propagande contre ses dirigeants.Il eut le même comportement agressif et interventionniste avec plusieursautres pays arabes (Arabie Séoudite, Liban, Soudan...) et partout il échoua.

Enfin, ce fut le cuisant désastre de la guerre des Six jours en juin 1967 quiemporta, comme un raz de marée, les dernières illusions du nassérisme etfracassa le rêve pan-arabe.

C'est de cette Naqba  en particulier, que naquit un substitut : l'intégrismeislamique qui se présenta comme l'alternative pour soigner les âmes défaites.

Mais le rêve nassériste allait, un moment, survivre chez un disciple duleader égyptien, l'auteur du coup d'État du 1er  septembre 1969 en Libye, lecolonel Moamar Kadhafi. En 1970, celui-ci donnait le ton en déclarant àAlger :  « Il n 'existe ni Maghreb, ni Machrek   [Proche et Moyen-Orient],mais une nation arabe qui œuvre pour son unité de l'Atlantique au Golfe

 persique ».Il rechercha, avec une impatience véhémente, à s'unir à l'Egypte de

Sadate. L'échec de cette démarche le fit se tourner vers la Tunisie. Bourguibaavait participé le 1er  septembre 1973 aux cérémonies du 4e anniversaire de larévolution libyenne. Il encouragea Kadhafi à cesser de regarder vers leMachrek et à reprendre place dans son giron naturel, le Maghreb, qui pourraitconstituer un ensemble cohérent avec Kairouan comme capitale.

En décembre 1972, Kadhafi était déjà venu à Tunis par la route.Bourguiba l'accueillit chaleureusement à Hammam Lif. Il prononça à cetteoccasion un discours au cinéma le Palmarium et parla longuement de l'unionarabe. Bourguiba écoutait ses propos, retransmis en direct à la radio. Il prit la

 première voiture qu'il trouva et fit une entrée au  Palmarium  aussispectaculaire qu'inattendue ! Il arracha le micro des mains du leader libyenet commença par dire que lui, Bourguiba, tenait sa légitimité non pas des

 blindés, d'un coup d'État militaire, mais du peuple, qu'il parlait au nom desa patrie, la Tunisie, et non de la Nation arabe. « Du reste, fit-il remarquer,les Arabes n 'ont jamais été unis. L'unité a besoin de siècles pour se réaliser,

 si on en prend le bon chemin. »  Il conseilla à Kadhafi de commencer parréaliser une unification des différentes provinces de son pays : Tripolitaine,Cyrénaïque, Fezzan, et l'engagea à ne pas fanfaronner face aux États-Unisqui pouvaient lui « donner une raclée » !

Je regardais avec curiosité Kadhafi qui gardait son sang-froid et secontentait de répondre par un sourire crispé. On évita l'incident diplomatiquede peu. Mohamed Masmoudi, le ministre des Affaires étrangères ne se

1. Signifie catastrophe et fut préférée dans le jargon pronassérien au terme : défaite.

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découragea pas. Il profita de l'absence du Premier ministre Hédi Nouira quiétait en visite officielle en Iran 1, et de la visite de Wassila2 au Moyen-Orient

 pour organiser, le samedi 12 janvier 1974, à l'hôtel  Ulysse  de Djerba, unerencontre au sommet entre Bourguiba et Kadhafi.

Le Président tunisien était accompagné par Mohamed Masmoudi, Habib

Chatti, son directeur de Cabinet, Mohamed Sayah, directeur du Parti, TaharBelkhodja, ministre de l'Intérieur, Hassan Belkhodja, PDG de banque etMohamed Fitouri, ministre des Finances, qui se trouvait par hasard sur leslieux à l'occasion d'une tournée d'inspection dans le sud. A l'issue d'un tête-à-tête qui a duré une heure environ, une union fusionnelle entre les deux paysfut proclamée et un gouvernement constitué.

Bourguiba devenait le Chef du nouvel État portant le nom de RépubliqueArabe Islamique dont Kadhafi était le vice-président et le ministre... de la

Défense. Quant à moi, je conservais, dans le nouvel organigrammegouvernemental, mon poste de ministre de la Santé.La Déclaration de Djerba instituait la nouvelle entité étatique avec une

seule constitution, un seul drapeau, un seul président, une seule armée, unConseil du peuple rassemblant les représentants des gouvernorats des deux

 pays, des organes unifiés législatif, exécutif et judiciaire. Un drapeau futchoisi. Il comportait l'étoile et le croissant tunisien sur une base tricolore :

 blanc, rouge et noir. Trois capitales furent retenues : Tripoli en hiver,

Carthage en été et Kairouan capitale honorifique ! À 17 heures, le même jour,Masmoudi lut à la radio, cette « Déclaration de Djerba ». Quoique ministreet membre du Bureau politique, je fus surpris autant que l'ensemble descitoyens avec qui j'appris la nouvelle, en écoutant la radio.

Invité par le Protocole à accueillir le Président à sa descente d'avion àTunis-Carthage, je constatai que l'ensemble de mes collègues partageaient,avec moi, un sentiment de surprise et d'incrédulité.

Bourguiba n'avait pas l'air de s'en faire. Au contraire, il semblait plutôt

satisfait de se retrouver à la tête d'un pays devenu plus riche grâce à la rente pétrolière. Les ministres qui l'accompagnaient ne cachaient pas leursatisfaction d'avoir partagé avec lui ce moment « historique » ! Quant à moi,

 j'étais plutôt abasourdi. Non que je fusse contre le principe de l'union. Aucontraire. Mais c'étaient l'improvisation et la précipitation qui présidèrent àcette naissance forcée qui m'avaient alarmé. Cette fusion ne fut préparée paraucune étude sérieuse, aucune concertation, aucune information même. Onavait l'impression de vivre un complot ourdi par quelques-uns pour profiter

de la maladie de Bourguiba et de ses « absences » et l'amener à souscrire àun fait accompli. Cette union improvisée à la hâte et préparée en catimini, netenait aucun compte des disparités économiques et sociales entre les deux

1. Il déclara même qu'il avait « oublié » qu'il y avait un Premier ministre.2. Malgré ses sympathies pour Masmoudi et Kadhafi, Wassila était contre l'union avec la Libye.

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régimes. La réaction de l'Algérie fut rapide et violente. Un communiquéofficiel dénonça cette union « improvisée, hâtive et artificielle ». Belkhodjaet Habib Chatti furent envoyés à la hâte par Bourguiba à Alger pour tenter decalmer les esprits. Ils furent reçus avec froideur. Boumedienne déclina touteoffre :  «L'Algérie ne prend pas le train en marche » fut sa réponse cinglante.

Dès son retour à Tunis, après la fin de sa mission officielle en Iran, Hédi Nouira sollicita mon avis. Je lui reconfirmai que j'étais contre la précipitationet l'improvisation qui avaient caractérisé cette démarche, tout en demeurantun ferme partisan de l'unification maghrébine réalisée par d'autres méthodes, bien entendu.

Toujours en janvier 1974, Nouira m'informa que Kadhafi avait décidé derejoindre Bourguiba à Genève où celui-ci venait de se rendre pour se reposer,afin de le persuader de maintenir le référendum prévu. Il décida de composer

une délégation où je figurais avec le Dr Mokaddem, Président del'Assemblée nationale, Mansour Moalla, Feijani Belhadj Ammar, HabibAchour. Nous partîmes donc à Genève pour ne pas laisser le Président seul,en tête-à-tête avec Kadhafi.

Vers 17 heures, Kadhafi arriva à la résidence de l'ambassadeur tunisien,Mohamed Ben Fadhel. Kadhafi attaqua bille en tête : « Vous avez signé unaccord qui vous engage. Vous devez respecter vos engagements ».Bourguiba éluda en invoquant des difficultés de nature constitutionnelle pour

l'organisation du référendum. Le Dr Mokaddem voulut intervenirs'attirant cette remarque déplacée de la part de Kadhafi : « Je croyais quevous étiez docteur en médecine et non en sciences politiques ».   Achourintervint : « C'est un accord au sommet, mais qui engage les deux peuples.

 Il faut les consulter ». Puis chacun exposa son point de vue, en soulignanttelle ou telle difficulté. Bourguiba reprenait visiblement ses esprits mais

 préférait laisser chacun s'exprimer. Vers 19h30, il nous invita au dîner.Celui-ci fut morne et peu animé. Bourguiba et Kadhafi ne s'exprimèrent

 pas. .. Wassila essaya, en vain, de détendre l'atmosphère. Rapidementexpédié, le dîner ne dura même pas une heure. Kadhafi prit congé du boutdes lèvres.

Vers 22 heures, coup de téléphone ! L'ambassadeur de Tunisie auprès desorganisations internationales à Genève informa Nouira que Kadhafisouhaitait s'entretenir avec Moalla et Mzali. Avec l'accord du Premierministre, nous nous rendîmes à l'hôtel Intercontinental  où résidait le chef del'État libyen. Il nous reçut seul. Son accueil fut amical. Il s'adressa d'abordà moi pour me demander les raisons de ma « mutation » du ministère del'Éducation nationale à celui de la Santé. Il s'attendait à ce que je répondisse

 par une récrimination à propos de ma politique d'arabisation. J'éludai aucontraire, en invoquant une surcharge de travail. Il fut déçu par ma réponse.

Kadhafi se lança, ensuite, dans une plaidoirie passionnée pour défendrel'Accord de Djerba. Nous discutâmes, pied à pied, avec lui, soulignant tous

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les obstacles qui s'interposaient devant cette démarche hâtive et improvisée. Nous évoquâmes même l'objection de taille que constituait l'adoption, par laseule Tunisie, du Code du Statut personnel. Bien sûr, nous n'arrivâmes àaucun accord. Le lendemain, la délégation s'en retourna à Tunis, mais jerestai en Suisse, trois jours de plus, à l'invitation de Bourguiba qui devait se

rendre à Gstaad pour deux semaines de repos. Je l 'y accompagnai avec AllalaLaouiti, son secrétaire particulier, et le docteur Kaabi, un cardiologue de bonne composition, non sans avoir fait l'acquisition de bottes et d'unechapka pour affronter le climat hivernal de la célèbre station.

 Nous faisions de longues marches, le matin et l'aprèsmidi, nous jouionsaux cartes, à la chkouba et à la rounda uniquement. Bourguiba ne savait pas

 jouer à la belote. Il ne voulait pas perdre et s'agaçait de me voir jouer sanscomplaisance. Mais le plus souvent, il gagnait à la loyale.

L'échec du projet d'union tuniso-libyenne devait durablementempoisonner les relations entre les deux pays. Une campagne dedénigrement fut lancée contre Hédi Nouira. Elle aboutit à une tentatived'assassinat contre sa personne par un commando qui fut arrêté et condamnéen avril 1976. Cette hostilité de la part de la Libye culmina avec l'épisode ducomplot de Gafsa qui eut lieu dans la nuit du 26 au 27 janvier 1980. Il futsuivi, un mois plus tard, par le pillage et l'incendie de l'ambassade de Tunisieà Tripoli. De sorte que lorsque je fus nommé, le 23 avril 1980, Premier

ministre, les relations avec la Libye étaient dans un état déplorable.

Moins d'une semaine après ma nomination, je conduisis la délégationtunisienne au Sommet africain de Lagos (Nigéria) qui s'ouvrit le 27 avril1980, et dont l'ordre du jour était essentiellement économique. J'étaisaccompagné notamment par Mahmoud Mestiri secrétaire d'État auxAffaires étrangères, militant et excellent diplomate. À sa demande, je reçus,

dans ma résidence, Ali Abdesselam Triki, le ministre libyen des Affairesétrangères. Nous sommes convenus d'améliorer les relations tuniso-libyennes, sur la base du respect mutuel et de la non-immixtion dans lesaffaires intérieures de chacun des deux pays.

J'en fis écho dans mon discours-programme devant le Parlement à la finde l'année 1980 en souhaitant le rétablissement de relations amicales avecnos voisins et le raffermissement d'une coopération mutuellement profitable.Mais l'hypothèque de la mission messianique dont se croyait investi le

colonel Kadhafi, n'était pas levée pour autant !

7. Un incident survenu à l'ouverture de ce sommet mérite d'être signalé ! Au moment où HosniMoubarak, alors vice-président de la République égyptienne prit la parole, les délégations arabesquittèrent les lieux. Mestiri m'en fit la remarque. Je décidai de ne pas boycotter le discours du leaderégyptien et considérai le comportement des délégations arabes, à cette occasion, absurde.

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Dès ma nomination, je reçus la visite de Hamadi Essid, conseiller deChédli Klibi récemment nommé Secrétaire général de la Ligue des ÉtatsArabes (dont le siège avait été transféré du Caire à Tunis). Il me proposa dele charger d'une mission officieuse auprès de Kadhafi pour essayer del'amener à une réconciliation. Il me fit comprendre que Mme Wassila

Bourguiba était favorable à sa démarche. Je déclinai l'offre, en arguant queles contacts de bonne volonté n'ont jamais cessé mais qu'il est préférablequ'ils continuent par la voie diplomatique normale. Essid ne cacha pas sadéception.

Alors que je continuais à œuvrer discrètement à la normalisation de nosrelations avec la Libye, l'affaire Amor Mhichi, un des officiers qui avaientexécuté, avec Kadhafi, le coup d'État du 1er septembre 1969, et qui étaitarrivé à Tunis avant ma nomination, prit de nouvelles proportions, la tête du

dissident ayant été mise à prix. Les services tunisiens m'informèrent queKadhafi cherchait à faire assassiner son ancien compagnon, moyennantquelques millions de dollars.

Installé à l'hôtel La baie des singes à Gammarth, Amor Mhichi est partiun jour déjeuner avec un garde du corps, à l'hôtel Sindbad  à Hammamet, oùil vit M. et Mme Guiga en train de déjeuner. Il se déchaîna contre le ministre,le traitant de vendu à l'impérialisme. On dut le faire admettre à l'hôpitalmilitaire de Tunis. Pour éviter le courroux de Kadhafi, découvrant que son

opposant séjournait en Tunisie, j'ai chargé Ahmed Bennour, secrétaire d'Étatà la Sûreté nationale de se rendre au Maroc pour demander aux autoritéscompétentes d'accepter que Mhichi fut transféré dans leur pays. Cettemission fut couronnée de succès et Mhichi gagna le Maroc par avionspécialement affrété par ce pays ami. Une équipe médicale tunisiennel'accompagna. Malheureusement pour lui, quatre années plus tard, uneéphémère union maroco-libyenne fut signée, le 13 août 1984 ; Mhichi futembarqué dans un avion qui, croyait-il, devait l'emmener à La Mecque pouraccomplir le petit pèlerinage. L'avion atterrit à Sebha en Libye. Voyant lesdétachements de police qui se préparaient à l'arrêter, Mhichi fut frappéd'hémiplégie et depuis nous n'avons plus eu de ses nouvelles.

En janvier 1982, Kadhafi profita du voyage de Bourguiba aux États-Unis pour arriver « inopinément », par la route, à Sfax. Wassila avait organisé sonaccueil par Abderahmane Tlili, président de l'Office de l'huile, MhaddhebRouissi, gouverneur de Tunis et Driss Guiga qui m'invita à les y rejoindre,alors que je me trouvais en visite de travail dans le gouvernorat de Gabès. Jedéclinai la proposition. Kadhafi dut se résoudre à m'y rejoindre. Je l'y reçusavec courtoisie, sans plus. Je lui réaffirmai que le respect mutuel de lasouveraineté de nos deux pays était la condition obligée pour une coopération

 profitable à tous. Je lui confirmai que Bourguiba n'était pas disposé à lerecevoir ou à autoriser quelque initiative de son gouvernement tant qu'il ne luirendrait pas le document portant sa signature au bas de l'Accord de Djerba.

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Kadhafi me parut réticent, mais il me promit qu'il rendrait le document plus tard. En février 1982, il revint à Tunis. Il me dit avoir « oublié » ledocument à Tripoli. Je lui confirmai que Bourguiba ne le recevrait pas avantde s'être fait restituer ce document. Il m'assura qu'un avion le ramènait sur-le-champ.

La rencontre entre Bourguiba et Kadhafi eut enfin lieu au salon blanc duPalais de Carthage. Elle fut pathétique. J'en fus le seul témoin puisque lesdélégations tunisienne et libyenne étaient rassemblées au grand salon duPalais présidentiel.

D'emblée, Bourguiba apostropha Kadhafi :  « Rendez-moi le document de Djerba.

- Je ne l'ai pas sur moi. Cela n 'a pas d'importance. Ce n 'est qu 'un boutde papier », fut la réponse.

Bourguiba (en colère) : « Je suis un homme sérieux, moi. Donnez-moi le papier ou retournez, tout de suite, chez vous ».

Kadhafi essaya d'argumenter. De plus en plus en colère, Bourguibaapprocha sa main de la joue de son hôte et faillit le gifler. Kadhafi avec sang-froid retint sa main, puis se tourna vers moi.

« Frère Mohamed, voulez-vous appeler Khouildi Hmidi et lui demanderde venir avec son attaché-case ». Ce dernier était dans le grand salon en trainde converser avec Wassila, Guiga et Béji Caïd Essebsi.

Il accourut dans le salon blanc et remit l'attaché-case à Kadhafi quil'ouvrit, en sortit le fameux document et le remit à Bourguiba. Celui-cis'assura que sa signature se trouvait bien en bas de la fameuse page, maissans chercher à savoir s'il s'agissait de l'original ou d'une photocopie.

Bourguiba semblait rasséréné. Il pensait que sa « faiblesse » de Djerba neserait plus qu'un mauvais souvenir. Il me remit la « feuille » comme ill'appelait. La fin de l'entrevue fut plus calme.

Wassila me demanda le document pour, me dit-elle, le classer dans le

coffre de la Présidence. Je le lui remis et je n'ai jamais su ce qu'il étaitdevenu, depuis.

Malgré mes efforts pour normaliser les rapports entre nos pays et lesassurances sans cesse réitérées par les autorités libyennes, les servicesspéciaux de notre bouillonnant colonel n'ont jamais cessé de comploter pourme déstabiliser et nuire à l'État tunisien.

En août 1982, Kadhafi revint voir Bourguiba pour lui proposerd'organiser à Tunis, alors siège de la Ligue des États Arabes, un Sommet

 pour condamner l'invasion du Liban par l'armée israélienne, sous les ordresde Sharon, alors ministre de la Guerre, en juin 1982. Bourguiba n'était pastrès favorable à cette idée. En compensation, il offrit d'organiser une réuniondes ministres arabes des Affaires étrangères à l'hôtel Hilton. Une heure avant

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l'ouverture de cette réunion, nos services de sécurité découvrirent, dans lestoilettes de l'hôtel, une valise bourrée d'explosifs. Un agent libyen,caricaturiste de profession, l'y avait déposée prétendant agir sur ordre d'un «diplomate ». Il fut condamné et, deux ans après son incarcération, expulsé

 pour contribuer à assainir l'atmosphère et permettre à la grande Commission

mixte tuniso-libyenne de se réunir dans de bonnes conditions.Kadhafi, dépité peut-être par le succès des services de la sécurité

tunisienne, accusa, la même année, Ahmed Bennour, secrétaire d'État à laSûreté nationale, d'être un « agent » des Américains et reprocha à Wassila,Guiga, Baly et d'autres responsables tunisiens qui écoutaient sa diatribe, de« laisser Bennour approcher Bourguiba » (!) Wassila a averti tout de mêmel'intéressé, le jugeant menacé. En fait le seul tort d'Ahmed Bennour, auxyeux du leader libyen, était d'être un patriote, soucieux de la sécurité de son

 pays.En 1983, Kadhafi visita Monastir. Selon son habitude, il souhaita s'adresser

aux militants destouriens, aux intellectuels et aux universitaires. J 'ai présidé ungrand meeting au Palais des congrès de cette ville, au cours duquel la parole luifut donnée. Il croyait pouvoir recruter facilement de nouveaux adeptes de son

 Livre vert   et poussa l'outrecuidance jusqu'à «  conseiller à Habib Achourd'aider Mzali » (!).

Yves Mourousi, journaliste politique à TF1, me téléphona pour persuaderKadhafi de lui accorder une interview en direct dans son journal de 13heures. D'abord réticent, il céda à mes arguments et put s'adresser auxtéléspectateurs français à partir de l'hôtel Skanes Palace où il résidait sansqu'il eût la possibilité de planter sa tente légendaire, qu'il aime dresser entout lieu, pour réaffirmer son caractère d'homme du désert.

La même année, un groupe de Tunisiens, recrutés par les services libyens,fut arrêté à Kasserine la veille d'une visite que Bourguiba devait effectuer àGafsa. Un agent libyen, dénommé Rhila, revint à la charge. Il contacta uncertain nombre de Tunisiens originaires du Sud et tenta de les enrôler. L'und'eux (Tahar D.) destourien, ancien militant de l'Union Générale desEtudiants Tunisiens, a préféré collaborer avec nos services, tout en laissantcroire à son « recruteur » qu'il était devenu un de ses agents. Nous étionsainsi informés des contacts qui avaient lieu à Ben Guerdane ou dans d'autres

villages frontaliers, ou bien à l'hôtel Méridien, Porte Maillot à Paris.Rhila parvint aussi à recruter un sous-officier tunisien. Du moins, le crut-il. Celui-ci jouait également double-jeu, sur instruction de notre Sécuritémilitaire et rendait compte à ses supérieurs de la teneur des plans libyens,ainsi que des sommes et des armes légères remises. Chaque fois, le ministrede la Défense, Slaheddine Baly, me tenait informé des manœuvres desservices spéciaux libyens qui étaient en totale contradiction avec les discours

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officiels de leurs chefs politiques. C'était le double langage libyen dans toutesa splendeur !

En janvier 1984, quatre hommes armés traversèrent la frontière et firentexploser un oléoduc. Les autorités libyennes, par la voix de leur ambassadeurà Tunis, Jomaa Fezzani, nièrent toute implication et accusèrent... Ahmed

Bennour de ce sabotage destiné - selon eux - à empêcher tout rapprochementdes autorités libyennes avec le gouvernement Mzali !

Durant la semaine du 16 au 23 mars 1984, des Libyens transportant desarmes de guerre ont été arrêtés lors d'un contrôle de routine, près deGrombalia. La même année, fut signé à Oujda, au Maroc, le 13 août 1984, leTraité créant l'Union maroco-libyenne.  Le Roi Hassan II espérait ainsimettre fin à l'aide financière, militaire et logistique que le colonel libyenaccordait généreusement au Polisario  1. Il me téléphona, le jour même, vers

14 heures pour m'apprendre la signature du Traité et me demander d'eninformer le Président Bourguiba, avant que les médias diffusent la nouvelle.Il me demanda aussi mon aide pour le convaincre de recevoir Kadhafi quisouhaitait le rencontrer, sur le chemin du retour. Bourguiba refusa tout net dele recevoir.

Pour éviter un incident diplomatique, nous déroutâmes l'avion du colonelsur Tunis. Avec le ministre des Affaires étrangères, Béji Caïd Essebsi, je l'yaccueillis et excusai le Président « fatigué » de ne pas pouvoir le recevoir.

Mais Kadhafi continua jusqu'à Monastir par la route et je dus déployer destrésors de diplomatie pour éviter le clash. En août 1985, Kadhafi ordonnal'expulsion de milliers d'ouvriers tunisiens, en les spoliant de leurs biens eten gelant leurs avoirs.

J'appris cette mauvaise nouvelle alors que je dirigeais la délégationtunisienne au Sommet arabe extraordinaire qui s'était tenu, du 7 au 9 août 1985à Casablanca. Hassan II ne m'avait pas caché que ces expulsions devaient être

 prises au sérieux et qu'en guise de solidarité, des Marocains ne remplaceraient

 pas les ouvriers tunisiens expulsés. Il dépêcha même son conseiller spécial,Reda Guedira et son ministre des Affaires étrangères, Abdellatif Filali auprèsdes gouvernements libyen et tunisien pour tenter une médiation. Le Koweït fitde même en dépêchant son ministre des Affaires étrangères, le Cheikh AlSabbah2. Bourguiba ne voulut rien entendre, le nombre des expulsés tunisiensayant atteint le chiffre alarmant de 32 000. Dans les régions frontalières, lesimages de ce désolant exode remuèrent les consciences. Les avoirs de lacompagnie Tunis Air  en Libye furent indûment bloqués.

Les journaux tunisiens réagirent vivement. Ce qui déplut au pouvoirlibyen qui résolut de... les intimider en adressant à leurs rédactions desdizaines de lettres piégées, acheminées en Tunisie par la valise diplomatique.

1. Qui conteste la souveraineté de Rabat sur le Sahara occidental.2. Actuel Chef d'Etat du Koweït

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Deux lettres piégées explosèrent, le mercredi 25 septembre 1985, au bureaude poste d'El Menzah, d'autres explosèrent, le jeudi 26 septembre 1985, au

 bureau de poste de Tunis centreville. Des postiers furent blessés '.Du 26 au 28 novembre 1985, s'est tenue à Tunis la 5e session du Congrès

des ministres arabes de la Culture. Un membre de la délégation libyenne, OmarMednini, y fit distribuer une pétition contenant des menaces non déguiséescontre la Tunisie et, plus particulièrement, contre les organes d'information :« Si la Tunisie n 'arrête pas ces pratiques (?), le régime de Tripoli saura ymettre un terme, par ses propres moyens » (!), fanfaronna-t-il.

Au cours de la même période, la télévision égyptienne démasqua lecommando libyen dépêché en Égypte pour assassiner l'ancien Premierministre libyen Abdelhamid Baccouche. Kadhafi était décharné tous azimuts !

Pour la Tunisie, la coupe était pleine. Le jeudi 26 septembre 1985, lePrésident Bourguiba décida la rupture des relations diplomatiques avec laLibye. Le communiqué du ministère des Affaires étrangères expliqua que «cette rupture résulte de la politique d'agression et d'hostilité permanentes dela Libye à l'égard de la Tunisie, visant à porter atteinte à ses institutions »et que «  la transgression par le régime libyen, d'une manière ouverte etrépétée, de tous les principes et de toutes les normes qui régissent lesrapports entre Etats, a atteint le seuil de l'intolérance ».  Le mêmecommuniqué affirmait que le gouvernement  « a pu établir les preuves

irréfutables de la transformation des missions > diplomatiques et autresinstitutions officielles en Tunisie, en autant de rejuges de terrorisme,d'espionnage, de subversion et de foyers destinés à organiser et à exécuterles machinations du régime libyen contre la sécurité de la Tunisie ».

Pourtant les mesures de rétorsion prises à l'encontre d'un pays simanifestement hostile et agresseur, furent marquées du sceau de lamodération et de notre préoccupation de ne pas insulter l'avenir. Seuls quatrediplomates, impliqués dans l'acheminement des lettres piégées, furent

expulsés. Sur les 20 000 ressortissants libyens vivant en Tunisie, seuls 283furent refoulés. Les liaisons aériennes entre les deux pays furent suspendues.Ces mesures furent soutenues par l'ensemble des forces politiques

tunisiennes, y compris par l'opposition. Seul, Habib Achour semblait sur laréserve. Il n'hésita pas à déclencher plusieurs grèves sauvages dans dessecteurs névralgiques, comme s'il voulait se démarquer, aux yeux deKadhafi, de cette mobilisation nationale.

Le gouvernement américain a condamné le survol du territoire tunisien

 par des avions libyens, ainsi que les menaces de Tripoli, actes qui « violenttoutes les normes régissant les relations internationales »  et a assuré legouvernement tunisien de son soutien et de son amitié. Voici comment

1 .Cf. Le Monde  du 29 septembre 1985.

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Madame Souhayr Belhassen rendit compte des menées libyennes contre laTunisie dans Jeune Afrique  (n° 1289 du 18 septembre 1985) :

« Mzali tient toujours le bon bout

« Dans la partie de bras de fer qui l'oppose à l'UGTT, le Premierministre tunisien fait preuve de qualités pas forcément inattendues.

« Mohammed Mzali se révélerait-il fin manœuvrier à la faveur de la crisetuniso-libyenne ? Face à la provocation du Guide de la révolution libyennequi a renvoyé 30 000 Tunisiens travaillant dans son pays, le Premierministre tunisien [...], se montre déterminé. Décidé à battre Kadhafi sur son

 propre terrain, celui du bruit et de la fureur, M. Mzali se dépense sanscompter. Sur le plan extérieur, il a mobilisé les pays frères et amis. Aussidevait-il profiter d'une tournée au Moyen-Orient (10 au 11 septembre) où il

 se rendait dans le cadre de la mission de conciliation entre la Syrie, l'Irak et

la Jordanie, issue du sommet de Casablanca, pour avoir des entretiens surla situation au Maghreb ».Le Koweït, les Émirats arabes unis et l'Arabie Séoudite étant prêts à

accueillir des travailleurs tunisiens, j'ai exposé devant la Chambre desdéputés la situation. Sur les 20 000 actifs que comptent les expulsés, il y aura15 000 chômeurs qui s'ajouteront aux 300 000 déjà répertoriés.

Les Tunisiens vivant en Libye représentent près du double des expulsés.Tandis que Tripoli hésitait à renvoyer les autres coopérants tunisiens ou ceux

travaillant dans le secteur public, Tunis a décidé de ne plus affecter chez sonvoisin d'enseignants et autres coopérants. Nous fermons les écoles libyennesà Tunis et les nôtres à Tripoli.

J'ai choisi ainsi de couper tout rapport avec Tripoli. Ayant longtempshésité à dévoiler les actes de sabotage projetés par le régime libyen chez nous(vu leur impact sur l'opinion, surtout dans un pays touristique comme lenôtre), nous avons décidé le 6 septembre de révéler un projet d'attentat àl'explosif dans un hôtel à Djerba et une station service à Zarzis, dans le sud-

est tunisien. Les aveux du commando (ils étaient trois) ont été enregistrés surune bande vidéo diffusée à la presse.

Sabri Mahmoud Najeh, sergent chef de la police libyenne, a été recruté pour 2 000 dollars par le responsable du bureau des liaisons des comitésrévolutionnaires « chargé d'exécuter les chiens errants » (les exilés libyens)à son retour de vacances passées dans sa belle-famille tunisienne, originairede Zarzis. Il était en liaison avec l'ex-dirigeant du centre culturel libyen enTunisie, expulsé de Tunisie avec trente-trois autres Libyens dès le début de

la crise. La tentative - du travail d'amateur - montre l'absence de contrôleau sein des comités révolutionnaires en Libye et donc de leur danger. ÀSebha, Kadhafi qualifie la Tunisie de « pays organisé et administré », quandla Libye «  est un pays de bédouins ».  La réaction tunisienne a surpris lecolonel Kadhafi. La crise sociale tunisienne, sur laquelle Kadhafi tablait « endéclenchant les expulsions, alors même que des grèves avaient lieu à Tunis

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- a été exploitée, pour l'heure du moins, de façon magistrale par le Premierministre tunisien.

 Profitant des maladresses de l'Union générale tunisienne du travail(UGTT) et de ses tensions internes, Mohamed Mzali a rogné les ailes de lacentrale ouvrière tout en sachant jusqu 'où ne pas aller trop loin ».

Malgré le bombardement de Hammam-Plage par l'aviation israélienne, le1er   octobre 1985, les médias libyens continuèrent leurs attaques, nousaccusant de « collusion avec l'impérialisme et le sionisme » (!). On fit mêmecourir le bruit qu'«  un nombre non négligeable de travailleurs tunisiens etégyptiens expulsés de Libye, étaient atteints... de la peste » (!).

Du 18 au 21 juin 1985, Bourguiba effectua une visite de travail à

Washington où il fut reçu, de manière amicale, par le Président Reagan. Ildevait profiter de sa présence sur le sol américain pour subir des examensmédicaux à l'hôpital militaire Walter Reed. Cette visite redoubla la fureur deKadhafi qui lui consacra pas moins de trois discours pour attaquerviolemment la Tunisie et son Président. Le 28 août 1985, devant les élèvesofficiers des Académies militaires libyennes, Kadhafi menaça explicitementde « recourir à la force pour réaliser l'unité arabe ».

En fait, j'ai été la cible de choix de Kadhafi. Mon crime, à ses yeux :empêcher la mise en application de l'accord de Djerba. L'Agence de presselibyenne, croyant manier l'ironie, écrivait à ce propos :

« Réalisations du Gouvernement Mzali« Tripoli 26 Doul Hijja/11 septembre (Agence Jamahiriya Press,)« Le Premier ministre tunisien a accordé ces deux jours, un permis

d'exploitation d'un café, dans la province de Bizerte, à deivc travailleursrevenus (sic) de Libye.

« Mzali et ses médias considèrent ceci comme une grande réalisation s'inscrivant dans le plan du gouvernement visant à réinsérer ces travailleursdans le circuit économique.

« Nous pouvons nous demander ici comment Mzali a pu accomplir une si grande chose : trouver de l'emploi à deux travailleurs tunisiens, alors qu'il y en a 30 000 qui ont regagné, jusqu 'à présent, la Tunisie. Ceci témoigne del'incapacité où se trouve le régime tunisien à assurer de l'emploi aux milliersde Tunisiens revenant de Libye. Et celle-ci trouve illogique qu 'on lui impute

la responsabilité de cette incapacité. Devant cette incapacité, et demeurantinapte à accueillir les citoyens et à leur garantir l'emploi, le régime tunisiendoit s'en aller.

« Pour dissimuler ses carences aux yeux de ses citoyens, le régimetunisien impute à la Libye les difficultés économiques épineuses qu'ilaffronte.

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« Ces difficultés ne se seraient pas produites et le peuple tunisien n 'aurait pas souffert du chômage, si ce régime avait répondu à l'appel à l'unité arabeavec la Jamahiriya, lancé par cette dernière au régime en question, lequel a

 failli à l'accord unioniste de Djerba, en dépit de la foi des masses tunisiennesen la nécessité de cette unité, comme seule solution radicale à toutes les

difficultés.« Le peuple arabe libyen, qui a fait tout ce qui est en son pouvoir pour

résoudre les difficultés du peuple tunisien frère, se déclare toujours prêtà partager le pain avec ses frères de Tunisie, s'ils s'élancent vers l'unitéarabe »\

L'aveu était on ne peut plus clair !En réalité, Kadhafi développait une stratégie complexe et maîtrisée pour

essayer d'établir avec les autres pays arabes une relation de domination. Il

tentait d'abord de prévenir la formation d'un parti fort et populaire etl'émergence de vrais leaders. Il encourageait, afin qu'ils soient ses obligés,les menées subversives de certains politiciens sans foi, ni loi, et lesentretenait dans leurs ambitions. Par l'idéologie ou par l'argent, il s'assuraitle contrôle de certaines courroies de transmission qui pouvaient constituerune « cinquième colonne » infiltrée au sein même du régime du pays àsubvertir. Il favorisait enfin les luttes intestines au sein des équipesdirigeantes pour fragiliser les pays dont il voulait faire des vassaux. En fait,

ses grandes pétitions de principe en faveur de l'unité cachaient un désir de puissance inextinguible.Je dispose de la copie d'une dépêche de l'Agence libyenne  JANA

reproduisant un discours dans lequel Kadhafi révèle que Wassila Bourguibaet certains ministres tunisiens lui avaient demandé de ne pas mettre fin auxexpulsions des travailleurs tunisiens et d'installer un émetteur orienté vers laTunisie afin d'amplifier la campagne de presse contre le régime tunisien.

Je dois à ce propos révéler, une confidence que me fit un haut dignitaire

du régime libyen, Ali Abdesselam Triki, qui occupa de hautes fonctions dontcelle de ministre des Affaires étrangères.En 1987, alors que j'étais en exil en Suisse, j'ai rencontré un diplomate

arabe qui me rapporta qu'Ali Triki lui avait révélé que Wassila Bourguiba avaitenvoyé à Kadhafi un messager l'exhortant à tout entreprendre « pour faireéchouer Mzali ».  Cette révélation de seconde main et sans preuve m'étonna

 bien sûr, mais je ne lui accordai pas un intérêt exagéré. Mais quelques années plus tard, je rencontrai, au cours d'une réception à Paris, Ali Triki, devenu entre

temps l'ambassadeur de son pays en France. Il m'invita à venir prendre le cafédans son ambassade. J'acceptai volontiers, me souvenant de la confidence quim'avait été faite sur les bords du lac Léman et désirant aller au renseignementauprès d'une source crédible et bien informée.

1. Cité par  Jeune Afrique,  n° du 2 octobre 1985.

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Je lui demandai des éclaircissements. Il me confirma la révélation, en précisant même qu'il s'agissait de deux messagers dépêchés par Wassila àquelques jours d'intervalle. Il accepta de me révéler l'identité de l'un desdeux émissaires de Wassila Bourguiba puisqu'il était décédé. Il s'agissait deHamadi Essid qui m'avait sollicité pour une mission de conciliation avec le

colonel, plus de cinq années auparavant. Quand au second, encore vivant, ilrefusa de me dire son nom.

Devant la montée des périls, en cet automne de l'année 1985, notre autrevoisin, l'Algérie, fit montre d'une noblesse et d'une solidarité qui nousallèrent droit au cœur.

Un traité de fraternité nous liait à l'Algérie depuis 1983. Le 2 septembre

1985, le Président Chadli Ben Jedid effectua une visite « inopinée » dequelques heures à Monastir pour rencontrer Bourguiba. Il affirma à cetteoccasion que : « l'Algérie sera toujours aux côtés de la Tunisie, dans toutesles circonstances ». C'était un avertissement donné au chef de l'État libyen.

Le même jour, le général Youssef Baraket, chef d'état major de l'arméetunisienne rencontrait, à Alger, le colonel Belloucif- membre important ducabinet du président Chadli - pour étudier la situation, à la lumière desmenaces libyennes. Le Président Benjedid nous proposa de lui soumettre une

liste de produits que l'Algérie pourrait importer en priorité pour soulager lesexportateurs tunisiens frappés par le boycott libyen. L'Algérie importaeffectivement 20 000 tonnes d'huile d'olive contre 5 000 en 1984. Plusieursmarchés dans le bâtiment, dans l'Est algérien surtout, furent confiés à desentreprises tunisiennes. Le nombre de touristes algériens augmenta de 132 %

 pendant les six premiers mois de 1985 par rapport à la même période en1984.

Des médiations marocaines et koweïtiennes m'amenèrent à autoriser une

rencontre entre notre ambassadeur à Paris et celui de la Jamahiriya libyenne,dans les locaux du bureau de la Ligue des États Arabes dans la capitalefrançaise. Nos demandes se limitaient aux :

- Remboursement des ouvriers tunisiens spoliés et à la libération de leursavoirs bloqués dans les banques libyennes.

- Paiement des industriels et commerçants tunisiens qui avaient expédiédes marchandises en Libye, conformément aux accréditifs ouverts et auxaccords signés.

- Transfert des avoirs de  Tunis Air   (10 millions de dollars) et unengagement solennel d'arrêter toute tentative de déstabilisation.

La manifestation de ces différents soutiens à la Tunisie, ainsi que notreattitude ferme mais raisonnable, amenèrent, de bon ou de mauvais gré, lesautorités libyennes à composition. Le bout du tunnel commençait à

 poindre...

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Béchir Ben Yahmed commenta cette crise, en écrivant sous le titre : « Aprèsl'orage » 1  :

« La réaction du gouvernement tunisien qu 'on a jugée ici et là -  JeuneAfrique  indu - excessive ou forcée, s'est révélée payante dans l'immédiat.

« D'abord pour le Premier ministre, M. Mohamed Mzali. Bien secondé

 par M. Zine El Abidine Ben Ali, responsable de la sécurité intérieure, M. Mzali s'est d'emblée mis à la pointe du combat et il l'a voulu âpre. Aujourd'hui, il sort vainqueur de l'épreuve et, de surcroît, libéré du soupçonde faiblesse pour un Kadhafi qui l'avait "marqué " en lui signifiant en 1982un soutien aussi public que compromettant. La Tunisie émerge del'affrontement comme la victime, et comme quelqu 'un qui ne s'estpas laissé

 faire. Ses appels à ses amis et alliés ont été dans l'ensemble entendus etchacun d'eux y a répondu à sa manière. La France, les États-Unis, l'Italie,

la Grande-Bretagne (et d'autres) ont marqué leur vigilance dans des stylesdifférents mais non équivoques : si la Tunisie était vraiment agressée, sesamis viendraient à son aide ».

Pour Béchir Ben Yahmed, le Maroc et l'Algérie ont eu à manœuvrer àcause des « servitudes de leur alliance ».

Pour le journaliste, « le grand perdant est, pour le moment, Kadhafi [...] Expulser   [les Tunisiens]  d'une manière si brutale et si révoltante a détruitl'image de petit frère des peuples opprimés qu 'il a eu du mal à construire. »

Le colonel a essayé de se rétablir : « Demandez aux Tunisiens de cesserleur campagne de presse »,  a-t-il clamé. [...]  Le 1er septembre, dans sondiscours du 16e anniversaire  [de sa prise de pouvoir],  il n 'a pu que passerl'événement sous silence ! Le gouvernement tunisien a donc eu raison — et lemérite - d'exposer l'homme et de dénoncer sa mauvaise action. L'orage est

 passé mais la partie n 'est pas finie. Blessé, Kadhafi est toujours ou encore plus dangereux. Il est dans la

nature du scorpion de piquer ».

Une autre épreuve menaçait. Elle allait nous permettre de prouver notresolidarité avec nos frères palestiniens dont nous avions accueilli la direction politique sur notre sol.

Le 30 septembre 1985, vers 20 heures, je reçois un coup de téléphone deHakem Balaoui, représentant de l'OLP en Tunisie qui m'informe que YasserArafat venait de rentrer du Maroc et qu'il souhaitait me voir, le plusrapidement possible.

Une heure plus tard, Arafat accompagné des autres dirigeants « historiques »

 palestiniens Abou Iyad, Abou Jihad, Kaddoumi, Mahmoud Abbas alias AbouMazen 2, et Balaoui, arrive chez moi. Il me transmet un message de HassanII, selon lequel des soldats libyens se prépareraient à faire incursion sur le

1. Jeune Afrique  n° 1288 du 11 septembre 1985.2. Futur Chef de l'Autorité palestinienne.

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territoire tunisien, en portant l'uniforme de l'armée tunisienne. J'ai prisimmédiatement les dispositions qui s'imposaient en alertant les ministres dela Défense et de l'Intérieur pour mobiliser le bataillon du Sahara, ainsi que laGarde nationale et la police. J'ai alerté également les amis algériens etfrançais. Le lendemain, j'étais préoccupé par cette affaire lorsque je fus averti

que Hammam Plage avait été bombardée à 10h05.Les services du ministère de l'Intérieur me laissèrent croire d'abord que

ce bombardement avait été le fait d'avions libyens. Mais j'appris rapidementqu'Israël avait revendiqué cette agression. En fait, huit bombardiers FI5 etF16 volant à basse altitude avaient effectué trois assauts successifs pourdémolir le quartier général de l'OLP où se trouvait le bureau d'Arafat parmide nombreuses villas occupées par des familles tunisiennes et par un nombreréduit de civils palestiniens.

La Tunisie décida de porter plainte devant le Conseil de Sécurité del'ONU afin d'obtenir une condamnation de l'État d'Israël et des réparationsappropriées pour les dommages subis du fait de cette agression injustifiable. LePrésident Ronald Reagan qualifia le raid israélien d'opération « légitime » etson porte-parole, Larry Spears d'ajouter : «  Par principe, une réponseappropriée à des actes de terrorisme est un acte légitime d'autodéfense ».

Furieux, Bourguiba convoqua l'ambassadeur américain en Tunisie. Il lereçut en ma présence ainsi que celle de Bourguiba Junior et de Mahmoud

Mestiri, secrétaire d'État aux Affaires étrangères. Il demanda à l'ambassadeurde transmettre au président Reagan que la Tunisie souhaitait avec insistancevoir les États-Unis reconsidérer leur position contraire à la loi et à la morale,et menaça de rompre les relations diplomatiques, dans le cas contraire.

Les Etats-Unis accédèrent, en partie, à cette démarche en n'opposant pasleur veto à la résolution 573 et en se contentant de s'abstenir. La résolutionfut adoptée par 14 voix et une abstention. En voici le texte définitif telqu'adopté par le Conseil de Sécurité le vendredi 4 octobre 1985, à l'issue du

débat sur la plainte de la Tunisie contre Israël :« Le Conseil de Sécurité, ayant examiné la lettre, datée du 1er   octobre

1985, par laquelle la Tunisie a porté plainte contre Israël à la suite de l'acted'agression commis par ce dernier contre la souveraineté et l'intégritéterritoriale de la Tunisie...

« Considérant que le gouvernement israélien a revendiqué laresponsabilité de l'attaque dès que celle-ci s'estproduite.

« 1) Condamne énergiquement l'acte d'agression armée perpétré par

 Israël contre le territoire tunisien en violation flagrante de la Charte des Nations Unies, du droit et des normes de conduite internationaux.« 2) Exige qu 'Israël s'abstienne de perpétrer de tels actes d'agression ou

de menacer de le faire.«3) Demande instamment aux États membres des Nations Unies de

 prendre des mesures pour dissuader Israël de recourir à de tels actes contrela souveraineté et l'intégrité territoriale de tous les États.

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« 4) Estime que la Tunisie a droit à des réparations appropriées comme suite aux pertes en vies humaines et aux dégâts matériels dont elle a étévictime et dont Israël a reconnu être responsable ».

Le gouvernement constitua une commission d'enquête qui a rapidementremis son rapport de 127 pages établissant un bilan de 68 victimes (50

Palestiniens et 18 Tunisiens), des dégâts matériels évalués à 6 millions de dollars.Cependant Israël, dans une déclaration du 21 novembre 1985, considérale texte comme « totalement inacceptable » et repoussa l'usage impropre destermes : « acte d'agression armée » ! La résolution est restée lettre morte !

Face à cette agression, les partis d'opposition comme le gouvernementfurent unanimes pour affirmer que «  les Palestiniens sont chez eux, enTunisie ».  Ils demandèrent, en outre, dans un communiqué commun, la

 proclamation d'un jour de deuil national, l'organisation de funérailles nationales

 pour les victimes et la rupture des relations diplomatiques avec les États-Unis.Sans demander l'autorisation de Bourguiba qui me l'eût sans douterefusée, j'ai décidé de recevoir des délégations de l'ensemble des partisd'opposition reconnus et non reconnus pour échanger informations et avis.Ces audiences ont été radiodiffusées et télévisées. J'ai voulu réaffirmer parce geste, de manière solennelle, que lorsque la patrie était en danger, toutesles divergences devaient s'abolir et que la défense du pays était un devoir

 pour tous. Par la même occasion, ces audiences ont désamorcé certaines

surenchères. Mais pas celles des médias libyens qui continuèrent à appeler le peuple tunisien à se soulever  « contre un régime pro-américain qui vient de provoquer des morts tunisiennes sous les bombes israéliennes » (!).

Certains me suggérèrent de prendre la tête d'une marche ou de présider ungrand meeting populaire. J'étais d'accord, en mon for intérieur. Mais je ne

 pouvais pas heurter de front Bourguiba qui ne voulait pas aller au-delà d'une plainte devant le Conseil de Sécurité de l'ONU.

Quant à Arafat, il avait échappé, encore une fois, par miracle, à la mort.

Après la réunion nocturne qui eut lieu à mon domicile, à la veille du bombardement, il continua, au lieu de rejoindre sa villa à Hammam Plage, àtravailler avec ses compagnons, à Gammarth, chez Hakem Belaoui, jusqu'àtrois heures du matin. Il se sentit alors fatigué et décida de passer le reste dela nuit sur place. Le lendemain vers 10 heures du matin, il se préparait àmonter dans sa voiture pour rejoindre sa résidence lorsqu'il apprit le

 bombardement, dont il était la principale cible, mais auquel il avait échappégrâce à la longue séance de travail qui nous avait réunis la veille, à mon

domicile... Il devait me dire plus d'une fois, en plaisantant, que je lui avaissauvé la vie.

Telles étaient les principales « difficultés » que j'avais eues à affronter dufait principalement du « frère Kadhafi » ! Ajoutées aux grèves et au

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harcèlement de Habib Achour, elles rendaient la mission du Premier ministreinsoutenable. Mon aîné, mon ami, Si Hédi Nouira, que Dieu lui accordemiséricorde, n'y a pas survécu !

Je pense - in fine - utile de publier pour l'histoire une lettre dans laquelle- malgré la maladie - l'ancien Premier ministre félicita, le 10 octobre 1985,

le Président Bourguiba pour le succès remporté au Conseil de Sécurité qui acondamné l'agression israélienne sur Hammam Plage, et pour avoir réussià faire changer d'avis le Président Reagan. Elle confirme aux historiens la« proximité » entre les deux hommes malgré les « éclats » et les « aléas »d'un compagnonnage qui a commencé en 1933, à Monastir, suite auxévénements sanglants des « naturalisations ».

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« A Monsieur le Président de la République

« Palais de Carthage

« Monsieur le Président,

« C'est avec fierté et émotion que je vous prie d'agréer mes très vifscompliments pour le beau succès que vous venez de remporter. « La passion,dit-on, ne peut-être belle sans excès. La vôtre l'a été doublement ; vous avez

maintenu ferme cette passion confrontée à l'exécrable matérialisme desadorateurs du feu, assortissant cette belle passion d'une souplesse tactiquequi a fait revenir - ce qui est rare - le chef de la Maison-Blanche sur sesaffirmations vingt-quatre heures plus tôt. « L'Histoire retiendra que vousavez inspiré un nouveau style dans les relations internationales et créé un

 précédent jurisprudentiel dans les instances de la plus haute autorité politique du monde.

« Fidèlement,

«Le 10/10/1985« Si Hédi Nouira »

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CHAPITRE III

Irak

Dans l'inconscient collectif arabe, l'Irak brille des mille feux de lasplendeur des Abbassides, de leurs réalisations architecturales, de leursavancées intellectuelles (rationalisme moatazilite, universalisme de Beit alHikma [Maison de la Sagesse]), de leurs séductions artistiques et culturelles(Shéhérazade et ses contes, Abu Nuwas et ses poèmes). Malheureusement,depuis l'envahisseur mongol Hulaku et son invasion barbare, l'Irak et sacapitale n'ont cessé de vivre des affres tragiques.

En 1258, les Mongols incendièrent les trente six bibliothèques de Bagdad.Un chroniqueur rapporte : « les livres jetés dans le Tigre... formèrent un pont

 sur lequel passèrent les fantassins et les cavaliers, et l'eau du fleuve devinttoute noire à cause de l'encre des manuscrits ».

Depuis, les épreuves se sont succédées, empêchant un décollageéconomique pourtant fortement ébauché et une renaissance sociale etculturelle qui s'esquissait.

J'ai visité l'Irak en 1977, à l'invitation de mon collègue, le Dr Mahjoub,ministre de l'Éducation qui s'était auparavant rendu en Tunisie, à ma propre

invitation. Au cours de cette visite, j'ai rencontré le Président de la République,Ahmed Hassan El Bakr, ainsi que le vice-président, Saddam Hussein. J'avaisété impressionné par l'énergie qui se dégageait de ce personnage qui parlait peuet écoutait beaucoup. Il me déclara être disposé à m'aider dans mes efforts pouraméliorer notre système éducatif. De fait, il donna l'ordre d'imprimer tous noslivres scolaires en langue arabe et de nous les expédier gratuitement. Bienentendu, la matière de ces ouvrages était de notre ressort exclusif ! Ces millionsde livres ont été distribués gratuitement dans les lycées tunisiens.

Il consentit également un prêt à long terme de 30 millions de dollarsdestinés à subventionner un projet éducatif '. Cette générosité devait se

1. J'avais décidé d'utiliser ce crédit pour construire et équiper les projets suivants :- la Faculté des Lettres de la Manouba- la Faculté des Sciences et Techniques de Monastir- un foyer pour étudiants à Sousse et un autre à Monastir.Tous ces projets ont été réalisés dans un temps record !

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répéter en 1985, lorsque l'ambassadeur d'Irak en Tunisie, M. Ennouri, proposa à Mezri Chékir de faire établir une liste d'armes susceptibles derenforcer le potentiel défensif de la Tunisie devant les menaces libyennes etde la lui communiquer. Les autorités irakiennes passèrent commande à laFrance, payèrent la facture et nous offrirent ainsi des armements et un certainnombre d'hélicoptères. Je rappelle cela par gratitude et pour l'Histoire.

Le Dr Mahjoub qui avait partagé la même cellule que Saddam durant leurcaptivité au temps de la lutte pour le pouvoir, devait, hélas, être une desvictimes de la purge que Saddam effectua au moment de sa prise de pouvoiren 1979.

À l'occasion des sommets arabes de Fès (1982), Amman (1981) et dusommet islamique d'El Taef en Arabie Séoudite, j'ai eu des entretiensamicaux avec le Président de la République irakienne auprès duquel setrouvaient toujours deux ou trois ministres, dont Tarek Aziz. Je revis Saddam

Hussein une dernière fois, lorsque je fus désigné par le Sommet arabe deCasablanca, sur proposition du roi Hassan II, avec S.M. Abdullah IbnAbdelaziz Ibn Seoud, prince héritier du Royaume d'Arabie Séoudite à cetteépoque, pour accomplir, les 10 et 11 septembre 1985, une mission deconciliation entre la Jordanie et la Syrie et celle-ci et l'Irak.

Saddam Hussein avait, entre-temps, écarté le Président El Bakr et étaitdevenu Président de la République et Secrétaire général du Parti Baas. Il nousécouta en silence, comme à son habitude, puis se lança dans une diatribe

implacable contre le frère ennemi syrien. Il était difficile de comprendre lesraisons de cet antagonisme féroce entre deux régimes se réclamant, l'un etl'autre, de la même idéologie baasiste. Je me demandais si l'antipathie

 personnelle que les deux leaders semblaient se vouer n'était pas, en réalité,la cause principale de cette haine fratricide. En tous les cas, nous fumes, lePrince héritier et moi-même, frappés par la froide détermination du Présidentirakien.

Le caractère de Tarek Aziz était, à l'opposé, d'une grande urbanité, touten sourire et en subtilité. À chaque fois que je le recevais à Tunis et que

 j'évoquais l'aide matérielle que trouvaient certains Baasistes tunisiens auprèsde Bagdad, il se faisait rassurant et m'affirmait qu'il allait y mettre fin pour

 permettre à la coopération entre nos deux pays de se développer dans uneatmosphère favorable.

En septembre 1980, j'ai reçu un envoyé spécial de Saddam, ministre desWakfs  1 et des affaires religieuses. Il était venu m'expliquer pourquoi l'Irakavait décidé, quelques jours auparavant, de déclarer la guerre à l'Iran et

lancer son offensive.J'eus beau le mettre en garde, lui prédire que cette agression

reconstituerait l'unité ébranlée du peuple iranien, lui faire remarquer qu'il

1. Ou habous, biens de main morte.

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s'agissait de frères unis par l'Islam que l'on traitait comme ennemis etqu'enfin quelles que soient les raisons de cette guerre, l'Irak apparaîtra auxyeux de la communauté internationale comme l'agresseur. Ce fut peine perdue. Il se contentait de répéter que, dans quelques jours, l'affaire seraitréglée.

Cela me fit douloureusement penser à la formule d'un ancien gouverneur

en Algérie (Lacoste) qui s'était beaucoup trompé en parlant « du dernierquart d'heure ! ». J'étais atterré par tant d'ignorance des réalitésinternationales, par tant de naïveté politique mêlée à une obstinationcaractérielle. Les « quelques jours » furent, en réalité, huit longues annéesd'une guerre sans raison ni résultat, sinon un million de musulmans morts ou

 blessés, 150 milliards de dollars, au moins, partis en fumée et une tensionaccrue dans toute la région.

Dès que cette guerre fut terminée en août 1986, Saddam ne tarda pas à

occuper le Koweït, le 2 août 1990. Avec la même naïveté et le mêmeentêtement, il persévéra dans l'erreur, rejetant les sages conseils de FrançoisMitterrand de Gorbatchev  2  et de certains responsables arabes quiconsidéraient que la franchise est la première condition de l'amitié vraie.

Pour ma part, j' ai désapprouvé publiquement l'invasion du Koweït et l'ai proclamé clairement, malgré les « conseils » de certains amis qui me faisaient

remarquer que l'opinion tunisienne vibrait pour Saddam et qu'elle necomprendrait pas ma position, voire qu'elle la condamnerait. Presque unmois à peine après l'invasion, j'ai publié dans le journal Achark Al Aoussat(Moyen-Orient) du jeudi 13 septembre 1990, paraissant à Londres etlargement diffusé dans tout le Moyen Orient, un article où j'avais analysé lesconséquences négatives de l'occupation du Koweït par les troupesirakiennes, aussi bien sur l'Irak lui-même, menacé d'écrasement, que sur lacause palestinienne, l'unité arabe, l'intégrité territoriale des pays arabes du

Golfe... J'ai confirmé ma position à Lucien Bitterlin qui m'a interviewé pourla revue France- Pays arabes,  qu'il dirigeait, (n° 175, septembre 1991).

J'ai maintenu le cap et défendu mon analyse dans une conférence prononcée à Doha au Qatar le 15 janvier 1991, soit 2 jours avant ledéclenchement de la première guerre contre l'Irak, devant un parterred'étudiants, d'intellectuels et de diplomates, sans chercher à surfer sur lavague ou à faire de la démagogie. La suite des événements m'a, hélas, donnéraison.

1. Il adjura Saddam, deux jours avant l'attaque de la coalition dirigée par les États-Unis d'« annoncer »simplement son intention d'évacuer le Koweït.

2. Il dépêcha auprès de Saddam, à deux reprises, M. Primakov, son ministre des Affaires étrangères.Peine perdue !

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Début octobre 1990, avec Bennour et Kedidi, nous avons rédigé un articleappelant à la raison pour une solution pacifique de la crise du Golfe.  Le

 Nouvel Observateur  en a publié de larges extraits En voici l'intégralité :« Les événements tragiques qui traversent actuellement la nation arabe

nous font un devoir de nous prononcer. Ces événements, outre la menace

qu 'ils font peser sur la paix interarabe et internationale, mettent en dangertout le devenir arabo-musul- man, dans un monde en profonde etvertigineuse mutation, qui voit, de jour en jour, des « ordres » changer, descertitudes s'effondrer, des alliances se faire et se défaire et des défis majeurs

 se lever.« En tant qu 'hommes politiques et intellectuels, ayant eu l'honneur

« d'assumer » une part de responsabilité, depuis l'indépendance, dansl'édification et le développement de notre pays, la Tunisie, nous tenons, dans

notre exil forcé, à affirmer ce qui suit :« 1) La crise actuelle ne concerne pas un différend entre deux voisins, niune rivalité entre deux leaders, comme on en voit souvent à travers le mondearabe, mais couve tous les facteurs d'une « Fitna » (discorde majeure) quirisque, si on n'en retire pas la mèche, d'embraser toute la nation arabe, endétruisant son potentiel militaire et économique, en bloquant son essorculturel, en la marginalisant et en la ramenant à ses siècles obscurs de ladécadence.

« 2) L'occupation, puis l'annexion du Koweït, sont inadmissibles sur le plan moral, inacceptables sur le plan du droit international, elles sont pirequ 'un crime, car elles constituent une faute. Les résolutions du Conseil de

 sécurité, adoptées à l'unanimité, expriment la réprobation de la communautéinternationale et doivent être appliquées. C'est là, à nos yeux, la conditionsine qua non à une amorce de solution acceptable, de nature à épargner à lanation arabe et à toute la région une apocalypse effroyable.

«3) L'annexion d'un État souverain, membre de plein droit de la Ligue

des États arabes et des Nations Unies est une grave atteinte aux chartes desdeux organisations et un grave précédent.« 4) L'unité arabe est un idéal à atteindre par la libre concertation,

l'approche pragmatique, la solidarité et la coopération. Elle suppose laconfiance mutuelle entre des régimes démocratiques et représentatifs. Toutacte d'annexion par la force dessert cette unité et compromet toute chancede la réaliser.

« 5) L'occupation du Koweït et la menace sur les frontières de l'Arabie

Séoudite ont amené les dirigeants des pays du Golfe, responsables de la sécurité et de l'intégrité territoriales de leurs pays, à demander l'assistancedes forces arabes, islamiques et internationales - et notamment américaines.

 La situation actuelle est donc explosive et le drame peut éclater à tout

1. N° du 11 au 17 octobre 1990.

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moment. Une seule chance demeure pour éviter le pire : que les troupesirakiennes se retirent du Koweït. La présence de forces étrangères dans leGolfe n'aura plus alors de raison d'être.

« 6) Si les phantasmes et les passions l'emportent sur la raison, et si lesrésolutions de l'ONU restent lettre morte, ouvrant ainsi la voie à

l'aventurisme, la cause sacrée de la nation arabe, à savoir le droit du peuple palestinien à un État, risque de s'en trouver la grande perdante, au momentoù, grâce à une magnifique Intifada et aux sacrifices consentis par lesmartyrs palestiniens dans les territoires occupés, un mouvement de

 sympathie agissante a redonné espoir aux Palestiniens et aux Arabes.« 7) Par cette déclaration, nous entendons réaffirmer notre foi en l'unité

arabo-musulmane et notre volonté de contribuer à l'essor de notre nation. Loin du discours démagogique et des surenchères, nous croyons que

l'homme politique responsable a obligation de résultat. Ses concitoyens et ses contemporains le jugent selon les résultats concrets de sa politique ».On connaît la suite !...

Aujourd'hui les États-Unis prétendent avoir libéré l'Irak de Saddam !Cela me rappelle que la Grande-Bretagne déclara avoir, en 1918, « libéré »l'Irak de l'Émpire ottoman. Les patriotes avaient espéré alors un régime

éclairé et démocratique... En fait, les Anglais ont imposé des frontières quiservaient leurs intérêts... Leur nouveau Moyen- Orient portait en germe lesviolents conflits qui devaient suivre...

Aujourd'hui les patriotes espèrent aussi un régime éclairé etdémocratique... Malheureusement, je crains que l'Histoire ne se répète !

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CHAPITRE IV

Relations avec la France

Le combat de libération nationale dans lequel je m'étais engagé, en patriote, ne m'a jamais conduit à entretenir la moindre haine à l'encontre dela France, ou de l'Occident. Ce juste combat était mené contre un systèmecolonisateur précis, non contre un pays et ses valeurs pérennes ; celles quem'avaient enseigné les instituteurs et les professeurs de mes années deformation.

Je ne voyais pas d'antagonisme entre mes références identitaires puisées

aux sources d'une culture et d'une histoire m'appartenant en propre et lesvaleurs que la France des droits de l'Homme et de la Révolution a proclamées au nom de l'humanité dans son ensemble. Le combat qu'on étaitobligé de mener contre un système dévoyé, nous le menions au nom desenseignements humanistes que nous avions reçus principalement de laFrance même. Et nous le menions sans passion destructrice.

Une anecdote illustre cette revendication de filiation à un esprit dont nouscombattions le dévoiement.

En 1945, Bourguiba fut invité par le général Mast, Résident général deFrance en Tunisie, à lui exposer son programme et à l'expliciter. Il se lançadans une analyse critique du Protectorat puis exposa, avec fougue, les raisonsde sa fin inéluctable.

Enervé, le général l'interrompit : « Alors, si je vous comprends bien, la France n 'a rien fait de bon en Tunisie ? ».

Avec aplomb mais sans modestie, Bourguiba répliqua : « Si, elle a fait Bourguiba ! ».

Au-delà de l'humour de la répartie, cette réponse était indicative de notreconception de la lutte de libération nationale : nous n'entendions nullementcombattre la France en tant que telle, mais plutôt essayer de remplacer unsystème de domination par un rapport nouveau de reconnaissance, decoopération et de solidarité, fidèle en fait au message profond et permanentdu génie français.

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Pour ma part, j'ai eu presque toujours d'excellents rapports avec lesFrançais, de mes instituteurs et professeurs à mes collègues ministres :Maurice Herzog, Christian Beulac, entre autres ou Premiers ministres(Michel Debré, Raymond Barre, Pierre Mauroy, Laurent Fabius, PierreBérégovoy), en passant par mes collègues enseignants à Sadiki et à Alaoui,

des ambassadeurs accrédités en Tunisie, des académiciens comme MauriceDruon, des avocats comme Monique Pelletier ou Jean-Pierre Lussan, des plus hauts responsables aux plus modestes agents de base avec lesquels, àune occasion ou à une autre, il m'a été donné d'établir un contact oud'entretenir une relation.

C'est pourquoi les accusations d'« anti-français » que certains tentèrent dem'accoler, sont grotesques et la mauvaise querelle qui me fut intentée à propos de « l'arabisation », ne révèle que la mauvaise foi de ses auteurs.

Dès ma nomination au poste de Premier ministre, mon premierdéplacement officiel en Occident fut pour la France. J'attestais ainsi que lesliens qui unissent la Tunisie à la France, étaient plus forts et plus étroits queceux qui la relient à d'autres capitales occidentales. Cette visite officielle eutlieu du 18 au 22 février 1981 à la veille de l'ouverture de la campagne

 présidentielle qui devait aboutir à la victoire de François Mitterrand. Bourguibacroyait à la victoire de Valéry Giscard d'Estaing et ne finassait pas pour ledéclarer à ses visiteurs. Cela agaçait les socialistes, dont l'ambassadeur de

Tunisie en France, Hédi Mabrouk, diagnostiquait la défaite, en assortissantcependant son pronostic d'un prudent et malin : « quoique... ».

Je partis pour Paris, accompagné de Mansour Moalla, Azouz Lasram etd'autres ministres et hauts fonctionnaires. Nos négociations aboutirent à uncertain nombre d'accords notamment l'établissement d'un protocolefinancier, l'ébauche d'une coopération relative à l'énergie solaire, à la

 prospection pétrolière, et à la régularisation de la situation d'un millier de petits commerçants, nos « chers Djerbiens ».

Accompagné par André Giraud, ministre de l'Energie, je visitai le Centred'Etudes nucléaires de Saclay où je fus agréablement surpris de rencontrer 5étudiants tunisiens qui poursuivaient leurs recherches de pointe dans ceCentre. Au cours de cette visite, je fus reçu par Raymond Barre, Premierministre à qui me liait une solide amitié. Entre Raymond Barre et moi il yavait une complicité qui dépassait la seule entente politique. C'était celle quilie l'enseignant et le pédagogue à son collègue. Le brillant économiste, qu'ilest, n'a jamais dédaigné de s'intéresser aux questions culturelles. De plus, ilavait enseigné à l'Université de Tunis quelques temps. Raymond Barre avaitune connaissance vécue de la culture tunisienne. Dans le toast qu'il prononça, à l'occasion du dîner officiel qu'il donna en mon honneur dans lessalons du Quai d'Orsay, le 18 février 1981, Raymond Barre m'avait touchéen déclarant : « Vous aviez, Monsieur le Premier ministre, effectué une visiteà Paris il y a un an, alors que vous aviez la responsabilité de l'Éducation

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nationale tunisienne. L'intérêt que vous portez de longue date aux dossiersculturels m'autorise à souligner ce soir toute l'importance, dans une époquetrop souvent marquée par les difficultés de communication entre les culturesdifférentes, d'une meilleure connaissance des langues et des civilisationsrespectives de nos deux pays. Je sais combien vous-même y êtes

 personnellement sensible ». Je lui répondis en ces termes :« Je suis convaincu que le meilleur investissement c 'est encore et toujours

celui qui se fait dans la culture. Investir dans la culture c 'est investir dans ledurable, le seul d'ailleurs qui le soit car il touche à l'une des raresdimensions vraies de l'homme. A condition, bien sûr, de ne pas se payer demots et de ne pas se laisser saisir par le chant trouble des sirènes modernes.

« Très probablement, l'histoire retiendra de notre époque qu 'elle aura étél'âge d'or des idéologies. Mais elle en retiendra aussi l'échec et surtout le

 fait qu 'elles vivent maintenant une crise aiguë.« Or rien de tel que le dialogue des cultures pour saisir la pluralité des

raisons et pour réduire à leurs justes proportions les prétentions exorbitantesdes idéologies à régenter l'esprit et à réduire l'humain. Notre culturetunisienne vise à assumer une certaine sagesse qui ne saurait vous laisserindifférents. Nous sommes embarqués sur la même galère. Et si nous tenonstant à progresser tout en restant nous-mêmes, c 'est que nous sommes sûrs de

 pouvoir puiser dans notre spiritualité islamique, dans la vigueur de notrearabité et dans ce que nous retenons de l'Occident, les ressources qui nous

 permettront d'être authentiques malgré les changements ».Lors de la cérémonie, au cours de laquelle le Président français me remit

les insignes de Grand Officier de la Légion d'Honneur, le 20 février 1981,suivi d'un déjeuner officiel au Palais de l'Elysée, Valéry Giscard d'Estaingm'avait déclaré : « Ce qui frappe dans votre carrière, c 'est qu 'elle est touteentière consacrée à l'homme... Vos grandes qualités sont connues en

 France. Nous considérons avec sympathie et confiance l'action que vousavez engagée et qui manifeste votre ouverture aux divers courants de la société tunisienne. Nous savons aussi la place que vous réservez auxrelations franco-tunisiennes dans la Tunisie moderne et pacifique que nousvoyons en marche vers le progrès ».

Le même jour, j'ai reçu, avec une grande émotion à l'hôtel  Crillon,  le président du Conseil Pierre Mendès France, dont j'ai toujours apprécié la probité politique et la clairvoyance. Homme de conviction et de caractère, il

fut également un pédagogue patient et attentionné. Sa carrière politique futchaotique et toujours écourtée. Sans doute n'avait-il pas le cynisme des

 politiciens madrés.Mais c'est lui qui, dans un discours du 31 juillet 1954, prononcé en sa

qualité de Président du Conseil, devant Lamine Pacha Bey, et en présence dumaréchal Juin, a accordé à la Tunisie l'autonomie interne qui devait

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déboucher, quelques mois plus tard, sur l'indépendance. Son nom demeureraà jamais lié à l'histoire de la Tunisie contemporaine. Bourguiba devaitgarder, toute sa vie, la photo de Mendès France sur son bureau. Homme dedialogue, celuici œuvra sans relâche au rapprochement israélo-palestinien,malgré son attachement pour Israël. Il n'accepta jamais qu'un peuple puisse

faire subir à un autre les souffrances qu'il avait lui-même subies.À la fin de notre entretien, Pierre Mendès France fit la déclaration

suivante à la presse :« Il s'agit d'un entretien amical qui n 'étonne personne, d'autant que j'ai

toujours eu une grande amitié et une grande affection pour la Tunisie et pourles hommes qui se dévouent pour la Tunisie et particulièrement le président

 Bourguiba qui dirige son pays en y apportant son cœur et sa passion. J'ai été

content d'apprendre qu'après la maladie de M. Hédi Nouira, le président Bourguiba a choisi M. Mohamed Mzali comme Premier ministre. Je croisque c 'était un choix très heureux, très approprié, étant donné l'expérience de

 M. Mzali et son attachement à tout ce qui compte pour nous. Je suis donccontent chaque fois que l'occasion se présente, de parler des affairestunisiennes de toutes sortes avec ceux qui travaillent le mieux pour laTunisie.

« Je suis sensible aux progrès qui ont été faits et aux améliorations

apportées dans de nombreux domaines psychologiques, politiques,économiques et sociaux. C'est pour la Tunisie une période de progrès donttous les amis de la Tunisie se réjouissent. Je voulais en ce sens féliciter M.

 Mzali et lui dire que je suis solidaire de son travail et de son effort.« La coopération tuniso-française est dans la nature des choses, dans le

tempérament des hommes, dans leur formation et leur passé et dans les perspectives d'avenir. C'est, par conséquent, une bonne chose que les deux Premiers ministres se rencontrent et se concertent régulièrement pourdévelopper les possibilités de coopération ».

Pierre Mendès France devait décéder quelques mois plus tard.Son épouse, Marie-Claire Mendès France, reprit le flambeau. Elle

s'engagea pour toutes les causes qu'elle croyait justes.Elle m'aida à deux reprises au moins : elle essaya en 1986 d'intervenir

auprès de Bourguiba pour qu'il libère mes enfants. Elle me montra, dèsma première rencontre avec elle à Paris, une copie de la lettre qu'elle lui

avait spontanément adressée, dans ce sens, et me fit part, une autre fois,en 1988, des dérobades de certains responsables à qui elle s'était adressée,de vive voix et qui, pour toute réponse, se contentèrent, comme MohamedCharfi alors Président de la Ligue des Droits de l'Homme, de l'assurer que« la Tunisie est aujourd'hui un État de droit. M. Mzali n'a qu'à rentrer.Tout se passera bien ».  Je me contentai de remercier cette grande dame.

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Avec le Président Mitterrand les relations furent longtemps cordiales.Avant de le connaître personnellement, j'avais eu un contact indirect avec sesservices ayant abouti à une coopération concrète.

En septembre 1981, à la demande d'Abou Iyad, numéro 2 de l'OLP et duFatah, qui devait rentrer d'urgence au Koweït en faisant une rapide escale à

Paris, j'ai chargé Ahmed Bennour de prendre contact avec le conseillerspécial de Mitterrand, François de Grossouvre, pour lui faciliter ce transit parParis. Il est à signaler qu'à cette époque, Abou Iyad était l'objet de recherchesde la part d'Interpol pour son implication supposée dans les événementstragiques de Munich de septembre 1972, quand un commando palestinien

 prit en otage des Israéliens participant aux Jeux Olympiques.La proposition tunisienne consistait, en plus de ce qui précède, d'engager

un dialogue qui me semblait fructueux pour les deux parties. C'est ainsi

qu'en 1982, un envoyé de la DGSE, le colonel de L. attira notre attention surle danger représenté par Carlos et des menaces qui visaient la fille duPrésident Mitterrand, Mazarine. Là aussi, Abou Iyad a coopéré pour faireface à ces risques.

Je ne peux que me féliciter que la démarche tunisienne ait été prise enconsidération par les hautes autorités françaises. Abou Iyad devait d'ailleurs

 poursuivre ses contacts avec les responsables français jusqu'à son assassinatle 14 janvier 1991 à Tunis. Je me souviens encore d'une réunion qui avait

regroupé à Tunis, en 1985, autour du secrétaire d'État à la Sûreté nationale,Yves Bonnet, directeur général de la DST, Abou Iyad et Ibrahim Souss,représentant de l'OLP à Paris.

J'ai eu l'occasion, de recevoir moi-même, deux fois dans mon bureau, le patron du Contre-espionnage français, le général Imbot, le 12 octobre 1985et le 11 novembre de la même année. Deux années auparavant, l'occasion mefut offerte de connaître personnellement François Mitterrand et de passerquelques jours avec lui, lors de la visite officielle qu'il effectua en Tunisie,

fin octobre 1983.J'ai eu l'honneur de l'accompagner lors de ses visites à Kairouan etMonastir et d'échanger avec lui, au cours d'une séance de travail réunissantles deux délégations que nous coprésidions, des propos utiles. Cette séancede travail se tint au palais Essaada, à La Marsa. Le président Mitterrandqualifia les relations franco-tunisiennes de « vivantes » et se félicita de leur

 bonne tenue. Il souligna « les efforts consentis par la Tunisie » pour instaurerune démocratie pluraliste. Il estima que dix années d'absence de contacts

1. Je l'ai cotoyé à la tribune du stade Zouiten le 20 mars 1957, à l'occasion de la célébration du premieranniversaire de l'indépendance nationale. Je n'ai pas oublié son comportement dès qu'il aperçut ledrapeau algérien flotter à côté de celui de la France et de tous les pays amis invités à cette occasion.Il menaça de quitter la tribune si le « drapeau fellaga » n'était pas enlevé. Bourguiba « n'obtempéra »

 pas évidemment et Mitterrand, alors ministre de l'Intérieur du gouvernement Edgar Faure, quitta lestade et prit directement la route de l'aéroport.

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approfondis entre le PSD et le Parti Socialiste français avaient créé un hiatusdans les relations entre les deux partis et que la prise de position du présidentBourguiba, en faveur de son prédécesseur, avait énervé beaucoup demilitants socialistes français.  « Il y a du travail à accomplir »  observaFrançois Mitterrand et s'adressant à moi : «  Votre personne, Monsieur le

 Premier ministre, est bien accueillie au Parti Socialiste ».  Il espérait merecevoir à Paris pour approfondir cette séance de travail par une plus longueréunion, en décembre ou janvier. Celle-ci n'eût pas lieu, malheureusement.Avant de repartir, François Mitterrand me décerna, le 28 octobre 1983, laGrand-Croix de l'Ordre national du Mérite.

L'ambassadeur de France me demanda si je voyais un inconvénient à ceque François Mitterrand reçoive au palais Essaada, où il résidait, lesreprésentants des partis d'opposition. J'ai répondu qu'il n'y avait aucune

objection à cela. François Mitterrand reçut Mestiri pour le MDS, Harmel pour le PCT et Bel Hadj Amor pour le MUP 2, ainsi d'ailleurs qu'Achour pour l 'UGTT et mon épouse, Fathia Mzali, présidente de l'Union Nationaledes Femmes Tunisiennes.

Je devais revoir François Mitterrand à l'occasion de la premièreConférence des chefs d'État et de gouvernement des pays ayant en communl'usage du français, qui s'était tenue à Paris les 17, 18 et 19 février 1986. Jeconduisais la délégation tunisienne à cette importante réunion qui devait

inaugurer un cycle de conférences qui continuent à ce jour. 41 pays étaientreprésentés, 15 par leurs chefs d'État, 12 par leurs chefs de gouvernement etle reste par leurs ministres des Affaires étrangères.

La séance inaugurale eut lieu dans l'imposant cadre du château deVersailles. Six chefs de délégation furent choisis pour prononcer leursallocutions à la séance d'ouverture. Je fus du nombre aux côtés de FrançoisMitterrand, hôte de la réunion, Wilfried Martens, Premier ministre deBelgique, Brian Mulroney, Premier ministre du Canada, Abdou Diouf,

 président de la République du Sénégal, Didier Ratsiraka, président de laRépublique de Madagascar et Cû Huy Can, ministre de la Culture,représentant personnel du président de la République du Vietnam. Les autreschefs d'État ou de gouvernement prononcèrent leurs discours au Centre desConférences Internationales de l'avenue Kléber.

François Mitterrand montra une grande sollicitude à mon égard en me proposant de prononcer un autre discours à la séance de clôture, et enretenant la Tunisie comme coordinateur des pays arabes pour la désignationdu pays de leur région devant faire partie du Comité de suivi, dont il éleva lenombre des membres de 10 à 11, pour y intégrer la Tunisie, en plus duMaroc, à qui j'avais cédé, par courtoisie, cette représentation. Je fus invité à

 prendre également part à la conférence de presse clôturant le sommet, à ladroite du président Mitterrand.

Ces rapports cordiaux devaient connaître quelques nuages à cause del'hostilité gratuite dont fit montre à mon égard Éric Rouleau dans

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l'accomplissement de sa mission d'ambassadeur de France en Tunisie, ainsique des manœuvres de Hédi Mabrouk, ambassadeur de Tunisie en France.

Le 1er  juillet 1985, le président Mitterrand nomma Éric Rouleau, qui avaittravaillé de 1956 à 1985 au service étranger du journal  Le Monde,ambassadeur de France en Tunisie.

Il avait pour mission de suivre les affaires de l'OLP et de se rapprocherde Kadhafi, dont il était l'ami, d'après ce qu'il me dit lui-même au retourd'un meeting à Grombalia où j'avais protesté contre l'expulsion parKadhafi de 32 000 ouvriers tunisiens et la confiscation de leurs avoirs.J'avais invité Éric Rouleau à m'y accompagner. Au retour, il me demanda :« Ne pensez-vous pas que vous êtes allé trop loin ? » offusqué, sans doute,

 par l'attaque verbale subie par son « ami » !Wassila Bourguiba appréciait Éric Rouleau et l'a dit à Édith Chenot, son

épouse, le 6 septembre 1985. Je détiens cela d'une source dont la fiabilité nefait pas de doute.L'épouse de l'ambassadeur rapporte des confidences plutôt

désobligeantes de Wassila sur Bourguiba, ainsi que son appréciation sur des personnalités politiques françaises de premier plan. Je n'aurai pasl'indélicatesse de citer, ne fussent que des extraits de ces confidences parfoischoquantes, surtout en ce qui concerne les rapports intimes des époux

 présidentiels donnés en pâture aux destinataires du rapport de Madame Edith

Chenot.Je m'arrêterai seulement à trois passages. Le premier concerne

l'appréciation que porte sur moi Mme Bourguiba devant l'épouse d'unambassadeur étranger : « Avant, Mzali l'écoutait. Elle lui donnait beaucoupde conseils. Elle avait l'expérience de l'âge. Maintenant, il ne l'écoute plus.

 Il fait des bêtises, ne tient pas le pays... ».Le deuxième passage concerne l'appréciation de Mme Bourguiba sur Éric

Rouleau :  « Elle s'est réjouie vivement de sa venue en Tunisie parce qu 'elle

admire sa connaissance et son analyse du monde arabe... D'ailleurs, les Américains lui demandent conseil à grands frais. Eric Rouleau a su parler à Kadhafi qui le respecte et l'aime beaucoup ! ».

Le troisième passage concerne Kadhafi, avec lequel la Tunisie devaitrompre les relations diplomatiques, suite aux attaques et aux graves menéessubversives qu'il avait ourdies contre notre pays : « Elle a toujours gardé lecontact avec lui, et même quand elle a refusé de le recevoir au Palais, ellelui fait porter des messages d'amitié. Elle lui parle très franchement, comme

à tout le monde. Elle le trouve très beau. Elle lui dit de ne pas se coiffer avecdes gros cheveux, mais lui conseille son costume militaire et les cheveuxcourts. Il l'écoute. Il fait des fautes, les Tunisiens aussi sont maladroits.

 Kadhafi aime beaucoup Eric Rouleau ».De notoriété publique, Éric Rouleau ne me portait pas dans son cœur pour

des raisons que j'ignore encore. Un petit parti d'extrême droite, dénommé

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« Parti ouvrier européen »,  dirigé par un Américain, un certain Larouche, publia un article dans sa publication Nouvelle Solidarité,  où il accusait ÉricRouleau «  de fomenter un complot contre le successeur constitutionnel de

 Bourguiba ». Le journal La Presse crut devoir reprendre cet article. L'agencede presse  TAP  qui ne l'avait pas reproduit par contre n'estima pas utile de

 publier un démenti.La moutarde monta au nez d'Éric Rouleau. J'eus beau le recevoir dansmon bureau et l'assurer que nous n'étions pour rien dans cette affaire, rienn'y fit. Il adressa au président de la République française et au Premierministre un télégramme en date de mars 1986, dans lequel il proposait que :

« 1) « Sans tarder, le Premier ministre français adresse un message à M. Mzali pour s'élever contre une opération qui risque de porter atteinte auxbonnes relations franco-tunisiennes auxquelles nous tenons.

« 2) Nous exigeons réparation à la hauteur du tort que cette campagne de presse nous inflige. On pourrait, par exemple, demander au gouvernementtunisien d'exprimer, pour le moins, ses regrets qu'un tel tissu de calomniesait pu trouver place dans la presse tunisienne.

« 3) En attendant une telle réparation, je demande l'autorisation au Département de ne plus figurer en public, aux côtés de représentants du gouvernement tunisien et de ne pas prendre l'initiative d'une rencontre avecle Premier ministre, sauf pour lui communiquer un message de notre

 gouvernement concernant cette affaire ».L'ambassadeur avait, décidément, un ton bien martial et voulait nous punir pour une prise de position qui ne nous concernait pas, commise par une petite publication d'un parti américain « marginal » !

Je songeais à l'épisode du coup d'éventail du Dey Hussein d'Alger auConsul français Deval en 1827, dont l'honneur vengé a orné nos manuelsd'histoire, et me félicitais que l'époque du châtiment par la canonnière soitdépassée !

En avril 1986, le Docteur Daboussi, député-maire de Tabarka, me rapportaqu'il avait rencontré Éric Rouleau dans un restaurant « La Maison dorée » etque celui-ci lui avait affirmé « Les jours de Mzali sont comptés ».  Le Middle

 Èastlnside parle même, dans son numéro de mars 1987, des «  machinationsde Rouleau dirigées à l'encontre de Mohamed Mzali ».  Mais son rappel enmai 1986 ne fut pas de mon fait. C'était l'épilogue d'une lutte au sein de lacohabitation, comme le rappelle dans son ouvrage Verbatim ', Jacques Attali :« Au Quai, Jean-Bernard Raimond souhaite le départ d'Eric Rouleau...

 Jacques Chirac le déteste depuis son télégramme diplomatique envoyé le 14mars de Téhéran, faisant état des tentatives RPR pour bloquer la libérationdes otages [français du Liban] avant les élections » (page 77).

Avant la fin de sa mission, le Quai d'Orsay rappela en consultation ÉricRouleau pour éviter à Jacques Chirac d'avoir à le rencontrer à sa descente

1. Fayard.

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d'avion et, au cours de sa visite officielle en Tunisie. Le Premier ministrefrançais me l'a confirmé, du reste. Dès que nous fumes seuls dans mavoiture, il me dit : « J'ai fait rappeler hier Rouleau à Paris pour ne pas avoirà lui serrer la main ! » Je n'ai pas commenté par tact.

Ce fut la solution de compromis mise au point par Jean-Louis Bianco,

directeur général de Mitterrand à l'Élysée, et Maurice Ulrich, directeur decabinet de Chirac à Matignon, comme le rapporte Jacques Attali dansVerbatim  (page 81). Le rappel d'Éric Rouleau fut une affaire franco-française et je dois réaffirmer que je n'y pris aucune part, malgré le peud'aménité dont faisait montre à mon égard cet ambassadeur.

Cet épisode n'aida pas à éclaircir le malentendu que Hédi Mabrouk, notreambassadeur en France, s'était ingénié à créer entre Mitterrand et moi. Dansson ouvrage  Verbatim,  Jacques Attali rapporte que François Mitterrand lui

confia .•  « Une seule fois, un chef de gouvernement est venu à Paris sans me saluer : c'était le Premier ministre tunisien M. Mzali »  (page 143).Mitterrand aurait été sidéré de connaître la cause de cette défaillance, bieninvolontaire ! En prévision d'une escale que je devais faire à Paris le 17 avril1986, en route pour Strasbourg où une réception officielle m'était réservée etoù je devais prononcer un discours le lendemain devant les députéseuropéens, j'avais demandé à l'avance, à notre ambassadeur, Hédi Mabrouk,de me prendre un rendez-vous pour une visite de courtoisie au président

Mitterrand. Il me fit savoir que le calendrier surchargé du Président ne lui permettait pas, à son grand regret, d'envisager de me recevoir ce jour-là. Jevins à Paris sans avoir eu ce rendez-vous. Hédi Mabrouk téléphona devantmoi, et fit semblant d'insister auprès du secrétariat privé de FrançoisMitterrand, sans résultat évidemment. Je ne sais à qui parlait l'ambassadeur.L'interlocuteur pouvait être n'importe qui, sauf le secrétariat particulier deFrançois Mitterrand. C'est ainsi que je ne pus rencontrer le président de laRépublique française. Ce dernier ne saura jamais la vraie cause de ce rendez-

vous manqué et, sans doute, fut-il mal informé par son ambassadeur enTunisie et par le nôtre en France.

À cette même période, où Madame Wassila Bourguiba déblatérait sur sonépoux et sur moi-même,  Afrique Asie,  qui paraît à Paris, publiaitl'information suivante que je rapporte sans pouvoir ni en confirmer, ni eninfirmer le contenu :

« Le bureau de la  TAP [Tunis Afrique Presse - l'agence de presse,nationale, tunisienne] à Paris rapporte que, dans sa rubrique "exclusif ", le

bimensuel   Afrique Asie  paru ce vendredi, publie l'entrefilet suivant : que s'est-il donc dit entre l'épouse du Chef de la République tunisienne Wassila Bourguiba, aujourd'hui âgée de soixante-dix ans, et le "patron" de ladirection générale de la sécurité extérieure  [DGSE] - ex- SDECE -, Servicede Documentation Extérieure et de Contreespionnage, les services spéciaux

 français -, Pierre Marion, lors de leur récente rencontre à Paris ?

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« Si le plus grand silence a été "officiellement" observé sur cetterencontre, on laisse cependant entendre dans l'entourage de la DGSE queWassila Bourguiba s'est longuement penchée sur les profonds soucis que luicause la politique de plus en plus proaméricaine du Premier ministre

 Mohamed Mzali, dont la visite à Washington a sérieusement préoccupé le

 gouvernement français. On sait que le Premier ministre tunisien favorisenettement l'adhésion de son pays au « consensus stratégique américain »visant le monde arabe

« Les entretiens Wassila/Marion auraient également porté sur lesrapports bilatéraux franco-tunisiens, la succession éventuelle du président

 Bourguiba, la situation au Maghreb et, tout particulièrement, la manièredont la France socialiste pourrait contrer la stratégie américaine au

 Maghreb ».Sans commentaires !...

Avec Jacques Chirac, mes rapports furent toujours empreints d'unechaleur non feinte et d'une réelle considération.

Le dimanche 17 mars 1985, il me reçut à l'Hôtel de Ville de Paris, dansla magnifique salle des Arcades et me remit la plaque commémorant le

 bimillénaire de la Ville de Paris en présence d'un grand nombre de personnalités politiques et d'académiciens. Chirac remarqua : «  Je n'ai

 jamais vu autant d'adjoints au Maire réunis pour pareille circonstance ».À cette occasion, il tint, dans un discours remarqué, à saluer en moi non

 pas seulement l'homme d'État, mais également l'écrivain, le directeur de larevue Al Fikr,  le président de l'Union des Écrivains Tunisiens et le membredu Comité international olympique.

Je répondis par un discours improvisé, dont le secrétaire général du RPRde l'époque, Jacques Toubon, fit un éloge appuyé. Cette mission à Paris futd'une exceptionnelle densité. La veille de la réception à l'Hôtel de Ville, je

reçus à la Sorbonne la Médaille de la Chancellerie des Universités de Parisdes mains de Madame le recteur Hélène Ahrweiler. Je succédais au palmarèsau Premier ministre de la République populaire de Chine et au président dela République Fédérale d'Autriche. Le recteur Ahrweiler rappela monitinéraire universitaire accompli à La Sorbonne, sur les lieux mêmes de lacérémonie :  « Puis-je, en conclusion,  dit-elle,  condenser en deux courts

 préceptes, ce message qui contient l'essentiel de votre philosophie politique. Il faut, écrivez-vous, bannir le fatalisme comme il faut bannir la haine. Montaigne vous regarde sur son socle, rue des Écoles, face à La Sorbonne.Vous avez su, semble-t-il vous dire, raison garder ».

Dans ma réponse, j'exprimai ma reconnaissance pour l'honneur d'être le premier citoyen du monde arabe à recevoir la prestigieuse médaille de la

1. Le lecteur constatera en lisant le chapitre « Relations avec les États-Unis » que c'était loin d'être lecas !

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Chancellerie des Universités de Paris. Je rappelai ce que notre générationdevait à l'Université française et mon attachement à la vocation humanistede mon pays, que le Carthaginois Térence, poète de langue latine a, je crois,le mieux exprimée.  Homo Sum : Humani nihil a me alienum : « Je suishomme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger ».

Le lendemain, après la réception à l'Hôtel de Ville, je me rendis au siègede RTL où j'étais l'invité de la célèbre émission « Le Grand Jury RTL - LeMonde ». Là, pendant plus de 75 minutes, je fus soumis au feu nourri etcroisé de cinq éminents journalistes français : Olivier Mazerolle, JacquesAmalric, Christian Malar, Paul Balta et Christian Ménanteau. Cet exerciceexigeant me permit d'exposer la position de la Tunisie sur plusieurs questions,aussi bien intérieures, qu'extérieures. J'exposais les buts de ma politique et enmontrais les deux fondements : démocratisation politique et développementsocial, économique et culturel. Je développais également, au gré du jeu desquestions-réponses, mon point de vue sur des questions générales : Islam ettolérance, arabisme et modernité, mais également sur des questions trèsconcrètes comme l'autosuffisance alimentaire, l'exode rural, l'immigration.Enfin, ce tour de table me permit de m'expliquer encore une fois sur la soi-disant arabisation massive de l'enseignement et de proclamer que l'amour que

 je porte à mon pays n'est nullement antagoniste avec l'attachement que j'ai àl'égard de la France et que, tout en n'étant pas « francomane, je me considèrevolontiers comme un francophile sans réserve ».

Cette riche mission à Paris se clôtura par deux entrevues que j'eus àl'Elysée avec le président Mitterrand et à Matignon avec mon collègue,Laurent Fabius.

Une année plus tard, je fus reçu le 17 avril 1986 à Matignon par JacquesChirac, devenu Premier ministre de la cohabitation. Il m'accueillit avec lamême chaleur, la même affabilité qu'il avait montrées à l'Hôtel de Ville.

 Nous parlâmes de la menace que faisait peser Kadhafi sur la Tunisie, nous

menaçant de représailles au prétexte que nous aurions autorisé des bombardiers américains à traverser notre espace aérien, lors des raidseffectués sur Tripoli. Or, nous n'avions rien autorisé et, d'ailleurs, personnene nous avait rien demandé. Nous n'avions ni radars assez performants pourconstater une violation de notre espace aérien, ni avions capablesd'intercepter les FI5 et les FI6 américains. Chirac m'assura de l'appui de laFrance qui n'accepterait jamais que quiconque se permette d'attaquermilitairement la Tunisie. Il dit textuellement : «  Si la Tunisie était l'objetd'une agression quelconque, de quelque nature qu 'elle soit, et de la part dequi que ce soit, cette aide lui serait acquise instantanément et sans lamoindre réserve. C'est dans la nature profonde des relations entre la Tunisieet la France et je suis persuadé, je le répète, que la réciproque est tout à faitexacte ».

C'est exactement à cette même période que se situe l'épisode de monrendez-vous raté avec le président Mitterrand.

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Quoi qu'il en soit, mes excellentes relations avec Chirac continuèrent,même après mon limogeage. L'amitié dont il m'honorait n'eut pas à souffrirdes vicissitudes de mon destin, ni du changement de ma situation. Ce fut l'undes responsables politiques qui fit preuve d'une constance qui l'honore. Jeveux qu'il trouve ici l'expression de ma gratitude.

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CHAPITRE V

Relations avec les États-Unis

Depuis les débuts de mon engagement militant aux côtés de Bourguibaavant l'indépendance, je l'ai toujours entendu faire l'éloge des États-Unisd'Amérique. Il considérait que cette patrie de la démocratie et de laDéclaration d'indépendance pouvait éviter à la Tunisie un tête-à-tête tropdéséquilibré avec la France. De fait, après le bombardement de Sakiet SidiYoussef, le 8 février 1958, les États-Unis ont effectivement fait pression surla France pour qu'elle évacue ses troupes de Tunisie.

Sur le plan du développement de la Tunisie, il est indéniable que les États-Unis ont apporté une contribution appréciable. De manière plus générale,Bourguiba qui s'est toujours situé dans le camp du « monde libre », aconstamment considéré les États-Unis comme un bouclier contrel'impérialisme soviétique.

C'est les 28 et 29 avril 1982 que, pour ma part, je fis une visite officielleaux États-Unis. J'y fus reçu comme un chef d'État par le président Ronald

Reagan et logé à Blair House. Après l'échange traditionnel de discours sur le perron de la Maison-Blanche, nous nous réunîmes dans le célèbre bureauovale, puis nous continuâmes nos entretiens au cours d'un déjeuner officiel.À mes côtés se trouvaient huit hauts responsables tunisiens dont SlaheddineBaly, ministre de la Défense, Mahmoud Mestiri, secrétaire d'État auxAffaires étrangères, Habib Ben Yahia, ambassadeur de Tunisie à Washington,Mohamed Hachem, conseiller diplomatique au Premier ministère. Plus de lamoitié des échanges qui avaient eu lieu à cette occasion fut consacrée à la

question palestinienne. Je souhaite qu'un jour le compte-rendu de ceséchanges, sans doute enregistrés, soit rendu public.Avant mon départ pour Washington, j'avais longuement discuté avec

Yasser Arafat et surtout avec Issam Sartaoui, le conseiller spécial duPrésident palestinien, pour essayer de mettre au point une stratégie derapprochement pouvant faciliter une reconnaissance de l'OLP par les États-

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Unis qui considéraient à l'époque Arafat comme infréquentable. Le leader palestinien s'était engagé à déclarer caduc l'article de la Charte de l'OLPaffirmant qu'Israël devait être détruit. Ce qu'il fit du reste lors d'une visite àParis en mai 1982, donc un mois après ma visite officielle aux États-Unis. Ils'était également engagé à reconnaître publiquement l'État d'Israël, mais

dans le cadre de la réciprocité et en échange de la reconnaissance d'un État palestinien par Israël et les États-Unis. J'étais très motivé par cettedynamique de paix à laquelle je tentais d'apporter ma contribution.

Ces propositions ont été consignées dans un texte que me remit le grandmilitant palestinien Issam Sartaoui, un chirurgien de valeur, un homme éprisde paix qui pensait que seul un dialogue avec les Israéliens et une action endirection de l'opinion publique israélienne pouvaient générer un effet positif.Il avait souhaité que je puisse convaincre les Américains de répondre, par

écrit, à cette note.Lorsque j'ai reçu, pour la première fois, Issam Sartaoui à mon domicile, je ne savais pas encore qu'il avait représenté Arafat aux entretiens secretsavec des émissaires israéliens, Eliav et le général Peled, qui avaient eu lieuau château de Montfrin, début août 1976.

Ces entretiens avaient été parrainés par Pierre Mendès France qui avaitdéclaré à Jean Daniel  (Le Nouvel Observateur)  et à Jean Ferniot  (Paris

 Presse)  qu'Israël devait se garder «  d'annexer les territoires conquis »  et

avait intérêt à  « publier un programme de paix manifestant sondésintéressement territorial tout en ouvrant un dialogue avec les peuples ».Durant la plus grande partie du déjeuner à la Maison-Blanche, j'ai plaidédevant Ronald Reagan, le général Haig ministre des Affaires étrangères etleurs collaborateurs, le dossier palestinien, avec une telle fougue et une tellesincérité que Ronald Reagan déclara que c'était la première fois qu'il voyaitun haut responsable arabe s'exprimer, en privé, à propos des Palestiniens,comme il le faisait en public. Car d'habitude, précisa-t-il, la plupart des chefs

d'État ou de gouvernement arabes mettent en garde, en privé, leursinterlocuteurs américains contre l'extrémisme des « révolutionnaires » palestiniens ! À mes côtés, les membres de la délégation tunisienneenregistraient cet échange au bout duquel j'osais demander, avec insistance,une réponse écrite à la note consignant les propositions et les engagements palestiniens.

À la veille de mon départ, le général Haig vint, lui-même, à Blair Houseet me remit le document demandé. Sur le chemin du retour, je fis escale à

Paris, le 30 avril 1982 et je reçus Issam Sartaoui à l'ambassade de Tunisie à8 heures du matin. Il n'en a pas cru ses yeux lorsque je lui remis la réponse

1. Le général Haig a-t-il vendu la mèche ? Toujours est-il qu'il a été forcé de démissionner le 25 juin1982, en pleine opération « Paix en Galilée », déclenchée par Israël contre le Liban à l'aube du 6

 juin 1982. Alexander Haig semble avoir été désavoué par le gouvernement américain qui l'aurait jugé trop favorable à Israël.

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écrite des Américains au document qu'il m'avait confié avant mon départ pourWashington. Après l'avoir lu avec beaucoup d'émotion, il me dit : « C'est la

 première fois que les Américains écrivent officiellement aux Palestiniens ».Malheureusement, cet échange prometteur n'eut pas de suite, car l'arméeisraélienne envahit le Liban et occupa Beyrouth en juin 1982.

Plus d'une année plus tard, je devais recevoir Sartaoui chez moi. Il étaitdécouragé : « Je suis triste, me dit-il, nos chefs sont indécis et notre cause estau point mort ». Je lui remontai le moral en lui rappelant qu'un lutteur pourl'indépendance ne doit jamais désespérer puisque sa raison d'être, c'est lalutte. Ensuite je le raccompagnai, moi-même, au Hilton. Il était venu en taxiet je ne disposais pas, en ce dimanche, de chauffeur. Je ne devais plus lerevoir. 1

Cette invasion israélienne fut pour l'OLP un désastre. Les Palestiniensfurent expulsés du Liban. Bourguiba accepta de les accueillir en Tunisie. Le28 août 1982, le navire chypriote Sul Thyrme accosta au port de Bizerte. LesAméricains et les Français nous encouragèrent à les accueillir sur notre sol.Pour nous, c'était un devoir de solidarité et de fraternité. Il en a été ainsi denos frères algériens durant les huit années que dura leur lutte pourl'indépendance. Il en a été de même de nos frères libyens en 1911 à la suitede l'invasion de leur pays par les troupes italiennes, et des milliers deMaurisques chassés par Philippe III d'Espagne à partir de 1609 (dont descentaines de juifs...).

J'ai accompagné Bourguiba et Wassila pour accueillir nos frères palestiniens. Ils remirent leurs armes aux militaires tunisiens et ne gardèrentque des armes de poing pour la sécurité de leurs responsables. Quelques mois

 plus tard, une partie d'entre eux partirent pour Tébessa ou vers d'autres paysarabes mais plusieurs de leurs services : Affaires sociales, Affairesétrangères, demeurèrent en Tunisie. Des bureaux et des logements étaientaffectés à certains de leurs responsables à Hammam Plage. Ce qui devaitentraîner, le 1er  octobre 1985, le bombardement israélien de cette localité.

À la suite de ma visite officielle, l'ambassadeur américain en Tunisie,Peter Sebastien, remit à Bourguiba une lettre de Ronald Reagan dans laquelleil avait exprimé toute sa joie de m'avoir reçu, de la bonne impression que

 j'avait laissée et du bon choix qu'il avait fait en me désignant comme sonsuccesseur. Bourguiba était ravi et me demanda de la publier dans tous les

 journaux tunisiens. Sur les conseils d'Ahmed Bennour, je l'en dissuadai pourne pas exciter davantage les jalousies de certains.

1. Il a été abattu, le 10 avril 1983, au Portugal, où il représentait l'OLP à une réunion de l'Internationalesocialiste. L'assassin, réputé appartenir au groupe palestinien extrémiste d'Abou Nidal, se trouvaità quatre mètres de Shimon Pérès qui ne fat même pas égratigné. Les Palestiniens modérés furentsouvent la cible du Mossad par l'intermédiaire d'Abou Nidal ou directement.

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Le 26 avril 1982, sur le chemin de l'aller, je rendis visite à l'ancien président Nixon, dans ses bureaux d'avocat à New York. Il m'a reçu trèscordialement et évoqua, avec moi, sa visite officielle en Tunisie, le 19 janvier1958, alors qu'il était vice-président des États-Unis. Il me parla du « villaged'enfants de Bourguiba » pour les filles établi rue d'Arles, aujourd'hui rue

Tahar Haddad. Peut-être le fit-il parce qu'il savait que j'avais été responsabledes villages d'enfants pendant six années. En revanche, il s'abstint de faireréférence au déjeuner mouvementé qu'il eut avec le président Bourguiba, beaucoup plus tard, le 15 octobre 1981, auquel j'avais, moi-même, participé.Il revenait du Caire où il avait assisté aux obsèques de Sadate.

Richard Nixon transmit à Bourguiba les salutations du Président Reagan quiappartient, tint-il à rappeler, à « mon Parti », le Parti républicain. Demandantson avis à Bourguiba sur la situation au Moyen-Orient, il lui dit :

« Monsieur le Président, vous êtes un ami de notre pays et l'un desmeilleurs connaisseurs du conflit israélo-palestinien. Que peuvent faire les

 États-Unis pour contribuer à la solution de ce conflit ?- Je ne vois rien !- Pourquoi ? »Bourguiba haussa le ton, s'énerva, se leva et s'écria : « Parce que votre

 politique, vous les Américains, est décidée à Tel Aviv et non à Washington !Vous ne faites que ce qu 'Israël vous demande de faire. Débarrassez-vous

d'abord du lobby sioniste qui a une grande influence sur votre politique ».Piqué au vif, mais très calme, Nixon répondit : «  Vous nous connaissez

mieux que nous-mêmes et vous connaissez toutes nos contradictions ».Bourguiba, du tac au tac :  « Parfaitement, je vous dis la vérité en face.

Tant qu 'Israël est votre enfant gâté !... ».Un long et pesant silence s'ensuivit. Puis le déjeuner se termina par un

échange de banalités. Pour Nixon, ce ne fut sans doute pas un bon souvenir.En tout cas, il ne m'en souffla mot.

Avant ce déjeuner, le président Bourguiba avait téléphoné à AhmedBennour, secrétaire d'État à l'Intérieur : «  Je vous ai pris un rendez-vousavec Nixon pour cet après-midi au Palais Essaada. Mettez-le au courant desmenaces de Kadhafi.

- Bien, Monsieur le Président.- Nixon est un grand homme politique, j'ai lu deux fois son livre La vraie

guerre, et d'un ton badin : «  Vous voyez, Si Ahmed, je suis votre directeur du protocole, je vous prends des rendez-vous ! »

À la fin de la première semaine de mars 1986, le vice-président des États-Unis, George Bush père, accompagné de Richard Murphy, secrétaire d'Étatadjoint aux affaires du Moyen-Orient, et de Robert Pelletreau, sous-secrétaired'État adjoint à la Défense nationale, fit une visite officielle en Tunisie.

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Après le déjeuner offert par Bourguiba, une séance de travail me réunitavec George Bush père, dans la grande salle du Conseil des ministres duPalais de Carthage. Les ambassadeurs Habib Ben Yahia et Peter Sebastien yassistaient. Nous procédâmes à un large tour d'horizon concernant diversaspects de la coopération tuniso-américaine et évoquâmes les menaces deKadhafi. À la fin de la réunion, me tirant à part, George Bush m'affirma quele président Reagan et lui-même étaient rassurés sur l'avenir de la Tunisie,depuis que le président Bourguiba avait fait de moi son dauphinconstitutionnel. Malgré cette sollicitude, je me suis parfois opposé à dessollicitations américaines lorsque j'ai estimé qu'elles s'opposaient à l'intérêtsupérieur de la Tunisie et à la sauvegarde de son indépendance.

J'ai, par exemple, refusé la proposition d'un haut responsable américainqui m'avait été transmise par notre ambassadeur à Washington, le 8novembre 1985, d'envisager la construction d'une base aérienne dans le sud

du pays pour y organiser des exercices combinés. En effet, le 6 novembre decette année, William Schneider, sous-secrétaire d'État chargé de l'Assistanceet de la Sécurité, dit textuellement à notre ambassadeur :

« L'un des moyens qui permettrait sûrement à la Tunisie de s'assurer une part plus substantielle de l'aide américaine consisterait à accorder aux États-Unis "certaines facilités militaires " sur son territoire. Serait-il possible, pourle gouvernement tunisien, de considérer la conclusion d'un accord ou d'unarrangement à cet effet ? Serait-il opportun d'aborder ce sujet, à titre même

informel et purement exploratoire, lors du prochain séjour à Washington de Monsieur le ministre de la Défense nationale ? ».Deux jours plus tard, un proche collaborateur de William Schneider devait

 préciser la demande américaine :  « La possibilité d'une collaboration plusétroite évoquée par M. Schneider, dit-il, est conforme au contenu de la plate-

 forme du Parti Républicain qui accorde la priorité à la recherche de formules permettant la consolidation des intérêts US dans le monde. Une décision favorable de la part du gouvernement tunisien ne manquerait pas de placer la

Tunisie dans le groupe III des pays bénéficiaires de l'aide américaine (MilitaryAccess and Front Line States),  éligibles à une assistance américaine plusimportante ». Il a ajouté, pour être plus explicite : « Vu les nombreuses formesque pourrait prendre ce nouveau type de coopération militaire, l'on pourraitretenir l'idée de construction d'une base aérienne dans le sud du pays oul'établissement de champs de tir... ». C'était en 1985 ! déjà !..

Voici, à titre d'information, le contenu et l'évolution de « l'aide »américaine à la Tunisie depuis l'indépendance :

Dès la signature en mars 1957 de l'Accord cadre général de coopérationavec les États-Unis, le montant total des engagements financiers américainsau profit de la Tunisie a atteint, à la date du mois de mai 1985, le chiffre de3 milliards 184 millions de dollars en aide économique et militaire. Cettesomme se répartit comme suit :

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- 1 313 milliards d'aide économique :- 718 millions de dollars d'aide économique- 595 millions de dollars d'aide aux projets et pour l'assistance technique- 558 millions de dollars d'aide militaire.Trois périodes marquent l'évolution dans le temps de cette assistance

américaine.De 1957 à 1970 : elle a été une véritable aide publique au développement :716 millions de dollars ont été déboursés à raison de 45 % sous forme de donet le reste à titre de prêts publics concessionnels. Par contre, l'aide militairea été marginale par rapport à l'aide économique et n'a totalisé que 35millions, sous la forme de dons. Il est vrai que la menace libyenne n'existait pas encore !

De 1971 à 1981  : l'aide concessionnelle américaine marqua un net

fléchissement. Le chiffre le plus bas qu'a connu la Tunisie en matièred'assistance américaine a été enregistré en 1975 avec 6 millions de dollars.Quant au volet coopération militaire, la Tunisie a, au cours de la même

 période, contracté les premiers crédits garantis commerciaux FMS ( Foreign Military Sales) pour un montant total de 151,7 millions de dollars. L'aideconcessionnelle militaire, sous forme de don MAP {Military Aid Program)et IMET ( International Military Éducation and Training),  a été faible etmoins importante en volume : 17 millions de dollars. C'est là l'expression du

désengagement de l'aide concessionnelle américaine au profit de la Tunisie.Troisième période : 1982 à 1986 : le volume des engagements financiers

américains pour la Tunisie a enregistré une nette reprise avec, toutefois, uneaide publique concessionnelle faible par rapport à l'ensemble de l'envelopped'assistance américaine de 788 millions de dollars accordée à la Tunisie, àraison de 80 % en crédits commerciaux purs et uniquement 20 % en crédits publics.

Cette aide publique n'a cessé de se réduire d'année en année. Durant cette

 période, il y eut un accroissement remarquable de l'enveloppe d'aidemilitaire, essentiellement en crédits commerciaux (FMS), suite auxévénements de Gafsa et aux menaces persistantes de Kadhafi ; cela audétriment des crédits pour le développement économique et social.

En 1986 la dette extérieure de la Tunisie envers les États-Unis se chiffraità plus de 1 milliard de dollars, soit 25 % de notre dette globale extérieure.

De même, le service de la dette que payait la Tunisie annuellement auxÉtats-Unis, se montait à l'époque à 100 millions de dollars, soit 22 % de tout

le service de la dette que la Tunisie payait, soit 450 millions de dollars.Ainsi la Tunisie, qui paie annuellement le double au titre de la dette

américaine de ce qu'elle reçoit en aide publique, rembourse le 1 $ USA par2,1 %.

Voilà un nouvel éclairage de l'aide des Grands aux pays endéveloppement, et l'illustration des difficultés auxquelles j'étais confronté !

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Suite à une visite officielle à Moscou que fit, à mon initiative, le secrétaired'État aux Affaires étrangères, Mahmoud Mestiri, l'ambassadeur américainà Tunis, Peter Sebastien, me demanda une audience pour en connaître lesmotivations. Averti de l'objet de cette démarche, je refusai de le recevoir,estimant que les contacts que nous pouvions avoir avec tel ou tel paysrelevaient de notre souveraineté exclusivement.

L'ambassadeur des États-Unis tint à rendre visite à Mezri Chékir, à sondomicile le 22 août 1985, pour se plaindre du fait que je n'avais pas voulu lerecevoir et se posa des questions sur un éventuel « infléchissement » de notre politique extérieure. Mais je persistai dans mon attitude et je ne sais ce qu'ilavait pu écrire à son gouvernement. Je ne devais plus le revoir que dans le

 bureau du chef de l'Etat, lorsque ce dernier le convoqua suite à l'agressionisraélienne sur Hammam Plage du 1er octobre 1985, ou lorsqu'il

accompagna le viceprésident Bush au Palais de Carthage.

Une des rencontres les plus émouvantes que j'ai eues aux États-Unis fut unerencontre  post mortem  avec, si j'ose dire, l'esprit de Martin Luther King,lorsqu'en 1990, je me rendis à Atlanta, dans le cadre de mes fonctions demembre du Comité international olympique. Je tins alors à visiter le mausoléedu grand disparu. Pendant tout le temps que dura ma visite, les admirables

 paroles du discours qu'il prononça le 28 août 1963 devant le Lincoln Mémorialà Washington, résonnèrent dans ma mémoire : « Je fais le rêve qu 'un jour cettenation se lèvera pour vivre vraiment ce qu 'elle déclare : "Les hommes naissentlibres et égaux en droits"... Nous nous approchons du jour où tous les enfantsde Dieu, noirs et blancs... pourront se tenir la main et chanter les paroles duvieux spiritual noir : enfin libres ! Dieu tout puissant, merci ; nous sommesenfin libres ! ».

L'année suivant ce magnifique discours, Martin Luther King obtint le Prix Nobel de la Paix. Mais quatre années plus tard, il tomba sous les balles d'unassassin.

Aujourd'hui, le rêve glorieux de Luther King est loin d'être atteint malgréla promulgation de certaines lois en faveur de l'égalité.

Je me demande encore si les États-Unis pourront concilier, malgré leurrichesse et leur puissance, les dépenses militaires qu'entraîne leur nouvelle politique d'interventionnisme tous azimuts, et l'effort qu'ils devraient encoreconsentir pour lutter contre la pauvreté, la précarité et l'inégalité sociale chezeux !

Le rêve de Martin Luther King demeure un rêve ! Hélas !  1

1. L'élection de Hussein OBAMA à la tête des U.S.A. représente cependant un espoir..

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CHAPITRE VI

Relations avec l'Afrique

J'ai toujours cru à la nécessité d'une coopération araboafricaine quirétablirait, à l'époque contemporaine, les échanges fertiles qui, enjambantl'obstacle qu'était devenu au long des siècles le Sahara, avaient maintenu ledialogue entre les peuples du vaste continent regroupant 800 millionsd'habitants, c'est-à-dire 15 % de la population mondiale. La coopérationarabo-africaine devait, dans mon esprit, devenir un modèle pour unecoopération Sud-Sud à construire pour dynamiser un processus de co-

développement solidaire pouvant faire face, le cas échéant, aux égoïsmes des pays nantis.

C'est pourquoi, trois jours seulement après ma nomination au poste dePremier ministre, je n'ai pas hésité à me rendre au Sommet de Lagosconsacré aux problèmes économiques. J'y ai contribué, de façon active, àla mise au point d'un Plan d'action susceptible de mener à la créationd'une « Communauté Économique Africaine ».

Projet certes ambitieux mais qui avait le mérite d'exister et de constituerun horizon, sans doute lointain, mais obligé, pour toute action dans cedomaine. L'utopie est le meilleur aiguillon pour la détermination deshommes désirant venir à bout de l'entêtement des faits. Mon action endirection de l'Afrique allait aboutir à un grand périple africain que

 j'accomplis, du 25 janvier au 4 février 1986, dans huit pays africains :Mauritanie, Togo, Bénin, Gabon, Cameroun, Niger, Sénégal et Mali. Pouraccomplir ce périple en 11 jours, il me fallait résoudre un problème logistiqueétant donné la situation des moyens de transport dans cette région. Le roi

Fahd accéda à ma demande et mit gratuitement à ma disposition un Boeing707 qui rendit « l'exploit » possible en un minimum de temps, et sans aucuncoût pour le budget tunisien.

Je fus accompagné par une importante délégation comportant notammentMM. Rachid Sfar, ministre de l'Économie, Abderrazak Kefi, ministre del'Information, Lasaad Ben Osman, ministre de l'Agriculture, Mohamed

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Kraiem, ministre des Transports, Ezzeddine Chalbi, ministre du Tourisme etde l'Artisanat et Mahmoud Mestiri, secrétaire d'État aux Affaires étrangères.C'est dire l'intérêt que j'accordais à cette mission. Dans chaque pays que j' aivisité, je fus accueilli chaleureusement. Une série d'accords furent signés

 pour couronner des entretiens fructueux.1

 Notre coopération avec le Sénégal était ancienne. Déjà en 1982, j'y avaisaccompli une première visite officielle. Le 31 mars 1982, fut inauguré le premier vol de la ligne directe Tunis-Dakar que Tunis Air  avait créée. Le 5avril de la même année, fut inaugurée la première liaison téléphoniquedirecte entre les deux pays par une conversation échangée au téléphone entreles présidents Bourguiba et Diouf.

Je fus longuement reçu par le président Abou Diouf, à l'occasion de cettevisite officielle. Au cours de notre entretien, il me parla d'un développement

inattendu à propos d'un marché international lancé par le Sénégal pourl'achat de 5 000 compteurs électriques. Une entreprise spécialisée tunisienne,établie à Menzel Bourguiba, dirigée par Bettaieb avait emporté cet appeld'offres, le plus régulièrement du monde en faisant la proposition la plusavantageuse. Il est vrai que sur intervention du PDG tunisien, j'avaistéléphoné au président Diouf qui m'avait assuré que si la Tunisie était lamoins disante, elle serait choisie.

Un diplomate de l'ambassade de France à Dakar demanda une audience

au Président du Sénégal et exprima ses regrets de constater qu'une entreprisefrançaise avait été écartée au profit d'une « concurrente » tunisienne !Je fus étonné par cette démarche en contradiction avec le désir maintes

fois exprimé, ici ou là dans les pays européens, de voir se développer dansles pays émergents, des petites industries susceptibles de créer des emplois etde retenir chez eux les candidats à l'émigration.

Cette visite au Sénégal nous permit de conclure des accords économiques portant sur le lancement de projets mixtes : une banque de développement,

de commerce et d'investissement tuniso-sénégalaise et une usine deconditionnement de sucre financée par des privés tunisiens et sénégalais. J'aiégalement signé un accord prévoyant la création d'une société mixte de

 pêche et un protocole prévoyant la franchise douanière totale pour unenouvelle liste de produits.

Je donnai une conférence devant le Club « Nation et Développement » deDakar sur le thème : «  Pour l'instauration d'un véritable dialogue entre le

 Nord et le Sud ». J'y affirmai la nécessité de ne plus envisager la croissance

économique dans le Tiers-monde sous le seul angle du libre jeu des forces dumarché et de travailler sans relâche à mettre un terme, de façon efficace etdurable, au déséquilibre qui ne cesse de s'aggraver entre le Nord et le Sud.

1. Pour plus de détails, consulter la brochure que le Ministère de l'Information édita au cours du1er semestre 1986 sour le titre : Mohamed Mzali en Afrique.

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Ces remarques demeurent, hélas, toujours actuelles. Le quotidien dakarois LeSoleil  y a fait écho, en publiant une étude intitulée « La pensée de Mohamed

 Mzali », dans laquelle il souligna cette convergence arabo-africaine à laquelle je n'ai cessé de croire et pour laquelle j'ai beaucoup milité.

Avant de quitter le Sénégal, j'ai reçu à la Chancellerie de l'ambassade deTunisie à Dakar, Hadj Malek Sy, président du Comité de parrainage del'équipe nationale sénégalaise de football et je lui ai remis un don pour cetteéquipe. Le football sénégalais a fait, depuis lors, des progrèsimpressionnants.

Au Gabon, je fus reçu, avec une grande cordialité, par le président OmarBongo. Nous avons décidé d'organiser, à Libreville, une quinzainecommerciale tunisienne. Elle se tint effectivement quelques semaines plustard et fut inaugurée par Slaheddine Mbarek, ministre tunisien du Commerceet de l'Industrie et son homologue gabonais. Cette quinzaine qui avait permisde faire connaître les produits agro-alimentaires, artisanaux et industrielstunisiens, connut un grand succès. Trois jours après son inauguration, il neresta plus rien à vendre car la qualité et les prix des produits tunisienss'avéraient très compétitifs par rapport aux produits européens.

Le courant passa si bien entre Omar Bongo et moi-même qu'il décida une

semaine après mon périple africain, d'envoyer une importante délégationgabonaise à Tunis, le 10 février, pour explorer avec les responsablestunisiens les opportunités de coopération bilatérale. Quelques jours plus tard,du 24 au 27 février, il effectua une visite officielle dans notre pays. Jel'accompagnai à Kairouan, Sousse, Monastir et Hammamet et fus frappé parson intelligence et son humour, ainsi que par la haute estime dans laquelle iltenait Bourguiba. Prémonitoire sans le savoir, il me parla de tout ce qu'ilavait enduré lorsque le président Léon Mba, le père de l'indépendance

gabonaise, l'avait désigné comme dauphin... Mais il ajouta, non sans malice,« mais Léon Mba, lui, a eu la délicatesse de ne pas trop prolonger samaladie... ».

À chacune de mes autres escales, je fus reçu par le chef d'État du paysvisité. C'est ainsi que j'eus des entretiens, en tête-à-tête, avec les présidentsMaouia Ould Sid Ahmed Taya de Mauritanie, Gnassingbé Eyadema du

Togo, Mathieu Kérékou du Bénin, Paul Biya du Cameroun, Seyni Kountchédu Niger et Moussa Traoré du Mali.À Lomé, le Recteur de l'université togolaise, appelée l'université du

Bénin, me remit le mardi 28 janvier 1986, la médaille d'or de l'université deLomé lors d'une cérémonie officielle tenue dans un grand amphithéâtre,

 plein de ministres, d'ambassadeurs, de professeurs et d'étudiants. À cette

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occasion, j'ai prononcé line conférence intitulée :  « Sur la voie de larenaissance africaine ».

Toutes les conférences et les toasts que j'ai prononcés, ainsi que lescommuniqués communs et les bilans de cette tournée ont été rassemblés dansun livre de 221 pages édité en juin 1986 par le ministère de l'Information, précédé d'une préface due à la plume de Abderrazak Kefi, ministre del'Information, du temps où il me lançait des fleurs : « Militant convaincu dela coopération Sud-Sud, qu 'il considère comme un préalable à tout dialogue

 sérieux entre le Nord et le Sud, le messager du Combattant Suprême est allé proposer aux responsables et aux masses populaires africaines une nouvelle forme de coopération fondée sur une devise simple, mais combiencourageuse et lucide : "comptons d'abord sur nous-mêmes" ; devise que

 Monsieur Mohamed Mzali, dans sa vision d'homme d'État et de culture, ainscrite hors des sentiers battus des relations entre pays, pour la placer dansune voie originale faisant davantage appel à la confiance en soi, àl'imagination créative et à la volonté de forger notre destin commun en tantqu 'Africains, par la recherche de solutions authentiquement africaines, les

 seules susceptibles de nous soustraire au poids des dépendances héritées dela nuit coloniale.

« C'est aussi cette voie qui, pour Monsieur Mohamed Mzali, est à mêmede faire de notre diversité un facteur d'unité et du dialogue entre nos

 peuples, un outil privilégié de la complémentarité entre nos pays ».Abderrazak Kefi terminait sa préface ainsi : «  Mais, au-delà de ces

résultats tangibles et de la nouvelle dynamique qu'il vient d'imprimer à lacoopération inter-africaine, le périple du Premier ministre, rejoignant celuidu président Bourguiba, aura surtout contribué à réaffirmer, de manièreéloquente, la vocation et la dimension africaines de la Tunisie ».

Le 18 février 1982, j'ai présidé, aux côtés du président poète Léopold

Sédar Senghor, une réunion ayant abouti à la création de l'Interafricainesocialiste affiliée à l'Internationale socialiste.

Cette réalisation constitua un premier aboutissement de mon action enfaveur du rapprochement arabo-afîicain. Elle recèle, à mes yeux., une valeurd'autant plus grande que ce fut un accomplissement réalisé en collaborationavec un homme hors du commun, père de l'indépendance de son pays et

 poète universel qui m'honora d'un témoignage particulièrement touchant :« Monsieur le Premier ministre,

« Le Conseil Général de l'Interafricaine Socialiste, réuni à Tunis les 18,19 et 20 décembre 1984, a l'honneur de vous remercier d'avoir bien voulurehausser, par votre présence, l'ouverture de sa septième session.

« L'Interafricaine Socialiste se félicite de la contribution, combienefficace, que vous avez eu l'obligeance d'apporter au succès des travaux de

 son Conseil général.

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« Le discours exceptionnellement important que vous avez prononcé àcette occasion, et qui a été adopté par le Conseil général comme documentofficiel de l'I.A.S., a guidé nos débats tout au long de la session, et nous yavons reconnu, à travers la pertinence des idées, la profondeur de l'analyseet le caractère constructif des suggestions, l'homme de culture que nous

admirons, le militant dévoué que nous connaissons et le disciple doué de Bourguiba qui a droit à toute notre considération.« Vous avez su, Monsieur le Premier ministre, avec l'aisance et

l'élégance dont vous avez le secret, toucher le fond du problème dont la solution conditionne le succès de nos pays africains dans leur bataille pourle développement. Nous vous en savons gré et vous prions de trouver ici,l'expression de notre profonde gratitude pour l'appui généreux et soutenudont bénéficie auprès de vous personnellement, auprès du Parti Socialiste

 Destourien et de tous vos collaborateurs, notre Interafricaine Socialistedepuis sa création.« Tout en rendant hommage aux efforts admirables que ne cesse de

 fournir pour le développement de la Tunisie votre Gouvernement, et aux succès éclatants qu 'il enregistre quotidiennement dans tous les domaines, leConseil général se fait le devoir et le plaisir de vous exprimer toute saconsidération et son estime.

« Pour le Conseil général

« Le président« Léopold Sédar Senghor »

 Nous entretenions une correspondance inspirée par notre combat politiqueet surtout par nos convergences culturelles. Voici - pour l'Histoire - desextraits de deux autres lettres :

« Dakar, le 10 mars 1981

« Monsieur le Premier ministre,« J'ai lu, avec un vif intérêt, le texte du toast que vous aviez adressé au Premier ministre français, M. Raymond Barre, à l'occasion de votredernière visite officielle en France.

« Je vous remercie de m'avoir envoyé ce texte. En effet, c 'est un modèlede lucidité dans l'analyse et de mesure dans l'expression. Vous avez dit cequ 'il fallait et l'avez dit comme il fallait.

« Je me suis aperçu en lisant votre texte que nous étions, vous et moi,comme on le dit familièrement, « sur la même longueur d'onde ». Ce qui nem'étonne pas au demeurant. C'est sans doute parce que nous sommes, tousles deux, et par profession, des enseignants et des écrivains. C'est, plus

 profondément, parce que la Tunisie et le Sénégal ont choisi le même objectifet la même méthode de développement, qui consistent à s'enraciner dans lesvaleurs de notre continent et à s'ouvrir aux valeurs complémentaires del'Autre, et singulièrement de la France.

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« En vous remerciant des mille attentions dont vous nous avez entourés,la délégation sénégalaise et moi-même, je vous prie de croire, Monsieur le

 Premier ministre, à l'assurance de ma très haute et cordiale considération.

« Vers on, le 21 juillet 1983 »

« Monsieur le Premier ministre,« J'ai été particulièrement sensible aux félicitations que vous m'aviez

adressées à l'occasion de mon élection à l'Académie française.« Pour moi, je vois dans cette élection moins un honneur fait au « poète

de la Négritude » qu 'à tous les écrivains africains. En effet, j'insiste de plusen plus sur l'unité culturelle de notre continent, dont la Négritude etl'Arabité ne sont que les deux faces complémentaires de la civilisation del'Afrique-Mère.

« Ce n 'est pas un hasard si le  Congrès international de Paléontologie

humaine,  tenu, l'an dernier, à Nice, a confirmé que depuis l'apparition del'homme, il y a deux millions et demi d'années, l'Afrique était toujours restéeaux avant-postes de la civilisation, jusqu 'à l 'homo sapiens, jusqu 'ily a 40 000ans -je dis jusqu 'à ce que l'Egypte eût passé le flambeau à la Grèce, au V e

 siècle seulement avant Jésus-Christ.« Je profite de l'occasion pour vous féliciter que le président Bourguiba

ait renforcé votre autorité en vous invitant à faire le remaniement ministérielque l'on sait.

« Veuillez croire, Monsieur le Premier ministre, à l'assurance de ma trèshaute et amicale considération. »

J'avais programmé un second périple pour visiter une série d'autres paysafricains : la Côte d'Ivoire, le Zaïre, le Congo, le Burkina Faso, la Guinée.Mon limogeage empêcha la réalisation de ce projet !

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CHAPITRE VII

Relations avec l'Asie

Mon premier contact avec l'Asie remonte à ma première visite en Chineau cours de l'année 1961 alors que j'étais directeur de la Jeunesse et desSports.

Je fus fortement impressionné par la modestie des Chinois, leur discipline,leur ardeur au travail et leur désir sincère de coopérer avec les pays du Tiers-monde. Déjà, on pouvait vérifier le bien-fondé de l'intuition d'Alain Peyrefitte

qui, dans son célèbre ouvrage intitulé Quand la Chine s'éveillera... Le Mondetremblera \ annonçait la prochaine naissance d'un géant.Ministre de la Santé, j'avais recruté deux équipes médicales chinoises

dont l'une avait été installée à Jendouba, où elle démontra une conscience professionnelle digne d'éloges et une présence permanente et attentiveauprès des malades. Ce premier contact avec l'Asie me marqua positivement.C'est pourquoi - Premier ministre - j'organisai une visite officielle dans trois

 pays : Japon, Corée du Sud et Chine, pour fin octobre 1984.

C'était mon deuxième voyage au Japon où je m'étais rendu, en février1972, pour assister aux Jeux Olympiques d'hiver à Sapporo. Nous avions été,mes collègues du CIO et moi-même, reçus au Palais impérial par l'empereurHiro Hito que je devais revoir, à l'occasion de cette visite officielle, en tantque Premier ministre cette fois-ci. L'empereur m'a reçu, avec mon épouse,

 pour un déjeuner officiel au palais impérial. Il était accompagné de son fils,l'empereur actuel.

Curieuse impression que de partager son repas avec celui que les Japonais

considéraient comme un « Homme-Dieu » et qui ne parle jamais de politiquemais de sciences naturelles, d'entomologie et d'insectes ! Mes contacts avecle Premier ministre, Yasuhiro Nakasone, furent plus directs. Mais je n'ai passenti, chez mon interlocuteur, une connivence avec la préoccupation tiers-

1. Fayard, 1973.

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mondiste. Il n'empêche que le « miracle » japonais ne pouvait laisser personne indifférent. Ce relativement petit pays, 370 000 km2 (deux fois etdemi la superficie de la Tunisie), dispersé sur 1 042 îles, dénué de ressourcesnaturelles, ne disposant ni de pétrole, ni de minerais, ni de grandes étenduesde terres cultivables, menacé par les séismes et les raz-de-marée, se relevant

d'une défaite militaire cinglante ce pays, qui fait vivre près de 120 millionsd'habitants, a su se placer parmi les toutes premières puissanceséconomiques du monde et les conquérants méthodiques du futur. Il le devaità la formation de ses jeunes et de ses cadres, à la qualité du travail fourni, àl'inventivité et au sens de la discipline et de l'efficacité de son peuple.

J'étais également frappé par la capacité du Japon de conjuguer sonenracinement dans ses traditions, son attachement à sa langue nationale etson ouverture sans complexe à la modernité. Je mesurais le chemin quiséparait la révolution Meiji en 1864, réussie, de notre « Nahda »

(Renaissance) promue par Mhamed Ali en Egypte dès le début du XIXe sièclemais avortée et pensais que « l'exemple japonais » devait être beaucoup plusmédité par nos intellectuels et nos cadres pour trouver une formule adaptée àla réussite de la modernisation de nos pays, sans renonciation à ce qui fait laspécificité de notre identité.2

Je fis une conférence à l'université de Keio, à Tokyo, intitulée :  LaTunisie, hier, aujourd'hui, demain,  devant un public japonais composé enmajorité de professeurs et d'étudiants visiblement curieux et intéressés.3

En visitant les usines Samsung, à une cinquantaine de kilomètres deSéoul, j'ai retrouvé, en Corée du Sud, la même double démarche

 préservatrice de l'héritage, en même temps que conquérante de la modernité.Contrairement au Japon, ce pays était encore gouverné par un régime

autoritaire. Il faudra attendre 1988, et le « choc » des Jeux Olympiques deSéoul, pour qu'une évolution politique donnât un coup de fouet à la

croissance et prouvât, encore une fois, que démocratie et développementvont généralement de pair.En attendant, une excellente surprise nous attendait pendant cette visite

officielle. Nous avions soumis un appel d'offres aux Français, aux Allemands, aux

Italiens, aux Espagnols et aux Coréens pour la construction de dix vedettesrapides destinées aux services de la douane et de la surveillance des côtes

1. Les bombes atomiques américaines larguées sur Hiroshima et Nagasaki avaient fait plus de 400 000victimes en 1945.2. En 1972, mon accompagnateur fut un jeune professeur d'université. Je lui demandai, entre autres

questions, dans quelle langue les sciences exactes et les technologies étaient enseignées dans leursuniversités. Surpris par ma question, il répondit : «  Mais, bien sûr, en japonais ! ».Ce dialogue sur la langue nationale m'inspira un de mes éditoriaux dans la revue Al Fikr,  sous letitre : « A propos d'un voyage au Japon  » (avril 1972).

3. Lire le texte de cette conférence dans mon livre «Repères» paru à Paris en décembre 2009. EditionsApopsix.

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tunisiennes. Les Coréens nous firent remarquer que, possédant un excellentarsenal à Menzel Bourguiba et bénéficiant d'excellents ingénieurs etouvriers, nous avions intérêt à fabriquer nous-mêmes, en Tunisie, cesvedettes. Ce qui devait entraîner une économie appréciable et nous permettre,

 peut-être, par la suite, de construire pour d'autres pays. Dans la délégation

qui m'accompagnait, le PDG de l'arsenal, Moncef Driss, releva le défi etaccepta, avec enthousiasme, la proposition.  1 Pour un prix symbolique, nous bénéficiâmes de la technologie coréenne, mais ce furent nos ingénieurs, nostechniciens et nos ouvriers qui construisirent les dix unités nécessaires. «Aider,ce n'est pas offrir un poisson, c'est apprendre à le pêcher »  telle fut,conformément au proverbe chinois, la leçon que je tirai de cette visite au « paysdu matin calme ».

Je concluai mon périple asiatique par un retour en Chine, où je fus frappé par l'ampleur des changements intervenus depuis ma première visite vingttrois ans auparavant. Le géant se réveillait et les prévisions d'Alain Peyrefittecommençaient à se réaliser. J'eus avec mon collègue, l'ancien Premierministre Zhao Ziyang,2 une séance de travail mémorable. Le courant passait.Il me demanda, en conclusion de plus de deux heures d'entretiens, si j'avaisdes propositions concrètes à faire. Je répondis que j'en avais deux.

La première concernait la revitalisation de l'ancienne formule du troc enmatière d'échanges commerciaux. Je lui proposai d'acheter du riz, du blé etdu thé à la Chine et de les payer avec des phosphates et des engrais azotés. Ilacquiesça.

La deuxième proposition concernait une expérience innovante decoopération triangulaire : créer une société tuniso-sino-koweitienne3  destinéeà transformer la moitié de notre production d'acide phosphorique (250 000tonnes environ) qui avait des difficultés pour s'écouler en Europe, en trois

engrais azotés. Une grande usine devait être construite en Chine à cet effet.Le Premier ministre chinois accepta le principe et proposa que lestechniciens se réunissent aussitôt, pour nous faire des propositions. Il était19h00. Vers 23h, les techniciens vinrent me voir pour me dire qu'un accordde principe avait été trouvé.

Aussitôt, et malgré l'heure tardive, je téléphonai à l'ambassadeur duKoweït en Chine pour le prier de m'obtenir un rendez-vous avec le Cheikh

1. Nos techniciens et nos jeunes savent-ils qu'un navire sur deux dans le monde sort des grandschantiers navals coréens ?

2. Il était aussi le Secrétaire général du Parti communiste chinois. Il fut écarté des responsabilités politiques à la suite des événements de Tien An Men de 1989, car il refusa de faire tirer sur lesétudiants. Après sa mort sont parues ses mémoires (d'outre-tombe) qui ont pulvérisé certainescalomnies officielles !

3. Avec 30 % de capital tunisien, 30 % de capital koweïtien et 40 % de capital chinois.

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Jaber, chef de l'État du Koweït, le plus tôt possible. Quelques heures plustard, il me confirma le rendez-vous. Immédiatement, j'ai fait modifier le plande vol pour inclure le Koweït dans le nouveau trajet. Nous atterrîmes àBahreïn vers 2 heures du matin. Après trois heures de repos, nousrejoignîmes le Koweït à 8 heures du matin à bord d'un avion koweïtien mis

à notre disposition par les autorités de ce pays. Je me rendis directement auPalais de l'Émir, accompagné notamment par Rachid Sfar, le ministre del'Économie. Je fus reçu par l'Émir qui avait à ses côtés le cheikh Saad ElAbdullah Al Sabbah, Prince héritier et chef du gouvernement, et le ministredes Finances et du Pétrole.

L'Émir écouta avec intérêt ma présentation du projet, me signifia sonaccord de principe et me demanda ce que je proposais de concret.  « Quevotre ministre des Finances et du Pétrole aille avec notre ministre de

l'Économie à Pékin, début janvier 1986, pour signer l'accord portantcréation de la société tuniso-sino-koweitienne pour la production d'engrais phosphatés »,  L'Émir acquiesça sur-le-champ.

De fait, l'accord fut signé et un appel d'offres international fut lancé. C'estla société française SPIE Batignolles qui remporta le marché. L'usine fut

 bâtie à 450 km au Nord-Est de Pékin et elle continue de fonctionneraujourd'hui.

C'est, à ma connaissance, le premier - peut-être le seul ? - projet de

coopération industrielle triangulaire réunissant trois pays du Sud autour d'unmême programme réalisé en commun.À la fin de mon entretien avec le Premier ministre chinois, celui-ci me

déclara que son gouvernement avait décidé d'offrir à la Tunisie un don de 5millions de dollars, qu'on était libre d'affecter à un projet de notre choix. Jerépondis sans hésitation que nous souhaiterions l'utiliser pour l'édificationd'une maison de jeunes et d'un complexe sportif.

De retour à Tunis, accompagné du maire de Tunis et du ministre de la

Jeunesse et des Sports, j'ai choisi un terrain à El Menzah pour offrir à desmilliers de filles et de garçons vivant dans ce quartier des lieux pour leursloisirs. Plus tard, à l'occasion de mon retour en Tunisie après un exil de seizeans, j'y suis passé pour constater que ces réalisations étaient toujours enactivité. Je me suis demandé si les jeunes utilisateurs de ces espaces savaientgrâce à qui, et dans quelles conditions, ils avaient été réalisés.1

J'ai eu l'occasion, au cours de mon exil, de retourner d'autres fois enChine. À chacune de mes visites, j'ai constaté la constance des progrès

réalisés. Je suis convaincu que les Jeux Olympiques qu'ils organiseront en2008 seront parmi les plus réussis.2

1. Baptisé Centre culturel et sportif de la Jeunesse,  il est situé avenue Othman Ibn Afane, El MenzahVI.

2. Cela a été le cas effectivement.

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Pour en finir avec cette action en faveur de la coopération Sud-Sud, jevoudrais signaler la signature avec le Premier ministre turc Ozal, au palaisYldiz à Istanbul, le 17 mai 1985, d'un accord portant création d'une sociététunisoturque pour la transformation du phosphate tunisien en engrais azotésdestinés à la Turquie. À cette occasion, j'ai été longuement reçu par le

 président de la République Evren, à Ankara. Malheureusement, mon départsoudain empêcha la concrétisation du projet. Comme fut avorté un projetconjoint que nous avions élaboré avec les Indonésiens pour promouvoirl'industrie du bois et la fabrication industrielle de meubles, dans la région deBizerte.

Je ne sais si cette politique volontariste a suscité l'hostilité des puissancesdominantes. En tout cas, elle eut le mérite de prouver qu'une autrecoopération était possible, basée sur l'entraide et la solidarité et non sur la

seule recherche du profit, fut-ce au prix de l'appauvrissement du partenaire.Le temps a manqué pour faire de cette expérience innovante une base pourla mise au point d'un modèle inédit de co-développement et partant d'unecoopération Nord-Sud plus équilibrée et plus juste.

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ÉPILOGUE

Bourguiba, tel qu'en lui-même

Dans son numéro du 14 septembre 1956,  l'Express fait du chef de l'Étattunisien le portrait suivant :  « Petit, comme presque tous les grands hommes,

 Bourguiba possède au plus haut degré le magnétisme individuel dont ont parlé Machiavel et le Cardinal de Retz, qui donne à l'homme une présenceenvahissante et théâtrale, aussi confiant en son pouvoir, ne vivant que dansle contact direct, la parole ; il croit au miracle du dialogue. Mais sa

 puissance de conviction ne serait comparable qu 'à celle d'un brillant avocat, si elle ne recouvrait une réflexion politique implacable, souple dans leschemins qu 'elle emprunte, inflexible dans le but à atteindre ».

Le portrait ainsi dressé, paraît assez bien vu. Il met l'accent sur certainsaspects de la forte et riche personnalité d'un homme-kaléidoscope.

Car, au-delà du naufrage des dernières années de son règne, ce qui frappedans ce « monarque républicain » c'est le foisonnement de qualités et parfoisde défauts qui caractérisent, en général, les hommes d'État.

Bourguiba fut d'abord, sans conteste, un visionnaire.À un moment où le colonialisme était à son apogée, où partout les puissances européennes étendaient leur empire, rares étaient ceux qui pouvaient, comme Bourguiba, prévoir les évolutions obligées vers unedécolonisation que presque personne n'osait, avant la Seconde Guerremondiale, prédire.

Déjà en 1931, il publiait un article dans  l'Action Tunisienne  (numéro du23 février 1931) sous le titre « Evolution d'un protectorat »  dans lequel il

définissait ainsi l'alternative qui s'offrait au destin du peuple tunisien :« S'agit-il d'un pays sans vitalité, d'un peuple dégénéré qui décline,réduit à n 'être plus qu 'une poussière d'individus, qu 'un ramassis de peuple,c'est la déchéance qui l'attend, c'est l'absorption progressive,l'assimilation, en un mot, la disparition fatale et inéluctable. S'agit-il, aucontraire, d'un peuple sain, vigoureux, que les compétitions internationalesou une crise momentanée, ont forcé à accepter la tutelle d'un État fort, la

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 situation nécessairement inférieure qui lui est faite. Le contact d'unecivilisation plus avancée, déterminant en lui une réaction salutaire, sousl'aiguillon de la nécessité qui se confond en l'espèce avec l'instinct deconservation, il entre résolument dans la voie du progrès, il brûle les étapes ;une véritable régénération se produit en lui, et grâce à une judicieuse

assimilation des principes et des méthodes de cette civilisation, il arrivera fatalement à réaliser par étapes son émancipation définitive. L'avenir dira sile peuple tunisien appartient à l'une ou à l'autre des catégories ».

Sur cette lancée, il fut le premier à avoir clairement perçu que, sans unemobilisation populaire, le combat pour la libération nationale ne pouvait êtregagné. Il a ainsi introduit le peuple sur la scène politique, alors que lescaciques du Vieux Destour, leur président le cheikh Abdelaziz Taalbi en tête,

 proclamaient : « Notre travail s'envisage par une action auprès des pouvoirs publics français, mais en laissant le peuple de côté et en ne lui faisant pas de promesses  1  ».

Bourguiba a, d'emblée, affirmé la position centrale du peuple dans la luttecontre la domination coloniale. Il a fait de l'éducation et de l'organisation desforces populaires un objectif prioritaire de son combat. Il fallait, à ses yeux,sortir le peuple de la tentation fataliste, le faire mûrir, l'aider à analyser lessituations et à élaborer des stratégies.

Le visionnaire s'est toujours doublé, chez Bourguiba, d'un pédagogue.C'est pourquoi il a sans cesse recherché le contact direct avec toutes les

catégories sociales, multipliant les réunions publiques, les meetings et lestournées. C'est ainsi, par exemple, qu'en février 1938, il tint 42 réunions publiques ou privées dans le Sahel.2 Il voulait faire du peuple «  l'artisan de sa propre libération » et grâce aux discours de ce jeune avocat, ce peuple osa« lever la tête ».

Cette activité débordante fit réagir les autorités coloniales. Un rapport dugénéral Hanote adressé au Résident général de France en Tunisie, daté du 22février 1938 signale : « L'attitude des populations indigènes du Sahel paraît

 se modifier profondément... A la suite de nombreuses réunions tenues parmaître Habib Bourguiba, on constate l'arrogance des Néo-Destouriens etune réserve très accusée des éléments restés loyaux jusqu 'à ce jour... ».

Cet aspect visionnaire de Bourguiba devait perdurer audelà de la périodede la lutte nationale.

C'est ainsi qu'en 1965, dans son célèbre discours de Jéricho, il avaitconseillé aux Palestiniens d'accepter le plan de partage des Nations Unies

 pour la Palestine. Il ne fut pas écouté. Et nous savons, hélas, par quelles

défaites et quelles souffrances, les Palestiniens et les Arabes payèrent et paient encore cette surdité aux propos visionnaires de celui qu'ils ont préféréalors accuser de défaitisme !

1. Cf. Ma vie, mon œuvre - Pion, 1986, page 68.2. Cf. Le tome intitulé Le Procès de Bourguiba de son ouvrage, Ma vie, mon œuvre,   Pion, 1986.

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Or, rien n'est plus éloigné du caractère de Bourguiba que le renoncement !Les autorités coloniales furent justement alertées par l'extraordinaire

regain de la lutte d'émancipation nationale depuis la fondation par Bourguibadu Néo-Destour, après le Congrès de Ksar Hellal du 2 mars 1934.

Elles réagirent en lui intentant des procès préfabriqués et enl'emprisonnant pendant une dizaine d'années. De 1934 à 1936, il fut détenu

à Bordj Lebœuf, dans l'extrême sud tunisien. D'avril 1938 à avril 1943, ilconnut différentes prisons civiles et militaires, à Tunis, à Téboursouk, au FortSaint Nicolas à Marseille ', au Fort Montluc à Lyon. D'avril 1945 àseptembre 1949, il choisit l'exil au Caire. Enfin du 18 janvier 1952 au 1er

 juin 1955, il vécut un isolement quasi complet dans l'île de la Galite, au largede Bizerte, en compagnie d'un gardien, ne recevant que de rares visites deson épouse ou du médecin, en cas de maladie2.

Beaucoup auraient été brisés par un tel traitement. Pas lui. Malgré toutes

ces peines, malgré le découragement qui parfois gagnait ses compagnons etles militants, lui tenait toujours bon. Car un autre aspect fondamental de soncaractère est le  courage.  Ce courage dont il fera constamment preuve àl'égard de ses adversaires intérieurs aussi bien que de ses juges.

Lors de sa dernière comparution devant le juge d'instruction militaire, lecolonel Guérin de Cayla, le 17 février 1939, Bourguiba déclara : « En ce quime concerne, j'ai lutté et j'ai souffert pour défendre ces idées contre tous les

 fanatismes. Pour elles j'ai sacrifié ma liberté, ma santé et mon bonheur. Je

 suis prêt à leur sacrifier ma vie : leur triomphe est à ce prix. Je n 'ai rien àajouter ».Au moment où le désespoir gagnait la plupart des Tunisiens, du fond de

son île battue par les tempêtes, le lutteur inflexible faisait parvenir, en mars1953, une lettre aux militants, dont le bureau politique clandestin fit un tract.J'en conserve encore une copie. Il y parlait notamment du jour où la Francesera obligée de rechercher une solution raisonnable qui «  tienne compte desaspirations légitimes d'un peuple qui ne veut pas mourir, encore moins

 perdre son âme, son passé, sa dignité, sa souveraineté. Ce n'estmalheureusement pas pour aujourd'hui.« Mais ce sera l'œuvre de demain, de ceux qui viendront après nous, notre

rôle à nous aura consisté à déblayer le terrain, à préparer l'instrument decombat, à fixer lumineusement et irrévocablement la route à suivre et surtoutà bloquer obstinément toutes les issues. C'est un rôle ingrat mais

1. En 1994, j'ai été invité à assister à la soutenance de thèse de Lassaad, fils d'Ahmed Bennour, à laFaculté de droit d'Aix-en-Provence. À Marseille, Si Ahmed et moi-même avons tenu à visiter leFort Saint Nicolas où un officier français a eu l'amabilité de nous montrer les chambres oùBourguiba et ses compagnons avaient croupi pendant plus de deux années.

2. Ensuite, Habib Bourguiba sera placé en résidence surveillée en Bretagne en 1955 (à l'île de Groix), puis au château d'Amilly, dans la région parisienne.

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 fondamental qui, de plus, n 'est pas sans grandeur. La « Terre promise »n'est peut être pas pour nous, mais c'est notre effort qui aura permis d'yaborder. Il ne faut pas l'oublier ».

Dans un ouvrage intitulé  Ma vie, mon œuvre  composé de textes deBourguiba réunis et commentés par Mohamed Sayah, cet aspect du personnage concernant son courage physique et intellectuel, et sa ténacité

sans faille, se révèle, notamment dans le tome III relatif à la période allant de1938 à 1943, non seulement lorsqu'il s'oppose aux autorités coloniales, maissurtout lorsqu'il fait face aux critiques, aux dissidences et aux attaques decertains de ses anciens camarades de lutte qui se sont désolidarisés d'avec lui,se sont « dégonflés » ou ont engagé une épreuve de force pour le remplacerà la tête du parti. Son courage pouvait l'amener à envisager avec calme etrésolution jusqu'au sacrifice de sa personne.

Mais ce visionnaire courageux, ce pédagogue tenace savait être unanalyste lucide et perspicace. En août 1942, alors que plusieurs sirènesappelaient les nationalistes destouriens à rejoindre les rangs des forces del'Axe pour faire pièce à la France et espérer gagner, ainsi, l'indépendanceavec la victoire des ennemis de la puissance coloniale, Bourguiba, de sa

 prison du Fort Saint Nicolas écrivit une lettre historique qu'il fit parvenir auxmilitants, par le biais de son fils qui avait alors quinze ans : «  Je profite del'occasion qui ne se renouvellera peut être jamais, pour vous faire parvenir,

 par voie clandestine, les instructions que je considère comme mes dernières

volontés, presque mon testament politique... Dites-vous bien que si je nedevais jamais revoir la liberté, le peuple tunisien, qui connaîtra cesinstructions, vous tiendra pour responsable... Au cas où vous n'arriveriez

 pas ou ne voudriez pas les exécuter à la lettre.« C'est qu 'ily va de l'existence même du mouvement national tunisien qui

 porte en lui tous les espoirs de la patrie. La vérité qui crève les yeux, c 'estque l'Allemagne ne gagnera pas la guerre, qu 'elle ne peut pas la gagner, quele temps travaille contre elle et qu 'elle sera mathématiquement écrasée.

« Cela étant, notre rôle, le vôtre, celui de tous ceux qui ont une certaineautorité sur la masse, est d'agir de telle sorte qu'à l'issue de la guerre, le peuple tunisien, et plus particulièrement son aile marchante, le Néo-Destour,ne se trouve pas dans le camp des vaincus, c 'est-à-dire compromis avec lesGermano- Italiens. Ayez la force de dominer vos ressentiments, de résisteraux entraînements de la foule qui ne voit pas loin et qui aura toujours

 fermement besoin d'être guidée dans la voie sinueuse et pleine de méandresde la lutte libératrice ! ».

Cette lucidité, il en fit de nouveau la preuve lorsqu'il s'éloigna du systèmetotalitaire d'un bloc communiste dont il devait prévoir, longtemps à l'avance,l'implosion, pour choisir le camp de la liberté permettant à la Tunisie decontinuer à préserver sa personnalité propre, son choix et son destin.

Déjà en mars 1953, il écrivait de l'île de la Galite, dans ce fameux tractdont je conserve une copie :

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« Où veut-on en venir ? S'imagine-t-on qu 'un peuple de vieille civilisationarabe et de religion musulmane, un vieux peuple qui eut son heure de gloire,qui a une civilisation, une histoire qui s'est constitué en État, autour d'unedynastie faisant elle-même suite à quatre autres (hafside, ziride, fatimide etaghlabite) dont la plus ancienne remonte à la fin du VIII e siècle, au temps de

Charlemagne et Haroun Errachid (sic), s'imagine-t-on qu'un peuple aussiindividualisé, aussi fier de son passé, va se laisser absorber, dissoudre dansune communauté étrangère ?.. ».

Pour nous, jeunes Sadikiens, désireux de relever les défis, Bourguiba aincarné le destin de notre patrie à un point tel qu'il s'était identifié à elle.

À ces qualités d'homme d'État hors du commun, dont les circonstanceshistoriques allaient en faire le Père de la nation, il faut ajouter un charisme oùle charme personnel jouait un rôle important.

Aimanté par une vitalité débordante, Bourguiba avait le don de provoquerdes réactions affectives intenses et des adhésions passionnées. Il était dotéd'un magnétisme qui suscitait l'attachement et le dévouement de ceux quil'entouraient. Il faut ajouter une haute capacité de persuasion et un goût inné

 pour le débat et le combat. C'était également un grand stratège et un fintacticien. Il savait apprécier le rapport des forces et élaborer, en conséquence,une politique adaptée à ses moyens.

Il ne s'attaqua jamais à la France en tant que telle, mais au système

colonial qu'à un moment de son Histoire, elle représenta. Il ne se laissa pasintimider par la supériorité militaire de la partie adverse, mais cherchacontinûment à gagner la sympathie des Français libéraux, à les persuaderd'accepter des « évolutions obligées » nécessitées par la marche del'Histoire. Les objectifs, qu'il traça à la lutte de libération nationale, furentraisonnables et gradués. Il veilla à ce qu'ils ne fussent pas forcémentantinomiques avec les intérêts supérieurs de la France qui étaient, à ses yeux,distincts de ceux des colons et des petits fonctionnaires français.

Sa stratégie se basait, en fait, sur un retournement dialectique des valeurs propres de l'adversaire. Bourguiba n'hésita pas à invoquer les valeurshéritées du Siècle des Lumières et de la Révolution française pour défendrele droit du peuple tunisien à l'autodétermination. Il n'a jamais cherché àexploiter les difficultés de la France, comme au cours de la Deuxième Guerremondiale, pour s'allier avec ses ennemis. Il avait élaboré, pour servir cettestratégie, une tactique fondée sur la combinaison des périodes de tension parla multiplication des manifestations généralement pacifiques et l'exploitationdes erreurs, parfois des bavures, de l'adversaire et des moments plus calmesoù l'attrait du compromis possible prenait le pas sur la confrontation.

Cette démarche alternée était soutenue par la politique des étapes quiconsistait à engranger tout acquis au lieu de pratiquer la politique du tout ourien. C'est cette méthode qui devait créer le schisme yousséfiste, au momentoù il fallait accepter ou refuser l'autonomie interne. Bourguiba voyait dans

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cette concrétisation une étape décisive menant vers l'indépendance totale, les partisans de Ben Youssef voulaient celle-ci, tout de suite sans condition

Le réalisme de Bourguiba l'emporta heureusement et l'indépendancesuivit de peu l'autonomie. C'est parce qu'il avait adapté son combat à sesmoyens, que Bourguiba réussit à gagner sans rompre avec la France. Il avaitl'habitude de pasticher les résignés, les couards qui répétaient : « La paume

de la main ne peut rien contre l'alêne ». Mais à force de persévérance et decourage, la paume avait fini par se faire reconnaître et accepter.

Les qualités de Bourguiba furent reconnues au-delà des frontièresnationales. Kennedy s'adressant à Bourguiba, l'avait qualifié de «  Washingtontunisien ».  De Gaulle traça de lui, dans ses Mémoires d'espoir,  un portraitflatteur :  « J'ai, devant moi, un lutteur, un politique, un chef d'État dontl'envergure et l'ambition dépassent la dimension de son pays ».

Ce lutteur, ce combattant de l'indépendance était doublé d'un bâtisseur. Il

fut, en effet, le créateur de l'État moderne tunisien, le dotant d'institutionsassurant la bonne marche des affaires publiques, garantissant les droits et lesdevoirs des citoyens, contribuant à la naissance d'une homogénéiténationale. Il combattit le tribalisme et le régionalisme, assura l'égalité desdroits entre les hommes et les femmes, édicta un Code du statut personnel,ouvrit l'enseignement à tous les enfants tunisiens sans distinction de sexe oud'origine sociale.

Sur le plan international, il adhéra aux valeurs de liberté de l'Occident tout

en soutenant les luttes d'émancipation des peuples opprimés. Ce qui nel'empêcha pas de prôner l'efficacité contre la rhétorique et de donner à certainsdirigeants de luttes armées, des conseils de réalisme et de modération.

Il faut souligner que le rayonnement international de la Tunisie doitégalement beaucoup à de grands ambassadeurs qui surent mettre enapplication, avec talent, les principes tracés par Bourguiba : Mongi Slim,Mohamed Masmoudi, Ahmed Mestiri, Mahmoud Mestiri, SadokMokkadem, Nejib Bouziri, Bourguiba fils, Taïeb Slim, Mahmoud Mamouri,

Habib Chatti, Ahmed Ounais, Zouhir Chelli, Kacem Bousnina, MohamedJnifène... pour n'en citer que les plus connus. Je voudrais, ici, leur rendrel'hommage qu'ils méritent pour avoir réussi à donner de la Tunisie, uneimage exemplaire sur le plan international.

Bourguiba avait, sans doute, les défauts de ses qualités. Son identificationavec le peuple pouvait aller jusqu'à se penser unique et irremplaçable. Sonaptitude à la pédagogie pouvait se changer en paternalisme. Sa ténacité virait

 parfois à l'entêtement.

1. Je pense, pour avoir vu Ben Youssef deux fois durant la crise, à la fin de 1955, que l'ancienSecrétaire général du Néo-Destour, se serait accommodé de l'autonomie interne s'il avait pu être «

 promu » n° 1 du Parti.

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Les dernières années de son exercice du pouvoir accentuèrent ces défauts.La conviction qu'il était irremplaçable se renforçait et ne lui permettait plusd'imaginer le futur de la Tunisie sans lui. C'est pour cela qu'à la stabilitégouvernementale qui caractérisa la première période de son exercice du

 pouvoir, succéda une période agitée et erratique caractérisée par deschangements de ministres aussi rapides qu'infondés et par la montée en

 puissance de courtisans cyniques autour de lui.Convaincu qu'aucun autre que lui ne pouvait diriger le pays, il ne pensa

 jamais se retirer du pouvoir pour assurer la pérennité de l'État qu'il avait tantcontribué à fonder. Sa seule fidélité était pour la Tunisie et son seul moteurl'idée qu'il se faisait de sa mission. Certes, « la vieillesse est un naufrage ».Bourguiba n'échappa pas à la loi organique du temps qui passe, diminuantles capacités, affaiblissant les énergies, bridant les volontés. Mais malgré lafin peu glorieuse d'une trajectoire étincelante, je crois que ce sont les qualitésd'exception d'un combattant hors du commun et d'un bâtisseur de génie,méthodique et réformateur que le jugement de l'histoire retiendra de l'actionde Bourguiba. C'est en tout cas, cette image rayonnante du révolté de BordjLebœuf, du solitaire de l'île de la Galite, du semeur de graines fécondes que

 je veux garder de celui dont je fus le « fils » spirituel, respectueux, fidèle etaimant. Malgré toutes les vicissitudes et les avanies !

Bourguiba, par son exemple, par son discours et son action, par ses

sacrifices, m'a aidé, adolescent, à trouver une raison de vivre et de militer. Ilm'a permis, à l'âge d'homme, de participer à l'édification d'une Tunisiemoderne et maîtresse de son destin. Tous comptes faits, je suis fier d'avoirété un bourguibiste et un bourguibien, d'avoir œuvré avec lui pour ma Patrie,la Tunisie. Je crois que les générations futures diront un jour ce qu'a ditChateaubriand de Napoléon : « Vivant, Bourguiba a marqué la Tunisie, mortil la conquiert ! ».

Dès que j'ai appris son décès, le 6 avril 2001, j'ai, dans mon exil, rédigél'article suivant que  l'Audace a publié :

« Si El Habib« Ainsi nous l'appelions affectueusement, autour de moi à Monastir, à

Tunis et partout dans le pays... jusqu 'en 1957, où les citoyens commencèrentà lui donner du... Monsieur le Président.

« Je l'ai approché depuis mon jeune âge : déjà au cours de l'été 1933, à7 ans à peine, mon père me prit par la main pour assister avec lui à la fêtede la circoncision de son fils, Habib junior, dans le patio de la maison deSalah Mzali, caïd de Monastir au moment où les troupes françaises faisaientleur entrée dans la ville en 1881 et foulaient son Ribat, édifié au DC siècle

 par le gouverneur représentant les Abbassides.

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« Sa grand-mère maternelle était une Mzali, tante de mon père. Dès 1933, je n'ai cessé de le voir, de l'écouter, d'être subjugué par son charisme, sa forte personnalité, ses qualités de tribun et de dialecticien.

« Grâce aux enseignements de mon père, de l'un de mes oncles maternelsqui a connu les geôles françaises durant de longues années (feu ChadliGhédira), mais surtout au contact de Bourguiba, j'ai découvert et aimé ma

 patrie, au-delà de la misère ambiante, du tribalisme, de la lâcheté des uns etla traîtrise des autres ;j 'ai découvert l'engagement patriotique, la grandeurde la lutte et le devoir de sacrifice dans l'âpre combat pour libérer mon payset en faire un État libre, émancipé et développé. Bourguiba avait le don de

 provoquer des sentiments affectifs intenses, il savait susciter chez lesmilitants et les militantes un dévouement passionné, se les attacherdurablement. Il avait la parole incisive, le geste résolu d'un homme

d'autorité, le regard dominateur qui dégageait un véritable magnétisme.Gabriel Puaux  [haut fonctionnaire de la Résidence générale de France]l'appelait "le magnétiseur de Monastir". Charles-André Julien affirme dans

 son livre « Et la Tunisie devint indépendante » que Bourguiba défendait son point de vue avec une force qui atteignait facilement la véhémence tellementil se considérait comme "consubstantiel" à la Tunisie. Ses propos captaientl'attention et captivaient les auditeurs ; son parler ensoleillé plaisait et

 subjuguait les foules. Il était un maître émérite dans l'escrime des mots et

l'art de la formule. Il avait aussi une plume remarquable ; ses articles de presse étaient un modèle de clarté, de concision, d'analyse et de synthèse ; ses polémiques étaient redoutables et son ironie décapante. Deux portraits satiriques, parmi tant d'autres, esquissés au début des années trente, l'un du Dr Tremsal, président délégué de la municipalité de Tunis à l'occasion de lacérémonie du 4(f jour de la mort du grand poète Ahmed Chawki où le DrTremsal trônait entouré de fez, de chéchias et de turbans, l'autre de "Arf "

 Lalou, aide préparateur à la pharmacie de Monastir... étaient un modèle du

 genre et rappelaient les Fables de La Fontaine.« En fait Bourguiba avait une vaste culture, arabe et française, surtout politique, juridique, historique et littéraire. Il lisait beaucoup et nous incitait parfois à lire tel ou tel ouvrage. Il était intellectuellement curieux etrecherchait la compagnie des universitaires, des chercheurs, des théologienset des hommes de lettres. C'est ainsi qu'il a cru devoir faire une nouvellelecture du Coran et, à partir d'un verset célèbre, conclure à l'interdiction dela polygamie. Bourguiba surtout, mais aussi ses camarades et ses premiers

compagnons de lutte m'avaient appris que l'indépendance de la Tunisie, saliberté, sa dignité... étaient indissociables des valeurs spirituelles etculturelles nationales, donc de la sauvegarde de notre langue et de notrereligion, remparts contre l'assimilation, et dépassement de notre conditionde "poussière d'individus", imposée par les "siècles obscurs" et théorisée

 par les chantres de l'Européocentrisme, et autres Renan, Gautier...

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« Indépendance, dignité et authenticité étaient donc, aux yeux des jeunesmilitants que nous étions, constitutifs de notre quiddité, de notre personnalitéet condition de notre apport à l'enrichissement de l'humanité et à la paixentre les hommes, fondée sur l'estime mutuelle. Ainsi, à 20 ans, nous n 'étions

 pas à Sadiki ou au Quartier Latin, mus par la politique, mais par une vague

d'enthousiasme et d'espérance... nous vibrions de patriotisme et dedévouement pour mériter l'honneur de participer à la libération de notre pays et assumer notre condition humaine.

« Bourguiba a symbolisé pour nous, un combat existentiel, il a incarnénos espoirs, par la suite, le destin de la Nation au point de s'identifier à elle.

 Nous savions qu 'il n 'était pas spécialement un organisateur né mais plutôtun homme de fougue, d'élan, d'idéal, le contraire d'un apparatchik, qu'ildétestait le langage soit-disant savant ou technocratique que les masses ne

comprenaient pas...« Homme de convictions solides, doté d'une volonté inébranlable, d'une force de caractère hors du commun, il a bravé la répression, résisté à toutes

les lâchetés, surtout celles de nombre de ses compagnons, et ne succomba pas à dix années de prison, à quatre ans d'exil et à de gros ennuis de santé.

« Étudiant en philosophie, il y a plus de 50 ans, j'ai toujours étéimpressionné par son refus des thèses déterministes et des explicationsmatérialistes de l'Histoire. Il était un grand pédagogue et son amour du peuple

le motivait pour redoubler d'ardeur afin de le transformer, de changercertaines mentalités, à force d'explication, de conscientisation, de dialogue, en

 se référant souvent au verset coranique : "Dieu ne change la condition deshommes que dans la mesure où ils font l'effort de se transformer eux-mêmes ".

 Ayant suivi les cours d'Henri Bergson à la Sorbonne à la fin des années 20, ila fait sienne cette pensée du grand philosophe : "il faut agir en homme de

 pensée et penser en homme d'action ".« Les historiens évalueront à sa juste valeur l'épopée du père de

l'indépendance, la réussite de l'architecte de l'État tunisien, populaire,moderne et progressiste.

« En tant que disciple et compagnon de ce grand homme pendant près decinquante ans, j'ai tenté d'esquisser quelques traits de sa personnalitéimmense, de son génie politique, sans prétendre cerner le sujet... Car il estdifficile à quiconque de décrypter le personnage entré déjà dans l'Histoiredes Grands de ce XX e  siècle si tourmenté et si riche en événements et enavancées, surtout en matière de décolonisation... mais je reste persuadé que

nul ne peut et ne pourra effacer la trace de Bourguiba en Tunisie. Qui s'yessaierait s'y épuiserait. Hélas, ce grand homme n 'a pas lu Lao Tseu quidisait, il y a plusieurs siècles : "se retirer à l'apogée de son mérite et de sarenommée est la voie même du ciel ! ". Il n 'a pas compris que l'âge émoussela combativité, développe l'infatuation, réduit la capacité d'écouter,

 persuade que les autres sont des incapables et qu'on est donc

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irremplaçable... Bourguiba, dans la plénitude de ses facultés physiques etintellectuelles a gagné toutes les batailles ; il a perdu en fin de parcours, une

 seule : celle du vieillissement et de la maladie. Seraient bien sages de s'inspirer de sa vie et de sa mort ceux qui se croient aujourd'hui immortels.Que ne lisent-ils et ne méditent-ils Bossuet qui écrivait, il y a trois siècles

environ : "la force ne peut jamais persuader les hommes, elle ne fait que deshypocrites ".

« Bourguiba mort restera vivant dans le cœur des Tunisiens. Que Dieu lui pardonne et l'aie dans sa miséricorde. »

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Conclusion

Celui qui aura fait le bien du poids d'un atome le verra,et celui qui aura commis le mal du poids d'un atome, le verra aussi.

Coran

C'est un art de contempler ce que les ans

nous apportent plutôt que ce dont ils nous privent.

André GideComme la vie aurait été belle si nous naissions à l'âge de 80 ans,

 pour avancer graduellement jusqu 'à l'âge de 18 ans !

Marc Twain

Redoutable exercice que celui auquel est astreint tout mémorialiste arrivéà la conclusion de son récit. Comment résumer en peu de lignes tout ce quifut une vie avec ses pleins et ses déliés, ses succès et ses échecs, ses rires etses larmes, ses convictions et ses doutes, ses affirmations et sescontradictions ?

Et pourtant, au-delà des brumes, se devine l'essentiel de la trajectoire

qu'une sorte de boussole de l'Etre trace pour chacun de nos destins.Pour ce qui me concerne, les pôles qui ont déterminé mon parcours, peuvent

être désignés, avec une relative clarté. Je crois avoir été, d'abord, un homme deconvictions. Je n'ai jamais aimé les tièdes, les cyniques ou les indifférents. J'aitoujours cru en la nécessité d'un engagement pour défendre les valeurs que l'onfait siennes. J'ai été militant par conviction, non par arrivisme, patriote paradhésion, non par calcul. Aujourd'hui encore, malgré toutes les vicissitudes, jefais miennes ces paroles de Léon Blum dans ses Lettres de Buchenwald 1  :

« Non seulement je ne renie rien de mes convictions passées, mais, aucontraire, je persévère avec une certitude plus entière et une foi plus ardenteque jamais ».

1. Gallimard, 2003.

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Le deuxième pôle qui a attiré mes pas et montré le chemin est, sans doute,un volontarisme revendiqué. Partageant, depuis ma jeunesse, la devise deGuillaume d'Orange, j'ai toujours pensé «  qu'il n'est pas nécessaired'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».

Jamais un échec ne m'a découragé durablement, ayant toujours estimé

que la récompense d'une action est dans l'action elle-même et que l'effortentrepris doit poursuivre, prioritairement, la satisfaction du devoir accompli.Ceux qui croient à l'astrologie imputeront cette ténacité à mon signe zodiacal: le Capricorne auquel on prête cette capacité. Plus simplement, je crois quele volontarisme est un élément fondateur de mon caractère que monéducation a affirmé et conforté.

Ces deux pôles ont encouragé le développement en moi du sens du devoir,de la droiture et de l'exigence éthique. Bien sûr, en politique, ce ne sont pas

là forcément des avantages tactiques, ni des qualités « payantes ».Sans doute ai-je toujours préféré la sincérité à l'habileté tacticienne, larecherche de l'adhésion des cœurs et des esprits à leur manipulation, la bonnefoi à la duplicité et la générosité spontanée au calcul politicien. Bien sûr,l'âpre vérité du réel m'a appris que l'on ne peut, hélas, gouverner avec de

 bons sentiments ou même des idées justes. Oui, l'âpre vérité du réel m'aappris que Hobbes avait, parfois, raison contre Jean-Jacques Rousseau et quela bonté n'est pas chose naturelle mais difficile et - à mes yeux - nécessaire

conquête toujours menacée.Oui, l'âpre vérité du réel m'a appris que la force brutale et la rusemachiavélique triomphent, souvent, de l'exigence morale et de la bonne foidu militant sincère. Je compris, aussi, que la vérité, en politique, comptesouvent moins que sa perception par l'opinion.

Mais quelle que soit la dureté de cette « leçon », je maintiens mon proprecap. Certes, j'ai commis des erreurs, voire, à mon corps défendant, desfautes. Qui, de ceux qui agissent en n'importe quel domaine, peut prétendre

le contraire ? Mais pour moi l'essentiel demeure que j'ai constamment agiconformément à mes convictions et jamais à l'encontre de mes principesmoraux.

Cette action m'a permis, souvent, de changer la réalité et de faire évoluerles situations, au bénéfice du plus grand nombre.

La création de la télévision tunisienne, la direction d'une revue pérenne, laloi sur l'avortement, l'implantation de la pratique sportive, le lancement d'unesérie de réformes tendant à renforcer le processus de démocratisation de la vie

 politique, les nombreuses actions en vue de promouvoir une coopérationéconomique Sud-Sud sont, parmi de nombreuses autres concrétisations danstous les domaines où j'ai accompli ma carrière gouvernementale, desréalisations qui donnent sens et justification à mon engagement de patriote etde militant qui s'est toujours voulu au service de la politique et, non commecertains, mettant la politique au service de leurs ambitions.

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J'ai certes mis longtemps à comprendre qu'en politique, l'éclat tranchantde la lucidité doit corriger les aveuglements de la fidélité.

Mes rapports avec Bourguiba témoignent de cette évidence que j'ai

longtemps répugné à reconnaître.En fait, je n'étais pas un « embusqué » en train d'attendre son heure,comme une araignée au centre de sa toile. Je ne m'étais jamais demandécomment faire pour durer plus longtemps dans mon fauteuil de Premierministre. Une anecdote prouve ce mépris que j'avais pour la combinazione. En1984, le directeur de Jeune Afrique, camarade de classe et ancien ministre del'Information, Béchir Ben Yamed était venu prendre le thé chez moi, un après-midi. Au cours de la conversation, il me fit la suggestion suivante : «  Pour

t'assurer le maximum d'atouts dans la course à la succession, tu devrais,comme le fit Edgar Faure à la veille d'une élection présidentielle, choisirtrois hommes politiques parmi ceux qui sont les plus en vue et promettre àchacun d'en faire ton Premier ministre, le moment venu ».

Je déclinai poliment la suggestion : «  Mais qui te dit, Béchir, que Bourguiba me maintiendra jusqu'à sa mort ? Le ferait-il que je ne puisconsentir moralement à la manœuvre que tu me proposes ».

Déçu par ma réponse, mais pas découragé, il répliqua : « Contente-toi de

n 'en choisir qu 'un seul ». Je voulus en savoir plus : « Lequel ? ».Il n'hésita pas : « Béji Caïd Essebsi, le ministre des Affaires étrangères ».Je le questionnai muettement sur la raison de ce choix.« Il est tunisois et a l'oreille de la Présidente ! » Je maintins mon refus

 pour les mêmes raisons d'ordre éthique.À une équipe de TF1 qui souhaitait savoir, quelques mois plus tard, si

 j'avais en tête quelqu'un à désigner comme Premier ministre au cas où jedevrais accéder à la magistrature suprême, je fis la même réponse : « Non ».

J'ai tout connu de la politique, ses grandeurs et ses servitudes, sa noblesseet ses turpitudes.

Mais j'ai été, comme d'autres, désavantagé par le fait d'exercer cet art àl'ombre pesante d'un Bourguiba devenant de plus en plus susceptible et de

 plus en plus influençable avec l'âge. Il m'était difficile d'exposer clairementma propre vision touchant à tel ou tel domaine, notamment la démocratie, et

encore moins de lui donner une concrétisation appropriée en m'émancipanttotalement de cette emprise tutélaire qui ne relevait pas seulement de lasimple répartition constitutionnelle des attributions et des fonctions mais quiétait comme une sorte de gangue propre au pouvoir paternaliste et englobantde celui qui n'était pas seulement le chef de l'État, mais aussi le Père de la

 Nation.

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Cette nature particulière du pouvoir exercé par un Bourguiba jaloux de ses prérogatives jusqu'à l'excès, avait eu une influence sur l'ensemble du personnel politique du pays. La première qualité était devenue, au fur àmesure que s'exacerbait cette tendance, le savoir-faire manœuvrier, quand cen'était pas plus simplement l'aptitude à la courtisanerie. Or j'étais comme un

merle blanc dans cette volière : je voulais utiliser le pouvoir pour créer, pourréaliser, non pour durer ou « arriver ».Je me méfiais des « délices de Capoue », de cette mauvaise ivresse que

 procure, chez certains, le pouvoir, des compromissions auxquelles il pousse,de l'enfermement et de la solitude qu'il provoque.

J'ai toujours veillé à rester naturel et proche des gens. Lorsque je parlaisdes problèmes du petit peuple, je le faisais sans démagogie ni populisme car,contrairement à d'autres, « Je n 'aipas appris la misère dans les livres, je l'ai

apprise dans la vie », comme disait Albert Camus.En disciple de Bourguiba, j'ai toujours cru en la vertu de la parole qui,

sincère et claire, responsabilise, transforme, convainc et pousse à l'action. Je partageais les paroles profondes et vraies du grand leader algérien FerhatAbbas qui écrivit dans son livre L'indépendance confisquée  1  : « C'est grâceà la liberté de parole que notre peuple a pu se former politiquement et

 s'armer moralement, et qu'il est monté, enfin, à l'assaut de la forteressecoloniale et de ses injustices. La parole a ses miracles. Notre prophète l'a

confirmé : "J'ai été envoyé,  dit-il, avec l'épée et le Verbe et j'ai constaté quele Verbe était plus tranchant que l'épée". Le Verbe, c'est l'étincelle d'où

 jaillissent la Lumière et la Vérité. La parole porte en elle des forcesinsondables. Sans liberté de parole, un peuple ne vit pas ».

Bourguiba rappelait souvent dans ses discours le verset coranique : « Dieu,en vérité, ne modifie nullement l'état d'un peuple, tant que les individus (quile composent) ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes ».

La parole a contribué à cette modification de l'état du peuple tunisien,naguère fataliste et résigné. Affirmer cela n'est pas faire preuve de populismemais de pédagogie.

Je sais que, dans chaque vie, le bonheur et le malheur sont tressés commeune natte et indissolublement liés. C'est pourquoi je ne me suis pas apitoyé surmoi-même lorsque sonna l'heure de l'épreuve. J'ai mené un combat pour

défendre l'honneur et l'intégrité des miens, étant convaincu de leur innocencequi ne tarda pas à s'imposer, au-delà des épreuves de la prison, des tortures, dela spoliation de biens et du chômage qu'on leur infligea injustement.

1. Flammarion, 1984.

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Mon épouse et moi vivons ensemble depuis 1950, uniquement avec nostraitements sans penser à amasser biens et richesses. Nous ne laissons pratiquement rien à nos six enfants, sauf une solide formation universitaire etune bonne éducation.

J'espère qu'ils continueront sur la voie de la droiture et qu'ils seront

toujours fiers de leurs parents qui ont su vivre pour autrui.Contre ceux qui voudraient abuser la crédulité de ceux que j'ai tenté de

servir tout au long de ma vie, je veux affirmer des faits qui peuvent êtreaisément vérifiés par les hommes de bonne foi et qui se passent decommentaires :

1) Mes enfants ne se sont pas enrichis, ni ont profité de ma position politique.

2) J'ai pu subvenir à mes propres besoins dans l'exil et à ceux de mes

enfants réduits au chômage, malgré leurs titres universitaires, grâce à l'aidegénéreuse et désintéressée de certains hauts responsables des pays du Golfe.

« La clé du bonheur,  écrivait M.S. Mzali dans son livre Au fil de ma vie,est de savoir limiter ses désirs à la mesure de ses possibilités. Seuls lesinsatiables continuent de souffrir même lorsqu 'ils sont comblés. »

L'âge, le grand âge, peut être, certes, un naufrage. Je l'ai constaté, avecregret et pitié, aux côtés de Bourguiba. Mais ce n'est pas toujours le cas.Comme il y a de jeunes prodiges, l'Histoire nous enseigne qu'il y a toujourseu des floraisons tardives : Sophocle a écrit Œdipe à Colone à l'âge de 90ans, Michel Ange s'employait, à 80 ans passés, à terminer les fresques dela Chapelle Sixtine, Le Titien continuait à peindre à 81 ans  (La descentede Croix), Picasso et Matisse suivirent l'exemple de leurs prédécesseurs,Victor Hugo acheva la seconde  Légende des siècles  après 80 ans. La

 politique ne fut pas en reste : Georges Clemenceau sauva la France en1917 et continua son activité à plus de 80 ans. C'est dire que l'on n'a quel'âge de sa résignation. Aujourd'hui, si je pense, à cause de mon âge, ne

 plus avoir d'avenir politique personnel, cela ne veut nullement dire que j'envisage, un seul moment, de ne plus être un témoin et un participantactif aux luttes que mènent les peuples du monde pour leur dignité, leurémancipation et leur bien être partagé.

Sous d'autres formes, je continuerai, par la réflexion, le débat et l'écrit, àservir les idéaux de ma jeunesse prouvant ainsi ma fidélité à un engagement: rompre les habitudes qui corrompent l'entendement et le confort qui endortles consciences, participer aux grands débats qui marquent notre temps decrise et sa perte de sens et contribuer, un tant soit peu, avec beaucoupd'autres, à l'émergence d'une nouvelle manière de « vivre ensemble ».

Cartésien, je le suis, bien sûr. Mais je refuse de croire que la mort estun néant absolu, que notre existence est inutile. Quoiqu'il en soit, mon

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 paradis c'est dans le cœur de mes enfants et de mes petits enfants, de mesélèves, de mes vrais amis, que j'espère le trouver.

J'espère qu'ils seront fiers de ce que leur père, leur mère, leurs grands- parents leur auront légué. Non pas des biens ou une fortune périssable maisdes valeurs durables qui sont la noblesse de la condition humaine.

C'est dans la mémoire de ceux qui vous aiment que toute survie, par delànotre fugace passage sur terre, devient possible. Comme une étoile attentivequi éclaire le chemin de nos héritiers.

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Biographie de l'auteur

 Né à Monastir le 23 décembre 1925.Études secondaires au collège Sadiki (1940-1947).Études supérieures à la Faculté des lettres de Paris (Sorbonne) où il

obtient la licence de philosophie et le diplôme d'études supérieures de let-tres.Professeur au collège Sadiki, au lycée Alaoui et à l'université de laZitouna (1950-1956).Chef de cabinet du ministre de l'Éducation nationale de 1956 à 1958.Directeur générale de la Jeunesse et des Sports de 1959 à 1964.Directeur général de la Radiodiffusion de 1964 à 1968. Il créa la télévi-sion tunisienne le 1 er juin 1966.Ministre de la Défense nationale de 1968 à 1969.

Ministre de l'Éducation nationale à trois reprises : en 1970, 1972 et1976.

Ministre de la Santé de 1973 à 1976. Nommé Premier ministre le 23 avril 1980.Fut déchargé de ses fonctions le 8 juillet 1986.Fut membre du Bureau politique du Néo-Destour de 1964 à 1986.Député de la Nation de 1959 à 1986.Élu conseiller municipal de la ville de Tunis en 1960 et réélu en 1963.

Élu maire de l'Ariana de 1969 à 1972.Fonda en 1955 la revue culturelle Al Fikr.Élu membre à vie du Comité international olympique en 1965.Élu et réélu président du Comité olympique tunisien de 1962 à 1986.Élu président du Comité international des Jeux méditerranéens (1979-1987).

Président d'Honneur du Comité International des Jeux Méditerranéenset Président de sa Commission d'éthique.

Membre des Académies des Belles Lettres du Caire, de Damas, deBagdad et d'Amman.Membre (étranger) de l'Académie française des sports depuis 1978.Membre du conseil d'administration du Comité international pour leFair-Play depuis 1979.Marié depuis 1950 avec Fathia Mokhtar, père de six enfants, grand-pèrede douze petits-enfants et arrière grand père de 2 arrière petits enfants.

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Table des matières

Introduction - Pourquoi ces mémoires ? 9

Ire

 partie - La braise et la cendre 13Chapitre I- La Roche Tarpéienne 15Chapitre II - « Crise économique » ou « sakana » ? Une

manipulation comme prétexte 35Chapitre III - Le tranchant de 1 ' exil 43Chapitre IV - Le regard de la Méduse 65

IIe partie - L'âge d'homme 79Sur les bords du lac Léman 81Chapitre I - Apprendre à être 85Chapitre II - Les leçons de Socrate. Étudiant à Paris 97Chapitre III - Un engagement multiforme 105

IIP partie - Tous comptes faits 119Contribution à l'édification d'un État moderne 121

Chapitre I - Au service de la jeunesse et du sport ;les séductions d'Olympie 123

Chapitre II - À la radio télévision. Création de la télévisiontunisienne 161

Chapitre III - À la tête d'un ministère de souveraineté :la défense nationale 177

Chapitre IV- Allers-retours au ministère de l'Éducation Nationale. La fausse querelle de l'arabisation 187

Chapitre V - Une action permanente au service de la culture . .210Chapitre VI - Au service de la santé publique.

Un enjeu de société 220IV

e partie - Premier ministère : le fil interrompu 231

Chapitre I - Une nomination inattendue 233Chapitre II - Premières mesures 245

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Chapitre III - La démocratie : un premier axe de mon action 251Chapitre IV - Une expérience sabotée 270Chapitre V - Le combat continué pour la démocratie 281Chapitre VI - Le complot du pain 287

Chapitre VII - Le développement : un deuxième axe de monaction au Premier ministère 310Chapitre VIII - Malentendus avec les syndicats 318 

Ve partie - Les relations internationales : un troisième axe

de mon action 343Chapitre I - Du Maghreb 346Chapitre II - D u monde arabe et des relations avec Kadhafi.... 352 

ChapitreIII - I rak 373Chapitre IV - Relations avec la France 378 Chapitre V - Relations avec les États-Unis 390 Chapitre VI - Relations avec l'Afrique 397Chapitre VII - Relations avec l'Asie 403

Épilogue - Bourguiba, tel qu'en lui-même 409 Conclusion 419 

Bibliographie de l'auteur 425 Table des matières 427 

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Ouvrage de l'auteur

 En arabe :

- La Démocratie,  éd. Kitab el Baath, Tunis, 1955.- L Esprit d'Al Fikr,  Maison tunisienne d'édition, Tunis, 1969.- Prises de positions,  Maison tunisienne d'édition, Tunis, 1973.-Études,  Maison tunisienne d'édition, Tunis, 1974.-Points de vue,  Société tunisienne d'édition, Tunis, 1975.- Sur les chemins de « la Pensée »,  Société tunisienne d'édition,

Tunis, 1979.- Lettre ouverte à Bourguiba,  Dar El Ahram, Le Caire, 1988.

En français :

- La Parole de l'Action,  Publisud, 1984 - traduit en arabe (Tunis)et en italien (Rome) en 1985 et en chinois (Pékin) en 1986.

-L' Olympisme aujourd'hui,  Éd. Jeune Afrique, 1984.- Lettre ouverte à Habib Bourguiba,  Alain Moreau, Paris, 1987.- Tunisie : quel avenir ?,  Publisud, 1991.- Repères, Apopsix Editions, Paris, 2010.

Traductions  (en collaboration avec Béchir Ben Slama) :

- Histoire de l'Afrique du Nord,  de Charles-André Julien, Maisontunisienne d'édition, Tunis. Tome I, 1968. Tome II, 1979.

- Colons français et jeunes Tunisiens,  de Charles-André Julien,Maison tunisienne d'édition, Tunis, 1972.

En couverture  : Mohamed Mzali et le président Bourguiba, en février 1965,dans les jardins du palais de la Kouba au Caire.

© Collection personnelle de l'auteur

Cahier-photo  : © Collection personnelle de l'auteur, excepté la photo du bas

 page 8 [© Présidence de la République française, service photographique, photo-graphien°4592-122 du 20 février 1981]

7/25/2019 Mzali Un Premier Ministre de Bourguiba Temoigne

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