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Obscenes Details: contre-ecriture de la scene sadienne ., Eric Bordas premiere vue, l' enonciation narrative de Sade reste respectueuse d'un certain classicisme de la representation linguistique. Regnant avec eclat al'entrecroisement de I'adequation des mots et des choses et de sa re- mise en question par l'eclatementdu sujet parlant, Ie texte de Sade s'impose pourtant tres vite par la monstruosite d'une radicalisation, qui est d'abord celle de la mise en discours d'un indicible. Pour Michel Foucault, «cette reuvre inlassable manifeste Ie precaire equilibre entre la Ioi sans loi du desir et I' ordonnance meticuleuse d'une representation discursive. L'ordre du discours y trouve sa Limite et sa Loi; mais il a encore Ia force de de- meurer coexistensif a cela meme qui Ie regit».l La prose, ici, est parcourue par un paradoxe renversant: comment tout detruire, sujet, objet, sens et im- age, tout en enonyant un support formel semantique sans lequel cette rage de destruction n' est que fantasme anecdotique et perissabIe? comment con- struire un texte et mutiler ses representations? comment produire du sens tout en Ie sacrifiant? Telle est la problematique esthetique et morale que Sade ecrivain doit resoudre, entre revolte et compromission. M. Foucault, Les Mots et les clwses (Paris: Gallimard, 1966), p. 222. «Lit sans doute», continue Foucault, «est Ie principe de ce 'libertinage' qui fut Ie dernier du monde occidental (apres lui commence l'age de la sexualite): Ie libertin, c'est celui qui, en obeissant it toutes les fantaisies du desir et it chacune de ses fureurs, peut mais doit aussi en eclairer Ie moindre mouvement par une representation lucide et volontairement mise en ceuvre. 11 y a un ordre strict de la vie libertine: toute representation doit s' animer aussit6t dans Ie corps vivant du desir, tout desir doit s'enoncer dans la pure lumiere d'un discours representatif. De Ht cette succession rigide de 'scenes' (la scene, chez Sade, c'est Ie dereglement ordonne it la representation) et, it l'interieur des scenes, l'equilibre soigneux entre la combinatoire des corps et l'enchainement des raisons». EIGHTEENTH-CENTUR Y FICTION, Volume 11, Number 3, April 1999

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Obscenes Details:contre-ecriturede la scene sadienne

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Eric Bordas

premiere vue, l' enonciation narrative de Sade reste respectueuse d'uncertain classicisme de la representation linguistique. Regnant avec

eclat al'entrecroisement de I'adequation des mots et des choses et de sa re­mise en question par l'eclatementdu sujet parlant, Ie texte de Sade s'imposepourtant tres vite par la monstruosite d'une radicalisation, qui est d'abordcelle de la mise en discours d'un indicible. Pour Michel Foucault, «cettereuvre inlassable manifeste Ie precaire equilibre entre la Ioi sans loi dudesir et I'ordonnance meticuleuse d'une representation discursive. L'ordredu discours y trouve sa Limite et sa Loi; mais il a encore Ia force de de­meurer coexistensif acela meme qui Ie regit».l La prose, ici, est parcouruepar un paradoxe renversant: comment tout detruire, sujet, objet, sens et im­age, tout en enonyant un support formel semantique sans lequel cette ragede destruction n' est que fantasme anecdotique et perissabIe? comment con­struire un texte et mutiler ses representations? comment produire du senstout en Ie sacrifiant? Telle est la problematique esthetique et morale queSade ecrivain doit resoudre, entre revolte et compromission.

M. Foucault, Les Mots et les clwses (Paris: Gallimard, 1966), p. 222. «Lit sans doute», continueFoucault, «est Ie principe de ce 'libertinage' qui fut Ie dernier du monde occidental (apres luicommence l'age de la sexualite): Ie libertin, c'est celui qui, en obeissant it toutes les fantaisies dudesir et it chacune de ses fureurs, peut mais doit aussi en eclairer Ie moindre mouvement par unerepresentation lucide et volontairement mise en ceuvre. 11 y a un ordre strict de la vie libertine:toute representation doit s' animer aussit6t dans Ie corps vivant du desir, tout desir doit s' enoncerdans la pure lumiere d'un discours representatif. De Ht cette succession rigide de 'scenes' (la scene,chez Sade, c'est Ie dereglement ordonne it la representation) et, it l'interieur des scenes, l'equilibresoigneux entre la combinatoire des corps et l' enchainement des raisons».

EIGHTEENTH-CENTUR Y FICTION, Volume 11, Number 3, April 1999

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Pour tenter de comprendre Ie fonctionnement redoutable de ce para­doxe dans sa mise en pratique romanesque, on peut se concentrer sur undes enjeux du principe de destruction radicalisee poursuivi par l'auteurdes Cent Vingt ]ournees de Sodome, Ie detail et sa precision maniaque,obsessionnelle, dans la description des corps et des crimes.

La dimension psychologique de ce goilt de I'exactitude mesuree etmesurable, dans l'ceuvre d'un homme qui passa vingt-sept annees desa vie en prison et qui fut la proie de toutes les monomanies, de toutesles nevroses, ne sera envisagee que pour etre ecartee. 2 Non qu'elle soitinsignifiante, mais elle ramene Ie paradoxe sadien aun cas clinique ponc­tuel quand il convient d'abord de comprendre la poetique d'un recit quimarque un absolu dans sa realisation, et ce jusque dans l'aporie alaquelleune pratique comme celIe des details enonces semble la condamner. Oncommencera donc par une lecture transitive et referentielle des details sa­diens comme marqueurs de mimesis, d'exactitude et donc de realisme-quiest d'abord un realisme, de I'objet. L'enonciation du detail serait au ser­vice de la verite et de la precision. On verra que cette dimension n'estpas contestable dans sa simplicite, qui vaut pour tout romancier. Mais,precisement, Sade n'etant pas un romancier realiste, meme quand il used'enonciatemes a dimension mimetique, cette premiere approche, para­phrastique et pleonastique, doit etre ensuite retournee pour envisager lasubversion sadienne de cette tendance trap facile. Tel est Ie veritable crimedu marquis: opposer exactement al' ecriture fictionnelle constructive unecontre-ecriture poetique destructive qui nivelle lecture et plaisir du texte deson impossibilite meme et condamne la prose du meurtre aI'essoufflementinfini. Les details sont, acet egard, les outils determinants pour travaillerla perte du sens dans les entrelacs de scenes et de tableaux figes dans leurcombinatoire paradigmatique. 11s sont ala fois enjeu et vecteur d'un projetestMtique mutilant.

S'il est bien une enonciation anti-sadienne par excellence, c' est assurementcelIe de Justine. En effet, dans sa confession aMme de Lorsange, celle­ci use des ellipses et des periphrases pour dire la pornographie qui reste

2 Voir les lettres que Sade ecrit de Vincennes it sa femme, dans lesquelles i1lui demande des mets audes objets divers avec force precision de details pour indiquer les mesures exactes, les couleurs, lesmatieres voulues. Les etuis et flacons indispensables it ses plaisirs solitaires doivent, en particulier,repondre it des proportions tres nettes : «six pouces de circonference sur huit au neuf de hauteur»,etc.; voir Sade, Lettres ii sa femme, ed. Marc Buffat (ArIes: Actes Sud-Babel, 1997), pp. 356­57, 367-68. Sur ce point biographique, voir Maurice Lever, Donatien Alphonse Franr,:ois, marquisde Sade (Paris: Fayard, 1991), pp. 333-86.

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pourtant Ie theme du theme de son discours. La pudique victime se senttenue de «deguiser [les] details obscenes»:

Vous me permettrez, madame [...Jde vous deguiser une partie des details obscenesqui s' observerent acette premiere ceremonie; que votre imagination se representetout ce que la debauche peut en tel cas dieter ades libertins [...J et elle n'auravraisemblablement encore qu'une legere idee de tout ce qui s'executa dans cespremieres orgies. (IV:61)3

L' outil-litote, qui manie Ie sous-entendu non-equivoque, est une marque dudiscours de la fausse pudeur, discours bourgeois qui dissimule malla vul­garite et la rouerie de ses derobades pleinement complices de ce qu'ellespretendent combattre. A ce discours hypocrite des victimes s' oppose1'enonciation radicalisee, absolutiste, des bourreaux qui, eux, ne negligentjamais aucun de ces «details obscenes». Quand il use lui-meme de ceprocede elliptique, Ie nalTate.ur sadien ne manque pas d'en denoncer lamalhonnetete morale:

«On dit mieux les choses en les supprimant» (ecrit La Mettrie quelque part); «onirrite les desirs en aiguillonnant la curiosite de l' esprit sur un objet couvert, qu' onne devine pas encore, et qu' on veut avoir l'honneur de deviner.» Tels sont lesmotifs de la gaze que nous jetons sur les scenes que nous ne faisons qu' annoncer.(NJ:952)

Mais semblable disponibilite de l'imaginaire est rare dans Ie corpus sadien.Sade sait parfaitement qu'en ne disant pas tout, il laisse au lecteur lapossibilite de rever une proposition nuancee, ou de ne rien rever du tout.4

Or la pratique sadienne du recit est totalitaire et telToriste par intention.C'est pourquoi Ie non-dit est l'apanage rhetorique des faibles, des victimes,quand ils ont droit a la parole. L'enonciation crimineIle se caracterise aucontraire par sa plenitude referentielle, chargee jusqu'a l'absurde de lamaniaquerie detaillee: «Desgranges avertit qu' elle va parler de meurtrestres douloureux, et que c'est 1'extreme cruaute qui fera Ie principal; alorson lui recommande plus que jamais les details» (CV1:360). II faut tout dire:

3 Les references aux textes de Sade renvoient aux editions suivantes: Aline et Valcour, (Euvres, t. I,ed. Michel De10n (Paris: Gallimard-La P1eiade, 1990), abrege commeAV; Les Cent Vingt Jourtuiesde Sodome, (Euvres, t. 1, abrege comme CVJ; Les Infortunes de la vertu, (Euvres, t. 2, ed. MichelDe10n (Paris: Gal1imard-La P1eiade, 1995), abrege comme IV; La Nouvelle Justine, (Euvres, t.2, abrege comme NJ; La Philosophie dans Ie boudoir, ed.Yvon Belaval (Paris: Gallimard-Folio,1976), abrege comme PhB; Les Crimes de I'amour, ed. Michel Delon (Paris: Gallimard-Folio,1987), abrege comme CA.

4 Voir Michel Picard, «Lecture de la perversion et perversion de la lecture», Comment la litteratureagit-elle?, ed. M. Picard (Paris: Klincksieck, 1994), pp. 193-205.

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prouver par I' ecriture que la langue imposee par la nature et la culture peutmateriellement prendre en charge tout ce qu'elle ne doit-voire ce qu'ellene peut-pas dire.5 «L'reuvre de Sade», note Pierre Macherey, «s'appuiesur Ie postulat que tout doit etre dicible. Et en posant cette exigence d'unerevelation globale, dont Ie discours litteraire constitue Ie lieu propre, Sadesemble etre aIle aux limites de ce discours, jusqu'en cet impossible pointou l'indefinie ouverture de la representation Ie cede a sa cl6ture».6 Lepremier grand texte de Sade, Les Cent Vingt ]ournees de Sodome, reuvrede jeunesse marquant une limite que Ie romancier ne pourra plus ensuitedepasser faute de se condamner au silence,? est tout entier motive par cetideal du «tout dire» qui reprend l'ambition encyclopedique et rechercheune transparence autrefois reservee ala confession.8 Cet ideal est maintesfois rappele dans les enonces narratifs ou metadiscursifs:

Mais ne precipitons rien; ce raffinement-ci tient ades details ou nous ne sommespas encore. (CVJ:19)

il s' agissait [...] de se faire en cette situation raconter avec les plus grands details,et par ordre, tous les differents ecarts de cette debauche [...], ce qu'on appelle enun mot, en langue de libertinage, toutes les passions (CVJ:39).

Cette exigence d'exhaustivite obeit aune volonte theorique qui pretendprevenir les desirs du lecteur en lui proposant tout ce qu'il peut imaginer.Ainsi, apostrophant son lecteur, Ie narrateur des Cent Vingt ]ournees luiexplique sa demarche:

5 «Tout dire, en somme, pour annihiler toute existence», resume Clement Rosset: Le Philosophe etles sortileges (Paris: Minuit, 1985), p. 88.

6 P. Macherey, A qlloi pense la litterature? (Paris: Presses universitaires de France, 1990), p. 145.

7 Voir E. Bordas, «Sade ou I'ecriture de la destruction. Apropos de la structure stylistique des CentVingt ]ollmees de Sodome», Romanic Review 86 (1995), 657-80.

8 Voir M. Delon, L'ldee d'energie all tOllmant des Lllmieres (1770-1820) (Paris: Presses uni­versitaires de France, 1988), pp. lSI-53. Dans son livre important, Sade, I'invention dll corpslibertin (Paris: Presses universitaires de France, 1978), Marcel Henaff a parfaitement montre surquel paradoxe repose cette volonte sadienne de «tout dire»: «'Tout dire', selon Sade, sera doncvouloir en meme temps 1a totalite et I'exces; et c'est bien lit son deft; car entre les deux termesIe discours a precisement toujours ete somme de choisir; vouloir simultanement les deux con­stitue peut-etre I'aporie fondamentale du dire, pour autant que Ie discours de la totalite ne seconstitue qu' it s' aveugler sur I'interdit qui en permet la cloture et en elimine les debris: Ie tOlit netient qu'it bannir Ie trap; affronter et transgresser cet interdit, c'est Ie mouvement meme de I'excesqui detraque Ie partage, brouiIIe les limites et rend toute totalite impossible, voire derisoire. [...]On ne peut dans Ie meme discours etre it la fois des deux cotes de I'interdit. Et pourtant c'est cetteaporie que Ie discours sadien entend soutenir; en realisant ce qu' on pourrait appeler une encyc­lopedie de l'exces, conjuguant les deux connotations contradictoires dans un jeu de decalage, derelais du tMorique et du narratif, de la dissertation et de la scene», p. 66.

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Si nous n' avions pas tout dit, tout analyse, comment voudrais-tu que nous eussionspu deviner ce qui te convient? C' est atoi aIe prendre et alaisser Ie reste; un autreen fera autant; et petit apetit tout aura trouve sa place. (CVJ:69)

Le fantasme de completude, offelt a la pragmatique de lecture en unefeinte performativite impure dont l'egrillarde bonhomie n' est qu'un leurre,passe done par Ie detail de cette totalite. Le texte morcele de ce livre­catalogue trouve ainsi sa legitimite, qui est la macrostructure generiqued'un principe d' enonciation hesitant entre detail et globalite dans la mesuredes choses evoquees par les mots. Les corps des personnages sont ainsiminutieusement decrits et detailles. Le penis des «fouteurs» par exempleest mesure avec exactitude: Hercule est doue «d'un membre de huit poucesdeux lignes de tour sur treize de long», celui d'Antinoiis est «de huit poucesde tour sur douze de long», quand la tete de celui de Brise-cul, «ressemblantaun creur de breuf, [a] huit pouces trois lignes de tour», et Bande-au-cielest «muni d'un engin de onze pouces de long sur sept pouces onze lignes detour» (CVJ:50-51). Cet exemple revele les deux principes conducteurs de1'enonciation du detail chez Sade: precision mesurable, quantifiable, dansla focalisation, et repetition.9 Ce sont ces deux principes qui, se retournantcontre ce qu'ils travaillent amettre en place, vont substituer Ie principe dedestruction par 1'imaginaire ala proposition de la construction referentielle.

Mais avant de detruire la lecture active, to les details enonces construisentdes possibilites semantiques que Ie lecteur doit suivre dans sa decouvertede 1'horreur. lIs travaillent, en somme, acette illusion referentielle qui estla condition du texte romanesque, et dont ces effets de reel immanquablesque sont les details devoilent l' etendue. Bien avant Roland Barthes, Di­derot, dans son Blage de Richardson (1761), avait attire l'attention sur cephenomene qui, dans sa recurrence definitive, marque un des tournants dela modernite:

Les details de Richardson deplaisent et doivent deplaire aun homme frivole etdissipe [...]. Pensez de ces details ce qu'il vous plaira; mais ils seront interessantspour moi, s'ils sont vrais, s'ils fontsortir les passions, s'ils montrentles caracteres.

9 Sur les mesures et la quantification, sur l'importance des chiffres dans I'enonciation sadienne,voir Julie C. Hayes: «The chiffre is an anti-parole, an anti-Logos. It constitutes a breakdown inmeaning, a radical revision of the notion of language as communication, a constant displacement ofthe 'message received' from its conventional place in the meaning of the words to aspects of thosewords which by convention are considered 'exterior' to meaning: their appearance on the page,their associations with various figures, dates, word counts, etc.», «Sophistry and Displacement:The Poetics of Sade's Ciphers», Studies on Voltaire and the Eighteenth CentlllY, nO 242 (Oxford:Voltaire Foundation, 1986), p. 335.

10 Cf. in/i·a.

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Ils sont communs, dites-vous; c'est ce qu'on voit tous Ies jaurs! Vous voustrompez; c'est ce qui se passe tous Ies jours sous vos yeux et que vous ne vayezjamais. [...] l'art du grand paete et du grand peintre est de vous montrer unecirconstance fugitive qui vaus avait echappe. [...] Sachez que c' est acette multitudede petites choses que tient I'illusion.1I

II faut se souvenir que jusqu' a une date finalement assez recente, Ie detail aete considere en Occident d'un reil mefiant, pour ne pas dire hostile. La cen­sure du particulier est une des conditions de possibilite du neo-classicisme,qui a fait parvenir jusqu'a 1'ere moderne 1'equivalence de l'Ideal avecl' absence de toute particularite. 12 «D'un point de vue historique», con­clut Naomi Schor, «la valorisation [...] du detail semble constituer unaspect essentiel du demantelement de la metaphysique idealiste, qui oc­cupe une place si grande dans Ie prajet de la modernite».13 C'est en celaque Ie detail est toujours 1'enjeu de resistance du reel contre l'imaginaire,marque de l'imprevu, et, presque, de l'impossible dans la mesure ou, selonLacan, Ie reel est cet impossible qu'il appartient a la litterature de tenterde rendre sensible. Le detail «est Ie trait qui particularise tout en reculantles limites du saturable. II signale dans 1'inventaire de 1'exces, la capa­cite d'invention du desir».14 Sade en exploite toutes les virtualites dansses descriptions pour atteindre a cette saturation de la representation quiest un des objectifs de la destruction poursuivie-destruction d'un imagi­naire etouffe par des details trap presents, trap puissants en l'occurrence,dans leur force d'illusion:

Mme de Saint-Ange: [...] il faut qu'Eugenie vous couse avec soin et Ie con et IecuI, pour que l'humeur virulente [de Ia verole], plus concentree, moins sujette as'evaporer, vous calcine Ies os plus promptement. Eugenie: L'excellente chose!Allons, allons, des aiguilles, du fill. .. Ecartez vos cuisses, maman, que je vouscouse, afin que vous ne me donniez plus ni freres ni seeurs. (Mme de Saint­Ange donne aEugenie une grande aiguille, au tient un gros fil rouge cire; Eugenie

I I Denis Diderot, (Ellvres estJzetiqlles, ed. Paul Verniere (Paris: Garnier, 1968), pp. 34-35.

12 De fa~on exemplaire, Sir Joshua Reynolds s'elevait en 1771 dans son quatrieme DiscOlirs Sllr Lapeintllre contre un souci excessif du detail: «L'idee generale est I'essentiel du but auquel noustendons. Toutes les petites choses, quelque parfaites qu'elles soient a leur maniere, doivent etresacriftees sans pitie aux grandes», cite par Naomi Schor, Lectllres dll detail (Paris: Nathan, 1994),p.122.

13 N. Schor, p. 10.

14 M. Henaff, p. 86. «Et si c'est dans Ie detail que Ie desir invente, si c'est dans les marges, debris,retomMes du discours qu'il insiste, c'est de se trouver exclu de la scene (officielIe) des generalitesreconnues; ou celle-ci derapent et se manquent, la se grave I'ecart qui Ie pointe. C'est pourquoiI'enonce du detail a toujours a voir avec Ie scabreux et I'obscene, c'est-a-dire l'inavouable de lajouissance», p. 86.

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coud.) [...] Eugenie, piquant de temps en temps les levres du can, dans l'interieuret quelquefois le ventre et la motte: Ce n'est rien que cela, maman; c'est pouressayer man aiguille. [...] Dolmance: [...] Eugenie, multipliez vas points, pour quecela tienne mieux. Eugenie: J'en ferai plus de deux cents, s'ille faut... [...] Ie n'yvois plus, je vais faire des points tout de travers ... Tenez, voyez jusqu'au manaiguille s' egare... jusque sur les cuisses, les tetons. (PhB:283-84)

Par trope inclusif detaillant la partie (I' aiguille) et les parties de la partie(couleur, matiere), l'instrument detaille devient plus terrible que la tortureelle-meme, reduite ala conduite de cet instrument. Comme l'explique Ro­land Barthes, «plus la synecdoque s'etend, plus l'instrument se detaille enses elements tenus (Ia couleur, la eire), plus l'horreur CroIt et s'imprime (sil'on nous avait raconte Ie grain du fil, cela serait devenu intolerable)'; elles'approfondit ici d'une sorte de tranquillite menagere, Ie petit materiel decouture restant present dans l'instrument de supplice»15---et l'applicationde la couturiere a la qualite de ses points demeurant imperturbable. Endisant tout, Ie detail vient saturer !'imagination disponible du lecteur etopere une agression de type realiste du point de vue de la representationdes choses detaillees. Que ce soit sur Ie mode tropique (Ie fil rouge)ou designatif-referentiel (Ie penis des fouteurs), l'enonciation du detailforclot l' ensemble pour laisser scintiller la pointe meurtrihe, excluanttoute dimension symbolique de cette representation.

Cette valorisation de la partie (Ie detail) sur Ie tout (I' actant romanesque)est certainement une des caracteristiques d'ecriture les plus remarquablesde Sade. Elle devient, sous sa plume, tellement systematique, qu'ellepeut meme autoriser une absence de precision du detail lui-meme. Laseule mention de «detail» fonctionne au singulier comme un hyperonymepour resumer les virtualites referentielles plurielles dont I' ecriture-etl'imaginaire-se nourrit pour proposer ses agressions actantielles. Lesexemples sont nombreux, et generalement banalises en des formulesexpeditives: «il est brise en detail» (CVJ:369), «ce miserable, qu'ils firentmourir, en Ie dechiquetant ainsi en detail» (AV:552), Florville est «dechireeen detail» (CA:152), et une victime subit meme cet ordre etrange: «dequart d'heure en quart d'heure, on interrompra ce supplice, pour la pen­dre en detail et pour la rouer a demi».16 Le singulier figure ainsi Ie conceptde la torture raffinee, etendue et detaillee, concept non referentiel maisenonciatif qui suffit a porter la signifiance d'un acte declaratif tout en­tier consacre au principe du mal qu'il cautionne en Ie concretisant de sa

15 R. Barthes, Sade, FOllriel; Loyola (1971), (Ellvres completes, ed. Eric Marty (Paris: Seuil, 1994),t. 2, p. 1161.

16 Histoire de Jllliette, cite par M. Delon (CA:426).

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parole. Semblable economie peut paraitre en contradiction avec Ie prin­cipe d' exhaustivite poursuivi, mais il atteste du renoncement auquel secondamne parfois volontairement Ie narrateur pour mieux faire sentir leshorreurs des crimes evoques. Ce procede narrativo-descriptif est tres netdans I'exemple suivant:

Un peu avant sa decharge, illache un ressort, qui fait tomber, sur Ie col nu et biendegarni de la fille, une machine d' acier adents, et qui scie peu apeu et en detailIe col de la fille, pendant qu'il fait sa decharge, laquelle est toujours tres longue.(CVJ:358)

Le «detail» n'est plus detaille; il est mentionne en tant que tel, et cetteenonciation suffit a introduire, et quasiment a materialiser, les images delenteur et d' acuite tenue qui approfondissent la souffrance rapportee-cettemise en scene enonciative est valorisee par les expansions caracterisantesdes noms ou par les circonstants: «col nu et bien degarni, peu a peu et endetail, tres longue». II y a ici une evidente complementarite de l'etirementtemporel du supplice et du deroulement syntagmatique de la sequence­phrase,17 qui atteste de la combinaison des details referentiels, non enoncesmais conditionnant l'imaginaire, et de la mise en texte qui peut se per­mettre d' evacuer les objets «details» derriere leur mention en discoursromanesque-on comprend alors que Ie narrateur puisse noter: «un an en­tier se passa a ces details» (CVJ:43). La macrostructure stylistique del'enonce investit les zones non precisees: tel est Ie principe d'une ecrituresystematisee, qui peut faire jusqu'a l'economie de l'exactitude. Dansl'investissement du detail sadien, «il faut surtout voir Ie point ou l'epargneest manquee, ce par quoi l'economie du desir s'affirme dispendieuse,ruineuse meme en ceci qu'elle ne peut rien recuperer puisqu'elle con­siste precisement a evacuer les 'abstractions substitutives', les equivalentsgeneraux».18 Le «detail» au singulier, comme englobant redoutable, mani­feste l'epuisement, non de l'imaginaire sadien sans cesse ouvert par cesmentions, mais de sa mise en pratique discursive, condamnee a perir decette enonciation pseudo-realiste, a objet-ou a vocation-mimetique, quila condamne au sens abhorre, parce que logique et viable meme dans samonstruosite. Mais, comme l' a remarque Luce Irigamy, l'enjeu du detailest de rupture: «La regIe du tout dire remet en jeu !'inter-dit. L' articulationimprononc;able qui passe de l'interieur a l'exterieur du discourS».19 Ce pas­sage, du texte du roman au non-texte du reel, Sade, en choisissant d' ecrire,

17 Voir E. Bordas, «Les infOltunes de la phrase sadienne», La Licorne 42 (1997), 5-20.

18 M. Henaff, p. 87.

19 L. Irigaray, «Le sexe fait 'comme' signe», Langages 17 (1970), 42.

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ne peut l'eviter, et sa pratique des details travaille alors a concretiser, a soli­difier, quand il faudrait dissoudre. C'est pourquoi, conscient de cette contra­diction, Sade va l'assumer et la pousser jusqu'au non-sens qui agressera lalogique de representation portee par l' enonciation narrative. Absurde, mon­strueux, et obscene par rappOlt aux supports conditionnels de la lecture, Iedetail enonce travaille alors a extenuer l'epaisseur du represente.

Sade n'utilise Ie moule realiste de 1'enonciation narrative de typeromanesque que comme un outil commode, facile a subvertir du fait de sadisponibilite un peu amorphe, non codifiee. En langue romanesque, il peut,a son gre, s'etendre longuement sur des details inutiles quant au recit, ou,au contraire, resumer des referents infinis en un mot representatif. Danstous les cas, la langue employee reste au service de l'idee. Le texte n'estqu'une ouverture, un mal necessaire, mais qu'il convient de savoir plier ases exigences. Curvalle rappelle vigoureusement a la premiere des histori­ennes qui va proposer une realisation concrete du performatif langagier Ieplus absolu dans son adequation discours/acte:

Duclos, interrompit ici Ie president, ne vous a-t-on pas prevenue qu'il faut avosrecits les details les plus grands et les plus etendus? que nous ne pouvons jugerce que la passion que vous contez a de relative aux mceurs et au caractere deI'homme, qu' autant que vous ne deguisez aucune circonstance? que les moindreseireonstances servent d'ailleurs infiniment a ce que nous attendons de vos recitspour I'irritation de nos sens?-Oui, monseigneur, dit la Duclos, j'ai ete prevenuede ne negliger aucun detail et d' entrer dans les moindres minuties toutes les foisqu' elles servaient a jeter du jour sur les caracteres ou sur Ie genre. Ai-je commisquelque omission de ce gout-Ia?-Oui, dit Ie president, je n' ai nulle idee du vitde votre second recollet, et nulle idee de sa decharge. D' ailleurs, vous branla-t­ille con, et y fit-il toucher son vit? Vous voyez que de details negliges i-Pardon, ditla Duclos, je vais reparer mes fautes actuelles et m' observer sur I'avenir. (CVJ:84)

L' obscenite est ici d' abord celIe de l'incongruite evidente de la mesure su­perlative: les details doivent etre <<les plus grands et les plus etendus» pourirriter les sens. L' exhaustivite est quantitative et qualitative. On est en pleinefolie d'un materialisme caricature, car ramene au trivial et au minusculepour tirer ces categories du cote du discours narratif, donc rationnel puisquesoumis a une loi de composition ordonnee. Car il ne faut pas s'y tromper:l' enonciation des details, au-dela de sa valeur referentielle qui fait surgir desobjets dans l' imaginaire du lecteur, ad' abord une fonction de synthese. Elleassure Ie liant indispensable entre les objets narratifs, qui ne seront soudes

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les uns aux autres que par la logique de leurs details constitutifs.20 On est enpleine logique du discours; et la Desgranges, quatrieme et derniere histori­enne du cycle des passions, a retenu la le<.;:on donnee ala Duclos, puisque,«apres avoir prevenu qu 'il ne va plus s'agir que de meurtres, elle dit qu'elleaura soin, ainsi qu'on lui a recommande, d'entrer dans les plus minu­tieux details [...Jafin qu'on puisse juger les rapports et les enchalnures»(CVJ:348). Le detail est donc l'enjeu de la rhetorique. 21 La perspective estdouble: morale et poetique. Telle est la demarche analytique du libertinagequi decompose les voluptes sensuelles en «details» pour mieux en etudierles rapports et en etablir les lois; il y a une respectabilite du propos, af­fichee jusque dans Ie vocabulaire employe puisque «enchalnures», selonl'Encyclopedie, se dit des ouvrages d' art. Mais en meme temps, par Ie jeude l'accumulation, des objets detailles et des discours detaillant, Ie texte secondamne al'echec de 1'impossible exhaustivite, jamais atteinte, toujoursfeinte. Pour contourner cet echec, Sade choisit l' eparpillement, la diffrac­tion. Les details, loin de se reunir en un tout, sur Ie modele euphoriqueorganique, existent independamment les uns des autres, voire en rivaliteles uns contre les autres. Synthetique, sur Ie plan narratif, comme liant or­ganique des actants,22l'enonciation des details procecte par eclatement surIe plan semiotique pour suggerer une perte du sens de coherence generale.Le detail-actant narratif s'oppose au detail-objet represente dans Ie pro­cessus d'enonciation meutriere invente par Sade. L'art de la compositionrevendiquee par les libertins de Silling et observee par les historiennes,ou par les autres grandes narratrices sadiennes, Justine et Juliette, estd'abord une dynamique pensee sur Ie modele frenetique d'agitation et dedevoilement, qui aboutit au morcellement des sequences en scenes, elles­memes parfois figees en tableaux. Chaque scene, constituee de details

20 Pour Joan De Jean, «the Sadean narrative model is opposed to this organic model as juxtaposition isopposed to development: Sade's text decomposes simply and 'naturally' into fragments, narrativebuilding blocks whose order seems at first highly unstable», Literary Fortifications: Rousseau,Laelos, Sade (Princeton: Princeton University Press, 1984), p. 296.

21 Et cette rMtorique est l'arme des Iibertins (cf. supra). La precision est leur domaine, objet de lasceleratesse et des vices. Les victimes et les personnages vertueux n'ont pas droit, dans les recits a­la troisieme personne, a- un tel luxe de caracterisants. Toujours muets, et toujours d'une beaute «au­dessus de toute expressiou» (CVJ:73), ils demeurent etrangers, du point de vue actif, a- la rMtoriquede l'agression-voir Ie tres revelateur aveu du narrateur des Cent Vingt JOllrnees de Sodome: <<Iene m'aviserai pas de peindre ces beautes: eIIes etaient toutes si egalement superieures que mespinceaux deviendraient necessairement monotones» (p. 46). C'est pourquoi Ie passage a- la parolede Justine, personnage puis narratrice (cf. supra), reste fondamentalement une rouerie par rapporta- la morale sadienne qui assigne valeur de principe a- ces regles d' observation. Voir Robert F.O'Reilly, «Language and the Transparent Subject in Three Works of the Marquis de Sade: Les 120journees de Sodome, La Philosophie dans Ie boudoir, and Justine», Studies on Voltaire and theEighteenth Centllly, nO 249 (Oxford: Voltaire Foundation, 1987), p. 401.

22 Cf. supra.

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descriptifs, se lit comme un detail parmi d'autres dans la geste des souf­frances narrees, et Ie sens circule de 1'une a l'autre, par des phenomenesde glissements associatifs souvent tres arbitraires mais soumis a l'energieconductrice.23

Sade parvient ainsi au double paradoxe de banaliser en details infini­ment repetitifs et infiniment associatifs 1'horreur revoltante car representee,concretisee verbalement, devenue objet de discours, de roman, et de don­ner vie narrative a des parties qui existent en elles-memes, sans referenceimaginaire a une totalite finale qui, telle 1'odieuse idee d'un au-dela, luidonnerait sens. La partie, Ie detail, est un absolu qui desecrit la scened'ecriture romanesque dans sa syntagmatique pour en faire une projectionparadigmatique infinie sur laquelle Ie desir n'en finit jamais de se foca­liser. La description des corps en est l'evidente illustration, avec ces penismillimetres et ces clitoris mesures avec minutie. Le detail ainsi, c'est-a­dire si contraignant dans sa reference objective, est une ouverture sur lanon-limite des aspirations et sur 1'impossibilite des representations ex­actes. C' est en cela qu'il est Ie contraire meme de l'effet de reel dont Sadea pretendu jouer pour assurer a son texte inclassable la rassurante poetiqued'un pretendu roman. II n'y a plus d'ailleurs de referent extra-textuelvraiment fiable: il y a des figures, des postures et des details qu'une cer­taine logique de la representation nomme «homme» ou «femme», mais ilest clair que Ie propos enonce n' est plus celui d'une taxinomie referentielle.Des les premieres pages des recits les plus oses de cet auteur, il est mani­feste que «la cartographie sexuelle sadienne ne cOIncide plus avec celIe ducorps objectif, car Ie corps libertin [...] n'est pas cloture». «II n'est pas aproprement parler sexue, mais sexuable», ajoute Noelle Chatelet, «c'est­a-dire susceptible de se metamorphoser constamment au gre du desir en'quelque chose' de trap peu durable, de trap mal defini pour qu'on puisseparler raisonnablement encore d'homme ou de femme».24 Qu'en est-iI,dans ces conditions, du realisme constructif du detail? Si Ie detail pro­pose une stratification de la chose representee, ce ne peut etre que sur Iemode de la verite du fantasme-incontestable, mais irrationnelle, ce quinuit a l'effet de construction romanesque realiste. «Pretez-moi la partie devotre corps qui peut me satisfaire un instant», s'exclame Ie heros sadien;25

23 Cette liberation ii circuit fermee d'une energie eternellement reconduite qui n' a pas d' autre objet quesa propre production cuimine dans lafigure fantasmatique de l'orgie, qui est aussi une figure anti­narrative quant it I'economie de I'enonciation; voir Lucienne Frappier-Mazur, Sade et l'ecriture del'orgie (Paris: Nathan, 1991).

24 N. Chfitelet, «Preface», Sade, Justine ou les lIlalheurs de la vertu (Paris: GaIIimard-ldees, 1981),p.38.

25 Histoire de Juliette, cite par Chantal Thomas, Sade, l'ceil de la lettre (Paris: Payot, 1978), p. 61.

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ou encore: «Soyons putains dans toutes les parties de notre corps».26 Loind'etre une faiblesse, une incoherence, il faut au contraire voir en ce prin­cipe du detail valorise pour lui-meme en tant que tel, de fa90n autonomeet en rupture avec toute coherence macrostructurale, l'element constitutifde la diction sadienne. «C'est la dynamique destructrice du morcelle­ment qui constitue materiellement Ie corps [...]; celui-ci, ala limite n' ayantqu'un sens operatoire...».n

A travers cet exemple du corps detaille, disseque, on comprend queSade rejette d' abord fondamentalement tout hedonisme esthetique dudevoilement, pratique par les doux sensuels licencieux comme Crebillon ouRetif de La Bretonne, ecrivains de la litote hale, au profit d'une energetiquede la frenesie desirante et mutilante. Les details apparaissent alors commedes traces d'un desir porte par un discours contondant. Comme Ie souligneJean-Pierre Mourey, «chez Sade, il n'y a pas de belle forme, pas de detailsdelicieux. [...] Les fragments, les points excites par les personnages sadi­ens sont grains de matiere, elements de jrenesie» , lesquels supposent «ladestruction de 1'unite, de la forme, de la scene comme espace de vision con­struit et maitrise».28 Le detail corporel, poetique, narratif, thematise par Iediscours qui l' enonce, surgit comme la resistance contre laquelle se con­struit, non pas l'effet de reel, mais bien au contraire, l' effet de fiction quipeut tout et qui fonctionne toujours comme la plus grisante promesse deliberte.

Marqueur de realisme mimetique par effet d'illusion referentielle, Ie detailest un outil determinant dans la rhetorique romanesque. Sade en estconscient et sait en exploiter les capacites representatives. Mais, cou­pable de trop bien reussir la concretisation imaginaire qui debouche surune semantique rassurante quoique monstrueuse, Ie detail est, au fil desceuvres les plus forcenees du marquis, sacrifie a une representation fi­gurale non reproductive mais suggestive d' effets, non de sens, mais devaleurs. Mentionne, Ie detail vaut pour l'ensemble de ce qu'il met en place

26 Histoire de Juliette, cite par L. Frappier-Mazur, p. 23.

27 C. Thomas, p. 61.

28 J.-P. Mourey, Philosophies et pratiques du detail (SeysseI: Champ-ValIon, 1996), pp. 77-79.L' auteur propose quelques paraIIeIes entre Ia pratique du detail chez Sade et chez Ingres. Suggestifs,ces rapprochements ne sauraient faire oublier que la detaille des mots procecte selon des seriesde combinatoires paradigmatiques qui n'ont rien avoir avec l'approfondissement plastique de lamatiere en peinture. Sur la question du picturaI, voir Daniel Arasse, Le Detail (Paris: F1ammarion,1992).

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sans necessairement l'illustrer: raconter «des supplices affreux que vousdetaillerez» (CVJ:368), telle est la pratique que l'auteur s'assigne a lui­meme dans ses enonces injonctifs qui ouvrent une nouvelle dimension al' enonciation fictionnelle. Si l' on accepte, avec Michel Foucault, de lire Ierecit sadien comme «Ie dernier discours qui entreprend de 'representer',c'est-a-dire de nommer, on sait bien que tout a la fois il reduit cetteceremonie au plus juste (il appelle les choses par leur nom strict, defaisantainsi tout l'espace rhetorique) et ill'allonge a l'infini (en nommant tout,et sans oublier la moindre des possibilites, car elles sont toutes parcouruesselon la Caracteristique universelle du Desir)>>.29 C'est cette reduction­allongement qui se trouve illustree par l'enonciation sadienne du detaildans sa bipartition: pluriel vs singulier.

Sade a-t-il exagere l'importance du detail dans l'ecriture du roman?Ses focalisations obsessionnelles relevent-elles simplement de sa patholo­gie individuelle et son ceuvre demeure-t-elle un cas clinique monstrueux?C'est ce que l' evolution du roman au XIXe siecle ne laisse pas penser.Apres s'etre hisses, tout au long du xvme siecle, au statut enviabled' actants determinants dans l' economie narrative sous leur forme chosifieeet decorative, revelateurs d'une semiosis non necessairement mimetique,30<des details seuls constitueront desormais Ie merite des ouvrages impro­prement appeles Romans», peut ecrire Balzac en 1830,31 avant d'affir~erque «l'homme n'[est] que Ie detail».32 Sade ne s'est donc pas trompede cible quand, voulant mutiler la coherence constructive de l'illusionreferentielle realiste, il choisit de pousser l'enonciation des details jusqu' ala folie de l' exhaustivite, allant meme en faire un principe signifiant au sin­gulier dans son deplacement du sens au-dela de la signification. Les detailssont obscenes dans la transitivite de leur representation parce qu'ils con­traignent Ie lecteur a l'evidence d'un etre-au-monde possible et consistant,a une tranquille securite structurale qui rattache toujours, de pres ou deloin, la pattie a l'ensemble-ffit-ce a travers les fantasmes d'eparpillement

29 M. Foucault, pp. 223-24.

30 Voir Henri Lafon, Les Decors et fes chases dans fe roman dll xVlll siecle (Oxford: VoltaireFoundation, 1992).

31 Balzac, «Note de la premiere edition des Scenes de fa vie privee», La ComMie hllmaine, ed. Pierre­Georges Castex (Paris: Gallimard-La Pleiade, 1976-1981), t. 1, p. 1175.

32 Balzac, «Introduction aux etudes de mreurs au X1Xc siecle» (1835), texte signe Felix Davin, La

ComMie hllmaine, p. 1152. II faut toujours «relier les details 11 la masse», ajoute-t-il, p. 1145.Sur la question des details chez Balzac, voir Stephane Vachon, «On ne relit une reuvre que pourses details», POllvoir de f'injime: Variations Sill' fe detail, ed. Luc Rasson et Franc Schuerewegen(Saint-Denis: Presses universitaires de Vincennes, 1997), pp. 111-22.

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et de diffraction qui minent la semiose de l'imaginaire sadien. Pour Sade,telle logique, rhetorique et esthetique, fut fondamentalement l'intolerable.

Universite Michel-de-Montaigne (Bordeaux)