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Neutralité des réseaux : Neelie Kroes s’affiche dans le camp des agresseurs Le 16 janvier dernier, Neelie Kroes, commissaire européenne chargée de la société numérique, publiait dans Libération une tribune intitulée Internet et applications de filtrage : une histoire de choix et de recettes. Une tribune jugée assez révélatrice et dangeureuse pour que notre ami François Pellegrini décide d’y répondre point par point ci-dessous. Et de conclure ainsi : « Mme Kroes est entrée en guerre ouverte contre la neutralité des réseaux et contre Internet. En tant que Commissaire chargée de la stratégie numérique, elle a perdu toute légitimité, et son remplacement s’avère nécessaire. » Neutralité des réseaux : Neelie Kroes s’affiche

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Neutralité des réseaux : NeelieKroes s’affiche dans le camp desagresseursLe 16 janvier dernier, Neelie Kroes, commissaire européenne chargée de lasociété numérique, publiait dans Libération une tribune intitulée Internet etapplications de filtrage : une histoire de choix et de recettes.

Une tribune jugée assez révélatrice et dangeureuse pour que notre ami FrançoisPellegrini décide d’y répondre point par point ci-dessous.

Et de conclure ainsi : « Mme Kroes est entrée en guerre ouverte contre laneutralité des réseaux et contre Internet. En tant que Commissaire chargée de lastratégie numérique, elle a perdu toute légitimité, et son remplacement s’avèrenécessaire. »

Neutralité des réseaux : Neelie Kroes s’affiche

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dans le camp des agresseursURL d’origine du document

François Pellegrini – 23 janvier 2013 – Blog personnel

Le filtrage autoritaire par Free de l’accès aux publicités, dans le bras de fer quil’oppose à Google sur la rémunération des infrastructures de réseau, a eu denombreux mérites. Un premier a été de faire prendre conscience au grand publicque filtrer la publicité était possible, bien au delà du petit nombre d’utilisateursayant activé le greffon AdBlock sur leur navigateur Firefox. Un deuxième a été defaire sortir du bois un certain nombre d’intérêts privés, pour lesquels la mise enœuvre de ce filtrage, au moyen d’une mise à jour autoritaire de la FreeBox v6, areprésenté une véritable déclaration de guerre.

Le relais de ces intérêts par la voix de Neelie Kroes, commissaire européennechargée de la stratégie numérique, n’a guère surpris, tant la majorité de laCommission européenne est connue pour sa soumission aux intérêts privés.Néanmoins, sa tribune dans le journal Libération est un document méritant toutenotre attention, parce qu’il reflète la stratégie construite par ces intérêts pourmettre la main sur Internet. En voici un décryptage, paragraphe par paragraphe.

La semaine dernière, une polémique a surgi lorsque Free a bloqué la publicitésur les services internet transitant par sa Freebox. Les fournisseurs de contenuinternet qui dépendent de la publicité pour proposer du contenu gratuit auxconsommateurs étaient furieux. Cette polémique illustre la complexité del’économie de l’internet. Le fragile équilibre entre choix et facilité d’usage,entre transparence et contrôle effectif, entre commerce et intérêt public.

Ce premier paragraphe a le mérite de poser le cadre dès sa dernière phrase, avecune candeur presque touchante. Car effectivement, ce dont il sera question ici,c’est bien de la lutte de certains intérêts commerciaux contre l’intérêt public.

Mon principe de base consiste à dire que les consommateurs devraient êtrelibres de faire de vrais choix quant à leur abonnement à l’internet et à leuractivité en ligne. Les contrats standard et les paramètres par défaut desservices internet peuvent être pratiques et efficaces, mais ils sont soumis à deslimites d’intérêt public, que ce soit dans la législation générale sur la protection

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des consommateurs ou dans des règles spécifiques. Par exemple, lesconsommateurs ont le droit, lorsqu’ils naviguent sur un site web, de choisir s’ilssouhaitent utiliser des «cookies», qui pistent leur utilisation de l’internet. Ilsdevraient également comprendre les coûts et les avantages de leur choix.

Ce deuxième paragraphe introduit les arguments qui seront avancés pour justifierle filtrage d’Internet, et en particulier la notion de «choix», qui lui servira deparavent.

Du fait de la complexité et de l’évolution rapide de l’économie en ligne, denouvelles questions surgissent constamment en ce qui concerne l’intérêt public.Par exemple, depuis 2009, la législation de l’Union européenne favorise lapossibilité pour les consommateurs d’accéder à l’éventail complet desapplications, du contenu et des services légaux en ligne. Selon moi, l’intérêtpublic ne s’oppose cependant pas à ce que les consommateurs s’abonnent à desoffres internet limitées, plus différenciées, éventuellement pour un prix moinsélevé.

Comme nous le verrons plus bas, une offre différenciée d’accès limité à Internet,ce n’est pas une offre d’accès à Internet. Avoir un accès limité, différencié, à laliberté, ce n’est pas être libre.

La liberté n’est pas une affaire de choix. L’État se doit de protéger les hommesd’eux-mêmes, en ne leur permettant pas de s’engager dans la servitude, fut-ellevolontaire. Légaliser un système permettant à certains, en majorité les moinsaisés, de renoncer aux droits essentiels que constituent à la liberté d’expressionet à la liberté d’accès à l’information, en échange d’une réduction sur leurabonnement, ne fait pas honneur à la rédactrice de cette tribune.

Existe-t-il un intérêt public à ce que les parents disposent d’outils efficaces pourcontrôler le matériel auquel leurs jeunes enfants peuvent accéder en ligne? Laplupart des gens répondraient oui, et l’Union partage ce point de vue. Demême, la plupart des gens aimeraient pouvoir choisir de recevoir ou non de lapublicité parallèlement au contenu et aux services en ligne, mais tant lesconsommateurs que les entreprises en ligne semblent ne pas vouloir laisser cechoix entre les mains d’obscurs paramètres par défaut.

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Où l’on retrouve ici l’un des camouflages typiques des agresseurs d’Internet :l’utilisation de la protection des ‘tizenfants pour justifier la mise en place defiltrages dans des buts bien moins louables. Cette ficelle sera utilisée à plusieursreprises au cours de la tribune de Mme Kroes.

S’agissant de questions de cette nature, transparence et contrôle effectif par leconsommateur feront presque toujours partie de la solution.

Avec celui du «choix», l’argument de la «transparence» est le deuxième paraventdes agresseurs d’Internet. L’emploi de ce terme indique sans ambigüité le campchoisi par Mme Kroes. Il avait déjà été utilisé par les opérateurs detélécommunication en 2009, du temps où Mme Kroes était Commissaire à laconcurrence, lors des débats sur le «Paquet Télécom». Il s’agissait d’un ensemblede cinq directives européennes portant sur la régulation et l’accès aux réseaux (etdonc pas seulement Internet) et devant être renégociées. Ce processus avait étél’occasion, pour ces opérateurs ainsi que pour les grands industriels dudivertissement, de tenter d’introduire des amendements autorisant l’écoute descommunications et le filtrage, au nom de la lutte contre les «contenus illicites».

Alors que les représentants des usagers demandaient que soit garantie laneutralité des réseaux, les opérateurs souhaitaient ne s’engager que sur desgaranties de « transparence » : ils auraient le droit de porter atteinte à laneutralité des réseaux, pourvu qu’ils en informent leurs abonnés. Ils arguaientqu’ainsi les internautes choisiraient les opérateurs sans filtrage, contraignant parla loi de l’offre et de la demande les opérateurs à ne pas filtrer.

La ficelle était un peu grosse. Les usagers n’ont en général qu’un choix limitéentre quelques opérateurs en situation d’entente, comme on l’a bien vu dans lesecteur de la téléphonie mobile en France, dont les prix étaient maintenusanormalement hauts. Ceux qui proposent de garantir la «transparence» au lieu dela neutralité sont ceux qui ne veulent pas de la neutralité. Ils souhaitent justepouvoir la violer impunément.

Cela ne signifie pas encore plus de pages dans votre contrat qui en compte déjàune centaine! La Commission encourage depuis un certain temps le secteur dela publicité à faire en sorte que les utilisateurs se voient proposer un choix clairconcernant les cookies, sur la base d’informations concises et digestes. Ellecollabore aussi avec une grande variété d’acteurs en ligne pour élaborer une

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norme «Do Not Track» («Ne pas pister»), afin que les consommateurs qui fontce choix puissent être certains qu’il sera respecté.

Dormez, braves gens, la gentille Commission veille sur vous. Vu comment maboîte courriel est submergée en dépit de la loi imposant aux publicitaires den’envoyer des courriels qu’à ceux ayant accepté de les recevoir («opt-in»), je n’aiqu’une confiance limitée dans le respect des chartes Bisounours™, sans sanctionsjuridiques, auxquelles semble croire si fort Mme Kroes.

En ce qui concerne la neutralité de l’internet, les consommateurs doivent avoirun choix effectif quant au type d’abonnement internet qu’ils souscrivent. Celaveut dire une vraie clarté, dans un langage non technique. Doivent figurer lesvitesses effectives dans des conditions normales et toute restriction imposée autrafic, ainsi qu’une option réaliste permettant de passer à un service «complet»,dépourvu de telles restrictions. Un tel choix devrait également stimulerl’innovation et les investissements des fournisseurs internet. Je prépareactuellement une initiative de la Commission visant à garantir ce choix enEurope.

C’est dans ce paragraphe que la commissaire se dévoile. Pour le comprendre, unpetit rappel est nécessaire.

Les réseaux tels qu’Internet sont construits en trois couches : infrastructure,opérateurs et services. Les infrastructures, ce sont les moyens matériels detransmettre l’information : fibres optiques, relais hertziens, satellites, etc. Lesopérateurs ont vocation à utiliser ces infrastructures pour offrir un service deconnexion à leurs abonnés. Les services s’appuient sur les couches précédentespour offrir des prestations, payantes ou gratuites (ou d’apparence gratuite car,premièrement, rien n’est gratuit à part l’air qu’on respire – et encore !– etdeuxièmement, comme le dit l’adage, «si le service est gratuit c’est que c’est vousla marchandise»). Pour prendre une analogie automobile, on pourrait dire quel’infrastructure, ce sont les routes, que les opérateurs sont les différents vendeursde voitures qui vous permettent d’emprunter le réseau routier et que les servicessont les différents magasins que vous pourrez trouver à certaines adresses.

La première manœuvre de Mme Kroes consiste à mettre sur le même plan laquestion des vitesses et celle du filtrage des contenus, qui sont de natures

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complètement différentes.

Internet est un réseau qui a vocation à permettre l’échange d’informations entretous ceux qui s’y connectent, à l’image du réseau routier qui permet à tous ceuxqui y sont connectés de voyager d’un lieu à un autre. La liberté de circulation estun principe fondamental, de rang constitutionnel. Pour autant, chacun peut, selonses désirs et ses moyens, s’acheter un véhicule plus ou moins rapide, ou de plusou moins grande contenance. Il en est de même sur Internet : une personne quisouhaite un débit plus important peut avoir à le payer plus cher, car le trafic plusimportant qu’elle génèrera nécessite qu’elle contribue d’une façon plusimportante aux infrastructures qui permettront son acheminement. Ceci estaffaire de choix, en fonction de l’usage qu’elle compte faire de son accès. Enrevanche, toute restriction au trafic est injustifiable, justement parce qu’elle violece principe constitutionnel de libre circulation.

Rappelons ce qu’est la neutralité des réseaux. De façon simple, on pourrait direqu’il s’agit de garantir le fonctionnement normal du réseau dans ses trois couches(infrastructures, opérateurs et services), en garantissant l’acheminement des fluxd’informations qui y transitent sans discrimination sur leur provenance, leurdestination, le service utilisé ou le contenu transmis.

La deuxième manœuvre de Mme Kroes consiste à suggérer que, pour avoir ledroit d’utiliser certains services, les internautes aient à payer plus cher leurabonnement auprès de leur opérateur.

Ceci est incompréhensible, sauf à supposer une collusion entre opérateurs deréseau, seuls en capacité d’intervenir sur la gestion du trafic, et gestionnaires deservices. Un exemple flagrant d’une telle collusion concerne les abonnements(prétendument) «à Internet» vendus par les opérateurs de téléphone mobile, quiinterdisent majoritairement d’utiliser les services de «voix sur IP» (dits «VoIP»,tels que Skype™). Ce filtrage abusif des protocoles VoIP est effectué par lesopérateurs parce que de tels services portent atteinte à leurs propres services decommunications vocales payantes. Il ne s’agit rien de moins que d’une vente liéeet d’une atteinte à la liberté du commerce.

Au lieu de combattre de tels comportements, Mme Kroes, ancienne Commissaireà la concurrence, justifie et appelle de ses vœux des ententes verticales entreopérateurs de réseaux et gestionnaires de services. Connaissant la position

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traditionnelle de la Commission qui, sur les secteurs du ferroviaire comme del’électricité, a toujours promu la séparation organisationnelle et stratégique entregestionnaires d’infrastructures, opérateurs et fournisseurs de services (les rails,les trains, et les vendeurs de sandwiches), la volte-face est saisissante !

La troisième manœuvre de Mme Kroes consiste à justifier la nécessité du filtragepar l’investissement des fournisseurs Internet.

C’est le montant de l’abonnement au fournisseur d’accès qui permet larémunération de celui-ci et, à travers lui, le développement et la maintenance desinfrastructures, tout comme une fraction du prix d’un billet de train sert àfinancer les infrastructures ferroviaires. Les différents services peuvent êtregratuits ou payants, selon le modèle économique qu’ils choisissent et mettent enœuvre vis-à-vis de leurs usagers, mais cela n’a aucunement à impacter lescouches inférieures.

Des applications disponibles en ligne permettent déjà aux consommateurs debloquer totalement ou partiellement les publicités, si bien que la distributiond’un logiciel de ce type par un fournisseur internet tel que Free n’est pas unerévolution en soi. Elle nous amène néanmoins à envisager deux éléments.

Pas une révolution mais, comme on l’a dit, une menace par son ampleur. Sanscela, pourquoi le rappeler à longueur de tribune ?

D’une part, les consommateurs ne devraient pas oublier que tout choixcomporte des conséquences. En optant pour le blocage des publicités ou endemandant la confidentialité («do not track»), on peut être privé de l’accès à ducontenu gratuit. L’internet ne fonctionne pas par ses propres moyens. Leréseau, le contenu et l’accès à l’internet doivent tous être financés parquelqu’un. De nombreux petits opérateurs web existent grâce à des modèlespublicitaires novateurs. Les consommateurs ont plusieurs façons de payer pouraccéder à du contenu, notamment en voyant des publicités avant et pendant cetaccès. Les entreprises devraient admettre que des consommateurs différentsont des préférences différentes, et concevoir leurs services en conséquence.

Ici encore, Mme Kroes entretient la confusion entre opérateurs et gestionnairesde services. Si l’accès au contenu (pseudo-)gratuit d’un site de service peut être

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limité à ceux qui n’acceptent pas d’être tracés au moyen de cookies, l’accès auréseau lui-même n’a aucune raison d’être limité en aucune manière.

D’autre part, nous avons vu l’importance commerciale et pratique desparamètres par défaut, mais notre réaction à un paramètre par défaut donnépeut dépendre à la fois des valeurs défendues et de la manière dont il sematérialise. Par exemple, vu la valeur élevée attachée à la confidentialité, noussommes moins choqués par des paramètres par défaut restrictifs que par desparamètres totalement ouverts, en particulier en ce qui concerne lesutilisateurs plus vulnérables. C’est dans cet ordre d’idées que nous collaboronsavec le secteur pour améliorer la façon dont les paramètres de confidentialitépar défaut peuvent protéger nos enfants. D’un autre côté, la valeur élevée quenous attachons à l’internet ouvert signifie que nous favorisons l’installation decontrôles parentaux sur tous les appareils, mais pas leur activation par défaut.En pratique, cela pourrait en effet conduire de manière involontaire à limiterl’accès à l’internet pour de nombreux utilisateurs adultes. Mieux vaut donnerun vrai choix aux parents, grâce à des outils clairement visibles et conviviauxdont l’existence est bien mise en évidence.

La lecture de ce paragraphe a fait naître en moi une hilarité certaine. Mme Kroesy soutient que, si le filtrage parental est une bonne chose, il ne faut pas l’activerpar défaut afin de ne pas limiter l’accès à Internet aux adultes, et surtout bienexpliquer aux gens comment s’en servir. Pour résumer : il ne faudrait pas queMonsieur et/ou Madame n’arrivent pas à se connecter à YouPorn™, surtout s’ilssont trop bêtes pour savoir désactiver le filtrage ; cela nuirait au petit commercespécialisé.

Notons cependant comment, une fois de plus, le terme de «choix» est amené defaçon bénéfique, vis-à-vis de la protection des ‘tizenfants par le filtrage.

Ici encore, Mme Kroes entretient délibérément la confusion entre le filtrageparental, qui peut ête réalisé sur le poste de l’usager et peut être désactivé par cedernier, et le filtrage, par l’opérateur, des services qui feraient concurrence auxservices avec lesquels cet opérateur serait lié par des accords commerciaux.

Nous voyons la difficile interaction entre ces deux intérêts – vie privée etouverture – lorsqu’il s’agit d’examiner si le «Do Not Track» devrait être activépar défaut dans les navigateurs web. Microsoft a choisi de le faire dans son

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produit Internet Explorer. Cette décision a fait l’objet de critiques de la part desconcurrents et des publicitaires. Néanmoins, compte tenu des intérêts publicsconcurrents – ainsi que de la concurrence entre les navigateurs et del’existence d’un outil convivial permettant le libre choix de l’utilisateur à la foispendant et après l’installation –, je ne partage pas les critiques montrant dudoigt une décision commerciale destinée à séduire les internautes qui attachentune grande importance au respect de la vie privée. La décision de Free debloquer par défaut les publicités a suscité de plus vives inquiétudes en matièred’intérêt public parce qu’elle combinait dans le même temps une portée pluslarge (touchant toutes les publicités sans exception) et la perception d’unedifficile réversibilité pour les utilisateurs.

Une confirmation supplémentaire que la portée de l’action de Free a bien étél’élément déclencheur de cette riposte, du fait de son ampleur.

Nous voyons, dans ces exemples, que des décisions prises par une entreprise àtitre individuel touchent à des intérêts publics sensibles. Des acteurs privéspeuvent également contribuer collectivement à l’intérêt public. L’internet estune communauté mondiale, régie par une approche associant un grand nombred’acteurs que l’Union a défendue avec fermeté lors d’une grande conférencedes Nations unies à Dubaï le mois dernier. Des initiatives d’autorégulationpeuvent compléter la législation. De telles initiatives sont en cours concernantla publicité et le pistage comportementaux ainsi que la protection des enfantsen ligne. Toutefois, ces efforts collectifs doivent produire des résultats clairs,susceptibles d’être mis en œuvre et soumis à un suivi et à une évaluation. Ets’ils ne répondent pas à des objectifs d’intérêt public, l’autorité publique doittoujours se réserver le droit d’intervenir.

Mme Kroes, en bonne libérale, signale ici qu’elle ne souhaite nullement intervenirpour garantir la neutralité des réseaux de communication accessibles au public,et donc d’Internet. Bien au contraire, comme elle l’a précisé dans un paragrapheprécédent, elle souhaite que la Commission, au titre du «choix» des usagers,autorise explicitement la collusion entre opérateurs de réseaux et fournisseurs deservices, afin de légaliser le filtrage effectué par les premiers à l’avantage decertains des seconds.

Rappelons pour conclure un ensemble de principes simples et de bon sens dans

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un État de droit respectueux tant des libertés fondamentales de ses citoyens quede la concurrence libre et non faussée parmi ses entreprises.

La neutralité des réseaux, et donc d’Internet, est le pendant dans le mondenumérique de la liberté de circulation (d’accès) dans le monde physique. Elle doitdonc être protégée de façon explicite et non ambigüe. Toute atteinte par unintermédiaire technique à la liberté d’expression ou à la liberté d’accès àl’information, qui ne serait pas motivée par des considérations techniques ou parune décision de justice, doit constituer un délit pénal grave.

La séparation entre les activités portant sur les infrastructures, la fournitured’accès et les services, doit être dictée par la loi afin d’être effective. Lesopérateurs investissent actuellement, de façon redondante, dans le fibrage deszones urbaines denses, supposées rentables, en délaissant les zones rurales. Enimposant l’existence d’une infrastructure unique accessible à tous les opérateurs,comme c’est déjà le cas dans les secteurs ferroviaire et de l’énergie, le législateurpermettrait qui plus est la mise œuvre d’une péréquation bénéfique génératriced’économies conséquentes, tant pour l’usager que pour les collectivités isolées.

Mme Kroes est entrée en guerre ouverte contre la neutralité des réseaux etcontre Internet. En tant que Commissaire «chargée de la stratégie numérique»,elle a perdu toute légitimité, et son remplacement s’avère nécessaire.

Crédit photo : Thomas Belknap (Creative Commons By-Sa)

Tour de France du Numériquepour l’Éducation ou pourMicrosoft ?Nous sommes en 2013 et nous n’avons toujours pas réussi à éradiquer ce tristesymptôme qui frappe depuis des années l’Éducation nationale française, à savoirla marchandisation Microsoft de nos écoles et son malheureux corollaire : le

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déni volontaire du logiciel libre et de sa culture.

Dernier exemple en date, cette initiative qui de prime abord semble tout aussiinnocente que louable : le « Tour de France du Numérique pourl’Éducation ».

Elle est ainsi présentée sur le site du projet :

Le Café Pédagogique et le réseau SCEREN (CNDP-CRDP) sont heureux de vousinviter à l’étape du Tour de France du Numérique pour l’Éducation qui setiendra dans votre région.Ce rendez-vous sera l’occasion de rencontres et d’échanges sur des pratiquespédagogiques innovantes autour du numérique. Venez rencontrer desenseignants innovants.Découvrez leurs projets et leurs usages des nouvelles technologies numériquesen classe de l’école au lycée.Venez tester les nouveautés dans les domaines des équipements, solutions etcontenus numériques pour l’enseignement.Nous vous attendons nombreux !

Si vous êtes un lecteur régulier de longue date du Framablog, vous savez qu’ilfaut se méfier de la marque déposée « enseignants innovants » du CaféPédagogique et de son principal bailleur de fonds Microsoft (cf tous ces billetspassés mais aussi ce remarquable article de feu OWNI Microsoft programmel’école). Et pourtant nous aurions tant aimé qu’il n’en aille pas de même cettefois-ci…

Déjà observons le look du site (Edit : Comme cela a été signalé dans lescommentaires, l’image de la page en question a, tiens, tiens, changé depuis. Onn’y voit plus que deux enfants derrière un écran anodin, fini l’ostensible tabletteWindows 8 !) :

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Quelles jolies couleurs, quelle jolie typographie et surtout quelle jolie tablette,n’est-ce pas ! Dans la mesure où nous avons tous été matraqués (sans lesouhaiter) de publicités Windows 8 depuis la rentrée, il n’y a plus qu’à faire lerapprochement. Et, en effet, on apprend tout en bas que Microsoft est partenairede l’opération.

Le principe, si j’ai bien compris, c’est donc de parcourir la France avec unprogramme identique qui se déroule au cours d’un après-midi. Des ateliers sontproposés. Extraits :

Atelier 1 : Les tablettes pour l’Education : Lors de cette session nous vousprésenteront les nouvelles tablettes sous Windows 8 : le meilleur de la tabletteet du PC pour l’équipement des enseignants et des élèves.

Atelier 4 : Les outils de gestion de la classe pour les enseignants : AvecMultipoint Server les enseignants disposent d’un outil de gestion de classe, àfin de monitorer à tout instant le travail des élèves.

Et un peu plus loin :

Opportunité d’échanger avec les enseignants de l’académie retenus pour laprésentation de leurs projets innovants, de découvrir de nouvelles ressourceséducatives numériques développées ou identifiées par le réseau Scérén (CNDP-CRDP), d’assister aux démonstrations de dernières innovations technologiques :

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tablettes Windows 8, plateformes de communication et collaboration (visioconférence, chat, réseaux sociaux…), des expériences immersives grâce ànouveaux terminaux comme la table PixelSense, des outils de gestion de laclasse…

Windows 8 est donc le dernier système d’exploitation de Microsoft (qui joue grossur ce coup-là, ceci expliquant certainement cela). Multipoint Server estévidemment une solution « simple et économique » de Microsoft « qui permet àdavantage d’étudiants et d’enseignants d’accéder aux nouvelles technologies, touten améliorant l’apprentissage et en aidant les étudiants à relever les défis d’uneéconomie globale ». Quant à PixelSense, je ne sais pas trop ce que c’est (et jem’en fous) sauf que c’est encore et toujours du Microsoft.

Franchement, de qui se moque-t-on ? Je serais d’ailleurs assez curieux de savoircomment une telle manifestation est financée.

Il y a un formulaire, au format .DOC bien sûr, qui invite les enseignants às’inscrire pour proposer leur projet pédagogique (à aucun moment il ne va leurêtre demandé de placer leurs travaux sous une licence Creative Commons biensûr).

Ce qui m’attriste le plus dans cette histoire, ce sont tous ces enseignants que l’onva brosser dans le sens du poil (bravo, vous êtes « innovants ») sans se rendrecompte qu’ils sont involontairement complices d’une manœuvre commerciale quiva à l’encontre même de leurs principes. Ils vont se contenter de penser êtremodernes sur une technologie neutre.

Des années que nous affirmons péremptoirement que ces principes éducatifs onttout pour s’épanouir dans le logiciel libre (les ressources libres, les formatsouverts…) et non le logiciel propriétaire, dont Microsoft en est l’emblématiquesymbole. Mais il faut croire que nous continuons de prêcher dans le désert…

On ne peut pas trop leur en vouloir remarquez puisque le « couple habituel » CaféPédagogique / Microsoft a réussi à embarquer dans la galère le (fort peu lucide)SCEREN (CNDP-CRDP) qui apporte si ce n’est la bénédiction tout du moins lacaution de l’institution.

Une fois de plus la marque et les produits Microsoft se seront placés l’air de rien

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et en toute discrétion dans un projet qui donne confiance et reconnaissance auxenseignants. Et c’est un peu à désespérer.

Fleur Pellerin peut bien déclarer sa flamme au logiciel libre, Jean-Marc Ayraultnous pondre une explicite circulaire en direction de l’administration ou, encoreplus fort, entendre Gilles Braun, conseiller numérique de Vincent Peillon,souhaiter que « les enseignants produisent des ressources pédagogiques libresavec des logiciels libres », rien ne semble vraiment bouger du côté duMammouth.

Que faire ? On pourrait dire (avec courtoisie) notre façon de penser au SCEREN.On pourrait s’en aller tracter sur le passage du Tour (première date : Paris, le 6février), mais je doute de l’efficacité réelle de telles actions.

Le plus sûr est de continuer patiemment notre libre chemin en se remémorantl’actuel épilogue d’un autre Tour, bien plus célèbre cette fois. Il nous en aura eneffet fallu du temps pour nous apercevoir que nous avions été trompés, maisaujourd’hui Lance Armstrong reconnaît la supercherie et se retrouve contraint àrendre des comptes…

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Nina chante le blues du ©opyrightet choisit la licence CC0Nina Paley est une artiste étasunienne auteure de bandes dessinées et dessinsanimés, dont le célèbre Sita Sings The Blues. Elle a pris en grippe, depuis bienlongtemps, le système du copyright de son pays. J’ai découvert ses œuvres grâceà @Calimaq dont le blog SILex traite des problématiques du droit d’auteur. Etdepuis longtemps le Framablog soutient ses choix militants et fait connaître sesœuvres.

Hier, @Calimaq m’envoie un lien vers l’article qui va suivre. Il sait que cela va metoucher : Nina parle ci-dessous de la licence CC0, annonçant l’élévationvolontaire et par anticipation d’une œuvre dans le Domaine Public. J’aimetant la CC0 qu’elle pare chacune de mes œuvres <autopromo>dont mon premierroman #Smartarded, publié chez Framabook</autopromo>. Cette licence mepermet de « couper le cordon » avec les histoires que j’écris. Leur enlever et lachaîne et le boulet qu’elles se traînaient pour rendre leur lectorat libre de se lesapproprier.

On le sait, les licences libres ne sont pas sans restrictions. Les trolls débats surles entraves aux libertés qu’entraînent les clauses NC (condition de noncommercialisation) et ND (condition de non modification) remplissent des forumsentiers. Pourtant, peu de gens parlent de la contrainte que peut représenter laclause share alike, le fameux « SA » viral, imposant la licence choisie à toutenouvelle adaptation de l’œuvre.

Nina Paley nous livre ici son vécu, nous explique ce « vœu de non-violencelégale » qui motive l’expérience qu’elle mène… et que je lui souhaite aussiheureuse que celle que je vis.

– Pouhiou

Article original sur le blog de Nina Paley

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Traduction Framalang : nafnaf, ehsavoie, Chuckman, goofy, Pouhiou

Ahimsa : Sita Sings the Blues désormaisen CC-0 « domaine public »par Nina Paley

Par la présente, je déclare passer la licence de Sita Sing the Blues de CC-BY-SA (partage à l’identique) à CC-0.

Il y a quelques années j’ai entamé une démarche pour faire vœu de non-violence :un engagement de ne jamais poursuivre en justice qui que ce soit pour du savoir(ou de la culture, des œuvres culturelles, de l’art, de la propriété intellectuelle —ou le nom quelconque que vous préférez). Le copyright est désespérémentdétraqué ; bien sûr, le droit craque de partout aux USA. Mais pourquoi devrais-jerecourir à cette même loi aberrante pour essayer de corriger les abus qu’elleintroduit ? Nous vivons dans un univers chaotique. Les choix que j’effectue, bienque fondés sur des principes solides, n’y changeront rien. Les gens continueront àcensurer, supprimer et verrouiller le savoir. La licence Share-Alike (partage àl’identique selon les mêmes conditions), nécessaire légalement pour conserverl’aspect libre du savoir, a eu pour conséquence d’en détruire la liberté

« Ne pas utiliser le savoir c’est lui faire injure »

a écrit Jeff Jarvis, dans une réflexion sur la mort d’Aaron Swartz.

J’ai appris la mort d’Aaron dimanche ; le lundi, le National Film Board of Canada(NdT : l’Office national du film du Canada) m’a demandé de remplir desformulaires pour « autoriser » le réalisateur (et ami personnel) Chris Landreth àfaire référence à Sita Sings the Blues dans son court-métrage à venir,Subconscious Password, même si le Fair Use libérait le NFB de toute peurlégitime des propriétés virales du Share-Alike. Je fais des compromis avec mesprincipes tous les jours, mais ce lundi-là je ne pouvais absolument pas. La bêtisedes avocats du NFB était du même acabit que celle qu’Aaron combattait enlibérant les documents du JSTOR. Je ne supportais pas l’idée de permettre d’avoirencore plus de mauvais avocats, de mauvaises décisions, de saloperie decopyright, en remplissant gratuitement des formulaires pour un système stupide

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et corrompu. Je ne pouvais tout simplement plus le faire.

Donc la NFB a dit à Chris d’enlever toute référence faite à SSTB dans son film.

Se lever pour défendre ses principes a des conséquences. Les gens vouscritiquent, vous craignent et ont pitié de vous. Les condamnations publiquespleuvent. Vous perdez de l’argent. Parfois on vous poursuit en justice et, bien quecela ne me soit pas encore arrivé, cela pourrait venir vu ma pratique grandissantede la désobéissance civile.

Ma création artistique est illégale ! — Bouge pas, je vais réformer la loi !

(Commentaire de Nina Paley : Les vrais artistes n’attendent pas que les juges etles lois les autorisent)

Ce n’est pas moi mais bien mon travail, qui est la vraie victime de mes prises depositions. Quand j’ai refusé par principe les DRM (verrous limitant l’utilisationd’œuvres numériques afin de limiter les copies) de Netflix, le résultat fut quemoins de gens ont vu SSTB. Quand de nombreuses chaînes de télévision medemandaient les droits de SSTB et que je leur répondais qu’ils les avaient déjà, lerésultat fut qu’ils ne le diffusèrent pas. Quand des éditeurs ont voulu adapterSSTB en livre, la licence Share-Alike fut une cause de rupture des négociations, etil n’y eut pas de livre SSTB.

Ne pas utiliser le savoir, c’est lui faire injure.

Donc, chers NFB et Netflix, chers éditeurs et patrons de chaînes, chers vous quiformez cette putain de légion d’avocats : Sita Sings the Blues est désormais dansle Domaine Public. Désormais, vous n’avez plus aucune excuse pour entraver sadiffusion.

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Est-ce que je continuerai de me battre ? Oui. MAIS PLUS PAR LA LOI. Je croistoujours aux raisons qui motivent la BY-SA mais la vérité c’est que jamais, augrand jamais, je ne poursuivrai quiconque en justice pour SSTB ou une autreœuvre culturelle. Je continuerai à condamner publiquement des abus tels que leverrouillage et la mauvaise attribution volontaire… Mais quelle utilité de menacerle monde d’une arme chargée si l’on ne s’en sert pas ? La licence CC-0 (NdT :versement volontaire et par anticipation dans le Domaine Public) est l’affirmationque jamais je ne serai procédurière contre qui que ce soit, peu importent les abuset la malfaisance.

Pour moi, la CC-0 est ce qu’il y a de plus proche d’un vœu de non-violence légale.La loi est un âne que je refuse de monter.

Je ne peux pas abolir le mal. La Loi ne peut abolir le mal, au contraire, elle leperpétue et l’amplifie. Les gens continueront à censurer, faire taire, menacer etmaltraiter le savoir, et ce désastreux morcellement qu’est la propriétéintellectuelle continuera d’encourager de telles choses. Mais je me refuse, pourcombattre des monstres, à en devenir un ou à nourrir le monstre que je combats.

Ni la CC-BY-SA ni la CC-0 ne sont la solution à notre monde à la dérive avec sonrégime de copyright parfaitement détraqué.

Ce que je peux dire c’est que SSTB a été sous licence CC-BY-SA durant les 4dernières années, donc je connais bien le sujet et je peux partager les résultats decette expérience. En avançant sous la licence CC-0 j’apprendrai de nouvelles

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choses et j’aurai de nouveaux résultats à partager. Cela ressemble à une victoiremême si de mauvais scénarios peuvent entrer en jeu. Honnêtement je n’ai pas étécapable de déterminer quelle licence Libre est la « meilleure », et passer souslicence CC-0 peut contribuer à apporter une réponse.

Crédit photo : ouest-communications (CC BY-NC-ND 2.0)

Goofy et ses complices ont dédié cet article au domaine public en renonçant dansle monde entier à leurs droits selon les lois sur le droit d’auteur, droit voisin etconnexes, dans la mesure permise par la loi.

Ugh.

Liberté pour les utilisateurs, paspour les logiciels, par BenjaminMako HillUn article fort intéressant de Benjamin Mako Hill (que nous traduisons souvent)qui apporte un éclairage nouveau à la différence importante entre « logiciellibre » et « open source ».

C’est bien la question de la liberté des utilisateurs qui est fondamentale ici. Àmesure que la technologie avance et que de plus en plus de domainesexpérimentent « le Libre », elle rejoint tout simplement la liberté des citoyens…

Remarque : C’est d’ailleurs pourquoi nous regrettons « l’abus d’open source »dans les premiers États Généraux de l’Open Source qui se déroulent actuellementà Paris (cf ce tweet ironique).

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Liberté pour les utilisateurs, pas pour leslogicielsFreedom for Users, Not for Software

Benjamin Mako Hill – 23 octobre 2011 – Blog personnel(Traduction : Munto, VifArgent, aKa, KarmaSama, Lycoris, aaron, PeupleLa,bruno + anonymous)

En 1985, Richard Stallman a fondé le mouvement du Logiciel Libre en publiant unmanifeste qui proposait aux utilisateurs d’ordinateurs de le rejoindre pourdéfendre, développer et diffuser des logiciels qui garantissent aux utilisateurs

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certaines libertés. Stallman a publié la « Définition du Logiciel Libre » (FreeSoftware Definition ou FSD) qui énumère les droits fondamentaux des utilisateursconcernant les logiciels.

La liberté d’exécuter le programme, pour n’importe quel usage ;la liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à sesbesoins ;la liberté d’en redistribuer des copies pour aider les autres ;la liberté d’améliorer le programme et de rendre publiques lesaméliorations, afin que la communauté entière puisse en bénéficier.

Stallman est informaticien. Il avait compris que la manière dont lesprogrammeurs concevaient les logiciels pouvait influer sur les possibilités desutilisateurs à interagir avec eux. Par exemple, des programmeurs pourraientconcevoir des systèmes qui espionnent les utilisateurs, vont à leur encontre oucréent des dépendances. Dans la mesure où les ordinateurs occupent une placede plus en plus importante dans la communication des usagers, et dans leur vietoute entière, leur expérience est de plus en plus sous le contrôle de latechnologie, et par conséquent de ceux qui la maîtrisent. Si le logiciel est libre,les utilisateurs peuvent désactiver les fonctionnalités cachées ou abusives ettravailler ensemble à l’amélioration et au contrôle de leurs technologies. PourStallman, le logiciel libre est essentiel à une société libre.

Hélas, beaucoup de personnes qui entendent « logiciels libres » (NdT : freesoftware en anglais) pensent que le mot libre (free) veut dire qu’il peut êtredistribué gratuitement – une confusion bien naturelle puisque les logiciels librespeuvent être, et sont le plus souvent, partagés sans permission expresse nipaiement. Dans des tentatives concertées pour démêler cette confusion, le slogan« free as in free speech not as in free beer » (free comme dans la liberté de paroleet non comme une bière gratuite), et la référence à la distinction que l’on fait enfrançais entre libre et gratuit, sont devenus des clichés dans la communauté dulogiciel libre. Une biographie de Stallman est d’ailleurs intitulée « Free as inFreedom » (NdT : Libre comme dans Liberté, biographie traduite et publiée parFramasoft dans sa collection Framabook).

À la fin des années 90, un groupe de passionnés de logiciels libres a suggéré unnouveau terme : « open source ». À l’instar de Stallman, ce groupe était agacé parl’ambiguïté autour du mot « free ». Cependant, la principale préoccupation du

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groupe open source était l’utilité du logiciel libre pour les entreprises.

Plutôt que de mettre en avant la « liberté », qui pouvait, selon eux, rebuter desentreprises commerciales, les promoteurs de l’open source décrivaient lesbénéfices techniques que l’« ouverture » du développement de logiciels librespourrait apporter, grâce à la collaboration de nombreux utilisateurs mis enréseau. Ces appels ont trouvé un écho au sein des entreprises high-tech à la findu millénaire au moment où le système d’exploitation libre GNU/Linux gagnait enpopularité et où le serveur web Apache dominait un marché bondé de concurrentspropriétaires. Le concept « open source » prit un nouvel élan en 1998 quandNetscape rendit public le code source de son navigateur web Navigator.

Malgré des différences rhétoriques et philosophiques, les logiciels libres et leslogiciels open source font référence aux mêmes programmes, aux mêmescommunautés, aux mêmes licences et aux mêmes pratiques. La définition del‘open source est presque une copie conforme des directives du logiciel librepubliées par la communauté Debian qui sont elles-mêmes une tentative deredéfinir la déclaration de Stallman sur la Définition du Logiciel Libre. Stallman adécrit cette distinction entre « logiciel libre » et « logiciel open source » commeétant le contraire d’un schisme. Dans un schisme, deux groupes religieux aurontdes cultes séparés, souvent à cause de désaccords mineurs sur des points deliturgie ou de doctrine. Dans le logiciel libre et l‘open source, les deux groupes sesont articulés autour de philosophies, de principes politiques et de motivationsqui sont fondamentalement différentes. Et pourtant les deux parties continuent detravailler en étroite collaboration au sein des mêmes organisations.

Les conversations autour du libre et du gratuit dans les communautés du logiciellibre et de l‘open source ont occulté un second niveau d’ambiguïté dans le terme« logiciel libre », bien moins discuté : le terme a conduit à croire qu’il fallaitinterpréter les quatre libertés comme des déclarations sur les qualités que lesprogrammes eux-mêmes devraient posséder. Stallman se fiche du logiciel libre entant que tel, ce qui lui importe c’est la liberté des utilisateurs. Les slogans « freeas in freedom » et « free speech not free beer » n’aident en rien à résoudre cesecond type d’ambiguïté, et créent même de la confusion. « Free as in freedom »ne dit rien sur ce qui devrait être libre, tandis que « free speech not free beer »,reproduit un problème similaire : les défenseurs de la liberté de parole nedéfendent pas tant la liberté d’expression en tant que telle que la liberté desindividus dans leur parole. Quand pour l’essentiel le discours des promoteurs du

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logiciel libre insiste sur les caractéristiques des programmes, certains en viennentà considérer la liberté de l’utilisateur comme un problème de second ordre – c’esttout simplement ce qui se produit lorsque le logiciel est libre.

Quand le logiciel est libre, mais pas les utilisateursLa liberté de l’utilisateur ne découle pas toujours de la liberté du logiciel. Eneffet, le logiciel libre a pris de l’importance dans les domaines économique etpolitique : cela a suscité l’intérêt de certaines personnes qui souhaitaient enrécolter les bénéfices tout en maintenant l’action et l’indépendance desutilisateurs dans des limites.

Google, Facebook, et autres titans de l’économie du Web ont bâti leur entreprisesur les logiciels libres. En les utilisant ils n’agissent pas seulement en passagersclandestins, dans de nombreux cas ces firmes partagent gratuitement, auminimum, une partie du code qui fait fonctionner leurs services et investissentdes ressources conséquentes dans la création ou l’amélioration de ce code.Chaque utilisateur d’un réseau basé sur des logiciels libres peut posséder unecopie du logiciel qui respecte les quatre libertés de la FSD. Mais à moins que cesutilisateurs n’exécutent le service web eux-mêmes- ce qui peut s’avérertechniquement ou économiquement infaisable – ils restent sous la coupe desfirmes qui, elles, font bel et bien fonctionner leurs copies. Le « Logiciel en tantque Service » (Software as a Service, ou SaaS) – ou logiciel fourni via « le cloud »– est à priori entièrement compatible avec le principe d’un logiciel libre.Toutefois, du fait que les utilisateurs du service ne peuvent pas changer le logicielou l’utiliser comme ils le souhaitent sans l’autorisation et la surveillance de leurfournisseur de service, les utilisateurs de SaaS sont au moins aussi dépendants etvulnérables qu’ils le seraient si le code était fermé.

Chrome OS de Google est une tentative pour construire un système d’exploitationqui pousse les utilisateurs à être constamment en ligne et à utiliser des servicescomme Google Docs pour réaliser la plupart de leurs tâches informatiques. QuandGoogle a annoncé Chrome OS, nombreux étaient ceux qui ont applaudi dans lacommunauté du logiciel libre ; Chrome OS est en effet basé sur GNU/Linux, ils’agit presque entièrement de logiciel libre, et il avait l’appui de Google. Mais lebut réel de Chrome OS est de changer l’endroit où les utilisateurs réalisent leurstâches informatiques, en remplaçant les applications que l’utilisateur aurait faittourner sur sa machine par des SaaS sur Internet. Chaque fois qu’on remplace un

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logiciel libre du bureau par un SaaS, on passe d’une situation où l’utilisateur avaitle contrôle sur ses logiciels à une situation où il n’a pratiquement plus aucuncontrôle. Par exemple, l’utilisation que fait Google des logiciels libre dans lesservices SaaS lui permet de surveiller tous les usages et d’ajouter ou retirer desfonctionnalités selon son bon vouloir. Ainsi, en se concentrant sur la liberté deslogiciels et non sur celle des utilisateurs, bien des partisans du logiciel libre n’ontpas su anticiper cette inquiétante dynamique.

TiVo – le pionnier des magnétoscopes numériques – présentait un défi différent.Son système se basait sur GNU/Linux et, conformément à la licence « copyleft »sous laquelle sont distribués la plupart des logiciels libres, la société TiVoautorisait l’accès complet à son code source. Mais TiVo utilisait le chiffrage pourverrouiller son système afin qu’il ne s’exécute que sur des versions approuvées deLinux. Les utilisateurs de TiVo pouvaient étudier et modifier le logiciel TiVo, maisils ne pouvaient pas utiliser ce logiciel modifié sur leur TiVo. Le logiciel était libre,les utilisateurs ne l’étaient pas.

Les SaaS, Chrome OS et la Tivoisation sont des sujets qui continuent de remuer lemilieu des logiciels libres et open source et mettent à jour des lignes de fracture.Il n’est guère surprenant que les partisans de l‘open source ne voient aucunproblème avec les SaaS, Chrome OS et la Tivoisation ; ils ne sont pas engagésdans la liberté des utilisateurs ou du logiciel. Toutefois chacun de ces exemples aété facteur de division, y compris parmi les personnes qui pensaient que lelogiciel devrait être libre. La Fondation du Logiciel Libre (Free SoftwareFoundation, FSF) a pris explicitement position contre chacun des sujets ci-dessus.Mais il a fallu du temps avant d’identifier chacune de ces menaces et ce futlaborieux de réussir à faire passer le message aux sympathisants. Aujourd’hui, ilsemble probable que Google et son modèle d’entreprise orienté servicereprésentent une plus grande menace pour la liberté des futurs utilisateursd’ordinateur que ne l’a été Microsoft. Mais comme Google se conformescrupuleusement aux termes de la licence du logiciel libre et contribue auxprojets de logiciels libres par une grande quantité de code et d’argent, lespartisans du logiciel libre ont mis du temps à l’identifier comme une menace et àréagir.

Même la Free Software Foundation continue à se battre avec sa propre missionaxée sur le logiciel. Stallman et la FSF ont travaillé ces dernières années pourdéplacer du code non-libre qui s’exécute sur les périphériques internes des

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ordinateurs (par exemple, une carte wifi ou une carte graphique intégrée àl’intérieur d’un portable) depuis le disque dur principal de l’ordinateur vers lessous-processeurs eux-mêmes. L’idée derrière ces efforts est d’éliminer le codenon-libre en le basculant vers les composants matériels. Mais les utilisateurs deslogiciels sont-ils plus libres si les technologies propriétaires, qu’ils ne peuventchanger, existent dans leur ordinateur sous une forme plutôt qu’une autre ?

La clé pour répondre à cette question – et à d’autres -, c’est de rester concentrésur ce qui distingue libre et ouvert. Les promoteurs du logiciel libre doiventrevenir à leur objectif premier : la liberté des personnes, et non celle des logiciels.L’apport fondamental de Stallman et du mouvement libre a été de relier lesquestions de la liberté et de l’autonomie personnelle à d’autres considérations,quoique ce lien ne soit pas évident pour beaucoup. La manière dont lesutilisateurs resteront libres évoluera avec les changements de nature de latechnologie. Et alors que certains adaptent les principes du logiciel libre à denouveaux domaines, ils vont se retrouver confrontés à des problèmes detraduction comparables. Selon le soin que portera notre communauté à distinguerentre les différents mode d’ouverture et à mettre en évidence les questions decontrôle, de politique et de pouvoir, la philosophie du logiciel libre resterapertinente dans toutes ces discussions plus générales autour des nouveaux etdifférents biens communs – dans les logiciels et au delà.

Crédit photo : David Shankbone (Creative Commons By)

Sans médias libres, pas de libertéde pensée – Conférence d’EbenMoglen

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Une conférence d’Eben Moglen àRe:Publica (2012)Version française par Aka, Nebu, Vincent, Alban, Benjamin, puis Moosh,peupleLa, Slystone, goofy, Lycoris, bruno

Le texte ci-dessous a connu sa première publication sur le site de BenjaminSonntag, où vous pourrez trouver la vidéo sous-titrée de la conférence àtélécharger en divers formats ainsi qu’une présentation d’Eben Moglen et unexcellent aperçu synthétique du contenu. Nous proposons une version mieuxrévisée (mais encore perfectible) de la traduction, à laquelle nous ajoutons lesquestions/réponses qui ont succédé à la conférence.

La vidéo étant assez longue (63 minutes) il nous a semblé utile de remettre envaleur les propos de Moglen par un texte lisible en une vingtaine de minutes.Vous pouvez le découvrir sur cette page ou bien télécharger le fichier disponibleici.

Conférence Eben Moglen à Re:Publica 2012 (format .ODT)

Conférence Eben Moglen à Re:Publica 2012 (format .PDF)

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Bonjour.

C’est un plaisir d’être ici, et un honneur d’être à Re:publica.

Depuis maintenant mille ans, nos ancêtres se sont battus pour la défense de laliberté de pensée. Nous avons subi des pertes considérables, mais aussi remportéd’immenses victoires. Et nous sommes aujourd’hui à une époque charnière.Depuis l’adoption de l’imprimerie par les Européens au XVe siècle, nous étionsessentiellement concernés par l’accès aux livres imprimés. Le droit de lire et ledroit de publier étaient les principaux sujets de notre combat pour la liberté depensée ces 500 dernières années. La principale inquiétude était celle de pouvoirlire en privé, penser, parler et agir sur la base d’une volonté libre et noncensurée.

Le principal ennemi de la liberté de pensée, au début de notre combat, étaitl’Église Catholique universelle. Une institution basée sur le contrôle des penséesdans le monde européen, fondée sur une surveillance hebdomadaire de laconduite et des pensées de tout être humain ; basée sur la censure de toutmatériel de lecture et finalement basée sur la faculté de prédire et punir toutepensée non-orthodoxe. Les outils disponibles pour le contrôle des pensées àl’aube de l’Europe moderne étaient pauvres, même selon nos standards du XXesiècle, mais ils marchaient. Ainsi, pendant des centaines d’années, la lutte étaitconcentrée sur le premier objet industriel de masse, à l’importance croissantedans notre culture occidentale : « le livre ». Selon que l’on pouvait l’imprimer, leposséder, le vendre ou le lire, apprendre avec lui, sans l’autorisation ou lecontrôle d’une autorité ayant le pouvoir de punir les pensées. À la fin du XVIIesiècle, la censure de l’écrit en Europe a commencé à craquer, tout d’abord enHollande, puis au Royaume-Uni, et enfin, par vagues, à travers toute l’Europe. Etle livre devint un article de commerce subversif, et commença à grignoter lecontrôle des pensées.

À la fin du XIXe siècle, cette lutte pour la liberté de lecture commença à attaquerla substance même du christianisme et le monde européen trembla sous les coupsde la première grande révolution de l’esprit, qui parlait de « liberté, égalité,fraternité » mais qui signifiait en fait « liberté de penser autrement ». L’AncienRégime commença à lutter contre la pensée et nous sommes alors passés dansune autre phase dans l’histoire de la liberté de pensée, qui présumait lapossibilité de la pensée non-orthodoxe, et de l’action révolutionnaire. Ainsi,

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pendant 200 ans, nous avons lutté face aux conséquences de ces changements.

Cette génération décidera comment le réseau sera organisé

C’était hier et c’est aujourd’hui.

Aujourd’hui, nous entamons une nouvelle ère dans l’histoire de l’espèce humaine.Nous construisons un système nerveux unique qui englobera tout esprit humain.Nous sommes à moins de deux générations aujourd’hui du moment où tout êtrehumain sera connecté à un réseau unique, où toute pensée, plan, rêve ou actionsera un influx nerveux de ce réseau. Et le destin de la liberté de pensée, ou pluslargement le destin de toute liberté humaine, tout ce pour quoi nous avonscombattu pendant plus de mille ans dépendra de l’anatomie des neurones de ceréseau. Nous sommes la dernière génération d’êtres humains qui aura été forméesans contact avec le Net.

À dater de ce jour, tout nouvel être humain, et dans deux générations toutcerveau de l’humanité aura été formé, depuis sa plus tendre enfance, enconnexion directe avec le réseau. L’humanité deviendra un super-organisme, danslequel chacun de nous sera un neurone de ce cerveau. Et nous le construisonsaujourd’hui, maintenant, nous tous, en ce moment, cette génération, unique dansl’histoire de l’humanité. Cette génération décidera comment le réseau seraorganisé.

Hélas, nous commençons mal. Voici le problème.

Nous avons grandi en étant des consommateurs de médias, c’est ce qu’ils nousont appris, que nous étions des consommateurs de médias, mais maintenant lesmédias nous consomment.

Les choses que nous lisons nous regardent en train de les lire. Les choses quenous écoutons nous écoutent les écouter. Nous sommes pistés, nous sommescontrôlés : les médias que nous utilisons nous prédisent. Le processus deconstruction du réseau a gravé dans le marbre les principes de bases de transportde l’information. Il détermine s’il existe quelque chose comme une lectureanonyme. Et il a choisi de se construire contre la lecture anonyme.

…mais personne n’est intéressé par l’anonymat désormais, n’est-cepas ?

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Il y a 20 ans, j’ai commencé à travailler comme avocat pour un homme nomméPhilippe Zimmermann, qui avait alors créé une sorte de cryptographie à clépublique destinée au grand public, nommée Pretty Good Privacy (PGP). L’efforteffectué pour créer PGP était équivalent à essayer de conserver la possibilité dusecret à la fin de XXe siècle. Phil essayait alors d’interdire au gouvernement detout surveiller. Conséquence de cela, il fut au moins menacé d’un procès par legouvernement des États-Unis pour avoir partagé des secrets militaires, car c’estainsi qu’on surnommait la cryptographie à clé publique à l’époque. Nous avionsdit « Vous ne devriez pas faire cela, il y aura des milliards de dollars en commerceélectronique, si tout le monde peut utiliser une cryptographie forte » maispersonne n’était intéressé. Mais ce qui était important au sujet de Pretty GoodPrivacy, au sujet de la lutte pour la liberté que la cryptographie à clé publiquereprésentait pour la société civile, ce qui était crucial devint clair quand nousavons commencé à gagner.

En 1995, il y a eu un débat à la faculté de droit de Harvard. Nous étions 4 àdiscuter du futur de la cryptographie à clé publique et de son contrôle. J’étais ducôté que je suppose être celui de la liberté, c’est là que j’essaie toujours d’être.Avec moi, à ce débat se trouvait un homme nommé Daniel Weitzner, qui travailleaujourd’hui à la Maison Blanche, et s’occupe de la régulation de l’Internet pourObama. En face de nous se trouvait le procureur général des États-Unis et avocatdans le privé, nommé Stewart Baker, qui était avant conseiller en chef del’Agence de la Sécurité Nationale (NSA), ceux qui nous écoutent, et qui dans leprivé, aidait des entreprises à gérer ceux qui les écoutent. Il devint ensuiteresponsable de la politique générale du Département de la Sécurité Intérieure(DHS), des États-Unis, et il est à l’origine d’une bonne partie de ce qui nous estarrivé sur Internet après 2001.

Et donc, nous venions de passer deux heures agréables à débattre du droit à lacryptographie et, à la fin, il y avait une petite fête au club de la faculté de droitd’Harvard, et enfin, après la fin du repas, quand il ne resta plus grand chose surla table, Stuart dit :

« Allons messieurs, maintenant que nous sommes entre nous, telles des femmes,libérons nos chevelures ». Il n’avait déjà plus beaucoup de cheveux à cette époquemais il les a libérés… « Nous n’emmènerons pas au tribunal votre client, MZimmermann. La cryptographie à clé publique sera bientôt libre. Nous avonsmené une longue bataille perdue d’avance contre elle, mais ce n’était qu’un gain

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de temps ». Puis il regarda autour de la pièce et dit : « mais personne n’estintéressé par l’anonymat désormais n’est-ce pas ? »

Un frisson me parcourut la colonne vertébrale, et je pensais alors « ok Stuart,désormais je sais que tu passeras les vingt prochaines années à essayer d’éliminerl’anonymat dans la société humaine, et je passerai ce temps à essayer det’empêcher de le faire, nous verrons bien où cela nous mènera ».

Et cela commence très mal.

Nous n’avons pas intégré l’anonymat quand nous avons construit le net. C’étaitune erreur dont nous payons maintenant le prix. Notre réseau présume que vouspouvez être suivis par des mouchards en permanence. Et en utilisant le Web, nousavons fabriqué Facebook. Nous avons mis une seule personne au milieu de tousles échanges. Nos vies sociales et nos vies privées sont sur le Web, et nouspartageons tout avec nos amis mais aussi avec notre « super-ami ». Celui qui noustrahit à ceux qui le construisent, ceux qui le paient, ceux qui l’aident, ou ceux quilui donnent les centaines de milliards de dollars qu’il désire.

Nous sommes en train de créer un média qui nous consomme et quiaime ça.

Le but principal du commerce au XXIe siècle est de prévoir comment nous faireacheter des choses. Et la chose principale que les gens veulent que nousachetions, c’est de la dette. Et nous nous endettons, nous nous chargeons de plusde dettes, de plus de doutes, de plus de tout ce dont nous avons besoin sans quenous le sachions jusqu’à ce qu’ils nous disent que nous pensions à ces choses carils possèdent la barre de recherche, et nous mettons nos rêves dedans.

Tout ce que nous voulons, tout ce que nous espérons, tout ce que nous aimerionssavoir est dans la barre de recherche, et ils la possèdent. Nous sommes surveilléspartout, tout le temps.

Il y a une barre de recherche et ils la possèdent, nous y collons nosrêves et ils les dévorent !

Au XXe siècle, il fallait construire la Loubianka, il fallait torturer des gens, ilfallait les menacer, il faillait les oppresser pour qu’ils vous informent sur leurs

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amis. Je n’ai pas besoin de parler de ça à Berlin. Au XXIe siècle, pourquoi sedonner tant de mal ? Il suffit de construire un réseau social et tous les gens vousfournissent des informations sur tous les autres gens. Pourquoi gâcher du tempset de l’argent avec des immeubles pleins d’employés qui vérifient qui est qui surles photographies ? Proposez à tout le monde de taguer les amis et bing ! Letravail est fait ! Oups, est-ce que j’ai utilisé ce mot ? Bing ! Le travail est fait !

Il y a une barre de recherche et ils la possèdent, nous y collons nos rêves et ils lesdévorent !

Et ils nous renvoient immédiatement qui nous sommes. « Si vous avez aimé ça,vous allez adorer ceci ! » Et c’est le cas.

Ils nous calculent. Ce sont des machines qui le font. Chaque fois que vous créezun lien, vous apprenez quelque chose à la machine. Chaque fois que vous faitesun lien à propos de quelqu’un, vous apprenez quelque chose à la machine àpropos de cette personne. Il faut que nous construisions ce réseau, il faut quenous construisions ce cerveau, c’est le plus grand but de l’humanité, noussommes en train de le réaliser mais nous n’avons pas le droit de le faire mal.

Autrefois, les erreurs technologiques étaient des erreurs, nous les commettions,elles étaient les effets non intentionnels de nos comportements fautifs, mais leschoses ont changé aujourd’hui.

Les choses qui ne tournent pas bien ne sont pas des erreurs, elles sont conçuescomme ça. C’est leur but et leur but, c’est de décoder la société humaine.

Je disais à un responsable du gouvernement des États Unis il y a quelquessemaines de cela : « Notre gouvernement s’est mal conduit. Nous avons créé desrègles après le 11 septembre. Ces règles disaient : nous garderons les donnéesconcernant les gens et parmi ces gens certains seront innocents, ils ne serontsuspects de rien ». Ces règles conçues en 2001 disaient :

« Nous conserverons ces données sur des gens qui ne sont suspects de rienpour une durée maximale de cent quatre-vingt jours, après quoi nous lesdétruirons ».

En mars, au milieu de la nuit, un mercredi, après que tout était éteint, alors qu’ilpleuvait, le Ministère de la Justice et le directeur du Renseignement National des

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États-Unis ont dit :

« Oh, nous changeons ces règles. Un petit changement. Nous disions avant quela durée de conservation des données concernant les personnes non suspectesétait au maximum de cent quatre-vingt jours, nous passons à cinq ans. »

Ce qui correspond à l’éternité.

J’ai plaisanté avec l’avocat avec lequel j’étais à New-York, ils ont écrit « cinq ans »dans le communiqué de presse parce qu’ils n’arrivaient pas à avoir le 8 couchédans la police pour le communiqué de presse, sinon ils auraient simplement ditl’infini, qui est ce qu’ils pensaient.

Et donc, voici la discussion que j’ai eue avec un responsable gouvernemental queje connais depuis plusieurs années, qui travaille à la Maison Blanche :

— Vous voulez changer la société américaine.

— Eh bien, nous sommes arrivés à la conclusion que nous avons besoin d’ungraphe social complet de la population des États-Unis.

— Vous avez besoin d’un graphe social complet de la population des États-Unis ?

— Oui

— Vous voulez dire que le gouvernement des États-Unis d’Amérique va, à partirde maintenant, tenir une liste des gens que chaque Américain connaît. Est-ce quevous ne pensez pas que cela nécessiterait une loi ?

Il a simplement ri parce qu’ils l’avaient fait dans un communiqué de presse aumilieu de la nuit un mercredi pendant qu’il pleuvait.

La criminalisation de la lecture a bien avancé

Si nous n’agissons pas rapidement, nous allons vivre dans un monde où nosmédias se nourriront de nous et nous balanceront au gouvernement. Cet endroitsera du jamais vu et si nous le laissons arriver, nous ne verrons plus jamais autrechose que cela. L’humanité aura été ligotée et les médias se nourriront de nous et

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nous balanceront au gouvernement. Et l’État possèdera nos esprits.

Le futur ex-président de la République française (NdT cette conférence a eu lieupendant la campagne électorale de 2012 qui opposait MM. Hollande et Sarkozy) afait campagne le mois dernier sur une proposition selon laquelle il devrait y avoirdes peines criminelles contre la visite répétée de sites djihadistes. C’était unemenace de criminaliser la lecture en France. Bon, il sera bientôt l’ancienprésident de la France, mais ça ne signifie pas que ce sera une idée périmée enFrance. Pas du tout.

La criminalisation de la lecture a bien avancé. Aux États-Unis d’Amérique dans ceque nous appelons les procès terroristes, nous voyons désormais souvent desrecherches Google faites par des particuliers utilisées comme preuves de leurcomportement criminel. La recherche de la connaissance est devenue une preuvedans les procès de terrorisme organisé. Nous rendons criminel l’acte de penser,lire et chercher. Nous le faisons dans des sociétés soi-disant libres, nous le faisonsmalgré le premier amendement, nous le faisons en dépit des leçons de notrehistoire parce que nous oublions alors même que nous apprenons.

Nous n’avons pas beaucoup de temps. La génération qui a grandi hors du Net estla dernière qui peut le réparer sans violence.

Les gouvernements sont tombés amoureux du datamining

Tous les gouvernements de la planète sont tombés amoureux de l’idée qu’ilspeuvent faire du datamining (captation et fouille des données) avec leurpopulation. Je pensais auparavant que nous allions combattre le PartiCommuniste Chinois durant la 3e décennie du XXIe siècle. Je n’avais pas prévuque nous aurions à combattre le gouvernement des États-Unis d’Amérique ET legouvernement de la République Populaire de Chine et quand Mme Kroes sera icivendredi, peut-être lui demanderez-vous s’il faudra la combattre elle aussi.

Les gouvernements sont tombés amoureux du datamining car ça fonctionnevraiment très bien. C’est efficace. C’est efficace pour les bonnes causes autantque pour les mauvaises causes. C’est efficace pour aider les gouvernements àcomprendre comment fournir des services. C’est efficace pour aider lesgouvernements à comprendre quels sont les problèmes futurs. C’est efficace pouraider les politiciens à comprendre comment les votants vont réfléchir. Mais ça

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rend aussi possible des types de contrôle social qui étaient auparavant trèscompliqués, très coûteux et très pénibles, avec des méthodes très simples et trèsefficaces.

Il n’est plus nécessaire de maintenir des réseaux imposants d’informateurscomme je l’ai déjà dit. La Stasi ne vaudrait plus rien si elle était de retour, carZuckerberg fait le boulot à sa place.

Mais en dehors de la simple facilité à surveiller plus loin que la conservation desdonnées, c’est la pérennité de la vie au-delà du temps de l’oubli : plus rien nedisparaît jamais. Ce qui n’est pas compris aujourd’hui le sera demain. Le traficchiffré que vous utilisez aujourd’hui dans des conditions de sécurité relative esten attente jusqu’à ce qu’il y en ait suffisamment pour que la crypto-analysemarche, pour que les décodeurs réussissent à le décrypter. Il va falloir que nousrevoyions toutes nos règles de sécurité en permanence, car aucun paquet chiffréne sera plus jamais perdu.

Rien n’est déconnecté indéfiniment, seulement temporairement. Chaque bribed’information peut être conservée et tout est éventuellement lié à quelque chosed’autre. C’est la logique des responsables gouvernementaux qui disent : « Il nousfaut un graphe social robuste de la population des États-Unis d’Amérique. »Pourquoi en ont-ils besoin ? Parce que les points non connectés aujourd’huiseront connectables demain ou l’an prochain ou le suivant. Rien n’est jamaisperdu, rien ne disparaît, rien n’est plus oublié.

Donc, la forme primaire de collecte qui devrait nous inquiéter le plus est que lesmédias nous espionnent pendant que nous les utilisons. Les livres qui nousregardent les lire, la musique qui nous écoute en train de l’écouter. Les moteursde recherche qui surveillent ce que nous recherchons pour ceux qui nousrecherchent et ne nous connaissent pas encore.

Les gens parlent beaucoup des données qui sortent de Facebook : Est-ce qu’ellessortent pour moi ? Est-ce qu’elles sortent pour lui ? Est-ce qu’elles sortent poureux ? Ils veulent que vous pensiez que la menace est que les données sedisséminent. Vous devriez savoir que la menace, c’est le code qui entre.

Sur les 50 dernières années ce qu’il s’est passé dans l’informatique d’entreprise,c’est l’addition de cette couche d’analyse de données au dessus des stockages dedonnées. On la nomme dans l’informatique d’entreprise l’« informatique

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décisionnelle ». Ce qui signifie que vous avez construit ces vastes stockages dedonnées dans votre entreprise depuis 10 ou 20 ans. Vous disposez uniquementd’informations au sujet de vos propres opérations, vos fournisseurs, vosconcurrents, vos clients. Désormais, vous voulez que ces données fassent de lamagie. En les combinant avec les sources de données ouvertes disponibles dans lemonde, en les utilisant pour répondre à des questions que vous ne saviez pas quevous vous posiez. C’est ça, l’informatique décisionnelle.

L’informatique décisionnelle sur Facebook, c’est là que tous les servicesde renseignements du globe veulent être.

La menace réelle de Facebook, c’est l’informatique décisionnelle à l’intérieur desdonnées de Facebook. Les stockages de données de Facebook contiennent lescomportements, pas seulement la pensée, mais aussi le comportement de prèsd’un milliard de personnes. La couche d’informatique décisionnelle au-dessus deça, laquelle est simplement tout le code qu’ils peuvent faire tourner en étantcouverts par les règles d’utilisation qui disent « Ils peuvent faire tourner tout lecode qu’ils veulent pour améliorer l’expérience ». L’informatique décisionnellesur Facebook, c’est là que tous les services de renseignements du globe veulentêtre.

Imaginez que vous soyez une petite organisation de services secrets dans unequelconque pays sans importance. Mettons-nous à leur place et appelons-les je nesais pas moi, disons, « Korghistan ». Vous êtes les services secrets, vous êtes dansle « business des gens », les services secrets sont le « business des gens »

Il y a plusieurs catégories de gens dont vous avez besoin. Vous avez besoind’agents, de sources, vous avez des adversaires, vous avez des gens influençables,des gens que vous torturez et qui sont reliés aux adversaires : femmes, maris,pères, filles, vous voyez, ce genre de gens. Donc vous cherchez ces catégories degens. Vous ignorez leurs noms, mais vous savez à quoi ils ressemblent, vous savezqui vous pourriez recruter en tant qu’agent, vous savez qui sont les sourcespotentielles, vous connaissez les caractéristiques sociales de vos adversaires, etdès que vous connaissez vos adversaires, vous pouvez trouver ceux qui sontinfluençables.

Donc ce que vous voulez entreprendre, c’est faire tourner du code dans Facebook.Ça va vous aider à trouver les personnes dont vous avez besoin, ça va vous

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montrer les personnes dont les comportements et cercles sociaux vous indiquentqu’ils sont ce dont vous avez besoin, qu’il s’agisse d’agents, de sources, quels sontleurs adversaires et qui vous pouvez torturer pour les atteindre.

Donc vous ne voulez pas sortir des données de Facebook. Le jour où ces donnéessortent de Facebook, elles sont mortes. Vous voulez mettre du code dansFacebook et le faire tourner là-bas et avoir les résultats, vous voulez coopérer.

Facebook veut être un média. Ils veulent posséder le Web, ils veulent que vouscliquiez sur les boutons « J’aime ». Les boutons « J’aime » sont effrayants même sivous n’appuyez pas dessus, ce sont des mouchards sur le Web parce qu’ilsindiquent à Facebook toutes les autres pages Web que vous consultez contenantun bouton « J’aime ». Que vous cliquiez dessus ou non, ils ont un enregistrementqui indique : « Vous avez consulté une page, qui intégrait une bouton J’aime » etsoit vous avez dit oui, soit vous avez dit non. Mais dans les deux cas, vous avezgénéré une donnée, vous avez informé la machine.

Or donc, ce média a envie de mieux vous connaître que vous ne vous connaissezvous-même. Or, nous ne devrions laisser personne faire ça. Nous avons combattupendant mille ans pour l’espace intérieur, cette bulle privée dans laquelle nouslisons, pensons, réfléchissons et devenons non-orthodoxes à l’intérieur de nospropres esprits. C’est cet espace que tout le monde veut nous prendre. « Dites-nous quels sont vos rêves, dites-nous quelles sont vos pensées, dites-nous ce quevous espérez, dites-nous ce qui vous effraie ». Ce n’est pas une confession privéehebdomadaire. C’est une confession 24h/24.

Le robot mobile que vous transportez avec vous, c’est celui qui sait où vous voustrouvez en permanence et écoute chacune de vos conversations. C’est celui dontvous espérez qu’il ne rapporte pas tout à un centre de commande. Mais ce n’estqu’un espoir. Celui qui fait tourner tous ces logiciels que vous ne pouvez ni lire, niétudier, ni voir, ni modifier, ni comprendre. Celui-là, celui-là même écoute vosconfessions en permanence. Quand vous le tenez devant votre visage, désormais,il va connaître votre rythme cardiaque. C’est une appli Android, dès maintenantles changements minimes de la couleur de votre visage révèlent votre fréquencecardiaque. C’est un petit détecteur de mensonges que vous transportez avec vous.Bientôt je pourrai de mon siège dans une salle de classe observer la pressionsanguine de mes étudiants monter et descendre. Dans bon nombre de salles declasses aux États-Unis d’Amériques, c’est une information de première

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importance Mais il ne s’agit pas de moi, bien sûr, il s’agit de tout le monde, n’est-ce pas ? Car il s’agit seulement de données et des gens qui y ont accès.L’intérieur de votre tête devient l’extérieur de votre visage, devient l’intérieur devotre smartphone, devient l’intérieur du réseau, devient le premier fichier dudossier au centre de commande.

Nous avons donc besoin de médias libres sinon nous perdons la liberté de pensée,c’est aussi simple que ça.

Que signifie un média libre ? Un média que vous pouvez lire, auquel vous pouvezpenser, auquel vous pouvez faire des ajouts, auquel vous pouvez participer sansêtre suivi, sans être surveillé, sans qu’il y ait de rapports sur votre activité. C’estça, un média libre. Et si nous n’en avons pas, nous perdrons la liberté de penser,et peut-être pour toujours.

Avoir un média libre signifie avoir un réseau qui se comporte conformément auxbesoins des gens situés à la marge. Et pas conformément aux besoins desserveurs situés au cœur.

Construire un média libre nécessite un réseau de pairs, pas un réseau de maîtreset de serviteurs, pas un réseau de clients et de serveurs, pas un réseau où lesopérateurs de réseaux contrôlent tous les paquets qu’ils font transiter. Ce n’estpas facile, mais c’est encore possible. Nous avons besoin de technologie libre. Ladernière fois que j’ai donné une conférence politique à Berlin c’était en 2004, elleétait intitulée “die Gedanken sind frei” (NdT : Les pensées sont libres — enallemand dans le texte). J’y disais que nous avons besoin de 3 choses :

de logiciels libresde matériels libresde bande passante libre.

Maintenant, nous en avons encore plus besoin. Huit années ont passé, nous avonscommis des erreurs, et les problèmes sont plus conséquents. Nous n’avons pasavancé, nous avons régressé.

Nous avons besoin de logiciels libres, c’est à dire de logiciels que l’on peut copier,modifier et redistribuer. Nous en avons besoin parce que nous avons besoin quele logiciel qui fait fonctionner le réseau soit modifiable par les personnes quiutilisent ce réseau.

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Les tablettes que vous utilisez, que M. Jobs a conçues, sont faites pourvous contrôler.

La mort de M. Jobs est un événement positif. Je suis désolé de vous l’annoncer dela sorte. C’était un grand artiste et un monstre sur le plan moral, et il nous arapprochés de la fin de la liberté à chaque fois qu’il a sorti quelque chose, parcequ’il détestait partager. Ce n’était pas de sa faute, c’était un artiste. Il détestaitpartager parce qu’il croyait qu’il avait tout inventé, même si ce n’était pas le cas.À l’intérieur de toutes ces coques fines portant un logo Apple que je vois partoutdans la salle, il y a des morceaux de logiciels libres modifiés pour lui donner lecontrôle; rien d’illégal, rien de mal, il respecte la licence, il nous a baisés àchaque fois qu’il pouvait et il a pris tout ce que nous lui avons donné et il a faitdes choses jolies qui contrôlent leurs utilisateurs.

Autrefois, il y avait un homme ici qui construisait des choses, à Berlin pour AlbertSpeer (NdT : un haut responsable du Troisième Reich) son nom était PhilipJohnson (NdT : un architecte américain) et c’était un brillant artiste mais unmonstre sur le plan moral. Et il disait qu’il était venu travailler pour construiredes immeubles pour les nazis parce qu’ils avaient tous les meilleurs graphismes.Et il le pensait, parce qu’il était un artiste, tout comme M. Jobs était un artiste.Mais être artiste n’est pas une garantie de moralité.

Nous avons besoin de logiciels libres. Les tablettes que vous utilisez, que M. Jobsa conçues, sont faites pour vous contrôler. Vous ne pouvez pas modifier lelogiciel, il est même difficile de faire de la simple programmation. Ce n’est pasvraiment un problème, ce ne sont que des tablettes, nous ne faisons que lesutiliser. Nous ne faisons que consommer le prestige de ce qu’elles nous apportentmais elles nous consomment aussi.

Nous vivons comme dans la science-fiction que nous lisions lorsque nous étionsenfants et qui supposait que nous serions parmi les robots. À ce jour, nous vivonscommunément avec des robots, mais ils n’ont pas de bras ou de jambes. Noussommes leurs bras et leurs jambes, nous transportons les robots partout avecnous. Ils savent où nous allons, ils voient tout ce que nous voyons, tout ce quenous disons, ils l’écoutent et il n’y a pas de première loi de la robotique. Ils nousfont du mal, tous les jours. Et il n’y a aucun réglage pour empêcher ça.

Nous avons donc besoin de logiciels libres. À moins que nous ne contrôlions le

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logiciel du réseau, le réseau finira par nous contrôler.

Nous avons besoin de matériels libres. Cela signifie que lorsque nous achetons unbidule électronique, il devrait être le nôtre et pas celui de quelqu’un d’autre.Nous devrions être libre de le modifier, de l’utiliser comme il nous plaît, pourgarantir qu’il ne travaille pas pour quelqu’un d’autre que nous-même. Bien sûr, laplupart d’entre nous ne modifiera jamais rien, mais le fait que nous pouvons lemodifier nous met en sécurité. Bien sûr, nous ne serons jamais la personne qu’ilsveulent le plus surveiller.

L’homme qui ne sera pas président de la France pour sûr, mais qui pensait qu’il leserait, dit à présent qu’il a été piégé et que sa carrière politique est détruite nonpas parce qu’il a violé une femme de chambre mais parce qu’il a été manipuléaprès qu’on ait espionné son smartphone. Peut-être qu’il dit la vérité, peut-êtreque non. Mais il n’a pas tort pour ce qui est du smartphone. Peut-être que c’estarrivé, peut-être que non, mais ça arrivera.

Nous transportons des choses dangereuses avec nous partout où nous allons.Elles ne travaillent pas pour nous, elles travaillent pour quelqu’un d’autre. Nousacceptons cela. Nous devons arrêter.

Nous avons besoin de bande passante libre. Cela signifie que nous avons besoind’opérateurs réseaux qui sont des transports en commun dont le seul travail estde déplacer les paquets réseaux d’un point A à un point B. Ce sont presque destubes, et ils ne sont pas autorisés à être impliqués. Il était de coutume, lorsquequ’un colis était transporté d’un point A à un point B, que si le gars chargé dutransport l’ouvrait et regardait ce qu’il contenait, il commettait un crime.

Plus maintenant.

Aux États-Unis d’Amérique, la chambre des représentants a voté la semainedernière que les opérateurs réseaux, aux États-Unis d’Amérique, devaient êtreintégralement à l’abri des poursuites judiciaires pour complicité d’espionnageillégal avec le gouvernement, pour autant qu’ils l’aient fait « de bonne foi ».

Et le capitalisme signifie que vous n’avez jamais à dire que vous êtes désolé, quevous êtes toujours de bonne foi. De bonne foi, tout ce que nous voulons faire c’estde l’argent M. le Juge, laissez-nous dehors. — Très bien, vous êtes libres.

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Nous devons avoir de la bande passante libre. Nous possédons encore le spectreélectromagnétique, il appartient encore à nous tous, il n’appartient à personned’autre. Le gouvernement est un mandataire, pas un propriétaire. Nous devonsavoir un spectre que nous contrôlons également pour tous. Personne n’estautorisé à écouter quelqu’un d’autre, pas d’inspection, pas de vérification, pasd’enregistrement, cela doit être la règle. Cela doit être la règle de la même façonque la censure doit disparaître. Si nous n’avons pas de règle pour unecommunication libre, alors nous réintroduisons de la censure. Qu’on le sache ounon.

Nous avons donc très peu de choix maintenant, notre espace a rétréci et nospossibilités de changement ont diminué.

Nous devons avoir des logiciels libres. Nous devons avoir des matériels libres.Nous devons avoir de la bande passante libre. Ce n’est qu’avec eux que nouspourrons faire des médias libres.

Nous ne devrions pas commercer avec des gens qui vendent de lamusique sous surveillance.

Mais nous devons travailler sur les médias aussi, directement, pas parintermittence, pas sans y faire attention. Nous devons demander auxorganisations des médias d’obéir à des règles éthiques élémentaires. Unepremière loi des médias robotiques : ne fais aucun mal. La première règle pournous est : ne surveille pas le lecteur. Nous ne pouvons pas vivre dans un mondeoù chaque livre signale chaque lecteur. Si c’est le cas, nous vivons dans unebibliothèque gérée par le KGB. Enfin : amazon.com ou le KGB, ou les deux ! Vousne pourrez jamais savoir !

Le livre, cet objet imprimé merveilleux, ce premier produit du capitalisme demasse, le livre est en train de mourir. C’est dommage, mais il est en train demourir. Et le remplaçant est une boîte qui surveillera le lecteur ou non.

Vous vous souvenez qu’amazon.com a décidé qu’un livre de Georges Orwell nepouvait pas être distribué aux État-Unis d’Amérique pour des raisons decopyright. Ils sont venus et l’ont effacé de chacune de toutes les liseusesd’Amazon où le consommateur avait acheté des copies de La ferme des animaux.« Oh, vous l’avez peut-être acheté mais cela ne signifie pas que vous être autorisé

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à le lire ». C’est de la censure. C’est de l’autodafé. C’est tout ce que nous avonsvécu au XXe siècle. Nous avons brûlé des gens, des maisons et des œuvres d’art.Nous avons combattu. Nous avons tué des dizaines de millions de personnes pourmettre un terme à un monde dans lequel l’État brûlerait les livres, et ensuite nousl’avons regardé se faire encore et encore, et maintenant nous nous préparons àautoriser que cela soit fait sans aucun feu.

Partout, tout le temps.

Nous devons avoir une éthique des médias et nous avons le pouvoir de faireappliquer cette éthique parce que nous sommes encore les personnes qui payentle fret. Nous ne devrions pas commercer avec des gens qui vendent des livressous surveillance. Nous ne devrions pas commercer avec des gens qui vendent dela musique sous surveillance. Nous ne devrions pas commercer avec les sociétéscinématographiques qui vendent des films sous surveillance. Nous allons devoirdire cela même si nous travaillons sur la technologie.

Parce qu’autrement, le capitalisme va agir aussi vite que possible pour rendre noseffort de liberté caducs. Et il y a des enfants qui grandissent qui ne saurontjamais ce que « liberté » signifie.

Nous devons donc la promouvoir, cela va nous coûter un peu, pas beaucoup, maisun peu quand même. Nous allons devoir oublier et faire quelques sacrifices dansnos vies pour faire appliquer cette éthique aux médias. Mais c’est notre rôle. Demême que faire des technologies libres est notre rôle. Nous sommes la dernièregénération capable de comprendre directement ce que sont ces changements carnous avons vécu des deux côtés de ces changements et nous savons. Nous avonsdonc une responsabilité. Vous comprenez cela.

C’est toujours une surprise pour moi, bien que ce soit complètement vrai, mais detoutes les villes du monde où j’ai voyagé, Berlin est la plus libre. Vous ne pouvezpas porter de chapeau dans l’aéroport de Hong-Kong, plus maintenant. Je l’aidécouvert le mois dernier en essayant de porter mon chapeau dans l’aéroport deHong-Kong. « Vous n’y êtes pas autorisé, ça perturbe le système dereconnaissance faciale ». Il va y avoir un nouvel aéroport ici, sera-t-il tellementsurveillé que vous ne serez pas autorisé à porter un chapeau parce que celaperturbe le système de reconnaissance faciale ?

Nous avons une responsabilité, nous savons. C’est comme ça que Berlin est

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devenue la ville la plus libre où j’ai pu me rendre parce que nous savons que nousavons une responsabilité, parce que nous nous souvenons, parce que nous avonsété des deux côtés du mur. Cela ne doit pas être perdu maintenant. Si nousoublions, plus aucun oubli ne sera jamais possible. Tout sera mémorisé. Tout ceque vous avez lu, durant toute votre vie, tout ce que vous avez écouté, tout ce quevous avez regardé, tout ce que vous avez cherché.

Sûrement nous pouvons transmettre à la prochaine génération un monde libre detout ça. Sûrement nous le devons. Que se passera-t-il si nous ne le faisons pas ?Que diront-ils lorsqu’ils réaliseront que nous avons vécu à la fin d’un millénaire delutte pour la liberté de penser ?

Au final, alors que nous avions presque tout, on a tout laissé tomber, parcommodité, pour un réseau social, parce que M. Zuckerberg nous l’a demandé,parce que nous n’avons pas trouvé de meilleur moyen pour parler à nos amis.Parce qu’on a aimé ces belles petites choses si chaleureuses dans notre main.

Parce que nous n’avions pas vraiment prêté attention à l’avenir de la liberté depensée ?

Parce que nous avions considéré que c’était le travail de quelqu’un d’autre. Parceque nous avions pensé que c’était acquis. Parce que nous pensions être libres.Parce que nous n’avions pas pensé qu’il restait des luttes à terminer. C’estpourquoi nous avons tout laissé tombé.

Est-ce que c’est ce que nous allons leur dire ? Est-ce vraiment ce que nous allonsleur dire ?

La liberté de pensée exige des médias libres. Les médias libres exigent unetechnologie libre. Nous exigeons un traitement éthique lorsque nous lisons,lorsque nous écrivons, lorsque nous écoutons, et lorsque nous visionnons.

C’est la ligne de conduite de nos politiques. Nous devons conserver ces politiquesjusqu’à notre mort. Parce que dans le cas contraire, quelque chose d’autre vamourir. Quelque chose de tellement précieux que beaucoup, beaucoup, beaucoupde nos pères et de nos mères ont donné leur vie pour cela. Quelque chose detellement précieux que nous sommes d’accord pour dire que c’est la définition dece qu’est un être humain. Il mourra si nous ne maintenons pas ces politiques pourle restant de nos jours. Et si nous les maintenons, alors toutes les choses pour

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lesquelles nous avons lutté se réaliseront parce que partout sur la planète,chaque personne pourra lire librement. Parce que tous les Einstein des ruesauront le droit d’apprendre. Parce que tous les Stravinsky deviendront descompositeurs. Parce que tous les Socks deviendront des chercheurs en physique.Parce que l’humanité sera connectée et que chaque esprit sera autorisé àapprendre et aucun esprit ne sera écrasé pour avoir mal pensé.

Nous sommes à un moment décisif où nous pouvons choisir de soutenir cettegrande révolution que nous avons bâtie bit après bit depuis un millénaire, ou detout laisser tomber, par commodité, par simplicité de parler avec nos amis, pourla rapidité des recherches, ou d’autres choses vraiment importantes…

Je disais en 2004 ici même et je le redis maintenant : « Nous pouvons vaincre.Nous pouvons être la génération des personnes qui ont terminé le travail deconstruire la liberté de pensée ».

Je ne l’ai pas dit alors, mais je dois le faire maintenant que nous sommes aussipotentiellement la génération qui l’aura perdue.

Nous pouvons régresser dans une inquisition pire que toutes les inquisitions quiont jamais existé. Elle n’usera peut-être pas tant de torture, elle ne sera peut-êtrepas aussi sanguinaire, mais elle sera bien plus efficace. Et nous ne devonsabsolument pas laisser cela arriver. Trop de gens se sont battus pour nous. Tropde gens sont morts pour nous. Trop de gens ont espéré et rêvé pour ce que nouspouvons encore réaliser.

Nous ne devons pas échouer.

Merci beaucoup.

Questions / RéponsesQ : Merci. Vous avez dépeint un possible avenir vraiment horrible. Pouvez-vousnommer des organisations ou groupes aux États-Unis d’Amérique qui soutiennentdes actions allant dans votre sens, dans votre vision positive de transformer lasociété ?

R : Pas seulement aux États-Unis d’Amérique mais partout dans le monde, nousavons des organisations qui se préoccupent des libertés numériques.

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L’« Electronic Frontier Foundation » aux États-Unis d’Amérique, « La Quadraturedu Net » en France, « Bits of Freedom » aux Pays-Bas et j’en passe.

Les mouvements pour la liberté numérique sont extrêmement importants. Lespressions sur les gouvernements pour qu’ils obéissent à des règles issues duXVIIIe siècle concernant la protection de la dignité humaine et la prévention dela surveillance étatique sont cruciales. Malheureusement, le travail sur leslibertés numériques contre les gouvernements n’est pas suffisant.

Le mouvement des logiciels libres, La FSF, « Free Software Foundation » auxÉtats-Unis d’Amérique et la « Free Software Foundation Europe », dont le siègeest en Allemagne, font un travail important pour maintenir ce système anarchique(sur le mode du “bazar”) producteur de logiciels, qui nous a apportés tant detechnologies, et que nous-même ne pouvons contrôler. Et cela est crucial.

Le mouvement « Creative Commons » qui est très ancré non seulement aux États-Unis d’Amérique et en Allemagne mais aussi dans plus de 40 pays autour dumonde est aussi extrêmement important parce que les licences « CreativeCommons » donnent aux créateurs des alternatives au contrôle excessif qui existeavec le système du copyright, et qui profite à la surveillance des médias.

L’encyclopédie libre « Wikipedia » est une institution humaine extrêmementimportante et nous devons continuer de soutenir la fondation « Wikimedia »autant que faire se peut. Sur les cent sites web les plus visités aux États-Unisd’Amérique dans une étude menée par le « Street Journal », sur les cent sites webles plus visités aux États-Unis d’Amérique, seulement un ne surveille pas sesutilisateurs. Je vous laisse deviner qui c’est ? C’est Wikipédia.

Nous avons un énorme travail qui se déroule maintenant à travers le monde dansl’enseignement supérieur. Maintenant que les universités commencent à réaliserque le coût de l’enseignement supérieur doit baisser et que les esprits vontgrandir dans la toile. La « UOC », l’« Open University of Catalonia » estl’université exclusivement en ligne la plus extraordinaire aujourd’hui. Elle serabientôt en concurrence avec d’autres universités extraordinaires. « MITX », lenouveau programme d’éducation web de la « Massachussets Institute ofTechnology » va fournir des cours de la plus haute qualité technique, et rendreses supports de cours existants, accessibles librement (au sens de la culture libre)pour tous, depuis n’importe-où et en permanence. Stanford va adapter une

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structure de e-learning privateur qui sera le Google de l’éducation supérieure, siStanford a de la chance.

Nous devons soutenir l’éducation libre sur Internet, et chaque ministère del’éducation national européen devrait y travailler. Il y a beaucoup d’endroits oùchercher des logiciels libres, du matériel libre, de la bande passante libre, et desmédias libres.

Il n’y a pas de meilleur endroit pour chercher des médias libres sur Terre,maintenant, que dans cette salle. Tout le monde sait ce qu’il peut faire. Ils le font.Nous devons juste faire comprendre à tous les autres que si nous arrêtons ou sinous échouons, la liberté de pensé en sera le prix et nous le regretterons pourtoujours.

Q : Merci beaucoup. Je voulais vous poser une petite question. Est-ce queFacebook, l’iPhone et les médias libres peuvent coexister à long terme ?

R : Probablement pas. Il ne faut pas trop s’inquiéter, iPhone n’est qu’un produitFacebook, il n’est que la version commerciale d’un service. J’ai récemment ditdans un journal à New-York que je pensais que Facebook continuerait d’existerpour une durée comprise entre 12 et 120 mois. Je pense que c’est exact.

Les réseaux sociaux fédérés seront disponibles dans l’avenir. Les réseaux sociauxfédérés sous une forme qui vous permette de quitter Facebook sans quitter vosamis seront disponibles dans l’avenir. De meilleurs moyens de communicationsans une tierce partie qui vous espionne seront disponibles dans l’avenir.

La question c’est : « est-ce que les gens vont les utiliser ?»

La Freedom Box vise à produire une pile logicielle qui tiendrait dans une nouvellegénération de serveurs à bas coût et de faible consommation de la taille d’unchargeur de téléphone mobile, et si nous réussissons cette tâche, nous seronscapables de connecter des milliards de serveurs web au réseau qui nous servirontà fournir des services concurrents, qui ne violeront pas la vie privée, et qui serontcompatibles avec les services existants.

Mais votre téléphone mobile change fréquemment, donc l’iPhone s’en ira, pas deproblème. Et les services web sont moins rares qu’ils n’en ont l’air maintenant.Facebook est une marque, ce n’est pas quelque chose dont il faut nous soucier en

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particulier, il faut juste que nous fassions cela aussi vite que possible

Coexistence ? Tout ce que j’ai à en dire c’est qu’ils ne vont pas coexister avec la liberté. Je ne vois pas pourquoi je devrais coexister avec eux.

(applaudissements)

Q : Bonjour, je m’appelle […] du Bangladesh. Merci pour cette présentationformidablement informative et lucide. J’ai participé à l’introduction des emails auBangladesh au début des années 90. À cette époque les connexions coûtaient trèscher. Nous dépensions 30 cents par kB donc un 1MB nous coûtait 300 dollars. Çaa changé depuis, mais c’est toujours très encadré par les instances régulatrices etpour nous sur le terrain, c’est très difficile, car les pouvoirs en place (les gardiensdes clefs) ont intérêt à maintenir cet état de fait. Mais dans ce réseau desgardiens des clefs, il y a aussi un réseau entre mon pays et le vôtre. Et à l’heureactuelle, la source de données la plus large en volume est le recensement duBengladesh, et la société qui le fournit est en lien direct avec la CIA. En tant qu’opérateurs, que pouvons-nous faire en attendant de pouvoir devenir desacteurs majeurs ?

R : C’est pourquoi j’ai commencé en parlant des comportements récents desÉtats-Unis d’Amérique. Mon collègue au Centre des Lois de Libertés Logiciellesen Inde a passé beaucoup de temps le mois dernier à essayer de faire passer unemotion par la chambre haute du Parlement Indien pour annuler la régulation parles services informatiques de la censure du Net Indien et bien sûr la bonnenouvelle c’est que la base de données la plus large en volume dans le monde serabientôt les scans rétiniens que le gouvernement Indien va exiger, si vous désirezavoir une bouteille de gaz propane ou des choses telles que… l’énergie pour votremaison. Et les difficultés que nous avons rencontrées en parlant aux responsablesgouvernementaux indiens sont qu’ils disaient : « Si les Américains peuvent le fairepourquoi pas nous ? » Ce qui est malheureusement vrai.

Le gouvernement des États Unis d’Amérique a réduit cet hiver le niveau deslibertés sur Internet de par le monde, dans le sens qu’ils font du datamining (desfouilles de données) sur vos sociétés de manière aussi systématique qu’en Chine.Ils sont d’accord sur le principe. Ils vont tirer les vers du nez à leur population viale datamining et ils vont encourager tous les autres États sur Terre à en faire demême. Donc je suis entièrement d’accord avec vous sur la définition du problème.

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Nous ne pouvons plus désormais vivre quelque part, à cette étape de notrehistoire, en continuant à penser en termes de pays, à un moment de lamondialisation, où la surveillance des populations est devenue une questionglobale, et nous avons à travailler dessus en partant du principe qu’aucungouvernement ne décidera d’être plus vertueux que les superpuissances.

Je ne sais pas comment nous allons pouvoir gérer le Parti Communiste Chinois. Jene sais vraiment pas. Je sais comment nous allons gérer le gouvernementaméricain. Nous allons insister sur nos droits. Nous allons faire ce qui fait sensaux États Unis d’Amérique, nous allons combattre légalement, nous allons mettrela pression, nous allons les bousculer, nous serons partout y compris dans la ruepour en parler.

Et je suspecte que c’est ce qui va se passer ici aussi. À moins que nous changionsles structures qui fondent nos sociétés, nous n’avons aucune chance deconvaincre les petits gouvernements qu’ils doivent abandonner leurs contrôles.

En ce qui concerne la bande passante, nous allons bien sur devoir utiliser labande passante non réglementée. C’est à dire nous allons devoir construireautour des normes 802.11 et wifi, entre autres, que les lois ne nous empêchentpas d’utiliser. De quelle manière cela va-t-il permettre d’atteindre les pluspauvres ? Quand est-ce que le système de téléphone mobile sera créé pouratteindre les plus pauvres ? Je ne sais pas. Mais j’ai un petit projet avec desenfants des rues a Bangalore, je suis en train d’y réfléchir.

Il le faut. Nous devons travailler partout. Si nous ne le faisons pas, nous allonsdétruire tout ça, et on ne peut pas se le permettre.

Q : Professeur Moglen, Je voudrais également vous remercier. Je reviens de« Transforming Freedom » à Vienne, et je peux vous dire qu’il y a quelquesannées, je vous ai vu parler sur une vidéo internet au Fosdem. Et je vous avais vuattirer l’attention sur le rôle de Philipp Zimmermann, que nous avons aussiessayé d’aider. Et à vous écouter aujourd’hui, je vois que c’est trop lent, et troppeu.

Et je suis stupéfait par deux choses la première est que le système éducatif, celuide l’Europe, a été fondé par Platon et a été fermé par la force environ mille ansplus tard. Le second départ d’une université européenne était aux alentours duXIe siècle. On verra si on réussira à le faire fonctionner aussi longtemps qu’un

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millier d’années.

Ma question est : pourquoi est-ce que ce n’est pas profondément ancré dans lesstructures du système éducatif d’aider la cause dont vous avez parlé aujourd’hui ?

Et pourquoi n’avons nous pas des philanthropes aidant des petits projetsfonctionnant avec 3-4000 euros ici et là, bien plus efficacement comme parexemple ce que M. Soros essaie de faire ?

R : Il y a quelques années à Columbia, nous avons essayé d’intéresser l’universitéà l’état de conservation de la bibliothèque, et j’ai vu plus d’intellectuels reconnus,engagés politiquement, dans ma propre université qu’à aucun autre momentpendant mes 25 ans ici. Leur principale inquiétude était le vieillissement dupapier sur lequel était imprimé des doctorats allemands du XIXe siècle, quicontiennent plus de recherches philologiques qu’aucun autre endroit sur Terre.

N’est-ce pas ? Mais c’était des livres du XIXe siècle qu’ils devaient préserver.

Le problème avec la vie universitaire, c’est qu’elle est conservatrice par nature,car elle préserve la sagesse des anciens. Et c’est une bonne chose à faire. Mais lasagesse des anciens est ancienne, et elle ne prend pas nécessairement en compteparfaitement les problèmes du moment. J’ai mentionné l’UOC parce que je penseque c’est important de soutenir l’Université quand elle se déplace vers Internet etqu’elle s’éloigne des formes d’apprentissage qui caractérise les universités dupassé.

Pendant le dernier millénaire, nous avons principalement déplacé les intellectuelsvers les livres, et l’université s’est développée autour de ce principe. Elle s’estdéveloppée autour du principe que les livres sont difficiles à déplacer, alors queles gens sont faciles à déplacer. Donc on y a amené tout le monde. Maintenantnous vivons dans un monde dans lequel il est beaucoup plus simple de déplacer lesavoir plutôt que les personnes. Mais la continuité de l’ignorance est le désir desentreprises qui vendent le savoir.

Ce dont nous avons vraiment besoin est de commencer nous-mêmes à aider lesystème universitaire à se transformer en quelque chose d’autre. Quelque chosequi permet à chacun d’apprendre, et qui permet d’apprendre sans surveillance.

La Commissaire à la Société de l’Information sera ici. Elle devrait parler de ça.

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Cela devrait être la grande question de la Commission Européenne. Ils le savent,ils ont sorti un rapport d’il y a 18 mois qui dit que, pour le prix d’une centaine dekilomètres de routes, il peuvent scanner 1/6ème de tous les livres desbibliothèques européennes. Cela veut dire que pour le prix de 600 kilomètres deroutes, nous pourrions tous les avoir !

Nous avons construit beaucoup de routes dans beaucoup d’endroits, y compris enGrèce, dans les dix dernières années. Et nous aurions pu scanner tous les livresen Europe pendant ce temps, et nous aurions pu les rendre disponibles pour toutel’Humanité, sans surveillance.

Si Mme Kroes veut construire un monument à son nom, ça ne sera pas en tantque politicienne au rabais. Elle le fera de cette manière. Et vous allez le luidemander. Moi je serai dans un avion sur le chemin du retour à traversl’Atlantique. Sinon je vous promets que je lui aurais demandé moi même.Demandez-lui pour moi. Dites lui, « ce n’est pas notre faute, Eben veut savoir. Sivous devez blesser quelqu’un, c’est lui ». Vous devriez changer l’Universitéeuropéenne. Vous devriez la modifier en une lecture sans surveillance. Vousdevriez mettre en faillite Google Books et Amazon. C’est une manière capitalisteNord-américaine anglo-saxonne de jouer des coudes.

Pourquoi est-ce que nous ne rendons pas libre le savoir en Europe, et ne nousassurons-nous pas qu’il n’est pas surveillé ? Cela serait le plus grand pas possible,et c’est en leur pouvoir.

Photo d’Eben Moglen, crédit Re:Publica (CC BY 2.0)

Non à la privatisation du domainepublic par la Bibliothèque

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nationale de France !L’association COMMUNIA, l’Open Knowledge Foundation France, La Quadraturedu Net, Framasoft, Regards Citoyens, Veni Vidi Libri, le Parti Pirate, Libre Accèset SavoirsCom1 publient ce jour un communiqué dénonçant la signature par laBNF, le Commissariat aux investissements d’avenir et le ministère de la Cultureet de la communication d’accords qui privatisent l’accès numérique à une partimportante de notre patrimoine culturel.

Paris, le 18 janvier 2013 — Le ministère de la Culture a annoncé hier laconclusion de deux accords, signés entre la Bibliothèque nationale de France etdes firmes privées, pour la numérisation de corpus de documents appartenantpour tout (livres anciens) ou partie (78 et 33 tours) au domaine public. Les fondsconcernés sont considérables : 70 000 livres anciens français datant de 1470 à1700, ainsi que plus de 200 000 enregistrements sonores patrimoniaux. Cesaccords, qui interviennent dans le cadre des Investissements d’avenir etmobilisent donc de l’argent public, vont avoir pour effet que ces documents ne

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seront pas diffusés en ligne, mais uniquement sur place à la BnF, sauf pour uneproportion symbolique.

Ces partenariats prévoient une exclusivité de 10 ans accordée à ces firmesprivées, pour commercialiser ces corpus sous forme de base de données, à l’issuede laquelle ils seront mis en ligne dans Gallica, la bibliothèque numérique de laBnF. Les principaux acheteurs des licences d’accès à ces contenus seront desorganismes publics de recherche ou des bibliothèques universitaires, situationabsurde dans laquelle les acteurs du service public se retrouveront contraints etforcés, faute d’alternative à acheter des contenus numérisés qui font partie dupatrimoine culturel commun.

Les conditions d’accès à ces éléments de patrimoine du domaine public serontrestreintes d’une façon inadmissible par rapport aux possibilités ouvertes par lanumérisation. Seule la minorité de ceux qui pourront faire le déplacement à Pariset accéder à la BnF seront en mesure de consulter ces documents, ce qui annulele principal avantage de la révolution numérique, à savoir la transmission àdistance. Partout enFrance et dans le monde, ce sont les chercheurs, lesétudiants, les enseignants, les élèves, les amateurs de culture, les citoyens qui setrouveront privés de l’accès libre et gratuit à ce patrimoine.

La valeur du domaine public réside dans la diffusion de la connaissance qu’ilpermet et dans la capacité à créer de nouvelles œuvres à partir de notre héritageculturel. Sa privatisation constitue une atteinte même à la notion de domainepublic qui porte atteinte aux droits de chacun. Ces pratiques ont été condamnéessans ambiguïté par le Manifeste du domaine public, rédigé et publié par le réseaueuropéen COMMUNIA financé par la Commission européenne :

Toute tentative infondée ou trompeuse de s’approprier des œuvres dudomaine public doit être punie légalement. De façon à préserver l’intégritédu domaine public et protéger ses usagers de prétentions infondées outrompeuses, les tentatives d’appropriation exclusive des œuvres du domainepublic doivent être déclarées illégales.

Les institutions patrimoniales doivent assumer un rôle spécifique dansl’identification efficace et la préservation des œuvres du domainepublic. (…) Dans le cadre de ce rôle, elles doivent garantir que les œuvres dudomaine public sont accessibles à toute la société en les étiquetant, en les

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préservant et en les rendant librement accessibles.

À titre de comparaison, les partenariats validés par le ministère de la Cultureaboutissent à un résultat encore plus restrictif pour l’accès à la connaissance quecelui mis en œuvre par Google dans son programme Google Livres, dans lequelles ouvrages restent accessibles gratuitement en ligne sur le site des institutionspartenaires. La mobilisation de l’emprunt national n’aura donc en aucun caspermis de trouver une alternative acceptable aux propositions du moteur derecherche.

Le ministère de la Culture affirme dans son communiqué que ces partenariatssont compatibles avec les recommandations du Comité des sages européens « ANew Renaissance ». C’est à l’évidence faux, le rapport du Comité des sagesadmettant que des exclusivités commerciales puissent être concédées à desfirmes privées pour 7 ans au maximum, mais insistant sur la nécessité que lesdocuments du domaine public restent accessibles gratuitement en ligne, ycompris dans un cadre transfrontalier. Plus encore, les accords sont en flagrantecontradiction avec la Charte Europeana du Domaine Public (pdf) alors même quel’un de ses signataires occupe aujourd’hui la présidence de la fondationEuropeana.

Par ailleurs, le rapport du Comité des sages énonce comme premièrerecommandation que les partenariats public-privé de numérisation soient renduspublics afin de garantir la transparence, ce qui n’est pas été fait ici. L’opacité arégné de bout en bout sur la conclusion de ces partenariats, au point qu’unequestion parlementaire posée au ministère de la Culture par le député MarcelRogemont est restée sans réponse depuis le 23 octobre 2012, alors même qu’ellesoulevait le problème de l’atteinte à l’intégrité du domaine public. Enfin, lespartenariats publics-privés ont été récemment dénoncés par l’Inspection généraledes finances dans un rapport commandé par le ministre de l’Économie, PierreMoscovici, et par celui du Budget, Jérôme Cahuzac. Ces partenariats sont jugéstrop onéreux, trop risqués, trop complexes et trop profitables aux seuls intérêtsprivés.

Nous, associations et collectifs signataires de cette déclaration, attachés àla valeur du domaine public et à sa préservation comme bien commun,exprimons notre plus profond désaccord à propos de la conclusion de ces

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partenariats et en demandons le retrait sans délai. Nous appelons toutesles structures et personnes partageant ces valeurs à nous rejoindre danscette opposition et à manifester leur désapprobation auprès des autoritésresponsables : BnF, Commissariat général à l’investissement et ministèrede la Culture. Nous demandons également la publication immédiate dutexte intégral des accords.

Contacts presse

L’association internationale COMMUNIA L’association a pour missiond’éduquer sur l’importance du domaine public numérique, de le défendreauprès des institutions, et de constituer une source d’expertise et derecherche en la matière. Elle a succédé au Réseau thématiqueCOMMUNIA actif sur les mêmes sujets et financé par la Commissioneuropéenne. Contact : [email protected]

L’Open Knowledge Foundation France L’Open Knowlegde Foundation(OKFN) est une organisation à but non lucratif fondée en 2004 àCambridge qui promeut la culture libre sous toutes ses formes. Sesmembres considèrent qu’un accès ouvert aux informations associé auxoutils et aux communautés pour les utiliser sont des éléments essentielspour améliorer notre gouvernance, notre recherche, notre économie etnotre culture.

La Quadrature du Net La Quadrature du Net est une organisation dedéfense des droits et libertés des citoyens sur Internet. À ce titre, laQuadrature du Net intervient notamment dans les débats concernant laliberté d’expression, le droit d’auteur, la régulation du secteur destélécommunications ou encore le respect de la vie privée. Contact :Phi l ippe Aigrain, co-fondateur et consei l ler straté[email protected] +33 6 85 80 19 31

Framasoft Réseau d’education populaire au Libre en général et aulogiciel libre en particulier. Contact : Alexis Kauffmann, fondateur deFramasoft

Regards Citoyens est un collectif transpartisan qui vise à utiliser unmaximum de données publiques pour alimenter le débat politique tout enappliquant les principes de la gouvernance ouverte. En plus de faire la

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promotion de l’OpenData et l’OpenGov en France, il réalise des projetsweb n’utilisant que des logiciels libres et des données publiques pourfaire découvrir et valoriser les institutions démocratiques françaisesauprès du plus grand nombre.

Le Parti Pirate est un mouvement politique ralliant celles et ceux quiaspirent à une société capable de : partager fraternellement les savoirsculturels et scientifiques de l’humanité, protéger l’égalité des droits descitoyens grâce des institutions humaines et transparentes, défendre leslibertés fondamentales sur Internet comme dans la vie quotidienne.

Veni, Vidi, Libri a pour objectif de promouvoir les licences libres ainsique de faciliter le passage de créations sous licence libre.

Libre Accès a pour objet de sensibiliser le plus grand nombre aux enjeuxde l’art libre et de défendre les droits de ses amateurs et auteurs.

SavoirsCom1 est un collectif qui s’intéresse aux politiques des bienscommuns de la connaissance. SavoirsCom1 défend les positionsexprimées dans son Manifeste. Contact : [email protected]

Crédit photo : Massimo Barbieri (Creative Commons By-Sa)

Remue-ménage dans le triage(Libres conseils 14/42)Chaque jeudi à 21h, rendez-vous sur le framapad de traduction, le travailcollaboratif sera ensuite publié ici même.

Traduction Framalang : lamessen, Sky, Kalupa, ga3lig, goofy, Astalaseven, okram,KoS, Lycoris, 4nti7rust, peupleLa + Julius22

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Penser/ClasserAndre Klapper

Dans la vraie vie, Andre Klapper est maître ès débogage. Pendant sa pausedéjeuner ou sa sieste, il travaille à divers trucs sur GNOME (bugsquad, équipe derelease, traduction, documentation, etc.), ou Maemo, étudie ou mange de lacrème glacée.

Au tout début, je n’avais qu’une seule et unique question : comment imprimerseulement une partie du courriel que j’ai reçu dans Evolution, le client demessagerie GNOME ? J’ai donc demandé sur la liste de diffusion.

Ça faisait exactement un an que j’étais passé sous Linux, frustré de ne pouvoirfaire fonctionner mon modem après avoir réinstallé un OS propriétaire plutôtpopulaire à l’époque.

La réponse à ma question fut : « impossible ». Des petits génies auraient parcourule code, l’auraient compilé, l’auraient bidouillé pour qu’il se comporte comme

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voulu, puis auraient soumis un correctif joint au rapport de bogue. Bon. Commevous l’aurez deviné, je n’étais pas un petit génie. Mes talents de programmeursont plutôt limités, donc sur le moment je suis resté coincé sur une solution decontournement plutôt lourde pour mon impression. La réponse que j’avais reçuesur la liste de diffusion signalait également que cette fonctionnalité était prévue,et qu’on avait complété pour moi un rapport de bogue — sans préciser où, mais jem’en fichais, j’étais content d’apprendre qu’il était prévu de corriger monproblème prochainement.

Il se peut que je sois resté abonné à la liste de diffusion par simple paresse.Certains mentionnaient le rapporteur de bogues de temps en temps, souventcomme une réponse directe aux demandes de fonctionnalités, alors j’y aifinalement jeté un coup d’œil. Mais les rapporteurs de bogue, en particulierBugzilla, sont d’étranges outils avec beaucoup d’options complexes. Un domaineque vous préférez normalement éviter à moins que vous ne soyez masochiste. Ilscontiennent maints tickets décrivant des bogues ou des demandes defonctionnalités émanant d’utilisateurs et de développeurs. Il semblait égalementque ces rapports aient été en partie utilisés pour planifier les priorités (appelercela « gestion de projet » aurait été un euphémisme ; moins d’un quart desproblèmes qui étaient planifiés pour être résolus ou implémentés dans uneversion spécifique étaient réellement corrigés au bout du compte).

Au-delà d’une vision intéressante sur les problèmes du logiciel et sur la popularitéde certaines demandes, ce que j’ai découvert, c’est beaucoup de chosesincohérentes et pas mal de bruit, comme des doublons ou des rapports de boguesmanquant d’éléments pour pouvoir être traités correctement. J’ai eu envie denettoyer un peu en « triant » les rapports de bogues disponibles. Je ne sais pasbien ce que cela vous dit sur mon état d’esprit — ajouter ici des mots-clés bidonpour une caractérisation aléatoire, comme organisé, persévérant et intelligent.C’est assez ironique quand on pense à mon père qui se plaignait toujours dubordel dans ma chambre. Donc à cette époque lointaine de modems commutés,j’avais pour habitude de rassembler mes questions et de les faire remonter surIRC une fois par jour afin de mitrailler de questions le responsable des boguesd’Evolution, qui était toujours accueillant, patient et soucieux de partager sonexpérience. Si jamais à l’époque il y avait un guide de triage qui couvrait lessavoirs de base pour la gestion des bogues et qui exposait les bonnes pratiques etles pièges les plus courants, je n’en avais pas entendu parler.

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Le nombre de signalements baissa de 20% en quelques mois, bien que ce ne fûtbien évidemment pas grâce à une unique personne qui faisait le tri des tickets. Ily avait manifestement du travail en attente, comme diminuer le nombre destickets attribués aux développeurs pour qu’ils puissent mieux se concentrer,parler avec eux, définir les priorités, et répondre aux commentaires non-traités decertains utilisateurs. L’open source accueille toujours bien les contributions unefois que vous avez trouvé votre créneau.

Bien plus tard, j’ai pris conscience qu’il y avait de la documentation à consulter.Luis Villa, qui fut probablement le premier des experts en bogues, a écrit un essaititré « Pourquoi tout le monde à besoin d’un expert en bogue » et la majorité deséquipes anti-bogues sur les projets open source ont publié au même moment desguides sur le triage qui ont aidé les débutants à s’impliquer dans la communauté.De nombreux développeurs ont débuté leur fantastique carrière dans l’opensource en triant les bogues et ont ainsi acquis une première expérience de gestionde projet logiciel.

Il y a aussi de nos jours des outils qui peuvent vous épargner beaucoup de tempsquand arrive l’abrutissant travail de triage. Du côté serveur, l’extension « stockanswers » de GNOME fournit les commentaires courants et fréquemment usitésafin de les ajouter aux tickets en un clic pendant que, du côté client, vous pouvezfaire tourner votre propre script GreaseMonkey ou l’extension Jetpack de MatejCepl, appelée « bugzilla-triage-scripts » [2].

Si vous êtes un musicien moyen ou médiocre mais que vous aimez tout de mêmela musique par-dessus tout, vous pouvez toujours y travailler en tant quejournaliste. Le développement de logiciels possède également ce genre de nichesqui peuvent vous donner satisfaction, au-delà de l’idée première d’écrire du code.Cela vous prendra un peu de temps pour les trouver, mais ça vaut la peine d’yconsacrer vos efforts, votre expérience et vos contacts. Avec un peu de chance etde talent, cela peut même vous permettre de gagner votre vie dans le domainequi vous intéresse personnellement… et vous éviter de finir pisse-code.

[1] http://tieguy.org/talks-files/LCA-2005-paper-html/index.html

[2] https://fedorahosted.org/bugzilla-triage-scripts

Crédit photo : Doug DuCap Food and Travel (CC BY-NC-SA 2.0)

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Tests contre Bogues : une guerresans fin (Libres conseils 13/42)Chaque jeudi à 21h, rendez-vous sur le framapad de traduction, le travailcollaboratif sera ensuite publié ici même.

Traduction Framalang : Floxy, ga3lig, goofy, Astalaseven, Slystone, okram, KoS,Lycoris, 4nti7rust, peupleLa, Luc Didry, + Julius22

Même en multipliant les regards,les bogues ne sautent pas auxyeux.Ara Pulido

Ara Pulido est ingénieure d’essais pour Canonical, d’abord comme membre del’équipe assurance qualité d’Ubuntu (QA team), et maintenant dans le cadre del’équipe de certification du matériel. Même si elle a commencé sa carrière en tantque développeuse, elle a vite découvert que ce qu’elle aimait vraiment, c’étaittester les logiciels. Elle est très intéressée par les nouvelles techniques d’analyseet tente d’utiliser son savoir-faire pour améliorer Ubuntu.

Les tests maison ne suffisent pasJe me suis impliquée dans le logiciel libre dès le début de mes études àl’Université de Grenade. Là-bas, avec des amis, nous avons fondé un groupe locald’utilisateurs de Linux et organisé plusieurs actions pour promouvoir le logiciellibre. Mais, depuis que j’ai quitté l’université, et jusqu’à ce que je commence àtravailler chez Canonical, ma carrière professionnelle s’est déroulée dansl’industrie du logiciel propriétaire, d’abord comme développeuse puis comme

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testeuse.

Lorsque l’on travaille au sein d’un projet de logiciel propriétaire, les ressourcespour tester sont très limitées. Une petite équipe reprend le travail initié par lesdéveloppeurs avec les tests unitaires, utilisant leur expérience pour trouverautant de bogues que possible afin de mettre à disposition de l’utilisateur final unproduit aussi abouti que possible. Dans le monde du logiciel libre, en revanche,tout est différent.

Lors de mon embauche chez Canonical, hormis la réalisation de mon rêve d’avoirun travail rémunéré au sein d’un projet de logiciel libre, j’ai été émerveillée parles possibilités des activités de test dans le cadre d’un tel projet. Ledéveloppement du produit s’effectue de manière ouverte, et les utilisateurs ontaccès au logiciel dès son commencement, ils le testent et font des rapports debogues dès que c’est nécessaire. C’est un nouveau monde rempli de beaucoup depossibilités pour une personne passionnée par les tests. Je voulais en profiter aumaximum.

Comme beaucoup de personnes, je pensais que les tests « maison », c’est-à-direl’utilisation par soi-même du logiciel que l’on envisage de mettre à disposition,était l’activité de test la plus importante qu’on puisse mener dans le logiciel libre.Mais si, selon la formule de Raymond dans La cathédrale et le bazar « avecsuffisamment d’observateurs, tous les bogues sautent aux yeux », alors commentse fait-il qu’avec ses millions d’utilisateurs Ubuntu comporte encore des boguessérieux à chaque nouvelle version ?

La première chose dont je me suis aperçue quand j’ai commencé à travailler chezCanonical c’est que les activités de test organisées étaient rares ou inexistantes.Les seules sessions de test qui étaient d’une certaine façon organisées seprésentaient sous la forme de messages électroniques envoyés à une liste dediffusion, manière de battre le rappel pour tester un paquetage dans la version dedéveloppement d’Ubuntu. Je ne pense pas que cela puisse être considéré commeune vraie procédure de test, mais simplement comme une autre forme de « testmaison ». Cette sorte de test génère beaucoup de doublons, car un bogue facile àdébusquer sera documenté par des centaines de personnes. Malheureusement lebogue potentiellement critique, vraiment difficile à trouver, a de bonnes chancesde passer inaperçu en raison du bruit créé par les autres bogues, et ce même siquelqu’un l’a documenté.

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En progrèsLa situation s’améliore-t-elle ? Sommes-nous devenus plus efficaces pour les testsau sein des projets de développement libre ? Oui, j’en suis convaincue.

Pendant les derniers cycles de développement d’Ubuntu, nous avons commencébon nombre de sessions de test. La gamme des objectifs pour ces sessions estlarge, elle comprend des domaines comme de nouvelles fonctionnalités de bureau,des tests de régression, des tests de pilotes X.org ou des tests de matérield’ordinateur portable. Les résultats sont toujours suivis et ils s’avèrent vraimentutiles pour les développeurs, car ils leur permettent de savoir si les nouveautésfonctionnent correctement, au lieu de supposer qu’elles fonctionnentcorrectement à cause de l’absence de bogues.

En ce qui concerne les outils d’assistance aux tests, beaucoup d’améliorations ontété apportées :

Apport(1) a contribué à augmenter le niveau de détail des bogues signalésconcernant Ubuntu : les rapports de plantage incluent toutes lesinformations de débogage et leurs doublons sont débusqués puis marquéscomme tels ; les utilisateurs peuvent signaler des bogues sur base desymptômes, etc.Le Launchpad(2), avec ses connexions en amont, a permis d’avoir une vuecomplète des bogues – sachant que les bogues qui se produisent dansUbuntu se situent généralement dans les projets en amont, et permet auxdéveloppeurs de savoir si les bogues sont en cours de résolution.Firefox, grâce à son programme et à son extension Test Pilot, mène destests sans qu’on ait à quitter le navigateur(3). C’est, à mon sens, une bienmeilleure façon de rallier des testeurs qu’une liste de diffusion ou uncanal IRC.L’équipe Assurance Qualité d’Ubuntu teste le bureau en modeautomatique et rend compte des résultats toutes les semaines(4), ce quipermet aux développeurs de vérifier très rapidement qu’il n’y a pas eu derégression majeure pendant le développement.

Cependant, malgré l’amélioration des tests dans les projets de logiciel libre ilreste encore beaucoup à faire.

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Pour aller plus loinLes tests nécessitent une grande expertise, mais sont encore considérés au seinde la communauté du le logiciel libre comme une tâche ne demandant pasbeaucoup d’efforts. L’une des raisons pourrait être que la manière dont on lesréalise est vraiment dépassée et ne rend pas compte de la complexité croissantedu monde du logiciel libre durant la dernière décennie. Comment est-il possibleque, malgré la quantité d’innovations amenées par les communautés du logiciellibre, les tests soient encore réalisés comme dans les années 80 ? Il faut nousrendre à l’évidence, les scénarios de tests sont ennuyeux et vite obsolètes.Comment faire grandir une communauté de testeurs supposée trouver des boguesavérés si sa tâche principale est de mettre à jour les scénarios de test ?

Mais comment améliorer la procédure de test ? Bien sûr, nous ne pouvons pasnous débarrasser des scénarios de test, mais nous devons changer la façon dontnous les créons et les mettons à jour. Nos testeurs et nos utilisateurs sontintelligents, alors pourquoi créer des scripts pas-à-pas ? Ils pourraient aisémentêtre remplacés par une procédure de test automatique. Définissons plutôt uneliste de tâches que l’on réalise avec l’application, et certaines caractéristiquesqu’elle devrait posséder. Par exemple, « l’ordre des raccourcis dans le lanceurdoit pouvoir être modifié », ou « le démarrage de LibreOffice est rapide ». Lestesteurs trouveront un moyen de le faire, et créeront des scénarios de test enparallèle des leurs.

Mais ce n’est pas suffisant, nous avons besoin de meilleurs outils pour aider lestesteurs à savoir ce qu’ils testent, où et comment. Pourquoi ne pas avoir des API(interfaces de programmation) qui permettent aux développeurs d’envoyer desmessages aux testeurs à propos des nouvelles fonctionnalités ou des mises à jourqui doivent être testées ? Pourquoi pas une application qui nous indique quellepartie du système doit être testée ? en fonction des tests en cours ? Dans le casd’Ubuntu, nous avons les informations dans le Launchpad (il nous faudrait aussides données sur les tests, mais au moins nous avons des données sur les bogues).Si je veux démarrer une session de test d’un composant en particulierj’apprécierais vraiment de savoir quelles zones n’ont pas encore été testées ainsiqu’une liste des cinq bogues comptant le plus de doublons pour cette version enparticulier afin d’éviter de les documenter une fois de plus. J’aimerais avoir toutesces informations sans avoir à quitter le bureau que je suis en train de tester. C’est

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quelque chose que Firefox a initié avec Test Pilot, bien qu’actuellement l’équiperassemble principalement les données sur l’activité du navigateur.

La communication entre l’amont et l’aval et vice-versa doit aussi être améliorée.Pendant le développement d’une distribution, un bon nombre des versions amontsont également en cours de développement, et ont déjà une liste des boguesconnus. Si je suis un testeur de Firefox sous Ubuntu, j’aimerais avoir une liste desbogues connus aussitôt que le nouveau paquet est poussé dans le dépôt. Celapourrait se faire à l’aide d’une syntaxe reconnue pour les notes de versions,syntaxe qui pourrait ensuite être facilement analysée. Les rapports de bogueseraient automatiquement remplis et reliés aux bogues amont. Encore une fois, letesteur devrait avoir facilement accès à ces informations, sans quitter sonenvironnement de travail habituel.

Les tests, s’ils étaient réalisés de cette manière, permettraient au testeur de seconcentrer sur les choses qui comptent vraiment et font de la procédure de testune activité qualifiée ; se concentrer sur les bogues cachés qui n’ont pas encoreété découverts, sur les configurations et environnements spéciaux, sur la créationde nouvelles manières de casser le logiciel. Et, in fine, s’amuser en testant.

RécapitulonsPour ce que j’en ai vu ces trois dernières années, les tests ont beaucoupprogressé au sein d’Ubuntu et des autres projets de logiciels libres dans lesquelsje suis plus ou moins impliquée, mais ce n’est pas suffisant. Si nous voulonsvraiment améliorer la qualité du logiciel libre, nous devons commencer à investirdans les tests et innover dans la manière de les conduire, de la même façon quenous investissons dans le développement. Nous ne pouvons pas tester le logicieldu XXIe siècle avec les techniques du XXe siècle. Nous devons réagir. Qu’il soitopen source ne suffit plus à prouver qu’un logiciel libre est de bonne qualité. Lelogiciel libre sera bon parce qu’il est open source et de la meilleure qualité quenous puissions offrir.

1 http://wiki.ubuntu.com/Apport

2 http://launchpad.net

3 http://testpilot.mozillalabs.com

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4 http://reports.qa.ubuntu.com/reports/desktop-testing/natty