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NATURE ET REGLES DE VIE DANS LE STOÏCISME ET LE PYRRHONISME. Charles Lévy Le but de ce travail est d'esquisser une approche systémique de la manière dont deux écoles opposées dans leur orientation philosophique, les Stoïciens et les Pyrrhoniens, ont conçu ce que devait être la vie selon la nature. Ce que je voudrais étudier c'est, plus précisément, cette réaction à la nature qui reside dans l'organisation de sa propre vie. Mais, en m'exprimant ainsi, en évoquant un sujet qui réagit et qui organise, je gauchis déjà dans une certaine mesure la perspective qui était celle des Anciens. J'ai été, en effet surpris de constater que l'expression “règle de vie” ne se rencontre ni chez Sénèque ni chez Cicéron et qu'en revanche on trouve regulae naturae. 1  Nous avons trop tendance à imaginer la vie comme un matériau inerte qu'il suffirait d'informer, alors que l'association inevitable entre les concepts de vie et de nature la nature n'est-elle pas originellement naissance?suffit à montrer que la vie ne peut être pensée que comme un ensemble complexe de relations qui préexistent à la reflexión et qui vont être pour celle-ci à la fois une source et un élément de résistance. Centralité de la nature, centralité du sujet, ligne de partage sans doute trop hâtivement tracée entre l'Antiquité et la modernité, mais disons qu'il y a là au moins une discordance qui ne facilite pas notre compréhension de ce que pouvait être la vie selon la nature pour un Ancien. Comment vivre lorsqu'on affirme connaître la nature des choses? telle sera ma première question, à laquelle j'essaierai de répondre en examinant le cas d'un savoir positif, celui des Stoïciens et celui d'un savoir que je qualifierai très approximativement de “négatif”, celu i de Pyrrhon. La deuxième partie de mon exposé concernera des stratégies plus communément humaines, celles de sujets qui ignorent ce qu'est la vérité des choses et qui, malg ré cette ignorance, vont tenter de vivre selon l a nature. Il est au moins un postulat sur lequel Stoïciens et Sceptiques étaient d'accord, celui de la relation mimétique qu'entretient l'homme qui 1 L'expression la plus proche de regula uitae se trouve chez Sénèque, Ep., 20, 3: unam semel ad quam uiuas regulam prende. Pour l'expression regula naturae, voir Cicéron, Luc., 140 et Off., 1  , 110. On trouve chez Martial, XI, 2, 3, l'expression regulae morum. 

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NATURE ET REGLES DE VIE DANS LE STOÏCISME ET

LE PYRRHONISME.

Charles LévyLe but de ce travail est d'esquisser une approche systémique de lamanière dont deux écoles opposées dans leur orientationphilosophique, les Stoïciens et les Pyrrhoniens, ont conçu ce quedevait être la vie selon la nature. Ce que je voudrais étudier c'est,plus précisément, cette réaction à la nature qui reside dansl'organisation de sa propre vie. Mais, en m'exprimant ainsi, enévoquant un sujet qui réagit et qui organise, je gauchis déjà dans unecertaine mesure la perspective qui était celle des Anciens. J'ai été, eneffet surpris de constater que l'expression “règle de vie” ne se

rencontre ni chez Sénèque ni chez Cicéron et qu'en revanche ontrouve regulae naturae.1 Nous avons trop tendance à imaginer la viecomme un matériau inerte qu'il suffirait d'informer, alors quel'association inevitable entre les concepts de vie et de nature —lanature n'est-elle pas originellement naissance?— suffit à montrer quela vie ne peut être pensée que comme un ensemble complexe derelations qui préexistent à la reflexión et qui vont être pour celle-ci àla fois une source et un élément de résistance. Centralité de la nature,centralité du sujet, ligne de partage sans doute trop hâtivement

tracée entre l'Antiquité et la modernité, mais disons qu'il y a là aumoins une discordance qui ne facilite pas notre compréhension de ceque pouvait être la vie selon la nature pour un Ancien.Comment vivre lorsqu'on affirme connaître la nature des choses?telle sera ma première question, à laquelle j'essaierai de répondre enexaminant le cas d'un savoir positif, celui des Stoïciens et celui d'unsavoir que je qualifierai très approximativement de “négatif”, celuide Pyrrhon. La deuxième partie de mon exposé concernera desstratégies plus communément humaines, celles de sujets qui ignorent

ce qu'est la vérité des choses et qui, malgré cette ignorance, vonttenter de vivre selon la nature.Il est au moins un postulat sur lequel Stoïciens et Sceptiques étaientd'accord, celui de la relation mimétique qu'entretient l'homme qui

1 L'expression la plus proche de regula uitae se trouve chez Sénèque, Ep., 20, 3: unam

semel ad quam uiuas regulam prende. Pour l'expression regula naturae, voir Cicéron,Luc., 140 et Off., 1 , 110. On trouve chez Martial, XI, 2, 3, l'expression regulae morum. 

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connaît la nature des choses avec cette nature. Cela est évident pourle stoïcisme: la nature est exclusivement logos, raison, et l'âme dusage est elle-même tout entière dans la rationalité. Je me contenteraide rapprocher ici deux phrases. La première est de Cicéron, à proposdes passion:2 “ces troubles ne sont pas produits par une forceappartenant à notre nature; il n'y a là que des opinions ou des jugements irréfléchis; et c'est pourquoi le sage en est exempt”.L'autre, qui concerne la nature, se trouve dans Sénèque:3 “qu'est-ced'autre que la nature que dieu et que la raison divine insérée dansl'univers tout entier et dans ses parties”. Il est donc naturel que laraison imparfaite qu'est l'âme humaine cherche ses critères dans laperfection de la raison universelle. Mais ce qui semble aller de soi

dans le stoïcisme paraît plus problématique pour le scepticisme, carle simple bon sens conduit à poser la question: comment s'identifier àune nature que l'on ne connaît pas? Nous avons heureusement untexte d'une importance capitale pour la connaissance du scepticismeoriginel, qui permet de montrer que Pyrrhon ne se posait pas du toutle problème de cette manière faussement évidente. Aussi paradoxalque cela puisse paraître, il définissait lui aussi sa règle de vie entermes de mimesis. En effet, nous avons la chance de disposer d'undocument qui est au centre des études actuelles sur pyrrhonisme: il

s'agit d'un texte d'Aristoclès de Messène, péripatéticien du 1er siècleav. J.C., cité par Eusèbe dans la Préparation évangélique4 et présentépar Aristoclès comme une citation de Timon de Phlionte, principaldisciple de Pyrrhon. Je le cite partiellement dans la traduction qui ena été proposée par J. Brunschwig,5 légérement modifiée:“Son disciple dit qu'il est nécessaire, pour qui s'apprète à être heureuxde considérer les trois points suivants: 1)d'abord comment les chosessont par leur nature (opoia pefuke ta pragmata); ensuite de quelle manièrenous devons être disposées envers elles; finalement, quel bénéfices'ensuivra pour ceux qui sont ainsi disposés. Pour ce qui est des choses,Timon dit que Pyrrhon les déclare également indifférentes,

2 Fin., III, 35.3 Ben., IV, 7.4 PE., XIV, 18, 1-4, fg. 53 Decleva Caizzi.5 Dans l'ouvrage collectif Dire l'évidence, C. Lévy et L. Pernot éds, à paraître chezL'Harmattan en 1997.

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indéterminées et indécidables, que pour cette raison ni nos sensations ninos croyances ne sont vraies ou fausses. Pour cette raison donc, il dit qu'ilest nécessaire de ne pas se fier à elles, mais d'être sans croyances, sanspenchants, sans ébranlements.” Ce texte a fait l'objet de nombreux commentaires sur lesquels je nem'attarderai pas ici6. Je ne retiendrai donc que la relation de cause àeffet: c'est parce que les choses sont indifférentes que nous devonsêtre indifférents à leur égard. Cela ne va pas sans probléme:comment, en effet, l'absence totale de sens peut-elle fonder uneobligation d'indifférence? On remarquera que dans le Mythe deSisyphe de Camus, la démarche est radicalement différente: c'estparce que le monde n'a pas de sens que le sujet doit s'arracher à

l'indifférence. Mais pour Pyrrhon, philosophe hellénistique, il va desoi que l'homme doit être ce qu'est la nature, même si ce quicaractérise celle-ci c'est précisément de n'avoir aucun être et de sedefinir par un paraître qui ne renvoie qu'à lui-même. Chez Pyrrhonle processus mimétique va faire que le bénéfice de la compréhensionse traduira pour l'homme, d'abord par l'aphasie, puis l'absencecomplete de trouble, l'ataraxie et même, nous le verrons, l'apathie.Nous retrouvons ici la problématique commune aux Stoïciens et auxSceptiques, que j'essaye de mettre en évidence. Dans les deux cas:

comment vivre une sérénité parfaite au milieu d'hommes qui sonttout sauf sereins? Question qui se subdivise en fonction de laspécificité de chacune des deux écoles. Pour les Stoïciens: commentêtre rationnels dans une société humaine régie par les passions? Pourles Pyrrhoniens: comment être indifférents dans un monde où toutparaît être différencié? Autrement dit, si la sagesse est l'établissementd'une relation d'identité entre l'homme et la nature, comment définirprécisément cette vie selon la nature, lorsque le sujet est parvenu à lacompréhension parfaite de ce qu'est celle-ci?La réponse à ces questions a été formulée sur deux modes différents.Dans le stoïcisme, la sagesse est considérée comme un objectifréalisable, et c'est sur cette possibilité d'actualisation que reposetoute l'éthique, mais, d'une part, le sage est plus rare que le Phénix

6 Voir le commentaire de F. Decleva Caizzi, dans son édition des fragments dePyrrhon, Pirrone. Testimonianze, Naples, 1981, p. 218-234, auquel il faut joindrel'article de J. Bruschwig cité à la note 5 et celui de R. Bett, (1994:303-337).

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et, d'autre part, aucun des maitres du stoïcisme, Zénon Chrysippe,Cléanthe, n'a prétendu être sage ni n'a été considéré comme tel. Leurdiscours sur la vie du sage est donc une construction théorique,s'appuyant il est vrai sur des exemples de sagesse quasiment réalisée,tel celui de Socrate. Le pyrrhonisme, en revanche, est d'abord undiscours sur une sagesse actualisée, celle de Pyrrhon, et le disciple dePyrrhon, Timon s'est plu à mettre en scéne celui-ci comme une sortede dieu, dont il recueillerait la parole oraculaire.7 Malgré la dificultéqu'il y a à comparer un discours théorique à un ensemble qui est engrande partie poético-biographique, cette mise en parallèle me paraîtpouvoir être fructueuse.Le but de Pyrrhon est de parvenir à l'apathie, plus radicale encore

que l'ataraxie, puisque le concept d'ataraxie évoque en les niant letrouble, le conflit des contraires dont il est le dépassement, alors quel'apathie va jusqu'à l'abolition de ce qui previste à la parole-raisonnement. F. Cossuta a exprimé cela de manière tres suggestiveen parlant d'une “extase blanche, vide de tout contenureprésentatif”,8 expression dans laquelle le terme “extase” doit êtrecompris comme une référence comme une sortie hors de cettehumanité dont Pyrrhon voulait se libérer. Le pyrrhonisme originelme paraît se définir par un permanent clivage dans le concept de vie

aboutissant à la dissociation de la vie et de l'existence. Le pyrrhonienvit, il n'existe pas, si par existence on entend cette manifestation desoi qui implique que l'on choisisse, que l'on préfére. Il arrivait àPyrrhon de mettre en scène ce que pouvait être un comportementapathique insensible aux représentations et à ce qu'elles impliquentcomme choix dans la plus quotidienne de nos actions. Il ne faisaitrien alors pour éviter les chiens, les précipices ou les chariots qu'ilrencontrait.9 Mais nos sources biographiques —que l'on peut, biensûr, toujours accuser de malveillance— racontent qu'il était alorssauvé par ceux qui l'accompagnaient et le fait est que Pyrrhon vécutbien vieux, quatre-vingt-dix ans.10 Ce qu'il appelait donccomportement apathique dans ces cas là n'était donc qu'une sorte de

7 Diog. Laërce, IX, 64-65 = fgs 60-61b D.C.8 (1994:22).9 Diog. Laérce, IX, 62=frg. 6 D.C.10 Ibid.=frg. 9 D.C.

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vie par procuration, dans laquelle il transférait à son entourage ceque la pulsion vitale comporte précisément de pathos. Au demeurant,lui même ne dissimulait pas ses échecs, et il les considérait non pascomme des signes du caractère impossible de son projet, maiscomme d'inévitables faux-pas sur une voie difficile, qui n'enlevaientrien à la pertinence de la fin apathique: “il est difficile de sedépouiller de l'homme”, affirma-t-il un jour qu'il s'était mis en colérecontre sa soeur”.11 Est-il possible de se dépouiller de l'homme? Voilàune question qu'il ne s'était apparemment jamais posée. A qui luidemandait pourquoi, s'il n'existait pas de différence entre la vie et lamort il ne se donnait pas la mort, il répondit: “parce qu'il n'y aaucune différence”.12 Cette réponse exprime avec une parfaite

logique l'indifférentisme pyrrhonien, avec cette réserve tout demême que vivre la vie sur le principe de l'indifférence absolue nepeut conduire qu'à la mort, une mort que Pyrrhon réussissait àéviter, d'une manière ou d'une autre. De ce fait, il restait à Pyrrhon àdifférencier la fin ultime et ce qui est accessible. Tout en maintenantcomme fin ultime l'apathie, il se limitait dans sa vie à rechercher laplus grande indifférence possible. Parce qu'il estimait que vouloirchanger l'ordre politique et social était une grande cause de troubledans la vie, il se comportait en conservateur respectueux des

institutions de sa cité. D'où ce paradoxe apparent: ce philosophe queses expériences apathiques auraient pu faire considérer comme undément, jouit au contraire de la considération de ses concitoyens aupoint qu'il fut élu grand prêtre et que sa cité décida mêmed'exempter d'impôts tous les philosophes.13 Étrange success story toutde même!On n'a pas assez remarqué que Pyrrhon fut le premier de tous lesphilosophes hellénistiques. Compagnon d'Alexandre en Asie, il fut letémoin direct des grandes mutations qu'entraîna cette conquête et illes exprima non par des livres mais par un enseignement oral et parun style de vie. Sans qu'il soit toujours possible de préciser quellesfurent les modalités historiques de ce phénoméne, on peut affirmerque les éthiques hellénistiques se sont en grande partie construites

11 Ibid., 66=frg. 15 a D.C.12 Stobée, Anth. IV, 53, 28=frg. 19 D.C.13 Diog. Laërce, IX, 64=frg. Il D.C.

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sur une réélaboration des éléments qu'il avait mis en ceuvre. Définirune vie sans pulsion de vie, tel était donc le problème que Pyrrhonavait tenté de résoudre, définissant le bonheur par l'acceptationindifférente d'un monde indifférent, parce que fait de contrairesparfaitement équipollents. Or, comme s'ils avaient tenu compte del'échec du pyrrhonisme dans sa visée maximale, les autresphilosophes hellénistiques, au lieu d'éradiquer cette pulsion de vie,firent d'elle le point de départ de toute la vie morale. Je nem'attarderai pas ici sur le concept stoïcien d'oikeiosis.14 Chacun sait,en effet, que dans cette doctrine l'être vivant, quel qu'il soit se trouveà sa naissance dans une accord instinctif avec la nature, qui luiinsufle le désir de rester dans son être et qui l'oriente vers les choses

nécessaires à sa survie. Comment faire que cet accord instinctif avecla nature se transforme au terme d'un itinéraire éthique en accordrationnel, tel est le problème central de la morale stoïcienne. Sénèqueexprime de manière fort élégante dans une lettre15 ce passage d'unétat naturel premier à l'avinement d'un sujet libre: “La nature, dit-il,fait ses petits maternellement, ils ne sont pas un sujet dont elle sedébarrasse; et comme le gardien le plus sûr est le plus proche,chacun est commis à la garde de soi”. La liberté fondée sur le pleinexercice de la raison est donc un état aussi naturel pour l'homme que

l'adhésion originelle à la vie, bien plus, il s'agit du seul état qui luiconvienne. Zénon disait que la fin de l'homme est de vivreconformément à la nature, c'est-à dire à la vertu, car la nature nousconduit à la vertu.16 Mais précisément, comment s'articulent dans lasagesse la liberté et ces orientations que la nature donne à l'hommelorsqu'elle le fait naître? Que deviennent dans la sagesse achevée cesrègles de vie que définissent la recherche des “choses premiéresselon la nature”, puis celle des “choses conformes à la nature”?  Je prendrai comme point de départ une phrase de Fronton dans lalettre qu'il a adressée à Marc Auréle au sujet de l'éloquence:17  

14 Sur ce concept voir les études de G. Striker, “The role of oikeiosis in Stoic ethics”,

OSAPh, I, 1983, p.145-167; T. Engberg-Pedersen, “Discovering the good: oikeiôsis andkathèkonta in Stoic ethics”, dans Striker et Schofield (1986); C. Lévy, (1992:376-387).15 Ep. 121, 18.16 D.L., VII, 87=SVF, I, 179.17  Ep. de eloqu. ad M. Antoninum, p. 140 ed. Nader=SVF, III, 514.

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“déjeuner, se laver, se parfumer et d'autres actions de ce genre sontdes devoirs (officia) du sage. Et cependant, il n'y a aucune sagessedans les bains. Se nourrir n'est pas le propre de la sagesse, mais sansla vie qui exige la nourriture, il ne peut y avoir ni sagesse, ni étude”.Cicéron exprime la même idée en affirmant:18 est quoddam communeofficium sapientis et insipientis. Autrement dit, et en simplifiantbeaucoup, il y a un certain nombre d'actions que le sage accomplitcomme tout un chacun, avec cette différence évidemment qu'il lesaccomplit vertueusement. C'est la distinction que Cicéron établitdans ce même passage: rendre un dépôt est une action convenable,qui est à la portée de tous; rendre un dépôt “par justice” est uneaction droite qui n'appartient qu'au sage. Dans un cas il s'agit d'un

officium perfectum, dans l'autre d'un officium inchoatum, ce qui indiquebien que les données naturelles de l'éthique, dérivant de l'oikeiosis à la fois individuelle et sociale —celle qui nous porte à aimer autrui— trouvent leur achévement dans la liberté du sujet. Contrairement àPyrrhon, les Stoïciens —à la notable exception d'Ariston, dont jeparlerai plus loin— n'ont jamais cru que la parfaite sérénitéintérieure se définit une indifférence à des choses elles-mémestotalement indifférentes. Lorsqu'on dit que dans le stoïcisme que desobjets comme la santé ou la beauté sont, bien que préférables, des

indifférents cela signifie tout simplement qu'ils ne peuvent en riencontribuer au bonheur, mais ce bonheur lui-même n'est possible queparce que la nature a en quelque sorte balisé la première partie de laroute au moyen de ces objets qui vont devenir la matiére des choixdu sage: “les matières sont indifférents, mais l'usage qu'on en fait nel'est pas”, dit Epictéte.19 On a souvent remarqué qu'il n'y a pas d'actions qui par elles mêmescaractérisent le sage. Cela est exact, mais les Stoïciens ont associé à lafigure du sage un certain nombre d'actions contre nature, quiévidemment n'impliquent pas la sagesse, avec le dessein de montrerque le sage ne se conduit pas toujours comme tout le monde et qu'ilest des cas dans lesquels l'indifférence des objets auxquels tiennentnaturellement les humains s'inscrit de manière tres concrète dans saconduite. Nous avons là quelque chose qui, mutatis mutandis, fait

18 Fin., III, 59.19 Entretiens, 11, 5, 1. 

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penser aux expériences apathiques de Pyrrhon, autrement dit à dessituations volontairement poussées à l'extrême, dans le but derévéler la véritable nature des choses. Je n'en donnerai qu'un seulexemple, tiré du Contre Celse d'Origéne:20 “ils disent donc, à cettequestion des actions indifférentes, que s'unir à sa fille est au senspropre indifférent, quoi qu'il ne faille point le faire dans des sociétésconstituées. Par manière d'hypothèse, pour montrer le caractèreindifférent d'un tel acte, ils ont supposé le cas d'un sage, laissé avecsa fille seul après la destruction de tout le genre humain et sedemandent s'il serait condenable que le père s'unit à sa fille, pouréviter, d'après l'hypothèse, la perte du genre humain”. Ce cas, disonspeu vraisemblable, peut faire sourire, mais il est l'expression

scholastique d'une tendance profonde du stoïcisme due à lacomposante cynique si présente dans ce qui nous reste des ceuvresde Zénon. Celui-ci dans sa République, justifiait dans certains casl'anthropophagie, affirmait que dans une société de sages il y auraitcommunauté des femmes et libre choix du partenaire et y préconisaitl'inceste.21 Mais il faut bien reconnaître que cette composantecynique, avec ce qu'elle comportait de subversif par rapport auxusages établis, n'a pas eu chez les Stoïciens la puissancetransformatrice qu'elle était susceptible d'avoir. Dans le domaine

politique le communisme philosophique de Zénon n'a pas eu derépercussions historiques, si l'on excepte l'influence, au demeurantsujette à controverse de Blossius de Cumes sur Ti. Gracchus. Enrevanche, on sait à quel point le stoïcisme a compté dans l'histoire deRome comme force de résistance intérieure dans une société dont ilne s'agissait que de combattre les perversions politiques. Jusqu'à présent j'ai essayé de montrer comment le pyrrhonisme et lestoïcisme se sont organisés en entités radicalement opposées à partird'une combinatoire d'un nombre très limité de termes: le sujet et sonaspiration à la sérénité absolue; la nature comme référence; leconcept d'indifférence; le concept de vie. Mais cette combinatoirepouvait jouer à l'intérieur même de l'un des systèmes et c'est ce quis'est passé dans le stoïcisme avec l'un des plus éminents philosophesde cette école dont les positions furent à certains égards proches de

20 Contre Celse, IV, 45=SVF, 111, 743.21 Voir les fragments Zénon, 259-271 de SVF, 1. 

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Pyrrhon, puisqu'il refusait d'admettre qu'à l'intérieur des indifférentsil pouvait y avoir des préférables et qu'il considérait que l'on devaitavoir une attitude de totale indifférence à ce qui n'est pas le vice et lavertu.22 Pour Ariston, le sage vit dans un monde indifférencié, où nulrepére naturel n'oriente son action. Utilisant une métaphorethéàtrale, il disait que le sage doit être semblable au bon acteur quiest capable de jouer avec la même perfection le róle de Thersite etcelui d'Agamemnon.23 C'est précisément parce qu'il possède lasagesse qu'il régit sa conduite selon le principe de la raison et qu'iln'est en aucune manière soumis aux caprices du hasard.Qu'en est-il maintenant de celui qui ne connaît pas, ou qui ne connaîtqu'imparfaitement la nature des choses et qui cherche néanmoins à

régler sa conduite de fagon a se rapprocher le plus possible de lasagesse?Dans la tradition sceptique cette attitude a une illustrationhistorique, le néopyrrhonisme d'Enésidème, qui vécut au premiersiècle avant notre ère.24 Enésidème prit Pyrrhon comme figuretutélaire du scepticisme rénové et donna au scepticisme lescaractéristiques qui vélatrice à cet égard est son afirmation selonlaquelle Pyrrhon aurait pratiqué l'epoché , mais sans pour autant agirde manière imprudente.25 Il atténuait considérablement ainsi le

caractère du pyrrhonisme originel, identifiant celui-ci à la prudenceplutôt qu'à l'apathie. De fait, toute l'éthique néopyrrhonienne répondà une préocupation étrangère à Pyrrhon, et, en revanche, dans lacontinuité des Néoacadémiciens: démontrer que la philosophie de lasuspension du jugement non seulement n'empéche pas de vivre,mais est la seule qui permette d'accéder à la sérénité et donc aubonheur. Comme les Académiciens, le sceptique néopyrrhonien sedéfend d'avoir un critère qui lui permettrait d'affirmer l'existence oula non-existence des choses. En revanche, il affirme connaître le

22 Sur le groupe des indifférentistes, voir notre article, “Un problème doxographique

chez Cicéron: les indifférentistes”, REL, 58,1980, p.238-251.23 Sur Ariston, voir, Loppolo (1980).24 Sur Enésidème, voir F.Decleva Caizzi, “Aenesidemus and the Academy”, CQ, 42,1992, p.176-189; J. Mansfeld: “Aenesidemus and the Academics”, dans The PassionateIntellect,, L. Ayres éd., New Brunswick-Londres, p.235-248.25 Diog. Laërce, IX, 62.

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critère de l'action, qui est l'obéissance passive à l'apparence. Enraisonnant ainsi il exclut non seulement l'assentiment ferme dudogmatique, mais même le sentiment de conviction sur lequel lesNéoacadémiciens avaient construit ce qu'on appelle leurprobabilisme. Mais que peut signifier concrètement cette vie guidéepar les apparences? Sextus semble vouloir affronter cette difficulté enprécisant26 que cette vie selon l'apparence est conforme à la teresisbiôtikè, expression difficile que l'on pourrait traduire par “le respectdes règles de la vie”. Il en explicite le sens en quatre points, précisantque tout cela se fait de manière non-dogmatique:—les indications de la nature, qui nous permettent de sentir et decomprendre,

—la contrainte des affections ( pathè), qui font que nous devons boireet manger,—la tradition des coutumes et des lois, car le sceptique considerecomme bonne la piété et mauvaise l'impiété,—l'enseignement des arts, puisque le sceptique ne reste pas inactifdans les arts auxquels il se consacre.C'est évidemment le statut même de la nature qui pose problèmedans une telle pensée et il n'est pas sans intérêt de comparer encoreune fois l'économie générale du stoïcisme et du néopyrrhonisme sur

un tel probléme. Dans le stoïcisme, la nature étant la donatriceuniverselle, le Stoïcien n'a plus qu'à expliquer pourquoi l'homme estsi rarement à la hauteur de tels dons. Dans le scepticisme, la dificultése trouve déplacée à l'intérieur du concept même de nature, puisquela phusis guide certes le sujet, mais jusqu'à un certain pointseulement, où commencent les divergences que le sceptique constatequ'il est dans l'incapacité de résoudre. Faute de savoir exactement cequ'est la phusis le sceptique a besoin de se référer à la tradition descoutumes et des lois comme guide d e son action. On remarqueracependant que, si le thème de la diversité des mceurs et desinstitutions humaines constitue l'un des fondements de la penséesceptique, comme le montre notamment sa présence dans les tropesd'Enésidème, en revanche le néopyrrhonisme ne semble pas avoircherché à approfondir ce que pourrait être la regle du conformismenon-dogmatique au sein d‟une cité déchirée, dans laquelle les

26 Hyp. pyr., 1, 23-24.

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notions mémes de loi et de coutume se seraient délitées. Encaricaturant quelque peu, on pourrait dire que l'idéal pour unsceptique serait de vivre dans une cité comparable à la bourgadehellénistique d'Elis, où Pyrrhon pouvait effectivement régler sanstrouble sa conduite sur un ordre social homogène. Mais il est vraique Sextus n'esquive pas27  le cas du sceptique qu'un tyran voudraitcontraindre à commettre une action indigne et qui donc, selon lesdogmatiques, se trouverait dans la situation de devoirnécessairement choisir selon le deshonneur et la mort. Sa réponse estque le sceptique choisira telle ou telle solution en fonction de “laprénotion due à ses lois et coutumes ancestrales”. Ici encore les loiset coutumes ancestrales sont considérées comme un ensemble

suffisamment cohérent, suffisamment univoque pour que lesceptique puisse guider sa conduite sur elles sans connaître pourautant le déchirement qui résulterait du sentiment d'avoir à choisirdans l'absolu.La fin du sceptique, dit Sextus,28 est l'ataraxie en matiére d'opinion etla modération, metriopatheia, dans ce qui est nécessaire. Cettemétriopathie néopyrrhonienne, qui n'a aucun rapport avec sonhomonyme péripatéticienne, est en revanche fort proche de lamanière dont les Stoïciens concevaient la réaction du sage à des

stimuli auquels aucun homme ne peut rester totalement indifférent:dans le scepticisme comme dans le stoïcisme, il s'agit de contrôlercette réaction inevitable, pour qu'elle demeure à la périphérie del'âme et n'en perturbe en aucun cas la sérénité. Plus proprementsceptique, en revanche, est la manière dont Sextus décrit la genése del'ataraxie, en s'aidant d'une métaphore.29 Le peintre Apelle, dit-il,avait essayé de peindre l'écume d'un cheval et, désespérant d'yparvenir, avait jeté sur le tableau l'éponge dont il se servait pourenlever les couleurs des pinceaux, laquelle, par contact, reproduisitfortuitement ce qu'il avait tenté de rendre. De même, dit Sextus, lessceptiques espéraient parvenir à l'ataraxie en jugeant de la différenceentre les apparences et les pensées, mais ne pouvant y parvenir, ilssuspendirent leur jugement et ils s'aperçurent alors que l'ataraxie

27   Adu. math., XI, 164.28 Hyp. pyr., 1, 25.29 Ibid., 1, 28.

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suivait l'epoché, “comme l'ombre suit le corps”. Le sceptique, aucontraire, ne construit pas une éthique systématique, il n'établit pasentre la suspension de l'assentiment et l'ataraxie une relationnécessaire, qui aboutirait à définir l'epoché comme un bien. Il constated'abord que la diaphonia ne permet d'aboutir à aucune certitude nimême à aucune vraisemblance, puis que son refus de s'engager dansces désaccords lui permet d'arriver à la sérénité et, ce faisant, il estpersuadé de rester fidèle à cette attitude de soumission auxapparences sur laquelle il a fondé son action.Le bonheur parfait, qui selon Sextus est celui du sceptique, apparaîtdonc doublement paradoxal. Il est celui d'un homme qui a renoncé àtoute certitude mais sans la stabilité que donne à Pyrrhon. Mais, qui

plus est, à la différence des autres éthiques hellénistiques, danslesquelles le bonheur résulte de la réussite d'un projet moral fondésur la conquéte de la vertu, le sceptique ne parvient à la quiétudequ'en échouant dans ce qui fut son ambition première: connaître lanature des choses.En ce qui concerne le stoïcisme, la Lettre 94 de Sénèque est undocument précieux pour qui cherche à savoir comment se pose danscette doctrine le problème de la règle de vie du non-sage. Ledilemme auquel se sont trouvés confrontés les philosophes du

Portique est le suivant: si l'on ne précise pas des règles de vie à desgens qui n'ont pas atteint la sagesse, on les laisse désorientés; si onformule de manière dogmatique ces règles de vie, on court le risquede les transformer en absolu et de faire oublier que la sagesse estliberté par rapport à ces règles. Sénèque cite comme adversaire des

 praecepta Ariston, qui, on ne s'en étonnera pas, considérait lapréceptique comme faite de proverbes de bonne femme et estimaitque seule la réflexion sur le souverain bien pouvait orienter vers lebien la conduite. Aux praecepta propria cuique personae, qui enseignentau mari la conduite à tenir avec sa femme, au père la manièred'élever ses enfants, il opposait les decreta philosophiae, c'est-à-dire laguérison de l'âme par l'assimilation des dogmes fondamentaux de laphilosophie.30 En procédant par préceptes, disait Ariston, “tuenseignes au malade ce qu'un homme sain doit faire, tu ne lui rends

30 Ep., 94, 1-2.

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pas la santé”.31 Débat qui dépasse largement les frontiéres de laphilosophie hellénistique et que l'on retrouve, par exemple, à notreépoque, dans les controverses qui opposent psychanalystes de stricteobservance et psychiatres comportementalistes. À l'intérieur mêmede l'école stoïcienne, le scholarque Cléanthe avait trouvé unesolution de conciliation, qui consistait à dire que la direction pratiquea, elle aussi, son utilité, mais qu'elle est sans force si elle ne dérivepas de principes universels. Quand quelqu'un vit à un stade primaire— j'emploie ici encore le terme dans un sens quasi psychanalytique— de la vie selon la nature, est-il possible pour le faire passer au stadesupérieur, celui de la vie rationnelle, qui est le propre de l'homme, dedéfinir une stratégie évolutive qui sache, en quelque sorte jouer sur

les deux tableaux, celui du travail sur l'intériorité et celui del'accomplissement d'actions considérées comme moralementconvenables?C'est précisément ce que Sénèque va tenter, dans la tradition deCléanthe, et qu'il exprime à son habitude selon une métaphore, priseà la médecine: “Garde-toi d'exposer tout d'un coup ta vue affaiblieau jour brutal, passe des ténèbres d'abord à la pénombre; puis, osedavantage et, par degrés, accoutume-toi à supporter la pleinelumiére”.32 On pourra toujours mettre son argumentation au compte,

ou au débit, selon les goûts, du trop fameux pragmatisme romain.Elle m'apparaît, en tout cas, remarquable par sa cohérence et par cequ'elle suppose de familiarité avec un système stoïcien dont elleexploite toutes les possiblités.Que dit, en effet, Sénèque? Tout d'abord, que la nature ne nousenseigne pas ce que chaque devoir exige de nous: quid autem cuiquedebeatur officio, natura non docet.33 Autrement dit, il ne faut pasdifférencier de manière trop rigide la sagesse qui est liberté et lesactions convenables, les kathekonta qui apparaissent inscrits dansl'ordre naturel. Il y a déjà au niveau des kathekonta une imprécision,un jeu qui ne met pas en oeuvre la liberté, puisque celle-cin'appartient qu'au sage, mais qui peut être un apprentissage de laliberté. Les préceptes rafraichissent la mémoire et ils font que la

31 Ibid., 5.32 Ibid., 20.33 Ibid., 18. 

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réflexion se porte de manière précise sur des thèmes quin'évoquaient qu'une idée confuse. Le meilleur exemple de cettepédagogie nous est donné par Sénèque lui-même dans le De beneficiis. La nature a doté l'homme d'un instinct social qui fait qu'iléprouve une bienveillance pour ses semblables qui s'étend parcercles concentriques de sa famille à l'humanité tout entière. Maiscette bienveillance qu'il porte naturellement en lui, à l'égard de qui etcomment l'exercer? c'est ce que les préceptes ont pour fonctiond'enseigner.Un second argument de Sénèque nous ramène à la phrase de Cicéronque j'ai citée précédemment: est quoddam commune officium sapientis etinsipientis.34 Reprenant la métaphore médicale, Sénèque affirme qu'il

y a des choses qui sont communes à l'homme malade et au bienportant et qu'elles sont l'objet de préceptes. A partir du moment oùcertaines actions sont communes au sage et au non-sage, même sielles sont faites dans des esprits différents, elles peuvent faire l'objetd'un enseignement. À quel niveau précis se situe l'efficacité de cespréceptes? Sénèque considére-t-il qu'à force d'accomplir des actionsconvenables le non-sage deviendra un jour sage, un peu commePascal conseille au libertin de commencer par faire les gestes decroyant? Rien dans cette lettre 94 ne prouve qu'il soit allé jusque là,

ce qui constituerait assurément une déviation par rapport à ladoctrine stoïcienne. Mais indiscutablement il y a tout de mêmequelque chose qui va dans ce sens et la meilleure preuve en est queson correspondant dans sa réponse lui demande de préciser si laparénétique suffit à faire un sage accompli. D'où dans la lettre 95, ladéfinition beaucoup plus nette d'une position moyenne, qui s'inscritdans la tradition de Cléanthe:35 “les préceptes concourent à l'actemoral, mais à eux seuls ils ne le créent pas”. Si l'on n'a pas fait letravail de perfectionnement intérieur qui permet d'éviter de chasserles opinions erronées, le précepte sera sans effet sur un sujet aumieux désemparé, hésitant, au pire totalement impermeable auxconseils qui lui seront donnés.La position médiane de Sénèque, si nettement marqué par l'existencede ces deux lettres distinctes, pose un problème philosophique, dont

34 Cf. supra, p.8. 35 Ep., 95, 6.

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lui-même semble avoir eu conscience, celui des modalités précises del'articulation entre, d'une part, l'éducation par la réflexion et, d'autrepart, les préceptes. Plutôt que d'analyser plus profondément cettedifficulté, il choisit d'en proposer une explication de caractérehistorique. Si les préceptes, dit-il, sont devenus nécessaires, c'estparce que la civilisation humaine est devenue plus raffinée, pluscomplexe et donc plus dangereuse: “aujourd'hui, dit-il, il faut unappareil de défense en rapport avec la véhémence des maux quinous assaillent“.36 Tout se passe donc pour lui comme si l'humanitédans son ensemble vivait le processus qui est celui de tout êtrehumain, à savoir le passage d'un état initial d'harmonie avec lanature à une phase dans laquelle l'accès à la pleine raison se trouve

entravé par les passions. Mais en choisissant cette démarchehistorique, Sénèque ne fait, me semble-t-il, que déplacer le problème,que l'on reformulera ainsi: si les lois, qui devraient être les praeceptades communautés humaines ont été perverties, ”c'est par senatusconsultes, c'est par décrets du peuple que les atrocités seconsomment”, dit-il lui-même37 —comment la philosophie pourrait-elle à elle toute seule devenir règle de vie de l'humanité?• BIBLIOGRAPHIE

Bett, R., “What did Pyrrho think about „The Nature of the Divine andthe Good‟”, Phronesis, 1994, 39, pp.Decleva Caizzi, F., “Aenesidemus and the Academy”, CQ, 42, 1992. _____________, Pirrone. Testimonianze, Naples, 1981.F. Cossuta, Le scepticisme, Paris, 1994.Lévy, C. et L. Pernot, éds, Dire l'évidence, à paraître chez L'Harmattanen 1997.Lévy, C., Cicero  Academicus, Rome, 1992.Loppolo, A., Aristone di Chio e lo stoicismo antico, Naples, 1980.Striker, G. et M. Schofield, éds, The norms of nature, Cambridge etParis, 1986.

36 Ibid., 14.37 Ibid., 30.

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