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Nouvelles naturalistes des Soirées de Médan Zola, Huysmans, Maupassant Livret pédagogique correspondant au livre élève n° 40 établi par Gertrude Bing, professeur certifié de Lettres classiques

Nouvelles naturalistes des Soirées de Médan –2 SOMMAIRE AVANT-PROPOS3 TABLE DES CORPUS4 RÉPONSES AUX QUESTIONS

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Nouvelles naturalistes des Soirées de Médan

Zola, Huysmans, Maupassant

L i v r e t p é d a g o g i q u e correspondant au livre élève n° 40

établi par Gertrude Bing,

professeur certifié de Lettres classiques

Sommaire – 2

S O M M A I R E

A V A N T - P R O P O S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

T A B L E D E S C O R P U S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

RÉ P O N S E S A U X Q U E S T I O N S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Bilan de première lecture (p. 176) ..................................................................................................................................................................5

L’Attaque du moulin (pp. 15 à 51)...................................................................................................................................................................6 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 52-53) ................................................................................................................................6 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 54 à 60) .................................................................................................................9

Boule de suif (pp. 61 à 73) .............................................................................................................................................................................15 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 74-75) ..............................................................................................................................15 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 76 à 83) ...............................................................................................................19

Boule de suif (pp. 84 à 118) ...........................................................................................................................................................................22 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 119-120) ..........................................................................................................................22 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 121 à 128) ...........................................................................................................25

Sac au dos (pp. 129 à 163).............................................................................................................................................................................29 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 165-166) ..........................................................................................................................29 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 167 à 175) ...........................................................................................................33

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2006. 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15. www.hachette-education.com

Nouvelles naturalistes des Soirées de Médan – 3

A V A N T - P R O P O S

Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes, analyse d’une ou deux questions préliminaires, techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…). Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. Un recueil de nouvelles comme Les Soirées de Médan permettra d’étudier l’esthétique du naturalisme et de comprendre comment un thème commun (la guerre franco-allemande de 1870) permet à trois auteurs de donner la mesure de leur originalité. Ce sera aussi l’occasion, à travers quatre groupements de textes et d’images, de s’interroger sur la représentation de la guerre – de l’exaltation à la dénonciation – dans la littérature et la peinture, ainsi que sur la place des femmes chez les écrivains dits « naturalistes ». Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois : – motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ; – vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture. Cette double perspective a présidé aux choix suivants : • Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine compréhension. • Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe, notamment au travers des lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus. • En fin d’ouvrage, le « dossier Bibliolycée » propose des études synthétiques et des tableaux qui donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et registres du texte… • Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond blanc), il comprend : – Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de l’œuvre. – Des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder en classe à une correction du questionnaire ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte. – Des corpus de textes (accompagnés le plus souvent d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse des textes (et éventuellement de lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupement de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents complémentaires. Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.

Table des corpus – 4

T A B L E D E S C O R P U S

Corpus Composition du corpus Objet(s) d’étude et niveau

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques

Français et prussiens : L’« affreux rendez-vous » (p. 54)

Texte A : Extrait de L’Attaque du moulin d’Émile Zola (p. 49, l. 1076, à p. 51, l. 1140). Texte B : Le Mal d’Arthur Rimbaud (pp. 54-55). Texte C : Extrait de L’Année terrible de Victor Hugo (pp. 55-57). Texte D : Extrait du Calvaire d’Octave Mirbeau (pp. 57-58). Document : Alphonse de Neuville, Le Cimetière de Saint-Privat (p. 59).

Démontrer, convaincre, persuader (Seconde) Le récit (Seconde)

Question préliminaire En quoi les textes du corpus constituent-ils une dénonciation des horreurs de la guerre ? Commentaire Vous montrerez en quoi le texte d’Arthur Rimbaud (texte B) constitue à la fois une dénonciation de la guerre et de la religion et une prière adressée à la nature.

Réalisme et vérité (p. 76)

Texte A : Extrait de Boule de suif de Guy de Maupassant (p. 68, l. 219, à p. 72, l. 320). Texte B : Extrait de la préface des Frères Zemganno d’Edmond de Goncourt (pp. 76-77). Texte C : Extrait du Roman expérimental d’Émile Zola (pp. 78-79). Texte D : Extrait de la préface de Pierre et Jean de Guy de Maupassant (pp. 79-80). Document : Caricature d’Émile Zola par Gill (p. 81).

Un mouvement littéraire et culturel : le naturalisme (Seconde) Convaincre, persuader, délibérer : formes et fonctions de l’essai (Première)

Question préliminaire Après avoir lu les textes B, C et D, définissez la conception du réalisme de chacun des auteurs. Montrez en quoi l’extrait de Boule de suif (texte A) permet d’illustrer ces conceptions, malgré leurs divergences. Commentaire Après avoir montré en quoi le souci de réalisme est un point commun entre Zola (texte C) et Maupassant (texte D), vous montrerez en quoi leur démarche les différencie.

Les femmes des Soirées de Médan (p. 121)

Texte A : Extrait de Boule de suif de Guy de Maupassant (p. 117, l. 1377, à p. 118, l. 1425). Texte B : Extrait de L’Attaque du moulin d’Émile Zola (p. 42, l. 850, à p. 44, l. 920). Texte C : Extrait de Sac au dos de Joris-Karl Huysmans (p. 152, l. 689, à p. 154, l. 744). Texte D : Extrait de La Saignée d’Henry Céard (pp. 122-123). Texte E : Extrait de L’Affaire du Grand 7 de Léon Hennique (pp. 124-125). Texte F : Extrait de Après la bataille de Paul Alexis (pp. 125-126).

Le récit (Seconde) Un mouvement littéraire et culturel : le naturalisme (Seconde)

Question préliminaire Dans les textes du corpus, l’image des femmes vous semble-t-elle dégradante ? en quoi ? Commentaire Vous montrerez en quoi le texte de Léon Hennique (texte E) a les qualités visuelles d’un tableau dont le réalisme exprime une vision pessimiste de l’humanité.

Soldats en perdition (p. 167)

Texte A : Extrait de Sac au dos de Joris-Karl Huysmans (p. 140, l. 296, à p. 142, l. 374). Texte B : Extrait de Paroles de poilus (pp. 167-168). Texte C : Extrait du chap. XXIV du Feu d’Henri Barbusse (pp. 168-170). Texte D : Extrait du chap. IV de À l’ouest, rien de nouveau d’Erich Maria Remarque (pp. 170-171). Texte E : Extrait du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline (pp. 171-172). Document : Extrait de C’était la guerre des tranchées de Jacques Tardi (p. 173).

Le récit (Seconde) Le biographique (Première)

Question préliminaire En quoi les textes du corpus mettent-ils en relief la détresse des soldats ? Commentaire Vous montrerez en quoi le texte d’Henri Barbusse (texte C) combine le réalisme et le fantastique.

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R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

B i l a n d e p r e m i è r e l e c t u r e ( p . 1 7 6 )

u Dominique est venu de Belgique pour hériter d’un oncle qui possédait un bien près de Gagny. Le père Merlier se met en colère lorsque sa fille lui annonce qu’elle est décidée à l’épouser. Pourtant, après un entretien à huis clos, le vieillard invite le jeune homme au moulin. Dominique se montre brave et travailleur, si bien que le père Merlier annonce au village ses fiançailles avec Françoise. v Étant belge, Dominique n’est pas mobilisé. Pendant l’assaut de l’armée prussienne, il reste à l’écart, se contentant d’observer et de protéger Françoise, jusqu’au moment où une balle perdue effleure le front de sa fiancée. Dès lors, il tire sans s’arrêter et ne rate jamais sa cible. w Françoise organise la fuite de son fiancé. Les Prussiens, furieux de la disparition du jeune homme, décident d’exécuter le père Merlier. Cédant aux supplications de la jeune fille, ils lui accordent un délai de deux heures : elle doit retrouver Dominique et le ramener au moulin afin qu’il soit fusillé comme prévu. Françoise se trouve alors confrontée à un dilemme cornélien : elle doit décider qui, de son père ou de son fiancé, mourra. x Après avoir retrouvé son fiancé, auquel elle a caché le risque encouru par son père, Françoise croise le père Bontemps à l’entrée de Rocreuse. Ce vieux mendiant a vu le père Merlier au moulin, entouré de Prussiens. C’est lui qui révèle la vérité au jeune homme, qui, comprenant la supercherie de Françoise, décide aussitôt de se rendre. y Au moment où l’armée française arrive, l’officier prussien renonce au chantage exercé sur Dominique – il avait promis le salut au jeune homme s’il acceptait de lui servir de guide – et ordonne l’exécution. Au cours de l’assaut qui suit, le père Merlier est tué par une balle perdue. Malgré cela, l’officier français crie : « Victoire ! », au milieu des ruines du moulin. U De Rouen à Dieppe, le trajet est plus long que prévu, en raison du mauvais temps. La diligence est ralentie, puis bloquée par la neige pendant deux heures. Les paysans des fermes alentour cachent leurs provisions, par peur des pillages. Une fois la voiture dégagée, tout le monde a grand-faim. Seule Boule de suif a pensé à emporter de la nourriture, afin d’éviter de faire des dépenses excessives dans les auberges. Elle propose à ses compagnons de route de partager ses victuailles ; malgré leurs réticences, tous acceptent tour à tour. Ils se trouvent bien obligés, dès lors, de converser avec la jeune femme. V Cornudet est surnommé « le démoc » en raison des convictions républicaines qu’il affiche et proclame à qui veut l’entendre, notamment dans les cafés. Sa grande barbe rousse, son goût pour la bière et ses convictions politiques le rendent infréquentable aux yeux des bourgeois. W M. Follenvie est le patron de l’auberge. Il sert d’intermédiaire entre les voyageurs et l’officier prussien. Poitrinaire, il ronfle comme une locomotive. X L’officier prussien a décidé de s’opposer au départ des voyageurs et de les retenir à l’auberge jusqu’à ce que Boule de suif accepte de coucher avec lui. at Les voyageurs poussent Boule de suif à se soumettre aux désirs de l’officier prussien, malgré ses réticences patriotiques, en lui expliquant l’héroïsme d’un tel sacrifice. Cependant, une fois qu’elle a cédé aux avances de l’ennemi, ils refusent de lui adresser la parole et de partager leur nourriture avec elle, la ravalant ostensiblement au rang de fille publique. Cornudet ne se comporte pas mieux que les autres. Il en veut à la jeune femme de s’être refusée à lui, à l’auberge, la première nuit. ak Le narrateur rencontre Francis Émenot dans un dortoir, à l’hôpital. Son accoutrement de malade le rend particulièrement hideux ; il attire ainsi l’attention de Francis, qui croque son portrait. En conversant, les jeunes gens se découvrent un goût commun pour la peinture. al Quelle que soit la pathologie des patients, le médecin-major leur prescrit de la tisane de réglisse, qu’il considère comme une panacée. am À Évreux, Francis est placé à l’hôpital, tandis que le narrateur est installé au lycée, transformé en infirmerie. Un jeune interne conseille à ce dernier de se faire passer pour plus malade qu’il n’est. Ravi de se débarrasser de l’un de ses patients, le médecin se laisse impressionner et, sur les conseils de l’interne, envoie le narrateur à l’hôpital, où il retrouve enfin son camarade Francis.

Réponses aux questions – 6

an Les jeunes femmes avec qui les deux soldats passent la journée lors de leur première escapade sont des « filles à carte », c’est-à-dire des prostituées soumises à un contrôle sanitaire. Le narrateur l’apprend par le directeur de l’hôpital car les deux filles les ont dénoncés. ao Sœur Angèle est une infirmière qui se prend d’amitié pour le narrateur et lui rend la vie plus facile. Elle le gronde lorsqu’elle apprend sa virée en ville et lui conseille d’être sage lorsqu’il quitte l’hôpital. Dans le train qui le ramène à Paris, le narrateur rencontre une jeune femme nommée Reine. Seuls dans le même compartiment, les jeunes gens échangent un baiser. Le frère de la jeune femme l’attend à l’arrivée. L’aventure tourne court.

L ’ A t t a q u e d u m o u l i n ( p p . 1 5 à 5 1 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 52-53) u Avant que Françoise ne pousse un cri, le temps semble arrêté. Les Prussiens attendent « une faiblesse de Dominique » (l. 1071). L’exclamation de la jeune fille signale l’arrivée des Français et fait fonction d’élément perturbateur. En effet, à l’imparfait succède alors le passé simple : « Ce fut, dans le moulin, une agitation extraordinaire » (l. 1078). Pourtant, la présence des Français ne semble avoir été perçue que par Françoise, qui, les signalant aux Prussiens, précipite sans le vouloir l’exécution de son fiancé. L’imparfait duratif (l. 1077 : « C’était eux, en effet ») laisse supposer qu’ils étaient là, discrètement, depuis un certain temps, et ménageaient sans doute une attaque-surprise. Cette stratégie est confirmée par l’emploi du plus-que-parfait à la fin du 1er paragraphe (l. 1080 : « D’ailleurs, pas un coup de feu n’avait encore été tiré »). Françoise est véritablement décalée : ne possédant pas le code de l’univers dans lequel elle se trouve immergée malgré elle, elle ne cesse de commettre des impairs. Sa joie se manifeste sans retenue : « Elle était comme folle. Elle venait de s’échapper ; […] elle riait » (l. 1084). Ces trois imparfaits insistent sur le fait que la jeune fille, toute à sa joie, ne perçoit pas ce qui se passe autour d’elle : elle est emportée par l’élan d’un bonheur qu’elle ressent comme durable, insensible désormais à toute perturbation, comme si les règles de l’éden initial étaient à nouveau de mise. Cependant, les tournures verbales signalant la mise à mort de Dominique montrent son inaptitude à percevoir la réalité : tandis qu’elle se réjouit, la menace dont elle célèbre la levée s’exécute, simultanément, comme le soulignent l’imparfait et le plus-que-parfait : « L’officier venait de murmurer » (l. 1089), « il avait commandé le feu » (l. 1092). L’enchaînement des actions, raconté principalement du point de vue de Françoise (perception décalée du réel, contraste entre le duratif et le ponctuel), met en place l’atmosphère absurde des rêves, dans lesquels les choses semblent s’enchaîner sans logique, et contribue à faire ressentir au lecteur le cauchemar vécu par la jeune fille. v Le « trou de verdure » qui entoure le moulin devient, dans cet excipit, le théâtre de la guerre. L’« orme séculaire » (l. 1106) est le premier touché. Le contraste entre l’âge immémorial de cet arbre et sa soudaine vulnérabilité (« une maîtresse branche ») souligne la violence du combat et l’imminence d’un cataclysme inéluctable. Dans les deux paragraphes suivants, le champ lexical de la nature est très abondant : « la Morelle », « lierres », « rivière » (§ 7), « ciel », « vallée », « prairies », « arbres », « peupliers », « forêts », « sources », « eaux », « campagne » (§ 8), et rappelle presque mot pour mot les deux premiers paragraphes de la nouvelle. Cependant, dans l’incipit, la description de la campagne précède celle du moulin : nature et culture sont alors en harmonie, la première précédant et accueillant la seconde. Ici, les deux champs lexicaux ne se succèdent plus mais s’entrecroisent : « moulin », « toiture », « murs », « murailles », « chambre », « rideaux », « roue », « palettes » (§ 7). Après la mort symbolique du moulin (l. 1119 : « C’était l’âme du gai moulin qui venait de s’exhaler »), le vocabulaire de la culture disparaît, au profit de celui de la nature, omniprésent dans le 8e paragraphe. Ainsi, si la description finale rappelle celle du début, l’évolution inversée des champs lexicaux montre à quel point la guerre bouleverse les données originelles : transformant les êtres et les choses, elle semble ici rendre ses droits à la nature. w Au fil du paragraphe, le moulin est personnifié. Les termes employés au début pour signifier son anéantissement sont tout d’abord employés au sens propre : « perçaient », « fut enlevée », « s’écroulèrent », « arrachés », « ébranlées ». Cependant, le lierre arraché se transforme en « guenilles ». Cette image initie la personnification du moulin, dont le lierre constituait le vêtement. La bâtisse, comme un être animé, pousse un « gémissement suprême » au moment de laisser « s’exhaler » son « âme ». Cet animisme est caractéristique du naturalisme zolien.

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x Au moment où le combat fait fureur, la nature se teinte des couleurs de la violence. Le ciel devient « couleur de rouille », la vallée se transforme en « coupe-gorge », les prairies désormais tachées « d’ombre » sont « farouches », tandis que les forêts se font « murailles ». Comme les êtres humains, la nature participe au combat. Devenue scène de guerre, elle se mue en « cirque qui enferm[e] les combattants » (l. 1126). À la fois complice et victime – comme les hommes –, elle est en symbiose avec les événements, y prenant sa part tout en les déplorant (« sanglots », « panique »). La scène de combat évolue vers un registre fantastique. Cette fusion de la nature et des faits n’est pas sans rappeler le panthéisme du dénouement tragique d’Iphigénie en Aulide de Racine (acte V, scène 5) : « À peine son sang coule et fait rougir la terre, Les Dieux font sur l’autel entendre le tonnerre, Les vents agitent l’air d’heureux frémissements, Et la mer leur répond par ses mugissements. La rive au loin gémit, blanchissante d’écume. La flamme du bûcher d’elle-même s’allume. Le ciel brille d’éclairs, s’entrouvre, et parmi nous Jette une sainte horreur qui nous rassure tous. » Tous ces éléments laissent à penser que Zola a une conception mystique de la guerre, qui se rapproche pour lui d’un rituel sacrificiel cyclique, nécessaire et purificateur. Ce point de vue se confirmera dans La Débâcle (1892). y Si Zola considère la guerre comme un phénomène inéluctable, comme un mal nécessaire à la grande purification cyclique de la terre, il déplore les défaillances et les petitesses des hommes, notamment de ceux qui, au sommet de la hiérarchie militaire, sont indignes de leur mission. Ainsi le capitaine français apparaît-il à la fin de la nouvelle comme un personnage diabolique : « Aussi, tout enflammé, grandissant sa haute taille, riait-il de son air aimable de beau cavalier » (l. 1135). Au milieu des flammes, séduisant comme le démon, le capitaine a une taille plus qu’humaine. Il rit face au désastre et salue, sans compassion, la détresse. Victorieux, il a substitué l’enfer au paradis et fait d’une jeune fille innocente une meurtrière. U Les Français ne sont désignés que par « la ligne des pantalons rouges » (l. 1078). À peine visibles, ils se manifestent comme une entité abstraite, mettant en œuvre le feu du combat. Les armes semblent agir d’elles-mêmes, en lieu et place des volontés humaines : « un éclat sourd se fit entendre, et un boulet cassa une maîtresse branche » (l. 1105), « Une batterie […] balayait la grande rue de Rocreuse » (l. 1106). Seul le capitaine fait son entrée et prend la parole, à la fin, au milieu des ruines du moulin. Les Prussiens ne sont pas plus individualisés que les Français. Ils combattent et meurent de façon tout à fait anonyme. D’ailleurs, il est impossible de savoir d’où vient la « balle perdue » qui a « tué raide » le père Merlier. Les soldats, de quelque bord qu’ils soient, sont les acteurs d’événements qui les dépassent. Du côté prussien, comme du côté français, seul l’officier supérieur se distingue du reste de l’armée et prend la parole : « Avant tout, réglons cette affaire » (l. 1090). L’originalité du récit de Zola réside, entre autres, dans cette absence de parti pris et dans le refus de glorifier une victoire française. V Dans chacun des paragraphes consacrés à l’assaut, un terme explicite souligne la violence : « une violence inouïe », « le désastre devint lamentable », « il y eut un furieux combat », « la panique de la campagne ». Une narration descriptive illustre par ailleurs ce commentaire. La violence y est tout d’abord soulignée par l’évocation des sons : « un feu de peloton terrible qui éclata comme un coup de foudre à son oreille », « un éclat sourd se fit entendre ». Puis, suivant la courbe ascendante du désastre, les sensations se font plus visuelles : « l’on voyait, par une brèche, la chambre de Françoise ». Ensuite, l’abondance de verbes de mouvements (§ 7) rend compte de la puissance délétère du cataclysme : « le perçaient », « fut enlevée », « s’écroulèrent », « ébranlées », « emportait », « furent charriées », « s’écrasa ». Enfin, le combat atteint un degré apocalyptique, comme le montre la métamorphose quasi fantastique de la nature (§ 8). W Dominique a « la poitrine trouée de douze balles », le père Merlier est « tué par une balle perdue » et les Prussiens sont « exterminés ». Pourtant, l’auteur ne s’attarde pas sur la mort des êtres humains. Même lorsqu’il s’agit du père et du fiancé de Françoise, il se contente de les signaler. La véritable victime du combat semble être le moulin. En effet, sa « mort » est racontée en détail ; sa souffrance même est évoquée de façon pathétique et lyrique : « Ah ! Le pauvre moulin ! », « la vieille roue reçut deux boulets, et elle eut un gémissement suprême », « C’était l’âme du gai moulin qui venait de s’exhaler ». D’ailleurs, dans le dernier paragraphe, les morts de Dominique, du père Merlier et du moulin sont mises sur le même plan : « Et, apercevant Françoise imbécile entre les cadavres de son mari et de son père, au milieu des ruines fumantes du moulin […]. » Ainsi, tandis

Réponses aux questions – 8

que les êtres semblent devenir abstraits, fantomatiques, les objets s’animent. Les cataclysmes dépassent, aux yeux de Zola, les enjeux individuels. Cela ne justifie pas pour autant la violence gratuite des gradés (exécution de Dominique) ou leur indifférence devant la douleur (détresse de Françoise). X Dans le 8e paragraphe, les images mettent en relief la transformation d’un paysage qui se mue en scène de théâtre : lieu clos, circonscrit par « les murailles d’un cirque » et par les « rideaux de peupliers », cet espace au décor « couleur de rouille », dans lequel résonnent « les bruits de sanglots » des « sources », des « fontaines » et des « eaux courantes », se prête au dénouement d’une tragédie. Le théâtre de la guerre associé au spectacle de la nature est le lieu d’une cérémonie sanglante qui prend le dessus sur les acteurs humains, réduits au rang de figurants. at Face à l’arrivée des Français, la joie naïve de Françoise contraste avec la froideur réaliste des Prussiens. Les points d’exclamation soulignent son impulsivité : « Les Français ! les Français ! », « Dominique était encore là, debout ! ». À l’inverse, du côté prussien, l’ordre d’exécution est donné sans émotion, comme le souligne la simplicité de la ponctuation : « Avant tout, réglons cette affaire. » Au langage des sentiments et de l’intime s’oppose celui de la raison administrative. L’exaltation de la jeune fille se manifeste par une gestuelle désordonnée et solitaire : « Elle était comme folle », « et elle riait, les bras en l’air ». Son père, plus lucide, n’y participe pas (« Elle venait de s’échapper de l’étreinte de son père »). Françoise, loin de réfléchir à une stratégie prudente, exulte d’une manière spectaculaire, telle une enfant. Pendant ce temps, comme si elle n’existait pas, la mécanique de la guerre continue de fonctionner. ak Le moulin perd, aux yeux des combattants, toute « humanité ». Il est un site à prendre ou à défendre, suivant le côté où l’on se situe. Les soldats semblent interchangeables : « Maintenant, c’étaient les Prussiens qui défendaient le moulin et les Français qui l’attaquaient » (l. 1101). Cette inversion des situations souligne l’absurdité de la guerre. L’attaque et la défense se confondent, seuls comptent, de fait, l’acte guerrier et l’effusion de sang. La déclaration d’une victoire équivaut à celle d’une défaite. Le triomphe du capitaine français est un désastre pour ses ennemis de guerre, mais aussi pour ses compatriotes. Ainsi, aucune valeur morale (mérite, bravoure, patriotisme) ne peut être attachée à l’acte guerrier, aveugle comme un cataclysme naturel. al Tandis que le moulin s’effondre, seule la chambre de Françoise apparaît intacte aux regards : « et l’on voyait, par une brèche, la chambre de Françoise, avec son lit, dont les rideaux blancs étaient soigneusement tirés » (l. 1115). Ce lieu intime est pourtant désormais offert aux regards anonymes, en une sorte de viol indifférent. Le lit aux rideaux tirés évoque la virginité d’une jeune personne appartenant encore au monde de l’enfance, comme le montre la puérilité de ses réactions au début du passage. Avant même que d’être devenue physiquement une femme, elle est soumise à de violents assauts qui mettront fin à son innocence. am De même que « deux boulets » font périr « l’âme du gai moulin », Françoise subit deux coups qui lui font perdre le goût de la vie. Elle entend tout d’abord un « feu de peloton terrible qui éclat[e] comme un coup de foudre à ses oreilles » (l. 1088). Son absence de réaction contraste alors avec sa précédente exubérance. La jeune fille reste dès lors immobile et ne manifeste plus aucune émotion : « Elle ne pleura pas, elle resta stupide. Ses yeux devinrent fixes, et elle alla s’asseoir sous le hangar » (l. 1094). À la mort de son père, Françoise n’est déjà plus capable d’éprouver autre chose que de la stupeur (sentiment suggéré par l’adjectif « stupide »), étonnement sans pareil dont on peut supposer qu’elle ne reviendra pas. En effet, au moment où le capitaine français crie : « Victoire ! », Françoise reste « imbécile ». Après le passage des sauveurs, tout est mort : les soldats ennemis, mais aussi les civils, hommes et femmes, ainsi que le moulin, topos d’un paradis terrestre né de l’harmonie entre l’homme et la nature. an Françoise est l’actrice d’un drame qu’elle déclenche sans le maîtriser. Lorsqu’elle tente de sauver Dominique, elle intervient dans un domaine qui n’est pas le sien. C’est elle qui signale la présence des Français et précipite les événements. Seule survivante du massacre de sa famille, Françoise évoque une héroïne tragique, dans la mesure où elle est à la fois coupable et innocente. En effet, ses actes se muent en faute. Depuis le début de la nouvelle, cette jeune fille, qui a jusque-là toujours obéi à son père, affirme ses volontés : en décidant d’épouser Dominique (l’étranger), elle l’offre malgré elle en victime aux Prussiens. Puis, en croyant le sauver, elle le condamne. Victime de ses propres erreurs, elle perd tous ses repères, si bien qu’à la fin de la nouvelle toutes les données du monde sont bouleversées pour elle. Ainsi, même si le titre rend sensible la figure centrale du moulin, celle de Françoise rappelle la figure primordiale d’Ève chassée, malgré elle mais aussi par sa faute, du paradis originel.

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ao Plusieurs éléments contribuent à faire de L’Attaque du moulin une tragédie. Tout d’abord, le microcosme dans lequel se déroule l’action rappelle le huis clos tragique ; ensuite, les personnages centraux (le père Merlier, Dominique et surtout Françoise) n’ont aucune prise sur leur destinée qui s’accomplit malgré toutes leurs tentatives. C’est en vain que le père Merlier a enfermé sa fille, en vain que Françoise a tenté de sauver Dominique, en vain que le jeune homme est revenu. Aux prises avec un phénomène dépassant les intérêts particuliers, mais aussi ceux des militaires qui s’en croient les acteurs, les personnages sont en décalage avec la réalité. C’est dans ce décalage que se situe l’ironie tragique : les actes ont des conséquences opposées aux intentions, tandis que les paroles signifient le contraire de ce qu’elles semblent dire. Cette tonalité contraste avec le lyrisme naturaliste des pages qui précèdent. Réservée à l’excipit – et en particulier à la chute – en raison de son efficacité, l’ironie confère aux derniers paragraphes une portée polémique.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 54 à 60)

Examen des textes u Les sonorités des vers 1 et 2 du poème d’Arthur Rimbaud correspondent à une opposition thématique. Le sujet guerrier du premier vers (« Tandis que les crachats rouges de la mitraille ») est souligné par une assonance en [a] (« crachats », « mitraille ») associée à une allitération en [r] (« crachats », « rouges », « mitrailles »). La répétition de la sonorité gutturale [r] rappelle le crépitement des balles et le grondement des détonations. Ainsi, ce vers dépeint un tableau bruyant et violemment coloré (« rouge »), atmosphère qui contraste avec celle du vers suivant (« sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu »). Le « ciel bleu » associé à l’idée d’« infini » est une ouverture vers une échappatoire visuelle et spirituelle. Les sonorités se font plus fluides : une allitération en [l] (« sifflent », « le », « l’infini », « ciel », « bleu ») est associée à une assonance en [i] (« sifflent », « infini », « ciel »). Cette ouverture est cependant inaccessible. Le contraste des deux premiers vers annonce la suite du poème, qui oppose la douceur de la nature à la brutalité des hommes et d’une religion mensongère. v Le poème de Victor Hugo, tout en exaltant la bravoure des soldats, met en relief la dimension apocalyptique de la bataille. La violence y atteint un degré tel qu’elle abolit les frontières entre les règnes : l’humain, le végétal, le divin, l’animal et le minéral (dont sont issues les armes) fusionnent. Plusieurs métaphores soulignent cette personnification des éléments, dont le pendant est la réification des humains : « Deux vivantes forêts, faites de têtes d’hommes, / De bras, de pieds, de voix, de glaives, de fureur, / Marchent l’une sur l’autre et se mêlent » ; « Le fusil Chassepot bravait le fusil Dreyse » ; « À l’horizon hurlaient des méduses, grinçant / Dans un obscur nuage éclaboussé de sang, / Couleuvrines d’acier, bombardes, mitrailleuses ; / Les corbeaux se montraient de loin ces travailleuses » ; « Tout à coup, les drapeaux hagards en frissonnèrent » ; « Le canon stupéfait se tut ». Si les hommes sont présents au début du poème, ils sont assimilés à des arbres. Les individus, disparus dans la masse du régiment devenu forêt, sont disloqués : bras, pieds et voix sont mis sur le même plan que les glaives. Ainsi, les armes et les attributs guerriers (fusils, canons et drapeaux) se livrent au combat tout autant, si ce n’est plus, que les humains. La mêlée métamorphose les êtres et les choses, la bataille devenant pour finir un monstre fantastique, comme le souligne l’assimilation de la tuerie à une bête féroce, véritable allégorie de la guerre : « Dans le rugissement de la fauve hécatombe ». L’hécatombe, sacrifice spectaculaire à une divinité que l’on souhaite apaiser, semble dévouée à des puissances obscures, dont la volonté capricieuse inquiète : « Ô Guerre ! le hasard passe sur un char d’ombre / Par d’effrayants chevaux invisibles traîné » ; « Dans l’ombre énorme où rit la mort visionnaire ». La personnification de termes abstraits assimile le hasard et la mort à des divinités implacables : le char rappelle celui d’Apollon, qui de lumineux est devenu obscur, mené par une puissance aveugle. Le rire de la mort, pour finir, complète ce tableau infernal : la guerre fait des hommes les fidèles d’un culte délétère, dont la volonté est exclue. Hugo souligne lui-même la dimension épique de ce chant guerrier (« Dans le chaos des chocs épiques »), dans lequel les humains amoindris sont aux prises avec un souffle qui les dépasse. w Le narrateur du Calvaire agit en soldat : embusqué, il tue un Prussien. Pourtant, la focalisation interne donne à ce fait de guerre banal une dimension extraordinaire. En effet, les actes du narrateur paraissent totalement dissociés de sa volonté. Il « est agi » plus qu’il n’agit. Seules ses sensations lui permettent de comprendre ce qui s’est passé. Les premiers indices, simultanés, sont à la fois auditifs, visuels et tactiles :

Réponses aux questions – 10

« Une détonation éclata, et dans le même temps que j’avais entrevu à travers un rond de fumée une botte en l’air, le pan tordu d’une capote, une crinière folle qui volait sur la route… puis rien, j’avais entendu le heurt d’un sabre, la chute lourde d’un corps, le bruit furieux d’un galop… puis rien… Mon arme était chaude et de la fumée s’en échappait… je la laissai tomber à terre… » Comme dans un cauchemar, des impressions apparemment dissociées se superposent en une temporalité déstructurée. En effet, l’emploi du plus-que-parfait pour un événement antérieur à une action exprimée au passé simple (la détonation) est incongru. Le narrateur semble prendre conscience des événements avec un temps de retard : c’est le bruit de la déflagration qui lui permet de réaliser ce qu’il a entrevu et même entendu avant d’avoir tiré, alors qu’en toute logique ces sensations ont été postérieures au coup de feu. Enfin, la chaleur de son fusil (sensation tactile et durable, évoquée à l’imparfait) lui fait comprendre, a posteriori, qu’il s’en est servi. L’atmosphère est celle de la dislocation : la mort de l’ennemi, décrite en une succession de métonymies (une botte, le pan de la capote, une crinière, un sabre), semble irréelle. La panoplie du soldat seule est évoquée, l’individu lui-même étant comme abstrait. Dans la deuxième partie, le bruit (« glou-glou ») et la vue du sang (« une mare ») ramènent le narrateur à la réalité en même temps qu’à son humanité : « collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d’où pendaient de longues baves pourprées, éperdument, je l’embrassai ! » Cette acuité des sensations physiques, dissociées de toute volonté, rend compte de l’atmosphère angoissante de la guerre : après avoir eu le sentiment d’une épiphanie (l’apparition du soldat prussien, telle une statue de bronze dans le soleil levant), le soldat se trouve face à un pauvre petit cadavre tout noir. La dichotomie entre la logique de la guerre et celle de l’humain rend fou : « Étais-je le jouet d’une hallucination ? » x Dès le premier regard, le tableau d’Alphonse de Neuville (Le Cimetière de Saint-Privat) fait penser au dénouement de L’Attaque du moulin.

Émile Zola, L’Attaque du moulin

Alphonse de Neuville, Le Cimetière de Saint-Privat

• « Sous le ciel couleur de rouille ». • Le « coupe-gorge de la vallée s’emplissait de morts ». • La vallée est entourée de « forêts » semblables aux « murailles d’un cirque qui enfermaient les combattants ». • « Des boulets le perçaient de part en part. Une moitié de la toiture fut enlevée. Deux murs s’écroulèrent ». • Le « moulin brûlait », « les ruines fumantes du moulin ».

• Ciel rougeoyant. • Cadavres amoncelés. • La scène centrale est mise en relief par les murs du cimetière. • Les dégâts subis par les bâtiments suggèrent la violence de l’assaut. • À l’arrière-plan droit du tableau, plusieurs maisons sont en flammes.

Malgré ces éléments communs, le point de vue de l’écrivain diffère de celui du peintre.

Émile Zola, L’Attaque du moulin

Alphonse de Neuville, Le Cimetière de Saint-Privat

• Pitoyable victoire des Français. • Exécution de Dominique, civil acculé à la mort. • Le capitaine français ne pénètre dans les lieux qu’après le massacre de tous les ennemis, mais aussi de plusieurs civils.

• Défaite des Français. Leur bravoure est glorifiée. • Debout contre le mur du fond, trois d’entre eux affrontent, la tête haute, l’adversaire victorieux, sans faiblir devant l’imminence du danger. • Les Prussiens entrent dans l’enceinte du cimetière alors que les Français résistent encore : un coup de feu à bout portant est tiré sur un soldat, au centre du tableau.

Ainsi, la composition générale de la toile de Neuville évoque la scène dépeinte par Zola, mais le propos patriotique du peintre, propre à exalter l’esprit de revanche, s’en distingue.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Parmi les textes du corpus, seul le poème de Victor Hugo a des accents patriotiques : « Tous avaient de mourir la tragique espérance / Ou le hideux bonheur de tuer, et pas un / Que le sang n’enivrât de son âcre parfum, / Pas un qui lâchât pied, car l’heure était suprême » ; « On sentait le devoir, l’honneur, le dévouement, / Et la patrie, au fond de l’âpre acharnement ». Pourtant, malgré son registre épique, L’Année terrible n’est

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pas un poème revanchard. En effet, les Français et les Allemands y sont présentés sur un pied d’égalité : « Deux vivantes forêts, faites de têtes d’hommes » ; « Avoir tué son frère est le laurier qu’on a » ; « Là c’était l’Allemagne et là c’était la France ». Hugo rejoint en cela le propos des autres auteurs du corpus, qui refusent de distinguer les combattants mais qui, comme lui, dénoncent avant tout les décisionnaires (« Des condamnations sont par les rois jetées »). Ainsi, Rimbaud, qui déplore l’ampleur du massacre (« les bataillons en masse dans le feu », « cent milliers d’hommes », « Pauvres morts ! »), oppose au « Roi qui les raille » les combattants « écarlates ou verts ». De même, dans Le Calvaire d’Octave Mirbeau, le narrateur se trouve face à un adversaire dont il perçoit avant tout l’humanité (« un homme en qui mon âme venait de se confondre, un homme qui, dans l’éblouissement du soleil levant, suivait les rêves les plus purs de sa vie !… ») et qu’il tue sans le décider (« Moi, stupidement, inconsciemment, j’avais tué un homme »). Son acte mécanique lui apparaît dans toute son absurdité : « si des soldats l’avaient menacé, je l’eusse défendu, lui, lui que j’avais assassiné ! » Enfin, chez Zola, les Français ne sont pas plus glorifiés que les Prussiens ne sont dénigrés, le seul personnage diabolique étant le capitaine français : « Aussi, tout enflammé, grandissant sa haute taille, riait-il de son air aimable de beau cavalier ». On est loin chez ces quatre auteurs des accents revanchards des Chants du soldat de Déroulède… Il peut être intéressant d’analyser avec les élèves un extrait de cette littérature, avec la prudence qui convient. En effet, le caractère haineux de ces « chants » rend nécessaire un accompagnement et des explications (c’est la raison pour laquelle le texte suivant ne figure pas dans le livre destiné aux élèves, mais seulement dans le livret pédagogique).

Vive la France ! Oui, France, on t’a vaincue, on t’a réduite même, Et comme il n’a pas eu pour preuve le succès, À ton courage encore on jette l’anathème, Et les Français s’en vont rabaissant les Français. Que la faute fût grande et cette guerre folle, Qui le nie ? Ils sont là, nos désastres d’hier. Mais qu’au bruit de canons tout un passé s’envole ! Que tout un avenir soit brisé sous ce fer ! Que la France n’ait plus, chez les peuples du monde, Ni voix dans leurs arrêts, ni place à leurs grandeurs !… C’est une calomnie infâme et si profonde, Qu’un vaincu qui la dit étonne ses vainqueurs. Non, France, ne crois pas ceux qui te disent lâche, Ceux qui voudraient nier ton âme et ses efforts : Sans gloire et sans bonheur, tes fils ont fait leur tâche, Mais ils l’ont faite, et Dieu ne compte plus tes morts. J’ai vu de pauvres gens tomber sans une plainte ; D’autres – je les ai vus – ont combattu joyeux, Et, pieux chevaliers de cette guerre sainte, Sont morts, l’amour dans l’âme et le ciel dans les yeux. Ils ont lutté, n’étant ni l’espoir ni le nombre. Et sans cesse détruits, et renaissant toujours, C’est un éclair divin de cette époque sombre, Que ces martyrs voulant leurs supplices moins courts. Je les ai vus, marchant les pieds nus sur la neige, Succomber de fatigue et non de désespoir ; La misère et la faim leur servaient de cortège, Mais ils marchaient, ayant pour guide le devoir.

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J’en ai vu qui, captifs, s’échappaient d’Allemagne, Revenaient aux dangers à travers les dangers, Et, sans revoir leurs toits, reprenant la campagne, Retombaient par deux fois aux mains des étrangers. Ce n’étaient pas toujours des soldats, notre armée ! Mais j’ai vu des blessés venir, saignant encor, Reprendre dans les rangs leur place accoutumée, Et, luttant tout meurtris, se guérir dans la mort. J’ai vu des régiments, aux jours de défaillance, Se porter en avant et se dévouer seuls, Pour qu’on pût dire au moins, en parlant de la France, Que ses drapeaux étaient encor de fiers linceuls ; Que nous savions encor mourir, sinon combattre, Et puis, nous n’avons pas toujours été si bas : Froeschviller est l’assaut d’un homme contre quatre Et de ces assauts-là les Prussiens n’en font pas ! Gravelotte et Borny ne sont pas des défaites ; Les vivants ont vengé les morts de Champigny ; Les gloires de Strasbourg échappent aux conquêtes, Et Paris affamé n’a jamais défailli ! Oui, Français, c’est un sang vivace que le vôtre ! Les tombes de vos fils sont pleines de héros ; Mais sur le sol sanglant où le vainqueur se vautre, Tous vos fils, ô Français ! ne sont pas aux tombeaux. Et la revanche doit venir, lente peut-être, Mais en tout cas fatale, et terrible à coup sûr ; La haine est déjà née, et la force va naître : C’est au faucheur à voir si le champ n’est pas mûr.

Paul Déroulède, Chants du soldat, 1885.

Commentaire

Introduction Le titre du sonnet d’Arthur Rimbaud amène à s’interroger sur ce qu’est « Le Mal ». En effet, le poème, construit en diptyque, semble désigner deux cibles : la guerre et la religion. Cependant, ce texte n’a pas seulement une dimension polémique et dénonciatrice, il a également les caractéristiques d’une prière.

1. Un texte polémique A. La structure du poème Le sonnet comporte une seule phrase, dont la structure syntaxique met en relation deux réalités : une proposition subordonnée (introduite par la conjonction « tandis que ») précède la proposition principale développée dans les tercets et initiée par une tournure impersonnelle (« Il est un Dieu »). B. Une thématique binaire Cette structure en diptyque met en relief une double thématique : la guerre et la religion. À cette bipolarité correspondent : – celle des couleurs : le rouge symbolisant la violence et le meurtre (« rouges », « feu », « tas fumant », « écarlates ou verts »), l’or et le noir correspondant au luxe de l’église et au deuil des mères (« grands calices d’or », « bonnet noir ») ;

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– celle des verbes : verbes d’action traduisant le tumulte de la guerre (« sifflent », « croulent », « broie », « fait »), et verbes plus statiques (si ce n’est d’état) évoquant la passivité et l’indifférence du clergé (« rit », « s’endort », « se réveille »).

2. Une double dénonciation A. Une dénonciation de la guerre • Champ lexical de la destruction : « mitraille », « croulent », « feu », « folie épouvantable ». • Métaphore assimilant la guerre à un monstre qui crache sur une humanité méprisée (« les crachats rouges de la mitraille ») et qui finit par l’anéantir (« croulent les bataillons en masse dans le feu », « un tas fumant »). • Allitération en [r] suggérant le vacarme guerrier et le grondement des détonations (« crachats rouges », « mitraille », « raille », « croulent », « broie »). B. Une dénonciation de la religion • Champs lexicaux : – du sommeil (« bercement », « s’endort », « se réveille ») dénonçant l’indifférence du clergé ; – du luxe et de la pauvreté (« nappes damassées », « grands calices d’or ») soulignant sa cupidité et son exploitation de la détresse des mères (« vieux bonnet noir », « un gros sou lié dans leur mouchoir »). • Le rire de ce Dieu (contrastant avec « l’angoisse » des mères) souligne Son cynisme et rappelle les railleries du roi (vers 3). Un parallèle s’établit entre ces deux instances, dont la complicité est ainsi suggérée.

3. Une prière A. Une tonalité lyrique • Les vers 7 et 8 occupent une position charnière au milieu du poème. Les tirets les isolent des deux pôles antithétiques évoqués ci-dessus. • La ponctuation (trois points d’exclamation), l’apostrophe (« Nature ! ») située au centre du sonnet, la présence de l’interjection « ô » et l’emploi de la 2e personne du singulier apportent au texte une tonalité lyrique qui équilibre (sans pour autant le tempérer) le registre polémique. B. Une sanctification de la nature La prière ne s’adresse pas au Dieu cynique des tercets, mais à la nature, associée à l’adverbe « saintement » et à la « joie ». En effet, alors que la religion participe à la destruction des hommes, la nature leur donne naissance et les protège : « ô toi qui fis ces hommes ». Les couleurs suggérées au vers 7 (« été », « herbe ») ont une luminosité, qui rappelle l’évocation de « l’infini du ciel bleu » (v. 2). Ainsi, s’il y a une échappatoire, il ne faut pas la chercher dans la religion catholique.

Conclusion Un poème à la fois descriptif (trois scènes : le champ de bataille / la nature en été / l’intérieur d’une église), narratif (deux moments simultanés racontés au présent), polémique (double dénonciation), lyrique (prière à la nature) et pathétique (mort des soldats, chagrin des mères). Cette richesse chromatique, associée à la fluidité de la structure et du rythme, apporte à ce sonnet densité et énergie.

Dissertation

Introduction La question de l’écriture de la violence (mais aussi de sa représentation) ne se pose pas, après la guerre de 1870, avec la même acuité que depuis la Shoah. Les contemporains des Soirées de Médan, qu’ils soient poètes ou romanciers, s’y attellent pour la dénoncer, mais ne semblent pas douter de la capacité du langage à exprimer sa réalité. Après le traumatisme de 1939-1945, la question se pose autrement, rejoignant davantage le domaine de l’éthique, et les auteurs qui l’abordent ont, pour le coup, conscience de se heurter à l’indicible. Entre deux pôles, celui du lyrisme et celui du témoignage, l’impact de l’écriture diffère.

1. Lyrisme et violence A. Points de vue extérieurs ou omniscients • Dans les romans, les nouvelles ou les poèmes, le point de vue sur la guerre est souvent celui d’un narrateur omniscient (Zola, La Débâcle ; Maupassant, « L’Aventure de Walter Schnaffs ») ou d’un observateur extérieur (Hugo, L’Année terrible ; Rimbaud, « Le Mal », « Rages de Césars », « L’Éclatante Victoire de Sarrebrück »).

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• Dans Voyage au bout de la nuit (Louis-Ferdinand Céline), le narrateur est un personnage ; pourtant il observe, comme de l’extérieur, quelques scènes de bataille et ne semble pas vraiment y prendre part. Les détails réalistes impressionnent, certes, mais gardent une part pittoresque qui ne permet pas la sidération. B. Esthétisation de la violence • Les descriptions violemment colorées de Hugo ou de Rimbaud, même si elles sont au service d’une dénonciation de la violence et de son absurdité, offrent un tableau séduisant. Il en va de même pour les pages romanesques d’Octave Mirbeau. La poésie des descriptions, le sentiment d’une épiphanie (dans l’extrait du Calvaire proposé dans le corpus), accompagné d’une sanctification de l’ennemi, apportent au lecteur un plaisir esthétique. La violence est ainsi sublimée et comme atténuée, malgré le choix de la narration interne. • Dans les toiles de peintres tels que Jeanniot, Detaille ou de Neuville, comme l’explique Jean-François Lecaillon (« Représentation de la guerre [1870] et construction de la mémoire », 2001), l’abondance de détails, loin de rendre compte de ce que vivent les soldats, « déréalise » la guerre et « aseptise » la violence en détournant l’attention. C. Ambiguïté du lyrisme Le lyrisme apporte au texte une énergie propre à exprimer et à susciter l’indignation. Le risque est pourtant de dénaturer les violences de la guerre et, dans une certaine mesure, de s’y complaire. En effet, la musicalité de ce registre, sa propension à faire appel aux émotions le rendent suspect : efficace dans l’immédiateté, il peut susciter l’enthousiasme et se prêter à la manipulation. C’est d’ailleurs celui que favorisent les écrivains revanchards (cf. ci-dessus l’extrait des Chants du soldat de Déroulède).

2. L’écriture du retrait A. Points de vue internes • Émile Zola avec La Débâcle, malgré le choix romanesque d’un narrateur omniscient, glisse souvent de la focalisation zéro vers la focalisation interne et surtout donne la parole aux soldats. • Henri Barbusse (Le Feu) reprend ce principe mais le traite de façon radicale : ayant été lui-même sur le front, il choisit la posture d’un témoin et donne d’un bout à l’autre de son récit la parole à ses compagnons de guerre, utilisant, pour ce faire, ses carnets de guerre. Malgré la réécriture romanesque, le souci du réel et du témoignage prime chez cet héritier de Zola. B. Une écriture du quotidien • Le point de vue interne est le plus à même d’exprimer l’horreur de la guerre, dans le quotidien de la violence (qui devient une violence du quotidien) : les odeurs, les bruits, le froid, la faim, la peur en sont l’expression. • Dans les récits de Primo Lévi (Si c’est un homme) ou de Robert Anthelme (L’Espèce humaine), la narration minutieuse du quotidien est le seul vecteur possible de la parole. Le corps du soldat ou du déporté est le siège de la violence subie par l’individu dépersonnalisé. • Qu’il s’agisse donc de romans (Le Feu) ou de témoignages (Paroles de poilus), l’acuité des sensations est au centre des textes les plus authentiques, aux dépens du lyrisme. C. Le refus du lyrisme • Le lyrisme est suspect aux yeux de ceux qui souhaitent concilier éthique et dénonciation de la violence. Certaines pages du Feu ou de À l’ouest rien de nouveau en portent pourtant l’empreinte, témoignant de l’antimilitarisme militant de leurs auteurs. • Inconcevable chez les rescapés des camps de concentration, ce registre comme la complaisance pathétique sont refusés par Claude Lanzmann (réalisateur du documentaire Shoah). S’opposant aux choix cinématographiques de Steven Spielberg (La Liste de Schindler) ou de Roberto Benigni (La vie est belle), il exclut toute œuvre de fiction sur l’holocauste.

Conclusion La réflexion des écrivains sur l’expression de la violence, au cours des XIXe et XXe siècles, aboutit à une épure de l’écriture qui tend à se défaire du lyrisme et des fioritures narratives. Si ce phénomène ne concerne pas seulement la question de la violence, il est frappant de constater qu’une écriture dépouillée est plus à même d’exprimer l’insupportable, voire l’indicible, qu’une écriture lyrique, propre à brouiller les pistes et à détourner de l’essentiel.

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Écriture d’invention Le point de vue omniscient favorise une vue d’ensemble. Une lecture fidèle du tableau favoriserait le lyrisme et exalterait la bravoure des soldats, mais les élèves peuvent s’attacher aussi aux détails qui permettent de dénoncer la guerre, à la manière de Hugo. 1. Description du cadre. 2. Narration de l’assaut. 3. Scène de confrontation entre les derniers soldats français et les Prussiens. Les trois personnages du tableau seront exécutés ou faits prisonniers. Le point de vue interne doit s’appuyer sur le choix d’un personnage. Il peut s’agir de l’un des trois soldats français adossés au mur, mais aussi de celui qui, en bas, à droite du tableau, appuyé sur ses bras, se redresse à demi et les regarde, ou alors encore (pourquoi pas ?) d’un soldat prussien (par exemple, de celui dont la tête apparaît au-dessus du mur du cimetière, sur la droite, et qui brandit une baïonnette en regardant le soldat français à demi redressé que nous venons d’évoquer). Les sensations physiques seront favorisées (bruits, couleurs, odeurs…).

B o u l e d e s u i f ( p p . 6 1 à 7 3 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 74-75) u Après avoir mis en place le cadre spatio-temporel de son récit, Maupassant réunit les protagonistes dans une diligence et les présente un à un. Dans un passage qui devrait être a priori majoritairement descriptif, la narration domine. Le physique de la plupart des personnages est à peine évoqué : – Loiseau a « un ventre en ballon surmonté d’une face rougeaude » (l. 240) et « deux favoris grisonnants » (l. 241), tandis que sa femme est « grande, forte, résolue » ; – Mme Carré-Lamadon est « toute petite, toute mignonne, toute jolie, pelotonnée dans ses fourrures » (l. 255) ; – M. et Mme de Bréville ne sont pas décrits ; on apprend seulement que le comte « s’efforçait d’accentuer, par les articles de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henry IV » (l. 261) ; – enfin, Cornudet « le démoc » n’est pourvu en tout et pour tout que d’une « grande barbe rousse » (l. 291). La présentation de ces personnages est surtout l’occasion pour l’auteur d’insérer au récit principal une multiplicité d’historiettes, comme autant de mises en abyme, qui font de chacun de ces destins matière à d’autres nouvelles, en germe dans le récit-cadre. Seuls les portraits des deux nonnes et de Boule de suif sont entièrement descriptifs. En effet, ces figures féminines antithétiques se caractérisent avant tout par le rapport qu’elles entretiennent avec leur corps. Les religieuses sont minées par le refus des plaisirs (ou leur mauvais usage) : la première étant « défoncée par la petite vérole » et la seconde « très chétive », avec « une tête jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par [sa] foi dévorante ». L’anticléricalisme de Maupassant se déclare ouvertement : ces deux femmes réduites à leur austérité n’ont pas d’histoire. En revanche, la description du corps de Boule de suif équivaut au récit de sa vie. Son physique épanoui offre un tableau totalement opposé à celui des sœurs. En effet, la courtisane a un rapport tout autre avec la nourriture : appétissante, elle est aussi pleine d’appétits de tous ordres. v Le portrait physique de Loiseau est fait de quelques traits caractéristiques. Ainsi ce personnage se réduit-il à une « taille exiguë », « un ventre en ballon », « une face rougeaude » et « deux favoris grisonnants ». Maupassant, reprenant les techniques des caricaturistes, favorise la synecdoque. Constitué de quelques morceaux assemblés, le personnage réifié fait penser à un pantin grotesque et représente un type plus qu’une personne. Le ventre, la rougeur du visage et la présence des favoris sont caractéristiques des bourgeois, tels que les dépeint Verlaine (« Monsieur Prudhomme » est lui aussi croqué en quelques traits : faux col, oreille, pantoufles et panse !). Ce physique n’est pas sans rappeler nombre des caricatures d’Honoré Daumier. w Cornudet est présenté comme un bon vivant, assez vorace. Son activité principale semble être la fréquentation des cafés. Le vocabulaire de la nourriture le caractérise dès les premières lignes : « il trempait sa grande barbe rousse dans les bocks de tous les cafés démocratiques » (l. 291), « Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune », « tant de consommations ». Ainsi Cornudet est-il un jouisseur, qui a

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gardé des soins de son confiseur de père l’appétit des bonnes choses. Il n’est pas étonnant, dès lors, que Boule de suif l’intéresse. En effet, le champ lexical de la nourriture est omniprésent dans le portrait brossé complaisamment par Maupassant : « grasse à lard », « chapelets de courtes saucisses », « elle restait cependant appétissante », « sa figure était une pomme rouge ». Sa rondeur évoque une volaille ou un porcelet engraissé à point, bons à consommer : « ronde de partout », « peau luisante et tendue », « gorge énorme ». Cette description, placée à la suite de celle de Cornudet, annonce les tentatives du « révolutionnaire » pour obtenir ses faveurs. La rousseur de sa barbe suggère d’ailleurs un parallèle avec le personnage de Renart, toujours prêt à quelque tour pour s’emparer d’une poule. x Le portrait de Boule de suif ne se réduit pas à l’accumulation de comparaisons culinaires. Le visage de la jeune femme, dont la description occupe la seconde moitié du paragraphe, est assimilé à « une pomme rouge ». Cependant, Maupassant renonce à la métaphore lorsqu’il évoque ses yeux et sa bouche : « et là dedans s’ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques ». Ces deux éléments apportent à la courtisane une humanité que les précédents ne laissaient pas présager. L’œil du lecteur est amené à se rapprocher de la jeune femme, seul personnage pourvu d’un regard. La couleur des yeux (« noirs ») et l’« ombre » qui les obscurcit invitent à observer ce personnage au-delà des apparences. La bouche de Boule de suif, qui participe bien de l’érotisme de la courtisane, n’a rien de provocateur, au contraire. « Petite », « humide » et pourvue de « quenottes luisantes et microscopiques », elle suggère l’innocence d’un petit enfant. Ces détails établissent un contraste avec la description du corps de la voyageuse, mais aussi avec l’extériorité des autres personnages. y Les compagnons de voyage de Boule de suif, enfermés dans une perception stéréotypée du monde, ne tiennent pas compte de l’intériorité des gens qu’ils côtoient. Eux-mêmes privilégient l’apparence et la reconnaissance sociale, quels que soient les moyens employés. Loiseau est un « filou » qui a profité de la ruine de son patron. L’autoritarisme de sa femme contrebalance sa fantaisie suspecte : « grande, forte, résolue, avec la voix forte et la décision rapide ». Cette assimilation à « l’ordre » et à « l’arithmétique » laisse mal augurer de son humanité. Carré-Lamadon et sa femme appartiennent à une « caste supérieure », tandis que le comte et la comtesse de Bréville vivent dans un univers de « légende » et cultivent leur « grand air ». Pour les nonnes, dévorées par la frustration, Boule de suif représente ce dont elles sont privées. Enfin, Cornudet apparaît comme un ogre. Si son caractère carnassier est plus apparent que celui des autres, ces voyageurs forment pourtant un ensemble de prédateurs dont Boule de suif est la proie idéale. Commençant par consommer ses victuailles, ils sacrifieront toute sa personne à leurs intérêts. U Pronom indéfini à mi-chemin entre la 1re et la 3e personne du pluriel, « on » est souvent le vecteur de l’ironie du narrateur. Impliquant un ensemble de personnes dans un anonymat protecteur, ce pronom annonce la dénonciation de leurs travers particuliers. S’observant à la dérobée (« on se regardait curieusement »), les personnages du récit se jaugent avant d’établir des alliances. Le motif du regard est repris au fil du texte. En effet, les personnages forment deux blocs : les couples (M. et Mme Loiseau, M. et Mme Carré-Lamadon, M. et Mme de Bréville, les deux nonnes) font face à deux personnages singuliers (au propre comme au figuré), Cornudet et Boule de suif : « un homme et une femme attiraient les regards de tous » (l. 288). Après cette phase préalable, chacun choisit son camp. La dimension collective du pronom « on » se précise alors, réunissant ceux qui se sont tacitement reconnus et acceptés et excluant les autres. Dans la dernière phrase du passage, Boule de suif est mise à l’écart par une sorte de consensus silencieux, auquel participe, comme les autres, Cornudet : « Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables » (l. 320). V Les indices géographiques et temporels abondent dans ce passage, déjà largement inscrit dans l’espace et dans le temps par les précisions données dans les premières pages. Au fil du texte, Maupassant rappelle que les personnages appartiennent à un microcosme provincial : – Portraits de M. et Mme Loiseau : « petits débitants des campagnes », « un vrai Normand », « une gloire locale », « les salons du préfet », « ceux de la ville », « toutes les mâchoires de la province ». La ville de Rouen en particulier est évoquée par des données topographiques précises : « des marchands de vin en gros de la rue Grand-Pont ». – Portraits de M. et Mme Carré-Lamadon : « Rouen », « dans le département ». – Portraits de M. et Mme de Bréville : « un des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie », « gouverneur de province », « petit armateur de Nantes ».

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Les informations temporelles sont également nombreuses : – Portrait de M. Carré-Lamadon : « tout le temps de l’Empire ». – Portrait du comte de Bréville : « un des noms les plus anciens », « le roy Henry IV », « le parti orléaniste », « un des fils de Louis-Philippe ». – Portrait de Cornudet : « Depuis vingt ans », « les cafés démocratiques », « la République », « tant de consommations révolutionnaires », « Au quatre septembre ». Quelles que soient leurs différences, ces personnages sont enracinés par leur appartenance à un lieu et/ou par leur place dans l’Histoire ou dans la vie politique contemporaine. Les nouveaux riches (M. et Mme Loiseau), faute d’avoir un passé glorieux, sont très largement ancrés dans le présent (7 indications spatiales témoignent de leur activité hic et nunc à Rouen). Carré-Lamadon et sa femme occupent une position intermédiaire : personnages importants dans leur province, ils s’adaptent aux aléas de l’Histoire, représentant en cela l’opportunisme et la prudence de la grande bourgeoisie. Personnages du passé, le comte de Bréville et son épouse existent par le biais de leur ascendance ou de leurs anciennes relations. Quant à Cornudet, son implication politique lui confère un ancrage marqué dans son époque. Ce relevé permet d’établir, une seconde fois, un parallèle entre les deux religieuses et Boule de suif. Ces personnages féminins a priori antithétiques ne se déterminent ni en fonction du lieu, ni en fonction du temps. Cette atemporalité contribue à en faire des figures de « l’éternel féminin » et à s’interroger sur leur fonction dans la nouvelle. W L’ordre de la description correspond à celui de l’installation des personnages dans la diligence. Les places les plus confortables (celles du fond) sont occupées par les personnes qui, ayant le sentiment de les mériter, s’y sont assises naturellement. La bourgeoisie commerçante exprime ainsi sa nouvelle importance (le ménage Loiseau dispose des « meilleures places »). Les trois couples mariés sont présentés les premiers, l’homme précédant systématiquement la femme, à laquelle ne sont réservées que quelques lignes. Les maris et leurs épouses se font face (« en face l’un de l’autre », « Elle faisait vis-à-vis à son époux », « toutes les femmes se trouvaient sur le même banc »). Ainsi, Boule de suif, seule femme sur le banc des hommes, se trouve-t-elle assise à côté de Cornudet, avec qui elle forme un couple scandaleux aux yeux des autres voyageurs. La courtisane, « le démoc » et les sœurs n’appartiennent pas à « la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes » (l. 277). Ils occupent donc, dans le texte comme dans la voiture, une place à part, les religieuses occupant une position intermédiaire. Les deux derniers personnages sont mis en relief par une phrase-charnière qui souligne leur singularité : « En face des deux religieuses un homme et une femme attiraient les regards de tous » (l. 288). La dernière place, du point de vue des voyageurs, est accordée à Boule de suif. D’un point de vue narratif, au contraire, elle bénéficie d’un traitement privilégié. Une description détaillée et admirative lui est consacrée (« appétissante », « sa fraîcheur faisait plaisir à voir », « magnifiques »), contrastant avec la rapidité des autres portraits féminins. X Les conjoints ne sont pas assis côte à côte dans la diligence. Aucune promiscuité amoureuse n’est donc possible, ni même suggérée, bien au contraire. En effet, les couples réunis dans cette voiture sont mal assortis. Mme Loiseau est tout l’inverse de son mari : aussi « grande » et « forte » qu’il est « de taille exiguë », aussi autoritaire et rigide qu’il est « plein de ruses et de jovialité ». La réussite financière du couple explique pourtant la solidité de leur union (« Loiseau avait acheté le fonds et fait fortune », « sa femme […] était l’ordre et l’arithmétique de la maison de commerce »). Entre M. et Mme Carré-Lamadon, l’âge creuse un fossé (« beaucoup plus jeune que son mari »). La posture de l’épouse « toute petite, toute mignonne, toute jolie, pelotonnée dans ses fourrures » contraste avec celle du mari « digne », « appartenant à une caste supérieure », « considérable ». Elle semble d’ailleurs se consoler de cette distance avec les « officiers de bonne famille ». Enfin, l’union du comte de Bréville, si soucieux de sa lignée, « avec la fille d’un petit armateur de Nantes » est expliquée implicitement par un intérêt financier, en une phrase qui fonctionne comme la chute ironique d’une petite nouvelle : « La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, cinq cent mille livres de revenu » (l. 275). La liberté sexuelle de Boule de suif, symbolisée dans ce passage par sa place sur le banc des hommes, va à l’encontre de l’hypocrisie et des frustrations conjugales mises en relief par le narrateur. at Les religieuses forment, paradoxalement, le couple le mieux assorti de la compagnie. Assises l’une à côté de l’autre, elles ont la même attitude : « deux bonnes sœurs qui égrenaient de longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave » (l. 281). Toutes deux sont violemment marquées par les signes de la

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maladie, comme le souligne le vocabulaire : « une face défoncée », « à bout portant une bordée de mitraille », « rongée », « dévorante ». Le lecteur peut supposer que la première est devenue religieuse par dépit, après avoir contracté la syphilis lors d’une aventure amoureuse sans doute peu glorieuse. Aussi sa foi est-elle dès lors suspecte, dénotant un pis-aller générateur de frustrations plus qu’une véritable aspiration. La seconde sœur est plus émouvante dans la mesure où elle est « très chétive » avec « une tête jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les illuminés ». Le lecteur ne sait pas quelle raison, de la foi ou de la maladie, a conduit cette jeune femme à la religion, mais son renoncement à la féminité est présenté comme mortifère. Cette description anticléricale est d’autant plus provocatrice qu’elle est placée juste après la formule ironique clôturant la partie précédente : « Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes » (l. 277). Finalement, il semblerait que le mode de vie de Boule de suif soit plus sain. ak Plusieurs expressions montrent que chacun, à Rouen, se connaît. Ainsi M. Tournel est « une gloire locale » : cet oxymore souligne la vanité, mais aussi la puissance de la réputation dans cet univers clos. En effet, les bons mots proférés par ce personnage acquièrent leur indépendance : « le mot lui-même vola à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province » (l. 233). Échappant à la volonté de celui qui l’a prononcé, « le mot », devenu sujet grammatical, provoque le rire ; d’ailleurs, ce sont des mâchoires qui s’esclaffent, indépendamment des humains. Le champ lexical de la rumeur confirme ce phénomène : « célèbre » ; « personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immédiatement » ; « L’histoire de son mariage […] était toujours demeurée mystérieuse » ; « la comtesse […] passait même pour » ; « La fortune des Bréville […] atteignait, disait-on » ; « La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre » ; « Elle était de plus, disait-on ». Dans une société si soucieuse du jugement des autres, le langage occupe une place prépondérante, au point que c’est en refusant de parler à Boule de suif que les voyageurs lui signifient son exclusion, au début comme à la fin de la nouvelle, après l’avoir payée de mots, plus vertueux les uns que les autres. al L’autosatisfaction et l’aplomb de la bourgeoisie sont soulignés par plusieurs accumulations. Si le portrait de Mme Loiseau est expédié en une phrase, sa force de caractère n’en est pas pour autant amoindrie : « grande, forte, résolue ». Cette accumulation ternaire, renforcée par une allitération en [r], souligne la rigidité de cette commerçante, dont l’assimilation à « l’ordre » et à « l’arithmétique » en fait une allégorie de la comptabilité. À cette figure répond en écho celle des lignes 277-278, qui englobe cette fois tous les notables : « rentée, sereine, forte », l’allitération en [r] étant renforcée, à la fin de la phrase, par les mots « Religion » et « Principes », érigés en valeurs absolues. L’emploi des majuscules amplifie l’ironie de Maupassant. De plus, la répétition de l’adjectif « forte » dans les deux accumulations suggère implicitement une critique du lien qui unit la puissance et l’argent. Ainsi, Mme Loiseau a-t-elle dû conquérir ce pouvoir, qui lui est maintenant acquis et qui la met sur un pied d’égalité avec ceux qui l’ont toujours possédé, comme M. Carré-Lamadon. D’ailleurs, la solidité de ce grand bourgeois est soulignée aussi par une accumulation, particulièrement développée : « posé dans les cotons, propriétaire de trois filatures, officier de la Légion d’honneur, et membre du Conseil général » (l. 246). Le rythme régulier de ces quatre qualifications, dont les trois dernières ont quasiment le même nombre de syllabes, montre à quel point son importance est considérée et reconnue, surtout parce qu’il a une grande fortune. La force, chez tous ces personnages, est donc systématiquement associée à l’argent. am La présentation de M. Carré-Lamadon comme un « homme considérable » est entourée par deux expressions aux connotations contrastées : « appartenant à une caste supérieure » et « posé dans les cotons ». L’épithète « considérable » souligne l’importance du regard des autres pour asseoir une réputation. Or ce qui rend M. Carré-Lamadon digne de l’estime publique est le fait qu’il soit « posé dans les cotons ». La connotation de lourdeur suggérée par le participe « posé » et le prosaïsme de l’industrie du coton contrastent avec l’idée d’élévation suggérée par le début de la phrase. Ce rapprochement contribue donc à la critique de la bourgeoisie, qui, en faisant un amalgame entre poids et supériorité, exalte la médiocrité. Ainsi, le choix du langage bourgeois, dont le narrateur semble adopter les valeurs, participe de l’ironie de l’auteur. an Cornudet fréquente, certes, les « cafés démocratiques » mais la solidité de ses convictions est suspecte. En effet, sa principale activité semble être de tremper « sa grande barbe rousse dans les bocks », comme le souligne l’expression « par tant de consommations révolutionnaires ». Cette hypallage, en prêtant aux boissons la qualité censée être celle du buveur, opère un raccourci significatif de l’imposture de ce

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personnage : Cornudet, qui vit grâce à la fortune amassée par son père, paraît en réalité s’accommoder d’une société qui admet le principe de l’héritage (« une assez belle fortune qu’il tenait de son père ancien confiseur »). D’ailleurs, « le démoc » attend avant tout une reconnaissance personnelle : « pour obtenir enfin la place méritée », « il s’était cru nommé préfet ». Par la suite, ses actes se multiplient : « creuser des trous dans les plaines », « coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines », « semé des pièges sur toutes les routes ». Cependant, il ne s’agit que de « préparatifs ». Dès que le danger se précise, Cornudet se met à l’abri : « il s’était vivement replié vers la ville », « se rendre plus utile au Havre ». Ainsi, malgré sa terrible apparence, Cornudet est tout aussi lâche que ses compagnons de voyage. ao

RÉALITÉ APPARENCE M. et Mme Loiseau

Mariage d’argent, enrichissement à tout prix : « vendait à très bon marché de très mauvais vins », « un fripon madré », « sa réputation de filou ».

« Religion », « Principes ».

M. et Mme Carré-Lamadon

Opportunisme : « uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu’il combattait ».

« Religion », « Principes ».

M. et Mme de Bréville

Souci de la réputation, mariage d’argent : « le seul […] dont l’entrée fût difficile », « cinq cent mille livres de revenu ».

« Religion », « Principes ».

Les deux religieuses

Frustration, aigreur : « défoncée par la petite vérole », « jolie et maladive ».

Religion : « des Pater et des Ave », « foi dévorante ».

Cornudet Intérêt personnel : « pour obtenir enfin la place méritée », « il s’était vivement replié ».

Démocratie, révolution : « cafés démocra-tiques », « consommations révolutionnaires ».

Boule de suif Goût de la vie : « embonpoint précoce », « ronde », « une pomme rouge », « sa fraîcheur ».

Sensualité, plaisir : « une de celles appelées galantes », « appétissante et courue », « plaisir à voir », « une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser ».

Ce tableau permet de constater le contraste entre la réalité des personnes et l’apparence qu’elles cultivent. Seule Boule de suif est en adéquation avec elle-même – qualité essentielle qui permettra à Maupassant de montrer que, mise à l’épreuve, la courtisane est la seule à posséder de solides valeurs morales.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 76 à 83)

Examen des textes u Lorsque Edmond de Goncourt évoque le classicisme comme un être pourvu d’une queue, il le compare implicitement à un monstre encore vivant, puisqu’il reste à tuer. Le classicisme est une esthétique qui privilégie les règles, la symétrie, la vraisemblance, et qui surtout repose sur une hiérarchie des genres. Loin de vouloir rendre compte des difficultés quotidiennes de personnes ordinaires, la tragédie se consacre exclusivement à la peinture de conflits passionnés, opposant des personnages de haut rang, éloignés dans le temps et dans l’espace. En revanche, la comédie se consacre à la peinture des milieux bourgeois, tandis que la farce représente les domestiques et les paysans. Le réalisme, en se cantonnant aux milieux populaires (« la femme et l’homme du peuple »), se situe au rang de la comédie ou de la farce, tout en prétendant en montrer la réalité, dans un registre souvent tragique (les personnages, marqués par l’influence de leur milieu, ne peuvent échapper à la déchéance). Ce choix réducteur exclut la description réaliste « des milieux d’éducation et de distinction », « des êtres raffinés et des choses riches ». Edmond de Goncourt regrette cette tendance, qui ne permet pas, selon lui, au réalisme de rivaliser, d’un point de vue esthétique, avec le classicisme. Le mépris pour « la racaille » qu’il exprime ici se retrouvera dans les écrits décadentistes d’un Huysmans, mais pas dans l’œuvre qui, quelques années plus tard, conciliera réalisme et classicisme : La Recherche du temps perdu de Marcel Proust, que l’auteur semble appeler de ses vœux.

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v Pour décrire le travail de l’écrivain, Zola emploie d’un bout à l’autre de ce passage le vocabulaire de la science expérimentale. Dès le début, l’écrivain est assimilé à un laborantin : « le romancier est fait d’un observateur et d’un expérimentateur ». Dès lors, ce thème est décliné de façon insistante : « L’observateur chez lui donne les faits tels qu’il les a observés », « l’expérimentateur paraît et institue l’expérience ». Au fil du texte, les mots « roman » et « romancier » sont remplacés par les termes d’« expérience », d’« expérimentation » et d’« expérimentateur », pour être finalement associés, comme par nécessité, aux adjectifs « expérimental » ou « naturaliste ». Ainsi, non seulement l’écrivain se métamorphose, pour disparaître quasiment derrière l’homme de science, mais l’œuvre elle-même prend la dimension d’un acte scientifique : aux mots « histoire » et « personnages » se substituent ceux de « faits » et de « phénomènes ». La même transformation s’opère lorsque l’auteur donne l’exemple de Balzac écrivant La Cousine Bette. Le choix d’un vocabulaire polysémique, adapté aussi bien au langage de la science qu’à celui de la littérature, permet au fil du raisonnement une assimilation complète du romancier à un expérimentateur : « tempérament », « sujet », « épreuves », « milieux », « fonctionnement du mécanisme ». Zola en arrive à une conclusion sans appel : « La Cousine Bette, par exemple, est simplement le procès-verbal de l’expérience ». Par le biais d’un raisonnement analogique, la littérature est donc ramenée à un acte quasi médical, le romancier se posant ainsi implicitement en sauveur d’une société malade : « Au bout, il y a la connaissance de l’homme, la connaissance scientifique, dans son action individuelle et sociale. » w Gustave Flaubert donne à son disciple des conseils extrêmement concrets, qui se basent avant tout sur l’importance du regard : « Il s’agit de regarder tout ce qu’on veut exprimer assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne », « nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons ». Par l’exercice de l’observation prolongée, Flaubert invite Maupassant à inventer une nouvelle voie d’écriture, dessillée et débarrassée des clichés. Le vocabulaire témoigne de l’importance accordée à l’exploration de nouvelles voies : « de l’inexploré », « un peu d’inconnu », « particulariser nettement », « distinguer de tous les autres êtres », « que je ne les confonde avec aucun autre », « ne ressemble pas aux cinquante autres ». C’est bien à la puissance du verbe que réfléchit Maupassant (voire à son culte), tel que le lui a enseigné l’auteur de Madame Bovary : « en quelques phrases » ; « par un seul mot » ; « il n’y a qu’un mot » ; « qu’un verbe » ; « qu’un adjectif » ; « ce mot, ce verbe et cet adjectif ». De fait, l’objectif principal n’est pas tant la fidélité au réel que le cheminement vers une écriture originale : « Si on a une originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager ; si on n’en a pas, il faut en acquérir une », telle est l’exigence énoncée au début du passage. On comprend que Flaubert ait toujours été réticent face aux étiquettes, nécessairement réductrices, l’essentiel étant la recherche et la découverte d’un style. x Armé d’une loupe, l’œil morne dans une tête démesurée, Zola s’apprête à observer un petit homme qui se débat, tandis qu’il le tient par le fond du pantalon au moyen d’une baguette. La disproportion entre l’auteur, assis sur une pile de livres, et son personnage souligne la toute-puissance du romancier. En effet, l’écrivain est armé de tous les ustensiles du savoir scientifique (la loupe) et littéraire (les livres, la plume). De plus, « le sujet » observé, traité de manière irrévérencieuse, est réduit au rang de spécimen. Considéré comme un type plus que comme un individu, il n’a visiblement pas son mot à dire. Cette caricature dénonce donc les excès du naturalisme, qui, faussant la fonction de la littérature, accorde aux romanciers un rôle outrancier et finit par en faire des manipulateurs plus que des artistes.

Travaux d’écriture

Question préliminaire L’extrait de Boule de suif semble répondre à certains aspects des trois conceptions littéraires présentées dans le corpus. Tout d’abord, comme le veut Edmond de Goncourt, Guy de Maupassant ne se cantonne pas à décrire les milieux populaires, puisqu’il offre dans cette galerie de portraits un panorama de toutes les couches de la société rouennaise. Cependant, c’est aux petitesses de ces individus qu’il s’intéresse. Le réalisme mis en œuvre ici ne correspond donc pas au souci de raffinement et d’esthétisme exprimé par l’auteur de Germinie Lacerteux. Ensuite, le fait de rassembler, dans un espace clos, une série de personnages issus de milieux différents, pour observer leurs réactions, évoque les procédés d’expérimentation prônés par Zola. Enfin, la caractérisation de chaque individu par un trait particulier qui en fait à la fois un type et un être singulier (le barbe rousse de Cornudet, l’embonpoint de Boule de suif, les fourrures de

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Mme Carré-lamadon…) fait penser aux leçons d’écriture dispensées par Flaubert à Maupassant. Tous ces éléments montrent l’éclectisme et l’indépendance de Maupassant tout aussi bien que l’unité profonde d’un courant littéraire qu’il faut bien, a posteriori, qualifier de « réaliste », si ce n’est de « naturaliste ».

Commentaire

Introduction Deux auteurs proches, qui ont participé tous deux au recueil dit « naturaliste » des Soirées de Médan, rédigent tour à tour (l’un dans la foulée du recueil collectif, l’autre quelques années plus tard) un texte théorique. Dans le cadre d’une polémique autour des notions de réalisme et de naturalisme, ils semblent s’opposer. L’un souhaite faire école, l’autre affirmer son indépendance et son refus des étiquettes en déclarant que « les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des illusionnistes ». Cependant, au-delà des querelles de mots, dans la pratique les points communs l’emportent sur les divergences.

1. Les divergences A. Pour Zola • Volonté de faire école : invention de la notion de « roman expérimental » ; généralisation (emploi du présent de vérité générale) ; texte théorique. • L’écrivain est un homme de science : champ lexical de l’expérience scientifique. • Désir de conférer au romancier une fonction sociale préventive et salvatrice. B. Pour Maupassant • Se présente comme un disciple, pas comme un maître. • Récit d’une expérience personnelle, vécue de maître à disciple et présentée comme singulière ; texte narratif (emploi des temps de la narration : imparfait, passé simple) qui adopte le statut d’un témoignage. • Préséance accordée au travail personnel, à l’écriture, à la recherche d’un style original.

2. Les points communs A. La pratique L’écriture est une entreprise de longue haleine, qui demande beaucoup de travail et d’acharnement. Conseils de Flaubert (« le talent est une longue patience ») et exemple de Balzac (toutes les étapes du travail : fait général, choix du sujet, fait observé, expérience, série d’épreuves). Il n’est pas question, ni chez l’un, ni chez l’autre, d’inspiration ou de transposition des états d’âme de l’auteur. L’essentiel est au contraire la description du monde extérieur. B. Souci de l’observation Forte présence dans les deux textes du champ lexical de la vue et de l’observation, qui implique un souci de rendre compte du réel.

Conclusion De fait, malgré leurs différences de tempérament et les divergences théoriques concernant la raison d’être du roman (souci du collectif / individualisme ; accent mis sur la fonction sociale du roman / accent mis sur sa dimension esthétique et l’originalité du style), Zola et Maupassant ont le désir commun d’appréhender fidèlement le réel, même si chacun ne prétend pas montrer le même, Maupassant ayant davantage conscience du prisme déformant de la subjectivité.

Dissertation Remarque : Ce sujet fait appel à la réflexion des élèves à partir d’un travail mené en classe sur le réalisme et/ou le naturalisme, mais aussi à leur expérience de lecteurs en dehors de toute approche scolaire. Il peut ainsi servir de base à une initiation à la dissertation en classe de Seconde.

Introduction Phrase d’approche Le réalisme semble aujourd’hui passé de mode : le succès d’ouvrages favorisant la fantaisie imaginative, tels que Da Vinci Code de Dan Brown ou encore Harry Potter de J.-K. Rowling, révèle un désir du public d’échapper par la lecture à une réalité jugée morose ou peu satisfaisante. Il semblerait donc qu’une grande partie des lecteurs considère aujourd’hui le roman comme un moyen d’évasion.

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Problématique Si la prétention principale d’un roman est de rendre compte de la réalité, comment peut-il combler le désir de rêve et d’évasion poétique et esthétique du lecteur ? Annonce du plan A priori le lecteur attend d’un roman qu’il lui apporte une part de rêve, mais il souhaite aussi que l’auteur lui fasse part, de façon plus ou moins explicite, du regard qu’il porte sur son époque en particulier et sur « l’humaine condition » en général.

Développement 1. Le roman comme moyen d’évasion A. Les origines épiques et courtoises du roman : hauts faits de personnages extraordinaires, auxquels on peut rêver de ressembler (l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, La Chanson de Roland, Le Chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes). B. L’identification, vecteur d’émotions fortes, est l’un des principaux moteurs de l’évasion romanesque (Oliver Twist de Charles Dickens, Anna Karénine de Léon Tolstoï, Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell, Belle du seigneur d’Albert Cohen). C. Les romans d’aventures permettent au lecteur d’être comme happé par un monde plus palpitant que son univers quotidien, tout en éveillant l’imaginaire (Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, L’Île au trésor de Robert Louis Stevenson, Les Voyages extraordinaires de Jules Verne, Les Aventures de Sherlock Holmes de Sir Arthur Conan Doyle). 2. Un regard porté sur le réel A. Les romans romantiques et réalistes du XIXe siècle concilient les tendances évoquées ci-dessus (identification, aventure, suspense) avec un regard personnel et critique sur le monde (Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Les Misérables ; Émile Zola, Germinal, L’Assommoir ; Guy de Maupassant, Bel-Ami). B. Le roman contemporain, et notamment l’autofiction, favorise l’introspection par le biais de l’identification, invitant en miroir le lecteur à visiter sa propre histoire au regard de celle de l’autre, mais aussi à réfléchir sur le monde qui l’entoure (Françoise Sagan, Bonjour Tristesse ; Romain Gary, La Vie devant soi ; Annie Ernaux, La Place ; Amélie Nothomb, Stupeur et Tremblements ; François Weyergans, Trois Jours chez ma mère). C. Les romans les plus loufoques et les plus déstructurés en apparence offrent au lecteur d’aujourd’hui un « divertissement » littéraire. Suscitant une réflexion sur les voies d’une nouvelle créativité, ils interrogent aussi les méandres d’un monde de plus en plus complexe (Samuel Beckett, Molloy ; Raymond Queneau, Les Fleurs bleues ; Eugène Ionesco, Le Solitaire ; Georges Perec, La Vie mode d’emploi ; Nathalie Quintane, Antonia Bellivetti ; Éric Chevillard, Oreille rouge).

Conclusion Le désir d’évasion n’est pas inconciliable avec la peinture de la réalité, étant entendu que chaque créateur en donne sa vision, de façon plus ou moins explicite ou métaphorique. Rendre compte du réel ne signifie donc pas forcément « être réaliste », au sens où l’entendait la seconde moitié du XIXe siècle.

Écriture d’invention Il faudra inviter les élèves à tenir compte de l’importance de l’observation et de la nécessité d’une analyse préalable des partis pris d’écriture. Une recherche lexicale sera faite (les vêtements, les briques, leur fabrication, leurs diverses dénominations…). Une fois ce bagage linguistique réuni, une réflexion sera menée sur la construction de la description : portrait global ou parcellaire, construit de haut en bas ou de bas en haut ; importance accordée au regard du personnage. Enfin, le choix du point de vue sera opéré (focalisation omnisciente, externe, voire interne et subjective) et l’on s’interrogera sur la possibilité de concilier fidélité au réel et point de vue.

B o u l e d e s u i f ( p p . 8 4 à 1 1 8 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 119-120) u Devant le spectacle du festin dont elle est exclue, Boule de suif passe par toutes les étapes de la colère : « exaspérée », « rage », « une colère tumultueuse », « l’exaspération », « sa fureur tombant soudain ».

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Maupassant montre, par ce champ lexical, la montée de la colère jusqu’à son fléchissement vers les larmes. Ce vocabulaire est associé à celui des sensations physiques : « suffoquant », « la crispa », « l’étranglait », « elle se sentait noyée ». Le malaise est si intense qu’il empêche la jeune femme d’exprimer par des mots son ressentiment : « et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d’injures qui lui montait aux lèvres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l’exaspération l’étranglait » (l. 1380). L’association du lexique des sentiments à celui des sensations corporelles renforce le réalisme de l’analyse psychologique. v Dans la première partie de la nouvelle (p. 72), Boule de suif est décrite par Maupassant comme une friandise (« grasse à lard », « appétissante », « une pomme rouge »). En se rappelant les victuailles partagées avec les autres voyageurs, elle regrette de s’être laissé elle-même « goulûment dévor[er] », au propre comme au figuré, par l’officier prussien, mais aussi par ses compagnons de route. La description de la nourriture représente le caractère de la jeune femme : « elle songea à son grand panier tout plein de bonnes choses » (l. 1386). La bonté et la générosité de la courtisane, associées à sa sensualité et à sa gourmandise, sont ici métaphoriquement soulignées. w Tout d’abord, la montée de la colère est comparée à une vague irrépressible : « tumultueuse », « un flot d’injures », « elle se sentait noyée », « comme les gouttes d’eau qui filtrent d’une roche ». Face à ce débordement, Boule de suif « se raidit », se métamorphose en « une roche » et devient « droite », « fixe », « rigide », « pâle ». Le chagrin engendre donc la métamorphose de la jeune femme en un être minéral, contraire à sa nature originelle faite de rondeurs et de chaleur (« la courbe rebondie de sa poitrine »). Enfin, Boule de suif est assimilée à un instrument de musique : « comme une corde trop tendue qui casse ». Le chant de ses sanglots donne, malgré elle, la réplique à la rengaine de Cornudet : « et parfois un sanglot, qu’elle n’avait pu retenir passait, entre deux couplets, dans les ténèbres » (l. 1424). Ces images apportent au personnage de Boule de suif une profondeur et une mélancolie nouvelles, qui la rendent attachante et pathétique, contrairement aux autres personnages de la nouvelle. x La composition des paragraphes reflète l’incommunicabilité entre les différentes catégories sociales représentées par les personnages réunis dans la diligence. Dans le passage qui précède notre extrait, les victuailles déployées par les voyageurs (à l’exception de la malheureuse Boule de suif) sont largement décrites. Le partage de la nourriture (à savoir la convivialité) se fait entre gens de même caste : le ménage Loiseau de son côté (en un paragraphe distinct), les Carré-Lamadon avec le comte et la comtesse de Bréville (réunis dans le même paragraphe), et enfin les bonnes sœurs et Cornudet. Au début de l’extrait que nous analysons, deux paragraphes (l. 1377-1397) sont consacrés à Boule de suif, qui est réduite au jeûne, tandis que les autres font bonne chère. Dans la suite du passage, la distribution des paragraphes confirme l’impossible entente sociale. Trois parties distinctes (l. 1398-1407) mettent en relief l’indifférence des compagnons de route de Boule de suif, sans les réunir eux-mêmes pour autant : Mme Loiseau, le comte et la comtesse observent sa détresse sans réagir (l. 1398-1401) ; les bonnes sœurs ne se soucient que de leur saucisson et de leurs rosaires (l. 1402-1403) ; et Cornudet, qui étend ses jambes et s’apprête à envahir l’espace sonore, occupe à lui seul un paragraphe (l. 1404-1407). Par cette construction, l’auteur met donc en relief la mesquinerie des uns, l’égoïsme et la goujaterie des autres, et surtout la solitude de Boule de suif. y L’attitude de Boule de suif révèle ses qualités d’âme. Maupassant met en lumière sa générosité et son abnégation par ses actes : don des denrées contenues dans son panier rempli, comme elle, « de bonnes choses » ; don de sa personne à l’ennemi au nom de la liberté de ses compatriotes (« l’avaient sacrifiée »). Boule de suif donne donc tout d’abord ce qu’elle a, ensuite ce qu’elle est. Pour finir, la transformation de toute sa personne en statue confirme cette sanctification : « comme les gouttes qui filtrent d’une roche » ; « Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle ». Boule de suif est bien la seule héroïne de ce lamentable épisode de la guerre franco-allemande. Le choix d’une courtisane, seule véritable patriote face à l’ennemi, participe de la provocation et de la parodie. U Lors de leur première rencontre, les voyageurs réunis dans la voiture s’observent (« Dans la voiture on se regardait curieusement »), puis tous les regards convergent vers Cornudet et Boule de suif (« un homme et une femme attiraient les regards de tous »). Dans l’excipit, les regards se détournent de la jeune femme : « Personne ne la regardait ». C’est elle, maintenant, qui observe les autres voyageurs, dont l’attitude égoïste l’offusque et la peine : « tous ces gens qui mangeaient placidement ». Seule la comtesse remarque ses larmes (l. 1408 : « la comtesse s’en aperçut »). Quelle que soit l’attitude de ses compagnons de route, Boule de suif est méprisée. Objet de curiosité au début, elle est devenue « une chose malpropre et inutile »

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(l. 1385) à laquelle on ne prête plus attention. Une véritable entreprise de dénégation s’est opérée au fil de la nouvelle, l’absence de considération manifestant ici une mise à mort symbolique. V L’extrait commence par une longue évocation de Boule de suif, qui fait pendant à son portrait (cf. p. 72). La situation est inversée, dans la mesure où c’est elle, maintenant, qui observe les autres personnages. L’ordre dans lequel ils sont évoqués (l. 1397-1408) rappelle celui de leur apparition lors de leur première rencontre. Cependant, la comtesse, son mari et Mme Loiseau sont réunis en un même paragraphe – ce qui n’était pas le cas au début (voir la réponse à la question 8 du 2e corpus). Ainsi, nobles ou bourgeois, les gens bien-pensants se sont rapprochés au fil du récit. Les bonnes sœurs, isolées en un court paragraphe, occupent une position comparable : enfermées dans leur religiosité, elles ne s’occupent guère de ce qui les entoure. Enfin, comme au début (cf. p. 72), Cornudet et Boule de suif sont relégués à la fin du passage. Cette fois pourtant, ils ne sont pas évoqués en même temps. Pas plus que les autres, « le démoc » ne prête attention à Boule de suif, reléguée dans la dernière phrase. Finalement, les personnages n’ont pas évolué, mais leur mesquinerie et leur grossièreté se sont révélées, aux dépens de la plus généreuse d’entre eux. W Le chant de Cornudet est ressenti comme une véritable agression par les autres voyageurs. En effet, La Marseillaise (qui ne redeviendra hymne national qu’en février 1879, pendant la IIIe République) faisait peur à la bourgeoisie et à la noblesse d’Empire, en raison de ses accents républicains et révolutionnaires. Les réactions sont progressives : « les visages se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient l’air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de Barbarie » (l. 1408). Les termes se succèdent en gradation croissante et s’intensifient au fil du passage : « il continua, avec une obstination féroce, son sifflement vengeur et monotone ». Cornudet inflige un supplice à ses compagnons de route. Les connotations sauvages des mots « hurler », « Barbarie » et « féroce » situent ces personnages (le « bourreau » comme les « victimes ») sur un terrain hostile, loin de toute civilité. Seule Boule de suif reste à l’écart de cette violence. X Le personnage de Cornudet apparaît aux yeux de ses compagnons comme une représentation du peuple, brutal et révolutionnaire, prêt à mettre le pays à feu et à sang. Leur mésentente annonce le fossé d’incompréhension et d’hostilité qui séparera les insurgés de la Commune de la bourgeoisie et de la noblesse d’affaires, même républicaines. Maupassant ne semble donner raison ni aux uns, ni aux autres. Les communards sont présentés (à travers le personnage de Cornudet) sous un angle peu favorable, tandis que les possédants sont des êtres égoïstes, hypocrites et timorés. Cette vision du monde est révélatrice du pessimisme de l’auteur. at Cette nouvelle laisse peu d’espoir. Elle présente une vision tragique du monde, dans la mesure où la façon d’agir de chaque personnage est déterminée par sa condition sociale. L’héroïne du récit, Boule de suif, tente d’échapper au déterminisme en se montrant au-dessus de sa condition. Elle est en effet la seule à faire preuve de générosité, à deux reprises : tout d’abord en partageant ses provisions, ensuite en faisant don de sa personne, en dépit de ses réticences. Malgré tout, elle est finalement renvoyée à sa condition de « chose malpropre ». Le déterminisme social, fondement du naturalisme, implique donc une vision tragique de l’existence, que l’on peut retrouver dans plusieurs romans de Zola (L’Assommoir, La Bête humaine). ak L’expression « ces gredins honnêtes » associe deux termes de sens contraire, dans un même énoncé grammatical. Cet oxymore met en relief l’hypocrisie des compagnons de route de Boule de suif. Seule compte pour eux l’apparence d’honnêteté, quelle que soit la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent. Cette formule est employée dans une phrase qui exprime les pensées de Boule de suif : « Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes » (l. 1383). Ainsi, Maupassant met en œuvre une focalisation ambiguë : cette expression peut être aussi bien attribuée au narrateur qu’à Boule de suif elle-même. C’est en cela que consiste l’ironie : celle que tous considèrent comme une femme malhonnête est la seule à s’être comportée de façon loyale. Cette femme a l’apparence de la canaille mais le tempérament droit, tout le contraire des autres personnages. al Le silence règne dans la voiture en raison des événements qui ont précédé le départ. Sa pesanteur est soulignée par plusieurs expressions qui ponctuent régulièrement le texte : « elle ne pouvait pas parler tant l’exaspération l’étranglait ». Boule de suif se tait et tente de retenir ses pleurs puis de rester silencieuse. La comtesse ne prononce aucune parole pour signaler les larmes de la jeune femme : « la comtesse […] prévint son mari d’un signe ». Le comte ne répond pas mais se contente lui aussi d’un mouvement

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significatif : « il haussa les épaules comme pour dire “Que voulez-vous, ce n’est pas ma faute.” » Enfin, le rire silencieux de Mme Loiseau débouche sur un chuchotement : elle « eut un rire muet de triomphe et murmura : “– Elle pleure sa honte.” » Dans cette atmosphère tendue, le sifflement de Cornudet prend une dimension véritablement provocatrice. Au malaise hypocrite des uns et au chagrin de Boule de suif, il oppose une aisance forcée et sonore. Le sanglot final de Boule de suif en sera d’autant plus pathétique. am Le comte et la comtesse, ainsi que Mme Loiseau communiquent en catimini. Cette frilosité contraste avec l’éloquence dont les uns et les autres ont fait preuve pour persuader Boule de suif du bien-fondé de son sacrifice. Leur attitude peu glorieuse confirme l’égoïsme de ces personnages. Tandis qu’ils échangent subrepticement leurs impressions sur Boule de suif, les deux bonnes sœurs roulent « dans un papier le reste de leur saucisson » (l. 1403). Ce geste mesquin, qui s’oppose au principe de la prière, révèle le caractère étriqué de leur foi. Enfin, Cornudet manifeste sa grossièreté par une position repue et satisfaite : « Alors Cornudet, qui digérait ses œufs, étendit ses longues jambes sous la banquette d’en face, se renversa, croisa ses bras » (l. 1404). Ce démocrate peu généreux se soucie avant tout de son propre bien-être et de la satisfaction de ses appétits physiques. Tout cela tranche avec l’attitude de Boule de suif : « espérant qu’on ne la verrait pas » (l. 1397). an Dans la dernière phrase, le registre pathétique semble dominer. Le vocabulaire est centré autour du chagrin de Boule de suif, qui paraît inextinguible : « pleurait toujours », « un sanglot », « ténèbres ». Cependant le décalage entre la vaillance du chant de Cornudet et les pleurs de la jeune femme confère à cette clausule une ironie tragique, proche de l’humour noir. En effet, Boule de suif participe malgré elle au chant, qu’elle ponctue de ses sanglots transformés en refrains. Les deux personnages marginaux ferment donc la nouvelle en offrant aux catégories bien-pensantes le spectacle de leur différence. ao Cette nouvelle a la portée morale d’un apologue. Observateur de spécimens sociaux confrontés à une situation de crise, Maupassant démontre l’immobilisme et le conformisme de chacun. Personne, hormis Boule de suif, n’échappe à la critique. On retrouve ici la tendresse de l’auteur pour les prostituées, qui, sans être idéalisées, sont moins méprisables que les « gredins honnêtes ». Boule de suif n’est pas sans évoquer les filles de La Maison Tellier ou la Rachel de Mademoiselle Fifi (1882). Cependant, la fin de Boule de suif (dont le dernier mot est « ténèbres ») reste plus pessimiste que celle de Mademoiselle Fifi. Dans cette nouvelle, une certaine Rachel, pensionnaire d’une maison close, tue un soldat prussien dont les propos sont insultants pour la France. Recherchée par l’armée prussienne, elle vit cachée dans le clocher de l’église du village. Pendant l’enterrement du soldat, le glas sonne d’une façon particulièrement alerte : « C’est qu’une pauvre fille vivait là-haut, dans l’angoisse et la solitude, nourrie en cachette par ces deux hommes. Elle y resta jusqu’au départ des troupes allemandes. Puis, un soir, le curé ayant emprunté le char à bancs du boulanger, conduisit lui-même la prisonnière jusqu’aux portes de Rouen. Arrivé là, le prêtre l’embrassa ; elle descendit et regagna vivement à pied le logis public, dont la patronne la croyait morte. Elle en fut tirée quelque temps après par un patriote sans préjugés qui l’aima pour sa belle action, puis l’ayant ensuite chérie pour elle-même, l’épousa, en fit une Dame qui valut autant que beaucoup d’autres. »

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 121 à 128)

Examen des textes u Françoise est vue par le prisme du regard de deux personnages différents. Tout d’abord, c’est l’officier prussien qui l’observe : « Il aperçut sur le banc Françoise pâle et tremblante. L’attitude anxieuse de la jeune fille le frappa » ; « Françoise avait mis son visage entre ses mains ». Comme depuis le début de la nouvelle, la naïveté de Françoise la trahit. En effet, elle ne met en œuvre aucune stratégie, car elle ne possède pas les codes masculins de la guerre, dont les femmes et à plus forte raison les jeunes filles sont exclues. Lorsque son père à son tour la regarde, il pense à sa souffrance et lui pardonne sa naïveté, synonyme pour lui d’innocence : « Ah ! ces enfants, avec leurs cœurs, comme ils gâtaient tout ! » ; « Sa pauvre et chère enfant, comme elle souffrait ! ». Pourtant, la jeune fille est fautive à ses propres yeux, au point qu’elle veut mourir en lieu et place de son père et de son amant : « Tuez-moi à sa place… C’est moi qui ai aidé Dominique à fuir. Moi seule suis coupable. » Ainsi, Françoise prend la dimension d’une héroïne tragique, à la fois coupable et innocente. Elle est plus cornélienne que racinienne, dans la mesure où les enjeux sont ici le cœur et la raison plutôt que le déterminisme social.

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v Le narrateur côtoie deux types de femmes antithétiques dans cet extrait de Sac au dos. Les premières sont « laides et bêtes » et « tortillent des hanches ». Objets de consommation, elles sont assimilées à la nourriture : « Nous dressons la table, nous regardons d’un œil goulu les filles qui tournent autour ». Cette image évoque, sur un mode plus cynique et méprisant, le portrait de Boule de suif que Maupassant compare à du lard et à une pomme. Sœur Angèle est tout l’opposé de ces deux gourgandines (qui finiront par dénoncer l’escapade du narrateur et de son compagnon, lors d’un contrôle sanitaire). Son nom l’assimile à un être éthéré, pur et asexué, mais non dénué de charme : « elle s’était adoucie et avait ajouté avec sa petite moue charmante ». Ses gestes et ses paroles sont empreints de générosité : « sœur Angèle qui distribuait les rations » ; « la sœur me regarde, trouve à mes yeux un éclat inaccoutumé et me dit avec intérêt : “Souffrez-vous davantage ?” ». Enfin, elle est habitée d’une profondeur d’âme qui contraste avec la vulgarité des deux filles rencontrées en ville : « ses yeux prenaient une indéfinissable expression de mélancolie et de pitié » / « les filles rigolent, les cheveux dans les yeux et les seins fouillés ». Ainsi, les femmes ne semblent respectables que si elles ne sont pas associées à la sexualité. Entre la sainte et la prostituée, il ne semble guère y avoir d’alternative possible. La jeune femme rencontrée sur le chemin du retour, sorte de double érotisé de sœur Angèle, est une apparition fugitive, à la fois réelle et purement fantasmatique. w Le ton des dialogues rappelle celui d’un vaudeville. Une femme dépitée se fait désirer de son amant, en exerçant un chantage capricieux. Le prosaïsme des expressions met en relief la vulgarité de ce badinage bourgeois : « Il n’y a pas d’Huberte qui tienne. Et tu te laisses bombarder, là ; tu cuis dans ton jus, nom d’un chien ! sans te retourner ! » ; « tu en auras une chouette de place dans l’histoire, je m’en moque ! ». La brutalité de la décision finale (« Ces bons escargots de rempart, il faudra leur faire une saignée ») contraste avec la légèreté de la réaction de Mme de Pahauën : « Seulement, tu sais, je veux être bien placée, tu me chercheras un bon endroit, pour que je puisse regarder ça, à l’abri ». Le décalage entre la fantaisie boulevardière de cette scène et la gravité de la réalité historique évoquée ici par Henry Céard contribue donc à l’ironie du passage : l’auteur adopte un ton léger pour mettre en lumière l’inconséquence criminelle de la hiérarchie militaire. x Le regard porté sur les filles du « Grand 7 » est ambigu. Le narrateur semble certes déplorer « la passion cruelle du moment », dont les victimes sont présentées comme un « misérable groupe » et de « pauvres corps à trente sous ». La description de la vieille prostituée est également pathétique : « si vieille et l’air si respectable, qu’elle aurait pu être la mère du plus âgé des hommes survenus là » ; « tombée à genoux, avait croisé ses mains dans une attitude suppliante […] afin d’être épargnée ; et elle sanglotait ». Cependant, malgré cette apparente commisération, il n’y a pas de véritable apitoiement. En effet, le narrateur combine systématiquement l’émotion avec le sarcasme. Tout d’abord, les termes « misérables » et « pauvres » peuvent exprimer aussi bien la pitié que le mépris. L’expression « pauvres corps à trente sous » contribue à réifier les pensionnaires du « Grand 7 ». Ensuite, la vieille femme est animalisée au moment même de sa mort : « un gloussement ridicule », « l’obligeant à crever ». La comparaison d’une mourante à une poule est irrévérencieuse et provocatrice. Enfin, elle n’est pas épargnée post mortem, puisque le narrateur la montre « les jambes en l’air dans une posture obscène ». Le mélange des registres pathétique et satirique donne à ce texte une tonalité étrange qui provoque un malaise. Loin des sentiments plus habituels et confortables que sont la terreur et la pitié, l’auteur refuse ici toute vertu cathartique au spectacle violent qu’il inflige au lecteur. Nous sommes bien dans le réalisme et à l’opposé du classicisme. y Les lignes qui précèdent la clausule de la nouvelle sont teintées de romantisme : le couple enlacé dans la charrette est indifférent au fracas du monde extérieur (« le cheval continuait d’avancer lentement, sans s’effrayer de la lueur rouge de cinq villages en flamme qui ensanglantaient l’horizon »). Le rythme du texte est lent. En effet, la récit s’attarde complaisamment sur la paix du couple doublement adultère que forment la veuve et le jeune prêtre : « Gabriel […] dormait en tenant Édith endormie dans ses bras » ; « Gabriel se rendormit aussitôt, tenant plus étroitement Édith, qui ne s’était pas éveillée ». Cependant, la douceur de cette intimité contraste avec les lignes suivantes. Sans transition aucune, le narrateur présente la situation des personnages après la guerre. En un saut de paragraphe, le rythme du texte s’accélère : « On lui donna une cure de village. Édith de Plémoran s’est remariée avec un agent de change. » Les personnages sont rentrés dans le rang : la médiocrité de leur destinée contraste avec les émotions passionnées et romanesques des paragraphes précédents. La froideur informative de cette chute sans concessions situe résolument le texte dans un registre réaliste.

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Travaux d’écriture

Question préliminaire Dans les six nouvelles du corpus, les femmes, qu’elles le veuillent ou non, mettent les hommes en danger ou sont considérées par eux comme des êtres menaçants. Certaines déclenchent volontairement le désordre. C’est le cas de Mme de Pahauën, présentée comme une rouée manipulatrice. De même, les deux « filles à carte » de la nouvelle de Huysmans dénoncent aux autorités militaires l’escapade du narrateur et de son compagnon. D’autres représentent un danger par leur seule présence, voire par le simple fait d’exister. Ainsi Françoise cause, en toute innocence, la mort de son père et de son amant, tandis que Boule de suif met en péril, bien malgré elle, le voyage entrepris par les Rouennais. Ces deux personnages féminins, si opposés qu’ils soient, se rejoignent dans le caractère involontaire des ennuis qu’ils provoquent. Quant aux prostituées du « Grand 7 », leur grande passivité n’empêche pas les soldats de les éliminer comme des êtres malfaisants. D’ailleurs, les auteurs soulignent la complexité de ces figures féminines en les sacralisant : « Elle s’agenouilla, elle joignit les mains » (L’Attaque du moulin) ; « qui l’avaient sacrifiée d’abord », « Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu’on ne la verrait pas » (Boule de suif) ; « Elle était tombée à genoux, avait croisé ses mains dans une attitude suppliante » (L’Affaire du Grand 7). La veuve du récit de Paul Alexis (Après la bataille) est plus ambivalente : elle dévoie le jeune prêtre en sortant elle-même du droit chemin. Ce faisant, elle se livre très volontiers à l’accomplissement de ses rêves de jeune fille, si bien que son innocence est bien peu convaincante. Celle qui se présentait d’abord comme un ange bienveillant revêt au fil du texte l’image d’une tentatrice. Ainsi les femmes, éléments perturbateurs sous une forme ou sous une autre (celle de l’ange ou celle du démon, si ce n’est les deux à la fois), sont un moteur narratif essentiel des Soirées de Médan.

Commentaire

Introduction Quel est le propos de Léon Hennique : curiosité morbide ou dénonciation satirique de la guerre ?

1. Le caractère pictural du texte A. Un tableau contrasté Nombreuses indications de couleurs : « blancs », « jaunes », « aurore boréale », « comme si un large foyer menaçait de les incendier », « un canapé tendu de velours vert », « le clinquant de leurs coiffures », « on avait allumé toutes les bougies des flambeaux », « Le papier rouge », « croisillé d’or », « des chairs blafardes », « un fouillis de draperies blanches », « la petite brune », « une grosse blonde », « les roseurs mortes », « Son sang ». B. Un trait caricatural • L’outrance des postures : « des jupes et des chemises retroussées permirent d’apercevoir les roseurs mortes de ces pauvres corps à trente sous », « les jambes en l’air dans une posture obscène ». • La réification des femmes : « sept femmes étaient rangées » ; « Les autres, le long du canapé, ne se lamentèrent pas, seulement elles se serrèrent davantage, les yeux troubles d’une résignation abrutie » ; « Des coups de feu partirent de tous côtés sur le misérable groupe, le froissèrent, le couchèrent sur le parquet, dans son coin, en un tas ».

2. Un réalisme cru A. Les dialogues Emploi de l’argot et absence de compassion : « changeons de flingot » ; « Tu ne sais pas ?… Eh bien ! attrape ». B. La description des femmes Mise en relief de leur vulgarité et de leurs défauts physiques : « leurs sales oripeaux », « toute flasque et nue dans un peignoir de gaze noire », « la poitrine molle ». C. La crudité de la mise à mort Animalisation, cynisme du narrateur qui sacralise la vieille femme tout en la ridiculisant : « Son sang lui coulait du ventre jusqu’aux chevilles, mais elle s’acharnait à vivre ; […] un nouvel assaut l’y précipita, l’obligeant à crever pliée en deux ».

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3. Une vision pessimiste de l’humanité A. Les rapports hommes/femmes • Passivité soumise : « Celle-ci le regardait, ne croyant pas qu’il allait tirer » ; « Les autres, le long du canapé, ne se lamentèrent pas, seulement elles se serrèrent davantage, les yeux troubles d’une résignation abrutie ». • Mépris : « On avait obéi à la passion cruelle du moment ». B. Animalisation des femmes Exemples : « un gloussement ridicule », « une résignation abrutie », « l’œil sans regard », « crever ». C. La brutalité des hommes Champ lexical de la guerre : « un sentiment de terreur folle » ; « la voix plus dure » ; « D’un coup de baïonnette, le grand troupier la culbuta sur les reins » ; « fusilla » ; « coups de feu » ; « les gens armés » ; « leurs armes » ; « baïonnette » ; « une vingtaine de lignards échelonnés » ; « assaut ». Ce champ lexical donne à ce passage une dimension satirique.

Conclusion • Une satire de la guerre. • Une parodie d’assaut guerrier. • La guerre comme révélateur des bassesses de l’humanité.

Dissertation

Introduction Dans la littérature du XIXe siècle, les femmes occupent une position secondaire, tant du côté des auteurs que des personnages. Ainsi Aurore Dupin doit endosser le pseudonyme de George Sand pour exister sur la scène littéraire, tandis que les héroïnes de romans sont toutes vouées à l’échec : Madame Bovary et Une vie sont tout l’inverse des romans d’apprentissage qui voient l’ascension sociale de leur héros ! Dans Les Soirées de Médan, les femmes apparaissent comme des éléments perturbateurs. Ces nouvelles doivent-elles pour autant être taxées de misogynie ?

1. Le regard porté sur les femmes A. Un regard peu nuancé Anges ou démons, vues uniquement en fonction de leur relation aux hommes : objets de désir ou pas. ANGES :

OBJETS D’ADMIRATION DÉMONS :

OBJETS DE MÉPRIS L’Attaque du moulin

Françoise, aimante, veut sauver son père et son amant.

En réalité, elle cause leur mort.

Boule de suif Boule de suif, généreuse, partage sa nourriture et se sacrifie pour le bien-être collectif.

Sa seule présence entrave le voyage, parce qu’elle suscite le désir de l’officier prussien.

Sac au dos Sœur Angèle, dévouée, douce, compréhensive, essaie de ramener le narrateur dans le « droit chemin ».

Les deux « filles à carte », après une débauche avec le narrateur et son camarade, les dénoncent.

La Saignée Mme de Pahauën provoque un massacre au nom d’un caprice.

L’Affaire du Grand 7

La vieille femme suppliante. Les filles du « Grand 7 » tuées à la place du patron pour venger la mort de Joliot. Victimes d’une injustice qui n’apitoie personne.

Après la bataille

Mme de Plémoran sauve le jeune prêtre.

Mais elle couche avec lui, à côté du cercueil de son mari !

Ainsi, les femmes sont dangereuses, elles perturbent le bon déroulement des entreprises masculines. Certains auteurs les considèrent et les décrivent donc avec mépris et cynisme (Huysmans, en ce qui concerne les deux filles ; Céard, pour Mme de Pahauën mais aussi l’entremetteuse de Versailles ; Hennique, dans sa description des filles du « Grand 7 »).

Nouvelles naturalistes des Soirées de Médan – 29

B. Une complicité avec les figures féminines • Tendresse (un peu condescendante) de Zola pour Françoise. • Tendresse presque fraternelle de Maupassant pour Boule de suif, seul personnage qui échappe à la critique et à l’ironie du narrateur.

2. Une vision pessimiste de l’humanité A. Les hommes ne sont pas épargnés : brutalité, médiocrité, hypocrisie

HÉROÏSME MÉDIOCRITÉ L’Attaque du moulin Dominique.

Le père Merlier. L’officier français.

Boule de suif Tous les hommes, du comte de Bréville à Cornudet.

Sac au dos Tous les hommes, le narrateur y compris !

La Saignée Le général Trochu. L’Affaire du Grand 7 Tous les soldats, ainsi que le patron,

qui a pris la fuite et abandonné les filles du « Grand 7 ».

Après la bataille Le mari, le prêtre. B. Les femmes sont victimes • Les femmes, vouées à la passivité et privées de tout pouvoir décisionnel, apparaissent comme des victimes d’un système qui les marginalise. Même Mme de Pahauën est mise à l’écart (exilée à Versailles par son amant, elle est presque réduite à la prostitution). La seule façon d’exister pour elle est de susciter le désir physique d’un homme veule et d’agir par procuration. • Toutes les autres femmes (à l’exception de celles de Sac au dos) subissent l’oppression si ce n’est la brutalité masculine. Mme de Plémoran (Après la bataille), par exemple, a subi un mariage de convention et ne trouve l’amour (éphémère et illusoire) qu’avec un homme dévirilisé (un prêtre).

Conclusion Dans un univers masculin, parce que guerrier, les femmes sont des moteurs narratifs essentiels : ces nouvelles leur donnent un rôle primordial (Boule de suif est un personnage éponyme !). Les Soirées de Médan reflètent certes la misogynie de l’époque, mais les femmes y ont plus de grandeur que les hommes (cf. les deux tableaux). À l’exception de L’Attaque du moulin, qui fait de Dominique et du père Merlier des héros respectables (mais, comme les femmes, ils sont des marginaux, parce que étranger pour l’un, vieillard pour l’autre), les hommes dans Les Soirées de Médan ont une attitude lâche et médiocre.

Écriture d’invention Plusieurs critères doivent être respectés, que l’on peut déterminer avec les élèves avant la rédaction du devoir : 1. Il doit s’agir, comme dans les nouvelles, d’un fait de guerre marginal (désertion, fuite, mauvaise décision stratégique liée à des intérêts égoïstes, lâcheté face à l’ennemi…). 2. Les femmes doivent avoir une fonction narrative essentielle : élément perturbateur, qui déclenche la crise. 3. L’ironie doit viser aussi bien les hommes que les femmes. 4. La clausule doit véhiculer une « morale » satirique.

S a c a u d o s ( p p . 1 2 9 à 1 6 3 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 165-166) u Le premier paragraphe est marqué par une alternance entre les temps habituels du récit (plus-que-parfait, imparfait, passé simple) et l’irruption fréquente du présent de narration. Les premières lignes décrivent un état durable : « Il faisait nuit ; nous volions sur les rails » (l. 296). Le plus-que-parfait de la phrase suivante accentue encore l’impression de durée : « étaient sortis ». D’ailleurs, les soldats semblent

Réponses aux questions – 30

d’autant moins s’attendre à une escale qu’ils « volent » dans un convoi lancé à grande vitesse. Le caractère brusque de la halte du train est souligné par l’emploi soudain, que la parataxe rend abrupt, du présent de narration : « La machine siffle, ralentit son vol et s’arrête dans une gare ». La suite du paragraphe présente la même alternance : le présent de narration est lié aux caprices de la locomotive, qui s’arrête, puis repart, sans prévenir, et conditionne dès lors les déplacements précipités des hommes : « Je descends et j’aperçois un buffet ouvert. J’y cours » (l. 301). Le désordre qui règne est illustré par l’emploi chaotique des verbes, qui passent inopinément du passé simple au présent : « le premier rang des mobiles se rue sur le comptoir qui s’abat […]. Ce fut alors un pillage réglé ; tout y passa […]. Pendant ce temps une cloche sonne et le train part. Aucun de nous ne se dérange, […] le train recule sur ses rails pour nous chercher. » Habitués aux cahots du trajet, les soldats s’adaptent aux mouvements peu conséquents du train, dont la soudaine disparition ne les affole pas. Tels des paquets, ils restent là où on les a posés. Alors que la machine semble un être capricieux doué d’un pouvoir décisionnel, les hommes sont réduits à l’état de choses. v Le narrateur fait alterner description et narration au rythme des moments d’excitation et d’accalmie. En effet, particulièrement sensible à la peinture, il s’abîme, dès qu’il en a le loisir, dans une contemplation rendue de manière très picturale : « une langue écarlate, […] une tranche au liséré d’argent, aux chairs d’un rouge sombre marbrées de blanc » ; « Il n’y avait pas une étoile, pas même un bout de lune, le ciel et la terre ne semblaient faire qu’un, et dans cette intensité d’un noir d’encre clignotaient comme des yeux de couleurs différentes des lanternes attachées à la tôle des disques » ; « le bureau du chef flamboyait comme un feu de forge dans la sombreur de la nuit » ; « L’employé, me tournant le dos, était un peu penché sur la droite, de sorte que, du point où j’étais placé, je ne voyais que le derrière de sa tête et le bout de son nez qui brillait, rose et perlé de sueur, tandis que le reste de la figure disparaissait dans l’ombre que projetait l’abat-jour d’un bec de gaz ». Les noms et les adjectifs soulignés évoquent des couleurs chaudes et sont associés au lexique de l’ombre et de la lumière. Une atmosphère étrange, proche du fantastique, qui fait du chef de gare une sorte d’Héphaïstos du quotidien, est ainsi suggérée. L’alliance d’une recherche lexicale avec la composition de tableaux en clair-obscur montre le goût du narrateur (alias Huysmans) pour la peinture et la littérature, comme l’annonce la fin du premier paragraphe : « j’explique au peintre, que ses bronches travaillent, la contexture du sonnet ». Intégrée à la narration d’événements tout à fait prosaïques (le départ inattendu du train), cette phrase énonce le projet littéraire de l’auteur : concilier esthétisme et réalisme. Par ailleurs, les moments de contemplation permettent au personnage d’échapper en esprit à la lourdeur d’une réalité qui le prive de liberté. w Les trois premiers paragraphes du texte sont rythmés par une succession d’alternances : arrêt ou marche du train, agitation ou calme, vie de groupe ou isolement. L’emploi des pronoms personnels souligne ces contrastes : « nous volions sur les rails », « nous mourions de faim » / « je descends et j’aperçois un buffet ouvert. J’y cours, mais d’autres m’avaient devancé » ; « nous chantions à tue-tête, nous buvions, nous trinquions » / « je profite de cet apaisement pour passer le nez à la fenêtre ». Le narrateur est embarqué dans des mouvements collectifs au sein desquels il s’efface, pour retrouver ensuite son individualité. L’acceptation de la vie de groupe ne débouche pas sur un sentiment de solidarité. D’ailleurs, la 1re personne du singulier domine dans les paragraphes 4 à 6. Le narrateur privilégie en effet le récit d’une expérience individuelle. Son dessein n’est pas de peindre l’épopée héroïque d’une guerre vécue au sein d’une communauté. x Le convoi militaire se déplace dans l’obscurité (« Il faisait nuit »). Ainsi, les soldats perdent-ils la notion de l’espace : « La machine […] s’arrête dans une gare, celle de Reims, je suppose, mais je ne pourrais l’affirmer » ; « et nous revoilà partis Dieu sait pour où ! ». Si, au début du passage, il est encore possible de faire une hypothèse plausible sur les lieux traversés, à la fin le narrateur se contente de se laisser transbahuter « au bout de la nuit » (L.-F. Céline). Entre-temps, le personnage s’est endormi : « Depuis combien de temps mon sommeil durait-il ? Je ne sais ». Le temps lui-même est devenu indéfini. Ainsi, la perte des repères spatiaux et temporels s’amplifie au fil du texte (et du voyage). Le soldat est livré sans défense à un monde au sein duquel il est dépouillé de toute emprise sur la réalité. y Le texte est ponctué d’indications temporelles toutes plus vagues les unes que les autres. Les moments de pause (« Il faisait nuit », « Pendant ce temps », « je commençais à m’assoupir », « Cette fois, je m’endors pour tout de bon ») alternent avec une multiplicité de micro-événements intempestifs (« par instants », « presque aussitôt », « immédiatement », « quand l’arrêt complet du train me réveilla », « quand un grand cri me réveille »). Ainsi, le narrateur passe sans cesse de la veille à la somnolence, cette cadence chaotique favorisant une perception de plus en plus étrange de la réalité. De fait, il est tout aussi impossible pour le lecteur que pour le narrateur de mesurer le temps écoulé entre la première et la dernière ligne du passage.

Nouvelles naturalistes des Soirées de Médan – 31

U Dès le départ du convoi, le voyage est comparé à un envol : « nous volions sur les rails. » Cette métaphore, à la fois banale et inquiétante, crée une atmosphère d’étrangeté familière, propre au rêve. En effet, l’image souligne l’impression de vitesse ressentie par les voyageurs. La nuit qui abolit l’espace accentue cette sensation mi-ordinaire, mi-vertigineuse. Les soldats, désignés à la 1re personne du pluriel, semblent faire corps avec le train, qui pourtant ne paraît pas dépendre d’une volonté humaine : « La machine siffle, ralentit son vol et s’arrête dans une gare ». La personnification du train est suggérée par le verbe siffler et par la fonction grammaticale du mot « machine » – sujet de trois verbes d’action – qui en fait une sorte d’oiseau monstrueux, doué d’un pouvoir de décision autonome. V Le narrateur, plongé dans la nuit, est rendu plus sensible aux sons : « La machine siffle », « une cloche sonne », « le mécanicien jetait ses coups de sifflet », « j’écoute la sonnerie et le tic-tac du télégraphe », « un grand cri me réveille ». Fonctionnant comme autant de signaux, ces notations auditives émaillent le texte et compensent l’absence de repères visuels. Elles permettent au personnage, qui les guette ou est surpris par elles, de sortir de sa torpeur. Par ailleurs, ces sensations fugitives contrastent avec le vacarme produit par les soldats : « nous chantions à tue-tête » ; « les gorges malades beuglaient et pintaient » ; « cette turbulence » ; « Les uns ronflaient ; les autres […] ronchonnaient et juraient ». Finalement, les moments de silence ponctués de bruits ténus ou soudains alternent avec les manifestations tonitruantes des hommes avinés. Le narrateur se laisse ballotter d’un état à l’autre et rend compte avec précision de cet univers essentiellement sensitif, au sein duquel la parole n’a pas de place. Tout cela contribue à créer une atmosphère de solitude déroutante. W Dans le 5e paragraphe du passage, le narrateur semble livré à une multiplicité de sensations, déconnectées les unes des autres, auxquelles il se soumet avec docilité, dans un état presque hallucinatoire. En effet, la contemplation de ses camarades assoupis, dont la tête « vacill[e] à chaque secousse », l’hypnotise : « À force de les regarder, je commençais à m’assoupir ». Après un brusque réveil (« l’arrêt complet du train me réveilla »), la déambulation du narrateur est racontée par le biais de sensations infimes et morcelées, tour à tour visuelles, tactiles et auditives : – sensations visuelles : « le bureau du chef flamboyait comme un feu de forge dans la sombreur » ; « je ne voyais que le derrière de sa tête et le bout de son nez qui brillait, rose et perlé de sueur, tandis que le reste de la figure disparaissait dans l’ombre que projetait l’abat-jour d’un bec de gaz » ; – sensations tactiles : « J’avais une jambe engourdie, je frissonnais de froid » ; – sensations auditives : « j’écoute la sonnerie et le tic-tac du télégraphe ». Ce narrateur-personnage recense point par point ses impressions, de façon quasi clinique, à l’exclusion de toute émotion. La focalisation est ainsi très particulière : le lecteur a le sentiment d’un point de vue externe, tant il est vrai que le narrateur ne semble pas posséder plus d’informations que lui sur la raison d’être des événements qu’il relate. Une fusion entre les points de vue s’opère donc (interne/externe) – ce qui contribue à mettre en place une atmosphère d’étrangeté. X La parataxe est la règle dans ce paragraphe de manière plus systématique que dans le reste du passage. En effet, quelques mots de liaison apparaissent au fil du texte (« alors », « Pendant ce temps », « À vrai dire », « par instants », « immédiatement », « cependant », « Cette fois », « au loin »). Ici, les phrases comme les événements se succèdent sans lien apparent. Toute logique est abolie, au point que le paragraphe aboutit à la contemplation absurde d’un « nez qui brillait, rose et perlé de sueur ». Cette synecdoque rend compte, comme l’asyndète, de l’absence de cohérence d’une atmosphère où trivialité (« nez », « sueur ») et poésie (« rose », « perlé ») se côtoient. Le rythme des phrases mime ainsi la déconstruction de la réalité. at Tous les sens sont sollicités dans l’ensemble du passage : – la faim tout d’abord taraude les soldats et les pousse au pillage relaté dans le 1er paragraphe ; le butin fait ensuite l’objet d’une contemplation esthétique pour le narrateur, objet de réjouissance visuelle annonçant une ripaille ; le goût est ainsi associé à la vue, puis au son (l’alcool et la nourriture déclenchent les chants et les beuglements des soldats) ; – l’ouïe et la vue dominent dans les 4e et 5e paragraphes, au moment où le narrateur est isolé du groupe endormi ; – enfin, c’est par des sensations visuelles que les soldats comprennent, à la fin de l’extrait, que le train arrive à Paris : « Au loin, sur une bande d’or pâle se détachent, en noir, des tuyaux de fabriques et d’usines » ; « La gare du Nord se dessine au loin ». Les impressions se font plus précises dans ce dernier paragraphe. En effet, le jour se lève, les soldats ont à nouveau des repères spatiaux ; c’est donc seulement à ce moment que la parole reprend sa place et que

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l’univers recouvre un semblant de cohérence : « un grand cri me réveille : Paris ! Paris ! » Malheureusement, le narrateur ne retrouvera ce paysage « d’or pâle » qu’après un exil annoncé ici : « et nous revoilà partis Dieu sait où ! » La description poétique de l’aube parisienne crée un horizon d’attente, tant pour le personnage que pour le lecteur. ak Les malades, gorgés d’eau de réglisse, continuent d’avoir un comportement militaire, comme le confirme l’emploi satirique d’un vocabulaire guerrier : « on se battait », « les uns s’emparaient de bouteilles », « le restaurateur défendait sa boutique à coups de broc », « le premier rang des mobiles », « nous passons la revue du butin conquis ». Cette bataille dérisoire a pour objet la conquête d’une boutique : « le comptoir s’abat, entraînant dans sa chute le patron du buffet et ses garçons ». Le pastiche des scènes de combat est mis en relief par l’association d’un vocabulaire guerrier avec des termes prosaïques ou dévalorisants : « le butin » qui connote la sauvagerie d’une horde n’est composé que de « bouteilles », « de viandes », « de pain » et « de cigares » ; l’adversaire est armé de « brocs » et le terrain conquis est un « comptoir ». Tout cela évoque une bataille à la Cervantès : des soldats sans objectif exécutent sans ordre un simulacre guerrier. al La description des tranches de mortadelle est l’occasion de deux métaphores successives : « une tranche au liséré d’argent, aux chairs d’un rouge sombre marbrées de blanc ». L’expression « liséré d’argent » induit une assimilation du morceau de charcuterie à une étoffe précieuse, tandis que l’adjectif « marbrées » suggère une comparaison avec un bloc de marbre. Cette association de termes raffinés avec le lexique de la charcuterie est incongrue. Elle constitue l’une des particularités du travail stylistique de Huysmans, qui consiste à mêler les registres : le réalisme le plus trivial côtoie une prose poétique contemplative et sophistiquée. Ce phénomène se reproduit au fil du texte (ainsi l’évocation « des tuyaux de fabriques et d’usines » est-elle associée à « une bande d’or pâle » dans le dernier paragraphe). De telles audaces annoncent, sur un mode ironique, les recherches esthétiques de l’auteur d’À rebours. am Enthousiasmés par leur prise de guerre, les malades ressuscitent et se livrent à une bamboche effrénée. Les fêtards sont alors représentés en fonction de leur invalidité, en des termes les réduisant à l’état d’organes : « les estropiés », « ceux dont les intestins brûlaient », « les borgnes », « les fiévreux », « les gorges malades ». La synecdoque finale participe de la satire : parodiant le langage médical, le narrateur réduit les individus à leur organe dolent. Sous l’effet de la boisson, chacun se métamorphose et manifeste des capacités incompatibles avec sa pathologie ; ainsi, chaque soldat devient-il un personnage paradoxal, capable d’être l’inverse de soi. Le « miracle » se produit donc, qui permet d’associer en soi les contraires, comme le souligne une succession de cinq phrases antithétiques :

SYMPTÔME MIRACLE

• « les estropiés » • « ceux dont les intestins brûlaient » • « les borgnes » • « les fiévreux » • « les gorges malades »

« sautaient à pieds joints » « les arrosaient des lampées de cognac » « ouvraient les yeux » « cabriolaient » « beuglaient et pintaient »

Ces diverses manifestations font douter de la réalité des maladies ou du moins de la capacité des médecins militaires à voir que ces maladies n’en sont pas. Ainsi, ce convoi médical contribue-t-il à donner des coulisses de la guerre une image affligeante et grotesque. Le narrateur, observateur attentif et visionnaire, capable de muer la boue en or, fait d’une scène de beuverie un spectacle « inouï ». an La dernière phrase du passage juxtapose sept propositions. Les verbes de mouvement y abondent (« nous y arrivons », « nous descendons », « nous nous jetons », « s’échapper », « remonter », « repartis »). Le premier et le dernier de ces verbes (arriver, repartir) sont antithétiques : tant d’agitation semble dès lors bien vaine, puisqu’un mouvement annule l’autre. Le rythme de la phrase, très rapide au début (les propositions 2 à 4 sont extrêmement brèves), va en s’étirant par la suite : les trois dernières phrases sont plus longues, mimant ainsi le départ du train qui met fin à la précipitation des soldats. Les propositions s’emboîtent, comme les wagons du train : le lecteur y est embarqué, à l’instar des voyageurs, à une vitesse affolante. Le rythme irrégulier du texte s’adapte aux heurts de la vie des soldats : la fuite des malades est symptomatique d’un sauve-qui-peut à la fois comique et tragique, puisque les invalides fuient le convoi médical censé les protéger.

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ao À la fin de l’extrait, certains échappent au convoi, d’autres n’y parviennent pas. Rien ne justifie la différence entre la destinée des uns et celle des autres. Les événements sont incohérents et s’enchaînent en dépit du bon sens. En effet, les décisionnaires sont impersonnels (« on m’invite », « un grand cri me réveille », « la nouvelle court », « on nous fait remonter »). L’univers du chemin de fer semble dominer : « la machine accélère le pas », « par les employés du chemin de fer et par les troupes », « dans un train qui chauffe ». Dans un monde mécanique, la machine prend le pas sur l’homme, réduit à l’état de pantin.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 167 à 175)

Examen des textes u Le soldat Étienne Tanty décrit, du fond de sa tranchée, ce qui est à portée de regard. Le ciel tout d’abord, seul indice temporel, s’offre comme un espace limité : « Je l’aperçois par-dessus le remblai de terre et de cailloux de la tranchée ». Ancrée par définition dans la situation d’énonciation, puisqu’elle appartient à un « carnet de guerre » réel, la description se réduit à ce qui se situe au niveau de la tête (donc de l’œil) du témoin : « la tête arrive au niveau du sol. » Son organisation est donc des plus simples et se réduit à trois pôles : « près de moi », « à ma gauche », « à droite ». Le poilu est en mesure de décrire son fusil, son bidon, et de faire l’inventaire du contenu de son barda. À ses côtés, deux camarades occupent l’espace. Finalement, c’est la terre qui a le dessus : les hommes se confondent quasiment avec la poussière blanche qui les recouvre et rend indifférenciés les corps et les objets. Ce texte montre à quel point les sensations (visuelles et auditives ici) ont, en situation de guerre, une acuité exacerbée. Le corps du soldat devient, avec les attributs qui s’y attachent, son principal repère. Cette identification du corps au monde en fait une caisse de résonance particulièrement sensible. v L’expression se trouve au centre du passage et constitue une charnière entre deux étapes. Une pluie diluvienne s’est abattue sur le champ de bataille, remodelant le décor. Les tranchées ont disparu, tous les repères se sont évanouis. À l’aube, les soldats se réveillent dans un monde silencieux et uniformisé. Cette métamorphose donne au paysage une apparence lunaire, au point qu’il est permis de se demander, avec le narrateur, s’il ne s’agirait pas d’un autre monde, peut-être d’un au-delà, en l’absence de tout signe de vie. Les tournures interrogatives (« Où sont les tranchées ? », « Et puis, quel est ce silence ? », « Les hommes, où sont les hommes ? ») mettent en relief cette hésitation caractéristique du registre fantastique, que renforce l’expression « l’incroyable recommencement de la lumière ». Dans les premiers paragraphes, le vocabulaire exprime cette incertitude : le jour est « glacé et sombre, sinistre, et se diffuse sur l’étendue livide ». L’adjectif « livide », employé habituellement pour désigner des malades ou des morts, qualifie le jour – ce qui donne une impression de fin du monde. Le champ lexical de la mort et de l’immobilité amplifie ce sentiment : « paralysés, rompus et froids », « stagnante », « ensevelies », « mort », « dorment et ne font aucun mouvement », « silence ». Dans la seconde partie du passage, les hommes, qui semblaient avoir disparu, reviennent à la vie. Leurs mouvements dissipent le doute, la réalité reprend le dessus. Cet extrait montre à quel point, loin de s’opposer au réalisme, le fantastique le renforce. En effet, il rend compte avec acuité de l’angoisse des êtres face à une réalité qui les broie. Henri Barbusse se montre bien ici un disciple de l’auteur de Germinal et de La Bête humaine. w Sur le front, le soldat est livré aux quatre éléments. Tous sont dangereux, sauf la terre, à laquelle Erich Maria Remarque adresse ici une sorte de prière. Le front, tout d’abord, est comparé à un élément mi-aquatique, mi-aérien : « le front est un tourbillon sinistre » ; « loin du centre, dans une eau calme, on sent déjà la force aspirante ». Cette double métaphore assimile directement le front à un cataclysme dont la puissance est aussi mortifère et aveugle que celle d’une tornade. Le soldat est, bien entendu, soumis à la violence des bombes : « dans les affres mortelles du feu ». Ainsi, l’eau et le feu semblent s’unir pour éliminer toute vie. Si l’air est présenté comme un élément protecteur, l’auteur ne s’y attarde guère : « de la terre et de l’air nous viennent des forces défensives, surtout de la terre ». En revanche, la terre est célébrée comme une déesse maternelle et protectrice : « nous avons fouillé tes entrailles », « un reflux vital qui est passé de toi dans nos mains ». La répétition du mot « terre » lui-même (9 occurrences et 2 occurrences de « terrain ») donne à ce texte une tonalité incantatoire. L’apostrophe à la 2e personne du singulier renforce cette dimension ainsi que le recours à l’interjection lyrique « ô ». La terre ramène l’homme à ses instincts primitifs : savoir se terrer (!) quand il le faut. Ainsi, l’expression « hommes-bêtes » n’est-elle en rien péjorative. Il ne s’agit pas d’une animalisation avilissante, mais d’individus

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rendus proches d’une énergie tellurique primitive qui assure leur sauvegarde. Sur un mode lyrique, dans une écriture qui ne prétend pas à l’ancrage énonciatif in situ, Erich Maria Remarque rend compte d’impressions similaires à celle qu’expriment Étienne Tanty et Henri Barbusse. x Pour rendre compte de la fureur guerrière dans laquelle le narrateur du Voyage au bout de la nuit se trouve plongé, Louis-Ferdinand Céline donne à cette longue phrase un rythme rapide et saccadé qu’il conjugue avec un système de distorsion syntaxique. En effet, une accumulation de plus de 25 mots et groupes de mots donne l’impression de multiplicité : les va-t-en-guerre fustigés par l’auteur semblent se multiplier et illustrer ainsi le constat de la phrase précédente (« perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux »). De surcroît, cette accumulation rapproche des termes que la syntaxe ne devrait pas associer. Ainsi, après une série composée de quatre groupes nominaux prépositionnels (« avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos »), un adjectif verbal, que son pluriel rend incongru, fait irruption (« hurlants »), rompant ainsi la régularité précédente. Le même système, proche de l’anacoluthe, se poursuit dans la suite de la phrase. Ces ruptures inattendues rendent compte de la violence et du désordre qui laissent le narrateur abasourdi. Le déchaînement paroxystique se répand au point de menacer le monde entier : « Allemagne, France et Continents ». S’ensuit un allongement des groupes nominaux qui renforce l’impression de dangerosité des meutes guerrières. La misanthropie de Céline ne manque pas de s’y exprimer, lorsqu’il ravale les hommes à un rang inférieur à celui des chiens : « plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! » La répétition ternaire du mot « chien », amplifiée par l’emploi d’adjectifs numéraux à portée hyperbolique, renforce ce tableau de l’humanité. y La planche de Tardi représente un soldat marchant seul dans une tranchée a priori déserte mais en réalité habitée par des morts. Les trois images qui la composent rappellent chacun des textes présentés dans le corpus. Tout d’abord, un sentiment de solitude se dégage fortement du dessin, en raison de la position excentrée du seul personnage vivant, qui avance en position défensive (son fusil est pointé vers l’avant), sans s’apercevoir de la présence d’un cadavre au-dessus de sa tête. Cette impression d’isolement d’un individu en perdition parcourt l’ensemble des textes du corpus : « J’avais une jambe engourdie, je frissonnais de froid » (Huysmans) ; « Je ne sais pas l’heure, je ne sais plus l’heure, je n’ai plus la notion du temps autrement que par le soleil et l’obscurité » (Tanty) ; « Les hommes, où sont les hommes ? » (Barbusse) ; « Pour personne, la terre n’a autant d’importance que pour le soldat. Lorsqu’il se presse contre elle longuement, avec violence, lorsqu’il enfonce profondément en elle son visage et ses membres, dans les affres mortelles du feu, elle est alors son unique amie, son frère, sa mère » (Remarque) ; « Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !… », « À présent j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… » (Céline). En outre, le graphisme de Tardi amplifie l’idée que la guerre isole et déshumanise. En effet, le visage du soldat vivant est dessiné de façon minimaliste : ses traits se réduisent aux taches noires des yeux et à une vague esquisse du nez. Quelques barres obliques suggèrent une barbe, à défaut de bouche. Le corps semble perdu sous un large manteau. L’être, sans regard et sans existence individuelle, se réduit donc à son attirail militaire (capote, casque, musette, fusil). Ainsi, comme dans le texte d’Étienne Tanty, l’équipement du combattant constitue tout son univers personnel : « Près de moi j’ai mon fusil, dont le quillon se transforme en portemanteau pour accrocher la musette et le bidon. » Contrairement à celui du rescapé, le visage du mort, dessiné en gros plan, est réaliste : l’œil ouvert semble regarder le survivant, tandis que la bouche s’apprêterait à lui parler. Cette confusion entre la vie et la mort, soulignée par les paroles transcrites dans les bulles (« j’pouvais pas savoir »), renvoie à l’atmosphère des témoignages de Barbusse et Remarque : « Peu à peu, on […] voit [les hommes]. Il y en a, non loin de nous, qui dorment affalés, enduits de boue des pieds à la tête, presque changés en choses » (Barbusse). L’ambiguïté du verbe dormir, qui peut évoquer par euphémisme la mort, souligne l’étrangeté angoissante des tranchées après le feu. Autour de l’homme dessiné par Tardi, les vestiges d’un cataclysme subsistent dans un paysage désolé. De même, dans les textes du corpus, le paysage qui s’offre au regard des soldats est sinistre et dévasté. La minéralité morte de la terre et des cailloux compose la partie naturelle du décor : « J’[…] aperçois [le ciel] par-dessus le remblai de terre et de cailloux de la tranchée, et mon sac me sert de fauteuil, mes genoux touchent la paroi pierreuse » (Tanty) ; « [le jour] vient peu à peu, glacé et sombre, sinistre, et se diffuse sur l’étendue livide », « au milieu de cette paralysie fantastique du monde » (Barbusse) ; « Terre, avec tes plis de terrain, tes trous et tes profondeurs où l’on peut s’aplatir et s’accroupir, ô terre, dans les convulsions de l’horreur, le

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déferlement de la destruction et le hurlement de mort des explosions » (Remarque). Dans la bande dessinée, les traces laissées par l’homme (barbelés, poteaux, marmite renversée, cadavres) suggèrent la brutalité dévastatrice des combats, telle que l’évoque Céline : « deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux », « une croisade apocalyptique ». Cette violence est renforcée, chez Tardi, par la crudité du langage qui renvoie aussi au Voyage au bout de la nuit. La fidélité à l’atmosphère exprimée dans leurs textes par des témoins de la Grande Guerre (à l’exception de Huysmans) est révélatrice d’une volonté du dessinateur. En effet, Tardi les a lus et s’en est inspiré, au point que certains extraits de leurs œuvres sont cités dans ce recueil consacré à la guerre des tranchées. Une filmographie et une bibliographie très complètes, situées à la fin de l’ouvrage, en témoignent.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Une atmosphère morbide se dégage des textes du corpus. Même la nouvelle de Huysmans, qui présente de manière ironique les coulisses de la guerre franco-allemande de 1870, sans témoigner de la violence des combats et du caractère désolé des champs de bataille, fait pénétrer les êtres dans un monde inquiétant, où tous les repères de la vie civile disparaissent : de nouvelles règles, peu compatibles avec les particularismes individuels, régissent désormais l’existence. Un sentiment de perdition s’ensuit, lié à l’impression d’une réification. Le registre fantastique exprime ce désarroi. En effet, le monde et les hommes prennent des allures fantasmagoriques : « il n’y avait pas une étoile, pas même un bout de lune, le ciel et la terre ne semblaient faire qu’un, et dans cette intensité d’un noir d’encre clignotaient comme des yeux de couleurs différentes des lanternes attachées à la tôle des disques. Le mécanicien jetait ses coups de sifflet, la machine fumait et vomissait sans relâche des flammèches », « le bureau du chef flamboyait comme un feu de forge dans la sombreur de la nuit » (Huysmans) ; « Je ne sais pas l’heure, je ne sais plus l’heure, je n’ai plus la notion du temps autrement que par le soleil et l’obscurité », « tout est blanc, la peau, le visage, les ongles, la capote, les cartouchières, les souliers » (Tanty) ; « la plaine plombée, avec ses miroirs d’eau ternis, a l’air de sortir non seulement de la nuit, mais de la mer », « nous nous sommes vus sous tous les aspects, depuis le commencement – et pourtant, nous ne nous reconnaissons plus » (Barbusse) ; « quand nous arrivons dans la zone où commence le front, nous sommes devenus des hommes-bêtes » (Remarque) ; « Le colonel, c’était donc un monstre ! », « je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique » (Céline). L’ambivalence du registre fantastique exprime le malaise d’une existence située désormais à la lisière de deux mondes : celui des morts et celui des vivants. Quelle que soit la période historique, la menace de la mort est présente, implicite dans la plupart des textes du corpus, explicite dans celui de Céline : « Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s’en trouvait comme habillés » ; « Le colonel, c’était donc un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! » ; « je n’osais plus remuer » ; « dès lors ma frousse devint panique ». Le narrateur, Ferdinand Bardamu, refuse de mourir dans une guerre dont il dénonce l’absurdité, au point qu’il finit par déserter. Huysmans se rapproche de Céline par son caractère individualiste et son refus du front, mais aussi par la sensation d’être embarqué dans un « voyage au bout de la nuit ».

Commentaire

Introduction Phrase d’approche Le récit d’Henri Barbusse, intitulé Le Feu, est présenté comme un roman. Pourtant, son sous-titre (Journal d’une escouade) lui confère le statut d’un témoignage. La posture du narrateur est en effet très particulière : il choisit de s’effacer pour privilégier le point de vue des soldats, afin de donner la parole à ceux qui en sont privés. Problématique Comment l’auteur réussit-il à concilier la posture d’un témoin et une écriture romanesque ?

1. Un témoignage réaliste A. L’énonciation • Emploi du présent d’énonciation. • Le récit semble rédigé in situ.

Réponses aux questions – 36

• Alternance des pronoms sujets « nous », « on », « je ». Le regard individuel ne prend pas le pas sur le point de vue collectif. B. Simplicité de la syntaxe et du vocabulaire • Phrases courtes. • Quasi-absence de propositions subordonnées (2 relatives, 1 conjonctive incomplète). • Présence du dialogue. C. Les détails concrets • « Ma capote m’étreint » • « une boursouflure à la ceinture, à la place de ses cartouchières » • « C’est une rangée immobile de masses grossières, de paquets placés côte à côte, dégoulinant d’eau et de boue, de la couleur du sol auquel ils sont mêlés »

2. Une atmosphère fantastique A. Un paysage de fin du monde • « L’inondation est universelle » • « le jour […] glacé et sombre, sinistre, […] se diffuse sur l’étendue livide » • « Le champ de bataille ne dort pas, il est mort » • « Les hommes, où sont les hommes ? » B. Une réification des hommes • « Il y a trois formes monstrueusement informes à côté de moi. L’une – c’est Paradis avec une extraordinaire carapace de boue » • « enduits de boue des pieds à la tête, presque changés en choses » • « recroquevillés et collés comme des escargots » • « une rangée immobile de masses grossières, de paquets placés côte à côte » • « On a des figures tellement lassées que ce ne sont plus des figures » C. Une métamorphose du monde • « La plaine plombée, avec ses miroirs d’eau ternis, a l’air de sortir non seulement de la nuit, mais de la mer » • « nous assistons à l’incroyable recommencement de la lumière » • « au milieu de cette paralysie fantastique du monde » • Description métaphorique du paysage : « l’étendue livide », « la plaine plombée », « ses miroirs d’eau », « des lignes d’eau laiteuse ».

Conclusion Henri Barbusse associe le réalisme d’un témoignage et une poétique de la simplicité. Il rend compte, en évitant tout commentaire explicite, d’expériences à la fois concrètes et métaphysiques : la rencontre de la mort, l’étonnement d’être encore en vie. Cette simplicité travaillée donne à son récit une aura poétique.

Dissertation

Introduction En matière de guerre, la tradition littéraire est indissociable de l’histoire des faits et des mentalités. En effet, les abominations des XVIe et XVIIe siècles marquent un tournant décisif, mettant fin à l’exaltation épique. Aussi faut-il se demander de quelle violence guerrière la littérature tente de témoigner : de celle qui galvanise et que l’on célèbre ou de celle qui sidère et désespère ? Ces optiques successives étant inverses, il conviendra de s’interroger sur les procédés formels qu’elles privilégient.

1. Expression cathartique de la violence L’écriture favorise les hyperboles, le fracas, les couleurs, les métaphores, les figures d’opposition, les exclamations. A. La violence se fait spectacle • Eschyle, Les Perses : le traditionnel messager raconte à la reine, mère de Xerxès, les combats dans toute leur violence, avec force détails. L’abondance des exclamations, la précision des notations visuelles, le contraste des couleurs et l’emploi récurrent de nombres hyperboliques correspondent à ce qui deviendra l’esthétique des films à grand spectacle : la guerre est vue comme un ensemble chorégraphique. La parole au théâtre se substitue de façon très efficace au spectacle (cf. Aristote, Art poétique).

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• Hugo, Les Misérables (Waterloo) : le point de vue omniscient du narrateur, souvent proche du regard de ceux qui la dirigent, donne de la guerre une vision d’ensemble, créant ainsi l’impression d’un spectacle total. Le tableau est à la fois visuel, mouvant et sonore. Observée de loin, la bataille impressionne le spectateur sans l’émouvoir. L’humain disparaît dans la masse colorée et mouvante, étonnante, voire admirable. B. La violence est présentée comme un mal nécessaire • Les auteurs se font lyriques : hyperboles et exclamations se conjuguent pour exalter la puissance cathartique de la guerre. • Hugo, Quatrevingt-treize : le combat, dans toute sa barbarie, permet l’éclosion des consciences (« En même temps que le combat terrestre, il y avait eu un combat céleste. Le combat du Bien et du Mal. […] Spectacle utile ; conseil ; leçon ; les combattants frénétiques de la guerre sans merci avaient soudainement vu, […] au-dessus de l’énorme légion des crimes, se dresser cette toute-puissance, l’innocence. […] Ce combat avait eu pour arène une conscience »). La guerre est l’expression nécessaire des conflits universels et contribue à les résoudre. • Zola, La Débâcle : pour lui, la guerre régénère l’humanité (« Ah ! Quelle mort, sous l’effondrement de tout un monde ! […] Le pauvre être s’en était allé, affamé de justice, dans la suprême convulsion du grand rêve noir qu’il avait fait, cette grandiose et monstrueuse conception de la vieille société détruite, de Paris brûlé, du champ retourné et purifié, pour qu’il y poussât l’idylle d’un nouvel âge d’or »). La fonction purificatrice de la guerre la justifie, malgré les sacrifices subis ou consentis. C. L’esthétique et l’éthique de la violence se rejoignent : valeur morale de la guerre L’Iliade et La Chanson de Roland : dans ces deux épopées, la guerre est associée à la grandeur physique et morale. Chez Homère, les dieux eux-mêmes y prennent part : ils guident souvent le bras des belligérants. Le consentement à la violence et le don de soi constituent un gage de bravoure et sont constitutifs de la nature héroïque. Le poète ne lésine pas sur les détails sanglants, qui donnent à voir la crudité des combats.

2. L’indicible de la violence guerrière : la violence qui sidère La focalisation interne (explicite ou déguisée) est un vecteur nécessaire. A. La guerre montrée de l’intérieur • La guerre n’est plus regardée de loin : Stendhal, La Chartreuse de Parme. • Le point de vue interne du simple soldat est adopté, une grande place est accordée aux dialogues : Barbusse, Le Feu ; Malraux, L’Espoir. B. La détresse physique et la solitude Le soldat en perdition est livré à lui-même dans un univers déshumanisé, dont il ne perçoit pas la cohérence : Mirbeau, Le Calvaire ; Zola, La Débâcle ; Barbusse, Le Feu ; Céline, Voyage au bout de la nuit. C. Peu de place accordée au commentaire • La narration et la description prennent le dessus. • L’écriture est crue et souvent distanciée : précision clinique du langage. • Les figures privilégiées (chez Céline en particulier) sont les accumulations. • La peinture objective de la réalité exprime l’horreur : Dorgelès, Les Croix de bois.

Conclusion En se dépouillant de ses effets les plus emphatiques et esthétisants, la littérature tend à se rapprocher, par le biais d’une écriture réaliste, du point de vue de ceux qui sont véritablement livrés à la violence guerrière. Ainsi un certain recul est-il nécessaire pour exprimer une violence et une détresse, qui, a priori, pourraient sembler indicibles. Le point de vue interne, qui permet d’exprimer la violence sans ostentation, est aussi le meilleur moyen d’éviter le spectaculaire. En effet, le soldat pris dans la mêlée ou terré dans les tranchées n’assiste pas au spectacle de la guerre. C’est d’ailleurs ce plaisir voyeuriste que dénonce, par le biais de l’ironie, Voltaire (Candide). On notera que la peinture peine à adopter un point de vue interne : dans les toiles d’Édouard Detaille (1848-1912) ou d’Alphonse de Neuville (1835-1885), la distance prise avec le champ de bataille édulcore la violence, malgré la précision et l’abondance des détails sanglants.

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Écriture d’invention L’argumentation prendra appui principalement, comme le suggère le sujet, sur l’expérience vécue. On évitera le lyrisme et les effets oratoires : – L’homme, terré dans les tranchées, est réifié et animalisé : narration d’un moment vécu (sommeil, réveil, épuisement, peur…). – Il n’a aucune prise sur la réalité. L’univers se déréalise : description du décor désolé, perte des repères spatiaux et temporels. – Il n’y a pas de beauté de la bataille, pas d’héroïsme. Seules la détresse, les privations quotidiennes, la solitude, l’omniprésence de la mort accompagnent le soldat. Partie plus argumentative : le témoin s’insurge contre les mensonges de la propagande qui voient de l’héroïsme là où règnent la détresse et le sauve-qui-peut.

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C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S

◆ Illustration pour le drame lyrique L’Attaque du moulin d’après Émile Zola (p. 51) Le compositeur Alfred Bruneau (1857-1934) est à la fois compositeur et critique musical. Il présente à l’Opéra-Comique des drames lyriques inspirés des romans d’Émile Zola, auquel le lie une solide amitié : Le Rêve en 1891, puis L’Attaque du moulin en 1893, dont l’action est transposée sous la Révolution. En 1896, Zola rédige le texte de Messidor créé à l’Opéra de Paris. Les deux hommes, cherchant à transposer musicalement l’esthétique naturaliste, privilégient les personnages populaires présentés en costumes de ville et préfèrent le parlé-chanté et la prose à l’alexandrin.

L’œuvre et sa relation avec la nouvelle de Zola La gravure met en relief le rôle de Françoise. La partie supérieure montre des scènes de vie villageoise. Les civils y sont seuls présents. Sur la gauche, une femme semble délivrer un message effarant. Sur la droite, le tambour, entouré d’hommes et de femmes, fait une annonce apparemment importante. À ses côtés, une femme, vêtue avec simplicité (corsage, jupe, tablier), l’écoute attentivement. Il pourrait s’agir de celle qui lève les bras sur la vignette de gauche. Quoi qu’il en soit, les civils et en particulier les femmes sont mis en avant – ce qui correspond à la volonté commune de Bruneau et de Zola de transposer à l’opéra les thèmes chers au naturalisme. La scène principale, qui occupe toute la partie médiane du tableau, accorde une place centrale à Françoise. Les bras levés, le visage dans les mains, elle paraît affolée. Un homme en tenue civile, mais armé d’un fusil (sans doute Dominique), court à sa rencontre. Les soldats sont relégués à l’arrière-plan de la scène. La partie inférieure souligne la présence de plus en plus envahissante des soldats qui investissent le moulin, tandis que les figures féminines et civiles s’estompent (Françoise, sur la droite, pleure dans les bras d’un homme en tenue civile : vraisemblablement son père). Sur la vignette de gauche, les militaires se tiennent debout autour du cadavre d’un homme abattu. Françoise n’est plus là. Ainsi, la construction en « bande dessinée » offre un résumé de l’argument du drame lyrique. Les thèmes essentiels sont représentés : irruption de la guerre dans un village paisible, confrontation des valeurs civiles et militaires, mise à l’écart et désarroi des femmes.

Travaux proposés – Quelle est la place des femmes dans cette illustration ? Correspond-elle à la place que leur accorde Zola dans sa nouvelle ? – En quoi cette illustration laisse-t-elle à penser qu’il s’agit d’un drame lyrique ? Quels éléments évoquent les registres lyrique et dramatique ? – Cette gravure rend-elle compte fidèlement des thématiques essentielles de la nouvelle de Zola ?

◆ Alphonse de Neuville, Le Cimetière de Saint-Privat (p. 59) L’auteur Alphonse Marie de Neuville, né à Saint-Omer le 31 mai 1835, fut l’élève du peintre d’Histoire François-Édouard Picot (1786-1868) et d’Eugène Delacroix (1798-1863). Il débuta au Salon de 1859 avec une scène de bataille, puis devint l’illustrateur des Trois Mousquetaires chez l’éditeur Calmann-Lévy. Par la suite, il travailla régulièrement pour la revue Le Tour du monde et l’éditeur Jules Hetzel. Il mourut le 18 mai 1885 à Paris.

L’œuvre Comme le montre Jean-François Lecaillon (« Représentation de la guerre [1870] et construction de la mémoire »), la scène de combat, au centre du tableau (aujourd’hui exposé au musée d’Orsay, à Paris), est mise en relief par les murs du cimetière qui l’encadrent, empêchant ainsi toute échappatoire pour les soldats. L’assaut, donné sur la droite et sur la gauche, accentue cette impression. Malgré le désastre, les Français continuent de combattre : un coup de feu est tiré à bout portant sur l’un d’eux (au centre), tandis que, debout contre le mur du fond, quatre soldats affrontent la mort, la tête haute.

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À l’arrière-plan, plusieurs maisons en feu contrastent avec un ciel largement obscurci par la fumée. La teinte des « pantalons rouges » répond à cette coloration, tandis que le haut de l’uniforme fait écho à la noirceur qui envahit la partie supérieure du tableau. Ainsi, les dominantes sombres confèrent au tableau une tonalité plus triste que violente. En effet, malgré la présence de la couleur rouge, le sang n’est pas visible, les blessures ne sont pas apparentes. Finalement, malgré les détails réalistes, cette scène de bataille ne suscite pas un sentiment d’horreur. Destinée à mettre en valeur la dignité des soldats vaincus, elle théâtralise cet épisode désastreux sans insister sur la violence de la guerre.

Relations avec la nouvelle de Zola Se reporter à la réponse à la question 4 (p. 10).

Travaux proposés – Quels éléments confèrent à ce tableau un certain réalisme ? – Cette représentation de la guerre rend-elle compte de la violence des combats ? – En quoi la composition du tableau dramatise-t-elle cette scène de bataille ?

◆ Caricature d’Émile Zola par Gill (p. 81) L’auteur Louis-Alexandre Gosset de Guines (1840-1885) se rend célèbre sous le pseudonyme d’André Gill. Sous le Second Empire, il est le caricaturiste attitré du journal satirique et combatif La Lune (rebaptisé L’Éclipse en 1868 en raison de la censure). Il travaille également pour Le Charivari et La Rue de Jules Vallès. Toutes les célébrités de l’époque sont croquées par Gill, qu’elles appartiennent au monde de la musique, de la littérature, de la peinture, de la justice ou encore de la politique. En 1868, le caricaturiste est condamné pour avoir dessiné une citrouille dans laquelle les magistrats voient un juge ! Il subit de nombreux procès dans les années 1870. En avril, il rejoint une fédération « pour l’indépendance et la dignité des artistes » constituée par Gustave Courbet. Gill assume alors la charge éphémère de conservateur du Luxembourg, jusqu’à la chute de la Commune. À partir de 1871, il se plaît à multiplier les portraits-charges d’Adolphe Thiers mais finit par se brouiller avec les anciens communards, dont Jules Vallès, et par se rapprocher de la bohème artistique de Paris. Devenu également chansonnier, il fréquente le Cabaret des assassins. Lorsque la liberté de la presse est proclamée (1881), Gill entre à l’hôpital psychiatrique de Charenton, où il meurt en 1885.

L’œuvre et sa relation avec les textes Pour la description analytique de l’image, se reporter à la réponse à la question 4 (p. 20). Le contraste entre le grossissement ou le rétrécissement de certains éléments contribue à faire de ce dessin une caricature de Zola, mais aussi et surtout du naturalisme. En effet, tout ce qui concerne l’intellect est démesuré, à commencer par la « tête pensante » de l’écrivain. De même, la plume est disproportionnée, tandis que les livres tiennent lieu de siège au personnage. Cet individu qui souhaite décrire la nature des choses au plus près semble donc vivre dans un univers bien loin des réalités. D’ailleurs, la taille minuscule du spécimen observé montre que le naturaliste, croyant le voir de près, en est de fait éloigné.

Travaux proposés – Quels procédés graphiques contribuent à faire de ce dessin une caricature ? – En quoi ce dessin constitue-t-il une caricature du naturalisme ? – En vous inspirant de cette caricature, rédigez un texte qui blâme le naturalisme.

◆ Toulouse-Lautrec, Femme assise sur un divan (p. 83) L’auteur Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) est le descendant d’une vieille famille aristocratique albigeoise. Suite à deux fractures aux jambes (en 1878 et 1879), sa croissance est stoppée net ; il en reste infirme et anormalement petit. Toulouse-Lautrec débute, sous l’égide du peintre animalier René Princeteau, en peignant des tableaux hippiques et militaires. À partir de 1882, il travaille dans les ateliers de Léon Bonnat et de Fernand Cormon et se lie d’amitié avec Émile Bernard et Vincent Van Gogh. Installé à Montmartre, il fréquente les cafés-concerts et les théâtres et se rend célèbre en illustrant les chansons d’Aristide Bruant.

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Profondément indépendant, Lautrec met l’accent sur le trait et marque fortement les figures et les corps. À partir de 1891, il produit une série d’affiches pour le Moulin rouge, immortalisant les chanteuses (Yvette Guilbert) et les danseuses de cancan (la Goulue). Il aime aussi à représenter les prostituées dont il partage le quotidien. Après plusieurs crises de delirium tremens dues à un excès d’alcool et notamment d’absinthe, il meurt à l’âge de 37 ans. L’essentiel de son œuvre est exposé au musée d’Albi.

L’œuvre Installé dans la luxueuse maison close de la rue des Moulins, le peintre est souvent l’ami et le confident, quelquefois l’amant, de ses modèles. Le regard qu’il porte sur elles est à la fois cru et bienveillant. Ici, une jeune femme est assise au bord d’un lit, presque nue. Elle ne porte que ses bas et ses chaussures, attributs essentiels des prostituées. Il s’agit de Marie Charlet, danseuse et prostituée, qui fut un temps la maîtresse du peintre. La tête penchée, le menton appuyé sur la main gauche, la jeune femme est pensive. Les yeux au sol, elle paraît attendre l’arrivée d’un client, humble et docile, pudique malgré sa nudité. La chambre est nue, le mur blafard ; le lit occupe l’espace, signifiant par métonymie pour le spectateur l’univers réduit de ce personnage. Quant à elle, son regard et ses pensées semblent ailleurs. Une tête de lion sur la couverture orangée évoque, peut-être, le rêve d’un monde plus exotique. Cette œuvre est révélatrice de la condition des prostituées au XIXe siècle et de l’ambivalence du regard porté sur elles par les hommes et par toute une société.

Travaux proposés – Comparez cette jeune femme avec les prostituées évoquées dans le recueil (Maupassant, Huysmans). – Quel regard le peintre porte-t-il sur son modèle ? – Que dit cette image sur la condition des prostituées au XIXe siècle ?

◆ Illustration de Pierre Georges Jeanniot pour Boule de suif (p. 128) L’auteur Pierre Georges Jeanniot, né en 1848 à Genève de parents français, est décédé en France en 1934. Il fut peintre, dessinateur, aquarelliste et graveur. En 1881, alors qu’il était sur le point de devenir commandant, il démissionna de son état militaire et se consacra exclusivement à la peinture. À Paris, il se lia d’amitié avec nombre d’artistes dont Manet et Degas, qu’il considérait comme un maître. Pierre Georges Jeanniot a illustré un grand nombre de manuscrits, parmi lesquels les Contes de Maupassant.

L’œuvre et sa relation avec la nouvelle de Maupassant Boule de suif, au premier plan, est vêtue de noir, comme en deuil. Son embonpoint est perceptible, mais aussi une certaine aisance : ses vêtements semblent épais, assez luxueux et confortables – la jeune femme peut passer pour une courtisane à la mode, sans doute entretenue. Tous les personnages s’affairent autour de la diligence, sans prendre garde à sa présence, à moins que ce ne soit elle qui se tienne à l’écart. À sa droite, une femme, couverte d’un châle et vêtue en bonne ménagère, sans doute choquée par la tenue trop élégante de Boule de suif, lui tourne le dos. Ainsi la marginalité et l’isolement de la jeune femme, mais aussi son importance sont soulignés par le dessinateur.

Travaux proposés – Quels thèmes de la nouvelle de Maupassant cette couverture met-elle en avant ? Lesquels néglige-t-elle ? Pour quelles raisons, selon vous ? – En quoi cette couverture fonctionne-t-elle comme l’incipit de la nouvelle ?

◆ Portrait d’Émile Zola par Édouard Manet (p. 164) L’auteur Édouard Manet est né le 23 janvier 1832 à Paris. Plutôt que de faire des études de droit selon le vœu de son père (chef du personnel au ministère de la Justice), Manet se consacre à la peinture. Il entre, pour une durée de six années, à l’atelier du peintre académique Thomas Couture, mais il ne s’entend pas avec son maître et critique la peinture d’Histoire. Il quitte l’atelier après avoir montré à Couture une toile que ce dernier dénigre vivement : Le Buveur d’absinthe. Manet fréquente alors d’autres artistes (Baudelaire, Zola, Nadar, Fantin-Latour, Degas, Monet, Pissarro…). En 1867, ses œuvres sont refusées à l’Exposition Universelle. Zola prend alors la défense de son ami dans le journal L’Événement.

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En 1870, engagé dans la Garde nationale, il passe sous les ordres d’un peintre militaire, le colonel Ernest Meissonier (1815-1891), dont les conceptions artistiques sont aux antipodes des siennes. Après la guerre, Manet vend de nombreuses toiles, en dépit de l’hostilité des tenants de l’académisme. Le Déjeuner sur l’herbe et Olympia (1863) font de lui l’un des pères de l’impressionnisme. Les portes des salons lui resteront fermées jusqu’en 1880. En 1883, atteint de la gangrène, il est amputé de la jambe gauche. Il décède le 30 avril.

L’œuvre En 1868, Manet, reconnaissant envers Zola qui soutient activement son œuvre, réalise cette toile. Exposée au Salon de Paris de la même année (aujourd’hui au musée d’Orsay), elle révèle l’amitié qui unit les deux artistes : sur une reproduction d’Olympia accrochée au mur, le regard de Victorine Meurent (modèle favori du peintre, elle est aussi, entre autres, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe) a été légèrement modifié pour se diriger vers Zola. Sur le bureau on aperçoit, parmi les ouvrages de l’écrivain disposés en éventail, une brochure bleu ciel : il s’agit de l’ouvrage rédigé par Zola pour défendre Manet. La droiture du corps, de la tête et du regard souligne la prestance du personnage. Zola est présenté comme un homme de goût, travailleur (il est assis à sa table de travail, chargée de documents), amoureux de peinture et de littérature. Pensif, il tient un livre ouvert auquel il semble réfléchir : il s’agit de L’Histoire des peintres de Charles Blanc. Pourtant, l’auteur des Rougon-Macquart finit par rompre tout contact avec Manet, dont le style impressionniste lui semble de plus en plus éloigné de sa propre conception du réalisme.

Travaux proposés – Comparez le Portrait d’Émile Zola par Manet avec la caricature de Gill. En un développement ordonné, faites la synthèse de ces deux visions. – En vous inspirant du Portrait d’Émile Zola par Manet, rédigez l’éloge d’Émile Zola.

◆ Édouard Detaille, Le Rêve (p. 175) L’auteur Jean-Baptiste Édouard Detaille, peintre officiel des batailles, est né à Paris le 5 octobre 1848 dans une famille qui compte de nombreux militaires. Formé dans l’atelier d’Ernest Meissonier, il expose sa première toile en 1867. En 1870, Detaille s’engage et participe aux combats des environs de Paris. Il observe ainsi les régiments dans le feu de l’action. Cette expérience lui inspire de nombreuses toiles. Pour parfaire ses reconstitutions, il rassemble une importante documentation, notamment des photographies. Le Rêve est présenté au Salon de 1888 : son auteur est médaillé et le tableau acheté par l’État qui le présente à l’Exposition Universelle de 1889. Detaille meurt à Paris le 2 décembre 1912.

L’œuvre Aujourd’hui exposé au musée d’Orsay, Le Rêve est un tableau singulier dans l’œuvre de Detaille, en raison de son caractère fantastique. Des soldats, bivouaquant en rase campagne, font un rêve collectif : dans une nuée rose et bleue illuminée par le lever d’un soleil tamisé, l’armée des victoires napoléoniennes surgit. Cette aurore symbolise l’espoir d’une consolation à venir. La représentation détaillée des soldats et du campement, dans la partie inférieure du tableau, contraste avec la légèreté vaporeuse du ciel : les hommes endormis sont représentés avec réalisme. Accablés par un sommeil pesant, ils sont affalés sur la terre, vêtus de leurs uniformes et encore tout armés. Au premier plan, un chien est couché à la tête de son maître. La plaine déserte deviendra bientôt un champ de bataille, comme le laissent deviner les fusils soigneusement rangés en faisceaux : formant une ligne de fuite, ils séparent la terre du ciel et la réalité du rêve. La terre, bien présente dans ce tableau, n’a pas la lourdeur évoquée dans les textes du corpus (pp. 167-175). Comme dans les tableaux d’Alphonse de Neuville, les détails associés à une vision collective déréalisent la guerre et en estompent la rudesse. Les textes de Céline, de Barbusse ou de Huysmans, au contraire, insistent sur la détresse des individus.

Travaux proposés – Comparez le réalisme des textes du corpus et celui des tableaux de Detaille et de Neuville. – Ce tableau vous semble-t-il véhiculer un message nostalgique ou revanchard ?

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B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E

◆ Le naturalisme – Georges Bafaro, Le Roman réaliste et naturaliste, coll. « Thèmes et Études », Ellipses, 1995. – Yves Chevrel, Le Naturalisme, étude d’un mouvement littéraire international, PUF, 1982. – Le Naturalisme, Colloque de Cerisy, coll. « 10-18 », UGE, 1978.

◆ Récits et témoignages sur la guerre franco-allemande – David Baguley, « L’envers de la guerre : Les Soirées de Médan et le mode ironique », dans The French Forum, VII, n° 3 (pp. 235-244), 1982. – Theodor Fontane, Souvenirs d’un prisonnier de guerre allemand en 1870, Paris, 1892. – Jules et Edmond de Goncourt, Journal, tome II, 1864-1878. – Paul Margueritte, Une époque (I.« Le Désastre » ; II. « Les Tronçons du glaive » ; III. « Les Braves Gens » ; IV. « La Commune »), 1885. – George Sand, « Journal de guerre (juillet 1870-mars 1871) », in Revue de Paris, 1915.