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NASSER, AN 60 par CHARLES LEMAUD I I I est toujours difficile dans les pays d'Orient qui ont souvent donné la preuve de leur versatilité de faire le prophète même sur le passé ; toutefois, les temps se fixent par moments et des choix paraissent intervenir qui rendent peu vrai- semblables des changements brusques dans les années à venir. C'est bien ce à quoi la réflexion aboutissait autour des années soixante en Egypte, tant sur le plan intérieur, s'accélérait la mise en place d'un système socialiste, coopératif, démocratique, que sur le plan extérieur, s'accentuait un neutralisme positif et anti-impérialiste. Un homme, le colonel Nasser, poursuivait avec énergie et obstination cette politique à l'image de celle du dictateur de Belgrade, le maréchal Tito. Eh oui ! les temps avaient changé : l'Egypte avait été à quelques rares époques de son histoire indépendante ; elle avait connu de grandes périodes, sous les pharaons et sous les Fati- mides ; mais l'Empire turc l'avait ramenée à un statut de vassal, non sans autonomie, comme cela se passait en ces temps anciens. Dans les temps modernes, Muhammad A l i avait tenté de rendre l'indépendance à ce pays, mais sans grand lendemain, même si ses troupes avaient pu un bref instant conquérir la Syrie et le Yémen ; ses fils étaient vite retombés sous la domination de la Grande-Bretagne en raison de la situation géographique du pays, de la route des Indes et de la grande voie de circulation que deve- nait le canal de Suez.

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NASSER, AN 60

par CHARLES LEMAUD

I

I I est toujours difficile dans les pays d'Orient qui ont souvent donné la preuve de leur versatilité de faire

le prophète même sur le passé ; toutefois, les temps se fixent par moments et des choix paraissent intervenir qui rendent peu vrai­semblables des changements brusques dans les années à venir. C'est bien ce à quoi la réflexion aboutissait autour des années soixante en Egypte, tant sur le plan intérieur, où s'accélérait la mise en place d'un système socialiste, coopératif, démocratique, que sur le plan extérieur, où s'accentuait un neutralisme positif et anti-impérialiste.

Un homme, le colonel Nasser, poursuivait avec énergie et obstination cette politique à l'image de celle du dictateur de Belgrade, le maréchal Tito.

Eh oui ! les temps avaient changé : l'Egypte avait été à quelques rares époques de son histoire indépendante ; elle avait connu de grandes périodes, sous les pharaons et sous les Fati-mides ; mais l'Empire turc l'avait ramenée à un statut de vassal, non sans autonomie, comme cela se passait en ces temps anciens.

Dans les temps modernes, Muhammad Al i avait tenté de rendre l'indépendance à ce pays, mais sans grand lendemain, même si ses troupes avaient pu un bref instant conquérir la Syrie et le Yémen ; ses fils étaient vite retombés sous la domination de la Grande-Bretagne en raison de la situation géographique du pays, de la route des Indes et de la grande voie de circulation que deve­nait le canal de Suez.

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Gamal Abdel-Nasser, fils de la petite bourgeoisie égyptienne, accroché à sa terre, bénéficiaire de l'usure d'un régime royal inef­ficace et corrompu, profiteur des suites de la guerre perdue contre Israël en 1948 et né sous une bonne étoile, avait réussi sans diffi­culté à prendre le pouvoir. Il était devenu dans le même temps le leader du monde arabe, en sortant de son enceinte nilotique, et disposait du peuple musulman le plus nombreux et le plus évolué de ce monde arabe.

Son talent s'exerçait donc en politique intérieure et extérieure avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de résultat.

I. POLITIQUE INTERIEURE

La transformation amorcée, avec prudence dès 1954 et accé­lérée depuis 1956, à la suite du coup de Suez, se poursuivait méthodiquement tant sur les esprits que sur le plan matériel : une lutte continuelle contre l'influence de l'Est comme de l'Ouest, un contrôle de plus en plus étroit de l'enseignement et de la presse, une activité accrue de la police, enfin, une prise en main totale de l'opinion ; elle se traduisait également par un effort destiné à apprendre au peuple les vertus de la coopération ainsi que par une réorganisation de l'économie destinée à concentrer les moyens dans un sens considéré comme plus conforme à l'intérêt général.

Alignement des esprits

La surveillance ne s'exerçait pas seulement sur les activités de l'Ouest ; celles dites culturelles des pays de l'Est n'y échap­paient pas non plus. Cette surveillance restait très stricte et les centres culturels soviétiques, tchécoslovaques... attiraient peu de clients, car tout un chacun connaissait le risque qu'il courait à s'y rendre.

Les brochures publiées sous l'égide de ces pays rencontraient des difficultés grandissantes à paraître ; la plupart des boursiers envoyés en U.R.S.S. — tout au moins ceux qui, trop jeunes, ris­quaient d'être contaminés — étaient généralement rappelés et « désintoxiqués » ; l'opération effectuée, les plus sûrs d'entre eux étaient acheminés vers les Etats-Unis.

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Inutile de rappeler les arrestations de communistes, ou sup­posés tels, qui eurent lieu depuis le discours du 23 décembre 1958 et qui frappèrent largement l'intelligentsia égyptienne, musulmane ou copte, ni les procès et incidents divers qui suscitaient régulière­ment quelque aigreur entre Le Caire et Moscou ou autre capitale de l'Est, ni les condamnations qui ont rempli les camps de concen­tration des oasis de Kharga, de Siwa, etc. Les interlocuteurs offi­ciels égyptiens du monde occidental se plaisaient d'ailleurs à rapporter ces faits pour démontrer que leur pays n'était pas inféodé au communisme, malgré la propagande menée en Occident sur ce thème.

Mais des mesures inspirées par les mêmes préoccupations étaient prises à l'égard de cet Occident avec autant de vigueur. L'égyptianisation, l'étatisation et l'islamisation étaient systémati­quement poursuivies par le ministre Kamal Eddin Hussein dans le domaine de l'enseignement : elles devaient être menées à son terme en dix ans. L'égyptianisation était sérieusement avancée, car certains établissements religieux étrangers se pliant aux exigences de la loi désignaient des directeurs de nationalité égyptienne sans trop de résistance, mais non sans conséquence tant sur la disci­pline que sur la qualité de l'enseignement. L'étatisation se pour­suivait soit par élimination des petites écoles (souvent médiocres), soit par la limitation aux chiffres du moment du nombre des élèves de l'enseignement privé, des établissements d'Etat pouvant seuls désormais être créés ou étendus. L'islamisation était une affaire plus complexe, car elle touchait essentiellement les coptes ; le gouvernement, prétendant à la neutralité religieuse, devait tenir compte en Egypte, mais aussi en Syrie (qui alors était encore l'autre partie de l'Etat), de minorités importantes, appartenant réellement au pays ; l'enseignement de l'école publique, où l'étude de la langue est fondée essentiellement sur le Coran, contribuait malgré tout à orienter les jeunes esprits.

De plus, les activités culturelles occidentales étaient étroi­tement surveillées : le service d'investigation du ministère de l'Education contrôlait avec soin les centres culturels, écoles et universités que les pays de l'Ouest avaient installés ; nul n'aurait osé les fréquenter si un mot d'ordre négatif en avait interdit l'accès.

Les autorités égyptiennes paraissaient néanmoins manifester moins d'inquiétude à l'égard de l'influence occidentale que de

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celle des pays de l'Est. A quoi fallait-il l'attribuer ? Partiellement à la formation des maîtres et des dirigeants actuels ; au fait que la jeune génération était immunisée, dès l'école primaire, contre les séductions de l'Occident impérialiste, alors qu'elle ne l'était pas autant contre l'attrait des doctrines totalitaires ignorées jus­que-là et face à l'effort des pays de l'Est en vue d'endoctriner une jeune génération mal préparée à y résister. La surveillance des boursiers envoyés en Occident ne se heurtait d'ailleurs pas aux difficultés existant à l'Est, et chacun de nos pays comptait des agents des services de sécurité égyptiens chargés de cette tâche.

La presse était bien entendu depuis longtemps sous le contrôle et aux mains du gouvernement : le groupe El Goum-hourya avait à sa tête un fidèle du Bikbachi, le major Salah Salem. VAkram ou YAkbar restaient sur le plan financier la propriété de groupes indépendants, ralliés bien sûr au gouvernement, mais cela ne paraissait pas suffisant aux doctrinaires du moment et à ceux dont la méfiance à l'égard de l'ancien régime ne s'apaisait pas. Finalement, la totalité de la presse fut remise entre les mains du peuple et confiée à l'Union nationale. L'esprit du Caire gouail­leur et frondeur ne pouvait plus s'amuser des scandales ou des carences de l'administration, ou se satisfaire des crimes et délits que la presse arabe avait rapportés jusqu'ici avec un grand luxe d'ima­gination. Mais la communication orale confidentielle continuait, bien qu'avec prudence.

Après cette nationalisation, l'ensemble des moyens d'infor­mation de masses se trouvait aux mains des dirigeants du régime : la télévision, qui venait d'être équipée par les Américains avec du matériel américain, complétait la gamme de ces moyens et per­mettait de poursuivre l'endoctrinement systématique de la popula­tion. Seuls les émetteurs étrangers, et plus particulièrement celui d'Israël, faisaient entendre une autre vérité, mais ils ne touchaient qu'une minorité, à la fois inoffensive et surveillée.

Les succès de politique extérieure — ou ce qui était présenté comme tel — ainsi que les résultats obtenus en politique intérieure — sans que l'on en précisât le prix ou même le rythme — fournissaient les éléments destinés à emporter l'adhésion des masses et parfois celle d'anciens opposants. Quant à ceux dont l'esprit critique était trop développé ou ceux qui étaient compromis pour des raisons diverses, une police efficace et organisée, grâce

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à l'aide et aux conseils d'anciens officiers nazis, s'en chargeait soit pour les empêcher de nuire, soit pour les utiliser ; les erreurs même de cette police profitaient au régime, car le caractère des habitants est ainsi fait qu'une arrestation ou une condamnation injustifiées sont preuve de la force des gouvernants et incitent à un surcroît de prudence et d'obéissance plus qu'à un sursaut d'indignation. Des cas fréquents étaient observés à cet égard.

Beaucoup, d'ailleurs, échappaient aux désagréments que pouvait leur causer la police en collaborant avec elle : c'était notamment le cas des minoritaires d'origines diverses et plus parti­culièrement de ceux qui s'étaient compromis avec les puissances occidentales. La liste de ceux qui renseignaient les services d'inves­tigation réservait des surprises, lorsque le hasard conduisait à les connaître ; les facilités qui étaient normalement refusées aux simples ressortissants égyptiens étaient accordées à certains autres avec une libéralité qui suscitait la perplexité ; mais grâce à cette complaisance qu'imposaient certes les circonstances, ces minori­taires conservaient leur situation et pouvaient continuer à aider les Occidentaux si les conditions générales le permettaient. Quant à ceux qui, n'étant pas de nationalité égyptienne, se refusaient à de telles compromissions, il leur était recommandé de quitter le pays : c'est ce que faisaient les jeunes Italiens, Israélites, Grecs, etc.

Dans cette politique de mise au pas, une place à part doit être faite à l'islam : qu'on le veuille ou non, le nationalisme arabe est fortement marqué par la doctrine de Mahomet, bien qu'il soit dû au cerveau des chrétiens d'Orient. Sans doute le président Nasser faisait-il preuve d'une grande neutralité sur le plan religieux ; laïc qu'il était, il l'affirmait fréquemment et, au cours de voyages à l'étranger, comme au Pakistan, en se prononçant contre les pactes à base confessionnelle ; il le rappelait dans des discours internes où il dénonçait les croisades comme des opérations « politiques et non religieuses », notamment à l'occasion d'une cérémonie com-mémorative de la bataille de Mansourah ; il y revenait dans ses voyages en Syrie devant les chefs des communautés chrétiennes, à la pose de la première pierre d'un couvent de carmélites ; en Egypte, il entretenait des contacts fréquents avec le patriarche copte. La situation de la minorité copte d'Egypte, qui s'élevait à 3 millions d'âmes, posait malgré tout un problème car, tout en étant profondément arabe, elle ne s'en distinguait pas moins de la masse musulmane, dans la mesure où elle recevait une éducation

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et une instruction communautaires de meilleure qualité et où ses membres manifestaient à la fois plus de souplesse d'esprit et plus d'intelligence tout au moins dans l'élite urbaine, car les fellahs de Haute-Egypte figuraient dans les pauvres d'entre les pauvres : les déclarations des chefs coptes favorables à la politique exté­rieure de Nasser et hostiles à l'impérialisme occidental étaient les contreparties peu coûteuses du maintien de la neutralité gouverne­mentale, car le prosélytisme islamique restait tenace et tolérait difficilement sa contrepartie copte. On l'a vu par la suite.

La lutte n'était pas facile : la pression sociale, les intérêts professionnels, les facilités scolaires, parfois même des dispositions législatives, enfin une certaine lâcheté naturelle jouaient en faveur de l'islam : tous les mois, on comptait quelques centaines de conversions à celui-ci.

Quant aux communautés latines ou uniates, elles étaient peu importantes, et respectées, si elles restaient dociles, ne serait-ce que pour prouver l'esprit de tolérance dont se vantait le régime. La renaissance copte à laquelle on allait assister plusieurs années plus tard n'était pas encore sensible.

Cet islam constituait-il une barrière au communisme sovié­tique ou seulement au marxisme, comme le soulignaient de nom­breux porte-parole préoccupés de démontrer le neutralisme et le caractère original du régime ? Dans une perspective à long terme, on pouvait à l'époque en douter : les jeunes générations qui allaient à l'université se désislamisaient assez rapidement ; l'effort d'instruction du régime favorisait cette évolution ; la combinaison d'une économie dirigée par l'Etat et d'un appareil bureaucratique de parti dont le camp de l'Est offrait le modèle répondait aux goûts profonds du pays et à certaines de ses traditions ; la question se posait alors de savoir si la société islamique avec ses éléments fondamentaux (hiérarchie, intelligentsia, armée) n'était pas un moule où le communisme aurait pu se glisser grâce à quel­ques complicités et à quelques concessions de circonstance, sans rencontrer les obstacles qu'auraient pu opposer des groupes solide­ment christianisés ; en fait, c'est le contraire qui se passait ; plus en Syrie et en Irak, certes, les chrétiens non uniates voyaient dans l'appui soviétique un moyen de résister à la pression islamique. Mais on était en pleine crise de nationalisme laïc à l'occidental. L'Egypte vivait dans une phase d'enthousiasme révolutionnaire

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que les désastres ultérieurs et le matérialisme soviétique sans avan­tage de la consommation n'avaient pas encore ébranlée.

La mise au pas des esprits se doublait d'une prise en main politique, dont s'était chargé depuis plusieurs mois M . Kamal Eddin Hussein, non seulement ministre de l'Education, mais aussi secrétaire général de l'Union nationale. Dans le courant de 1959. cette organisation, fortement inspirée de l'exemple de l'Union nationale portugaise, avait organisé des élections qui permirent de sélectionner progressivement les représentants du peuple, d'abord au niveau des communes, puis des cantons, des gouvernorats et des provinces : restait la désignation, par le président Nasser, des membres de l'Assemblée nationale de la R.A.U. , qui devait para­chever cette construction et donner à ce pays un visage « démo­cratique ». Quant à l'Union nationale elle-même, elle poursuivait son activité sous l'éperon vigoureux de son secrétaire général, transformé en commis voyageur et censeur des ministres qui, traditionnellement renfermés dans leur tour cairote, répugnaient à prendre contact avec la population : ce fut une révolution, rendue nécessaire par le mécontentement de la grande masse attendant toujours la réalisation des promesses sur l'amélioration de son sort : il était bon de montrer que l'on s'y intéressait (l'émeute de Port-Saïd et les jacqueries paysannes restaient dans les mémoires), mais c'était bien la première fois, de mémoire de fellah, que des ministres prenaient contact avec la réalité et devaient s'expliquer de leur gestion devant provinciaux et campagnards.

Cela permit aux dirigeants de faire comprendre à leurs auditoires les limites des possibilités du gouvernement, consi­déré comme le génie tutélaire qui dispense tout, ainsi que la néces­sité de s'aider soi-même. Ce thème repris fréquemment dans les assises des différents échelons de l'Union nationale, le président Nasser n'hésita pas à le développer à maintes occasions tout au long de l'année 1960, notamment devant les dirigeants de l'Union nationale. C'est cette pensée qui inspira la réforme des municipa­lités et des gouvernorats, tendant à une vaste décentralisation administrative. Les dirigeants égyptiens et notamment l'auteur de la nouvelle organisation, Abou Bousseir, ministre des Affaires municipales et rurales, espéraient secouer l'apathie traditionnelle, en intéressant les fellahs à la vie et à l'équipement de leur commune.

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Inutile de rappeler que M . Kamal Eddin Hussein profita de cette campagne de politique intérieure pour évoquer les questions de politique extérieure et arabe dans un esprit anti-impérialiste exacerbé : la France était d'ailleurs l'un de ses objectifs favoris.

Disposant ainsi d'un réseau de professeurs, d'élus et de poli­ciers, contrôlant étroitement un pays tout à sa dévotion, le prési­dent Nasser pouvait libérer, sans risque, quelques leaders des anciens partis ou quelques frères musulmans affaiblis dans les prisons ou les camps.

Politique économique

Lorsque M . Kayssouni, ministre central de l'Economie et des Finances, l'emporta sur le Dr Aziz Sedky, ministre central de l'Industrie, à la tête de l'Organisme économique créé pour coor­donner l'action gouvernementale des deux parties de la Répu­blique arabe unie, on crut au retour à un régime plus libéral. Les Américains l'espéraient et le souhaitaient. Les illusions se dissi­pèrent vite : le Dr Kayssouni s'est révélé aussi étatiste que son collègue et aussi peu orthodoxe en matière monétaire, notamment en ce qui concerne le financement du plan de développement. Il réussit malgré tout à préserver une image de libéral qui l'a suivi toute sa vie. En tout cas, ses penchants l'empêchèrent d'être un jusqu'au-boutiste.

Les difficultés fondamentales que rencontrait alors le gou­vernement dans sa politique de développement étaient connues : une démographie galopante qui n'a cessé de galoper jusqu'à aujourd'hui, une insuffisance de capital privé local, un manque d'enthousiasme de celui-ci pour s'investir dans des affaires d'une rentabilité douteuse ou à long terme, une pénurie de cadres tech­niques ou administratifs bien que l'on comptât déjà une bureau­cratie pléthorique, de sorte que les efforts fournis et les progrès réalisés ne permirent pas d'enrayer une détérioration graduelle du niveau de vie (que n'enregistraient pas les statistiques) et une augmentation du chômage rural. Les jeunes équipes civiles ou militaires qui entouraient le président Nasser connaissaient les études étrangères sur les théories du développement en vogue alors et avaient visité les pays dont l'expansion économique pou­vait servir de modèle. Ces jeunes équipes avaient fait à vrai dire

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depuis longtemps leur choix, et leur chef se rallia à leur position. Les tenants d'une plus grande orthodoxie ont longtemps résisté ; ce fut le cas de M . El Emary, jusqu'en mars 1959, gouverneur de la Banque nationale, et qui donna sa démission non pas tant à cause de la nationalisation de cet établissement ou de celle de la banque Misr, que parce que le Raïs avait choisi un régime éco­nomique qui n'avait pas son adhésion et, d'une façon plus immé­diate, parce que le gouvernement avait décidé, sans le consulter, d'emprunter 40 millions de L .E. à cette Banque nationale (qu'il dirigeait) en vue de financer les projets de développement. Il préféra se retirer que de couvrir de son prestige une politique économique et financière qu'il jugeait dangereuse et inopérante.

Désormais, la mainmise de l'Etat sur l'économie devint de plus en plus étendue. Dans le domaine agricole, le contrôle, exis­tant depuis longtemps à travers le service de l'irrigation et le secrétariat d'Etat aux Questions cotonnières, fut renforcé d'abord grâce à la réforme agraire, qui brisa opportunément la puis­sance trop égocentriste des grandes familles, puis par l'organisation d'un système de coopératives stimulées et contrôlées par l'Etat, ainsi que par un réseau de services agricoles (conseillers agricoles, services vétérinaires, etc.) ; enfin, les projets de bonification de terres furent menés par des organismes para-étatiques, mais les résultats qui suivirent ne furent pas convaincants.

Dans le domaine industriel, la nationalisation de la banque Misr fut le coup le plus sérieux porté au secteur privé ; mais, depuis quelque temps déjà, l'Etat avait acquis la haute main sur toutes les grandes branches de l'économie : Autorité du canal de Suez, Organisme du pétrole, Organisme de développement écono­mique (M. Kayssouni), banque Misr, usines militaires (général Hakim Amer), Commission au plan de cinq ans (Dr Aziz Sedky) étaient les grands outils du système, et ne laissaient plus beaucoup de place aux anciens groupes (groupe Aboud dont les sucreries avaient été nationalisées quelques années auparavant, groupe Delta, etc.) ; réduits dans leur pouvoir, ils étaient au demeurant heureux de travailler pour le compte d'organismes d'Etat. La Fédération des industries n'était qu'une institution modeste, qui n'osait rien faire sans l'accord des services gouvernementaux. Toutes les entreprises nouvelles et importantes étaient exécutées par des sociétés gouvernementales ou para-gouvernementales, qu'il s'agît des industries minières (exploitation des minerais ferreux

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d'Assouan, manganifères du Sinaï, recherches dans les déserts occidental et oriental...), ou sidérurgiques (haut fourneau de Hélouan...), chimiques (engrais d'Assouan, pâte à papier, air liquide et autres produits chimiques...), textiles (usines de coton de Mehallah el-Kobra, Kafr el-Dewar, Beida Dyers, les plus importantes d'Egypte), etc.

Ce mouvement se poursuivit : les compagnies de transports en commun du Caire, dont la plus importante dépendait de M . Abdul Regelah, étaient étatisées dans le premier semestre 1959 ; la personnalité de celui-ci, qui fut mêlé aux scandales des matériels militaires défectueux de la guerre de 1948, y fut peut-être pour quelque chose, mais une volonté politique expliquait aussi la décision prise. Une psychose de crainte se développa chez les capitalistes égyptiens ; les bruits les moins contrôlables cir­culaient, même si la plupart se confirmèrent plus ou moins, tels qu'une nouvelle réforme agraire qui aurait réduit de 200 à 50 fed-dans (30 hectares) la surface possédée par individu, et qui aurait éliminé définitivement la classe des propriétaires terriens ; la réforme du circuit d'exportation de coton (ce qui excluait les étrangers) ; la nationalisation d'affaires florissantes telles que E.S.C.O., S.P.A.H.I., Chourbagui, etc. ; la limitation des revenus immobiliers ; l'aggravation de l'impôt sur le revenu pour trouver les fonds nécessaires au financement du plan de développement.

Quoi qu'il en soit des nouvelles mesures annoncées ou appré­hendées, le mouvement qui donnait au peuple la propriété des principaux moyens de production visait également à ouvrir au plus grand nombre l'accès des affaires : limitation des postes d'admi­nistrateurs par individu, limitation des distributions de dividendes, etc. Mais le plus grand nombre se limitait à une couche encore mince de la moyenne bourgeoisie.

Le mouvement d'étatisation n'épargna pas non plus le com­merce intérieur : grands magasins et coopératives dépendant de l'Organisme économique ou de la Coopérative pour le commerce intérieur, loi réglementant les différents commerces et les diffé­rentes professions, notamment celui et celle du coton, élimination des professionnels jugés indésirables et établissement de quotas entre étrangers, coptes et musulmans.

Quelles perspectives s'offraient désormais aux étrangers dans une telle société ? Quelle part pouvaient-ils occuper dans le déve-

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Ioppement économique ? Le président Nasser n'a pas caché sa pen­sée en janvier 1959 lors de la visite du Dr Ehrard (1), lorsqu'il a exprimé son hostilité aux investissements privés qui, dans le passé, avaient placé son pays dans un état de subordination vis-à-vis des puissances européennes ; ce qui intéressait le Raïs, c'était les cré­dits des Etats étrangers, les entreprises privées n'intervenant que comme exécutants : la R .A.U. ne risquerait plus ainsi de connaître la tutelle étrangère. Pour des affaires mineures, des investisse­ments privés restaient acceptables, mais, là encore, l'Etat prenait soin de se réserver un moyen de contrôle, jusqu'au jour où il déciderait d'étatiser ce qui aurait été créé grâce à l'initiative privée locale ou étrangère. Nasser se souciait d'ailleurs de ne pas laisser à l'Est ou à l'Ouest le monopole de telle fabrication : c'était notamment le cas de l'industrie pharmaceutique.

Au demeurant, les mesures prises en 1957 en vue d'égyptia-niser banques, compagnies d'assurances, représentations com­merciales, applicables sans délai aux Français et aux Britanniques, visaient également les autres étrangers, Banque belge et interna­tionale, Banque commerciale italienne, Banque grecque... Le président Nasser ne cacha pas, lors de son voyage en Grèce, qu'il n'était pas question de revenir sur cette décision, mettant fin ainsi aux illusions de ceux qui espéraient échapper au sort des Franco-Britanniques. Le même destin attendait les propriétaires de repré­sentations commerciales, bien que la loi d'égyptianisation fût lente à s'appliquer ; mais les maisons cotonnières grecques, suis­ses, italiennes étaient d'autant plus exposées qu'elles avaient recueilli la presque totalité des commandes de clients occiden­taux, peu confiants dans les entreprises intégralement égyptiennes.

Les groupes étrangers qui subsistaient, tels que le groupe belge du baron Empain, se préoccupaient surtout de liquider aux moindres frais leurs intérêts et de trouver des moyens de transfert, aussi clandestins qu'onéreux.

Doté de l'autorité accrue ainsi définie, le gouvernement devait néanmoins faire face à des problèmes difficiles et urgents :

— ses réserves en or ou en devises étrangères étaient tom­bées entre 1955 et 1960 (mai) de 228 millions de L .E. à 120 (dont il faut théoriquement défalquer les « swings » déficitaires

(1) Alors ministre de l'Economie de la République fédérale d'Allemagne.

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des accords de paiement : quelque 40 à 50 millions de L.E.) ; il comptait sur une amélioration de son commerce extérieur qu'il entendait diversifier de plus en plus, sur les crédits russes, améri­cains, allemands, et sur un accroissement des revenus du canal de Suez ;

— l'équilibre budgétaire restait précaire, compte tenu des projets de développement annoncés au cours de l'année ; le budget de développement, qui évoluait depuis 1954 entre 30 et 50 millions de L.E., passait à 98 pour l'année budgétaire 1959-1960 et devait rester au niveau d'une centaine de millions pour les dix années qui suivraient. Pour faire face à ces besoins, sans déclen­cher un sérieux mouvement d'inflation, le gouvernement tablait sur les contreparties des livraisons américaines de céréales, sur les crédits étrangers, sur des économies du budget ordinaire, et. peut-être, sur le fait que ses programmes, toujours en retard, ne seraient qu'ébauchés ;

— la pression démographique et sociale, enfin, exigeait une amélioration du niveau de vie. Le plan du gouvernement visait à doubler le revenu national en dix ans (il était en 1957 de 550 millions de L.E. et on espérait qu'en 1960 il atteindrait de 1 000 à 1 100 millions de L.E.) et à élever de 40 L.E. à quelque 60 L.E. le revenu par tête d'habitant, alors qu'il n'avait pas sensi­blement changé depuis 1937 (sauf pendant quelques années après la guerre). Les investissements envisagés étaient de l'ordre de 1 000 millions de L.E., dont la moitié en devises étrangères, les dépenses étant étalées à peu près également sur deux plans de cinq ans.

Ces plans ambitieux comportaient deux catégories de pro­jets. Les uns de caractère agraire qui tendaient à maintenir le niveau de vie actuel du fellah, compte tenu de la lenteur de leur réalisation et de l'accroissement démographique ; mais ils ne pouvaient résorber le surcroît de main-d'œuvre agricole. S'inscri-vant dans ce programme, le haut barrage d'Assouan ne pouvait faire sentir ses effets qu'au bout de dix ans, car outre les travaux du barrage proprement dit, il fallait compter ceux qui intéres­saient l'irrigation et la bonification des terres ; une série de tra­vaux moins spectaculaires étaient prévus tout le long de la vallée du Nil en bordure du désert, et sur la côte, d'Alexandrie à la frontière libyenne.

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Les autres, englobant l'industrie et le commerce, visaient, eux, à résorber le chômage et à améliorer le niveau de vie, soit qu'ils permissent de supprimer des achats extérieurs, soit qu'ils tendissent à élargir des marchés d'exportation.

C'est ainsi que la production de pétrole, qui s'est élevée à 4 millions de tonnes de médiocre qualité, devait connaître un développement important en raison des espoirs que le désert occidental suscitait déjà ; les autres ressources minérales tels que le minerai de fer destiné à l'usine sidérurgique de Hélouan, le manganèse du Sinaï, les nombreux affleurements mis au jour par une mission géologique allemande répondaient à ce double objectif.

Les industries de transformation affectaient les produits de remplacement (engrais, pâte à papier et autres produits chimiques, etc.), mais leur développement ne pouvait être que limité, étant donné l'exiguïté du marché tant au point de vue de son volume que de ses besoins : le montant total des importations annuelles par tête d'habitant ne dépassait pas alors 7,6 L.E. et comprenait des produits aussi indispensables que céréales, thé, café, biens d'équipement ; c'est donc dans les industries d'exportation qu'un sérieux effort était prévu pour diversifier les produits offerts (produits maraîchers vers l'Occi­dent), pour offrir les produits plus élaborés (au lieu de coton brut, des filés), pour étendre les marchés (pays de l'Est, pays afro-asiatiques), pour se réserver le monopole de certains marchés communs, l'arabe, la communauté afro-asiatique... avec une bonne dose de naïveté et d'illusion.

Les résultats d'une telle politique ne pouvaient se faire sentir rapidement ; les projets avaient d'ailleurs pris de sérieux retards, en 1956 d'abord, en raison des événements, c'est ce que ne manquaient pas de souligner, en tout cas, les responsables égyptiens et, d'une façon plus générale, par suite de graves insuf­fisances d'organisation et de prévision. Malgré les moyens dont il disposait, le gouvernement se trouvait donc de temps en temps placé devant des jacqueries, vite réprimées, ou des activités clan­destines, dont la plus sérieuse était alors celle de communistes ou de mouvements baptisés tels. L'opinion publique ne pouvait s'exalter, malgré les efforts des dirigeants, pour le combat éco­nomique, et le Raïs ayant lui-même des visées expansionnistes dont les grandes lignes avaient été exposées dans son livre pro-

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NASSER, AN 60 323

gramme, la politique extérieure était utilisée en permanence pour soutenir le régime et occulter les problèmes intérieurs.

Au demeurant, le président Nasser avait indiqué une fois de plus, au cours de l'interview qu'il avait donnée aux journalistes au cours de son voyage à Athènes, les mobiles profonds de l'évo­lution actuelle : « L'emprise du capital sur le gouvernement (avant la Révolution) atteignait un tel degré qu'un capitaliste en Egypte était capable de renverser le gouvernement. » Et un peu plus loin : « Nous nous devions de liquider les partis politi­ques et d'établir des principes susceptibles de nous conduire dans la direction de l'évolution, d'unifier les forces populaires dans le cadre d'une organisation puissante reposant sur la liberté indivi­duelle, qui garantirait l'unité d'action et empêcherait le retour de la corruption ou de la domination intérieure ou extérieure. »

Les trois qualificatifs de plus en plus utilisés pour désigner le régime du point de vue extérieur « démocratique, socialiste et coopératif » décrivaient bien ce à quoi le président Nasser et son entourage de penseurs, d'activistes et d'opportunistes aspi­raient confusément, mais qu'ils étaient sans doute en peine d'exposer avec netteté.

CHARLES LEMAUD (A suivre)