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« Paradise Papers » La finance offshore, au cœur du capitalisme moderne «Me Too» : première tentative de bilan L’hiver vient – A propos de la situation en Chine la revue mensuelle du NPA N°94 JANVIER 2017 4 € Catalogne, le combat pour l’autodétermination

N°94 JANVIER 2017 4 € la revue mensuelle du NPAde la situation en Chine N°94 JANVIER 2017 4 € la revue mensuelle du NPA n. Comité de rédaction: Emmanuel Barot, Yann Cézard,

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« Paradise Papers » La finance offshore, au cœur du capitalisme moderne

« Me Too » : première tentative de bilan

L’hiver vient – A propos de la situation en Chine

la revue mensuelle du NPA N°94 JANVIER 2017 4 €

Catalogne, le combat pour l’autodétermination

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Comité de rédaction :Emmanuel Barot, Yann Cézard, Jean-Philippe Divès (chargé de l’édition), Ugo Palheta, Laurent Ripart, Virginia de la Siega, Galia Trépère, Régine Vinon, Henri Wilno.Pour contacter la rédaction : [email protected]

Gérant et directeur de la publication :Ross Harrold

Diffusion :01 48 70 42 31 – [email protected]

Administration :01 48 70 42 282, rue Richard-Lenoir 93108 Montreuil Cedex

Commission paritaire :0519 P 11509

Numéro ISSN :2269-370X

Société éditrice :Nouvelle Société de presse, d’audiovisuel et de communicationSARL au capital de 3 500 € (durée 60 ans)

Tirage :3 000 exemplaires

Maquette et impression :Rotographie, Montreuil-sous-BoisTél. : 01 48 70 42 22Fax : 01 48 59 23 28Mail : [email protected]

Tarif standard

Revue mensuelle 6 mois 22 euros 1 an 44 euros

Revue + Hebdo 6 mois 50 euros 1 an 100 euros

Tarif jeunes/chômeurs/ précaires

Revue mensuelle 6 mois 18 euros 1 an 36 euros

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Tarif jeunes/chômeurs/ précaires

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EtrangerJoindre la diffusion au 01 48 70 42 31 ou par mail : http ://[email protected].

PAR CHEQUE

l’Anticapitalistela revue mensuelle du NPA

EDITORIALHenri Wilno Iran : la vieille taupe sape les fondations du régime P3

ACTUALITÉAurore Lancereau « Me Too » : première tentative de bilan P4

Yann Cézard Scandale des « Paradise Papers » La finance offshore, au cœur du capitalisme moderne P6

Lionel Denis Les criminels de l’amiante continuent de tuer P10

Charlie Hore L’hiver vient – A propos de la situation en Chine P12

REPÈRESJean-Philippe Divès Révolution russe Il y a cent ans, la dissolution de l’Assemblée constituante P16

DOSSIERGérard Florenson La Catalogne et la « Transition démocratique » P20

Antoine Rabadan 155, v’là la Constitution « démocratique »… P22

Pierre Granet Ce que font et disent les « entités » indépendantistes P28

Gérard Florenson Trotsky et la Catalogne P30

EN DÉBATSYvan Lemaitre Droit à l’autodétermination et mouvement ouvrier Pour une politique démocratique, révolutionnaire, internationaliste P32

Jean-Philippe Divès Pourquoi soutenir la lutte pour la République catalane P34

FOCUSRégine Vinon Guadeloupe : le CHU brûle P36

sommaire

Un an après la première Women’s March, des millions de femmes (dont un million à Washington) ont à nouveau manifesté, le 21 janvier 2018, dans près de 300 villes des Etats-Unis. DR.

Retrouvez notre revue sur sa page du site national du NPA : http ://npa2009.org/publications-npa/revue. Les articles du dernier numéro y sont mis en ligne

progressivement au cours du mois, tandis que l’ensemble des numéros précédents y sont téléchargeables en format pdf.

Illustration de Une :Le 20 septembre 2017 à Barcelone, devant le ministère catalan de l’économie, après l’arrestation par la police espagnole de

l’un de ses responsables, accusé d’avoir préparé le référendum du 1er octobre. Sur l’urne : « Espagne, est-ce ton problème ? » Sur l'affiches : « Espagne et euro, escroquerie antidémocratique ». Reuters/Albert Gea.

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| 03l’AnticapitalisteEditorial

«Iran : la vieille taupe ronge les fondations du régime

La thèse de la manipulation est aussi reprise par les tenants du régime iranien et divers médias étrangers « anti-impérialistes », qui dénoncent des agissements américains et israéliens. Là aussi (même si ces agissements existent) c’est la même logique : les masses iraniennes ne sont bonnes qu’à être manipulées. Le 5 jan-vier, le syndicat de la sucrerie Haft Tapeh à Shush, dans le sud-ouest de l’Iran, s’est joint à d’autres structures indépendantes pour dénoncer la répression. Manipulés, les ouvriers de Haft Tapeh qui dès le début du mois de décembre dernier ont lancé une grève contre le non-paiement de leurs salaires ? Un porte-pa-role de la Fédération internationale des travailleurs de l’alimenta-tion a déclaré à juste titre : « Il n’y a pas besoin de spéculer sur les causes des grèves et manifestations comme celles de Haft Tapeh et de chercher des provocateurs étrangers. Les manifestations actuelles sont des expressions authentiques de frustration et de fureur ».

UNE LONGUE TRADITION DE LUTTESLe peuple iranien a une longue tradition de luttes et de révolutions : la révo-lution démocratique de 1904, les mouvements so-ciaux massifs de la fin de la 2e Guerre mondiale, les affrontements autour de la nationalisation du pé-trole en 1953, la montée des luttes des années 1970, la révolution de 1979. A chaque fois, les aspirations des travail-

leurs ont été brisées par l’impérialisme et la réaction interne. La révolution de 1979 a été marquée par une explosion de grèves et le développement de l’auto-organisation dans les entreprises, mais cela n’a pas été suffisant pour empêcher sa confiscation par Khomeiny et la hiérarchie religieuse. Le nouveau régime s’est at-taché à la destruction systématique des organisations ouvrières, tout en étant forcé d’octroyer quelques améliorations sociales, remises en cause ces dernières années.Les manifestants de décembre-janvier se sont trouvés confrontés à une répression massive. Sans exclure des rebondissements, une première phase semble achevée. Avant même le mouvement, les syndicalistes étaient déjà pourchassés et emprisonnés : le syndica-lisme indépendant est interdit et les quelques structures existantes sont éparpillées et fragiles. Les courants de la gauche anticapita-liste sont loin d’être en état d’offrir une perspective politique aux luttes sociales. Mais ceux qui ont manifesté sont pour partie les mêmes que le régime aimait à présenter comme sa base populaire. Cette première phase annonce une possibilité d’avenir autre que celui promis par les mollahs ou les impérialistes : la « vieille taupe » continue de creuser, soyons-en sûrs. Dans l’immédiat, notre pre-mier devoir est la solidarité pour exiger la libération des plus de 3700 personnes arrêtées, et la justice pour les assassinats de cinq détenus. o

« Bien creusé, vieille taupe »  : Marx citait ce vers de Shakes-peare pour souligner que l’histoire sociale agit de manière au-tant souterraine que visible et que les triomphes de surface de la réaction préparent parfois les effondrements à venir. Rien de mieux adapté aux évènements qui se sont déroulés en Iran au tournant 2017-2018.Des dizaines de milliers de personnes, avec de nombreux ou-vriers, membres des couches populaires et jeunes, ont manifesté dans plus de 70 villes du pays. Elles protestaient d’abord contre la cherté de la vie, le chômage, la corruption mais se sont aussi attaquées à des édifices liés au pouvoir en scandant des slogans dénonçant le régime. Ce sont les premières grandes manifesta-tion depuis des décennies sans référence religieuse ni soutien à l’une des factions du régime.Le facteur déclenchant a été le budget présenté en fin d’année par le gouvernement du président « réforma-teur » Rohani. Ce der-nier avait fait miroiter à la population les re-tombées de la levée des sanctions écono-miques internatio-nales suite à l’accord sur le nucléaire ira-nien. Mais ces retom-bées, limitées du fait du sabotage des Etats-Unis, ont de toute façon bénéficié avant tout à l’oligarchie écono-mique liée au pouvoir. Le budget présenté par Rohani s’inscrit dans l’orthodoxie néoli-bérale, déjà mise en œuvre par son prédécesseur à la présidence (Ahmadinejad), mais camouflée alors par un discours et quelques mesures populistes.

MANIPULATIONS ?Les caractéristiques des manifestations ont surpris la plupart des commentateurs de la vie politique iranienne focalisés sur les luttes internes entre « réformateurs » et « conservateurs » (plus étroite-ment liés à l’armature du régime : clergé, Gardiens de la révolution et fondations religieuses). Du coup, ont fleuri les thèses sur la mani-pulation. Comme les premières manifestations ont eu lieu à Mash-had, certains ont dénoncé le complot des « conservateurs ».Certes Mashhad est un grand sanctuaire du chiisme mais c’est aussi une ville de plus de trois millions d’habitants avec des indus-tries chimiques, textiles, agro-alimentaires, ravagée par le chô-mage et les inégalités. Et même s’il est vrai que les « conserva-teurs » ont favorisé des manifestations, ils ont été vite débordés par le mouvement populaire qui a avancé ses propres mots d’ordre. Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire que de tels mécanismes s’enclenchent : en 1905 en Russie, c’est le pope Gapo-ne, agent de la police secrète tsariste, qui a été un des organisa-teurs du mouvement ayant débouché sur la révolution de février.

N°94 JANVIER 2017

PAR HENRI WILNO

A Mashhad, le 4 janvier 2018. DR.

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04 |Actualité

PAR AURORE LANCEREAU

constate une libéralisation accrue des tâches reproductives comme nouveau marché potentiel (ce qu’on peut appeler dans le langage courant le phénomène d’uberisation de la société), avec notam-ment une partie de la reproduction qui était prise en charge par l’Etat qui est fina-lement privatisée sous l’effet de la crise. De l’autre, les femmes et les minorités de genre sont réassignées aux tâches repro-ductives, ce qui passe notamment par un renforcement des discours normatifs sur le genre et les sexualités, la Manif pour tous en France pouvant en être analysée comme un exemple paradigmatique.Tithi Bhattacharya en fait une synthèse efficace dans son article « Comprendre la violence sexiste à l’ère du néolibéra-lisme » : « La montée des figures autorisées qui excusent le viol, l’avalanche de décrets et de lois qui s’attaquent aux droits repro-ductifs et aux droits des personnes LGBTQ, le slut shaming, l’accusation portée sur les victimes de violences, tous ces éléments sont les différentes façons de réorganiser la fémi-nité et réinvoquer la mythique famille duale du soutien de famille et de la ménagère ».4 Il faut donc bien comprendre ce phéno-mène de renforcement des violences dans son contexte économique et social plus global.

EN FRANCE, UNE FAIBLE TRADITION DES LUTTES FÉMINISTESDans un deuxième temps, il faut revenir sur une des particularités du contexte fé-ministe en France concernant les vio-lences sexistes, qui est de ne pas avoir de tradition de lutte préexistante sur cette question. On est très loin de la situation de l’Amérique latine, où le milieu fémi-niste est extrêmement mobilisé autour de la question des féminicides, ce qui s’est cristallisé autour du mouvement Ni Una Menos (« Pas une seule en moins »), ou même plus récemment en Italie avec le

C ela a conduit à Paris à un premier rassemblement le 29 octobre 2017, puis à la tenue d’assemblées gé-

nérales Me Too régulières pour essayer d’organiser les éléments mobilisés, dans le but de construire un mouvement d’importance sur la question des vio-lences. Cet article se veut un premier bi-lan de cette expérience.

COMPRENDRE LE PHÉNOMÈNE DES VIOLENCES SEXISTESMais tout d’abord, il s’agit de donner un premier cadrage, pour essayer de four-nir une analyse à ce phénomène des vio-lences sexistes. Comme le montrait déjà Angela Davis en 1985, « on ne peut com-prendre la véritable nature des agressions sexuelles indépendamment du contexte so-cial et politique dans lequel elles s’ins-crivent ».1

Dans le contexte de la crise économique qui a débuté en 2008, de nombreuses analyses féministes marxistes constatent à un niveau mondial un dé-cuplement des attaques contre les ac-quis féministes (notamment autour du droit à l’avortement), qui s’accom-pagnent d’une prolifération des dis-cours réactionnaires et d’une montée inquiétante d’un phénomène qui bien sûr préexistait, celui des violences faites aux femmes et aux minorités de genre.  Silvia Federici a bien mis en lu-mière les liens indissociables qui unissent sphère de la production et sphère de la reproduction, le travail re-productif2 produisant « le bien le plus pré-cieux du marché, à savoir la force de tra-vail ».3

Dès lors, dans une période de crise écono-mique, la reproduction prend une valeur centrale. De même qu’il s’agit de réorga-niser la production, il va s’agir de réorga-niser la reproduction. On assiste alors à un double mouvement. D’une part, on

« Me Too » : première tentative de bilan

mouvement homologue Non Una di Meno.En France, il n’y a jamais eu de mouve-ment d’ampleur contre les violences sexistes. Ce thème n’a été en outre que bien peu investi à un niveau tant théo-rique que militant. En réalité, la ques-tion des violences a historiquement été prise en charge par des associations dans le secteur du travail social, dans la lignée des luttes féministes des années 1970, qui transposait une partie des sa-voirs et des pratiques acquis pendant la deuxième vague5 dans la gestion des violences. Mais ces associations, qui re-vendiquent toujours une identité fémi-niste, sont de moins en moins dans un rapport d’opposition à l’Etat et de plus en plus dans une forme de collaboration avec celui-ci. Elles-mêmes sont de toute façon étroitement dépendantes des sub-ventions de l’Etat.Une des conséquences à cet état de fait, c’est que les nouvelles générations de féministes, qui ont notamment émergé dans les années 2010, n’ont pas vu dans la question des violences autre chose

« L’affaire Weinstein », qui a fait irruption en octobre 2017, ne cesse d’induire de nouveaux développements. En France aussi, on a assisté sur les réseaux sociaux à une véritable libération de la parole concernant les violences sexistes autour des hashtags « #MeToo » et « #BalanceTonPorc ».

Place de la République, le 29 octobre 2017 à Paris. DR.

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1 « Violences sexuelles, racisme, impérialisme », dans l’ouvrage « Pour un féminisme de la totalité », Editions Amsterdam, 2017.2 Le travail reproductif inclut la procréation/reproduction de la main-d’œuvre, l’attention et les soins apportés aux enfants et parfois aux anciens, ainsi que plus généralement le travail domestique.3 « La contre-offensive des cuisines », dans son ouvrage « Point zéro : propagation de la révolution. Salaire ménager, reproduction sociale, combat féministe », L’Harmattan, 2016.4 Egalement publié dans le livre « Pour un féminisme de la totalité » cité en note 1.5 La « deuxième vague » féministe est celle des années 1960-70, fortement ancrée à gauche et souvent à l’extrême gauche.

| 05Actualité

PAR AURORE LANCEREAU

deux derniers mois découle de ce contexte : d’une part, le fait que le milieu féministe n’était pas préparé à son émer-gence, de l’autre, son ampleur liée à son contexte international. En octobre, les réseaux sociaux sont marqués par l’avalanche de hashtags « #MeToo » et « #BalanceTonPorc ». Mais très vite, l’idée émerge de ne pas en res-ter à une simple libération de la parole, et de passer de « #MeToo » à « #WeTo-gether », c’est-à-dire de donner une réa-lité concrète et politique à ce phéno-mène. Un premier rassemblement est ainsi organisé le 29 octobre place de la République, où se retrouvent entre 2000 et 3000 personnes. Des petits groupes commencent à émerger, beaucoup orga-nisés sur les réseaux sociaux.Le NPA et l’association « En avant toutes ! » invitent alors les personnes mobilisées et l’ensemble du milieu fémi-niste à une première AG à la Bourse du Travail, afin de continuer à construire le mouvement et de disposer de cadres au-to-organisés pour ce faire : une centaine de personnes sont présentes, et ce pre-mier test sera suivi de la tenue d’AG ré-gulières. Le 25 novembre, journée inter-nationale de lutte contre les violences faites aux femmes, est à ce titre une échéance toute trouvée, qui est construite collectivement et dans une perspective unitaire. Le jour même, ce sont de deux à trois mille personnes qui descendent dans la rue (contre quelques centaines l’année d’avant), et le cortège auto-organisé Me Too est particulière-ment dynamique. Depuis, les AG se poursuivent, toujours assez fournies même si en relative baisse. Il est prévu d’organiser une prochaine manifesta-tion en janvier.Les éléments positifs de l’expérience Me Too sont nombreux. D’abord, il faut no-ter l’importance de cette libération de la parole dans un contexte où la loi du si-lence est précisément ce qui permet la perpétuation des violences sexistes. Comme pour la lutte pour le droit à l’avortement, le premier pas de la prise de conscience du caractère systémique de l’oppression est bien la libération col-lective de la parole. Ses conséquences vont d’ailleurs bien plus loin que la seule expérience Me Too, et permettent une remise en question profonde des bases patriarcales de notre société. Ain-si, on peut interpréter le blocage du ly-cée Pissaro de Pontoise par 300 ly-céen-ne-s contre les violences sexistes subies au quotidien comme une consé-

l’AnticapitalisteN°94 JANVIER 2017

quence directe du Me Too, et c’est à ce titre une véritable victoire. Ensuite, il est remarquable que l’expé-rience Me Too ait posé directement les jalons de l’auto-organisation. Il y a eu une réelle tentative de construire un mouvement dans la rue, en partant d’AG auto-organisées, ce qui n’est pas un ré-flexe, contrairement au milieu étudiant. Les AG Me Too ont permis de dépasser le simple cadre de la dénonciation, et de commencer à construire un rapport de forces pour faire changer les choses. No-tamment, la perspective d’une recons-truction du mouvement féministe s’est progressivement imposée : ainsi, un des projets pour 2018 serait d’organiser des Etats-généraux du féminisme sur le mo-dèle de ce qui se fait en Argentine, afin de préparer un 8 mars unitaire.Pour autant, on ne peut pas parler de « mouvement » Me Too, ces initiatives étant limitées à Paris et n’ayant pas dé-bouché sur une mobilisation massive, même pour le 25 novembre. Les mobili-sations dans la rue ont été très peu re-layées par les médias, et sont probable-ment demeurées inaperçues pour la majorité des gens sensibles au sujet des violences sexistes. Comme pour les ma-nifestations contre la Loi Travail 2, on constate que nous n’avons pas réussi à mobiliser au-delà du milieu militant et d’un petit secteur qu’il influence.Enfin, l’expérience Me Too ne s’est pas construite de façon isolée, et le lien a très vite été fait avec les femmes travail-leuses, ce qui a notamment été porté par le NPA. On a ainsi pu voir des personnes de l’AG Me Too venir en soutien à la ré-cente grève d’ONET. Plus globalement, l’articulation entre violences sexistes et capitalisme, dont le cas Weinstein est l’exemple paradigmatique, a d’emblée été faite. Tout cela fonctionne comme autant de points d’appui vers la reconstruction d’un mouvement féministe de masse en France. A ce titre, la prochaine échéance décisive sera bien le 8 mars. o

qu’une question de gestion et une thé-matique « institutionnelle ». Le mouve-ment Me Too a ainsi pris en quelque sorte au dépourvu les cadres féministes déjà existants, quel que soit d’ailleurs leur positionnement politique.Pourtant, des signes avant-coureurs étaient déjà présents en amont. En effet, les plus grosses mobilisations fémi-nistes de ces derniers mois voire der-nières années ont toujours été systéma-tiquement en lien avec l’actualité internationale. Cela a été par exemple le cas avec la mobilisation pour la défense du droit à l’avortement en Espagne, en février 2014, qui a entraîné une tren-taine de rassemblements sur toute la France dont notamment à Lyon, Bor-deaux, Marseille, Montpellier, Tou-louse, Nantes, avec 30 000 manifes-tant-e-s à Paris, et 40 000 sur toute la France selon les chiffres du Planning familial.Cela a été également le cas en 2016, avec le soutien au droit à l’avortement en Po-logne en octobre 2016, au lendemain d’une importante manifestation en Po-logne ou, en 2017, suite à l’installation au pouvoir de Trump, avec la Women’s March organisée à Paris en janvier 2017, rassemblant 7000 manifestant-e-s en soutien aux protestations ayant traversé tous les Etats-Unis.Ainsi, les mobilisations féministes in-ternationales ont toujours rencontré un important écho en France ces dernières années, ce qui pouvait laisser prévoir, sur cette question des violences, le déve-loppement d’un mouvement significatif.

PREMIER PAS VERS LA RECONSTRUCTION D’UN MOUVEMENT FÉMINISTE D’AMPLEUR ?L’expérience Me Too en France de ces

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Actualité

PAR YANN CÉZARD

QUOI DE NEUF ?D’abord rien sur le fond, et c’est jus-tement l’info essentielle : après les révélations précédentes des « SwissLeaks » sur les opérations d’évasion fiscale de HSBC Suisse, après celles des « Panama Papers » sur les fraudes organisées par le ca-binet d’avocats Mossack Fonseca, après la crise de 2008 qui aurait dû logiquement contraindre les gouver-nements des Etats victimes de l’éva-sion fiscale à lutter férocement contre elle pour renflouer leurs caisses, après les cris d’indignation et les ro-domontades des dits gouvernements (Nicolas Sarkozy en  2009 : « les para-dis fiscaux, c’est terminé ! »), la fraude fiscale internationale, et plus large-ment et plus légalement « l’optimisa-tion fiscale », non seulement n’ont pas reculé mais ont encore gagné en ampleur.La fuite des Paradise Papers a cepen-dant une particularité : alors que les SwissLeaks mettaient au jour des opérations en grande partie illégales de la branche suisse de HSBC, alors que le cabinet panaméen Fonseca avait une réputation un peu sulfu-reuse dans les milieux financiers, il n’en est pas de même d’Appleby, le cabinet d’avocats dont des millions de documents, mémos juridiques, fiches clients, expertises comp-tables, courriels, ont cette fois fuité et sont parvenus anonymement à un quotidien allemand pour être ensuite analysés par des centaines de jour-nalistes du « Consortium internatio-

nal des journalistes d’investigation » (dont font par exemple partie Le Monde et l’équipe de l’émission Cash Investi-gations de France Télévisions, en France).Appleby est une officine au prestige

publiquement assumé dans le petit monde de la finance mondiale. S’il est certes discret, si son siège social n’est pas vraiment « localisable », si sa plus grosse agence est aux Bermudes, il a tout de même pignon sur rue à Wall

A l’heure où Macron relance la chasse aux chômeurs et la lutte contre la – dérisoire – « fraude sociale », il n’est pas inutile de revenir sur le scandale des Paradise Papers et leur lot de nouvelles révélations sur la – massive – fraude fiscale. Avec une question clef : quelle est son ampleur exacte ? Et sa place dans le fonctionnement actuel du capitalisme ?

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La finance offshore, au cœur du capitalisme moderne

Scandale des « Paradise Papers »

DR.

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| 07Actualité l’AnticapitalisteN°94 JANVIER 2017

Street et à la City de Londres, et ses représentants sont des invités habi-tuels des congrès et salons de la fi-nance internationale. En fait, les fuites du cabinet Appleby marquent encore plus que les précédentes la ba-nalité, la normalité des opérations d’évasion fiscale organisées par la fi-nance offshore, et la plupart des pra-tiques révélées par ces fuites semblent cette fois moins des fraudes, voire de franches opérations de blanchiment d’argent sale issu d’activités crimi-nelles, que des manœuvres de haute voltige financière profitant des failles du droit fiscal des Etats et poussant les limites de ce droit le plus loin pos-sible. C’est dire que ces nouvelles ré-vélations sont sans doute encore plus instructives sur les réalités de la bourgeoisie qui, dans le monde en-tier, se livre aux joies et aux raffine-ments de l’évasion fiscale.

QUI ?Le plus frappant est justement l’ex-trême diversité des gens et des entités impliquées. Côté politique : des

proches du président Trump (conseil-lers, donateurs, voire ministres comme le secrétaire d’Etat lui-même, l’ex-PDG d’Exxon Rex Tillerson), le trésorier du parti au pouvoir au Cana-da, des oligarques et des ministres russes, des hommes d’Etat de pays africains, jusqu’à la reine d’Angle-terre ! Bref, tout le kaléidoscope des grands de ce monde, aussi bien des di-rigeants de pays riches que de pays pauvres, dans des démocraties comme dans des dictatures… Côté grandes fortunes : des magnats de l’industrie ou de la finance, des grands sportifs, des personnalités du show-biz.Les clients d’Appleby, ce sont aussi bien des politiciens puissants et vé-reux que des ultra-riches et des grandes entreprises multinationales. Du champion de Formule 1 Lewis Ha-milton, nouveau riche qui fait domici-lier son jet privé sur l’île de Man comme actif d’une société-écran bi-don pour ne pas payer la TVA, à Eliza-beth II qui place une partie de son pa-trimoine financier sous les palmiers des îles Caraïbes, en passant par le géant minier Glencore, qui se servirait de sociétés-écrans basées dans des paradis fiscaux comme paravents d’opérations de corruption et d’asso-ciation quasi-criminelle avec des dic-tateurs et des seigneurs de guerre afri-cains.Autrement dit : dans les fuites des Pa-radise Papers, on trouve de tout, de la bourgeoisie du monde entier, sous toutes ses formes et sous toutes ses casquettes. L’évasion fiscale semble bien être la norme. Et si l’on doit dis-tinguer dans son analyse les multina-tionales d’un côté, les grandes for-tunes privées de l’autre, que l’on ne s’y trompe pas : au final ce sont bien les mêmes qui en sont les bénéfi-ciaires et les coupables. Pile comme propriétaires d’une fortune privée, face comme propriétaires d’actions d’une multinationale.

LES CONSÉQUENCES ?Paradis fiscal pour les uns, enfer so-cial pour les autres. Bien sûr. Le manque à gagner pour les Etats doit bien être récupéré d’une façon ou d’une autre. Pas de mystère : les classes populaires payent, double-ment, par leurs impôts, que pour leur part elles ne peuvent guère esquiver, et par la baisse des dépenses pu-bliques, qui asphyxie les services pu-

blics.Mais au-delà de l’écœurement de voir tout ce gratin de la grande bourgeoisie mondiale mettre ses profits et ses for-tunes à l’abri de l’impôt, quelle est l’ampleur exacte du phénomène ?Gabriel Zucman, économiste à l’uni-versité californienne de Berkeley, a proposé des ordres de grandeur de l’évasion fiscale, dans son livre « La richesse cachée des nations, enquête sur les paradis fiscaux » (Seuil, nouvelle édition octobre 2017) puis dans un ar-ticle publié par Le Monde du 8  no-vembre 2017, où il résume ses re-cherches et que nous citons dans la suite de l’article. On vous épargnera le détail ici des analyses de données pu-bliques et de « biais macro-écono-miques » qui l’ont conduit à ces résul-tats. Mais ceux-ci sont saisissants.

COMBIEN ?Selon Zucman, « à l’échelle mondiale, plus de 40 % des profits réalisés par les multinationales sont délocalisés artifi-ciellement dans les paradis fiscaux, et 8 % de la richesse financière des parti-culiers y est dissimulée. Avec à la clé un manque à gagner pour les Etats qui dé-passe les 350 milliards d’euros par an, dont 120 milliards pour l’Union euro-péenne et 20 milliards pour la France. »Précisons bien qu’il s’agit du coût de l’évasion fiscale pour les Etats, le « manque à gagner », et pas de l’as-siette fiscale dérobée aux prélève-ments du fisc (qui, elle, est donc de l’ordre de quelques milliers de mil-liards d’euros…). Ces ordres de gran-deur ne sont peut-être pas très par-lants dans l’absolu. Rappelons donc à titre de comparaison que le budget de l’Etat français prévoit pour 2018 un to-tal des dépenses nettes de 386 mil-liards ; et que les 20 milliards perdus par l’Etat français chaque année cor-respondent en gros au budget de l’en-seignement supérieur et excèdent le fameux « trou de la sécu », qui sera cette année de 4,4 milliards d’euros.Les mécanismes de l’optimisation fis-cale via la finance offshore sont par nature complexes, mais le principe est simple. Il s’agit de ne pas déclarer des sommes placées à l’étranger ou, pour des particuliers, de changer artificiel-

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lement le statut fiscal de certains biens (par exemple faire immatriculer un yacht à Malte ou un jet privé sur l’île de Man, comme « instruments professionnels » et actifs d’entreprise, afin de les faire exempter de la TVA) ; ou encore, pour les multinationales, de « délocaliser » des profits réalisés dans un territoire donné (en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, etc.) sur des entités domiciliées dans un paradis fiscal.Un exemple typique est celui de Goo-gle, qui a constitué une holding spé-cial pour en faire la propriétaire de ses technologies de recherche et de ses algorithmes : Google Holdings. Toutes les filiales de la multinationale californienne, dans le monde entier, payent donc des sommes considé-rables à la holding « en échange » de l’usage de ses actifs. Alors que celle-ci récupère ainsi une part énorme des profits réalisés en fait là où sont les salariés et les consommateurs, dans le monde entier, elle est immatriculée en Irlande et domiciliée (pour l’Ir-lande !)… aux Bermudes, où règne

comme on s’en doute un taux d’impo-sition sur les bénéfices des sociétés absolument confiscatoire : 0 %. Goo-gle a déclaré 15,5 milliards de dollars de bénéfices aux Bermudes en 2015.Au total, ce serait donc chaque année 600 milliards d’euros de profits qui

seraient transférés artificiellement « offshore » par les multinationales. Le phénomène est massif en ce qui concerne les multinationales améri-caines. Selon Zucman, elles auraient déclaré dans des paradis fiscaux envi-ron 20 % de leurs profits réalisés hors Etats-Unis en 1982, 50 % en 2007, et 60 % en 2016. De son côté, l’Union eu-ropéenne aurait perdu le cinquième des recettes d’impôts sur les sociétés en 2016. Soit 60 milliards d’euros, dont 11 milliards rien que pour la France. Les pertes fiscales seraient donc colossales, comme le suggère le tableau ci-dessous.

Qu’en est-il maintenant de l’évasion fiscale des particuliers ? Au total, se-lon Zucman, « l’équivalent de 10 % du

PIB mondial est détenu offshore par des particuliers, la plupart du temps à travers des sociétés-écrans, des fonda-tions et des trusts.  (…)  tous les capi-taux offshore ne se soustraient pas à l’impôt, mais les éléments de preuve disponibles montrent que la plupart

des avoirs détenus à l’étranger – de l’ordre de 75 % actuellement – sont en-core non déclarés. La dissimulation de ces richesses prive ainsi les gouverne-ments d’environ 155 milliards d’euros par an. »On se doute que l’évasion fiscale des particuliers est singulièrement dra-matique, par les volumes et par les effets, pour les pays pauvres, ou même des « émergents » comme la Russie ou le Brésil. Elle est loin d’être négligeable pour autant pour un pays comme la France : environ 10 milliards d’euros de perte fiscale par an, qui s’ajoutent aux 11 mil-

liards de l’évasion fiscale des multi-nationales. Les sommes en jeu sont donc monstrueuses. Tellement

grosses… qu’elles échappent à l’œil averti de Macron, pourtant si compé-tent pour dépister les trois francs six sous qui seraient indument grattés par les chômeurs et autres fainéants profiteurs du système.Si le cœur du capitalisme est bien

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DR.

Pertes des recettes fiscales dues à la délocalisation artificielle des profits, en % des profits nationaux (source : Gabriel Zucman)

Pays Profits délocalisés dans

les Paradis fiscaux de l’UE

Profits délocalisés dans les paradis fiscaux hors UE

Total

Etats-Unis 4,64 % 11,94 % 16,58 % Union européenne 13,97 % 5,60 % 19,57 % Espagne 11,63 % 4,34 % 15,97 % Royaume-Uni 14,58 % 5,25 % 19,83 % Allemagne 22,30 % 9,95 % 32,25 % France 16,71 % 8,02 % 24,73 %

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Actualité | 09l’AnticapitalisteN°94 JANVIER 2017

entendu dans la production des biens et des services, où sont exploi-tés les travailleurs et extorqués les profits, la finance offshore, qui recy-cle une partie conséquente de ces profits, est un rouage important du fonctionnement moderne du capita-lisme. Elle s’est développée à partir du début des années 1980, en accom-pagnant la globalisation financière et la mondialisation des échanges et de la production industrielle. Le grand mouvement de « libération » des capitaux, désormais libres de circuler à travers le monde et de se métamorphoser à volonté, avait l’avantage d’aggraver la mise en concurrence des travailleurs de toute la planète, des territoires, des systèmes sociaux et des Etats.On aurait pu croire que la crise fi-nancière mondiale de 2008 allait sonner la fin de la récré. Pas du tout. C’est le contraire qui est arrivé. La délocalisation offshore des profits des multinationales et l’évasion fis-cale des ultra-riches ont continué d’augmenter, en masse comme en proportion. Le « néolibéralisme » s’est encore davantage radicalisé, et logiquement la finance offshore, lé-gale et illégale, s’est elle aussi am-plifiée.

ET LES GOUVERNEMENTS ?Ils auraient dû réagir de façon volon-tariste et implacable puisqu’ils sont après tout les victimes de l’évasion fiscale… Alors il y a eu bien sûr les jérémiades et les annonces de mata-more. Celles de Sarkozy en 2009, on l’a vu, celles d’un Bruno Lemaire en novembre 2017 après les révélations des Paradise Papers : « la fraude fis-cale est une atteinte à la démocra-tie » ! Cela, c’est pour amuser la gale-rie. Dans la réalité, rien de substantiel ne s’est passé, sinon de tortueuses négociations avec des pa-radis fiscaux pour être ou non sur des listes noires ou grises sans grandes conséquences, deux ou trois mesurettes… Qui ont d’ailleurs eu des conséquences parfois para-doxales.Ainsi, prise la main dans le sac d’aide active à la fraude fiscale avec le scandale « SwissLeaks », la filiale suisse de HSBC, après des négocia-tions obscures avec les gouverne-ments européens et américain, fit un peu de « ménage » dans ses comptes

et ses clients. HSBC Suisse est alors passée de 30  000 clients en 2007, avec 3,9 millions de dollars en moyenne par compte (!), à seulement 10 000 clients en 2014… avec 6,6 mil-lions de dollars en moyenne par compte. Un signe, donc, d’une cer-taine… « dé-démocratisation » de l’évasion fiscale !Comme le commente Zucman : « A mesure que les inégalités mondiales se creusent, les banques offshore re-centrent leur activité sur une clientèle plus restreinte mais plus fortunée. Il est en effet bien plus rentable pour elles de servir des clients peu nom-breux mais très riches, plutôt que des dizaines de milliers de « dentistes belges », dont beaucoup ont d’ailleurs été chassés des banques helvètes ces dernières années ».Autrement dit : moins mais mieux ! Or ces ultra-riches semblent d’au-tant plus épargnés dans leur suscep-tibilité par les ministres et les hauts-fonctionnaires des gouverne-ments « spoliés ». Quand le maga-sine de France 2 Cash Investigations a prouvé, film à l’appui, que les cadres commerciaux de Dassault propo-saient eux-mêmes à leurs clients une manip d’évasion fiscale et une tri-cherie juridique délibérée pour vendre leurs jets privés, a-t-on vu Macron ou Lemaire taper du poing sur la table et menacer de sanctions ? Evidemment non. Dassault d’un côté, des gens capables de s’acheter un jet de l’autre, ça se respecte.

PLUS COMPLICES QUE VICTIMES !D’autant plus que les gouvernements sont en réalité des victimes plutôt consentantes de l’évasion fiscale des ultra-riches et des grandes entre-prises. Car dans cette affaire, il y a moins impuissance des Etats qu’un mélange de résignation et de franche complicité.Les aberrations fiscales dans l’Union européenne en sont une manifesta-tion parmi bien d’autres. Car si les plus grands et puissants pays de l’Union européenne figurent parmi les principales victimes de l’évasion fiscale et de la finance offshore, c’est bien parce que les gouvernements de ces mêmes pays ont laissé s’organi-ser une fiscalité à multiples vitesses sur le continent, et construit leur « communauté » de façon à encoura-ger le dumping social et fiscal entre

les Etats.Les paradis fiscaux ne sont pas tous des îles avec des palmiers et des bu-sinessmen en bermudas. La majorité des profits « délocalisés » dans des paradis fiscaux par les multinatio-nales, européennes mais aussi amé-ricaines, le sont ainsi dans des pays membres de l’Union européenne, à commencer par trois d’entre eux : l’Irlande, les Pays-Bas et le Luxem-burg. Celui-ci, le « Grand-Duché », ayant même largement construit ce statut de paradis fiscal quand il était gouverné par l’actuel président de la commission européenne, Jean-Claude Juncker. Cherchez l’erreur !La finance offshore est la pointe avancée de la libéralisation mon-diale des capitaux. Une perspective que les dirigeants politiques améri-cains, français, allemands, etc., dé-fendent tous avec constance et zèle depuis bien longtemps, et qu’ils s’at-tellent à parfaire année après année. Dans leur monde rêvé, l’impôt saigne le malheureux et épargne le riche, pardon, « l’investisseur », « l’entre-preneur », le brave capitaliste qu’il faut cesser d’empêcher d’entre-prendre et d’investir donc de profi-ter. Leur fiscalité rêvée, c’est tou-jours plus de TVA pour les classes populaires, toujours moins d’impôts sur les bénéfices des sociétés et sur les fortunes.C’est pourquoi leur vraie réponse aux scandales successifs du type Paradise Papers, ce ne sont pas leurs trémolos d’indignation mais leurs réformes fiscales. Celles, toutes récentes, de Trump et de Macron n’ont pas la même ampleur mais vont dans le même sens. L’un fait passer l’impôt sur les sociétés de 35 à 21 % et offre un taux d’im-position bonifié à 15,5 % aux entre-prises qui rapatrieraient aux Etats-Unis leurs bénéfices  « réalisés »  à l’étranger (y compris le magot délo-calisé par les multinationales dans les paradis fiscaux). L’autre sup-prime la moitié de l’ISF qui porte sur les valeurs mobilières et offre à la bourgeoisie un impôt-forfait royal de 30 % sur tous les produits financiers, plus-values, divi-dendes, etc. Pour empêcher les riches et les grandes entreprises d’esquiver leurs impôts, ils ont trouvé la formule magique : les supprimer. o

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PAR LIONEL DENIS

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A près la Deuxième Guerre mon-diale, l’amiante est le produit mi-racle de l’isolation au feu et ther-

mique dans la construction, comme dans les produits entrant dans le quotidien des populations : du calorifugeage des na-vires aux fours ménagers, du flocage des immeubles au sympathique grille-pain.Les mines d’amiante tournent à bloc, du Canada à l’Amérique du Sud (Brésil et Ar-gentine en particulier) et de l’Asie Cen-trale à l’URSS. Des millions de tonnes d’amiante sont extraites tous les ans, ma-nufacturées et utilisées partout.Mais les industriels ont été imprévoyants. Dans leur cupidité sans borne, ils ont « oublié » que l’usage massif et intensif de l’amiante tue rapidement celles et ceux qui le manipulent en quantités et quoti-diennement. Mais il est vrai que l’espé-rance de vie ouvrière était tellement basse au début du 20e siècle qu’il était fa-cile de dissimuler la part de l’amiante. C’est des Etats-Unis que la catastrophe est dénoncée. Un remarquable et courageux scientifique, le Dr Irving Selikoff, avec son équipe, va publier des études dès 1964 qui donnent enfin un cadre scienti-fique aux mobilisations ouvrières. Il ré-vèle au monde la pleine horreur du mas-sacre des ouvriers de l’amiante. Le scandale est immense. Très vite aux USA, les compagnies d’assurance effrayées par les suites judiciaires et les dommages-in-térêts possibles refusent aux employeurs d’assurer les salarié-e-s contre le risque amiante. Sans être interdit, l’usage de l’amiante chute brutalement.

LA STRATÉGIE DES AMIANTEURSPour faire face à cette situation, l’interna-tionale des fabricants et diffuseurs d’amiante se réunit en urgence à Londres. Une stratégie mondiale est mise au point :

il faut tromper l’opinion, acheter les ex-perts ou les disqualifier, soit par des études bidon contradictoires, soit par des attaques contre leur vie privée ; il faut sur-veiller au travers des Etats ou par des so-ciétés privées les « anti-amiante », les in-filtrer, les isoler, les marginaliser. Voire, dans certains cas, les éliminer : durant la période des dictatures en Amérique La-tine, en particulier en Argentine et au Brésil, des syndicalistes ont été assassi-nés. En Inde et en Russie, des environne-mentalistes et des syndicalistes ont dis-paru : ils s’étaient élevés contre l’emploi de l’amiante ou son retrait sauvage dans les déconstructions de bateaux. Tous ces faits sont connus. Ainsi, un rap-port de 2005 du Sénat français (« Le drame de l’amiante en France : comprendre, mieux réparer, en tirer des leçons pour l’avenir ») met en regard deux événe-ments intervenues en 1971 : « les indus-triels anglo-saxons et européens de l’amiante se réunissent à Londres pour bâtir une stra-tégie qui leur permettra de continuer à utili-ser le minerai ; le Comité français d’étude sur les effets biologiques de l’amiante (COFRE-BA), premier lobby de "l’or blanc", est créé. »Cette stratégie porte ses fruits. L’amiante va continuer de déferler en Europe et dans le monde entier pendant quelques décennies. Lorsqu’il est interdit en Eu-rope de l’Ouest à la fin des années 1990, la Chine, l’Inde, l’Afrique et l’Asie sont prêts à en produire et en diffuser partout ail-leurs dans le monde où cela est possible.Cette stratégie centralisée, mondialisée, trans-Etats va impressionner par son effi-cacité tout le monde des multinationales. Les industriels de l’amiante ont inspiré une véritable « école du crime » pour de très nombreuses firmes mondialisées dé-sireuses de diffuser sans fin ni frein les cancérogènes, produits chimiques dan-

Les criminels de l’amiante continuent de tuer

La production et la diffusion massive d’amiante dans le monde entier continue, malgré son caractère cancérogène connu depuis plus de 100 ans et son interdiction dans plus de 50 pays. Aucun des industriels de premier plan responsables de ces crimes n’a jamais fait l’objet d’une condamnation pénale définitive.

gereux, matériaux diffusant des rayonne-ments ionisants et autres reprotoxiques et perturbateurs endocriniens.Certes, Monsanto, Bayer, et avec eux une bonne partie de l’industrie chimique mondiale ont une belle expérience. La chimie allemande a survécu au IIIe Reich malgré ses nombreux crimes, dont l’em-ploi massif de déportés et prisonniers de guerre et le terrible Zyclon B, le tueur des chambres à gaz. Monsanto pour sa part n’a jamais indemnisé les millions de vic-times de « l’Agent Orange », défoliant uti-lisé massivement par l’armée américaine et ses alliés dans tous les pays impliqués dans la guerre du Vietnam (Vietnam en premier lieu, mais aussi Cambodge et Laos). Un toxique qui cause encore, 40 ans après la fin de la guerre, de nombreuses stérilités des mères et naissances d’en-fants malformés et handicapés.Mais c’est sur le modèle des industriels de l’amiante qu’ils ont construit la stratégie qui leur a encore permis, en 2017, de faire valider par l’Union Européenne la prolon-gation de l’usage du glyphosate. Les Monsanto’s Papers, remarquable travail mondial et collectif de journalistes d’in-vestigation, ont détaillé cette même stra-tégie : corrompre, mentir, discréditer et briser celles et ceux qui s’opposent à la diffusion du cancérogène.

DISCRÉDITER LES SCIENTIFIQUESDans divers domaines est appliquée avec méthode une stratégie visant à discrédi-ter les scientifiques qui dénoncent les risques et heurtent les intérêts domi-nants. En 1992, à l’issue du Sommet de la Terre à Rio, un appel avait été signé par 1700 chercheurs, dont près d’une centaine de prix Nobel, pour alerter le monde sur le caractère irréversible et meurtrier du type de développement dans lequel le système

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Actualité | 11l’AnticapitalisteN°94 JANVIER 2017

économique entraînait l’économie. Cet appel fut en quelques semaines ridiculisé par la presse mondiale, qualifié large-ment dans les médias d’anti-scientifique et de volonté de « retour à l’âge de pierre », dans un appel contradictoire dénommé « Appel de Heidelberg », qui appelait à ne pas sacrifier le développement humain à des « préjugés irrationnels ».Vingt-cinq ans après, le 13 novembre 2017, 15 000 scientifiques signent dans la revue BioScience un appel intitulé « Mise en garde des scientifiques à l’humanité : deuxième avertissement ». A cette occa-sion, la presse rappelle qu’il y avait eu un premier avertissement. Dans Le Monde du 13 novembre 2017, Stéphane Foucart et Martine Valo soulignent que ce premier appel, qui aurait peut-être pu nous épar-gner un quart de siècle de désastre écolo-gique, humain et social, a été méthodi-quement saboté par les industriels : l’appel de Heidelberg « introduisait dans le débat public (…) le message inverse. Grâce aux archives de l’industrie du tabac, déclas-sifiées par la justice américaine à la fin des années 1990, on sait désormais qu’il a été suscité par les communicants de l’industrie

de l’amiante, soutenus par d’autres indus-tries polluantes, de même que les fabricants de cigarettes. »

AMIANTE : UN CRIME SANS FIN ?Deux actualités illustrent parfaitement l’immense bras de fer mondial entre l’in-ternationale de l’amiante et la coalition des syndicalistes, environnementalistes, militants associatifs, politiques, sala-rié-e-s , victimes, qui leur font face.D’une part, le parquet de Paris a annoncé en juin, puis en novembre 2017 l’arrêt des poursuites contre les responsables de la fabrication et de la diffusion de l’amiante en France, ainsi que des responsables po-

doute compris les premiers que le délai de latence entre empoisonnement par un – ou plusieurs – cancérogènes et déclen-chement des maladies était suffisamment long pour leur assurer l’impunité judi-ciaire. Cela, pour trois raisons :- Au civil, le cas des USA est exceptionnel. C’est le seul pays du monde où une action civile, en particulier une action de groupe, peut obliger un ancien employeur à verser des millions de dollars à une vic-time. En France, obtenir 10 000 euros est un exploit, tant les tribunaux intério-risent que la mort au travail est une mort naturelle.- Au pénal, Jean-Paul Teissonnière a dé-montré la faiblesse de la qualification ju-diciaire de la responsabilité d’un em-ployeur dans la mort de ses salariés. S’y ajoute le délai de prescription. C’est ainsi que la Cour de cassation italienne a pu sauver les patrons d’Eternit, pour une fois condamnés à de la prison pour des cen-taines de morts démontrées.- S’y ajoute la difficulté de la preuve du crime industriel, perpétré par des exposi-tions passées. C’est la voie suivie par la justice française pour blanchir les crimi-nels de l’amiante.

UNE LUTTE INTERNATIONALECe que les Brésiliens ont pu gagner doit être obtenu au plan international. En utilisant différentes méthodes (dont celle de l’OMS) basées sur la connais-sance que nous avons aujourd’hui du nombre de décès dans les pays où l’usage de l’amiante est ancien et sur la quantité d’amiante diffusée dans chaque pays, on peut évaluer à un total mondial d’environ sept millions le nombre de personnes décédées pour l’amiante extrait et consommé au 20e siècle. Soit plus de trois millions de morts déjà intervenues, et environ le même nombre à prévoir dans les an-nées à venir.2

Il faut donc continuer à organiser une riposte globale et internationale pour obtenir le bannissement mondial de l’amiante et le procès des criminels qui s’en enrichissent. Le droit n’évo-luera que sous la pression des mobili-sations. o

litiques et administratifs accusés d’avoir favorisé le lobby de l’amiante. L’argument « juridique » : il ne serait soi-disant pas possible de déterminer la date exacte de la contamination des victimes ! En fait, une décision purement politique visant à blanchir les industriels et leurs com-plices.De l’autre, l’interdiction de la production, de l’usage et de la commercialisation de l’amiante au Brésil, le 29 novembre 2017. Un bannissement obtenu à l’issue d’un combat de nombreuses décennies. Il aura coûté leur situation, leur avenir social, leur famille et même leur vie à de nom-breux combattants anti-amiante, syndi-calistes et environnementalistes.Il faut que se rassemblent les associa-tions de défense des victimes, syndica-listes, militants politiques, juristes, scientifiques, médecins, et la popula-tion pour défendre les victimes directes et passer à l’offensive. En France, di-verses initiatives ont eu lieu ou sont en cours. Une conférence visant à mobili-ser contre les crimes industriels a été organisée au Sénat le 27 octobre 2017 par l’Association Henri Pézerat. Jean-

Paul Teissonniere1 y a exposé l’impor-tance d’une réponse juridique interna-tionale face aux crimes industriels, qu’il a qualifié de « crimes parfaits »  : « les catastrophes industrielles comme celle de l’amiante – 100 000 morts en trente ans en France – ne sont saisies qu’au travers d’une qualification inadap-tée, celle d’homicide par imprudence. Celle-ci ne rend pas compte du caractère collectif et organisé des crimes et délits in-dustriels, du consentement de leurs au-teurs à l’accumulation des risques mortels et du nombre de victimes. C’est tout le contraire de l’imprudence. »Les industriels de l’amiante avaient sans

1 Du cabinet Teissonnière, Topaloff, Lafforgue et Andrieu, avocats des victimes de l’amiante et d’autres atteintes à la santé dans le cadre du travail ou de la santé publique2 Ces estimations sont tirées de l’étude publiée par Paco Puche et Angel Carcoba publiée par Rebelión en décembre 2017 et dont une synthèse est traduite et publiée dans le bulletin de janvier 2018 de l’association suisse CAOVA (Comité d’aide et d’orientation des victimes de l’amiante). Voir http ://caova.ch/ Pour l’article complet, en espagnol, voir http ://www.rebelion.org/docs/235499.pdf

DR.

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Actualité

PAR CHARLIE HORE

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E n octobre dernier, le 19e congrès du Parti communiste chinois (PCC) a montré comment son « chef su-

prême », Xi Jinping, est devenu apparem-ment plus puissant que tout autre dirigeant chinois depuis Mao Zedong. Après la direc-tion autocratique de Mao, mort en 1976, ses

successeurs avaient mis en place des règles supposées garantir que personne ne dispose à nouveau de tels pouvoirs : le secrétaire gé-néral est en place pour un maximum de dix ans et les membres du Comité permanent du bureau politique (CPBP), centre névralgique de la classe dirigeante, doivent se retirer à l’âge de 68 ans. La composition du CPBP an-noncée à la fin du congrès implique qu’une de ces règles au moins devra être transgres-sée d’ici au prochain congrès, prévu en 2022.Le congrès a également inséré dans les sta-tuts du PCC un nouveau guide idéologique, crûment intitulé « la Pensée Xi Jinping sur le socialisme à la chinoise dans la nouvelle ère ». (Selon un mythe orientaliste, un tel jargon sonnerait mieux dans le chinois originel : ce

n’est vraiment, vraiment pas le cas). Là en-core, c’est la seule reconnaissance de ce type accordée depuis Mao à un dirigeant en vie.Ce que signifie réellement « la Pensée Xi Jinping » est assez peu clair, tout comme son rapport avec la « nouvelle ère » et ce en quoi cette dernière peut consister, mais le congrès

a fait apparaître une série de thèmes cen-traux, qui vont tous dans le sens d’une affir-mation renouvelée du pouvoir de l’Etat, tant à l’intérieur du pays qu’à l’échelle internatio-nale.

LES NOUVELLES ROUTES DE LA SOIEL’accession de la Chine au rang de deuxième économie mondiale a fait qu’elle est devenue non seulement le plus grand exportateur mais aussi le principal importateur, ce qui a renforcé son poids sur les économies des pays fournisseurs. Jusqu’à présent, les diri-geants chinois ont cependant hésité à affir-mer ouvertement cette position de force, pré-férant utiliser la persuasion afin d’étendre leur influence sans paraître trop arrogants.

Le projet des « nouvelles routes de la soie » [et en anglais, « One Belt, One Road »] rompt avec cette approche, puisqu’il représente un défi évident envers la domination occiden-tale de l’économie mondiale.Ce projet n’est pas encore finalisé, mais on sait qu’il a en son cœur le programme de construction d’infrastructures le plus gigan-tesque jamais réalisé au monde – en tenant compte de l’inflation, cela représente sept fois les investissements du plan Marshall en Europe de l’Ouest après la Deuxième Guerre mondiale. La Chine prévoit d’accroître la ca-pacité ferroviaire, routière et portuaire de plus de 60 pays, en développant les routes d’accès à l’Europe via l’Asie et le Moyen-Orient ainsi que les routes maritimes des océans indien et atlantique, tout en renfor-çant ses capacités d’accès aux matières pre-mières d’Afrique et d’Asie du Sud.2

Cette affirmation de soi apparaît également à travers la poursuite des revendications sur les îles du sud de la Mer de Chine, ainsi que la promotion auprès d’autres pays du système politique chinois comme un « modèle » à suivre. Même si la nouvelle approche est an-térieure à l’élection de Donald Trump, Xi Jinping considère clairement que l’isolation-nisme de Trump ouvre un espace à la Chine. Il a explicitement revendiqué le rôle pilote de la Chine dans le domaine du réchauffement climatique et signalé la nécessité de renfor-cer les institutions internationales, en se dé-marquant nettement de l’attitude de repli des Etats-Unis.3L’objectif n’est pas de remplacer les Etats-Unis au poste de première puissance mon-diale (comme l’ont affirmé à tort une série de commentateurs américains), mais d’instal-ler la Chine comme une puissance qui

L’hiver vient – A propos de la situation en Chine

Alors que le Parti communiste chinois vient de tenir son congrès quinquennal, le rôle économique, politique et géostratégique croissant de la Chine mérite que l’on fasse le point sur son évolution. Nous empruntons à cette fin un article paru en décembre 2017 sur le site de l’organisation britannique RS21, Socialisme révolutionnaire du 21e siècle (traduction, Jean-Philippe Divès).1

Xi Jinping s’adressant au 19e congrès (18 au 24 octobre 2017) du Parti communiste chinois. DR.

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| 13Actualité l’AnticapitalisteN°94 JANVIER 2017

PAR CHARLIE HORE

compte. Alors que la force économique et politique des Etats-Unis décline, la Chine claironne son arrivée en tant que puissance mondiale, disposant de très importantes ré-serves de capital à investir à l’étranger et d’une capacité à penser stratégiquement à l’horizon de décennies.

L’ÉVOLUTION DE LA CHINELe « modèle chinois » que Xi encensait pré-sente cependant de nombreuses faiblesses, auxquelles il a dû se référer durant la plus grande partie de son discours devant le congrès : une crise écologique croissante, un ralentissement de la croissance écono-mique, des niveaux de dette de l’Etat insou-tenables et la corruption installée à tous les niveaux de la bureaucratie d’Etat. Aucun de ces problèmes n’est nouveau, ni ne sera aisé à résoudre. Xi a délibérément posé la pers-pective de long terme d’une Chine devenant « une économie et une société pleinement mo-dernes », en insistant sur le rôle central de l’Etat dans la direction de l’économie comme de la société.Les villes chinoises ont l’une des atmos-phères les plus polluées au monde. La nappe phréatique baisse dans tout le nord du pays. Des données officielles indiquent que plus de la moitié des cours d’eau sont soit pollués, soit toxiques. Certaines des mobilisations populaires les plus importantes des der-nières années ont été tournées contre des entreprises chimiques ou polluantes. La dé-gradation environnementale est l’une des questions les plus pressantes auxquelles la Chine est confrontée, et aussi l’une des plus dangereuses politiquement.La Chine a longtemps été leader dans le do-maine des énergies renouvelables, bien que l’essentiel soit provenu de l’hydro-électricité (les barrages) dont les coûts environnemen-taux sont élevés. Ce choix ne répondait pas vraiment à des préoccupations écologiques : les réserves de charbon sont situées loin des principaux centres industriels et la produc-tion de pétrole à l’intérieur des terres a at-teint son point culminant il y a des décen-nies, ce qui a conduit la Chine à devenir le plus gros importateur mondial de pétrole. De fortes sommes sont aujourd’hui investies dans le solaire et l’éolien, 42 % des capacités de production électrique éolienne ayant été installées en 20164, même si le charbon et le pétrole resteront les principales sources d’énergie pour encore des décennies.De gros efforts ont été faits pour tenter de contrôler les usines les plus polluantes, mais la plupart n’ont pas abouti du fait de l’indépendance des responsables locaux par rapport aux hautes autorités. Une en-quête de 2009 a révélé que 15 % de l’en-

semble des projets de construction avaient démarré sans autorisation officielle et que 10 % des usines fermées pour cause de pollu-tion avaient rouvert sans autorisation.5 Le krach économique de 2008 a empiré cette situation, les directions d’entreprises ayant réduit leurs coûts pour rester compétitives.La croissance économique explosive connue depuis les années 1990 avait été alimentée par une hausse considérable des exporta-tions vers les Etats-Unis et l’Europe, tandis que de grands industriels délocalisaient leur production vers le sud-est de la Chine. 2008 a durement frappé l’économie, de 20 à 25 mil-lions de travailleurs ayant perdu leur emploi du fait de la chute des exportations. La Chine s’est cependant récupérée plus vite que d’autres pays, son gouvernement ayant libé-ré des masses de crédits pour des projets de construction – notamment dans le loge-ment, les chemins de fer, les routes et les ports – afin de stimuler l’économie et de sus-citer une demande pour des industries clés telles que celles de l’acier et du béton.Mais ce stimulus ne devait être que tempo-raire, et il a généré une forte hausse de la dette. Les taux de croissance s’étaient déjà réduits par rapport aux années précédentes, ce qui avait amené certains commentateurs à parler d’« effondrement », en particulier après le krach des bourses chinoises en 2015 et 2016. En réalité, de même que les taux de croissance étaient gonflés, les chiffres de son déclin ont été exagérés. En 2016, la crois-sance a été à son plus bas depuis 27 ans6, mais s’est située à un niveau toujours large-ment supérieur à celui de la plupart des éco-nomies occidentales. L’idée que la période de très forte croissance est révolue semble acceptée, l’accent étant mis désormais sur le développement des services, l’augmenta-tion de la consommation (y compris en dé-bloquant l’épargne des salariés) et les inves-tissements à l’étranger, ainsi que la réduction de la dette et la lutte contre la corruption, en renforçant le contrôle de l’Etat central et en limitant les gaspillages.

LE MARCHÉ, LA CORRUPTION ET LA DETTEL’un des principaux changements introduits par les réformes des années 1980 a été la re-distribution de prérogatives de pouvoir aux autorités provinciales et locales ainsi qu’aux directions d’entreprise, dans le but d’intro-duire au sein du secteur d’Etat « un dyna-misme de marché ». L’idée était que les res-ponsables locaux et les managers apprendraient à penser comme des entre-preneurs, en rendant les économies locales plus flexibles et plus capables de tirer parti des opportunités. Cela a fonctionné encore

mieux que prévu, les administrations lo-cales devenant l’un des facteurs clés de la croissance économique des années 1980 et 1990. Le revers de la médaille a bien sûr été que les administrateurs et les managers ont appris à penser comme des entrepreneurs d’autres façons aussi, et que la corruption est devenue endémique.7La dette et la corruption vont main dans la main, comme produits de l’indépendance relative des responsables locaux par rapport à l’Etat central – une indépendance que Xi Jinping est décidé à maîtriser, dans le cadre de son projet visant à réaffirmer le contrôle de l’Etat central. Mais ces phénomènes ont des origines assez différentes. La corruption a toujours été combattue, il y a eu régulière-ment des mesures de répression ayant conduit à l’emprisonnement voire l’exécu-tion de figures centrales du PCC, l’ancien membre du bureau politique Bo Xilai en ayant été la cible la plus éminente il y a quelques années. Par ailleurs, le développe-ment de la dette publique a jusqu’à présent été encouragé. Le problème de la dette est en Chine très différent de celui des économies occidentales, même si beaucoup de com-mentateurs ignorent ce fait élémentaire.Au total, la dette chinoise est en proportion du PIB inférieure à celle des Etats-Unis – 250 %, contre 330 % pour les USA il y a un an.8 Presque toute cette dette est détenue par des banques chinoises – la dette extérieure est bien plus faible et largement inférieure au montant des réserves chinoises en dollars. Et même si la dette des ménages augmente rapidement, celle-ci reste en grande partie détenue par les entreprises et les gouverne-ments locaux. Le problème chinois de la dette se concentre essentiellement dans le fait que des secteurs de l’Etat doivent à d’autres secteurs de l’Etat des sommes colos-sales : cela permet de résoudre rapidement les crises conjoncturelles, en prorogeant simplement les échéances.Cela ne veut pas dire que ce ne soit pas un problème réel. En premier lieu, est mis en évidence le fait que des unités de production relativement inefficaces utilisent des crédits qui pourraient mieux employés ailleurs. Plus fondamentalement, cela souligne un problème majeur de productivité : près de 40 ans de réformes de marché n’ont pas réussi à rendre plus compétitif le secteur de l’indus-trie possédé par l’Etat, ni à réduire significa-tivement les coûts salariaux.La rapidité avec laquelle la dette a augmenté

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est un sujet de préoccupation, tout comme le fait qu’une grande part de cette dette soit détournée sur les marchés secondaires, en permettant à des managers ou respon-sables corrompus de l’Etat de réaliser des investissements auxquels l’Etat central est opposé, ou de simplement se les approprier pour leur profit personnel.Mais si la nécessité de contrôle est évi-dente, il n’y a pas de moyen facile pour l’imposer. Réduire drastiquement le crédit pourrait être une solution, mais au prix de

nuire aux secteurs sains de l’économie. Une restructuration pourrait assainir la si-tuation de certaines entreprises, mais cela entraînerait une hausse de la dette du sys-tème bancaire. Des fermetures ou licencie-ments massifs pourraient fonctionner – c’est le remède favori dans les économies occidentales – mais le coût politique prévi-sible est trop élevé.

TOUT CELA PEUT-IL FONCTIONNER ?Les cinq dernières années ont vu une in-tensification de la répression contre des intellectuels, des organisations ouvrières et en général quiconque a osé sortir du rang. Les attaques contre la corruption et l’endettement entrent dans le cadre de ce resserrage de boulons. La mission de Xi est de renforcer le contrôle de l’Etat sur la so-ciété et l’économie, donc le contrôle de l’Etat central sur les responsables et les managers locaux.De même y a-t-il l’ambition de projeter le pouvoir chinois à l’échelle mondiale, en profitant du déclin de la puissance US et plus généralement de celle de l’Occident. Il n’y a dans le monde aucune autre classe dirigeante qui soit capable de se fixer en

confiance des objectifs à échéance de trente ans, en se donnant une stratégie crédible afin de les atteindre.La tournée éclair de Trump en Asie, après le congrès du PCC, a été pour lui l’occasion de reconnaître la puissance de la Chine et de dévoiler dans le même temps un nouveau concept stratégique, « l’Indo-Pacifique ». L’idée est celle d’une alliance entre les Etats-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon afin de contrer l’influence chinoise – bien qu’on ne sache pas bien si cette alliance serait seule-ment économique ou aussi militaire. Ce plan a déjà été critiqué pas le stratège in-dien qui a été à l’origine du terme9, mais il met en évidence deux problèmes réels aux-

quels la Chine est confrontée.En premier lieu, le déclin de la puissance étatsunienne a ouvert une brèche qui per-met à d’autres pays d’accroître leur in-fluence, et la Chine se retrouve ainsi en lutte avec plusieurs autres Etats asiatiques qui veulent limiter ses ambitions. L’un des signes en est la relance de l’Accord de parte-nariat transpacifique (TPP selon ses ini-tiales en anglais), sans la participation des Etats-Unis.Le TPP constituait le volet économique du tournant militaire d’Obama vers l’Asie, une stratégie double visant à une renaissance de la puissance US en Asie, en tirant parti des craintes suscitées par la montée de la Chine. Deux jours après avoir prêté ser-ment, Trump a tué le TPP dans le cadre de sa ligne protectionniste visant à « rendre à l’Amérique sa grandeur ». Dans un geste de rebuffade clairement adressé à la fois à Tru-mp et à Xi Jinping, les autres gouverne-ments impliqués dans cet accord ont main-tenant décidé de lui redonner vie.Le second problème est que la « nouvelle route de la soie » dépend de nombreux en-grenages et de la bonne volonté de chaque gouvernement concerné. Comme un article

l’a souligné de façon comminatoire, la liste des obstacles est impressionnante.10

Et puis il y a la Corée du Nord, sous bien des aspects le problème de politique extérieure qui est pour la Chine le plus inextricable, d’autant que verser de l’argent ne débou-cherait sur aucune solution. La Chine ne peut ni laisser le régime nord-coréen s’ef-fondrer, par peur du chaos ou d’une pré-sence de troupes US près de sa frontière, ni lui permettre de poursuivre le cours actuel d’affrontement avec les USA et la Corée du Sud. Un coup d’Etat à la zimbabwéenne [in-terne au régime, NdTr] serait certainement la meilleure solution mais malheureuse-ment, la coutume de la famille Kim consis-tant à écarter préventivement toute menace éventuelle11 laisse fort peu de prétendants possibles.A l’intérieur du pays, les problèmes de dette et de corruption, l’indépendance des auto-rités locales vis-à-vis de la bureaucratie centrale, la crise écologique font peser sur la nouvelle stratégie des risques sérieux. Pour le moment, l’opposition d’en bas se si-tue à un faible niveau.Au Tibet et au Xinjiang, les luttes nationales contre l’occupation chinoise ont été moins visibles ces dernières années, du fait de l’in-tensification de la répression et de de l’im-migration à grande échelle de Chinois Han. Le Xinjiang est crucial pour l’expansion de la Chine à l’étranger, ainsi qu’une source majeure de pétrole et de gaz, exposée aux attaques terroristes des séparatistes. Au-jourd’hui, leur capacité d’action a cepen-dant été substantiellement réduite. Le Tibet est économiquement moins important, sauf en tant que source de matières pre-mières12, et il y a là encore moins de raisons de modifier une stratégie de répression qui semble avoir fonctionné.

LA SITUATION ET LES LUTTES DE LA CLASSE OUVRIÈREDans les villes, les grèves et autres formes d’opposition sociale n’ont pas disparu, mais sont moins nombreuses tandis que les grèves qui éclatent sont presque toutes complètement défensives. La carte des grèves publiée par le China Labour Bulletin (CLB)13 montre que la quasi-totalité des grèves récentes ont eu pour cause des re-tards de paiement des salaires – un pro-blème croissant vu le ralentissement de la croissance économique. Il faut noter que cela traduit une chute par rapport à des ni-veaux précédents – le CLB ayant recensé deux fois plus de grèves en 2016, comme en 201414 – et qu’aujourd’hui, les grèves aug-mentent dans les services et parmi les cols blancs de l’industrie, alors qu’elles dimi-

En 2017 à Pékin, lors d’un fréquent pic de pollution. DR.

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nuent chez les ouvriers.Cette situation est le résultat non seule-ment d’une répression accrue, mais aus-si d’une intervention plus ferme de l’Etat contre les « patrons voyous ». Le CLB a analysé la nouvelle situation à Dong-guan15, dans la province de Guangdong, l’épicentre des grèves de 2014 et 2015 : le nombre des grèves y a notablement di-minué parce que les autorités locales se sont employées à réduire les cas de non-paiement ou retard de paiement des salaires. Mais le CLB note aussi : « bien qu’il y ait encore à Dongguan une large base manufacturière, c’est mainte-nant l’ombre de ce que cela a été. Des di-zaines de milliers de petites et moyennes entreprises, particulièrement à bas coût et haute intensité du travail comme dans l’ha-billement, la chaussure ou le jouet, ont quitté Dongguan depuis dix ans. Les entre-prises manufacturières qui restent tendent à être plus grandes et plus stables, ca-pables de payer de meilleurs salaires et moins sujettes à l’émergence de conflits du travail. »Paradoxalement, la plus sérieuse menace potentielle venue d’en bas n’a pas pour ori-gine l’élargissement mais le rétrécisse-ment de la classe ouvrière. La main-d’œuvre chinoise a connu un pic en 2011, pour ensuite décliner.16 La population en âge de travailler a baissé de 20 millions entre 2011 et 2016, et elle devrait tomber de 900 millions aujourd’hui à 700 millions vers 2050 (notons qu’il s’agit là de la totalité de la population active, incluant l’appareil d’Etat, les travailleurs à leur compte et les paysans – les chiffres pour la classe ou-vrière seront significativement moins éle-vés).C’est un résultat direct de la « politique de l’enfant unique » mise en place en 1979 et définitivement abolie en 2015. Cette réduc-tion offre aux travailleurs de plus grands choix de travail et limite la capacité des em-ployeurs à réduire les salaires, mais réduit aussi l’éventail des choix politiques de la classe dirigeante.Une des solutions esquissées par Xi Jinping est de développer la consommation. Mais obtenir que les travailleurs dépensent plus implique de réduire les raisons pour les-quelles ils épargnent (payer pour une édu-cation désormais privatisée, pour les soins de santé, pour des dépenses familiales comme celles occasionnées par un ma-riage), ainsi que d’assurer une réelle crois-sance des salaires réels. Cela a également des implications majeures en termes de ressources, vu les pénuries de marchan-dises et la diminution continue des terres

cultivables et des produits de l’agriculture (la Chine est depuis plus de dix ans un im-portateur net de denrées agricoles).Lorsque l’économie chinoise avait com-mencé à faiblir, la presse occidentale s’était mise à parler de « crise ». Cette analyse pa-raît aujourd’hui tout à fait exagérée. Pour l’instant, les dirigeants chinois semblent gérer la baisse des taux de croissance, à la moitié de ce qu’ils étaient il y a dix ans, sans grandes convulsions. Mais pour appliquer les ambitieux plans de Xi, ils devront offrir aux travailleurs des niveaux de vie plus éle-vés que ce qu’il ont promis, dans une pers-pective de croissance plus faible.

L’HIVER VIENTLes expulsions de masse intervenues ré-cemment à Pékin illustrent une série de problèmes que pose cette stratégie. Ces der-nières semaines, près de 200 000 personnes ont été chassées de bidonvilles aux alen-tours de Pékin. Officiellement, cela répon-dait à la nécessité de faire respecter la régle-mentation en matière de construction et de réduire la pollution générée par les poêles à charbon. En réalité, il s’agit de dégager des zones promises à des projets immobiliers lucratifs qui « amélioreront la qualité » de la population pékinoise. Selon un rapport, « les images d’immeubles détruits et de flots de gens épuisés évoquent plus une ville en état de siège qu’une métropole de premier plan – et c’est approprié, puisque l’Etat a déclaré la guerre à ses sous-classes urbaines. »17

S’il y a eu peu de résistance ouverte, de nombreux résidents de Pékin sont venus en aide aux expulsés et une vague de protesta-tion a parcouru les réseaux sociaux. Elle s’est surtout exprimée en termes d’impact sur la vie des résidents installés – « où vivra notre nounou, à qui pourrai-je acheter de la nourriture dans la rue ? » –, mais reste un niveau de protestation plus élevé que ce que l’on a pu voir à Pékin depuis de nombreuses années.Cela souligne aussi la contradiction fonda-mentale de la politique des autorités lo-cales : transformer Pékin en une ville de services et de classe moyenne demande un effet la présence de nombreux travailleurs pauvres afin de construire, nettoyer, faire la cuisine et fournir les autres services per-mettant à la ville de fonctionner. Jusqu’à quelle distance du centre peut-on reléguer le « segment inférieur » de la population, avant qu’il ne puisse plus faire la navette ?Et à partir de quel point les gens descen-dront-ils dans la rue ? Le gouvernement ne peut pas le savoir, mais il doit néanmoins estimer ce que peut être la limite d’endu-rance. Un signe en est le revirement sou-

dain intervenu début décembre à propos des moyens de chauffage pour l’hiver.18 Un grand projet, lancé depuis un certain temps dans le nord de la Chine, est d’y remplacer le chauffage au charbon par le chauffage au gaz. Mais les insuffisances de l’approvi-sionnement en gaz ont laissé de nombreux foyers sans aucune source de combustible. Alors que le froid hivernal commence à mordre, le gouvernement vient d’ordonner aux autorités locales de lever l’interdiction sur le charbon et d’en rendre des quantités disponibles. C’est un petit exemple, mais qui montre comment la possibilité de réac-tions populaires peut contraindre ce qui peut souvent sembler être un pouvoir abso-lu.Ainsi qu’un chef d’entreprise, peut-être un peu paranoïaque mais néanmoins perspi-cace, le déclarait il y a quelques années à un chercheur, « la Chine est différente d’autres pays. A l’Ouest, ce sont les riches qui in-fluencent la politique, et le gouvernement craint les riches. Maintenant, en Chine, ce sont les riches qui craignent le gouverne-ment, et le gouvernement craint les pauvres. Les pauvres ont un potentiel élevé de déstabilisation de l’ordre social. »19

Cette menace potentielle continue de pla-ner sur la « nouvelle ère » de Xi Jinping. o1 Publication originale, https ://rs21.org.uk/2017/12/15/revolutionary-reflections-winter-is-coming-on-the-situation-in-china/Toutes les notes qui suivent sont de l’auteur.2 Pour une analyse plus détaillée, voir cette analyse publiée sur le site de l’ISO étatsunienne : https ://socialistworker.org/2017/08/09/chinas-one-road-to-global-power3 https ://qz.com/1105119/watch-what-xi-jinpings-19th-chinese-communist-party-congress-work-report-said-on-climate-change/4 https ://www.cnbc.com/2017/02/13/china-and-us-lead-way-with-wind-power-installations-says-global-energy-report.html5 Elizabeth C. Economy, « The River Runs Black – The Environmental Challenge to China’s Future », Cornell University Press, 2010, page 211.6 https ://www.theguardian.com/business/2017/jan/20/chinese-economic-growth-dips-to-67-the-slowest-for-26-years7 http ://www.business-anti-corruption.com/country-profiles/china8 https ://www.theguardian.com/business/2016/jun/16/chinas-debt-is-250-of-gdp-and-could-be-fatal-says-government-expert9 https ://www.theguardian.com/australia-news/2017/nov/11/trans-pacific-trade-deal-salvaged-despite-canada-u-turn-reports-say10 http ://www.nybooks.com/daily/2017/10/25/chinas-silk-road-illusions/11 https ://www.nytimes.com/2017/02/03/world/asia/north-korea-purge-kim-jong-un-kim-won-hong.html12 https ://www.jacobinmag.com/2017/02/tibet-china-tar-self-determination-mao-dalai-lama/13 http ://maps.clb.org.hk/strikes/en14 https ://www.ft.com/content/4cdb6802-e82e-11e6-893c-082c54a7f53915 http ://www.clb.org.hk/content/why-has-there-been-drastic-reduction-worker-protests-dongguan16 http ://www.chinadaily.com.cn/china/2016-11/21/content_27444998.htm17 https ://jacobinmag.com/2017/12/beijing-fire-migrant-labor-urbanization18 http ://www.scmp.com/news/china/policies-politics/article/2123270/china-u-turns-coal-ban-amid-growing-outcry-over-numbers19 Cité dans Chris King-Chi Chan, « The challenge of labour in China », Routledge, 2010, page 161.

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Repères

PAR JEAN-PHILIPPE DIVÈS

L a brève période s’étendant de la prise du pouvoir, le 25 octobre 1917 (7 novembre dans le calendrier oc-

cidental), jusqu’au début de la guerre ci-vile et des interventions impérialistes, en avril-mai 19183, a constitué l’« âge d’or » de la démocratie soviétique. Mais cela ne veut pas dire que le nouveau pou-voir n’ait alors rencontré aucun obstacle, ni que la situation n’ait pas été en géné-ral très compliquée.Le 2e congrès des soviets d’ouvriers et de soldats, tenu au moment de l’insur-rection d’Octobre, avalise cette dernière en déclarant assumer désormais tout le pouvoir. Le nouveau gouvernement (« conseil des commissaires du peuple ») qui y est élu se trouve intégralement composé de membres du Parti bolche-vique, mais tous les partisans du pou-voir révolutionnaire considèrent que cette situation ne peut être que provi-soire. Dès le lendemain du congrès, dif-férents courants pressent dans le sens d’un élargissement immédiat. C’est le cas des mencheviks internationalistes dirigés par Martov, des social-démo-crates internationalistes unifiés (éga-lement d’origine menchevique), plus significativement des socialistes-révo-lutionnaires de gauche, qui ont voté en faveur du nouveau pouvoir soviétique et de ses premières décisions. Et surtout, ces courants bénéficient du soutien des bolcheviks « modérés », avec à leur tête Kamenev, qui restent influents au sein d’un parti toujours aussi divisé.Le Vijkel (exécutif du syndicat des che-minots, à majorité menchevique) tente de réconcilier les partisans du pouvoir soviétique et ceux qui ont claqué la porte du 2e congrès. Sous son égide s’engagent

le 29 octobre des négociations visant à constituer un gouvernement socialiste pluraliste. Elles durent une semaine, mais ne donnent rien du fait de l’hétéro-généité des positions et objectifs – cer-tains exigeant que les bolcheviks soient minoritaires au sein du gouvernement, d’autres que Lénine et Trotsky en soient exclus… Il est cependant significatif que pour la plupart des participants, le gou-vernement à mettre en place devrait être responsable devant « toute la démocratie révolutionnaire », c’est-à-dire les soviets mais aussi l’Assemblée constituante à ad-venir.Au même moment, le parti « cadet » (droite libérale), des SR de droite et cer-tains mencheviks forment à Petrograd un « Comité pan-russe pour la sauvegarde de la patrie et de la révolution ». Le 29 oc-tobre, avec des forces composées princi-palement d’élèves-officiers, ce comité mène une tentative de coup d’Etat, coor-donnée avec un assaut conduit depuis le sud par des troupes assemblées à la hâte par le général Krassov. La première est écrasée et le second repoussé, au prix de lourdes pertes dans les rangs contre-ré-volutionnaires.Un peu plus tard, c’est dans la région du Don, au sud du pays, qu’une révolte cosa-que s’organise sous la direction des géné-raux Alekséiev, Kornilov (tous deux an-ciens chefs d’état-major de l’armée), Dénikine et Kalédine. Des milliers de mi-litants bolcheviques, de gardes rouges, de soldats et de marins de la Baltique y sont acheminés depuis Petrograd et orga-nisent, sous la direction d’Anto-nov-Ovsenko (l’un des dirigeants bolche-viques de l’insurrection d’Octobre), une guérilla qui parviendra en avril à défaire

et éparpiller ce premier essai d’armée blanche.Les SR de gauche sont alliés aux bolche-viks, mais ce sont des alliés remuants et parfois gênants. Outre ce qui a été signalé plus haut, ils contestent régulièrement, au nom de principes démocratiques, les mesures de lutte contre la contre-révolu-tion adoptées par le Comité militaire ré-volutionnaire (CMR) du soviet de Petro-grad, puis à partir de décembre par son successeur, la Tchéka. Pas toujours à tort d’ailleurs, comme lorsque le CMR publie sans en référer à personne un décret qui entérine et encourage la « justice de rue », c’est-à-dire le lynchage de contre-révolu-tionnaires avérés ou supposés (sur ce

Après s’être réunie seulement une après-midi et une nuit, l’Assemblée constituante a été dissoute le 6 janvier 1918 par décret du Comité exécutif central des Soviets (CEC). Pour la bourgeoisie, les partis de la Deuxième Internationale et nombre d’historiens et auteurs1, c’est un événement « fondateur » qui apporte la preuve irréfutable que les bolcheviks étaient dès le départ hostiles à toute démocratie politique. Voyons pourquoi une telle interprétation est, pour le moins, biaisée et absusive.2

Il y a cent ans, la dissolution de l’Assemblée constituante

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Révolution russe

DR.

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| 17l’AnticapitalisteN°94 JANVIER 2017Repèrespoint et d’autres, les instances sovié-tiques donnent raison aux SR de gauche).

LE DILEMME DES BOLCHEVIKSEt puis il y a donc, dans tout ce panora-ma pour le moins chaotique, le problème épineux de l’Assemblée constituante.Durant la période du « double pouvoir » gouvernement provisoire/soviets, les bolcheviks ont mené une agitation exi-geant sa convocation, que les représen-tants de la bourgeoisie et des partis ou-vriers « conciliateurs » (mencheviks et SR) repoussaient sans cesse à plus tard, par peur de déclencher au plus profond de la Russie une vague qui mettrait en péril la poursuite de la guerre et oblige-rait à entreprendre une réforme agraire donnant la terre aux paysans. Autre-

ment dit, on est en présence d’un cas ty-pique de revendication « démocratique bourgeoise » que les démocrates-bour-geois et leurs associés réformistes s'avé-raient incapables d’assumer réellement. En septembre cependant, alors qu’il était acculé et déjà près de s’effondrer, le gouvernement Kerenski avait finale-ment fixé une date pour les élections à l’Assemblée constituante – celle du 12 novembre 1917.Mais après l’insurrection d’Octobre, la situation a radicalement changé. Le nou-veau pouvoir est la représentation légi-time des ouvriers, des soldats et des pay-sans pauvres. Et ce sont désormais les forces contre-révolutionnaires, accom-

pagnées par les partis de gauche qui considèrent que la révolution russe ne peut à cette étape être que démocra-tique-bourgeoise, qui arborent contre les soviets le drapeau de l’Assemblée consti-tuante.Que faire dans ces conditions ? Un débat traverse la direction bolchevique, dont Trotsky a rendu compte dans son Lénine écrit en 1924, peu après la mort du fonda-teur du parti. Il vaut la peine de citer ce texte un peu longuement :« Dans les premiers jours, sinon dans les pre-mières heures qui suivirent le coup d’Etat, Lénine posa la question de l’Assemblée constituante.« – Il faut l’ajourner, déclara-t-il, il faut proro-ger les élections. Il faut élargir le droit électo-ral, en donnant la faculté de voter aux jeunes gens de dix-huit ans. Il faut donner la possi-bilité de réviser les listes de candidats. Nos listes à nous-mêmes ne valent rien : on y trouve une quantité d’intellectuels d’occa-sion, et nous avons besoin d’ouvriers et de paysans. Les gens de Kornilov, les Cadets doivent être mis hors la loi.« On lui répliquait :« – Il n’est pas commode de surseoir mainte-nant. Ce sera compris comme une liquida-tion de l’Assemblée constituante, d’autant plus que nous avons nous-mêmes accusé le gouvernement provisoire d’atermoyer avec l’Assemblée.« – Bêtises ! répliquait Lénine. Ce qui im-porte, ce sont les actes et non les paroles. Pour le gouvernement provisoire, l’Assem-blée constituante marquait ou pouvait mar-quer un pas en avant ; pour le pouvoir sovié-tique, surtout avec les listes actuelles, ce serait inévitablement un pas en arrière. Pourquoi trouvez-vous incommode d’ajour-ner ? Et si l’Assemblée constituante se com-pose de Cadets, de mencheviks et de socia-listes-révolutionnaires, est-ce que ce sera commode ?« – Mais à ce moment-là, nous serons plus forts, lui répliquait-on ; pour l’instant, nous sommes encore trop faibles. En province, on ne sait presque rien du pouvoir soviétique. Et si l’on reçoit maintenant la nouvelle que nous avons ajourné l’Assemblée constituante, cela nous affaiblira encore davantage.« Sverdlov se prononçait contre l’ajourne-ment avec une particulière énergie, car il était plus lié que nous avec la province.« Lénine se trouva seul sur sa position. Il se-couait la tête d’un air mécontent et répétait :« – C’est une erreur, c’est évidemment une erreur qui peut nous coûter cher ! Puisse-t-elle ne pas coûter à la révolution sa tête... »4

Et ainsi les élections sont-elles convo-quées, à la date prévue (12 novembre), par

le Conseil des commissaires du peuple sur mandat du Comité exécutif central des soviets. Plus tard, Lénine affirmera que cette décision avait été la bonne, car elle avait permis aux masses de mieux comprendre l’inconséquence et la poli-tique contre-révolutionnaire des SR de droite et des mencheviks, ainsi que les li-mites de la démocratie bourgeoise, mais on ne peut s’empêcher de penser que, sur ce point comme sur d’autres, il fit alors « de nécessité, vertu » selon le mot de Rosa Luxemburg.

LES RÉSULTATS ET LEURS CAUSESSur 707 élus à l’Assemblée constituante (808 étaient prévus mais le scrutin n’a pu se tenir partout), les SR de droite en ob-tiennent 370, soit une majorité absolue. Ils peuvent compter sur le renfort de 4 « socialistes populaires », des 16 menche-viks (un nombre très faible, ce parti s’étant effondré dans ses anciens bas-tions industriels et ne conservant des forces significatives qu’en Transcaucasie, principalement en Géorgie) ainsi que de la plupart des 77 députés représentant les partis socialistes « nationaux » (Ukraine, Lettonie, etc.). Le parti cadet – qui va bientôt être mis hors la loi pour son rôle actif dans l’organisation de la contre-ré-volution – dispose de 17 représentants. En face, les bolcheviks n’en ont que 175, un peu moins d’un quart – quand bien même ils l’ont emporté dans tous les centres in-dustriels, avec une majorité absolue des voix à Petrograd et à Moscou. Quant aux SR de gauche, ils sont réduits à la portion congrue de 40 députés. Comment expli-quer ce résultat ?Une première raison, immédiatement mise en avant par les bolcheviks, est que le vote s’étant déroulé moins de trois se-maines après l’insurrection d’Octobre et le 2e congrès des soviets d’ouvriers et de soldats, nombre de votants ne savent pas – dans un pays immense et aux commu-nications très insuffisantes – que les so-viets se sont emparés du pouvoir, ou à tout le moins ne sont pas en mesure d’ap-préhender pleinement le sens et la portée de l’événement. De ce fait, ils ne sont pas non plus au courant de la scission interve-nue, au cours du congrès des soviets, entre les SR de gauche (dont le congrès de fondation n’aura lieu que du 19 au 28 no-vembre 1917), favorables au pouvoir so-viétique, et les SR de droite qui s’y op-

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derniers étaient cyniquement pour la Constituante quand ils étaient dans l’op-position, et contre elle une fois qu’ils étaient installés au pouvoir ; après s’être retrouvés en minorité, ils ont simplement voulu se débarrasser du problème, en fi-nir une fois pour toutes avec ces lubies démocratiques pour avancer vers la consolidation de leur dictature.L’autre explication, beaucoup plus ration-nelle, est que comme en d’autres circons-tances (par exemple pendant les journées de Juillet, et même dans la période prépa-ratoire à l’insurrection d’Octobre6), et alors que la pression populaire pour la convocation de ces élections était forte, la situation leur a échappé. Ils n’en ont pas pris toute la mesure et ont été réduits à improviser – sans jamais s’écarter cepen-dant de leur ligne directrice, d’engage-ment d’un processus socialiste qui devait aider à développer la révolution en Eu-rope. Dans tous les cas, les avertisse-ments de Lénine rapportés par Trotsky se sont avérés étonnamment prémonitoires.

RÉUNION ET DISSOLUTIONA l’annonce des résultats, la direction bolchevique se réunit pour voir comment affronter le problème. Faut-il lancer un appel à rappeler et réélire les députés qui ne représentent pas la volonté populaire ? Repousser la date de convocation ? Assez vite s’impose l’idée que maintenant que le vin est tiré, il faut le boire. Les députés à la Constituante sont convoqués à Petro-grad et celle-ci se réunira dès que seront arrivés un nombre minimum d’entre eux, fixé à 400.Lénine rédige des Thèses sur l’Assemblée constituante7, qui sont publiées le 13 dé-cembre dans la Pravda. Elles signalent notamment que « l’Assemblée consti-tuante, convoquée d’après les listes des par-tis qui existaient avant la révolution proléta-rienne et paysanne, sous la domination de la bourgeoisie, entre nécessairement en conflit avec la volonté et les intérêts des classes la-borieuses et exploitées qui ont déclenché le 25 octobre la révolution socialiste contre la bourgeoisie. Il est naturel que les intérêts de cette révolution l’emportent sur les droits for-mels de l’Assemblée constituante (…) Toute tentative, directe ou indirecte, de considérer l’Assemblée constituante d’un point de vue juridique, purement formel, dans le cadre de la démocratie bourgeoise habituelle, sans tenir compte de la lutte de classes et de la guerre civile, équivaut à trahir la cause du prolétariat et à se rallier au point de vue de la bourgeoisie (…) ».Ces thèses évoquent la possibilité de

convoquer une nouvelle Constituante, plus représentative de la volonté du pays : cela ne se fera pas, parce que le temps manque, qu'il y a bien d’autres sujets de préoccupation (dont celui des négocia-tions de paix avec l’Allemagne), mais aus-si et surtout parce qu’une fois que sont connues les décisions du congrès des so-viets et les premières mesures du gouver-nement, l’engouement populaire pour la Constituante retombe largement. Les thèses de Lénine exigent ensuite « une dé-claration de l’Assemblée constituante recon-naissant sans réserve le pouvoir des Soviets, la révolution soviétique, sa politique relative à la paix, à la terre et au contrôle ouvrier, l’adhésion ferme de l’Assemblée consti-tuante au camp des adversaires de la contre-révolution des cadets et des kalédi-niens. »Le conseil des commissaires du peuple décide de présenter à la Constituante une « Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité » reprenant les orientations du 2e congrès des soviets et l’appelant à re-connaître le pouvoir soviétique et à s’in-cliner devant lui : « la Russie est déclarée république des soviets de députés d’ouvriers, de soldats et de paysans. Tout le pouvoir cen-tral et local appartient à ces soviets. » Si l’As-semblée constituante refuse, elle sera dissoute. Les SR de gauche, qui partagent pleinement cette orientation, viennent d’entrer au gouvernement suite à l’accord passé – à la mi-décembre – avec le Parti bolchevique. En revanche, plusieurs commissaires du peuple de l’aile bolche-vique « modérée », qui restent en désac-cord, ont démissionné.La convocation en séance de l’Assemblée constituante est fixée au 5  janvier. Le même jour, ses partisans organisent une manifestation aux abords du palais Tau-ride où la réunion doit se tenir. Pour l’es-sentiel, c’est la petite et moyenne bour-geoisie qui défile. Alexander Rabinowitch (source indiquée en note 2) calcule que le nombre des manifestants est sensible-ment supérieur aux 10 000 comptabilisés par les autorités, mais largement infé-rieur aux 100 000 revendiqués par les or-ganisateurs. Des barrières, tenues par des détachements de gardes rouges et de marins dépêchés par le soviet de Petro-grad, ont été dressées pour bloquer les accès au palais. Des tirs éclatent lorsque des cortèges – non armés et, pour la plu-part, pacifiques – tentent de s’en appro-cher ou de les contourner. On relève une vingtaine de morts et des dizaines de blessés. Pour Rabinowitch, rien ne per-met d’affirmer que cela aurait été le résul-

posent.S’y ajoute le fait que les professions de foi et, surtout, les listes de candidats (dans un scrutin proportionnel organisé au ni-veau régional) ont également été bou-clées avant le 25  octobre, avec comme conséquence essentielle que le Parti so-cialiste-révolutionnaire s’y présente en-core uni. En votant pour ses listes, l’im-mense majorité des paysans pensent vo-ter pour le partage immédiat des terres – que pourtant les SR de droite refusent. S’y ajoute le fait que la confection de ces listes a été contrôlée par la majorité de di-rection, de droite, qui a donné à ses parti-sans une prépondérance absolue. Ainsi les SR de gauche se retrouvent-ils à la Constituante en position ultra-minori-taire, alors même qu’ils ont constitué la première force au sein du récent congrès des soviets de députés paysans, en y ob-tenant une majorité absolue en alliance avec les bolcheviks.Autrement dit, y compris d’un strict point de vue démocratique-bourgeois, les élec-tions à l’Assemblée constituante étaient sérieusement viciées. Or il est un fait que pour les bolcheviks et la démocratie so-viétique, non de façon immédiate mais à moyen et plus long terme, ces résultats puis la dissolution de la Constituante – devenue à partir de là l’étendard autour duquel se rallie toute la contre-révolution – ont constitué un facteur d’affaiblisse-ment. Trotsky le reconnaît implicitement dès 1918, quand il souligne à ce propos, dans son texte « Les principes de la démo-cratie et la dictature prolétarienne », qu’« en dernière analyse, c’est pour le prolétariat un avantage de pouvoir introduire sa lutte de classe et même sa dictature par les canaux des institutions démocratiques ».5

Reste donc la question : pourquoi dans ces conditions les bolcheviks – majori-taires au comité exécutif central des so-viets, responsable de la convocation – n’ont-ils pas différé la tenue de ces élections, au moins de quelques se-maines ? Après tout, rien n’imposait de se conformer à la date qui avait été fixée, après moult atermoiements, par le gou-vernement agonisant de Kerenski. D’au-tant que le pouvoir soviétique venait d’af-fronter (ou affrontait toujours) plusieurs offensives armées – les raisons à mettre en avant ne manquaient pas.Deux explications apparaissent pos-sibles. La première est celle mise en avant nombre d’opposants aux bolcheviks : ces

Repères18 |

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| 19l’AnticapitalisteN°94 JANVIER 2017Repèrestime du pouvoir, l’aile droite propose que l’on commence à examiner les bases poli-tiques et constitutionnelles sur lesquelles l’Etat russe doit maintenant s’organiser. Son ordre du jour est adopté sans débat, par 237 voix contre 146. Les SR de gauche puis les bolcheviks quittent alors la salle pour réunir leurs fractions.La séance reprend vers une heure du matin. Raskolnikov pour les bolche-

viks, puis Steinberg pour les SR de gauche, annoncent que leurs partis se retirent de l’Assemblée constituante. Les députés restants décident de conti-nuer à délibérer, jusqu’à ce le marin res-ponsable de la sécurité leur demande de quitter la salle « parce que la garde est fatiguée ». Tchernov fait alors voter dans l’urgence, sans débat, une série de réso-lutions avant que les participants ne se

dispersent, vers cinq heures du matin. Le lendemain, le CEC promulgue le dé-cret de dissolution. L’Assemblée consti-tuante a vécu.Il est symptomatique que cette décision ne suscite alors, au sein de la grande ma-jorité de la population, ni protestation ni même inquiétude. Ce qui prédomine est un sentiment d’indifférence et même de mépris envers une institution qui appa-raît comme vaine, inutile.Alexander Rabinowitch cite les souvenirs rédigés dix ans plus tard par un député SR de droite du nom de Sviatitsky : « il fai-sait remarquer que l’Assemblée constituante était morte cette nuit, non par manque de courage de ses partisans qui n’auraient pas été prêts à mourir pour elle, ni à cause de la demande des marins, mais "comme consé-quence de l’indifférence avec laquelle le peuple a réagi à notre dissolution, ce qui a permis à Lénine de nous congédier d’un simple revers de la main : Qu’ils rentrent juste chez eux !" »Edward Hallet Carr (cf. note 2) conclut plus généralement : « La révolution d’Oc-tobre avait tranché la question, bien ou mal. Que le moment fût ou non venu de la révolution prolétarienne, et quelles que dussent être les conséquences finales s’il fallait répondre à cela par la négative, la révolution prolétarienne s’était bel et bien produite. Après Octobre 1917, personne ne pourrait défaire ce qui avait été fait et ra-mener la révolution à un moule démocra-tique bourgeois. » o

tat d’une politique délibérée : dans l’improvisation générale qui règne, les détachements de garde, sans expérience ni ordres clairs ni véritable commande-ment, sont pour l'essentiel livrés à eux-mêmes.A l’intérieur, la séance commence par l’élection de la présidence de l’Assemblée. Les bolcheviks présentent la candidature de la prestigieuse dirigeante des SR de

gauche, Maria Spiridonova. Elle recueille 153 voix contre 244 au principal dirigeant SR de droite, Victor Tchernov. Le débat s’engage ensuite sur l’ordre du jour. Bol-cheviks et SR de gauche demandent que l’on commence par examiner la Déclara-tion des droits soumise par le Conseil des commissaires du peuple. Sans même mentionner les soviets, donc en posant la Constituante comme unique source légi-

1 Par exemple Marc Ferro, dans Le Monde du 22 juillet 2017 : http ://www.lemonde.fr/festival/article/2017/07/22/russie-6-janvier-1918-tout-le-pouvoir-aux-bolcheviks_5163759_4415198.html2 Outre d’autres textes et ouvrages, qui sont indiqués lorsque des citations en sont extraites, les deux sources principales utilisées pour cet article sont, d’une part, le « digest » proposé par Edward Hallet Carr dans « La révolution bolchevique », tome 1 « La formation de l’URSS », chapitre 5 « Les deux révolutions » (Les Editions de Minuit, 1969) ; d’autre part, la première partie (pages 17 à 127) « The Defeat of the Moderates » du livre d’Alexander Rabinowitch, inédit en français, « The Bolsheviks in Power – The First Year of Soviet Rule in Petrograd » (Indiana University Press, 2007).3 La révolte des « légions » de prisonniers de guerre tchèques stationnées en Sibérie, le 25 mai 1918, est généralement considérée comme marquant l’ouverture de la guerre civile, même s’il y eut avant des combats sporadiques et que de janvier à mai 1918 une terrible guerre civile – remportée par les forces contre-révolutionnaires – embrasa la Finlande, qui jusqu’en 1917 avait fait partie de l’empire des tsars. En avril, les Japonais débarquaient par ailleurs à Vladivostok, ce qui marqua le début des interventions militaires des différentes puissances impérialistes.4 Livre disponible sur le site marxists.org, voir pour ce chapitre https ://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1924/04/lt1924042100f.htm5 https ://www.marxists.org/archive/trotsky/1918/xx/principles.htm6 Voir nos articles à ce sujet, respectivement dans les numéros 89 (juillet-août 2017) et 92 (novembre 2017) de cette revue.7 https ://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/12/vl19171225.htm

« La garde est fatiguée… » DR.

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Dossier

cupèrerait, ce qu’il fit en 1969, contre l’avis des vieux phalangistes mais avec l’appui des ministres « modernistes » issus de l’Opus Dei3 qui souhaitaient une ouverture économique et politique. Pour eux le jeune Juan Carlos était l’homme de la situation. De fait le prince, qui avait pourtant juré fi-délité aux principes du Movimiento (le par-ti unique franquiste), répondit à leurs at-tentes et à celles des capitalistes espagnols qui lorgnaient vers l’Europe du Marché commun.La « transition démocratique » n’a pas commencé à la mort du dictateur, le 20 novembre 1975 ; Juan Carlos commen-ça son règne en reconduisant Arias Na-varro, le dernier chef du gouvernement franquiste, avec une équipe largement ouverte aux entrepreneurs liés à la Santa Mafia mais une administration, une po-lice, une justice et une armée intactes. Adolfo Suarez4 fut nommé en juillet 1976 alors que se multipliaient les grèves et les manifestations, ainsi que les attentats de ETA. Sa mission : assurer une transmis-sion progressive du pouvoir, des an-ciennes équipes de la dictature à de nou-velles équipes « démocrates », constituées en fait dans le cadre du ré-gime dans les dernières années précé-dant la mort de Franco, puis intégrer les courants d’opposition. Il fallait éviter que la colère populaire n’aboutisse au règle-ment des comptes de la dictature.Mais pour une transition « pactée », il faut être plusieurs. L’habileté d’Adolfo Suarez, mandaté par le roi, fut d’associer toute la gauche, y compris le Parti com-muniste espagnol qui avait gagné un es-pace important dans la résistance ou-vrière et populaire, affirmant compter plus de 200 000 militants dans la clan-destinité et dirigeant les Commissions ouvrières. Santiago Carrillo répondit pré-sent. En échange de sa légalisation, le

Le pouvoir castillan s’est emparé de tous les leviers de commande. Réduit à l’es-pace privé, l’usage de la langue catalane fut persécuté au point que les quelques intellectuels ralliés au franquisme prirent leurs distances avec le régime. Tout cela est ancré dans les mémoires et il n’est pas surprenant que les prétentions centralisatrices de l’Etat espagnol rap-pellent les heures noires.On sait comment les espoirs des vaincus de la guerre civile furent déçus. Le ré-gime franquiste n’a pas suivi dans la tombe ceux de Hitler et de Mussolini : frappé d’ostracisme, replié dans l’autar-cie mais toujours là. Avec la guerre froide le Caudillo, autodésigné « sentinelle de l’Occident », devint un allié toujours peu présentable mais sûr pour le prétendu monde libre. Dès 1948 plusieurs pays, dont la France, multiplient les ouvertures diplomatiques et économiques. 1953 est à la fois l’année du concordat avec le Vati-can et celle du pacte de Madrid permet-tant l’installation de quatre bases mili-taires US.L’Espagne sort alors de l’isolationnisme et bénéficie des crédits du plan Marshall. Elle connaît un développement indus-triel mais la croissance doit beaucoup au tourisme de masse et à la construction immobilière, avec un décalage important entre l’aménagement des côtes et le sous-équipement de l’arrière-pays. Quinze ans après la victoire fasciste, des vagues de grèves mettent en cause les sa-laires plombés par l’inflation et les mau-vaises conditions de la vie quotidienne.

LA TRANSITION « PACTÉE » ET SON COÛT POLITIQUEOn l’ignore souvent mais du vivant de Franco, l’Espagne était un royaume dont le Caudillo ne faisait que conserver les clés.2 Il lui appartenait de désigner le roi qui les ré-

La Catalogne et la « transition démocratique »Il était une fois un méchant dictateur qui opprima son peuple pendant près de quatre décennies ; qu’il ait dû cette longévité à la tolérance puis au soutien des « grandes puissances » est une autre question, on imagine qu’elles se bouchaient les narines en attendant que le Ciel rappelle à lui le Caudillo sanglant. Enfin il mourut et l’Espagne retrouva la liberté…

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PAR GÉRARD FLORENSON

g…grâce au successeur que Franco avait lui-même désigné, le petit fils d’Alphonse XXIII, l’encore jeune roi Juan Carlos, qui avait habilement dissimulé depuis son enfance ses convictions démocratiques. Les mêmes grandes puissances applau-dirent alors le retour de l’Espagne dans le club des nations civilisées !Cette vision unilatérale, portée par les ac-teurs de la « transition démocratique », y compris et surtout à gauche, a encore cours ; à se demander pourquoi une ma-jorité d’habitants de la Catalogne as-pirent à quitter un si beau navire.

L’HÉRITAGE DU FRANQUISMEComme indiqué dans un précédent ar-ticle1, la Catalogne avait particulièrement souffert de la victoire fasciste. La répres-sion qui s’y était abattue contre les tra-vailleurs et les forces de gauche avait été d’autant plus dure que le Front populaire y avait réalisé son meilleur score et que le prolétariat catalan, fortement organisé dans la CNT, avait longuement résisté et instauré la collectivisation des entre-prises et services publics. En juillet 1936, les putschistes n’avaient pas conquis le moindre village, à l’inverse les miliciens catalans avaient contribué à les chasser d’une partie de l’Aragon. De plus la haine de Franco envers les partis ouvriers et dé-mocratiques se combinait avec une dé-testation particulière envers le catala-nisme, ce ferment de dissolution de l’Espagne traditionnelle, celle des rois catholiques. Longue est la liste des fusil-lés, des emprisonnés, des exilés. Dure fut l’existence des gens du peuple qui n’avaient pas quitté le pays, d’autant plus surveillés par la police si des membres de la famille étaient réfugiés en France. Un clergé revanchard faisait la police des âmes, subordonnait le moindre secours à la pratique religieuse.

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Dossier N°94 JANVIER 2017

las, ancien président de l’ERC et ministre de la Generalitat sous la Deuxième Répu-blique, président de la Generalitat en exil depuis 1954, alors âgé de 78 ans. Un dé-cret-loi signé par le roi rétablit la Generali-tat et le reconnut en octobre 1977 comme son président provisoire, dans l’attente des élections autonomiques qui eurent lieu en mars 1980. En échange, le républicain Tar-radellas reconnaissait la légitimité de la monarchie. Dur à avaler, tout comme l’ab-solution des crimes franquistes.Il n’est pas surprenant que les Catalans aient accueilli avec soulagement cette transition pacifique. Mais le statut d’auto-nomie octroyée, s’il avait été accepté comme une première étape, était bien loin de celui de 1932 et surtout, comme la suite allait le démontrer, toute possibilité de le faire progresser était barrée par la Consti-tution et les institutions monarchiques de l’Etat espagnol. Par ailleurs, l’abandon du rétablissement de la république par les partis nationaux – PSOE et PCE – qui avaient reçu le plus de voix en Catalogne libéra un espace pour un parti catalaniste de centre-droit, Convergence démocra-tique de Catalogne, dirigé par Jordì Pujol7.En 2003, changement de majorité à la Ge-neralitat, le « Govern » est alors présidé par le socialiste Pascal Maragall, avec une coalition incluant le PSUC, l’ERC et les Verts. Le Govern engage une révision du statut d’autonomie avec le soutien de tous les députés sauf ceux du PP. On sait comment ce statut fut censuré par les Cortès et le tribunal constitutionnel de l’Etat espagnol. La population, qui réagit au travers de Diadas toujours plus gigan-tesques, en tira la conclusion logique qu’elle n’avait pas de concessions à espé-rer de l’Etat espagnol et d’institutions hé-ritées du franquisme. La déclaration uni-latérale d’indépendance était la seule voie. o

PCE accepta la monarchie et son drapeau ainsi que l’oubli des crimes franquistes ! Il le paya cher dans les années qui sui-virent, mais il avait puissamment contri-bué à faire rentrer la classe ouvrière dans le rang, à éviter qu’un déferlement popu-laire déborde le cadre du nouveau pou-voir royal.

LA RÉSISTANCE CATALANE AU FRANQUISMELa résistance au franquisme a eu plusieurs visages : celui de la contestation sociale avec les grèves et le développement des syndicats clandestins, comme dans le reste de l’Etat es-pagnol, et celui lié à la récupération de la culture catalane et du statut d’autonomie. Dès 1951, la population répliqua à la hausse des tarifs des tramways de Barcelone par leur boycott puis leur blocage, avec des manifes-

tations massives et une grève suivie par 300 000 travailleurs, contraignant le pouvoir à reculer et à démettre le gouverneur de la ville. Les communistes furent désignés comme les investigateurs mais les militants catholiques des pastorales ouvrières furent actifs dans le mouvement, manifestant la prise de distance d’une partie de l’Eglise.La contestation étudiante prit de l’am-pleur après 1957. Une nouvelle génération commençait à prendre la relève de celle qui avait été écrasée et traumatisée par la défaite. Le PSUC (la branche catalane du PCE), qui pouvait compter sur l’aide so-viétique et une base arrière en France, devint rapidement le moteur de la résis-tance au régime. A noter qu’à l’époque il défendait le droit des Catalans à l’autono-mie, sans exclure l’indépendance.5

La politique agressive du franquisme contre la culture et la langue catalane

mécontenta rapidement ceux des intel-lectuels qui n’avaient pas choisi l’exil et s’étaient accommodés du nouveau ré-gime au nom de la défense de l’ordre. Dès 1940 s’organisait clandestinement l’Insti-tut d’études catalanes, et le mouvement se renforça quand en 1960 une centaine d’universitaires et d’écrivains marqués à droite revendiqua le retour du catalan dans les éditions et à l’université. En 1961 fut fondé l’Omnium cultural, ancêtre de l’actuel ; interdit en 1963, il retrouva la lé-galité en 1967. Une partie du clergé, au-tour de l’abbaye de Montserrat, appuya ce renouveau culturel. Le gouvernement dut faire des concessions, permettre l’édition de livres et de publications en catalan, ainsi que les manifestations culturelles.Au plan politique les mouvements clan-

destins d’opposition, allant du PSUC aux démocrates-chrétiens en passant par l’ERC, se regroupèrent en 1969 en une Commission coordinatrice des forces po-litiques, ensuite dans l’Assemblée de Ca-talogne, autour de l’exigence d’une am-nistie générale, de l’exercice des libertés démocratiques fondamentales et du réta-blissement des institutions et des prin-cipes du statut de 1932.

LA TRANSITION À LA SAUCE CATALANEA la mort de Franco, la situation en Cata-logne était explosive avec une gauche bien implantée et un poids important du PSUC ainsi qu’un regain de revendications natio-nales. Le 11 septembre 1976 la première Dia-da6 légale rassembla plus de 100 000 mani-festants. Adolfo Suarez avait besoin d’un interlocuteur pour désamorcer la bombe. Il le trouva en la personne de Josep Tarradel-

| 21l’Anticapitaliste

Josep Tarradellas et Adolfo Suárez (alors président du gouvernement espagnol) le 24 octobre 1977, jour de la prise de fonctions du premier nommé en tant que président de la Généralité. DR.

1 « La longue marche vers la revue catalane », revue l’Antica-pitaliste n° 92, novembre 2017.2 Loi de succession à la direction (Jefatura) de l’Etat de 1947. L’Espagne se configure comme un Royaume, mais Franco est proclamé chef d’Etat à vie avec le droit de désigner le futur souverain.3 L’Opus Dei est un institut séculier catholique fondé en 1928, qui garde le secret sur ses adhérents (on sait toutefois qu’Adolfo Suarez en était) et dispose d’une importante implantation dans les milieux financiers. Son implication dans des scandales dont l’affaire Matesa lui valut le surnom de Sainte Mafia.4 Né en 1932, ce dignitaire du Franquisme – il fut secrétaire général du Movimiento - étaient de ceux qui souhaitait une évolution permettant d’intégrer l’Espagne dans les institutions européennes. 5 « El problema nacional Català » brochure du PSUC (1961)6 La Diada commémore la chute de Barcelone, le 11 septembre 1714. La défaite devant les armées coalisées de l’Espagne et de la France marque la fin de l’indépendance du Principat catalan.7 Jordì Pujol, ancien banquier, avait le soutien de la bourgeoisie catalane. Il présentait l’avantage d’un passé antifranquiste qui lui avait valu la prison en 1960. Président de la Generalitat de 1980 à 2003 il passa des accords tantôt avec le PSOE, tantôt avec le PP.

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Dossier22 |

PAR ANTOINE RABADAN

historique sur des « origines » soigneu-sement cultivée pendant près de 40 ans, à l’idée d’une rupture radicale qu’en fait elle contredit ?

« DE LA LOI À LA LOI EN PASSANT PAR LA LOI »La Constitution espagnole fut, pour une part essentielle, le « sésame, ouvre-toi, Europe » qui répondait au plus près à la volonté des couches les plus puissantes du capital espagnol, ayant pris la me-sure de l’inadéquation politique et éco-nomique de la dictature, de faire sauter

le verrou posé à l’entrée dans ce qui s’appelait alors la Communauté écono-mique européenne. Le deal de cette « transition » sans heurts, proposé par ses poissons pilotes emmenés par le Roi, successeur désigné du Caudillo, était qu’en échange d’un maintien du statu quo social, celui d’une économie de marché structurellement fixée à la franquiste mais à libéraliser à l’euro-péenne, se produisent les retrouvailles avec les libertés démocratiques dont, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe s’affirmait la déposi-

D ans la situation créée par le réfé-rendum d’autodétermination du 1er octobre, la proclamation le 27

octobre de la République indépendante de Catalogne, puis l’utilisation faite en réaction par Madrid de l’article 155 de la Constitution, il s’est même trouvé quelques juristes et autres spécialistes de droit constitutionnel pour penser, à rebours de leur caste et de la médiacra-tie favorables au gouvernement central, que la démocratie espagnole ne tournait décidément pas rond. Un terrible oxy-more a même été lâché par l’un d’entre eux, indiquant qu’en application de l’ar-ticle 155 de la Constitution contre les au-torités de la Généralité, il avait été insti-tué « le premier état d’exception de la démocratie » espagnole.1 De tels éclairs de lucidité dans le ciel gris des conformismes idéologiques de gauche comme de droite, au sein de l’Etat espagnol comme dans le reste de l’Europe, sont une incitation à faire de cette Constitution même l’analyseur de ce qu’en fait elle a pour principale fonc-tion de voiler : la dimension particuliè-rement antidémocratique, et pas seule-ment à titre d’exception, de la « démocratie » espagnole.A cette fin, il nous faut partir de l’idée que la signification politique profonde de cette Grande Charte réside, plus que dans le seul déroulé des articles la com-posant, dans l’histoire qui l’a fait adve-nir comme texte fondateur de la démo-cratie et par là a permis de la créditer d’avoir rompu avec la dictature fran-quiste. Pour le dire autrement, en souli-gnant l’aporie politique d’envergure qui est au cœur du « récit démocratique » : comment une Transition, autre notion leitmotiv du régime, a-t-elle fini par être associée, dans le halo d’une imprécision

155, v’là la Constitution « démocratique »… Dans le conflit en cours en Catalogne, la Constitution espagnole est revenue comme un leitmotiv, lancinant à force d’être psalmodié par ses défenseurs, qui résumerait la quintessence démocratique des institutions de l’Etat bafouées par l’indépendantisme catalan. La réalité est cependant bien différente, et même radicalement opposée.

Le roi Juan Carlos Ier , à la droite du dictateur Franco. DR.

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| 23l’AnticapitalisteN°94 JANVIER 2017Dossiercoup de ce qui a été dans les tuyaux de la nouvelle institutionnalité par laquelle s’est produite la transmutation politique du plomb en or : « de la Loi à la Loi en passant par la Loi ». Comprenons : des Lois fondamentales franquistes et des principes du Movimiento (le parti unique dictatorial) à la Loi fondamentale démo-cratique que devait être la Constitution, en passant par la Loi de Réforme poli-tique (1976) de la Transition, cette acro-batique chimère mi-loi fondamentale de la dictature, mi-prémices démocra-tiques.Loin que cette décisive Loi de Réforme politique ait signifié le hara-kiri, politi-quement incompréhensible, dont on nous a tant parlé et on nous parle en-core, des « procureurs » (les membres des Cortès franquistes) qui l’ont votée, elle leur permit de poser les bases de l’impunité de leurs actes et de l’immuni-té de leur personne : par la reconversion démocratique à venir en tant que dépu-tés ou sénateurs, ou encore par leur in-sertion dans les autres rouages de l’Etat démocratique ou de l’économie enfin li-béralisée. Telle est l’origine de ce senti-ment d’impunité, parfois exprimée de façon arrogante et reconduit, jusqu’à au-jourd’hui, de générations en généra-tions, des gens de pouvoir dans l’Etat

espagnol. Voilà où s’alimente au-jourd’hui, à un niveau probablement unique en Europe, la corruption généra-lisée des élites espagnoles.

CONSTITUANTE ? CONNAIS PAS…Approuvée très largement par référen-dum en 1978, la Constitution a été ven-due, via un consensus populaire s’assu-mant amnésique (amnistie/amnésie), comme le gage de conformité de l’Es-pagne avec la démocratie telle qu’elle ap-paraissait liée à la construction euro-péenne : en son Préambule, elle consacre l’Etat démocratique ou Etat de droit par lequel « la loi est l’expression de la volonté populaire » et s’établit « une société démo-cratique avancée ». L’article 1, présent dans ce Préambule, réitère que « l’Es-pagne se constitue en un Etat social et dé-mocratique de droit » fondé sur « la liberté, la justice, l’égalité et le pluralisme poli-tique » et que « la forme politique de l’Etat espagnol est la Monarchie parlementaire ». Dans le « Titre préliminaire » qui suit, l’article 6 reconnaît le rôle des partis po-litiques dans l’exercice du pluralisme po-litique, tandis que l’article 7 reconnaît la liberté syndicale. Voilà, en quelques re-marques non exhaustives, pour la di-mension démocratique de cette Consti-tution qui appelle cependant d’emblée une réserve majeure, puisque l’institu-tion de la monarchie, certes adjectivée parlementaire, en tant que forme de la démocratie retrouvée a échappé stricto sensu à tout adoubement populaire. Re-gardons-y de plus près. « Le processus d’établissement du nou-veau cadre constitutionnel débute avec la Loi pour la réforme politique et se clôt par l’approbation de la Constitution. Il présup-pose deux prérequis non négociables : le contenu de la Loi pour la réforme politique et la constitutionnalisation de la Cou-ronne. La voie constitutionnelle, puisqu’elle procède directement de la léga-lité antérieure, n’est pas originaire ni illi-mitée. Deux faits l’attestent : les Cortès élues le 15 juin 1977 ne sont pas désignées comme constituantes ; la monarchie est antérieure à la Constitution à laquelle elle est intégrée d’office. Le monarque ne prête pas serment à la Constitution pour être roi mais en tant que roi. Il est donc important d’avoir à l’esprit que l’implicite de la Tran-sition, le non-dit, a trait au poids du passé franquiste. Celui-ci est aussi décisif qu’il

taire paradigmatique.A partir de là, tout a concouru à ce que le récit « national » du début, celui de cet avènement de l’Etat de la démocratie es-pagnole, se focalise en réalité sur le point d’arrivée : l’intégration en 1986 dans « l’Europe des libertés ». En ou-bliant le point de départ : la légalité franquiste, grande négatrice des liber-tés, où les « réformateurs » ont puisé pour fabriquer leur régime. Et cela, dans un autre paradoxe par où l’Espagne se sera distinguée des autres nations euro-péennes, quant à elles en rupture avec leur séquence fasciste. Il aura ainsi fallu en passer d’abord par une amnistie des criminels franquistes (assurant l’avenir prospère de leurs héritiers) légitimée par l’invraisemblable amnistie, collaté-rale, de leurs victimes dont on retint la culpabilité que leur avait assignée le franquisme pour pouvoir les en ab-soudre ! Si l’on veut bien considérer que l’on n’amnistie que des coupables, on mesure à quelle inversion/perversion des références démocratiques élémen-taires a dû opérer, dès le début, le nou-veau régime en « transition »… La feuille de route des acteurs qui étaient aux manettes du changement, tous issus du franquisme, rappelons-le, s’est fon-dée sur une phrase qui condense beau-

155, v’là la Constitution « démocratique »…

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est peu mentionné. » (Thierry Maurice, La Transition démocratique, l’Espagne et ses ruses mémorielles (1976-1982), Presses Universitaires de Rennes, 2013, page 222).On ne saurait mieux repérer le vice d’ori-gine de l’actuelle constitutionnalité dé-mocratique. Mais un vice caché soigneu-sement, avec le consentement obtenu de larges fractions d’une population vou-lant croire au miracle européen plutôt qu’aux promesses de ruptures de gauche portées par les fortes mobilisations sous le « tardofranquisme »  ; un vice caché grâce à l’habile incitation, par ceux qui d’en haut tiraient au mieux les ficelles de ce qu’autorisait la légalité franquiste, à ce que ce consentement populaire prenne en parallèle de la domestication progres-sive des organisations, partis et syndi-cats, de la gauche réformiste.Observons ce détail significatif des mo-dalités de convocation du référendum en 1978 : en conformité avec l’article 3.3 de la décidément essentielle Loi de réforme politique, il est écrit que « Le Roi, avant de ratifier une Loi de réforme constitutionnelle, devra soumettre le Projet à référendum de la Nation ». Le sociologue Ricardo Romero de Tejada attire notre attention sur l’ex-pression « réforme constitutionnelle »2, autrement dit une réforme des lois fonda-mentales du franquisme qui déclare et assume une logique d’évolution, de continuité relative mais indiscutable, donc propre à toute réforme, loin de toute démarche constituante mettant le comp-teur institutionnel à zéro. Et il n’est pas insignifiant que ce soit le personnage, lui-même emblème de la continuité car désigné successeur du dictateur par lui-même, le Roi donc, qui soit placé au cœur de ce dispositif de réforme du franquisme qui, au fond, donne la clé de ce qui s’est appelé Transition. La boucle de la ré-forme de la dictature qui se boucla en continuité démocratique fut royale.Le processus constituant a longtemps été revendiqué comme incontournable dans l’opposition républicaine et de gauche, en exil comme de l’intérieur. Il implique d’instituer la population en sujet souve-rain, certes sur la base classiquement bourgeoise de la délégation de pouvoir, qui élit une assemblée elle-même consti-tuante. Mais cette perspective a fait place à un processus parlementaire « clas-sique », « ordinaire », reposant sur les travaux initiaux d’une sous-commission (Ponencia) composée de sept rappor-

tionnel a cependant fini par percer le mur des non-dits, pourtant sévèrement verrouillés par les gardiens du temple et les promoteurs du mythe de la « demo-cracia modélica » (modèle) et du culte de la tout aussi « modélica » Constitution ; mais il aura fallu attendre 1995, avec la bévue devant caméras de l’artisan ma-jeur de la Transition, que fut le premier président de gouvernement démocra-tique, Adolfo Suárez (par ailleurs, tran-sition, transition, le dernier ministre président du Movimiento franquiste)  : tout sourire, il avoua, en croyant avoir coupé son micro, à son interlocutrice la célèbre journaliste Victoria Prego, qui l’interrogeait sur la légitimité de la mo-narchie, qu’il s’était décidé à ne pas sou-mettre à référendum le choix entre mo-narchie et république car il savait, par des sondages réalisés en secret, que la république l’aurait emporté. D’où l’as-tuce d’inclure (sic) le roi, subreptice-ment, dans la loi de réforme politique que consacra le vote constitutionnel.4

Tout un résumé de ce que fut la dé-

marche, pipée, par laquelle advinrent la démocratie et la Constitution auxquelles on demande aujourd’hui aux Catalans, recourant à l’autrement démocratique consultation d’autodétermination, de bien vouloir se soumettre… Le montage constitutionnel à visée am-nésique aura ainsi assuré une longue pé-riode de légitimité démocratique tran-quille au régime, malgré des soubresauts provoqués par la politique de désindus-trialisation sauvage appliquée sous les

teurs, en majorité issus du franquisme, suivi de débats entre députés dépourvus de tout mandat constituant, le tout dé-bouchant sur la consultation référen-daire qui a adopté la proposition de Constitution.Nous avons là l’autre trait essentiel, avec son origine franquiste, mais tout se tient, du processus constitutionnel qui a fait de la démocratie espagnole de la Transition une démocratie octroyée, plus qu’il n’est habituel dans le mode d’institutionnalisation et de représenta-tion républicains : pour que « transi-tion » pleinement efficiente il y ait, il fal-lait procéder à une dépossession totale et radicale de tout pouvoir de délibéra-tion et de décision, par en bas, sur la forme de l’Etat3. Il fallait exorciser toute tentation de faire revenir une Répu-blique dont, au demeurant, le caractère rédhibitoire pour les franquistes en transition d’être démocrates tenait moins aux tares du parlementarisme historique, celui de 1931-1936 (Deuxième République), qu’au danger qu’elle ne de-vienne le vecteur d’un processus de sor-tie d’une dictature en crise ouvrant vers un « communisme »  inscrit dans la dy-namique des mobilisations sociales et politiques du moment. Lesquelles mobi-lisations brandissaient souvent l’éten-dard de la République ,en renouant le fil rouge du combat mené et perdu entre 1936 et 1939 !De ce point de vue, la démocratie espa-gnole, dans l’élaboration de son texte de référence constitutionnel, sera restée branchée de bout en bout à ce qu’avait été le projet du franquisme : le maintien du politique comme sphère réservée à une élite et la passivation exponentielle d’un peuple. Lequel, au demeurant, est vite devenu désenchanté et « pasota » (perdant tout intérêt pour la politique) au constat que, par exemple par le pacte austéritaire dit de la Moncloa signé en 1977, un an avant que ne soit adoptée la Constitution, la démocratie en voie d’être retrouvée annonçait une baisse notable du niveau de vie (par, entre autres, une politique de « modération des salaires » et de levée du contrôle de certains prix). Ce que la perte de 10 points de participation entre les pre-mières élections libres de 1977 et le réfé-rendum constitutionnel, un an après, sanctionna clairement.

UN CONSENSUS CONSTITUTIONNEL QUI SE FISSURELe magistral tour de passe-passe institu-

Felipe VI, successeur en place depuis 2014. DR.

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| 25Dossier l’AnticapitalisteN°94 JANVIER 2017

135 permettant de déclarer intouchable la rigueur budgétaire préconisée par Bruxelles. L’actuelle crise catalane a ébranlé à son tour la légitimité du consti-tutionnalisme, en insérant dans l’onde de choc sociale-démocratique produite par les Indigné-e-s, sa contestation na-tionale-démocratique – mais sans que ce croisement d’ondes ait pu trouver, à ce jour, une traduction politique les arti-culant en puissance de percussion sur-multipliée contre le régime de 1978.

DU 135 AU 155On pourrait dire qu’avec le 135 modifié (sans référendum !) en 2011 et le 155 au-jourd’hui sorti de la naphtaline, nous avons deux exemples de ce que recèle, de façon très fonctionnelle, la Loi fonda-mentale sur les deux sujets les plus brû-lants du moment : elle pose un premier verrou sur la question sociale, dans le sens d’anticiper sur des retours de flamme contestataires dont le 15M fut l’expression, et elle fait jouer un deu-xième verrou sur la question nationale, en l’occurrence contre les droits reven-diqués par la Catalogne.Mais du 135 au 155, s’est dessiné un inflé-chissement de la signification qu’a prise la Constitution : en parallèle avec une crise brutale de délégitimation accélé-rée de celui qui, dans son inscription dans le haut de l’architecture normative, bénéficiait de l’absolution irraisonnée de larges couches de la population, nous voulons dire un roi (Juan Carlos Ier) fi-nissant par abdiquer au profit de son fils, en 2014 la Loi fondamentale s’est re-trouvée nue, comme on dit « le roi est nu ». Par le 135, elle a en effet enfin été vue comme un outil antidémocratique majeur, rien moins que du capitalisme.Par le 155 anti-catalan, elle a commencé à se dévoiler aussi, mais cela va de pair, comme un outil de légitimation démo-cratique de l’exercice de la violence, po-licière, pénale et politique, la plus bru-tale au service du système. Avec le problème cependant qu’elle aura pu, provisoirement du moins et pour des rai-sons que les limites de cet article ne per-mettent pas d’aborder, être à nouveau relancée comme machine à reconstruire du consensus, à l’échelle de tout l’Etat, reléguant à l’arrière-plan la dynamique sociale indignée et remettant au centre du jeu politique la nécessité « mythique » de défendre « l’unité de l’Espagne » contre la menace de la sécession cata-lane.Le couple en tension formé par le social

auspices de l’Europe (la loi de juin 1981 visait à réduire la capacité de produc-tion et les effectifs de certains secteurs – construction navale, sidérurgie, in-dustrie textile –), mais finalement cir-conscrits aux secteurs présentés comme « archaïques », au fond « franquistes » et donc à finir de sacrifier, comme préten-dument on avait su se défaire du legs politique de la dictature.5 Et cela, pour que l’ensemble de la population conti-nue sa marche heureuse vers la moder-nité européenne permettant de grappil-ler les miettes de fonds structurels que celle-ci abondait pour que soit remode-lée, à ses conditions capitalistes, l’éco-nomie du pays.Mais c’est en 2007, avec la promulgation de la Loi de la Mémoire historique, fruit (certes loin d’être abouti) d’une mobili-sation pour l’ouverture des fosses ano-nymes où sont enterrés les fusillés par le franquisme, puis en 2008 avec la ca-tastrophe sociale de la « crise hypothé-caire », que s’est vraiment fissuré ce consensus de la Transition. Le coup de

grâce porté à la mystification du « mi-racle économique espagnol » par les In-digné-e-s, en 2011, renoua avec une conflictualité radicale de masse jusque là neutralisée par ledit consensus et prit pour cible (« Ils ne nous représentent pas ! ») les supposés acquis de la démo-cratie exemplaire.Il se trouve que l’un des éléments clé de la mobilisation indignée aura été son re-jet radical de la décision du PSOE et du PP de réformer l’article constitutionnel

et le national démontre ainsi son im-portance particulière dans la configu-ration historique de l’Etat espagnol, dont témoigne la Constitution à travers ces deux articles clés. On peut au de-meurant résumer le succès du régime de la Transition à sa capacité, pour as-surer la continuité capitaliste de l’Etat et de l’économie, à avoir longtemps réussi à déminer ces deux fronts : le premier en se gagnant l’appui de la gauche réformiste à ses réformes du travail, le second, malgré la poudrière constituée par le Pays Basque, en convainquant l’Armée, gardienne his-torique de l’unité territoriale, des ver-tus intégratrices des élites capitalistes régionales des Autonomies, placées constitutionnellement sous la hié-rarchie de l’Etat central qu’incarnait le chef des armées qu’est le Roi.

DE LA VIOLENCE D’ETATIl faut préciser, à ce propos, le contexte historique qui est enseveli sous les si-lences figés du titre 8 de la Constitution réglant « l’organisation territoriale de l’Etat ». Silences faussement iréniques dont on a vu, dans le conflit catalan, qu’ils n’étaient en fait que la soupape tactique permettant, le moment venu, de laisser se libérer la violence origi-nelle (franquiste ou néofranquiste), contenue et gardée en réserve autant qu’il aura fallu, juste déployée locale-ment pour mater le Pays Basque ; y compris par le recours très franquiste, dans les années 1980, aux paramili-taires des Groupes antiterroristes de li-bération (GAL), ou encore à la torture généralisée qu’un rapport officiel vient enfin de reconnaître6. En cette année 2017, la question catalane aura été un révélateur de ce que l’histoire a déposé, comme droit de l’Etat à la violence la plus extrême, dans le dispositif légal dont la Constitution se veut l’édifice pur et immaculé au service de l’Espagne. La violence d’Etat, que l’on a vue à l’œuvre dès septembre, garde un lien avec la violence qui a été présente avant même que le processus de la Transition ne s’enclenche. En témoignent les cin-quante assassinats recensés entre 1976 et 1982, relevant de la terreur paramili-taire d’extrême droite, visiblement pla-nifiée et articulée aux violences poli-cières classiques maintenues du côté de

Felipe VI, successeur en place depuis 2014. DR.

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nel des Autonomies apparaît ainsi comme la formule de compromis, res-pectant, comme affirmé dès l’article 2, « l’indissoluble unité de la nation espa-gnole » par laquelle l’armée franquiste a consenti à l’établissement de la démo-cratie, avec au demeurant l’autre garan-tie qu’est l’intronisation du Roi, en tant que « personne inviolable et non sujette à responsabilité » (article 56) au sommet de l’édifice institutionnel, et cela dans un dedans/dehors vis-à-vis de la démocra-tie qui n’a visiblement pas échappé à la perspicacité de ces galonnés suspicieux.

DES AUTONOMIES SOUS L’EMPRISE DU CENTRELa tenue du référendum du 1er octobre dernier a donc vérifié ce qu’était la vio-lence structurelle de la démocratie espa-gnole, dont il faut repérer qu’elle n’est évidemment pas inscrite ouvertement dans la Constitution mais dans l’ordi-naire des lois qui se déploient sous son parapluie, comme avec la récente  loi scélérate dite « loi bâillon » qui crimina-lise arbitrairement tout dissensus poli-tique, syndical, journalistique, etc., jugé dérangeant pour l’ordre corrompu éta-

bli. Dans ce cadre répressif de haute in-tensité, la dépendance politique de la Justice espagnole, en particulier de ses trois piliers que sont le Tribunal consti-tutionnel8, le Tribunal suprême et, en vrai héritage quasi direct du Tribunal d’ordre Public franquiste, la Audiencia nacional, tient une place de premier plan. Il s’agit que de faire que ces insti-tutions « mettent les mains dans le cam-bouis » d’un arbitraire sur lequel, dans une efficace répartition des tâches, la

Constitution, texte sacré que personne du commun ne lit, a pour fonction de faire écran…démocratique.On a pu lire que l’article 155 révèlerait la nature franquiste de l’Etat espagnol. Bien que, comme nous le faisons ici, il faille critiquer sans concession la dé-mocratie espagnole, il est contrepro-ductif politiquement d’écraser les diffé-rences entre régimes : l’établissement en 1978 des élections et la reconnais-sance des libertés fondamentales, ainsi que des partis et syndicats est, osons le mot, une rupture avec le franquisme. Mais ce qui, principalement autour de la figure du Roi et du thème de l’unité de l’Espagne, a été constitutionnalisé dans cette démocratie, a construit le paradoxe que celle-ci recycle une hié-rarchie des ordres du pouvoir qui est en clair héritage du franquisme. Le cours actuel des événements, avec en particu-lier la décisive intervention télévisée du Roi contre l’indépendantisme cata-lan, montre la portée de cette struc-ture ; ordinairement en retrait institu-tionnel, le Roi sait se poster aux premiers rangs, en dernier ressort de légitimation politique du régime, pour

réaffirmer ce qui a été un des axes constitutifs de l’idéologie franquiste : l’unité de la nation espagnole.Si on considère la lettre de l’article 155, on finit de cerner l’habileté avec laquelle la Constitution pose la noblesse de ses postulats, détachée des modalités concrètes de leur application, en lais-sant aux politiques et à la « justice » le loisir de les interpréter à leur guise et en fonction des intérêts immédiats inscrits en continuité entre le franquisme et la

la police franquiste (les « grises »). Il s’agissait de conditionner l’esprit des leaders de l’opposition, des dirigeants syndicalistes et associatifs et, plus lar-gement, de la population afin de réacti-ver le syndrome de la Guerre Civile et obtenir ainsi que la modération soit au cœur de l’établissement du nouveau ré-gime. Dans une répartition des tâches très calculée avec cette violence parami-litaire et policière s’exerçant dans la rue, l’armée franquiste a quant à elle fait le siège des lieux de pouvoir pour exercer un chantage, lors de la rédaction de la nouvelle Constitution, sur ce qu’elle considérait comme la clé de voûte des garanties qu’elle exigeait : l’unité de l’Espagne. Ricardo Romero de Tejada rapporte aus-si ceci, à propos de la négociation entre les membres de la commission parle-mentaire chargés d’écrire l’avant-projet constitutionnel : « Miguel Roca [député catalan] a expliqué avoir négocié person-nellement avec Suárez, au Palais de la Moncloa, l’article 2 où avait été inclus le terme de "nationalités". Dans une pièce contiguë se trouvaient des membres du haut-commandement militaire. » Témoi-gnage confirmé par le député commu-niste Solé Tura, membre aussi de ladite commission : il lui fut remis un papier écrit à la main avec la nouvelle rédaction de l’article, dont les représentants de l’UCD (le parti de Suárez) expliquèrent qu’il n’était susceptible d’aucune modi-fication car il exprimait l’accord obtenu « avec les secteurs concernés » !Le secrétaire général communiste, San-tiago Carrillo, n’alla pas, lui, par quatre chemins pour expliquer : « J’ai eu l’im-pression, tout au long du débat constitu-tionnel, qu’y participait un acteur invi-sible : l’armée. Je n’ai jamais su qui transmettait au gouvernement l’avis du commandement militaire ni le canal par où il arrivait à Suárez ; mais j’avais la convic-tion qu’était présent ce facteur invisible, trop oppressant parfois, pendant tout le temps que durèrent les travaux de la Constitution. Suárez reconnut, plus d’une foi, devant moi, qu’un secteur de l’armée avait suivi, avec le fusil prêt à l’emploi, tout le processus constituant, spécialement quand il s’était agi des thèmes basque et catalan. »7

« Spécialement quand il s’était agi des thèmes basque et catalan ». L’accord trouvé sur l’établissement constitution-

DR.

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rela, El Confidencial, 8 janvier 2018, https ://blogs.elconfi-dencial.com/espana/una-cierta-mirada/2018-01-08/in-dependencia-cataluna-investir-president-puigde-mont-rey_1502351/)4 Voir les images de cette entrevue mémorable ... qui cepen-dant subit un long « black out »  médiatique et politique : http ://www.lasexta.com/programas/sexta-columna/noti-cias/asi-confeso-adolfo-suarez-por-que-no-hubo-refe-rendum-monarquia-o-republica-haciamos-encues-tas-y-perdiamos_20161118582ef9fe0cf244336f09709f.html)5 « La signature des Pactes de la Moncloa le 25 octobre 1977, puis l’adoption de la loi de juin 1981 visant à réduire la capacité de production et les effectifs de certains secteurs (construction navale, sidérurgie, industrie textile…) consti-tuent les jalons les plus significatifs de cette volonté de mo-difier le visage économique du pays. Lorsque les socialistes arrivent au pouvoir, ces restructurations n’ont eu toutefois que des effets limités, n’ayant affecté que 6,5 % seulement de la production industrielle et 8,8 % de la population ac-tive. « C’est donc l’équipe conduite par F. González qui aura la lourde tâche de mener à son terme cette politique d’assai-nissement présentée comme un préalable indispensable à l’acceptation de la candidature espagnole par Bruxelles. Le décret sur la reconversion et la ré-industrialisation adopté en novembre 1983 et devenu loi en 1984 prévoit ainsi, pour ne retenir que les aspects sociaux des mesures instaurées, 63 500 suppressions d’emplois, soit environ 10 % de l’em-ploi total des onze secteurs visés, ces réductions d’effectifs représentant jusqu’à 20 % des emplois dans la sidérurgie, 40 % dans la construction navale. Parallèlement, les condi-tions de fonctionnement du marché du travail se trouvent assouplies du fait de l’introduction du travail temporaire à partir de 1984 […]« En terme de coût social […] les restructurations avaient été particulièrement lourdes : entre 1975 et 1985, le nombre de personnes employées dans la construction navale est passé ainsi de 47 000 à un peu plus de 25 000. La précarisation de l’emploi s’est accentuée en outre durant cette période au nom du travail temporaire encouragé par la flexibilité que l’on instaure et du fait aussi du travail souterrain. » (« L’Es-pagne et l’Europe communautaire : une vieille histoire de famille ? Du rêve d’union au mariage de raison », Amnis, Re-vue de civilisation contemporaine Europes/Amériques, par Isabelle Renaudet, 30  juin 2001, http ://journals.openedi-tion.org/amnis/220).6 « Informe oficial sobre torturas y malos tratos (País Vasco, 1960-2014). Así se torturó : golpes (69 %), asfixia (25 %), abuso sexual (22 %) », Rebelión, 22 12 2017, http ://www.rebelion.org/noticia.php ?id=2356627 Cité dans « ¿Es legal la Constitución española de 1978 ? (3) », par Ricardo Romero de Tejada, Sociología Críti-ca, 4 décembre 2015, https ://dedona.wordpress.com/2015/12/04/es-legal-la-constitucion-espano-la-de-1978-3/8 En 2015, écrit la professeure de droit M. Eugenia R. Palop, le PP, fort de sa majorité absolue, réforma le Tribunal consti-tutionnel (TC) pour le doter de « pouvoirs de sanction inouïs, sans en définir le contenu, sans limite de temps, dans le seul but de "discipliner" les Communautés autonomes qui ne se soumettraient pas à ses sentences ». Ce fut en fait une ré-forme taillée spécialement pour contrer le « procés »  cata-lan. Pour cette professeure les choses sont claires, cette ré-forme a transformé le TC en un Tribunal d’ordre public (rappelons que c’était le nom du tribunal d’exception du franquisme), « dépourvu de tout prestige, sans le moindre semblant d’impartialité et d’indépendance » (« El 155 y el estado de excepción permanente », eldiario.es, 13 dé-cembre 2017, http ://www.eldiario.es/zonacritica/excep-cion-permanente_6_718188213.html 9 « Una aplicación inconstitucional del artículo 155 », par Joaquín Urías, eldiario.es, 22 décembre 2017, http ://www.eldiario.es/tribunaabierta/aplicacion-inconstitucional-ar-ticulo_6_699990004.html).10 En prenant appui sur une « dérive centraliste » du Tribunal constitutionnel, « le gouvernement du PP a décidé de contester toute décision en provenance des différents terri-toires portant sur des questions comme la pauvreté énergé-tique, l’autoconsommation électrique, les corridas, l’ur-gence sociale en matière de logement, l’amélioration du droit de travail, la couverture santé des migrants ou le changement climatique. L’Etat, à cette heure, a lancé 17 recours en inconstitutionnalité avec, en point de mire, la Catalogne : durant l’actuelle législature, le Gouvernement a attaqué auprès du Tribunal constitutionnel (TC) dix lois ca-talanes, depuis celles ayant trait au "procés" jusqu’à celles sur le cinéma ou le sport. » A cette fin, le TC a appuyé ses décisions sur l’article 149 de la Constitution, qui définit les larges compétences qui sont du ressort exclusif de l’Etat central. Voir La deriva centralista del Tribunal constitucio-nal limita los avances sociales, Público, 1er janvier 2018, http ://www.publico.es/espana/deriva-centralista-tribu-nal-constitucional-limita-avances-sociales.html

1 « El primer estado de excepción de la democracia », par Javier Pérez Royo, eldiario.es, 24  novembre 2017, http ://www.eldiario.es/zonacritica/primer-excepcion-democra-cia_6_711538860.html2 « ¿Es legal la Constitución española de 1978 ? (2) », par Ri-cardo Romero de Tejada, Sociología Crítica, 3 décembre 2015, https ://dedona.wordpress.com/2015/12/03/es-le-gal-la-constitucion-espanola-de-1978-2-ricardo-rome-ro-de-tejada/3 L’analyse constitutionnaliste du rôle du roi dans l’établis-sement des nouvelles institutions amène certains spécia-listes à émettre l’idée que c’est celui-ci qui s’est vu recon-naître le pouvoir constituant. L’article 1.2 de la Constitution indique que « la souveraineté nationale réside dans le peuple, d’où émanent les pouvoirs de l’Etat », mais résider ne veut pas dire pas exercer : celui qui exerce la souveraineté est le roi. La Constitution ne reconnaît certes pas au roi le pouvoir de procéder à des modifications constitutionnelles, mais l’ordonnancement juridique, qui pose implicitement le roi en pouvoir constituant de la monarchie, donc en pouvoir hiérarchiquement supérieur à toute autre disposition de la Loi fondamentale, lui laisse la possibilité, en cas de crise ins-titutionnelle, d’exercer les modifications qu’il jugerait utiles à la préservation de l’ordre menacé. Il est à noter que cette vision des choses prend à contrepied l’idée que le pouvoir du roi d’Espagne est largement bridé par le primat du pouvoir parlementaire et gouvernemental alors qu’il lui est déjà, dans l’ordre constitutionnel « normal », reconnu un triple droit de veto : sur la nomination des gouvernements, sur les lois votées au parlement, sur les décrets. Voir « Rey reinando. Apartado 6, El poder constituyente del soberano », Sociolo-gía Crítica, 2 février 2016, https ://dedona.wordpress.com/2016/02/02/rey-reinando-apartado-6-el-po-der-constituyente-del-soberano/Alors que va être désigné, suite aux élections du 21 dé-cembre, le prochain président de la Généralité, un journa-liste anticatalaniste vient nous rappeler l’importance qu’a le Roi d’Espagne dans le dispositif de domination en place, tel que le régit la Constitution à laquelle, par l’article 147, les Statuts d’autonomie sont subordonnés : « selon l’article 67.4 du Statut d’autonomie de la Catalogne, le président ou la présidente de la Généralité est nommé par le Roi (…) Le nou-veau président ne jouira pleinement et légalement de sa fonction qu’au moment où le Roi aura ratifié sa nomination. Et, par la suite, toutes les décisions qu’il promulguera le se-ront au nom du Roi. » Au vu de quoi l’auteur conclut que dans le cas d’une reconduction de Carles Puigdemont, exilé à Bruxelles, le Statut d’autonomie donnerait au roi le pou-voir d’opposer son veto à la décision du parlement catalan (« ¿Puede el Rey nombrar a Puigdemont ? », par Ignacio Va-

démocratie : ceux du capital espagnol (et catalan), sous la modalité d’un enri-chissement par corruption atteignant des sommets inégalés en Europe.Un professeur de droit constitutionnel et ancien membre du Tribunal constitu-tionnel en est arrivé, malgré tout, à mettre en évidence … l’inconstitution-nalité de l’application qui a été faite du 155. Le point de départ de son raisonne-ment est la disposition hiérarchique des articles de la Constitution : l’article 2, qui stipule le droit d’autogouvernement des nationalités de l’Etat espagnol, pose les bases de la répartition territoriale des pouvoirs et le 155 n’est, lui, qu’un ar-ticle établissant le cas exceptionnel dans lequel, de manière provisoire et sous toute une série de contraintes, l’au-togouvernement en question peut être suspendu. Or, selon ce juriste, si les me-sures d’annulation des lois par les-quelles le Parlament catalan ouvrait la voie à la déclaration d’indépendance, sont respectueuses de la Constitution, il n’en va pas de même de la dissolution du Parlament lui-même et donc du pou-voir de convoquer de nouvelles élec-tions qui, constitutionnellement, sont du ressort du seul President de la Géné-ralité. Dans l’application du 155 à la Ca-talogne, il y a donc eu, entre autres ano-malies graves relevées par ce juriste, usurpation de pouvoir et ce qu’il quali-fie de « loufoquerie constitutionnelle ». La conclusion de cette tribune est sans appel, qui parle de la « carte blanche » que s’est donnée le gouvernement cen-tral pour usurper les compétences de toute communauté autonome avec la-quelle il aurait des divergences.9 A quoi l’on pourrait ajouter que le 155 a permis d’installer « un état d’esprit gou-vernemental » (Guillem Martínez) trou-vant à s’exprimer ailleurs que sur la question des autonomies, par exemple lors du blocage des comptes d’une mai-rie, comme celle (excusez du peu) de la capitale, Madrid. Tel est le fond de la question soulevée par la revendication nationale catalane dans ce qui, on le voit bien, fait apparaître une menace pour les autres Autonomies et, au-delà, pour tout ce qui a trait aux droits so-ciaux et aux libertés. Toutes choses que notre juriste, traquant l’inconstitution-nalité de l’application du 155, n’aborde pas mais doit nous amener à conclure que la Constitution espagnole s’accom-mode parfaitement des inconstitution-nalités qui se revendiquent d’elle : ni le Roi, supposé garant de cette Constitu-

tion, ni le Tribunal constitutionnel, sup-posé son gardien orthodoxe, ne se sont émus de l’anomalie relevée dans l’utili-sation du 155. Disons même qu’ils l’ont ouvertement cautionnée.Et, pour cause, l’un et l’autre étaient trop occupés à prêter main forte à cette trans-gression démontrant en acte que cette Constitution est un des éléments de dé-fense d’un Etat pour qui la démocratie est avant ce qui, sans plus avoir l’hégémonie politique d’antan mais dans la recherche d’une recentralisation autoritaire de temps de crise10, permet d’asseoir le pou-voir économique et social de quelques-uns sur des millions d’autres. Avec encore la capacité de reconstruire du consensus unioniste anti-catalan et de bénéficier de l’appui d’une Union européenne qui signe une très significative régression : ayant fa-vorisé hier une sortie espagnole de dicta-ture, la voilà aujourd’hui qui s’aligne sur ce que la Constitution espagnole a conser-vé de l’héritage franquiste. Par où l’Etat espagnol est un analyseur aussi du bascu-lement de l’Europe vers des démocraties autoritaires, antisociales et liberticides qu’exige la sortie de crise capitaliste du capitalisme. o

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Dossier

PAR PIERRE GRANET

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Prendre la mesure du « mouvement indépendantiste catalan », c’est s’intéresser aux organisations réellement existantes qui le portent. Fondées bien avant les récents CDR, les Comités de défense du référendum devenus Comités de défense de la République, qui le structurent aussi, ses deux « entités » historiques principales sont l’Assemblea Nacional Catalana (ANC) et Omnium Cultural.

Ce que font et disent les « entités » indépendantistes

L eur engagement militant, particu-lièrement les 20 et 21  septembre 2017, pour que se tienne le référen-

dum du 1er  octobre interdit par l’Etat d’Espagne a valu à leurs présidents, Jor-di Sànchez et Jordi Cuidant, d’être incar-cérés en détention préventive le 16  oc-tobre pour un présumé délit de « sédition », passible de 30 ans de prison d’après l’Injustice monarcho-bour-geoise de Madrid.Engagées dans la bataille citoyenne et juridique pour la libération des prison-niers politiques, l’ANC et Òmnium ont été les chevilles ouvrières de la grande manifestation « Llibertat presos polí-tics » (Libérer les prisonniers politiques) à Barcelone, le 11  novembre (750  000 participants, selon les chiffres de la po-lice) et du raz de marée catalan « Europe, réveille-toi ! », à Bruxelles le 7 décembre (45 000 participants selon les chiffres de la police).Nous reproduisons ci-dessous, traduites de leurs sites Internet, les présentations respectives (« Qui som ? », Qui sommes-nous ?) de l’ANC et d’Omnium.

ASSEMBLEA NACIONAL CATALANA (ANC)« L’Assemblée nationale catalane est une organisation transversale et uni-taire dont l’objectif est l’indépendance de la nation catalane par des moyens dé-mocratiques et pacifiques. Elle compte plus de 500 assemblées territoriales à travers le pays, une cinquantaine d’as-semblées sectorielles et extérieures, for-mées par des dizaines de milliers de personnes qui travaillent bénévolement pour la liberté collective.« L’ANC a organisé les deux mobilisa-tions les plus massives de l’histoire des Pays catalans et parmi les plus impor-

tantes d’Europe. La première, le 11  sep-tembre 2012, avec le rassemblement à Barcelone "Catalunya, nou estat d’Euro-pa" [Catalogne, nouvel Etat d’Europe], et la seconde, la Diada de 2013 [la Diada, tous les 11 septembre, commémore le sa-crifice des derniers combattants cata-lans contre l’annexion de la Catalogne au royaume d’Espagne, en 1714 par les Bourbons d’Espagne], avec la "Via Cata-lana cap a la Independència" [La Voie catalane vers l’indépendance].« L’ANC est l’héritière du mouvement des consultations sur l’indépendance qui ont eu lieu dans tout le pays de 2009 à 2011. Le 30 avril 2011, la Conférence na-tionale pour l’Etat catalan ("Conferència Nacional Catalana per l’Estat Propi") a marqué le début de l’expansion de l’ANC à travers le territoire, jusqu’à sa consti-tution le 10 mars 2012 au Palais Sant Jor-di. »1

La déclaration finale de cette conférence de 2011 affirme :« Nous sommes une nation formée de-puis plus de mille ans, qui a su se doter politiquement de son propre système constitutionnel, parmi les plus avancés d’Europe. Au 18e siècle, tout le dispositif constitutionnel catalan a été annulé par l’annexion violente et illégitime à l’Etat espagnol. Cependant, la nation catalane a résisté à la domination politique qui s’en est suivie et a développé au cours des trois derniers siècles un vaste mou-vement de renaissance culturelle et poli-tique. Elle a réagi à la dernière dictature [franquiste] en promouvant l’organisa-tion de l’Assemblée de Catalogne, une expérience qui sert de précédent au pro-cessus de récupération de la conscience et de la dignité nationales du moment présent. Avec le Statut de 1979, le Parle-ment et le Gouvernement ont été réta-

blis, ce qui a permis de recommencer la reconstruction nationale.« Nous avons résisté et nous avons fait pays. Tout au long de la dictature fran-quiste, la conscience nationale a généré un vaste mouvement culturel et poli-tique de reconstruction nationale, avec diverses expressions politiques qui, au fil du temps, se sont révélées de plus en plus favorables à la souveraineté natio-nale et au droit du peuple catalan à déci-der de son avenir. Les mobilisations de 2006 et 2007, promues par la "Plate-forme pour le droit de décider" et les "Consultations sur l’indépendance" ini-tiées en 2009, ont été couronnées par la grande manifestation du mois de juillet 2010.« Maintenant, nous devons construire notre propre Etat. Le processus initié avec l’Assemblée de Catalogne, qui a abouti à la constitution dans l’Etat espa-gnol d’un cadre autonome démocra-tique, a épuisé ses possibilités. Au-jourd’hui, face aux agressions de cet Etat qui sont persistantes, croissantes et in-soutenables pour des secteurs de plus en plus nombreux de la société catalane, il n’y a qu’un seul dilemme : choisir entre l’indépendance ou la disparition en tant que nation. Dans un monde globalisé, le seul moyen de maintenir une culture, une langue, une identité est d’avoir son propre Etat. C’est aussi le seul moyen de mettre fin à la saignée financière que su-bit la Catalogne et d’atteindre des ni-veaux de bien-être conformes aux ef-forts, au travail et aux sacrifices du peuple catalan.« Un Etat catalan sera un Etat riche dans le contexte européen et international. Par conséquent, il devra contribuer au progrès des autres peuples et nations de la planète. La solidarité est une valeur

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bien enracinée dans notre façon de voir le monde et elle continuera à l’être, mais maintenant à partir d’une volonté libre et souveraine.« Sur la base de ces considérations, nous croyons qu’il est nécessaire de convoquer une "Conférence nationale pour l’Etat catalan", si elle l’approuve, engagera le processus constituant d’une Assemblée nationale catalane, comprise comme l’organe unitaire de la

société civile pour atteindre la majorité sociale favorable à la constitution de la Catalogne en tant qu’Etat indépendant, dans des conditions d’égalité avec les autres Etats européens.L’Assemblée nationale catalane devrait travailler à :• Construire une majorité sociale favo-rable à la constitution d’un Etat catalan.• Jeter les bases de la construction d’un Etat catalan démocratique, moderne, solidaire, juste et participatif.• Gagner le soutien international à la constitution de ce nouvel Etat.• Maintenir un engagement sincère de solidarité avec le reste des peuples et des nations.« Nous lançons donc un appel aux ci-toyens de Catalogne pour participer à la Conférence nationale pour l’Etat cata-lan, qui se tiendra le 30  avril à Barce-lone. Nous demandons également aux entités et organisations de la société ci-vile et aux partis politiques de diffuser et d’encourager leurs sympathisants et militants à y participer. Nous sommes fermement convaincus que, par la vo-

lonté du peuple catalan uni, nous attein-drons les niveaux plus élevés de liberté et de prospérité pour notre nation. »2

OMNIUM CULTURAL « C’est le 11 juillet 1961, au cours de la longue nuit de la dictature franquiste, que cinq entrepreneurs courageux et en-gagés pour le pays ont signé l’acte de constitution d’Omnium Cultural. Lluís Carulla i Canals, Joan B. Cendrós i Car-

bonell, Fèlix Millet i Maristany, Pau Rie-ra i Sala, et Joan Vallvé i Creus ont créé l’organisation à un moment historique marqué par la censure et la persécution de la culture catalane. Conscients que la préserver était une nécessité nationale, les cinq fondateurs d’Omnium, avec le soutien, les encouragements et les conseils d’autres personnes, comme Joan Triadú i Font, ont fait de l’organisa-tion un outil fondamental de résistance nationale et de survie des institutions culturelles catalanes.« Depuis lors, Omnium, principale orga-nisation civique et culturelle du pays, a été le point de référence de la société ci-vile catalane avec une présence partout dans le Principat [c’est-à-dire la Cata-logne sud dans ses frontières actuelles au sein de l’Etat espagnol]. Les mobilisa-tions successives en faveur d’un pays plus juste et plus libre, avec la Déclara-tion de Santa Coloma comme coup d’en-voi et des moments de pointe, telles la manifestation du 10 juillet 2010 [« Nous sommes une nation. Nous décidons »] et les Diades des 11  septembre 2012, 2013,

2014 et 2015.« Plus de 55 ans plus tard et avec près de 60  000 adhérents et adhérentes, Om-nium continue de travailler intensément pour la cohésion sociale d’un pays construit à partir de toutes ces luttes partagées qui nous façonnent en tant que peuple.« Le fonds historique de l’organisation est déposé aux Archives nationales de Catalogne, où vous pouvez consulter les premiers examens de formation des en-seignants de catalan dans la clandesti-nité, les écrits, affiches ou informations des conseils d’administration. »3

Extraits de la Déclaration de Santa Colo-ma (29 octobre 2012) :« Nous avons fait ensemble un long che-min depuis que, en 1961, cinq entrepre-neurs ont fondé Omnium Cultural, la même année où naissaient notre asso-ciation, Cavall Fort, Edigsa i Edicions 62 et où fut célébré le premier récital des Seize Juges. 1961 marqua, d’une certaine manière, le début de la résurgence cata-lane, après une très longue période d’après-guerre et de déception que la fin de la Seconde Guerre mondiale n’ait en-traîné aucun changement de la dictature qui menait une tentative de génocide culturel dans notre pays. Nous avons re-pris le flambeau des exilés dans la lutte pour notre survie. C’est pourquoi nous serons toujours les débiteurs de la géné-ration qui a repris le combat pour la culture et la langue catalanes dans des conditions âpres, dévastatrices et des plus difficiles. Sans son travail et les es-poir qu’elle y a placés, aujourd’hui, tout simplement, nous ne serions pas ici (…)Avec toute la solennité du moment, avec l’émotion que nous procure le chemin que nous avons parcouru ensemble, avec l’espoir que nous franchirons la nouvelle étape qui nous manque, serei-nement, joyeusement, à Omnium Cultu-ral nous allons travailler dur pour ce projet enthousiasmant. Nous appelons toutes les organisations et tous les ci-toyens à nous accompagner dans cette aspiration, à s’impliquer et participer à la réalisation de ce grand objectif qui est de vivre sans tutelle ni contrainte. Parce que nous voulons simplement pouvoir respirer dignement et vivre librement, comme n’importe quel autre peuple d’Europe. Vive la Catalogne libre ! » o

Lors de la Diada du 11 septembre 2013 à Barcelone. DR.

1 https ://assemblea.eu/?q=quisom2 https ://assemblea.barcelona/?q=crida_pub3 https ://www.omnium.cat/qui-som/historia4 https ://www.omnium.cat/docroot/omnium/includes/news/fitxers/6429/DeclaracioSantaColomaGramenet.pdf

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lice (ainsi naturellement que du Maroc, mais là il y a accord avec Trotsky), l’auteur de La Révolution permanente redoute une balkanisation de la péninsule. Et surtout, il dénonce l’indépendantisme de Maurin : « ainsi Maurin, le "chef" du Bloc ouvrier et paysan, partage le point de vue du sépara-tisme. Après quelques hésitations, il s’est dé-terminé en tant qu’aile gauche du nationa-lisme petit-bourgeois. J’ai déjà écrit que le nationalisme petit-bourgeois catalan est, au

stade actuel, progressif. Mais à une condition : qu’il développe son activité hors des rangs du communisme, et qu’il se trouve toujours ainsi

sous les coups de la critique des communistes. Au contraire, permettre au nationalisme pe-tit-bourgeois de se manifester sous le masque communiste signifie en même temps porter un coup perfide à l’avant-garde prolétarienne et tuer la signification progressive du nationa-lisme petit-bourgeois ».Trotsky fait la distinction entre le droit au divorce et la séparation, sans exclure cette dernière mais sans l’inscrire au pro-gramme du parti prolétarien : « les ouvriers

défendront intégralement et sans réserve le droit des Catalans et des Basques à vivre en Etats indépendants, dans le cas où la majorité des nationaux se prononce-rait pour une complète séparation. Ce qui ne veut nullement dire que l’élite ouvrière doive pousser les Catalans et les Basques dans la voie du séparatisme. Bien au contraire : l’unité économique du pays, comportant une large autonomie des na-tionalités, offrirait aux ouvriers et aux paysans de grands avantages du point de vue de l’économie et de la culture géné-rales ».

L’IMPORTANCE DES MOTS D’ORDRE DÉMOCRATIQUESLes révolutionnaires ne sont pas à l’ini-tiative de la lutte indépendantiste, mais ils acceptent que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes puisse déboucher sur l’indépendance : « le mot d’ordre du droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes est maintenant devenu, en Espagne, d’une importance exceptionnelle. Cependant, ce mot d’ordre est aussi du domaine de la pensée démo-

cratique. Il ne s’agit pas pour nous, bien enten-du, d’engager les Catalans et les Basques à se séparer de l’Espagne ; mais notre devoir est de

T rois des cinq appendices du livre La Révolution permanente sont consa-crés à l’Espagne qui en est une par-

faite illustration : c’est au prolétariat qu’il revient de mener à bout cette révolution démocratique, pas question de confier les clés à une « bourgeoisie nationale » espa-gnole ou catalane qui, à l’époque de la dé-cadence impérialiste, ne peut jouer aucun rôle progressiste. Mais Trotsky met en garde : « On agirait en pitoyables doctrinaires, dénués du sens des réalités, si l’on s’orien-tait vers la dictature du prolétariat en op-posant ce dernier mot d’ordre aux pro-blèmes et aux formules de la démocratie révolutionnaire (république, révolution agraire, séparation de l’Eglise et de l’Etat, confiscation des biens du clergé, droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes, As-semblée constituante révolutionnaire »). On a bien lu « république » au nombre de ces formules (le texte a été écrit avant le départ d’Alphonse XIII)  : la forme de gouvernement n’est pas indif-férente, le prolétariat la chargeant d’une autre contenu que la bourgeoisie républicaine.Trotsky ne peut éviter le parallèle avec la Russie des Tsars. De son côté Joaquin Maurin, le dirigeant de la Fédération communiste de Catalogne et des Ba-léares exclue du PCE, puis du Bloc Obrer i Camperol, revendique la poli-tique de Lénine et des bolcheviks tant en matière de réforme agraire que de règlement de la question des nationali-tés (avec une vision idéalisée de la réali-té soviétique). Mais les deux hommes divergent sur une question importante. Alors que Maurin défend l’indépendance de la Catalogne, du Pays basque et de la Ga-

Trotsky et la « question catalane »

Pourquoi se pencher ici sur les prises de position de Léon Trotsky sur la question catalane ? Il ne s’agit pas de chercher

des vérités éternelles dans des textes des années trente et encore moins des arguments d’autorité pour les débats

actuels. En revanche, ses nombreux écrits sur l’Espagne d’avant témoignent de la force de ses analyses de la situation

économique et politique d’un pays qui n’a pas réalisé les tâches démocratiques élémentaires de la révolution

bourgeoise, au nombre desquelles les droits des nationalités.

PAR GÉRARD FLORENSON

Joaquín Maurín, arrêté et détenu par les franquistes en 1937. DR.

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parce que, sans partager les illusions sépara-tistes et tout en les critiquant au contraire, les communistes doivent s’opposer impitoyable-ment aux bourreaux de l’impérialisme et à ses laquais syndicalistes ».

QUATRE ANS PLUS TARD…… Le contexte a changé. Le 14  avril 1931, deux jours après la victoire des partis répu-blicains aux élections municipales, l’Es-pagne était devenue une république, sans coup d’Etat ni révolution. La monarchie avait tout simplement quitté la scène, Al-phonse XIII abandonnant le pays sans avoir abdiqué formellement. Les républi-cains de gauche et les socialistes l’empor-tèrent dans la foulée aux élections législa-tives du mois de juin et Manuel Azaña fut élu président. Malgré des mesures progres-sistes comme le droit de vote des femmes (ce que ne fera pas le Front populaire en France), les réformes promises se firent at-tendre, notamment la réforme agraire in-dispensable dans un pays où la paysanne-rie était majoritaire. Le pouvoir de l’Eglise catholique fut ébranlé par les mesures anti-cléricales mais dans bien des domaines, le gouvernement recula devant l’opposition des vieilles classes dominantes. Avec la ré-publique, la Catalogne et le Pays basque se virent octroyer un statut d’autonomie limi-tée, accepté par les dirigeants de l’Esquerra Republicana de Catalunya.Les déceptions accumulées aboutirent à une cinglante défaite des républicains de gauche aux élections législatives anticipées du 19 novembre 1933 et à la constitution d’un gouvernement de droite, intégrant rapide-ment des ministres de la CEDA (Confédéra-tion espagnole des droites autonomes), un regroupement de divers partis dont des clé-ricaux, des monarchistes et des fascistes. Le contexte international avec l’arrivée au pou-voir d’Hitler et la défaite du prolétariat autri-chien faisait qu’une issue fasciste à la crise était envisageable. Trotsky comme Maurin prenaient au sérieux la menace d’un bascu-lement vers l’extrême droite de larges couches de la petite-bourgeoisie qui avait placé auparavant ses espoirs dans la répu-blique démocratique.L’entrée de la CEDA dans le gouvernement Samper, qui entreprit immédiatement de

défaire les quelques avancées de la période précédente en matière de droits des sala-riés et des paysans, suscita une vague de grèves et de mouvements insurrectionnels, dont le plus marquant fut la révolution ou-vrière des Asturies. En Catalogne, le princi-pal élément déclencheur fut l’annulation par le gouvernement central d’une loi de défense des fermiers et métayers, votée par la Généralité contre l’opposition des grands propriétaires. Dans le seul texte que nous connaissions pour cette période, une lettre adressée au secrétariat de la Ligue commu-niste internationale en juillet 1934, Trotsky voit dans le conflit entre le gouvernement central et la Généralité la possibilité que la Catalogne représente la position la plus so-lide des forces défensives face à la réaction espagnole et au péril fasciste.Après avoir tant critiqué le catalanisme de Maurin, il lui reproche désormais d’hésiter et de mettre le prolétariat à la traine d’une direction petite-bourgeoise indécise. L’heure est au combat pour la proclamation d’une république catalane indépendante, un objectif qui ne pourra être atteint que par la mobilisation du prolétariat en armes. Dans le même temps, compte tenu de la di-vision des forces ouvrières (la CNT se te-nant en dehors de l’Alliance ouvrière), Trotsky n’hésite pas à écrire qu’il faut exi-ger de l’ERC qu’elle proclame l’indépen-dance. Ce que fit Compañys le 6 octobre 1934, avant de capituler au bout de quelques heures. Le gouvernement espagnol en pro-fita pour abroger le statut d’autonomie.En première ligne contre le soulèvement fasciste de juillet 1936, qui ne parvint pas à gagner une seule localité de Catalogne, le prolétariat en armes abolit de fait tous les « pouvoirs publics » y compris celui de la Généralité, tout en lui laissant la possibilité de se reconstruire du fait de la politique de collaboration du PSUC (le PC stalinien cata-lan), de l’UGT (le syndicat à majorité socia-liste) et de la CNT. Pendant la guerre et jusqu’en mai 1937, quand le gouvernement de Madrid intervint pour « rétablir l’ordre », la Catalogne fut de fait indépendante. Les textes de Trotsky sur la « question cata-lane » dénoncent alors la présence d’Andreu Nin et du POUM dans le gouver-nement de la Généralité. o

militer pour que le droit de séparation leur soit reconnu, s’ils désirent en faire usage. Mais comment savoir s’ils ont ce désir ? C’est très simple. Il faut un plébiscite dans les provinces intéressées, sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et à bulletin secret. Il n’existe pas actuellement d’autre procédé ». C’est clair : pour répondre aux revendications nationales, Trotsky revendique les méca-nismes de la démocratie bourgeoise (plé-biscite et suffrage universel) sans enjoindre aux masses d’attendre qu’une future répu-blique des soviets règle leur sort ; et en par-lant d’un plébiscite dans les provinces inté-ressées, il ne soumet pas le droit à l’indépendance au bon vouloir de l’Etat central.Dans un texte daté du 25 mai 1930 (Les tâches des communistes en Espagne), il pré-cise : « jusqu’au moment où la volonté de la minorité nationale ne s’est pas exprimée, le prolétariat ne fera pas sien le mot d’ordre de partition, mais il garantit d’avance, ouverte-ment, son appui intégral et sincère à ce mot d’ordre dans la mesure où il exprimerait la vo-lonté avérée de la Catalogne ». Et il donne son point de vue : « il est évident que les ouvriers catalans auront leur mot à dire sur cette ques-tion. S’ils arrivaient à la conclusion qu’il serait inopportun de disperser leurs forces, dans les conditions de la crise actuelle qui ouvre au prolétariat espagnol les voies les plus larges et les plus prometteuses, les ouvriers catalans devraient mener une propagande en faveur du maintien de la Catalogne, sur des bases à dé-terminer, au sein de l’Espagne ; quant à moi, je pense que le sens politique suggère une telle solution». A diverses reprises, Trotsky af-firme sa préférence pour une solution fédé-rale garantissant les droits des nationalités ou pour une union des républiques socia-listes ibériques (Portugal compris) sur le modèle – hélas bien théorique – de l’URSS.Il n’est pas plus tendre pour les dirigeants de la CNT dont l’opposition parfois violente aux « particularismes » va jusqu’au rejet de la langue catalane au nom d’un ouvrié-risme et d’un internationalisme abstraits : « Les syndicalistes – tout au moins certains de leurs chefs – ont déclaré qu’ils lutteront contre le séparatisme, au besoin les armes à la main. Dans ce cas, communistes et syndicalistes se trouveraient chacun d’un côté de la barricade,

Références• Léon Trotsky, La Révolution permanente , 1928-31, https ://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revperm/rp.html• Léon Trotsky, Les tâches des communistes en Espagne , 25 mai 1930, https ://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1930/05/300525b.htm• Léon Trotsky, La question nationale en Catalogne , 13 juillet 1931, https ://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1931/07/19310713a.htm• Pelai Pagès, Leon Trotsky, Trotsky y la República catalana , 2014, http ://old.sinpermiso.info/articulos/ficheros/trotskycatalunya.pdf

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Notre devoir de solidarité est de contri-buer à formuler une politique pour la classe ouvrière seule capable de garan-tir ce droit tout en défendant ses propres perspectives politiques sans se laisser enfermer par le mouvement indépen-dantiste catalan dans le piège du natio-nalismeCet article est écrit avant les élections du 21 décembre mais il est d’ores et déjà cer-tain que les travailleurs et les classes po-pulaires n’y gagneront rien, ils n’y ont pas de représentants. « La révolution dé-mocratique » dont parlaient certains, aura accouché d’une situation piégée qui leur est défavorable. On voit bien dès maintenant que la belle histoire à la-quelle on a voulu nous faire croire n’était qu’une illusion. Mais la question n’est pas là. Ce qui nous importe ce sont les conséquences sur le terrain de la lutte de classe, au sein de la classe ouvrière en Catalogne et dans le reste de l’Etat espa-gnol. Les grandes luttes de 2011 ont été cap-

tées, détournées, confisquées. La poli-tique de Puigdemont, avec le soutien de l’ERC et de la CUP, a été de reprendre la main en canalisant le mécontentement en sa faveur par une fuite en avant dont

L e gouvernement de la droite espa-gnole de Rajoy, après avoir tout fait pour interdire le référendum du 1er

Octobre 2017 décidé par le Parlement ca-talan, poursuit sa politique répressive de mise sous tutelle de la Catalogne dont des membres du gouvernement et des élus de l’assemblée catalane, ainsi que les diri-geants de deux associations indépendan-tistes, ANC et Omnium, sont encore en prison. La campagne électorale pour les élections du 21 décembre se déroule dans un climat de tensions exacerbées. Dans l’affrontement en cours nous sommes bien évidemment totalement so-lidaires de toutes celles et ceux qui se battent pour le respect de leurs droits dé-mocratiques, le droit à l’autodétermina-tion. Nous défendons ce droit. Mais cette solidarité signifie en même temps mener la discussion du point de vue des travail-leurs et des classes populaires sans se laisser subjuguer par l’affrontement des deux nationalismes. C’est aussi la seule façon de prendre au sérieux le droit à

l’autodétermination car qui peut croire que si l’ensemble du prolétariat dominé par la bourgeoisie et l’Etat espagnol ne s’en mêle pas, ce droit à l’autodétermina-tion puisse réellement être respecté.

le seul résultat, prévisible, a été de divi-ser la classe ouvrière.Dans cet affrontement entre indépendan-tistes catalans et l’Etat espagnol l’essen-tiel pour le monde du travail est de sau-vegarder son indépendance et de militer pour son union par-delà les origines ou les frontières. Notre internationalisme ne peut se ré-duire à la solidarité et encore moins confondre solidarité avec alignement po-litique. Il est une politique pour la classe ouvrière en toute indépendance des forces nationalistes bourgeoises ou pe-tite-bourgeoises.

UNE VISION DOGMATIQUE ET SUIVISTE Dans la discussion, Lénine est très sou-vent invoqué. A juste titre car il a été ce-lui qui a le mieux formulé le lien entre droit à l’autodétermination et politique pour la conquête du pouvoir par les tra-vailleurs, l’art de combiner revendica-tions démocratiques et lutte pour le pou-voir. C’est de ce point de vue qu’il raisonne et que nous devons raisonner. Il écrit : « Le fait que la social-démocratie re-connaît le droit de toutes les nationalités à la libre disposition, ne signifie nullement qu’elle renonce à porter son propre juge-ment sur l’opportunité pour telle ou telle na-tion, dans chaque cas particulier, de se sé-parer en un Etat distinct. Au contraire, les social-démocrates doivent porter un juge-ment qui leur appartienne en propre, en te-nant compte aussi bien des conditions du développement du capitalisme et de l’op-pression des prolétaires des diverses na-tions par la bourgeoisie de toutes nationali-tés réunie, que des objectifs d’ensemble de la démocratie, et au tout premier chef, des intérêts de la lutte de classe du prolétariat pour le socialisme.»1

Il s’agit donc bien de raisonner concrète-ment plutôt que d’invoquer de façon dog-matique une formule toute faite pour jus-tifier un alignement politique. Lénine ajoute dans le même texte : « c’est pour-quoi l’ouvrier qui place l’union politique avec la bourgeoisie de "sa" nation au-des-sus de l’unité complète avec les prolétaires

PAR YVAN LEMAITRE

Pour une politique démocratique, révolutionnaire, internationaliste

Droit à l’autodétermination et mouvement ouvrier

Le 1er octobre 2017 à Barcelone. DR.

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de toutes les nations agit contre son propre intérêt, contre l’intérêt du socialisme et contre l’intérêt de la démocratie. » Nous re-prenons pleinement à notre compte cette démarche politique.Des esprits formalistes nous diront, mais alors comment combiner les deux pôles du raisonnement ? D’abord, en recon-naissant clairement, au sein de l’Etat es-pagnol, le droit à l’autodétermination, c’est à dire à l’indépendance si la majori-té du peuple catalan le souhaite. Cela veut dire qu’il est impératif pour le mou-vement ouvrier et démocratique de dé-noncer la politique de l’Etat espagnol tout en œuvrant à l’union du monde du travail pour renverser le pouvoir du capi-tal, instaurer son propre pouvoir qui, seul, pourrait garantir une réelle indé-pendance démocratique.Ensuite, cela veut dire en Catalogne n’ac-corder aucun soutien politique au gou-vernement et à la république bourgeoise catalane tout en défendant les droits dé-mocratiques. Défendre face à Madrid le droit d’organiser un référendum ne veut pas dire voter avec les nationalistes pour l’indépendance. Au sein même de la mo-bilisation démocratique nous défendons nos propres mots d’ordre. Une telle poli-tique suppose l’existence d’un parti des travailleurs au niveau de l’Etat espagnol capable de formuler une politique pour l’ensemble des travailleurs, catalans, andalous, castillans ou... immigrés... Ou la volonté et le choix politique d’œuvrer à le construire.En 1931 Trotsky, guidé par les principes exposés par Lénine, ne se pose pas la question de la légitimité dans l’absolu des revendications d’indépendance de la Catalogne. Il se place du point de vue de la politique que doivent porter les « com-munistes »  : affirmer leur soutien au droit à l’autodétermination du peuple ca-talan si c’est une volonté majoritaire de ce peuple (ce qui aujourd’hui est au moins un peu douteux ; même au niveau catalan les désaccords parmi les travail-leuses et travailleurs pourront s’intensi-fier) tout en mettant en avant le mot d’ordre de constitution d’une « Fédéra-tion ibérique de républiques socia-listes ».

ALIGNEMENT DERRIÈRE L’INDÉPENDANTISME OU INDÉPENDANCE DE CLASSE ?La Déclaration unilatérale d’indépen-dance lue par Puigdemont le 10 octobre avant d’être « reportée » dans les se-condes qui ont suivi nous donne une idée du genre de république qu’il pro-

met au reste du « peuple catalan ». On y apprend en introduction que « la justice et les droits humains individuels et collec-tifs intrinsèques, fondements essentiels qui donnent la légitimité historique et la tradition juridique et institutionnelle de la Catalogne, sont la base de la constitu-tion de la République catalane. La nation catalane, sa langue et sa culture ont mille ans d’histoire »  ; que « pendant des siècles, la Catalogne a été dotée et a bé-néficié de ses propres institutions qui ont exercé l’autonomie avec plénitude, avec la Generalitat comme la plus grande ex-pression des droits historiques de la Cata-logne » … Ce retour millénaire, c’est la référence à la Catalogne de la bourgeoisie mar-chande qui s’était enrichie à travers le commerce en Méditerranée, à l’instar de Venise et quelques autres, faisant de la Catalogne, effectivement, un des pays les plus avancés de l’Europe mé-diévale et des débuts de la Renais-sance. Du moins pour ses classes domi-nantes, dont les touristes peuvent visiter les palais, les musées à la gloire de cette « Catalogne millénaire ». Beau-coup moins pour les exploités et les peuples dont ces bourgeoisies ont pillé le travail pour accumuler leur richesse, bâtir leurs palais et leurs cathédrales. Le problème central du mouvement pour l’indépendance nationale de la Catalogne est là. Il masque les rapports sociaux, détourne la colère populaire du combat pour l’émancipation de classe vers l’impasse d’une illusoire émancipation nationale. Le succès de l’indépendantisme traduit une vieille aspiration nationale avec en toile de fond un passé, pas si an-cien, de la répression sous le fran-quisme contre la culture, la langue ca-talane, et tous les mouvements catalanistes. Mais le nationalisme, ce sont aussi des préjugés, comme celui qui affirme que les Catalans payent pour le reste de l’Espagne, pour des ré-gions plus pauvres. Qu’on ne puisse pas réduire la montée de l’indépendan-tisme au slogan « L’Espagne nous vole », certes. Que des indépendan-tistes de gauche s’en démarquent clai-rement, c’est aussi vrai. Mais, dans l’espèce d’unité nationale catalane qui s’est constituée et qui va de la droite li-bérale et anti-ouvrière, toujours à la tête du gouvernement régional avec Puigdemont, à des formations d’ex-trême-gauche, en passant par des syn-dicats de travailleurs et des associa-

tions patronales, avec toutes les classes sociales, exploiteurs et exploités en-semble… ce sont les premières qui donnent le ton.

NOTRE BOUSSOLE, L’INDÉPENDANCE DE CLASSE L’escalade politique et répressive du pouvoir central, qui exacerbe en retour les mobilisations populaires, est un choix délibéré de l’Etat espagnol. Il veut aller jusqu’au bout de l’affronte-ment avec les classes populaires pous-sées à la révolte par la crise, le chô-mage, les reculs démocratiques, l’arbitraire, la corruption qui s’affiche au sommet du pouvoir, les inégalités sociales qui touchent toute la société. La classe ouvrière se trouve certes au-jourd’hui désarmée, désorganisée par des années de recul du mouvement ou-vrier et de collaboration de classe. Elle n’en constitue pas moins toujours la classe capable de porter par ses mobili-sations, son organisation, la seule is-sue possible à une crise dont la situa-tion en Catalogne est une des expressions particulièrement pro-fondes. La classe ouvrière de Catalogne est à l’image de la classe ouvrière de l’Eu-rope, métissée, des travailleurs qui viennent de Catalogne, d’Andalousie, du Maroc, ou d’Amérique latine. Il fau-drait qu’ils se retrouvent tous, en-semble, contre Rajoy, contre Puigde-mont, contre les patrons catalans, espagnols ou d’ailleurs. La montée en puissance des nationa-lismes catalan et espagnol tend au contraire à raviver des divisions dans la classe ouvrière, et à couper la classe ouvrière catalane de celle du reste de l’Espagne. Elle met les travailleurs « catalans » à la remorque d’organisa-tions bourgeoises, ne contestant ni de près ni de loin le capitalisme.A l’époque de la mondialisation libé-rale et impérialiste, encore plus que par le passé, les droits démocratiques dont le droit à l’autodétermination de la Catalogne ne peut être garanti que par les travailleurs agissant ensemble pour la transformation révolutionnaire de la société, travailleurs catalans main dans la main avec la classe ou-vrière du reste de l’Espagne, aussi de l’Europe. o

1 « Thèses sur la question nationale », 1913.

PAR YVAN LEMAITRE

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En débats

PAR JEAN-PHILIPPE DIVÈS

Pourquoi soutenir la lutte pour la République catalane

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« illégal » le référendum du 1er octobre (en justifiant donc la non reconnais-sance de ses résultats), en même temps qu’ils demandaient un référendum qui soit « pacté » avec l’Etat central. Mais comment faire pour obtenir un tel réfé-rendum quand au nom de « l’unité de l’Espagne » le Roi, Rajoy, le PSOE (avec lequel la direction de Podemos espère arriver un jour au pouvoir…) et le Tribu-nal constitutionnel refusent et pro-mettent qu’ils continueront à refuser que les Catalans s’autodéterminent ?

TOUS LES NATIONALISMES NE SONT PAS « ÉGAUX »Il n’est pas possible de renvoyer dos à dos les « deux nationalismes » espagnol et catalan. En premier lieu, parce que nous faisons toujours la différence entre le nationalisme des opprimés, qui est progressiste, et celui des oppres-seurs qui est réactionnaire. Mais il y a aujourd’hui en Europe (et ailleurs) une autre différence à faire. Celle entre un nationalisme d’exclusion, raciste et xé-nophobe, et le nationalisme inclusif qui prédomine en Catalogne comme en Ecosse et dit, y compris aux migrants, « toutes celles et ceux qui veulent construire ce pays avec nous sont les bienvenus ». Ajoutons que le nationa-lisme  catalan est y compris plus pro-gressiste que son homologue écossais, puisqu’il est étroitement associé à la revendication d’une république, la-quelle représenterait évidemment une avancée par rapport à la monarchie (ou faudrait-il être indifférents à une telle différence ?).L’affrontement en cours n’oppose pas non plus deux bourgeoisies, avec celle de Barcelone qui voudrait simplement arracher à celle de Madrid une plus grande part du gâteau. La bourgeoisie catalane ne s’est pas rendue aux urnes le 1er octobre. Mais elle a néanmoins « voté » dans les jours suivants, en dé-ménageant 3000 sièges sociaux hors de Catalogne vers différentes régions d’Es-pagne. On observe aussi que plus la bourgeoisie est grande, plus elle est es-pagnoliste.

L a question des nationalités a été historiquement l’objet de grands débats et divergences au sein du

mouvement marxiste révolutionnaire. Notamment entre Lénine, qui s’était fait le champion du « droit des nations à dis-poser d’elles-mêmes », et Rosa Luxem-burg qui s’y opposait au nom d’un « in-ternationalisme intransigeant »1 – et, peut-on ajouter, abstrait et désincarné. Il n’est pas étonnant que cette contro-verse ressurgisse aujourd’hui, alors que la question se réinvite en Europe de l’Ouest, dans notre « monde capitaliste développé », à travers les événements de Catalogne.Nous ne sommes pas ici en train de par-ler d’une « révolution démocratique » qui préparerait ou constituerait le pre-mier pas d’une révolution socialiste à advenir dans la foulée. La révolution so-cialiste n’est concrètement à l’ordre du jour ni en Catalogne ni dans le reste de l’Etat espagnol (ni ailleurs en Europe ou dans le monde) – ce qui ne signifie pas qu’elle soit moins nécessaire qu’avant. La tâche des révolutionnaires reste par-tout de reconstruire l’organisation et la conscience du mouvement ouvrier, ain-si que de construire l’organisation poli-tique capable de mener ce combat dans une perspective révolutionnaire socia-liste.Nous parlons ici d’un droit démocra-tique et d’un objectif, découlant de ce droit, qui est porté par une énorme mo-bilisation populaire, laquelle se trouve évidemment liée à la lutte de classe ain-si que l'ont montré, notamment, les grèves générales des 3 octobre et 8  no-vembre 2017.

DROIT À L’AUTODÉTERMINATION ET DROIT À LA SÉPARATIONRares sont aujourd’hui les militants, courants d’extrême gauche qui nient le droit à l’autodétermination des peuples. Considérons donc que nous discutons sur la base d’un tel accord, qui implique naturellement le droit à la séparation si telle est la volonté de la majorité des ha-bitants de la nation concernée. Certes, comme le disait Lénine, le droit au di-

vorce n’entraîne pas l’obligation de di-vorcer et d’ailleurs, de façon générale nous ne sommes pas favorables à une fragmentation en de petits Etats. Mais cela dépend de la volonté populaire, qui pour nous est souveraine.2 Or l’Etat espagnol, qui par ailleurs nie à la Cata-logne son existence en tant que nation, n’a jamais autorisé ses habitants à dire librement s’ils veulent ou ne veulent pas appartenir à l’Espagne.Le 1er octobre 2017, on a eu un aperçu du niveau de violence que les institutions de Madrid sont prêtes à déclencher pour empêcher l’expression de ce droit. Il est d’autant plus remarquable qu’au milieu des charges policières, confisca-tions d’urnes, listes et bulletins, occu-pations et fermetures de bureaux de vote, 42,38 % des inscrits aient réussi à s’exprimer et 90,18 % d’entre eux aient répondu Oui à la question « Voulez-vous que la Catalogne soit un Etat indépen-dant sous la forme d’une République ? ».Ce résultat montre que la volonté d’in-dépendance – et de République contre la monarchie – se développe, après s’être manifesté une première fois lors de la consultation du 9 novembre 2014, quand 80,76 % des 2,3 millions des vo-tants (environ 43 % des inscrits) avaient répondu Oui aux deux questions « Vou-lez-vous que la Catalogne devienne un Etat ? » et « En cas de réponse affirma-tive, voulez-vous que cet Etat soit indé-pendant ? » Dans le même sens, les for-mations politiques qui revendiquent désormais la République catalane ont remporté une majorité des sièges aux deux dernières élections (2015 et, mal-gré la répression, les emprisonnements et l’exil, 2017) au parlement catalan.Un parti politique affirme toutefois dé-fendre le droit à l’autodétermination tout en refusant l’indépendance : Pode-mos (Podem en Catalogne), avec cer-tains de ses alliés dont le mouvement de la maire de Barcelone, Ada Colau. Mais dans les conditions en vigueur, cette position l’entraîne irrésistible-ment dans le camp des institutions de Madrid. Pablo Iglesias et la direction de Podemos ont ainsi condamné comme

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boycott qui paralyserait le Parlement »5, cite à ce sujet un groupe trotskyste membre de la CUP : « Lutte internationaliste a déjà affirmé que les anticapitalistes ne peuvent pas soutenir ces deux partis [PDeCAT et ERP]. "Le fait que Junqueras soit aujourd’hui en prison et Puigdemont en exil ne les exonère pas de l’énorme responsabilité poli-tique qu’ils portent pour ne pas avoir procla-mé la République dans les 48 heures" [ainsi qu’ils s’y étaient engagés]. Puis ils nuancent : "Nous lutterons pour la libéra-tion de Junqueras et pour que Puigdemont puisse rentrer en Catalogne sans charges contre lui, mais nous ne pouvons pas relati-viser le fait que leur politique a été détermi-nante pour démobiliser le peuple, démorali-ser, déconnecter et trahir les aspirations des plus de deux millions de personnes qui le 1er octobre ont risqué leur intégrité phy-sique"  (…) Ils préconisent "une alternative de gauche au bloc PDeCAT-ERP" et assurent que sa construction exige de la CUP "l’indé-pendance politique par rapport au futur gouvernement PDeCAT-ERP" et "passe par ne pas voter l’investiture du prochain gou-vernement de Puigdemont et Junqueras". »Cela paraît l’évidence. S’y ajoute natu-rellement la nécessité d’un programme d’action centré sur les droits et revendi-cations des travailleurs, seul à même de convaincre ceux d’entre eux qui, venus d’autres régions d’Espagne ou du monde, ne sont pas favorables à l’indé-pendance ; qui s’en prenne aux capita-listes, en commençant par confisquer et socialiser les entreprises de ceux qui viennent de placer leurs fonds à l’abri, hors de Catalogne ; et qui s’adresse fra-ternellement aux travailleurs et aux peuples de toute l’Espagne, en leur pro-posant une lutte commune contre l’Etat monarchique post-franquiste, pour une fédération libre, républicaine et socia-liste. o

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Bien sûr, le PDeCAT comme l’ERC sont des partis capitalistes – mais le PSOE aussi, et pour sa part Podemos ne s’est jamais prononcé en faveur du socia-lisme. Les dirigeants, cadres et mili-tants des deux partis indépendantistes majoritaires se recrutent fondamentale-ment dans la moyenne et petite bour-geoisie, ainsi que dans des couches non ouvrières du salariat. Là-dessus, rien de nouveau sous le ciel. Comme l’écrivait déjà Trotsky, lors de la précédente grande vague nationale catalane : « les tendances et les illusions nationales sont

représentées principalement par les intel-lectuels petit-bourgeois, qui s’efforcent de trouver un appui chez les paysans contre le rôle dénationalisateur du gros capital et contre la bureaucratie d’Etat. Le rôle diri-geant – pour la phase actuelle – de la pe-tite-bourgeoisie dans le mouvement d’émancipation nationale, comme en gé-néral dans tout le mouvement démocra-tique révolutionnaire, introduit inévitable-ment dans ce dernier nombre de préjugés de toute sorte (…) Mais ce que je viens de dire n’atténue nullement le caractère pro-gressiste, révolutionnaire-démocratique de la lutte nationale catalane contre la suzeraineté espagnole, l’impérialisme bourgeois et le centralisme bureaucra-tique. »3

Le caractère essentiellement petit-bour-geois des directions de l’ERC et du PDe-CAT explique à la fois leur volonté d’in-dépendance et leur inconséquence, leurs vacillations permanentes dès lors qu’il s’agit d’en prendre un peu les moyens. Après le 1er octobre, ils ont ain-si repoussé l’annonce de la DUI (décla-ration unilatérale d’indépendance) pour rechercher désespérément une « négociation » avec Madrid ainsi que l’intercession de « l’Europe » (et du pape…) ; ils ne se sont résolus à pronon-

cer cette déclaration qu’un mois plus tard, sous la pression du mouvement de masse et de leur propre base mobilisée ; et ils ont alors soigneusement évité d’appeler à une assemblée constituante de la République catalane – une déci-sion, une fois encore conciliatrice, qui a freiné le développement de la mobilisa-tion et permis à Rajoy de dissoudre le Parlament en invoquant… la « démocra-tie » !La prise de position anti-indépendance unanime et très ferme de « l’institution des institutions » capitalistes néolibé-

rales qu’est l’Union européenne (en ac-cord avec les dirigeants de tous ses Etats) a mis en évidence l’énormité et l’absurdité des illusions – typiques de la petite-bourgeoisie – entretenues par les dirigeants indépendantistes. Mais aussi et surtout le fait qu’une Répu-blique catalane n’entre nullement dans le cadre de ce que les impérialismes eu-ropéens sont prêts à accepter.

DÉFENDRE LA RÉPUBLIQUE CATALANE D’UN POINT DE VUE DE CLASSELes choses sont telles que cet objectif ne pourra être atteint que si les travail-leurs (fixes, précaires ou au chômage) en tant que classe prennent la tête du combat en y imposant leurs propres mé-thodes de lutte et leurs propres objec-tifs.Le mouvement de la gauche indépen-dantiste, la CUP4, est actuellement tra-versée par un débat très important, sur le fait de savoir s’il faut continuer à sou-tenir au parlement un gouvernement PDeCAT-ERC, ou s’il faut limiter tout éventuel soutien aux pas qui pourraient être faits vers la réalisation effective de la République catalane.Un article paru sur le site El Confidencial, titré « Des secteurs de la CUP proposent un

1 Voir, dans notre numéro 93 de décembre 2017, l’article de Lemmy K., « La révolution d’Octobre et la question nationale ».2 Ainsi, et sans référendum (inenvisageable dans les conditions concrètes de l’époque), Trotsky s’était prononcé en faveur de l’indépendance de l’Ukraine vis-à-vis de l’URSS stalinienne.3 Lettre du 17 mai 1931, https ://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1931/05/lt19310517.htm4 Mouvement anticapitaliste de type assembléiste et de pratiques très démocratiques, la CUP accueille en son sein des individus ainsi que différentes organisations politiques (parmi lesquelles deux groupes trotskystes, Courant rouge et Lutte internationaliste) et courants syndicaux (notamment de la CGT, anarcho-syndicaliste), unis sur l’objectif d’une République catalane « sociale », allant dans une direction socialiste.5 https ://www.elconfidencial.com/espana/cataluna/2018-01-20/independencia-cataluna-cup-boicot-parlament_1508294/

Le 1er octobre 2017 à Barcelone. DR.

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l’AnticapitalisteFocusGuadeloupe : le CHU brûle

PAR RÉGINE VINON

Un CHU complètement évacué pour cause d’incendie, c’est ce qui est arrivé en Gua-deloupe avant les fêtes de fin d’année. Mille deux cents personnes ont été éva-cuées en quelques heures. Comment en est-on arrivé là ?Un incendie s’est déclaré dans un local technique. Cela peut arriver. Mais la suite est invraisemblable : aucune alarme in-cendie n’a fonctionné, et on apprendra très vite que les extracteurs de fumée et les portes coupe-feu non plus, faute d’en-tretien. Une interne signale qu’elle n’a vu aucun sprinkler (appareil d’extinction automatique à eau). Le feu s’est dévelop-pé et les fumées toxiques ont envahi l’hô-pital. Les pompiers ont mis huit longues heures pour venir à bout de l’incendie. Le fils de l’architecte ayant construit l’hôpi-tal témoigne dans le journal France An-tilles : « on n’évacue pas un hôpital si les coupe-feu fonctionnent. Seules les parties impactées doivent être évacuées. Pas un im-meuble comme celui-ci, dans sa totalité. C’est pour cela qu’on cloisonne ces bâti-ments, A, B, C. Quand A est en feu, B et C sont protégés par des coupe-feu. Là, rien n’a fonctionné comme il aurait fallu. C’est le manque d’entretien du CHU qui a entraîné ce qui s’est passé. Et quand je vois des élus, qui ont fermé les yeux durant toutes ces an-nées... On a eu de la chance qu’il n’y ait pas eu de morts. »Cet hôpital était particulièrement vé-tuste, et les politiques budgétaires d’aus-térité mises en œuvre par les différents gouvernements ont bien sûr amplifié les problèmes. Construit en 1978, il ne ré-

chefs : « je me revois même prendre une chaise de bureau roulante dans un bureau de médecin afin de pouvoir prendre une der-nière petite mamie (…) », raconte une in-terne « terrifiée à l’idée d’oublier quelqu’un. Je me vois vérifier avec mes collègues une fois, deux fois, chaque chambre pour être certain que personne n’a été oublié. L’en-fer. » Les patients ont été évacués dans d’autres hôpitaux et cliniques. L’une d’elles, proche du CHU, s’est vue contrainte d’annuler 80 opérations dans les jours ayant suivi l’in-cendie, pour cause de... coupure d’eau. Un autre problème récurrent dans l’île, où de nombreux habitants subissent des coupures à répétition du fait de l’incurie de Veolia.Autant dire que la situation sanitaire de l’île est préoccupante. Sans parler des conditions de travail du personnel hospita-lier. Des témoignages rapportent des jour-nées de 14 heures, voire plus. En sous-ef-fectif chronique comme partout ailleurs, le personnel est épuisé. Mais le directeur de l’ARS a trouvé la parade : il a demandé à la population « d’être particulièrement vigilante sur les routes pendant les fêtes et aux malades chroniques de bien respecter les traitements prescrits » afin d’éviter un engorgement des urgences...La politique d’austérité appliquée aux hô-pitaux a entraîné la fermeture de certaines petites structures, et d’autres sont envisa-gées, pour concentrer le maximum d’inter-ventions sur le CHU. Avec l’incendie, la po-pulation se rend bien compte des conséquences dramatiques que cela peut avoir sur sa santé. o

pond plus à aucune norme actuelle, no-tamment antisismique dans une région fortement exposée aux tremblements de terre. En 2014, la Haute-autorité de santé ne lui avait pas accordé de certification, et la commission de sécurité incendie avait émis un avis défavorable en 2015. Depuis, rien n’a été entrepris, faute de moyens. L’hôpital, comme tant d’autres en France, est en déficit et subit un plan de redressement. On voit le résultat.Les patients décrivaient depuis long-temps l’état d’abandon de l’hôpital. Cer-tains devaient apporter leurs draps, on déconseillait à d’autres d’aller dans les douches pour des problèmes d’hygiène, de nombreuses chambres dans la mater-nité ne comportaient pas de sanitaires. D’autres rapportent qu’ils doivent se dé-brouiller pour acheter leurs médica-ments, et des familles sont amenées à apporter un repas à un proche. Tout est à l’avenant. Un nouvel hôpital doit être construit. La décision a été prise en 2007, mais cela traîne depuis dix ans. Le chan-tier est aujourd’hui à peine commencé.Cela n’a pas empêché l’indécence des po-litiques, notamment d’Agnès Buzyn, mi-nistre de la Santé, accourue sur place pour saluer le dévouement des person-nels et affirmer sans sourciller que tous les équipements avaient parfaitement fonctionné. Heureusement que le person-nel s’est mobilisé, venant prêter main forte de partout. Des soignants té-moignent qu’ils ont dû se débrouiller tant bien que mal pendant l’évacuation, sans aucune indication des cadres ou des

N°94 JANVIER 2017

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