37
NATURE HUMAINE ET CHOIX RATIONNEL : PARETO CONTRE WALRAS ? Documents de travail GREDEG GREDEG Working Papers Series Richard Arena Ludovic Ragni GREDEG WP No. 2019-06 https://ideas.repec.org/s/gre/wpaper.html Les opinions exprimées dans la série des Documents de travail GREDEG sont celles des auteurs et ne reflèlent pas nécessairement celles de l’institution. Les documents n’ont pas été soumis à un rapport formel et sont donc inclus dans cette série pour obtenir des commentaires et encourager la discussion. Les droits sur les documents appartiennent aux auteurs. The views expressed in the GREDEG Working Paper Series are those of the author(s) and do not necessarily reflect those of the institution. The Working Papers have not undergone formal review and approval. Such papers are included in this series to elicit feedback and to encourage debate. Copyright belongs to the author(s).

Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

Nature humaiNe et choix ratioNNel : Pareto coNtre Walras ?

Documents de travail GREDEG GREDEG Working Papers Series

Richard ArenaLudovic Ragni

GREDEG WP No. 2019-06https://ideas.repec.org/s/gre/wpaper.html

Les opinions exprimées dans la série des Documents de travail GREDEG sont celles des auteurs et ne reflèlent pas nécessairement celles de l’institution. Les documents n’ont pas été soumis à un rapport formel et sont donc inclus dans cette série pour obtenir des commentaires et encourager la discussion. Les droits sur les documents appartiennent aux auteurs.

The views expressed in the GREDEG Working Paper Series are those of the author(s) and do not necessarily reflect those of the institution. The Working Papers have not undergone formal review and approval. Such papers are included in this series to elicit feedback and to encourage debate. Copyright belongs to the author(s).

Page 2: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

1

Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre Walras ?

Richard ARENA et Ludovic RAGNI

Université Côte d’Azur, CNRS, GREDEG

GREDEG Working Paper No. 2019-06

Summary

The article shows that there is a profound contrast between the concepts of economics that Walras and Pareto support. This contrast is based on the way each author views human nature and, from this the pricing mechanisms and forms of rationality they assign to the agents. We show that Walras’ approach to human nature structures the connection he proposes between pure, applied and social economics while Pareto’s leads him to methodologically separate his pure economics from his sociology. According to Walras the starting point of the study of economics is not market exchange between rational individuals as many authors propose, but a specific conception of human nature that promotes a synthesis between pure and social economies. However, we show that Pareto separates pure economics and sociology by means of specific representations of real man and homo œconomicus. These differences imply that Walras and Pareto’s works no longer be related in the same way to the Lausanne School.

Résumé

L’article montre qu’il existe une opposition profonde entre les conceptions de l’économie que Walras et Pareto défendent. Cette opposition repose sur la manière dont les deux auteurs envisagent la nature humaine et, à partir de celle-ci, les mécanismes de formation des prix et les formes de rationalité qu’ils prêtent aux agents. Nous montrons que la manière dont Walras appréhende la nature humaine structure l’articulation qu’il propose entre économie pure, appliquée et sociale alors que celle de Pareto le conduit à séparer méthodologiquement son économie pure de sa sociologie. Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme nombre d’auteurs le défende mais une conception spécifique de la nature humaine qui favorise la synthèse entre ses économies pure et sociale. En revanche, on montre que Pareto sépare économie pure et sociologie à partir de représentations spécifiques de l’homme réel d’une part et de l’homo œconomicus d’autre part. Ces différences impliquent de ne plus rattacher de la même manière les œuvres de Walras et de Pareto à l’Ecole de Lausanne. Key Word: Walras, Pareto, Lausanne School, Human Nature, Sociology, Rationality

Page 3: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

2

« Pareto contre Walras », cette assertion, du point de vue de l’histoire de la pensée

économique contemporaine n’a rien de nouveau. Ainsi, il y a déjà vingt ans, Philippe Steiner

avait fait de cette formule la partie principale d’un article largement consacré aux critiques

que s’adressèrent Vilfredo Pareto et Léon Walras (Steiner, 1994). Ces critiques apparaissent

rarement dans les contributions scientifiques de ces deux auteurs. On les trouve en revanche

dans les courriers qu’ils échangèrent et, plus largement, dans ceux qu’ils eurent avec d’autres

économistes. Le domaine principal, mais non exclusif, du désaccord entre Pareto et Walras et

qui est identifié par Steiner, portait sur l’économie sociale et la manière dont Walras justifiait

d’en traiter du point de vue méthodologique. Depuis, d’autres contributions ont défendu

également la thèse d’une opposition entre les deux fondateurs de ce qu’il est convenu

d’appeler l’Ecole de Lausanne. Ainsi, Pascal Bridel et Fiorenzo Mornati ont consacré en 2009

un article à l’opinion de Pareto concernant le projet économique de Walras. Ce travail fait

écho aux contributions de Mornati (1999) ou de Legris et Ragni (1999). De même, des

analyses plus récentes (Marchionatti et Mornati, 2007 ; Monti, 2009 ; Bee, 2013 et Arena,

2014) ont contribué à modifier notre perception des œuvres de Walras et de Pareto dans un

sens qui tend à rendre de plus en plus distincts leurs projets respectifs. Cette tendance de la

littérature peut toutefois sembler surprenante pour qui garde à l’esprit le point de vue

longtemps dominant de l’affirmation de l’existence d’une Ecole de Lausanne et de sa

signification.

Pareto a en effet très longtemps été présenté comme le disciple et le continuateur de

Walras. Trois interprétations différentes de la relation entre les deux auteurs ont largement

contribué à consolider cette opinion.

- Pour certains, à une époque déjà ancienne, il convenait d’enrôler Walras et Pareto dans

l’armée largement anonyme des fondateurs du marginalisme et des précurseurs de la théorie

de l’utilité marginale. C’est par exemple la conception développée dès 1938 par un historien

de la pensée comme Erich Roll (Roll, 1938) qui, parmi d’autres, a contribué à ne pas opérer

de grandes distinctions entre les deux auteurs.

- Pour d’autres, l’Ecole de Lausanne correspond à une version homogène de l’analyse

économique selon laquelle Walras et Pareto auraient développé des théories tantôt

semblables, tantôt complémentaires participant à une même construction intellectuelle1. Cette

conception s’est avérée plus durable puisque des auteurs aussi différents que le français

                                                            1 A cet égard le titre et le contenu de l’article proposé par Henry Schultz en 1932 Marginal Productivity and the Lausanne School, est à la fois particulièrement évocateur d’une certaine unité du programme de recherche de l’Ecole de Lausanne en économie mathématique et des points de désaccord techniques concernant la théorie de la productivité marginale entre Walras et Pareto.

Page 4: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

3

Bourcier de Carbon (1972, 1979), les américains Ekelund et Hebert (1983) et le britannique

Backhouse (2002) ont contribué à la défendre. En revanche, une approche beaucoup plus

nuancée et critique de l’hypothèse et de la signification même d’une Ecole de Lausanne,

regroupée autour d’une pensé suffisamment unifiée entre Walras et Pareto, a été proposée par

Busino et Bridel (1987) puis par Bridel (2010) 2.

- Enfin, la défense de l’existence de l’Ecole de Lausanne, vue comme la préfiguration du

programme de recherches néo-walrassien a été introduite dès 1954 par Schumpeter (Arena,

2006, 2014). Le même point de vue a été retenu par les principaux auteurs ayant contribué à

développer la théorie de l’équilibre général et à laquelle il faut associer les noms de Debreu,

Arrow ou Hahn notamment. Roger Guesnerie illustre parfaitement cette vision des choses

lorsqu’il associe implicitement Walras et Pareto à l’Ecole de Lausanne :

Pour mieux illustrer mon sentiment, il est utile de revenir à ce que je considère comme un effort exemplaire et un succès de la mathématisation contemporaine : à savoir les études de l’équilibre concurrentiel dans la tradition, déjà formalisée, de l’école de Lausanne. La rigueur exigeante mise à l’examen de la validité logique et de la portée des propositions a transfiguré le modèle walrassien en modèle d’Arrow-Debreu en faisant ce qui est d’une certaine manière une construction sans équivalent dans les Sciences Sociales. Les résultats de ce travail appartiennent à mon sens au patrimoine de la discipline. Parce qu’ils ont précisé les intuitions des pères fondateurs sur des points cruciaux – les caractéristiques technologiques, la nature des biens, la distinction clarifiée entre le normatif et le positif, la stabilité et la multiplicité de l’équilibre. Parce qu’ils ont très significativement élargi la portée du modèle initial (…). De façon encore plus essentielle en épurant et clarifiant le message des modèles de l’Ecole de Lausanne, la formalisation contemporaine a mis plus clairement en évidence sa place centrale dans le ‘logiciel’ de l’économiste. (Guesnerie, 1995, 97-98)

L’opinion que nous défendrons dans cet article sera différente des précédentes. Nous ne

défendrons pas la thèse d’une compatibilité ou d’une complémentarité entre les œuvres

respectives de Walras et de Pareto. Nous privilégierons au contraire celle des commentateurs

qui ont pris au sérieux les critiques que se sont adressées les deux auteurs. Nous retiendrons

une raison différente de celles qui viennent d’être esquissées et qui peut expliquer leur

opposition intellectuelle. Pour nous, l’origine de cette opposition est profonde ; elle relève de

la conception très différente que Walras et Pareto attribuent respectivement à la rationalité

économique et à la compréhension des mécanismes de formation des prix. Cette opposition

repose notamment sur une conception différente de la nature humaine qui structure

                                                            2 Ces travaux font notamment suite à celui de Claude Ménard qui s’interrogeait, en des termes shakespeariens, sur le fait de savoir si l’Ecole de Lausanne a véritablement existé « To be or not to be …a School ? » (Ménard 1990, 97). D’un autre côté, Pascal Boninsegni, qui est souvent considéré comme le « troisième » membre de l’Ecole de Lausanne, a certainement contribué à faire en sorte que cette idée passe à la postérité. Boninsegni indique en effet, dans le discours qu’il prononça lors du jubilé de Pareto le 6 juillet 1917 : « Permettez-moi tout d’abord de rappeler la mémoire du fondateur de l’Ecole d’économie politique de dites de Lausanne, M. Léon Walras. » (Boninsegni, [Pareto, 1975.b], 26).

Page 5: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

4

l’articulation entre économie pure, appliquée et sociale pour Walras et qui contribue à séparer

l’économie pure et sociologie pour Pareto3.

Dans cette perspective nous montrons que, pour Walras, le point de départ de l’étude de

l’économie et de la société n’est pas un échange marchand qui permet la rencontre d’individus

rationnels comme trop de commentateurs l’on prétendu et le prétendent encore. L’échange

marchand est en fait pour Walras une caractérisation de la nature humaine (section 1). Walras

considère en effet que l’échange est un phénomène « naturel » et non pas un phénomène

contractuel et « humanitaire ». Il convient donc d’étudier pourquoi il fonde la nature humaine

sur une conception spécifique de la personnalité morale des hommes et de la division du

travail (1.1). Nous en déduisons que ce n’est pas ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la

théorie du choix rationnel qui constitue le fondement premier de la conception walrassienne

de l’échange. Cette conclusion est d’ailleurs corroborée par l’analyse historique que William

Jaffé propose de la démarche de Walras (1.2). Nous montrons que, pour notre auteur, la

rationalité des individus est d’abord opposée à celle strictement individualiste que défendent

les partisans du ‘spiritualisme’ et qu’elle emprunte largement à l’approche ‘rationaliste’. Par

rapport à cette dernière, il conviendra ensuite de distinguer une dimension physiologique et

une dimension psychologique de la rationalité (1.3). La première de ces dimensions permet de

comprendre le concept de division du travail chez Walras tandis que la seconde repose sur une

conception spécifique de la psychologie humaine (1.4). Nous mettons ensuite en évidence

comment cette conception suppose de distinguer entre ‘sensibilité’ et liberté et comment la

liberté (ou le libre-arbitre pour Walras) permet enfin de penser les choix individuels au sein

d’un équilibre économique général (1.5). Il devient alors possible de définir la place qu’il faut

accorder à la théorie du choix rationnel dans les Eléments d’économie politique pure (1.6).

Nous nous attachons ensuite à mettre en évidence que la conception de la nature humaine à

laquelle Pareto se réfère repose sur un découpage disciplinaire et méthodologique spécifique

qui implique de séparer strictement, à l’inverse de Walras, l’homme réel de l’homo

œconomicus (section 2). Nous montrons que, pour Pareto, les choix individuels reposent sur

un principe d’abstraction nécessaire qui le conduit à faire de l’économie pure une discipline

autonome (2.1). Nous indiquons ensuite pourquoi l’autonomie de l’économie pure par rapport

à la sociologie repose d’abord sur la distinction que Pareto propose entre actions logiques

propre à l’homo economicus et actions non-logiques propres à l’homo sociologicus (2.2).

Cette distinction dépend aussi de la manière dont Pareto envisage méthodologiquement la

                                                            3 Deux auteurs au moins ont abordé la problématique de la nature humaine chez Pareto (Tarascio, 1993) et chez Walras (Walker, 2004).

Page 6: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

5

psychologie qu’il place lui-même hors du champ de ses analyses sociologiques (2.3). Enfin,

nous montrons pour quelles raisons le point de vue précédent est corroboré par les rapports

qu’entretiennent les catégories de résidus et de dérivations que Pareto développe pour traiter

de la nature humaine et qui confirment l’autonomie de son économie pure par rapport à sa

sociologie (2.4). Section 3 propose que remarques conclusives.

1. Léon Walras : nature humaine et rôle des marchés

Contrairement à ce qui est encore affirmé, le point de départ de l’économie pure de Walras

n’est pas la question de la recherche d’une coordination optimale entre agents rationnels mais

celle du mode de fonctionnement des mécanismes de marché observés. Souvent, en effet, il

est rappelé à juste titre que la première leçon analytique des Eléments consiste à développer

une étude de l’échange bilatéral (Eléments, 3è leçon). Cette logique de l’échange bilatéral est

ensuite spécifiée à la 5è leçon de l’ouvrage consacrée à l’échange sur des marchés de libre

concurrence en termes d’offre et de demande effective (marchés boursiers d’enchères à la

hausse ou à la baisse ou marchés de l’échange de l’avoine contre du blé). Walras étend ensuite

son raisonnement à l’élaboration de courbes d’offre et de demande effectives (6è et 7è leçon).

En aucun cas il n’envisage, à ce stade son raisonnement, des consommateurs qui

maximiseraient des fonctions d’utilité sous contrainte pour déterminer leur fonction de

demande. Cette observation a attiré l’attention des commentateurs quant à l’usage que Walras

fait des mathématiques (Lallement, 2004 ; Ragni, 2011, 2018 ; Arena, 2014). Reprenons une

nouvelle fois le célèbre passage des Eléments qui traite de cette problématique : Wheat is worth 24 francs a hectolitre. We observe, first of all, that this fact partakes of the character of natural phenomenon (stressed by Walras). This particular value of wheat in terms of money, that is to say, this price of wheat, does not result either from the will of the buyer or from the will of the seller or from any agreement between the two. (…) Thus, any value in exchange, one established, partakes of the character of a natural phenomenon, natural in its origins, natural in its manifestations and natural in essence. If wheat and silver have any value at all, it is because they are scarce, that is, useful and limited in quantity - both of these conditions being natural. If wheat and silver have a definite value with respect to each other, it is because they are, each of them, more or less scarce, that is, more or less useful and more or less limited in quantity - again the same tow natural conditions mentioned above. That does not mean that we have no control over prices. Because gravity is a natural phenomenon and obeys nature laws, it does not follow that all we can do is to watch it operate. We can either resist it or give it free rein, whichever we please, but we cannot change its essence or its laws. (Walras, [1874] 2003, 69)

La citation précédente a souvent été justifiée (Lallement, 2004, 231-232) à partir d’autres

arguments que Walras développe à propos de l’échange :

Value in exchange is thus a magnitude, which, as we now see, is measurable. If the object of mathematics in general is to study magnitude of this king, the theory of value in exchange is really a magnitude of mathematics which mathematicians have hitherto neglected and left undeveloped.

Page 7: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

6

It must be evident to the reader from the previous discussion that I do not claim that this science constitutes the whole off economics. Force and velocity are also measurable magnitude, but the mathematical theory of force and velocity is not the whole of mechanics. Nevertheless, pure mechanics surely ought to precede applied mechanics. Similarly, given the pure theory of economics, it must precede applied economics; and this pure theory of economics, is a science which resembles the physico-mathematical sciences in every respect. (…) If pure theory of economics or the theory of exchange and value in exchange, that is, the theory of social wealth considered by itself, is a physico-mathematical science like mechanics or hydrodynamics, then economics should not be afraid to use the methods and language of mathematics (Walras, [1974] 2003: 71).

L’auteur des Eléments propose alors plusieurs arguments qui conduisent à assimiler

l’économie pure à une « science physico-mathématique » ou, en d’autres termes, à une

science naturelle. Ainsi, l’économie est une science mathématique car son objet et ses agents

sont plus proches de ceux d’une science naturelle que de ceux d’une science sociale. Pour le

comprendre, il faut revenir sur la manière dont Walras distingue les sciences « naturelles »

des sciences « humanitaires ». Les premières concernent l’étude des phénomènes que la

nature impose et qui sont indépendants de toute forme d’action ou d’influence humaine. A

l’inverse, les secondes concernent l’étude des phénomènes liés à l’exercice du libre-arbitre

sans que cet exercice supporte des actions entièrement autonomes. Dans ce contexte, les

sciences pures sont toujours naturelles selon Walras parce qu’elles traitent des relations entre

les choses et non pas des relations entre les personnes et les choses. Pour cette raison,

l’économie est qualifiée de science, à la fois pure et naturelle, parce qu’elle traite de « faits

naturels » et non de « faits humanitaires » ou de « faits sociaux » :

Now, the first point to notice is that we may divide the facts of our universe into two categories: those which result from the paly of the blind and ineluctable force of the nature and those which result from the exercise of human will a force that is free and cognitive. Facts of the first category are found in nature, and that is why we call them natural phenomena. Facts of the second category are found in man, and that is why we call them human phenomena. (Walras, [1874] 2003, 61)

Or, pour Walras, le processus qui permet la formation des valeurs d’échange, comme cela

est le cas du prix en argent d’un l’hectolitre de blé, n’est pas un « fait moral » mais un « fait

naturel ». Plusieurs raisons expliquent cette remarque a priori un peu surprenante. Tout

d’abord, pour Walras, la société comme l’échange ne sont pas les résultats de l’interaction

entre les individus mais des « faits naturels ». Walras défend ce point de vue dès le Cours

d’économie sociale en 1871 (Walras, [1886] 1996) et continue à le défendre dans les Etudes

d’économie sociale en 1896 (Walras, [1896] 2010).

It was the idea of the philosophers of the eighteenth century, and it is still the idea of most of the writers of our time, that society is a conventional and optional fact, and certainly not a natural or necessary one. According of this view, a time came man came out of the natural state to the natural state to enter the social state, so this state rest on the pact or social contract. (Walras, [1886] 1996, 206 and Walras, [1896] 2010, 99)

Confirmant l’opinion précédente notre auteur refusa toujours de retenir une conception

‘contractualiste’ de la société et de l’échange. C’est là une raison supplémentaire qui permet

Page 8: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

7

comprendre pourquoi son explication des mécanismes de l’échange implique de recourir aux

mathématiques. Pour Walras, l’échange doit en effet s’interpréter comme une relation entre

les choses et, en ce sens, il relève d’une analyse fondamentalement objective et quantifiable

ce qui n’est pas le cas pour des relations entre les hommes ou entre les hommes et les choses.

La solution proposée par l’auteur des Eléments est donc drastique : l’économie pure (et non

l’économie appliquée ou l’économie sociale) est une science mathématique qui exclut, par

définition, toute influence des comportements qui émanent des agents. Cela signifie-t-il que

Walras n’accordait aucune place aux agents individuels lorsqu’il cherche à concevoir la

société et l’échange ? La réponse est bien sûr négative. Pour le comprendre, il faut

momentanément abandonner les Eléments et revenir au Cours d’Economie Sociale et aux

Etudes d’économie sociale où l’on trouve une véritable analyse de ce qui est au cœur de

l’activité humaine selon Walras. Cette activité transparait avec netteté dans la manière dont il

définit la division du travail et envisage la personnalité morale des hommes. Elle transparait

également dans la manière dont il envisage d’en traiter d’un point de vue épistémologique à

partir de 1893 c’est à dire au moment où il en vint à concevoir les relations entre les hommes

et les choses puis les relations entre les hommes comme les objets d’une science pure morale.

1.1 Division du travail et personnalité morale de l’homme chez Walras

Dans le Cours d’Economie Sociale, le véritable point de départ de l’analyse walrassienne

de la société et du marché consiste à définir l’être humain en le distinguant de l’animal.

Walras en déduit que l’homme se caractérise notamment par sa personnalité morale et son

aptitude à la division du travail (Walras, [1886] 1996, 94). Personnalité morale de l’homme et

division du travail sont envisagées comme des faits naturels :

The facts of aptitude for the division of labor and moral personality from the difference between man and animal and man’s physiological and psychological superior over later. These two natural facts are therefor the basis of all human facts. Man’s aptitude for the division of labor constitutes a necessary condition of existence. Man’s moral personality reveals itself, in regard to manifestations of sensibility, by the unselfish emotions of sympathy or the aesthetic sense. (Walras, [1871-92] 1996, 89 and Walras, [1896] 2010, 67).

Personnalité morale de l’homme et division du travail sont donc les deux traits de la nature

humaine qui permettent aux hommes d’être à la fois différents et supérieurs aux animaux. En

outre, la division du travail n’est pas le résultat d’un processus d’apprentissage comme elle

pouvait l’être chez Smith ou Marshall. Elle est un trait caractéristique et naturel de l’homme :

Such is the nature of that fact of division of labor. It is surely a natural fact insofar as it no more depends on our choice that we divide labors or not than it depends on our choice that we divide labor or not than it depends on us to choose to be bipeds, quadrupeds, tow-handed of four-handed. (Walras, [1886] 1996, 119 and Walras, [1896] 2010, 69-70)

Page 9: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

8

Ainsi, pour Walras, loin d’être le résultat d’un comportement individuel, la division du

travail n’a rien de subjectif, elle ne résulte pas non plus d’un processus de décision optimal et

rationnel. Elle est, dira l’auteur, un « fait naturel et non point libre » (Walras, [1886] 1996,

120). Les raisons de cette constatation sont parfaitement objectives pour Walras qui considère

que la division du travail est la condition de la survie de l’espèce humaine :

The specificity of the jobs is not a conventional practice or an optimal possibility; it is, for him, the primary and inevitable condition for his existence and subsistence. (Walras, [1886] 1996, 120 and Walras, [1896] 2010, 70)

Comme le concept de division du travail, celui de ‘personnalité morale’ contribue à

distinguer les hommes des animaux. Mais, là encore, il n’est question ni de libre-arbitre, ni

d’envisager d’une quelconque préfiguration analytique menée en termes de choix individuel

et rationnel pour en rendre compte. Walras mobilise en fait ce que nous appellerions

aujourd’hui deux sciences sociales voisines de l’économie, à savoir, la psychologie et la

sociologie pour traiter de la division du travail et de la personnalité morale des hommes :

La personne morale est donc une plante au développement de laquelle deux éléments sont nécessaires : un germe qui est l’homme psychologique, c’est-à-dire l’âme humaine avec ses facultés, et un terrain qui est la société avec ses institutions et ses traditions. (Walras, [1886] 1996, 143)

L’une des raisons qui explique pourquoi la personnalité morale et la division du travail

constituent les fondements de la distinction entre les hommes et les animaux est aussi liée au

fait que la volonté des premiers est “ consciente et libre ” alors que celle des seconds est “

instinctive et inéluctable ” (Walras, [1896] 1990, 101 ; Walras [1896] 2010, 77).

Une fois de plus, la référence à la nature l’emporte sur une approche abstraite et

subjectiviste des décisions humaines. Mais la nature peut ensuite engendrer le libre-arbitre. Le

libre-arbitre n’est donc que la conséquence d’un fait naturel de sorte qu’il convient de ne

l’aborder que dans un deuxième temps :

Man is said to be a free and rational being; that is to say, a moral person in contrast will all the other beings that are only things, neither free nor rational. (Walras, [1896] 2010, 24)

En d’autres termes, la division du travail et la personnalité morale sont des faits naturels

pour Walras qui peuvent à leur tour engendrer des faits humanitaires liés au libre-arbitre

(ibid., 69).

1.2 William Jaffé et l’utilité chez Léon Walras

Les remarques précédentes peuvent être complétées à partir d’une relecture des notes que

William Jaffé a proposé pour expliquer « la naissance des Elements of pure Economics »

Page 10: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

9

(Jaffé, [1971] 1983, 78 and 81). Ces notes confirment que le point de départ de la démarche

de Walras ne fût jamais un ensemble d’axiomes ou d’hypothèses relatif aux choix rationnels

et individuels des agents. Pour Jaffé, l’intention de Walras dans les Eléments consistait avant

tout à traiter de l’échange comme un « fait naturel ». Pour comprendre le sens des notes de

Jaffé, il suffit de relire une autre de ses contribution extrêmement utile (Jaffé, [1976] 1983,

314). Selon Jaffé, aucune des premières sources d’inspiration de Walras

offered the slightest clue to a marginal utility theory of value or, indeed, to the need for such a theory to which Léon Walras was awakened (…) by his father, Auguste Walras. As late as January 1872, when Léon Walras was called upon to draft an outline for a series of lectures to be delivered in Geneva, he was able to sketch a pure theory of interconnected markets though he still had no notion of how to relate utility to demand. The best he could do at that stage was to identify the utility curve with the market (!) demand curve in the manner of Dupuit and then take the slope of the same demand curve as an index of what he called ‘utilité d’intensité’, the very term he later used in § 74 of Elements to describe marginal utility proper. So long as he had nothing but this paltry technical apparatus at his disposal, he wisely concluded that it was impossible to elucidate further the relationship between ‘absolute value’ and demand, especially since the intensive dimension of utility seemed unmeasurable. That, indeed, was the state of confusion in which he found himself in trying to cope with the problem of utility and value until his colleague, Paul Piccard, a professor of mechanics at Lausanne, came to his rescue toward the end of 1872 by showing him how to construe utility and its derivative with respect to quantity mathematically and how to apply the equi-marginal rule to the theory of value in exchange. (…) It cannot be emphasized enough that what Walras was after was the completion of his competitive market model and not the elaboration of a theory of subjective valuation in consumption. (Jaffé, [1976] 1983, 314-315)

Ce rappel historique confirme que la préoccupation principale de Walras a bien été, dès

l’origine, d’élaboration une représentation des mécanismes de formation des prix sur le

marché analysé comme un « fait naturel » et non pas celle d’une théorie du choix rationnel :

In Walras, the theorem of proportionality of raretés to parametric market prices was used to derive individual demand and offer functions which, when aggregated over all individuals, served to determine equilibrium prices in a pre-specified perfectly competitive market system. In Jevons, per contra, there is no analysis of the operations of the market mechanism by which his ‘consequent ratio of exchange’ is arrived at. (Jaffé, [1976] 1983, 317)

On comprend alors pourquoi Walras peut opérer une comparaison entre l’économie pure

telle qu’il la définit et la mécanique classique et de concevoir l’économie comme une

« physico-mathématique ». Cette comparaison illustre le contenu objectif que les mécanismes

de fonctionnement des marchés véhiculent :

When I say, for instance, that things tend to increase or decrease in value according to whether their quantity demanded decreases or increases in comparison with their quantity supplied in the market, I am starting a law of the same order as when I say that bodies tend to fall into the direction of center of the earth with a speed increasing with time. (Walras, [1896] 2010, 23)

C’est par rapport à cette conception du marché qu’il faut resituer la manière dont Walras

envisage la rationalité des individus.

1.3 La rationalité individuelle selon Léon Walras

A ce stade de notre analyse, la rationalité économique individuelle n’a pas été envisagée

dans l’approche que nous avons proposée de l’œuvre de Walras. Il convient donc d’en

Page 11: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

10

appréhender les déterminants pour comprendre quels types de comportements notre auteur

prête aux individus. Pour ce faire, nous pouvons rappeler que la manière dont Walras

appréhende la personnalité morale des hommes implique la prise en compte d’agents

« raisonnables et libres ». Cela ne signifie pas que Walras adhérait à ce qu’il appelait lui-

même l’approche « spiritualiste » :

For the spiritualism, man deliberates, finds a solution, and act exclusively in accordance with his free will his acts are personally imputable to him and he is responsible for them. From this point of view, the moral destiny of man is absolutely individual, and, at the same time, all human destinies are independent of one another. The individual is only theatre of moral facts, which are all individual facts; at the same time, he is the only social type. (Walras, [1896] 1990, 82 and 2010, 58)

A cette manière de concevoir le spiritualisme, Walras opposait en effet sa propre

conception du « rationalisme ».

On the contrary, for rationalism, man deliberates finds a solution, and acts partly in accordance with his own will and in absolute liberty, and partly in accordance with the social conditions in which his will may act, under the authority of an inevitable necessity; his acts are therefore partially imputable to him personally, but partially imputable to the community or social collectivity of which he is a member. He is partially personally responsible, but partially responsible in common with others or collectively [stressed by us]. (Walras, [1896] 2010, 58-59)

A l’évidence, le rationalisme walrassien implique d’admettre que les comportements

humains résultent de la combinaison de deux influences. L’une est individuelle au sens où les

influences entre les personnes se combinent pour exercer un effet sur l’état de la société.

L’autre résulte de l’influence d’une entité que Walras nomme la « société » et qui conditionne

les individus (ibid., 82). Dans cette perspective, Walras rejette « l’individualisme absolu, qu’il

soit matérialiste ou qu’il soit spiritualiste » (ibid., 82) :

We must call a man considered when abstraction is made of the society to which he belongs an individual, in other words each moral person considered as achieving a destiny independent of all other men. Further, we must call the society considered wen abstraction is made of the people forming it general conditions, in other words the social environment of individual activity. However, the latter two terms are easy to understand wen mentioning two other ones. Indeed, we must call the natural and indispensable agent in which the general social conditions are the State. So, defined, the State will represent the totally of all moral persons considered as achieving destinies in solidarity with one other. Finally, we must call the natural and necessary result of individual’s activity exercised within the environment of the general social conditions particular personal positions. (Walras, [1896] 2010, 99-100)

On retrouve ici le couple personne morale/division du travail. La division du travail permet

de définir ce que Walras appelle “ l’homme physiologique ” (Walras, [1896] 2010, 70):

Therefore, it is not enough to state the division of labor is a natural fact and not a matter of choice. Somethings has to be added. It is not only involuntarily and to enable his faculties to exceed his needs that a man devotes himself to a special task. The specificity of the jobs is not a conventional practice or an optional possibility; it is, for him, the primary and inevitable condition for his existence and subsistence. (Walras, (1896) 2010 :70)

La personnalité morale est aussi envisagée comme un fait naturel indépendant de tout

calcul d’optimisation :

Page 12: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

11

It consists in the fact of the moral personality of man leaps to the eye. It consists in the fact that man is being wholes three psychological faculties, feeling, intelligence, and free will, all have superior expressions, which are sympathetic love and aesthetic sense for feeling, understanding together with reason for intelligence, and consciousness and liberty for free will. (Walras, [1896] 2010, 70)

Ainsi, à « l’homme physiologique », s’ajoute « l’homme psychologique ». Il peut sembler

surprenant de trouver ainsi au centre de l’analyse des comportements humains que Walras

décrit une dimension psychologique et non pas la notion de choix rationnel. En effet, nombre

de commentateurs ont développé une vision du projet walrassien selon laquelle la rationalité

économique est au contraire au cœur d’une science « auto-contenue » (l’expression est de

Schumpeter) qui exclut toute référence à la psychologie. Schumpeter fût l’un des premiers à

défendre cette interprétation et à ouvrir la voie à l’économie pure néo-walrassienne moderne

(Arena, 2005) dont nous pouvons préciser les limites.

1.4 Léon Walras et la psychologie économique C’est dans la troisième leçon du Cours d’Economie Sociale que Walras n’hésite pas à

interpréter le concept de personnalité morale en recourant à la psychologie :

Ce qui précède étant dit sur l’homme physiologique, et sur son aptitude à la division du travail, je passe maintenant à l’homme psychologique et à sa personnalité morale. Il pourra paraître, à quelques personnes, fort singulier de rencontrer plusieurs chapitres de psychologie dans un traité d’économie politique et sociale. Ce n’est pas l’habitude d’aborder ces sujets ; mais je vous ai prévenus que, pour nous, nous ne nous en dispenserions pas. (Walras, [1871] 1996, 121)

Un exemple significatif de l’intérêt que Walras porte à la psychologie concerne la place

qu’il accorde aux concepts de « sensibilité » et d’« émotion ». Pour notre auteur, la sensibilité

correspond à l’ensemble des émotions, des plaisirs et des peines individuelles. Cette

sensibilité peut être physique et s’exprime alors par des sensations. Elle peut aussi être morale

et prendre la forme de sentiments (ibid., 122-123). Ces deux formes de sensibilité, qui

combinent sensations et sentiments, engendrent des émotions égoïstes et non égoïstes.

Walras n’appréciait guère les émotions égoïstes :

Le double développement de la sensibilité, au point de vue animal et instinctif, a pour principe l’amour de soi. C’est par suite de cette disposition fondamentale, origine commune de toutes les affections de la brute, que la sensibilité se porte vers le plaisir comme vers son bien et s’éloigne de la peine comme de son mal. Il n’y a à cet égard aucune différence entre nous et les animaux. Il est bien entendu, d’ailleurs, que je prends ici l’amour de soi dans le sens large et étendu déterminé par les limites du plus nécessaire et du plus légitime intérêt de conservation, et que je ne le confonds point avec l’égoïsme qui n’en est qu’une forme dégénérée, excessive et criminelle. (Ibid., 125)

La citation précédente est particulièrement intéressante. Elle montre que l’intérêt propre et

« autocentré » - pour reprendre une expression de Sen - ne doit pas occuper une place majeure

dans la manière d’envisager les comportements. En effet, l’égoïsme pour Walras contient une

dimension pathologique qui exclut qu’on l’utilise de manière normative sur le plan théorique.

Page 13: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

12

Ce point de vue est certainement corroboré par la méfiance dont il a toujours fait preuve à

l’égard de l’utilitarisme et des formes utilitaristes de la rationalité. A nouveau, Walras nous

entraine très loin d’une représentation de l’homme menée dans les termes de la théorie du

choix rationnel telle que l’envisage l’analyse économique traditionnelle.

Qu’en est-il des émotions non égoïstes ? En fait, ce type d’émotions est très proche de ce

que Sen (2005) a appelé la rationalité par engagement. On sait en effet que la rationalité par

engagement concerne les aspects du comportement humain qui conduisent les individus à

suivre des normes, à coopérer et à s’identifier à d’autres, parce qu’ils se sont engagés

tacitement ou publiquement à suivre de telles normes, quitte à en payer le prix en termes de

diminution de leur bien-être. Or, comme le note également Sen, la rationalité par engagement

est incompatible avec la rationalité usuelle. Les exemples que propose Walras confirment

cette incompatibilité. Il distingue en effet deux formes de sensibilité non égoïste. La première

est liée aux engagements moraux à l’égard des personnes. Elle inclut « les sentiments

familiaux, le patriotisme, l’amitié, l’amour » (ibid., 126) et correspond à ce que Walras

appelle, après Smith et avant Sen, « la sympathie » (ibid., 128). La seconde forme de

sensibilité concerne la nature (ibid., 126) parce qu’elle renvoie aux sentiments écologiques (si

on accepte d’utiliser cet adjectif contemporain) et aux sensations esthétiques. Walras l’appelle

« sens esthétique » (ibid., 128). Or, comme a pu le montrer de nos jours un sociologue comme

Raymond Boudon (1998), les sentiments non égoïstes ne peuvent être réduits à une forme

d’utilité espérée.

On voit ainsi apparaître chez Walras, particulièrement dans son Cours d’Economie Sociale,

une conception de la rationalité davantage fondée sur l’engagement que sur l’intérêt personnel

égoïste. En même temps, on peut noter l’attention que Walras porte à des thèmes qui

préoccupent les économistes contemporains tels que la place qu’il convient d’accorder aux

émotions, à l’altruisme et aux normes sociales dans les processus de décision individuels. Or,

ces thèmes contribuent aujourd’hui à remettre en cause le contenu de la théorie usuelle du

choix rationnel et viennent contredire l’idée que Walras en serait l’un des père-fondateurs et

qu’il serait, en quelque sorte, aveugle à toute d’explication des comportements qui ne

reposeraient pas sur une forme de rationalité parfaite. En fait, on découvre chez notre auteur

une volonté d’expliquer les comportements humains en recourant aux avancées de sciences

sociales alors naissantes comme la psychologie et la sociologie. Cette manière d’aborder la

problématique des comportements humains contraste, et, à de nombreux égards, contredit le

jugement de Schumpeter qui avait assimilé la contribution de Walras à une science

strictement « auto-contenue » et donc fermée aux autres sciences sociales.

Page 14: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

13

Au contraire, les références de Walras à la psychologie sont particulièrement évidentes

quand il s’agit pour lui de trouver un mode d’appréciation de l’utilité ou d’élargir le champ de

son épistémologie aux sciences pures morales. Walras réaffirme en effet en 1909 dans

Economie et Mécanique que l’économie est une science physico-mathématique mais aussi une

science psychico-mathématique. Il défend ce point de vue dans les Leçons publiques faites à

Paris dès 1867-1868 qu’il incorpora ensuite à l’ouvrage qu’il consacra à Théorie générale de

la société. Il est réaffirmé dans la 4è leçon des Etudes d’Economies Sociale lorsqu’il s’agit de

traiter « De l’Homme et de la Société » en 18964. Le titre de cette leçon est particulièrement

évocateur puisqu’il s’agit d’aborder l’analyse « De l’homme et de la destinée humaine du

double point de vue physiologico-économique et psychologico-moral ». Cette thèse repose sur

la distinction entre deux ensembles de faits susceptibles de faire l’objet de lois scientifiques.

Le premier ensemble renvoie à des faits qui sont extérieurs aux perceptions sensibles de

l’homme parce qu’ils se « déroulent en dehors de lui-même » et qu’ils « apparaissent à tout le

monde de la même manière, (de sorte) qu’il y a, pour chacun d’eux une unité objective et

collective, c’est-à-dire une grandeur, la même pour tout le monde, qui sert à les mesurer »

(Walras, [1908] 1987, 330). Ces faits font l’objet des sciences physico-mathématiques (ibid.,

330) et donc relèvent des sciences naturelles comme nous venons de l’indiquer. Le second

ensemble de faits concerne les perceptions auxquelles l’individu accède par ses sens. Ces faits

révèlent un caractère « de nature intime » à l’homme parce qu’ils « se passent en nous, notre

for intérieur en est le théâtre. D’où il résulte qu’ils n’apparaissent pas aux autres comme à

nous et que si chacun de nous peut les comparer entre eux sous le rapport de grandeur, soit de

l’intensité, les estimer plus grands ou plus intenses les uns que les autres, en un mot les

apprécier, cette appréciation reste subjective et individuelle. Nous les appellerons les faits

psychiques ; et ils sont objets des sciences psychico-mathématiques » (ibid., 331)5. Dès

lors pour Walras : « L’économie pure ne sera pas, si l’on veut une science physico-

mathématique ; et bien ! Elle sera une science psychico-mathématique » (ibid., 332).

1.5 Liberté des choix individuels, rationalité économique et équilibre économique général selon Léon Walras

Afin de parfaire notre argumentation il faut souligner que Walras ne considérait pas les

comportements sous l’angle de la seule sensibilité mais aussi sous celui de l’intelligence :

                                                            4 Cf. Walras, Etudes d’Economie Sociales 1990 : XIII et 89-107. 5 Cette conception de l’économie apparait dès 1893-96 dans Esquisse d’une doctrine économique et sociale (Walras, [1893-96] 1992, 417).

Page 15: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

14

il faut rapporter à l’intelligence l’expérience sensible, en lui attribuant s’il est possible un autre nom tel, par exemple, que celui d’expérience externe, par opposition à l’expérience intime, et il faut réserver exclusivement le nom de sensibilité à la faculté psychologique qui est en nous de ressentir des plaisirs et des peines, en un seul mot des émotions. (Walras, [1871] 1996, 123)

La remarque précédente ne signifie pas que les facultés intellectuelles se limitent à

l’expérience ou à une « faculté transcendantale » (ibid., 129) indépendante de toute forme

d’expérience. Ces facultés favorisent et supportent également l’élaboration d’une synthèse

intellectuelle qui permet de mieux comprendre la réalité :

La synthèse intellectuelle qui produit la notion concrète est nécessaire, et en même temps suffisante, pour permettre l’analyse intellectuelle d’où résulte la notion abstraite, soit dans la catégorie de l’essence, soit dans les catégories de l’existence, de la quantité, de la qualité, de la relation. Dans toutes les catégories de la pensée, l’abstraction implique nécessairement l’entendement, et l’entendement suffit à expliquer l’abstraction et, par suite, la définition et la classification. (Walras, [1871] 1996, 136)

Aussi, pour notre auteur, une troisième et dernière notion doit être considérée : la liberté :

Nous ne nous plaçons pas ici au point de vue métaphysique mais au point de vue scientifique c’est-à-dire celui de l’observation et de l’expérience. Nous parlerons de liberté comme le chimiste parle d’atomes et de molécules sans plus affirmer pour cela la valeur métaphysique de l’esprit que l’on affirmera la valeur métaphysique de la matière. (Ibid., 142)

En fait, deux facteurs interviennent pour comprendre le poids limité du libre-arbitre : les «

conditions sociales générales » et les « positions personnelles particulières ». L’influence des

« conditions sociales générales » conduit Walras à montrer que le système économique et la

société ne peuvent pas être décrits comme une simple agrégation d’agents individuels. A côté

des individus, il existe en effet une autre entité que Walras appelle la « société ». Celle-ci

existe en tant que telle au sens où elle est partiellement indépendante des individus et qu’elle

exerce sur eux une certaine influence :

L’homme, libre et responsable est une personne morale. Tous les hommes sont également des personnes morales. D’où la nécessité pour les destinées humaines de se coordonner les unes avec les autres, et le fait de la société morale. Ainsi s’explique tout entier le fait de la société par la seule considération de la personnalité de l’homme ; et il s’explique de même, et aussi complètement, par la seule considération de la division du travail. Qu’un animal, en effet, poursuive une proie quand il a faim, cherche un ruisseau quand il a soif, s’enquière d’un antre ou se creuse un terrier quand il souffre des intempéries de l’air, l’accomplissement de sa destinée peut rester aussi indépendant qu’il est instinctif, aveugle et fatal. Mais alors qu’un homme fait des souliers quand il veut manger et quand il veut boire, et quand il veut s’abriter, n’est-il pas clair que l’accomplissement libre de sa destinée est solidaire de l’accomplissement libre de la destinée de tous les autres hommes qui font les uns du pain, les autres du vin, etc… ? Cette solidarité des destinées de tous les hommes adonnés à la division du travail et à la spécialité des occupations, cette solidarité matérielle capable de constituer à elle seule l’idée de société, est d’une évidence telle qu’il est, j’y crois, inutile d’y insister davantage. (Walras, [1871] 1996, 190)

La citation précédente est essentielle. Elle indique en effet que la co-existence

fondamentale de la personnalité morale et de la division du travail, c’est-à-dire de deux faits

naturels, crée la nécessité d’une coordination et d’une solidarité entre les agents. En d’autres

termes, les « conditions sociales générales » liées à ces faits obligent les agents à articuler

Page 16: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

15

leurs comportements. Dans ce cadre, Walras situe le degré de liberté qui reste aux agents

individuels dans ce qu’il appelle leurs « positions personnelles particulières ».

Résumons la position de Walras. Il existe bien pour lui un espace pour la liberté des choix

individuels. Cet espace est toutefois doublement limité. Il l’est, d’un côté par les facteurs qui

déterminent la psychologie et physiologie des individus. Il l’est, d’un autre côté, par le

contexte social dans lequel ces mêmes individus évoluent.

Pour comprendre le contenu de cet espace, il faut revenir rapidement à notre point de

départ : le fait naturel de l’échange. Nous savons que, selon Walras, grâce à leur libre volonté,

les agents peuvent exercer une influence sur le déroulement des transactions mais seulement

de manière limitée. En effet, comme l’écrit notre auteur à propos du fait de l’échange, « nous

ne pouvons changer son caractère fatal et ses lois ».

Dès lors, d’un point de vue microéconomique, deux problèmes apparaissent et doivent

trouver une solution satisfaisante.

Le premier est celui de l’obtention d’un équilibre économique général. Nous savons en

effet que la division du travail permet aux hommes de survivre dans de bien meilleures

conditions que ne le font les animaux. En clair, les individus veulent obtenir davantage que la

simple reproduction de ce qui est nécessaire à leur survie. S’ils en ont la possibilité, ils

recherchent aussi une certaine abondance en termes de dotations. Il ne faut donc pas

seulement que les individus se coordonnent et coopèrent, il faut aussi s’assurer de « la

subordination des choses aux hommes ». Ces deux conditions ont été récemment soulignées

par Michele Bee (Bee, 2013, 13). Cet auteur en propose une analyse à partir de la notion d’«

homo coenonicus » qui est largement convergente avec la nôtre. Bee souligne en effet que la

notion d’« homo coenonicus » doit inclure celles qui lui sont subordonnées et qui concernent,

d’une part l’« homo ethicus » et, d’autre part, l’« homo œconomicus ». A l’évidence, le choix

économique rationnel n’est pas pour Walras un point de départ analytique mais renvoie

davantage à une forme particulière de comportements humains qui n’apparaît que dans

certaines circonstances. Ainsi, la richesse ne doit pas être seulement aussi abondante que

possible ; elle doit aussi être bien proportionnée pour assurer le progrès économique ou ce que

Bee appelle le « destin économique » de l’homme (Bee, 2013, 103). Rappelons que Walras

parlera à cet égard dans Eléments de « société progressive » (Walras, Eléments 36è leçon). Par

conséquent :

It the first place, whether there is any division of labor or not, industrial production must be not only abundant, but also properly proportioned. It is necessary to avoid producing too much of some scarce things while producing too little of others. (Walras, [1874] 2003, 74-75)

Page 17: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

16

Reste évidemment à expliquer comment cette abondance et cette proportionnalité peuvent

être établies à travers ce que l’on peut appeler un équilibre social ou un équilibre social

général.

Dès lors, un deuxième problème doit être résolu qui est celui de la justice sociale :

In the second place, whether there is any division of labor or not, the distribution of social wealth along the member of community must be equitable. (Walras, [1874] 2003, 75)

Walras en déduit qu’il faut faire le choix d’un système économiquement efficace et

socialement juste :

But once the conditions of appropriation are fulfilled in the nature of things, it is within our power to determine whether this appropriation shall be carried on in one way rather than in other. Obviously, this power does no reside in each of us individuality but in all of us taken collectively. We are dealing here with a human phenomenon that is shaped, not by the separate will of each individual, but by the collective activity of society as a whole. (Walras, [1874] 2003,76)

La citation précédente invite donc à choisir un mécanisme de coordination des libres

volontés individuelles. Elle implique d’associer une forme de rationalité compatible avec la

division du travail et l’existence de personnalités morales. Par rapport à cette problématique,

Walras se contenta de mentionner des conditions mathématiques nécessaires à l’obtention

d’un équilibre économique général mais s’intéressa assez peu aux questions de l’unicité et de

la stabilité des solutions obtenues. En d’autres termes, il tenta de montrer comment les

solutions mathématiques associées aux prix d’équilibre étaient compatibles avec les intérêts

des individus mais aussi avec la justice sociale. En revanche, il s’intéressa peu à la manière

dont des choix rationnels pouvaient aider à atteindre ces prix. Confirmant ce point de vue il

note dans la conclusion de la première section des Eléments :

The theory of property defines the mutual relations established between man and man with respect to the appropriation of social wealth and determines the conditions of the equitable distribution of social wealth within a community. In this connection, men are considered in the capacity of moral personalities. The theory of industry, on the other man, defines those relations between man and things which aim at the increase and transformation of social wealth, and determines the conditions of an abundant production of social wealth within a community. Here men are considered in the capacity of specialized workers. The conditions determined by the theory of property are moral conditions deducible from the premise of justice; while those determined by theory of industry are economic conditions deducible from the premise of material welfare. (Walras, [1874] 2003, 79)

1.6 La place de l’approche marginale et du choix rationnel dans les Eléments de Léon Walras

Comme nous l’avons indiqué en nous référent aux analyses de Jaffé, Walras, dans les

premières versions des Eléments, n’établit pas de relation véritable entre les fonctions de

Page 18: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

17

demande et les fonctions d’utilité. Il en est de même entre les prix d’équilibre et les raretés

relatives. Pour expliquer cet état de fait, Jaffé évoque le caractère limité des compétences de

Walras en mathématiques à cette époque. Hormis que l’opinion de Jaffé reste critiquable, il

convient à notre avis de compléter ce jugement en soulignant que notre auteur était bien

davantage intéressé par la recherche des conditions d’existence d’un équilibre général tel que

le système d’équations qu’il met à jour permet de l’envisager. Il était en revanche

certainement moins attaché à rechercher sur quels fondements micro-économiques son

système d’équilibre devait reposer. C’est seulement en 1872, après avoir rencontré Paul

Piccard, qu’il comprit comment une définition formelle et précise de l’utilité pouvait lui

permettre de relier les prix relatifs et les rapports d’utilités marginales (Jaffé, [1976] 1983,

314-315). Toutefois, sa rencontre avec Picard ne changea qu’assez peu la place qu’il accorde

à l’étude des comportements rationnels des consommateurs ou des producteurs dans les

Eléments. Les chapitres introductifs de l’ouvrage et les leçons 3 et 5 sont en effet très peu

modifiés après cette date et jusqu’à la dernière édition de l’ouvrage. Il en est de même du

corps du texte qui reste largement consacré à l’élaboration d’une théorie des prix relatifs et

qui ne porte donc pas, à proprement parler, sur l’élaboration d’une analyse en termes de choix

rationnels. De la même manière, il faudra attendre 1896 et la troisième édition des Eléments

pour voir Walras inclure la formulation que lui proposait Barone6 du théorème des

productivités marginales (Jaffé, [1971] 1983, 277). Il faut ici remarquer que si la contribution

de Barone à ce théorème (à la suite de celle de Wicksteed et aux critiques de Pareto) amène

Walras à minimiser une fonction de coût sous contrainte de production (Eléments, 36è leçon)

afin de montrer, qu’à l’équilibre de la production, le rapport des prix des facteurs est égal au

rapport de leur productivité marginale. Walras ne cherche pas à transposer ce mode

raisonnement à l’optimisation d’une fonction d’utilité sous contrainte budgétaire pour

déterminer une fonction de demande pas plus d’ailleurs qu’il ne déduit du calcul de

minimisation des coûts une fonction d’offre. Avant la date de 1896 Walras ne considère pas,

qu’à l’équilibre, le rapport des prix des facteurs est égal au rapport de leurs productivités

marginales. Il se contente de dénombrer un nombre suffisant d’équations d’offre et de

demande pour chaque bien et pour chaque service de production afin de déterminer,

ensemble, toutes les variables. Le résultat obtenu est réuni à la 20è leçon des Eléments

consacrée à la théorie de la production sous « la double Loi de l’offre et de la demande et du

prix de revient » (Walras, [1974] 1988, 330). A nouveau, Jaffé souligne bien l’une des raisons

                                                            6 Cf. Walras : Note sur la Réfutation de la théorie anglaise du fermage du fermage de M. Wicksteed, Lausanne 1895-6 incorporé comme appendice aux Eléments en 1896 (Puis Eléments 36è leçon [1901 et 1926]).

Page 19: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

18

pour lesquelles Walras néglige la recherche de fondements micro-économique à sa théorie de

l’équilibre général :

It cannot be emphasized enough that what Walras was after was the completion of his competitive market model and not the elaboration of a theory of subjective valuation in consumption (Jaffé, [1976] 1983, 315)

C’est probablement là que se situe l’une des clés qui permet de comprendre aujourd’hui

que, même dans le cadre très limité de l’économie pure, la théorie du choix rationnel ne

constituait pas le cœur de la contribution de Walras :

His pure theory was a catallactic “theory of the determination of prices under a hypothetical regime of perfectly free competition”; and it was strictly in that context that Walras invoked marginal utility. What a far cry this was from the central concerns of Jevons or Menger. (Jaffé, [1976] 1983, 316)

Renforçant ce point de vue, la première référence à l’utilité marginale est indirecte dans les

Eléments. On la trouve à la troisième leçon de l’ouvrage:

I say that things are useful whenever they can be put to any use at all; whenever they are seen to be capable of satisfying a want. (Walras, [1874] 2003, 65)

L’utilité est ici une sorte d’équivalent de la « valeur d’usage » telle que l’envisage la

tradition classique. A cette étape des Eléments, l’utilité semble en effet ne désigner que des

usages objectifs et sociaux qui résultent de la consommation. Elle ne présente qu’une

dimension subjective limitée ou nulle. Walras n’évoque même pas la question de la mesure de

l’utilité ni celle de l’appréciation subjective de volumes d’utilité. En fait le terme préféré de

Walras est celui de rareté :

From this one can see that sense the words scarce and scarcity are used her. They are given scientific meaning like the word velocity in mechanics and the word heat in physics. (…) To the mathematician slowness means only less velocity; to the physicist cold means less heat. (…) In political economy, however abundance a thing may be, it is scarce whenever it is useful and limited in quantity just as in mechanics a body has velocity whenever it travels a given distance within a given time. (Walras, [1874], 2003, 66)

Ce n’est qu’à la 10è leçon des Eléments que l’on voit enfin apparaître l’idée de la

proportionnalité entre utilités marginales et prix relatifs : ‘Current prices or equilibrium

prices are equal to the ratios of the raretés’ (ibid., 145). C’est également dans cette leçon que

Walras réintroduit la relation entre les utilités telles qu’il les avait définies à la 3è leçon puis à

la 5è.

In fact, the rareté defined in part II as the intensity of the last want satisfied is precisely the same things the scarcity we had defined earlier in §2 in terms of the twin conditions of utility and limitation in quantity. (…) Thus the rareté we have been discussing in the last lessons turns out to be synonymous with the scarcity [also ‘rareté in French] we mentioned early. There is only this difference: rareté is taken to be a measurable magnitude which is not only inevitably associated with value in exchange but is olso, of necessity, proportionate to this value, in the same way that weight is related to mass. If, therefore, it is certain that rareté and value in exchange are two concomitant and proportional phenomena, it is equally certain that rareté is the cause of value in exchange. (Walras, [1874] 2003, 145)

Dans ce dernier contexte analytique, la valeur d’échange demeure “real or objective”

(ibid., 146) et la « rareté » devient “personal or subjective”. Dès lors, on peut parler de choix

Page 20: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

19

rationnel mais on doit reconnaître que ce concept n’est ni central ni essentiel pour Walras. La

question principale qu’il pose est bien ailleurs et ne recouvre pas non plus la manière dont

Pareto aborde cette même problématique.

2. « Homme réel », « homo œconomicus » et découpage disciplinaire chez Vilfredo Pareto

Si nous considérons maintenant les critiques méthodologiques et théoriques que Pareto

adresse à la construction de Walras, en recourant notamment aux travaux très complets de

Steiner (1994), Gislain et Steiner (1995) et Bridel et Mornati (2009), nous pouvons mettre en

évidence trois points de divergence principaux entre nos auteurs. Nous nous attarderons

toutefois davantage à l’étude du troisième.

- Le premier point a trait à la méthode de Walras que Pareto juge spéculative et imprécise.

Pareto reproche à son prédécesseur de vouloir faire dépendre ses économies appliquée et

sociale des résultats de son économie pure.

On a imaginé qu’en appliquant les mathématiques à l’économie, on donnerait aux démonstrations de cette science une rigueur et une évidence qui leur faisaient défaut (…) Walras est tombé en plein dans cette erreur (…) En attendant nous voyons que l’économie pure, comme l’économie politique en général, n’ont pas directement une utilité pratique appréciable ; elles ne peuvent avoir, du moins pour le moment, qu’une utilité théorique (Pareto, [1913] 1987, 164).

La même critique est formulée par Pareto dès1896 lors de la parution de l’article de Walras

« La méthode de conciliation et de synthèse ». A cette date Pareto considère en effet que la

méthode de Walras serait devenue, avec le passage du temps, de plus en plus

« métaphysique » et de moins en moins scientifique (Steiner, 1994, 58 ; Bridel et Mornati,

2009, 26-30).

- Le deuxième point de divergence, concerne l’économie sociale walrasienne et les

conceptions éthiques et politiques sous-jacentes qui la fondent. Selon Pareto l’économie

sociale de Walras est une manifestation de ses idées socialistes que l’auteur du Manuel ne

partage pas et dont il critique la vision en termes de justice sociale qu’il estime arbitraire

(Steiner, 1994, 55-58). Cette critique n’est pas indépendante de la précédente dans la mesure

où Walras reprocha toujours à Pareto son usage de la méthode expérimentale et

d’approximations successives7. De son côté Pareto reprocha toujours à Walras le fait de

déduire des théorèmes de son économie pure les mesures que l’Etat doit engager dans le

                                                            7 A cet égard Walras indique au dos d’une enveloppe : « Je n’attache qu’une importance secondaire aux approximations successives de M. Pareto. (…) Ma première approximation (…) me suffit pour établir les théories appliquées de l’organisation de la propriété [et de l’organisation] de l’industrie. » (Lettre de Walras à Winiarski, 15 novembre 1901, in Jaffé 1965, t. III, 173).

Page 21: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

20

domaine de l’économie sociale (Morchinatti, 1999). A ce propos l’opinion de Pareto est très

claire :

‘Idéal d’équité et de justice’ (c’est Pareto qui cite Walras). Nous quittons là le terrain de la science. Mon idéal n’est pas le vôtre ; qui décidera entre nous. (…) Mais comme beaucoup d’hommes sont prêts à nier ce que d’autres considèrent comme des axiomes de justice et d’équité, nous manquons de base pour nos démonstrations. (Lettre de Pareto à Walras, 28 avril 1896, Pareto, 1975.a, 288).

- Le troisième point est le plus intéressant pour nos propos. Explicitement, Pareto ne pense

pas que la construction intellectuelle globale de Walras telle que nous avons tenté de la

reconstituer soit acceptable (ibid., 290). Pour Walras, en effet, le concept de choix individuel

rationnel n’occupe qu’une place très réduite dans l’explication d’ensemble du fonctionnement

de la société et de l’économie. Loin d’être un point de départ de son analyse, ce concept ne

s’applique qu’à une partie de ses économies pure, sociale et appliquée et il n’en constitue

certainement pas la clé d’interprétation. Les conséquences méthodologiques de cet état de fait

sont considérables. En effet, l’analyse économique de Walras ne put être assimilée à un

système fermé, ou « self-contained » (dans vocabulaire de Schumpeter), que si l’on néglige

totalement la place de son économie appliquée et de son économie sociale par rapport à

l’ensemble de son œuvre. Il ne peut en être ainsi parce que Walras a toujours eu l’intention de

traiter de la nature humaine comme un tout. Ainsi, par exemple, il insiste sur le fait qu’il n’est

pas question pour lui de réformer cette nature. La raison de ce choix est théorique. Pour

Walras la nature humaine est l’objet d’étude d’une science morale pure qui doit tenir compte

des dimensions éthique et psychologique de l’homme8.

je crois qu’il y a une science pure qui consiste à étudier en eux-mêmes tous les faits dont le monde est le théâtre pour en formuler les lois et que l’on peut appeler sciences pure naturelle ou sciences pure morale selon qu’elle s’occupe des faits qui ont leur origine dans le jeu des forces fatales de la nature ou du fait de l’humanité considérée en lui-même et des faits qui prennent leur source dans l’exercice de la volonté de l’homme (…) La science pure morale résulterait de l’application de la cénonique, de l’économique à la psychologie, à l’histoire, à la sociologie, à la géographie, à la statistique (stressed by us). (Walras, [1898] 1992, 408)

Walras n’envisage donc pas de séparer ou d’aborder comme des éléments indépendants les

analyses qu’il propose en économie pure, appliquée et sociale. Il en est évidemment de même

pour les résultats qu’il obtient. Toutefois, comme le souligne Pierre Dockès (2006), et dans

une moindre mesure Donald Walker (1996), l’intention de Walras est de réformer la société à

partir des résultats qu’il met en évidence en économie pure même si ces résultats ne

concernent que la libre concurrence considérée comme un fait naturel. Ces résultats peuvent

être considérés comme réalistes ou, du moins, assimilés à une épure du réel qu’il conviendra

                                                            8 Cette opinion est défendue par Walras entre 1893, date qui correspond aux premières rédactions de « Esquisse d’une doctrine économique et sociale », et 1898, date de l’édition la plus achevée de cet article (cf. Walras 1992, Etudes d’économie politique appliquées : XIX-XX).

Page 22: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

21

de complexifier en y incorporant d’autres éléments idéalisés. Ainsi, contre Baudrillard et les

spiritualistes qui veulent réformer la nature humaine Walras indique : « réformez la société et

tout le reste vous sera donné de surcroît » (Walras, [1863] 2000, 58). En revanche, pour

Pareto, il ne s’agit ni de réformer la nature humaine ni de réformer la société. Il ne s’agit donc

pas non plus de déduire des théorèmes d’économie pure les mesures que l’Etat doit mettre en

œuvre en économie sociale. Pareto en fait ignore purement et simplement la place que Walras

accorde à la « nature humaine », à la manière de la distinguer et à traiter de ses modes de

détermination. Il importe peu à Pareto de prendre en compte l’économie appliquée (Steiner,

1994, 55) à partir du moment où sa propre conception de cette sous-discipline exclut toute

considération d’économie sociale alors que celle de Walras ne peut être comprise sans une

articulation avec celles d’économie pure et d’économie sociale. En ce sens, la critique que

Pareto porte à Walras sur ce thème conduit, volontairement ou non, et bien avant le jugement

de Schumpeter, à faire à tort de l’économie pure walrasienne un système fermé. Par contre, si

on prend en compte la manière dont Walras envisage la nature humaine comme nous l’avons

proposé, l’économie pure doit au contraire être comprise comme un système ouvert. En tant

que telle, elle participe à synthétiser l’architecture du triptyque formé par les Eléments, les

Etudes d’économie appliquée et les Etudes d’économie sociale en y intégrant les objectifs

développés dès 1871 dans le Cours d’économie sociale et la manière selon laquelle Walras

envisage l’homme et sa nature.

En revanche, la méthode expérimentale et des approximations successives que Pareto

défend en économie comme en sociologie et les catégories qu’il met à jour pour cette dernière

discipline le conduisent à séparer son économie pure de sa sociologie même si son intention

est de réaliser la synthèse des résultats obtenus. Pareto ne pense évidemment pas que la

conception qu’il retient des comportements rationnels de l’homo œconomicus corresponde à

une représentation fidèle à la réalité sociale. Pour autant la séparation entre économie pure et

sociologie résulte largement de la manière dont il traite, par approximations successives, de la

nature humaine.

Quatre raisons peuvent aider à comprendre ce point de vue.

La première consiste à voir dans une théorie économique fondée sur le choix individuel

rationnel une abstraction nécessaire par rapport à la réalité. La seconde est fondée sur la

distinction que Pareto propose entre actions logiques et non-logiques. La troisième concerne

la séparation entre choix rationnels et choix altruistes chez Pareto alors que cela n’est pas

forcément le cas pour Walras. La quatrième a trait à l’interprétation qui peut être donnée des

catégories de « résidus », de « dérivations » et d’« intérêts » que Pareto propose pour élaborer

Page 23: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

22

sa sociologie par rapport à la place qu’il accorde à la psychologie pour cette même discipline

et non pour l’économie pure.

2.1 Le choix individuel comme principe d’abstraction nécessaire pour Pareto Si l’on suit l’argumentaire de Pareto dans le Manuel, “abstraction constitutes for every

science the preliminary and indispensable condition of any research” (Pareto, [1906] 2014, 8).

En économie, ce processus est analogue à celui de la mécanique classique :

Rational mechanics, when it reduces bodies to simple points of master, and pure economics, when it reduces real men to the homo œconomicus, are using completely similar abstractions imposed by similar necessities. (Pareto, [1906] 2014, 8)

Pareto en déduit avec précision la nature de ce qui, à notre avis, permet de comprendre

pourquoi il appréhende l’économie comme une science auto-contenue :

22. Abstraction may appear in tow forms which are exactly equivalent. In the first, one considers an abstract being who possesses only the qualities that it is desired to investigate; in the second, these properties are considered directly and are separated from the others. 23. Real man performs economic, moral, religious, aesthetic, and other actions, etc. Exactly the same idea is explored, whether we say: ‘I study economic actions, and I set the other aside’, or I study homo œconomicus who performs only economic actions. (Pareto, [1906] 2014, 9)

Ce que Pareto indique ici est que l’homme rationnel peut être entièrement séparé des autres

dimensions de l’« homme réel ». Cette séparation perdure même s’il s’agit ensuite de la

concevoir comme une première approximation dont il déduit les résultats de son économie

pure. Ces résultats restent séparés de ceux qu’il propose en sociologie et qu’il indique vouloir

simplement additionner à ceux de son économie pure à partir d’un traitement des diverses

formes d’actions qu’il prête à l’homme et sur lesquelles nous revendrons. Pareto précise en

effet dans le Traité:

Let Q stand for the theory of political economy. A concrete situation O presents not only an economic aspect, e, but the further aspects c, g… of a sociological character. It is a mistake to include, as many have included, the sociological character. It is a mistake to included, the sociological elements c, g… under political economy. The only conclusion to be drawn from the facts is that the economic theory which accounts for e must be supplemented (supplemented, not replace) by other theories which account for c, g (stressed by us) …. (Pareto, [1916] 1935, 20)

La raison de cette dichotomie doit également être recherchée dans la manière dont notre

auteur envisage la « nature humaine ». Ainsi, et à l’inverse de Walras, Pareto considère que la

nature humaine est aussi une pure juxtaposition de différents types hommes définis par leurs

activités :

The same man, who I consider as a homo œconomicus for an economic study, may be considered as a homo ethicus for a moral study, as a homo religious study, etc. (…) In short, considering these different bodies, these different men, amounts to considering the different properties of this real man, and tends only to cut into slices the matter to be investigated. (Pareto [1906] 2014, 9)

Page 24: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

23

Cette approche, en termes de « découpage en tranches » revient à faire de l’économie pure

une science auto-contenue ou, pour utiliser une terminologie plus contemporaine, un système

fermé9. Bien plus, c’est certainement une forme embryonnaire d’« impérialisme économique »

qui est esquissée ici :

In the case of concrete phenomena, the economic aspect outweighs all the others; one will then be justified, without serious risk of error, in accepting he conclusions derived from economic science alone. (Pareto, [1906] 2014, 10)

On comprend que cette vision de l’économie, comme un système fermé, n’ait pas été

suffisamment perçue par les économistes qui ont généralement considéré Pareto comme le

continuateur de Walras contribuant à faire indistinctement des deux auteurs les pères de la

théorie du choix rationnel. Cette opinion n’est pas forcément celle d’économiste comme Bruni

(2010) ou de sociologues comme Aron (1967), Valade (1990), Gislain et Steiner (1995). A cet

égard également Raymond Boudon (1999, 35) indique que : « la distinction parétienne entre

actions logiques et actions non-logiques continue de structurer l’ensemble des sciences

sociales ». Cette structuration implique de concevoir l’économie de Pareto, et davantage

encore son économie pure, comme un champ disciplinaire dont il est possible de traiter

indépendamment de sa sociologie dès lors que son objet porte sur les actions logiques c’est-à-

dire les actions qui sont parfaitement rationnelles. Citant Pareto, Steiner ira jusqu’à préciser

que l’économie appliquée, comme seconde approximation de la complexité économique

s’arrête là « où l’homme qu’elle considère n’est presque plus un homo œconomicus » (Pareto

1899, 170, cité par Steiner 1994, 60). L’approximation la plus large est quant à elle sensée

réaliser la synthèse des approches précédentes en traitant des dimensions éthique, religieuse

ou politique de l’homme dont l’apparente phénoménologie transparait dans leurs actions non-

logiques.

2.2 A propos de l’importance de la distinction entre actions logiques et non-logiques chez Vilfredo Pareto

La définition d’un champ autonome qui caractérise l’économie est évidemment liée à la

manière dont Pareto conçoit la rationalité des acteurs sociaux. Cette conception passe par une

                                                            9 Pareto illustre ce point méthodologique avec une ironie non dissimulée et à partir d’une métaphore avec la physique qui sont sans équivoque. “The concrete body comprises the chemical body, the mechanical body, the geometrical body, etc. … the real man comprises the homo œconomicus, the homo religious, etc. In short, considering theses different bodies, these different men, amounts to considering the different properties of this real body, of this real man, and tends only into to cut into slices the matter to be investigated (stressed by us). /…/ It is the same mistake when political economy is accused of not taking morals into account; it is as if one were to accuse the theory of chess of not taking account of the culinary art.” (Pareto, [1906] 2014, 9).

Page 25: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

24

caractérisation de la façon dont il définit les actions logiques et non-logiques. La différence

entre ces types d’actions permet de resituer son économie pure par rapport à sa sociologie et

eu égard à la théorie du choix rationnel. Elle conditionne donc la légitimité de l’autonomie de

l’économie comme discipline. Cette différence est en même temps une illustration de la

méthode des approximations successives retenue pour traiter de ce qui est simple et qui

concerne les actions logiques propres à l’homo œconomicus, puis de ce qui est complexe en

sociologie et qui concerne les actions non-logiques. Cette distinction apparaît en 1898 dans «

Comment se pose le problème de l’économie pure », elle est reprise en 1900 dans « Une

application des théories sociologiques ». Précisée au chapitre 2 du Manuel, puis

abondamment développée dans le Traité, elle est la clef de voute - avec les catégories

de résidus, de dérivations, d’intérêts et d’hétérogénéités sociales - des explications de la

dynamique de l’équilibre social que Pareto propose. Cette dynamique suppose de prendre en

considération l’ensemble des dimensions sociétales, éthiques, morales, religieuses et

politiques de la nature humaine sans remettre pour autant en question la thèse du découpage

mono-disciplinaire entre économie et sociologie. Elle conduit également à comprendre

comment Pareto propose, lui aussi, une étude de l’action qui dépasse le cadre restreint de la

théorie du choix rationnel. Mais, à l’inverse de Walras il ne s’agit pas d’en traiter en se

référant à une conception synthétique de l’homme dont l’économie serait capable de traiter à

l’instar largement de Walras. L’intention de Pareto est en effet d’expliquer les

comportements, individuels ou collectifs, qui ne peuvent pas être réduits à ceux de l’homo

œconomicus en les plaçant hors du champ de l’économie pure.

They (the economists) try obstinately to get from their science alone the materials they know are needed for a closed approximation this fact (…) Solutions of these problems may be asked of a various branch of the social sciences and of their synthesis expressed in sociology. (Pareto, [1916] 1935, 1287-90)

Ainsi l’autonomie de l’homo œconomicus demeure essentielle. Pareto indique en effet dans

the Manuel :

non logical does not mean illogical action might have been the best that be found, given observed facts and logic, for adjusting the mean to the end; but this adjustment was obtained by a procedure other than that of logical reasoning. It is known, for instance, that the cells in a honeycomb end in the form of a pyramid and that with a minimum surface; hence with the minimum outlay of max, they achieve the maximum volume that is they can hold the largest quantity of honey. Nobody, however, supposes that this is so because the bees have solved a maximum problem by syllogisms and mathematics; it is obviously the actions, with are usually called instinctive, either by men or by animals. (Pareto, [1906] 2014, 20-21)

Renforçant le point de vue précédent l’auteur du Traité définit les actions logiques comme

celles dont le but subjectif poursuivi par l’agent est identique au but objectif défini par le

scientifique. Les actions logiques nécessitent donc que les moyens, les raisonnements ou les

calculs de l’agent soient identiques à ceux retenus par la science pour atteindre un but.

Page 26: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

25

There are actions that use means appropriate to ends and which logically link means with end. There are other actions in which those traits are missing. The two sorts of conduct are very different according as they are considered under their objective or their subjective aspect. From the subjective point of view nearly all human actions belong to the logical class. (…) To avoid verbosities which could only prove annoying, we had better give names to less type of conduct. Suppose to apply logical actions to actions that conjoin mean to ends not only from the standpoint of the subject performing them, but from the standpoint to other persons who have a more extensive knowledge – in other words, to actions that are logical both subjectively and objectively in the sense just explained. Other actions we shall call non-logical (by no mean the same as ‘illogical’). (Pareto, [1916] 1935, 77) Parmi les moyens envisagés pour répondre aux principes qui définissent les actions

logiques Pareto considère clairement que les agents économiques sont capables de comparer

entre divers paniers de biens pour définir un optimum. La manière dont il conçoit les

comportements de maximisation de l’utilité relève donc de la rationalité instrumentale ou

substantive. En d’autres termes, la manière dont notre auteur traite des choix rationnels

suppose qu’il fait abstraction de toutes autres formes motivations humaines et qu’il ne

cherche pas à expliquer d’où proviennent les choix dont traitent les modèles d’optimisation

qui bornent l’économie pure. Les deux citations suivantes illustrent ce point de vue. La

première concerne la façon dont Pareto envisage l’utilité quand il suppose qu’il n’est nul

besoin qu’elle soit une grandeur mesurable mais davantage un indice qui préfigure une

relation d’ordre :

« Il y a dans cette théorie (de l’utilité) quelque chose de superflu pour le but que nous nous proposons : la détermination de l’équilibre économique ; et ce quelque chose de superflu est précisément ce qu’il y a de douteux (souligné par nous). A vrai dire, pour déterminer l’équilibre économique, nous n’avons nullement besoin de connaître la mesure du plaisir ; un indice du plaisir nous suffit. » (Pareto, [1911] 1966 :336-7).

La seconde citation tend à mettre en évidence qu’il se réfère plus clairement à une analyse

ordinale de l’utilité à partir de 1906 :

Let us attach to each of these combinations (indifference curves) an index which must satisfy the following tow conditions and is otherwise arbitrary: (1) tow combinations with respect to which choice is indifferent must have the same index; (2) of two combinations the preferred combination must have a higher index (Pareto, [1906] 2014: 169)10.

La séparation entre actions logiques et non-logiques suppose donc que les choix rationnels

soient rattachés au premier type d’actions parce ces dernières reposent sur l’emploi de

moyens adéquats pour expliquer comment atteindre un objectif. Les actions non-logiques

offrent quant à elles une série d’interprétations qui les place hors du champ de la rationalité

usuelle ou de la rationalité instrumentale. A ce titre, la théorie du choix rationnel peut

s’interpréter comme un cas particulier de la théorie de l’action parétienne. La classification

                                                            10 Pour montrer le superflu d’une mesure cardinale de l’utilité ou plus simplement de l’utilité Pareto renvoie son lecteur au paragraphe (3) de l’appendice mathématique du Manual où il démontre comment un optimum peut être atteint sans avoir à supposer une fonction permettant de mesurer l’utilité obtenue (Pareto, [1906-1909] 2014 : 310-312). Il indique notamment : “the whole theory of economic equilibrium is thus independent of the concept of (economic) utility, of value in use, or of ophelimity” (ibid, 311).

Page 27: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

26

des actions non-logique en quatre genres témoigne de cette généralisation. Les actions non-

logiques du genre 1 regroupent celles qui ne possèdent ni but objectif ni but subjectif. Il

s’agit d’interdits sociaux infondés rationnellement. Celles du genre 3 possèdent un but

objectif mais pas de but subjectif conscient pour les individus. Elles sont assimilables à des

actions réflexes ou à des instincts. Les actions non-logiques du genre 2 n’ont pas de but

objectif mais possèdent un but subjectif qui dépend de croyances subjectives erronées.

L’exemple typique est celui du « faiseur de pluie ». Le genre 4 désigne enfin les actions qui

présentent des buts objectif et subjectif différents. Outre que l’exemple type est celui du

« faiseur de feu » en sociologie, elles intéressent nos propos parce que le but poursuivi par

l’acteur suppose la prise en compte de croyances ou d’incertitudes qui peuvent avoir un

impact sur les comportements.

D’un autre côté, les actions logiques s’expliquent par des causes qui dépendent de

raisonnement substantiellement valides ou instrumentaux qui les rattachent à la théorie du

choix rationnel. En revanche, les actions non-logiques des genres 2 à 3 s’expliquent par des

causes qui ne dépendent pas de la raison mais davantage des ‘passions’ ou de causes externes

à l’acteur social ou internes à l’individu mais dont il n’a pas conscience. Enfin, les actions

non-logiques du genre 4 s’expliquent par des causes qui dépendent de la raison parce qu’elles

consistent en ce que l’acteur social a trouvé de mieux pour atteindre le but qu’il poursuit sans

pour autant que les raisonnements mis en œuvre soient parfaitement rationnels et optimaux.

Cette distinction entre actions logiques et non-logiques est fondamentale et fait apparaître

une nouvelle divergence notable entre Walras et Pareto. Pour ce dernier, cette distinction

implique que les comportements conformes à la théorie du choix rationnel prennent un

caractère normatif. Ce caractère permet de donner un fondement logique à la distinction entre

l’économie pure comme discipline auto-contenue et la sociologie dans la mesure où ces deux

sciences sont définies par la distance qui les sépare de la norme définie par les actions

logiques.

2.3 Choix rationnel et psychologie chez Vilfredo Pareto Privilégier la notion de choix rationnel pour caractériser l’économie pure conduit Pareto à

se différencier de Walras d’un autre point de vue. Nous avons souligné que la conception

walrassienne de la nature humaine n’excluait pas la possibilité d’introduire des formes de

rationalité de type altruiste, voire même faisant appel à la notion d’engagement. Or, comme

Page 28: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

27

l’ont montré récemment Marchionatti et Mornati (2007), Pareto fait part de son hostilité à

l’idée d’un élargissement de la rationalité économique traditionnelle qui irait jusqu’à prendre

en compte des comportements altruistes. Sur ce point, il considère que beaucoup a été dit par

certains économistes ou philosophes de manière trop souvent « métaphysique » et sans que le

résultat de ces réflexions ait été satisfaisant. Plus fondamentalement, introduire des formes de

rationalité fondées sur l’engagement, l’altruisme, la réciprocité, la solidarité sociale, etc…

reviendrait à faire rentrer par la fenêtre l’éthique dans le domaine de l’économie alors qu’elle

en a été exclue afin de respecter la norme d’une science auto-contenue définie par le champ

des actions logique. En d’autres termes, traiter de l’altruisme relève de la morale ou de

l’éthique et donc des actions non-logiques et de la sociologie pour Pareto comme en témoigne

l’importante catégorie de résidus de ‘rapport à la socialité’. Ces résidus sont en effet

envisagés comme des instincts ou des comportements d’imitation et non comme des substrats

permettant de rationaliser des comportements altruistes. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas

tenter de synthétiser les résultats qui pourraient être mis en évidence en matière d’éthique

avec ceux de l’économie pure. Pareto affiche bien l’intention d’une telle synthèse (Pareto,

[1916] 1935, 1412-1417). En revanche, celle-ci est conçue sur la base d’une autre manière de

traiter la nature humaine que Walras. Il ne s’agit pas comme Walras de considérer la nature

humaine comme un tout où l’économie et la cénonique, comme sciences morales pures de

l’homme et de la société, s’appliquent à la psychologie, à la sociologie et à l’histoire

(Walras [1896-97] 1992, 245-46).

Pareto choisit de définir des catégories différentes pour l’économie pure d’une part, et la

sociologie d’autre part, afin de dégager les lois qui régissent les comportements humains par

simple addition des résultats obtenus dans ces deux domaines (Pareto, [1916] 1935, 19). En

introduisant ainsi des limites méthodologiques précises à la sociologie par rapport à

l’économie (Dalziel and Higgins, 2006) Pareto évite de réaliser une véritable synthèse de ses

résultats. Sur ce point, il indique en 190211 que l’économie pure a clairement pour objet

d’analyser l’ophélimité. Il ira jusqu’à préciser qu’il introduit ce terme afin d’éviter les

confusions que certains économistes auraient commises à propos du concept walrassien de

rareté (Pareto [1902] 1987, 129). D’un autre côté, quand il s’agit d’étudier, en seconde

approximation, ce qui motive les désirs des hommes en sociologie, Pareto définit la catégorie

spécifique des « intérêts ». En effets les intérêts ne se limitent pas aux seuls intérêts pécuniers

de l’économie propres à la possession de biens mais recouvrent également tout ce qui pousse

                                                            11 L’économie pure, in Pareto [1902] 1987.

Page 29: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

28

les hommes à rechercher le pouvoir et qui dépasse largement le champ restreint dont traite

l’ophélimité.

Individuals and communities are spurred by instinct and reason to acquire possession of material goods that are useful – or merely pleasurable – for purposes of living, as well as to seek consideration and honors. Such impulses, which may be called ‘interest’, play in the mass a very important part in determining the social equilibrium. (Pareto, [1916] 1935, 1406)

Confirmant de ce point de vue des auteurs comme Marchionatti et Mornati notent que :

in the late nineteenth century, neoclassical economics was dominated by the utilitarian and hedonistic approach, as developed by William Stanley, Jevons, Edgeworth, and Maffeo Pantaleoni. Early marginalism in its “ideal-typical” version was utilitarian, hedonistic, cardinalistic, psychological, and often normative. (Marchionatti et Mornati, 2007, 27-28)

Or, toujours selon Marchionatti et Mornati, Pareto ne se reconnaissait pas parmi ces

possibles prédécesseurs d’une approche hédoniste et psychologique de l’utilité. Aussi, c’est

certainement afin d’éviter toute forme de psychologisme qu’il introduisit le concept

d’ophélimité dont la subjectivité fût toutefois d’emblée soulignée (Pareto [1896-97] 1964)12.

Cette subjectivité contraste avec l’objectivité du concept d’utilité que Walras emprunte à son

père et dont la nature et la signification évolueront après que l’auteur des Eléments eut mieux

compris le concept d’utilité marginale. Le rapport de Pareto à la psychologie est complexe

(Monnerot, 1978) et il est aujourd’hui encore très discuté (Monti, 2009). Toutefois, le début

du chapitre II du Manual traduit assez bien la manière dont il envisage ce rapport :

The foundation of political economy and, in general, of every social science, is evidently psychology. A day may come when we shall be able to deduce the laws of social science from the principles of psychology, in the same way that some day, perhaps, the principles of the constitution of matter will give us, by deduction, all the las of physics and chemistry. But we still very far from this state of affairs, and we must adopt another approach, as well as those of physics and chemistry. At a later date, psychology, by extending the chain of its deductions, and sociology, by going back to principles that are more and more general, may combine and form a deductive science, but these hopes are still far from being realized. (Pareto, [1906] 2014, 20).

Une nouvelle opposition apparaît ainsi entre Pareto et Walras. Le premier exclut par

prudence de recourir effectivement à la psychologie pour traiter de l’économie pure. Il

souligne à cet égard dans une lettre à Adrien Naville qu’il faut : « remonter le moins haut

possible dans la matière qui appartient à la psychologie » (Pareto, lettre à Naville 3 février

1897, Pareto 1975, t.1, 332). Il précise dans le Traité :

And lo, another prodigious genius, who holds that because many economic phenomena depend on the human will, economics must be replaced by psychology. But why stop at psychology? Why not geography, or astronomy? (Pareto [1916] 1935, 20)

Ces constats renforcent bien sûr le poids que Pareto accorde à la théorie du choix

rationnel en économie pure. Pareto écarte, contrairement à Walras, la psychologie de

l’économie, pour autant il ne la rejette pas à proprement parler dans the Traité mais

                                                            12 Cf., Drakopoulos (1991), Marchionatti and Gambino (1997).

Page 30: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

29

uniquement pour des raisons méthodologiques et aucunement opératoires. Il s’agit en effet

pour lui d’adopter une méthodologie selon laquelle les lois de la psychologie devront,

lorsqu’elles seront suffisamment établies compléter celles de la sociologie et notamment les

conduites que recouvrent les actions non-logiques.

Logical actions are in large part results of processes of reasoning. Non-logical actions originate chiefly in definite psychic states, sentiments, subconscious feelings, and the like. It is the province of psychology to investigate such psychic states. Here we start with them as data of fact, without going beyond that (stressed by us) (ibid., 87-88).

Reste donc à évaluer la place que les catégories de la sociologie de Pareto laissent

entrevoir par rapport à leurs fondements psychologiques afin d’apprécier si la séparation entre

économie pure et sociologie qui vient d’être soulignée est fondée. Une part de la réponse

passe par un réexamen des catégories de résidus et de dérivations.

2.4 L’ambivalence des catégories de ‘résidus’ et des ‘dérivations’ dans la représentation de la nature humaine selon Pareto

Notre intention n’est pas ici de revisiter une fois encore les interactions entre résidus,

dérivations, intérêts, et hétérogénéités sociales et le rôle de ces catégories dans l’explication

des équilibres sociaux (Aron 1967, Busino 1968, Steiner 1995, Ragni 2012, Baldin et Ragni

2016 …). Toutefois, il parait important de revenir sur le statut épistémique des résidus et des

dérivations, afin d’apprécier la manière dont Pareto traite de la nature humaine et montrer que

les résultats de son économie sont largement indépendants de ceux de sa sociologie.

The results (those of pure economics) that it achieves from an integral and not unimportant part of sociology but only a part; and in certain situations, it may even be a slight and negligible part, a part at any rate that must be taken in injunction with other parts to yield the picture of what happens in reality. (Pareto, [1916] 1935, 1408)

La citation précédente est corroborée par le passage suivant emprunté au Sommaire du

cours de sociologie :

En un sens étroit la sociologie comprend : 1° l’étude synthétique des sociétés humaines ; elle emploie pour cette étude les résultats des différentes sciences sociale qui ont une existence indépendante (souligné par nous), telles que la science du droit, l’économie politique, etc. 2° l’étude de branches spéciale qui ne sont pas encore entièrement séparées de la sociologie. (…) Les propositions scientifique sont exclusivement de deux genres : 1° Propositions descriptives a) statiques (…) b) dynamiques (…) ; 2° Propositions hypothétiques (…) Il est un genre de propositions hypothétiques qui méritent d’être remarqué. Il est constitué par les propositions qui établissent les conditions du maximum d’utilité pour un individu, pour une collectivité, pour la société. L’économie politique étudiant des phénomènes qui peuvent se mesurer, définit rigoureusement ce maximum et ses conditions (voir dans le Cours ce qui a un rapport au maximum d’ophélimité). Dans le reste de la sociologie, pour les phénomènes qui ne peuvent pas se mesurer, on ne peut avoir que des conditions vagues et peu précises. Tout ce qu’on peut dire en leur faveur, c’est qu’elles valent mieux que rien. (Pareto, [1905] 1967.b, 1-2).

Page 31: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

30

Pour nous, Pareto ne parvient jamais à synthétiser les résultats de son économie pure avec

ceux de sa sociologie en raison de la manière dont il définit les actions logiques et non-

logiques mais aussi en raison de la manière dont il traite et définit les résidus et les

dérivations pour rendre compte de la seconde forme d’actions.

Les dérivations désignent les argumentaires et les mécanismes imparfaits de rationalisation

et d’organisation de la pensée auxquels les individus recourent. Elles correspondent aussi aux

sophismes que ces mêmes individus déploient pour justifier leurs raisonnements et, plus

largement, leurs croyances et les buts de leurs actions. En ce sens elles sont synonymes

d’idéologies. Comme ensemble d’argumentations les dérivations sont le plus souvent erronées

(Pareto [1916] 1935, 888-890). Elles expriment le besoin de justifier les actions individuelles

et collectives en recourant à des argumentaires pseudo-logiques. Pour une part, elles

correspondent à la partie variable de ce qui est exprimé selon les circonstances et qui permet

aux raisonnements de prendre forme. Peu importe que ces raisonnements soient erronés, il

suffit que les agents aient de bonnes raisons d’y croire pour engager l’action non-logique qui

y correspond. Elles sont donc partiellement le produit de délibérations cognitives conscientes

et intentionnelles quand l’acteur social cherche à justifier la manière dont il atteindra le but

qu’il poursuit en recourant aux instruments qu’il juge suffisants en fonction de ses intérêts.

Pour une autre part, elles sont le produit des résidus qui s’expriment à travers elles. A ce titre,

elles dépendent d’éléments non contrôlés consciemment par l’individu et dont Pareto renvoie

l’étude à la psychologie.

Ainsi, les résidus peuvent quant à eux être assimilés à des préconstruits impossibles à

appréhender complètement (Busino, 1999 and 2008). Ils expriment partiellement les

sentiments et les instincts humains et sont la manifestation de croyances, d’intentions et de

significations symboliques dont l’origine est à rechercher dans les forces psychologiques non-

conscientes des hommes. Les résidus sont donc partiellement observables (Pareto, [1916]

1935, 499-516) et déterminent à titre principal les actions non-logiques pour lesquelles les

dérivations n’expriment que la pseudo-logique apparente. Les résidus n’impliquent donc en

rien que l’acteur social agisse selon la logique ou que ses actions puissent être réduites à des

comportements d’optimisation. Il y là, preuve s’il en est, que l’acteur social de Pareto dépasse

largement son homo œconomiucus qui est réduit aux comportements rationnels définis par les

actions logiques.

On peut déduire de ces remarques que les dérivations, comme éléments de rationalisation

pseudo-logiques des actions non-logiques, et les résidus, comme éléments déterminant de ces

mêmes actions, permettent d’exprimer les intérêts des acteurs sociaux. A cet égard, Pareto

Page 32: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

31

souligne que l’activation des résidus surpassent très largement en efficacité et en intensité le

rôle des dérivations surtout lorsque ces dernières correspondent à des raisonnements

parfaitement logiques comme cela est le cas en économie pure. Encore une fois, les résultats

de l’économie pure constituent certes une première approximation mais qui reste largement

indépendante des résultats mis en évidence à partir des actions non-logiques en sociologie.

Cette séparation entre comportements économiques rationnels et comportements sociaux non-

logiques peut être justifiée à partir du statut attribuable aux résidus et aux dérivations. Si l’on

suit des auteurs comme Bouvier (1999. a, b) ou Boudon (2000, 1998, 1999, 2013) une triple

interprétation de ce statut est possible.

- La première est causaliste au sens où les motifs de l’action dépendent de causes sociales

inobservables auxquelles le sujet est soumis malgré lui. Cette interprétation accorde une place

prépondérante aux résidus que Pareto considère comme impossibles à appréhender

totalement. Les croyances rationnelles de l’homo œconomicus sont donc séparées de celles de

l’homo sociologicus qui sont subjectives et objectivement fausses.

- Une seconde interprétation, également causaliste, consiste à admettre que les causes de

l’action résultent des émotions dont les résidus sont l’expression apparente. On peut alors

admettre que les résidus révèlent certains mécanismes psychologiques inobservables que le

sujet ne maitrise pas. L’économie pure est incapable d’assimiler de tels mécanismes parce

qu’ils sont hors du champ des actions logiques. Il est alors impossible de synthétiser les

résultats obtenus en sociologie et en économie comme Pareto le prétend. Ces résultats peuvent

être tout au plus juxtaposés.

- Une troisième lecture consiste à privilégier que les acteurs sociaux sont mus par des

intentions subjectivement rationalisables mais logiquement erronées. Les dérivations sont

alors l’expression des raisons subjectives que les acteurs sociaux se forgent pour agir comme

ils le font. Dans ce cas, les dérivations qui supportent les actions non-logiques expriment des

raisonnements logiquement erronés bien qu’elles masquent adéquatement les résidus qui les

sous-tendent. Il faut alors admettre que les dérivations placent les comportements qu’elles

supportent du côté de la sociologie et les excluent du champ de l’économie pure.

3. Remarques conclusives La présente contribution a tenté de renforcer l’idée selon laquelle Pareto était davantage un

opposant à Walras qu’un continuateur de son œuvre. La thèse de la continuité peut certes être

défendue mais elle ne peut être établie qu’à un triple prix. Il faut d’abord rejeter une très

grande partie de la contribution de Walras et considérer qu’elle peut être négligée. Pour ce

Page 33: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

32

faire, il faut ensuite considérer que l’économie pure, l’économie sociale et l’économie

appliquée peuvent être juxtaposées de manière étanche, en reproduisant le modèle que Pareto

défend en réunissant les « morceaux découpés » que constituent son économie pure et sa

sociologie. Il faut enfin introduire des éléments nouveaux n’appartenant ni à Pareto, ni à

Walras pour construire une théorie commune aux deux auteurs, tels les deux théorèmes du

bien-être.

Si, en revanche, on ne souhaite pas payer un prix aussi élevé, on voit alors apparaître deux

constructions méthodologiques et théoriques distinctes. La première – celle de Walras –

propose une représentation synthétique de l’économie et de la société dans laquelle les

institutions et les modes de fonctionnement des marchés jouent un rôle essentiel (Walker,

1990, 1996 ; Dockès, 1999) et où la nature de l’homme est plus fondamentale que sa capacité

à opérer des choix rationnels (Walker, 2004). Elle constitue un système ouvert possible. La

deuxième – celle de Pareto – offre une théorie des comportements rationnels qui se confond

avec le domaine de la science économique et fait passer au second plan la question de la

formation des prix proprement dite (Gay, 2009). Cette approche laisse aussi juxtaposés les

résultats que cet auteur propose en économie pure d’une part et en sociologie d’autre part.

Elle inaugure l’idée d’un système auto-contenu et fermé pour l’économie qui obéit à des

règles qui lui sont propres. Loin d’avoir disparu, cette opposition aujourd’hui persiste sous des

formes différentes et ne peut être sérieusement ignorée par les économistes contemporains.

References

Arena, R. (2006) 2014. The role of Walras in and for Schumpeter's work: An intellectual link revisited, in Economies et Sociétés, Oeconomia, n° 38: 1641-1669. Economie et Sociétés, 2014, v. 48, n° 11-12 : 1981- 2012. . 2014. Was Léon Walras a rational choice theorist ? in J-P. Potier. Les marmites de l'histoire. Mélanges en l'honneur de Pierre Dockès, Ed. Classiques Garnier, Bibliothèque de l'économiste, Paris : 53-67. Aron, R. 1967. Les étapes de la pensée sociologique, Ed. Gallimard, Paris. Baldin, C et Ragni, L. 2016. Théorie parétienne des élites et moment machiavélien, Revue européenne des sciences sociale, N°

54-2: 219-249

Backhouse, R. 2002. The Penguin history of economics, Ed. Penguin Books, Londres. Bee, M. 2013. Homo coenonicus. Le caractère naturel de la division du travail et la nécessité du progrès industriel dans la théorie de l'histoire de Léon Walras, in Léon Walras : un siècle après (1910-2010), Ed. Peter Lang, Berne : 87-106. Boninsegni, P. (6 juillet 1917) 1975.b. Discours de M. le Dr P. Boninsegni, in Jubilé du Professeur V. Pareto, Ed. Dross, Genève : 25-32. Boudon, R. 1998. Le phénomène idéologique : en marge d’une lecture de Pareto, in R. Boudon, Etudes sur les sociologues classiques, T. I : 219-260, Ed. Puf, Paris. . 1999. L’actualité de la distinction parétienne entre « actions logiques » et « actions non logiques, in A. Bouvier Pareto aujourd’hui :35-70, Ed. Puf, Paris. . 2000. Vilfredo Pareto : Rationalité ou irrationalité des croyances, in R. Boudon Études sur les sociologues classiques, T. II : 163-200, Ed. Puf, Paris. .2012. La rationalité, Ed. Puf, Quadrige, Paris.

Page 34: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

33

. 2013. Les actions logiques et non-logiques selon Pareto, Revue Européenne des Sciences Sociales, 51.2 : 19-46. Bourcier de Carbon, L. (1972) 1979. Essai sur l’histoire de la pensée et des doctrines économiques, t. II and III, Ed. Montchrestien, Paris. Bouvier, A. 1999.a. Naturalisme et actionnisme chez Pareto. Pertinence des problèmes parétiens en sociologie cognitive, in A. Bouvier Pareto aujourd’hui, Paris : Puf : 271-292. . 1999. b. La théorie de l’Equilibre Social chez Pareto : une théorie paralléliste. Versant causal et versant intentionnel de l’équilibre social, Revue Européenne des Sciences Sociales, T. XXXVII, N° 116 : 245-258. Busino, G. 1968. Introduction a une Histoire de la Sociologie de Pareto, Ed. Droz Genève. . G. 1999. L’actualité des travaux de Vilfredo Pareto, Revue européenne des sciences sociales, Tome XXXVII, N°116 : 353-380. . 2008. La science sociale de Vilfredo Pareto. Revue européenne des sciences sociales, Tome XLVI, N°140 : 107-132. Drakopoulos, S. A. 1990. The Implicit Psychology of the Theory of the Rational Consumer: An Interpretation, Australian Economic Papers, Vol. 29 (55):182-98. Bridel, P. et Mornati, F. 2009. De l’équilibre général comme ‘branche de la métaphysique’ ou de l’opinion de Pareto sur le projet walrassien, Revue économique, n° 4, vol. 60 : 869-890. Bridel, P. 2010. A propos de l’idée de l’« école de Lausanne, Revue Européenne des Sciences Sociales, XLVIII-46 : 89-92. Bruni, L. 2010. Pareto’s Legacy in Modern Economics the Case of Psychology. Revue Européenne des Sciences Sociales, XLVIII, N°146 : 92-111. Busino, G. 1999. L’actualité des travaux de Pareto, Revue Européenne des Sciences Sociales, Tome XXXVII, N°116 : 359-380. . 2008 : La science sociale de Vilfredo Pareto, Revue Européenne des Sciences Sociales, T. XLVI, N°140 :107-132. Busino, G. et Bridel, P. 1987. L’Ecole de Lausanne de Léon Walras à Pasquale Boninsegni, Etudes et Documents pour servir à l’histoire de l’Université de Lausanne, vol. XXIII, Université de Lausanne. Dalziel, P. and Higgins, J. 2006. Pareto, Parson, and the Boundary Between Economics and Sociology, American Journal of Economics and Sociology, Vol. 65, N° 1: 109-126. Dockès, P. 1999. La société n’est pas un pique-nique – Léon Walras et l’économie sociale, Ed. Economica, Paris. Dockès, P. 2006. Léon Walras : la Vérité, l’Intérêt et la Justice réconciliés, Economie et Société, Oeconomia, série “Histoire de la Pensée Economique”, n°38: 1777-1813. Ekelund, R. and Hébert, R. 1983. A history of economic theory and method, Ed, McGraw-Hill International Book Company, London and Tokyo, second edition. Gay, A. 2009. Equilibrium without prices - A central issue in Pareto’s Manuale, in Bruni L. and Montesano A.: New essays on Pareto’s economic theory, Routledge, Abingdon et New York. Guesnerie, R. 1995. « La modélisation en économie théorique : évolution et problèmes », in L'Economie est-elle une science dure ? A. d'Autume, and J. Cartelier Eds., Economica, 1995 : 92-98. Gislain, J-J. et Steiner P. 1995. La sociologie économique 1890-1920. Ed. Puf, Paris. Hahn F., 1985: Equilibrium and Macroeconomics, Basil Blackwell, Oxford. Jaffé, W, 1965. Correspondence of Léon Walras and related papers (Ed by), Vol. I, II, III, Ed. North-Holland Publishing Company, Amsterdam. . 1971 (1983). Reflexion on the Importance of Léon Walras, in P. Hannipman Festschrift, Schaarste Welvaart, ed. by A. Heertje and al., Amstredam, Stenfert Kroese: 87-107, in Jaffé, 1983. . 1976 (1983). Menger, Jevons and Walras De-homogenised, Economic Inquiry, 14, December: 511- 524, in Jaffé 1983. . 1983. William Jaffé’s Essays on Walras, Edited by D. Walker, Cambridge University Press, New York. Lallement, J. 2004. Walras et les mathématiques, un malentendu persistant, in Baranzini R., Diemer A. et Mouchot C. (Dir) : Etudes walrasiennes, Ed. L’Harmattan, Paris. Legris, A. et L, Ragni. 1999. Recouvrement du champ de l’économie dans l’œuvre de Pareto : une mise en perspective avec Walras, Revue Européenne des Sciences Sociales, T. XXXVII, N° 116 : 325-346. Menard, C. 1990. The Lausanne Tradition: Walras and Pareto, in Neoclassical Economic Theory, 1870 to 1930. Edited by Klaus Hennings and Waren Samuels, Ed. Kluwer Academic Publishers, Boston / Dordrecht / London. Monnerot, J. 1978. Intelligence de la politique. Introduction à la doxanalyse : Pareto et Freud, Ed. Gautier- Villards, Pari

Page 35: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

34

Monti, L. 2009. Pareto’s methodological progress, in Bruni L. and Montesano A.: New essays on Pareto’s economic theory, Routledge, Abingdon and New York: 5-30. Marchionatti, R. and Gambino, 1997. Pareto and Political Economy as a Science: Methodology Revolution and Analytical Advance in Economics Theory in the 1890s, Journal of Political Economy, vol. 105, n° 6: 1322- 48. Marchionatti, R. 1999. The Methodological Foundations of Pure and Applied Economics in Pareto. An ant- walrasian Program, Revue Européenne des Sciences Sociales, T. XXXVII, N° 116 : 277-294. Marchionatti, R. and Mornati, F. 2007. Introduction, in Pareto V.: Considerations on the fundamental principles of pure political economy (Ed.) Marchionatti R. and Mornati F, Routledge, Abingdon and New York. Mornati, R. 1999. Le début des différences entre Pareto et Walras vu à travers leur correspondance et leurs ouvrages : 1891-1893, Revue Européenne des Sciences Sociales, T. XXXVII, N°116 : 261-275. Pareto, V. (1898) 1966b. Comment se pose le problème de l’Economie Pure, Mémoire présenté en décembre 1898 à la société ‘Stella’ par le professeur V P. Lausanne, in Pareto 1966.b.: 102-109. . (1899) 1980. I problemi della sociologia, in Pareto 1980 : 165-177. . (1902) 1987. L’économie pure. Résumé du cours donné à l’Ecole des Hautes Etudes Sociales de Paris, Lausanne, in Pareto 1966.b.: 124-136. . (1905) 1967. Programme et sommaire du cours de sociologie, in Pareto, 1967.b: 1-22. . (1906-09) 2014. Manual of Political Economy (A critical and variorum edition), Edited by Aldo. Montesano, Luigino Bruni, Alberto Zanni, john S. Chipman and Michael McLure, Oxford University Press Oxford, UK. . (1909) 1981. Manuel d’économie politique, Œuvres complètes, T.VII, Ed. Droz, Genève. . (1911). « Economie Mathématique », première édition in Encyclopédie des sciences mathématiques : Economie mathématique » Paris, Ed. Gauthier-Villard, t.1, vol.IV, fasc.IV ; in, Pareto 1966a : 119-376. . (1913) 1987. Introduction d’un traité sur la théorie mathématique de l’échange, Introduction à A. Osorio, Théorie mathématique de l’échange, in Pareto 1987: 162-169. . (1916) 1935. The Mind and Society. A Treatise on General Sociology, T.1 and 2, Ed. Dover Publications, INC, New York. . 1966a Statistique et économie mathématique, Œuvres complète, T.VIII. Ed. Droz, Genève. . 1966b. Marxisme et économie pure, Œuvres complètes, T. IX, Ed. Droz, Genève. . 1967. a. Lettres d’Italie, Œuvres complètes, T. X, Genève : Droz. . 1967. b. Sommaire du cours de sociologie suivi de Mon Journal, T.XI, Ed. Droz, Genève. . 1975. a. Correspondance 1890-1929, Œuvres complètes, T. XIX, 2 vols, Ed. Droz, Genève. . 1975. b. Jubilé du Professeur V. Pareto 1917, T. XX, Ed. Droz, Genève. . 1980. Ecrits de sociologie mineurs, Œuvres complètes, T.XX, Ed. Droz, Genève. . 1981. Manuel d’Economie Politique, Œuvres complètes, T.VII, Genève : Droz. . 1987. Marxisme et Economie Pure, Œuvres complètes, T. IX, Ed. Droz, Genève. Ragni, L. 2011. La Méthode mathématique chez Walras et Cournot : comparaison et enjeux de discordes, Cahiers d’économie politique, n° 60 : 149-178. . 2012. What Vilfredo Pareto brought to the knowledge economy, in Hand book of economic Knowledge: 23-48, Eds E. Elgard: Cheltenham, U.K.L. . 2018. Applying Mathematics to Economics According to Cournot and Walras. European Journal of the History of Economic Thought, 25 (1): 73-105. Roll, E. 1938: A history of economic thought, Ed. Faber and Faber, London. Schultz, H. 1932: Marginal Productivity and the Lausanne School, Economica, N° 37, Aug: 285-296. Sen, A. 2005: Why Exactly is Commitment Important for Rationality, Economics and Philosophy, Vol 01, April: 5-14. Steiner, P. 1994. Pareto contre Walras : le problème de l’économie sociale, Economies et Sociétés t. XXVIII, n° 10-11, novembre : 53-73. . 1995. Vilfredo Pareto et le protectionnisme : l'économie politique appliquée, la sociologie générale et quelques paradoxes. Revue économique. Vol. 46, n°5 : 241-1262. Tarascio, V. J. 1993. Pareto Sociological Model of Man, History of Economics Review, Vol. 19, 49-54. Valade, B. 1990. Pareto : la naissance d’une autre sociologie, Puf, Paris. Walker, D. 1990. Institutions and Participants in Walras’s Model of Oral Pledges Market, Revue Economique, 41, n°4, 654-668. . 1996. Walras’s Market Models, Ed. Cambridge University Press,New York and Melbourne. . 2004. Les idées de Walras sur la nature humaine, in Baranzini R., Diemer A., et Mouchot C., (eds.) : Etudes walrassiennes, Ed. L’Harmattan, Paris : 105-134.

Page 36: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

35

Walras, L. (1862-63), 1990. Recherche de l’idéal social, Théorie générale de la société, in Walras 1990 : 26- 173. . (1863) 2000. Recherche de l’idéal social en matière de propriété et d’impôt, (Première édition Guillaumin et Ciè, 1863, in Léon Walras, Œuvres diverses, (Eds.) P. Dockès, P.H. Goutte, C. Hébert, C. Mouchot, J.P. Potier et J.M. Servet, Vol. XIII, Ed. Economica, Paris. . (1871-1889) 1996. Cours. Cours d’économie sociale, Cours d’économie politique appliquée, matériaux au cours d’économie politique appliquée, (Eds) P. Dockès, P.H. Goutte, C. Hébert, C. Mouchot and J.P. Œuvres Economiques Complètes, Vol. XII, Paris : Economica. . (1874) 1988. Eléments d'Economie Politique Pure, (Eds) P. Dockès, P.H. Goutte, C. Hébert, C. Mouchot, J.P. Potier et J.M. Servet, Œuvres Economiques Complètes, Vol. VIII, Ed. Economica, Paris. . (1898) 1992. Esquisse d’une doctrine économique et sociale, in Walras, 1992: 405-441. . (1896) 1990. Etudes d’Economie Sociale, (Eds.) P. Dockès, P.H. Goutte, C. Hébert, C. Mouchot, J.P. Potier et J.M. Servet, Œuvres Economiques Complètes, Vol. IX, Paris : Economica. . (1896-97) 1992. L’économie appliquée et la défense de salaires, in Walras 1992 : 245-279. . (1908). Economie et mécanique, Bulletin de la société vaudoise de sciences naturelles, in Walras 1987 : 303-341. . 1987. Mélanges d’économie politique et sociale, (Eds) P. Dockès, P.H. Goutte, C. Hébert, C. Mouchot, J.P. Potier et J.M. Servet, Œuvres Economiques Complètes, Vol. VII, Ed. Economica, Paris. . (1934) 2010. Studies in Social Economics. Translate by Jan van Dall and Donald A. Walker, Ed. Routledge Studies in the History of Economics, New York. . (1954) 2003. Elements of pure Economics, Translated by W. Jaffé, Ed. Routledge, New York. . 1992. Etudes d’économie politique appliquées, (Eds) P. Dockès, P.H. Goutte, C. Hébert, C. Mouchot, J.P. Potier et J.M. Servet, Œuvres Economiques Complètes, Vol X, Ed. Economica, Paris.

Page 37: Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre …Pour Walras le point de départ de l’étude de l’économie n’est pas l’échange marchand entre individus rationnels comme

Documents De travail GreDeG parus en 2019GREDEG Working Papers Released in 2019

2019-01 Muriel Dal Pont Legrand & Harald Hagemann Impulses and Propagation Mechanisms in Equilibrium Business Cycles Theories: From Interwar Debates to DSGE “Consensus”2019-02 Claire Baldin & Ludovic Ragni Note sur quelques limites de la méthodologie de Pareto et ses interprétations2019-03 Claire Baldin & Ludovic Ragni La conception de l’homme dans la théorie de l’Echange Composite de François Perroux : entre homo economicus et homo religiosus2019-04 Charlie Joyez Shared Ownership in the International Make or Buy Dilemma2019-05 Charlie Joyez Alignment of Multinational Firms along Global Value Chains: A Network-based Perspective2019-06 Richard Arena & Ludovic Ragni Nature humaine et choix rationnel : Pareto contre Walras ?