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En partenariat avec le CFCPH de l’AP-HP
MASTER 1 DE PHILOSOPHIE PRATIQUE
Où as-tu mis mon moi ?
La lutte pour la reconnaissance du conjoint dans la Maladie
d’Alzheimer
Natacha Mérilhou
Directeurs de mémoire : E. Fiat, B. Quentin
Septembre 2014
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En partenariat avec le CFCPH de l’AP-HP
MASTER 1 DE PHILOSOPHIE PRATIQUE
Où as-tu mis mon moi ?
La lutte pour la reconnaissance du conjoint dans la Maladie
d’Alzheimer
Natacha Mérilhou
Directeurs de mémoire : E. Fiat, B. Quentin
Septembre 2014
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SOMMAIRE
Introduction. ............................................................................................................................... 2
CHAPITRE PREMIER : Comment peut naître un trouble de reconnaissance au sein d’un couple avec la maladie d’Alzheimer ?.................................... Erreur ! Signet non défini.
Les troubles de la personne malade Alzheimer.................... Erreur ! Signet non défini.
Une méconnaissance réciproque...................................................................................... 5
CHAPITRE II : La notion de reconnaissance ............................................................................ 7
La réciprocité, un témoin de reconnaissance. .................................................................. 7
La méconnaissance réciproque entraîne une désidentification........................................ 9
La méprise dans le couple avec la maladie d’Alzheimer............................................... 10
La lutte pour la reconnaissance du conjoint : « où as-tu mis mon moi ? ».................... 12
CHAPITRE III : La lutte pour la reconnaissance du conjoint : un aimant aidant ................... 14
La reconnaissance mutuelle dans l’amour ..................................................................... 14
La lutte pour la reconnaissance s’instaure avec l’aide du conjoint envers l’autre .................................................................................................................................... 16
CHAPITRE IV : Le changement de regard opéré dans la considération du couple dans la maladie d’Alzheimer et le rôle du professionnel de santé ........................................... 18
L’acompagnement professionnel : un soignant n’est pas exempt de méprise et d’emprise .............................................................................................................................. 18
« Les aidants naturels à l’heure du deuil blanc » ou le deuil technicisé dans la fonction d’aidant ................................................................................................................... 23
Des aidants aimants ....................................................................................................... 28
CHAPITRE V : Le rôle du professionnel dans le croisement de regard d’un couple avec la maladie d’Alzheimer........................................................................................................................31
Discussion. ............................................................................................................................... 37
Annexes.................................................................................................................................... 39
Bibliographie............................................................................................................................ 41
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Introduction
L’accompagnement soignant d’une personne malade Alzheimer au domicile
découvre la difficulté de l’entourage à interagir avec la personne malade. En effet, les
activités en ergothérapie s’axent sur la vie quotidienne et mettent en évidence les
différentes fonctions et les rôles dans la famille.
Quand, il s’agit d’un couple de personnes âgées, le conjoint est entièrement
intégré dans l’accompagnement car il est l’environnement de la personne malade.
Cependant, le conjoint peut être parfois considéré comme un frein à la
participation sociale de la personne malade. Nous rencontrons des situations
professionnelles où la personne malade est ignorée par le conjoint ou effacée par un
comportement surinvesti du conjoint. Celui-ci est reconnu et se reconnaît dans
l’appellation « d’aidants naturels », or il ne nous est parfois pas très aidant.
Au lieu d’orienter le conjoint dans le soin qui nous semblerait approprié, nous
pouvons questionner la relation du couple à travers notre connaissance de la maladie
d’Alzheimer. En effet, le diagnostic de maladie d’Alzheimer est posé par plusieurs
symptômes dont le désinvestissement social et relationnel (DSM IV). Ainsi, le
conjoint est aussi concerné par cette modification relationnelle. Est-il lui aussi
victime de ce désinvestissement ?
Au contraire, il n’en parait rien dans l’appellation d’aidant, dont les
représentations sociales véhiculent le fatalisme d’un devoir familial, axé sur un
maintien à domicile qui devient pour le conjoint un fardeau. La charte européenne de
l’aidant familial de l’organisation non gouvernementale Coface-Handicap revendique
dans l’article 6 une reconnaissance juridique du statut officiel d’aidant (2007).
Mais la fonction du conjoint se confine-t-elle à être aidant ? Non car il serait
alors soignant. Or, les différences qui séparent le professionnel de santé et le
conjoint, c’est que le soignant rencontre la personne malade et partage un échange
pour la première fois. Alors que le professionnel évalue la restriction de participation
sociale par des tests, le conjoint l’observe et le vit au quotidien. De même que le
soignant connaît la maladie, le conjoint connaît la personne qu’il a toujours côtoyée
mais ne la reconnaît pas dans cette maladie. D’où les difficultés d’interaction, car lui-
même est touché par les troubles de reconnaissances : parfois la personne malade ne
le reconnaît plus. Mais peut-on enlever la place d’aidant au conjoint ?
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Au contraire, c’est pour lui le moyen de trouver un échange avec l’autre, qui
justifie sa place auprès de lui. Ainsi, nous ne faisons pas face à un conjoint-obstacle,
mais à un conjoint déboussolé, en recherche de reconnaissance. Comment répondre à
ses attentes dans une philosophie de soin ?
Ricoeur introduit la notion d’identité dans la quête de reconnaissance : « n’est-
ce pas dans mon identité, que je demande à être reconnu ? »1. Il n’est plus question
pour le soignant de devenir un technicien du soin qui apparente le conjoint à la
béquille de la personne malade. Au-delà, le conjoint est le témoin d’une histoire de
vie commune qu’il peut encore faire vivre. Quand l’autrefois permet de donner du
sens à aujourd’hui, le soignant n’est plus que le miroir d’une mémoire collective,
dans lequel le couple peut se reconnaître mutuellement.
1. Ricoeur P., Parcours de la reconnaissance, Paris, Gallimard, 2013, p. 13.
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CHAPITRE PREMIER
Comment peut naître un trouble de reconnaissance au sein d’un couple
avec la maladie d’Alzheimer ?
La peur exprimée par la famille de manière fréquente dans mes entretiens
semble être celle de la non reconnaissance de l’être aimé envers ses proches : « Il ne
nous reconnaîtra plus ! ». Leur réaction met en valeur le lien qui les unit à cette
personne ainsi qu’une appréhension. Celui-ci va être tout d’un coup distendu par la
maladie d’Alzheimer. Comment interpréter ces éléments au sein du couple ?
Ainsi, nous allons développer en première intention les difficultés dans la
maladie d’Alzheimer. Puis, nous nous disposerons à comprendre l’impact de ces
troubles en recherchant dans la relation de la personne malade et de son époux, ce
qui s’associe à la notion de reconnaissance.
Les troubles de la personne malade Alzheimer
Troubles gnosiques
Gnosie est un mot latin qui se traduit par connaissance. L’ajout du préfixe « a »
quand s’installent les troubles de la maladie d’Alzheimer bascule la traduction
française par ignorance.
L’agnosie en générale se déclare dans les objets, les outils que la personne ne
peut plus définir. Cette agnosie entraîne un défaut d’appartenance avec tout ce qui
n’est pas reconnu : « ce n’est pas ma maison », « ce ne sont pas mes vêtements ».
Elle peut aussi apparaître dans la non reconnaissance des personnes, connu sous le
nom de prosopagnosie. Il est donc fréquent d’entendre : « ce n’est pas ma femme »
ou « ce n’est pas mon mari ». De même, la personne peut ne pas se reconnaître dans
le miroir, ou ne pas reconnaître la jambe qui lui appartient, ce qui se traduit par une
auto-topo-agnosie. La maladie dont est atteinte la personne peut elle-même être
ignorée par le malade, ce qui se nomme l’anosognosie.
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Troubles mnésiques
Mais cet élément peut aussi être du aux troubles mnésiques qui font oublier à la
personne qu’elle oublie. Ces troubles de mémoire peuvent aussi être à l’origine des
« plongeons rétrogrades » : la personne est incontestablement en train de vivre le
quotidien de son enfance et n’a plus les repères du présent, mais de son passé. Elle ne
peut alors reconnaître son nom de mariée, le décès d’un proche, ou la présence d’une
enfant qu’elle n’a pas encore eue.
Selon une étude exploratoire constructiviste de 20122 sur vingt aidants dont
seize conjoints, les troubles de reconnaissance de la personne malade modifient
significativement la relation avec son partenaire. Ces résultats nous invite à étendre
le problème de reconnaissance à l’échelle du couple.
Une méconnaissance réciproque
En effet, il n’y a pas que la personne malade qui éprouve des difficultés à
reconnaître ce qui lui appartient. L’époux est aussi confronté à ces troubles qui
parasitent la reconnaissance de son conjoint. Là où la personne malade aimait aller
fréquemment, l’époux rencontre alors son refus, les activités qu’ils partageaient
ensemble semblent difficilement réalisables, enfin, le courage qu’elle admirait tant
chez son conjoint s’est tari. Le conjoint est face à une personne qui se perd dans le
temps, oubliant leurs années de vie commune et le nom de leurs enfants. De même, il
existe des comportements de la personne malade que le conjoint ne s’explique pas,
comme le fait de croire qu’il y ait un inconnu dans la chambre alors que ce n’est que
son reflet dans la glace. Ainsi, les troubles particuliers entraînés par la maladie
d’Alzheimer font attribuer à la personne malade des attitudes méconnaissables pour
le conjoint.
De plus, le conjoint ne se reconnaît pas dans cette nouvelle vie commune. En
effet, leur quotidien comportait des habitudes et des repères adoptés depuis
longtemps, que le conjoint ne retrouve plus.
2. Ethier S., Boire Lavigne A-M., Garon S., « la dyade aidant-aidé atteint d’Alzheimer : entre asymétrie et sentiment de réciprocité », in Gérontologie et Société, n°144, mars 2013, p. 125.
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Les exemples précédents font apparaître la méconnaissance mutuelle dans le
couple. De ce fait, les troubles de la maladie et l’évolution de la relation de couple
peuvent s’approcher à travers l’histoire d’une reconnaissance mutuelle.
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CHAPITRE II
La notion de reconnaissance
La reconnaissance mutuelle semble en même temps être une preuve objective
de la relation, car elle est reconnue par autrui, et un témoignage subjectif d’un soi-
même qui se sent confirmé dans ce lien. L’absence de reconnaissance détruit la
preuve d’une réciprocité. Le couple, privé de cet échange, pourrait ne plus pouvoir
s’identifier aux liens qui l’unissent.
La réciprocité, un témoin de la reconnaissance
Aristote aborde l’amitié ou l’amour, en considérant les vertus et les motifs
motivés par chaque personne. Il retient cependant une notion commune qu’il
dénomme la bienveillance réciproque. Selon lui, la bienveillance est le souci de
l’autre, cependant elle n’induit pas directement une amitié, car si l’un peut souhaiter
le bonheur de l’autre, ce dernier peut ne pas être dans les mêmes dispositions : « on
ne peut être amis avant que chacun n’apparaissent à l’autre digne d’être aimé et n’ait
gagné sa confiance »3. De ce fait, l’amitié nécessite une réciprocité qui est, dans
l’exemple suivant, la bienveillance. Cependant, donner de l’amour en retour n’est pas
suffisant si cela reste secret. Pour reconnaître l’amitié qui les lie, les deux personnes
ne peuvent ignorer leur souci commun de l’un envers l’autre, leur mutuelle
bienveillance. Ceci implique une connaissance de réciprocité dans l’amitié.
D’autres éléments sont marqueurs d’une réciprocité, sans lesquels l’équilibre
est rompu. Je donnerai l’exemple d’un couple de personnes âgées que j’ai rencontré
en tant qu’ergothérapeute. En effet, il était par exemple impossible pour une épouse,
Mme G., de se séparer de son mari une demi-journée dans le cadre d’un accueil de
jour, alors même qu’elle était épuisée. Cependant, elle m’expliquait son refus pour la
raison suivante : « Je suis un repère pour lui, et il est un repère pour moi ». En
superposant les paroles d’Aristote aux siennes, nous remarquons que l’épouse
3. Aristote, Ethique à Nicomaque, Malesherbes, Flammarion, 2004, p. 413.
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recherche la même marque de réciprocité dans son couple qu’Aristote, à travers le
repère. De même, la seule façon de prendre connaissance de cette réciprocité était
que son mari soit sans cesse à ses côtés.
Les marques de bienveillance, les marques de repères sont des témoins d’une
réciprocité et d’une reconnaissance que nous retrouvons dans la notion de « mémoire
collective » abordée par Halbwachs4. Prenant lui aussi l’exemple de l’amitié, c’est
par le biais d’une représentation commune avec un autre, l’ami, que nous arrivons à
reconnaître un souvenir avec une plus grande exactitude alors même que ce souvenir
nous appartient aussi individuellement. De même qu’une bienveillance mutuelle, les
retrouvailles d’anciennes amitiés reposent sur la remémoration de souvenirs
communs afin de ressentir une appartenance au groupe par un même témoignage.
Ainsi, le souvenir est dépendant d’autrui, il existe par autrui, ce qui fait de lui une
marque de reconnaissance envers autrui. De ce fait, pour Ricoeur, si la mémoire est
un témoin de la reconnaissance d’autrui à travers le temps, l’oubli en est la méprise5.
Par exemple, la personne malade ne se souvenant plus de la date d’anniversaire du
conjoint, ce dernier peut mal l’interpréter et en déduire : « je suis moins important
pour elle ».
Sans pour autant définir ce qu’est la reconnaissance, nous pouvons l’associer à
un sentiment d’identité et l’établir avec la condition sine qua non de la réciprocité.
La méconnaissance serait alors à l’origine d’un manque de réciprocité. Ceci nous
interroge sur les difficultés traversées par le conjoint.
En effet, le constat contradictoire entre ces comportements étranges et la
personne qu’il a connu tout au long de sa vie, ne permet pas au conjoint de se reposer
sur les repères qu’ils ont construits ensemble. Il en est de même pour la personne
malade, si ce n’est que cette dernière ne va peut-être pas prendre conscience de la
réciprocité de cette méconnaissance. Contrairement à la personne malade, le conjoint
considère ce manque et se méprend dans ce constat : « il/elle ne me reconnaît plus ».
Les conséquences d’une telle expérience semblent majeures sur la relation à
laquelle s’identifie le conjoint et nous demandent d’explorer plus en profondeur le
vécu du conjoint.
4. Halbwachs M., La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 19975. Ricoeur P., Parcours de la reconnaissance, op. cit.
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9
La méconnaissance réciproque entraîne une désidentification
Face à une personne méconnaissable, l’assurance d’un repère s’évanouit dans
un sentiment de confusion qui nous amène à croire à une nouvelle rencontre, ce que
Proust saisi admirablement bien : « En effet, "reconnaître" quelqu’un et plus encore,
après n’avoir pas pu le reconnaître, l’identifier, c’est penser sous une seule
dénomination deux choses contradictoires, c’est admettre que ce qui était ici, l’être
qu’on se rappelle n’est plus, et que ce qui y est, c’est un être qu’on ne connaissait
pas » 6. Evoquer un temps passé pour constater le présent « ce qui y est, c’est un être
qu’on ne connaissait pas », et employer le présent pour relater un fait révolu « ce
qui était ici, l’être qu’on se rappelle n’est plus », renvoie le lecteur dans une
confusion semblable à celle du narrateur. Ce croisement de temps nous expose
l’absurde dans lequel est plongé le narrateur. Désorienté, déboussolé, il ne peut
raccorder ce qu’il connaissait à ce qu’il ne connaît pas encore qu’en voyageant dans
le temps. Au lieu d’identifier la personne méconnue afin de la reconnaître, il doit
d’abord constater qu’il n’existe plus de reconnaissance possible pour de nouveau
l’identifier et « s’y retrouver ». Ainsi, Proust semble relier l’expérience de la non
reconnaissance à un manque de repère temporel et identitaire.
De ce fait, face à un partenaire malade et méconnaissable, le conjoint ne peut
reconnaître un témoin de leurs souvenirs et expérimente la confusion de ses propres
repères identitaires. La méconnaissance serait alors l’expérience d’une perte
d’identification dans le couple. Le conjoint est lui aussi désorienté, désidentifié dans
les repères qu’il avait construit. Il exprime cette errance par la phrase « il ne me
reconnaît plus ». Selon E. Soon, sociologue, la non reconnaissance de celui ou celle
qu’on aimait conduit chaque partenaire du couple à perdre une partie de son identité
dans le regard de l’autre, ce qu’elle nomme la désidentification réciproque7.
Alors que l’ergothérapeute reconnaît les troubles de la maladie dans les
comportements de la personne malade, le conjoint méconnaît cette maladie et cette
personne avec cette maladie. De même, ce qui permet à l’ergothérapeute d’évaluer la
restriction de participation de la personne malade en comparaison à ses anciennes
habitudes de vie, est ce qui empêche le conjoint de se reconnaître à travers son
mari : « nous ne faisons plus les activités que nous faisions ensemble ».
6. Proust M., A la recherche du temps perdu, Paris, Omnibus, 2011, p. 246. 7. Soon E., Des trajectoires de Maladie d’Alzheimer, Paris, L’harmattan, 2004.
&'
10
Ces citations révèlent à quel point l’identification de l’un à travers l’autre et
l’appartenance à des valeurs communes nourrissent le sentiment de reconnaissance
mutuelle.
Selon Honneth8, le sentiment d’honneur ou de dignité d’une personne s’évalue
sous l’approbation d’une société qui véhicule un certain mode de vie valorisé. La
désapprobation collective d’une conviction individuelle influence négativement
l’estime sociale à laquelle la personne s’identifiait. Aussi, l’expérience de la honte
est la prise de conscience que notre valeur est en partie dépendante de la
reconnaissance d’autrui.
Honneth en conclut que la non reconnaissance est une menace de l’intégrité
identitaire quand la reconnaissance est un élément constitutif de l’être humain,.
Ainsi, à l’évocation d’un sentiment de confusion et de désorientation identitaire
que Proust nous fait partager, nous développons ce que E. Soon nomme la
« désidendification réciproque » dans l’expérience du doute face à une personne
méconnaissable. En effet, nous faisons un parallèle avec l’expérience de la honte
dont parle Honneth, afin de faire émerger l’essentialité de la reconnaissance dans la
construction de l’être humain. Or, le conjoint perd une part de son identification car
il appuyait sa relation sur une réciprocité qui n’existe plus. Aussi, que reste-t-il à un
couple de personnes âgées comme reconnaissance si ce n’est celle de leur
compagnon ? En effet, ce dernier représente une époque, une histoire, des joies et des
souffrances. La souffrance exprimée par le conjoint doit-elle être interprétée comme
une fatalité ou un appel à l’aide ?
La méprise dans le couple avec la maladie d’Alzheimer
Mme F., une épouse, me confie qu’elle a honte de son mari quand ils mangent
en famille. Elle lui donne alors des coups de coude afin de prévenir toute « bêtise ».
Il semble donc important pour elle de rattraper les gaffes, elle le menace « de le
taper » quand il ne l’écoute pas. Son mari l’appelle « la patronne ». A l’inverse,
d’autres couples s’appellent mutuellement « maman » et « papa ». Les surnoms et les
8. Honneth A., La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, 2013.
((
11
rôles qui y sont associés n’ont pas toujours existé dans leurs couples, selon les
témoignages que j’ai pu recueillir.
Ce constat interroge : l’expérience de la méprise dont parle Ricoeur à travers un
parcours de reconnaissance, amènerait-elle les partenaires à se prendre pour ce qu’ils
ne sont pas ? Ricoeur rappelle que la méprise ne se connaissant pas, entraîne la
personne à se tromper sur ce qu’elle est, et ainsi tromper les relations qu’elle
entretient9.
Nous ne pouvons ignorer cependant que le changement de situation entraîné
par la maladie d’Alzheimer modifie les rôles auparavant attribués au sein du couple.
La nouvelle instabilité explique que les partenaires ne se prennent plus pour ce qu’ils
étaient, et tendent vers ce qu’ils ne sont pas encore.
Toutefois, l’absence de reconnaissance mutuelle semble ajouter une notion de
violence et de souffrance au discours du conjoint. Il se permet lui-même des
comportements qu’il n’aurait jamais eus auparavant et qui sont empreints de
sentiments violents, tels que la honte, l’indignation. La violence n’est pas que la
force, la racine du mot latin provient aussi de violarer qui signifie violer,
« enfreindre le respect du à une personne », ou encore la « transgression des lois
sacrées »10. Ainsi, Mme F. qui exprime les « bêtises », et les « aberrations » de son
mari, qui ne sont que l’expression de sa symptomatologie, transgresse la dignité de
M. F.
E. Soon met en évidence dans ses entretiens, la honte ressentie par les
personnes malades quant à leurs comportements inadaptés. Elle atteint aussi les
conjoints dans des situations publiques11.
Ces changements de rôles sont perturbants pour le conjoint, comme l’exemple
d’une épouse qui s’écrie « mais je l’aime moi ! » exprimant par là la difficulté de
rester fidèle à elle-même, à l’amour qu’elle porte à l’autre, tout en apercevant les
changements d’état de son mari.
L’analyse d’une méprise, parfois source de souffrance et de violence, peut
orienter le conjoint dans une quête de reconnaissance. Les paroles et les actes des
conjoints semblent tendus vers une question sans réponse qui fait écho à leurs
9. Ricoeur P., Parcours de la reconnaissance, op. cit.10. Hansen Love L., La philosophie de A à Z, Paris, Hattier, 2011. 11. Soon E., Des trajectoires de Maladie d’Alzheimer, op. cit.
)*
12
désorientations, leurs propres méconnaissances, adressées à l’autre. Quel est cet
appel ? La recherche de réciprocité du conjoint nous permettra d’aborder l’origine
d’une lutte pour la reconnaissance.
La lutte pour la reconnaissance du conjoint : « où as-tu mis mon moi ? »
- Je suis qui moi ? demande une épouse
- moi ! Répond son mari
L’altérité du latin alter, qui signifie autre, représente « la différence
caractéristique de l’autre que moi »12.
La transformation de relation qui s’opère dans le couple avec une maladie
d’Alzheimer touche les limites de l’altérité dans son existence ou son absence totale.
Une étude d’Ablitt et al. (2009) met en valeur deux modifications relationnelles : une
continuité relationnelle, ou, au contraire, un détachement ou un sentiment
d’obligation de prendre soin13.
En effet, nous avons longuement évoqué le manque de réciprocité qu’instaure
la méconnaissance mutuelle, mais la confrontation de l’altérité peut aussi être sa
négation totale qui nous permet de croire que l’autre est nous-même.
Tout cela s’inscrit pour Ricoeur dans un parcours de reconnaissance. Il
s’intéresse aux travaux de Descartes et de Kant et retient deux méthodes permettant à
un élément connu d’être reconnu qui sont l’identification et la distinction.
Reconnaître en l’autre ce qu’on est, passe d’une forme de
reconnaissance/identification où la personne trouve des ressemblances avec autrui, à
une forme de reconnaissance mutuelle qui accepte la différence. Le parcours se
combine dans une tension constante entre l’identification et la distinction à travers
autrui14.
Afin d’éviter la reconstruction d’une identité nouvelle, une étude de Karner et
Bobitt-Zeher (2006)15 rapporte que les conjoints de personnes malades Alzheimer
transforment sciemment la relation en un rapport parental. L’initiative ainsi prise
12. Hansen Love L., La philosophie de A à Z, op. cit.13. Malaquin-Pavant E., Pierrot M., « Les aidants naturels à l’heure du deuil blanc », in SOINS, n°685, mai 2004. 14. Ricoeur P., Parcours de la reconnaissance, op. cit.15. Ethier S., Boire Lavigne A-M., Garon S., « la dyade aidant-aidé atteint d’Alzheimer : entre asymétrie et sentiment de réciprocité », op. cit., p. 125.
+,
13
quant à la recherche d’une relation plus fusionnelle, met en évidence un besoin
d’identification à travers l’autre.
De ce fait, selon Ricoeur c’est autour de la confrontation de l’altérité à
l’identité que se joue une lutte pour la reconnaissance16. Celle-ci naît du sentiment du
conjoint que nous exprimons sous la forme : « où as-tu mis mon moi ? ».
Nous remarquons qu’elle n’est pas sans conséquence sur la place que se donne
le conjoint auprès de la personne malade. Nous appréhendons l’ambiguïté d’une lutte
pour la reconnaissance du conjoint qui est au cœur de notre problématique. En effet,
la place du conjoint entre l’emprise et la distanciation nous révèle toutes les
difficultés d’une reconnaissance mutuelle, qui invite à s’identifier et se distinguer
d’autrui. Quels vont être les enjeux et les limites d’une telle requête du conjoint à
travers la relation qu’il nourrit avec la personne malade Alzheimer ?
16. Ricoeur P., Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 391.
-.
14
CHAPITRE III
La lutte pour la reconnaissance du conjoint : un amant aidant
On ne peut me connaître Mieux que je te connais
[…]
On ne peut te connaître Mieux que je te connais
Paul Eluard17
La lutte pour la reconnaissance semble un point d’attache important pour
expliquer le rôle du conjoint quand apparaît une maladie d’Alzheimer. Cependant, de
quelle reconnaissance parlons-nous en abordant le couple ?
La reconnaissance mutuelle dans l’amour
L’analyse d’Hegel sur le concept de reconnaissance lui permet d’identifier trois
domaines dans lesquels il évolue : la reconnaissance affective, juridique et sociale18.
Nous allons nous concentrer sur la première reconnaissance qui se rapproche au plus
près de ce que nous découvrons au sein du couple avec la maladie d’Alzheimer.
Honneth met en évidence le caractère essentiel d’une reconnaissance mutuelle
dans la prime enfance en constatant qu’en son absence, il apparaît des déviances
relationnelles. Il en découle une incapacité à reconnaître l’autre comme indépendant
de soi. Il en résulte une relation symbiotique qui ne permet pas, cependant,
l’affirmation de soi. En cela, nous ne pouvons envisager la structure des relations
humaines sans l’attente d’une prise en compte par autrui de ce qu’on est. L’amour
s’apprécie comme une forme particulière de reconnaissance. Ainsi, il naît une
possible recherche de reconnaissance quand l’amour semble modifié. La
transformation de la relation de couple vécue par le conjoint apparaît l’élément
déclencheur d’une lutte pour la reconnaissance.
17. Eluard P., Les yeux fertiles, Paris, Gallimard, 1967, p. 187. 18. Honneth A., La lutte pour la reconnaissance, op. cit.
/0
15
Ainsi, le conjoint semble avoir tendance à se fusionner à la personne malade,
de telle sorte qu’une épouse peut choisir à la place de son mari son dessert, comme
s’ils n’étaient qu’un. Aussi, dans la relation mère-enfant, Jessica Benjamin19 explique
que s’il ne reconnaît pas l’amour qui lui est porté, l’enfant n’est pas capable de se
séparer de l’autre. Elle introduit la notion de reconnaissance dans le processus de
séparation. De ce fait, la relation fusionnelle induit que les deux partenaires sont dans
une recherche de reconnaissance non acquise. Si le conjoint ne se reconnaît pas dans
l’amour que lui porte la personne malade Alzheimer, il est dans une lutte pour sa
reconnaissance qui s’exprime par l’aide : il parle à sa place, fait à sa place, refuse à
sa place, comme s’ils n’étaient qu’un. En choisissant le dessert de son mari, la
femme justifie le fait qu’elle le connaît, et elle se reconnaît dans cette connaissance
qu’elle a de lui.
De ce fait, la recherche de réciprocité amène le conjoint à se prendre pour ce
qu’il n’est pas, c'est-à-dire l’autre. C’est à cause de sa méprise sur lui-même qu’il
exerce une emprise sur l’autre. La relation est basée sur les besoins de dépendance
qui sont liés à ceux du maternage : se lever, se coucher, donner à manger, changer de
protection. Par ailleurs, la personne malade à un stade avancé n’est plus dans la
différence, elle cherche non plus à vivre aux côtés d’un autre mais par un autre,
comme l’exemple que donne cette épouse : « je reste avec lui, on se regarde toute la
journée comme ça, parce qu’il n‘aime pas trop être seul ».
A l’inverse, certains conjoints recherchent l’asymétrie entre eux et la personne
malade. L’épouse définissant son époux malade par : « c’est un légume », exprime
tout ce qui l’oppose à son mari. Il résulte de cette distanciation une méprise. Parce
qu’il ne se reconnaît plus à travers la personne malade, le conjoint retient seulement
les différences qui les séparent, créant une relation vide de toute réciprocité.
A:;<: =>?@B:CDEFG H<F ID>:= ;?JF ?D <H:; @K@H L>D;H lutte pour la reconnaissance
une méprise. Celle-ci se manifeste soit par une emprise, soit par la distanciation que
« met en place » le conjoint, en recherche de repère.
Nous constatons que dans les cas de relations fusionnelles recherchant la
réciprocité, ou de relations conflictuelles délimitant les différences et les distinctions,
les couples développent une relation asymétrique. En effet, Honneth expose la
19. Ibid.
MN
16
relation d’amour comme un équilibre entre la fusion et la capacité d’être seul20. Cet
équilibre subjectif est maintenu dans la réciprocité des deux partenaires qu’ils
développent dans une lutte existentielle. Cette résistance réciproque semble annihilée
avec l’apparition de la maladie d’Alzheimer, ce qui se transforme en une relation
asymétrique.
De ce fait, nous passons d’une reconnaissance mutuelle dans une relation
réciproque, à une méconnaissance révélant une relation asymétrique. Comment
appréhender les actes d’emprise ou de distanciation du conjoint dans sa perte de
reconnaissance ? En effet, nous remarquons que ces actes sont à l’origine d’un vécu
de méprise du conjoint qui porte une erreur de jugement soit, sur ce qu’il est, soit, sur
la personne malade. De même, ces actes d’emprise ou de distanciation se regroupent
sous un même rôle qui est l’aide à la dépendance de la personne malade. Ainsi, l’aide
du conjoint apparaît comme une nécessité au regard du besoin de dépendance de la
personne malade, mais elle apparaît aussi comme un moyen pour le conjoint de
regagner un rôle face à son vécu de non reconnaissance.
La lutte pour la reconnaissance s’instaure avec l’aide du conjoint envers
l’autre
L’étude de Murray et ses collaborateurs (1999), répertorie dans quatorze pays
de l’Union Européenne les mêmes difficultés relationnelles instaurées par la maladie,
et notamment la perte de réciprocité causée par la dépendance21. La relation causale
d’une relation asymétrique autour de l’aide à la dépendance inhibant la réciprocité,
semble réfutée par la motivation du conjoint. En effet, l’aide apportée par le conjoint
est centrale dans sa lutte pour la reconnaissance. Le refus de Mme G. de se séparer
un après-midi par semaine de son mari illustre le raisonnement que nous avons
évoqué ; elle est un repère pour lui, et il est un repère pour elle.
En d’autres termes, Mme G. établie la relation d’aide comme un moyen de
réciprocité : « Je te reconnais en t’aidant et je me reconnais de par ce rôle ». En effet,
plusieurs études rapportent que les liens relationnels au sein du couple constituent la
20. Honneth A., La lutte pour la reconnaissance, op. cit.21. Ethier S., Boire Lavigne A-M., Garon S., « la dyade aidant-aidé atteint d’Alzheimer : entre asymétrie et sentiment de réciprocité », op. cit., p. 125.
OP
17
dimension centrale de l’expérience d’être aidant (Caron & Bower, 2003, De Vugt,
2003 Montgomery & Koloski, 2000 Nolan, Lunch, Grant Keady, 2003)22 J-P.
Pierron, philosophe agrégé, explique que c’est dans un parcours de reconnaissance,
où l’on considère toujours les similitudes et les ressemblances face à autrui , qu’il
peut être appris la différence entre : être en prise avec l’autre et exercer une emprise,
ou qu’il est possible d’apprendre à donner sans se sacrifier23. En effet, Ricoeur
rappelle que c’est un échange de don et non de place24.
Nous remarquons le danger d’une lutte pour la reconnaissance qui étouffe celle
d’autrui. J’introduis ici une nouvelle question face à l’appel du conjoint « où as-tu
mis mon moi ? » qui va devenir aussi une préoccupation du soignant : comment le
conjoint peut-il de nouveau se reconnaître dans l’autre, sans s’identifier seulement
comme aidant ? A cela, nous pouvons répondre que si le conjoint se sent aidé à son
tour, il appréciera la réciprocité dans son couple. De ce fait, la reconnaissance
mutuelle dans le couple permet de considérer l’aidant aidé. Elle va être l’acumen de
l’accompagnement soignant.
22. Malaquin-Pavant E., Pierrot M., « Les aidants naturels à l’heure du deuil blanc », op. cit.23. Pierron J-P. (2014) « Famille, je vous aime ? ». Festival Philosophia.24. Ricoeur P., Parcours de la reconnaissance, op. cit.
QS
18
CHAPITRE IV
Le changement de regard opéré dans la considération du couple dans la
maladie d’Alzheimer et le rôle du professionnel de santé
L’acumen est l’aiguillon de l’accompagnement soignant, ici pointé sur la
reconnaissance mutuelle du couple. Ce guide ne donne pas pour autant d’objectifs et
de moyens concrets, ce qu’essaient, en revanche, d’autres approches soignantes.
Nous développerons l’analyse de ces dernières afin d’approfondir les attentes et
l’attitude du soignant à l’égard du couple quand il aborde un parcours de
reconnaissance dans son accompagnement.
L’accompagnement professionnel : un soignant n’est pas exempt de
méprise et d’emprise
Lejeune, Delage et Haddam répertorient les retentissements négatifs de la
maladie d’Alzheimer dans l’intersubjectivité du couple. Le processus
neurodégénératif modifie le vécu et le comportement du malade entraînant la perte
d’intimité du couple. Ils identifient alors 4 types de conséquences à cette atteinte25 :
� La recherche de réciprocité réactive les comportements
anciens. Il s’installe au sein du couple une relation fusionnelle
ou à l’inverse une mise à distance. Dans cette dernière
situation, le conjoint considère l’autre comme un étranger, il
est remplacé par la maladie qui devient responsable de tout.
Mme F. dont nous avons évoqué le discours parfois violent,
avait pour habitude d’évoquer la maladie comme l’explication
de tout dysfonctionnement au sein de son couple. A l’inverse,
l’aidant identifie la personne malade à son enfant dans la
fusion.
25. Delage M., Haddam N., Lejeune A., Soigner une maladie chronique : la méthode de la triangulation, Marseille, Solal, 2008 p. 111.
TV
19
� La perte d’une relation symétrique entraîne une re-organisation
de la vie du couple. M. R. réalisait autrefois la cuisine. Depuis
l’apparition de la maladie chez sa femme, il s’occupe
entièrement des tâches ménagères, et sa femme a perdu, petit à
petit, tous les rôles qu’elle tenait.
� Les troubles d’initiative, de communication et les plongeons
rétrogrades réduisent les échanges et enraidissent la relation.
� La solitude du couple et notamment celle du conjoint qui se
sent enfermé dans un partenariat appauvri.
De cette analyse apparaît la « spirale catastrophique » qui se dessine dans la
dimension familiale. Elle correspond au mécanisme de déni qui consiste à vivre
comme avant, ou bien une aide intrusive de la part des enfants, une distanciation du
conjoint, un traumatisme qui se caractérise par la déchirure de l’espace intime, la
résurgence d’anciens conflits, etc.
Nous remarquons jusqu’ici de nombreuses similitudes avec nos observations
dans une lutte pour la reconnaissance. Nous reviendrons en revanche sur un
« partenariat appauvri », appellation qui modifie notre vision du couple.
Les réponses soignantes s’élaborent autour de la réalisation de nouvelles bases
de sécurité familiale. Pour cela, intervient la mentalisation, la reliance, et le
découplage qui sont des méthodes de triangulation, faisant intervenir le professionnel
de santé dans un système d’interaction entre trois partenaires. La mentalisation
consiste à créer un espace de représentations mentales communicables qui peuvent
donner un sens au ressenti du malade. Mme C. illustre ce phénomène en me
rapportant ses difficultés de planification : « je peux balayer, mais j’en oublie les
étapes, les détails ». La reliance représente « la mise en mouvement des forces
d’union et de convergence autour du malade : convergence des membres de sa
famille ; convergence des soignants et des soins»26. Le découplage se traduit comme
« la capacité de l’accompagnant à accepter le relais à sa présence pour la sécurité et
le bien-être du malade, et ses conséquences »27. Ainsi, il est expliqué que le
découplage permet au conjoint de prendre conscience qu’il doit éviter un fardeau
trop lourd pour lui, et qu’il ne faut pas sombrer avec le malade. En effet, son rôle doit
26. Id. p. 38. 27. Ibid. p. 118.
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20
préserver l’équilibre du système familial. Selon les auteurs, le conjoint doit se
dégager de cette relation afin de continuer à vivre et redécouvrir ses propres désirs.
Ces derniers points relatifs aux réponses soignantes nous interrogent car nous
entendons pour la première fois parler de fardeau, de naufrage familial : « ne pas
sombrer avec le malade »28. De même, le terme de « spirale catastrophique »29
évoque une évolution dégénérative à laquelle ne semble pas pouvoir échapper le
couple. Il apparaît ici une vision tout autre sur l’aide apportée par le conjoint, ainsi
que sur le couple qui est considéré comme un enfermement pour le conjoint, une
mort à petit feu, face à son appauvrissement. Afin d’en comprendre les
répercussions, nous détaillerons les notions abordées jusque-là.
Le découplage : un découpage en carton
Tout d’abord, le mot découplage est un mot très violent, similaire
phonétiquement au mot « découpage » comme on découpe du papier. Il signifie dans
le Larousse la séparation, le détachement de chiens couplés, ou bien c’est un terme
électrotechnique qui signifie « supprimer un couplage, quelquefois parasite, entre
deux circuits »30.
Suite à ces définitions, nous le rapportons aisément à une « désunion
favorable » de telle sorte que le couple serait négligé, voire jugé par le professionnel
de santé qui instaure ainsi une triangulation.
En effet, dans le raisonnement d’un parcours de reconnaissance, nous pouvons
nous interroger sur une intervention soignante préconisant le « découplage ».
L’accompagnement de M. et Mme G. apporte de nouvelles informations qui
modifient alors notre perception de la situation. Durant notre première rencontre,
Mme G. évoque la perte de leur fils. Quelques temps après, Mme G. doit se faire
hospitaliser et appréhende la séparation avec son mari. Elle fait la confidence à
l’Assistante de Soin en Gérontologie (A.S.G.) que leur fils s’est suicidé à 20 ans et
que leur fille a été adoptée. La psychologue de l’équipe explique qu’il est fréquent
qu’une séparation proche renvoie à une ancienne séparation. Mme G. construit une
28. Ibid. p. 118. 29. Ibid. p. 111. 30. Le Petit Larousse illustré, Paris, Larousse, 2011.
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21
relation fusionnelle avec son mari, elle ne veut pas se séparer de lui un après-midi
par semaine malgré sa fatigue et ses propres problèmes de santé. La lutte pour la
reconnaissance de Mme G. se reflète à travers son désir de ne pas se séparer de son
mari. Elle recherche une relation fusionnelle et retrouve une réciprocité avec son
mari, il l’appelle « maman » et elle l’appelle « papa ». Ainsi, cette lutte lui a permis à
nouveau d’établir une reconnaissance mutuelle, car même si elle appréhende la
séparation, elle accepte de se faire hospitalisée pendant trois mois. Son mari viendra
la voir tous les jours, amené par sa fille. Quelques temps après son retour à domicile,
son mari sera hospitalisé, et elle ira le voir tous les jours jusqu’à sa mort.
Nous remarquons à quel point les liens d’identification sont fragiles, les
blessures liées aux séparations sont encore vives, et le besoin de reconnaissance est
très présent dans la situation de cette épouse. Alors que nous pourrions considérer la
relation fusionnelle comme déviante, nous voyons ici qu’elle se basait sur une lutte
pour la reconnaissance, et qui portait ses fruits dans la réciprocité opérée dans le
couple. Suite au refus de Mme G. de permettre à son mari de connaître l’accueil de
jour, une approche soignante peut-elle préconiser le découplage, afin de décharger
Mme G. d’une situation trop pesante, et d’éviter une conduite à risque ? Non
puisque, face aux éléments qu’elle nous confie dans notre accompagnement, nous
comprenons à quel point l’équilibre repose sur son couple. Nous n’aurions pas été
informé si nous n’avions pas pris en compte ses souhaits et son besoin, ce qui nous
interroge sur le rôle du professionnel de santé.
L’aide secondaire du conjoint ou la méprise du soignant
Dans le langage de Delage, Haddam et Lejeune, l’attitude que doit adopter le
conjoint pour préserver l’équilibre familial, serait donc de se mettre en dehors de son
couple, afin d’éviter de sombrer31. Cependant l’équilibre familial nous semble
indissociable du couple, sauf si celui-ci n’est plus considéré par l’apparition de la
maladie. Aborder la reconnaissance mutuelle du couple nous appelle à placer le
conjoint au centre de l’accompagnement de la personne malade, alors que l’aide du
conjoint devient secondaire aux autres aides soignantes dans cette analyse. C’est
31. Delage M., Haddam N., Lejeune A., Soigner une maladie chronique : la méthode de la triangulation, op. cit.
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22
pourquoi, l’approche du soignant dans une triangulation semble s’introduire dans une
prise en compte erronée du couple qui ne peut que « sombrer ». Nous éluciderons en
profondeur cet aspect dramatique donné à la situation du couple avec la deuxième
analyse, mais nous pouvons établir dès maintenant que la méprise du soignant est ici
de prendre le conjoint comme une victime, dans une relation conjugale qu’il ne
dirige plus. De ce fait, au lieu de rétablir un équilibre familial, la méprise des
soignants oriente le soin dans une protection, une préservation du conjoint qui n’est
plus considéré comme tel mais comme une personne vulnérable de par sa relation
conjugale. Représentée par les besoins de dépendance, la relation se limite à l’aide,
vue comme un « fardeau ou une obligation »32. La méprise aurait pu se transformer
en mépris, dans l’exemple de Mme G. car le professionnel de santé aurait dénié la
fonction d’aidant de la personne malade qu’était M. G. De ce fait, si la fonction
d’aidant tenu par le conjoint semble délétère, l’aide extérieure devient alors
essentielle et centrale, ce dont nous explorerons les failles.
L’idée d’un partenariat appauvri nous semble aussi incompréhensible quand
l’abord de la reconnaissance nous apprend les échanges réciproques du couple et
notamment l’entraide. En effet, il est aussi difficile de réaliser les activités de la vie
quotidienne pour le conjoint qui rencontre aussi les complications de la vieillesse. La
personne malade Alzheimer peut, par exemple, avoir les capacités physiques que n’a
plus le conjoint. De ce fait, l’enfermement du conjoint est souvent un isolement
géographique et un réseau social inexistant. Cependant le ressenti d’être enfermé est
peut-être celui de la solitude dans laquelle est plongée le conjoint qui avait pour
habitude de vivre à deux son quotidien.
Le rôle séparateur du soignant ou l’emprise professionnelle
Il semble que la représentation du conjoint comme d’une personne contrainte
par le fardeau, apporte une toute autre vision sur le couple, qui n’est plus l’élément
central de l’accompagnement soignant. Le soignant utilise la place du conjoint
comme un outil : il le remplace dans le découplage, ou il s’insinue dans le couple de
façon intrusive. Il en découle un rôle de « séparateur » du soignant qui ne se justifie
pas par la constatation d’une intersubjectivité troublée par la maladie. En effet, à quel
32. Id. p. 111.
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23
degré le professionnel veut-il contrôler l’équilibre familial ? Ne rentre-t-il pas lui-
même dans une méprise en adoptant cette position ?
S’il s’agit de « se séparer pour mieux se retrouver », de se réconcilier pour un
« mieux-vivre » ensemble, l’objectif est celui du maintien à domicile. Cependant, il
existe une différence entre un accompagnement soignant qui tend à soutenir la
situation familiale, mise en difficulté par la maladie d’Alzheimer, et un maintien qui
ne laisse plus place à la liberté dans laquelle évolue une relation. La place centrale
qu’occupe le soignant remplace celle du conjoint, et c’est au tour du professionnel de
santé d’être dans l’emprise. Ainsi, le professionnel de santé agit comme si le conjoint
était son outil. S’il peut utiliser le conjoint, il devient le technicien de la machine
familiale.
« Les aidants naturels à l’heure du deuil blanc » ou le deuil technicisé dans
la fonction d’aidant
L’intitulé de ce colloque réalisé en 2002 par deux infirmières, fait référence aux
études de Maslow, Vers une psychologie de l’être, et à une recherche effectuée dans
le cadre d’un DU recueillant des témoignages de conjoints qu’elles nomment
« aidants naturels »33. De plus, les conjoints sont ici désignés comme des aidants
naturels endeuillés de par les pertes multiples entraînées par la maladie. Tout
d’abord, l’aidant est confronté à la perte d’amour : « la réciprocité des manifestations
qui faisaient la qualité de l’attachement antérieur »34. De même, la disparition des
souvenirs communs, de l’organisation domestique, de la sécurité matérielle,
confronte l’aidant à un vide extérieur. Enfin, il ressent une perte au sein de son
développement personnel : inversion des rôles, perte d’amis, diminution des centres
d’intérêt.
Les stratégies d’adaptation de l’aidant réparties dans trois modes de processus
de deuil, sont directement mises en lien avec la qualité de la relation aidant-aidé.
De ce fait, certains aidants diminuent la durée et les échanges avec l’aidé au fil
de la dégradation physique et mentale, ce qui est interprété comme un « travail de
prédeuil ». Le « deuil anticipé » est moins courant, il s’inscrit dans une prise de
distance brutale et précoce. Le discours de l’aidant exprime de la haine, du rejet et
33. Malaquin-Pavant E., Pierrot M., « Les aidants naturels à l’heure du deuil blanc », op. cit., p. 46. 34. Id. p. 47.
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24
apparente la personne malade à une chosification. Cette colère est à l’origine d’une
souffrance déniée qui ne prépare pas un travail de deuil. Le « nouvel
investissement » est la troisième stratégie, peu utilisée. Elle représente les nouvelles
compétences qu’acquiert l’aidant dans l’apprentissage des besoins de l’aidé. Par ce
biais, l’aidant s’engage dans une nouvelle forme de relation.
Ainsi, selon la stratégie adoptée, la relation aidant-aidé sera maintenue ou bien
cessera de manière prématurée.
Un rouage déconcertant : maladie dégénérative ne rime pas avec fléau
familial
L’analyse de ces auteurs se différencie de l’autre dans l’abord du deuil et la
relation « aidant-aidé » au sein du couple. Il est certain, en effet, qu’aborder le deuil
change la perception sur la personne malade et son conjoint. Si ce dernier « entre »
dans un « deuil blanc », il considère alors la perte de la personne malade et cela,
peut-être dix ans ou quinze ans avant le décès de son proche. Bien qu’il s’agisse
d’une maladie évolutive, aboutissant au décès de la personne, la mort, bien que
certaine, son heure en reste incertaine, précise l’adage romain. Le « deuil blanc »
semble tracer la situation familiale dans une détérioration inexorable. Seulement la
situation familiale se détache de l’évolution de la maladie et englobe d’autres
évènements : la famille s’agrandit avec un nouveau-né, un déménagement près du
centre-ville ouvre les ressources extérieures, des retrouvailles se font avec d’anciens
amis, le printemps réactive les occupations de jardinage et l’été annonce l’arrivée des
petits-enfants. De ce fait, malgré une évolution de la maladie, la situation conjugale
peut s’améliorer : « il est devenu plus amoureux, plus aimant, plus minoucheux, plus
colleux, je me dis que je suis chanceuse de revivre encore des moments comme ça,
des moments de jeunes mariés »35. De même, M. C. est plus heureux de sa relation
conjugale depuis que sa femme est institutionnalisée, car il prend du temps avec elle
sans avoir l’aide à la dépendance à gérer. Le changement de rôle est bien vécu par les
conjoints qui doivent apprendre à cuisiner ou coudre. L’exemple de M. R. illustré
35. Ethier S., Boire Lavigne A-M., Garon S., « la dyade aidant-aidé atteint d’Alzheimer : entre
asymétrie et sentiment de réciprocité », op. cit., p. 127.
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25
dans la première analyse, n’a pas eu pour conséquence une « spirale catastrophique »
mais inversement, une valorisation narcissique des conjoints.
La solitude dans le deuil ou le deuil de la solitude
Les auteurs orientent l’aidant vers le souvenir de ce qu’il a vécu en couple et de
ses connaissances de la personne malade, afin de se recentrer sur l’Etre de l’aidé et
accepter la nouvelle situation. Cependant, il leur semble nécessaire de « prendre le
deuil de la relation »36 et d’accepter de « donner sans recevoir »37 afin de s’ajuster au
proche malade, et trouver un nouveau sens. De plus, ils décrivent l’aidant dans une
perte de rôle et un sentiment d’abandon, qui « ne peut plus être objet d’amour de la
part de l’aidé »38, ce qui semble fixer l’aidant dans une résignation de cette perte.
En calquant ces axes d’intervention sur les théories de la reconnaissance, nous
constatons qu’ils se situent à l’opposé des hypothèses de lutte pour la reconnaissance.
En effet, dans un parcours de reconnaissance, le conjoint se sent abandonné, mais il
naît de ce sentiment un appel : « où as-tu mis mon moi ? ». De là, le conjoint ne
cherche pas à se résigner car il demande un échange de dons, pour être reconnu à
travers la personne malade. La lutte pour la reconnaissance peut tout à fait se réaliser
dans le statut d’aidant. Cependant, il ne prend pas son proche pour un « aidé » mais
pour une personne qui lui renvoi leur amour mutuel, ou du moins une reconnaissance
mutuelle. Il n’existe donc pas de don sans retour, car l’aide fait acte de réciprocité,
elle est la preuve de leur lien affectif. Aborder le couple dans une relation « aidant-
aidé », fait entrevoir ici le risque de réduire le conjoint dans une fonction d’aidant, et
la personne malade au rôle d’aidé.
De même, ce que ressent le conjoint est peut-être une profonde solitude. La
solitude peut envahir des personnes très entourées, si bien que ce ne sont pas le lien à
l’autre qui est détruit, mais la personne qui ne retrouve plus ce lien. Plutôt qu’un
deuil de relation, le conjoint est confronté au deuil de la solitude : nous rencontrons
des personnes, nous les aimons, la vie nous en sépare, et nous restons face à nous
même, seul devant le miroir. Et alors que nous pensions tout perdre, jusqu’à son
36. Malaquin-Pavant E., Pierrot M., « Les aidants naturels à l’heure du deuil blanc », op. cit. p. 47. 37. Id., p. 47. 38. Ibid., p. 47.
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26
moi, la vie continue, la nôtre. Même notre volonté est là, on n’est pas fidèle à un
mort, au passé, aux promesses, et notre volonté évolue : nous ne voulons plus
retrouver la personne perdue, nous voulons la rencontrer à nouveau. Le deuil de la
solitude, c’est peut-être accepter que personne d’autres que nous puisse vivre notre
vie, et puisse porter notre volonté. En revanche, le « deuil blanc » s’insinue comme
une étape obligatoire.
L’aidant, une personne-objet et la technique du deuil
Le deuil est utilisé comme un travail que doit prévenir le soignant, et ce
procédé demande d’aborder le système technique moderne d’Ellul39. Dans la
technique, l’homme arraisonne les choses qui l’environnent afin que celles-ci
deviennent objet de sens, un outil à utiliser. L’arraisonnement permet de donner une
raison d’être à ce qui en soi-même n’en a pas, nous éclaire E. Fiat40. Ainsi « faire le
deuil de la relation » est l’arraisonnement d’un processus naturel, il devient utile car
comme l’explique P. Dreyer41, il est exigé par la société de « faire son deuil » et
rapidement, afin de ne pas être considéré dépressif. La technique est à l’origine d’une
dédivinisation et d’une désanimation de la nature. Elle est, dans la technique
moderne, le résultat d’une objectivation de l’homme : « l’homme ne peut plus être
sujet, car le système implique que, au moins par rapport à lui, l’homme y soit
toujours traité en tant qu’objet »42. Ainsi, dans la loi, le conjoint n’est reconnu que
sous la fonction d’aidant, afin de bénéficier de ses droits43. La personne est
désanimée, tout comme la nature, pour interpréter une fonction, et le deuil devient
aussi technique que l’est une brosse à dent. Le choix d’être aidant est nécessairement
adopté pour bénéficier de l’aide. Il n’est d’ailleurs même plus question de choisir
« l’aide aux aidants » car celle-ci est nécessaire pour faire tourner la machine du
maintien à domicile.
En effet, nous constatons que la question sous-jacente aux accompagnements
soignants au domicile est celle du « maintien à domicile ». Celui-ci, lui aussi, a été 39. Ellul J., Le système technicien, Paris, Calmann-Levy, 1977. 40. Fiat. E. (2014) « Pbs fondamentaux de l’éthique ». Cours du Master de P.P.41. Dreyer P. (2014) « Les professionnels face à la mort des patients, Deuil ou endeuillement ? ». Cours du Master de Philosophie Pratique.42. Ellul J., Le système technicien, op. cit. p. 18. 43. Loi n° 2005-102 du 11 février 2005, pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
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27
transformé, raisonné, dévoilé par l’homme : alors que vivre dans sa maison jusqu’au
bout de sa vie semble naturel à toute personne, l’homme technique l’arraisonne, et
cela devient un « maintien à domicile » afin de cadrer, tout comme l’est « le
placement » quand une personne nécessite plus de besoins pour vivre. Heidegger
explique cette illustration : « tout se passe, comme si l’humanité fonçait vers ce
but : que l’homme produise techniquement l’homme »44. Ainsi, « l’aidant naturel »
est tout sauf naturel, car il doit prendre des « répits familiaux » et suivre des
« formations d’aidants » car « tout enseignement aujourd’hui tend à devenir
technique » comme l’énonce Ellul45. Selon lui, la liberté de choisir est anéantie sous
le poids des compétences nécessaires pour décider. Seul le technicien, le médecin de
consultation mémoire qu’il faut aller voir malgré l’anxiété du couple, peut évaluer le
projet de vie du couple. Ce même technicien est d’ailleurs lui-même restreint à deux
solutions qui sont le « placement » ou le « maintien ».
Ainsi, il semble intéressant de remarquer que la relation « aidant-aidé » est
représentée comme un fonctionnement qui peut rompre prématurément ou bien être
maintenu, alors que nous parlons tout d’abord d’une relation qui évolue dans le
temps. De plus, le verbe maintenir, utilisé aussi dans le « maintien à domicile » fait
entrevoir selon M. Billé46, l’image de quelqu’un que l’on force à rester en place,
comme « maintenir quelqu’un la tête sous l’eau ». En revanche, on peut soutenir une
relation de couple, qui ne renvoie pas la relation à quelque chose de malléable telle
que celle d’ « aidant-aidé ».
L’appellation d’ « aidant » apparaît dans ces textes un synonyme de
« conjoint » ce qui nous amène à penser que les auteurs font une méprise. Nous
remarquons que l’utilisation de ce terme n’a pas pour effet de reconnaître le conjoint
dans le milieu soignant, mais plutôt de réduire une personne à une fonction, une aide-
technique. Ainsi, les principales différences relèvent de la représentation que nous
nous faisons du couple, qui va être pour les uns, une relation « d’aidant-aidé » et
pour nous, une relation « d’amant-aimé ».
44. Fiat. E. (2014) « Pbs fondamentaux de l’éthique », loc. cit.45. Ellul J. Le système technicien, op. cit., p. 345. 46. Billé M. (2014) « Maladie d’Alzheimer : Regards croisés, questions d’éthique ». AG2R La mondiale.
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28
Des aidants aimants
Le professionnel de santé va devoir dépasser la notion d’aidant-aidé que lui-
même se représente par méprise et qui semble alors ne reconnaître au conjoint que sa
fonction d’aidant. Cependant il ne faut pas non plus négliger la revendication du
conjoint à se vouloir aidant. Or, le soignant peut tout à fait saisir les propos du
conjoint comme un appel car le conjoint se ressent réellement « endeuillé » ou
« aidant ». Ainsi, il doit détacher ses analyses du tableau peint par le conjoint vivant
la situation. Nous interrogeons ici le positionnement du professionnel face à cet
amour modifié. Quelles différences fondamentales entre les statuts divers du
professionnel et du conjoint autour de la personne malade Alzheimer peuvent nous
éclairer ?
Dans la dernière analyse, le deuil révèle la souffrance du conjoint. De même
que le soignant est moins affecté du décès d’une personne que ses proches, dont
l’avenir est tout aussi incertain que la disparition de l’être cher est réelle ; de même,
le soignant ne peut connaître la souffrance du conjoint face à l’anéantissement d’un
passé révolu, suite à l’apparition de la maladie d’Alzheimer. Ce n’est pas pour autant
que la souffrance du proche aimant doit être négligée.
En effet, la forme de reconnaissance appliquée au conjoint cible la relation
d’amour. Il semble important d’évoquer les nuances apportées par la langue grecque
du mot amour. L’agapè, se distingue de philia et d’eros, de par son amour
universel47. De ce fait, l’agapè permet d’aimer même ce qui n’est pas aimable. Elle
est représentée par le bon samaritain48 qui aime son prochain comme soi même, ce
qui se transpose, à l’origine, au soignant voué au soin de l’autre par charité. Alors
que le soignant rencontre une personne sur son chemin par accident, à l’image du
bon samaritain, le conjoint, en revanche, a choisi cette personne parmi tant d’autres,
pour ses particularités, faisant naître des sentiments de philia, l’amitié et d’eros, le
désir. De ce fait, le soignant ne rencontre pas les difficultés qui sont de l’ordre de la
souffrance, de l’épuisement, de la culpabilité.
Elles me sont exprimées fréquemment par le conjoint : « vous êtes tellement
patiente ! » et je découvre des larmes aux yeux et un regret, dit ou non-dit, de ce 47. Fiat. E. (2014) « Notions d’éthiques ». Cours du Master de Philosophie Pratique.48. Luc 10, 29-37. Parabole du bon Samaritain.
hi
29
qu’il est en incapacité d’être. En effet, il est en incapacité de rester indifférent aux
troubles de la personne malade, et il en souffre. La « culpabilité » de l’aidant, que
l’on évoque facilement, n’est pas le sentiment coupable de ne pas avoir l’envie
d’aider la personne aimée, mais de ne pas le pouvoir. De même, le « fardeau » de
l’aidant n’est pas la charge d’une masse sur la gravité de son proche, mais l’oubli du
sens de vivre avec quelqu’un qu’elle ne reconnaît plus. Dans cette dimension,
l’épuisement de l’aidant, c’est tout d’abord un conjoint seul.
C’est pourquoi, il semble dangereux de désanimer le conjoint dans un statut
d’aidant naturel car c’est le risque de transformer l’aide qu’il donne par amour en un
devoir familial. C’est aussi oublier que l’aidant n’est pas toujours aidant, car à
l’inverse d’une aide-technique, sa fonction d’aide est motivée par quelques raisons
du cœur, que la raison soignante ne connaît pas.
Cependant, apparenter ces segmentations d’amour au conjoint ou au soignant
serait une vision trop simpliste. Le professionnel de santé, bien que voué au soin de
la personne, risque désirer soigner, à l’origine d’eros. Aussi, la pratique soignante
peut déborder et s’approcher du sentiment de philia. De ce fait, il veut faire quelque
chose qui est en son pouvoir de soignant, mais en oublie la vertu de patience. De
même que l’aidant n’est pas toujours aidant, le soignant méprise le soin d’attendre au
profit de « faire quelque chose », quand il est dans la philia ou l’eros, qui ne vise
plus le bien-être du couple. Ainsi, le soin d’attendre, d’observer, de ressentir,
d’écouter dans l’agape est aussi différent du soin technique qu’il est essentiel.
Le soignant a donc besoin de comprendre le conjoint d’autant plus que le
conjoint appelle à l’aide dans son isolement volontaire. En effet, cet appel est aussi
peu audible qu’il semble nécessaire dans le cas d’un épuisement. Peut-on faire un
lien entre le deuil de la solitude que nous évoquions et l’épuisement ? Qu’est-ce qui
épuise le conjoint ? Le sentiment d’être dépassé par les événements, de ne pouvoir
arriver au bout ? Comment se manifeste-t-il ? Par indifférence ou dans un paroxysme
d’émotion, est-ce le désir de figer la vie, d’arrêter le temps, ou bien est-ce une
inquiétude permanente? Quelles en sont les conséquences sur le conjoint ? L’envie
de se retirer de ce monde qui semble déjà tourner sans lui ? Le deuil de la solitude,
qui se traduit dans le processus d’acceptation du conjoint à être seul, commencerait
peut-être par une étape d’épuisement. Le soignant, qui ne rencontre pas ces
questions, peut en revanche les prendre en compte dans un parcours de
reconnaissance.
jk
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Un regard professionnel sur l’émotion
Et cela, dès la première rencontre : depuis que je travaille à domicile, je ne sais
comment je pourrais me passer du musée que représente la maison de la personne
pour l’accompagner dans la galerie de sa vie. Depuis que je travaille avec le
conjoint, je ne saurai découvrir les trésors cachés de ces galeries. Dans mon
entretien, je m’adresse à la personne malade, mais je considère le conjoint comme
mon interprète. J’arrive en pays inconnu, et sans interprète, je n’aurais que mes
yeux, limitée à l’observation du présent, et bornée à comparer les différences de mon
pays d’origine. En revanche, aux paroles du conjoint s’éclaire ma voie dans
l’univers de la personne malade et les points d’accroche. De même, dans les
trémolos de sa voix, l’étouffement d’une phrase, l’angoisse d’une question, je
découvre la culture, les valeurs, les repères du couple. Je photographie la situation à
ma première rencontre et je reprendrai d’autres clichés à intervalle régulier. Dans
la chambre noire de la personne malade, ressurgit, de la mémoire du conjoint,
quelques souvenirs qui se couchent sur le papier glacé. Le soignant entre dans
l’intimité du couple et vise dans son objectif leurs regards croisés.
lm
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CHAPITRE V
Le rôle du professionnel dans le croisement de regard d’un couple avec la
maladie d’Alzheimer
[…] Une nuit d’automne il me semble À l’odeur qu’en portait le vent Nous étions nous étions ensemble Où donc était-ce avant Était-ce après rien n’a plus sens Que la douleur d’être avec toi Le temps a perdu sa puissance Sa couleur son âme et sa voix
[…] et n’es-tu plus où moi je suis […]
Une nuit c’est si peu sans doute Sauf que tu peux facilement Y perdre mon cœur et ma route N’importe où n’importe comment Et dans les mouvements de l’âme Ton corps a l’étoffe ridé Je sais l’alphabet de la femme Plus mystérieux que les dés […] Aragon49
Afin de ne pas confondre la qualification d’aidant naturel, attachée à une
reconnaissance juridique et sociale, et la méprise du soignant en abordant la fonction
d’aidant comme d’une aide-technique, nous interrogeons le regard professionnel.
Selon M. Billé, le regard comprend aussi nos actes, nos interactions avec l’autre,
notre façon de parler de lui, de le considérer et c’est aussi, la place qu’on prend dans
la relation avec le malade Alzheimer. Ainsi, il dévoile qu’il ne suffit pas de changer
de regard sur les personnes atteintes, il s’agit surtout de croiser leurs regards de façon
à les reconnaître50.
49. Aragon, Le Fou d’Elsa, Paris, Gallimard, 1963, p. 109. 50. Billé M. (2014) « Maladie d’Alzheimer : Regards croisés, questions d’éthique » loc. cit.
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Notre changement de regard sur le conjoint et la personne malade s’est opéré
suite à la considération d’une reconnaissance en constante évolution, apporté par
Ricoeur, Hegel et Honneth. Nous aurions pu citer pour ce même effet Prévert :
« C’est dans le regard de l’autre que parfois on se reconnaît »51. Autrement dit, selon
M. Billé, c’est exister grâce à l’image de soi qui se construit dans l’interaction52.
A ces fins, le professionnel de santé se veut le miroir dans lequel le couple peut
se reconnaître. Alors quelles hypothèses de travail, mêmes passives et non intrusives,
tout comme le reflet d’un miroir l’est, pour, à nouveau, croiser le regard entre la
personne malade et son conjoint ?
La rencontre
Premièrement, le conjoint est une ressource pour le professionnel. Dès la
première rencontre, nous avons besoin de ce lien qui nous unit à la personne malade.
La première rencontre semble décisive sur la place que le conjoint se donne dans les
séances suivantes. En effet, le comportement qu’il adopte spontanément avec la
personne malade nous renseigne sur l’interaction, la communication du couple au
quotidien. Or, notre accompagnement se veut au plus proche de leur quotidien afin
que le conjoint comprenne notre approche de la maladie et reprenne nos conseils.
Il est de l’intérêt du soignant de simplifier le quotidien du conjoint, la limite
étant de recentrer le soin sur la personne malade. Celui-ci est axé sur l’entretien des
capacités, des rôles et des habitudes. C’est pourquoi, poser la question de l’aide
réciproque est intéressant : « comment vous aidez votre compagne ? » avant de
demander quelle aide apporte le conjoint. Resituer la réciprocité, existante ou
disparue du couple, c’est aborder la personne malade avec son histoire de vie qui est
donc aussi le conjoint.
Sans évoquer la « reconnaissance », le professionnel de santé agit comme si
elle en était le thème principal : valider les propos de la personne malade malgré
l’anosognosie, féliciter les adaptations de comportements ou d’environnement que le
conjoint réalise spontanément et naturellement. Aussi, l’écoute de la souffrance du
conjoint, exprimée parfois avec des mots violents, est reformulée par le professionnel
qui accueille ses sentiments mais en atténue la violence pour respecter la dignité de
51. Id. 52. Ibid.
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la personne malade. Pour cela, le professionnel apprend à dissocier les problèmes
engendrés par la maladie et non par la personne malade. La compréhension de la
maladie permet au conjoint d’accepter un peu plus l’autre grâce à cette dissociation,
car la dimension affective de la personne malade est à nouveau prise en compte : ses
volontés, ses sentiments, etc.
Pour ce faire, il faut rechercher les formes de reconnaissance encore existantes.
Le support de la maison est un très bon outil pour les approcher. Les décorations, les
bâtiments, les photographies, sont la preuve d’une mémoire collective et épisodique.
Celles-ci pallient aux difficultés de reconnaissance et de communication. En effet, la
personne trouve parfois plus facilement ses mots quand le sujet la passionne. La
mémoire épisodique est rattachée aux sentiments, à un état particulier dans lequel se
trouvait la personne qui lui permet de resituer par exemple le contexte environnant.
La charge émotionnelle conditionne la qualité de la mémoire épisodique. La
personne malade devient capable d’expliquer dans quelle brocante elle a trouvé cet
objet décoratif, sans manquer de mot, ni oublier ce qu’elle voulait dire. M. R. ne
reconnaît pas sa maison, et tous les soirs sa femme ne peut se coucher avec lui car il
dit ne pas être chez lui. Durant une séance, où il se sent étranger chez lui, nous lui
demandons sa profession, ses occupations dans le village. Il nous répond qu’il était
maire et qu’il s’occupait notamment de l’entretien de l’église. Nous lui demandons
d’apercevoir de la fenêtre l’église, il la reconnaît et se reconnaît enfin chez lui. Sa
femme utilise maintenant cette technique pour le convaincre tous les soirs. De même,
quand il ne reconnaît pas sa femme, celle-ci sait que ce n’est pas qu’il l’oublie, car
nous lui faisons remarquer qu’il l’appelle « ma biche » et qu’il n’y a qu’une femme
qu’il appelle ainsi. L’évocation de l’armée a notamment été un point important dans
leur histoire conjugale car c’était la première fois qu’ils se séparaient durant une
longue durée. Ce que racontait Mme R. en détail permettait à M. R. de revivre ces
instants précieux.
La seule recherche de l’acquiescement de la personne malade durant
l’évocation d’un souvenir tenu par le conjoint est un lien du couple que le
professionnel de santé met en valeur. C’est ici la mémoire collective dont parle
Halbwachs53, que nous évoquons dans les activités de réminiscence. Nous l’avons
53. Halbwachs M., La mémoire collective, op. cit.
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évoqué au commencement pour approcher une vision collective de la mémoire qui ne
peut être seulement individuelle, mais dépendante d’autrui. De ce fait, il explique
qu’une personne n’est jamais seule, par le simple fait que même éloignée des siens,
chaque pensée de la personne est reliée à une histoire partagée, un vécu. Ainsi, même
si le conjoint est la seule personne à pouvoir raconter un souvenir de leur couple, leur
histoire commune est mise en valeur, rétablissant la réciprocité du passé.
Le projet est un soutien extérieur
La personne extérieure, que représente le soignant, permet de souligner cet
« intérieur » qu’elle découvre qui est l’histoire de vie du couple. Cette place « en
dehors » est à préserver pour rappeler au conjoint que malgré l’aide qu’on apporte,
malgré la patience qu’on mobilise, parfois plus importante que lui, sa place est
justifiée. Ainsi, évoquer que l’aide extérieure est secondaire, même si on prend le
rôle d’aidant, permet de reconnaître au conjoint la place qu’il a auprès de la personne
malade. Grâce à cela, Mme R. a accepté notre aide, alors même qu’elle refusait
jusque-là toute intervention.
C’est pourquoi, il n’est pas question d’un accompagnement qui vise le maintien
à domicile, car nous n’immobilisons pas le conjoint et la personne malade dans des
fonctions jugées compétentes ou non. Afin de le soutenir dans son rôle d’aidant, nous
partageons avec la personne malade ses souvenirs, son temps, ses objets de valeur.
Le soutien n’est pourtant pas un remplacement du conjoint, comme il pourrait le
croire, ainsi nous le sollicitons à chaque instant pour évaluer son avis, sa
participation, ses ressources. Cela passe par le support que nous utilisons car au lieu
d’imposer nos jeux et nos outils, nous recherchons les leurs. Les conjoints fouillent
dans un placard qui se métamorphose en une montagne de souvenirs et de futurs
projets. De même, dans la spontanéité du moment créé, le conjoint développe des
idées et des envies comme par exemple la recette du fromager dont se souvient enfin
un conjoint, que seule sa femme réussissait. C’est ainsi un soutien mutuel entre le
conjoint et le professionnel de santé auprès de la personne malade, qui réanime une
reconnaissance enselevie sous le poids des rôles préfigurés d’aidant.
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35
L’activité : une histoire de cadence
Parfois, ce sont les activités instaurées dans l’accompagnement qui vont
déclencher l’affolement ou la constatation anxieuse du conjoint : « et n’es-tu plus où
moi je suis » à la manière d’Aragon54. En effet, le désinvestissement des activités
quotidiennes et de loisirs s’est installé officieusement. La situation est cristallisée de
façon à ce que le couple ne puisse plus être en capacité de percevoir les pertes
engendrées par la maladie.
Or, l’activité mobilise une interaction, une dynamique qui n’était plus mise en
valeur au quotidien et qui peut, selon, la conscience et l’acceptation de la maladie par
le conjoint, être difficile à vivre. Par exemple, une compagne va s’apercevoir en
rejouant au scrabble durant la séance « qu’il jouait mieux avant ». Ainsi, l’activité
entre au coeur de la cristallisation qui s’est parfois opérée dans la relation conjugale,
et sur lesquels reposaient les bases fragiles du couple depuis l’apparition de la
maladie. Il est très difficile d’évaluer la tolérance de la famille durant cette
déstabilisation provoquée par notre projet de soin. Bien que celui-ci soit établi avec
la personne malade et l’entourage, ce dernier peut parfois attendre de nous une
simple « surveillance », une « présence » mais surtout pas une « intervention ». Dans
ce cas, la relation fusionnelle ou distancée dans le couple est un obstacle : les
conjoints ont eux-mêmes « geler » leur relation et la situation familiale en une
surveillance protectrice ou méfiante. C’est pourquoi, nous sollicitons à tout moment
le conjoint afin de travailler avec lui et pas seulement à côté de lui. Il y a donc un
rythme à permuter avec le conjoint afin d’accorder nos voix. Ainsi, ce n’est pas la
famille qui est trop lente, trop en retrait, mais parfois le professionnel de santé qui est
trop pressé. L’évolution de l’investissement s’évalue au fil des séances et donnera la
cadence.
En effet, alors que le conjoint jouait le rôle de l’interprète au début de la
rencontre, c’est au tour du professionnel de déceler dans l’activité et la vie
quotidienne les conditions qui amplifient ou diminuent les troubles chez la personne
malade. Il révèle, de par les troubles supposés qui envahissent la personne, une autre
façon d’appréhender l’interaction, la communication et l’environnement matériel. En
effet, agir sur ces éléments permet de prévenir les troubles. Le soignant apprend au
54. Aragon, Le Fou d’Elsa, op. cit.
uv
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conjoint à ressentir la différence de logique et de compréhension qui existe entre la
personne malade et non malade, à défaut de pouvoir la décrire.
Ainsi calibrée, la perception du conjoint et du professionnel sur la personne
malade permet de s’adapter le plus possible à elle afin d’atténuer les troubles.
L’implication de la personne malade devient aussi une recherche de confiance avec
le soignant, elle adopte alors un comportement plus naturel qu’en évaluation qui peut
être source d’angoisse. De ce fait, trois langages différents se découvrent afin de
créer un échange, accordés sur le sentiment. Nous parlons ici d’un sentiment de bien-
être qui se traduit par l’absence de trouble de la maladie d’Alzheimer et
d’investissement renouvelé.
C’est pourquoi, la relation fusionnelle peut être utilisée comme une force, car
elle implique le sentiment. Il est d’ailleurs intéressant d’en voir ses fruits, quand le
conjoint profite de notre intervention pour se retrouver seul un moment, afin de
développer ou retrouver individuellement des activités qui lui sont chères. Ainsi, il
investit lui-même une identification extérieure à son couple.
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37
Discussion
La solitude du soignant peut être grande face à l’incompréhension d’une
situation familiale. Cristallisée dans une inaction protectrice, la relation du conjoint
et de la personne malade Alzheimer semble, pour le soignant, les conditions les plus
avantageuses pour accélérer la maladie d’Alzheimer.
Mettre en place des aides et des activités factices ne permet pas pour autant de
déclencher une dynamique, tant que le conjoint ne se sent pas investit et la personne
malade, mise en confiance.
Or, en découvrant le sentiment de méconnaissance du conjoint qui en vient à se
mépriser : « je ne suis plus reconnu », nous analysons que, tout comme la colère
cache une profonde tristesse, le refus d’aide dévoile l’isolement de la personne.
Ainsi, son appel peut enfin être entendu dans un parcours de reconnaissance.
De ce fait, le soignant ne cherche plus à expliquer l’appauvrissement du couple
dans une relation d’aide à la dépendance, car l’aide est le témoin et la preuve d’une
réciprocité. Le soignant recherche, à travers l’histoire de vie commune, les formes de
reconnaissances existantes, comme il évalue les capacités restantes de la personne
malade. De même, il ne considère plus un conjoint-obstacle, ce qui rétabli l’équilibre
familial avec la dyade de la personne malade et son époux, et le soignant comme
soutien extérieur. En effet, nous nous sommes posé la question du degré
jusqu’auquel le professionnel de santé veut contrôler la situation familial au moment
de remarquer que le soignant risque se méprendre à son tour. Quand l’aménagement
de l’espace de soin à domicile est rendu difficile, le soignant ne peut que reconnaître
à la famille sa liberté de choix. Afin d’introduire un espace aux soins externes, il
n’est pas nécessaire de réduire l’espace familiale, ce que J-C Ameizen dévoile quand
il décrit une liberté construite dans la reconnaissance. Celle-ci suggère une fraternité,
où chacun a le souci de la liberté de l’autre55. De ce fait, le soignant est dans la
proposition : « que ta liberté soit, afin que ma liberté commence » où nous
retrouvons l’échange de don et non de place que propose Ricoeur. Le maintien
devient soutien quand le soignant s’appuie également sur les ressources du conjoint
55. Ameizen J-C. (2014). Cours du Master de Philosophie Pratique.
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afin d’émettre des hypothèses de travail. Le conjoint est alors une ressource, et prend
conscience de sa place privilégiée autour de la personne malade.
Cependant, nous n’avons fait que survoler la question de l’épuisement du
conjoint, ou de la famille. Celui-ci semble se traduire dans une répétition et dans une
fixation des problèmes, perçus comme irrémédiables mais permettant de voiler la
situation actuelle : entrevoir que l’entourage est à bout de force. Le soignant peut
apporter la volonté et le courage que n’a plus la personne malade ou le conjoint, mais
il ne peut l’entretenir. A l’image d’une étincelle, l’intervention soignante n’est que
temporaire, l’ergothérapeute rencontre trois à quatre fois la personne malade et son
entourage, le relais réalisé avec l’A.S.G. est une nouvelle étincelle, réanimée durant
13 autres séances, l’intervention d’une psychologue peut en ajouter d’autres, mais il
reste à la famille le soin du kaïros, c’est-à-dire prendre l’opportunité d’instaurer une
nouvelle dynamique. Le relais de nos interventions est un indicateur quant à cette
prise en main, qui peut aussi bien être la décision d’un nouveau lieu de vie, ou du
même lieu de vie plus adapté.
L’évolution d’un aidant-aidé vers un amant-aimé permet au professionnel de ne
pas enfermer le couple dans une politique de maintien à domicile rigide, mais cela
n’oppose pas les deux termes pour autant qui connotent la technique et une vision
holistique de la personne, ce qui s’entrecroise à tout moment dans la pratique
soignante.
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Annexes
On ne peut me connaître Mieux que je te connais
Tes yeux dans lesquels nous dormons Tous les deux Ont fait à mes lumières d’homme Un sort meilleur qu’aux nuits du monde
Tes yeux dans lesquels je voyage Ont donné aux gestes des routes Un sens détaché de la terre
Dans tes yeux ceux qui nous révèlent Notre solitude infinie Ne sont plus ce qu’il croyaient être
On ne peut te connaître Mieux que je te connais
Paul Eluard. La chemise
Une nuit d’automne il me semble À l’odeur qu’en portait le vent Nous étions nous étions ensemble Où donc était-ce avant Était-ce après rien n’a plus sens Que la douleur d’être avec toi Le temps a perdu sa puissance Sa couleur son âme et sa voix
Une nuit d’automne ou tristesse Une pâleur entre nous deux Et l’odeur de quoi donc était-ce Que nous parlions était-ce d’eux Les autres les autres nous-mêmes Qu’on a peur d’au miroir heurter Et quand la lèvre a dit je t’aime Tout n’est plus qu’une fleur jetée
Une nuit que j’étais peut-être Un peu plus à toi que jamais Et de moi-même un peu moins maître Je n’ai pas dit que je t’aimais Je n’ai pas dit ce qui m’éveille Ou m’endort c’est même destin L’ombre tourne autour du soleil Et jamais que soi-même atteint
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Une nuit pour qu’il m’en souvienne Ainsi ne fallait-il que soit Ta respiration la mienne Et rien pourtant plus comme soi Tu rêvas sans que rien j’en sache Et rien plus ne m’étais certain Que de penser elle se cache Entre le soir et le matin
Une nuit c’est une chemise Où pis que l’oiseau tu me fuis Pourquoi méchamment l’as-tu mise Et n’es tu plus où moi je suis Si lointain qu’en soit l’abeillage J’y vois s’inscrire à pas de loup Les plis secrets de tes voyages Les songes qui me font jaloux
Une nuit c’est si peu sans doute Sauf que tu peux facilement Y perdre mon cœur et ma route N’importe où n’importe comment Et dans les mouvements de l’âme Ton corps a l’étoffe ridé Je sais l’alphabet de la femme Plus mystérieux que les dés
Une nuit j’en suis à la trace Les pas loin de moi descendus Allant de terrasse en terrasses Hors de mon paradis perdu Une nuit dont je n’ai partage Et dans le livre que tu lis Je vois que les mots sur la page Sont les syllabes de l’oubli
Aragon.
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Bibliographie
OUVRAGES :
Aragon, Le Fou d’Elsa, Paris, Gallimard, 1963
Aristote, Ethique à Nicomaque, Malesherbes, Flammarion, 2004
Delage M., Haddam N., Lejeune A., Soigner une maladie chronique : la méthode de
la triangulation, Marseille, Solal, 2008
Eluard P., Les yeux fertiles, Paris, Gallimard, 1967
Ellul J., Le système technicien, Paris, Calmann-Levy, 1977
Halbwachs M., La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997
Hansen Love L., La philosophie de A à Z, Paris, Hattier, 2011
Honneth A., La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, 2013
La Bible, Paris, Le Cerf, 1988
Le Petit Larousse illustré, Paris, Larousse, 2011
Proust M., A la recherche du temps perdu, Paris, Omnibus, 2011
Ricoeur P., Parcours de la reconnaissance, Paris, Gallimard, 2013
Soon E., Des trajectoires de Maladie d’Alzheimer, Paris, L’harmattan, 2004
ARTICLES :
Malaquin-Pavant E., Pierrot M., « Les aidants naturels à l’heure du deuil blanc », in
SOINS, n°685, mai 2004, pp. 46-48
Ethier S., Boire Lavigne A-M., Garon S., « la dyade aidant-aidé atteint d’Alzheimer :
entre asymétrie et sentiment de réciprocité », in Gérontologie et Société, n°144, mars
2013, pp. 121-131
CONFERENCES :
Ameizen J-C. (2014). Cours du Master de Philosophie Pratique.
Billé M. (2014) « Maladie d’Alzheimer : Regards croisés, questions d’éthique ».
AG2R La mondiale
Dreyer P. (2014) « Les professionnels face à la mort des patients, Deuil ou
endeuillement ? ». Cours du Master de Philosophie Pratique
Fiat. E. (2014) « Notions d’éthiques ». Cours du Master de Philosophie Pratique
Fiat. E. (2014) « Pbs fondamentaux de l’éthique ». Cours du Master de P.P.
Pierron J-P. (2014) « Famille, je vous aime ? ». Festival Philosophia
��
42
RESUME
L’apparition de la maladie d’Alzheimer retentit sur la qualité des relations familiales
et sociales. Qu’en est-il du couple ? Le conjoint de la personne malade est apparenté
à la fonction d’ « aidant naturel ». Cependant, il semble que l’aidant ne soit pas
toujours aidant. A travers le refus d’aide, le surinvestissement du conjoint, les
conflits familiaux ou les relations fusionnelles, comment interpréter un appel du
conjoint ? La reconnaissance abordée par Ricoeur et Honneth, rappelle l’importance
de réciprocité et d’identification dans une relation privilégiée tel que le couple. Or, la
maladie d’Alzheimer apporte de nombreux troubles de reconnaissance qui parasitent
l’interaction. L’attitude du conjoint peut donc être interprétée comme une lutte pour
la reconnaissance, dont le soignant prend conscience dans son accompagnement. Il
s’agit de créer un nouvel échange entre la personne malade et le conjoint dans un
parcours de reconnaissance.