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NOURRIR LA VILLE L'exemple de la boucherie vénitienne à la fin du Moyen Âge Fabien Faugeron Société française d'histoire urbaine | Histoire urbaine 2006/2 - n° 16 pages 53 à 70 ISSN 1628-0482 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2006-2-page-53.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Faugeron Fabien, « Nourrir la ville » L'exemple de la boucherie vénitienne à la fin du Moyen Âge, Histoire urbaine, 2006/2 n° 16, p. 53-70. DOI : 10.3917/rhu.016.0053 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Société française d'histoire urbaine. © Société française d'histoire urbaine. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Queen's University - - 130.15.241.167 - 26/04/2013 01h39. © Société française d'histoire urbaine Document téléchargé depuis www.cairn.info - Queen's University - - 130.15.241.167 - 26/04/2013 01h39. © Société française d'histoire urbaine

Nourrir la ville

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NOURRIR LA VILLE L'exemple de la boucherie vénitienne à la fin du Moyen ÂgeFabien Faugeron Société française d'histoire urbaine | Histoire urbaine 2006/2 - n° 16pages 53 à 70

ISSN 1628-0482

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2006-2-page-53.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Faugeron Fabien, « Nourrir la ville  » L'exemple de la boucherie vénitienne à la fin du Moyen Âge,

Histoire urbaine, 2006/2 n° 16, p. 53-70. DOI : 10.3917/rhu.016.0053

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Fabien Faugeron

Nourrir la villeL’exemple de la boucherie venitiennea la fin du Moyen Age

L orsqu’il adresse, le 1 er mars 1458, une supplique au Collegio,Giacomo Viviani, boucher venitien refugie a Rimini pour cause de

dettes, n’imagine sans doute pas le profond desarroi dans lequel il allaitplonger le venerable conseil urbain. Mis au fait de l’existence d’unancien decret du Senat qui s’efforcait de limiter la fuite des artisansendettes en leur offrant un moratoire d’un an, il demande a en be-neficier 1 . Ce faisant, il provoque le debat au sein des magistraturesvenitiennes « an becharii intelligantur homines artis et misterii 2. » Consi-derant que les bouchers « decoupent de leurs propres mains, travaillent,et vendent les viandes », qu’ils participent au meme titre que les autresmetiers au banquet donne au Palais par le doge lors de son election etqu’enfin, ils disposent d’une confrerie (scuola), d’un gastaldo et d’uneregle, les conseillers decident qu’ils doivent etre consideres comme desartisans « producteurs ». Ils accueillent donc favorablement la requete deGiacomo.

Cet episode montre bien le caractere ambigu de l’activite du boucher etla difficulte, pour ceux qui l’exercent, a obtenir une reconnaissance socialeconforme a leur nombre, a leur role politique et a une position econo-mique renforcee par la demande croissante en viande dans l’Occident de lafin du Moyen Age. Metier non industriel, la boucherie n’a pas davantageprofite du regain d’interet pour le travail urbain dans la recherche medie-

H.U. no 16 - aout 2006 - p. 53 a 70

1 . Archivio di Stato di Venezia (desormais ASV), Senato, Deliberazioni Miste, reg. 37 (1381-1383), 17 octobre 1381 , fol. 18v.

2. ASV, Collegio, Notatorio, reg. 9 (1453-1460), 1 er mars 1458, fol. 125r.

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vale de ces dernieres decennies 3. Le constat s’avere plus net encore pourVenise ou la tres riche historiographie a longtemps pris en compte presqueexclusivement l’expansion maritime et les activites economiques de grandcommerce ; puis, lorsqu’elle s’est interessee au travail urbain, elle a privi-legie ses formes « industrielles » – laine, verre, construction navale –censees assurer, tardivement, la reconversion partielle d’un commercemaritime en crise relative 4.

Pourtant, la boucherie revet une importance economique et strategiquenotable dans une ville qui, avec 110 000 habitants en 1338, 85 000 en 1442et 150 000 en 1548, se range parmi les trois premiers centres de consom-mation d’Occident 5 : la ferme des taxes des Beccarie, adjugee a

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3. Sur le travail urbain en Italie voir, parmi une bibliographie desormais abondante et renou-velee, la mise au point de Roberto Greci, Corporazioni e mondo del lavoro nell’Italia padanamedievale, Bologna, CLUEB (Biblioteca di storia urbana medievale 3), 1988. Sur les bouchers,outre les travaux anciens de valeur inegale, mentionnons les etudes pionnieres de Philippe Wolff,« Les bouchers de Toulouse du xii

e au xve siecle », Annales du Midi, 65, no 23, juillet 1953, p. 375-

393 et de Louis Stouff, Ravitaillement et alimentation en Provence aux xive et xv

e siecles, Paris-LaHaye, Mouton, 1970. Plus recemment, pour la France, les travaux concernent surtout l’epoquemoderne, a l’instar de Reynald Abad, Le grand marche. L’approvisionnement alimentaire de Parissous l’Ancien Regime, Paris, Fayard, 2002. Pour l’espace italien : C. Gennaro, « Mercanti e bovat-tieri nella Roma della seconda meta del Trecento », Bulletino dell’Istituto storico italiano per ilMedio Evo, 78, 1967, p. 155-203 ; Antonio Ivan Pini, « Gli estimi cittadini di Bologna dal 1296-1329.Un esempio di utilizzazione : il patrimonio fondiario del beccaio Giacomo Casella », Studi Medie-vali, s. III, 18, 1977, p. 111-159 ; Mario Fanti, I macellai bolognesi. Mestiere, politica e vita civilenella storia di una categoria attraversio i secoli, Bologna, Sindicato esercenti macellerie, 1980 ;Charles-Marie de La Ronciere, Prix et salaires a Florence au xiv

e siecle (1280-1380), Roma, EcoleFrancaise de Rome (Collection de l’Ecole Francaise de Rome 59), 1982. Voir aussi les introductionsaux editions des statuts des bouchers de Florence et de Modene : Statuti delle arti degli oliandoli epizzicagnoli e dei beccai di Firenze, 1318-1346, a cura di Francesco Morandini, Fonti sulle corpo-razioni medioevali 9, Firenze, 1961 et Statuta Artis Bechariorum Civitatis Mutine 1337, a cura diAldo Borsari, Quaderni dell’Archivio Storico Comunale 17, Modena, 2003.

4. Sur la boucherie proprement dite, les seuls travaux existants datent de la fin du xixe siecle :

Bartolomeo Cecchetti, « La vita dei Veneziani nel 1300. Parte 2. Il vitto dei Veneziani nelsec. XIV », Archivio Veneto, 29, 1885, p. 235-304, 30, 1885, p. 27-96 et p. 279-333, en particulierp. 79-90 et Rinaldo Fulin, « La casa grande dei tre fratelli Quirini », Archivio Veneto, 11 , parte 1 ,1876, p.147-156. Sur d’autres metiers de bouche venitiens, nous disposons de quelques etudesrecentes pour la seule epoque moderne : Roberto Zago, I Nicolotti. Storia di una comunita dipescatori a Venezia nell’eta moderna, Abano Terme, Francisci, 1984 ; Marcello Della Valentina, « Imestieri del pane a Venezia tra ‘600 e ‘700 », Atti dell’Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti,1 50, 1991-1992, p. 113-217 ; Luca Bovolato, L’arte dei luganegheri di Venezia tra Seicento e Sette-cento, Venezia, Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti 78, 1998 et James Shaw, « Retail,monopoly, and privilege : The dissolution of the fishmongers’ guild of Venice, 1599 », Journal ofEarly Modern History, 6, no 4, 2002, p. 396-427. Enfin, pour une etude generale des metiers aVenise entre Moyen Age et epoque moderne : Richard Mackenney, Tradesmen and Traders, theWorld of the Guilds in Venice and Europe, c. 1250 - c.1650, London and Sydney, Croom Helm, 1987.

5. Voir Maria Ginatempo et Lucia Sandri, L’Italia delle citta : il popolamento urbano traMedioevo e Rinascimento (secoli XIII-XVI), Firenze, Le lettere, 1990, p. 82 pour une recentemise au point sur la demographie venitienne, ainsi que l’ouvrage classique de Daniele Beltrami,Storia della popolazione di Venezia dalla fine del secolo XVI alla caduta della Repubblica, Padova,CEDAM, 1954.

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93 514 livres de petits en 1436, soit plus de 17 000 ducats, classe le secteurloin derriere celui des vins (60 066 ducats la meme annee), mais en tetedes autres fermes concernant des produits alimentaires 6. Au debut duxvi

e siecle, lorsque l’approvisionnement venitien peine a satisfaire lademande, Marin Sanudo estime les besoins annuels en viande, a14 000 bœufs, 13 000 veaux et 70 000 anemali menudi, porcs, moutonset agneaux 7. La seconde moitie du xv

e siecle marque en effet une rupturedans le relatif equilibre qui prevalait jusque-la entre production etconsommation. Mal accompagnee par les rigidites de la politique anno-naire, cette evolution entraıne des dysfonctionnements croissants avecd’importantes consequences sur la definition et l’exercice de la professionde boucher.

Cette contribution se propose d’etudier les mutations de la boucheriea travers un registre des concessions d’etals effectuees aux marches deSaint-Marc et de Rialto entre 1402 et 1484. Ce document exceptionnelest conserve dans le fonds de la magistrature responsable du secteur, lesProvveditori alle Beccarie 8. Mais auparavant, une presentation de l’orga-nisation generale de la filiere et de la profession s’impose : elle s’appuierapour l’essentiel sur les sources normatives, deliberations des conseils etfonds des Provveditori alle Beccarie 9.

Les cadres generaux de l’approvisionnement venitien en viandes

« Nos ancetres ont toujours veille a tenir cette illustre ville bien appro-visionnee de toutes les choses necessaires a l’alimentation d’une si nom-breuse population, et avant tout de viande, aliment a tout autre plusnecessaire et essentiel... » 10. Avec la part d’exageration qui caracterisesouvent les preambules des decisions des conseils venitiens, cet extraitmet l’accent sur l’importance de la consommation de viande dans unOccident medieval que Fernand Braudel qualifia bien a propos

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6. ASV, Collegio, Notatorio, reg. 6 (1424-1439), 1 er octobre 1436, fol. 167v-169r et fol. 171r. Pourla conversion monetaire : Frederic C. Lane et Reinhold C. Mueller, Money and Banking inMedieval and Renaissance Venice, 1 : Coins and Money of Account, Baltimore and London, JohnHopkins University Press, 1985, p. 598 et suivantes.

7. Marin Sanudo, Diarii, a cura di F. Stefani, Venezia, 1879, L, p. 65.

8. ASV, Provveditori alle Beccarie, b. 5, reg. 1 : concessioni delle banche in San Marco e Rialto(1402-1484).

9. ASV, Provveditori alle Beccarie, (desormais PBec) b. 1 , reg. 1 capitolare Io (1398-1494), reg. 2capitolare IIo (1400-1516), et reg. 3 capitolare IIIo (1512-1548).

10. ASV, PBec, reg. 2, fol. 102v, 30 decembre 1512 : Hanno sempre invigilado i macor nostri detenir questa inclita cita habundante de tute le cose necessarie al vito de uno cusi numerosissimopopulo et presertim de carne come alimento fra li altri piu necessario, et principal...

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d’« Europe des carnivores » 11 . Rien d’etonnant a ce que le ravitaillementen viandes et animaux de boucherie s’integre dans les cadres generaux dela politique annonaire venitienne. Point de monopole d’Etat ici, a la diffe-rence de la situation qui prevaut pour les grains, l’huile et le sel. Mais unesollicitude constante, qui utilise un arsenal de mesures : centralisation desapprovisionnements, systemes incitatifs de prets a l’importation, deprimes (le « don ») et de degrevements fiscaux, ou encore prix plafondsobligatoires.

Des 1251 , un decret du Grand Conseil impose a tout navire transportantdans l’Adriatique des produits alimentaires ou du betail de les decharger aVenise avant de pouvoir, eventuellement, les reexporter : ce monopoletheorique constitue l’aboutissement d’une evolution pluri-decennale 12.Le plus souvent d’ailleurs, l’interdiction de reexporter prevaut, mais elleest tournee en faisant passer les animaux pour des betes de trait ou debat 13. Par ailleurs, a partir de la lex annonaria du doge Ziani en 1173, desprix plafonds s’efforcent de rendre la place realtine attractive pour lesimportateurs 14, et l’une des constantes de la politique annonaire vise amaintenir les tarifs pratiques aux alentours au meme niveau ou legerementplus bas que ceux de Venise : deja, en 1381 , la Quarantia deplore lacarence en viandes qui regne a Venise et l’attribue au fait qu’elles sontvendues « in locis nostris circumvicinis maiori precio eo quod vendunturVeneciis » 15. Tout au long du xv

e siecle, apres une nette augmentation a lafin du siecle precedent, ces prix restent stables, a l’exception de legeres ettemporaires hausses, causees par des guerres ou des epizooties 16. Dans laseconde moitie du xv

e siecle et au debut du xvie, la stabilite des prix

plafonds marque ses limites et ne permet pas de repondre aux transfor-mations qui affectent un marche toujours plus tendu. La Seigneurieprefere reduire ou supprimer les droits d’importation, les dazi, plutotque de modifier les prix a la consommation.

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11 . Sur la consommation en viande a Venise au xive siecle d’une famille patricienne relative-

ment modeste, voir Gino Luzzatto, « Il costo della vita a Venezia nel Trecento », Ateneo Veneto,anno CXXV, 116, no 3, juin 1934, p. 213-225.

12. ASV, Maggior Consiglio (desormais MC), Deliberazioni, Liber Fractus, 14 mai 1251 , fol. 39r.

13. Voir par exemple ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 16 juin 1444, fol. 45v.

14. Ce texte – le plus ancien des reglements annonaires venitiens – a ete edite dans BartolomeoCecchetti, Programma dell’I.R. Scuola di paleografia in Venezia, Venezia, 1862, p. 48-50.

15. ASV, Quarantia Criminal, 17 mai 1370, fol. 146r.

16. Les prix varient en fonction de trois periodes de l’annee : de Paques a Pentecote ou fin juin,de Pentecote ou fin juin au Carnaval, et enfin durant le Careme, les viandes coutant de 4 a6 deniers de plus a la livre durant la premiere de ces periodes. Pendant tout le xv

e siecle et lestrois premieres decennies du xvi

e, les prix plafonds definis lors de l’incanto de 1414 du dazio desBoucheries restent en vigueur avec quelques legeres variations a la baisse : ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 ,fol. 16r, 23 mars 1414.

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Comme dans d’autres secteurs alimentaires, les pouvoirs publics prati-quent une politique « interventionniste », destinee a faciliter un approvi-sionnement en viandes dont ils ne se chargent pas directement, enappuyant ses acteurs, les bouchers et les marchands de betail. Des la findu xiii

e siecle, la perception des taxes de la boucherie est affermee, le plussouvent a des nobles, auxquels sont concedes quelques etals qu’ils s’enga-gent a tenir approvisionnes selon un minutieux cahier des charges 17. Parailleurs, des prets sont consentis aux bouchers venitiens : une sommeglobale, de 40 livres de gros en juillet 1301 , remboursable au Careme,qui augmente progressivement pour representer en mai 1370 entre 20 et100 ducats par boucher, leur est accordee chaque annee 18.

Mais surtout, la commune privilegie l’ouverture a d’autres acteurs : elleoffre, a partir de 1284, aux marchands de bestiaux et aux bouchers etran-gers la possibilite de vendre leurs viandes sur des etals qui leurs sontreserves, en se conformant aux reglements en vigueur 19. Divers avantagesleurs sont concedes : en 1297, le Grand Conseil decide que leurs viandesdevront etre pesees en priorite afin de permettre une commercialisationplus rapide 20. Pour les plus importants de ces importateurs etrangers, desabattements fiscaux, voire une franchise totale, sont consentis. Cette ouver-ture, imposee par les autorites, ne va pas sans susciter tensions et affronte-ments : un decret du Grand Conseil de 1297 deplore le fait que, face al’hostilite des bouchers et aux menaces qu’ils proferent, plus personnen’ose se risquer a apporter des betes. En reponse, toute societas de plusde quatre bouchers est alors interdite, tandis qu’un systeme de « courtage »,semblable a celui en vigueur a l’entrepot des grains, est mis en place : quatrea six bouchers « de illis qui non haberent carnes », choisis par les Giustizieri,magistrature en charge des metiers de bouche, devront s’occuper, contreremuneration, de l’abattage et de la vente des viandes des marchands 21 .

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17. Pour un exemple de ces cahiers des charges etablis pour l’incanto du dazi des boucheriesvoir : ASV, Collegio, Not., reg. 6 (1424-1439), fol. 167v-169r, 1 er octobre 1436. L’incanto desBoucheries de Murano est generalement asssocie a l’adjudication venitienne contrairement acelui des Boucheries de Torcello et contrade. Dans la seconde moitie du xv

e siecle, la ferme destaxes prelevees au moment du Careme est adjugee separement pour les Boucheries venitiennes :ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , fol. 55v, 14 fevrier 1465. Elle est adjugee en 1501 pour 151 ducats a MarcoDrago fils de Lazzaro (ASV, PBec, b. 1 , reg. 2, 8 fevrier 1501 , fol. 36r).

18. ASV, MC, Delib., Magnus, 5 juillet 1301 , fol. 31r et Quarantia Criminal, reg. 17 (1347-1375),17 mai 1370, fol. 146v.

19. Deliberazioni del Maggior Consiglio di Venezia, a cura di Roberto Cessi, Bologna, NicolaZanichelli, Atti delle assemblee costituzionali italiane, 1934, III, p. 63, no 11-12, 4 avril 1284.

20. Deliberazioni del Maggior Consiglio di Venezia, op. cit., III, p. 422, no 20, 22 mars 1297.

21 . Deliberazioni del Maggior Consiglio di Venezia, op. cit., III, 21 mai 1297, no 20, p. 422. Lemontant de cette remuneration est rappele en 1370 dans : ASV, Quarantia Criminal, fol. 147r,17 mai 1370.

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Enfin, l’action publique s’efforce d’assurer l’ouverture des voies d’approvi-sionnement et de favoriser l’acheminement des troupeaux, periodiquementmenace, au gre des troubles politiques, par le roi de Hongrie, ou lePatriarche d’Aquilee.

Mais le fleau constamment decrie dans les textes publics est avant toutla contrebande qui atteint des proportions considerables : en 1443, laviande fait defaut a Venise, et les Ufficiali alle Beccarie constatent queles importations du Frioul et de la region de Trevise ont baisse. Ilsconfrontent alors les documents fiscaux venitiens, et ceux des recteursen poste dans ces regions : il en resulte qu’entre le premier jour duCareme et le 25 mai, non moins de 1 400 animaux ont tout simplementdisparu 22... En effet, une grande part du betail, provenant de Dalmatie,d’Istrie et de Bosnie, puis toujours plus au xv

e siecle, de la Hongrie et despays germaniques, transite par ces regions. L’incapacite de l’espace lagu-naire et de la proche Terre Ferme a accompagner la croissance urbaine ducentre venitien a donc necessite le recours precoce a des importationslointaines 23. Si le decret de la Quarantia de 1370 egrene les provenancesde Terre Ferme – du Duche, de Ferrare, de Padoue et Ceneda – d’autrestextes mentionnent deja au debut du xiv

e siecle des relations reguliereset importantes avec la cote dalmate et la Bosnie 24. En 1436, les Officiersaux Boucheries estiment a 12 000 les animaux provenant annuellementde Dalmatie sans bulleta 25. La liaison vers la Hongrie, par Capodistria,est attestee des 1371 26. Marchands de betail et societes de bouchersy negocient pactes et contrats de fournitures avec seigneurs et commu-nautes malgre des interdictions repetees visant a empecher les

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22. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 25 mai 1443, fol. 46v. Ce chiffre peut etre rapporte a celui indique parMarin Sanudo (voir note 7).

23. L’elevage est toutefois pratique dans la lagune, comme l’attestent des contrats de soccida, enparticulier a Sant’ Erasmo, Lio Piccolo et Lio Maggiore : voir Elisabeth Crouzet-Pavan, La mortlente de Torcello. Histoire d’une cite disparue, Paris, Fayard, 1995, p. 221-222. Sur le role de laregion de Mestre en tant que zone d’elevage, de halte mais aussi de marche du betail : MariaGrazia Biscaro, Mestre. Paesaggio agrario, proprieta e conduzione di una podesteria nella primameta del secolo XVI, Treviso, Edizioni Fondazione Benetton Studi Ricerche/Canova, 1999, enparticulier p. 113-125.

24. ASV, Quarantia Criminal, 17 mai 1370, fol. 146, et MC, Capricornus, 27 avril 1307, fol. 146r ;Senato, Deliberazioni Miste, Reg. 17 (1335-1338), 14 mai 1335, fol. 10v.

25. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 28 sept. 1436, fol. 36v.

26. ASV, Senato, Delib. Miste, reg. 33 (1368-1372), 20 juillet 1371 , fol. 124v. Les importations debetail depuis la Hongrie se developpent au cours du xv

e et surtout au xvie siecle, pour lequel elles

sont mieux connues et documentees : Sergij Vilfan, « L’approvisionnement des villes dans lesconfins germano-italo-slaves (xiv

e-xviie s.) », Flaran, no 5, 1985, p. 53-74 ; Ugo Tucci, « L’Ungheria

e gli approvvigionamenti veneziani di bovini nel 500 » dans Rapporti veneto-ungheresi all’epocadel Rinascimento, edite par Tibor Klaniczay, Budapest, Akademiai Kiado (Studia humanitatis 2),1975, p. 153-172.

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monopoles 27. Les animaux achetes sont ensuite achemines vers Venise,soit sur pied, soit par mer, depuis les ports d’Istrie et de Dalmatie. Auxabords de la lagune, des routes obligatoires sont definies afin de preleverun premier dazio, d’importation, calcule par tete 28. Enfin, les betesarrivees sur pied sont engraissees au bord de la lagune sur des paturagesloues ou achetes par les societates de bouchers a San Martino, Campalto etTombello 29. Celles arrivees par voies de mer sejournent quelque temps auLido et a Sant’Erasmo, mais les autorites s’efforcent d’en limiter lapresence au debut du xiv

e siecle car sur ces maigres cordons littoraux,elles occasionnent de severes conflits d’occupation du sol 30.

Facere beccariam : les conditions de l’exercice de la profession

A l’echelle de la distribution urbaine, la geographie de la boucherieobeit a des logiques d’organisation de l’espace qui entraınent de substan-tiels reamenagements a la fin du Moyen Age. Ceux-ci temoignent d’unespecialisation, d’une rationalisation des espaces productifs, mais aussi dusouci croissant d’operer une separation des fonctions urbaines nobles etdes activites polluantes, bruyantes, ou percues comme infames 31 . Leschroniques temoignent de la naissance precoce, a Rialto, d’un espacecommercial ou l’abattage, la preparation et la vente de la viandetrouvent leur place : en 976, a la suite d’une emeute, le cadavre du qua-trieme doge Candiano est traıne sur l’ılot et abandonne ad macellum, dansles dechets des viandes 32. Ce caractere ambivalent de la boucherie resurgitlors des travaux ulterieurs, ainsi que nous allons le voir.

Nourrir la ville / 59

27. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 16 juin 1444, fol. 45v. Pour un exemple de pression collective de lapart des bouchers sur les autorites de Rovigno en Istrie, afin d’obtenir une exemption douaniere :ASV, Senato, Deliberazioni Miste, Reg. 30 (1361-1363), 8 juillet 1362, fol. 92v.

28. ASV, Quarantia Criminal, op. cit., fol. 146 et PBec, b. 1 , reg. 1 , 28 juin 1410, fol. 9v. Sur ledazio d’importation, voir le reglement de 1298 : Deliberazioni del Maggior Consiglio di Venezia,op. cit., 22 mars 1298, p. 436-438, no 7.

29. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 28 juin 1410, fol. 9v.

30. ASV, MC, Magnus, 4 janvier 1303, fol. 59v : le conseil donne tout pouvoir au doge et auxconseillers afin de limiter voire d’interdire la presence de betail non strictement necessaire a laconsommation locale du Lido.

31 . Sur les representations medievales de la boucherie, voir Jacques Le Goff, « Metiers licites etmetiers illicites dans l’Occident medieval », dans Id., Pour un autre Moyen Age, Paris, Gallimard,1977, p. 91-107. Sur les questions d’hygiene et de pollution au Moyen Age : Roberto Greci « Ilproblema dello smaltimento dei rifiuti nei centri urbani dell’Italia medievale », dans Citta e servizisociali nell’Italia dei secoli XII-XV, Pistoia, Centro italiano di studi di storia e d’arte, 1990, p. 439-464 et Laurent Feller, « Hygiene et pollution dans les villes italiennes d’apres les statuts commu-naux », Reti Medievali, 1999 (2emes rencontres internationales de Liessies, avril 1999).

32. Croniche veneziane antichissime, a cura di Giovanni Monticolo, I, Roma, Istituto StoricoItaliano, Fonti per la storia d’Italia, 1890, p. 140.

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Deux grandes phases d’amenagements publics organisent la croissanceet l’extension du marche de Rialto entre la fin du xiii

e et la premieremoitie du xv

e siecle 33. La commune s’efforce de rationaliser et d’embellirun lieu qui, comme les pelerins et les voyageurs aiment a le repeter, voit laconfluence et l’echange de tous les produits du monde. Le marche alimen-taire est alors refoule a distance du pont et de la place de San Giacomo diRialto, desormais reservee aux activites « nobles » telles que le change, labanque, ou les assurances maritimes. En 1339, les Boucheries sont trans-ferees vers le rio Bellegno, sur l’emplacement d’un palais confisque et rasequi appartenait aux Querini, coupables d’avoir conspire en 1310 34. L’ins-tallation des Beccarie novae redouble le guasto, et rappelle, faut-il le souli-gner, l’infamie et le forfait perpetre dans le sang, de maniere trop evidente,pour que le choix ait ete fortuit 35.

Parallelement, un marche se developpe a Saint-Marc entre la Piazzettaet la Monnaie, dans lequel s’installe une Beccaria 36. En dehors de ces deuxBoucheries publiques, la vente de viande n’est pas autorisee 37. Toutefois,la reiteration des interdictions faites aux bouchers d’abattre des betes chezeux, et de les vendre a domicile ou dans les furatole 38, montre les limitesde ce monopole theorique.

Si la vente des viandes occupe les deux espaces centraux de la ville, enrevanche, l’abattage, le rejet des dechets, puis l’equarrissage se trouvent peua peu exclus de ces lieux. L’evolution s’integre a un processus plus generalde relegation des activites polluantes vers les peripheries. Les normesd’hygiene se multiplient dans les premieres decennies du xv

e siecle, alorsque la commune a tente de mettre en place, au siecle precedent, un reseaud’egouts, afin de lutter contre les rejets dans les canaux 39. En 1424 et en 1430,deux decrets des Officiers aux Boucheries limitent la conservation du sang

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33. Pour une etude approfondie du marche de Rialto, se reporter a Roberto Cessi et AnnibaleAlberti, Rialto, l’isola – il ponte – il mercato, Bologne, Nicola Zanichelli, 1934, ainsi qu’a ElisabethCrouzet-Pavan, « Sopra le acque salse ». Espaces, pouvoir et societe a Venise a la fin du Moyen Age,Roma, Ecole Francaise de Rome, Nuovi studi storici, Istituto storico italiano per il Medio Evo 14,1992, en particulier p. 176-194.

34. Voir Rinaldo Fulin, « La casa grande dei tre fratelli Quirini », op. cit., p. 147-156, qui reprendp. 154 le plan des Beccarie figurant dans ASV, PBec, b. 5, reg. 1 , fol. 70v.

35. Sur ces aspects : Fabien Faugeron, « L’art du compromis politique : Venise au lendemain dela conjuration Tiepolo-Querini (1310) », Journal des Savants, juillet-decembre 2004, p. 357-421 , enparticulier p. 381-382.

36. Sur ce marche : Rinaldo Fulin, « La casa grande dei tre fratelli Quirini », op. cit., note 1 p. 153,et Elisabeth Crouzet-Pavan, « Sopra le acque salse », op. cit., p. 939-944.

37. Les achats effectues a l’interieur des Boucheries peuvent neanmoins etre livres chez eux auxparticuliers et le ravitaillement « a domicile » des monasteres urbains reste tolere jusqu’en 1529 :ASV, PBec, b. 1 , reg. 3, 19 juillet 1529, fol. 59v.

38. Echoppes ou etaient vendus des plats simples ainsi que des vins.

39. Elisabeth Crouzet-Pavan, « Sopra le acque salse », op. cit., p. 237-243, 307-308 et 752-753.

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des animaux abattus, a deux jours en hiver, et a un seul en ete. Passe ce delai,s’il n’a pas ete vendu aux teinturiers, il doit etre rejete dans la lagune, adpaludes, comme, du reste, les carcasses et les visceres 40. En 1424, le net-toyage des Boucheries, jusqu’alors tres approximatif, passe sous la respon-sabilite des Officiers qui remunerent deux employes, grace a une taxehebdomadaire de deux ou quatre sous, dont doit s’acquitter chaqueboucher, l’excedent devant etre verse a la confrerie de San Matteo 41 .Enfin, en juin 1422, le Senat decide a titre provisoire, pour une duree desix mois, de contraindre les bouchers a egorger les bovins sur les bords de lalagune, pro salute terre nostre. L’experience, jugee concluante, est genera-lisee et perennisee en 1446 par la Quarantia : desormais, l’abattage du grosbetail dans les boucheries est interdit, mais des macella continuent de fonc-tionner a la fin du xv

e siecle a Saint-Marc et a Rialto pour les petitsanimaux 42. Avec les resistances que laissent supposer les reiterations desordres, l’abattage tend alors a se concentrer en deux peripheries au contactdirect de la lagune : dans la paroisse de San Giobbe a Cannaregio, face auxpaturages de San Martino, et au sud de l’ıle de la Giudecca, la ou la communerelegue parallelement tanneurs et teinturiers.

Ainsi, au milieu du xve siecle, les Beccarie de Rialto et de Saint-Marc

n’abritent plus que la fonction commerciale de la distribution des viandes.Afin d’empecher la vente nocturne, les boucheries sont fermees en dehorsdes horaires legaux de vente et toutes les viandes non vendues dans lajournees sont mises sous cle par les massarts de l’office, puis restituees lelendemain matin aux bouchers 43. Des balances publiques sont installeesaux deux extremites de chaque Beccaria afin de peser, avant la demie de ladeuxieme heure, la viande qui y entre, sous la forme de quartiers pour lesgros animaux, ou de betes entieres pour les plus petits. Une deuxieme taxe,de consommation cette fois-ci, calculee ad pondus, est alors levee ou toutau moins inscrite dans les cahiers des scribes des Officiers, et dans ceuxdes agents des fermiers du dazio.

En realite deux marches coexistent, a l’interieur et a l’exterieur dechaque Beccaria 44. On n’y trouve ni les memes viandes, ni les memes

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40. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 9 aout 1424, fol. 28r et 13 oct. 1430, fol. 32r.

41 . ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 9 aout 1424, fol. 28r et 21 fevrier 1432, fol. 32v.

42. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 14 mars 1446, fol. 49 et reg. 2, 11 aout 1492, fol. 6 : « Non se possiamazar anemali fuora di maceli de Sancti Marci et de Rialto sotto pena de £ 50 per testa, nonintendendo bo, vache, vedeli et porci. »

43. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 24 novembre 1409, fol. 11r et 5 novembre 1432, fol. 33v.

44. Il s’agit la d’une specificite venitienne, due probablement pour partie a la situation centraledes Boucheries et au manque d’espace. En general, la repartition des viandes se fait entre unepetite et une grande Boucherie, ou entre une bocaria et un mazel : Louis Stouff, Ravitaillement etalimentation en Provence, op. cit., p. 130 et suivantes.

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prix. A l’interieur, sont vendues les viandes autorisees : castrato, agneau etbœuf 45. A l’exterieur, sur les etals de fuora, sont ecoulees les viandes deveau et de chevreau, la viande fraıche de porc, ainsi que les carnes vetite,les viandes interdites mais neanmoins commercialisees a plus bas prix, al’usage de la clientele la plus modeste : il s’agit des viandes d’animauxfemelles et des chairs d’animaux nourris a la pate de lin, considereescomme toxiques 46.

La reglementation de la production et de la vente des viandes de bou-cherie marque, sans surprise, le desir d’assurer les prelevements fiscaux,tout autant que de proteger le consommateur. Afin d’eviter le melange destypes de viandes, la tete des animaux abattus et portes aux Boucheries, nedoit etre coupee qu’au dernier moment, et il est formellement interditd’extrahere aliquem coionum de aliquo animali 47. Les differences deprix indiquent une hierarchie des viandes assez similaire a celle que l’onpeut rencontrer ailleurs en Italie a la meme epoque, mais tres differentedes gouts d’aujourd’hui : le veau et le chevreau precedent le castrato etl’agneau, ainsi que la chevre. Viennent ensuite par ordre de preferencedecroissante, le porc, puis le bœuf, et les viandes des animaux femelles.

La qualite des chairs constitue une autre preoccupation non denuee defondement si l’on en croit le chanoine milanais Pietro Casola, qui s’em-barque pour la Terre sainte en 1494, apres un bref sejour sur la lagune.Alors qu’il ne trouve pas de mots assez forts pour exprimer son etonne-ment et son enthousiasme devant un marche percu comme un lieufabuleux, Casola change brusquement de ton lorsqu’il en vient a parlerde la boucherie : « Quand je vis l’endroit ou la viande est vendue, je pensaique je n’avais jamais vu un lieu aussi miserable dans aucune ville, ni uneaussi vilaine viande. Cela chasse l’envie d’acheter. Je ne connais pas laraison de cette misere, a moins que ce ne soit parce que les Venitiens, sioccupes par la marchandise, ne se soucient guere de ce qu’ils mangent » 48.Toujours est-il que les autorites s’efforcent de garantir la qualite de laviande vendue : inlassablement, les statuts repetent l’interdiction devendre des chairs gramignosae, presentant des gourmes, ou morticinae.Contraints d’elire quatre des leurs a Rialto et trois a Saint-Marc afin decontroler la qualite, les bouchers, toujours prompts a detourner les regle-ments, designent les plus faibles et les plus incapables d’entre eux, et les

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45. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 16 avril 1470, fol. 64r.

46. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 5 novembre 1432, fol. 33v ; 5 septembre 1482, fol. 76r et MC, Spiritus,24 mai 1326, fol. 6r.

47. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 2 sept. 1441 , fol. 41 .

48. Canon Pietro Casola’s Pilgrimage to Jerusalem in the Year 1494, ed. Margaret Newett,Manchester, Manchester University Press, 1907, p. 130.

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confirment regulierement. En 1476, prenant acte de cet etat de fait, lesOfficiers aux Boucheries decident de superviser l’election 49.

Enfin, la reglementation publique s’efforce d’interdire certaines prati-ques commerciales consistant a presenter un beau morceau sur l’etal mais aservir le client avec un autre, naturellement de moindre qualite, a trompersur le poids, ou encore a chercher a ecouler de bas morceaux voire desabats avec les chairs de qualite, grace a des arguments imparables comme« si non vis de istis carnibus, non dabo tibi de istis aliis 50. » Rien d’etonnanta ce que la transaction degenere frequemment en insultes ou en voies defait. Plusieurs mesures s’efforcent neanmoins de garantir la transparence :les prix des viandes doivent etre affiches en grosses lettres sur des bande-roles ou des tablettes au dessus des etals, et tout achat devrait en theorieetre verifie par les valets de l’office, contraints de porter une coiffe blancheet une balance de maniere a etre facilement identifiables par les clients 51 .

Afin de reprimer ces abus, les Officiers disposent de l’echelle habituelledes peines et d’un systeme de points, mais aussi d’une arme redoutable :tous les ans, ils redigent un rapport sur chaque boucher, puis celui-ci estsoumis a un vote a la Quarantia qui determine le renouvellement de laconcession de l’etal aux Boucheries publiques ou son retrait ainsi qu’unesuspension d’un an 52.

Taiadori, universitas bechariorum et mercatores carnium :a la recherche du boucher venitien

Ce sont sans doute d’ailleurs les modalites de concession en vigueur de1391 a 1484, instituant un Collegio Bechariorum, qui ont entraıne l’eta-blissement d’un registre exceptionnel mentionnant pendant 82 ans, de1402 a 1484, le nom du beneficiaire, la duree de la concession, le retraiteventuel et son motif et, plus ponctuellement, la provenance ou la profes-sion des interesses 53. La procedure d’attribution est la suivante : lorsqu’unetal se libere ou qu’il est retire a son beneficiaire, les candidats doivent

Nourrir la ville / 63

49. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 26 juillet 1476, fol. 69.

50. ASV, MC, Fronesis, 14 juillet 1321 , fol. 74r. Les pieds, entrailles et tetes des animaux(menuzamen) doivent etre vendus a part par un boucher specialise, le minuciator, dont l’etal setrouve a proximite des portes des Boucheries.

51 . ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 7 octobre 1483, fol. 79r ; reg. 3, 2 septembre 1541 , fol. 121v.

52. ASV, MC, Leona, 15 novembre 1388, fol. 22r.

53. ASV, MC, Leona, 1 , 5 novembre 1391 , fol. 52v et MC, Regina, 22 juillet 1460, fol. 32r. Lemode de concession change en 1484 et toutes les attributions precedentes sont alors cassees : ASV,MC, Stella, 29 mars 1484, fol. 43r-44v.

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enregistrer leur demande a l’Office des Boucheries. Le college procedealors au vote en presence des interesses et attribue l’etal aux personisplus dignis et sufficientibus.

Les informations recensees permettent un certain nombre d’apprecia-tions quant a la profession et a ses evolutions sur pres d’un siecle :209 individus et 283 concessions sont enregistrees a Rialto pour 61 etals,tandis que les 18 banche de la Boucherie de Saint-Marc vont a 44 benefi-ciaires avec un total de cinquante-huit concessions. Parmi ces 258 indi-vidus, 56 recoivent le qualificatif de becharius (52) ou de macellator (trois)ou encore d’incisor (un), cinq sont dits fils de boucher et quatre apparais-sent comme mercatores animalium. S’y ajoutent dix nobles a Rialto etdeux seulement a Saint-Marc puis, toujours a Rialto, deux commis depatriciens et trois meuniers voulant s’essayer a la boucherie. Les autresprofessions ne sont pas renseignees mais les bouchers y figurent certaine-ment en tres grande majorite. Notons que les memes individus apparais-sent parfois sous deux qualifications differentes, a l’instar de Giovanni deLeonzini renseigne comme macellator puis comme mercator becharie 54.

L’une des raisons de ces imprecisions et des deboires de bien desconcessions provient sans aucun doute de la figure professionnelle duboucher dont l’identification ne s’avere pas aussi aisee que celle de sescollegues ternieri, vendeurs de viande de porc, d’huile et de fromage,organises en metier des le xiii

e siecle, ou de celle des luganegheri,vendeurs de viandes ensachees, qui forment a leur tour une associationprofessionnelle a la fin du xv

e siecle. En effet, l’art des bouchers a etesupprime le 3 juin 1301 , au lendemain d’une conjuration menee par unpopulaire, Marin Bocho, dont le patronyme peut etre precisement identifieau xv

e siecle comme celui d’une des familles les plus influentes de macel-liers. Simple coıncidence ? Quoiqu’il en soit, le 8 aout 1306, le GrandConseil reitere l’ordre de deposer le gastaldo et les decani du metier, etaffirme solennellement le caractere irrevocable et permanent de sadecision 55. La profession conserve une confrerie pieuse a l’eglise deSan Matteo, mais elle est desormais directement reglementee par les Offi-ciers aux Boucheries. Les textes ne mentionnent plus alors qu’une univer-sitas bechariorum aux contours d’autant plus mouvants que les autoritesl’ouvrent massivement aux professionnels etrangers dont l’affiliation a lascuola de San Matteo semble loin d’etre systematique.

L’imprecision provient aussi de l’ambivalence de l’activite du boucher.Artisan, il apparaıt aussi souvent dans la documentation en tant que

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54. ASV, PBec, reg. 2, 15 fevrier 1502, fol. 36 et 13 fevrier 1503, fol. 59r.

55. ASV, MC, Magnus, fol. 15r et Capricornus, fol. 126r.

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marchand de betail et des produits derives de la boucherie : il vend le suif auxfabricants de chandelles, une partie des abats aux luganegheri, et surtout, lespeaux et les cuirs aux tanneurs. De ce fait, son activite participe tout autantde l’actus necessitatis avec des prix obligatoires, que de l’actus mercantiaepour lequel la formation des prix releve des equilibres du marche 56.

La repartition des etals montre de fortes hierarchies que les qualificatifsattribues aux beneficiaires des concessions signalent parfois : parvus becha-rius pour Toma’, fils de Zorzi, ou encore « becarius de non nullis animalibus »pour Leonardo Furlaneto 57. Mais qu’y a t-il de commun entre DomenicoBozza de Chioggia, sapiens becharius, qui, en trente ans de carriere, reunitdeux etals a Saint-Marc et quatre a Rialto pour devenir en 1472 gastaldo de lascuola de San Matteo, et ce pauvre boucher dont les Officiers ne connaissentpas meme le nom mais signalent, lors de l’attribution que « pauper est et proaliis incidit » 58 ? La ligne de demarcation entre le boucher pauvre, parfoisqualifie d’incisor ou de taiator au xv

e siecle, et le becharius aise resideprecisement dans la capacite de l’artisan a se procurer ses propres viandes,ce qui necessite bien entendu des capitaux importants 59.

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Figure 1 : Repartition des bouchers en fonction du nombre d’etalspris en concession (1402-1484).

56. Sur la contradiction entre ces deux principes, voir le conflit qui oppose les bouchers auxtanneurs de la Giudecca en 1443 : ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 26 mai 1443, fol. 45r et Collegio, reg. 7,3 juin 1443, fol. 66v. Les bouchers obtiennent finalement gain de cause et un debouche exclusifpour la vente de leurs peaux en 1485 : ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 9 mai 1485.

57. ASV, PBec, b. 5, reg. 1 , fol. 30r et Collegio, reg. 4, 14 novembre 1411 , fol. 113v.

58. ASV, PBec, b. 5, reg. 1 , fol. 3r, 32r, 46v, 62v et 69v et PBec, b. 1 , reg. 1 , fol. 53r.

59. Ainsi l’incisor Giovanni Candelerio, par exemple, travaille pour le compte du nobleDomenico Trevisan sur deux etals de Saint-Marc : ASV, PBec, b. 5, reg. 1 , fol. 24v et 32v.

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Cependant, Saint-Marc et Rialto presentent des configurations diffe-rentes. A Saint-Marc, la predominance et la permanence de quelquesgrands lignages de bouchers s’affirme. Les Palmarolo, avec 25 banche,totalisent pres d’un tiers des concessions. Si l’on y adjoint les Bocho etles Gregori, trois familles s’adjugent pres des deux tiers des etals. Les11 autres familles, parfois representees par un seul individu, se partagentle quart des concessions, alors que les deux nobles disposent de quatreetals. Trois familles parviennent ainsi a verrouiller l’acces au marche parleur capacite a obtenir les graces, et a tisser des alliances entre elles.

A Rialto, en revanche, la dilution et l’instabilite prevalent. Certes,quelques grandes familles de bouchers dominent, mais leur positionn’est pas hegemonique : la plus importante, celle des Feleto, obtient15 etals en 82 ans, ce qui represente a peine plus de 5 % des concessions.Les nobles, par contre, et surtout deux d’entre eux, Nicolo Donato etAlessandro Contarini, recoivent plus de 10 % des concessions, qu’ilsconfient en general a des commis, ou sous-louent. Ces investissementsconstituent un des elements de diversification des activites economiquesdu patriciat, sur fond de crise relative des trafics maritimes.

Mais, surtout, les deux Beccarie apparaissent comme des mondes auto-nomes s’ignorant mutuellement. Seuls cinq individus exercent a la foisdans les deux Boucheries : Domenico Boza de Chioggia, Paolo Pisano etGiovanni de Leonzini, ainsi que deux nobles, Nicolo’ Donato et FrancescoTiepolo.

Ces deux realites differentes peuvent egalement s’apprecier au regard dela presence d’artisans etrangers, dont l’afflux a ete favorise par la

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Figure 2 : Repartition des concessions d’etals par groupes familiauxa Saint-Marc et a Rialto (1402-1484)

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commune aux lendemains de la Grande Peste 60. A Saint-Marc, si l’on meta part les 17 membres de la famille Palmarolo, originaire de Malamocco,figurent seulement deux etrangers au Duche, un de Cittanuova, enVenetie, et l’autre de Pise : ils eprouvent des difficultes a s’implanter etne parviennent finalement pas a leguer leur etal. En revanche, pour Rialto,les registres ne mentionnent pas moins de 58 individus d’origine nonvenitienne, soit pres de 25 % des concessionnaires.

Au total, les Italiens dominent nettement, avec 66 representants, dont27 proviennent en realite du Duche, de Murano, Torcello, Malamocco,Chioggia ou Latisana. Un second sous-groupe important de 21 individusest originaire de Venetie, Noale, Oderzo, Salzano, Trevise ou Vicence,auquel s’ajoutent neuf autres venus de Feltre, region ou l’elevage constitueune activite de premier ordre. Le reste des Italiens se partage entrel’Emilie, Perouse, Florence et Pise. Enfin, huit bouchers viennent despays germaniques, deux de France, un de Ljubljana, un autre de Scutariet un dernier, de Cattaro en Albanie.

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Figure 3 : Provenance des bouchers de Saint-Marc et Rialto, hors Venise (1404-1484).

60. Voir entre autres : Reinhold C. Mueller, « Peste e demografia », dans Venezia e la peste :1348-1797, catalogue d’exposition, Venezia, Marsilio, 1979, p. 93-96. Une acception large du nomd’origine des etrangers et forains a ici ete prise en compte. Sur les etrangers et les difficultesd’interpretation de l’onomastique, voir Philippe Braunstein, « Remarques sur la population alle-mande de Venise a la fin du Moyen Age », dans Hans-Georg Beck, Manoussos Manoussacas etAgostino Pertusi (sous la direction de), Venezia, centro di mediazione fra Oriente ed Occidente(secoli XV-XVI). Aspetti e problemi 1 , Firenze, Leo S. Olschki, 1977, p. 233-243 ; Id., « Appunti per lastoria di una minoranza : la popolazione tedesca di Venezia nel Medioevo », dans Rinaldo Comba,Gabriella Piccinni, Giuliano Pinto (edite par), Strutture familiari, epidemie, migrazioni nell’Italiamedievale, Napoli, Edizioni scientifiche italiane, 1984, p. 511-517 et Id., « Cannaregio, zona ditransito » dans Donatella Calabi et Paola Lanaro (sous la direction de), La citta italiana e iluoghi degli stranieri : 14.-18. secolo, Roma-Bari, Laterza, 1998, p. 52-62.

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De fait, Rialto absorbe la quasi-totalite de l’afflux d’artisans etrangers, etrepond seul a la demande croissante en viandes, liee a une vive reprisedemographique : au milieu du xv

e siecle, la Beccaria est un monde plein,ou de nouveaux etals doivent etre amenages, en reduisant la taille de ceuxdeja en place 61 . Des lors, les dysfonctionnements se multiplient : sur82 ans, la duree moyenne des concessions pour un etal est de 26 ans aSaint-Marc contre moins de 18 a Rialto et la difference s’accentue encore sil’on considere que 11 nouveaux etals sont mis en place dans le secondmarche apres 1450.

Les retraits y sont effectivement beaucoup plus frequents qu’a Saint-Marc. Les registres en mentionnent generalement la cause : residence endehors de Venise, location de l’etal a un tiers, fuite a cause de dettes,homicide, et plus rarement sodomie. Le plus souvent, simplement parceque l’interesse non facit bechariam, et n’est pas boucher, ni fils de boucher.Lorsque la pluri-activite ou la delegation compromettent l’approvisionne-ment de l’etal, les Officiers aux Boucheries le retirent a son beneficiaire :c’est le sort que connaissent a Saint-Marc, Giovanni Dominico Palmarolo,calfat, Andrea et Francesco Palmarolo, marins, ou encore Valentino, valetdes Seigneurs de la Nuit. La double profession a ici rapport avec l’activiteportuaire, pour d’evidentes raisons de proximite. A Rialto, ce sont desfourreurs, des orfevres, et meme un batelier, qui se voient reprendre leuretal 62.

Mais les abandons volontaires se multiplient egalement, surtout dans laseconde moitie du xv

e siecle, soit parce que le titulaire ne parvient plus ahonorer ses engagements, soit au contraire, parce que la rigidite desnormes marque une contradiction croissante entre l’exercice de la profes-sion de boucher et celle d’entrepreneur. En effet, le 16 aout 1440, unedecision du Senat interdit aux bouchers et aux mercatores carnium veni-tiens de vendre viandes et betail destine a la boucherie sur d’autresmarches qu’a Venise 63.

Or, certains gros bouchers, veritables entrepreneurs, a l’instar de Matteode Feleto qui adresse une supplique au Collegio le 30 aout suivant, ont desinterets et des troupeaux a Verone, a Vicence et ailleurs 64. Les profits plus

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61 . ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 22 mars 1477, fol. 70v.

62. ASV, PBec, b. 5, reg. 1 , fol. 2r, 9r, 10r, 12r, 13r, 23v, 50v.

63. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , fol. 35v.

64. Matteo di Feleto a conclu un pacte de cinq ans le 11 janvier 1440 avec la commune deTrevise pour l’approvisionnement des Boucheries, mais en vertu de la decision du Senat il estcontraint d’y renoncer le 2 septembre, apres examen de sa supplique (ASTV comunale, libriextraordinarium, b. 46, fol. 45r : cette reference m’a ete communiquee par Matthieu Schermanque je remercie vivement).

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importants qu’ils realisent en Terre Ferme, les amenent souvent arenoncer a leur point de vente sur le marche venitien. S’alarmant decette evolution qui menace l’approvisionnement urbain, le Senat legiferea nouveau le 16 juin 1444 afin d’interdire tout commerce de betail nondestine a la metropole ou a ses armees et ce, a tous les bouchers venitiens,qu’ils aient ou non renonce a leur etal 65.

La seconde moitie du xve siecle marque des difficultes croissantes

d’approvisionnement mais aussi a percevoir le dazio. Le renforcementdes peines pour contrebande, allant jusqu’a la mutilation, signale demaniere eclatante le raidissement des autorites 66. La profession se recom-pose au profit des plus gros dans un marche tres encadre mais ou laconcurrence se fait plus vive. Les faillites et les fuites se multiplient : lamoitie des 113 cas de retrait d’etal enregistres sur toute la periode concerneles annees 1460-1484 et, inversement, la transmission familiale devientplus difficile 67. Les bouchers « qui impotentes et minime sufficientes suntad faciendum bechariam » disparaissent. L’evolution se lit dans le formu-laire employe pour justifier l’attribution d’un etal. L’ars beccarie passe ausecond plan, alors que la capacite marchande et la solidite financieredeviennent les criteres decisifs du choix du concessionnaire. Le 24 mars

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Figure 4 : Cause du retrait de l’etal (1402-1484).

65. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , fol. 45v.

66. ASV, PBec, b. 1 , reg. 1 , 17 mai 1475, fol. 65v-66r : il s’agit d’une decision du Conseil des X.

67. Sur 49 cas de transmission familiale mentionnes entre 1402 et 1484 (pour moitie en faveurdu fils), moins du tiers concerne les 24 dernieres annees.

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1484, le Senat decide de reformer la procedure d’attribution des etals et, dumeme coup, met un terme a notre documentation : toutes les graces et lesconcessions de banche sont cassees et les candidats a leur propre succes-sion doivent desormais s’inscrire aupres des Governadori alle Entrate,moins enclins que les Provveditori alle Beccarie a negocier des compromis.Surtout, une caution considerable de 300 ducats doit etre remise par lesimpetrants, ce qui elimine les plus faibles d’entre eux. Face a la mobilisa-tion des bouchers qui tentent de faire pression en refusant collectivementl’exercice du metier, le Senat accorde quelques compensations, mais l’es-sentiel de la reforme demeure 68. L’investissement nobiliaire ne cesse alorsd’augmenter : toutes les concessions d’etals a des patriciens sont en effetposterieures a 1465. Dans les sources de l’extreme fin du xv

e et du debutdu xvi

e siecle, la tripartition mercatores carnium/beccari/taiadori, tend alaisser place a une bipartition avec d’un cote des marchands qui prennenten adjudication etals et ferme du dazio tout en se chargeant de l’approvi-sionnement, et de l’autre des taiadori, simples detaillants dependant dupatron de l’etal 69.

Ainsi s’amorcent a la fin du Moyen Age des dysfonctionnements quis’accentuent au xvi

e siecle et que la stabilite trompeuse des prix obliga-toires tend paradoxalement a renforcer 70. Ce sont ceux d’un monde plein,ou l’offre commence a ne plus pouvoir satisfaire a la demande. Des lors,l’approvisionnement devient le souci obsessionnel des autorites. Celan’empeche pas la ville d’etre frappee a plusieurs reprises par de gravespenuries en 1512, 1526, 1529 et 1532. Au xvi

e siecle, signe des temps, laferme du dazio est concedee non plus au plus offrant, mais a celui qui, parun minutieux cahier des charges, s’engage a conduire le plus de betes.Avec l’epoque moderne commence le temps de la viande rare.L’« Europe des carnivores » a vecu. Il faudra attendre le xx

e siecle pourretrouver l’abondance.

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68. ASV, Senato, Terra, reg. 9 (1483-1486), 20 mars 1484, fol. 63v ; 27 mars 1484, fol. 66r ; 2 avril1484, fol. 68v.

69. Le terme de beccario devient alors le plus souvent synonyme de taiador. En 1480, lesaccords entre les taiadori et leurs patroni doivent etre enregistres a l’Office. L’incanto de 1505interdit aux memes taiadori de recevoir de la viande qui ne proviendrait pas de leurs patroni oudes fermiers du dazio. En 1536, les Officiers aux Boucheries leur enlevent le droit de vendre de laviande pour leur propre compte. Francesco dell’Oio qui « exercita de sua mano esendo marcha-dante et tagiador » doit renoncer a decouper lui meme ses viandes en vertu des termes del’incanto de 1533. En 1546, l’interdiction aux taiadori de faire merchadantia de viandes estreiteree : ASV, PBec, b. 1 , reg. 2, fol. 7r, 61r ; reg. 3, fol. 84r, 95r, 135r.

70. La Seigneurie ne devait se decider a les augmenter qu’en 1530, apres plusieurs annees degrave penurie en viandes.

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