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Nicolas Soulier « VIVRE EN SITE PROPRE…? » Ce qui manque : des rues, que l’on puisse s’approprier comme citoyens, et des espaces sur rue que l’on puisse s’approprier comme habitants. Ce vers quoi l’on risque d’aller : des habitations « en site propre » - une vie en site propre. Dans la conférence qui figure dans ces actes, et lors du débat, j’ai pu exposer à grands traits la démarche d’intervention que j’ai définie en 1994 à Aulnay-sous-Bois dans le cadre d’un Grand Projet Urbain. Une démarche opérationnelle que j’ai proposé d’appeler « projet de courées ». C’est une démarche de projet qui nous paraît adaptée à des grands ensembles tel que « les 3000 », où il n’y a pas de barres ni de tours gigantesques, où les hauteurs sont mesurées (des R+4 le plus souvent), ces grands ensembles où le plus ennuyeux ce ne sont pas les bâtiment eux-mêmes, ni les logements (la plupart sont à double-exposition, desservis deux par deux de manière très simple par une montée d’escalier lumineuse). Où il ne s’agit donc sans doute pas de raser, mais de comprendre ce qui ne va pas, ce qui manque. Ce qui manque aux grands ensembles ? ... Car comme le notait François Maspéro dans ces mêmes lieux en 1989 : (Roissy Express, p. 59, Ed. Le Seuil) il manque bien quelque chose : “Vue de loin, et même d’un peu près, la Rose des Vents dans le soir, sous la caresse du soleil oblique qui la teinte de nuances pastel, est pacifique. Même pas grise ou terne; simplement usée avant usage. Mais les filles l’ont dit: “c’est ici chez nous”. “Peut-être, demande Anaïk, qu’elles les aime les 3000 ? “Elles voudraient les aimer. Ne pas sembler les renier en tout cas. Parce que personne ne peut leur enlever ça: quoiqu’il advienne, ici c’est chez elles. A la blessure intérieure d’une cité comme celle-là, que peuvent tous les bariolages et rafistolages ? Ce qui manque, ce ne sont ni les barres, ni les arbres, ni les pelouses, même si on arrivait à les préserver et à les entretenir. Ce qui manque est autrement plus grave (...)” « Ce qui manque est autrement plus grave »… : car ce qui manque, en définitive, ce n’est plus comme dans le passé le confort, ni le logement décent, ce ne sont plus les équipements et les moyens de déplacement... il ne manque “presque rien” si ce n’est quelque chose d’essentiel, qui en fait une blessure. Quel est ce manque ? Pourquoi ce paradoxe ? Comment y remédier ?

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Nicolas Soulier

« VIVRE EN SITE PROPRE…? »

Ce qui manque : des rues, que l’on puisse s’approprier comme citoyens, et des espaces sur rue que l’on puisse s’approprier comme habitants. Ce vers quoi l’on risque d’aller : des habitations « en site propre » - une vie en site propre. Dans la conférence qui figure dans ces actes, et lors du débat, j’ai pu exposer à grands traits la démarche d’intervention que j’ai définie en 1994 à Aulnay-sous-Bois dans le cadre d’un Grand Projet Urbain. Une démarche opérationnelle que j’ai proposé d’appeler « projet de courées ». C’est une démarche de projet qui nous paraît adaptée à des grands ensembles tel que « les 3000 », où il n’y a pas de barres ni de tours gigantesques, où les hauteurs sont mesurées (des R+4 le plus souvent), ces grands ensembles où le plus ennuyeux ce ne sont pas les bâtiment eux-mêmes, ni les logements (la plupart sont à double-exposition, desservis deux par deux de manière très simple par une montée d’escalier lumineuse). Où il ne s’agit donc sans doute pas de raser, mais de comprendre ce qui ne va pas, ce qui manque. Ce qui manque aux grands ensembles ? ... Car comme le notait François Maspéro dans ces mêmes lieux en 1989 : (Roissy Express, p. 59, Ed. Le Seuil) il manque bien quelque chose : “Vue de loin, et même d’un peu près, la Rose des Vents dans le soir, sous la caresse du soleil oblique qui la teinte de nuances pastel, est pacifique. Même pas grise ou terne; simplement usée avant usage. Mais les filles l’ont dit: “c’est ici chez nous”. “Peut-être, demande Anaïk, qu’elles les aime les 3000 ? “Elles voudraient les aimer. Ne pas sembler les renier en tout cas. Parce que personne ne peut leur enlever ça: quoiqu’il advienne, ici c’est chez elles. A la blessure intérieure d’une cité comme celle-là, que peuvent tous les bariolages et rafistolages ? Ce qui manque, ce ne sont ni les barres, ni les arbres, ni les pelouses, même si on arrivait à les préserver et à les entretenir. Ce qui manque est autrement plus grave (...)” « Ce qui manque est autrement plus grave »… : car ce qui manque, en définitive, ce n’est plus comme dans le passé le confort, ni le logement décent, ce ne sont plus les équipements et les moyens de déplacement... il ne manque “presque rien” si ce n’est quelque chose d’essentiel, qui en fait une blessure. Quel est ce manque ? Pourquoi ce paradoxe ? Comment y remédier ?

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Projet de courées sur rues La démarche opérationnelle que je proposais en 1994 à Aulnay en réponse à ces questions, est en résumé la suivante : il faut construire des rues, et le moyen pour y parvenir, ce n’est pas, dans ce cas, de détruire, et de repartir d’une nouvelle table rase, mais de continuer la construction dont les bâtiments du grand ensemble ne sont qu’une amorce, en construisant des cours, des cours sur rue que j’ai proposé d’appeler des « courées ». Construire non pas des bâtiments d’habitation ou des équipements nouveaux, mais construire des petits éléments, des « petites architectures » : faite de murets, de haies, d’édicules, tous ces éléments qui constituent des rives de rue quand les bâtiments ne sont pas à l’alignement. Construire de nouvelles lignes de partage, où une notion s’avère alors, à l’expérience, jouer un rôle essentiel - la notion d’adresse sur rue - que nous allons développer ici. Constituer une courée , c’est en définitive réorganiser le partage de l’espace public et de l’espace privé, et, tout à la fois, donner une adresse sur rue aux habitants d’une montée d’escalier, consacrer un espace à une appropriation mixte (des voitures garées, le courrier, l’attente, les ordures etc…). Et donc contribuer à un des enjeux majeurs : la sécurité. Car nous avons la conviction que c’est du mélange, de l’appropriation, que peut naître la sécurité, l’entraide. C’est du fait que l’on habite sur une rue bordée de courées vivantes (par leurs appropriations), que l’on habite une adresse que l’on partage avec d’autres habitants, irriguée par la rue, que l’on peut retrouver confiance. Appropriation et sécurisation L’expérience engagée à Aulnay a eu le mérite de montrer que le bailleur a eu peu à peu une autre conception de la sécurité, de la « sécurisation », et des adresses. Pourquoi ? de toute évidence, le bailleur a eu peur de l’appropriation. Peut-être n’a-t-il pas tort d’avoir peur, mais comment le savoir, si l’on ne prend pas le risque mesuré d’expérimenter à échelle réduite dans le cadre d’un GPU, ce processus qui avait pour vocation d’être expérimental ? Ainsi en même temps qu’il ordonnait de démolir la courée témoin, le bailleur écrivait : “nouvelle définition de la courée“ : “une courée correspond à la volonté de créer entre l’Espace Privé et l’Espace Public un Espace Tampon - dit de transition - qui prend des formes diverses en fonction des résidences et qui à Aulnay sur ce quartier se traduit par une Courée“. (...) Il est précisé noir sur blanc : “La Courée n’a pas pour fonction de créer une zone d’appropriation des locataires, y compris ceux de la cage d’escalier concernée, ce qui amène à planter fortement l’espace non utilisé au transit“. Alors qu’il écrivait deux ans plus tôt dans le cadre d’un groupe de travail avec les habitants: “définition de la courée : c’est l’espace entre la porte et la rue. C’est un espace collectif qui se définit d’une part entre le bâtiment et la rue, d’autre part entre deux cages d’escaliers. Cette échelle vise à une appropriation forte par les habitants et à un auto-contrôle de cet espace. Les membres du groupe sont d’accord avec le modèle de la courée à l’usage d’une cage d’escalier“... Il précisait dans cette même note que “les concepteurs devront rechercher un ensemble harmonieux et gai en associant des couleurs chaudes permettant aux locataires de se sentir bien chez eux.” Il s’agissait donc d’un autre projet : des lieux sans appropriation réelle possible, un décor, un monde de haies et de grilles gaies, un

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joli espace planté, paysagé : les immeubles entourés par une fermeture sécurisée, avec verdure, poubelles, et digicodes en limite sur… rue. Mais alors a-t-on vraiment affaire à des rues, à des rues vivantes ? Sans doute pas, et tout le problème est là : car refuser adresses et appropriations, mettre un tampon entre l’espace privé et l’espace public, c’est en fait refuser les rues. La résistance du Bailleur à ne pas expérimenter la moindre « grande courée sur rue » a donc in fine une raison profonde, peu explicite, ou qui lui semblait peu avouable peut-être, car il ne la soumettait pas au débat. Ce qui est étrange car cette raison peut être énoncée et est a priori respectable, résultant de son expérience de gestionnaire. Sauf si ses intérêts de bailleur, ses objectifs, sa philosophie, s’avèrent en fait différents de ceux auxquels il déclarait adhérer dans le cadre partenarial de GPU, qui visait à l’origine des objectifs ambitieux, ayant trait à ce que l’on nomme maintenant couramment l’urbanité. Plus ambitieux que cet autre projet qui se dessine de « résidentialisation », qui pourrait sembler presque similaire, qui peut paraître préférable et dont on peut bien sûr déclarer qu’il est plébiscité par les habitants Projet qui prévoit des sortes de courées : non plus des courées sur rue, mais ce que je propose d’appeler des courées de résidences. Courée sur rue ou courée de résidence ? En effet pendant qu’il remettait peu à peu en cause les principes d’urbanité du projet Brise, le bailleur développait sur un autre groupe d’immeubles voisins « les Merisiers » (cf. illustration 1) des principes de résidentialisation, conforme à ses vœux et à sa logique « patrimoniale »... Là il se réjouissait du résultat en expliquant “nous avons repris et développé votre idée de courée“. Et dans une publication récente relative à la résidentialisation (note : cf. la publication « résidentialisation : requalifier les espaces de proximité » Caisse des Dépôts – FNSAHLM notamment p. 46 -56) il utilise effectivement ce terme de courées,… mais il s’agit de courées dénaturées du point de vue de l’urbanité. Car ils appellent courées des espaces de jardin fermés qui s’ouvrent « sur l’arrière », sur des allées piétonnes de « cœur d’îlot », et non pas justement côté rue. Le résultat est certes agréable, mais abandonne toute ambition de contribuer à l’urbanité, par des adresses et des cours sur rue. La vraie rue qu’il serait possible de faire naître demeure une voie de desserte, sans vie: puisque cette voie de la ville reste bordée, elle, par les murs aveugles des boxes de cours de stationnement de résidence, où n’ouvrent que quelques entrées de parkings sécurisés. Ce n’est qu’une pseudo-rue : une voie de circulation où marcher à pied est morne. Une voie qui dessert un territoire formé de résidences fermées sur elles-mêmes peut certes être plaisante par ses qualités paysagères, mais ce n’est pas une rue.

La résidentialisation des Merisiers

sur l’arrière : courées sans rue de l’autre côté : voirie sans adresse

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Mais cette différence que je mets en exergue, entre courée sur rue, et courée de résidence, entre adresse sur rue et adresse de résidence, est-elle si importante que cela ? tout ceci ne serait-il pas qu’une simple méprise, un simple différend ? Méprise sur les mots, sans conséquences sérieuses sur les manières de vivre en ville, sur l’urbanité de ces espaces habités ? Ou bien y-a-t-il vraiment là un enjeu de taille ? Et alors la solution au « problème des grands ensembles » n’est-elle pas tout simplement de transformer les barres en résidence ? Enclos sécurisés et îlots résidentiels fermés Pour dissiper toute équivoque je crois que les citations suivantes sont éloquentes : (Le Monde du 15 mai 1999, JP. Besset et P. Krémer) “Une enceinte - grille, mur ou grillage - enserre la résidence composée de petits immeubles coquettement disposés sur d’impeccables pelouses, des caméras de surveillance sont reliés au téléviseur de chaque appartement et des gardiens sont présents jour et nuit: la formule dite d’habitat « sécurisé » fait désormais les beaux jours de l’offre immobilière à Toulouse. Ces résidences sécurisées portent des noms ronflants : Allée des Platanes, Le Manoir, Domaine de la Chêneraie, Jardins de Diane, Clos de Brocéliande... ils offrent l’illusion villageoise du bonheur, avec du gazon comme un parquet ciré et des arbres au garde-à-vous. Une piscine bleue trône au centre avec des parkings personnalisés tout autour. On n’accède à la résidence qu’en montrant patte blanche: portail à ouverture télécommandée, dont la majesté veut imiter l’entrée des maisons de maître, système d’interphones sophistiqués, vidéo-surveillance omniprésente, gardien vigilant et rondes de nuit.“ Ce « concept » est né à Toulouse (...): le promoteur JC. Decroix (...) construisit les premiers ensembles avec des espaces verts et des clôtures protectrices.(...) Le groupe commercialise chaque année 1000 appartements essentiellement en résidences « fermées ». Son successeur développe l’idée: “les gens veulent habiter un espace aéré, bien tenu, sans trembler à chaque fois que quelqu’un frappe à la porte”. Et ce la “plaît du feu de Dieu” constate-t-il “une résidence d’une centaine d’appartements part en un mois”. Les autres promoteurs emboîtent le pas “c’est ça ou disparaître” explique P. Ruggieri, “vingt-sept ans de métier”, vice président de la Fédération nationale des promoteurs constructeurs, qui ne décolère pas contre ce type de résidences, “car elles ne rendent pas les gens humanistes”, mais qui “la mort dans l’âme” s’y résout... Peu à peu le phénomène gagne d’autres grandes agglomérations. (...) Dans les dix années à venir, elle se développera énormément. A qualité égale on vendra mieux des produits avec clôture périphérique et filtrage des entrées par carte ou gardien...” “A la vague des lotissements pavillonnaires succède celle d’îlots résidentiels fermés, qui traduit le sentiment grandissant d’insécurité”. En fait plutôt que “traduit le sentiment”, il faudrait écrire « répond à la réelle insécurité ». Ainsi que ce soit pour les grands ensembles, ou pour les lotissements, une « nouvelle vague » se dessine correspondant à l’objectif bien réel : comment sécuriser ? Car sécuriser devient le maître-mot : cf. le moniteur du 31 mars 2001 par exemple. Si l’on n’y prend garde rappelons que le processus de sécurisation peut même changer d’échelle :

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Sécuriser ? de la résidence sécurisée à la cité privée (« gated community ») Pourquoi ne pas envisager de transformer une ville entière en domaine privé ? Là encore ce futur ne manque pas de jalons instructifs à l’étranger, si l’on accepte de s’instruire de ce qui arrive aux autres : “Apparue il y une vingtaine d’années dans les États de l’Ouest américain, la “gated community”, (“ville fermée” ou “ville privée”) représente un type nouveau de développement urbain. Il se distingue par une fermeture sécuritaire sur le monde extérieur matérialisée par des contrôles à l’entrée (gardes armés, badges magnétiques) et inopinés, des murs d’enceinte électrifiés la plupart du temps et même parfois par une couverture radar. Mais la gated community renvoie également à une notion importante de la vie sociale américaine : la communauté, qui permet de s’identifier à un groupe, de se sentir “member of a community”. Ainsi Celebration, le projet de ville privée de Walt Disney World Corporation en Floride comprendra 8000 maisons réparties sur 2000 hectares, pour un coût de 2,5 milliards de dollars, comptera une école, un dispensaire, des commerces, des équipements sportifs et culturels... réservés aux “members” et donc fermés aux autres. Aux Etats-Unis 8 à 12 millions d’américains vivent actuellement dans des gated communities (...) et on voit en même temps se développer des mécanismes qui combinant la privatisation, la déréglementation, et l’impératif sécuritaire tendent à renforcer la ségrégation dont les “villes privées” constituent la partie émergée.” (Vincent Renard, le Monde de la Culture octobre 1998 p.44). Sécuriser = séparer ? On retrouve ici, développée à l’extrême, une problématique proche de celle à laquelle on est confronté quand on s’intéresse aux rues et à l’insécurité routière, aux accidents : faut-il séparer les usagers, mettre des glissières, des rails de sécurité, enlever les feux rouges que grillent chauffards et ivrognes ? Faut-il déclarer que la ville est dangereuse, parce que ce mélange est source d’accidents ? Une autre attitude vis-à-vis de la sécurité est possible, et développée notamment dans les pays comme la Hollande, le Danemark, l’Allemagne : ainsi pour la circulation, les spécialistes constatent que le danger survient en ville quand, en fait, on n’a plus l’impression d’y être. Il se révèle que pour assurer aux usagers une sécurité, il faut que les conditions de l’évidence du danger soient soigneusement entretenues : c’est alors que les conducteurs vont à la vitesse voulue, avec le comportement qui convient (effet de paroi, effet d’urbanité ?). Il faudrait être fou pour foncer dans une rue ou sur une place animée, ou brûler un feu rouge. Oui monsieur, c’est vrai ailleurs, mais chez nous ? mais… les chauffards ? les alcooliques ? Au nom des chauffards et des alcooliques, nous supprimons les feux rouges, nous multiplions les giratoires, nous canalisons dans des glissières… autant de dispositifs qui donnent envie (et possibilité) de foncer… Ce qui se joue pour la sécurité routière, c’est un peu la même chose qui se joue pour la sécurité des rues et des immeubles : enclore, résidentialiser, séparer des entités (voitures, piétons, etc. ou habitation, voie, etc.) qui ne s’adressent plus les unes aux autres, qui ne se rencontrent plus, et ne sont donc plus source d’accidents mutuels, n’est-ce pas la solution ?

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« L’habitation en site propre » Ceci est l’aboutissement de tout un courant de pensée, qui consiste non pas à rechercher comment séparer et en même temps unir, comment ménager l’approche mutuelle des éléments, et les adresser l’un à l’autre. Un courant de pensée qui gère les problèmes en deux temps - séparer et puis connecter - , qui met en relation les éléments mais sans donner sens et substance spatiale à cette relation, et n’a donc pas l’ambition qu’ils composent un même monde commun, un même espace public. Qui considère que pour mieux vivre autant vivre séparés. La logique des déplacements en site propre (la route, la rocade, la voie rapide...) correspond à cette double libération de rêve : l’habitation libérée de la voiture (pas de bruit, pas de danger) et la voiture libérée de l’habitation (ça roule). Puis la voiture libérée du piéton, le tram libéré, tous libres dans des enceintes et des tuyaux étanches. De même pour les habitations, on peut rêver de résidence sécurisée, on pourrait ainsi la désigner comme l’« l’habitation en site propre »... La rue n’est pas un site propre A rebours une autre démarche « sécuritaire » peut suivre une logique opposée : on peut constater que comme pour la sécurité routière souvent la sécurité sur une voie publique provient du fait qu’elle est une rue vivante, avec des adresses successives protectrices, avec seuils et fenêtres sur rue, vie de la rue qui donne “confiance”, qui permet les “recours” aux autres et l’entraide. Jane Jacobs confrontée, voici près de quarante ans déjà aux Etats-Unis, à la destruction des villes américaines, exprime avec clarté cet enjeu de la vie de la rue : par exemple dans ces passages de Déclin et survie des grandes villes américaines (chapitre “la rue et les contacts humains”) : “(...) cette confiance prend forme, avec le temps, grâce à de nombreux, très nombreux contacts quotidiens entre les individus qui fréquentent la même rue. (...) La plupart de ces contacts entre usagers de la rue sont tout à fait superficiels, mais leur somme ne l’est pas. En effet cette somme de contacts publics inopinés, dans le quartier, la plupart fortuits ou en rapport avec les courses quotidiennes, mais toujours effectués de plein gré et jamais imposés, est d’une grande richesse : elle constitue à la fois un sentiment d’appartenance à une identité commune, un réseau de confiance et de respect mutuels et un recours possible en cas de nécessité personnelle ou collective. Pour une rue l’absence de cette confiance générale est vraiment dramatique, mais on ne peut pas la réglementer car elle n’implique aucun engagement personnel de la part des habitants.” Elle analysait cette relation entre l’organisé et l’inorganisé, le réglementé et le non réglementé, le programmé et le non programmé, le formalisé et le non formalisé, qui se joue dans la rue: “cette vie quotidienne de la rue est en symbiose avec d’autres formes de la vie sociale (...) ce substrat de vie sociale inorganisée qui fait le lien entre la vie associative et la vie privée des citadins.(...) Quels sont donc les services rendus par la rue et son environnement et que ces lieux pourtant spécialement étudiés ( salles de réunion, etc.) sont dans l’incapacité de rendre ? et pour quelle raison ? Comment se fait-il que la vie sociale inorganisée de la rue soit le substratum nécessaire de la vie organisée de la collectivité dans une cité? Pour comprendre cela (...) il faut s’intéresser au problème de l’intimité en milieu urbain.(...) Un club : ce n’est pas de la

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vie sociale au sens urbain du mot, c’est tout au plus un élargissement de la vie privée de chacun“... (p. 65 et suivantes). Car la résidence sécurisée, c’est une sorte de club, de club-résidence, de résidence-club... protégée et enfermée dans son site propre. Une alternative à la résidentialisation sécuritaire ? Je rappelle ces éléments d’analyse (que j’ai développés plus complètement dans l’article sur l’urbanité primaire cité en référence), pour mettre en évidence les termes des choix et diagnostics aux quels nous sommes confrontés, sur le terrain, vis-à-vis des grands ensembles. Pour l’heure se dessine donc un mouvement de résidentialisation qui paraît rassembler les suffrages, et qui rime avec la disparition à terme de l’espace public . Existe-t-il une alternative ? Une autre piste pour sécuriser ? Une sécurité qu’on ne peut pas acheter ou vendre, mais qui tient à la manière dont les espaces publics et privés s’adressent les uns aux autres ? C’est le sens de mes recherches. Dans le fil de l’expérience d’Aulnay, j’ai proposé dans un autre grand ensemble de la Région parisienne, à Viry-Châtillon (les 2000 logements du quartier de la CILoF), de reprendre l’expérience tentée dans les 3000, mais en changeant dès le départ l’élément qui avait dévoyé l’expérience d’Aulnay : à savoir notamment que l’on ait voulu assurer la sécurisation des immeubles sur le bord de la rue par grilles hautes et digicodes. Et en insistant sur la notion d’adresse comme fondatrice d’un rapport équilibré et fructueux entre l’espace public et les espaces du domaine privé. Un projet de courées sur rues à Viry-Châtillon - quartier de la CILoF Le grand ensemble des 2000 logements de la CILoF ressemble en effet beaucoup à celui d’Aulnay. La densité y est à peu près la même. Les barres R+4 aussi. Mais la population est différente : il s’agit ici non pas d’immigrés et de sans travail, mais de fonctionnaires, majoritairement de l’armée ou de la police… Mais ici comme dans les autres grands ensembles les tags sont les mêmes (« nique la police », etc.) : c’est un vaste no man’s land paysager avec de beaux arbres, et où l’on n’a rien à faire. La démarche consiste bien sûr, plus que jamais !, à créer des rues. Créer des rues pour permettre que reprenne une vie sociale inorganisée de la rue, que soit redonner aux habitants les conditions (nécessaires si non suffisantes) de l’urbanité, et de la sécurité qui va avec. Créer des rues par des courées sur rues qui en forment les rives, et qui adressent les habitations existantes à ces rues. Il s’agit de construire des murs, des murets et des grilles, des seuils et des portes, des cours et des jardins enclos ; il s’agit de redonner lieu à l’appropriation. Il s’agit bien en quelque sorte de « résidentialiser ». Mais toujours avec un objectif fondamental, celui de l’urbanité : retrouver l’espace public vivant, en même temps que l’espace privé réapproprié. Pour cela, il ne faut pas faire des bords de la rue les bords infranchissables des propriétés privées, mais en faire les limites banales et accueillantes des rues, avec des clôtures végétales, des seuils sans digicodes, des barrières basculantes légères, etc... Je joins en illustration, pour les soumettre à votre analyse, quelques plans et vues des développements que j’ai donnés dans ce contexte à la notion de courée.

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Avant les courées Perspective d’étude : la courée depuis la rue L’objectif à Viry comme ailleurs, est de transformer un grand ensemble enclavé en un véritable morceau de tissu urbain, greffé dans la ville. Un tissu urbain au sens usuel du terme, faits d’îlots et de rues, de parcelles et d’espaces publics, en continuité de structure avec les autres quartiers de la ville. Dans cette perspective, le plan directeur s’inscrit dans un acte fondateur essentiel : le tracé de l’alignement, c’est-à-dire de la limite entre le domaine public de la voirie urbaine (les espaces publics) d’une part, et les propriétés riveraines, publiques ou privées, d’autre part.

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2000 - Projet de courée et rue à Viry-Châtillon

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2000 - De la courée à l’îlot : un exemple à Viry-Châtillon

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La notion de courée sur rue permet ce tracé, donne une méthode de définition des îlots, et se concrétise par un plan directeur qui délimite les espaces publics, et les îlots, et détermine le principe de relation entre chaque îlot et les espaces publics dont il est riverain (principe de courées et d’adresses riveraines). J’ai assuré sur la base de cette méthode la création du Plan Directeur et de la Charte d’Aménagement du quartier ; la présentation du projet urbain et la signature de la Charte d’objectifs par les partenaires ont eu lieu en juillet 2000 en séance publique, en présence du Ministre de la Défense et du Ministre délégué à la Ville, et de la population. Sera-t-il mis en oeuvre ? Le coût de l’urbanité ? Ici encore le processus de réalisation est lent, en regard des attentes, car nombreux sont les problèmes notamment bien sûr financiers. On peut sur ce plan tirer du projet de Viry les enseignements suivants : la réhabilitation véritablement urbaine des espaces extérieurs a un coût, à savoir par logement en moyenne : - de 35 à 40 000 francs pour les courées et autres espaces restant dans le domaine privé; - environ 20 000 francs (hors dévoiements majeurs des réseaux), pour le financement des espaces publics de voirie( les rues), hors espaces publics majeurs. Coûts à comparer avec ceux relatifs aux immeubles proprement dits (120 000 francs en moyenne ?). L’urbanité vaut-elle ce coût, et qui doit la financer ? Les obstacles ici comme ailleurs sont réels. Les conditions de population permettent ici d’envisager le succès, les points de non retour n’étant pas atteints, qui font que bien souvent on veut raser pour redistribuer la population plus que pour des raisons matérielles. Le maître d’ouvrage a ses propres soucis patrimoniaux, mais les conditions sont réunies a priori pour expérimenter la piste du projet de courées, plutôt que de transformer ses ensembles immobiliers en autant de résidences sécurisées. Et la Ville met en oeuvre les premiers espaces publics de ce vaste territoire privé: j’assure la maîtrise d’œuvre d’une « place des boulistes » comme premier élément de cette dynamique. (En lieu et place d’un carrefour à stop et d’une aire de jeux, le projet d’une place mixte avec enclos de boulistes, et espace public ouvert avec camion de pizza). Les rétrocessions de propriété, selon le nouvel alignement sont maintenant à l’ordre du jour. Et une courée témoin (une grande courée !) est réalisée sur les plans que j’ai élaborée en partenariat avec l’architecte (M. Gorka Piqueras) chargé par le maître d’ouvrage (SNI) de la première opération de réhabilitation qui se fait dans le cadre du projet urbain.

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Conclusion L’espace d’un grand ensemble nous avait confronté à un fait paradoxal : un espace de transparence, d’absence de séparations, obtenu comme ce qui reste quand on a supprimé les murs, murets, clôtures, et leurs seuils, et aboli les dispositifs spatiaux qui faisaient que les bâtiments se distribuaient en îlots dans la ville traditionnelle, en formant des rues. Transparence très perverse, car qui pourrait penser qu’enlever murs, grilles et portes, ce n’est pas ouvrir et libérer ? « l’espace libre », « l’espace ouvert » est paradoxal : l’expérience révèle que c’est en fait un espace de séparation, de dissolution du lien social. (La transparence totale, c’est bien une des grandes séparations, celle des mondes totalitaires imaginés avec lucidité par les auteurs de sciences-fiction comme Zamiatine ou Orwell.) Les expérience que j’ai évoquées d’Aulnay et de Viry, sont des essais de contribution à un art de (re)construire un monde commun, en réponse aux exigences sociales qui ont trait à la reconstitution du lien social. Parler de courée, d’adresse, de seuil, de rue, c’est désigner que l’enjeu c’est peut-être de se clore pour permettre les appropriations, et pour s’ouvrir à l’autre, en constituant l’espace commun : le paradoxe est que maintenant, alors qu’il nous faut redécouvrir l’art de clore, on risque de basculer directement de la non clôture, à son envers : la clôture sécuritaire de la résidence repliée sur elle-même : on passe alors directement de la séparation de la transparence à la séparation sécuritaire de l’enfermement, sans espace public commun. A l’urbanité primaire des rues se substitue une urbanité artificielle (note en pied de page) où dès lors tant côté résidence que côté voirie, on ne vit plus qu’en site propre. Ce serait le pire des échecs, la pire des régressions. Pour des développements relatifs à l’évolution que je retrace ici sommairement, cf article « l’urbanité primaire » - revue du Mauss du second semestre 1999 « villes bonnes à vivre, villes invivables » Ed La Découverte, où je propose les notions d’urbanité primaire et d’urbanité artificielle pour analyser et caractériser cette évolution.