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Nadine Richon Laisse tomber les anges récit B ERNARD C AMPICHE E DITEUR

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Nadine Richon

Laisse tomberles anges

récit

B E R N A R D C A M P I C H E E D I T E U R

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OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE SOUTIEN DE LA VILLE DE LAUSANNE

«LAISSE TOMBER LES ANGES »,TROIS CENT QUATRE-VINGTIÈME OUVRAGEPUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR

A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE JANINE GOUMAZET DE BETTY SERMAN

COUVERTURE ET MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHECOUVERTURE : PHOTOGRAPHIE DE LEA LUND,«ERIK, OUCHY, LAUSANNE, JANVIER 2016»,

© LEA LUND & ERIK KPHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR : PHILIPPE PACHE, LAUSANNEPHOTOGRAVURE : CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLYIMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR,

CLERMONT-FERRAND(OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE)

ISBN 978-2-88241-418-2TOUS DROITS RÉSERVÉS

© 2017 BERNARD CAMPICHE ÉDITEURGRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE

WWW.CAMPICHE.CH

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« Il éprouvait sa personne singulière comme lasingularité d’une aventure : quelqu’un, c’estquelque chose qui arrive et s’efface non sansavoir tracé les nervures d’un avenir toujoursneuf et toujours recommencé. »

JEAN-PAUL SARTRE

«Merleau-Ponty»

Situations, IV

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LE MANUSCRIT

J E NE SU I S pas morte. Je m’appelle DianeThierry, ça c’est vrai. Mes cendres – quellescendres ? – ne furent pas dispersées dans les eaux duSaint-Laurent. Je suis née à Montréal en 1915 maisn’ai pas claqué le 8 septembre 1938, suicidée à l’al-cool et aux barbituriques dans l’horrible solitude dela pension Mathilde, à Grasse, Alpes-Maritimes.J’ai pour l’éternité une vingtaine d’années et je rêved’un écrivain privé de matière, contraint d’épouserma route et de réinventer mon histoire. Unefemme, pour changer. L’ai-je trouvée en Suisse,après tant d’espoirs avortés ? J’ai dormi comme unbébé emmailloté dans le tissu défraîchi d’unmanuscrit non daté, rédigé à Lausanne vers la findes années 1980 ou 1990, peu importe, je n’en suispas à dix ans près. Mon auteur s’appelait Jean-Fran-çois Hauduroy, romancier, dialoguiste, scénaristefrançais, ami ou proche collaborateur de Claude

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Chabrol, Jacques Becker, Édouard Molinaro, Fran-çois Truffaut… J’aurais aimé le fréquenter pluslongtemps mais il est mort en 2000, emporté par lecancer. Son fils Paul a conservé sous une pile dedocuments le texte non publié où je m’étais assoupietelle une Belle au bois dormant, en un temps où leréveil attendu ne peut plus venir d’un prince char-mant guidé par le récit flottant d’un vieux paysan.Par amitié, Paul James Hauduroy a finalement cédémon cœur à une romancière installée à Lausanne,face à une timide bourgade française dont l’existences’affirme nuitamment, quand les lumières de soncasino vampirisent les regards échoués sur le lacLéman. Il lui a légué mon refuge manuscrit, à ellequi n’a écrit jusqu’ici qu’un seul livre. J’aime sonprénom ancré dans les légendes négligées par letemps, Sabine. Je la sens quelque peu désorientéepar cette histoire située juste avant la SecondeGuerre mondiale, un conflit dont les Européensd’aujourd’hui, en dépit des innombrables docu-ments connus et étudiés, peinent à se figurer l’atro-cité. Je dois trouver le moyen d’entrer en contactavec elle pour l’aider à empoigner ce récit et à mefaçonner un nouveau destin : infiltrer son esprit,communiquer en songe, piloter à distance son ordi-nateur? Dans tous les cas, je me réjouis !

Ma nouvelle amie n’incarne pas la prime jeu-nesse. Absorbée par ses activités, le travail, le sport,les réseaux ultraconnectés, elle doit déjà écarter,pour naviguer, quelques décombres du passé. Ellepourrait être ma mère, oh largement : j’ai vingt-trois ans. Une grande beauté… oui, moi, couallongé, bouche gourmande, yeux verts, cheveux

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réglisse, élégance désinvolte et teint fleur d’oran-ger. Mon premier auteur avait en tête une actrice decinéma. Je fume et enfume le voisinage, Sabine vadétester avec ses appréhensions sanitaires et toutesles connaissances médicales accumulées ces der-nières années. Je l’espionne depuis quelques mois,déjà. Elle court partout, sur tapis roulant, en ville,en voyage, caresse les pavés, fait chanter le gravier.Je la connais au point d’anticiper ses habitudes,d’attraper au vol ses pensées. Elle galope après l’in-souciance et savoure cette sensation de force et delégèreté que le sport seul peut procurer. Le sexe luiparaît rarement aussi puissant, même si un baiserprolongé sur la bouche lui semble incarner, par ins-tants, le point culminant de l’existence. Soucieuxde conclure avec nous la liaison charnelle promise àchacun dès le berceau, le temps libidineux a déjàposé sur elle ses doigts d’égorgeur mais se contente,pour l’heure, de lui adresser un sourire hypocrite,pensez donc, des gens s’étripent derrière des façadesdélabrées, des étudiants au Mexique disparaissentdans l’enfer du narcotrafic, des femmes en diverslieux s’épuisent à fabriquer nos vêtements, desépouses sont répudiées, défigurées ou lapidées, desprisonniers parfois mineurs appréhendent un ver-dict assassin, des réfugiés disparaissent non loin desîles en Méditerranée, l’Europe se ferme à la misère,des crapules fanatisées écument les déserts, ensan-glantent les mosquées, les marchés, des bombesmutilent et tuent, l’horreur planétaire envoie à laronde sa newsletter mais la mort, bien élevée, avancesur ses pointes cotonneuses dans la petite villesuisse marquée par le souvenir de Maurice Béjart…

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Ma romancière se débat avec la fatigue qui écla-bousse sa figure dont le teint jadis si clair a pris latournure diaprée d’une peau mûrissante, pas encoreflapie mais déjà flippante pour celle qui rêve d’unvisage sans âge. «Certaines femmes ne vieillissentpas», lui a certifié un dermatologue renommé,cachant sans doute, derrière ses revues spécialisées,un exemplaire usé du Portrait de Dorian Gray. Sou-vent paresseuse, Sabine se la joue bosseuse quand letemps presse, rivée à son ordinateur comme l’artisanà son outil. La littérature dans toute sa splendeur necoule pas dans ses veines ; les descriptions abondanteset souveraines, les paragraphes alignés à la main dansun carnet, avec de sobres ratures aux allures artis-tiques, elle admire ce don chez certains. Son rayondemeure celui des objets encombrants, des phrasesqui se frottent au réel sans parvenir à le peupler defigures inédites, créatures humaines ou animales,hybrides hommes-machines, entités disparates etnéanmoins rassemblées sous le toit d’une maison-monde globalisée. Il faudrait déployer ces nouvellesidentités à travers les contrées, partout les confronterà la beauté dilapidée, à l’épuisement du système-Terre, à cette nécessité de cohabiter sur un confettidégradé et à l’espoir ténu mais têtu d’une rédemptionlointaine et miraculeuse. Sabine se demande com-ment participer au grand récit du XXIe siècle avec sesmoyens limités, comment glisser ses évocations per-sonnelles à l’intérieur de la Matriochka universelle.

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LA FEMME N’EXISTE PAS

J ’ ÉCR I S aujourd’hui dans la fraîcheur dedécembre, quand les lacs effacés par la brume nepeuvent plus parler et nous entretenir de ce tempsgéologique qui nous précède, nous exclut, nous sur-vit, nous oublie. Je m’appelle Sabine, écrivaine endéveine sur la pente de l’ennui, besoin d’unesecousse ou d’une nouvelle frimousse, à mon âgedéjà certain je m’oppose à la ménopause, entrepatch transdermique et pilule pour contrer la cha-leur, la sécheresse, mais la maturité offre tout demême une forme de liberté. Je vis en Suisse, cecœur géographique du continent européen, petitpays en trois parties ou régions linguistiques, voirequatre avec le romanche des Grisons, un canton àrandonnées pouvant nous faire miroiter briève-ment, et très loin du Wyoming, l’idée d’immen-sité. La Suisse offre à ses citoyens une surface dejeu minuscule, surtout si l’on ne maîtrise pas

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pleinement la langue dominante. À dix-huit ans,j’avais décroché dans mon école le prix d’allemand,hélas nul ne s’est proposé en famille pour me finan-cer un séjour linguistique dans cette Europeembryonnaire préErasmus. Je suis mariée avec unhomme excellent mais peu exotique : nous incar-nons une endogamie socioculturelle parfaite,qui nous soude et parfois nous saoule. Notre filleporte un prénom extraterrestre, histoire d’élargirnotre horizon et le sien. Elle s’appelle Sedna,comme la dixième planète. De plus en plus, jecrains qu’elle ne s’esquive, à la manière de cet objettransneptunien qui semble échapper, aux confins deson orbite, à ce que les astronomes appellent joli-ment le jardin du Soleil. Pourtant, même en sonaphélie si lointain, cette planète naine demeure fer-mement arrimée à notre système et ne devrait pasquitter nos parages solaires, sauf collision avec unmonstre inconnu…

Sedna adolescente se dérobe, rumine et s’étioledans son coin ; nous parlant de moins en moins dansla langue qui nous est commune, elle jette en l’airdes mots cryptés, puis chante soudain comme si elleétait seule au monde. On entend dire que lesparents manquent de vigilance et deperspicacité : si votre enfant brûle son énergie horsdes sentiers battus, vous voilà contraint à enrépondre devant une société impatiente de décelerdes responsabilités familiales, psychologiques,sociologiques, économiques, alors que toutes lescauses invoquées pour condamner ou pour aider neparviendront jamais à épuiser la totalité du mystèrehumain. L’enfant le mieux éduqué peut échapper à

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sa trajectoire rassurante, à l’amour des siens et auxsoins prodigués…

Ce matin encore, Sedna m’a tricoté une boude-rie adolescente cruelle et cinglante. Dans une tellesituation, je bloque, débloque, je crie, elle répliquedans la rage du moment et s’enfuit en me laissanteffondrée telle une misérable sur le bord de la table.Le travail me rejette, l’écriture se dérobe, je ne suisrien. Je cherche à m’emparer d’une bouée littérairejetée sous la forme d’un manuscrit jamais publié,mais comment puis-je envisager aujourd’hui unpersonnage aussi lointain, cette Diane Thierryinsouciante et cependant nimbée d’une ombre tis-sée sous les alarmants auspices de la tuberculose ?J’ai souvent pensé que je manquais de féminité ouplutôt à la féminité, par timidité, par faible désird’affirmation ou peur de grandir. La femme n’existepas, disait Lacan, mais il nous attribuait par ailleursune qualité d’égarement ; femme égarée qui s’égare,ou égare les autres, Diane me tend un fil que je doisattraper. Le texte qui m’échoit est centré sur unhéros masculin, voire deux, et confine mon amiedans un rôle de vaine agitatrice dont la trajectoirese brise. Elle semble piégée entre deux hommesprojetant sur elle leurs propres ambitions sans com-prendre qu’elle se meurt. J’aimerais la placer aucœur de mon récit, la laisser agir comme une figureanarchiste et non une instigatrice de pacotille, maisla tâche me semble aussi ardue que d’extraire àmains nues un fin joyau dissimulé entre deux blocsrocheux.

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MONTER À LEYSIN

J E NE SU I S pas une femme réelle, vousl’aviez compris, je suis née sous la plume d’un écri-vain durant la boucherie de 14-18 et il m’a suppri-mée à la veille d’une autre guerre ; il a fait de moiune femme éclair décédée avant même d’avoir coiffésainte Catherine, selon l’expression qui accompa-gnait autrefois les jeunes filles célibataires passé lecap des vingt-cinq ans. Notez, pour une morte, j’aidu vécu. Je me suis renseignée sur l’état du mondeet l’évolution des mœurs. La vie des femmes, enparticulier, a changé. J’étais de mon temps unerebelle déphasée, une fille imprudemment isolée ; jeme suis imprégnée du féminisme et m’en reven-dique désormais, même si je peine à suivre lesdébats récents sur le voile, l’allaitement, la publi-cité, la féminisation des noms, le porno, la prostitu-tion… Réjouissante diversité ? La prise deparole par des femmes de toutes origines me paraîtessentielle ; mon regret porte sur la volonté affichée

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par certaines de creuser des fossés infranchissablesentre ces divers horizons féministes. De mon côté,je concède un petit coup de cœur pour le combattapageur des filles aux seins nus ; il faut leur recon-naître un courage physique peu ordinaire dans uncontexte hostile, voire haineux. Elles me font pen-ser aux suffragettes qui affrontaient la violencepolicière et carcérale pour obtenir le droit de voteen Angleterre : aristocrates et ouvrières soudainsoudées dans la lutte contre le patriarcat. LesFemen, au départ, mettaient véritablement leurcorps en danger pour dénoncer les petites dictaturesnées sur les ruines de l’Union soviétique. Le méprisdont elles font l’objet aujourd’hui me paraît suspectcar elles ne s’attaquent pas à des personnes mais àdes symboles politiques et théocratiques pour rap-peler qu’ils sont inscrits dans une histoire dont ilest toujours possible de se distancer, voire de selibérer. Sabine pourrait me revêtir d’une couronnede fleurs et m’envoyer protester les seins nus face àl’extrême droite, aux ultrareligieux, contre le com-merce des armes et tous les trafics tordus, mais ellene le fera pas car elle craint le mauvais goût et lesprises de position tranchées ; intellectuelle en quêtede modération, elle ne me fera jamais ce cadeau.Quel dommage, non?

L’homme à qui je dois mon statut de person-nage, mon sillage de papier, m’a imaginée en comé-dienne désirée et m’a jetée sans préavis dans les brasde la maladie, la phtisie, cette vacherie. L’anciennom de la tuberculose, oui, un bon moyen de sedébarrasser d’une fille telle que moi, une peste etmême une pestiférée, refusant le mariage en un

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temps où les femmes se livraient volontairement àce qui reste parfois encore une forme de sujétionlégalisée. C’est d’ailleurs amusant de constater àquel point cette tradition perdure, avec quelquesheureux aménagements…

Mon auteur m’a plantée dans un décor qu’ilconnaissait bien, le Quartier latin, ce morceau depavé parisien où il avait vécu avant de se réfugier en1968 dans la quiétude helvétique avec sa femmealors enceinte. Ma vie déployée dans son manuscritoffre un miroir flatteur aux aventures d’un duo mas-culin enclin à la rigolade et à la rêverie. Le hérosprincipal, Michel Lechenko, me suit partout en dépitde la bactérie enfouie dans mon corps désirable. Il enest lui-même atteint. La maladie nous balade d’unendroit à l’autre, au gré des traitements et des rémis-sions, et nous empêche de préparer l’avenir. Lafamille de Michel est venue des bords tourmentés dela Neva et s’est implantée en France comme quantitéde migrants désemparés, de travailleurs disponibles,de réfugiés à travers les âges ; recueilli à neuf ans parson oncle antiquaire à Paris, Michel se présente fière-ment comme «Français de la première génération».À ses côtés, André Larignac incarne l’héritier en rup-ture avec son clan bourgeois ; il écrit une pièce danslaquelle il me voit figurer dans le rôle de sa sœur etqui lui permet de cracher dans la soupe avec unhumour carnassier, dans le vin familial devrais-jedire, puisque son père pinardier est propriétaire duvignoble de Château Caillac.

Je me suis liée d’amour et d’amitié avec cesdeux zigotos séjournant en même temps que moiau sanatorium des Mélèzes, dans un village suisse

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appelé Leysin. Un médecin y pratique l’héliothéra-pie avec un certain succès. Contrairement à moi,Michel et André vont surmonter leur maladie, etcette victoire des garçons souligne d’autant plusl’insondable cruauté de ma disparition. Mon destintrouvera-t-il une autre expression sous la plume deSabine ? À la voir se débattre avec sa fille adoles-cente, je crains qu’elle ne s’épuise avant de s’inté-resser à moi. Je crois comprendre que la jeuneSedna cherche un moyen particulièrement coû-teux de rompre avec l’univers exigeant de sesparents, des gens attentifs, excessivement angoisséspeut-être ? Sabine prépare en ce moment un textesur un auteur français réputé dans le monde univer-sitaire, mais relativement peu médiatique. Sonnom ne me disait rien et j’ai dû le chercher surinternet : Didier Eribon. Je vais patienter, car jesens passer entre Sabine et moi un courant qui vanous entraîner dans une aventure commune àinventer.

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LE SOCIOLOGUE

J E DO I S terminer cet article avant le retourde Sedna car sa présence fantomatique à la maisondiffuse maintenant une lourde atmosphère : noussommes vampirisés par notre fille, ses silences, sesréticences, une violence sourde qui peut éclater àtout instant. Je ne sais pas vous, mais moi, les livresm’arrivent entre les mains par l’intermédiaire desanges. Un ami cultivé ou une lectrice quiconseillent, voire offrent dans un élan de généro-sité, une soif de partage. Un matin dans ma boîtej’ai trouvé Didier Eribon ! Ou plutôt son fameuxlivre à la couverture jaune avec lui enfant enphoto : Retour à Reims. Tissé dans le soi peu soyeuxd’un destin rugueux, le contenu m’a emportée à lafois loin de moi et, par un curieux retournement, aucœur de ma propre histoire. À mon amie Francine,qui m’avait adressé ce cadeau depuis Paris, oùelle vit, j’ai confié mon malaise à voir un homme

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tourner le dos à sa famille aussi résolument ; absentdurant près de vingt ans et s’étonnant presque,retrouvant sa mère après un tel silence, de la souf-france creusée en elle par l’abandon. Nous étions,Francine et moi, joyeusement attablées devant nosverres bombés colorés d’un spritz orangé une fin dejournée estivale au Café des Concerts, dans le Parisde la Villette.

Parvenu au sommet de la pyramide acadé-mique, le professeur Eribon enseigne, publie, reçoitdes prix et des invitations à la ronde. Je n’ai pas eul’occasion de l’entendre en conférence, mais il doity exceller. Pas le genre à bassiner son public avec del’eau tiède. On imagine la somme de travail et d’ef-forts pour en arriver là, parti de loin, voire de rien,comme il le dit si bien. L’égalité des chances, pourles enfants d’ouvriers, signifie en réalité remonterla pente, dompter le handicap initial, l’inadéqua-tion parentale au contexte scolaire, celle des grands-parents, de toute une lignée amenée à travaillerpresque sans répit dans les champs, à l’usine, aucomptoir, à la conciergerie, à l’onglerie, à l’épice-rie… Bien sûr, le bonheur se niche parfois au coinde la rue et nous pourrions en discuter devant TheShop Around the Corner, ce film délicieux où lecinéaste Ernst Lubitsch met en scène de modestesvendeurs sous l’angle de la rencontre amoureuse,mais il faut continuer, suivre Eribon, réfléchir à par-tir de lui. Dans le contexte ouvrier, il arrive que lapersonne se croyant absolument libre de dédaignerles études – je n’aime pas ça, je préfère recevoir unsalaire immédiat, être autonome, utile, vivre mavie – ne fait en réalité qu’appliquer une norme

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familiale, un modèle culturel qui reproduit lesinégalités en pesant sur tous les individus, mêmeles plus susceptibles de s’en émanciper. Le socio-logue Pierre Bourdieu a résumé ce phénomène sousle nom d’habitus, quand les contraintes sociales setrouvent incorporées, métabolisées, intimementintégrées à nos circuits neuronaux, à nos modes depenser et d’agir. L’autre soir, un ami philosophe etgrand connaisseur de Spinoza m’a déclaré n’en vou-loir à personne car c’est tout à fait inutile ; un voisinqui est le mien, criant chaque nuit dans son appar-tement, obéit comme nous tous à des causes inextri-cables. Que faire si je me sens agressée hors de toutemesure, si le poids devient pour moi insupportablealors que d’autres, peut-être, s’en accommodentencore? Il faut se protéger du pire, individuelle-ment et socialement, et parfois simplement déguer-pir. «La liberté, mais c’est surfait», a conclu cet amien levant son verre au souvenir de Baruch le soli-taire, mort en 1677 dans la poussière des verresoptiques qu’il polissait, lui qui devait vivre en dépitd’un «herem», autrement dit une excommunicationà force de chercher, loin des croyances qui soudaientla communauté juive d’Amsterdam, à percer les loisde la politique, de la nature et des passionshumaines. Une vie pacifique, une fin hélas prématu-rée, un organisme usé et une postérité inépuisable…

J’aimerais dire beaucoup de bien du livre d’Eri-bon – ah, ses fulgurances ! –, mais je souhaite expri-mer une réserve sur le fond. Par exemple, lorsqu’ilne daigne pas assister aux mariages de ses frères parcrainte de se trouver «mal à l’aise» dans cemilieu populaire où l’on chante des ritournelles en

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répétant chaque année « les mêmes plaisanteriesgraveleuses, les mêmes danses, les mêmes inusablesbêtises, les mêmes disputes de fin de soirée…».Serait-il le seul au monde à subir de tels décalagesémotionnels ? Pourquoi s’en affliger au point de nepouvoir supporter ne serait-ce qu’une simple jour-née ? Il en va de même lorsqu’il évoque cettepériode de sa jeunesse où, lancé dans le monde desétudes, il garde par-devers lui ses précieuses décou-vertes, ne croyant pas utile ou possible de partagercette richesse acquise avec ses proches… Ne fallait-il pas, au moins, tenter cet effort ?

Une question m’intrigue et le poursuit, jecrois : pourquoi n’est-il jamais revenu auprès de sesdeux frères les plus jeunes afin de les aider à imagi-ner leur avenir ? Aujourd’hui, il décrit des hommespas trop mal lotis sur le plan financier, mais soumisaux idées sombres de l’extrême droite. Il sembledécouvrir d’une manière incroyablement tardive ladouleur ressentie par ces deux enfants à la suite deson départ. Après tant d’années silencieuses, ilécrit : «Quelle ne fut pas ma stupeur quand mamère m’apprit que mes deux plus jeunes frères (dehuit et quatorze ans plus jeunes que moi) avaientconsidéré que je les avais “ abandonnés ” et qu’ilsavaient beaucoup souffert – et, pour l’un d’eux aumoins, qu’il souffrait toujours – de cet abandon ! Jene m’étais jamais posé la question : commentavaient-ils perçu mon éloignement croissant, puistotal ?» Et il poursuit très lucidement : « Je fuségoïste. Il s’agissait de me sauver moi-même, et jen’étais guère enclin – j’avais vingt ans ! – à prêterattention aux dégâts que ma fuite provoquait. » De

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même, il n’hésite pas à s’interroger sur la possibi-lité qu’il aurait eue de les soutenir dans leur scola-rité et de leur communiquer le goût de la lecture.Avec ce constat douloureux : « Je ne fus en rien le“ gardien ” de mes frères et il m’est difficile, désor-mais, de ne pas me sentir – mais il est un peu tard –coupable. »

Il ne dit rien, en revanche, de sa relation aveccelui qui souffre encore par-delà les ans. L’a-t-ilinvité à prendre un verre, à sortir pour initier unsoir une conversation fraternelle ? Anticipe-t-il unrefus ? Sans même parler du frère aîné vivant desaides sociales en Belgique, après s’être cassé lesépaules à force de soulever des carcasses de bouche-rie… Mais si le professeur Eribon s’attribue la fautede l’absence totale de liens entre eux et lui, pour-quoi n’essaie-t-il pas de renouer, même brièvement,sans illusions ni garanties ? Il paraît incapable dejeter une passerelle par-dessus l’abîme et avouefranchement n’avoir pas assisté aux obsèques de sonpère : « Je n’avais pas envie de revoir mes frères,avec qui je n’avais plus aucun contact depuis plusde trente ans. »

Je ne veux pas ignorer une donnée essentielle,une évidence même. Eribon a analysé l’homophobiedans des ouvrages fameux, la question de l’oppres-sion sexuelle l’ayant occupé bien davantage quecelle de la domination sociale, enfin explorée dansce Retour à Reims en forme de confession. Cet auto-portrait en jeune marxiste exalté me conduit à pen-ser qu’il fut frappé de cécité théorique à partird’une double expérience pratique : d’abord, il enétait arrivé à dénigrer ses propres parents, dont les

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désirs d’acquisitions matérielles ne correspondaientpas à l’image idéalisée qu’il se faisait alors de laclasse ouvrière ; ensuite, en jeune gay incomprisdans son propre entourage, brimé par « les lois de lanormalité sexuelle», il a focalisé toute sa réflexionet son énergie sur cette seule dimension, rejetantdans l’angle mort de sa pensée la question de sonappartenance au monde ouvrier.

Dans Retour à Reims, il s’étonne lui-même decette attention exclusive portée aux enjeuxde l’identité sexuelle, excluant la prise deconscience sociale, sans doute plus douloureuse carimpliquant la pensée d’une rupture voulue avec sonmilieu d’origine. En parallèle, il reconnaît l’inanitéde la position intellectuelle qui fut la sienne, quiprétendait nier « le temps historique», le fait que laclasse ouvrière des années 1960 et 1970 – époquede ses parents – ne vivait tout simplement plus àl’heure des travailleurs découvrant la mer durant lapériode du Front populaire. «Mais qu’est-ce qu’unrécit politique qui ne tient pas compte de ce quesont réellement ceux dont il interprète les vies etqui conduit à condamner les individus dont il parlepuisqu’ils échappent à la fiction ainsi construite ?»,demande-t-il très justement. J’admire la « toucheEribon», cette façon d’inscrire les observationssociologiques dans l’intimité du vécu ; cela donneune très grande force à son diptyque autobiogra-phique formé par Retour à Reims, puis Retours surretour à Reims, où il répond aux nombreuses réac-tions suscitées par le premier livre. Pourquoi n’ai-jepas lâché cette double lecture en cours de route ?Pourquoi me suis-je attachée à cet homme qui fuit

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sa famille d’origine et qui – à mon sens – ne va pasassez loin dans l’autocritique et l’effort en vue decombler les fossés ? Pour deux raisons essentielles.

Premièrement, Didier Eribon raconte d’unemanière quasiment cinématographique. Je penseen particulier à une séquence très poignante où ilaccompagne sa mère occupée à faire le ménage dansune maison et où il entend la propriétaire des lieuxsermonner son employée : le lecteur sent monter leslarmes de l’adulte humiliée, perçoit la voix mépri-sante de la patronne et partage le désarroi de l’en-fant. Sans oublier d’autres moments traumatiquesliés aux éclats pathétiques de son père tyrannique etau souvenir de la frustration sociale et conjugaleviolemment exprimée par sa mère. Deuxièmement,l’auteur place subtilement la petite histoire person-nelle – parfois embarrassante pour lui – dans legrand tableau sociologique, écrivant ainsi, à proposdu coup de main attendu dans les milieux favorisésse réjouissant de l’existence d’un oncle ambassa-deur, dirigeant d’entreprise ou avocat : «Loind’affirmer comme miens des cousins lointains,comme c’est le cas dans les familles bourgeoises,j’en étais plutôt à effacer mes propres frères de mavie. Je ne pouvais et ne pourrais donc compter surpersonne pour m’aider à avancer sur les cheminsque j’emprunterais et à surmonter les diffi -cultés que j’y rencontrerais. » Enfin, Didier Eribonexplore très finement le fil du temps, par exemplelorsqu’il se remémore sa grand-mère maternelle,présentée avec une émotion soudaine comme unefemme mystérieuse et fort peu attentive à sa proprefille, arrivée bien trop tôt dans sa vie. À l’évocation

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de cette France profonde marquée par l’exploitationet la misère, l’auteur ne cède en rien au pittoresquecar l’histoire des ouvriers, des domestiques et desconcierges à travers les âges n’invite guère à la rêve-rie.

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LES MONDES PARALLÈLES

S AB INE m’apporte quantité d’informationssur Didier Eribon, me voilà plus savante, j’en suisravie, même si son intérêt pour cet écrivain repoussed’autant le moment où elle s’occupera de mon his-toire à moi. Rompre avec sa famille, pour ce garçonalors en quête de liberté, signifiait en somme sequitter lui-même afin de rejoindre avec courage – etsans nulle certitude d’y être mieux compris – untout autre espace géographique, culturel, mental,psychologique. Sabine lui reproche la brutalité decette rupture, mais avait-il réellement le choix?Devait-il se transformer à vingt ans en père pour sesplus jeunes frères ? J’aurais opté pour le départ, moiaussi, et sans ticket de retour. Paris vaut bien uneindélicatesse ! Et puis la trahison ne vient-elle pas enpremier lieu de la famille ? Des proches qui vousnégligent, ne voient rien hors de leur train-train etn’écoutent pas vos besoins ?

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Mon père assouvissait les miens sur le planfinancier : toujours mieux que rien ! Diplomatecanadien, Papa. Installé à Berne, à Paris, puisnommé au Caire et soudain heureux de fuir lesrigueurs de l’hiver, de rompre la caressante mono-tonie qui m’avait apporté dans l’enfance tant deconfort et de sécurité. Je ne voulais pas d’une viehors-sol alors il m’a légué l’appartement qu’il pos-sédait sur l’île Saint-Louis, ça m’allait bien, detoute façon je n’avais pas le choix, nous ne pou-vions pas le retenir en France, ma mère et moi.Elle partit avec lui, se perdit dans le Khân al-Kha-lili, grand souk du Caire, tenta le désert, le fleuve,la mer pour oublier dans la stupeur les douceursde la conversation entre amies et jusqu’au souve-nir récent de sa fille. Elle ne m’envoya que troislettres en deux ans, où elle m’exhortait à ne pasdemeurer seule et me rappelait ces auroresboréales que nous admirions ensemble lorsquej’étais enfant au Canada. Un matin, ouvrantun minuscule paquet, j’ai découvert enrobéd’un papier rose l’attrape-rêve indien que nousavions acheté ensemble avant son départ : elle mele retournait après sa conversion à l’Islam afin dese débarrasser de toute référence païenne. Ellevoulait vivre cette religion à fond, pourquoi pas,mais la vue du fragile objet restitué me mit leslarmes aux yeux. Lorsque je suis tombée malade,je n’ai pas souhaité en parler à mes parents. Sous lapression de notre médecin de famille, je me suisexpatriée sans conviction dans le petit pays voisin,sur les hauteurs de Leysin ; si ma mémoire estbonne, c’était au mois d’août 1937.

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Seul bénéfice à ce déracinement contraint : marencontre avec Michel et André, tous deux aussitôtamoureux de moi. Ils étaient arrivés depuisquelques semaines déjà dans ce coûteux sanatoriumhelvétique et venaient de nouer une tendre amitiévirile pour mieux résister à l’ennui de leur confine-ment sur un rocher. Trois crevards en attente d’unerésurrection. André, le plus âgé d’entre nous, venaitde fêter ses vingt-sept ans et rêvait d’une gloirethéâtrale à mes côtés. La pièce qu’il achevaitd’écrire me donnait l’occasion d’imaginer une vienon mutilée par la maladie. À cette époque, onaurait pu me prendre pour une enfant gâtée. J’étaisexaltée, j’aimais boire, fumer, faire l’amour et vaga-bonder. J’exprimais clairement mes dégoûts, mesdésaccords, je pestais et distribuais les punitionsautour de moi. Mais quand mon ciel s’éclairait, jepratiquais la contrition et manifestais une bonnehumeur généreuse : j’invitais les unes et les autres,les amis et les passagers clandestins, j’arrosais l’en-tourage, dorlotais le voisinage et pardonnais vite sil’on m’attaquait, d’un simple sourire qui engageaitles autres à redoubler de gentillesse à mon endroit.Avec le recul, je me vois comme une féministespontanée échappant sans effort au modèle ances-tral de la femme enfermée dans la conjugalité. Lepouvoir masculin se manifestait encore ouverte-ment dans ces années 1930 et je suppose qu’ilm’aurait été difficile, sur le long terme, de vivrel’amour en-dehors du mariage. Avec mon air« tombé du nid», je devais fatalement crever enplein vol sous la plume assassine d’un écrivainde sexe masculin. Peut-être voyait-il en moi

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l’emblème de l’innocence perdue au moment où lenazisme allait plonger l’Europe dans l’atrocité ?Mince alors. Il m’a personnifiée comme une tête àclaques, une surdouée agaçante à force de mépriserles bons soins prodigués à Leysin, et les conseilsrépétés des médecins, mais de là à me liquider sijeune, il y a un pas dont je refuse la fatalité.

Par-dessus l’épaule de Sabine, je découvre unpassage qui me bouleverse dans le livre de DidierEribon, quand le jeune homme, installé à Paris,croise son grand-père laveur de carreaux ; l’auteurmet en relief la joie naïve de cet homme du peuplesavourant la rencontre impromptue avec sonpetits-fils, et la gêne antagoniste de ce dernier, sapeur d’être vu en si piteuse compagnie. Autrefois,j’aurais détesté un type capable de manifester ainsison mépris de bas-étage envers les pauvres.Aujourd’hui, je peux comprendre dans une cer-taine mesure le désarroi de ce jeune homme écar-telé entre son passé ouvrier et les promesses d’unmonde intellectuel qui semblait lui ouvrir lesportes d’un futur idéalisé. Je ne dirais plus honte àlui, mais honte à ce système de domination qui nereconnaît pas suffisamment le talent des tra-vailleurs amenés à faire fonctionner les objets duquotidien, à entretenir les machines, les routes, lesmaisons… Honte à cette organisation qui ne valo-rise pas suffisamment ces professions, sans oublierles soins aux personnes. Et pourtant nous dépen-dons de ces innombrables connaissances accumu-lées chaque jour au contact direct avec les êtres etla matière. Pourquoi ne pas encourager davantagetoute cette énergie ?

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Notre trio de Leysin baignait dans l’insou-ciance, en dépit d’une maladie pour le coup démo-cratique. Je me lovais dans l’étoffe soyeuse de monhistoire familiale marquée de longue date par lasécurité financière. Même lorsqu’il ne roulait passur l’or durant sa vie de bohème à Paris, Michel sesavait dans l’attente d’un destin. Un jour il partici-perait au festin. Fauchés mais réfractaires à la pau-vreté, nous aimions cultiver nos habitudes deriches, quitte à grignoter deux malheureuses bis-cottes après une nuit arrosée au champagne. Cettefoi souriante en un avenir truffé de surprises,comme dans les livres reçus et parcourus au fondd’un lit confortable, nous la tenions d’un savoirancien, d’une croyance ancrée dans la matérialitédes possessions ou, du moins, dans le souvenird’une vie de château qui finirait bien, un jour oul’autre, par se proposer à nouveau aux rejetons lesplus lointains d’une si longue tradition. La Francearistocratique et bourgeoise ne pouvait dès lors ques’horrifier des révoltes individuelles qui poussaientde rares héritiers à couper radicalement les pontspour se diriger vers un futur inconnu, dynamitantles plus solides repères. J’aurais pu être de cesrebelles… Sans doute le suis-je vraiment dans l’unede mes vies parallèles ? Mais alors ma tempêteintime s’inscrit dans la dimension collective,comme celle de Didier Eribon qui épouse le mou-vement gay pour accéder enfin à lui-même. Nousavons besoin de la force donnée par l’action poli-tique, toute la difficulté étant de trouver au gré desépoques et des situations personnelles la causequi pourra nous pousser à transcender nos hasards

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d’appartenance, à sortir du rang, à vaincre noségoïsmes et nos peurs, en un mot à nous dépasser.

Dans une réalité différente, j’endosse le cos-tume d’une militante enchaînée avec ses camaradesà des monuments mondialement connus, à desponts dessinés par des architectes en vue, à des ves-tiges archéologiques ou à des sites naturels pourmédiatiser des scandales écologiques, protestercontre des guerres qui s’éternisent ou s’annoncent.Si « je est un autre» peut-être aussi est-il plusieurs,et alors, forcément, il y aurait une existence où moncorps affaibli ne serait pas en train de lutter miséra-blement contre la tuberculose. La théorie desmondes parallèles ne me semble pas plus fantai-siste, rocambolesque et saugrenue que celle quipostule une vie après la mort sous la forme d’unejuste rétribution de nos actions. Qu’en penses-tu,Sabine ? Quelles sont tes conceptions ? Je peine àretenir ton attention. Tu t’inquiètes pour la scola-rité de ta fille, tu t’affoles de ses retards, de sesdevoirs abandonnés, de ses resquilles, tu te que-relles à son propos avec ton mari ; vous vous deman-dez s’il serait bon de la surveiller encore plus étroi-tement ou, au contraire, de la laisser se déployersans entraves pour expérimenter le réel dans un cli-mat apaisé. La confiance, tu n’y crois plus vraiment.Je ne sais pas comment entrer en contact avec toi,ma romancière dissipée. Tu conserves sur tonbureau le manuscrit de Jean-François Hauduroy, tul’ouvres, le refermes, le reprends, tu abandonnes surson papier blanc une tache de Lapsang Souchong, lethé bien dégusté, et là c’est une trace de chocolatfourré mangue-coco, tu connais mon histoire

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maintenant. Je pense que tu accumules de la durée,c’est ta manière personnelle de travailler, de trouverton écriture au terme d’un processus tire-au-flanc,comme si le néant pouvait accoucher magiquementd’un univers, par sédimentation du vide et dutemps. La course à pied complète cet arrange-ment : tu empiles aussi les kilomètres.

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