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Documents complémentaires sur la séquence Être femme Jean de la Bruyre, extrait des Caractres, 1694 Pourquoi s'en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes ? Par quelles lois, par quels édits, par quels rescrits leur a- t-on défendu d'ouvrir les yeux et de lire, de retenir ce qu’elles ont lu, et d'en rendre compte ou dans leur conversation ou par leurs ouvrages ? Ne sont- elles pas au contraire établies elles-mmes dans cet usage de en rien savoir, ou par faiblesse de leur complexion, ou par la paresse de leur esprit ou par le soin de leur beauté, ou par une certaine légreté qui les empche de suivre une longue étude, ou par le talent et le génie qu'elles ont seulement pour les ouvrages de la main, ou par les distractions que donnent les détails d'un domestique, ou par l'éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses ou par une curiosité toute différente de celle qui contente l'esprit, ou par un tout autre got que celui d'exercer leur mémoire ? Molire, L’Ecole des Femmes, 1662, acte III, scne 2, tirade d'Arnolphe Le mariage, Agns, n'est pas un badinage4: A d'austres devoirs le rang de femme engage; Et vous n'y montez pas, ce que je prétends, Pour tre libertine5 et prendre du bon temps. Votre sexe n'est l que pour la dépendance: Du cté de la barbe est la toute-puissance. Bien qu'on soit deux moitiés de la société, Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité; L'une est moitié suprme, et l'autre subalterne6; L'une en tout est soumise l'autre, qui gouverne; Et ce que le soldat, dans son devoir instruit, Montre d'obéissance au chef qui le conduit, Le valet son matre, un enfant son pre, A son supérieur le moindre petit frre, N'approche point encor de la docilité, Et de l'obéissance, et de l'humilité, Et du profond respect o la femme doit tre Pour son mari, son chef, son seigneur et son matre. 4. 4 Badinage : plaisanterie légre 5. 5 Libertine : indisciplinée 6. 6 Subalterne : Subordonnée Fnelon, De l'Education des filles, chapitre premier (extrait)

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Documents complémentaires sur la séquence Être femme

Jean de la Bruyere, extrait des Caracteres, 1694 Pourquoi s'en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes ? Par quelles lois, par quels édits, par quels rescrits leur a-t-on défendu d'ouvrir les yeux et de lire, de retenir ce qu’elles ont lu, et d'en rendre compte ou dans leur conversation ou par leurs ouvrages ? Ne sont- elles pas au contraire établies elles-memes dans cet usage de en rien savoir, ou par faiblesse de leur complexion, ou par la paresse de leur esprit ou par le soin de leur beauté, ou par une certaine légereté qui les empeche de suivre une longue étude, ou par le talent et le génie qu'elles ont seulement pour les ouvrages de la main, ou par les distractions que donnent les détails d'un domestique, ou par l'éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses ou par une curiosité toute différente de celle qui contente l'esprit, ou par un tout autre gout que celui d'exercer leur mémoire ?

Moliere, L’Ecole des Femmes, 1662, acte III, scene 2, tirade d'Arnolphe Le mariage, Agnes, n'est pas un badinage4:A d'austeres devoirs le rang de femme engage;Et vous n'y montez pas, a ce que je prétends,Pour etre libertine5 et prendre du bon temps.Votre sexe n'est la que pour la dépendance:Du coté de la barbe est la toute-puissance.Bien qu'on soit deux moitiés de la société,Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité; L'une est moitié supreme, et l'autre subalterne6; L'une en tout est soumise a l'autre, qui gouverne; Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,Montre d'obéissance au chef qui le conduit,Le valet a son maitre, un enfant a son pere,A son supérieur le moindre petit frere,N'approche point encor de la docilité,Et de l'obéissance, et de l'humilité,Et du profond respect ou la femme doit etrePour son mari, son chef, son seigneur et son maitre.

4. 4  Badinage : plaisanterie légere 5. 5  Libertine : indisciplinée 6. 6  Subalterne : Subordonnée

Fenelon, De l'Education des filles, chapitre premier (extrait) Pour les filles, dit-on, il ne faut pas qu'elles soient savantes, la curiosité les rend vaines et précieuses; il suffit qu'elles sachent gouverner un jour leurs ménages, et obéir a leurs maris sans raisonner. On ne manque pas de se servir de l'expérience qu'on a de beaucoup de femmes que la science a rendues ridicules: apres quoi on se croit en droit d'abandonner aveuglément les filles a la conduite des meres ignorantes et indiscretes. Il est vrai qu'il faut craindre de faire des savantes ridicules. Les femmes ont d'ordinaire l'esprit encore plus faible et plus curieux que les hommes; aussi n'est-il point a propos de les engager dans des études dont elles pourraient s'enteter. Elles ne doivent ni gouverner l'Etat, ni faire la guerre, ni entrer dans le ministere des choses sacrées; ainsi elles peuvent se passer de certaines connaissances étendues, qui appartiennent a la politique, a l'art militaire, a la jurisprudence, a la philosophie et a la théologie. La plupart meme des arts mécaniques ne leur conviennent pas: elles sont faites pour des exercices modérés. Leur corps aussi bien que leur esprit, est moins fort et moins robuste que celui des hommes; en revanche, la nature leur a donné en partage l'industrie1, la propreté et l'économie, pour les occuper tranquillement dans leurs maisons. Mais que s'ensuit-il de la faiblesse naturelle des femmes? Plus elles sont faibles, plus il est important de les

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fortifier. N'ont-elles pas des devoirs a remplir, mais des devoirs qui sont les fondements de toute la vie humaine? Ne sont-ce pas les femmes qui ruinent ou qui soutiennent les maisons, qui reglent tout le détail des choses domestiques, et qui, par conséquent, décident de ce qui touche de plus pres a tout le genre humain? Par la, elles ont la principale part aux bonnes ou aux mauvaises mœurs de presque tout le monde. Une femme judicieuse, appliquée, et pleine de religion, est l'ame de toute une grande maison; elle y met l'ordre pour les biens temporels et pour le salut. Les hommes memes, qui ont toute l'autorité en public, ne peuvent par leurs délibérations établir aucun bien effectif, si les femmes ne leur aident a l'exécuter. Le monde n'est point un fantome; c'est l'assemblage de toutes les familles: et qui est-ce qui peut les policer avec un soin plus exact que les femmes, qui, outre leur autorité naturelle et leur assiduité dans leur maison, ont encore l'avantage d'etre nées soigneuses, attentives au détail, industrieuses, insinuantes et persuasives? Mais les hommes peuvent-ils espérer pour eux-memes quelque douceur dans la vie, si leur plus étroite société, qui est celle du mariage, se tourne en amertume? Mais les enfants, qui feront dans la suite tout le genre humain, que deviendront-ils, si les meres les gatent des leurs premieres années? Voila donc les occupations des femmes, qui ne sont guere moins importantes au public que celles des hommes, puisqu'elles ont une maison a régler, un mari a rendre heureux, des enfants a bien élever. 1 Industrie : habileté a réussir un travail

XVIII

Pierre de MARIVAUX (1688-1763) : LA COLONIE, scene XIII (1750) [Les personnages de cette piece en un acte ont du quitter leur pays. Ils sont réfugiés sur une ile. Les hommes s’appretent a instaurer des lois. Menées par une aristocrate, Arthénice, et par une femme d’artisan, Mme Sorbin, les femmes entendent ne plus etre soumises.]TIMAGENE, HERMOCRATE, L'AUTRE HOMME, PERSINET, ARTHENICE, MADAME SORBIN, UNE FEMME avec un tambour, et LINA,tenant une affiche.ARTHENICE : Messieurs, daignez répondre a notre question ; vous allez faire des reglements pour la république, n'y travaillerons-nous pas de concert ? A quoi nous destinez- vous la-dessus ?HERMOCRATE : A rien, comme a l'ordinaire.UN AUTRE HOMME : C'est-a-dire a vous marier quand vous serez filles, a obéir a vos maris quand vous serez femmes, et a veiller sur votre maison : on ne saurait vous oter cela, c'est votre lot.MADAME SORBIN : Est-ce la votre dernier mot ? Battez tambour ; (et a Lina) et vous, allez afficher l'ordonnance a cet arbre. (On bat le tambour et Lina affiche.)HERMOCRATE : Mais, qu'est-ce que c'est que cette mauvaise plaisanterie-la ? Parlez- leur donc, seigneur Timagene, sachez de quoi il est question.TIMAGENE : Voulez-vous bien vous expliquer, Madame ?MADAME SORBIN : Lisez l'affiche, l'explication y est.ARTHENICE: Elle vous apprendra que nous voulons nous meler de tout, etre associées a tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance, de judicature (1) et d'épée.HERMOCRATE : D'épée, Madame ?ARTHENICE : Oui d'épée, Monsieur ; sachez que jusqu'ici nous n'avons été poltronnes que par éducation.MADAME SORBIN : Mort de ma vie ! qu'on nous donne des armes, nous serons plus méchantes que vous ; je veux que dans un mois, nous maniions le pistolet comme un éventail : je tirai ces jours passés sur un perroquet, moi qui vous parle.ARTHENICE : Il n'y a que de l'habitude a tout.MADAME SORBIN : De meme qu'au Palais a tenir l'audience, a etre Présidente,Conseillere, Intendante (2), Capitaine ou Avocate.UN HOMME : Des femmes avocates ?MADAME SORBIN : Tenez donc, c'est que nous n'avons pas la langue assez bien pendue, n'est-ce pas ?ARTHENICE : Je pense qu'on ne nous disputera pas le don de la parole.

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HERMOCRATE : Vous n'y songez pas, la gravité de la magistrature et la décence du barreau ne s'accorderaient jamais avec un bonnet carré sur une cornette (3)...ARTHENICE : Et qu'est-ce que c'est qu'un bonnet carré, Messieurs ? Qu'a-t-il de plus important qu'une autre coiffure ? D'ailleurs, il n'est pas de notre bail non plus que votre Code (4) ; jusqu'ici c'est votre justice et non pas la notre ; justice qui va comme il plait a nos beaux yeux, quand ils veulent s'en donner la peine, et si nous avons part a l'institution des lois, nous verrons ce que nous ferons de cette justice-la, aussi bien que du bonnet carré, qui pourrait bien devenir octogone si on nous fache ; la veuve ni l'orphelin n'y perdront rien.UN HOMME : Et ce ne sera pas la seule coiffure que nous tiendrons de vous (5)... MADAME SORBIN : Ah ! la belle pointe d'esprit ; mais finalement, il n'y a rien a rabattre, sinon lisez notre édit, votre congé est au bas de la page.HERMOCRATE : Seigneur Timagene, donnez vos ordres, et délivrez-nous de ces criailleries.TIMAGENE : Madame...ARTHENICE : Monsieur, je n'ai plus qu'un mot a dire, profitez-en ; il n'y a point de nation qui ne se plaigne des défauts de son gouvernement ; d'ou viennent-ils, ces défauts ? C'est que notre esprit manque a la terre dans l'institution de ses lois, c'est que vous ne faites rien de la moitié de l'esprit humain que nous avons, et que vous n'employez jamais que la votre, qui est la plus faible.MADAME SORBIN : Voila ce que c'est, faute d'étoffe l'habit est trop court.ARTHENICE : C'est que le mariage qui se fait entre les hommes et nous devrait aussi se faire entre leurs pensées et les notres ; c'était l'intention des dieux, elle n'est pas remplie, et voila la source de l'imperfection des lois ; l'univers en est la victime et nous le servons en vous résistant. J'ai dit ; il serait inutile de me répondre, prenez votre parti, nous vous donnons encore une heure, apres quoi la séparation est sans retour, si vous ne vous rendez pas ; suivez-moi, Madame Sorbin, sortons.MADAME SORBIN, en sortant. : Notre part d'esprit salue la votre.______________________________________________________________________Notes :Judicature : profession de juge.Intendant : représentant du pouvoir dans les provinces pendant l’ancien régime ; ils étaient un peul’équivalent des préfets de région aujourd’hui.Le bonnet carré était la coiffure des juges ; la cornette était une coiffe féminine.Comprendre : « Ni le bonnet carré, ni votre code ne nous conviennent ». Allusion aux « cornes » des maris trompés.

Montesquieu, Lettres Persanes (1721), Lettre 161 (derniere). Roxane à Usbek, à Paris. Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs. Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines. Car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait a la vie n’est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s’envole bien accompagnée : je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrileges qui ont répandu le plus beau sang du monde. Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? Non : j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance. Tu devrais me rendre graces encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me suis abaissée jusqu’a te paraitre fidele ; de ce que j’ai lachement gardé dans mon cœur ce que j’aurais du faire paraitre a toute la terre ; enfin, de ce que j’ai profané la vertu, en souffrant qu’on appelat de ce nom ma soumission a tes fantaisies. Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour. Si tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.

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Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien t’était soumis. Nous étions tous deux heureux : tu me croyais trompée, et je te trompais. Ce langage, sans doute, te parait nouveau. Serait-il possible qu’apres t’avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d’ad- mirer mon courage ? Mais c’en est fait : le poison me consume ; ma force m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’a ma haine ; je me meurs. Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Rébiab 1, 1720.

Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), p. 258-259

Extrait de Ainsi soit Olympe de Gouges, Benoîte Groult, Grasset & Fasquelle, 2013.Introduction, Olympe de Gouges la première féministe moderneJusqu’ou faut-il aller pour mériter un nom dans l’Histoire de son pays quand on est née femme ? Pour entrer au Panthéon ? Pour incarner le progres des idées, le talent, et mériter la reconnaissance de ses compatriotes ou de la postérité ? Il semble qu’aucune audace, aucun fait d’armes, aucun talent oratoire ou littéraire, aucune idée généreuse et nouvelle, ne soient suffisants pour susciter la reconnaissance de son pays et entrer dans l’Histoire de France.On nous avait prévenues pourtant depuis l’Antiquité : « Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumiere et l’homme. Et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténebres et la femme », écrivait déja Pythagore au Ve siecle avant Jésus-Christ.« La Femme est de nature humide, spongieuse et froide, alors que l’Homme, lui, est sec et chaud. L’embryon femelle se solidifie et s’articule plus tard : la raison en est que la semence femelle est plus faible et plus humide que celle du male », estimait Hippocrate, « le plus grand médecin de l’Antiquité grecque », comme il est dit dans tous nos dictionnaires.Mais le plus extraordinaire est que, 2 500 ans plus tard, cette idée générale a toujours cours !« La Femme est a l’Homme ce que l’Africain est a l’Européen », déclarait péremptoirement en 1875 l’anthropologue Paul Topinard, relayé par Gustave Le Bon, psychologue. « On ne saurait nier, sans doute, qu’il existe des femmes tres supérieures a la moyenne des hommes, mais ce sont la des cas aussi exceptionnels que la naissance d’un monstre. »Et Ernest Legouvé, dramaturge et Académicien français, n’avait pas évolué d’un iota au siecle suivant : « Rassurez-vous, écrit-il, je ne veux pas de femmes députés ! Une femme médecin me répugne, une femme notaire fait rire, une femme avocate effraie. La premiere et supreme fonction de la Femme est de mettre au monde des enfants, de les nourrir et de les élever. » Refrain connu et qui a traversé les siecles !Une des premieres femmes a analyser l’opposition systématique des hommes a toute émancipation féminine fut Virginia Woolf. « L’histoire de l’opposition des hommes a toute émancipation des femmes est plus révélatrice encore que l’histoire de cette émancipation », écrivit-elle. Rares en effet seront les penseurs ou les hommes politiques qui entendront la demande des femmes a devenir des citoyennes. Condorcet fut presque seul, lors de la Révolution, a proner l’égalité des droits comme fondement unique de toute institution politique. « Pourquoi des etres exposés a des grossesses et a des indispositions passageres ne pourraient-ils exercer les droits dont on n’a jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers, ou qui s’enrhument aisément ? »Et Condorcet fut d’autant plus vite oublié qu’il fut emprisonné par Robespierre et n’échappera a la guillotine que par son suicide. Alors que Talleyrand survécut a tous les régimes en se rangeant a l’opinion générale : « Le bonheur des femmes n’existe qu’a condition qu’elles n’aspirent point a l’exercice des droits et des fonctions politiques. » Une affirmation qui ne choquait personne !On connait la suite : quelques années plus tard, la dépendance et l’infériorité de la femme seront dument remises a l’honneur dans le code civil napoléonien, véritable chef-d’œuvre de misogynie. Et le scénario de la Révolution de 1789 se reproduira en 1848. Puis le Second Empire viendra étouffer toutes les velléités d’autonomie des femmes. En avril 1893, la Convention avait réussi a accréditer la these selon laquelle « les enfants, les insensés, les femmes et les condamnés a une peine infamante » ne seraient pas considérés comme des citoyens, ce qui permettait de les condamner « pour crimes politiques » tout en leur interdisant de prendre

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la parole dans les Assemblées. Résultat : « la Femme, cette inconnue », devait rester la grande absente de notre histoire. D’autant que la loi salique, unique en Europe, excluait les femmes de la succession au trone de France : elles ne pouvaient etre que régentes pendant la minorité de leur fils. Résultat : aucune grande figure dans notre histoire qui eut un role comparable a celui de la grande Catherine de Russie, de la Reine Victoria ou de Christine de Suede !Dédaignées par les biographes a moins qu’elles n’aient été des saintes, des reines, des favorites, des courtisanes, ou bien des héroïnes de faits divers ou d’escroqueries célebres ; réduites a la portion congrue sinon totalement effacées dans les livres d’histoire ou les manuels scolaires, quels qu’aient pu etre leur héroïsme, leur intelligence ou leur talent ; expédiées au bucher, au bagne, a la guillotine ou a l’asile si elles se montraient par trop subversives et s’obstinaient dans leurs erreurs, toutes celles qui ont tenté de s’écarter de la place traditionnelle qui leur était assignée pour jouer un role public, n’en ont retiré, dans la grande majorité des cas, ni gloire ni meme la reconnaissance de leurs semblables.Si elles ont disparu de notre mémoire, si elles ont été réduites a un nom, voire a un prénom, dans nos dictionnaires, ce n’est pas qu’elles aient eu une importance négligeable, mais par le seul fait qu’elles étaient des femmes.Afin que ces révoltées, ces originales ou ces artistes ne risquent pas de donner un mauvais exemple aux femmes honnetes, et de servir de modeles aux petites filles des générations a venir, les historiens, les chroniqueurs ou les philosophes ont employé un moyen tres sur : les jeter aux oubliettes de l’histoire, les effaçant ainsi de notre mémoire collective.Ces destinées étouffées, ces voix réduites au silence, ces aventures inconnues ou mort-nées, ces talents avortés, commencent aujourd’hui enfin a resurgir de l’ombre et leurs héroïnes a s’installer au Panthéon de nos gloires. Et parmi elles, une des plus oubliées et qui pourtant, plus que toute autre, mérite la reconnaissance des femmes : Olympe de Gouges.Parce qu’elle a été la premiere en France, en 1791, a formuler une « Déclaration des droits de la femme » qui pose dans toutes ses conséquences le principe de l’égalité des deux sexes.Parce qu’elle a été la premiere « féministe » a comprendre, bien avant que ces mots en -isme n’existent, que le sexisme n’était qu’une des variantes du racisme, et a s’élever a la fois contre l’oppression des femmes et contre l’esclavage des Noirs.Parce qu’elle a osé revendiquer toutes les libertés, y compris sexuelle ; réclamer le droit au divorce et a l’union libre ; défendre les filles-meres et les enfants batards, comprenant que la conquete des droits civiques ne serait qu’un leurre si l’on ne s’attaquait pas en meme temps au droit patriarcal.Enfin parce qu’elle a payé de sa vie sa fidélité a un idéal.En lui tranchant la tete, en 1793, les révolutionnaires de la Terreur accomplissaient un acte symbolique : avec sa tete allaient tomber également ses idées féministes, ses utopies souvent prophétiques, que l’on attribuera a d’autres, et disparaitre ses écrits innombrables, pieces de théatre, mémoires, manifestes politiques, romans, détruits ou enfouis dans l’Enfer des bibliotheques, et que personne ne se souciera de publier pendant deux siecles.Selon la formule imaginée de Monique Piettre, bien des femmes en cette fin du XVIIIeme siecle étaient passées « de l’éventail a l’échafaud », mais bien peu l’avaient fait comme Olympe de Gouges, avec autant de lucidité et de passion a la fois et sans jamais rien céder sur ses principes.Malgré sa vie romanesque, son audace politique et ses idées tres en avance sur celles de son temps, elle n’a eu droit, dans le meilleur des cas, qu’a une ligne ou deux dans les manuels d’histoire, et son oraison funebre s’est résumée a quelques mots ironiques ou malveillants. Cette « impudente », cette « déséquilibrée », ce « fou héroïque», cette « demi-mondaine », cette « Bovary du Midi », cette « Bacchante affolée », ce « monstre impudique », n’aurait eu en somme que le sort que méritent toutes les hystériques qui ont prétendu jouer un role dans l’histoire de leur pays.Mais qui était en réalité cette Olympe qui a cristallisé sur sa personne tous les phantasmes traditionnels de la misogynie ? Claude Manceron n’hésite pas a dire : « Elle a été la grande révolutionnaire inconnue de notre histoire. 

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Jean-Jacques Rousseau, L'Emile ou de l'éducation, 1762, l'education des filles Ce que Sophie sait le mieux, et qu'on lui a fait apprendre avec le plus de soin, ce sont les travaux de son sexe, meme ceux dont on ne s'avise point, comme de tailler et coudre ses robes. Il n'y a pas un ouvrage a l'aiguille qu'elle ne sache faire, et qu'elle ne fasse avec plaisir ; mais le travail qu'elle préfere a tout autre est la dentelle, parce qu'il n'y en a pas un qui donne une attitude plus agréable, et ou les doigts s'exercent avec plus de grace et de légereté. Elle s'est appliquée aussi a tous les détails du ménage. Elle entend la cuisine et l'office ; elle sait le prix des denrées ; elle en connait les qualités ; elle sait fort bien tenir les comptes ; elle sert de maitre d'hotel a sa mere. Faite pour etre un jour mere de famille elle-meme, en gouvernant la maison paternelle, elle apprend a gouverner la sienne ; elle peut suppléer aux fonctions des domestiques, et le fait toujours volontiers.

Choderlos de Laclos, Discours sur la question posée par l'Académie de Chalons- sur-Marne : Quels seraient les meilleurs moyens de perfectionner l'éducation des femmes ? , 1783 O femmes ! approchez et venez m'entendre. Que votre curiosité, dirigée une fois sur des objets utiles, contemple les avantages que vous avait donnés la nature et que la société vous a ravis. Venez apprendre comment, nées compagnes de l'homme, vous etes devenues son esclave ; comment, tombées dans cet état abject, vous etes parvenues a vous y plaire, a le regarder comme votre état naturel ; comment enfin, dégradées de plus en plus par une longue habitude de l'esclavage, vous en avez préféré les vices avilissants mais commodes aux vertus plus pénibles d'un etre libre et respectable. Si ce tableau fidelement tracé vous laisse de sang-froid, si vous pouvez le considérer sans émotion, retournez a vos occupations futiles. Le mal est sans remède, les vices se sont changés en mœurs. Mais si au récit de vos malheurs et de vos pertes, vous rougissez de honte et de colere, si des larmes d'indignation s'échappent de vos yeux, si vous brulez du noble désir de ressaisir vos avantages, de rentrer dans la plénitude de votre etre, ne vous laissez plus abuser par de trompeuses promesses, n'attendez point les secours des hommes auteurs de vos maux : ils n'ont ni la volonté, ni la puissance de les finir, et comment pourraient-ils vouloir former des femmes devant lesquelles ils seraient forcés de rougir ? apprenez qu'on ne sort de l'esclavage que par une grande révolution. Cette révolution est-elle possible ? C'est a vous seules a le dire puisqu'elle dépend de votre courage.

En 1783, l'Académie de Chalons-sur-Marne propose un concours (le fait est courant en ce XVIIIe siècle philosophe, et le Discours sur l'inégalité de Rousseau était la réponse à une question proposée par l'Académie de Dijon) avec la question suivante : "Quels seraient les meilleurs moyens de perfectionner l'éducation des femmes ?". Laclos n'enverra jamais sa réponse.[...] Je viens dans cette assemblée respectable consacrer a la vérité plus respectable encore une voix faible, mais constante et que n'alterera ni la crainte de déplaire, ni l'espoir de réussir. Tel est l'engagement que je contracte en ce jour. Le premier devoir qu'il m'impose est de remplacer par une vérité sévere une erreur séduisante. Il faut donc oser le dire : il n'est aucun moyen de perfectionner l'éducation des femmes. Cette assertion paraitra téméraire et déja j'entends autour de moi crier au paradoxe. Mais souvent le paradoxe est le commencement d'une vérité. Celui-ci en deviendra une si je parviens a prouver que l'éducation prétendue, donnée aux femmes jusqu'a ce jour, ne mérite pas en effet le nom d'éducation, que nos lois et nos moeurs s'opposent également a ce qu'on puisse leur en donner une meilleure et que si, malgré ces obstacles, quelques femmes parvenaient a se la procurer, ce serait un malheur de plus ou pour elles ou pour nous.Ou le mot éducation ne présente aucun sens, ou l'on ne peut l'entendre que du développement des facultés de l'individu que l'on éleve et de la direction de ces facultés vers l'utilité sociale. Cette éducation est plus ou moins parfaite, a proportion que le développement est plus ou moins entier, la direction plus ou moins constante ; que si au lieu d'étendre les facultés, on les restreint, et ce n'est plus éducation, mais dépravation ; si au lieu de les diriger vers l'utilité sociale on les replie sur l'individu, c'est seulement alors instinct perfectionné. Mais les facultés se divisent en sensitives et en intellectuelles. De la l'éducation physique et l'éducation morale qui, séparées dans leur objet, se réunissent dans leur but : la perfection de l'individu pour l'avantage de l'espece. Dans le cas particulier qui nous occupe, la femme est l'individu, l'espece est la société. La question est donc de savoir si l'éducation qu'on donne aux femmes développe ou tend a développer leurs facultés et a en diriger l'emploi selon l'intéret de la société, si nos lois ne s'opposent pas a ce développement et nos moeurs a cette direction, enfin si dans l'état actuel de la société une femme telle qu'on peut la concevoir

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formée par une bonne éducation ne serait pas tres malheureuse en se tenant a sa place et tres dangereuse si elle tentait d'en sortir : tels sont les objets que je me propose d'examiner.O femmes ! approchez et venez m'entendre. Que votre curiosité dirigée une fois sur des objets utiles, contemple les avantages que vous avait donnés la nature et que la société vous a ravis. Venez apprendre comment, nées compagnes de l'homme, vous etes devenues son esclave ; comment, tombées dans cet état abject, vous etes parvenues a vous y plaire, a le regarder comme votre état naturel ; comment enfin, dégradées de plus en plus par une longue habitude de l'esclavage, vous avez préféré les vices avilissants mais commodes, aux vertus plus pénibles d'un etre libre et respectable. Si ce tableau fidelement tracé vous laisse de sang-froid, si vous pouvez le considérer sans émotion, retournez a vos occupations futiles. Le mal est sans remede, les vices se sont changés en moeurs*. Mais si au récit de vos malheurs et de vos pertes, vous rougissez de honte et de colere, si des larmes d'indignation s'échappent de vos yeux, si vous brulez du noble désir de ressaisir vos avantages, de rentrer dans la plénitude de votre etre, ne vous laissez plus abuser par de trompeuses promesses, n'attendez point de secours des hommes auteurs de vos maux : ils n'ont ni la volonté, ni la puissance de les finir, et comment pourraient-ils vouloir former des femmes devant lesquelles ils seraient forcés de rougir ? apprenez qu'on ne sort de l'esclavage que par une grande révolution. Cette révolution est-elle possible ? C'est a vous seules a le dire puisqu'elle dépend de votre courage. Est-elle vraisemblable ? Je me tais sur cette question ; mais jusqu'a ce qu'elle soit arrivée, et tant que les hommes regleront votre sort, je serai autorisé a dire, et il me sera facile de prouver qu'il n'est aucun moyen de perfectionner l'éducation des femmes.Partout ou il y a esclavage, il ne peut y avoir éducation ; dans toute société, les femmes sont esclaves ; donc la femme sociale n'est pas susceptible d'éducation.

Condorcet, Cinq Mémoires sur l’Instruction publique (1791)Mathématicien ayant collaboré à L’Encyclopédie, penseur des Lumières, Condorcet participa aux travaux du Comité d’Instruction publique de l’Assemblée législative et composé Cinq Mémoires sur l’Instruction publique. Dans le premier, il évoque l’éducation des femmes.

Il est nécessaire que les femmes partagent l’instruction donnée aux hommes.1. Pour qu’elles puissent surveiller celle de leurs enfants.

L’instruction publique, pour etre digne de ce nom, doit s’étendre a la généralité des citoyens, et il est impossible que les enfants en profitent si, bornés aux leçons qu’ils reçoivent d’un maitre commun, ils n’ont pas un instituteur domestique qui puisse veiller sur leurs études dans l’intervalle des leçons, les préparer a les recevoir, leur en faciliter l’intelligence, suppléer enfin a ce qu’un moment d’absence ou de distraction a pu leur faire perdre. Or, de qui les enfants des citoyens pauvres pourraient-ils recevoir ces secours, si ce n’est de leurs meres qui, vouées aux soins de leur famille, ou livrées a des travaux sédentaires, semblent appelées a remplir ce devoir ; tandis que les travaux des hommes, qui presque toujours les occupent au-dehors, ne leur permettraient pas de s’y consacrer ? Il serait donc impossible d’établir dans l’instruction cette égalité nécessaire au maintien des droits des hommes et sans laquelle on ne pourrait meme y employer légitimement ni les revenus des propriétés nationales, ni une partie du produit des contributions publiques, si, en faisant parcourir aux femmes au moins les premiers degrés de l’instruction commune, on ne les mettait en état de surveiller celle de leurs enfants.

2. Parce que le défaut d’instruction des femmes introduirait dans les familles une inégalité contraire à leur bonheur.

D’ailleurs on ne pourrait l’établir pour les hommes seuls sans introduire une inégalité marquée, non seulement entre le mari et la femme mais entre le frere et la sœur et meme entre le fils et la mere ; or, rien ne serait plus contraire a la pureté et au bonheur des mœurs domestiques. L’égalité est partout, mais surtout dans les familles, le premier élément de la félicité, de la paix et des vertus. Quelle autorité pourrait avoir la tendresse maternelle, si l’ignorance dévouait les meres a devenir pour leurs enfants un objet ridicule ou de mépris ? On dira peut-etre que j’exagere ce danger ; que l’on donne actuellement aux jeunes gens des connaissances que non seulement leurs meres, mais leurs peres meme ne partagent point, sans que cependant

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on puisse etre frappé des inconvénients qui en résultent. Mais il faut observer d’abord que la plupart de ces connaissances, regardées comme inutiles par les parents et souvent par les enfants eux-memes, ne donnent a ceux-ci aucune supériorité a leurs propres yeux ; et ce sont des connaissances réellement utiles qu’il est aujourd’hui question de leur enseigner. D’ailleurs, il s’agit d’une éducation générale, et les inconvénients de cette supériorité y seraient bien plus frappants que dans une éducation réservée a ces classes ou la politesse des mœurs et l’avantage que donne aux parents la jouissance de leur fortune empechent les enfants de tirer trop de vanité de leur science naissante. Ceux, d’ailleurs, qui ont pu observer des jeunes gens de familles pauvres, auxquels le hasard a procuré une éducation cultivée, sentiront aisément combien cette crainte est fondée.

L’Histoire des femmes en Occident, Georges Duby, Michelle Perrot, tome III, XVIe-XVIIIe siecle, « la position paradoxale des philosophes des lumieres face aux femmes »

On s'accorde volontiers, au siecle des Lumieres, pour affirmer des femmes qu’elles constituent la moitié du genre humain. Dans l'allocution a la république de Geneve qui ouvre le Discours sur l’origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau écrit : « Pourrais-je oublier cette précieuse moitié de la République qui fait le bonheur de l'autre, et dont la douceur et la sagesse y maintiennent la paix et les bonnes meurs ? » Cette expression de moitié du genre humain que Condorcet, par exemple, reprend ne doit pas etre comprise en un sens quantitatif : a l’époque, diverses considérations non unifiables s'interrogent sur la question de savoir si les femmes sont plus ou moins nombreuses que les hommes selon les pays, les climats, les régimes politiques... Il faut plutot entendre le terme de moitié en un sens fonctionnel : la femme coopere a la reproduction de l’espece, elle est épouse et mere, fille et sœur ; elle possede un statut dans la famille et dans la société. L'expression de moitié du genre humain apparait en elle-meme ambiguë, car étrangement elle n'est pas interchangeable : on ne dit pas des hommes qu’ils constituent la moitié du genre humain. Un sophisme subtil intervient: nous sommes en présence d'une moitié qui ne semble pas faire effectivement la paire avec l'autre moitié; disons que la moitié féminine est posée en relation avec la moitié masculine qui la fonde et permet de la définir. Cette relation dissymétrique a d'ailleurs permis d'énoncer des affirmations contradictoires qui marquent le statut de la femme d'une maniere négative ou positive. Ne citons pour l’instant que deux cas : la moitié féminine selon Rousseau ne peut prétendre valoir comme I'autre ; au contraire, Condorcet tentera de penser l'égalité - au moins présomptive - des deux moitiés. Cette derniere tentative reste isolée dans I'ensemble des réflexions des philosophes qui dissertent sur les femmes. La majorité de ces textes restent tres en deça de la pensée de Poullain de La Barre qui, dans De l'Égalité des sexes (1673) et De l'Éducation des dames (1674, ouvrage dédié a la Grande Mademoiselle) défend l'égalité des femmes et des hommes, a la cartésienne au nom des idées claires et distinctes, de l'évidence rationnelle en lutte contre tous les préjugés. L'unité de l'esprit, posée par la philosophie de Descartes, garantit la rigoureuse égalité intellectuelle des sexes. Voila pourquoi un des préjugés les plus nocifs consiste a prendre pour véridiques les discours masculins sur les femmes : dans ces discours, les hommes sont juges et parties. Le siecle éclairé dans son ensemble est moins audacieux. La permanence des préjugés sur le « beau sexe » (comme si la beauté était d'un seul coté) apparait d'autant plus paradoxale que l’esprit des Lumieres combat ouvertement toute opinion qui n'est pas fondée en raison, tout systeme qui ne légitime pas ses prémisses. Paradoxe encore que de soutenir l'inégalité intellectuelle des femmes alors que précisément certaines femmes (de condition sociale élevée) animent les salons ou se répand l’esprit philosophique, contribuent a l'essor de la littérature. a la diffusion des sciences. C'est, rappelons-le, la marquise du Chatelet qui traduit les Principia mathematica philosophiae naturalis de Newton ; Mme Lepaute, membre de l’Académie des sciences de Béziers, produit des Mémoires d’astronomie€ et une Table des longueurs de pendules. L'énumération des travaux intellectuels féminins serait considérable. Mais les femmes ont-elles vraiment réclamé d’etre déclarées égales ? A en croire certains discours masculins, elles ne demandent pas l'égalité parce qu’elles n’y ont aucun intéret. Montesquieu écrit dans Mes Pensées : « Il est a remarquer qu'excepté dans des cas que de certaines circonstances ont fait naitre, les femmes n’ont jamais guere prétendu a l'égalité : car elles ont déja tant d’autres avantages naturels, que l'égalité de puissance

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est toujours pour elles un empire. »

Questions :

1. Quel est le sujet de ce texte ?2. Quels sont les noms de philosophes que l'on retrouve dans ce texte ? Quels sont leurs points de vue respectifs sur la condition de la femme au XVIIIeme siecle ?3. Pourquoi peut-on parler d'un paradoxe au XVIIIeme siecle ? (1. 44 a 59)4. Les femmes participent-elles a l'esprit des Lumieres ?

George Sand, Aux membres du comite central (1848) En 1848, Eugénie Niboyet propose, dans le journal « La Voix des femmes », la candidature de George Sand à l’Assemblée Constituante. Mais celle-ci, qui n’a pas été consultée, refuse avec force, estimant que le combat des femmes doit passer par l’obtention des droits civiques, avant celle des droits politiques auxquels elle estime qu’elles ne sont pas prêtes par leur manque d’instruction. Voici un extrait de la lettre qu’elle écrit en réponse (qui n’a finalement pas été publiée), dans laquelle elle se livre à une violente diatribe contre le mariage tel qu’il est régi par le Code Civil.En attendant que la loi consacre cette égalité civile, il est certain qu’il y a des abus exceptionnels et intolérables de l’autorité maritale. Il est certain aussi que la mere de famille, mineure a 80 ans, est dans une situation ridicule et humiliante. Il est certain que le seul droit de despotisme attribue au mari son droit de refus de souscrire aux conditions matérielles du bonheur de la femme et des enfants, son droit d’adultere hors du domicile conjugal, son droit de meurtre sur la femme infidele, son droit de diriger a l’exclusion de sa femme l’éducation des enfants, celui de les corrompre par de mauvais exemples ou de mauvais principes, en leur donnant ses maitresses pour gouvernantes comme cela s’est vu dans d’illustres familles; le droit de commander dans la maison et d’ordonner aux domestiques, aux servantes surtout d’insulter la mere de famille ; celui de chasser les parents de la femme et de lui imposer ceux du mari, le droit de la réduire aux privations de la misere tout en gaspillant avec des filles le revenu ou le capital qui lui appartiennent, le droit de la battre et de faire repousser ses plaintes par un tribunal si elle ne peut produire de témoins ou si elle recule devant le scandale; enfin le droit de la déshonorer par des soupçons injustes ou de la faire punir pour des fautes réelles. Ce sont la des droits sauvages, atroces, anti-humains et les seules causes, j’ose le dire, des infidélités, des querelles, des scandales et des crimes qui ont souillé si souvent le sanctuaire de la famille, et qui le souilleront encore, o pauvres humains, jusqu’a ce que vous brisiez a la fois l’échafaud et la chaine du bagne pour le criminel, l’insulte et l’esclavage intérieur, la prison et la honte publique pour la femme infidele. Jusque- la, la femme aura toujours les vices de l’opprimé, c’est-a-dire les ruses de l’esclave et ceux de vous qui ne pourront pas etre tyrans, seront ce qu’ils sont aujourd’hui en si grand nombre, les esclaves ridicules de leurs esclaves vindicatifs. En effet quelle est la liberté dont la femme peut s’emparer par fraude ? celle de l’adultere. Quelle est la dignité dont elle peut se targuer a l’insu de son mari ? la fausse dignité d’un ascendant ridicule pour elle comme pour lui.

Maupassant, Bel-Ami (I, 8) Dans cet autre passage, devenue veuve, elle explique à Duroy qui veut l’épouser, sa conception du mariage, bien éloignée des règles édictées par le Code Civil : « Comprenez-moi bien. Le mariage pour moi n’est pas une chaine, mais une association. J’entends etre libre, tout a fait libre de mes actes, de mes démarches, de mes sorties, toujours. Je ne pour- rais tolérer ni controle, ni jalousie, ni discussion sur ma conduite. Je m’engagerais, bien entendu, a ne jamais compromettre le nom de l’homme que j’aurais épousé, a ne jamais le rendre odieux ou ridicule. Mais il faudrait aussi que cet homme s’engageat a voir en moi une égale, une alliée, et non pas une inférieure ni une épouse obéissante et soumise. Mes idées, je le sais, ne sont pas celles de tout le monde, mais je n’en changerai point. Voila. »

Flaubert, Madame Bovary II, 12 (1857)

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Par l’effet seul de ses habitudes amoureuses, Mme Bovary changea d’allures. Ses regards devinrent plus hardis, ses discours plus libres; elle eut meme l’inconvenance de se promener avec M. Rodolphe, une cigarette a la bouche, comme pour narguer le monde; enfin, ceux qui doutaient encore ne douterent plus quand on la vit, un jour, descendre de l’Hirondelle, la taille serrée dans un gilet, a la façon d’un homme ; et Mme Bovary mere, qui, apres une épouvantable scene avec son mari, était venue se réfugier chez son fils, ne fut pas la bourgeoise la moins scandalisée. Bien d’autres choses lui déplurent : d’abord Charles n’avait point écouté ses conseils pour l’interdiction des romans ; puis, le genre de la maison lui déplaisait; elle se permit des observations, et l’on se facha, une fois surtout, a propos de Félicité. Mme Bovary mere, la veille au soir, en traversant le corridor, l’avait surprise dans la compagnie d’un homme, un homme a collier brun, d’environ quarante ans, et qui, au bruit de ses pas, s’était vite échappé de la cuisine. Alors Emma se prit a rire ; mais la bonne dame s’emporta, déclarant qu’a moins de se moquer des mœurs, on devait surveiller celles des domestiques. — De quel monde etes-vous ? dit la bru, avec un regard telle- ment impertinent que Mme Bovary lui demanda si elle ne défendait point sa propre cause. — Sortez ! fit la jeune femme se levant d’un bond. — Emma !... maman !... s’écriait Charles pour les rapatrier. Mais elles s’étaient enfuies toutes les deux dans leur exaspération. Emma trépignait en répétant : — Ah ! quel savoir-vivre ! quelle paysanne !Il courut a sa mere ; elle était hors des gonds, elle balbutiait : —

C’est une insolente ! une évaporée ! pire, peut-etre ! — Et elle voulait partir immédiatement, si l’autre ne venait lui faire des excuses. Charles retourna

donc vers sa femme et la conjura de céder ; il se mit a genoux ; elle finit par répondre : — — Soit ! j’y vais. — En effet, elle tendit la main a sa belle-mere avec une dignité de marquise, en lui disant :— Excusez-moi, madame.

Simone de Beauvoir, Le Deuxieme Sexe, 1949.Les antiféministes tirent de l’examen de l’histoire deux arguments contradictoires: 1° les femmes n’ont jamais créé de grand; 2° la situation de la femme n’a jamais empeché l’épanouissement des grandes personnalités féminines. Il y a de la mauvaise foi dans ces deux affirmations; les réussites de quelques privilégiées ne compensent ni n’excusent l’abaissement systématique du niveau collectif ; et que ces réussites soient rares et limitées prouve précisément que les circonstances leur sont défavorables. Comme l’ont soutenu Christine de Pisan, Poullain de la Barre, Condorcet, Stuart Mill, Stendhal, dans aucun domaine la femme n’a jamais eu ses chances. C’est pourquoi aujourd’hui un grand nombre d’entre elles réclament un nouveau statut ; et encore une fois, leur revendication n’est pas d’etre exaltée dans leur féminité [...], elles veulent qu’enfin leur soient accordés les droits abstraits et les possibilités concretes sans la conjugaison desquelles la liberté n’est qu’une mystification. [...] Le fait qui commande la condition actuelle de la femme, c’est la survivance tetue dans la civilisation neuve qui est en train de s’ébaucher des traditions les plus antiques. C’est la ce que méconnaissent les observateurs hatifs qui estiment la femme inférieure aux chances qui lui sont aujourd’hui offertes ou encore qui ne voient dans ces chances que des tentations dangereuses. La vérité est que sa situation est sans équilibre, et c’est pour cette raison qu’il lui est tres difficile de s’y adapter. On ouvre aux femmes les usines, les facultés, les bureaux mais on continue a considérer que le mariage est pour elle une carriere des plus honorables qui la dis- pense de toute autre participation a la vie collective. Comme dans les civilisations primitives, l’acte amoureux est chez elle un service qu’elle a le droit de se faire plus ou moins directement payer. [...] Et la femme mariée est autorisée a se faire entretenir par son mari ; elle est en outre revetue d’une dignité sociale tres supérieure a celle de la célibataire... Comment le mythe de Cendrillon ne garderait-il pas toute sa valeur ? Tout encourage encore la jeune fille a attendre du « prince charmant » fortune et bonheur plutot qu’a en tenter seule la difficile et incertaine conquete. En particulier, elle peut espérer accéder grace a lui a une caste supérieure a la sienne, miracle que ne récompensera pas le travail de toute sa vie. Mais un tel espoir est néfaste parce qu’il divise ses forces et ses intérets; c’est cette division qui est peut-etre pour la femme le plus grave handicap.

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Les parents élevent encore leur fille en vue du mariage plutot qu’ils ne favorisent son développement personnel ; elle y voit tant d’avantages qu’elle le souhaite elle-meme ; il en résulte qu’elle est souvent moins spécialisée, moins solidement formée que ses freres, elle s’engage moins totalement dans sa profession ; par la elle se voue a y rester inférieure ; et le cercle vicieux se noue : cette infériorité renforce son désir de trouver un mari [...] Tout engage les femmes a vouloir ardemment plaire aux hommes. Elles sont encore dans l’ensemble en situation de vassalité. Il s’en- suit que la femme se connait et se choisit non en tant qu’elle existe pour soi mais telle que l’homme la définit.

Extrait de la preface de Laure Adler au livre de Stephan Bollman, Les femmes qui lisent sont dangereuses, 2012 [...] Car les livres ne sont pas des objets comme les autres pour les femmes ; depuis l’aube du christianisme jusqu’a aujourd’hui, entre nous et eux, circule un courant chaud, une affinité secrete, une relation étrange et singuliere tissée d’interdits, d’appropriations, de réincorporations. Car un texte, signé ou pas, constitue pour les femmes un puits de secrets, un vertige, une possibilité de voir le monde autrement, voire de le vivre autrement, peut donner l’élan de tout quitter, de s’envoler vers d’autres horizons en ayant conquis, par la lecture, les armes de la liberté. Ce n’est sans doute pas un hasard qu’aux femmes le livre – le livre des livres – fut d’abord interdit. Il fut dans les mains du Christ, puis de tous les hommes qui l’accompagnent, puis de tous ceux qui fondent l’Eglise – innombrable cohorte des hommes qui, dans les tableaux flamands ou italiens, portent le livre-tabernacle, incarnation du miracle de la continuité du croire. Du sacré donc point de femmes. Seuls les hommes ont le droit d’y toucher. [...]C’est bien pour cela que les femmes qui lisent sont dangereuses. D’ailleurs, les hommes ne vont pas s’y tromper, qui vont empecher, encercler, encager les femmes pour qu’elles lisent le moins possible et qu’elles ne lisent que ce qu’ils leur enjoignent de lire.Et d’abord, encore et encore la Bible. La Bible pour les filles, le seul texte autorisé dans tous les sens du terme et utilisé a toutes fins possibles. On apprend a lire dans la Bible et on apprend dans la Bible les préceptes moraux pour savoir vivre.Mais les femmes n’entendent pas continuer a célébrer les beautés des manifestations sensibles du divin ni meme incarner l’exaltation de cette essence divine. […Progressivement au XVIIIe] les femmes dédaignent la Bible pour l’Encyclopédie, se passionnent pour les romans de Richardson et éprouvent une curiosité de plus en plus dévorante pour tout ce qui a trait a l’actualité : la politique, l’événementiel, l’innovation, le scientifique. Cette véritable révolution culturelle s’accompagne d’une lecture des journaux et d’une attirance de plus en plus forte pour ce qu’on nomme alors les « romans du temps présent ». Les femmes lisent pour comprendre, pour s’éveiller aux problemes du monde, pour prendre conscience de leur sort, par-dela les barrieres géographiques et générationnelles. Les femmes se mettent a écrire pour des femmes et se régalent de se lire entre femmes. [...]La lecture entre femmes, écrite par des femmes pour des femmes, tisse, en effet, un lien de solidarité qui inquiete bien des hommes – hommes de loi, hommes d’hygiene, hommes de mœurs, hommes d’Eglise. Tous a leur maniere, ils vont s’alarmer des femmes qui lisent, avant de les marginaliser, de les désigner comme différentes, atteintes de névroses diverses, affaiblies, exténuées par un exces de désirs artificiels, propres a succomber, proies revées d’un monde décadent et déliquescent, mais si vénéneux et si puissant érotiquement qu’il pourrait entrainer un brouillage d’identité sexuelle, une dévalorisation des codes moraux, une déstabilisation de la place assignée a chacun dans un monde ou le propriétaire est le pere, le bourgeois, l’époux ; et la femme ne peut qu’etre épouse et non transpercée de désir, entachée de sexualité, meme si – et justement pour cette raison – elle a fait l’amour dans la conjugalité la moins débridée.Le livre favorise la sociabilité et les échanges entre femmes. Dans les cercles et les salons, sous prétexte de lire, on refait le monde. Commence alors a s’installer la litanie masculine, qui deviendra obsédante et récurrente tout au long du XIXe siecle, de la « femme qui lit trop ».La femme qui lit, d’ailleurs, lit toujours trop. Elle est dans l’exces, dans la transe, dans le dehors de soi. Il faut donc s’en méfier, comme le fait cet homme compatissant : « Je ne fais pas reproche qu’une femme cherche a

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affirmer sa façon d’écrire et l’art de sa conversation par des études appropriées et une lecture choisie avec décence et qu’elle tente de ne pas rester tout a fait sans connaissances scientifiques ; mais elle ne doit pas faire de la littérature un métier, elle ne doit pas s’aventurer dans les domaines de l’érudition. »D’autant que les jeunes filles aussi s’y mettent et que la lecture leur fait palpiter le cœur, excite leur sensibilité, les fait frémir d’effroi, bref les rend captives [...]. Effectivement, messieurs les connaisseurs des mouvements intérieurs de l’ame et de la psyché, lire donne aux femmes des idées ! Sacrilege. Comment obturer le flux de jouissance que procure alors, chez les femmes, la lecture ?Certains, comme Monseigneur Dupanloup et Parent-Duchatelet, n’y vont pas par quatre chemins. Il faut hygiéniser, mettre de l’ordre, canaliser, nettoyer. Le premier est éveque d’Orléans et supplie ses lectrices de revenir a la lecture-piété : Mesdemoiselles et mesdames, relisez Pascal, Bossuet, Racine, Corneille, quelques poetes chevaliers ; lire peu mais lire bien ; lire, relire, revenir sur les pages, recopier meme certains passages et surtout lire jusqu’au bout. C’est un péché que de ne pas terminer. « Ne jamais quitter un livre sans l’avoir achevé », préconise le second, médecin et théoricien de la lecture comme art de la tentation.C’est pourtant le contraire qu’elles font toutes. Elles dévorent, elles butinent, elles déflorent. Elles sont dans l’inachevement, dans l’absence d’assouvissement, dans le désir inextinguible, dans le recommencement, dans la recherche du ravissement. [...]Elles lisent toutes, elles lisent trop, elles lisent de tout. L’opium de la fiction ne les transforme pas en femmes passives, mais leur permet au contraire de prendre conscience de leur personnalité et de celle des autres. [...]Les lectrices, des l’aube du XIXe siecle, lisent ce qu’elles veulent et subvertissent ce qu’elles lisent. Elles sont dans le livre, [...] livre comme absorption, incorporation, effacement de soi-meme. La femme devient le livre, vit comme dans le livre. Entre elles et lui circule un flux de vie et de sens. La lecture devient intériorité, suspension de temps, repli vers l’intime.Mais le livre possede le pouvoir d’entrainer la femme vers le dehors : le dehors de la cellule familiale, le dehors de l’espace intime, l’au-dehors de soi-meme, le dehors qui devient l’au-dela, le méconnaissable.Le livre peut devenir plus important que la vie. Le livre enseigne aux femmes que la vraie vie n’est pas celle qu’on leur fait vivre. La vraie vie est ailleurs : la, dans cet espace d’imaginaire entre les mots qu’elles lisent et l’effet qu’ils produisent. La lectrice fait littéralement corps avec les personnages de fiction et n’accepte plus de refermer le livre sans que rien ne change dans sa vie. Le livre devient initiation.Comment ne pas penser a Emma Bovary ? Comment ne pas se souvenir de cette phrase de Gustave Flaubert a Mademoiselle de Chantepie en juin 1857 : « Lisez pour vivre. » Le theme du roman-amant envahit des lors le champ social, perturbant les mentalités, ébranlant les catégories sexuelles, psychiques, politiques.Souvenons-nous des phrases que prononce Emma quand, enfin seule dans sa chambre apres avoir quitté Rodolphe, elle réalise qu’elle a un amant : « Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus et la légion lyrique de ces femmes adulteres se mit a chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait elle-meme comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue reverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d’amoureuse qu’elle avait tant envié. » Emma, coincée tout au long du roman entre un ici et maintenant de l’ennui, du malheur, des dettes et de la honte, et un ailleurs de l’imaginaire, des désirs et des reves, finira traquée. Cette réserve d’imaginaire est constituée par la sédimentation de la lecture de romans. « Elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements pour ses convoitises personnelles. » Emma lit des romans pour s’inventer un monde, « l’immense pays des félicités et des passions ». Le vide du réel se remplit par la fiction. Le roman est un support de l’imaginaire que le réel ne suffit pas a fournir.Lors du proces intenté a Flaubert pour offense a la morale publique, Ernest Pinard, qui fit le réquisitoire, ne s’y trompa pas : ce qu’il incrimina, ce fut le genre de l’auteur, « la peinture réaliste », le fait qu’« une seule personne a raison, regne, domine : c’est Emma Bovary », et que « l’art sans regle n’est plus l’art ; c’est comme une femme qui quitterait tout vetement ». « Emma Bovary, c’est moi », disait Flaubert. Emma n’est-elle pas un homme ? Une femme qui aimerait bien avoir acces a ce qu’ont, ce que font les hommes ? Comme un homme, Emma porte, entre deux boutons de son corsage, un lorgnon d’écaille ; pour sa premiere promenade a cheval, elle met sur sa tete un chapeau d’homme ; quand elle tombe enceinte, elle souhaite avoir un fils.

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Baudelaire fut le premier a insister sur la nature virile d’Emma. Emma, c’est l’assomption de la jouissance. Emma, c’est le déreglement de tous les sens. Emma, c’est la recherche du désir. Son propre désir. Pour le plaisir de la lectrice. [...]Emma devient la figure emblématique de la pathologie que crée, chez les femmes, le fait meme de lire : les femmes qui lisent s’exposent aux affections pulmonaires, a la chlorose, a la déviation de la colonne vertébrale et, last but not least, a l’hystérie.Car la femme qui lit est une insatiable sexuelle. Au lieu de lire, elle ferait mieux de frotter le parquet de son appartement tous les matins, de s’injecter des lotions calmantes dans le vagin, de boire des infusions de fleurs de mauve, comme le prescrit le Traité de thérapeutique et de matière médicale, recueil de traitements et médicaments publié en 1836 et réédité neuf fois jusqu’en 1877…En effet, la lecture devient une occupation quasi permanente. Les lectrices se multiplient. C’est une véritable contagion. Et l’hystérie augmente. Femmes-livres-hystérie : trio infernal. Les hystériques obsedent de plus en plus les médecins, qui écrivent des traités non pour les comprendre mais pour tenter de les domestiquer comme des betes fauves en proie aux passions les plus obscenes. L’hystérique dérange, l’hystérique est dans l’exces. L’hystérique déconstruit l’ordre de la famille mais aussi celui de la société. [...]Les lectrices continuent a lire des romans de plus en plus nombreux écrits par des romanciers picaresques fin de siecle, disponibles en feuilletons, abondants en suggestions qui satisfont les curiosités sexuelles conduisant a la folie, a la déchéance et a la mort ! [...]Démoniaques, les femmes qui lisent ? Oui, certainement, et de plus en plus dangereuses. Pour longtemps encore. Car, au fil du temps, les noces secretes entre sexe féminin et texte masculin, texte féminin, texte féministe ont permis la construction d’un espoir nouveau, vital, libérateur, jubilatoire : les femmes ne s’abritent plus derriere des identités secretes, les femmes ne prennent plus de pseudonymes, les femmes ne se contentent plus de ressembler a des héroïnes inventées, les femmes prennent la parole, les femmes disent « je », les femmes écrivent « moi je », les femmes produisent du texte, du texte théorique, du texte fictionnel, du texte inceste, du texte homosexuel, du texte sexuel, du sextuelle.De liseuses, elles sont devenues lectrices. De lectrices, elles sont aujourd’hui auteures. Elles en écrivent. Elles écrivent meme quand elles lisent. Les femmes qui écrivent se revendiquent souvent comme des lectrices. Si elles écrivent, c’est pour continuer la chaine, la chaine du plaisir que leur a procuré le plaisir de lire. Les femmes qui lisent trouvent dans leurs textes ces sources secretes du désir, elles en font des chambres d’amour toutes tapissés de bibliotheques qu’elles retrouvent dans leurs reves les plus doux.

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Page 14: netboardme.s3.amazonaws.com · Web viewNon : j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit