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Contrôle qualité Acteurs Un jour, j’ai voulu leur montrer autre chose du pays que la caserne grise Aider des réfugiés, de nombreux Romands en font l’expérience. Notre journaliste Camille Krafft a tenté l’aventure avec des habitants de sa région. Les moments de vertige, de combat, de rire et de pleurs, elle raconte tout. Illustrations: Léna Würgler L e 12 septembre dernier, au sommet de la crise migratoi- re, je suis partie comme une fleur au centre d’enregistre- ment de Vallorbe avec une autre habitante de Ro- mainmôtier (VD) pour y cher- cher une famille de requérants d’asile irakiens que nous voulions emmener pour la journée. Trois mois plus tard, après avoir été «attri- buée» au canton de Vaud, cette famille s’ins- tallait en face de notre abbatiale, grâce à un concours de volontés locales. Du lourd. Ima- ginez: un village de 525 habitants au pied du Jura, la gare à 25 minutes à pied avec le chemin qui gèle en hiver, des bus par-ci, par-là, un train par heure, les bons de transport qu’il faut échanger contre des billets pour chaque trajet, alors même que la gare n’abrite pas de gui- chet. Des rendez-vous deux ou trois fois par semaine à Lausanne et à Yverdon pour régler leur situation administrative et médicale, une femme enceinte, puis un nourrisson, un père qui ne parle que l’arabe, deux enfants, dont un de moins de 2 ans, un adolescent de 16 ans qui se révélera rapidement le plus autonome de la famille. Et, en plus de tout ça, il faut qu’ils mangent hallal – allez expliquer ça à l’épicière. Avec d’autres habitants de la région, nous avons rapidement formé un petit grou- pe pour les aider et les véhiculer. Ils étaient si charmants et désarmés, ils avaient traver- sé tellement d’épreuves qu’on aurait fait n’importe quoi pour les voir sourire. Je me suis retrouvée à donner une leçon sur le tri des déchets sous leurs yeux ébahis, j’ai cra- pahuté, comme d’autres, d’hôpital en admi- nistration, et je me suis noyée des après-mi- di entiers dans l’absurde paperasse de l’asi- le, au grand désespoir de mes enfants. Sur le papier, tout nous oppose, eux et moi. Je suis non croyante, j’ai des enfants hors ma- riage et des amis proches homosexuels. Ils suivent le ramadan, refusent de faire la bise à une personne du sexe opposé et pensent qu’un carré de tissu posé sur leurs cheveux protège les femmes de la concupiscence mas- culine. Zainab*, la maman, se dit persuadée que c’est Allah qui m’a mise sur sa route. Moi, je crois plutôt que c’est Gelos, l’esprit du rire. Avec elle, je me marre. Tout nous oppose, mais on rit des mêmes choses et d’abord de nous-mêmes. A partir de là, tout est possible. J’ai ri et j’ai pleuré, aussi. En écopant de «cas Dublin», on a sauté la démo du jeu pour passer directement au niveau avancé. Mais on n’a jamais perdu espoir, et on a fini par gagner. Ma rédaction en chef m’a demandé de ra- conter cette expérience. Ce récit est mon té- moignage de citoyenne, vu à travers mes yeux de journaliste. Il est aussi l’histoire de l’excep- tionnel élan de solidarité de tout un village, et au-delà. Et la preuve qu’en agissant à son ni- veau, on peut tout faire. Ou presque. * Prénoms connus de la rédaction Opinions Pierre-Yves Maillard appelle à faire ce qui s’impose avec la LAMal 23 La semaine de la féministe Coline de Senarclens 24 Le Matin Dimanche | 12 juin 2016 La semaine de Coline de Sena Suite en page 14 I. Où l’on entre dans l’inconnu un samedi de septembre au centre de requérants de Vallorbe $ C’est un samedi de septembre ensoleillé, une journée parfaite pour faire découvrir à des visiteurs de passage le village de Ro- mainmôtier et son abbatiale millénaire. Sur la méchante route des Grands-Bois, qui longe la voie de chemin de fer jusqu’à Val- lorbe, avec Leonard Cohen en fond sonore, je répète en boucle dans ma tête cette phrase attrapée dans un éditorial en ligne du journaliste Daniel Schneidermann: «Oui, l’inconnu est devant nous et nous ne pou- vons, humblement, que le reconnaître comme inconnu. Avec un pauvre réflexe simpliste qui nous murmure qu’il est préfé- rable, tant qu’à faire, d’entrer dans l’inconnu avec des fleurs et des ballons plutôt qu’avec des chiens policiers.» Pauvre réflexe, pauvres de nous. Sans doute comme ces centaines d’Allemands qui s’activent alors bénévolement pour faci- liter l’accueil de dizaines de milliers de ré- fugiés, je suis un produit de mon temps: il aura fallu la diffusion répétée jusqu’à la nausée de l’image d’un enfant mort noyé, couché sur une plage dans la même posi- tion que mon fils cadet quand il dort, pour que j’arrive à saturation. Ecrire, faire mon métier, c’est bien, mais au milieu d’un tel tumulte, c’est vain. Alors, que faire? Ac- cueillir des gens à la maison? Les critères définis par l’Organisation d’aide aux réfu- giés sont trop stricts: je n’ai qu’une salle de bains, pas même un WC séparé. Ouf, ça m’arrange. Faire la queue pour prendre ma douche, dormir en pyjama, tenir une con- versation dans une langue improbable après une journée surchargée, demander aux enfants de chuchoter, très peu pour moi. J’ai donc eu cette idée, soufflée par le réalisateur Fernand Melgar, qui a rendu cé- lèbre la forteresse de Vallorbe vers laquelle je me dirige en cette matinée d’automne: al- ler chercher des gens, les emmener un jour entier loin de cette vilaine caserne grilla- gée, leur offrir un peu de douceur autom- nale, quelques informations, une première image réconfortante du pays où ils vont peut-être refaire leur vie. Au lieu de fleurs et de ballons, il y a dans ma cuisine une mar- mite de sauce bolognaise concoctée par Manouche, une habitante de la région avec qui je collabore dans cette expédition. Le premier que je vois, c’est l’enfant aux longs cils dans les bras de son père. Il y a aussi sa mère, qui s’avance déjà vers moi, et ses deux frères. L’aîné semble un peu impres- sionné, on voit qu’il peine à déglutir. Leurs sourires sont à la fois curieux et crispés. Pour En dates 2006 Menacée par les milices chiites, la famille Al… quitte Bagdad pour une région à majorité sunnite. Le père est un ancien policier, la mère est ingénieure de formation. Décembre 2014 L’école de Bilal*, 12 ans aujourd’hui, a été détruite par Daech. La famille décide de s’exiler au Kurdistan irakien. Mais ils n’y trouvent pas de travail ni de maison. Août 2015 Ils paient des passeurs pour re- joindre l’Europe via la Turquie, puis la route des Balkans. En Bul- garie, ils sont cueillis par la police, humi- liés, frappés et enfer- més dans une cellule sans sanitaires avec leur bébé de 18 mois. Les policiers prennent leurs empreintes digi- tales. Ils deviennent des «cas Dublin». Septembre 2015 Ils arrivent à Vallorbe (VD) après plus d’un mois d’un voyage épouvantable. Ils sont ensuite transfé- rés à Bremgarten (AG), puis à Bâle. Selon les accords de Dublin, c’est la Bulga- rie qui est responsa- ble de leur sort. La Suisse demande à la Bulgarie de les récupérer. Cette der- nière accepte. Mais pour rien au monde la famille ne veut y retourner. O O cto o br r e 2 2 015 Attribués au canton de Vaud, ils atterris- sent dans un centre de l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM), sur les hauts de Lau- sanne. Mais Zainab est enceinte et ils n’ont qu’une cham- bre pour les cinq avec des lits super- posés et une cuisine commune pour plusieurs familles. Récit Camille Krafft Journaliste Solidarité Le duo Cuche et Barbezat met son humour au service de l’Unicef 26 Yvain Genevay

Opinions La semaine de la féministe Coline de … · Faire la queue pour prendre ma douche, dormir en pyjama, tenir une con-versation dans une langue improbable après une journée

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Acteurs

Un jour, j’ai voulu leur montrer autre chose du pays que la caserne griseAider des réfugiés, de nombreux Romands en font l’expérience. Notre journaliste Camille Krafft a tenté l’aventure

avec des habitants de sa région. Les moments de vertige, de combat, de rire et de pleurs, elle raconte tout.

Illustrations: Léna Würgler

Le 12 septembre dernier, ausommet de la crise migratoi-re, je suis partie comme unefleur au centre d’enregistre-ment de Vallorbe avec uneautre habitante de Ro-mainmôtier (VD) pour y cher-

cher une famille de requérants d’asile irakiensque nous voulions emmener pour la journée.Trois mois plus tard, après avoir été «attri-buée» au canton de Vaud, cette famille s’ins-tallait en face de notre abbatiale, grâce à un concours de volontés locales. Du lourd. Ima-ginez: un village de 525 habitants au pied du Jura, la gare à 25 minutes à pied avec le cheminqui gèle en hiver, des bus par-ci, par-là, un train par heure, les bons de transport qu’il fautéchanger contre des billets pour chaque trajet,alors même que la gare n’abrite pas de gui-chet. Des rendez-vous deux ou trois fois par semaine à Lausanne et à Yverdon pour régler leur situation administrative et médicale, une femme enceinte, puis un nourrisson, un père qui ne parle que l’arabe, deux enfants, dont unde moins de 2 ans, un adolescent de 16 ans quise révélera rapidement le plus autonome de lafamille. Et, en plus de tout ça, il faut qu’ils mangent hallal – allez expliquer ça à l’épicière.

Avec d’autres habitants de la région,nous avons rapidement formé un petit grou-pe pour les aider et les véhiculer. Ils étaientsi charmants et désarmés, ils avaient traver-sé tellement d’épreuves qu’on aurait faitn’importe quoi pour les voir sourire. Je mesuis retrouvée à donner une leçon sur le trides déchets sous leurs yeux ébahis, j’ai cra-pahuté, comme d’autres, d’hôpital en admi-nistration, et je me suis noyée des après-mi-di entiers dans l’absurde paperasse de l’asi-le, au grand désespoir de mes enfants.

Sur le papier, tout nous oppose, eux et moi.Je suis non croyante, j’ai des enfants hors ma-riage et des amis proches homosexuels. Ils suivent le ramadan, refusent de faire la bise à une personne du sexe opposé et pensent qu’un carré de tissu posé sur leurs cheveux protège les femmes de la concupiscence mas-culine. Zainab*, la maman, se dit persuadéeque c’est Allah qui m’a mise sur sa route. Moi,je crois plutôt que c’est Gelos, l’esprit du rire.Avec elle, je me marre. Tout nous oppose, mais on rit des mêmes choses et d’abord denous-mêmes. A partir de là, tout est possible.

J’ai ri et j’ai pleuré, aussi. En écopant de«cas Dublin», on a sauté la démo du jeu pourpasser directement au niveau avancé. Mais on n’a jamais perdu espoir, et on a fini par gagner.

Ma rédaction en chef m’a demandé de ra-conter cette expérience. Ce récit est mon té-moignage de citoyenne, vu à travers mes yeux de journaliste. Il est aussi l’histoire de l’excep-tionnel élan de solidarité de tout un village, et au-delà. Et la preuve qu’en agissant à son ni-veau, on peut tout faire. Ou presque.* Prénoms connus de la rédaction

Opinions Pierre-Yves Maillard appelle à faire ce qui s’impose avec la LAMal 23

La semaine de la féministe Coline de Senarclens 24

Le Matin Dimanche | 12 juin 2016

La semaine deColine de Sena

Suite en page 14

I. Où l’on entre dans l’inconnu un samedi de septembre au centre de requérants de Vallorbe $ C’est un samedi de septembre ensoleillé,une journée parfaite pour faire découvrir àdes visiteurs de passage le village de Ro-mainmôtier et son abbatiale millénaire. Surla méchante route des Grands-Bois, quilonge la voie de chemin de fer jusqu’à Val-lorbe, avec Leonard Cohen en fond sonore,je répète en boucle dans ma tête cette phrase attrapée dans un éditorial en ligne dujournaliste Daniel Schneidermann: «Oui, l’inconnu est devant nous et nous ne pou-vons, humblement, que le reconnaîtrecomme inconnu. Avec un pauvre réflexesimpliste qui nous murmure qu’il est préfé-rable, tant qu’à faire, d’entrer dans l’inconnuavec des fleurs et des ballons plutôt qu’avec des chiens policiers.»

Pauvre réflexe, pauvres de nous. Sansdoute comme ces centaines d’Allemandsqui s’activent alors bénévolement pour faci-

liter l’accueil de dizaines de milliers de ré-fugiés, je suis un produit de mon temps: ilaura fallu la diffusion répétée jusqu’à lanausée de l’image d’un enfant mort noyé,couché sur une plage dans la même posi-tion que mon fils cadet quand il dort, pourque j’arrive à saturation. Ecrire, faire monmétier, c’est bien, mais au milieu d’un teltumulte, c’est vain. Alors, que faire? Ac-cueillir des gens à la maison? Les critèresdéfinis par l’Organisation d’aide aux réfu-giés sont trop stricts: je n’ai qu’une salle debains, pas même un WC séparé. Ouf, çam’arrange. Faire la queue pour prendre madouche, dormir en pyjama, tenir une con-versation dans une langue improbableaprès une journée surchargée, demanderaux enfants de chuchoter, très peu pourmoi. J’ai donc eu cette idée, soufflée par leréalisateur Fernand Melgar, qui a rendu cé-

lèbre la forteresse de Vallorbe vers laquelleje me dirige en cette matinée d’automne: al-ler chercher des gens, les emmener un jourentier loin de cette vilaine caserne grilla-gée, leur offrir un peu de douceur autom-nale, quelques informations, une premièreimage réconfortante du pays où ils vontpeut-être refaire leur vie. Au lieu de fleurs etde ballons, il y a dans ma cuisine une mar-mite de sauce bolognaise concoctée parManouche, une habitante de la région avecqui je collabore dans cette expédition.

Le premier que je vois, c’est l’enfant auxlongs cils dans les bras de son père. Il y a aussisa mère, qui s’avance déjà vers moi, et ses deux frères. L’aîné semble un peu impres-sionné, on voit qu’il peine à déglutir. Leurssourires sont à la fois curieux et crispés. Pour

En dates

2006 Menacée par les milices chiites, la famille Al… quitte Bagdad pour une région à majorité sunnite. Le père est un ancien policier, la mère est ingénieure de formation.

Décembre 2014 L’école de Bilal*, 12 ans aujourd’hui, a été détruite par Daech. La famille décide de s’exiler au Kurdistan irakien. Mais ils n’y trouvent pas de travail ni de maison.

Août 2015 Ils paient des passeurs pour re-joindre l’Europe via la Turquie, puis la route des Balkans. En Bul-garie, ils sont cueillis par la police, humi-liés, frappés et enfer-més dans une cellule sans sanitaires avec leur bébé de 18 mois. Les policiers prennent leurs empreintes digi-tales. Ils deviennent des «cas Dublin».

Septembre 2015 Ils arrivent à Vallorbe (VD) après plus d’un mois d’un voyage épouvantable. Ils sont ensuite transfé-rés à Bremgarten (AG), puis à Bâle. Selon les accords de Dublin, c’est la Bulga-rie qui est responsa-ble de leur sort. La Suisse demande à la Bulgarie de les récupérer. Cette der-nière accepte. Mais pour rien au monde la famille ne veut y retourner.

OOctoobrre 22015 Attribués au canton de Vaud, ils atterris-sent dans un centre de l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM), sur les hauts de Lau-sanne. Mais Zainab est enceinte et ils n’ont qu’une cham-bre pour les cinq avec des lits super-posés et une cuisine commune pour plusieurs familles.

RécitCamille Krafft

Journaliste

Solidarité Le duo Cuche et Barbezat met son humour au service de l’Unicef 26

Yvain Genevay

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14 Acteurs Le Matin Dimanche | 12 juin 2016

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fik*, son fils aîné de 16 ans, préféreraientmourir que de retourner là-bas.

Sur le moment, je balance ce qui mepasse par la tête pour la réconforter. Qu’ilsne seront pas renvoyés, qu’on s’arrangera,qu’on leur trouvera un bon avocat, que lesdroits de l’homme sont respectés en Suisse,que l’Europe est en train de prendre cons-cience de l’iniquité de ces accords. Je con-nais le règlement, je sais que la Suisse ren-voie, j’ai vu «Vol spécial», et pourtant je neveux pas y croire. Dans les articles que je lis,dans ceux que j’écris, oui, mais pas eux, pasl’enfant aux longs cils, pas cette femme en pleurs sur mon fauteuil.

Il est déjà 17 heures, et la «forteresse»va fermer ses portes pour la nuit. Nous co-pions sur mon téléphone la vidéo qu’ils onttournée dans leur cellule bulgare. Je leurlaisse mon numéro de portable et les recon-duis à Vallorbe.

tan, puis du Kurdistan vers l’Europe, les va-lises qu’il a fallu abandonner en Turquie,les passeurs, les véhicules pleins à craquer,la peur au ventre, l’envie d’en finir. Onmange, on parle, l’après-midi passe. Etpuis, à un moment donné, Zainab s’effon-dre. Elle est debout à côté du fauteuil encuir noir, et elle se liquéfie, littéralement.J’ai peur qu’elle nous file entre les doigts,avec son petit ventre de femme enceinte.On la soutient par le bras pour l’asseoir. Ellevient de parler de la Bulgarie, ce pays autre-fois inconnu d’eux, où des policiers les ontfrappés (son mari en garde encore des sé-quelles physiques), humiliés, enfermés du-rant plusieurs jours dans une cellule sanssanitaires. La Bulgarie, surtout, où ils de-vraient être renvoyés selon les accords deDublin, étant donné que ces mêmes poli-ciers ont pris de force leurs empreintes di-gitales. Elle me dit que tous, y compris Cha-

jours, mais personne ne leur a encore pro-posé de vêtements pour remplacer ceux aveclesquels ils ont fait la route. Heureusement,Zainab, la maman, parle l’anglais. Commesouvent, comme partout dans le mondequand on doit s’apprivoiser, la conversationdémarre sur des banalités. Ils s’étonnent devoir des cactus dans mon jardin d’hiver(«Chez nous, on en a, mais c’est parce querien d’autre ne pousse!»), s’extasient longue-ment sur l’eau minérale gazeuse. «Soda?»«no, water», «no, soda!» «no, water… enfin,peu importe»...

On parle, l’après-midi passe

A table, je leur demande de nous décrireleur parcours, sans réaliser vraiment dansquoi je me lance. En comprenant qu’on enaura pour des heures, je leur dis que je suisjournaliste, et je sors un carnet de notes.Zainab commence: la fuite vers le Kurdis-

eux, le saut dans l’inconnu a commencé quand ils ont quitté leur foyer irakien en dé-cembre 2014, et c’est une autre paire de man-ches. Elle me plaît bien, cette famille. Elle a tout juste le profil que je recherchais quandnous avons contacté l’aumônier du centred’enregistrement: elle a fui la guerre, on di-rait qu’elle sort d’un poste de télévision. J’aimerais qu’il en soit autrement, mais j’ai lagénérosité sélective. Nous sommes trois fem-mes ce jour-là, et je ne voulais pas emmenerchez moi de ces célibataires qui vous bouf-fent des yeux, ni des réfugiés économiques à l’avenir sans espoir.

Mais les voici déjà dans mon salon, de-bout et un peu gauches. Ils restent collés lesuns aux autres, le père ne lâche pas d’une se-melle l’enfant aux longs cils qu’il a porté dans ses bras sur 4000 kilomètres. Ils ont enlevé leurs chaussures, l’odeur de leurs corps s’exhale, ils sont en Suisse depuis trois

II. Où un cours sur le tri des déchets sonne comme un hymne à la gloire de la Suisse, pays de lois et de règlements$ Nous sommes en décembre, la crêperie afermé, le village de Romainmôtier a entamé son hibernation. En face de l’école, dans unpetit appartement de deux pièces appelél’Ermitage, des pèlerins d’un genre particu-lier se sont installés. Elle porte le voile, lui prie Allah avec ses fils aînés cinq fois par jour.Arrivés à Vallorbe en septembre, Zainab, Ah-med* et leurs trois enfants ont pris leursquartiers au pied du Jura. Propriété d’unefondation, l’appartement est loué par la pa-roisse. Pour Paul-Emile, le pasteur, à qui j’aiévoqué le cas de cette famille, c’était une évi-dence: «Avec une femme enceinte, à la veillede Noël, on ne pouvait que les accueillir.»

Ce soir-là, il s’agit de leur expliquer com-ment nous trions les déchets. La belle af-faire. Lorsqu’on vient d’un pays en guerre,séparer le verre brun du verre vert et enleverla protection en papier des pots de yogourt,ça doit être, pour le moins, exotique. Heu-reusement, mon interlocutrice est hyper-motivée. Nous filons tout d’abord au secré-tariat communal chercher le petit seau vertet les sacs biodégradables mis à dispositiondes habitants, puis nous retournons à l’ap-partement pour un cours pratique. En regar-dant Zainab traverser la route avec son réci-pient à compost et son tissu sur la tête, jepense très fort que, voilà, l’intégration, çacommence par là. Dans sa cuisine, j’expli-que à mon élève les grands principes de larécupération des détritus ménagers. Elle meregarde avec des yeux fascinés, elle boit mesparoles, j’ai l’impression d’entonner unhymne à la gloire de la Suisse.– Quoi, ça ne te semble pas complètement absurde et démesuré de faire tout cela pourdes déchets?– Non, non, au contraire! Je suis très contentede trier mes détritus!– Pourquoi?– En Irak, c’est le chaos. Ici, vous avez des rè-glements pour tout. Même pour pêcher, ilfaut un permis. Nous, on veut de l’ordre et une bonne éducation pour nos enfants. C’estpour cette raison qu’on est venus en Suisse.La seule chose que je n’ai pas comprise, c’est:finalement, on met quoi dans la poubelle«normale», à part les Pampers?

Un incendie à l’Ermitage?

Depuis, je constate que chez eux les déchetssont toujours soigneusement triés. Mais l’in-tégration est un chemin semé d’embûches,où tous les détails ont leur importance.Quelques jours après, je reçois un SMS très«téléphone arabe» de Sylvain, un membredu comité composé de personnes de la ré-gion que nous avons formé pour entourer lesréfugiés. Il m’écrit qu’il a reçu un appel deSœur Madeleine, selon qui l’employé com-munal a été contacté «à plusieurs reprises»,«a priori» par des enseignants de l’école,pour signaler un incendie à l’Ermitage. Ren-seignements pris, il s’agit de l’huile d’oliveque Zainab fait chauffer très fort dans sapoêle pour y cuire les aliments hallal achetésà Lausanne, et qui dégage un paquet de va-peur. Comme ils sont très frileux, ilsn’ouvrent la fenêtre qu’à la fin, et la fumée s’échappe, créant l’illusion d’un incendie.

Mais voilà que Noël approche, c’est letemps des cadeaux. Un matin, je les re-trouve avec un air mi-catastrophé, mi-

amusé. La veille, ils ont goûté une boîte dechocolats offerte par une personne sansdoute bien intentionnée. Des chocolats… aukirsch. Ils sont très pratiquants, et pour euxl’alcool est un interdit. «On s’est tous sentistrès mal», assure Zainab. Sans doute unepunition d’Allah.

Je ne sais pas comment ce dernier envi-sage le fait qu’ils habitent aujourd’hui pile enface de la plus vieille église romane deSuisse. Eux, en tout cas, sont très reconnais-sants à la paroisse pour son soutien et son en-gagement. Le dernier week-end de l’Avent, nous leur proposons de se joindre aux prépa-ratifs de Noël en se rendant sur la place duBourg pour la distribution gratuite des sapinsofferts par la commune. Je les retrouve enbas, ils font la connaissance des habitants.Au lieu des «Enchantée!» que je lui ai appris,Zainab lâche des «Champagne!» à la canto-nade. Dans la bouche d’une femme voilée, c’est assez marrant. Après un café très sucré (compter trois cuillères au minimum), sans doute pour faire comme tout le monde et nepas refuser un cadeau, ils remontent avec unbel arbre dodu, qui passera l’hiver… sur le balcon, couché contre la balustrade: à cinqdans un deux-pièces, difficile d’ajouter un sapin. Au lieu de croupir là, l’arbre aurait dûdemander l’asile ailleurs au village.

III. Où le doute nous étreint tandis que l’un de nos hérosvit son premier jour d’école$ Retour sur leur arrivée. Lundi matin, au len-demain de leur emménagement, je frappe à laporte de l’Ermitage peu avant 8 heures. Zai-nab m’ouvre. Ils ont les yeux cernés et des mi-nes d’enterrement. Bilal* n’a pas dormi et ses parents non plus. Durant les trois semainesqu’il a passées au collège de Vennes, alors que sa famille habitait dans un centre EVAM situé sur les hauts de Lausanne, le garçon de 11 ans s’est fait des nouveaux amis, qu’il ne veut pas quitter. Surtout, il s’est senti intégré dans un groupe, après des années de guerre et d’exil.

Son père, Ahmed, est éteint. Après avoirentendu sonner chaque demi-heure à la tour de l’horloge durant toute la nuit, cet ancien policier a vu le jour se lever au pied du Jura vaudois, à 25 minutes à pied de la gare la plus proche. Ses nouveaux voisins sont des gens fort bien intentionnés, mais avec qui il lui est

impossible de communiquer parce qu’il ne parle que l’arabe. Zainab est inquiète, elle me demandera pendant le trajet quelles sont les possibilités pour qu’ils retournent vivre à Lau-sanne. En les voyant dans cet état, je suis prised’un vertige. Et si on s’était trompés, moi la première? N’auraient-ils pas dû rester dans la capitale vaudoise, près des autres réfugiés arabophones, des assistants sociaux, desmosquées, des magasins hallal, de l’hôpital etde l’administration? J’ai peur que tout foire et je m’en veux de les avoir poussés dans cette galère. Maudit utopisme.

Mais impossible de reculer. On monte àl’école. Ça commence mal, on est en retard. Premier contact, premier frottement. Bilal n’a pas de pantoufles, j’ai oublié ce détail. Il ne veut pas enlever ses chaussures parce qu’il se-rait alors le seul élève en chaussettes. L’ensei-

En dates

Octobre 2015 A Romainmôtier et dans les environs, plusieurs personnes commen-cent à se demander comment le village pourrait accueillir des migrants. Différents lieux sont évoqués. L’appartement de l’Er-mitage, qui est loué par la paroisse et loge les pèlerins de pas-sage, se dessine comme une solution.

Novembre 2015 Ils font recours contre la décision de non-entrée en matière du Secrétariat d’Etat aux migrations. Le recours sera admis, mais le SEM rendra une nouvelle décision négative.

Décembre 2015 Le Conseil de paroisse accepte de loger la famille pour une durée limitée, le temps qu’elle trouve un appartement plus grand. Nous pensons que cela permettra à Zainab d’accoucher dans de meilleures conditions. L’EVAM, qui manque de place, accepte que la famille déménage et paie le loyer selon un barème prédéfini.

Février 2016 La famille reçoit une lettre stipulant qu’à partir du 29 février ils ne seront plus requérants d’asile mais illégaux en Suisse. Ils doivent partir en Bulgarie.

Mars 2016 Ils ne tou-chent désormais plus que l’aide d’urgence, soit juste de quoi se nourrir. L’EVAM ne paie plus de loyer, les cours de français sont stoppés. La paroisse accepte de les loger gratuitement. Les en-fants peuvent conti-nuer d’aller à l’école, et les soins sont tou-jours pris en charge. Ils ont l’obligation de se rendre régulière-ment (chaque semaine sur la fin) au Service de la popula-tion (SPOP), où un em-ployé leur met la pres-sion. Mais nous savons qu’ils ne risquent rien jusqu’au 10 avril: la Suisse ne renvoie pas les nourrissons en dessous de 2 mois.

3 mai 2016 Lors d’un rendez-vous au SPOP, ils reçoivent un plan de vol pour le 1er juin. Comme la Suisse a six mois pour les ren-voyer vers la Bulgarie à partir du moment où cette dernière a ac-cepté de les repren-dre, nous savons qu’ils seront sauvés le 2 juin.

2 juin 2016 Ils ont refusé de partir le 1er juin, et le délai est arrivé à échéance. Ils peuvent déposer une nouvelle demande d’asile en Suisse.

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15Acteurs12 juin 2016 | Le Matin Dimanche

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gnante se cabre, exige qu’il se déchausse. Zai-nab est au bord des larmes, elle n’arrive pas à sermonner son fils après la nuit qu’ils ont pas-sée. On se retrouve à argumenter sur le port des pantoufles, alors que les cours vont com-mencer. Chacun campe sur ses positions, c’estabsurde. On finit par quitter Bilal (qui a réussi à garder ses baskets), la mort dans l’âme.

Dans un collège tel que celui de Vaulion, iln’y a ni les moyens ni les effectifs suffisantspour ouvrir une classe d’accueil réservée aux migrants, comme c’est le cas dans les grandesvilles. Bilal est donc placé dans une classe standard. Il faudra attendre plusieurs mois pour qu’un véritable programme personna-lisé soit validé pour lui et présenté à sa ma-man, qui est ingénieure de formation. Le gar-çon sera, entre autres, exempté de cours d’al-lemand, qu’il suivait au début alors qu’il n’ali-gnait pas trois mots de français.

Pour ses parents, l’école est un élémentdéterminant, l’une des raisons pour lesquel-les ils ont choisi l’exil. Alors que le systèmeéducatif est délabré dans leur pays, ils ontconscience que, sans éducation, il n’y a pas d’avenir pour leurs enfants. Mais leur rap-port aux autorités scolaires est différent dunôtre, car la notion de service public estquasi inexistante dans leur esprit, alorsqu’elle va de soi pour nous. Ils comprennentdifficilement, par exemple, que l’on nepuisse pas choisir dans quel établissementon veut placer son enfant. Quand ce dernierest malade, ils oublient de prévenir la direc-tion, malgré mes avertissements. J’ai le sen-timent que, pour eux, l’école est au servicedes parents. Je pense qu’on s’épargneraitbeaucoup d’efforts et d’énervements si l’ins-titution faisait un pas vers eux, juste aprèsleur arrivée, en disant: vous voulez scolari-ser vos enfants ici? Très bien. Voici qui noussommes et voici comment cela fonctionne.

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16 Acteurs Le Matin Dimanche | 12 juin 2016

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IV. Où nos héros arpentent les rues de Gstaad après avoir été enfermés dans une prison bulgare$Je n’y suis pas, mais j’imagine la scène.Zainab, Ahmed et leurs trois garçons des-cendant du petit train panoramique Gol-denPass, reliant Montreux à l’Oberlandbernois, et foulant les rues léchées deGstaad. Après la cellule bulgare sans toilet-tes, c’est flouze, lèche-vitrines et calèches.Je suis restée à Romainmôtier et je m’in-quiète un peu. En admettant qu’ils se dé-brouillent avec les changements de trainque j’ai dû leur réexpliquer à cinq reprises,comment vivront-ils cette plongée dans laSuisse ultrafriquée, eux qui ont tout perduen quittant leur pays?

A l’arrivée, c’est Maria qui viendra leschercher pour les emmener dans un chaletcomposé de plusieurs appartements qu’ellepossède dans la station. Maria est une élé-gante femme d’affaires aux longs cheveuxbruns qui vit à Gstaad quand elle ne voyagepas en Espagne, en Italie, à Londres ouailleurs dans le monde. La première fois quenous la rencontrons, c’est au café Bleu Lé-zard, à Lausanne, fin octobre. Après avoir lul’article que j’ai écrit en septembre sur leparcours de cette famille, elle m’a contactéepour savoir comment les aider. Elle est des-cendue de sa montagne bernoise avec sonchauffeur et une voiture remplie de cadeauxpour ses futurs protégés, dont du poulet hal-lal, des fleurs et du parfum.

Un cappuccino avec Maria

Nous sortons du Service d’aide juridiqueaux exilés (SAJE) et les nouvelles ne sont pasbonnes: selon le juriste, un recours contre ladécision de non-entrée en matière sur leurdemande d’asile, prononcée en vertu des ac-cords de Dublin, serait quasi vain. Dans cescas-là, seul un minuscule pourcentage desappels est accepté, cela tient presque du si-mulacre. Ils doivent à présent choisir entreentreprendre cette démarche, qui prolon-gera le délai maximum qu’a la Suisse pourles renvoyer en Bulgarie, et laisser couler enespérant que le temps passe vite. Comme lejuriste, je penche plutôt pour la seconde so-lution, sachant que Zainab n’est pas ren-voyable durant sa grossesse. Mais ils n’en démordent pas: dans un pays aussi respec-tueux des droits de l’homme, comment imaginer que leur recours soit rejeté aprèsce qu’ils ont subi en Bulgarie? Ils veulentcroire en notre justice, c’est pour eux unequestion de principe.

Le temps est maussade, un temps de find’automne, et je suis à court d’arguments.Au café, nous partageons un cappuccinoavec Maria, qui, pour le plus grand bonheurde Zainab et Ahmed, parle un peu l’arabe.Elle sent bon, son rouge à lèvres est impec-cable, et elle pose plein de questions avecun petit accent du Sud. Elle vient d’un autremonde où tout semble possible, sa pré-sence nous réconforte. Durant les mois quisuivront, Maria fera tout ce qu’elle pourrapour venir en aide à la famille. En janvier,elle contactera même le secrétaire de laCongrégation des jésuites installée près deson QG romain, lequel transmettra une let-tre au pape, restée sans réponse à ce jour.Avec le comité que nous formerons par lasuite à Romainmôtier, pour entourer les ré-fugiés, nous viserons un peu plus bas: nousécrirons au conseiller d’Etat PhilippeLeuba, sans succès.

Une princesse saoudienne

Avant leur départ pour Gstaad, je préviens Maria, qui les a invités à passer les fêtes defin d’année avec elle: Bilal a déjà comprisqu’en Europe le Père Noël visite tous les en-fants, sans exception. Un jour qu’il étaitchez moi, il m’a demandé si lui aussi allaitrecevoir des cadeaux. Comme mes enfants,plus petits, écoutaient, je l’ai assuré quel’homme à barbe blanche passait chez toutle monde. Il a ouvert de grands yeux, en de-mandant plusieurs fois: «Chez moi aussi?» mais n’a pas remis en question mon affirma-tion. Ce monde doit être si différent de celuid’où il vient que rien ne l’étonne.

Ils redescendront de la station huppéeavec de belles photos, le numéro de télé-phone d’une princesse saoudienne dési-reuse de les aider, à défaut de pouvoir agirdans son pays, et la certitude encore ac-crue que l’argent, dont ils ne manquaientpas en Irak, est un élément secondaire del’existence.

V. Où l’on plonge dans les méandres de l’administration en tentant d’échapper aux requins «SEM» et «SPOP» $Le rituel administratif a souvent lieu lemercredi après-midi, jour de congé pour moi. C’est un moment peu agréable, mais onne peut pas y couper. Quand je leur dis que nous allons chez les Al…, mes deux garçons de 4 et 7 ans font la tête. Au début, ils étaienttrès impressionnés: rencontrer des gens quiont subi la guerre et qui ont dû fuir en laissantderrière eux leurs jouets et leurs animaux decompagnie, ça les a chamboulés. Ils se sont inquiétés de savoir si le conflit pouvait arriverchez nous et ont fait le lien entre les mé-chants de là-bas et les terroristes qui ont eul’outrecuidance de s’attaquer à la ville abri-tant la tour Eiffel.

Ils ont ressenti de l’empathie aussi.Quand Amir*, l’enfant aux longs cils, estvenu à la maison pour la première fois, ils luiont apporté spontanément quantité de bis-cuits et de sucreries, pensant qu’il devait«avoir faim». Je leur ai suggéré de lui offrirplutôt une petite voiture ou un doudou, maisj’ai vite compris qu’il ne fallait pas pousser.

Désormais, ils se laissent embrasser parZainab et chatouiller par Ahmed comme s’ilsétaient une tante et un oncle, et mon aîné se rengorge un peu quand le «grand» Bilal lui ditbonjour à l’arrêt du bus. Mais se rendre dansleur deux-pièces surchauffé et y subir les as-sauts du petit Amir (2 ans), surexcité à la vue

de ces camarades de jeu, en attendant que le rituel administratif soit terminé, est pour eux un moment éprouvant. Fâché de devoir s’yplier une fois de plus, mon fils aîné en a conçuun jour un argumentaire façon «UDC de base», très surprenant dans sa bouche: «Non mais, y en a marre, de ces Irakiens. Ils peuventpas rentrer chez eux? Leur guerre, elle va biense terminer un jour. Ou alors ils ont qu’à allerdans un autre pays. La Suisse, c’est petit. On peut pas accueillir tout le monde.»

Consciente de la situation, Zainab tented’acheter mes enfants à coup de chocolat etde boissons sucrées (tiens, je me demande sicela fonctionnerait avec un UDC de base?).Résultat: quand nous rentrons de chez les Al…, pas besoin de préparer à manger. Detoute façon, je remonte souvent avec unecasserole de soupe, de dolma (légumes far-cis), de beryani (riz de cérémonie avec du poulet) ou de yogourt maison à s’en relever lanuit, qui valent bien quelques chouineries.

S’occuper de leur courrier, c’est: prendreune enveloppe après l’autre, tenter d’encomprendre le contenu – les décomptes fi-nanciers de l’Etablissement vaudois d’ac-cueil des migrants (EVAM) sont un bijoud’absurde kafkaïen – traduire ce qu’on acompris à Zainab, être incapable de répon-dre à ses questions, dire qu’on appellera

pour se renseigner, oublier d’appeler. Et en-core: noter un éventuel rendez-vous sur lecalendrier accroché au mur, écrire sur montéléphone qu’il faut penser à contacter l’as-sistante sociale/le service du logement del’EVAM/Karine, la juriste du SAJE qui suitleur cas/l’assureur incendie ou n’importequelle autre organisation. Oublier de con-sulter les notes sur mon téléphone.

Des rendez-vous tout le temps

Généralement, je ressors de ces séances avecle sentiment d’avoir effectué une plongée en apnée dans un océan où le Secrétariat d’Etataux migrations (SEM, fédéral) et le Service dela population (SPOP, cantonal) jouent le rôledes requins, et l’EVAM celui d’une pieuvre dont on ne trouve jamais la tête. Comme ilsétaient jusqu’ici dans l’incertitude totalequant à leur avenir, et qu’ils ont accueilli un nouveau bébé, les parents ne se sont pas missérieusement à l’apprentissage du français.La seule chose qu’ils reconnaissent doréna-vant, ce sont les acronymes des instances quileur écrivent. Et encore.

Ce qui est épuisant, c’est le nombre derendez-vous auxquels ils doivent se plierpour régler leur situation administrative et médicale. J’avais peur qu’ils s’ennuient, maisils sont souvent occupés à crapahuter entre

«Vous pouvez être arrêtés à n’importe quel moment», précise l’employé. Je me demande s’il a suivi une formation spéciale pour jouer les gros méchants»

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17Acteurs12 juin 2016 | Le Matin Dimanche

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nous mobiliserait au-delà de ce que nouspouvions imaginer.

Côté administratif, il y a aussi les visites auSPOP (Service de la population), à Lausanne,qui sont tout un poème. Nous nous y rendonspour la première fois le 29 février. Malgré le fait que leur recours a été accepté, le Secréta-riat d’Etat aux migrations maintient de nou-veau qu’ils doivent être renvoyés en Bulgarie.Ils ont donc reçu un courrier les enjoignant dequitter le territoire. La mort dans l’âme, nousentrons dans le vilain bâtiment de l’avenuede Beaulieu pour y demander l’aide d’ur-gence à laquelle tous les requérants déboutésont droit. Nous sommes accompagnés par Lydie et Sylvain, qui soutiennent la famille auquotidien avec un dévouement incroyable.Les lieux me font l’effet d’un concentré demisère, il y a beaucoup d’hommes, tous ontl’air épuisés et désespérés. Ahmed a de la fiè-vre, il est tombé malade quelques jours plus tôt, quand l’assistante sociale de l’EVAM, vi-siblement mal renseignée, lui a dit qu’il pour-rait écoper de 1200 francs d’amende s’il sefaisait arrêter par la police.

Dans la salle d’attente, nous guettons surl’écran le numéro que nous avons tiré. Monfils cadet est venu avec une lionne en plasti-que et le petit Amir hurle parce qu’il ne veut pas la lui prêter. C’est notre tour. L’employéest sec, une vraie machine. Il n’a pas de nom,les collaborateurs de la division asile ne don-nent que leurs initiales pour des raisons de «sécurité». Ahmed et Zainab rendent leur permis et reçoivent à la place le fameux «pa-pier blanc» stipulant qu’ils sont illégaux enSuisse. «Vous pouvez être arrêtés à n’im-porte quel moment», précise l’employé. On dirait du théâtre. Je me demande s’il a suivi une formation spéciale pour jouer les grosméchants, ou si ça lui est venu naturelle-ment à force de pratiquer.

Lausanne et Yverdon, parfois sans vraimentcomprendre le but de leur voyage. Pour l’ad-ministration, c’est comme s’ils n’avaient pas de vie propre: on leur fixe des rendez-vousauxquels ils doivent être présents. Avec cinq ou six autres personnes de la région, nous avons formé un comité baptisé «Bienve-nue», dont nous sommes le noyau dur. Nousnous relayons pour les véhiculer, les infor-mer et faire le lien avec différentes instances.Je n’ose même pas imaginer comment se dé-brouillent ceux qui n’ont aucun soutien.

La première fois qu’on s’est tous rencon-trés, c’était fin octobre, dans le petit apparte-ment de Sylvain, un informaticien établidans la cour du cloître. On était six, on ne seconnaissait pour certains que de vue, mais lebouche-à-oreille fonctionne bien dans un village comme le nôtre, et on avait ce désir commun de chercher des réponses localesau chaos migratoire. Il y avait Sylvain, Lau-rent, ingénieur, Manouche, mère de famille,Jérôme, ébéniste, Lydie, infirmière et moi.Isabelle, chargée notamment de faire le lienavec le Conseil de paroisse, nous rejoindra par la suite.

Visites au Service de la population

On a commencé par lister les besoins –cours de français, aide pratique, visites,événements au village – et les destinataires.A l’époque, on imaginait pouvoir se rendrerégulièrement à Vallorbe pour emmenerdes requérants pour la journée. On savaitaussi qu’une famille érythréenne était surle point de s’installer à Romainmôtierdans le cadre du programme de l’OSAR (Or-ganisation suisse d’aide aux réfugiés), quedeux réfugiés vivaient déjà chez une habi-tante, et que l’Ermitage pourrait ouvrir sesportes provisoirement à une famille. On nesavait pas encore que ce serait la familleirakienne avec qui j’étais déjà en contact,et le début d’une incroyable aventure qui Suite en page 19

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19Acteurs12 juin 2016 | Le Matin Dimanche

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VI. Où l’on apprend qu’on peut pratiquer un islam rigoriste tout en ayant le sens de l’humour$Au début, je ne comprenais pas. Quand jefrappais à la porte du petit appartement del’Ermitage, je devais attendre parfois long-temps avant que quelqu’un m’ouvre. Plu-sieurs fois, j’ai pensé qu’ils ne voulaientpeut-être pas voir du monde, et qu’ils espé-raient que je parte. Mais ils finissaient tou-jours par m’accueillir avec le sourire. Etpuis un jour j’ai pigé. Ou, plutôt, c’est le voi-sin d’en face qui m’a expliqué. Par la porteentrouverte, il a vu un morceau de tissu vo-ler au travers de l’appartement. Le voile.Quand elle est chez elle avec son mariet ses enfants, Zainab l’enlève, bien sûr.Mais, si des hommes leur rendent visite,elle doit impérativement le remettre – c’estcomme ça depuis qu’elle a 13 ans. Commeelle ne sait pas qui est sur le palier, elle secouvre la tête avant de faire entrer les gens.Maintenant que je sais, je crie «only girls!»depuis l’extérieur, pour lui éviter des ef-forts inutiles.

Mais, dans certaines situations, le voilene suffit pas. Un matin où elle devait se ren-dre à un cours de français collectif donnépar mon compagnon, Zainab a annulé pourdes motifs obscurs. Le soir, j’ai tenté de luitirer les vers du nez. Elle a fini par m’avouer:les autres participants n’étaient pas là, et elle se serait retrouvée seule dans une pièceavec un homme qui n’est pas son mari. In-terdit. Lorsque j’ai raconté cette anecdote àmon compagnon, il a ri, puis s’est un peuvexé. «Quand même, je maîtrise mes pul-sions!» De toute façon, entre eux, la glaceest déjà brisée. La première fois qu’ils se sont rencontrés, devant le centre pour re-quérants d’asile de Bremgarten (AG), il lui acollé une grosse bise, sans réfléchir. Elle nes’y attendait tellement pas qu’elle s’estlaissé faire, et Ahmed n’a pas bronché.

Durant les mois qui suivront, elle devraserrer les dents à plusieurs reprises. Etre ca-tapultée dans une culture différente de la

sienne, c’est déjà difficile. Mais alors en-ceinte… Je me souviens de son regard, à l’hô-pital de Bâle, quand la réceptionniste lui ademandé si elle était mariée. Elle a baissé lesyeux sur son ventre, et m’a dit: «Commentelle peut imaginer que je ne le sois pas?»

«Les cheveux comme une couronne»

De temps en temps, Zainab me montre desphotos de sa vie d’avant. Les enfants petits, une belle maison à la déco kitsch, des fem-mes voilées et surmaquillées, avec du khôl etdu rouge à lèvres rose fuchsia. Je lui demandepourquoi se couvrir les cheveux si c’est pourse maquiller comme une voiture volée. Elle dit: «Pour nous, les cheveux sont comme unecouronne. Ce que tu as de plus beau, ta che-velure, les formes de ton corps, seul ton maridoit les voir.» Je lui réponds que je ne suis pasd’accord, que les hommes peuvent appren-dre à regarder sans toucher. Elle dit que dansson pays ils sont comme de grands enfants.

Le soir de mon anniversaire, en mai, ellea préparé un repas somptueux pour tousmes invités. A leur arrivée, elle et son mariétaient un peu gênés. Chez eux, on fait lafête entre personnes du même sexe et onne boit pas d’alcool. A un moment donné,un de leurs téléphones portables a sonné.La sonnerie répétait: «Allahou akbar!»«Allahou akbar!» Le lendemain, elle m’araconté en riant: «On a failli crier: non,non, ne vous inquiétez pas! On n’est pas desterroristes!»

Depuis le début, je suis fascinée par cemélange. Ils sont hypertraditionalistes, mais ils rient de tout, y compris d’eux-mê-mes, et sont curieux de nous. Avant, pour moi, prier cinq fois par jour, ne pas boire unegoutte d’alcool et faire le ramadan, cela si-gnifiait forcément être obtus, ennuyeux etborné. Désormais, quand je croise unefemme voilée, je me dis qu’il y a peut-être unesprit malicieux qui se cache sous ce tissu.

VII. Où une nouvelle héroïne voit le jour sur l’autoroute$ C’est une scène culte du film «Le RoiLion», que Zainab m’a rappelée en riant.Celle où le singe Rafiki brandit le lionceauau sommet d’un rocher, devant une fouled’animaux qui lui font allégeance. Son maria fait de même sur l’autoroute, dans la voi-ture qui les menait à la maternité d’Yver-don, le 10 février, peu avant midi. Tandisque la conductrice, une habitante du village,tentait de garder son calme, lui, sous le chocet l’émotion, tenait à bout de bras sa pre-mière fille en répétant «Allahou akbar!»(Dieu est grand).

On l’avait pourtant préparé, cet accou-chement. On s’inquiétait un peu, parcequ’on savait que ce bébé arriverait vite, quel’hôpital d’Yverdon est à 25 minutes de voi-ture, et que ses parents ne sont pas motori-sés. Mais, après tout, il y a des petits hu-mains qui viennent au monde dans toutessortes de circonstances, on verrait bien. Ona fait une liste avec les numéros de télé-phone des habitants disponibles tel ou teljour de la semaine, et, au cas où personnene répondait, j’ai fait répéter à Zainab:«J’accouche!» «J’accouche!» On s’est bi-

données en l’imaginant ouvrir sa fenêtre etcrier ça sur la place du Bourg avec son voileà l’heure où les enfants attendent le buspour l’école. Finalement, c’est Bilal qui acouru chercher une voisine et amie. Malgrécette naissance très rock’n’roll, Amel* esten pleine forme.

Comme il ne leur arrive que des chosesextraordinaires, la journée ne pouvait conti-nuer sans un autre événement. Dans la salled’accouchement où les employés de l’hôpi-tal les ont placés à leur arrivée, Ahmed re-çoit un téléphone d’Irak. Son frère, empri-sonné depuis huit ans par le régime chiite,vient d’être libéré. Ahmed l’explique à sa femme, les infirmières les voient pleurerd’un coup, elles ne comprennent pas ce quise passe. C’est une coïncidence incroyable,au point que même moi je serais tentée d’y voir la patte d’Allah.

Durant les jours qui suivent, les habitantsdéfilent dans le petit appartement de l’Er-mitage pour apporter des fleurs et des ca-deaux. Amel dort comme une bienheu-reuse, c’est une force tranquille, elle a déjàtout traversé avant même d’être née.

VIII. Où un homme à tout faire supplie les habitants d’une terre protestante de pouvoir les aider sans être payé en retour

$ Depuis le début, j’essaie de me mettre à saplace. Un homme oriental, autrefois policierde métier, mâle dominant à la femme voi-lée, qui se chargeait de tous les contacts avecl’extérieur, tandis que son royaume à elleétait la cuisine. Désormais, c’est elle qui as-sure les relations avec le dehors parcequ’elle parle l’anglais. Lui non. J’essaied’imaginer son vertige, la sensation que toutlui échappe, l’impression de ne plus pouvoirprotéger les siens, de ne rien comprendre nimaîtriser. Je vois comment il s’accroche ausourire de ses enfants, dont il s’occupe avecbeaucoup de douceur, et comment il s’en re-met à Allah pour le reste.

Depuis qu’il est à l’aide d’urgence, Ah-med ne peut plus bénéficier des cours defrançais organisés par l’Etablissement vau-dois d’accueil des migrants à Lausanne.Comprenant que l’oisiveté lui pèse terrible-ment (il n’a pas le droit de travailler), nous tentons de lui trouver des occupations. Côtéloisirs, ce n’est pas facile: il aime la chasse (ilfaut un permis), la pêche (il faut un permis)et le tir (il faut un permis). Passionné de ver-dure, il a repéré depuis longtemps ses coinspréférés. Celui qui ressemble à la Toscane,au-dessus du village d’Envy, il l’a rebaptisé«le paradis». Il va régulièrement y observerles «gazelles», soit les chamois peu farou-

ches qui s’ébattent non loin. Un jour où laterre était plus claire que le ciel, et où toutesles nuances de vert s’offraient à leurs yeux ébahis, Zainab m’a dit: «Imagine qu’on al’habitude du désert. S’il y avait de tels pay-sages chez nous, les gens deviendraientfous.»

Non content d’être un esthète de la na-ture, Ahmed est très habile de ses mains. Ilpeut couper du bois, construire un enclos,jardiner, s’occuper des bêtes, réparer unevoiture, remettre une épaule luxée, et j’enpasse. Via des petites annonces et le bouche-à-oreille, nous proposons donc aux habitantsde faire appel à ses services gratuitement. EnIrak, cela va de soi, m’explique Zainab. «Si tuas besoin de quelqu’un pour t’aider à dépla-cer un meuble, tu descends dans la rue et tu demandes.» Le problème, selon elle, c’estqu’ils arrivent trop tard: «Le village est «ter-miné», il n’y a plus rien à construire.» Je luiréponds que c’est normal, parce que ses ha-bitants le peaufinent depuis quinze siècles.

Mais des choses à faire, on en trouve tou-jours, même dans un village «terminé». Le problème, c’est que les habitants sont frileux. Sans doute qu’ils se gênent, se méfient,n’osent pas lui demander de les aider sans

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A l’hôpital, quand la réception-niste lui a demandé si elle était mariée, elle a baissé les yeux sur son ventre et m’a dit: «Comment elle peut imaginer que je ne le sois pas?»

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21Acteurs12 juin 2016 | Le Matin Dimanche

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contrepartie. Et puis, d’abord, est-ce que c’est bien légal? Et les assurances en cas d’acci-dent? En désespoir de cause, Zainab imagine qu’Ahmed pourrait ressortir les bûches qu’ilnous a aidés à empiler dans notre garage pourl’hiver, leur faire prendre le soleil, puis les ran-ger à leur place. On se poile. L’autre problème,c’est qu’Ahmed travaille bien, trop bien. Quand quelqu’un prévoit plusieurs jours detravail pour lui dans son jardin, il abat la tâcheen quelques heures, puis revient avec un sou-rire demander ce qu’il peut faire d’autre.

L’une des rares personnes à le laisser ré-gulièrement l’aider est Marlène, retraitée,éleveuse de bêtes, peintre et vannière soli-taire. La première fois qu’elle a eu affaire«aux Irakiens», c’est quand l’aîné, aidé d’unautre habitant du village, a soutenu son che-val «Fliko» qui faisait un malaise, en atten-dant qu’elle revienne avec de l’aide. Mar-lène, qui ne parle pas l’anglais, n’avait aucunmoyen de communiquer avec la famille jus-qu’à ce que les enfants apprennent le fran-çais. Mais elle a vite constaté qu’entre sesbêtes et eux le feeling passait. «La premièresortie qu’on a faite ensemble, c’est quand ona monté le cheval sur la place d’armes. Il yavait Ahmed, Chafik, le chien et moi. On alâché «Fliko» pour qu’il puisse se défouler. Ensemble, on l’a regardé courir en liberté.C’était fabuleux.» Quand elle a besoind’aide pour construire un enclos ou mêmevider du fumier, Marlène fait appel à Ah-med. Avec des gestes, elle lui explique cequ’il doit faire. «De toute façon, il n’y a rienbesoin de lui dire. J’ai rarement vu quel-qu’un qui plante aussi bien les piquets sansles fendre», lâche-t-elle en mimant le geste.Quand je lui ai demandé si elle serait pré-sente pour les soutenir la nuit du «plan devol» (cf. chapitre X), Marlène a répondu ouisans hésiter. «Moi aussi, tu sais, je me sens un peu étrangère, avec les gens en général.Je suis mieux avec les bêtes.»

IX. Où l’on complote le soir venu$ Réunion de crise, un soir de mars. Nous avons rendez-vous chez Laure et Laurent, quifont partie du noyau dur de notre comité «Bienvenue». On ne rigole pas beaucoup, du reste on boit de la tisane. L’affaire «Ama-nuel», du nom de ce père de famille érythréen sorti du lit en pleine nuit par la po-lice genevoise et renvoyé en Italie manu mili-tari, nous glace le sang. Nos amis irakienssont désormais à l’aide d’urgence et atten-dent un plan de vol pour la Bulgarie (lire «En dates»). J’imagine déjà les flics en tenue d’as-saut, la porte défoncée, le bébé qui hurle, Zai-nab menaçant de sauter par la fenêtre, etnous au milieu, tentant de faire barrage de nos corps en se serrant avec nos bras moites,puis courant après le bus des forces de l’ordredans un ultime élan pathétique. Je sais que Vaud, ce n’est pas Genève et qu’Amanueln’était pas un «cas Dublin». Mais nous vou-lons pouvoir faire face. On organise donc une«chaîne téléphonique», qu’on transmettra à Zainab. Si la police frappe à sa porte en pleinenuit, elle doit composer le premier numéro eton arrivera. Pour faire quoi, au juste, on nesait pas vraiment. Mais on sera là. Afin de ga-gner un peu de temps le cas échéant, les voi-sins d’en face ont eu une idée sympa: dépla-cer le panneau «Bienvenue» écrit en arabe dela porte des Irakiens à la leur. Sur le moment,on est très contents qu’ils aient imaginé ce petit stratagème, même s’il me semble au-jourd’hui bien dérisoire.

X. Où 40 personnes s’entassent dans un deux-piècesau milieu de la nuit pour marquer leur solidarité$ On s’en souviendra longtemps, de cettenuit-là. Une nuit de juin fraîche et étoilée, aupoint qu’on peut se repérer dans le noir mal-gré l’absence de lune. On est six ou septautour de la table ronde du minuscule coin àmanger de l’Ermitage. On discute de tout etde rien, Bilal fait des tours de magie avecune boîte d’allumettes vide, un voisin le cui-sine pour savoir quelle fille de son école iltrouve la plus jolie. On est dans l’attente,une attente sereine, on a stoppé la course dutemps et la folie de nos quotidiens pour vi-vre ensemble ce moment essentiel que per-sonne ne pourra nous enlever.

Encore quelques heures et nous seronsfixés. Bientôt, on saura si cette famille ira-kienne arrivée en décembre dernier, et quifait désormais partie de notre vie, en tout cas de la mienne, pourra envisager son ave-nir dans notre pays. A 4 heures, d’après lecourrier recommandé qu’ils ont reçu, deux employés du Service de la population (SPOP) se présenteront pour les emmener àl’aéroport de Zurich, où ils doivent monterdans un avion pour Belgrade, puis Sofia.C’est en Bulgarie que des policiers leur ontpris leurs empreintes digitales alors qu’ilscheminaient vers l’exil, c’est donc là-basqu’ils doivent être renvoyés en vertu des ac-cords de Dublin, malgré les humiliations etles sévices qu’ils y ont subis.

Avec le comité, on a consulté des juristeset discuté avec des membres du collectiflausannois «R», qui défend des «cas Du-blin». D’après eux, comme lors de chaque premier «plan de vol», les envoyés du SPOPne seront pas accompagnés par la police.Mais on sait tous que la Suisse renvoie deforce, même les mineurs et les futurs pères,en les attachant s’il le faut. Et puis on sait aussi la somme d’angoisse que cela repré-sente pour nos amis, les enfants qui vomis-sent quand les recours sont refusés, les dou-leurs cardiaques du père, les larmes de lamère. On a donc envoyé un courriel à quel-ques habitants de la région pour leur propo-ser de venir apporter leur soutien.

Les premières personnes arrivent vers3 h 20, puis c’est le défilé. Je me suis placéederrière la porte, pour garder l’entrée au mo-ment où «l’ennemi» se pointera. On frappe, j’ouvre, une bise, on frappe de nouveau,

j’ouvre, une poignée de main, on frappe en-core, j’ouvre… tiens, celle-là, je ne la connais pas. Les gens commencent à s’entasser dans le salon, il y a des jeunes, des vieux et des en-fants, quelqu’un descend chercher des chai-ses pliables, on est bientôt une quarantaine,certains restent debout dans la cuisine,d’autres attendent dans la rue en grillant des cigarettes. Le pasteur est là, le syndic aussi, avec son éternel bonnet afghan sur la tête, et puis il y a Sœur Madeleine, qui doit être la plus âgée. Quelqu’un a allumé des bougiessur la table ronde, l’ambiance est paisible, presque au recueillement. Les gens parlentdoucement, personne ne ressent le besoin d’échanger sur sa présence, d’expliquer pour-quoi il a réglé son réveil sur 3 heures du matinet sorti du lit ses enfants pour les asseoirparmi nous avec leurs yeux ensommeillés.L’heure n’est pas aux grands discours, auxstatuts Facebook péremptoires, aux combatspolitiques, ni aux sermons.

Mais «l’ennemi» a du retard. Je sors dansle couloir faire les cent pas et guetter par la fe-nêtre. Chaque fois qu’un véhicule balaie larue de ses feux, tout le monde se crispe, puis se détend. Vers 3 h 40 arrive une voiture rouge Mobility, qui ralentit devant la porte.Les voici enfin. En voyant le conducteur sor-tir du véhicule, les larmes me montent auxyeux. C’est un monsieur âgé avec une veste àcarreaux et des cheveux blancs, qui s’excused’être… en avance. Il avait reçu comme direc-tive de venir à 5 heures, il explique que son collègue va bientôt le rejoindre, monte l’es-calier en tenant le «plan de vol» où sont écrits les horaires des avions.

Avertis de son arrivée, ceux qui atten-daient dans l’appartement se sont mis de-bout, comme pour faire bloc autour de la fa-mille. Le monsieur se poste dans l’encadre-ment de la porte, ouvre de grands yeux. Ildemande si tout le village est là, puis lit les noms des parents écrits sur sa feuille. On lesent un peu ému, on le serait à moins – il nous avouera ensuite qu’il n’avait jamais vuune telle mobilisation. En entendant son nom, Zainab fait bonjour de la main. En ob-servant ce petit signe un peu gauche, qu’onfait généralement quand on est timide etqu’on doit se démarquer dans une foule, jeme demande comment on peut imaginer

renvoyer de force dans un milieu hostile unefemme comme ça. Zainab et Ahmed s’avan-cent et tout le monde retient son souffle, lesilence règne. Soudain, Amel, 4 mois, com-mence à pleurer. C’est comme dans un film,on la passe à son papa, le bébé se retrouveface au monsieur à la veste à carreaux, avecses joues de sumo et ses grands yeux bruns.Tandis que certains le prennent en photoavec leurs téléphones portables, l’employédu SPOP explique qu’il est venu chercher lafamille pour l’emmener à l’aéroport, et de-mande si cette dernière le suit. Je traduis.C’est Zainab qui répond, parce que c’est ellequi comprend l’anglais. «No.» Pas besoin detraduire en retour. Le monsieur dit qu’ilprend note, leur souhaite bonne chancepour la suite, refuse le café qu’on lui proposeparce qu’il veut aller se coucher. On applau-dit. On pleure. Rideau.

Epilogue$ Romainmôtier, jeudi soir, je descends à l’Ermitage pour leur détailler mon article avant sa publication. Amel est en train de té-ter, Chafik est revenu de l’OPTI, à Lausanne, une institution qui fait la transition entre l’école obligatoire et la vie professionnelle, où il cartonne. Nous parlons en français, désor-mais, tout comme avec Bilal. Ahmed pousse laporte avec le petit Amir et trois roses odoran-tes qu’une voisine leur a offertes. Les enfants ne revivent plus leur exil en cauchemar, la Bul-garie est derrière eux. Bientôt, la Suisse se pro-noncera sur leur demande d’asile et, vu la si-tuation dans leur pays, ils recevront au moinsune admission provisoire. C’est maintenant que tout commence. Trouver un appartementplus grand. Dégoter un stage d’été pour Cha-fik. Inscrire Amir au jardin d’enfants. Se re-mettre aux cours de français pour les parents. Quand je lui résume l’article, Zainab trouve que c’est «une belle histoire». Je les quitte vers21 h 30, alors qu’ils rompent le jeûne du rama-dan. En remontant, je salue des dîneurs, atta-blés au jardin pour la première fois de l’année.On va vers le beau. U

Le pasteur est là, le syndic aussi, avec son éternel bonnet afghan sur la tête, et puis il y a Sœur Madeleine, qui doit être la plus âgée