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Orient romanesque et satire de la religion: Claude Crebillon, Tanzai" et Neadarne et Ie Sopha Carole Dornier "- A qUelqUes annees d'intervalle, Claude Crebillon fait paraitre deux contes a decor oriental temoignant du role joue par la fiction orien- talisante dans la satire de la religion. L'Ecumoire: ou Tanzai' et Neadarne, histoire japonaise (1734) et Ie Sopha, conte moral (1742),1 exploitent une veine licencieuse a travers la feerie exotique mise en vogue par la traduction des Mille et une Nuits qui servira de modele a de nombreuses reuvres romanesques. Ces deux ouvrages, plus que tous les autres romans de leur auteur, ont exploite Ie travestissement oriental du decor pour aborder des questions d' ordre religieux. Ce travestissement avait sans doute une fonction d' attenuation de la censure, encore que les mesures repressives dont Crebillon fut l' objet apres la parution de chacun des deux contes soulignent l'efficacite tres relative de la precaution, qui etait aussi un argument promotionnel aupres du public. Le gout du conte oriental, ala fois satirique et licencieux, traduit une relation de duplicite tres caracteristique de la production de l'epoque et de 1'reuvre de Crebillon en particulier. Atravers les attaques des mreurs 1 Voir Claude Crebillon, L'Ecumoire: au Tanzai" et Neadame, ed. Ernest Sturm et Marie-Clotilde Hubert (Paris: Nizet, 1976), et Ie Sopha, preface de Jean Sgard (Paris: Desjonqueres, 1984). Les references renvoient a ces editions. EIGHTEENTH-CENTUR Y FICTION, Volume 11, Number 4, July 1999

Orientromanesque etsatire de lareligion: Claude …ecf.humanities.mcmaster.ca/wp-content/uploads/sites/15/2015/10/... · de l'Affaire de la Bulle Unigenitus.3 L'ouvrage exploite les

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Orient romanesque et satirede la religion: Claude Crebillon,Tanzai" et Neadarne et Ie Sopha

Carole Dornier

"-

A qUelqUes annees d'intervalle, Claude Crebillon fait paraitre deuxcontes adecor oriental temoignant du role joue par la fiction orien­

talisante dans la satire de la religion. L'Ecumoire: ou Tanzai' et Neadarne,histoire japonaise (1734) et Ie Sopha, conte moral (1742),1 exploitent uneveine licencieuse a travers la feerie exotique mise en vogue par la traductiondes Mille et une Nuits qui servira de modele a de nombreuses reuvresromanesques. Ces deux ouvrages, plus que tous les autres romans de leurauteur, ont exploite Ie travestissement oriental du decor pour aborder desquestions d' ordre religieux.

Ce travestissement avait sans doute une fonction d' attenuation de lacensure, encore que les mesures repressives dont Crebillon fut l'objetapres la parution de chacun des deux contes soulignent l' efficacite tresrelative de la precaution, qui etait aussi un argument promotionnel aupresdu public. Le gout du conte oriental, ala fois satirique et licencieux, traduitune relation de duplicite tres caracteristique de la production de l' epoqueet de 1'reuvre de Crebillon en particulier. Atravers les attaques des mreurs

1 Voir Claude Crebillon, L'Ecumoire: au Tanzai" et Neadame, ed. Ernest Sturm et Marie-ClotildeHubert (Paris: Nizet, 1976), et Ie Sopha, preface de Jean Sgard (Paris: Desjonqueres, 1984). Lesreferences renvoient aces editions.

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religieuses et les debats moraux, Ie conte oriental promeut un Mdonismeque justifie Ie genre romanesque, supposant une lecture agreable, ludique,desinteressee et irreverencieuse.

L'objet de cet article est de montrer, a travers ces deux romansde Crebillon, comment les rapports entre la fiction narrative et la re­ligion peuvent s'apprehender par deux mouvements inverses: l'un dedespecification qui souligne comment Ie texte litteraire peut s'inscriredans des pratiques d'ecriture polemiques, activees par un contexte delutte religieuse et politique ou dans une tradition satirique stigmatisantles mreurs des devots. 2 Le roman desacralise et demasque, en disqualifiantla grandeur des motifs ou l'authenticite des declarations, en imaginant despersonnages et des situations qui renvoient aux tares des institutions re­ligieuses ou de ceux qui se pretendent detenteurs de l'autorite morale.L' autre mouvement, de specification, met en jeu Ie role particulier joue parIe genre romanesque et, plus particulierement ici, par Ie merveilleux orien­talisant. La fantaisie debridee et l' arbitraire du recit pointent les aspects etles conditions de 1'illusion et de la croyance. Le conte produit les condi­tions memes de sa mise en cause et jette du coup Ie doute sur les inventionsdes hommes qui exigent la croyance.

Malgre les points communs, decor oriental, merveilleux et satire de lareligion, les deux ouvrages, 1'un et l' autre censures, se distinguent parleur rapport avec Ie monde du lecteur. Tanzai' et Neadarne appartient auncourant d'ecrits pamphletaires et polemiques qui ont prolifere au momentde l'Affaire de la Bulle Unigenitus.3 L'ouvrage exploite les procedes etconventions des contes arabes et du folklore occidental, la vogue de lachinoiserie pour former un recit acles, invitant Ie lecteur achercher lesallusions ala crise politique et religieuse en cours.

Le decor d'un Orient de pacotille permet de travestir les evenements etles figures contemporaines, de proceder ades contaminations et des su­perpositions d'evenements, de situations et de personnages. Depourvu detout/souci d'exactitude documentaire, Ie roman affiche des la preface sesintentions parodiques et allusives. Les noms a consonance exotique etles termes orientaux, qui abondent dans les trois premiers chapitres in­troduisant Ie recit, disparaissent ensuite. n ne s'agit pas de planter undecor par des procedes d' actualisation favorisant 1'illusion. Le pastiche

2 sur la demarche «oblique» de la critique sociale et politique dans les textes litteraires, voir les deuxarticles de Roland Mortier: «Libertinage litteraire et tensions sociales» et «Les voies obliques dela propagande philosophique», Le CrElIl' et fa raison (Oxford: Voltaire Foundation, 1990).

3 Voir Daniel Roche, La France des Llimieres (Paris: Fayard, 1993), pp. 332-33, et l'introductiond'Ernest Sturm 11 I'edition citee de Tanzai' et Neadarne, p. 69.

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des procedes de la fiction exotique et la parodie des prefaces evoquantla transmission complexe d'un texte etranger atravers plusieurs traduc­tions semblent destines asusciter chez Ie lecteur des reflexes de vigilanceadaptes al'interpretation d'une litterature aclefs. L'invraisemblance estaffichee particulierement atravers les noms faux et facetieux: Kiloho-ee,Chechianee, Crocovius Putridus, Onerosus, Insipidus, Hic-nec-sic-la-ki­ha-tipophetaf. Mais cette invraisemblance invite ala recherche de situationsreelles.4 Le roman s'inscrit d'emblee dans des pratiques d'ecriture codeesfondees sur la connivence et la satire: pamphlets, vers satidques, chan­sons, placards; il se situe dans Ie sillage des tentatives de constitutiond'une opinion publique dont temoignent les memoires judiciaires diffusespar les avocats proches du Parlement de Paris qui defendent les pretresdissidents.s Multipliant les traits qui incitent au decryptage, 1'ouvrage deCrebillon se distingue cependant des ecrits pamphletaires et des memoiresjudiciaires car la satire, ambigue, conceme les deux parties etexploite Ie cli­mat d'agitation pour s'assurer un lectorat plus que pour Ie convaincre deprendre parti.

La relation de l' ouvrage avec Ie religieux peut se definir avant toutpar l'irreverence. Le travestissement oriental permet de ridiculiser lespratiques religieuses, Ie clerge, sans heurter les puissantes inhibitions quene manqueraient pas de provoquer des attaques directes. Dans cet ensemblefoisonnant et hybdde, Ie romancier utilise la structure du conte tradition­nel: Ie jeune prince Tanzai', comble de tous les dons, s' eprend de Neadame,la fille d'un roi voisin. II brave ainsi 1'interdit qui ne lui permet pas dese marier avant sa vingtieme annee. Pour conjurer Ie sort qui Ie menace,sa marraine et protectrice, la fee Barbacela, lui enjoint de faire lecher uneecumoire aune vieille femme puis au grand-pretre Saugrenutio. Celui-cirefuse tandis que la vieille femme se revele etre la repugnante fee Con­combre. Le Prince est alors frappe d'une malediction: au cours de sa nuitde noces, 1'ecumoire prend la place de son sexe. Pour retrouver sa viri­lite, Tanzai' devra passer une nuit avec 1'horrible Concombre. Neadame,elle aussi frappee par la malediction de I' ecumoire, devra, pour consommerson mariage avec Tanzai', accorder prealablement ses faveurs au genie Jon­quille. Apres ces epreuves, les deux heros assistent ala ceremonie au coursde laquelle Ie grand-pretre accepte, dans l'esperance de se hisser au som­met des dignites religieuses, de lecher la fatale ecumoire. L'irreverence se

4 Sur Ie rapport des parodies et des allegories avec Ie monde du Iecteur dans Ie roman du xvn{siecle, voir Marian Hobson, The Object ofArt (Cambridge and New York: Cambridge UniversityPress, 1982), pp. 105-11.

5 Voir Sarah Maza, Vies privies, ajfaires publiques (Paris: Fayard, 1997), pp. 33, 298-99.

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manifeste par Ie choix arbitraire et ridicule de l'objet domestique qui sym­bolise la Bulle, condamnation des propositions extraites des Reflexions surle Nouveau Testament du pere Quesnel. L'irrespect est accentue par Ie sym­bolisme sexuel de l'ecumoire, associe a la virilite pour celui qui en estdetenteur, tandis que lecher l'ecumoire renvoie ala soumission et ala po­sition de domine sexuel. La double fonction de l'ecumoire, sceptre etsexe, suggere ainsi la situation peu fiatteuse des acceptants, dont la sou­mission manifeste cette passivite equivoque. L' erotisme du conte orientalrejoint ici Ie recours des ecrits polemiques aux insinuations salaces et autheme de 1'ambiguile sexuelle pour discrediter des personnages en vue. 6

Le grand-pretre, dans lequel les lecteurs contemporains ont cru re­connaitre tantot Ie cardinal de Noailles, tantot Ie cardinal de Rohan, tantot1'eveque de Rennes, Vaureal, repond au nom evocateur de Saugrenutio.Le culte des CMchianiens, sujets du roi Cephaes, pere de Tanza'i, est bro­carde par 1'invention d'un Singe consacre, protecteur du pays, dont oninterprete scrupuleusement les culbutes quand elles confirment ce qu' onattend, mais que 1'on neglige dans Ie cas contraire (p. 124). Cette inven­tion donne lieu a des invocations ridicules: «Singe lumineux» (p. 135);«Singe cruel» (p. 140); «Juste Singe» (p. 153); «double Singe [...] de parla Queue sacree» (p. 181).

Crebillon vise surtout les rapports du religieux et du politique, Ie role del'ambition personnelle et des relations de pouvoir, qui prennent Ie pas surles divergences doctrinales. Dans Ie portrait du grand-pretre Saugrenutio,Ie romancier accumule les traits de satire visant Ie haut-clerge: ambitionpersonnelle, gout du pouvoir, travers mondains, intrigue, negligence de sesdevoirs religieux au profit du desir de plaire dans Ie monde:

Cet homme, qu'il est important de connmtre, moins attache au culte de sa divinitequ'a ses interets personnels, n'etait parvenu a la place qu'il occupait, qu'a forced'intrigue et de souplesse. Peu estime, mais craint, il se servait souvent d'unpouvoir que la religion rendait absolu, pour combattre les volontes du roi meme.II etait encore jeune, et d'une figure agreable, qui lui avait peut-etre plus servia la cour que toutes ses cabales. Mauvais theologien, mais seduisant aupres desfemmes, remplissant mal les devoirs de son etat, pour vaquer trop bien a ceuxqu'il s'imposait avec elles, il avait, selon Ie bruit public, passe de l'appartementd'une princesse au pontificat de CMchian. Curieux dans ses habits jusqu'a laplus excessive proprete; precieux dans ses discours, compose dans ses manieres,somptueux en equipages, delicat dans son luxe, aimant la table, asservi a toutesles passions, courtisan adroit, pretre imperieux, bon chansonnier, conteur plaisant,on avait de lui cent bonnes epigrammes; quant aux homelies, illes laissait a son

6 Comme Ie rappelle Ernest Sturm, Ie 9 juin 1733, «une agitatrice janseniste fait scandale 11 Versaillesen accusant Ie roi d'impuissance» (introduction p. 68).

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secretaire. II etait vain et aimait apasser pour hommes abonnes fortunes, et sepiquait par-dessus tout, d' avoir la bouche et les dents d'une beaute singuliere.(p.128)

Ce portrait-charge d'un prelat petit-maItre, debauche, intrigant, cyniqueet intemperant (pp. 134, 166) ne correspond guere a la figure de Noailles,d'abord adversaire resolu de la Constitution. Si, comme l'a souligne E.Sturm, dans son edition critique du conte, on lui reproche sa palinodie fi­nale, ses mreurs paraissaient sans reproches. La figure de Saugrenutioest un subtil compose des elements de satire qui conceme la hierarchieecclesiastique, partisans et adversaires de la Constitution confondus. Legrand-pretre de Tanzafn' est pas sans evoquer, entre autres, Dubois, mort en1723, mais dont les mreurs ont defraye la chronique. Dubois, Rohan, Vin­timille, Vaureal, autant de figures de prelats viveurs et intrigants, brocardespar des couplets satiriques, qui pouvaient venir a l'esprit du lecteur (pp.313-15). La satire vise moins un clan au detriment d'un autre que les mreursdu haut-clerge et une elite ecclesiastique avide de pouvoir, denaturant sonministere, themes qui pouvaient rencontrer la connivence et l'assentimentd'un large public. Un autre element de satire consiste a souligner commentla credulite et la superstition du peuple, alimentees par la rumeur, sont ex­ploitees par un clerge manipulateur et malhonnete. Apres avoir affirme queIe «peuple, [...] sot pour Ie moins autant que credule, n'ajoute jamais plusde foi qu'a ce qui est Ie moins vraisemblable» (p. 141), Ie narrateur devoilecomment Saugrenutio dicte les oracles du Singe ou les interprete a son gre(p. 143). L'enigme absurde qui prescrit la conduite de Tanzai: et parait for­mulee par Ie Singe est en fait proferee par la fee Concombre, dissimuleedans Ie temple et complice du grand-pretre. L'episode, la encore, n'est pasune allusion transparente a un evenement precis mais peut s'appliquer auxinterpretations de phenomenes naturels, a la fabrication de faux miraclesaussi bien qu' aux manifestations sumaturelles survenues sur Ie tombeau duchanoine d' Avenay ou a I'affaire des convulsionnaires de Saint-Medard.7

En revanche, les allusions se font plus precises a propos des rapportsde pouvoir a I'reuvre dans la querelle autour de la Bulle et en particuliera la politisation de la crise qui s' exacerbe en 1732. Crebillon suggereque la querelle doctrinale masque Ie jeu des ambitions personnelles etil analyse les mecanismes sociaux qui permettent de rendre compte decertaines alliances. Le grand-pretre Saugrenutio, toujours condamne parson roi a lecher la fatale ecumoire, se trouve cruellement isole. Le patri­arche, qui designe probablement l'autorite pontificale mais peut-etre aussi

7 Roche, pp. 335-37.

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l'intransigeance de Fleury face a l'opposition janseniste, se range du cotedu roi de Chechian contre Saugrenutio, pour maintenir de bonnes rela­tions avec Ie roi et satisfaire son animosite a I'egard du grand-pretre. Lanoblesse n'est d'aucun secours a ce dernier car elle agit «par des rai­sons de politique et d'interet» et n'entend pas compromettre gratuitementsa position aupres du monarque. Les sacrificateurs, c'est-a-dire Ie haut­clerge, et plus probablement les eveques qui ambitionnent Ie cardinalat,se rangent du cote du patriarche: ils attendent leurs «dignites [...] de leurservitude aupres» de lui (p. 162).

Le peuple seul est anime par des motifs authentiquement religieux maisqui temoignent de sa credulite et de l'etat de servitude volontaire dans le­quelle maintient sa reverence aI'egard du pontife (p. 162). E. Sturm a vouluvoir dans cette allusion au peuple une antiphrase puisque «dans les faits, Iepeuple parisien [s'etait range] du cote du bas-clerge janseniste» (p. 330).Ne faut-il pas plutot considerer un lieu commun, celui de l'aveuglement del'opinion populaire? Le jugement du peuple, egare par la superstition et lacrainte de l'autorite et de Dieu confondus, manifeste sa docilite aussi biendans la soumission aux decrets du pape que dans sa propension a croireaux miracles de l'agitation janseniste. La position de Saugrenutio traduitIe poids des inter6ts particuliers dans la querelle religieuse. L'analyse setrouve confirmee par un nouvel evenement imagine par Ie romancier pouraccentuer la satire: Ie patriarche, violent et imperieux, desireux de fairesubir aux sacrificateurs Ie meme sort qu'au grand-pretre, leur ordonne delecher l'ecumoire. Menaces, les prelats changent de camp et prennent faitet cause pour leur ennemi d'hier. Crebillon met alors en valeurune des rai­sons de l' extension de la querelle: faire croire au peuple que la Constitutionest «une affaire generale» (p. 163). L'exploitation de la rumeur publique,l'amplification de la portee reelle du differend religieux, permettent auxdeux camps de manipuler l' opinion.

La suite du recit va donner au romancier l'occasion de considerationsgenerales sur Ie rOle de la religion dans I'affermissement de I'autoritepolitique. Pris entre Ie desir de refrener les abus de pouvoir de I'Eglise etIe souci de maintenir, par la croyance religieuse, la soumission du peuple,Ie roi de Chechian peine a trouver un equilibre satisfaisant. La croyancedu peuple favorise son oMissance et sert de fondement a I'autorite royale.Mais «plus superstitieux que religieux», Ie peuple croit defendre sa foi endefendant les dignitaires de I'eglise et Ie roi se trouve ainsi soumis acesderniers.

M6lant les attaques qui visent acceptants et appelants, partisans de laBulle et gallicanisme parlementaire, Crebillon suggere que l' exil du Par­lement a constitue une erreur politique. L'eloignement a mis en valeur

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l' opposition parlementaire qui a profite de «la credulite des peuples» (p.164).

L' opposition entre Ie patriarche et Ie roi d'une part, Ie grand-pretre etles sacrificateurs de l'autre, donne au conteur l'opportunite de parodierl'eloquence specieuse des forces en presence. Le patriarche, dans un dis­cours comminatoire plein d' onction jesuitique, presente l' acceptation de1'ecumoire comme une obeissance a la volonte divine et 1'effet d'une con­version (p. 167). La rhetorique de Saugrenutio est celle d'un opposant ala tyrannie qui deplore que les lumieres naissantes soient soudain obs­curcies par Ie retour du fanatisme et Ie despotisme du patriarche (pp. 168­70). Ces deux morceaux de bravoure mettent en evidence la dissimulationdes interets personnels sous des motifs nobles et respectables.

Avec Ie depart du prince Tanza'i et de Neadarne, les allusions a lasituation politique et religieuse ne reapparaitront qu'a la fin du conte.Saugrenutio se decidera a lecher l'ecumoire quand la mort du patriarchelui permettra d'acceder a la dignite dont jouissait ce dernier, confirmantainsi ses preoccupations essentiellement ambitieuses.

La religion sera evoquee d'une autre maniere dans Ie conte. Les aventuresde Tanza'i et Neadarne sont l'occasion de debats moraux qui renvoient ades divergences theologiques. Contrainte de commettre l'adultere avecIe genie Jonquille, condition pour lever l'enchantement qui empeche Iemariage avec Tanza'i d'etre consomme, Neadarne doit consentir a ce qu'ellereprouve, commettre un mal par necessite. Ses tentatives de justificationapparaissent comme autant de meandres de la mauvaise foi. Premierecible des attaques de Crebillon, Ie quietisme (p. 187), qui justifierait touteforme de volupte par l'exaltation mystique de la passivite. Les hesitationsde Neadarne face a Jonquille renvoient aux debats autour du libre arbitre.D'un cote, en se persuadant qu' elle subit 11 son corps defendant la contrainteimposee par Ie genie, la princesse pratique la direction d'intention, commeIe lui suggere la fee Moustache:

Qu'est-ce qui fait Ie crime? c'est Ie cansentement. Ce n'est pas vaus qui vaussauhaitez entre Ies bras de JanquiIIe, danc vaus ne pauvez pas etre crimineIIe. (p.213)

De 1'autre, Neadarne s'appuie sur l'idee janseniste de la faiblesse de lavolonte humaine, de son impuissance a lutter contre les impulsions dela nature, pour exprimer sa revolte a 1'egard de l'abandon, par Dieu, desa creature face au mal (p. 255). Elle se justifie meme en imputant a lavolonte des Dieux la situation ou elle se trouve avec Ie genie (pp. 262,264). Mais elle n'echappe pas aux sursauts de sa conscience, au sentiment

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que Ie combat interieur menage la possibilite d'une resistance morale aupeche (p. 255). En demasquant la mauvaise foi des differentes positionstheologiques, Crebillon ne plaide pas pour un hedonisme depourvu deremords mais semble adopter une position desenchantee qui interdit toutebonne conscience.

Le travestissement oriental permet les allusions a l'affaire de la bullepar un jeu d' equivoques et de contaminations qui renvoient les deux campsdos ados. La transfiguration fantaisiste de la crise religieuse et politiquemet l'accent sur les points suivants: 1'interet personnel expliquerait pourl'essentiel les positions des forces en presence. Derriere la polemiquedoctrinale se dissimulerait une lutte de pouvoir. Dans cette affaire la su­perstition et la credulite du peuple sont exploitees alors meme que seul cepeuple est sincere et desinteresse mais stupide. L'autorite politique a be­soin de la religion pour gouverner mais la superstition engendree par lacroyance populaire est toujours source de dangers. Le haut-clerge est am­bitieux, corrompu et dissolu et fait passer ses interets particuliers avantdes convictions religieuses dont il apparalt depourvu. Quant a la moralereligieuse qui se degage de differentes positions theologiques, quietiste,moliniste, janseniste, elle apparalt surtout comme un instrument de justi­fication permettant de composer avec sa mauvaise conscience et non derendre les hommes plus vertueux.

Le Sopha, qui s'inscrit dans la tradition des Mille et une Nuits, s'organisecomme une suite de tableaux de mreurs. Le melange de realisme psy­chologique et social fait de la couleur orientale un simple effet de tra­vestissement permettant aisement d'identifier sous les noms exotiques lestypes sociaux representes. La satire de la religion est ici essentiellementla satire des mreurs des devots et des ecclesiastiques. Des themes carac­teristiques du moralisme trouvent un traitement particulier dans Ie conteerotique. La situation d'effraction imaginee, qui organise 1'ensemble, per­met de presenter 1'intimite et Ie comportement sexuel comme revelateursd'une verite, demasquant les discours fallacieux de la devotion ou de lacasuistique.

Deux episodes du conte mettent en scene des personnages de devotsdont Ie recit va demasquer la fausse vertu: 1'un represente Fatme, typeconsomme de la prude hypocrite; l' autre est Ie dialogue corrupteur entredeux rigoristes, Alma'ide et Mocles.

L'histoire de Fatme est 1'occasion d'une peinture de mreurs qui viseles cercles devots, medisants et toujours prompts acondamner la conduite

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d' autrui pour se faire valoir et couvrir leurs vices. Fatme, qui se donnecomme un parangon de vertu et condamne la conduite d' autrui avec la plusextreme severite, satisfait en prive ses appetits charnels en choisissant despartenaires dont la discretion est assuree: un esclave dont la position luiassure la soumission totale et un bramine, entendons la version orientalede l' abbe, que son etat engage au partage du secret. La devote et Ie braminene partagent pas seulement leurs plaisirs secrets mais un cynisme a touteepreuve (p. 39) qui ajoute aux voluptes physiques Ie gout de tromper autrui.Les deux hypocrites font en outre un usage deprave du langage religieuxqui favorise leurs preliminaires sexuels et ajoute au piment de la situation(p. 38). Mais Crebillon suggere que c'est avec son eSclave, etre grossieret indifferent, que Fatme satisfait Ie mieux des desirs, depourvus de toutraffinement et dont la vivacite et l'indecence sont les contrepoints de lareserve et de la maltrise d'elle-meme qu'elle observe en jouant son roled'hypocrite. La satire est assez conventionnelle et Ie personnage tient a lafois du type de la fausse prude des moralistes et des devots ou religieuxlubriques de la litterature pornographique.

Le dialogue entre Almalde et Mocles contient une representation plusoriginale de la perversion des mreurs religieuses. Un homme et une femmed'age mur, rigoristes sinceres et vertueux, trouveront, malgre les obstaclesde leurs convictions religieuses, Ie moyen de se persuader de se donnerl'un a l'autre. C'est la virtuosite de la rMtorique theologique et moralequi permettra a Mocles de se convaincre lui-meme et de convaincre sapartenaire du bien-fonde de ce qu'il presente comme une epreuve. Laforce de la satire consiste dans l' art consomme du dialogue. L'echangeverbal laisse percevoir la montee du desir tandis que differentes etapesargumentatives permettent de progresser dans la levee des inhibitions, demarquer des points pour arriver jusqu'a l'argument final: il n'est de vraievertu que celle qui a ete eprouvee; se livrer a la tentation est Ie seulmoyen d'eprouver la solidite de sa vertu. L'argumentaire tMologique et lacasuistique apparaissent alors comme des conditions de la depravation, quimasquent la realite des desirs qu'ils favorisent et laissent ensuite les deuxpecheurs desempares face a leurs remords. L'episode est en particulier unecharge ironique contre l'examen de conscience et la confession qui sontl'occasion de se seduire sous Ie pretexte de s'eclairer (p. 89). Les procedesde la direction d'intention sont mis en evidence dans Ie discours de Modesqui justifie les actes par leurs motifs et par la presomption de vertu qu'ils' accorde a lui-meme et qu'il accorde a son interlocutrice (p. 89). Lamorale religieuse sert de justification aux hypocrites. Elle est aussi unesource d' aveuglement et de perversion pour les devots sinceres, incapables

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d'affronter la nature de leurs desirs a cause du caractere captieux d'unemorale religieuse plus apte a justifier qu'a mettre en garde.

Dans Ie Sopha, Ie renoncement au plaisir semble une fa9ade mensongereou un leurre de 1'individu par lui-meme. Les mreurs religieuses con­duiraient a contrarier de fa90n pemicieuse la nature et encourageraientIe langage de mauvaise foi. Le conte prend une valeur d'apologue, in­vitant a la sincerite, au plaisir et a 1'indulgence. Dans les deux ouvrages,1'Orient romanesque, loin d'eloigner Ie lecteur du monde contemporain,1'incite a dechiffrer les allusions satiriques a la religion.

Mais la relation entre Ie roman et la religion peut s' apprehender, commeje l'ai propose en introduction, par un mouvement de specification met­tant en evidence le rOle particulier de la prose narrative dans une tendance ala desacralisation, au «desenchantementdu monde», pour reprendre la for­mule de M. Gauchet.8 Le decor oriental met en evidence la «fabrique»du recit, provoquant une distance ironique al'egard du merveilleux et del'univers du conte et encourageant une perspective critique a 1'egard de lacroyance et des comportements qu'elle induit. Dans Tanzai" et NeadarneCrebillon entretient la confusion entre les outrances ridicules du mer­veilleux et les absurdites des croyances et des rites. Le caractere Ie plussubversif du conte reside peut-etre dans Ie melange des references reli­gieuses et d 'une fantaisie debridee. Les conventions du merveilleux et lesoutrances burlesques jettent Ie doute sur la croyance et Ie rite, marques parl' arbitraire et Ie ridicule.

Au chapitre 3, celui qui se donne pour Ie traducteur de 1'ouvrage, ex­plique les necessites de 1'adaptation du texte oriental par l'extravagance deleurs fictions, attribuables acelle de leurs croyances religieuses:

Les liyres orientaux sont toujours remplis de fatras, et de fables absurdes; lesreligions des peuples de l'Orient ne sont fondees que sur des contes qu 'ils mettentpartout, et qui seraient aussi ridicules pour nous, qu'ils sont yenerables pour eux.Ces religieuses folies donnent it leurs ecrits un air bizarre. (p. 102)

L'usage du mot «conte» pour designer les fondements des religions orien­tales contribue a entretenir la confusion entre meryeilleux et religieux.Les inventions du conteur produisent un amalgame entre l'arbitrairede l'invention narrative et l'absurdite de la superstition, objet d'une

8 Marcel Gauchet. Le Desenchantement du monde (Paris: Gallimard. 1985).

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depreciation burlesque. L' objet magique, motif caracteristique du conte, estassocie aI' objet symbolique de Ia reverence religieuse: ainsi de l' ecumoire,ustensile dote de pouvoirs merveilleux et objet sacre. De meme Ia pantouflemagique que Neadame doit faire baiser a Jonquille dans son sommeil etqui rend invisible, tient a Ia fois du talisman traditionnel du conte et deIa mule du pape, cible de Ia satire contemporaine (p. 308). Pour mieuxmaintenir Ia distance a l'egard de 1'univers du merveilleux et inviter Ie Iec­teur au decryptage, Crebillon fait dire au personnage de Neadame: «Quoi!cette pantoufle Ie fera dormir? [...] quel conte!» (p. 221). La reponse deIa fee Moustache a cette exclamation incredule qui annonce Ie titre d'unautre ouvrage du romancier (Ah, quel conte!) entretient soigneusementIa confusion entre I'invention merveilleuse et Ia croyance religieuse: «Cesont des choses qui sautent par-dessus Ia conception humaine» (p. 221),declare Moustache, sans manquer une audace Iexicale caracteristique deson Iangage marivaudien. On retrouve Ie meme procede dans Ies attributsecclesiastiques que Saugrenutio est menace de perdre par sa rebellion: Iemanteau de peau de canard et 1'aigrette de papier marbre (p. 168), dansIes signes manifestes par Ie singe sacre, se mordant Ia queue et se grat­tant Ia fesse gauche (p. 132). Dans Ia harangue adressee a ses partisans,Ie grand-pretre s'emporte contre Ies abus de pouvoir du patriarche en rap­pelant Ie fanatisme passe dont Ies marques sont l' obligation de baiser Iaqueue d'une pie, d'etablir Ies moustaches carrees et d'abolir Ie potironsacre (p. 169). Enfin, Ie conte met en scene, dans un meme univers fictif,des personnages de contes, fees et genies, qui agissent au cote des digni­taires ecciesiastiques et des monarques, dans un melange constant entreIe monde merveilleux et ses conventions d'une part, 1'univers du Iecteurallusivement represente d' autre part.

Dans Ie Sopha, Ie sultan Shah-Baham, personnage du recit-cadre, ap­paralt comme I'incamation de Ia credulite et de I'obscurantisme, et songout pour Ies contes et Ies fictions Ies plus ridicules est affirme des1'introduction (pp. 12-13). Faire-valoir de Ia Sultane, qui s'en prend a ungenre «ou Ia vraisemblance est toujours vioIee, et ou Ies idees re<;ues sontperpetuellement renversees» (p. 12), il represente un lecteur peu raffine,avide d'inventions ridicules et de peintures licencieuses. Le conte orienta­lisant a Ia maniere des Mille et une Nuits sert explicitement de modele auSopha (p. 7), tandis que Ie genre est deprecie par Ie discredit qui pese surson plus ardent defenseur, Ie Sultan. En produisant Ies conditions de Iamise en cause du conte, Crebillon renvoie son Iecteur a ce qui fonde sonplaisir et aux conditions de sa croyance. Le dispositif narratif qui orga­nise Ie conte, Ie passage de l'arne du conteur Amanze"i dans des sophas, sefonde sur une croyance religieuse, Ia transmigration des ames. Amanze"i,

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pour introduire son recit, et expliquer son voyage dans Ies intimites, in­voque sa foi en Ia metempsycose en tant que sectateur de Brama et declarese souvenir d'avoir ete sopha (p. 19). Credule auditeur de contes, Ie Sul­tan se revolte contre cette fiction parce qu' e1Ie blesse sa propre croyancereligieuse: «Me prenez-vous pour une autruche, de me faire de ces contes­Ia? J'ai envie de vous faire un peu brftler, pour vous apprendre a me dire,et affirmativement, de pareilles balivernes» (p. 19). La sultane lui fait sar­castiquement remarquer que cette incredulite n'est pas dans «ses ideesordinaires» (p. 20), c' est-a-dire celles d'un amateur de contes merveilleux.Mais Ie sultan sent confusement que son adhesion a Ia fiction brahma­niste est en contradiction avec sa confession musulmane: <de ne saurais enconscience croire ce que dit Amanze'i. Est-ce donc pour rien que je suismusulman?» (p. 20). La sultane, pour resoudre Ie cas de conscience, luipropose d'ecouter Ie conte sans Ie croire. Shah-Baham interprete d'unemaniere toute particuliere Ie conseil qU'elle lui donne, afin de ne pasrenoncer au plaisir de I'illusion:

Ce ne sera point parce que la chose est incrayable, qu'il faudra que je ne la craiepas, mais parce que, fUt-elle vraie, je ne dais pas la craire. Je camprends bien: celafait une difference. Vaus avez done ete sapha, man enfant? Cela fait une terribleaventure! He, dites-mai, etiez-vous brade? (p. 20)

Le dialogue humoristique entre Ies deux auditeurs du recit-cadre confondvolontairement croyance religieuse et illusion romanesque. La religion estfiction et Ie sacre, affaire de convention. Les propos du Sultan distinguentl' adhesion a Ia verite du devoir de croyance, minant ainsi Ie sens memedu verbe croire. En distinguant Ia conviction et l'obeissance, Ie Sultanadopte finalement, a son insu, Ia position des libertins qui dissocient IaIiberte interieure et Ie respect exterieur pour Ia religion du Prince.9 La foireligieuse, comparee a I'illusion romanesque, n'est pas I'adhesion au vraicomme Ie confirme Ia diversite des croyances. Le mecanisme de Ia croyanceest semblable a celui qui opere chez Ie Iecteur de contes, entrant dansI'univers de Ia fiction qu'il sait etre une fiction, tout en l'oubliant parfois.La mise en abyme ne touche pas seulement l' acte de production du conte,a travers Ia mise en scene du conteur Amanze'i mais aussi sa reception,par Ies reactions du Sultan et de Ia Sultane et par Ia scene suggestive quiouvre Ie premier episode du recit d'Amanze'i. Le Iecteur fait effraction dansl'intimite de Ia devote Fatme qui lit dans Ie secret de son cabinet. Etalantun ouvrage de morale religieuse «meilleur a montrer qu'a lire» (p. 27),

9 Voir Claude Reichler, L'Age tibertin (Paris: Editions de Minuit, 1987), p. 24-25.

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elle profite de sa solitude pour sortir un roman d'une cachette et se livrer atoute la volupte que sa lecture lui procure. La scene est conventionnellelO etrepond, comme l' a montre Roger Chartier, aune representation dominante,celIe d'une lecture feminine placee du cote du «loisir paresseux, [du] plaisirsensuel, [de] I' intimite secrete».Il Mais I' association de cette representationau theme de la devote hypocrite participe d'une justification hedoniste duroman, place du cote de l' authenticite. L'ouvrage de morale est Ie signetrompeur des preferences morales de la lectrice. L'ecriture d'edificationreligieuse demeure lettre morte au sens propre comme au sens figure carles desirs reels du lecteur ne Ie portent pas adechiffrer les signes d'unemorale non pratiquee et peut-etre impraticable.

Ces deux contes de Crebillon jouent de la fiction orientalisante pourtravestir et creer une distance ironique avec Ie merveilleux qui invite achercher les allusions au monde reel derriere les outrances de la fiction.Dans cette mesure, la fiction narrative, support de la satire de la religionet des mreurs religieuses, participe ala constitution d'un lectorat critiquepartageant avec les auteurs une approche irreverencieuse et desacraliseedu fait religieux. De ce point de vue, Ie travestissement oriental des contesde Crebillon rejoint la fausse naiVete du regard oriental du Rica des Lettrespersanes. L'auteur du Sopha reprendra dans Ah, quel conte! (1754) Ietravestissement exotique dans une direction experimentale qui soulignerade fa90n exacerbee I' arbitraire du recit et poursuivra la reflexion sur Ie recitde fiction.

Les luttes autour du jansenisme des annees 1720 et 1730 voient lespremiers appels au «public» et a «l'opinion publique», qui contribuerontaconstituer plus tard la metaphore du «tribunal de l'opinion publique»12apartir des annees 1770. Dans les deux contes etudies ici, Crebillon neprend pas parti pour un camp ou pour une cause. II adopte une attitude dedemasquage et de disqualification de la pretention ala grandeur morale eta la sincerite de la foi et de l' engagement religieux. La religion est une

10 Voir mon article «Livres edifiants et plaisirs secrets», L'Epreuve du lecteur, livres et lectures dans Ieroman d'Ancien Regime, ed. Jan Herman et P. Pelckmans (Louvain-Paris: Editions Peeters, 1995),pp.300-307.

11 Roger Chartier, «Les pratiques de I' ecrit», Histoire de la vie privee, ed. Georges Duby et PhilippeAries (Paris: Seuil, 1986), tome 3, p. 146.

12 Sur Ie role du Mbat autour de la Bulle Unigenitus comme premiere manifestation d'un appel aI'opinion publique, voir I'etude des Nouvelles ecctesiastiques dans l'ouvrage d' Arlette Farge, Direet mal dire, l'opinion publique au xvme sieele (Paris: Seuil, 1992); Sarah Maza, pp. 33, 298-99.Sur la metaphore du tribunal de l'opinion publique, voir Mona Ozouf, L'Homme regenere (Paris:Gallimard, 1989), pp. 33-40; Keith M. Baker, Au Tribunal de I'opinion. Essais sur l'imaginairepolitique au xVlll sieele (Paris: Payot, 1993), pp. 219-65.

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affaire institutionnelle, un lieu de pouvoir, une occasion de mystifier lesautres ou de se mystifier soi-meme pour eviter la confrontation avec sesdesirs: ambition ou satisfaction sexuelle. Mais aun autre titre, Ie roman,parce qu'iljoue avec Ie pouvoir des fictions en les signalant comme telles,met en cause Ie caractere sacre et intouchable du mystere religieux et del' autorite de 1'Eglise. La fiction revele la puissance fallacieuse du langage,la capacite de tromperie de 1'invention fictive lorsqu'elle ne se donne paspour ce qu'elle est: une fiction. Les pouvoirs religieux et politiques oules formes d'autorite morale mis en scene dans ces deux contes usentd'inventions et de ruses rhetoriques aussi extravagantes que les absurditesdes contes orientaux. La fiction qui dissimule sa vraie nature est un voilequi couvre la jouissance ego'iste et les interets particuliers, derobes ala vuedu plus grand nombre. Le roman, parce qu'il peut travestir et denoncer,creer les conditions de 1'illusion, de la croyance et celles de leur miseen cause, est bien, dans Ie contexte de 1'epoque, un genre qui sape lesfondements de l' autorite religieuse.

Universite de Caen