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NATIONALISME ET PROTECTION SOCIALE
Nationalisme et protection sociale
Daniel Béland et André Lecours
Les Presses de l’Université d’Ottawa2012
Les Presses de l’Université d’Ottawa (PUO) sont fières d’être la plus ancienne maison d’édition universitaire francophone au Canada et le seul éditeur universitaire bilingue en Amérique du Nord. Fidèles à leur mandat original, qui vise à « enrichir la vie intellectuelle et culturelle », les PUO s’efforcent de produire des livres de qualité pour le lecteur érudit. Les PUO publient des ouvrages en français et en anglais dans les domaines des arts et lettres et des sciences sociales.
Les PUO reconnaissent avec gratitude l’appui accordé à leur programme d’édition par le ministère du Patrimoine canadien, par le biais du Fonds du livre du Canada, et par le Conseil des Arts du Canada. Elles tiennent également à reconnaître le soutien de la Fédération canadienne des sciences humaines par l’intermédiaire des Prix d’auteurs pour l’édition savante, ainsi que du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et de l’Université d’Ottawa.
Révision linguistique : Ysabelle MartineauCorrection d’épreuves : Amélie CussonMise en page : Atelier typo JaneMaquette de la couverture : Bartek WalczakDéveloppement numérique/eBook: WildElement.ca
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada
Béland, Daniel Nationalisme et protection sociale [ressource électronique] / Daniel Béland et André Lecours.
Traduction et mise à jour de: Nationalism and social policy. Oxford : Oxford University Press, 2008. Comprend des réf. bibliogr. et un index. Monographie électronique. Publ. aussi en format imprimé. ISBN 978-2-7603-2055-0 (PDF).--ISBN 978-2-7603-2056-7 (HTML).-- ISBN 978-2-7603-2057-4 (MOBI)
1. Aide sociale--Aspect politique--Cas, Études de. 2. Mouvements séparatistes--Cas, Études de. 3. Canada--Politique sociale. 4. Grande- Bretagne--Politique sociale. 5. Belgique--Politique sociale. 6. Québec (Province)--Histoire--Autonomie et mouvements indépendantistes. 7. Écosse--Histoire--Autonomie et mouvements indépendantistes. 8. Flandre (Belgique)--Histoire--Autonomie et mouvements indépendantistes. I. Lecours, André, 1972- II. Titre.
HV31.B4514 2012------361.6’1------C2012-906462-9
Dépôt légal :Bibliothèque et Archives CanadaBibliothèque et Archives nationales du Québec© Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2012
Pour Angela et Lia
Sommaire
Remerciements ...................................................................................................... 9
Liste des abréviations ......................................................................................... 11
Introduction ........................................................................................................ 13
Chapitre 1
Comprendre la relation entre nationalisme et protection sociale ............................................................................................. 25
Chapitre 2
Le Canada : nationalisme, fédéralisme et protection sociale ............................................................................................. 55
Chapitre 3
Le Royaume-Uni : nationalisme, dévolution et protection sociale ........................................................................................... 109
Chapitre 4
La Belgique : nationalisme, réforme de l’État et sécurité sociale................................................................................................ 159
Conclusion ......................................................................................................... 211
Bibliographie ..................................................................................................... 237
Remerciements
Ce livre est une traduction et une mise à jour de notre livre The Politics of Territorial Solidarity, publié par Oxford University Press en 2008. Plu-
sieurs personnes nous sont venues en aide lors de la rédaction de la version originale de ce livre, et nous tenons à les remercier. Tout d’abord, nos remer-ciements vont aux universitaires Kris Deschouwer, Peter Graefe, Scott Greer, Michael Keating, Nicola McEwen, John Myles, Johanne Poirier et Steven Vansteenkiste, qui nous ont offert leurs commentaires. Nous remercions aussi nos assistants de recherche Elizabeth Cobbett, Heather Fussell, Abdo-lali Rezaei et Ka Man Yu ainsi que Jo-Ann Cleaver pour son assistance édito-riale. Nos remerciements vont également à Keith Banting, Fred Block, Gerard Boychuk, Frank Cohen, Axel Huelsemeyer, Desmond King, Guy Lecavalier, Margaret Levi, Patrik Marier, Alain Noël, Bruno Palier, Ito Peng, Bruno Théret, Charles Tilly et Jack Veugelers pour leurs suggestions. Finalement, nous remer-cions les personnes interviewées dans le cadre de ce projet en Belgique, au Canada et au Royaume-Uni. Nous soulignons également le soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
En ce qui concerne la traduction du présent ouvrage, nous désirons remercier le Secrétariat aux affaires intergouvernementales canadiennes (SAIC) du gouvernement du Québec, le Groupe de recherche sur les sociétés plurinationales mené par Alain-G. Gagnon à l’Université du Québec à Montréal ainsi que le Programme des chaires de recherche du Canada pour leur appui financier. Nous voulons aussi remercier nos traductrices Louise Brunette, Andrée Sirois, Caroline Joly et Line Lajoie pour le professionnalisme de leur travail.
Liste des abréviations
ABVV/FGTB : Algemeen Belgisch VakVerbond/Fédération générale des travailleurs belges
ACV/CSC : Algemeen Christelijk Vakverbond/Confédération des syndicats chrétiens
ADQ : Action démocratique du Québec
CDH : Centre démocrate humaniste
CDV : Christen-democratisch en Vlaams
CVP : Christelijke Volkspartij
NVA : Nieuw-Vlaams Alliantie
PLP : Parti de la liberté et du progrès
PLQ : Parti libéral du Québec
PQ : Parti québécois
PS : Parti socialiste
PSC : Parti social-chrétien
PVV : Partij voor Vrijheid en Vooruitgang
SNP : Scottish National Party
SP : Socialistische Partij
SPA : Socialistische Partij Anders
VLD : Vlaamse Liberalen en Democraten
MR : Mouvement réformateur
VBO/FEB : Verbond van Belgische Ondernemingen/Fédération des Entreprises de Belgique
VEV : Vlaams Economisch Verbond
Introduction
La résurgence du nationalisme et l’émergence de l’État social moderne comptent certainement parmi les phénomènes politiques les plus mar-
quants de la seconde moitié du 20e siècle. Pourtant, à ce jour, peu de travaux
se sont penchés sur l’interaction possible de ces deux réalités1. Certes, quelques
études sur la citoyenneté sociale ont analysé les liens existant entre l’identité
nationale et la protection sociale, mais rarement ont-elles examiné ces rapports
dans l’optique du nationalisme2. Par ailleurs, les spécialistes du nationalisme
s’intéressent peu aux questions de protection sociale, préférant mettre l’accent
sur les institutions politiques, la langue, la culture, l’appartenance ethnique
ou la religion3. Ainsi, un ouvrage publié à l’initiative de l’Association for the
Study of Ethnicity and Nationalism, qui devait dégager les grands champs de
recherche en matière de nationalisme, ne dit mot sur les politiques sociales4.
Nous avons donc choisi de mettre en lumière les interactions entre politiques
publiques, formation identitaire et mobilisation territoriale. Optant pour
une analyse empirique des relations entre le nationalisme et la protection
sociale, nous avons ainsi établi des passerelles entre deux grands domaines
de recherche en sciences sociales.
Notre analyse souligne la nature complexe de la solidarité territoriale dans
les États multinationaux. Les limites territoriales de la solidarité sociale et de la
distribution de la richesse constituent le cœur de cette question. En d’autres
termes, nous cherchons à savoir comment se construit une collectivité profitant
1. Font exception les travaux de Nicola McEwen, notamment l’article « State Welfare Nationalism : The Territorial Impact of Welfare State Development in Scotland » (2002).
2. Voir T. H. Marshall, Social Policy (1965). 3. Insérer les politiques sociales dans l’analyse du nationalisme est loin de correspondre à
l’oblitération des éléments d’ordre culturel ; c’est plutôt ajouter une dimension au nationa-lisme. Nous reconnaissons que protection sociale et culture sont toujours reliées, parfois de façon lâche, mais le plus souvent, très intimement. Par exemple, dans certains États multi-lingues, la prestation des services de santé suppose l’existence d’une politique linguistique. En pareils cas, les politiques sociales reflètent la perception ambiante du pouvoir respectif des groupes linguistiques en présence.
4. Voir M. Guibernau et J. Hutchinson (dir.), Understanding Nationalism (2001).
14 NatioNalisme et protectioN sociale
d’une justice sociale donnée5 ou, plus prosaïquement, à quel type de collectivité
s’applique le concept de solidarité sociale qui charpente la protection sociale.
Généralement, lorsque l’on parle de nationalisme, on dira que la solidarité
sociale concerne les membres d’une même collectivité nationale ou, encore, la
nation. Cependant, à ce sujet, rien n’est simple. Ainsi, au Canada, au Royaume-
Uni et en Belgique coexistent des projets dits nationaux, mais contradictoires
ou concurrents. Cette situation tient au fait que tous les éléments de la popu-
lation ne définissent pas la nation de façon identique selon les individus et les
groupes. On comprend facilement que, dans les trois pays cités, les politiques
sociales, perçues comme des mécanismes ou comme des symboles de solidarité
sociale, sont aujourd’hui intimement connectées aux mouvements nationalistes.
Territoire, nation et politiques publiques
Même si on ne parle plus qu’en termes de mondialisation en ce qui a
trait aux phénomènes culturels, économiques et politiques, on s’entend de
plus en plus chez les spécialistes de la science politique et de la sociologie
pour reconnaître la place importante qu’occupent toujours les institutions
étatiques. De même, les spécialistes font état de la prépondérance de la
notion de territoire lorsqu’il est question de politique ou d’économie, cette
réalité concernant aussi bien le monde occidental que le reste de la planète6.
Il n’en demeure pas moins que, malgré les nombreuses études disponibles
sur le fédéralisme et sur la décentralisation des pouvoirs, trop peu de travaux
sont consacrés à la nouvelle synergie entre, d’une part, l’identité territoriale et,
d’autre part, les choix de politiques. Or, cette articulation entre les deux phéno-
mènes soulève des interrogations théoriques fondamentales, dont celles-ci :
1. Comment la mobilisation ou l’identité territoriale influe-t-elle sur les
politiques publiques ?
2. Quel est le rôle des politiques en place dans la formation de l’identité ou
dans la mobilisation territoriale ?
5. Voir David Brown, Contemporary Nationalism : Civic, Ethnocultural and Multicultural Politics (2000), p. 38.
6. La thèse mondialisante, qui nie la pertinence actuelle des politiques territoriales ou nationales, fait l’objet de nombreuses critiques ; voir John L. Campbell, Institutional Change and Globa-lization (2004) ; John F. Helliwell, Globalization and Well-Being (2002) ; T. V. Paul, G. John Ikenberry et John Hall (dir.), The Nation-State in Question (2003) ; Jan Aart Scholte, « What is Globalization ? The Definitional Issue—Again » (2002). Même selon David Harvey, d’obédience marxiste, la logique territoriale des États reste toujours un élément fondamental de l’ordre mondial contemporain, et logique territoriale et mondialisation capitaliste coha-bitent et interagissent. Voir son ouvrage publié en 2003, The New Imperialism.
Introduction 15
Pour aborder ces questions, nous faisons œuvre originale en nous inter-rogeant sur les interactions entre protection sociale et nationalisme7.
Si la notion de territoire et celle de politiques publiques sont liées, c’est en raison de la structure des groupes sociaux. C’est ainsi que partout et en toutes circonstances, du moins dans les sociétés industrielles, l’ancrage géo-graphique des politiques publiques s’explique du fait que la nation est la référence essentielle des collectivités. Traditionnellement, on a cru que les politiques publiques émanant de l’État n’étaient rien d’autre que des déci-sions d’ordre national prises pour la nation par ceux et celles qui avaient été élus pour la représenter. Dans cette perspective courante, l’éducation et le développement économique ont un rôle important à jouer dans l’identité politique des nations8 ; de même, une fois défini le groupe-nation, ce der-nier détermine la nature des politiques publiques. Cette conception simple, souvent implicite, du rapport entre nation et politiques publiques a cepen-dant été sérieusement mise à mal par la réalité des États multinationaux, surtout ceux de nature fédérale9. En effet, ce rapport a toujours été plus com-plexe dans les systèmes fédéraux que dans les États unitaires et centralisés, puisque le partage des compétences entre les ordres de gouvernement offre généralement aux collectivités infraétatiques l’occasion de se donner des poli-tiques et des normes sans en référer au gouvernement central10. La situation se complique encore dans le cas de l’Union européenne, où l’on retrouve un palier décisionnel supplémentaire.
Par ailleurs, le multinationalisme remet également en question l’équation traditionnelle entre politiques publiques et politiques nationales. Dans le modèle de l’État-nation, il y a toujours eu une correspondance entre les poli-tiques publiques et le territoire touché par ces mesures. En fait, dans certains cas – on pense à l’Allemagne, aux Pays-Bas et aux États-Unis –, on a du mal à imaginer une séparation entre État et nation : les citoyens de ces pays s’y reconnaissent comme membres d’une nation unique qu’ils font générale-ment correspondre à un territoire bien délimité. S’il y a des débats sur le concept de nation, rarement y met-on en cause les limites territoriales de ce qui correspond à la nation11. Cependant, on voit parfois des pays où le concept de nation véhiculé par l’État est contesté par une bonne partie de
7. Il y a des exceptions, dont l’article de Jan Erk « Wat We Zelf Doen, Doen We Beter, Belgian Substate Nationalisms, Congruence and Public Policy » (2003).
8. Ernest Gellner, Nations and Nationalism (1983). 9. Gary Marks, Liesbet Hooghe et Kermit Blank, « European Integration from the 1980’s :
State Centric v. MultiLevel Governance » (1996).10. Ronald L. Watts, Comparing Federal Systems (1999).11. Néanmoins, dans les États-nations comme ailleurs, les limites territoriales sont toujours des
constructions politiques et sociales. À ce sujet, on consultera l’article de Michele Lamont et Virág Molnág, « The Study of Boundaries in the Social Sciences » (2002).
16 NatioNalisme et protectioN sociale
la population. C’est le cas au Canada, en Belgique et au Royaume-Uni : on parle alors de sociétés multinationales ou, dans les exemples cités, de démocraties multinationales12. On se gardera de donner aux termes multinational et multi-nationalisme une définition qui en limiterait l’acception à ce qui est relatif aux États abritant au moins deux nations. Disons plutôt que les démocraties multinationales se définissent comme des pays où le concept de nation compris par l’État central est contesté par un mouvement nationaliste bénéficiant de l’appui d’une large partie de la population, qui se manifeste par des victoires électorales.
Du point de vue des sciences sociales, il y a deux façons d’aborder les politiques publiques en ce qui concerne ce que nous avons appelé les démo-craties multinationales. On peut prétendre que ces pays sont des États-nations ordinaires (comme l’ont souvent soutenu les chercheurs britanniques qui se concentraient presque exclusivement sur l’Angleterre) ou encore les étudier du point de vue de leur complexité et de leur diversité sociale.
Pour comprendre la relation entre nationalisme et politiques sociales
Pour comprendre la manière dont les nationalismes interviennent dans la conception de l’ensemble des politiques étatiques – tout en subissant eux-mêmes l’influence de ces politiques –, nous examinerons les politiques sociales, de loin la source de dépenses publiques la plus importante des gouverne-ments des sociétés industrialisées avancées. Par politiques sociales, nous entendons les mesures destinées à lutter contre la pauvreté et l’insécurité économique, à fixer la distribution du revenu, et à assurer la prestation de services sociaux aux citoyens dans leur ensemble et aux travailleurs en par-ticulier. Ces programmes sociaux concernent les questions de la pauvreté, du chômage, de la retraite et de l’accès aux soins de santé. Pour décrire le rôle de ces politiques dans les sociétés industrielles avancées et autres, on a depuis longtemps recours au concept de solidarité13. Comme on le verra dans le dernier chapitre, comprendre le lien unissant nationalismes et politiques sociales est sans doute un préalable à l’étude politique de la solidarité terri-toriale dans des contextes autres que celui des États, à propos de l’Union européenne, par exemple.
12. Voir Alain G. Gagnon et James Tully (dir.), Multinational Democracies (2001) et Alain G. Gagnon, Montserrat Guibernau et François Rocher (dir.), The Conditions of Diversity in Multinational Democracies (2003).
13. Voir l’article de Daniel Béland et Randall Hansen, « Reforming the French Welfare State : Solidarity, Social Exclusion and the Three Crises of Citizenship » (2000).
Introduction 17
Le présent ouvrage se penche sur le rapport entre nationalisme et protec-tion sociale dans trois démocraties multinationales, soit le Canada, le Royaume-Uni et la Belgique. Dans ces trois pays, la vie politique est largement façonnée par le nationalisme, québécois, au Canada, écossais, au Royaume-Uni, et flamand, en Belgique. Nous verrons comment les mouvements nationalistes mentionnés se sont servis des politiques sociales comme d’un facteur consti-tutif de l’identité et aussi comment ces politiques en sont venues à occuper une place centrale dans la mobilisation nationaliste. Nous soutenons donc qu’il y a dans les politiques sociales un facteur particulier qui les dispose davantage que, par exemple, les politiques environnementales ou agricoles, à être ciblées par les mouvements nationalistes. À notre avis, ces derniers cherchent à faire coïncider nation (comme le disent leurs leaders) et solidarité sociale. Dans les faits, la notion de solidarité, si fondamentale pour tout ce qui concerne les politiques sociales, demande qu’on ait d’abord clairement défini les balises à l’intérieur desquelles se manifesterait pareille solidarité. Les trois cas que nous avons examinés, des sociétés industrielles avancées et démocratiques, révèlent que les processus de mobilisation territoriale et de formation et mobilisation de l’identité nationale, tous deux inhérents au nationalisme, ont nécessairement un rapport avec la protection sociale. D’ailleurs, tant à l’échelle nationale qu’au palier infranational, les politiques sociales ont toujours constitué une composante capitale de la nation, et les choix faits en ce qui les concerne distinguent les nations les unes des autres. Mentionnons que tous les programmes de protection sociale s’appuient sur des institutions communes en même temps qu’ils contribuent à l’édification des frontières politiques, économiques et sociales entre des populations et des territoires bien identifiés14.
Au Canada, au Royaume-Uni et en Belgique, les mouvements nationalistes, de même que quelques autres acteurs politiques et sociaux, ont un impact sur la mise en place des politiques sociales. Nous allons tenter d’analyser cette influence. En d’autres termes, nous voulons dégager l’impact possible des nationalismes sur l’État social. À ce jour, ceux qui s’intéressent aux poli-tiques sociales ont beaucoup travaillé sur la mobilisation axée sur les classes sociales ou le genre, mais ils sont généralement restés muets sur les rapports
14. Des décisions relativement récentes de la Cour européenne de justice prises au nom de la mobilité de la main-d’œuvre ont altéré le pouvoir des États et des autorités infranationales, ou infraétatiques, de faire de la protection sociale un délimiteur des frontières. On a pourtant toutes les raisons de croire que même dans l’Union européenne, les programmes de sécurité sociale aux différents paliers de gouvernement jouent toujours un rôle dans l’édification des frontières sociales et territoriales et participent ainsi à la construction de l’identité, confor-mément à la thèse présentée ici. Voir Maurizio Ferrera, « European Integration and National Social Citizenship » (2003).
18 NatioNalisme et protectioN sociale
entre le nationalisme et les politiques sociales15. Or, l’étude de nos trois exemples démontre que le nationalisme façonne les politiques sociales en redéfinissant les préoccupations identitaires et territoriales auxquelles elles doivent répondre. Dans certains contextes, par exemple, il arrive que les mouvements nationalistes renforcent l’autonomie décisionnelle des commu-nautés régionales.
En outre, pour chacun des pays à l’étude, nous nous efforçons d’expliquer la dynamique originale qui animerait le double phénomène examiné : le développement des programmes sociaux dans le contexte des États multi-nationaux et celui du nationalisme dans le contexte de l’État social. À cette fin, nous mettons continuellement en lumière le rôle des idées, des institutions politiques, des politiques publiques existantes et de l’environnement socio-économique dans le type d’imbrication qui se crée entre nationalisme et protection sociale. Nous reconnaissons la place fondamentale des institutions politiques dans notre démarche. Cependant, pour comprendre les éléments de notre sujet hybride, il faut prendre également en compte les facteurs socié-taux qui jettent un éclairage complémentaire sur nos analyses. En étudiant les politiques de solidarité territoriale, notre réflexion considère le poids des institutions et des politiques publiques, l’effet des idéologies partisanes et du cadrage (framing) de même que l’impact des disparités économiques entre les groupes sociaux en présence.
Le premier chapitre du présent ouvrage s’ouvre sur la mise à plat de diffé-rents concepts et sur les définitions courantes des domaines du nationalisme et des politiques sociales. Nous y formulons ensuite six propositions sur la relation entre la protection sociale et le nationalisme :
1. Dans les pays multinationaux développés, l’État et au moins une instance infraétatique ont généralement recours aux politiques sociales pour faire concurremment la promotion de leur solidarité et de leur identité respectives ;
2. Les mouvements nationalistes se servent particulièrement des politiques sociales pour construire ou consolider l’identité nationale, et les politiques sociales sont une cible de choix pour la mobilisation nationaliste ;
3. L’accent que les mouvements nationalistes mettent sur les politiques sociales ne fait pas que refléter les intérêts économiques de leur commu-nauté, même s’ils utilisent la question de l’équité en matière de transferts fiscaux territoriaux comme vecteur de mobilisation ;
15. Voir, entre autres, G. William Domhoff, « State Autonomy or Class Dominance ? »(1996) et Julia S. O’Connor et al., States, Markets, Families : Gender, Liberalism and Social Policy in Australia, Canada, Great Britain and the United States (1999).
Introduction 19
4. Il est dans la nature de tout mouvement nationaliste contemporain d’arti-
culer l’existence d’une communauté nationale de solidarité, où chaque
membre a une responsabilité quant au bien-être de l’autre ; cette respon-
sabilité est présentée comme étant mieux assurée lorsque la communauté
elle-même peut décider de ses politiques sociales ;
5. Le nationalisme influe sur l’ordre du jour d’un gouvernement et sur son
cadrage, éléments qui, dans un État multinational, inspirent les débats
sur la solidarité territoriale et sur la protection sociale ;
6. Les nationalismes n’agissent pas tous de la même façon sur la protection
sociale ; la présence d’un mouvement nationaliste puissant ne provoque
pas nécessairement l’érosion de la protection sociale à l’échelle étatique
ou infraétatique.
Nous terminons sur des considérations méthodologiques qui, tout
comme nos six postulats, structurent l’étude empirique que constituent les
trois chapitres suivants.
Le chapitre 2 traite de la question de la solidarité territoriale au Canada.
Plus précisément, il examine de quelle façon le nationalisme québécois
mobilise la protection sociale pour en faire un des piliers de l’identité natio-
nale. Nous y démontrons également de quelle manière les leaders nationalistes,
s’appuyant sur les politiques sociales, construisent leur argumentation en
faveur de l’indépendance du Québec, ou du moins d’une autonomie accrue.
Nous examinons combien l’instauration, au cours des années 1940 et 1950,
de l’État social fédéral canadien a nourri la mobilisation nationaliste au Québec.
Cette opposition à l’intervention des instances fédérales était alors reliée à la
protection sociale, parce qu’en raison de son caractère conservateur, le nationa-
lisme canadien-français cherchait à limiter le développement des politiques
sociales du gouvernement central. Ce chapitre démontre également que le
nationalisme canadien-français, incarné principalement par l’Union nationale,
doit son opposition à l’action du gouvernement central aux structures mêmes
du gouvernement fédéral. Nous constatons tout de même que les programmes
sociaux du gouvernement fédéral touchaient directement la population du
Québec, qui en appréciait particulièrement les effets. Ces programmes
sociaux ont effectivement créé des liens institutionnels et économiques entre
les Québécois et les pouvoirs fédéraux. Au cœur de la Révolution tranquille, le
nationalisme canadien-français, jusque-là fortement marqué par l’Église catho-
lique, a fait place à un mouvement autonomiste, progressiste et laïc. C’est
alors qu’un certain nombre de programmes sociaux ont été créés ou décen-
tralisés dans le but notamment d’améliorer la situation socioéconomique
Index 279
Union nationale (Québec), 64, 65-66, 75
Unison, 151
unité nationale
Canada, 70, 90-91, 107, 211
utilisation de la protection sociale,
211
V
valeurs
Écosse/Royaume-Uni, 138, 141-142
politiques sociales, 215-216, 231-232
Van den Brande, Luc, 187, 190
Vandenbroucke, Frank, 201-202
Vansteenkiste, Steven, 54
Vanthemsche, Guy, 167
Verbond van Belgische
Ondernemingen/Fédération des
entreprises de Belgique (VBO/
FEB), 194, 198-200
vieillesse, pensions, Québec/Canada,
61-62, 65-66, 72, 89
Vlaams Blok/Vlaams Belang, 53, 184,
185-186, 188, 190, 208, 224
Vlaams Economisch Verbond (VEV),
199-200, 199n143
Vlaamse Liberalen en Democraten
(VLD), 186, 187-188
Vlaamse Onderzoeksgroep Sociale
Zekerheid, 187
Vlaamse zorgverzekering (VZ), 202-204
Volksunie, 170
W
Wallonie
allocations familiales, 166, 182-183
assurance dépendance flamande,
203-204
assurance sociale, 176-177, 180-183
droit de veto des francophones, 200-
201n148, 200-202
économie, 168-169, 193-194
fédération, position, 171-172
langue, 163, 169-170
nationalisme et protection sociale,
180
projet de constitution flamande, 190
Sécurité sociale, 177-178
solidarité sociale, 177-178
transferts interrégionaux, 168, 175-
177, 182-183
We’re Better Off Without It, 136
Wever, Bart de, 185
Widows, Orphans and Old Age
Contributory Pensions Act (1925)
(Royaume-Uni), 120
Williams, Charlotte, 136
Wincott, Daniel, 123
Wolfe, Alan, 225